Université de la Sorbonne Nouvelle
Paris III
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Aspects du réalisme dans le roman
africain de langue française
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pour le
Doctorat d'Etat
PrésclIléc par:
Sous la direction de :
Marcellin BOKA
M. le Professeur Roger FAYOLLE
IDME I
Année 1986

REMER CIE·MENTS
Il nous plaît de rendre ici un hommage collectif à tous ceux qui, à un titre ou à
un autre, nous ont aidé dans la réalisation de ce travail.
Nous
voudrions
remercier
très
particulièrement
Monsieur
le
Professeur
Roger FA YOLLE, de
l'Université de Paris /1/, à
qui nous devons cette heureuse
orientation et qui a toujours suivi notre travail avec la plus grande sollicitude qu'un
modeste disciple ait jamais obtenue d'un maftre attentif Nos remerciements vont
également à deux autres éminents spécialistes de la littérature africaine, Messieurs les
Professeurs Roger MERCIER et Bernard MOURALlS, qui ont bien voulu nous accorder
beaucoup de leur riche et pionnière expérience dans la compréhension des littératures
nègres. Monsieur Jean MEZZADRI, agrégé de philosophie et spécialiste de l'etlmo-
,,
sociologie à l'Université nationale de Côte d'Ivoire, nous a énormément aidé par des
,
J,;
remarques déterminantes et d'une profonde pénétration. Qu'il soit remercié aussi. Nous
pensons enfin à tous ceux que nous avons connus comme étudiants et collègues, avec
lesquels nous avons travaillé et discuté si souvent des problèmes ici débattus.
,...
1 .

AVANT-PROPOS
-
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- 4 -
Nous nous proposons de poursuivre trois objectifs dans cette étude :
Nous tenterons de définir la notion de réalisme dans la littérature romanesque.
-
Nous examinerons l'expression artistique de cette notion dans le roman africain
de langue française.
-
Nous nous demanderons comment les rom'anciers noirs ont, d'une façon spécifique,
recours au réalisme.
Il s'agit donc avant tout d'une analyse théorique de la notion de réalisme (1) et de son
examen dans les oeuvres narratives africaines. Ce procédé s'impose d'autant plus que les
romanciers africains n'ont pas bâti de théories élaborées et systématiques de la littérature que
l'on puisse analyser, en détail, sans tomber dans des répétitions ou des jeux de mots vides
de sens. Quand
Marcel Proust,
par exemple, proteste, dans le temps retrouvé, contre la
formule des Goncourt, que la "littérature qui se contente de décrire les choses (ailleurs, il
dit décimer), de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leurs surfaces, est, malgré
sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité" (2), nous nous rendons compte qu'il
énonce une théorie de la littérature en tant que systématisation d'une forme d'art conçue
de façon
abstraite. Tel
n'est pas le cas chez nos romanciers. En
nous inspirant, par
conséquent, de leurs discours, Préfaces ou Avertissements divers qui nous fournissent
quelques lignes directrices, nous procéderons directement à J'analyse des oeuvres elles·
mêmes. C'est essentiellement à partir de celles-ci que nous mettrons en évidence les "aspects
du réalisme dans le roman africain de langue française".
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(1)
-
Parce que la question du réalisme est un vieux problème littéraire sur lequel ont été
adoptés des jugements différents et, en
premier lieu, sur la possibilité même du
réalisme.
1 .
(2) -
Marcel Proust, le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, p. 36.

- 5 -
Mais la manière dont les écrivains noirs traitent la réalité, la perspective dans laquelle
ils l'inscrivent, le style par lequel ils la figurent, ne peuvent s'expliquer que par référence à la
situation de "écrivain dans son temps et, plus largement, par référence au contexte socio-
culturel de l'Afrique.
Toutefois. le problème de la chronologie ne nous préoccupera pas, au plus haut point,
pour deux
raisons
:
la perspective synthétique dans laquelle nous envisageons cette
littérature et notre conviction que, lorsque l'on considère, en détail, la littérature africaine
de langue française, une division quelconque selon des ères historiques devient difficile à
soutenir.
On divise généralement la littérature africaine de langue française en trois périodes :
la première étape va jusqu'au lendemain de la guerre; la seconde couvre l'époque qui s'étend
de la fin des hostilités à 1960 ; la troisième phase, actuelle, prend son origine à cette même
date.
La première correspond à la période qui va du début de la prise de conscience des
intellectuels négro-africains dans les années 30, à l'amorce des mouvements nationalistes en
Afrique. Cette période est dominée par les problèmes culturels, c'est-à-dire ce que Léopold
Sédar Senghor désigne par "expression "primauté du culture'''.
L'Africain se trouve
confronté à un monde qui, après "avoir nié, lui donne l'occasion de se revaloriser. Il n'y a
JO-
là aucune attention particulière aux problèmes de la colonisation, mais des éléments qui ne
peuvent que conduire à la contestation du système en place.
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'

- 6 -
Ensuite, la guerre et l'évolution des esprits aidant, le culturel se trouve mis au service
du politique. Les romans de cette époque témoignent de la fin de la colonisation. Dénon-
ciation et contestation de l'ordre colonial sont les thèmes privilégiés et justifiés des
romanciers qui condamnent la situation de dépendance, à travers le portrait de ses
principaux représentants. Demeurant en toile de fond de "intrigue, la colonisation n'est pas
.
le seul thème abordé; il en existe bien d'autres et~ parmi ceux-ci, le passage de l'enfance à
l'âge adulte, du village à la ville, de la société traditionnelle et rurale vers une vie modeme et
urbaine, le voyage de l'Afrique vers l'Europe. Toutes ces mutations, ces "errances", ne vont
pas sans certains déch irements, sans certaines ambigu j'tés profondes.
La phase actuelle est marquée par le besoin du renouveau. Elle peut être considérée
comme la "grande période" du jeune roman africain. Elle se trouve marquée par un
événement historique. Nous voulons parler du merveilleux roman d'Ahmadou Kourouma,
Les Soleils des Indépendances. Pour la première fois, en effet, un Africain adopte un ton
nouveau et un style parfaitement original, créant une oeuvre qui joùe, dans la littérature
africaine, le rôle de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, pour la littérature
latino-américaine. Délaissant les thèmes de la seconde génération, et tout particulièrement
la dénonciation de la situation de dépendance coloniale, les romanciers vont alors jeter un
regard critique sur eux-mêmes et leurs concitoyens. Le ministre, l'intellectuel, l'instituteur,
vont devenir les héros de ces intrigues qui témoignent d'une époque partagée entre les espoirs
nés des Indépendances et les premières désillusions. La contestation des régimes en place ou
des régimes voisins (les pays sont généralement réels ou imaginaires), est le thème qui hante
la
presque
totalité
de
ces
li~res. Les régimes dictatoriaux, avec leurs cortèges
de
tyranneaux sanguinaires, sont dénoncés avec force. Oppression, répression, emprisonnements,
donnent lieu à des descriptions d'un réalisme cru, avec parfois l'humour comme antidote
l
'
,
salvatrice.

- 7 -
Cependant, quand on y regarde de plus près, on se rend aisément compte que ces
diverses orientations ne s'excluent pas les unes des autres. Le culturel est partout présent. Le
reste n'est qu'affaire d'accentuation, de mise en valeur.
Dans un premier temps, les romanciers africains s'emploient à se faire connaître et à
revendiquer Une place dans ce monde que doit enfanter la renconùe de l'Europe et de
l'Afrique. Ensuite, comme s'ils s'étaient lassés d'attendre qu'on les traite selon leurs
spécificités, au lendemain de la guerre, ils mettent en cause ce monde dont leurs aînés
appelaient de tous leurs voeux l'émergence. Non seulement ils n'y croient plus, mais ils
dénoncent l'injustice et l'hypocrisie du monde colonial. Ils rejettent le monde nouveau avec
d'autant plus de force qu'ils se recommandent de leur culture dont ils font l'éloge.
En ce qui concerne la primauté du politique, c'est-à-dire l'engagement, elle ne doit pas
conduire à des distinctions tranchées d'étape dans l'évolution du roman africain. Si les
oeuvres ne sont pas politiquement engagées avant 1950, elles le deviennent dans la deuxième
phase et le restent aujourd'hui encore.
La nationalité des auteurs étudiés ne sera pas un facteur déterminant dans l'interpréta-
tion des oeuvres, parce qu'elle ne nous paraît pas jouer un rôle suffisamment important
dans le choix et le traitement des thèmes pour mériter une distinction valable entre les
oeuvres d'un pays à l'autre. En revanche, la répartition très inégale des romans parmi les
différents pays, permet une systématisation logique dans ce domaine. On verra que les
oeuvres, qu'elles soient de tendance politique ou culturelle, reflètent des réalités qui ne sont
pas fondamentalement communes à tous les pays dont ihst question dans cette étude. Il
existe, en effet, plusieurs cultures africaines, plusieurs réalités africaines; il ne saurait en
être autrement à l'échelle de tout un continent. Par conséquent, plus sensibles au différent
1
.
qu'à l'identique, au particulier Qu'ilu général, les romanciers africains vont s'efforcer de
traiter la diversité des cultures et des réalités.

- 8 -
Une dernière remarque
: la réalité africaine que nous allons considérer couvre une
vaste surface ; c'est la partie du continent africain située au Sud du Sahara, ce que "on
appelle communément l'Afrique noire. Le Sahara n'est pas une limite arbitraire: il marque
la frontière entre deux mondes culturels. Bien sûr, ces deux mondes ne sont pas étrangers
,
l'un à l'autre; par les pistes caravanières, ils entretinrent des relations suivies pendant
plusieurs siècles et ils s'influencèrent mutuellement. cependant, il y a entre les différentes
contrées de "Afrique noire des affinités culturelles plus nombreuses, plus profondes, plus
significatives
qu'entre celles-ci
et les régions d'Afrique
méditerranéenne. C'est sur
ces
fondements révélés par une analyse comparative
que l'on peut affirmer l'existence d'une
communauté .culturelle, d'une africanité. Il est vrai que dans l'Afrique d'aujourd'hui,
indépendante et accédant à "ère industrielle, les différences culturelles entre le Nord
méditerranéen et les vastes régions centrales s'estompent, mais il n'en a pas toujours été ainsi.
Nous ne pouvons négliger le poids du passé. Léopold Sédar Senghor qui fut dans les années
1932 - 1934, un des inventeurs de la Négritude avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas,
entendait celle·d comme l'ensemble des valeurs culturelles des populations noires.
Une
trentaine
d'années
plus
tard, Senghor pense que ces valeurs de la Négritude sont
complémentaires de celles du monde arabe. Complémentarité et divergence supposent
justement une dualité au point de départ.
Il aurait été souhaitable pour nous de ne pas opérer cette coupure; mais notre choix
s'impose, non seulement parce que nous ne voudrions pas trop embrasser à la fois, mais
aussi et surtout, parce que la culture arabe nous échappe, et que, ce faisant, nous aurions
sans doute jeté un point d'ombre sur notre travail. Nous pensons que les chercheurs dans le
domaine de la littérature maghrébine nous compléteront.
J ' .
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- 9 -
Mais quelles raisons nous ont poussé à choisir de traiter les "aspects du réalisme dans
le roman africain de langue française" de 1950 à 1970 7 Le choix (1) de ces deux limites
dans le temps a, en effet, de quoi surprendre le lecteur ; il convient donc de nous
en expliquer.
Avant 1950, des oeuvres romanesques africaines (2) paraissent, comme nous le faisions
remarquer plus haut. Elles témoignent toutes, sans exception, de la sensibilité d'une époque,
qu'il s'agisse de vanter les mérites de la "Mère Patrie", d'évoquer les vertus traditionnelles
et la vie africaine, ou d'amorcer une dénonciation du processus colonial. Toutefois, comme
le remarque fort bien Bernard Mouralis :
"A l'encontre de ce qui nous paraÎt aujourd'hui évident
parce que nous bénéficions d'un recul historique, cette
production romanesque, malgré l'attrait qu'exerce visible-
ment sur les écrivains un tel mode d'expression, n'est pas
encore considérée en ce début des années cinquante
comme un phénomène spécifique, susceptible de devenir
à plus ou moins long terme l'un des moyens par lesquels va
se manisfester toute une part de la créativité littéraire de
l'Afrique noire actuelle...
(1) -
Partiel. partial, notre choix l'est sans doute ... Comment pourrait-il en être autrement 7
Il s'agit d'un choix et comme tel, il a pour règle l'arbitraire, la subjectivité et pour
corollaires l'oubli, l'erreur, l'injustice.
...
(2)- Il s'agit de Bakary Diallo, force-Bonté, Rieder et Cie, 1926; Félix Couchora, L'esclave,
la Dépéche Africaine, 1929 ; Ousmane Socé, Karim, les Nouvelles Editions Latines,
1935 ; Paul Hazoumé, Doguicimi, MaisontlV.1.LW!./larose, 1938 ; Paul Loumani-
J "
"
Tshibamba, Ngando, PrésencèAfricaine, 1948.

- 10 -
De ItJ tJ penser que le genre romanesque est inexistant et
qu'il ne commence tJ se manifester que sensiblement après
,
les premières réalisations de la poésie de la Négritude, il
n'y avait qu'un pas" (1 J.
Ces pionniers du roman africain ne semble~t pas se douter des véritables implications
des souffrances et des drames que le culturel suscite tant au niveau personnel que social.
Vivant, au moment où ils écrivent leurs livres, dans un monde colonial au prestige inentamé,
dont aucun signe tangible ne vient annoncer la fin prochaine, et qui leur ménage une place
relativement privilégiée, leurs revendications sont modérées. Ils aspirent à se faire connaître
du colonisateur et à voir reconnaître à leur groupe, celui des élites indigènes, un rôle actif
au sein d'un monde colonial dont ils ne contestent pas les principes, mais les "abus". Sur
ce dernier point, ils restent très en retrait des ouvrages anticolonialistes métropolitains,
ceux d'un Gide ou d'un Louis Ferdinand Céline. Ils s'adressent essentiellement aux membres
de leur caste qu'ils entendent éclairer, et c'est dans cette classe qu.'ils choisissent leurs
personnages.
Ayant reçu une formation intellectuelle du type primaire supérieur, ils se laissent
volontiers pénétrer de l'influence des classiques scolaires, des ouvrages édifiants ou de la
littérature exotique d'origine européenne. Cela explique que dans le souci d'une périodisation
légitime, le thème du "réalisme" soit abordé plus particulièrement en relation avec les deux
dernières phases du roman, c'est-à·dire à une époque où les contradictions et les tensions se
conjuguent pour conférer à ce thème sa plus grande charge dramatique et le rendre on ne
peut plus significatif.
J ' .

(1)- Bernard Mouralis, L'oeuvre de Mongo Séti, Edit. Saint·Paul, 1981, p. 3·4.

- 11 -
En effet, de 1950 à 1960, la plupart des romans ont pour auteurs des hommes jeunes,
ayant séjourné en Europe et reçu une éducation universitaire -
Mongo Béti, Ferdinand
Oyono sont encore étudiants à Paris lorsque paraissent leurs premières oeuvres. La lutte
anticoloniale est à son apogée, et la majorité des romanciers y participent avec ardeur. Mis à
part quelques auxiliaires directs de la colonisation, la société noire apparaît comme une
masse homogène dans son opposition au monde blanc, les clivages sociaux qui la divisent,
s'estompent, et les
transformations
qui
s'y
opèrent, oeuvre de la colonisation, sont
présentées sous un jour néfaste.
Jeunes intellectuels, les romanciers de cette période sont au moins aussi sensibles à
l'humiliation
infligée par le caractère ségrégatif de la société coloniale .qu'à la misère
économique, d'où, sans doute, les caricatures tendant à peindre les coloniaux sous
des
couleurs grotesques, afin de ruiner leur prétendue supériorité. Bénéficiant d'une culture
littéraire plus étendue que leurs devanciers, ces jeunes auteurs ne subissent plus d'influences
européennes
qu'à travers
une véritable "innutrition" qui
n'altère en rien le caractère
personnel de leur style : ironie voltairienne de Mongo Béti, accents céliniens chez Ferdinand
Oyono, structure picaresque chère à ces deux romanciers.
Nous nous sommes donc limité à l'examen d'oeuvres appartenant à ce que l'on serait
tenté d'appeler "l'âge classique du roman africain", période au cours de laquelle le romancier
cherche à rendre compte de la rupture fondamentale qu'instaure le fait colonial dans
l'univers africain. Mais il est évident qu'une telle étude, pour être complète, devrait se prolon·
ger par l'examen d'oeuvres plus récentes. Aussi la décennie 1960 - 1970 a-t-elle retenu notre
attention.

- 12 -
En effet, l'année 1960 symbolise à la fois la fin d'une époque, celle de la situation de
dépendance coloniale (1) et le début d'une ère nouvelle, celle des espoirs nés après la fin
du
système
colonial.
Le
bilan, qui
tourne
facilement au
procès du
contenu
des
Indèpendances sera surtout l'oeuvre de nouveaux venus. Alors que Yambo Ouologuem
s'en prend avec
brio aux grands "mythes mobilisateurs" de
la
période de la lutte, dans
laquelle il voit la source d'illusions néfastes
:
mythe de l'Unité africaine, mythe d'une
société
traditionnelle
fraternelle et sans antagonisme de classes,
mythe d'une
Afrique
précoloniale idyllique, Ahmadou Kourouma s'attaque aux moeurs des classes politiques des
nouvelles nations africaines. Et ce sont toutes ces contradictions qui posent le vrai problème
du réalisme.
Une autre remarque d'ordre historique milite en faveur de notre choix
certains
romanciers, parmi les plus remarquables, n'ont publié qu'un seul roman. Phénomène curieux,
mais assez fréquent pour qu'il mérite d'être relevé. C'est le cas de Cheikh Hamidou Kane,
d'Ahmadou Kourouma et de Yambo Ouologuem. Pour ces auteurs comme pour d'autres plus
féconds au début de leur carrière (Ferdinand Oyono) et qui cessent de publier ensuite, le
silence est d'actualité. Sera-t-il définitif? Mais pour ceux qui ont continué de produire de
1950 à 1970, leur vision littéraire a·t-elle subi de modification? En d'autres termes, dans le
cas où ils se seraient emparés des mêmes thèmes, en ont-ils su relever des aspects inédits, pour
leur donner une conception nouvelle et originale distincte de celle de la période coloniale?
Enfin, notre choix de la période 1950 - 1970 est basé sur la seule nécessité de limiter
notre champ de recherche au profit de la profondeur. Le~limites de notre compétence ont
fait le reste.
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(11- Par "situation de dépendance' coloniale". nous entendons un système contraiqnant de
caractère à la fois Juridique, économique et icJéolo~jique.

INTRODUCTION
1 ' .
,

- 14 -
Dans son remarquable ouvrage intitulé Individu et collectivité dans le roman négro·
africain d'expression française (1), Bernard MOURALlS, se demandait s'il était possible, au
stade actuel de la recherche, d'envisager une sociologie du roman négro-africain. Il indiquait
alors les voies et moyens destinés à montrer ce que pourrait apporter une approche
sociologique à l'oeuvre romanesque africaine, estimant que l'examen de celle-ci, essentiel·
lement centré sur le plan thématique, ne suffisait pas à rendre compte de tous les aspects de
la réalité négro-africaine. C'est justement ce vide qu'était venu combler le livre de S. Anozié,
Sociologie du roman africain (2). Fondant son analyse sur la méthode structurale, Anozié
s'attache à définir les tendances fondamentales de ce courant romanesque de 1947 à 1967,
en distinguant trois types de romans, d'où découlent trois modèles de héros. Au premier
type, se rapportent des oeuvres qui ont pour cadre la communauté villageoise dont
Things Fall Apart (3) de Chinua Achebe, est un bon exemple. Les personnages de ces romans
sont fortement intégrés à la société africaine traditionnelle. Dans le second type romanesque,
l'accent se déplace de "interprétation du décor socio-i:ulturel vers l'analyse psychologique
du personnage central. Sous les coups de boutoir du modernisme, la société traditionnelle
se dégrade et l'individu condamné à se replier sur des valeurs inauthentiques, devient un
être incohérent et aliéné. A ces deux premiers types de romans, s'oppose un troisième dont
le héros, rebelle, rejette absolument la société traditionnelle. Assez représentatifs de ce type,
(1) -
Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expression
française, Abidjan, Annales de l'Université d'Abidjan. série D, Lettres, tome 2, 1969.
(2) -
Sunday O. Anozié, Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.
(3) -
Chinua Achebe, Things Fall Apart, London, Heinemann, 1956.
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.

- 15 -
les personnages de Ferdinand Oyono, Mongo Béti et Sembène Ousmane, sont des jeunes gens
en colère qui refusent, en bloc, les Blancs comme les vieux. Nouveaux Rastignacs, fascinés
par l'univers mythique des capitales africaines occidentalisées, synonyme de vie facile et de
liberté, ils ne tardent pas à découvrir, avec amertume, l'écart entre leurs rêves de conquête
et la réalité.
.
Cependant, quel qUe soit l'intérêt de ces études, faute d'une réflexion théorique
préalable qui aurait dû porter notamment sur les problèmes du réalisme, elles se sont engagées
dans la seule voie d'une sociologie de la littérature africaine (1). Elles ne nous indiquent pas,
de manière précise, comment les romanciers africains conçoivent la réalité qu'ils se proposent
de décrire, comment ils la traitent, comment ils y parviennent. C'est dans cette optique que
s'inscrit surtout la présente étude.
Déterminée par l'infrastructure, la littérature, on le sait, fait partie de la superstructure
d'une société donnée, au même titre que les idéologies politiques, religieuses ou philosophi·
ques. Dans cette perspective, les problèmes du réalisme ne peuvent se concevoir qu'en
fonction de ces structures constitutives de toute société. Posé au niveau de la littérature
dite africaine, le problème devient délicat pour le critique prudent et soucieux qui cherche
à se frayer lui·même un chemin. L'écrivain africain, en effet, est un homme qui participe
de deux civilisations. Cet état le soumet à deux cultures, c'est·à·dire à deux visions du
monde
: la culture africaine dans laquelle il est né, mais dont il commence à oublier les
aspects fondamentaux et la culture occidentale qui ne cesse de s'accroître et de se développer
en lui. Certes, il n'y a pas que l'Afrique à être confrontée au problème de l'adaptation à la
civilisation moderne. Les transformations scientifiques et techniques affectent la vie de tous
les hommes. En avançant vers la civilisation technicienne, les hommes de toutes les sociétés
(1) -
Ce qui ne signifie nullement que nous rejetons, de façon systématique, l'approche
sociologique qui, par ailleurs, sera utilisée au cours de ce travail.

,
- 16 -
Courent des risques nouveaux d'aliénation et de dépersonnalisation. Dans les transformations
scientifiques et techniques, les faits devancent toujours les comportements individuels et les
organisations sociales qui devraient y correspondre. Pourtant, ce décalage est moins
important pour les Occidentaux qu'il ne l'est pour les Africains qui sont obligés de faire
face, sans préparation spirituelle sùffisante, à une sorte d'agression technique venant de
l'extérieur. C'est le sens profond des paroles du Chevalier dans L'aventure ambiguë
de
Cheikh Hamidou Kane :
"L'Occident est possédé et le monde s'occidentalise. Loin
.que les hommes résistent, le temps qu'il faut, àla folie de
l'Occident, loin qu'ils se dérobent au délire d'occidentali-
sation, le temps qu'il faut, pour trier et choisir, assimiler
ou rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitu-
des, trembler de convoitise, puis se métamorphoser en
l'espace d'une génération, sous l'action de ce nouveau
mal des ardents que l'Occident répand" (1 J.
Le monde colonisé reçoit les apports de la technique occidentale et se voit obligé de
les accorder à une phase de son développement politique et économique qui y correspond
peu, et surtout, de les assimiler à un système de valeurs qui
sont souvent incompatibles.
(1)- Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, Paris, JuÎliard, 1961, p. 81 - 82.
1 .

- 17 -
Les Africains vivent le contact des cultures avec d'autant plus d'anxiété que le
problème pour eux est lié à un passé de dépendance politique, à un présent de dépendance
économique et à un avenir incertain, quant au succès de leur complète émancipation. Les
Africains vivent la modernisation et l'acculturation qui "accompagne, sous le signe d'une
décolonisation continue. Comme le soulignait Léopold Sédar Senghor
"L 'Histoire nous avait; depuis la Renaissance, mis en
contact avec les Blancs européens. Mais ce contact avait
été de conquête. 1/ n'avait pas été libre. 1/ n'était pas basé
sur l'échange, mais sur la domination, pour le moins sur
l'assimilation. /1 n'y avait pas de coopération .. c'était le
conflit
:
conflit de pot de fer, dont /'issue ne faisait
point de doute" (1).
Bien plus, l'écart entre la tradition et le modernisme est ressenti non seulement dans
le domaine des techniques, mais aussi dans l'ordre des valeurs. Etant donné que la
confrontation des cultures traditionnelles africaines avec les formes de la culture occidentale,
s'est déroulée dans le contexte malsain de la colonisation, le problème posé à l'Africain
est davantage celui de "déculturation" que d'acculturation (2).
(1) -
L. S. Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Paris, Seuil, 1962,
p.21.
(2) -
L'acculturation provient de la rencontre de plusieurs cultures, le plus souvent de deux.
dans l'expérience vécue d'un même individu. Il s'agit de cultures qui se reconnaissent
mutuellement, la complémentarité l'emporte sur le conflit. S'il s'agit de cultures qui
ne sont pas en situation de reconnaissance réciproque, il en résulte un conflit pero
manent, insurmontjlble. .

- 18 -
Partant de ce point de vue, on ne peut, chez Un écrivain noir, poser le problème du
réel dans les mêmes termes que chez son homologue occidental ; car si l'écrivain africain
emprunte à "Occident les techniques de l'art et I~ grille de la vision cartésienne du monde,
et ce, à cause de sa position ambivalente, ce qu'il exprime, c'est la réalité inhérente à
l'Afrique. Même si "on s'accorde à reconnaître que le modèle de développement est celui
du type occidental qui s'applique à nos pays, "univers technologique, les mentalités, les
comportements et les moeurs entre les deux communautés, bref, les deux sociétés, sont
bien loin d'être comparables. Or, la réalité qu'exprime une littérature est largement tribu-
taire de "univers technologique, des mentalités, des moeurs et des comportements de la
société au sein de laquelle elle a vu le jour.
Quelle est donc la réalité que l'écrivain noir peut décrire depuis l'époque de la
situation de dépendance coloniale jusqu'à nos jours? C'est celle d'une société d'hommes
transformés par un apport extérieur. La réalité des sociétés africaines se présente, dès lors,
comme une réalité hybride. Pour l'exprimer, "auteur ne peut adopter intégralement la vision
occidentale du réalisme, ni celle, purement africaine. Ces deux voies sont susceptibles de
conduire à un échec, faute d'avoir pris en considération "incidence de l'Occident sur
l'A frique. Le devoir qui incombre à l'écrivain africain, c'est de représenter la réalité africaine,
telle qu'elle apparaît, modifiée par l'apport occidental. Il y a des lois qui président à cette
...
représentation, et ce sont ces lois qu'il faut rigoureusement dégager pour espérer atteindre
le réel que les auteurs africains décrivent.
1 .

- 19 -
Mais à ce propos, qu'est-ee que les critiques ont fait 7 Qu'ont-ils élaboré 7 Qu'ont-ils
proposé 7 C'est ici que se pose un autre problème, celui de la conceptualisation. D'une
manière générale, en effet, tout le monde parle de "réalisme", quand il s'agit de la littérature
africaine; mais on ne s'occupe guère du concept au niveau des termes utilisés. C'est tout
simplement parce que les écrivains noirs n'ont pas encore bâti de théories de la littérature en
tant que systématisation d'une forme d'art.
Au siècle de Balzac et de Zola, on savait ce qu'était le réalisme en tant que doctirne
littéraire. Il consistait à présenter des descriptions détaillées et objectives des faits sociaux.
Certaines de ces descriptions sont restées légendaires
: Balzac nous lasse avec de longues
descriptions, notamment, au début du Père Goriot ou d'Eugénie Grandet. Le naturalisme,
c'est-à-dire le réalisme poussé au maximum, prétendait, quant à lui, expérimenter le corps
humain comme le vitriol en chimie.
Au XtXe siècle, on savait avant de se livrer à une description, comment il fallait
procéder ; et parler du réalisme ou du naturalisme, revenait à justifier la théorie dans
l'oeuvre. On connait, du reste, les principales conceptions du réalisme, et ce, sur un plan
théorique
savamment élaboré. Ge.orges Blin dans Stendhal et les problèmes du' roman,
,..
résume ainsi les conceptions des écoles françaises sur le réalisme
, '

- 20 -
"Pour sa part le mot "réalisme", si on le dispense de
fournir plus qu'une direction, en indique une à un degré
de clarté suffisant .. chacun comprend que réaliste est le
romancier qui prétend rendre compte du monde "tel qu'il

est", qui travaille sur observation directe et rabaisse
jusqu'à l'éteindre la flamme de son imagination, qui
s'absente
de
son
oeuvre et se recommande
d'une
implacable objectivité, qui fait la part la plus large à
l'histoire· et au document, qUl~ rivalisant avec le savant
et le photographe, privilégie. la description du monde
extérieur,
ou encore, s'il se professe "naturaliste",
établit, plus précisément, une causalité sans rupture du
dehors au dedans de l'homme, régit l'individu tant par
l'hérédité que
par le groupe,
voire réalise dans le
roman
-
tout
est pourtant
de bout
en bout
"hypothèse", et même la soi-disant vérification par les
faits - une comédie, assez plaisamment circulaire, de
l'expérimentation" (1 J.
Quant à l'Afrique, répétons·le encore une fois, elle ne possède, ni écoles littéraires,
ni théories
critiques, à la manière de l'Occident. Nuançons toutefois notre propos sur
l'inexistence d'écoles littéraires négro-africaines. Si, en effet, nous remontons au début de
-----.._--_.- _.--_..--- _._----._-_..-_...-_._-_..- .._--...---_.._-..----------------..-.---""'---_._--._.- _.----.._.- _.----.-._-._--.-._--_.-
(1) -
Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, J. Corti, p. 15 - 16.

- 21 -
la littérature nègre, nous pouvons considérer le mouvement de la Négritude (1) comme une
"école littéraire". Nous connaissons ses trois fondateurs
:
Léopold Sédar Senghor, Aimé
Césaire, Léon Gontran Damas. Nous ne reviendrons pas sur les précurseurs américains. Nous
connaissons également les principaux objectifs que cette école s'est fixé
:
le retour aux
sources traditionnelles, 'Ia revalorisation de l'homme noir, le combat contre la domination
,
de l'homme blanc, la recherche d'une voie africai~e de développement. Sans reprendre en
détail un débat qui a fait couler beaucoup d'encre, il nous semble cependant nécessaire
d'en examiner quelques aspects, parce que les prises de position qu'à suscitées et continue
de susciter ce "mouvement littéraire négro-africain", ressemblent, sur bien des points, à celles
di rigées contre le réalisme au X1Xe siècle.
Les reproches les plus sévères viennent généralement des critiques africains de langue
anglaise. Selon Mphahlele, l'évocation de l'innocence et du sens communautaire de l'Afrique,
ne sont que des rêves d'idéaliste, des illusions verbales :
"An image of Africa that only glorifies our ancestors and
celebrates our purity and innocence is an image of
continent Iying in state" (2).
(1) -
L'analyse de ce mouvement ou du concept qui le sous-tend n'est pas notre propos dans
cette mise en place. Elle a fait l'objet de nombreuses études par Lilyan Kesteloot, Les
écrivains noirs de langue française
:
naissance d'UCle littérature, Bruxelles, Institut
Solvay, 1963 ; Georges Nf/al, Aimé Césaire, Un homme à la recherche d'une patrie,
Dakar - Abidjan, N.E.A. . 1975; Stanislas Adotévi, Négritude ou Négrologues, Paris.
U.G.E., 1972 ; Iyay Kimoni. Destin de la littéature négro·africaine oU problématique
l
' .
_
d'une culture, Sherbrooke, Nààman, 1975.
(2) -
Ezekiel Mphahlele, The African Image, London, Faber and Faber, 1962, p. 21.

- 22 -
Lewis Nkossi va encore plus loin devant le sentiment de dégoût qu'il ressent pour ce
qu'il nomme "gesticulating rhetoric" :
"When their writing occasionally becomes more personal,
such
writers can be masters of evocative, picturesque
imagery. For example, Senghor's tender poem "Black
Woman" and some passages in his long poem "New- York",
achieve tremendous Iyrical power. However, Senghor's
picture of American Negro soldiers during Wor/d War 1/ -
as God's avenging angels wreaking havoc on decadent
Europe - is not only lush and embarrasingly sentimental
but downright silly"(1J.
Intervenant à son tour devant les assises du Festival Panafricain d'Alger, Henri Lopès
déclare que le danger le plus grave que présente la Négritude, c'est qu'elle constitue pour
les écrivains noirs, une force inhibitrice. Si elle ne pousse pas à la gratuité folklorique, elle
conduit à un conformisme de style et de contenu préjudiciable à la vitalité culturelle
:
"Dans leur phobie de ne pas pouvoir dire autrement que
l'Européen ou l'Asiatique, ils usent leurs forces à cultiver
une différence convenue, alors qu'il suffirait d'ôter l'écran
de la race pour libérer leur tempérame.nt d'écrivain... Il est
grand temps que l'art africain se débarrasse de certaines
idées qui engendrent et entretiennent une conception
essentialiste et statique de la culture" (2J.
L'écrivain négro-africain de langue française, soutiennent encore les critiques, agit
...
trop par réflexe conditionné, en voulant être la contre-image de celle que le Blanc se fait
du Noir:
1
.
(1) -
Lewis Nkossi, "African Literature", Africa Report, décembre, 1962, p. 31.
(2) -
Cité par Bernard Mouralis, Revue des Sciences Humaines, juillet-septembre, 1971,
p.464.

- 23 -
"Et dans la mesure où il n'arrive pas à se libérer de toute
emprise, de cette hypothèque, le mouvement poétique
négro-africain ressemblerait fort à une tempête dans un
verre d'eau" (1).
On accuse, enfin, les tenants de, la Négritude d'être des réactionnaires. Les valeurs de
la Négritude, selon les critiques, sont un produit des infrastructures arriérées. En voulant
donc
promouvoir la
Négritude, on ne
fait qu'empêcher l'Afrique de s'insérer dans le
mouvement général du monde moderne :
"II faut la (Négritude) liquider car c'est une compromis-
sion avec l'impérialisme et le néo·colonialisme... Il faut
désormais poser nos problèmes au niveau de l'exploitation
pour que les Noirs fassent le saut et passent au Socialisme
authentique... L'essentiel est que le peuple noir se mette
en mouvement" (2).
Et Boukman de renchérir encore sur ce sujet
(1)- Mustapha Bal, "L'homme noir dans la poésie", in Pensée, nO 103, mai-ju in, 1962, p. 25.
(2) -
Interview de S. Adotévi! recueillie par René Depestre, Benedetti et Timossi, in
L'Afrique Littéraire et Artistique, nO 7, octobre 1969, p. 28.
1 .

- 24 -
"Dites-moi, que devient la Négritude quand un Nègre
opprime un Nègre ? Où est la Négritude quand Tshombé,
directement ou non, fait assassiner Lumumba ? Quand
Duvalier à Haïti s'en sert pour plonger le peuple dans
l'ignorance et l'obscurantisme ? A 'j'inverse, à Cuba le
problème n'existe plus : le Socialisme a fondu les
Cubains dans un même creuset. La seule distinction
qui subsiste, c'est entre les Cubains révolutionnaires et
les Cubains anti-révolutionnaires.
La couleur n'a plus
rien à voir là-dedans" (1J.
Telles sont quelques-unes des critiques les plus sévères portées contre le "mouvement
poétique négro-africain". Mais s'il est vrai que certains écrivains de la Négritude se révèlent
politiquement néo-colonialistes, on aura tort de qualifier la Négritude, en tant que telle,
de doctrine néo-colonialiste. Plusieurs critiques oublient souvent que le rôle de l'écrivain
n'est
pas
de
se transformer en agitateur politique, en pamphlétaire virulent ou en
propagandiste de tel ou tel credo révolutionnaire. On ferait moins de tort à la Négritude,
en la considérant, avant tout, comme un mouvement culturel et littéraire qui prend, par la
for cR. des choses, des ramifications politiques.
...
(1) -
Daniel Boukman, Interview dans L'Afrique Uttéraire et ArtÎstique, op. cit., p. 28.
/
'

- 25 -
Hormis donc "le mouvement poétique négro-africain" dont nous venons de rappeler
les objectifs,puis de résumer les attaques qu'.tt a subies, nous disons que la vision africaine
de la critique n'existe pas. On trouve, il est vrai, des critiques qui s'intéressent à la littérature
africaine, mais, nulle part, chez eux, on ne voit l'esquisse d'une théorie critique. Cela nous
paraît fondamental, parce qu'une théorie critiql..l,e africaine nous permettrait, comme le
souligne, à juste titre, Roger Fayolle :
"De définir des concepts et proposer des critères d'appré-
ciation qui ne soient plus conformes aux modèles élaborés
au bord de la
Seine, mais qui soient fidèles à la
tradition africaine" (1 J.
Et le critique de poursuivre :
"La chance de la littérature africaine d'écriture française
serait de pouvoir échapper à ce circuit de la consommation
universitaire. L'Université française la cantonne dans des
secteurs très marginaux et les étudiants africains bien
obligés de chercher la consécration de leur savoir dans
leur "langue de culture", en font l'obiet d'un discours
trop souvent mimétique et déià redondant : combien
d'enquêtes
"thématiques"
ou
"goldmaniennes"
ou
"barthésiennes" ou "socio-eritiques" ou "sémiologiques"
sur une production
littéraire dont on ne peut que
s'inquiéter qu'elle puisse nourrir un tel poids de com·
mentaires
sans périr d'étouffement.
A
moins que
l'ingénieux fabricateur de romans, bien convaincu que
son
lecteur n'est pas l'Africain dont il parle, mais
(1) -
Roger Fayolle, "Quelle critique africaine ?", in Présence Africaine 13è trimestre 1982),
nO 123, 1982, p. 107.

- 26 -
l'apprenti sémiologue à l'affût d'une chaire professorale,
ne s'amuse désormais à confectionner sur mesure le
savant bibelot attendu par son exégète l'Peut-on rêver
d'échapper à un tel jeu de miroirs, à ce mortel face à
face ? Peut-on rêver qu'un jour un très grand nombre
d'Africains puissent simplement pren(Jre plaisir à lire les
oeuvres que Ferdinand .Oyono, Mongo Séti, Sembène
Ousmane, Ahmadou Kourouma, etc..., ont bien évidem-
ment écrit en pensant à eux? J'avoue ne pas savoir
comment ce rêve pourrait devenir un jour réalité" (7J.
Ces ProlWs renforcent notre conviction que si le critique africain veut réellement
ouvrir des voies au progrès des études littéraires, il devrait d'abord essayer de savoir comment
le producteur de l'oeuvre, par l'acte de l'écriture, traite les éléments pris à la société, car la
façon dont chaque auteur traite le réalisme, peut être riche d'enseignements. On peut alors
établir
des
affinités de points de vue, mais aussi des différences. Le grand romancier
africain Mongo Séti, invité à donner son point de vue sur les problèmes du réalisme, eut à
répondre de la manÎère suivante :
(1) -
Roger Fayolle, "Quelle critique africaine" 7, op. cÎt., p. 107 - 108.
,..

- 27 -
"Alors là, ie vais vous faire des réponses un tout petit peu
classiques. Il est bien évident que le grand problème qui se
pose avant de faire de grandes théories, c'est que, quand
quelqu'un se met à écrire, il a une exigence impérieuse
qui est la suivante : il faut intéresser, il faut retenir le
lecteur. On peut le retenir de plusieurs., façons. On peut le
retenir en le choquant ,. o~ peut le retenir en le flattant;
mais l'exigence élémentaire, indispensable, est une exi-
gence que rappellerais dramatique. C'est ce qu'on appelle,
en d'autres termes, le suspence, c'est-à-dire qu'il faut que
le lecteur se demande absolument ce qui va se passer par la
suite; autrement dit, et là, nous allons avoir le problème
de' la différence entre la vie réelle et le roman, il ya
quelque chose d'anormal qui n'existe pas dans la vie
réelle
: c'est la durée. Ce qu'on appelle la durée dans la
vie réelle, est une durée monotone et plate, dans laquelle
les temps forts sont rares. Les grands événements sont
rares dans notre vie en réalité; notre vie quotidienne est
faite de routine; ie vais aller chercher ma petite fille à
16 heures, ie vais tout iuste aller acheter du beefsteak
pour faire un repas; c'est la vie, en somme, ça 1 Tandis
que dans le roman, on est obligé d'éliminer le plus
possible les temps faibles, pour faire du roman constitué,
non pas essentiellement, en partie, des temps forts, c'est-
à-dire d'événements frappants, plus ou moins, en créant
des situations qui sont grosses, des événements frappants
qui sont explosifs; donc il ya déià ça, et dans mes romans
bien sûr, ie crois qufl ie suis soucieux de créer touiours la
plus grande tension possible, sans sombrer dans la violence
tragique, comme chez les Américains, dans les "Thrillers".
1
.

- 28 -
J'étais un grand lecteur des "Thrillers". /1 faut que ie
revienne là·dessus... donc déià entre le roman et la réalité,
il y a cette grande différence qui fait que le romancier, et
c'est mon cas, essaie d'éliminer toute la monotonie
habituelle de notre vie, pour commencer par une vie, une
trame, une action trépignante composée de temps forts..
Bon, et puis alors au point de vue des personnages aussi
et dont la vie nous offre l'image de personnages falots et
ordinaires, autant il faut trier tout cela, pour ne garder
que des personnages significatifs, soit des personnages
représentatifs d'une catégorie, c'est·à-dire des types, soit
des personnages prophétiques, bref, le roman est peuplé
d'une humanité assez différente de l'humanité habituelle.
Troisième point qui font que le roman se distingue de la
vie, c'est qu'il peut donner un sens aux événements qu'on
raconte ; on peut lui donner un sens prophétique, par
exemple, on peut faire en sorte que la vie d'une ieune
femme soit symbolique de la vie du groupe et puis de
sa politique ; c'est ça que (ai essayé de faire dans
Perpétue, par exemple" (1J.
Deux aspects importans de cette théorie de la technique du réalisme de Mongo Séti
retiennent l'attention du lecteur
:
le roman est un objet artistique; à ce titre, il est régi
par des techniques particulières qui font que, face à la vie, à la réalité qu'il a l'ambition
de représenter, il a une eXÎgence spécifique, celle de nous présenter Une vie qui n'est point
Une copie, un modèle. L'adoption de ces techniques nécessite un traitement particulier de
la
réalité. La réalité
est
présentée sous une forme différente. Ces deux
impératifs,
(1) -
1nterview réal isée par' nous;à Rouen, le 29 juin 1976.

- 29 -
se demandera-t-on, ne sont-ils pas susceptibles de menacer le réalisme, puisque l'écrivain ne
respecte plus l'objectivité dans sa totalité 7 Il faut se poser également cette autre question :
est-ce Un acte arbitraire, relevant du simple caprice de l'auteur du Pauvre Christ de Bomba
que de restreindre ou d'amplifier la réalité dans son oeuvre narrative 7Ou bien, le fait-il, en
\\
tenant compte de son public, et dans ce cas, ne viole-t-i! pas la réalité 7 Nous tenterons de
répondre
à toutes ces interrogations, en commençant par nous demander ce qu'est le
réalisme.
En effet, pour une plus grande intelligence du sujet, il nous faut commencer par
définir le concept du réalisme, avant d'indiquer comment les divers romanciers africains
l'ont
exprimé à travers leurs oeuvres. Cette méthode, du reste rationnelle, présente
"inconvénient majeur de donner de ce concept une définition abstraite. Notre propos
consiste précisément à chercher une définition plus technique du réalisme à travers le roman
africain, à trouver des caractères qui appartiennent à ce réalisme et à lui seul, et qui, de ce
fait, le distinguent parfois du réalisme au sens occidental. Supposer le problème résolu, en
proposant une définition a priori, eût paralysé cette recherche et lui eût donné un caractère
tendancieux.
Mais comme on ne peut tout de même pas discuter d'une doctrine littéraire, sans en
avoir une certaine idée, on propose, de procéder au rappel des principales étapes de
"évolution du concept du réalisme. Cette définition, surtout historique, permettra de voir
,..
ce que les grands écrivains ont convenu d'appeler le réalisme. C'est cette constatation
historique qui permettra d'aborder, avec fruit, toutes les autres parties de cette étude; du
moins, nous le pensons.
1 .

- 30 -
ORIGINES
ET
DEVELOPPEMENT
DU
CONCEPT DE REALISME

1\\ Y a en histoire littéraire des notions qu'i se laissent définir clairement, parce que
leurs limites chronofogiques sont précises (1 J. Il Y en a d'autres qui, par contre, sont diffi-
ciles à cerner et suscitent des complications inextricables (2).
Il en existe particulièrement
un dont il faut se méfier: il S'agit du mot "réalisme" (J).
Ce concept vague et élastique
a subi,
au cours des sÎècles,
des mutations importantes. Cependant, il a toujours gagné
en profondeur et n'a point souffert d'interruption dans son évolution.
Mais ce qui rend encore difficile la définition de ce terme,
c'est que bon nombre
d'écrivains pensent qU'ils sont réalistes.
Si vous les qualifiez de fantaisistes ou d'idéalistes,
ils sont prêts à s'insurger contre votre jugement de critique.
La vérité est qu'il ne faut pas
entendre le réalisme comme une théorie définie.
sans ambiguïté,
et qui permettrait de
distinguer certains artistes des autres;
c'est, au contraire, un drapeau derrière lequel se
range l'immense majorité, sinon l'ensemble des écrivains. Leur bonne foi doit-elle être mise
en doute 7 Certainement pas. Il faut leur faire confiance à tous, car l'objet de leur préoccu-
pation, c'est le monde, ce qui les intéresse, c'est le monde réel. Chacun s'efforce de créer
du "réel".
(1) -
C'est le cas des mots tels que le néo-classicisme et l'impressionnisme,
(2) -
Il s'agit du roman, de la R'enaissance et du maniérisme qui est un terme nouveau forgé
depuis prés d'une centaine d'années et du baroque,
mot pour lequel les historiens
de la littérature emboîtent le pas aux historiens de l'Art.
Ces mots sont difficiles
,.'. ~ , ,
à définir parce que leur extension est immense.
(JI - Nous ne traitons ici que de la notion de "réalisme" en art et en littérature.

- 31 -
Mais s'ils se rangent sous une même bannière, ce n'est pas pour y mener un combat
commun. C'est, au contraire, pour se déchirer entre eux. Parce que le réalisme est l'idéolo-
gie que chacun brandit contre son voisin,
la qualité que chacun estime posséder pour soi
seul.
C'est par souci de réalisme que chaque nouvelle école littéraire voulait abattre celle
qui la précédait.
C'était le mot d'ordre des romantiques contre les classiques,
puis des
naturalistes contre les romantiques;
et les surr~alistes affirmaient, eux-mêmes, à leur
tour,
ne s'occuper que du monde réél.
Le réalisme chez les écrivains semble donc aussi
bien partagé que le "bon sens", selon l'auteur du Discours de la Méthode.
Une première conclusion s'impose: tous ont raison. S'il n'y a aucune entente entre
les écrivains, c'est que chacun a, sur la réalité, des vues différentes, Les classiques pensaient
qu'elle est c1as.sique,
les romantiques,
qu'elle est romantique,
les surréalistes, qu'elle est
surréelle,
Claudel, qu'elle est de nature divine,
Camus,
qu'elle est absurde,
les auteurs
engagés,
qu'elle est avant tout économique et qu'elle va vers le Socialisme.
Comme on
peut le constater,
chacun parle du monde tel qu'il le voit, mais personne ne le voit de la
même façon.
Il nous parait donc nécessaire,
dans une étude du genre de celle-ci, de préciser le
sens (1)
de ce mot,
afin de prévenir toute confusion, tout malentendu et toute querelle
hors de propos.
Qu'entendons-nous par le terme de "réalisme"? En quoi l'emploi que
nous faisons de ce mot est-il différent de celui du milieu du XIXe siècle 7
(1) -
Traitant de "La notion du réalisme dans l'histoire de l'enseignement de la littérature",
Roger Fayolle souligne avec justesse: "II me parait donc important - dans la mesure
,..
même où, professionnellement, nous faisons couramment usage de ces mots, comme
s'ils appartenaient à notre langue naturelle -
de ... chercher à préciser le sens (ou les
sens) que nous donnons aux termes les plus usuels et les plus usés du vocabulaire de
la critique et de "histoke litt~raire", in Phîlologica Pragensia, XXIII, 1980, p. 74.

- 32 -
1 -
LES SENS DU MOT
"REALIsME"
Le mot
"réalisme"
est emprunté au substantif latin
res
qui signifie,
d'après le
Dictionnaire étymologique de la langue latine
d'Emout -
Meillet,
le bien, la propriété,
la possession, ou encore, l'intérêt que "on a dans quelque chose. Ce sens est celui que nous
\\
retrouvons dans certaines expressions juridiques ou fixées par "usage:
Res familiaris
le patrimoine de la famille.
Res publica
la propriété de l'Etat, le bien public.
Dans ce sens, on peut opposer à Res publica, Res privatae qui veut dire le bien privé,
le bien d'un individu.
Par la suite, le mot prend le sens de l'intérêt à débattre, de l'affaire
à traiter ou à discuter, spécialement en justice, puis "affaire" dans le sens vague du mot
français.
Res désignant des biens concrets, a pu servir à exprimer ce qui existe, la réalité.
Le réalisme est, par conséquent, la représentation du monde extérieur, distincte des repré-
sentations des sujets pensants.
Mais le réalisme est une tendance permanente qui s'est étendue à travers toute la
littérature française,
notamment, sous des formes et des appellations diverses. Même parmi
ses aspects les plus clairs et les plus couramment admis,
on en trouve de fort différents.
Des écrivains tels que Rabelais,
Régnier et Scarron,
reçoivent communément l'éphithète
de
"réalistes",
et n'ont pourtant que peu de points communs; d'autres comme Laclos,
Balzac,
Flaubert,
eux-mêmes,
appelés
"réalistes",
ne ressemblent à aucun des trois
précédents.
Il y a donc une distinction à faire entre le rl"alisme et la sÎmple aptitude à saisir
la réalité et à la rendre dans l'oeuvre littéraire, aptitude qui n'appartient à aucune époque
donnée,
à aucune école déterminée. Dans ce sens, nous dirons qu'une oeuvre est réaliste,
l ' .

- 33 -
quand elle teproduit le plus fidèlement possible la réalité sans la recouvrir d'un voile pudique
et à plus forte raison sans l'embellir; elle ne l'est pas, lorsqu'elle la déforme volontairement
ou qu'elle représente un monde imaginaire. Mais voyons, tout d'abord, ce que le réalisme
n'est pas.
Il -
L'IRREALISME. ET SES DIVERSES MODALITES
Ce que "on oppose parfois au réalisme, c'est le romantisme.
L'écrivain romantique,
dit-on, ne contemple pas le réel; il vit passionnément; il exprime ses désirs, ses voeux,
ses souffrances, ses joies. Chez lui, l'intelligence critique, narquoise, ne vient pas couper
l'élan des sentiments. 1/ s'abandonne, avec une foi naïve et primitive, aux transports de son
âme.
Le romantique cherche à substituer sa rêverie à la réalité qui le froisse ou dont il n'a
pas cure, alors que le réaliste, même s'il souffre du contact du réel, sera attiré vers lui par
une invincible curiosité.
Si "on cherche des termes dont la signification intrinsèque soit moins vague que celle
du romantisme,
on rencontre tout de suite la fantaisie qui est un libre jeu de l'esprit. On
la définit, généralement, comme une manière de corriger la réalité et un moyen de s'évader
d'elle.
Mais il serait faux de croire que la fantaisie coincide toujours avec une évasion hors
du réel. Elle peut être le soutien même du réalisme, servir à l'orchestrer.
A vrai dire,
il n'y a pas de terme que l'on puisse opposer universellement à celui
du réalisme,
pour la raison qu'il n'y a pas un, mais plu~urs moyens d'échapper au réel.
A part la fantaisie, cette créatior! d'un monde qui n'obéït pas aux lois de la nature, on peut,
dans une autre direction, fuir le réel par "idéalisme. Cet idéalisme, cher aux esthéticiens,
est lui-même double.
C'e~t lil contemplation du beau et du bien par mépris de la laideur

..
bO
- 34 -
et de "imperfection.
Or,
dans la réalité, rien n'est parfait, et la vertu n'est pas toujours
récompensée, ni la beauté sans alliage. C'est, dans Un autre sens, J'attachement au général,
partant, une tendance à "abstrait par défiance de "individuel.
Le meilleur antonyme serait donc le terme de romantisme qui comporte,
en effet
(pour s'en tenir au romantisme historique),
l'içléalisme et la fantaisie.
Mais,
ici encore,
on rencontre des difficultés.
Cela provient de ce qu'il y a, au moins, un troisième moyen
d'échapper à la domination du réel, le lyrisme, "caractère principal du romantisme et que
notre époque ne conna Ît guère"
(1),
comme l'écrit Berge.
Mais il est téméraire de dire
que le lyrisme est toujours lié au romantisme,
parce que des auteurs considérés comme
antiromantiques,
sont lyriques dans leurs plus belles pages. On peut tourner la difficulté
en distinguant deux sortes de lyrisme
:
l'un a priori,
l'autre a posteriori. Peut-être ce
lyrisme,
au temps
héroïque du romantisme,
était-il,
comme la poésie pure dont parle
l'abbé Bremond, indépendant de toute matière; il naissait par génération spontanée, étant
du lyrisme pour du lyrisme, qui se manifestait à propos de tout et de rien; tandis que dans
l'autre cas, il apparaît comme un enthousiame post rem.
Le lyrisme de Lamartine est un bon exemple de ce bouillonnement intérieur qui
prend prétexte du moindre objet pour s'épancher.
Le poète des
Harmonies,
frappé du·
contraste entre l'infini des temps et la courte durée de l'existence humaine, exprimera, à
propos
d'un
chêne,
d'une
source,
son
inquiétude métaphysique. Dans son poème
"Occident", ce lyrisme "intérieur" atteint le point suprême de perfection. Par un beau et
calme coucher du soleil, en Italie, le poète est saisi de panique; il a une conscience nette
,..
du mobilisme universel.
Mais c!ltte angoisse était en lui, ce soir-là, et ce gros soleil rouge
à l'horizon, n'a été qu'une occasion, pour elle, de se libérer dans un poème:



~
._. _.
; _~_.



o.
•. __ "
"
~~ __ 4 __ 4."

~~
~
"
. _ • • _
~
4
_ _ •
_ _ • • _ _ ~
(1) - André Berge, L'esprit de la littérature moderne, Paris, Perrin, 1930, p. 173.

- 35 -
"Et les ombres,
les vents,
et les flots de l'abÎme,
Vers cette arche de
feu
tout paraissait courir,
Comme
si
la
nature
et tout ce qui l'anime
En perdant la lumière avait craint de mourir 1
La poussière
du
soir
y
volait
de la terre,
L'écume à blancs flocons sur la vague y flottait ;,
Et mon regard long,
triste,
erfant,
involontaire,
Les suivait, et des pleurs sans chagrin s'humectait" (1 J.
Les
"pleurs sans chagrin"
représentent bien ce genre de lyrisme libre des entraves
terrestres, et qui a sa vie propre. Le lyrisme des antiromantiques, en revanche, est terrible-
ment dépendant des êtres et des choses.
En empruntant à Jean Hytier des termes dont il
se sert dans sa. théorie du
Plaisir poétique (2},
nous pourrions dire que le lyrisme réaliste
insiste sur le "prétexte", le lyrisme romantique sur le "thème". Si au prétexte de la mer,
correspond un thème de J'éternel ou de la durée, Lamartine, lorsqu'il regrette de ne pouvoir
"sur l'océan des ilges jeter l'ancre un seul jour", songe plus au thème de l'éternel qu'à l'océan
lui-même,
à l'océan concret,
à sa masse d'eau verte,
salée, poissonneuse, à son rude
contact.
Romantisme,
idéalisme, fantaisie, lyrisme: au fond tous ces termes, au cours des
temps, ont été chargés de tant de significations diverses, qu'il est difficile de les fixer dans
un emploi déterminé.
/1 nous manque pour cela le trident de Neptune. Ces expressions,
quoi que l'on fasse,
empièteront toujours les unes sur les autres.
La neutralisation des
tendances romantique et réaliste est donc fréquente.
Si en 1830, on choisissait le rêve qu'on séparait soigneusement de la vie, si en 1880,
les
naturalistes répudiaient le rêve au profit de la vie,
un certain nombre d'écrivains,
d'aujourd'hui,
réconcilient les deux ennemis, et suivent le prétexte d'Alain-Fournier :
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o.
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(1) -
A. de Lamartine, Harmonies (Occident), Paris, Hachette, 1874, p. 135.
(2) - Jean Hytier, Le plaisir poétique, Paris, P. U. F., 1923.

- 36 -
"Je n'aime la merveille que lorsqu'elle est étroitement
insérlle dans la réalité" fT J.
Une phrase du genre de celle-ci paraît caractéristique d'une certaine attitude Iitté-
raire de notre époque, qui unit au romantisme la leçon de Flaubert.
.
Il convient donc de considérer, dans cette question de romantisme, la contradiction
entre la mode et le tempérament.
En 1830, les tempéraments positifs s'efforçaient vers le
vague,
faisaient flou.
Alors que Chateaubriand et Lamartine écrivaient dans un genre qui
leur convenait parfaitement,
Sainte-Beuve et Constant ne faisaient qu'arborer la cocarde
bleue.
C'était aussi,
on se le rappelle,
le drame du vieux Corneille qui, en un temps où
l'on faisait profession de peindre d'après nature, avait peine à se soumettre au vraisemblable,
procédé dans lequel excellait Racine, le souple psychologue.
Mais si le romantisme est affaire d'époque, il peut aussi bien vivre en symbiose avec
le réalisme dans le même individu,
grâce à un partage des facultés de l'âme, l'un régnant
sur le coeur et l'autre sur l'esprit.
La volonté elle-même peut échoir à l'un ou à l'autre
de ces maîtres.
Un tel partage explique pourquoi certains auteurs sont jugés appartenir
à celle des deux tendances qui a la préférence des critiques.
III -
lE
REALISME
ET SES DIVERSES MODALITES
Ce genre de littérature,
dans "esprit du public,
s'occupe à décrire les laideurs de
J'existence,
ou tend au pessimisme,
ou encore s'intére~ plutôt aux êtres qui se défont,
qui se laissent aller,
ou, enfin: jette son dévolu sur les classes inférieures de l'humanité:
la plèbe ou la pègre, les petits ouvriers ou les "durs du milieu". Mais tant de choses ne vont
____. ~. _.
.
.
.
.
!
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_
J".....
• •
• • __ • __ • • •



• •


(1) - Alain-Fournier, "Lettre à Jacques Rivière" du 1-9-1911 à propos de Wells.


- 37 -
pas très bien ensemble.
Il est possible, en effet, de parler d'ouvriers sans pessimisme, ni
laisser-aller,
ni laideur.
C'est que ces conceptions habituelles du réalisme ne tiennent nul
compte de ce que les auteurs comme les Goncourt ou Zola ont pensé et, souvent même,
exécuté.
Les Goncourt ne sont pas seulement les auteurs de la Fille Elisa,
ils sont aussi
ceux de
Àenée Mauperin
et ils affirment que, s'ils ont commencé par étudier le peuple,
c'est que la tâche était plus facile, mais que leur but était l'analyse de l'élite et des classes
supérieures de la société. Si Zola s'est contenté de "étude du peuple, c'est qu'il ne se sentait
pas de force à pénétrer les mystères de l'aristocratie. Mais il approuvait, avec enthousiasme,
l'ambition des Goncourt.
Ces définitions courantes sont issues de ce qu'il y avait de révolutionnaire dans le
naturalisme.
On réclamait,
alors, le droit d'aborder toute la réalité,
de considérer aussi
bien ce qui est laid que la belle Nature à laquelle se référaient les écrivains idéalistes. Par
cette abolition des domaines interdits, le naturalisme, non seulement retrouvait le Moyen-
âge au franc parler, mais il ne faisait que suivre la voie tracée par le romantisme. Rousseau
avait déjà affirmé les droits de la passion.
Victor Hugo,
dans
la
Préface de Cromwell,
avait proclamé la légitimité de la laideur comme repoussoir du beau, et avait exhumé du
Moyen-âge, le grotesque avec tout son cortège:
"La gargouille de Rouen,
le gazouillis de Metz, la chair
salée de Troyes,
la drée de Montlhéry,
la tarasque de
Tarascon" (1J.
Le réalisme, c'est la soumission à l'objet. Or, il y a bien des objets. Pour commencer
,..
par J'objet humain, suivant qu'il s'agit d'autrui ou de soi-même, nous aurons deux espèces
de réalisme, qui présenteront, entre eux, une différence essentielle.
1

(1) -
Victor Hugo, Préface de Croril'well, Paris, Alexandre Houssiaux, 1857, p. 14.

- 38 -
Si l'on observe autrui, on a tendance à s'en tenir aux gestes et aux paroles, à avoir
des âmes une vue superficielle,
à se contenter des signes par quoi ils se manifestent à nos
sens. On peut réagir contre cette attitude paresseuse et s'efforcer de pénétrer dans le secret
des âmes,
en interprétant les gestes et les paroles.
Pour cela,
on avait recours,
le plus
souvent,
à "intelligence,
au raisonnement inductif,
aux recoupements policiers.
C'est
alors qu'on risque de commettre les plus 'ourdes~erreurs. Reste l'intuition, cette antenne
qui nous fait découvrir, d'emblée, entre les multiples causes possibles d'un signe, la vraie.
Mais tous les romanciers n'ont pas cet esprit de finesse,
et ils ne font que conjecturer ce
qui se passe derrière ce qui les sépare d'autrui.
Et même,
à supposer que le romancier
soit doué d'un talent de divination,
il ne peut pas,
avec cet instrument,
aller au-delà
d'un certain degré de connaissance.
En effet,
l'intuition lui fera découvrir que tel regard
ou telle moue exprime la jalousie, mais ce n'est évidemment pas plus l'intuition que "intelli-
gence qui lui permettra d'avoir une vue détaillée sur la jalousie, de débrouiller l'écheveau
de la jalousie, s'il n'a pas connu lui-même ce sentiment. Aussi, si l'on veut peindre autrui
et si "on s'en tient à rester objectif, à ne prêter à autrui que ses propres sentiments, on
est voué à ne pas aller au-delà de la surface ekJ
sentiments les plus répandus,
de la
psychologie courante; on a peine à quitter les terres du sens commun.
L'observation d'autrui,
en réaction contre la tendance romantique à ne parler que
de soi,
l'objectivité,
c'est ce que Balzac veut mettre à la base de son art.
Il critique les
romantiques qui, dit-il :
"Racontent leurs propres joies,
leurs propres douleurs
..-
ou les événements mystérieux de leur existence" fT J.
(1) -
Cité par E. R. CurtilJs dans sor:' Balzac, Grasset, Paris, 1933, p. 230.

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't
- 39 -
Dédaignant de se borner à son moi, il veut "exprimer son siècle". Il prétend parvenir
à éclairer les multiples aspects de la vie,
à pénétrer au fond des âmes par l'observation
intime (1).
Mais lorsqu'il veut expliquer en quoi consiste ce genre d'observation, il hésite
entre le don et la seconde vue, et la conclusion analogique à la Cuvier (2).
"Les écrivains philosophes inventent le vrai par analogie
ou voient l'objet,
soit que l'objèt vienne à eux, soit
qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet" (3).
Le procédé analogique exige de la finesse,
mais il ne peut pas nous révéler les derniers
secrets d'une âme.
Le don de cette vue, permet, certes, de s'installer d'emblée au coeur
d'autrui.
Mais il est exceptionnel,
ne se manifeste que dans les natures d'élite, comme
chez Balzac,. peut-être,
et dans des moments privilégiés. Une voyante n'est pas toujours
lucide. Ce problème: comment forcer les derniers retranchements des coeurs qui se posent
à tout peintre d'une grande fresque de caractères,
préoccupe Balzac,
au point qu'il se
demande un jour si :
"Le hasard n'a pas déposé dans l'âme de ceux qui préten-
dent décrire tous les penchants du coeur humain, ces
mêmes penchants et si l'obervation ne serait pas aussi
rien d'autre qu'une sorte de souvenir" (4).
Réflexion curieuse:
Balzac,
finalement,
revient à cette idée qu'on ne décrit avec
profondeur que ce qu'on a éprouvé soi-même.
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(1) - Dans Facino Cane (1836).
(2) - E. R. Curtius, Balzac, op. cit., p. 316.
(3) - Préface de la première édition de la Peau de Chagrin (1831).
, . ' ,
k
"
(4) -
E. R. Curtius, Balzac, op. cit., p.365.

- 40 -
A ce réalisme objectif qui poursuit l'objet humain dans une réalité extérieure au moi,
s'oppose un réalisme subjectif.
Ici,
le sujet qui écrit,
en d'autres termes, le romancier,
se considère comme objet de son analyse, même s'il entreprend de faire son autobiographie
lui-même,
à travers ses personnages,
même les plus fictifs,
comme c'est le cas chez
Stendhal.
Un tel procédé permet de découvrir les plus subtiles démarches des sentiments,
car, il n'est de vraie science que de soi-même.
A faire un partage très grossier, le réalisme objectif est celui qui domine le classicisme
français,
tel qu'il a été formulé par Boileau et qu'il s'exprime chez la Bruyère; c'est celui
du Balzac populaire d'Eugénie Grandet; c'est celui des naturalistes.
Le réalisme subjectif
est précisément celui du
XXe siècle,
et il a ses antécédents chez Montaigne,
Racine,
Stendhal.
Si de l'âme humaine on passe aux choses,
au mécanisme social,
une distinction
semblable à celle que nous venons de faire est possible. Un réalisme objectif s'arroge
le
droit de parler de toutes choses. C'est le défaut bien connu de Zola. C'est par là que Balzac
glisse parfois au pédantisme.
C'est par là que certains moralistes classiques font une revue
assez générale des moeurs et des caractères,
et parcourent tout ce domaine social dont il
est légitime qu'un honnête homme ait une vue d'ensemble. Au contraire, le réalisme
subjectif est fondé sur ce principe qu'on ne peut pas de "extérieur,
connaître la réalité
d'un objet.
L'écrivain s'attache alors, modestement, à ne décrire que le monde particulier
où il a vécu, le domaine de sa propre expérience. C'est ainsi qu'on a pu reprocher à Proust
de camper à perpétuité ses personnages dans le quartier de Saint-Germain et Mauriac de se
répéter indéfiniment. Or, bien des romanciers d'aujourd'h~i, en approfondissant leur vérité,
font de meilleurs ouvrages que s'ils prétendent découvrir la vérité sur toute chose. A
J'universalité
classique,
à l'omniscience
naturaliste,
nombre d'écrivains,
aujourd'hui
l
"

· -- ._.
-
........
.... -_........
_.~._._
- 41 -
préfèrent comme point de départ,
"extrême particulier de leur être ou de leur milieu, ce
qui ne veut pas dire que par surcrort, ils n'atteignent pas à l'humaine condition.
De "objectivité pure au subjectivisme pur,
il y a gradation infinie.
Quatre degrés
sont en tout lieu reconnaissables:
L'objectivité pure est celle du réalisme objectif, celle du naturalisme (en théorie
\\,
du moins) avec ses deux dogmes accessoires de l'impassibilité et de "impersonnalité.
l'objectivité subjective est celle du réalisme subjectif.
Il s'agit de décrire avec
justesse ses propres conflits psychologiques,
son propre milieu,
sa vérité comme disait
Barrès.
On se voit soi-même,
ou on considère son propre milieu avec un certain recUl.
Le subjectivisme objectif est celui des romantiques qui impriment sur tout objet
la marque de leur propre esprit, de leur propre sentimentalité, qui voient dans le paysage
surtout un état d'âme qui, dans un roman historique, déforme
la réalité des personnages
pour la faire entrer dans un système personnel.
Enfin,
le subjectivisme subjectif est celui des plus romantiques des romantiques,
celui des symbolistes comme Rimbaud qui cherche le bien et la formule,
qui vont à la
recherche d'eux-mêmes, à tâtons, dans les ténèbres du subconscient, qui ne se regardent
que dans un miroir.
Emile Zola semble avoir donné une très belle image de ces différentes représentations
de la réalité dans sa théorie fondamentale des
"Ecrans".
Dans une très longue lettre du
6 juillet 1864 à un de ses amis, Antony Valabrègue, il expose, sous la forme d'un symbole,
celui de l'Ecran,
sa philosophie de la littérature,
à travers l'oeuvre d'art,
laquelle est
semblable à une sorte d'Ecran transparent,
à travers lequel on aperçoit les objets plus ou
l
'

- 42 -
moins déformés.
Après avoir affirmé que "tous les Ecrans d~ Génie doivent être compris,
sinon aimés", Zola définit successivement les différents "Ecrans" :
"L'Ecran classique est une belle feuille de talc très pure
et d'un grain fin et solide,
d'une blancheur laiteuse.
Les images s'y dessinent nettement, au simple trait noir...
L'Ecran est,
en un mot, un verre grandissant qui.déve-
loppe les lignes et arrête les couleurs au passage.
L'Ecran romantique est une glace sans tain, claire,
bien qu'un peu trouble en certains endroits, et colorée
des sept nuances de l'arc-en-ciel...
Le mensonge de la
nature
y est plus heurté et plus séduisant.
L'Ecran
romantique est,
en somme,
un prisme,
à la réfraction
puissante,
qui brise tout rayon lumineux et le décom-
pose en un spectre solaire éblouissant.
L'Ecran réaliste est un simple verre à vitre, très
mince,
très clair, et qui a la prétention d'être si parfai-
tement transparent que les images le traversent et se
reproduisent ensuite dans leur réalité.
L'Ecran réaliste
nie sa propre existence.
Vraiment, c'est là un trop grand
orgueil...
Il est certes,
difficile de caractériser un Ecran
qui a pour qualité principale celle de n'être presque pas;
je crois cependant le bien juger en disant qu'une fine
poussière grise trouble sa limpidité. Tout objet, en passant
par ce milieu, y perd de son éclat ou, plutôt, s'y noircit
légèrement...
Toutes mes sympathies,
s'il faut le dire,
sont pour l'Ecran réaliste,
il contente ma !âison,
et je
sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité.
Seulement,
je le répète,
je ne peux l'accepter tel qu'il
veut se présenter à moi,. je ne puis admettre qu'il nous
l
' .
_
•.

- 44 -
A -
Le réalisme critique
Mais commençons par nous poser la question suivante
: qu'est-ce que le réalisme
pour le théoricien de "Art? C'est un mot en -
isme, et comme on le sait, le suffixe
nominal - isme désigne une doctrine.
Le réalisme exprime donc une tendance, un effort,
un parti pris. Pour Champfleury et ses amis dont Courbet, le réalismè est une arme de guerre,
une arme politique et sociale, et Jeurs oeuvres, par là - même, ont une certaine importance.
C'est avec une intention bien précise, par exemple, que des romanciers tels que Flaubert et
Zola étudient minutieusement la réalité. Mais avant de chercher à savoir pourquoi le mot a
pris une telle ampleur au XIXe siècle, il nous parait nécessaire d'examiner l'origine histori-
que de son emploi.
1 -
Origine historique du mot
Ce mot entre seulement dans la langue courante à propos de ceux qui désirent voir
représenter "homme avec sa défroque,
habit et pantalon.
Dans le langage de la critique
littéraire
(1),
il s'applique tant à Courbet qu'à Champfleury.
Charles Baudelaire utilise
deux fois l'expression dans sa lettre du 15 mars 1853 à Champfleury (2) :
"Champfleury,
un des principaux adeptes de l'école
dite
"réaliste",
qui prétend substituer l'étude de la
nature et l'étude de soi-même à la folie classique et à
(1) -
D'après le Robert, le mot appara it en philosophie ef1 1803 et en esthétique (Gustave
Planche) en 1B33. Davifl d'Angers l'emploie dès 1838 (Les Carnets, Edit. A. Bruel,
Plon, 1958, tome 2, p. 32,)
(2) - Nous renvoyons à I;quyra~e ,capital de Bernard Weinberg, French realism : the critical
reaction,
1830 - 1870, Chicago, The University of Chicago Libraries, 1937, p.117
et suiv.

- 45 -
la folie romantique... François Bon vin, excellent peintre,
esprit raisonnable et positif, sectaire de l'école "réaliste",
aime surtout représenter la vie de famille et les ustensiles
deménage'~
Ceux qui emploient cette expression, k ~uf:rw.t,~t 7 to'Yl'Ltvlt ~ flD.~dll.t-l
néologisme.
Il est possible, de plus, que ce mot soit senti comme d'origine étrangère (1).
A cette époque, le terme de "réalisme" était générateur des plus fâcheuses résonan-
ces.
Son contenu assez vague,
impliquant immoralité et matérialisme, fait de ce vocable
une arme de choix pour tous ceux qui,
sur d'autres points,
s'opposent farouchement :
Catholiques, Conservateurs,
Libéraux,
Républicains.
Le réalisme, épouvante des familles
peu et bien pensantes, a dû jouer le rôle aussi suggestif que diabolique de l'existentialisme,
au lendemain de la dernière guerre mondiale. Un exemple : le jeune Léon Dumont, fils
unique d'une famille opulente de Valenciennes, sorti à 18 ans du Collège, en 1835, refuse
les conditions bourgeoises de l'existence, et déclare ne vouloir devenir qu'un "philosophe
réaliste" (2).
Il est aussitôt mis au ban de sa petite ville dont il ne pourra reconquérir la
sympathie qU'après plusieurs années.
Réaction provinciale, dira-t-on. Mais en ces années,
les magistrats et une notable partie de la bonne société semblent arriver de leur province à
Paris.
(1) -
Dans une petite revue de Hambourg,
Das Jahrhundert,
Zeitschrift für Politik und
Literatur,
Gustave Lieber est amené à rappeler au sujet de Madame Bovary qualifié
de "roman réaliste" par la Revue philosophique et religieuse d'août 1857, que cette
expression est d'origine allemande: "Ein von den....Deutschen geborgter Ausdruck" ;
Jahrgang, 1858, january"':juni, p. 57.
(2) - Alexandre Buchner,
Un philosophe amateur: essai biographique sur Léon Dumont,
1837-1877, Paris, 'P. Alcan". 1884, p.12.

- 46-
Cette déplaisante réputation qui s'attache au réalisme s'explique assez:
audaces
tonitruantes de Courbet,
publication de
Madame Sovary,
suivi d'un procès qui fut, au
fond,
celui du réalisme.
Le Substitut Pinard dénonce, dans son réquisitoire la "peinture
réaliste" faite par Flaubert, puis invoque la morale qui stigmatisme "la littérature réaliste".
Sur quoi Me Senard est obligé de reconnartre, dans sa plaidoirie, que son client appartient
à "l'école réaliste".
Les attendus d'acquittement reprennent l'accusation,
par deux fois,
et insistent sur le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères. La
Gazette
de Champfleury et
Le Réalisme de Duranty émeuvent la jeunesse et, surtout,
la guident,
si bien qu'à l'été de 1857, lorsque
Les Fleurs du mal viennent d'éclore,
les
défenseurs attitrés de la morale,
jugent qu'il est bon d'infliger à cette jeunesse un blâme
solennel.
2 -
Le mouvement
Mais pourquoi le réalisme s'est-il fortement affirmé au
XIXe siècle? En voici les
raisons essentielles :
Le réalisme est une réaction contre un certain romantisme idéaliste
(caractère
du héros romantique, dégoût de la réalité quotidienne, goût des situations extraordinaires).
Trop de mots,
trop
de facilité,
trop de grimaces, tels sont, schématisés, les reproches
que font les réalistes aux romantiques. Vingt années de lamentations et d'invraisemblances
appellent une forte réaction.
-
L'outil principal du réalisme était, à ce momell't', tout à fait forgé, et grâce aux
romantiques:
nous voulons pàrler de la technique de la description, celle qui définit les
couleurs,
les formes,
les sons. les effets de lumière, les odeurs. Car les romantiques
1 .

- 47 -
(Chateaubtiand le premier!,
n'ont pas fui seulement par "imagination la terne réalité;
ils ont apporté aussi à leurs lecteurs la vision colorée et précise de pays éloignés
ou de paysages, de décors jusque-là mal regardés.
-
Les grands romanciers romantiques, Balzac, Stendhal, Mérimée, Hugo, Théophile
Gautier avaient déjà conçu le roman comme un~ reconstitution aussi parfaite que possible
de la vie:
· Balzac, par des descriptions longues et fouillées, puisque pour lui, la psycho-
logie s'explique par le milieu et transparaît dans le physique du personnage.
· Mérimée, par de légers tableaux très vivants, en pointe sèche.
·
Stendhal,
en parsemant son récit de ces
"petits faits vrais" qu'il appelait
ses pilotis.
· Hugo et Gautier, par d'immenses descriptions des formes extérieures, comme
s'ils conduisaient,
par la main,
le lecteur devant chaque détail pour lui faire sentir
la richesse inépuisable des choses.
Le réalisme n'a donc eu qu'à prendre conscience de lui-même.
-
Un fort courant scientifique oriente les esprits, à cette époque, vers la recherche
et la description de ce qui existe réellement et qui, d'après Renan, est toujours plus extra-
ordinaire et plus beau que les misérables inventions de notre imagination. La société proche
et contemporaine,
dans ses détails les plus quotidiens,
apparaît comme une réalité aussi
intéressante à représenter que ce qu'on connaît mal ou pas du tout.
l
'

- 48 -
Cependant, c'est entre 1850 et 1860 que se manifeste la volonté de définir le réalisme
en doctrine. C'est une oeuvre pour laquelle s'associent les peintres et les écrivains. Le grand
représentant du réalisme en peinture, Courbet, et l'au.teur assez médiocre de romans pure-
ment réalistes,
Champfleury,
publient,
en 1855,
un manifeste réaliste : l'art doit être
tourné vers le réel, "artiste ne doit être qu'un enregistreur.
Mais l'audace des tableaux de Courbet, la pâleur des romans de Champfleury, provo-
quèrent de nombreuses critiques. Dans un des articles groupés sous le titre Salon de 1859,
Charles Baudelaire exalte le rôle de "imagination dans l'art. Il distingue ainsi les réalistes et
les imaginatifs:
"Celui-ci,
qui s'appelle lui-même réaliste et que nous
appellerons pour mieux caractériser son erreur,
un
positiviste,
dit:
"Je veux représenter les choses telles
qu'elles sont,
ou bien qu'elles seraient,
en supposant
que ie n'existe pas". L'univers sans homme. Et celui-là,
l'imaginatif, dit
"Je veux illuminer les choses avec mon
esprit et en· proieter le reflet sur les autres esprits" (1J.
En 1860 déjà, la querelle est déclarée entre les partisans et les opposants du réalisme.
Ce n'est pas une querelle dans laquelle seuls les doctes sont engagés comme au XVIIe et au
XVIIIe siècles.
Pour comprendre l'ampleur de ce mouvement entre 1850 et 1880, il ne faut
pas en oublier plusieurs caractères importants:
(1) - Charles Baudelaire, SalolTde 1859.
1
.

- 49 -
La liaison étroite, dès l'origine, entre le réalisme pictural et le réalisme littéraire.
La révolution de 1848 marque,en effet,le début du réalisme en peinture: Millet va s'établir
à la lisière de la forêt de Fontainebleau pour peindre des paysans. Il veut, dit-il, "faire
servir le trivial à l'expression du sublime". En regardant Lës Glaneurs, L'Angelus, L'Homme
à la houe,
on saisit mieux la formule de Millet et ce passage d'une lettre de Flaubert qui
définit la même recherche de la beauté dans la simple réalité:
"Cherchons à voir les choses comme elles sont et ne
voulons pas avoir plus d'esprit que le bon Dieu. Autrefois
on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre, on
en tire à près de tout maintenant: il en est de même
de la poésie, entrayons-la de n'importe quoi,
car elle
gft en tout et partout.
Pas un atome de matière qui ne
contienne la pensée:
et habituons-nous à considérer
le monde comme une oeuvre d'art dont il faut reproduire
les procédés dans nos oeuvres" (1J.
Courbet qui est avec le romancier Champfleury,
le premier théoricien du réalisme,
expose au
Salon de 1849, L'Après-dfner à Ornans. Il peint, la même année, en 1850,
Les Casseurs de pierre et
L'Enterrement à Ornans.
Ces deux tableaux font scandale au
Salon de 1851,
de même que le tableau longuement analysé par le socialiste Proudhon
comme un chef-d'oeuvre du réalisme:
Les Paysans de Flagey (2).
C'est à ce réalisme
d'une rudesse dramatique que nous devons Félicité
d'Un coeur simple,
et dans Madame
8ovary,
le personnage de cette vieille servante qu'on récompense pour un
"demi-siècle
de servitude".
Les grosses figures rougeoyantes de Courbet sont celles des paysans de la
noce d'Emma:
(1) -
Lettre du 27 mars 1853.
(2)- P.J.
Proudhon,
Du principe de "art et de sa destination sociale, Paris, A. Lacroix et
Cie, 1875, P. 186 - 202.

- 50 -
'Tout le monde était tondu à neuf,
les oreilles s'écar-
taient des tOtes, on était rasé de près" (T J.
Ouvriers ou paysans au travail, épisodes de la vie familiale, cérémonies émouvantes,
fêtes brillantes,
joies du plein air:
c'est pour bien des années,
un déferlement dans la
peinture et dans la littérature, de ces scènes de gel')re qui ont inspiré quelques chefs-d'oeuvre
et aussi tant de banalités ridicules.
Flaubert a donné le ton dans Madame Bovary avec la
noce de campagne,
le bal au château, le repas à l'auberge, les comices agricoles, la mort
d'Emma.
Les romanciers composent des morceaux de bravoure comme on compose un
tableau.
Et dans les innombrables épisodes des romans,
les peintres trouvent des idées de
tableau et font redécouvrir au public cette réalité qu'il ne voit plus à force de la voir.
-
Autre aspect de ces rapports entre l'écrivain et le peintre: les subtiles recherches
des Goncourt dans l'art de la description qui, pour eux est:
"L 'éternisa tian dans une forme suprême, absolue, défini-
tive,
de la fugitivité d'une créature ou d'une chose
humaine" (2).
Cette vie fuyante,
ils veulent la saisir dans les nuances infinies de son aspect extérieur,
tout à fait comme une peinture dans l'illusion de la vie en composant très précisément ses
teintes.
Mais comment définir par des mots ces nuances subtiles, cette vie de la ligne qui
fait rêver le dessin
? Ce qui pour le peintre est souvent une réussite spontanée, devient
pour l'écrivain un terrible labeur. Voici un exemple de cette littérature picturale:
(1) -
G. Flaubert, Madame Bovary, Paris, L. Gonard, 1910, p.37.
(2) -
E. et J. Goncourt, Journal, Paris, Tome 3,
Flammarion et Fasquelle,
1866, p. 49.
1 .

- 51 -
"11 étudiait donc la peau, les mailles du tissu réticulaire,
ce feu vivant et miroitant sur l'épiderme, cet éclabousse-
ment splendide de la lumière, cette joie qui court sur tout
le corps qui la boit, cette flamme de blancheur, cette
merveilleuse couleur de vie auprès de laquelle pOlit ce
triomphe de chair: l'Antiope du Corrège elle-même" 01.
L'aspect social du réalisme: tout en se défendant contre l'accusation de Socia-
Iisme, Millet décrit ainsi son homme à la houe:
"Un homme tout erréné dont on a entendu le han 1
depuis le matin,
qui tOche de se redresser un instant
pour souffler" (21.
Proudhon dit que le réalisme est
"par essence l'art démocratique" ; . pour lui, Les
Casseurs de pierre de Courbet montrent la servitude de la misère: "C'est de la morale en
action"
(3),
dit-il.
Les romanciers réalistes ont bientôt conscience, eux aussi, de leur
mission. Les Goncourt écrivent dans la Préface de Germinie Lacerteux :
"Vivant au
XIXe siècle,
dans un temps de suffrage
universel,
de
démocratie,
de
libéralisme, nous nous
sommes demandé si ce qu'on appelle "Ies basses classes"
n'avait pas droit au roman,. si ce monde sous un monde,
le peuple, devrait rester sous le coup de l'interdit littéraire
et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur
,..
l'Ome et le coeur qu'il peut avoir" (41.
(1) -- E. et J. Goncourt, Manette Salomon, Paris, U. G. E., 1979, p. 210 - 242.
(2) -
Cité dans L'Ecole 'de' Bàrbiz.on, Ëd. Ides
et
Calendes,
1972,
p. 186.
(31
P.J. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, op. cit., p. 242.
(4)
E. et J. Goncourt, Germinie Lacerteux, Paris, U.G.E., 1979, p. 23 - 24.

- 52 -
Les romanciers réalistes attirent l'attention sur les souffrances des humbles.
Voici,
en quelques lignes, la jeunesse de Félicité dans Un coeur simple:
"Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échaf-
faudage. Puis sa mère mourut, ses soeurs se dispersèrent;
un fermier la recueillit et l'employa toute petite à garder
les vaches dans la campagne.
Elle grelottait sous des
,
haillons, buvait à plat ventre l'eau 'des mares, à propos
de rien était battue, et finalement fut chassée pour un
vol de trente sols qu'elle n'avait pas commis.
Elle entra
dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et
comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la
ialousaient" (1).
Même accumulation de malheurs, sans espoirs, dans Germinie Lacerteux, L'Assom-
moir,
et dans presque tous les
romans réalistes.
Zola voit dans ses peintures un remède
possible au mal social:
"Nous cherchons les causes du mal social; nous faisons
l'anatomie des classes et des individus pour expliquer
les détraquements qui se produisent dans la société et
dans l'homme.
Cela nous oblige souvent à travailler
sur des suiets gâtés,
à descendre au milieu des misères
et des folies humaines.
Mais nous apportons les docu-
ments nécessaires pour qu'on puisse, en les connaissant,
dominer le bien et le mal.
Voilà ce que nous avons vu,
observé et expliqué,
en toute sincérité;
maintenant,
c'est aux législateurs à faire naÎtre le bien et à-Je dévelop-
per, à lutter avec le.mal pour l'extirper et le détruire" (2).
(1) -
Gustave Flaubert, Oeùv'res-complètes, Paris, Seuil, 1964, p. 166 - 167.
(2) -
Emile Zola, Le roman expérimental, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 101.

- S3 -
-
La création d'un style réaliste qui envoûtera les lecteurs par des effets,
somme
toute,
faciles,
et qui élargira sûrement beaucoup le public du genre romanesque.
Mais
pour la critique contemporaine,
"artiste réaliste n'était d'abord qu'un daguerréotypeur.
Champfleury proteste contre ce jugement:
"Qu'un écrivain étudie sérieusement la nature et s'essaie
à faire entrer le plus de vrai possiblf! dans une création,
on le compare à un daguerréotypeur.
On n'admet pas
que la vie habituelle puisse fournir un drame complet" fT J.
Mais la platitude de son style justifie le reproche. C'est Flaubert qui, en 1857, avec
Madame Bovary, fait enfin apparaître le réalisme comme art. Brunetière a montré que l'art
de Flaubert était essentiellement une technique et il a analysé les procédés de ce qu'il appelle
la "rhétorique naturaliste" :
Le rayon de lumière dont on suit le trajet tout le long des objets qu'il rencontre.
La transposition systématique du sentiment dans J'ordre de la sensation.
La comparaison exprimant une correspondance intime entre les sentiments et les
sensations des personnages.
L'emploi de l'imparfait:
on immobilise le personnage dans Une attitude et on
raconte, par fragments successifs, "histoire de sa vie passée.
C'est un moyen de confondre
ensemble l'histoire de l'être humain et la description du milieu où les circonstances l'ont
placé, et d'éviter la lourdeur des récits préliminaires.
Les
tableaux
d'ensemble où
tout est entraîné dans le même mouvement,
description, dialogues, sentiments.
-
Le trait final de la description: indication précise qui situe la scène dans le temps
et termine harmonieusement le paragraphe (2).
/
'
(1) - Champfleury, Le réalisme, Pàris, Michel Lévy Frères, 1857, p.81.
(2) -
F. Brunetière,
Le roman naturaliste,
Paris, Calmann Lévy,
Paris,1883, p. 141 et
suivantes.

- 54 -
. Nous avons cité ces procédés dans le même ordre, et souvent, dans les mêmes termes
que Brunetière. Mais à quel besoin répond cette rhétorique? JI s'agit, en somme, de faire
vivre au lecteur la vie des personnages et de compenser,
par cette présence des héros de
J'action, "absence voulue du narrateur. Quand Gustave Flaubert décrit Emma se préparant
pour aller au bal, il décrit ce que voyait Charles, et cela seul a de l'importance:
"11 la voyait par derrière, dans la glace, entre deux
flambeaux.
Ses yeux noirs semblaient plus noirs.
Ses
bandeaux, doucement bombés vers les oreilles, luisaient
d'un éclat bleu,. une rose à son chignon tremblait sur
une tige mobile, avec des gouttes d'eau factices au bout
de ses feuilles.
Elle avait une robe de safran pâle, relevée
par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure" (1 J.
L'amour de Charles,
repoussé sèchement par Emma ("Laisse-moi, dit-elle, tu me
chiffonnes"), s'est exprimé pour le lecteur, dans l'énumération des détails qui le touchent.
Avec lui, pour ainsi dire, Je lecteur a admiré cette femme et a souffert de sa dureté. Tout
est non seulement décrit, mais vécu.
Le style réaliste s'est donc orienté,
grâce à Flaubert,
vers les notations subtiles,
les raffinements de mots. La réalité est évoquée, non plus par des discours, mais par le choix
d'un vocabulaire de plus en plus précis, de plus en plus coloré.
Les écrivains réalistes vont
devenir avant tout des stylistes.
Ils cherchent, sans cesse, et d'une manière souvent
fatigante,
à évoquer la sensation par le mot, par une forme inusitée de la phrase. Le réalis-
..
me, accusé d'abord de platitude, aboutit à l'outrance, et cela, pour éveiller par la peinture
de la réalité,
"intérêt et les sentiments complexes qu'éveille en nous, la vue de la réalité
elle-même. Brunetière définit ainsi le style artiste dont les Goncourt étaient fiers;
1 .
... -- .~- - --.' ..... _-- ---- -- .--... _- ---- -- -_.' --... ---_.- ..._.. ~- ...--... ------------ ------._---. -_.- -_.- _. _. -- ._-- .--_._'- -...---- .. --.- -_.,_.--.".
(1) -
G. Flaubert, Madame Bovary, op. cit. , p. 69.

- 55 -
"L'art
de
fabriquer
industrieusement ces curiosités
d'étagère où l'impuissance d'imiter et de reproduire le
réel, se tourmente, pour ainsi dire, se contourne en mille
façons et finit par s'échapper en mille inventions fantas-
tiques,
presque toujours curieuses, ingénieuses parfois,
mais naturelles, jamais" (1J.
Après avoÎr créé,
en 1857,
le vrai roman réaliste avec Madame Bovary,
Flaubert
en est resté le maître sans rival, pendant plusieurs années. A partir de 1861, les Goncourt,
conscients d'une mission précise, créent, eux-aussi, "leur réalisme", assez différent de celui
de Flaubert, et produisent régulièrement des romans où ils affirment leur manière. En 1867,
apparaît une nouvelle personnalité dans le domaine du réalisme (2), Zola,avec son roman
Thérèse Raquin.
Rappelons la polémique amicale entre George Sand et Flaubert au sujet de l'objectivité.
Réussir è s'extraire de son oeuvre a été une des grandes ambitions de Flaubert. Nous extra-
yons d'une de ses lettres è George Sand, ce passage qui exprime, è la fois, ses difficultés et
J'idéal qu'il poursuit:
"Je ne fais pas "de désolation à plaisir", croyez-le bien,
mais je ne peux pas changer mes yeux! Quant à mes
"manques de
convictions",
hélas!
les convictions
m'étouffent. J'éclate de colère et d'indignations rentrées.
(1) -
F. Brunetière, Le roman naturaliste, op. cit., p. 346.
~
(2) -
C'est à Diderot que Zola fait remonter sa doctrine. Le scientisme du Directeur de
l'Encyclopédie,
s'opposant au déisme sentimental de Rousseau,
fait de Diderot le
précurseur d'une doctrine qui prétend introduire la méthode des sciences expérimen-
tales dans la Iittér,atu.re:
"Le siècle appartenait aux naturalistes, aux fils directs de
...
Diderot,
dont les bataillons solides suivaient et allaient fonder un véritable Etat",
Le roman expérimental, op. cit., p. 117.

- 56 -
Mais dans l'idéal que (ai de l'art, ie crois qu'on ne doit
rien montrer des siennes et que l'artiste ne doit pas plus
apparartre dans son oeuvre que Dieu dans la nature.
L'homme n'est rien,
l'oeuvre tout.
Cette discipline
qui peut partir d'un point de vue faux, n'est pas facile
à observer.
Et pour moi,
du moins,
c'est une sorte
de sacrifice permanent que ie fais au bon goOt.
/1 me
serait bien agréable de dire ce que ie pense et de souli-
gner le sieur Gustave Flaubert par des phrases, mais quelle
est l'importance du dit sieur?" (1J.
Le romantique Flaubert,
bouillant de convictions, de colère, d'indignations, conçoit
pour la beauté pure de l'art une oeuvre d'où l'homme incertain, imparfait qu'il est, paraîtrait
tout à fait ·absent.
Ce n'est pas le point de vue classique. Au
XV Il e siècle,
le moi est
haïssable,
parce qu'il ne constitue pas un sujet d'étude assez vaste et assez noble.
Pour
Flaubert,
le moi,
comme n'importe quel élément,
peut contribuer à faire découvrir la
nature exacte de la réalité,
mais pour que l'oeuvre soit pure et belle,
il faut qu'elle
se présente au lecteur,
comme se présentent les oeuvres de la nature, apparemment sans
intervention humaine,
sans que le narrateur,
comme le font Balzac et Hugo,
porte un
jugement sur ce qu'il a décrit.
L'objectivité réaliste n'est destinée qu'à supprimer du texte
tout ce qui pourrait rappeler au lecteur qu'il est devant un monde crée par un auteur et
non devant un monde réel.
Zola a remarquablement exprimé cette idée dans
Le roman
expérimental :
_______________ ._ -
._. __ .
---
-
--__ ._._._ -
.
.__~
•••
. _'.0 ._.

_
(1) -
Lettre à George Sand du 20 décembre 1875.

- 57 -
"L'intervention passionnée ou attendrie de l'écrivain
rapetisse un roman en brisant la netteté des lignes, en
introduisant un élément étranger aux faits,
qui détruit
leur valeur scientifique.
On ne s'imagine pas un chimiste
se courrouçant contre l'azote,
parce que ce corps est
impropre à la vie,
ou sympathisant tendrement avec
l'oxygène pour la raison contraire.
Un romancier qui
éprouve le besoin de s'indigner contre le vice et d'applau-
dir à la vertu, gâte également les documents qu'il apporte,
car son intervention est aussi gênante qu'inutile,. l'oeuvre
perd de sa force, ce n'est plus une page de marbre tirée
d'un
bloc de la réalité, c'est une matière travaillée,
repétrie par l'émotion de l'auteur, émotion qui est suiette
. à tbus les préiugés et à toutes les erreurs.
Une oeuvre
vraie sera éternelle,
tandis qu'une oeuvre émue pourra
ne chatouiller que le sentiment d'une époque" (1 J.
Pour comprendre l'originalité de Zola,
il est nécessaire de lire le livre qu'il a consacré
à l'exposé de ses théories : Le roman expérimental. Zola ne veut plus seulement donner
une peinture exacte de la réalité.
Il veut faire comprendre par ses romans comment
se produisent mathématiquement certaines déchéances,
certains malheurs.
Il veut être
et il est souvent le théoricien du mal social:
"La science entre donc dans notre domaine,
à nous
romanciers,
qui sommes à cette heure des analystes de
l'homme, dans son action individuelle et sociale.
Nous
continuons,
par nos observations et nos expériences,
la besogne du physiologiste,
qui a continué celle du
(1) -
Emile Zola, Le rOlllan e?<p~rimental, op. cit., p. 125 - 126.
,


- 58 -
physicien et du chimiste.
Nous faisons en quelque sorte
de la psychologie scientifique pour compléter la physio-
logie scientifique,. et nous n'avons pour achever l'évolu-
tion qu'à apporter dans nos études de la nature et de
l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale" (1J.
Le naturalisme avait l'ambition d'emprunter à la science ses procédés.
Déjà Flaubert
avait annoncé la nécessité d'un art scientifique.
Avec Zola,
cette assimilation du roman
à des études de savant, atteint un point où elle devient chimérique. Dans
Le roman
expérimental,
notamment,
Zola s'inspire de Claude Bernard et de son
Introduction à
"étude de la médecine expérimentale.
Il voudrait que le romancier comme le savant dont
parle Claude Bernard, "institue son expérience" (2).
Vers 1880,
par engouement pour la science,
on passe avec Zola du désir légitime
de la documentation au postulat extravagant de l'expérimentation.
Selon Leblond,
en
consultant les ébauches de certains romans,
on se rendrait compte que cette expérimen-
tation
consiste surtout en
"hypothèses d'ordre psychologique ou social que le romancier
contrôle et vérifie avant d'en faire le récit" (3).
Il s'agit alors d'observations qui doivent
confirmer la justesse d'une idée, ou souvent même, l'erreur d'une idée.
Une autre question qui se pose au sujet du naturalisme est celle de la coïncidence
de "oeuvre d'art avec le réel.
Jusqu'à quel point l'identification est-elle poussée?
Un
roman naturaliste est-il une photographie du réel?
(1) -
Emile Zola, Le roman expérimental, op. cit., p. 16.
(2) -
Ibidem,
p. 12.
De grandes lumières venaient d'être jetées sur certains domaines de
la vie et sur les méthodes scientifiques à employer pour les étudier : le
Traité de
l'Hérédité naturelle
de Lucas
(1847-1850),
la traduction (1862) de l'Origine des
Espèces de Darwin, et surtout l'Introduction à la médecine expérimentale (1865) de
Claude Bernard. C'est· à ce d~rnier ouvrage que se réfère constamment Zola.
(3)
Commentaire aux oeuvres complètes.

- 59 -
Les romans de Zola nous prouvent bien que ce n'est pas le cas. On sait que cet écrivain
déforme les choses.
La théorie de Zola sur ce point de "identification est pourtant extré-
miste.
Il l'a consignée dans une étude, Du roman, où il estime que deux choses sont essen-
tielles pour l'écrivain:
le sens du réel et l'expression' individuelle.
JI n'admet pas d'écart
entre le réel et l'art.
JI se moque un peu de ces peintres qui voient le monde en jaune, en
violet ou en vert. En cela, il se sépare de l'esthéfique du XXe siècle. Son idéal est le sens
du réel et la vision déformée de ce qui est.
1/ critique ces romanciers qui "restent provin-
ciaux même après avoir vécu vingt ans à Paris". Ce sont les romanciers à vision provinciale
qui échouent dans les scènes de la vie parisienne. Mais Zola n'est-il pas lui-même un citadin
qui échoue dans les scènes de la vie champêtre à cause de sa vision citadine de l'univers et
dans la peinture de la religion parce que sa vision est laïque 7
Zola exaltant le sens du réel, que penser de la formule : "L'oeuvre est un coin de la
nature vu à travers un tempérament" (1 J.
Celui-ci ne déforme-t-il pas pour nous
l'univers 7 Or, Zola paraît le juger l'équivalent de l'expression personnelle.
JI cite comme
exemple d'expression personnelle,
Daudet
"dont on reconnaîtrait une page entre cent
autres",
Saint-Simon avec son style plein de vie, Stendhal avec sa sécheresse incisive. Il
admet que "écrivain doit mettre son sceau sur son oeuvre.
Cependant cette originalité
consiste dans le style qu'impose le tempérament. Chez Stendhal, "la réalité est réduite par
un tempérament logicien".
Daudet
"extrait simplement tous les éléments heureux et les
place au premier plan" (2).
C'est donc un jovial, ce Daudet, On voit, du reste, que la
liste des tempéraments sera assez rapidement close.
Quand on aura passé du nerveux au
sanguin, voire du jaloux ou rancuneux au pondéré, on aura presque fait le tour de
,.
la psychologie.
JI faut aller plus loin que Zola.
(1 J - Emile Zola, Le roman expérimental, op. cit., p. 111.
1
• •
(2) -
Ibidem, p. 213 et suiv.

- 60 -
Outre le tempérament,
en effet,
il y a toute notre expérience,
tout notre passé,
qui colorent pour nous le monde. Et indépendamment de cette expérience et de ce passé,
il yale fait que chaque âme n'est identique à aucune autre, que notre vision diffère un peu
de celle de notre prochain.
Il semble que, selon Zola, tous ceux qui ont le sens du réel,
voient le monde de la même façon, c'est-à-dire tel qu'il est,. que le tempérament inter-
vienne à la manière d'un crible et nous fasse mettre au premier plan,
si nous sommes
joviaux,
les éléments gais, si nous sommes logiciens, les rapports entre ces éléments. Or,
c'est
la
vision générale du monde qui est modifiée par notre expérience.
Lorsque
Zola évoque les mineurs,
il les considère avec les yeux d'un bourgeois charitable, épris de
justice sociale.
Le romancier Zola a sa façon particulière d'interpréter le monde.
L'esprit
épique est une qualité par laquelle l'auteur de Germinal dépasse le naturalisme. C'est cet
esprit qui contribue à donner à "univers du romancier une coloration spéciale. C'est grâce
à lui surtout que l'oeuvre est en contradiction avec la théorie.
"consiste, tout d'abord,
en une admirable évocation des masses.
Ici, Zola abandonne la documentation pour suivre
la pente de son instinct.
Il est riche de son expérience intime. Que feraient les documents,
sinon servir d'auxiliaires occasionnels?
Zola est dans son domaine,
il est roi. Doué
d'antennes particulières,
il a de tout temps,
recueilli des impressions de masses. C'est ce
vieil enchantement qui passe en lui quand il décrit la grève des mineurs. Il a un sens inné
de la
"vie unanime"
et ne fait qu'exprimer ce dont son coeur abonde. Par conséquent,
il dément le naturalisme qui est de froide observation et atteint l'idéal des grands romanciers.
Toute une école littéraire qui va de Louis Philippe à la fin du XIXe siècle et qui part
de Stendhal pour aboutir à Bourget, s'est attachée à 1'l.c1aire analyse et à la documentation.
Stendhal écrivait déjà à Balzac: "Je cherche à raconter avec vérité et clarté ce qui se passe
dans mon coeur" (1), Bourget épris de Beylisme ne pensera pas autrement.
Il s'est plus à

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(1) -
Lettre à M. de Balzac du 16 octobre 1840.

- ' . ' - ... - -"-----
- 61 -
faire la démarcation entre sa doctrine,
celle de Barrès, Daudet, Stendhal, Balzac, d'une
part; et celle de Flaubert, Goncourt, Zola, d'autre part.
Les formes du roman réaliste ou naturaliste varient selon la personnalité de l'auteur.
Il est impossible de confondre entre elles des pages de Flaubert, de Daudet, des Goncourt,
de Zola.
Ces théories,
en apparence si explicites,
ouvrent des voies à des formes d'art
assez différentes. Chacun voit et décrit la réalitê selon son propre tempérament.
B -
Une nouvelle conception du réalisme
La théorie du naturalisme était nettement insuffisante. Elle procédait d'une foi puérile
dans l'expérience et la science; elle venait de ce qu'on attribuait à l'intelligence une valeur
objective, . l'infaillibilité,
et de ce qu'on ne songeait pas à l'importance de la sensibilité,
de l'intuition, pour la découverte de la vérité. Le symbolisme, contemporain du naturalisme
en est l'antidote.
A la lourde raison discursive, à l'intelligence claire, il substitue la fuite
capricieuse des associations d'idées, les associations de notre inconscient, les dictées du rêve.
La position du naturalisme était donc précaire.
1 -
Le réalisme des années 1900
La génération suivante,
moins engouée de Balzac,
se tourne vers Stendhal.
Ces
romanciers vont dès lors s'efforcer de rechercher la vérité, non plus dans le monde extérieur
qui s'offre à leur vue, mais dans leur propre vie.
Ils s'emploient à déchiffrer le domaine de
leur âme.
Du coup,
la sensibilité est rétablie dans ses droits sans que l'intelligence soit
d'ailleurs évincée; on est un peu moins sûr de l'objectivité de cette dernière.
En étudiant
son moi, on comprend dans quel labyrinthe on s'engage. On s'aperçoit que l'intelligence est
parfois incapable de débrouiller des enchevêtrements de sentiments contradictoires et "on
devient plus modeste. Par le primat de la sensibilité, la croyance en la relativité des idées,
1 . •
le culte du moi,
Barrès est, avec Proust et Gide ses contemporains, à l'origine d'un idéal

- 62 -
d'art qui garde du naturalisme la passion de la vérité, mais qui a emprunté au symbolisme
comme à Stendhal le respect du sentiment et de l'individu. Alors que la formule du natura-
lisme était:
chercher à l'aide de l'intelligence et des procédés scientifiques la vérité,
la
formule nouvelle devient: chercher en recourant aussi bien aux sentiments et aux données
intuitives qu'à l'intelligence, sa vérité.
Barrès,
jetant le gant aux naturalistes,
a mis à la première page de Sous J'oeil des
Barbares cette nette déclaration:
"Voici une courte monographie réaliste.
La réalité varie
avec chacun de nous, puisqu'elle est l'ensemble de nos
habitudes de voir, de sentir et de raisonner.
Je décris
un être jeune et sensible dont la vision de l'univers se
transforme fréquemment et qui garde une mémoire nette
de ,six ou sept réalités différentes...
Je me suis surtout
appliqué à copier exactement les tableaux de l'univers
que je retrouvais superposés dans une conscience... C'est
ici l'histoire des années d'apprentissage d'un moi,
âme
ou esprit" (T J.
Ce portique de l'oeuvre de Barrès est le portique sous lequel ont passé les légions
triomphantes des romanciers d·aujourd'hui.
Ainsi,
au tournant du siècle, l'évolution était entrain de se faire. Sur les ruines du
naturalisme et du symbolisme, s'était édifié un art auquel on donnait, d'une façon spora-
dique,
le nom du classicisme. On était peu soucieux, "au reste de baptiser ce mouvement
qui était moins le fait d'une école que d'une époque, de manifestes que de foisonnement
spontané. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les jeones écrivains méprisaient autant le
romantisme que le naturalisme, On reprochait à ces deux écoles si opposées le mëme défaut:
(1) -
Maurice Barrès, Sous l'oeil des Barbares, Paris, Plon, 1927, p, 51 - 52.

_---- ."-------
_..
- 63 -
le manque de vérité.
Barrès accusait le naturalisme de prendre des "tableaux en trompe-
l'oeil pour des pages grouillantes de vie" (1).
Cet idéal d'analyse pathétique, véridique et sincère, une partie de la jeunesse l'accep-
tera d'enthousiasme et lui restera fidèle au cours des' années,
puis des cadets viendront
rejoindre les aînés. C'est ainsi qu'il dominera le premier tiers du siècle.
La guerre de 1914
amènera une légère oscillation dont il ne faut pas exagérer l'importance.
Proust et Gide
maintiennent la continuité.
La recherche amorcée par Les plaisirs et les jours (2), précisée
par
Le
côté de chez Swann
en 1913, va s'amplifiant dès 1918.
Le bréviaire des
Nourritures (3)
se retrouve avec quelques variantes dans
Les Faux- Monnayeurs
(4).
Tout au plus,
ceux qui ont vécu cette jeunesse de 1900, puis ont participé à la guerre et
connu les tranchées ou le lazaret n'ont fait qU'y renforcer leur réalisme,
si l'on en croit
certains témoignages.
Quant à la jeunesse de 1918,
qui n'a pas fait la guerre,
laissée à
l'abandon dans les lycées, désorientée, anarchique, elle a fait une petite crise de symbo-
lisme, et il est resté de cette aventure, dans cette génération d'inquiets adolescents de guerre,
- et même chez ceux qui n'ont pas passé personnellement par une phase de surréalisme -
un certain goût pour le fantastique qui se mêle curieusement à "analyse la plus perspicace
et qui fait le charme d'un Green.
En 1900, donc, le terrain est ensemencé. Il n'y a plus qu'à récolter. Sur cette
question,
la correspondance échangée entre Rivière et Alain-Fournier est un document
remarquable.
Ces jeunes gens se sont initiés à l'art en lisant Claudel dont Rivière admire
surtout les idées et Fournier la sensibilité poétique. Tous deux s'accordent à goûter en lui
(1) - Préface à Un homme libre J1889).
(2) - Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, 1896.
(3) - André Gide, Les nourritures terrestres, Paris, Gallimard, 1897.
1 .
(4) - André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925.

- 64 -
un observateur de la nature.
/ls remontent
de Claudel à Mallarmé pour mieux connaître
ce qu'ils croient la source de son inspiration.
Rimbaud a aussi leur faveur,
mais Rivière
finit par déceler en lui le défaut qui l'obligera à se détourner du symbolisme. De ce passage
chez les symbolistes, Alain-Fournier a conservé d'ailleurs le goût du mystère. Dès que ces
jeunes gens prennent connaissance des Nourritures, c'est bien décidément Gide qui devient
leur martre.
Rivière décrit à son ami les grandès manoeuvres à la manière de Ménalque :
"Nous partions plusieurs heures avant le jour.
La lune
était dans le ciel; et le paysage approfondi.
Oh 1 ces
marches dans l'obscurité sous la lune...
Maisons closes,
villages quittés... La petite place de la mairie et la fontaine.
On prenait l'eau dans les bidons" (1).
Alain-Fournier s'y mettant à son tour, décrit sur le même mode son pays d'Angillon où,
plus tard, il placera les aventures du Grand Meaulnes.
C'est dans cette correspondance qu'Alain-Fournier et Rivière font profession de
réalisme:
"J'ai toujours, écrit Alain-Fournier, en 1906, connu et
aimé en toi un amour presque mystique, presque epou-
vanté du -comment dire?- du réalisme... du naturalisme
-du particulier -amour qui contraste tellement avec tes
qualités de philosophe! Mon credo en art et en littérature:
l'enfance. Arriver à la rendre sans puérilité, avec sa
profondeur qui touche les mystères.
Mon livre futur
sera un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la
réalité.
"Rêve" entendu comme l'immense et imprécise
vie enfantine planant au dessus de l'autre et sans cesse mise
en rumeur par les échos de l'autre" (2).
(1) - Jacques Rivière et Al,ain:-F.ournier, Correspondance, Il (1905-1914), p. 245.
,
" ..
(2) - Ibidem, p.205-206.

- 65 -
En février 1907,
il apprécie encore en Claudel ses symboles non arbitraires et sa
"mélodie vraie comme le monde" :
"Je repose en lui mon besoin de vérité, de "réalisme",
de naturalisme,
lui seul promet quelque' chose à mon
inquiétude" (1).
Mais le 2 avril, il avoue qu'il "dévie sur le. réalisme en art" qu'il définit ainsi: "Se
faire l'âme de tout le monde pour voir ce que voit tout le monde; car ce que voit tout le
monde est la seule réalité" (2). Et il ajoute:
"C'est peut-être ;ustement par horreur du romantisme
que nous avons cru un instant au réalisme. Le premier
moyen venu nous a paru bon,
tant nous désirions être
sincères, tant nous désirions que le public rendu sceptique
par les tirades romantiques,
crût à notre sincérité...
Le
symbolisme a crié bien fort qu'il était une réaction contre
le naturalisme.
Je l'ai aimé surtout parce qu'il réagissait
contre ce romantisme dont ;e parle.
Mais pour l'aimer
ainsi il fallait avoir compris d'abord la médiocrité et
l'inanité du réalisme" (3).
Si l'opinion d'Alain-Fournier varie sur la valeur à accorder au réalisme, il n'en reste
pas moins vrai que son oeuvre est une confession qui côtoie la réalité de plus près qu'on ne
se l'imagine. Bien des passages merveilleux du Grand Meaulnes (4) ne sont pas imaginaires.
Le récit que l'on trouve dans
Images d'Alain-Fournier de l'Aventure, est dans sa vérité
nue aussi prestigieux qu'un chapitre du roman. Alain-Fournier a vécu son merveilleux avant
.-
(1) - Jacques Rivière et Alain-Fournier, Correspondance, III, 54.
(2) -
1 bidem,
p. 101.
(3) - Jacques Rivière et Alain-Four,nier, Correspondance, Il, p. 101 - 102.
(4) - Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Paris, Emile-Paul Frères, 1913.

- 66 -
de l'écrire. "a connu d'abord celle qu'il a appelée Yvonne de Galais avant d'écrire sur elle
l'oeuvre qu'il lui destinait.
Alain-Fournier s'incarnant dans le Grand Meaulnes fait le plus
souvent le simple récit véridique de ses expériences. Seulement, sa vérité n'était pas la vérité
de tout le monde.
Par la lucide et minutieuse évocation du passé, l'art d'Alain-Fournier est bien de la
nature de celui de Proust. Mais par son goût pour les qualités Jes plus nobles du caractère,
"auteur du
Grand Meaulnes a eu des disciples épris de romantisme et qui se sont mépris
sur la nature de son merveilleux, tandis que Proust sur lequel nous voudrions insister plus
particulièrement, a suscité une école d'analystes impitoyables.
Proust,
dans la partie théorique de son oeuvre,
prend grand soin de nous montrer
quelle distance le sépare deS réalistes comme les Goncourt. II' marque sa position d'une façon
nette et pathétique.
Son credo du
Temps retrouvé joint, à J'effusion d'un cantique, la
solennité et la rigueur du Discours de la Méthode.
Nouveau Luther, il ne cesse de protester contre la formule des Goncourt et en appelle
d'un réalisme moins informé à un réalisme mieux informé:
"La littérature qui se contente de
"décrire les choses",
de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur
surface, est,
malgré sa prétention réaliste,
la plus
éloignée de la réalité" (1 J.
La conception proustienne de "art est une perpétuelle réfutation de celle des naturalistes.
Proust n'a pas de prévention contre la science, mais il aime la vie, non pas la quoti-
dienne, celle qui "emmure" (2), qui nous disperse, nOtis fait émigrer à la surface de notre
moi,
mais la véritable qu'il veut recréer avec les matériaux de son passé.
Cet amateur de
(1) -
Marcel Proust, Le tf!mps r_et~ouvé, op. cit., p. 36.
(2)- Ibidem, p. 55.

- 67 -
sensations veut se sentir vivre. Or dans le train-train quotidien cela n'est pas possible, dans
le monde on "habite son épiderme" (lI. Il veut se recueillir pour mieux vivre.
Proust ne méprise pas la documentation,
lui qui ne cessait de se documenter. Mais
ses souvenirs, son expérience passée, sont sa meilleure source.
Il ne dédaigne pas l'intelligence qui, là 04 la vie emmure, perce une issue, mais à la
manière de Bergson,
il met au-dessus d'elle la sensibilité. C'est pourquoi, il préfère à la
mémoire habituelle à base d'intelligence,
la mémoire affective qui au lieu d'impressions
factives, nous donne des "impressions vraies" (2).
Enfin,
à l'objectivité du naturalisme,
à la vérité de tout le monde,
il oppose sa
vérité:
"Grâce à l'art,
au lieu de voir un seul monde, le n6tre,
nous le voyons se multiplier, et autant qu'il ya d'artistes
originaux, autant nous avons de mondes à notre dispo-
sition, plus différents les uns des autres que ceux qui
roulent dans l'infini" (3).
Selon Proust, "art des réalistes consiste à noter "apparence des choses, les détails sans
valeur,
les
événements les plus contingents. C'est ce qui ressort d'un pastiche des
Goncourt (4). Ces auteurs -dans leur Journal tout au moins- consignaient sans discernement
tout ce qu'ils apprenaient dans le monde.
Cependant Proust croit à la vérité des objets.
(1) -
Marcel Proust, Le côté de. Guermantes, Il, Paris, 1921, p.192.
(2) - Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 11.
(3) - Ibidem, p. 44.
1 .
(4) -
Ibidem, p. 22.

- 68 -
"Ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme
dans la vue elle-mdme n'empdchait pas que l'objet pût
posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait
nullement s'évanouir la réalité en un pur "relativisme" (1J.
D'autre part,
selon lui,
"idée ne peut pas être séparée des faits dont on la dégage:
"Toute impression est double, à demi engainée dans "objet, prolongée en nous-mêmes" (2).
L'idée n'est pas abstraite comme celle de Platon, elle reste concrète. Proust est plus
socratique que platonicien.
Il faut faire attention à l'emploi du terme "concret" dans l'oeuvre qui nous occupe.
Tantôt il signifie J'ensemble de la réalité sensible, et alors il s'agit d'abstraire, de ce chaos,
l'essentiel.
Un effort d'abstraction est nécessaire pour dégager la pauvre Vierge de ce triste
milieu de cafés et de suie où elle est logée. C'est une signification vulgaire du mot par laquelle
Proust se laisse tenter parfois et dont il se raille discrètement en parlant de ceux qui criti-
quaient Sergotte: "On eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disait-
on, pour signifier de plus habituel" (3).
A côté de ce concret, mélange de toutes choses qui tombent sous les sens, il y en a un
autre, désignant les objets porteurs de vérité cachée à l'étude desquels s'adonne passionné-
ment "auteur:
les chrysanthèmes de Mme Swann,
l'oeil de Legrandin,
choses au sein
desquelles se trouve "quelque essence précieuse et vraie" (4) qu'on peut en extraire, ce qui
ne veut pas dire abstraire.
Cette extraction est faite par l'intelligence aidée de la sensibilité
et garde un rapport avec l'objet, tandis que l'abstraction est l'oeuvre de la seule intelligence,
c'est un procédé qui stérilise "idée en l'exilant de l'objet au coeur duquel elle se tient.
11) -- Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 65.
(2) -
Ibidem, p.38.
1 . '
(3) -
Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs,
Paris, Gallimard,
1918, p. 109.
(4) -
Ibidem, p. 107.

- 69 -
Il Y a,
pour Proust, tout un côté psychologique dans "art. L'artiste est presque un
savant.
Il extrait de la vie ce qui a une valeur générale,
dépasse l'accidentel et il établit
ainsi des lois. Il se propose de capter dans la réalité certains gestes, certains accents qui se
reproduisent souvent, et d'en chercher leur signification.
Passant ensuite au point de vue formel, au côté proprement esthétique de "art, à la
"jolie phrase", Proust affirme que l'art ne consistè pas à faire une description exhaustive de
l'objet considéré,
mais à le comparer à un autre objet. Il ne sert de rien de décrire par le
menu le nénuphar de la Vivonne.
L'art commence lorsqu'on compare son va-et-vient
d'une rive à l'autre,
à celui d'un bac.
Ce procédé était ignoré des naturalistes. Flaubert
avait honte des images. II les supprimait le plus possible. Proust, au contraire, les recherche:
"La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain
prendra deux objets différents, posera leur rapport, ou
même quand en rapprochant une qualité commune à deux
sensations,
il dégagera leur essence en les réunissant
l'une à l'autre dans une métaphore" (1J.
Enfin, dans un domaine propre à Proust, celui du temps retrouvé, "art consiste non
pas à décrire la vie quotidienne au jour le jour ou la vie passée à l'aide de la mémoire
intellectuelle, mais à ressusciter le passé intégralement par la mémoire affective, la réminis-
cence, grâce à une saveur, une odeur, un bruit, une impression qui ont quelque chose de
"commun dans un jour ancien et maintenant" (2). Alors, comme halluciné, on est subite-
ment ramené à une époque antérieure.
Tout en vivant dans le présent,
on respire l'air
d'autrefois. C'est à ces bruits, à ces odeurs que s'applique la formule: réels sans être actuels,
idéaux sans être abstraits, puisqu'ils sont à la fois dans le pJ;ésent, donc réels et concrets, et
dans le passé, donc idéaux et non actuels.
(1) - Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 36.
l
'
12) - Ibidem, p. 13.

- 70 -
En somme,
l'art de Proust consiste dans une synthèse (au sens kantien),
dans un
rapprochement entre deux objets, dans la recherche de ce qui leur est commun:
En psychologie
notation des gestes et des propos communs dans plusieurs
circonstances à plusieurs personnages.
En esthétique
assimilation d'un objet à un autre.
Au point de vue de l'évocation du passé \\. résurrection intégrale par le moyen d'une
impression commune au présent et au passé.
Sur ces trois points,
notre auteur diffère des naturalistes qui décrivaient n'importe
quel objet sans discernement,
qui reniaient l'image et naturellement n'estimaient pas qu'il
fallût entrer en transe pour évoquer le passé.
Mais l'opposition est plutôt théorique. En
fait, Proust glisse parfois vers l'impressionnisme des Goncourt et il arrive à ceux-ci d'avoir
des envolées dignes de Proust.
Quelles sont, en somme, les différences entre le naturalisme et cet art né autour de
1900, art qui se réclame des classiques et de Dostoïevsky 7
-
Les naturalistes croyaient à la valeur de la science et de la documentation. Mainte-
nant on croit à la vie et à la nécessité d'un long contact avec le milieu qu'on veut décrire.
L'appel à la science est remplacé par celui à la vie, la documentation par le souvenir, l'expé-
rimentation par l'expérience.
-
Les naturalistes s'imaginaient que l'intelligence était nécessaire et suffisante,
faisaient profession d'impassibilité.
Or, on reconnaît que l'intelligence n'est pas infaillible
et qu'elle ne peut pas se passer de l'intuition et du sentiment.
~
Les naturalistes avaient un culte pour l'objectivité.
Ils estimaient que le devoir
de l'artiste était de s'effacer devant son oeuvre. Voici que les jeunes renversent ces austères
théories. Ils éprouvent une tendresse pour le moi et émettent le principe que toute connais-
1
.
sance commence par soi-même.
Il est remarquable que Barrès et Gide sont partis du moi

- 71 -
pour aller à autrui et que Proust étudie le snobisme de Legrandin à la lumière du sien propre.
-
Les naturalistes avaient recouru à la physiologie,
avaient contribué à "étude de
l'hérédité,
mais ils n'avaient pas poussé très loin l'analyse des sentiments.
Il y avait même
chez eux régression par rapport à certains auteurs de l'époque romantique comme Stendhal.
2 -
Le réalisme socialiste
Cette méthode de la littérature et de la critique littéraire exige la représentation artis-
tique de la réalité dans son développement révolutionnaire;
une représentation véridique
et historiquement concrète,
capable d'éduquer les travailleurs dans l'esprit du Socialisme.
C'est dire que les écrivains socialistes abordent les problèmes littéraires d'un point de vue de
classe, dans les 'conditions d'un combat historique réel, pour la démocratie, pour la libéra-
tion des classes exploitées.
Le réalisme socialiste (1)
se démarque donc du réalisme critique, en ce sens que, en
ce qui concerne la matière et l'art, il place au centre de ses préoccupations, les problèmes
de l'édification socialiste, la lutte du prolétariat, de l'homme nouveau, de toutes les rela -
tions et médiations multiples et complexes du grand processus historique de notre époque.
Il importe d'examiner "ensemble des démarches qui le sien pour parvenir à son but.
Les écrivains socialistes semblent jouer sur deux instruments: la flûte et la trompette.
La trompette est celle de Jéricho,
destinée à abattre les murailles de la cité bourgeoise et
capitaliste.
La flûte est plus volontiers citadine que champêtre et célèbre le travail de l'usine
et le sacrifice plutôt que l'ombre du hêtre et les ardeurs de Corydon.
Pour résoudre le problème de la littérature prolétal'Tl!nne,
il faut se rappeler la double
(1) -
C'est Gorki,
semble-t-il,
qui forgea le terme de "réalisme socialiste" par rapport
au réalisme critique.1

- 72 -
nature de son inspiration:
La lutte des classes.
Le poème du travail et de la peine des hommes.
Le critique qui prétendrait que chanter l'usine, "es métiers, la vie des humbles, est
indigne de l'art, paraîtrait, à juste titre, un réactionnaire démodé. On tombe généralement
d'accord,
aujourd'hui,
qu'il n'y a pas de matière trop vulgaire pour l'art.
La matière est
indifférente. L'art est l'esprit qui souffle sur elle et lui confère la beauté.
Les difficultés commencent à propos de la lutte des classes et de ses rapports avec
"art.
Est-ce rester fidèle à l'art que d'attaquer l'adversaire politique? Sur cette question
on trouve de nombreux témoignages dans la revue
Europe. Ainsi,
Léon Moussinac nous
présente la pure doctrine socialiste :
"Pourquoi s'obstinerait-on
à
séparer arbitrairement
l'homme, l'artiste et le partisan?" fT J.
Pour lui, l'art doit être mis au service d'un parti.
Restent alors à régler les questions
de détail.
Les écrivains bourgeois connaissent tous les secrets de l'art. Ce sont des "techni-
ciens".
Les ouvriers aux mains calleuses,
ne sont pas habitués à manier la plume.
Que
faire?
Il faut, soit former des écrivains ouvriers, soit convertir au Socialisme des écrivains
petits bourgeois.
Le Congrès de Kharkov, dans sa tranchante résolution, veut recourir aux
deux moyens et blâme les camarades qui se méfient du talent des correspondants ouvriers
ou de la capacité prolétarienne des écrivains bourgeois convertis.
Aux militants marxistes orthodoxes,
s'opposent les écrivains sympathisants qui ne
peuvent concilier l'art avec la propagande communiste. C'est le cas de Jean Guéhenno qui
~
affirme qu'il n'y a
"pas plus ee culture marxiste qu'il n'y a de culture catholique" (2).
(1) ... Léon Moussinac,
"le réalisme socialiste", revue Europe, Edit. Rieder, 1936, p. 184.
l '
(2) - Jean Guéhenno,
"Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution, revue Europe,
Edit. Rieder, 1331, p.203.

· .... _---- -------
- 73 -
La culture, pour lui, est quelque chose de plus vaste, un humanisme qui tient compte de
tout
ce
qu'a
pensé
l'élite de l'humanité : "L'esprit de Socrate vaut bien l'esprit
, .
de Lénine" (1). L'art et la doctrine communiste n'ont rienq, -JO,YI'un avec l'autre:
"Pour vaincre un dogmatisme bourgeois, créer un dogma-
tisme prolétarien, c'est se livrer à des pratiques de guerre.
Ce ne sont pas des principes de culture" (2).
E. Berl est en désaccord avec Guéhenno sur le point de la culture.
Il n'y croit guère,
et surtout pas à l'humanité des humanités.
L'art auquel il se rallie, n'est pas celui
des psychologues, amants de la réalité invisible, mais celui des réalistes, formule - Zola,
qui croient alJx faits. Et ce qu'il exalte en Zola, c'est précisément le
"Naturalisme qui ne peut être mis au service d'une
politique ni d'un parti" (3).
Par ce rejet de la politique, Berl rejoint Guéhenno. Mais ici interviennent de dialec-
tiques nuances. Etre partisan, ce n'est pas "disqualifier le Capitalisme", c'est "qualifier le
Communisme".
L'artiste, lui, doit se borner à "disqualifier le Capitalisme". Berl estime
qu'on ne comprend que ce que l'on nie ou disqualifie, car bien que ne voulan~rrêter au
Communisme, il procède selon la pure dialectique matérialiste et hégélienne préconisée par
Moscou et où l'antithèse joue un grand rôle. Si Zola décrit bien la France de 60, c'est qu'il
refuse franchement la France des années 60. Comprendre, c'est nier. Voilà un charmant
paradoxe.
Si comprendre la bourgeoisie c'est la nier,
comprendre le peuple serait-ce le
nier?
..
En somme,
Guéhenno et Berl hésitent à identifier l'artiste avec le paysan,
mais
(1) -
Jean Guéhenno,
"Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution,
revue Europe,
Edit. Rieder, 1331/ p.. 2DS."
(2)
. Ibidem, p. 200.
(3) - Emmanuel Berl,
"Premier pamphlet",
revue Europe,
Edit. Rieder,
1929, p. 64.

- 74 -
pensent que l'artiste peut, et même doit être révolutionnaire, non conformiste, libre dans
ses jugements.
Il est assez difficile de prendre position entre tant de séduisantes théories. Les
partisans de l'art à tendance politique,
patriotique,
religieuse ou philosophique, de l'art
au service d'un dogme, pourront toujours évoquer les Anciens. De Démosthène à Cicéron,
.
de Thucydide à Tacite,
d'Hésiode à Lucrèce, 'de Pindare à Lucain, ce qui est surtout en
jeu,
c'est la vie de la cité, si ce n'est la doctrine d'une secte philosophique. Pourtant, à
régarder de plus près, l'art, chez ces auteurs, est à part. Ce qui est saisissant chez Tacite,
par exemple,
ce ne sont pas ses insinuations calomnieuses contre Tibère ou Néron, mais
la façon dramatique de présenter les personnages.
Il s'est plu à cette vision d'Agrippine
débarquant à Brindes, en portant dans ses bras, l'urne qui contient les cendres de son mari.
Dans la chronique, dans son souvenir, il a su faire le choix des scènes les plus pittoresques.
Suétone n'arrive pas comme lui à tirer des événements leur poésie.
L'art,
l'art digne de ce nom (et qui est autre chose que la technique à la recherche
de laquelle les communistes se mettent),
procède d'un désintéressement poétique, d'une
contemplation.
On
peut
être
partisan,
homme
d'action
et parfois s'arrêter d'agir,
contempler les événements. Cette capacité n'est jamais le résultat d'un enseignement.
Apprendre à un ouvrier à tenir correctement sa plume,
ne sert de rien, s'il n'est pas un
poète capable d'abandonner parfois l'action pour la contemplation. Il n'est donc pas possible
d'être artiste en tant que partisan. La concomitance de ces deux qualités parait aussi impos-
sible qu'il est à un plumage blanc d'être noir.
Une ligne de démarcation s'avère nécessaire.
-
L'art doit-il être au service d'un parti?
Non.
L'art peut-il être à l'origine d'un
idéal politique? Oui.

- 75 -
Différence entre pouvoir
et
devoir d'abord. Un artiste n'est pas
artiste
sur commande.
Différence
entre
parti
et
idéal
ensuite.
Seul
l'artiste
libre
est
original.
Si
,'on
supprime
liberté
et
originalité et
qu'on
les
remplace
par
la soumission a
une
doctrine
et
le
calque
d'un
dogme,
autant dire
qu'on
assassine J'art.
Différence
enfin
entre
sen(Îce
et
origine.
Une
insatisfaction,
une angoisse peuvent être, chez un homme a tempérament d'artiste, l'origine
d'une conception personnelle du monde. Son oeuvre reflètera cet état d'esprit.
Mais
le
jour

cet
artiste
prétend qu'il
détient
la
vérité
et
essaie
de
J'imposer aux autres, alors il devient le philosophe intransigeant, le politicien
fanatique.
Si
l'art en général, où
domine la contemplation,
n'a rien a voir
avec la politique qui tend a l'action, l'art réaliste en particulier, contempla-
tion
du
monde qui
nous est donné,
ne peut se concilier avec la politique,
proposition
de ce qui doit être selon un idéal préconçu, a moins qu'on ne
joue
sur
les
mots
et
qu'on
n'appelle
réalisme
non
j'étude du
réel,
mais
la tendance d'un idéal a se réaliser.
v - IMPOSSIBLE REALISME
Résumons-nous: si nous interrogeons ces auteurs qui se prétendent
réalistes,
nous trouvons des jugements de ce genre : il faut
voir
les choses
telles
qu'elles sont.
Stendhal, selon Bourget
voulait
"voir clair dans ce qui
est".
Par
conséquent,
les
opinions
esthétiques
des
divers
romanciers
que
nous avons passées en revue, peuvent être formulées de la manière suivante:
rendre compte de ce qui est, avec le plus de vérité et de précision possible.
Ces
auteurs
indiquent
nettement
par
la,
leur
tendance,
leur
préférence,
et
ils
se
séparent
d'une
attitude
littéraire

l'idéalisation et
l'invention
sont exclues.
Cependant,
tous ces écrivains se leurrent, car
il
n'y a pas d'art
sans
transposition.
1\\
convient
d'écouter,
a ce,.. propos,
Maupassant
dans
la
Préface de Pierre et Jean (1887) :
"Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète
du
vrai,
suivanr
la
Logique
ordinaire
des
laits.
ct non fi Les transcd rn servi]emC'nt dans le r)(~lC'-m(.Le de
leur" succession ... ChAcun df' nous fait ... simplf'menl
une
1 . •
illusion
du' monde.
illusion
poétique,
sentimentale.
joyeuse. mélancolique. sal(> OU lURubre suivant S;I naturt'.

- 76 -
Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire fidèle-
ment cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a
appris et dont il peu t disposer" (1J.
Maupassant marque ainsi fortement les transformations successives que subit la réalité
extérieure,
d'abord quand elle traverse la conscience du romancier et se charge d'éléments
"subjectifs", puis quand elle est traduite par 161 langage.
L'art n'est pas la nature; c'est la
nature modifiée par la personnalité de l'artiste à travers quoi elle se réfracte. Selon Kant,
ce que l'on perçoit, ne coincide jamais exactement avec ce qui est. Cet être que nous
essayons de cerner, nous ne l'atteignons jamais. La chose en soi, cachée derrière le phéno-
mène,
est inaccessible,
parce que nous projetons sur elle,
les formes à priori de notre
sensibilité, celle de l'espace et du temps. S'il n'était question que de l'espace et du temps,
ces formes étant inhérentes à l'esprit humain, communes à chacun de nous, nous pourrions
passer outre, et admettre pour notre commodité, qu'elles sont inhérentes à la chose.
Mais
il Y a un autre fait.
Nous projetons sur cette chose en soi, les schèmes de nos sentiments
et, surtout, les schèmes mouvants de notre expérience et de notre passé, notre expérience
de plus en plus Jourde ou riche, notre passé à nul autre pareil. C'est pourquoi, il y a autant
de visions de l'univers que d'êtres.
Beaucoup d'esthéticiens ont démontré qu'il faut faire une distinction entre l'art et la
nature. C'est le cas d'Henri Delacroix dans son ouvrage La psychologie de l'art. Cet auteur
affirme avec Hégel que l'art (comme la science et la religion) est la "création d'un monde
où l'esprit s'épanouit",
que,
dans J'art,
"la nature se retrouve comme esprit", que "art
enfin est
"un mouvement du développement de l'esprit".
Il cite, à propos, le jugement
-
d'Hégel:
l
'
(1) -
Guy de Maupassant, Préface' de Pierre et Jean, Paris, Edit. Garnier, 1959, p. 12-13.

- 77 -
"Les formes de l'art renferment plus de réalité que les
existences phénoménales du monde réel" (1).
L'art substitue,
selon Delacroix,
à une perception utilitaire de la vie et des choses,
une perception visionnaire:
"Alors que l'animal reste dans le plan du réel, l'homme
réussit à s'en arracher, et pose lIe réel... comme un
tableau...
Le tout était de superposer momentanément
à la réalité effective une production puremènt mentale
de cette réalité, et de l'examiner sans s'occuper de la vraie
réalité et sans agir immédiatement dans celle-ci" (2).
De cette façon,
l'art n'est jamais copie de la réalité,
pas plus que la science.
Les
naturalistes qui estiment copier la nature se trompent.
Ils ne la copient pas. D'autre part,
les idéalistes qui croient avec Platon à la réalité des idées (abstraites)
se trompent tout
autant.
L'idée n'est jamais détachée de la nature.
Elle n'existe pas en soi. Elle n'est que
le résultat du travail de l'esprit sur la nature et du choix que l'esprit fait de ce qui lui convient
dans J'ensemble des choses.
Il y aurait ainsi autant d'univers idéaux qu'il y a d'artistes,
chaque être faisant son choix à sa manière:
"La réalité empirique est complétée par plusieurs systèmes
de réalités idéales" (3).
Delacroix dénonce à la fois l'erreur des réalistes et celle des idéalistes qui s'imaginent
que l'art existerait tout à fait dans la réalité empirique ou dans la réalité transcendante, et
pensent qu'il ne reste qu'à copier fidèlement la nature ou le monde des idées. Au contraire,
l'art est toujours une création de l'esprit.
La différence qu'il y a entre les naturalistes et les
~
idéalistes,
c'est que,
pour les ,premiers, l'idée naît presque immédiatement au contact du
réel, alors que chez les autres, le travail intérieur est beaucoup plus important.
(1) -
Henri Delacroix, U psychologie de l'art, F. A\\can, Paris, 1927, p. 84.
(2) - 1bidem, p. 90 - 91.
(3)-lbidem, p.81.

- 78 -
Ce qui est en caUse ici,
c'est l'épistémologie,
à savoir la valeur objective et exacte
de la connaissance matérialiste,
et même de façon plus simple,
la possibilité d'un savoir
vrai sur le réel.
Sans nier, d'emblée, la possibilité d'établir Un rapport du phénomène au
noumène,
il reste que, ne connaissant jamais rien d'autre qu'un des termes de la relation,
la conscience se trouve dans l'impossibilité d'affirmer quoi que ce soit de certain,
quant
au deuxième terme,
la relation elle-même relèvant de l'ordre de l'hypothèse. Ainsi, non
seulement l'existence du réel doit être supposée, mais de plus, sa connaissance précise par
l'homme ne peut être que présumée.
Mais ce n'est pas tout. A supposer un savoir vrai sur le monde, il semble fort douteux
que le langage puisse le reproduire. Il y a d'abord une impossibilité théorique prélinguistique
à la reprodu.ction du réel:
celui-ci étant unique,
on est forcé de concéder que tout ce
qui se répète est irréel,
et que l'idée même de reproduction de la réalité est une aporie.
Si l'on veut, c'est dire que le réalisme ne peut être qu'illusion. Or, le langage offre un très
pauvre instrument pour susciter un mirage vraisemblable du monde phénoménal. Le carac-
tère abstrait, logique, discontinu, linéaire et successif du discours, ne semble s'accorder en
rien avec l'impression concrète,
inorganisée,
sans faille,
englobante et simultanée de la
manifestation sensible. Déjà, Taine avait remarqué au sujet de Balzac:
"Une description n'est pas une peinture... Ces compila-
tions ne font rien voir .. .. , l'énumération de toutes les
étamines d'une fleur ne nous mettra jamais dans les yeux
l'image de la fleur" (1J.
-
(1) -
Hyppolyte Taine,
Nouveaux essais de critique et d'histoire, Paris,
Hachette, 1865,
p.83.

- 79 -
Alain Robbe-Grillet va plus loin,
en faisant remarquer que,
plus la description
s'exaspère à serrer de près les détails,
moins le lecteur arrive à se représenter, de façon
satisfaisante,
les objets décrits,
l'accumulation brouillant
les axes de référence.
Or, à
refuser l'exhaustivité des détails, on abandonne la tentative de récréation du perçu qui pour
être exacte, doit être complète.
Rigoureux cercle vicieux. On en dirait autant du portrait
ou de la narration.
Le soliloque ou le dialogue apparaissent-ils plus susceptibles de réalisme
que la psychologie de l'inconscient ou la troublante
"sous-conversation"
exploitée par
Nathalie Sarraute 7
Le débat d'une grande complexité n'est pas clos d'ailleurs, puisque Roland Barthes,
par exemple,
a réexaminé les données du problème dans Essais critiques et Le degré zéro
de l'écriture, ses composantes sociales, les sophismes qu'il cache: les choses et le langage
sont deux réalités que Barthes oppose radicalement,
la seconde ne pouvant être l'image
"fidèle" de la première:
"Le réalisme, ici, ce ne peut donc être la copie des choses,
mais la
connaissance du langage ;
l'oeuvre la plus
"réaliste" ne sera pas celle qui "peint" la réalité, mais
qui,
se servant du monde comme contenu (ce contenu
lui-même est d'ailleurs étranger à sa structure, c'est-à-
dire à son être) explorera le plus profondément possible
la réalité irréelle du langage" (T).
Le réalisme est donc impossible, ou plutôt,
il n'est pas ce que l'on croyait (2). Ceci
montre le problème crucial de la
"mimesis"
sur lequel
écrivains, historiens et critiques,
(1) -
Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 164.
(2) - Voir Poétique, 16, Paris, Seuil, 1973.

- 80 -
s'acharnent depuis Platon et Aristote,
et l'ambiguïté sur laquelle repose toute pratique
littéraire: deux conceptions s'affrontent ici: la littérature copie de fait le réel, la littérature
ne renvoie qu'à elle-même. Dans quelle mesure peut-on parler de réalisme au sens
d'imitation de la réalité 7 A défaut de fournir une réponse, peut-elle être autrement que
polémique,
voire terroriste,
ou toujours différée,
certains critiques tentent d'inventorier
les procédés qui constituent des critères du discoors réaliste:
La motivation psycholoqique.
La référence à du connu.
Les modèles descriptifs.
La motivation systématique des noms propres.
Le flash-back.
La prédiction, etc... (1).
Dans une autre perspective,
la socio-critique vise à élucider moins la relation entre
le roman et la réalité sociale qu'entre le roman et le discours que la société tient sur elle,
"l'univers hors-texte" qu'il suppose et auquel il se réfère.
VII -
RECHERCHE
D'UNE DEFINITION
Peut-on facilement conclure, à ce stade de notre réflexion, qu'il n'y a pas de réalisme
et renvoyer tous les auteurs coupables à leurs écritoires et les critiques égarés à la réflexion
philosophique?
Ce serait négliger un fait fort important:
cette illusion aux multiples
mécanismes truqués, existe. Quelle que soit la fausseté de ses prétentions, quelque chose a
cours qu'on baptise "réalisme". Convenons donc que la formule chère aux romanciers
réalistes: "dire ce qui est" est pour le moins empirique.
Proposons une opinion plus
nuancée:
1 .
(1) -
Philippe Hamon,
"Un discours contraint",
in Poétique,
16, op. cit., p. 441-445.

,"w..
cw
- 81 -
-
Si "on se place au point de vue de l'artiste,
ce qui importe, c'est de bien faire
sa peintute,
se soumettre à l'objet, lui être fidèle. L'artiste exprime, par là, sa foi dans
l'objet.
S'il se mettait à douter,
il passerait dans l'autre camp,
comme un croyant qui
devient athée.

-
Si l'on se place aU point de vue du critique,
on pourrait tenter de définir l'art,
par la fidélité à un monde intérieur, projection dans l'âme de "artiste, de ce que lui offre
la vie. L'artiste réaliste est fidèle à cette image en lu i de la téalité.
Une telle définition a l'avantage de ne préjuger de rien sur l'essence intime du modèle
extérieur, essence qui se dérobe toujours à nous. A celui-ci, nous substituons notre inter-
prétation, un modèle intérieur; cette définition évite l'assurance téméraire de "ce qui est".
Il est évident que le modèle,
ici, n'est pas un monde fictif sorti tout entier du cerveau de
l'artiste.
Un romancier réaliste ne se proposera pas de décrire les sentiments de l'homme
qui a perdu son ombre, ou les heurs et malheurs de "âme dans l'autre vie. Il prendra plutôt
pour modèle,
tout ce que lui présente le monde où il vit et s'y tiendra étroitement.
Il
s'intéressera à ce que l'on pourrait appeler le monde extérieur,
c'est-à-dire la nature,
la création des hommes
(les villes et les machines),
les relations entre les hommes
(les
sociétés,
les moeurs).
Le monde intérieur aussi suscitera son attention : son âme, "âme
d'autrui,
ce monde intérieur qu'est le monde de l'individu.
L'essentiel est que cet écrivain
ait le désir sincère d'être un témoin véridique. Mais l'intention ne suffit pas. Certaine imagi-
nation déréglée peut jouer de mauvais tours à l'écrivain le plus sincêrement réaliste. Zola
,..
en a été la victime,
et ceux qui.pratiquent l'introspection, ont quelquefois de singulières
défaillances, en dépit de leur sincérité.
1 .

- 82 -
-
Si l'on se place au point de vue du lecteur, l'impossibilité de connaftre objecti-
vement le monde ne pose, en pratique, aucun problème, parce qu'à une époque donnée,
une société, un groupe social donné, s'entendent implicitement sur une vision de "univers,
considérée par les membres du groupe comme réalité.
En fin de compte, le réel apparaft, comm~ ce qu'il est convenu de considérer comme
tel, et toute l'argumentation philosophique qu'on voudrait imaginer, n'y peut rien changer.
Il suffit d'une identité de vision entre l'auteur et ses lecteurs pour que le tour soit joué,
sans qu'il faille tenir compte d'une vérité absolue.
De mëme, le pouvoir pour le langage de reproduire la perception globale du phéno-
mène,
dépend d'une entente implicite entre les différents usagers du système linguistique.
Entente dont parle
Jean-Paul Sartre dans le premier chapitre de
Qu'est-ce-que la
littérature, et qui conduit écrivains et lecteurs, à négliger la structure signifiante du langage,
pour s'attacher directement aux signifiés qu'il véhicule. Le seul problème qui se pose,
est de
neutraliser suffisamment le style pour qu'on puisse l'oublier, grâce à un traitement conven-
tionnel et sans surprise de la forme, et ainsi de traverser un discours "transparent" à la
recherche d'un "sens".
Quant au problème de la fiction artistique,
pour le résoudre, il suffit de s'attacher
de près au sens des mots:
réaliste ne veut pas dire réel, mais semblable au réel, qualité
qu'on peut conférer même à l'imaginaire pourvu qu'il soit soumis à des contraintes
semblables à celles qui déterminent la réalité.
Nous venons de procéder ·au rappel des principales étapes de l'évolution du concept
de réalisme en littérature, en en proposant une définition, afin de prévenir toute confusion,
tout malentendu et toute querelle hors de propos.
Il importe, dès à présent, d'examiner ses
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- 83 -
divers aspects dans les oeuvres romanesques africaines, à partir de trois sortes de questions
qui sont, en réalité, complémentaires:
Quels sont les aspects du réalisme dans le roman africain de langue française 1
Par quels éléments structurels de ce roman, les romanciers noirs traitent-ils de
préférence les aspects de cette réalité 1
-
Par quels moyens, quelles voies, quels 'procédés et techniques, réussissent-ils à
communiquer ce que Roland Barthes nomme
"l'effet du rée''',
fruit de "illusion
référentielle 1
En d'autres termes, comment les romanciers noirs ont, d'une façon
spécifique, recours au réalisme 1
La formulation de la problématique semble suffisamment claire et précise: on ne se
contentera pas de se demander si les oeuvres à étudier sont réalistes; bien au contraire, on
s'efforcera de montrer comment les auteurs de celles-ci s'y prennent pour les rendre
réalistes; autrement dit,
on cherchera à mettre l'accent,
chez les romanciers africains,
sur ce que "on pourrait appeler le côté artisanal de leur création:
L'agencement des éléments multiples du roman africain.
Son évolution.
Ses diverses orientations.
Ses rapports avec la littérature orale traditionnelle.
-L'utilisation d'une certaine forme de narration et les ressources que les romanciers en
tirent.
Le dessin des personnages, etc...
Cette étude,
croyons-nous,
n'avait jamais été faite,
si ce n'est fragmentairement.

----._._----
.... _...._.....
- 84 -
Mais avant de chercher à répondre à toutes ces interrogations, il nous paraît nécessaire
d'indiquer la démarche qui sera la nôtre durant tout ce travail.
Dans son "Introduction à l'analyse structurale des récits", Roland Barthes explique:
"De même que la linguistique s'arrête à la phrase, l'analyse
du récit s'arrête au discours: il faut ensuite passer à une
autre sémiotique" (1).
Cette analyse structurale des récits, on le sait, se fonde sur une règle d'immanence.
Le récit est considéré comme une totalité pourvue d'une signification intrinsèque. On part
du texte et on revient au texte.
Il s'agit d'un monde à distance qui doit contenir, en lui-
même, les principes de sa cohérence. Mais on est tenté de se demander si ce monde
à distance, ce monde autre, produit par le texte, afin que nous puissions y entrer, afin que
nous puissions en parler, d'une manière ou d'une autre, n'est pas en relation avec le nôtre.
C'est ce que pense Michel Butor pour qui l'espace (ou le temps) que le roman va déployer
devant notre esprit:
"S'insère dans l'espace réel où il apparaÎt,
où je suis
entrain de le lire" (2).
Une question revient immédiatement à l'esprit: peùt-on analyser le fonctionnement
de ce monde fictif, sans tenir compte de ces relations, sans rendre compte de cette
insertion?
Certains autres critiques s'accordent à reconnaître que ce qui s'offre dans "oeuvre
romanesque est d'un ordre différent de ce qui se donne dans la réalité; il est, par conséquent,
illégitime d'établir des rapports entre l'oeuvre et la réalité"lui lui est extérieure. C'est ce que
(1) -
Roland Barthes,
"Introduction à l'analyse structurale des récits", Communication,
8, Paris, Seuil, 1969, p.22.
(2) - Michel Butor,
"L'espace du roman",
in
Répertoire Il, Ed. Minuit,
1964, p. 43.

- 86 -
Le statut du monde romanesque est, par conséquent,
lié chez "un et l'autre de ces
deux théoriciens à celui du narrateur. On peut constater dans les deux cas que la dispari-
tion du sujet réel du message est corrélative de la négation du rapport au monde réel. Kate
Hamburger conserve et affirme même, avec insistance, la fonction mimétique de la fiction
épique, alors que Roland Barthes va jusqu'à la nier.
Mais il importe de comprendre l'affirmatio~ selon laquelle l'auteur matériel d'un récit,
ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce récit, comme une prescription métho-
do logique.
Ces deux critiques définissent la logique interne du récit, afin de le distinguer
des autres formes de la communication telles que le récit historique,
les lettres, les repor-
tages,
etc...
L'avantage qu'ont ces conceptions,
c'est de dénoncer les illusions réalistes naïves
qui ont longtemps encombré la critique des romans. En faisant de l'écart qui sépare "oeuvre
du monde une rupture radicale,
le théoricien force le critique à tourner son attention vers
ce que l'oeuvre dit et seulement ce qu'elle dit (1 l, et surtout, à tenir compte du fait qu'elle
dit quelque chose,
justement,
parce qu'elle est une oeuvre:
une production textuelle.
Ces théories s'inscrivent dans ce :
"Mouvement général de pensée contemporaine,
critique
et créatrice qui ne s'occupe plus des rapports du roman
à la réalité,
mais se demande ce que le roman fait du
langage et comment il devient littérature" (2).
Mais quelles sont les conséquences critiques que peuvent entraîner de telles concep-
tions? Qu'il nous suffise d'en citer seulement deux :
~
(1) - Ce qui ne signifie pas,
bien sür, que sa signification soit univoque,
puisqu'il s'agit,
au contraire, d'être attentif à l'ambiguïté de "oeuvre.
/ .
(2) -
Dresden Dr. S, Wereld in Woorden.
Beschouwingen over romanhurst,
Bert Bakkerl
Daamen, N. V. La Haye, 1965, p. 125.

- 87 -
Si comme le souligne Roland Barthes,
le langage tout seul peut se substituer aUx
deux instances que l'on peut croire essentielles à toute expérience littéraire, le sujet et le
monde, on voit mal comment l'on peut distinguer les oeuvres les unes des autres, ou déter-
miner les fonctions de ce langage dans un texte particulier.
-
Si d'autre part, il est illégitime de rattacher le monde de l'oeuvre à celui
.
de l'écrivain et à celui du narrateur,
on ne voit pas très bien quel intérêt on peut encore
trouver à la lecture des oeuvres romanesques, ni comment il est possible de porter sur elles
un regard critique. Comme le souligne si bien Michel Butor, à propos de ses propres livres,
on apprend dans un roman:
nA lire la réalité et l'auteur lui-même...; au bout d'un
certain nombre de chapitres on commence à comprendre
quel est le démon qui s'agite derrière ces grilles, quel est
l'animal qui est caché dans cette cage; au bout d'une
centaine de pages,
le lecteur sensible et intelligent a
commencé à déchiffrer le langage qui lui permet de
prendre à partie l'auteur" (1 J.
Nous n'avons pas besoin, il est vrai, de connaître l'auteur pour comprendre et aimer
son oeuvre,
puisque,
si cela était nécessaire,
nous ne pourrions pratiquement pas lire des
romans.
Mais si l'on peut, à la rigueur, se passer de tout recours à l'auteur réel du récit,
on voit mal, en revanche, comment on pourrait se passer de tout recours à ce que l'on sait
du
monde extérieur au roman. Il faut bien reconnaître, en effet, que le roman n'a le
"singulier pouvoir"
(2) de rendre les objectifs absents qat! dans la mesure, justement, où
il a aussi le pouvoir de les rendre présents.
1 .
,
(1) -
H. Charbonnier, Entretiens, 'Paris, Gallimard, 1957, p.79.
(2) -
Michel Butor, "Le roman et la poésie", Répertoire Il, op. cit., p.8.

h
• • ."né.
- 88 -
En ce qui nous concerne.
nous aimerions revenir à une conception plus naïve. ou,
tout aU moins. moins radicale de l'autonomie de l'oeuvre littéraire. Ce qui se passe dans le
récit.
est du point de vue référentiel.
réel. Certes. le romancier ne dispose que de mots.
mais cela ne doit pas conduire le critique à méconnaître la fonction dénotative du langage
romanesque et à nier toute fonction mimétique à la fiction narrative.
Comme l'affirme
encore. avec force. Michel Butor:
"Parler.
c'est toujours parler de quelque chose.
Dire.
c'est toujours dire quelque chose. Nous pouvons étudier
le dire. en oubliant le quelque chose,
en laissant dans
l'ombre le quelque chose. mais à partir du moment où
nous nous détacherions complètement de ce que dit le
l!1ngage.
alors.
le langage lui-même disparaÎtrait.
s'évanouirait complètement.
Nous n'aurons absolument
plus rien dans les mains" (1J.
Si le romancier sait qu'il travaille sur les mots et non sur les choses. il sait que:
"Son inspiration ne vient pas d'en dehors du monde...•
il sait que son inspiration. c'est le monde lui-même en
train de changer.
et qu'il n'en est qu'un moment, un
fragment situé dans un endroit privilégié. par qU/~ par
où l'accession des choses à la parole va avoir lieu" (2J.
Si le critique sait aujourd'hui qu'il travaille sur un texte.
il sait aussi que ce texte
s'insère dans un contexte dont il n'est lui-même qu'un moment, un fragment par qui. par
où le dire de ce texte atteindra "d'autres oreilles que les silmnes" (3).
(1) - G. Charbonnier, Entretiens,
op. cit., p. 239.
1 . •
(2) - Michel Butor, "Le roman 'et la poésie", Répertoire Il, op. cit., p.26.
(3) - Michel Butor, "Le critique et son public", Répertoire Il. op. cit., p. 134.

- 89 -
Notre démarche sera donc constituée, dans un premier temps, par ce que nous
appellerons une approche extra-textuelle du roman africain. Dans cette perspective, nous
ferons dépendre le sens de notre corpus d'un hors-texte, d'un espace extra-textuel.
L'étude de nos oeuvres narratives sera tournée vers l'extérieur: c'est le contexte politique,
social,
économique et culturel,
susceptible de nous faire comprendre davantage la réalité
africaine que les écrivains se proposent de décr'ire.
Parce que l'oeuvre y a des référents
précis, c'est-à-dire la chose dont on parle. Et c'est avec raison qu'Albert Léonard souligne:
"Certains écrivains sont liés aux circonstances qui ont
entouré leur création. Même si nous acceptons le point de
vue de Proust qui affirme qu' "un livre est le produit d'un
autre moi que celui que nous manifestons dans la société",
il n'en reste pas moins certain que chez de nombreux
écrivains l'oeuvre ne peut se séparer de l'homme.
Qui
peut comprendre Villon sans étudier le milieu où il a vécu,
pénétrer dans l'oeuvre de J.J. Rousseau sans se préoccuper
de son enfance malheureuse et de sa vie aventureuse,
séparer Pascal du milieu janséniste.
Valéry lui-même a
dû édulcorer dans son étude sur Verlaine et Villon, ce que
certaines de ses affirmations avaient de trop catégorique.
Que serait Montaigne sans Plutarque et Sénèque, Racine
sans Port-Royal, Stendhal sans l'Italie?" (1).
Cet extérieur,
ce sont encore les éléments vérifiables ou les références à une réalité
extérieure,
le vraisemblable ou les techniques d'illusion.
Empirique,
cette démarche se
laisse guider par le texte pour poser ses questions. Pour les- formuler et pouvoir y répondre,
elle utilisera cependant deux moyens: les concepts qui lui sont fournis par la poétique du
roman et la comparaison avec d'autres textes.
-.- --~ -.- ...--- -- ------. --- --- --- ---._-- ---+- ~- -.. ---':---:-.-- ----- -- -- ---- ----------- -- ------.-.---- -- ---- -- ---- -- -- -- -- ---- -. --- -- -- ---- ----...-.
(1) - Albert Léonard,
La crise du concept de littérature en France au XXe siècle, Paris,
JoséCortÎ, 1974, p.183.

..

- 90 -
Mais notre investigation du récit africain ne se limitera pas seulement à sa dimension
extra-textuelle.
Nous l'interrogerons aussi et surtout sur la façon dont il est construit ;
dans cette optique,
nous considérerons l'oeuvre romanesque en elle-'même, c'est-à-dire
comme un objet d'art dont on peut dégager les lois de composition et montrer leur fonction-
nement. Nous couperons alors les ponts qui lient l'oeuvre au hors-texte, à l'espace extra-
textuel;
autrement dit,
nous l'examinerons intrinsèquement.
La ligne générale adoptée
pour l'exposé et l'analyse des faits,
doit donc être interprétée comme un mouvement qui
irait de l'extérieur vers l'intérieur,
du moins littéraire au
"plus littéraire",
du contexte
aux textes.
A la lumière de ces principes,
nous divisons notre étude en quatre parties:
Dans la Première Partie consacrée à la genèse du roman africain, à l'étude des
conditions de son émergence et de son évolution, nous examinerons le contexte politique
et social de cette littérature depuis 1950, pour en saisir l'esprit général; nous constaterons
que le roman africain,
après sa première phase essentiellement marquée par les problèmes
culturels,
est profondément orienté vers l'engagement contre les méfaits de la situation de
dépendance coloniale,
tels que le travail forcé,
la politique d'assimilation culturelle,
la
collusion de l'Eglise avec les autorités coloniales, au préjudice du colonisé, le racisme perçu
à travers les difficiles problèmes de l'amour et du mariage interraciaux.
Cet engagement
impose à ces oeuvres romanesqlttS deux structures internes: la première repose sur l'oppo-
sition de deux mondes et la deuxième structure est celle du roman à "trois étages".
Cette même réflexion nous conduira à la découverte d'autres aspects de la réalité
africaine,
à travers une autre phase du roman africain ;~en effet, après avoir analysé, de
façon minutieuse,
le contexte "littéraire de ce roman, nous tenterons de montrer que l'on
ne peut se faire une idée assez précise de l'évolution de la littérature de "Afrique indépen-
dante, si "on tourne séùlèmént".son regard vers le théâtre et la poésie; parce que,

- 91 -
pratiquement, aucun talent nouveau ne s'est fait jour dans ces deux genres littéraires. C'est
dans le roman que se dessine une phase pleine de promesse. Le thème principal de ce roman
sera donc celui de la conscience de "homme noir. Il ne s'agit plus de la dénonciation antico-
lonialiste,
ni de cette révolte narcissique que l'on rencontre encore dans certains romans.
A partir des oeuvres comme Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou
Kourouma ou
Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, vII surgir un décryptage nouveau de la réalité
africaine:
la révolte et la violence vont désormais se tourner vers l'Africain lui-même.
Le nouveall roman va devenir un espace,
non d'imprécations futiles, mais de création de
l'homme,
Un espace où "écrivain va fonder sa liberté et le mouvement de son existence.
Nous nous attacherons ensuite à analyser dans la Deuxième Partie, le projet littéraire
du romancier noir,
c'est-à-dire le courant littéraire auquel il se conforme pour décrire la
réalité africaine.
Ici deux séries de problèmes seront évoquées;
nous examinerons,
en
premier
lieu,
les
paratextes de ces textes de fiction ;
ainsi à propos des titres,
nous essaierons de montrer que bon nombre d'entre eux revêtent des couleurs spécifique-
ment africaines et révèlent de la part de leurs auteurs, une adhésion aux principes
du
réalisme.
Quant à l'examen des textes qui servent de Préfaces à quelques-unes de ces
oeuvres,
il indiquera qu'aucun des écrivains qui font "objet de cette étude,
ne souhaite
voir dans son écrit un moyen pour atteindre la Beauté; car ce qui constitue "art et l'évasion
sous d'autres cieux,
se mue pour nos romanciers,
en désir de transcrire fidèlement, où
l'art devient document, technique, plus qu'une fin en soi.
Nous
examinerons
toujours
dans
cette
Deuxième
Partie,'
le vérifiable et le
vraisemblable. Nous emploierons, en ce qui concerne le vérifiable, une méthode de lecture
objective,
c'est-à-dire que nous essaierons, dans la mesure du possible, une corrélation
, . ,
du roman avec l'histoire. Il reste à'préciser cependant que si nous pouvons utiliser les oeuvres

- 92 -
romanesques comme des documents historiques,
il nous faut pour cela observer la plus
grande prudence.
Nous devons tenir compte et des brouillages nécessaires à la spécificité
du roman et de la vision subjective de l'écrivain.
Nous devons surtout tenir compte de la
nature de la littérature qui est un domaine autre que celui de l'histoire,
même si elle se
nourrit de faits historiques et parfois les influence.
Pour bien comprendre ce que l'on considère comme vraisemblable, quelques remar-
ques théoriques retiendront notre attention,
à partir d'un texte de Gérard Genette dans
Figures Il, parce que bon nombre de problèmes abordés par lui, trouvent leur application
dans les romans que nous étudions.
Il sera ensuite intéressant de savoir ce que pensent
aussi
Julia
Kristeva et Mongo Séti des problèmes relatifs au vraisemblable sémantique,
leurs points de vue laissant peu de place pour une vraie distinction entre réalisme et vraisem-
blable. Enfin, nous dirons, pour terminer, que tous ces procédés relèvent d'une esthétique
réaliste qui repose sur une technique d'illusion.
La Troisième Partie de cette étude traitera, quant à elle, du réalisme spatio-temporel
et du réalisme des personnages. Nul n'ignore, en effet, que l'espace, le temps et les person-
nages constituent les structures les plus importantes d'une oeuvre de fiction. Et pour
quiconque se consacre à un travail portant sur le réalisme, une grande attention doit être
accordée à ces structures.
Dans le chapitre consacré au cadre spatio-temporel, notre démarche sera commandée,
en ce qui concerne l'étude de l'espace par une perspective à la fois chronologique
,.
et
thématique, selon trois a/<es: d'abord, une étude topographique des diverses données
spatiales, c'est-à-dire leur organisation, grâce aux nombreuses indications dont fourmillent
ces oeuvres ; ensuite, mous fero.~s un inventaire des procédés mis en oeuvre par les écrivains
pour réaliser cette disposition générale des lieux; enfin, au-delà de la simple description

'ct
93 -
ou présentation des cadres réels ou fictifs, nous nous interrogerons sur "l'espace romanesque
considéré comme "image d'une certaine conceptÎon du monde" (1) ; mais nous ne pourrions
terminer cette étude sur ('espace sans nous poser une question devenue déjà un lieu commun
de la critique: les romanciers africains sont-ils régionalistes "7
Dans le même chapitre,
nous aborderons le difficile problème du temps; la notion

de temps étant capitale, il ne serait pas vain d'insister sur la manière propre à chaque peuple
et à chaque société d'appréhender ce concept. Dans notre étude, deux catégories de temps
s'offrent à nous: un temps historique collectif ou événementiel, celui des sociétés coloniale
et moderne,
et un temps subjectif,
jouant comme un catalyseur,
parce que vécu par la
conscience des personnsages et de l'auteur lui-même.
Dans l'analyse du réalisme des personnages,
une énumération de ces personnages
mis en scène par les romanciers qui abordent le thème de l'aventure coloniale et la manière
dont ils les conçoivent s'imposent: ce sont des Blancs et des NoÎrs. Les rapports qui
prévalent entre eux, ne sont pas des rapports d'harmonie, mais bien des rapports antago-
nistes;
le plus souvent leurs destins se croisent et se détruisent; leurs drames traduisent
la vieille Afrique sous les coups de boutoir des valeurs nouvelles importées de l'Occident.
Aussi la vision du monde colonial du romancier et la façon dont il pose et traite ces person-
nages, concourent-elles à délivrer un message militant.
Nous procéderons ensuite à "étude des personnages privilégiés du roman de "Afrique
indépendante.
L'espoir suscité par la libération des pays de l'Afrique noire en 1960, ne
tarde pas à s'envoler comme une fumée dans le vent.
Les Noirs libérés du joug colonial,
(1) -
R. Bourneuf,
"L'organisation de l'espace dans le roman",
in
Etudes littéraires,
1

Québec, Avril 1970, p.82.

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'
"".,
- 94 -
au lieu de retrouver,
pour toujours,
la libre disposition d'eux-mêmes,
ont été surpris
et stupéfaits par la politique mise en place par les maîtres du "nouveau monde", aidés en
cela par l'ancien maître, le colonisateur qui, sous des formes plus subtiles, il est vrai,
continue sa domination politique,
économique et culturelle sur le continent africain.
Le
réalisme des personnages revêt donc de nouveéjux aspects inconnus du roman anticolonia-
liste.
Mais est-ce à dire qu'il existe une différence notable entre la situation présente et
celle de "Afrique colonisée 7 Il ne semble pas, si ce n'est au niveau de l'esthétique, c'est-à-
dire dans la manière dont l'écrivain rend compte de la nouvelle société,
en s'écartant du
passé et en inventant une nouvelle manière d'écriture. C'est dire que le nouveau romancier
noir possède,
lui aussi,
ses personnages privilégiés qu'il fait évoluer sous nos yeux et par
"intermédiaire desquels nous voyons l'homme noir en lutte avec lui-même et avec
les problèmes de la condition humaine.
La Quatrième Partie de notre étude abordera, enfin, l'esthétique du roman africain,
c'est-à-dire l'étude des procédés romanesques mÎs en oeuvre par nos romanciers pour
exprimer la réalité africaine.
Car,
il faut souligner que, contrairement aux allégations de
bon nombre de critiques, le romancier noir est un artiste comme tous les autres, et même
plus riche que d'autres dans le domaine de la technique de la narration, puisque, fils du
conteur traditionnel africain et
"enfant adoptif" des artistes de· la littérature occidentale,
il réunit en lui la synthèse des techniques d'expression littéraire des deux civilisations.
Nous nous intéresserons donc,
dans un premier temps,
à l'usage particulier que
,.
fait le romancier de l'ensemble des ressources de la technique romanesque occidentale;
nous examinerons, ensuite, l'apport littéraire du romancier noir, apport qui se nourrit de
"ensemble des techniqUl~sora!es..proprement africaines.
Cette étude de l'esthétique des
oeuvres narratives africaines nous semble très importante, dans la mesure où, si le roman

- 95 -
nègre reflète
"toujours"
le réel, on a tort de le chercher uniquement dans le plan de la
réalité présentée, comme nous le soulignions, plus haut. Parce que le réel pénètre aussi le
style.
Voilà sommairement esquissé l'itinéraire de notre travail. . On s'étonnera, peut-être,
de l'importance que nous avons accordée à l'histoire des origines et du développement du
concept de réalisme.
L'intérêt pOrté à cette question ne résulte pas d'un goût laborieux
des définitions, mais tient essentiellement à "objet même que nous nous proposons
d'examiner ici.
Afin que l'on soit sensible aux différences importantes entre les nombreux
romancîers noirs qui se sont exprimés depuis plusieurs années, et cela, parce qu'ils n'ont
pas la même conception, ni la même pratique du "réalisme", il était nécessaire que nous
essayions de montrer sur quelles conceptions de l'art littéraire s'est édifié un courant
multiforme de littérature romanesque dite réaliste.
l
'
,

PREMII:RE
PARTIE
GENESE
DU ROMAN AFRICAIN
ETUDE DES CONDITIONS DE SON EMERGENCE
ET DE SON EVOLUTION
,
.
"

- 97 -
CHAPITRE 1
LE ROMAN AFRIcAIN ET LA SCENE LITTERAIRE AFRICAINE
.
DEPUIS 1950
La littérature africaine de langue française a vu le jour, rappelons-le, durant la période
de la situation. de dépendance coloniale. C'est en réfléchissant, en effet, sur les méfaits
engendrés
par
le
système de répression minutieusement élaboré et mis en
place par
l'envahisseur, que les écrivains noirs ont pu trouver matière à leurs productions. Mais cette
période est devenue une histoire et si nous nous permettons de l'évoquer, au début de cette
étude, c'est dans le souci de situer dans le temps et dans l'espace, la littérature romanesque
africaine (1) avant "accession des pays de l'Afrique noire à l'Indépendance, afin de mieux
saisir son esprit général, son orientation, pendant ce laps de temps que l'on a pris l'habitude
d'appeler l'époque coloniale.
(1) . S'il est donc vrai que le roman africain est" engagé", cet engagement revêt des formes
différentes selon les époques. C'est pourquoi l'enquête que nous menons se trouvera
-
facilitée, si
nous proposons les jalons de quelques dates et de quelques événements.
1
.

- 98 -
Cette approche, à notre avis, est nécessaire, d'autant plus que l'on ne peut
appréhender les mutations opérées à partir de 1960, dans le domaine romanesque, sans
faire ressortir les lignes de force du roman africain, pendant la période qui précède la
décolonisation.
Nous pouvons, sans entrer dans le détail, considérer 1960 à la fois comme le terminus
"ad quem" de la rude colonisation et le terminus "a quo" de l'ère nouvelle, celle des
Indépendances, puisque en cette année-là, pour reprendre l'heureuse expression d'Ahmadou
Kourouma :
"Comme une nuée de sauterelles, les Indépendances
tombèrent sur l'Afrique à la suite des Soleils de la
politique" (T J.
Mais avant d'aborder l'examen de quelques oeuvres narratives susceptibles de nous
révéler j'esprit général des oeuvres romanesques anticolonialistes, il faut nous attacher à
situer le cadre et le contexte historique dans lequel cette littérature africaine est née.
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 22.

- 99 -
1 -
LITTERATURE ET POLlTlaUE
Lilyan Kesteloot, dans son ouvrage intitulé Négritude et situation coloniale (1 l, semble
avoir fait la description
la plus rapide et la plus juste de ce contexte; si la colonisation
française, par exemple, est vilipendée, à juste titre, à partir d'une certaine époque, c'est
que la conjoncture s'y prêtait. C'est cette conjoncture que Kesteloot présente en ces termes :
"Dès le
début de ce siècle, la philosophie, l'art, la
littérature, avaient ébranlé les bases culturelles de la
société française. Mesure, progrès, vérité absolue, tous
les
piliers
sur
lesquels
s'étaient édifiés les siècles
précédents perdaient leur majuscule, assaillis bientôt
par une vague prodigieuse
qui libérait l'esprit et la
sensibilité de toute entrave" (2).
Les valeurs occidentales tombent en "désuétude", et les contradictions au sein du
monde occidental, après la crise des années 30, avec une
implantation de plus en
plus
poussée du Marxisme en France et la montée du Fascisme en Italie, en Allemagne et en
Espagne, finit par discréditer l'Occident et dévoiler ses faiblesses. Et Lilyan Kesteloot de
pou rsu ivre :
--.----
--------.-.-.---------
--~--
--- -- -_. ------.- ---- -- --- --- -- ----- -_. ---------------
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-_..-- ---.------.--- --- ---
(1) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, Yaoundé, Clé, 1970, p. 6.
(2) - Ibidem, p. 6.

- 100 -
"Cet effondrement et ces contradictions ne pouvaient
demeurer ignorés des hommes de couleur... Comment
s'étonner
que
cette
époque ait connu l'éveil des
nationalismes africains? Le mythe de la civIlisation
occidentale comme modèle et comme absolu, enseigné
dans les colonies, s'effritait dès que les A fricains mettaient

le pied en France" (1).
Madame Kesteloot note encore
"Aussi dès ce moment, et d'une voix de plus en plus
forte,
des
écrivains
noirs
critiquent
l'Occident,
démasquent son hypocrisie, accusent ses erreurs" (2).
Elle rappelle le rôle joué par les Ethnologues, tels que Frobénius, Delafosse, Mauss,
Leiris (3), dans la prise de conscience des colonisés et conclut ainsi, en parlant de l'orienta·
tion que l'exemple de ces Ethnologues a donné à la production littéraire nègre :
"Révolution culturelle 1 Littérature de contestation 1
Premier symptôme de la décolonisation en marche 1" (4).
(1) - Négritude et situation coloniale, op. cît., p. 7.
(2) - Ibidem, p.7.
(3) - Sur le rôle joué par les Ethnologues dans ce qu'orr a appelé "l'éveil de la conscience
nègre", voir du même auteur, Les Ecrivains noirs de langue française : naissance d'une
littérature, op. cit., p. 101-102. On ne peut passer sous silence, le rôle que joueront,
plus tard, des Sociologues et des Ethnologues français tels que Georges Balandier,
l
'
Levi-Strauss, etc ...
(4) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, op. cit., p. 7.

- 101 -
Il convient cependant de souligner le rôle fort important joué par René Maran, un
écrivain d'origine antillaise. Il s'était attaché à décrire la "réalité coloniale", en criant toute
son amertume devant les malheurs qui ont résulté, pour les Noirs, de la colonisation. Ce
violent
procès de la colonisation est confirmé
par l'Administrateur-écrivain
dans
une
introduction virulente
"Cette région était très riche en caoutchouc et très
peuplée, écrit René Maran. Des plantations de toutes
sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules
et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en
comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont
disparu, poules et cabris ont été anéantis. Quant aux
indigènes, débilités par des travaux incessants, excessifs et
non rétribués, on les a mis dans l'impossibilité de consacrer
à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la
maladie s'installer chez eux, la famine les envahir et leur
nombre diminuer" (1 J.
Ainsi, à la différence de la plupart des romanciers négro-africains qui, aujourd'hui,
critiquent de loin les erreurs, René Maran dénonça, au risque de perdre sa situation, ses
supérieurs hiérarchiques, les gouverneurs coloniaux, et cela, à une époque où ce n'était
pas une question de mode que de flétrir le colonisateur. Avec Batouala, l'opinion publique
française mal informée découvrait le visage odieux de la coloni'Sation.
(1)
- René Maran, Batouala,' vérital?!e roman négre, Paris, albin-Michel, 1938, p. 15 - 16.
,
'

- 102 -
Trafné dans la boue et couvert d'injures, René Maran devait en faire les frais, puisqu'il
fut contraint de démissionner de son poste d'Administrateur de la France d'Outre-mer.
Homme de culture et de probité, René Maran. ne tarda pas à ressentir l'ambigu j'té
d'une situation qui le contraint, en sa qualité de fonctionnaire, à servir une entreprise
coloniale dont l'homme de couleur, ne peut que réprouver l'injustice fondamentale. Batouala
,
témoigne chez son auteur, d'une prise de conscience lucide et douloureuse de sa condition
de Nègre dans les colonies françaises. Ici, le romancier rejoint le pamphlétaire qui n'hésite
pas à dénoncer dans sa retentissante Préface : "Tout ce que l'Administration désigne sous
l'euphémisme d'errements" (1).
Cette oeuvre vaut, avant tout, par son authenticité et sa sincérité. Elle s'attache, en
particulier, à montrer l'effet destructeur de la colonisation sur la société africaine : fondée
sur des relations étroites et riches, cette société est disloquée au bénéfice d'une organisation
essentiellement mue par des mobiles mercantiles, et dans laquelle les Noirs assujétis ne
remplissent plus qu'une fonction : celle de produire.
Ce qu'il faut donc retenir chez l'écrivain René Maran, c'est que, sans tomber dans le
piège du "racisme antiraciste", il se range du côté de sa race, parce que, c'était surtout le
côté des faibles, des opprimés, des méprisés. Il en résulte pour lui, sur le plan pratique, de
dénoncer les auteurs des malheurs des Nègres en Afrique, et par son propre exemple, de
démentir
les théories qui alors définissaient provisoirement le Nègre comme ayant une
"mentalité primitive" et comme étant à l'état "pré-logique". On comprend alors que
Senghor, Césaire, Damas et même l'écrivain noir américaÎn Claude Mackay s'accordent tous
à reconnaître en René Maran leur grand précurseur.
1 .
(1)·· René Maran, Batouala, véritable roman nègre, op. cit., p. 14.

- 103 -
L'ouvrage
de René Maran eut, entre autres mérites, celui d'attirer l'attention
d'écrivains en renom SUr la réalité quotidienne que . .
VIvaient les colonisés• André G'd
1 e, par
exemple, entreprit un voyage en Afriq ue é
. "
quatonale pour constater, de visu, la situation
décrite par Batouala, Il en ramena deux carnets (1) de route qui aboutissent aux mêmes
conclusions que le roman de Maran. C'est d'Ire que cette fois, il yale prestige d'un grand
écrivain.
D'autres écrivains donneront leurs té
.
mOignages sur l'Afrique colonisée, avec plus ou
moins de critiques. C'est
ainsi qu'une
dizaine d'années après Maran,
Céline relance
l'offensive contre la colonisation, "assaut décisif contre le basf IOn des
.
profiteurs. Son voyage
au bout de hi nuit marque une date dans ce débat sur l'entreprise coloniale. Dans ce roman
de narration pure, Céline nous permet de mesurer tout le dégoût du colon novice; c'est un
torrent d'invectives, une suite de répugnantes ordures, un tableau sombre de la vie des colons,
tas de viandes appelées à la pourriture physique et morale. Aucun remède n'est proposé :
le mal est simplement photographié, avec amertume et répugnance, avec un humour cynique
et sarcastique. Céline dénonce, et c'est cela le plus important, l'idylle coloniale aux couleurs
mensongères, fort répandue dans "opinion française vers 1930· 1933, sous l'influence
notamment de "Exposition Coloniale Internationale de 1931. \\1 condamne moins le principe
que les méthodes et la morale de la colonisation. Le but des colons était d'exploiter les
Indigènes et de s'en aller : "faire du C.F.A et foutre le camp". Les habitants noirs, à leurs
yeux, ne méritaient aucun égard, aucun respect : leur seule faute était d'être noirs, d'être nés
en Afrique noire et d'avoir des coutumes mystérieuses.
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(1) _ Le voyage au Congo (1927)' et"" Le retour du Tchad (1928).

- 105 -
Le système colonial est pratiquement condamné, malgré les efforts du Gouvernement
français qui ne paraissait pas mieux renseigné que le public sUr les agissements et la situation
de ses représentants en Afrique noire.
Le terrain se trouve donc préparé pour que les écrivains négro-africains s'engagent dans
un procès de la colonisation. Cet "engagement" ~qui s'inscrit dans le mouvement général de
revendication des peuples opprimés, s'est traduit aussi, par delà les oeuvres de fiction, par des
prises de position publiques, au cours des congrès et des conférences, ou encore dans des
articles.
Tout
le mouvement tournera autour de Présence Africaine (1) et de la Société
Africaine de Culture qui en est une émanation (2). La revue offrit l'occasion aux écrivains
négro-africains de préciser leurs revendications; les congrès qu'elle organisa par le biais de la
SAC, à Paris en 1956 (3) et à Rome en 1959 (4). furent des tribunes d'audience mondiale
pour ces mêmes écrivains. En Sorbonne, en
1956, les Ecrivains et Artistes noirs eurent
l'occasion
de mettre "accent
sur "la présence des hommes de culture noire (5). Ils se
(1) - Sur la naissance de Présence Africaine, voir Lilyan Kesteloot, Les Ecrivains noirs de
langue française, op. cit., p. 254 - 258. Des revues éphémères avaient vu le jour, créées
par des étudiants
Légitime défense et L'étudiant noir, ibidem, p. 25 - 31 et
p.91-100.
(2) - C'est le titre du tome 2 du compte rèndu qu'a donné Présence Africaine de ce congrès,
revue Présence Africaine nO l, 24 - 25 février - mai 1959. Il semble être inspiré du titre
de la communication de Césaire : "L'homme de culture et ses responsabilités", p. 389.
,..
(3) - Premier Congrès Internat~onal des Ecrivains et Artistes Noirs, Paris, sorbonne, 19 - 22
septembre 1956.
(4) - Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, Rome, 26 mars - 1er avril 1959.
,
.
"
"
(5) - "La culture moderne et notre destin", in Présence Africaine, nO 8 . 9, juin-novembre
1956, p. 3.

- 106 -
proposèrent
de faire
accéder à l'audience
du monde, "expression
de "leurs" cultures
originales... et
de "renvoyer à (leurs) peuples, "image de leurs aspirations, de leurs
expériences, ou de leurs joies, éclairées par les épreuves, les joies et les espérances
du monde" ; ils désirent :
"Faire de (leur) culture une puissance de libération et de
.
solidarité, en même temps que le chant de (leur) intime
personnalité" (1).
A Rome, l'accent fut mis sur la "personnalité des hommes de culture" auprès de
leurs peuples, dont ils doivent se faire les porte-parole et qu'ils doivent conduire à l'indépen·
dance politique, étape nécessaire avant le recouvrement de l'authenticité culturelle. Ainsi,
dans la résolution sur la littérature, entre autres recommandations (notamment la défense
des littératures orales et le développement des langues nationales), les écrivains soulignent la
nécessité d'assurer leur part dans :
"La contribution à l'avancée et au progrès des peuples
noirs .. et en particulier, dans les pays où cette question
se pose, la lutte en faveur de leur indépendance, puisque
l'existence d'un Etat national est de nature à favoriser
l'épanouissement d'une culture positive et féconde" (2).
La revue Présence Africaine ouvrit, d'autre part, ses colonnes à des débats où se traduit
cet
esprit d'engagement
résolu des écrivains
négra-africains
pour dénoncer la mission
"civilisatrice" de J'Occident et revendiquer la liberté pour les leurs. On peut citer, à ce titre,
(1) - "La culture moderne et notre destin", op. cit., p.6.
(2) - Deuxième Congrès des 'Ecrivai,ns ,et Artistes Noirs, op. cit., p. 389.

- 107 -
les deux débats autour de la poésie nationale et autour du roman national chez les peuples
noirs. Dans le premier qui donna lieu à une vive prise d'armes entre Aimé Césaire (1) et
René Dépestre (2), le poète martiniquais reproche violemment à son homologue haïtien,
de vouloir bâtir sa poésie, en partant des canons définis par Louis Aragon qui, aux dires de
.
Césaire, mt'!me s'il est un poète engagé, n'en dèmeure pas moins un poète occidental (3).
Dans le second débat, le haïtien Jacques Stéphen Alexis invite les romanciers à recourir au
"réalisme combattant" (4) pour exprimer l'accent revendicatif qui n'est absent du coeur
d'aucun colonisé.
(1) - Aimé Césaire, "Sur la poésie nationale", revue Présence Àfricaine, Octobre - novembre
1955, p. 39 - 41.
(2) - René Dépestre, "Réponse à Aimé Césaire" (Introduction à un art poétique haïtien),
ibidem, p. 42 . 64. D'autres écrivains et critiques négro-africains participèrent à ce
débat par des articles; ce sont successivement: L.S. Senghor, "Suite du débat autour
des conditions d'une poésie nationale chez les peuples noirs", revue Présence Africaine,
décembre 1955-janvier 1956, p. 79· !32 ; Gilbert Gratiant, "D'une poésie martiniquaise
dite nationale", ibidem, p. 85 - 88 ; David Diop, "Le fond importe plus", ibidem,
p. 116 - 118 ; Amadou Moustapha Wade, "Autour d'une poésie nationale", revue
Présence Africaine, décembre 1956· janvier 1957, p. 84 - 87 ; Georges Desportes,
"Point de vue sur la poésie nationale", ibidem, p. 88·98.
(3) - "Sur la poésie nationale", op. cit., p. 41.
(4) - J. S. Alexis, "Débat autour des conditions du roman national chez les peuples noirs.
Où va le roman 7", revue Présence Africaine, avril - mai 1957, p.85.
1 .

- lOB -
Ce soht les mêmes accents que l'on retrouve dans les comptes rendus de Conférences
telles que celle d'Edouard Glissant sur "Le romancier noir et son peuple" (1) et celle de
Jacques Rabemananjara sur "Le poète noir et son peuple" (2). Dans cette dernière conférence
comme dans celle de Glissant, J'accent est mis sur les liens qui existent entre la création
littéraire chez un auteur négro-africain et la situation objective (la colonisation) que connaît
son peuple. Rabemananjara, par exemple, rejette, la gratuité de l'art et J'individualisme en
matière de création artistique, pour affirmer avec force, le rôle de "libérateur" de l'écrivain
négro-africain, car, dit-il, en parlant de la situation coloniale :
"Ici nul ne sera sauvé, si tout le monde n'est pas sauvé" (3).
L'atmosphère dans laquelle s'effectue le procès de la colonisation se réflète aussi dans
des pamphlets et des articles critiques. Ainsi Aimé Césaire est à la fois l'un des plus lucides
et l'un des plus virulents juges qui aient participé à ce procès intenté à l'Occident. Son
Discours sur le colonialisme, en 1950, eut un retentissement considérable. Ce traité constitue
un virulent pamphlet destiné à démystifier l'entreprise coloniale et à régler leur compte à un
certain
nombre de spécialistes des problèmes africains auxquels il ne ménage pas ses
sarcasmes. Pour Césaire, le grand drame historique de l'Afrique réside, en effet, dans la
manière dont s'est opérée sa rencontre avec l'Occident aU moment où l'Europe vient de
tomber entre les "mains des financiers et capitaines d'industrie les plus dénués de
scrupules" (4), car il faut bien admettre, remarque l'auteur de Ferrements que le :
(1)
. E. Glissant, "Le romancier noir et son peuple", revue Présence Africaine, avril - mai
1957, p.85.
(21 . J. Rabemananjara, "Le pàète noir et son peuple", revue Présence Africaine, octobre -
novem bre 1957, p. 9 - 20.
(3)
Ibidem, p. 12.
1 .
(4)
Aimé
Césaire, Discours
sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955
(1ère édition, 1950), p.21.

- 109 -
"Geste décisif est ici de l'aventurier et du pirate, de
l'épicier en gros et de l'armateur, du chercheur d'or et du
marchand, de l'appétit et de la force" (1 J.
Dans ces conditions, il est donc vain et fallacieux de vouloir légitimer l'entreprise
coloniale
au
nom
d'une soi-disant
mission
civilisatrice. "Sécurité
7 Juridisme r' (2)
Césaire refuse tous ces alibis emphatiques au nom du réalisme et il s'attache, au contraire,
à tracer le bilan sinistre de plusieurs siècles de colonisation :
"On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies
guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.
Moi,
ie
parle
de
sociétés
vidées d'elles-mêmes,
de
cultures
piétinées,
d'institutions
ruinées,
de
terres
confisquées, de religions assassinées, de magnificences
artistiques
anéanties,
d'ex traordinaires
possibilités
supprimées.
On
me lance à
la
tête des faits, des
statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de
chemins
de fer. Moi, ie
parle de milliers d'hommes
sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure
où i'écris sont en train
de creuser à la main le port
d'Abidian. Je parle de milliers d'hommes arrachés à leurs
dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie,
à la danse, à la sagesse.
Je
parle
de millions d'hommes à qui on a inculqué
savamment
la
peur,
le
complexe
d'infériorité,
le
tremblement,
l'agenouillement,
le
dé,sespoir,
le
larbinisme. On m'en donne plein la vue de tonnage de
(1) - Aimé Césaire, DiscolJrssur le-c,olonialisme, op_ cit., p_ 7.
(2), 1bidem, p. 18.

- 110 -
coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de
vignes plantés.
Moi, je parle d'économies naturelles,
d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la
mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures
vivrières détruites, de sous-alimentation installée,
de
développement agricole orienté selon le seul bénéfice
des
métropoles, de
rafles de produits, de rafles
de
matières premières" (1J.
Les écrivains les plus jeunes sont souvent les plus violents à cette époque. David Diop,
par exemple, multiplie dans ses articles critiques parus dans la revue Présence Africaine,
"appel à une littérature militante et révolutionnaire qui doit s'attacher à "mettre à nu, sans
vaine grandiloquence, la réalité coloniale" (2).
(1) - Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 19 - 20.
(2) - David Diop, "Afrique, nous t'ignorons" de Benjamin Matip, revue Présence Africaine
avril - mai 1957, p. 152. Les autres articles de David Diop que nous avons trouvés sont
les suivants : "Poètes africains",
revue Présence Africaine, août - septembre 1955,
(p. 79 - 80), dans lequel il appelle les poètes à "rejoindre les grands thèmes de la lutte
collective contre le racisme et l'oppression" (p. 73). "Une vie de boy" et "Le vieux
Nègre et la médaille" par Ferdinand Oyono ; "Le Pauvre Christ de Somba" par Mongo
Séti,
revue Présence Africaine, décembre 1956 - janvier 1957, p. 125·127. Ce sont
'"
des comptes rendus dans lesquels l'auteur dit sa satisfaction, tout en affirmant qu'il
attend plus des deux auteurs. "Mission terminée", roman écrit par Mongo Séti, revue
Présence Africaine, octobre - novembre 1957 : compte rendu où perce la déception de
David Diop devant c,e"romil~de vacances".

- III -
Cette prise de position de l'intellectuel noir de redonner à son peuple sa dignité,
devait gagner divers domaines extérieurs à la littérature. Abdoulaye Wade, dans une étude
historique intitulée Afrique noire et Union française, rappelle le rôle que peut jouer le facteur
culturel dans l'orientation d'un peuple:
"Nous savons, écrit-il, que l'histoire d'un pays selon qu'elle
est présentée
de telle
ou telle façon peut avoir des
conséquences déterminantes pour son avenir" (1).
Dans
sa très fameuse thèse, Nations nègres et culture, Cheikh Anta Diop souligne
"Le Nègre doit dtre capable de ressaisir la continuité de
son passé historique national, de tirer de celui-ci le
bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans
le monde moderne (2).
C'est presque la déclaration du Volta ique Ki - Zerbo
"Pendant des siècles, depuis le XVe siècle, l'histoire
des Nègres leur a été confisquée au profit de leurs maÎtres
européens... Notre désir est d'étudier notre histoire et de
redresser celle qui a été faite sans nous et contre nous" (3).
(1) - Abdoulaye Wade, "Afrique noire et
Union française", revue Présence Africaine,
XIV, p.118.
(2) - Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, ParTS, Présence Africaine (2e édition).
1964, p.253.
(3) - Joseph Ki-Zerbo, "Histoire et conscience nègre", revue Présence Africaine, XIV, p. 53 .
, .

- 112 -
Et Mme Lilyan Kesteloot aussi ajoute
"Les intellectuels noirs vont assumer alors leurs responsabi·
lités. C'est à eux qu'il appartient de montrer la route, de
remettre de l'ordre dans le chaos de l'acculturation, de
ressusciter le peuple asservi. Cette nouvelle vision du
monde, la réalité des rapports entre le colonisé et ses
martres, ils vont l'analyser dans des oeuvres littéraires
qui permettront à l'homme noir de récupérer sa fierté.
D'esclaves et de serviteurs, ils referont des hommes, ils
seront des éducateurs, des "propagateurs d'âmes" fT J.
L'apparition de poèmes, de romans, d'essais politiques, dans les colonies, est donc le
symptôme de leur renaissance prochaine, l'indice que les écrivains seront capables bientôt
de reprendre
l'initiative historique qui
leur a
échappé.
En catalysant les aspirations
inconscientes du peuple, les intellectuels l'aident à approfondir son sentiment, à se situer à
nouveau dans l'histoire, bref, à devenir un peuple ayant foi en ses destinées. On comprend
donc pourquoi la littérature nègre fut au départ une littérature "engagée".
(1) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, op. cit., p. 11.
/
'

- 113 -
Il
LES CONDITIONS DE L'EMERGENCE DU ROMAN AFRICAIN
C'est ici le lieu de rappeler que c'est à partir de 1950 - 1953 qu'un fort courant roma-
nesque succède à la grande flambée lyrique de la Négritude. Une question revient alors à
l'esprit : pourquoi les Senghor, les Césaire et les Damas se sont tus pour laisser la place à des
romanciers aux noms désormais célèbres, tels que Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Camara
Laye, Ousmane Sembène, Bernard Dadié ... ? Multiples sont les raisons; elles résident dans la
fonction du roman comme art social. Nous allons en énumérer quelques-unes:
A -
La Deuxième Guerre mondiale et ses bouleversements
Durant cette guerre, les Africains qui ont combattu aux côtés des Européens, sont
arrivés à se convaincre de la vulnérabilité du Blanc et de la commune humanité de celui-ci
et du Noir. En outre, la résistance contre le Nazisme était appuyée sur le principe du droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes. La fin des hostilités laissait poindre un certain espoir
chez les Africains qui allaient demander la redéfinition des rapports entre la
France et les
colonies (1). Le signal de la lutte émancipatrice est donné. C'est le temps de la décolonisation.
Ce contexte mouvementé encourage des consciences nationales, le sentiment d'appartenance
à
un groupe qui doit s'affirmer, conscience dont le romancier se propose d'orchestrer
l'évolution. Dans le même temps, le romancier sent le besoin d'exalter son peuple, de
l'encourager, de lui indiquer le chemin à suivre. Par conséquent, l'objet de la littérature dans
ce contexte, est de secouer le joug de la tutelle coloniale, de débarrasser l'Africain de son
complexe de colonisé et de lui restituer sa personnalité véritable.
(1)- La Conférence de Brazzaville, en 1944, soulève un immense espoir de progrès. Elle ne
débouche ni sur l'indépendance ni sur l'autonomie des colonies, mais accorde une plus
grande liberté au sein de l'Union. Même si elle institue un double collège électoral, elle
1
. .
"
n'en étend pas moins le droit de ilote à l'énorme majorité des Africains jusque-là tenus
en dehors de
la vie politique. En fait, en biaisant, en recourant à des demi-mesures,
elle n'en crée pas moins le cadre de l'évolution politique et sociale.

- 114 -
Le roman naît donc au moment où l'Afrique s'apprête à assurer son destin en tant
que groupe social opprimé. Il s'agit pour l'écrivain de redécouvrir, au travers de la littérature,
"Afrique et la vision du monde africain. Et c'est précisément dans le contexte entre 1946 et
1958 que paraissent les meilleures productions romanesques africaines de J'époque.
B -
L'émancipation des territoires d'Outre - mer
Avec l'Indépendance des territoires sous l'occupation française, d'autres romanciers
font leur entrée sur la scène littéraire. Toute prose étant nécessairement fonctionnelle, il
faut des romanciers pour tenter de rendre compte et d'analyser la nouvelle société en train
de s'édifier sous leurs yeux. Parce que, hormis le cinéma, le roman est de tous les arts, celui
qui participe le plus étroitement des phénomènes sociaux qu'il a pour objet à la fois de
traduire et de révéler. Par conséquent, les hommes retrouvent au niveau romanesque leurs
préoccupations les plus concrètes. Acte de sociabilité, le roman manifeste, à un moment
donné, la prise de conscience par un groupe déterminé de son importance. Le roman, estime
l'auteur des Soleils des Indépendances est :
"La production des périodes tranquilles, des périodes de
mystifications, des tromperies, quand règnent le mensonge
et l'hypocrisie. La violence brute, celui qui la subit, n'a pas
le temps d'analyser, de comprendre, d'expliquer
:
il se
protège, hurle, supplie ou crie, pleure pour affirmer sa
dignité. Bref, il écrit des poèmes, et c'est la parution coup
sur coup de PigmeflJs. du Cahier d'lIfl retollr 011 pays flOtal
et de Chaflts d·Ombre. Quand on court sur des braises, on
ne s'arrête pas pour voir où mettre les pieds, on ne

- 115 -
réfléchit pas; de même quand la répression est là, on ne
l'analyse pas, on ne cherche pas à la comprendre, on
n'écrit pas des romans. Il est d'ailleurs significatif qu'à la
même époque, sous l'occupation allemande, Eluard et
Aragon n'ont eu que des poèmes à dire. Les Algériens et
les Vietnamiens dans la tourmente ne produiront que
des poèmes" (T).
L'émergence du roman africain est donc la traduction littéraire de la renaissance
nationale dans les pays sous la domination coloniale. Objet critique à la manière de Pierre
Loti, le Nègre se sait enfin homme et, par conséquent, personnage romanesque.
C -
La formation d'une élite africaine
Au nombre des conditions qui ont permis l'émergence historique du roman africain, il
faut enfin mentionner la formation d'une élite scolarisée d'où seront issus la plupart des
romanciers de langue française. Cette scolarisation s'élargit à un public relativement plus vaste
à partir de 1945 : ces romanciers écrivent en français, parce qu'ils ont bien appris le français,
et parce qu'ayant eu accès à l'Enseignement secondaire et supérieur, après la guerre, ils ont
lu la littérature française.
C'est dire que la littérature romanesque africaine est née, non seulement d'une prise de
conscience des peuples colonisés, mais surtout de celle des intellectuels noirs qui, ayant
fait leurs études en Europe et munis d'une arme, l'écriture et la langue, se font les porte-
parole de leurs peuples opprimés. Dès lors, ils vont élargir le thème de la revendication
d'authenticité culturelle à celui de la contestation de l'hégérnunie de l'Europe sur l'Afrique,
des méthodes de la colonisation.
1

(1)
-
Ahmadou Kourouma. "Les'années de silence· du roman francophone ", in Le Soleil
de Dakar, n° hors série, décembre 1973, p. 25 - 26.

- 116 -
CHAPITRE Il
LESANNEESGO ET LE RENOUVEAU L1TIERAIRE
EN AFRIQUE NOIRE
Le précédent chapitre nous a permis de voir que durant la situation de dépendance
coloniale, la littérature et la politique sont deux domaines étroitement liés. La littérature
devient alors une arme efficace pour défendre certaines thèses : décolonisation, revendica-
tion raciale, valorisation des cultures africaines. Cette responsabilité, les écrivains l'envisagent
sous deux aspects complémentaires : ils se sentent obligés de libérer leur peuple; ils veulent
être son porte-parole.
Il nous appartient de décrire, dans le présent chapitre, les principales caractéristiques
du roman africain de l'Afrique indépendante, comme nous l'avions fait précédemment pour
le roman de la période coloniale, afin de nous rendre compte de la vision littéraire du
nouveau romancier.
L'accession à 1'1 ndépendance des peuples africains au Sud du Sahara et la mise en
place
de nouvelles
structures politiques, impliquent de la part des écrivains noirs une
certaine
modification de leur vision du monde et de leur univers littéraire. Il s'agit, en
particulier, de passer d'une critique externe, dirigée contre une domination étrangère à une
critique interne, mettant en cause certaines catégories sociales des nouvelles nations. De
façon générale, il s'agit de témoigner de la mutation historique dont l'Afrique est le théâtre
depuis 1960. Aussi commencerons-nous par analyser le contexte littéraire dans lequel se
développent ces oeuvres narratives, avant de les situer dans le vaste ensemble de la littérature
/
.
postcoloniale. Nos observations po~te~dnt principalement sur le théâtre et la poésie.

- 117 -
J -
LE THEATRE
Plus accessible que les autres genres littéraires, dans sa représentation scénique pour le
moins, le théâtre est un genre populaire en Afrique noire. Il semble, néanmoins, chercher
encore une réelle authenticité, hésitant entre la liberté de la "dramaturg:tafricaine" et la
rigueur de l'écriture européenne. Il est aussi le lieu de la critique et, souvent, "histoire sert
de refuge et permet de dénoncer le présent sous les habits du passé. Les auteurs utilisent
souvent l'humour, un masque qui rend possible la remise en cause des pouvoirs et des
institutions. Par ce procédé, sous l'apparence de la futilité et de l'anodin, ils révèlent quelques
vérités difficiles à exprimer clairement.
Durant la période qui précède immédiatement les Indépendances, le théâtre semble
être en veilleuse dans toute l'Afrique française. Il n'existe pas de matière pour un véritable
théâtre africain, hormis des troupes ambulantes qui mettent en scène des pièces étrangères :
Molière,
Shakespeare,
Marivaux, etc... et des saynètes
où le folklore prend une grande
ampleur, de
sorte que les représentations tournent souvent à des chorégraphies qui les
feraient assimiler à des ballets
: c'est la puissance d'évocation des farces villageoises dans
les villes à la veille des Indépendances. Les problèmes sociaux y prennent de plus en plus
d'importance comme chez Cissé Dia, Koffi Gadeau, Amon d'Aby. Le Dahomey (Bénin),
plus tard la Côte d'Ivoire, le Soudan (Mali), le Sénégal, vont s'inspirer des traditions et des
légendes historiques pour créer un théâtre nouveau, et surtout ils vont commencer à dénoncer
les abus de cette même société.

- 118 -
Toutefois, malgré ces tendances qui annonceraient la naissance d'un théâtre africain,
il faut remarquer que durant cette période et même plusieurs années après les Indépendances,
le théâtre reste le parent pauvre de la littérature africaine. Il suffit, à ce propos, de consulter
les textes
de Lilyan Kesteloot ou les bibliographies comme celle de Janheinz Jahn, par
exemple, pour s'en rendre compte. Contrairement à ce qui se passe dans les colonies anglaises
où s'élabore un théâtre social très vivant et même un théâtre populaire en langues
africaines (1 l, les colonies qui dépendent de la France et de la Belgique vont s'attacher
surtout au roman et à la poésie. C'est la période où triomphe la poésie militante
de
la
Négritude.
La
production théâtrale en Afrique depu is les
Indépendances,
reste,
elle aussi,
inférieure à celle des oeuvres romanesques. Ce phénomène est regrettable, d'autant plus que,
dans la situation actuelle de développement culturel africain, le théâtre, allié au cinéma,
paraît être l'art le plus puissant pour toucher le public qui demeure encore~&.tttidansune
proportion considérable. Par ailleurs, par sa technique qui repose essentiellement sur la
parole, le geste et le mouvement, le théâtre est le genre le plus proche de la littérature orale
africaine et par conséquent, le plus apte à intéresser le public.
(1)
-
Au Nigéria,
L'Ivrogne dans la brousse de Tutuola (The Palmwine Drinkard, London,
Faber, 1952) a été plusieurs fois porté à la scène.

- 119 -
Parmi les pièces publiés de 1960 à 1970, certaines devenues des "classiques", sont
représentées régulièrement et étudiées dans les lycées et Collèges ; quelques-unes ont
même connu la consécration internationale, lors de leurs représentations, en dehors de leur
pays d'origine ou de leur continent. On a remarqué, au fil des ans, que le théâtre africain
s'est développé selon deux directions principales
: le théêtre patriotique et le théâtre des
moeurs.
A -
Le théâtre patriotique
Par
théâtre
patriotique,
il faut entendre celui qui emprunte ses thèmes aux
circonstances de la conquëte coloniale. Ce théâtre tente surtout de magnifier le passé
précolonial, en mettant en scène des héros de l'histoire africaine et en chantant leurs exploits,
leur résistance à la pénétration européenne, mais sans pour autant se limiter à la restitution
de ce passé dans un théâtre de faste et d'emphase. Il épouse parfois le mode des paraboles,
dans la mesure où il essaie de tirer les leçons de l'histoire et de proposer des modèles poli ti-
ques ou autres. Ses principaux représentants sont Seydou Badian, Amadou Cissé Dia,
Bernard Dadié et Cheik Ndao dont nous allons analyser quelques oeuvres afin de faire
ressortir que les thèmes ne varient guère d'une pièce à l'autre.
Dans La mort de Chaka (1 J, Seydou Badian vante les exploits du héros, son courage,
son invincibilité et cherche à justifier la politique souvent sanglante de ce roi en fonction
de l'Etat. Autrement dit, c'est le bien-ëtre de l'Etat qui aurait dicté la politique de Chaka,
(1) -
C'est en 1908 que Thor:nas Mofolo publie un roman dont le titre est Chaka. Il nous
peint le personnage de Cha ka, roi des Zoulous. Ce roi apparaît sous la plume de Mofolo
comme un enfant qui n'est pas né sous d'heureux auspices, parce que conçu hors des
liens du mariage, mais qui parVient au faîte de la gloire par ses exploits militaires.

- 120 -
une position idéologique semblable à celle d'Aimé Césaire dans la tragédie du roi Christophe.
L'importance de cette pièce réside dans le fait que Seydou Badian présente Chaka comme un
personnage qui mérite une apothéose. La mort de Chaka marque modestement la naissance
de la "tragédie africaine", mais dans le cadre rigide du
théâtre des idées, presque de
propagande.
L'intrigue dans Les derniers jours de Lat Dior (1) se déroule dans le Sénégal actuel aux
premiers jours de la colonisation. Elle met en évidence l'antagonisme de deux puissances
inégales
: le général Faidherbe, représentant de la France conquérante, et le damel Teigne
Lat Dior Ngoné Latir, chef des royaumes du Cayor et du Baol. Celui-ci cherche à sauve-
garder la liberté et l'intégrité territoriale de son royaume, afin de préserver les traditions et
Il a la passion de la gloire et vise le pouvoir absolu par l'effusion du sang. Il réussit à
rassembler son peuple en fondant une nation forte et en se livrant à la conquëte des
tribus voisines et des territoires. Son peuple le désavoue et ses deux frères Dingana et
Malhagana l'assassinent. Ici Chaka apparaît comme un roi cruel.
Seydou Badian s'empare de ,'histoire de Chaka et s'en inspire pour écrire La
mort de Cha ka, publiée chez Présence Africaine, en 1965. Il en fait une pièce idéologi-
que dans laquelle il réhabil ite le roi en le faisant appara Ître très humain, très doux et
avec un sens très élevé de l'amour de la patrie. Rappelons aussi que Léoplod Sédar
Senghor s'est également inspiré du roman de Mofolo'f)our chanter la gloire de Chaka
dans le poème Chaka (Ethiopiquesl, publié aux éditions du Seuil en 1956. Mais on ne
trouve ni chez Badian ni chez Senghor, l'objectivité historique du roman de Mofolo.
(1)- Amadou Cissé Dia, Le~ derniers jours de Lat Dior, Paris, Présence Africaine, 1966.
. ..

- 121 -
la terre
ancestrales. Mais
le colonisateur
refuse d'établir une distinction entre la liberté
culturelle et la défense des traditions d'une part, et la rébellion contre la puissance colonisa-
trice, d'autre part. C'est alors le combat décisif, inégal en raison des potentiels militaires
respectifs, mais dans lequel Lat Dior préfère sacrifier sa vie et celle de ces concitoyens pour
défendre l'idéal de la liberté.
Béatrice de Congo (1) de Bernard Dadié est nettement historique par son intrigue
directement inspirée des faits et gestes de l'ancien royaume du Kongo. L'héroïne, "être
invulnérable et sacré", est accusée de trahison pour avoir défendu son pays
contre
les
intrusions étrangères dans les traditions et les croyances du peuple et condamnée au bûcher
par les prêtres de la religion catholique qui, en fait, défendent les intérêts économiques des
colonisateurs portugais. A la manière de Jeanne d'Arc, Béatrice essaie de restaurer le royaume
du Kongo, soumis aux contraintes de la colonisation et de l'évangélisation : dépouillement
culturel du colonisé, éclatement de sa personnalité.
Dénonciation du fait colonial ou de la cupidité des Blancs et des Noirs, le théiÏtre de
Dadié cherche à redonner des valeurs nouvelles à l'univers africain, à révéler au peuple sa
véritable identité et à l'exhorter.
(1) - Bernard Dadié, Béatrice du C~ngo, Paris, Présence africaine, 1970.

- 122 -
Mais c'est Cheik Ndao qui nous offre le meilleur exemple d'un dirigeant idéal dans
L'exil d'Albouri (1). Il s'agit du roi Albouri du grand empire du Mali avant la colonisation.
Ndao retrace ses exploits et sa maturité politique. " montre comment pour sauver son peuple
du massacre qui plane sur sa tête, avec l'arrivée d'une puissante armée étrangère, Albouri
prend la fuite dans l'exil. Voilà pourquoi son échec militaire est présenté comme le témoi·
gnage d'une sagesse politique plutôt que comme Une faiblesse.
Dans toutes ces pièces, leurs auteurs mêlent l'histoire à la fiction, dans le seul but de
présenter une épopée africaine, comme le reconnaît Cheik Ndao :
"Dans cette pièce, écrit-il, dans le prologue, la réalité
côtoie la fiction. Appartiennent à l'histoire
: le départ
d'Albouri pour Ségou, l'intronisation de Samba Penda à sa
place.
Les seuls personnages historiques sont : Albouri Ndiaye,
Samba Laobé Penda (qui devient ici le Prince Laobé
Penda), la Reine-mère, de son vrai nom Seynabou Diop.
La Reine, qui en réalité s'appelait Khar Fal!, el!e était la
soeur du roi Samba Laobé Fal!. J'ai inventé les autres
caractères en me fondant sur ce que ie sais de la vie de
cour et des institutions féodales. Les faits peuvent différer
de la relation que (en donne. Qu'importe ? Une pièce
historique n'est pas une thèse d'histoire. Mon but est
d'aider à la création de mythes qui galvanisent le peuple
et portent en avant. Dussé-ie y parvenir en rendant
l'histoire plus "historique" (2).
(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, Paris, J.P. Oswald, 1967.
(2) --- Ibidem, p.15.

- 123 -
Pour Cheik Ndao, Albouri est "incarnation de l'honneur, de la dignité et de l'amour
pour l'humanité. C'est cette image de grandeur, de noblesse, qu'il propose comme modèle à
,
ceux~qui incombe le difficile devoir de bâtir et de diriger une nation. C'est cela qui fait
l'actualité de cette pièce historique.
Ce qui pousse tous ces "dramaturges" à s'abreuver à la source de l'histoire, c'est leur
désir de restituer les hauts faits des héros de l'Afrique ancienne. En partant de "histoire,
ils
abordent les
problèmes actuels de
l'Afrique. Ils cherchent dans le passé des vies
exemplaires dont l'homme noir peut tirer des leçons.
Mais souvent, lorsque l'histoire côtoie inlassablement la fiction, elle s'y perd et le
lecteur cherche, en vain l'objectivité historique. Le danger qui guette cette tendance est de
fausser l'histoire et de bâtir des épopées sans grande valeur, même s'il est vrai comme le
dit Cheik Ndao, qu'une "pièce de théâtre n'est pas une thèse d'histoire" (1).
B -
Le théâtre des moeurs
Le théâtre des moeurs reste très ambigu : il exploite les conflits antinomiques entre
la tradition et le modernisme, entre le passé précolonial et le présent. Il s'attache aussi aux
conflits familiaux (2) parmi lesquels les rapports entre maris et femmes ou entre jeunes gens
et jeunes filles jouent un rôle important.
(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, op. cit., p.15.
(2) - Guillaume Oyono, Trois prétendants, un mari, Yaoundé, Clé, 1966.

- 124 -
Le
thème de
l'amour contrarié est souvent invoqué pour poser le problème des
rapports à une plus grande échelle et mettre en évidence la nette dichotomie
qui
s'est
effectuée entre les traditions et "Afrique actuelle." suffit de songer au théâtre du
Camerounais Guillaume Oyono, considéré comme le maître du genre. " faut souligner cepen-
dant qu'en raison de leur répétition, les thèlT.'es de ce théâtre finissent par constituer des
clichés, ce qui provoque la saturation des situations conflictuelles. L'action est alors ramenée
aux simples mythes, et l'irruption d'un folklore convenu -
danses, masques, beuveries,
sacrifices et offrandes de poules ou de chèvres, présences inévitables du griot ou du chanteur
public - réduit la présentation à une bouffonnerie sans forme et sans art.
Ainsi à "exception de quelques pièces, le théâtre africain reste encore profondément
historique. Cette histoire peut être celle de "Afrique et des grands hommes de "époque
précoloniale. Mohamadou Kane fait la même constatation et regrette que ce théâtre se· soit
enlisé dans "histoire :
"L'on peut déplorer que le théâtre africain se réfugie
volontiers dans l'histoire ou dans le mythe pour échapper
à l'actualité du quotidien (1J.
Mais
peut-il
en être autrement, quand on sait que la plupart des "dramaturges
africains" sont des traditionalistes qui regrettent eux-mêmes l'absence totale de grandes
fresques historiques de leur peuple et qui veulent, par leurs oeuvres, restituer et revaloriser
l'histoire
et les
héros du
passé? C'est cette intention qui a poussé Ndao à écrire
L'exil d'Albouri :
(l) -
Mohamadou Kane... L'actualité de la littérature africaine d'expression française, in
Présence Africaine: NUméro~pécial, 1971,p. 227.

- 125 -
"Mon but, dit l'auteur, est d'aider à la création des mythes
qui galvanisent le peuple et portent en avant" (1J•
.
Ce
que
Mohamadou
Kane
semble
ignorer, c'est que toutes ces pièces, bien
qu'historiques, sont essentiellement politiques. Césaire lui-même le reconnaît et défend
cette attitude littéraire, quand il déclare :
"Mon théâtre est surtout politique parce que les problèmes
. majeurs
en
Afrique sont des problèmes politiques.
J'aimerais réactualiser la culture noire pour en assurer
la permanence pour qu'elle devienne une culture qui
contribuerait à l'édification d'un ordre nouveau, d'un
ordre révolutionnaire où la personnalité africaine pourrait
s'épanouir" (2J.
(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, op. cil., p. 15.
(3) - Cité par Bakary Traoré dans "Le théâtre africain : réalités et perspectives", in Actes
du
Colloque
sur le théâtre négro-africain,
Paris,
Présence Africaine,
1971,
p. 60 - 61.

- 126 -
"
-
LA POESIE
La poésie est, sans nul doute, le genre le plus fécond de ces littératures. L'urgence et
la nécessité de se "dire" ont conduit les auteurs africains à choisir ce mode d'expression
qui, pour reprendre les mots d'Elsa Triolet,
permet "le maximum d'expression en
un
minimum de mots".
A -
Poésie de dénonciation et de révolte
De 1950 à 1960, il s'agit essentiellement d'une poésie de dénonciation et de révolte.
On y retrouve fréquemment les formes métriques empruntées à la tradition française du
syllabisme et de la rime, formes encore régulières, même si elles ne sont pas toujours appli-
quées dans leur rigueur. C'est le cas chez Dadié, Nditsouna, Sinda, Birago Diop, Bolamba,
pour ne citer que ceux-là. La poésie reste, en tout cas, très formelle et même extérieure,
parfois équivoque (Sissoko Fily-Dabo, Kéïta Fodéba et son Aube africaine).
Poésie d'exaltation, elle trouve ses prétextes dans la réhabilitation d'une race noire
niée et humiliée, découvrant la justification de cette revendication dans le "racisme anti-
raciste" poétisé par Sartre. Hàin!!, violence et révolte se succèdent, et il suffit de songer aux
cris et aux Coups de pilon de David Diop pour s'en rendre compte :
l
'

- 127 -
"Dimbokro Poulo Condor
La ronde des hyènes autour des cimetlëres
La terre gorgée de sang les képis qui ricanent
Et sur les routes le grondement sinistre de charrettes de haine" (1J.
Ecrite souvent en dehors de l'Afrique, cette poésie est souvent inspirée par le sentiment
de nostalgie. D'ailleurs presque tous les poètes de cette période vivent à Paris, et certains,
comme David Diop, n'ont pas encore vu l'Afrique, ou l'ont quittée très
jeunes comme
Tchicaya, Sinda... Procédant donc des réminiscences d'une vie paysanne africaine que
le
poète évoque dans sa solitude parisienne, elle ne possède que très peu de rapports avec la
poésie orale traditionnelle. Bien plus, apparaît une certaine ambigu ïté sur la portée de cette
poésie et sur le public auquel elle s'adresse :
il s'agit dans la plupart des cas d'un public
européen qui désire communier aux joies d'une Afrique originelle (et intemporelle) que la
technologie n'aurait pas encore souillée. C'est le sens de la quête senghorienne dans
Ethiopiques. Cela explique aussi l'adoption par plusieurs poètes d'une écriture hyperbolique,
souvent interprétée comme une manière africaine de vivre les symboles destructurés
du
surréalisme occidental ; Tchicaya, Bolamba (et sa "révolte subreptice" dans Ezanzo comme
dira A. Gérard).
Cependant, il faut croire que la révolte et la violence de ces poètes ne devaient
transparartre que
très difficilement,
étant
donné les vexations auxquelles ils étaient
constamment exposés de la part des gouvernements coloniaux. Il suffit de rappeler les cas de
Damas (Pigments) et de Mamadou Traoré (Vers la liberté). On comprend que l'écriture soit
souvent occultée sous des imag~s fascinantes aux allures surréalistes, en même temps que le
lyrisme (thèmes d'amour, sentiments personnels) ne joue qu'un rôle mineur .
. -.. _
_---_. __ ._--------._-----
_
--------- .. - . __ ._--------------.-
__ .. _._-- .. -
-----. __
----
, .'
(1) -
David Diop, Coups de pilon
(L'agonie des chaînes), Paris, Présence Africaine,
1973, p.23.

- 128 -
Poésie apocalyptique et prophétique même, s'il en fut, tournée vers l'avenir (d'où
les nombreux "rêves" et les appels "répétés"), elle promet des jours meilleurs, après les
souffrances de l'époque coloniale. Le thème lui-même finit souvent par affirmer la réussite
d'une lutte politique, comme le préconisera le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes
à Rome, en 1959.
En 1960, l'aube des Indépendances se lève sur l'Afrique. Pendant que le roman atteint
un certain degré d'épanouissement, la poésie bal butie encore, car Tchicaya et Senghor ne
suffisent pas pour incarner la poésie de tout un continent, même si ce dernier avec Césaire
et Damas, est devenu le "poète classique". Avec ces trois écrivains d'ailleurs, s'impose la
notion de Négritude. Des colloques sont organisés pour analyser les oeuvres qu'elle aura
inspirées et observer son influence dans les créations littéraires. Et même si les thèmes de la
révolte et de la revendication n'ont cessé de retentir, ils sont rapidement polarisés par certains
épisodes historiques qui ne manquent pas d'ébranler les consciences, tel le drame du Congo
et la tragédie du Katanga, telle la naissance des nouveaux héros et "martyrs"
: Lumumba,
Ruben. Apparaît aussi dans cette poésie, le souci constant de rêver à un autre univers, de
construire une Afrique nouvelle.
B -
Poésie de la Négritude
Un autre courant qui est d'ailleurs le mieux connu, parce que le mieux diffusé, est
celui de la
Négritude. Citons
lbrahima Sou rang, Cheik Ndao, Ousmane Socé, Lamine
Diakhaté, Lamine Niang, Malick Fall, Annette Mbaye, tous poètes sénégalais, qui ont tenté
de poursuivre le projet de la Négritude senghorienne, devenue le slogan politique de leur
Président et le mot d'ordre de la maison
d'édition qui a publié leurs textes
: Présence
Africaine.
C'est
pourquoi
leurs
poèmes
se
terminent souvent par l'annonce d'une

- 129 -
"aube nouvelle de la fraternité", ou chantent ""arc-en-ciel de la paix fraternelle" avec
tous les peuples du monde. Une erreur cependant : du fait de leur attachement à la
Négritude, la plupart de ces poètes négligent la fonction poétique en elle-même.
Leurs
oeuvres n'obéissent à aucune métrique, à aucune rythmique (se voulant l'expression d'une
"émotion nègre"). les métaphores se font au gré des impressions recueillies (parfois mal
accordées au thème poétique). Cette négligence explique le manque d'originalité qui
caractérise leurs oeuvres, si l'on excepte quelques cas qui s'appuient sur une véritable
inspi ration.
C -
Poésie de "déracialisation"
Une troisième période marque une certaine évolution dans la poésie africaine : c'est
celle qui va de 1966 à 1970. Période d'une métamorphose assez importante et d'un autre
surgissement de la conscience poétique. Au delà d'une certaine régionalisation qui s'impose
de plus en plus. il faut lire la volonté de nos écrivains de créer une littérature qui parle au
peuple et qui tire sa mythologie du peuple. Ce n'est plus la "poésie africaine" comme telle
qu'il faudrait analyser, mais la poésie sénégalaise. la poésie ivoirienne. la poésie congolaise,
la poésie camerounaise.... tellement chaque poète cherche à prendre racine dans sa
"terre natale". Il ne s'agit pas seulement d'un certain ethnocentrisme à rebours. mais d'une
"déracialisation" du problème culturel, pour autant que la critique du discours théorique
africaine a pour prétexte la réalité sociale elle-même : la misère. la déchéance. la duplicité
politique. le pressentiment des nouvelles dictatures qui déchirent les consciences et détruisent
~
le rêve. On peut penser ici au .développement des systèmes socialistes dans certains pays :
Congo, Mali. Bénin. Les contradictions des Indépendances éclatent au grand jour. les peuples
martyrisés prennent cons<;ien~e. de nouvelles luttes naissent, en même temps que la force et
.
"
la violence s'installent partout avec les nouveaux régimes militaires.

- 130 -
Toutefois, il subsiste encore en cette période, des poèmes marqués par une thématique
traditionnelle
: la Négritude moribonde, l'historicisme nègre (la traite, les humiliations de
la colonisation, les révoltes mal tues des régimes ségrégationnistes),
Il devient difficile d'homogénéiser toutes ces créations et de leur trouver un dénomi-
nateur commun, car la part du Marxisme et d'une nouvelle forme de lutte devient plus
importante. La révolution devient le premier geste du poète, geste que consacre le Festival
panafricain d'Alger, en 1969, en imposant à l'écrivain un autre rôle social et une autre
fonction poétique.
Ce sont là les deux visages du théâtre et de la poésie de 1950 à 1970 : mais ces deux
genres littéraires ne permettent pas de se faire une idée précise de l'évolution de la littérature
africaine. Peu de talents nouveaux, en effet, se sont manifestés en poésie, et le théâtre traverse
une phase de mutation. C'est dans le roman que se dessine une phase pleine de promesse.
III -
LE ROMAN AFRICAIN DE 1960 à 1970
A la veille de la décolonisation des pays d'Afrique noire, le roman africain se trouve
en plein épanouissement. Ferdinand Oyono, Mongo Béti, Bernard Dadié, Seydou Badian et
bien d'autres encore, s'y sont illustrés. Dans les premières années de l'Indépendance, on
assiste à une baisse sensible de la production romanesque. Cependant la qualité des oeuvres
ne fait que se renforcer. D'abord, par le rejet de certains mécanismes sommaires du roman
de l'ère coloniale, mais que l'on relève encore dans un récit comme L'aventure ambiguë de
Cheikh Hamidou Kane. Ensuite, les nouveaux romanciers proposent d'autres structures
et d'autres thèmes et donnent 'de la vie africaine une meilleure description, Pour bien faire
ressortir l'orientation nouvelle de ce roman, et par la même occasion, les nouveaux aspects
, '
de la réalité africaine que ces 'romanciers proposent de décrire, il nous semble nécessaire
d'examiner, tout d'abord, quelques-uns de ses principaux aspects.

- 131 -
A -
Pays producteurs de romans (1)
Une étude du genre de celle-ci n'aura de sens que si on la compare à une autre portant
également sur une période bien définie. Tentons de la faire, en commençant par dresser un
tableau des pays producteurs de romans de 1950 à 1960, c'est-à-dire depuis les débuts du
roman africain de la deuxième phase jusqu'à la veille de la décolonisation. Un tel procédé
aura l'avantage, nous semble-t-il, de montrer une courbe nécessairement évolutive pour la
période considérée, en faisant ressortir l'influence des pays.
(1) -
Pour dresser
cet inventaire, nous avons consulté, avec la plus grande attention, les
sou rces su ivantes :
-
Roger Mercier,
Bibliographie africaine et malgache, Revue de Littérature
comparée, Dakar, XXXVlle année, nO l, 1963.
- Patrick Mérand et Séwanou
Daba, Guide de littérature africaine,
Paris,
L' Harmattan, 1979.
- Thérèse Baratte - Eno Belinga, Jacqueline Chauveau - Rabut et Mukala
Kadima - Nzuji,
Bibliographie des auteurs afriéàins de langue française,
Paris,
F. Nathan,
l"
(~d., 1979.
l
'

- 132 -
1 -
Oeuvres narratives parues de 1950 à 1960
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
.
BENIN (ex-Dahomey~
( 0 )
BURUNDI
( 0 )
CAMEROUN
( 9 )
1953
Boto (Eza)
Sans haine et sans
Présence
amour
Africaine
1954
Boto (Eza)
Ville cruelle
Présence
Africaine
1956
Béti (Mongo)
Le Pauvre Christ
Laffont
de Bomba
1956
Oyono
Une vie de boy
Julliard
(Ferdinand)
1956
Oyono
Le vieux Nègre et
Julliard
(Ferdinand)
la médaille
1956
Matip
Afrique, nous
Lacoste
(Benjamin)
t'ignorons
1957
Béti (Mongo)
Mission terminée
Buchet-Chastel
1958
Béti (Mongo)
Le Roi miraculé
Buchet-Chastel
-
1959
Owono
Tante Bella
Au Messager-
(Joseph)
Yaoundé

CENTRAFRIQUE
, '
"
( 0 )

- 133 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
CONGO
( 2 )
1954
Malonga (Jean)
Coeur d'Aryenne
Présence
Africaine
1954
Malonga (Jean)
La Légende de
Editions
M'Pfoumou Ma Mazono Africaines
1
COTE D'IVOIRE
( 2 )
1956
Dadié
Climbié
Seghers
(Bernard)
1959
Dadié
Un Nègre à Paris
Présence
(Bernard)
Africaine
GABON
( 0 )
GUINEE
(3 )
1953
Laye (Camara)
L'enfant noi r
Plon
1954
Laye (Camara)
Le regard du roi
Plon
1958
Cissé (Emile)
Faralako
Imp. Corn.
Rennes
HAUTE-VOLTA
( 0 )
MALI
( 4 )
1955
Ouane
Fatimâtâ, la prin-
Les Presses
(1. Mamadou)
cesse du désert
Un iverselles
1956
Sissoko
La passion de Djimé
La Tour de
(Fily-Dabol
Guet
1957
Ba (A. Hampaté)
Tierno Bokar, le
Présence
et Caidaire
sage de Bandiagara
Africaine
1957
Badian (Seydoul
Sou s l' 0 rage
Les Presses
Universelles
1
"
MAURITANIE
(0 )

- 134 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
NIGER
( 1 )
1959
ISSA
Grandes eaux
Scorpion
(Ibrahim)
noires
.
SENEGAL
( 4 )
1954
Sadji
Nini
Présence
(Abdoulaye)
Africaine
1956
Ousmane
Le docker noir
NI/es Editions
(Sembènel
Debresse
1957
Ousmane
o pays, mon
Amiot-Dumont
(Sembène)
beau peuple
1958
Sadji
Maïmouna
Présence
(Abdoulaye)
Africaine
TCHAD
(0 )
TOGO
( 2 )
1950
Couchora
Drame d'amour
Imp. d'Alméida
(Félix)
à Anécho
Dahomey
1955
Ananou
Le fils du
NI/es Editions
(David)
fétiche
Latines
ZAIRE
( 1 )
1954
Mutombo
Victoire de
Bibliot. de
(Dieudonné)
l'amour
l'Etoile
Léopoldville
~

- 135 -
t - Oeuvres narratives parues de 1960 à 1970
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
BENIN (ex-Dahomey)
( 4 )
1960
Bhêly-Ouenum
Un piège sans fin
Stock
(Olympe)
1965
Bhêly-Ouenum
Le chant du lac
Présence
(Olympe)
Africaine
1968
Bhêly-Ouenum
Liaison d'un été
Bingo-Dakar
(Olympe)
1970
Bhêly-Ouenum
Un enfant
Larousse
(Olympe)
d'Afrique
BURUNDI
( 1 )
1968
Kakoya
Sur les traces de
Presses
(Michel)
mon père
Lavigerie
CAMEROUN
( 15 )
1960
Oyono
Chemin d'Europe
Julliard
(Ferdinand)
1962
Matip
A la belle étoile
Présence
(Benjamin)
Africaine
1963
1kellé-Matiba
Cette Afrique-là
Présence
(Jean)
Africaine
1964
Philombe
Lettres de ma
Clé
(René)
cambuse
1965
Nzouankeu
Le souffle des
Clé
(Jacques-Marie)
Ancêtres
.-
1965
Rifoe (Simon)
Le tour du Cameroun
Clé
en 59 jours à
bicyclette
1966
Evembe
Sur la terre en
Présence
/
. (f;rançois B.M.1
passant
Africaine
\\.

- 136 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
1966
Philombe
Sola, ma chérie
Clé
(René)
1966
Bengono
La perdrix
Clé
(Jacques)
blanche
1967
Bebey
Le fils d'Agatha
Clé
(Francis)
Moudio
1968
Bebey
Embarras et Cie
Clé
(Francis)
1968
Ewande
Vive le
Albin-
(Daniel)
Président
Michel
1968
Kuoh Moukouri
Rencontres
Edgar
(Thérèse)
essentielles
1969
Médou-Mvomo
Afrika Baa
Clé
(Rémy)
1969
Philombe
Un Sorcier blanc
Clé
(René)
Zangali
CENTRAFRIQUt
(0 )
CONGO
(4 )
1968
Menga (Guy)
La palabre stérile
Clé
1968
Nzala-Backa
Le tipoye doré
Imp. Nationale
(Placide)
Brazzaville
~
1970
Makouta
Les initiés
Clé
Mboukou (J.P)
1970
Makouta
En quête de la
Clé
.
Mboukou (J.Pl
liberté
"

- 137 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
COTE D'IVOIRE
1960
Loba (Aké)
Kocoumbo,
Flammarion
( 10 )
l'étudiant noir
.
1961
Atta Koffi
Les dernières
Debresse
(Raphaël)
paroles de Koimé
1962
Nokan
Le soleil noir
Présence
(Charles)
point
Africaine
1963
Koné
Le jeune homme
Grassin
(Maurice)
de Bouaké
1964
Dadié
Patron de
Présence
(Bernard)
New-York
Africaine
1965
Oussou-Essui
Vers de nouveaux
Scorpion
(Denis)
horizons
1966
Loka (Aké)
Les fils de
Francité
Kourétcha
1966
Nokan
Violent était
Présence
(Charles)
le vent
Africaine
1968
Dadié
La ville où nul
Présence
(Bernard)
ne meurt
Africaine
1968
Kourouma
Les Soleils des
Les presses de
(Ahmadou)
1ndépendances
l'Université de
Montréal
GABON
(0 )
GUINEE
~
( 2 )
1960
Niane Djibril
Soundjata ou l'épopée
Présence
(Tamsir)
mandingue
Africaine
1966
Laye (Cama ra)
Dramouss
Plon
/
.

- 138 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
HAUTE-VOLTE
( 1 1
1962
Boni
Crépuscule des
Présence
(Nazi)
temps anciens
Africaine
MALI
( 8 1
1960
Ba
Les mystères
Regain
(A.Oumarl
du Bani
1960
Dembélé
Les inutiles
Bingo-
(Sidiki)
Dakar
1961
Ouane
Les filles de la reine
Les Paragraphes
(1. Mamadou)
Cléopâtre
Littéraires
1962
Sissoko
La savane
Les Presses
(Fily-Dabo)
rouge
Universelles
1963
Gologo
Le resca pé de
Présence
(Mamadoul
l'Ethylos
Africaine
1968
Ouologuem
Le devoir de
Seuil
(Yambol
violence
1969
Diakité
Une main
Edit. Populaire
(Yoro)
amie
Bamako
1969
Diallo
La nuit du
Salvator-
(Georges)
destin
Mulhouse
MAURITANIE
(0)
~
NIGER
( 1 )
1968
Hama
Kotia Nima
Présence
(Boubou)
Africaine
l
'
"

- 139 -
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
SENEGAL
( 10 )
1960
Ousmane
Les Bouts de
Le Livre
(Sembène)
bois de Dieu
Contemporain
1961
Kane
L'aventure
Julliard
(Ch. Hamidou)
ambiguë
1962
Ousmane
Voltaïque
Présence
(Sembène)
Africaine
1963
Diop
Contes et
Présence
(Birago)
lavanes
Africaine
1964
Dia (Cheick)
Avant Liberté 1
Scorpion
1964
Faye (N. G. M.l
Le débrouillard
Gallimard
1964
Ousmane
L'harmattan
Présence
(Sembène)
Africaine
1965
Ousmane
Le mandat
Présence
(Sembène)
Africaine
1966
Ousmane
Véhi- Ciosane
Présence
(Sembène)
Africaine
1967
Fall (Mal ickl
La plaie
Albin-Michel
TCHAD
(2 )
1962
Seid
Au Tchad sous
Présence
(J. Brahim)
les étoiles
Africaine
~
1967
Seid
Un enfant du
Sagerep-
. (J. Brahim)
Tchad
L'Afrique
actuelle

,
- 140 -
.
PAYS
ANNEE
AUTEURS
TITRES
EDITIONS
.
TOGO
( 5 )
1960
Viderot
pour toi, Nègre
Regain
(Toussaint)
mon frère
\\
1963
Couchoro
L'héritage,
Editogo-Lomé
(Félix)
cette peste
1966
Couchoro
La dot,
Togo-Presse-
\\
(Félix)
plaie sociale
Lomé
1966
Sydol
Qui est mon
Promotion et
(Francis)
prochain
Edition
\\
1969
Couchoro
Fille de
Togo-Presse-
(Félix)
nationaliste
Lomé
ZAIRE
1962
Malembe
Le mystère de
Bibl iothèqu e
( 3 )
(Timothée)
l'enfant disparu
de "Etoile
1965
Kanza
San rancune
Scotland-
(Thomas)
Londres
1968
Ilunga-Kabulu
Le journal d'un
Belles-
IG,}
revenant
Lettres
~
1
"

- 141 -
B -
Le roman africain inégalement réparti dans l'espace africain
Si
nous comparons la production romanesque de 1950 - 1960 avec celle de
1960 - 1970, nous constatons que la production d'avant la décolonisation se situe dans une
proportion beaucoup moins importante. Mais alors à quoi peut-on bien attribuer cette
inégalité 7 Plusieurs
raisons
peuvent
être
avancées,
néanmoins, deux nous semblent
essentielles
La première, comme nous le soulignions plus haut, réside dans le fait que si les poètes
de la Négritude ont eu recours à la poésie pour leur Négritude asservie, c'est que ce mode
d'expression était seul capable de rendre compte du sentiment de révolte éprouvé par des
milliers d'hommes, dans une situation de dépendance coloniale qui ne leur reconnaissait
guère le droit le plus élémentaire à l'existence. Au contraire, l'Indépendance de l'Afrique
noire obtenue, les romanciers ont tenté de rendre compte et d'analyser la nouvelle société
qui est en train de s'édifier au moyen du genre romanesque. C'est ce que "on a pu observer
en France, au début du XVIIIe siècle, quand Marivaux dans La vie de Marianne et
Le paysan parvenu, proclame au nez et à la barbe d'un public d'aristocrates, l'entrée en
scène de la bourgeoisie française. Pour la première fois, en effet, des personnages qui sont
des roturiers, non seulement cessent d'être ridicules, mais
manifestent encore par leurs
propos comme par leurs comportements qu'ils sont les représentants d'une nouvelle classe
sociale avec laquelle on devra désormais compter. Parce que le roman, comme le souligne
fort justement Anozié est :
"Une
version orchestrée de la réalité nouvelle. Cette
orchestration, l'Occident la connaÎt pleir1ement depuis
l'époque de la révolution industrielle et l'Afrique depuis
la fin de la Deuxième guerre mondiale" (1 J.
(1) - Sunday Anozié. Sociologie du roman africain, op. ch., p. 15.

- 142 -
La deuxième raison semble liée aux difficultés de l'édition. Il n'existe guère de maisons
d'éditions dans les pays africains avant 1960. Lorsque c'est le cas, les romanciers ne peuvent
toujours rencontrer un bon accueil auprès des imprimeries officielles ou missionnaires, qui
ne font que difficilement place à une littérature,de combat ou profane. Il faut donc attendre
1964, pour que les Editions Clé (Centre de Littérature Evangélique) de Yaoundé, longtemps
seule maison d'éditions, commencent à publier. Par ailleurs, ce n'est qu'à partir de 1953
que
des éditeurs parisiens
apportent un soutien timide, pour le moins, aux romanciers
africains. Plon parait avoir donné le branle avec L'enfant noir de Cama ra Laye. Julliard
adopte Ferdinand Oyono en 1956, et c'est encore en 1956 que Robert Laffont accueille le
chef-d'oeuvre de Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba.
Si nous portons maintenant notre regard sur la seule période de 1960 -
1970, ce qui
nous frappe
d'abord, c'est la distribution géographique des romanciers et
le taux de
production de romans.
Le roman africain est, en effet, inégalement réparti dans l'espace africain. Certains
Etats n'ont pas encore vu naître de romanciers connus entre 1960 et 1970 : c'est le cas
du Gabon, de la Centrafrique et de la Mauritanie ; d'autres ne connaissent guère plus d'un
romancier édité
: telle est la situation du Burundi, de la Haute-Volta et du Niger. Voici
donc par ordre décroissant, en quantité et non en qualité, les pays producteurs de romans
-
les plus représentatifs de la Iittér.ature africaine de langue française :

- 143 -
TITRES
De 1950 à 1960
De 1960 à 1970
CAMEROUN
.
9
15
SENEGAL.
.
4
10
COTE D'IVOIRE
.
2
10
MALI
.
4
8
TOGO
.
2
5
CONGO
.
2
4
GUINEE
.
3
2
BENIN
.
0
4
ZAIRE
.
1
3
NIGER
.
1
1
TCHAD
.
0
2
HAUTE-VOLTA
.
0
1
BURUNDI.
.
0
1
GABON
.
0
0
CENTRAFRIQUE
.
0
0
MAURITANIE ..... , ..
0
0
Le Cameroun vient en tête du peleton, suivi du Sénégal, de la Côte d'Ivoire et de tous
-
les autres pays. La première place que s'octroie le Cameroun n'étonne guère; il convient, en
effet, de se
rappeler que c'est le roman camerounais qui avait fait une entrée fracassante
dans les lettres africaines avec
Mongo
Béti et Ferdinand Oyono, avant les années 60.

- 144 -
Mais si le Cameroun est le pays le plus fertile en vocations littéraires, la présence des Editions
Clé n'y est certainement pas étrangère. Seul pendant des années à bénéficier d'une maison
d'édition d'importance et capable de proposer une littérature à bon marché, il a suscité de
nombreuses vocations littéraires, mais d'inégales valeurs.
Résumons-nous
:
si nous interrogeons 'Ia littérature romanesque écrite de 1950 à
1970, ce qui frappe d'abord, c'est d'une part, la distribution géographique des romanciers et
le taux de production des romans qui se révèlent de plus en plus inégaux dans cette région;
d'autre part, l'extrême complexité, la variété et l'ambiguïté d'une telle aventure, sensible
dans le fait que cette jeune littérature prend une articulation de plus en plus profondément
audacieuse et qui va se modifiant, comme nous allons le voir, en étudiant ses étapes et ses
thèmes.
IV -
LES ETAPES ET LES GRANDS THEMES DU ROMAN AFRICAIN
Aux historiens de la littérature africaine, la guerre offre un repère très significatif.
D'une part, les romans de la première phase mettent l'accent sur les problèmes culturels
africains, de l'autre, ceux de la phase suivante, attestent une conscience et une résistance de
plus en plus vive à la colonisation. La démarcation ne sera pas plus nette par la suite entre le
roman anticolonialiste et celui des Indépendances. Autrement dit, au lendemain de la guerre,
lors de la reprise du roman, dans les années 50, la grande mutation résidera dans le passage de
l'engagement
culturel à
l'engagement
politique, dans
la· parution d'oeuvres, non plus
consacrées au débat sur la réalité des civilisations africaines, mais dirigées contre le système
colonial. C'est de la structure et des thèmes du roman dë cette deuxième phase que nous
voulons rendre compte maintenànt, afin de montrer son évolution de 1950 à 1970. " sera
alors
intéressant de
constater la
difficulté
qu'éprouve
le
romancier à maintenir une
structure et des thèmes qui ~e séd!-!isent, mais dont il sait aussi qu'ils ne suffisent plus à
rendre compte de son expérience de la réalité.

- 145 -
A -
La structure du texte romanesque africain
Nombre de romans africains obéissent à une schématisation structurale assez générale,
conditionnée par "engagement contre la situation de dépendance coloniale. On y trouve un
mouvement organique à "trois étages" :
-
Le premier mouvement consiste à présenter un personnage central, presque toujours
paysan, dont le narrateur décrit l'enfance ou qui, lui-même, étant le héros-narrateur, décrit
sa propre enfance.
Le plus souvent, c'est sous la forme de ce retour à l'enfance que le
romancier présente la vie traditionnelle du village ou de la tribu; cependant cette description
ne constitue pas le but principal de l'auteur. En effet, cette technique de recours à l'enfance,
c'est-à-dire le passé, n'est qu'un moyen pour le romancier d'opposer, comme le remarque
fort justement Bernard Mouralis :
"L'enfance, touiours heureuse, du héros aux difficultés
présentes
que ce
dernier
cannait, une
fois qu'il est
transplanté dans le monde moderne" (T).
Avec l'évocation de l'enfance du personnage, l'auteur peut s'aventurer dans le passé
pour y situer une vie de bonheur qui se dégrade devant la rigueur et les risques d'une vie
nouvelle confrontée à une civilisation étrangère, celle de l'Occident. On remarque, ici, une
grande subjectivité dans la présentation du réel.
(1) - Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négro-africain, op. cit., p. 106.
1
.

- 146 -
-
Le deuxième mouvement de cette structure, c'est le départ du héros pour l'Europe
où il rencontre toujours des difficultés d'adaptation
:
le racisme de l'homme blanc, la
solitude, et parfois la faim
;
c'est alors qu'il éprouve le désir de retoUrner dans son pays
natal.
Ici encore, le romancier se donne la liberté de décrire la vie européenne. non
seulement comme elle est, mais aussi comme elle pourrait être. On trouve comme
une
greffe
de ce
deuxième
mouvement, le
départ du héros pour la ville, celle-ci étant la
représentation locale de la France.
-
Le troisième et dernier mouvement de ce roman à "trois étages" est le retour du
héros au pays natal où, homme de deux mondes (africain et européen de par sa formation),
il éprouve le déchirement d'une personnalité divisée, s'adapte mal ou ne s'adapte pas du tout
à la vie traditionnelle dans laquelle il est replongé. Puis viennent la prison, la fuite ou la mort
du héros. Les deux derniers mouvements de cette structure, offrent au romancier de
nombreuses occasions de décrire, comme il lui plaît, l'oppression socio-culturelle relevant
de la présence politique européenne en Afrique noire.
En fait, la presque totalité des romans africains qui traitent de la situation coloniale,
obéit à cette structure générale que nous venons de décrire. Que l'on pense à Climbié et
Un Nègre à Paris de Bernard Dadié, Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Ville cruelle et
Mission terminée de Mongo Séti, L'enfant noir de Camara Laye, dont le retour et "exil sont
décrits dans Dramouss, Le débrouillard de Faye, L'aventure ambiguë de cheikh Hamidou
Kane, Violent était le vent et Le soleil noir point de Charles Nokan, Kocoumbo, L'étudiant
noir d'Aké Loba, Chemin d'E"urope de
Ferdinand Oyono ; même Le docker noir de
Sembène Ousmane n'échappe pas à cette schématisation.
, .

- 147 -
Dans toutes ces oeUvres narratives, le Noir ne se définit pas par rapport à lui-même,
mais par rapport au Blanc (1), d'où le recours à la technique de combat-satire, ironie,
humour~avec tout ce que cela comporte de plaisant et d'insolite, et qui caractérise, d'une
façon générale, les romans africains qui ont pour cadre la situation coloniale.
B -
Vers d'autres structures
Mais après 1960, on a pu assister à l'apparition d'une nouvelle littérature. Celle-<:Î
peut être analysée avec un certain à propos par rapport au mouvement de la Négritude. Cette
littérature, tout comme celle d'avant la décolonisation est dialectique par nature, mais elle
témoigne désormais d'une opposition orientée vis-à-vis des réalités de cette Indépendance
c'est cette réalité que traduit Maryse Condé, quand elle déclare :
"Ce roman confirme l'homme dans la permanence de son
vécu : il revendique le pouvoir de l'authenticité, comme
prédisposition à participer au mouvement du monde...
Tous
les rêves,
tous les
désirs, toutes les rancunes
accumulées, toutes les espérances informulées s'expriment
dans le roman contemporain, charriant indistinctement
l'individuel et le collectif,
le conscient et l'inconscient,
le vécu et le prophétique" (2J.
(1) -
Dans Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expression françaÎse,
Bernard Mouralis souligne également: "La littérature de combat contre le colonialisme,
après Mongo Béti et F. Oyono, semble aujourd'hui bien difficile à continuer. Elle fut
légitime et inspira des chefs-d'oeuvre authentiquês, mais elle a masqué l'africanité
véritable dans la mesure' où elle amenait les Africains à se définir uniquement par
rapport aux Européens", op. cit., p. 140.
(2) - Maryse Condé, "Nouvelles tendances de la littérature africaine", in Notre Librairie,
n° 53, mai-juin 1980, p. 53 - 54.

- 148 -
Cela implique que l'impact intentionnel des récents romans est dirigé vers le lecteur
africain. Le dialogue, par exemple, ne se situe plus exclusivement entre Africains et
Européens, mais
aussi et
surtout entre
les
Africains
eux-mêmes. Les
problèmes, les
frustrations et les rêves de cette littérature, font partie intégrante d'un tissu de l'existence
que partagent aujourd'hui les Africains. Peu de romanciers semblent désireux de rationaliser
les problèmes contemporains en fonction des lendemains de la situation de dépendance
coloniale
;
car, bien qu'ils s'accordent à penser qu'il existe Un rapport avec la période
précédente (1), ils semblent vouloir imputer les responsabilités des faits présents aux
structures actuelles, c'est-à-dire à leur propre gouvernement et aU fonctionnement de leur
société. Aussi ces romans se distinguent-ils de ceux qui abordent le thème de l'aventure
coloniale par leurs structures.
En effet, s'il est possible de parler de la structure des romans africains traitant de la
situation coloniale, on ne peut en dire de même en ce qui concerne généralement ceux de
l'Afrique indépendante. Car ici, il n'y a pas une "structure", mais des "structures", puisque
celles-ci échappent à une loi architecturale commune. Aussi peut-on déceler les structures
suivantes qui constituent autant de tentatives par les nouveaux romanciers noirs, pour décrire
la totalité de la réalité africaine dans toutes ses manifestations. La perspective qu'ils adoptent
constitue donc une autre attitude face aux problèmes du réalisme :
(1) -
Comme le leur rappellent la présence su r leur sol de troupes françaises, la survivance
des structures de l'Enseignement et "ingérence française dans les affaires intérieures
des gouvernements africains..

- 149 -
Le romancier de l'Afrique indépendante peut situer son oeuvre dans l'Afrique
coloniale, avec un personnage-témoin qui a vécu activement cette période et qui décrit ce
passé, à travers les différentes périodes de sa propre vie. Ici, le héros-narrateur commence,
comme d'ailleurs dans le roman autobiographique avant les Indépendances, par le récit
d'une enfance heureuse, puis une vie d'homme~ dont le début également heureux, est vite
pertubé, mais qui retrouve, par la suite, son équilibre. Dans cette structure, le héros n'est plus
le faux naïf des romans de Mongo Séti et de Ferdinand Oyono, mais un homme réellement
vivant, fortement individualisé, et dont on partage les émotions, les joies ou la peur, et à
travers la vie duquel on participe à l'histoire d'un peuple, dans un temps et dans un espace
donnés. Cette Afrique-Ià de Jean 1kellé-Matiba, Le rescapé de l'Ethylos de Mamadou
Gologo, Le débrouillard de Faye et Dramouss de Cama ra Laye présentent les meilleurs
exemples de cette structure où l'on constate un grand souci d'objectivation du réel et de
dramatisation. On y
trouve un procédé de systématisation qui consiste à trouver dans
l'histoire racontée, des moments correspondant aux différentes phases de la vie du héros-
narrateur. Mais cette correspondance ne va pas jusqu'à devenir identification, car l'auteur
réussit fort heureusement à distinguer la vie personnelle de son héros de celle de tout homme
inséré dans l'histoire que reconte le héros.
-
Une autre forme de ce roman
repose sur une structure que nous appellerons
volontiers épique. C'est la forme privilégiée des romanciers qui veulent s'atteler à la redécou-
verte de la vieille et authentique Afrique, en célébrant l'héroïsme de l'homme noir du passé.
Dans ce genre de récit, l'auteur choisit des événements historiques marquants et y campe
des
personnages qui accomplissent des faits héroïques avec leur peuple. La technique dans
ces
oeuvres est de présenter les événements d'une manière plus ou moins scénique

- 150 -
et d'y inscrire par des touches successives, les personnages en train de vivre leur vie et de se
mesurer avec l'obstacle que leur présente l'histoire. C'est habituellement un griot, c'est-à-
dire un conteur traditionnel qui mène le récit et cela, avec toutes les techniques de l'art
oratoire - proverbes, récits mythiques, chants, métaphores - pour recréer le passé glorieux
d'un peuple presque oublié. Ainsi la guerre, le sport, la chasse aux fauves, deviennent dans de
tels romans, des miroirs à travers lesquels les personnages accomplissent des actes héroïques.
Ici, l'objectivation est considérable; mais considérable aussi est la place qu'occupe l'exagéra-
tion, puisque, le but du romancier est de présenter toujours le passé dans la plénitude de sa
grandeur et de passer sous silence, ses échecs les plus déshonorants. Deux romans nous
offrent cette structure : Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni et Soundjata ou l'épopée
mandingue de D. T. Niane. Une telle structure impose, comme nous le verrons plus tard, la
technique de l'exaltation et le recours au mystère.
Une troisième structure peut être décelée dans Les Soleils des Indépendances
d'Ahmadou Kourouma. Le romancier nous présente un personnage issu de l'aristocratie
traditionnelle, destitué par les temps nouveaux que symbolisent le Président et le Parti
unique. Le récit s'organise de telle sorte que le conflit entre le personnage central et le Parti
unique fasse apparaître les déceptions du héros devant le présent qui détruit tous ses rêves.
On y remarque un mouvement continu vers "écroulement du héros et du monde qu'il
représente. L'intrigue suit rigoureusement ce mouvement vertigineux vers la chute, accentué
chaque fois par la lutte entre le héros et le destin. L'auteur y prend ses distances face au
personnage qui représente, non seulement un type social, mais aussi un individu. Dans sa
volonté de poursuivre les accusations contre les temps nouveaux, le héros finit généralement
par la prison, l'exil ou la mort.

- 151 -
Une autre nouvelle structure est celle qui met en scène un personnage généralement
naïf, avec un sens moral très élevé, et qui établit un rapport entre lui et les autres person-
nages, tous issus de la société moderne, et qui, par leurs attitudes envers le héros, exhibent
les vices de l'homme moderne. C'est la structure que l'on retrouve dans les oeuvres de
Sembène Ousmane dont le but est l'épuration de la société et des mentalités. Le mandat, par
exemple, est bâti sur cette structure. L'opposition est constante entre le Bien et le Mal, et ce
dernier, bien que souvent plus puissant, est présenté avec la satire dont la répétition confine
à l'ennui. Le héros devient, dans cette structure une sorte de caméra entre les mains du
romancier qui le promène à travers toutes les couches sociales et y enregistre les différents
"points de vue" qui peuvent montrer ce que Sembène Ousmane appelle la "débilité de
l'homme de chez nous" (1). La dramatisation est obtenue par la technique de l'exagération.
- Malick Fall présente dans La plaie une autre structure très originale. Il choisit comme
héros, un paysan-migrateur en quête du bonheur dans la ville. On suit ses démarches : ennui
provoqué par la vie au village, ensuite départ pour la ville, finalement, impossibilité d'une
réalisation de soi, puis la mort. Cette structure ressemble à la structure du roman à "trois
étages", que nous avons mentionnée dans les romans qui ont pour cadre la situation coloniale.
Mais elle se distingue de celle-ci par le thème et l'organisation interne de l'action. La
structure de La plaie, en effet, repose sur un jeu permanent d'alternance entre l'action et la
réflexion. Chaque épisode est suivi d'une réflexion du héros sur le vécu; par exemple, la
scène où le héros brave la colère de sa mère qui lui interdit de quitter le village, est suivie
de celle où Magamou monologue sur les raisons profondes de sa décision de s'évader ; après
(1)
Sembène Ousmane, Le mandat précédé de Véhi-ciosane, op. cil.. p. 16.

- 152 -
ses heurts avec la police et son incarcération, il réfléchit sur l'incident, blâme ses adversaires
et s'accuse lui-même d'avoir troublé l'ordre public. Cette structure permet ainsi au romancier
de décrire la psychologie du personnage et de suivre son itinéraire vers le bonheur qui ne se
donne pas. Dans cette oeuvre, la dramatisation vient des coups inattendus du fatum qui
provoquent, chaque fois, le rejaillissement de la volonté du héros qui cherche à réussir.
-
Une dernière structure largement utilisée par Charles Nokan dans Violent était le
vent et Le soleil noir point, est celle de la technique "unanimiste". Le soleil noir point qui
comprend soixante dix pages, est constitué par la succession de soixante quatre tableaux
d'inégales longueurs. Ceux-ci sont de ton et de forme très différents : lettres, monologues
intérieurs, dialogues, rêves, morceaux descriptifs, théories politiques, etc... Le livre, comme
le souligne fort justement Bernard Mouralis
"Obéit à une esthétique qui rappelle La Préface de
Cromwell de Victor Hugo et applique à fond la théorie
du mélange des genres" (1 J.
Mais cette liberté dans l'expression n'empêche pas une rigueur dans la composition
comme le remarque aussi M. Robert Pagea rd :
"Le soleil noir point se décompose, sans que l'auteur le
dise, en deux ouvrages. Le premier relate la vie d'un
étudiant noir en France
c'est l'histoire de Tanou...
La seconde partie relève de ce qu'on peut appeler la
littérature des phalanstères
:
cette littérature montre
la réalisation d'un idéal de vie social pa;: un groupe
d'hommes
et
de'
femmes
passionnés,
généralement
jeunes" (2J.
(11 -Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négra-africain, op. cil., p. 117.
(2) -- Robert Pagea rd,
Littéraire négro-africaine,
Paris,
Le Livre Africain, 1956, p. 153.

- 153 -
En réalité, on peut dégager d'autres structures dans l'ensemble du roman africain de
l'A frique indépendante ; car si tous les romans peignent la vie quotidienne de l'homme
africain nouveau, par rapport à ce qu'il est et à ce qu'il était dans le passé, chaque écrivain
donne à son oeuvre la structure capable d'encadrer la réalité qu'il veut mettre en relief. Il
n'y a donc pas "une structure", mais des"
structures" qui ne prennent consistance que
si elles sont nourries et habillées par la narration, la description et la réflexion personnelle du
narrateur ou de l'auteur lui-même.
Toutefois, à travers les structures individuelles des romans, on peut constater la
naissance d'une nouvelle structure quasi-générale qui, compte tenu des romans dans lesquels
elle apparaît et du thème presque unanime de désillusions qu'elle exprime, pourrait se
développer et s'imposer longtemps à la création romanesque africaine. \\1 s'agit d'une structure
qui repose sur l'opposition mentale entre "avant l'Indépendance" et "après l'Indépendance",
qui souligne la contradiction entre les rêves du bonheur fondés sur 1'1 ndépendance et leur
avortement, une fois celle-ci acquise. Cette opposition mentale mène à l'équation du présent
au passé du colonisé, et suggère que l'homme décolonisé n'est pas parvenu à son idéal.
Presque tous les principaux romans postcoloniaux incarnent cette structure.
c - Les principaux thèmes du roman africain
Nous avons souligné, plus haut, que dans la seconde phase du roman africain, il ne
s'agit plus seulement d'assurer la défense et l'illustration des cultures africaines, mais en leur
nom, de résister à la situation de dépendance coloniale et d'oeuvrer à son anéantissement.
Ces écrits constituent, en fait, des oeuvres de contre-propagande, en ce sens qu'ils font
pièce aux thuriféraires du colonialisrne. Mais revenons, d'une manière plus approfondie, sur
quelques-uns des thèmes de ces oeuvres.

- 154 -
1 -
Les tomaciers anticolonialistes
La décennie 1950 -1960 voit paraître de nombreux ouvrages de jeunes auteurs noirs:
l'intégralité des oeuvres de Ferdinand Oyono, Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba,
Mission terminée et Le Roi miraculé de Mongo Béti, Afrique, nous t'ignorons de Benjamin
Matip, L'enfant noir et Le regard du Roi de Cama ra Laye, Climbié et Un Nègre à Paris de
Bernard Dadié, Le docker noir et 0 Pays, mon beau peuple 1 de Sembène Ousmane. Ces
principaux titres témoignent de l'essor du genre romanesque au cours de cette période.
Ces années sont marquées par des luttes politiques intenses qui aboutissent à des
changements profonds. Bien que l'affrontement n'aille pas jusqu'à la lutte armée - sauf plus
tard au Cameroun -, la
tension
croît jusqu'en 1954 ; grèves, manifestations violentes,
répression et emprisonnements se succèdent puis, un compromis implicite vient détendre la
situation
: les principales formations
politiques africaines se rallient au légalisme - le
RDA (1) rompant son apparentement avec le Parti Communiste Français - cependant que
les
leaders les plus modérés s'intègrent au "système"
de
la Quatrième
République.
L'Administration, elle, réserve désormais ses foudres aux partis "extrémistes".
En
1956,
pendant
qu'un
certain
nombre d'hommes politiques africains font
l'apprentissage du pouvoir à la tête d'un département ministériel parisien, la ",loi-cadre
Deferre" enclenche le processus qui, par les étapes du referendum de septembre 1958 et la
Communauté, aboutira en 1960 et 1961 à "Indépendance des anciens territoires français
d'Afrique noire (2).
Les écrivains ont à coeur, tout au long de ces année~, de mettre leur plume au service
de la lutte anticolonialiste. Il s'agit pour la plupart d'entre eux d'un devoir.
,
(1) - Rassemblement Démocratique'Africain.
(2) - A l'exception de la Côte française des Somalies.

- 155 -
Lorsqu'on
examine, en effet, les
principaux romans de langue française avant la
décolonisation, on se rend aisément compte que l'Europe demeure la seule matière de cette
littérature, et que l'homme noir ne peut se définir que par rapport au Blanc. Il convient
donc, à ce stade de notre réflexion, de passer en revue quelques romanciers, afin de nous
rendre compte que "esprit général de leurs écrits est militant, pour ne pas dire polémique
et rebelle contre "Occident (1).
Dans Nini, mulâtresse du Sénégal, publié en 1954,Abdoulaye Sadji évoque le problème
de la supériorité blanche. Nini, J'héroïne du roman, est une jeune fille de couleur qui éprouve
de la honte à être une Négresse et qui veut, en niant son origine à cause des préjugés dont
elle souffre de la part des Blancs, se hisser, en épousant un Blanc, au niveau de la civilisation
dite supérieure. Elle repousse les propositions de mariage que lui font les jeunes Noirs et se
livre à la chasse des Blancs qui, pour elle, sont de la race élue. Martineau, son amant blanc
pour lequel "une Négresse c'est une Négresse, on n'en saurait faire une Blanche" (2),
"abandonne après J'avoir mise en état de grossesse. Alors, et alors seulement, Nini,
sans
pour autant désespérer de réaliser un jour son rêve, comprend l'ambiguïté de son existence :
(1) - Le procès de la colonisation se poursuivra au-delà de "accesion à 1'1 ndépendance, dans
des romans comme
La palabre stérile de Guy Menga, La plaie de Malick Fall, Cette
Afrique-là
de Jean
lkellé-Matiba,
Les Soleils des
Indépendances d'Ahmadou
Kourouma.
(21 - Abdoulaye Sadji, Nlni, mulâtresse du Sénégal, op. cit., p.377.

- 156 -
"Le mensonge de son existence et de celle de toutes les
mulâtresses, ses consoeurs, lui apparart clairement... Le
destin les a toutes condamnées à cette vie sentimentale de
bohème qui tantôt s'illumine d'une certitude ou d'un
espoir, tantôt se retrouve empoisonnée par leur condition
d'hybrides n'appartenant à aucune société normale" (1).
Le romancier étale un certain humour à l'endroit de son héroïne qui a honte de son
origine
et
qui nourrit des illusions sur les limites de sa condition de métisse. Quant à
Martineau, le personnage européen, il nous est présenté, sous un style d'ironie qui vise à se
moquer de l'hypocrisie de l'amant, en soulignant la contradiction entre son amour charnel
. de la Négresse et son refus d'épouser celle-ci, sous prétexte qu'elle n'appartient pas à la
race blanche. On note, une fois de plus, que la tentative de l'auteur, est non seulement de
détruire les préjugés racistes, mais également de voir dans la conduite de Martineau, une
sorte de mauvaise foi et d'orgueil qui, dans l'optique du romancier sénégalais, seraient ceux
des Blancs. Ce thème est généralement abordé par les écrivains dits "engagés" parmi lesquels
certains voient en Camara Laye un romancier non soucieux des problèmes de l'heure.
On a souvent dit et répété, en effet, que Camara Laye n'est pas un auteur "engagé" ;
ceci peut être vrai, si l'on ne fait référence qu'.à L'enfant noir. Mais L'enfant noir n'est pas
son unique oeuvre. Son deuxième roman, Le regard du roi, dont la publication remonte à
1954, est, en effet, un tissu d'ironie contre la politique assimilationiste, et surtout, une
tentative pour démolir le mythe européen de "l'Africain désemparé", du Nègre paresseux
et dénué d'intelligence, de fausses notions que les colonisateurs entretiennent volontiers au
sujet de l'homme noir. Utilis<\\nt un procédé d'inversion, Laye nous présente un Européen,
(1) - Abdoulaye Sadji, Nini, mulâtresse du Sénégal, op. cil., p.377.

- 157 -
Clarence, qui rejeté par les siens, espère trouver le bonheur dans un monde africain, un
milieu qui lui est étranger. 1/ cherche désespérément à rencontrer le roi nègre à qui il veut
demander du travail. Mais, entre-temps il est désemparé, réduit à des bassesses de la vie
villageoise. Après une longue attente, Clarence sera délivré par le roi, mais au cours de son
itinéraire spirituel, il aura appris la relativité des <;ivilisations et la difficulté d'adaptation à un
monde qui n'est pas le sien.
Nous disons bien que le procédé employé dans ce roman par Cama ra Laye, est celui de
l'inversion, parce que, d'une part, il est inconcevable de voir en pleine période coloniale un
Blanc qui accepte de se soumettre à l'autorité d'un roi nègre, au point de vouloir être son
fidèle
serviteur, et que, d'autre part, la position de serviteur "désemparé" qui cherche
difficilement à s'adapter aux valeurs étrangères, position que Cama ra Laye assigne à son
héros blanc, est en réalité la situation de servitude faite à l'homme noir par la politique
coloniale. Aussi Le regard du roi est-il une révolte camouflée contre l'Occident. Clarence
apprendra aux siens que chaque peuple a sa civilisation et que la culture d'un peuple ne
peut pas s'imposer à un autre peuple sans vouloir l'asservir.
De son côté, Sembène Ousmane qui sera d'ailleurs le chef de file de la nouvelle géné-
ration des romanciers noirs après les 1ndépendances, n'est pas resté insensible au combat
littéraire que livrent contre l'Europe colonisatrice, les grands écrivains noirs de la période
coloniale. C'est ainsi que
Le docker noir, paru en
1956, nourri de ses expériences
personnelles de docker à Marseille, est à la fois une ~ondamnation flagrante du racisme
incarné par la classe bourgeoise française et un dynamique plaidoyer pour la justice ouvrière.
Le héros de son roman, Diaw Falla, un jeune Noir, écrit un roman, Le dernier voyage du
Négrier Sirius, qu'il confie, à ,ur)e célèbre romancière française, Tontisane, Celle-ci, par

- 158 -
malhonnêteté intellectuelle, publie en son nom personnel, le roman de Falla, obtient le
ft-Vt. et "honneur qui s'y rattache. Diaw FafJa apprend avec stupeur cettesupercherie,
court chez la romancière et dans un accès de colère, la blesse mortellement. La presse
française s'empare de "incident et accuse Falla de viol ; il est finalement arrêté et condamné
à la réclusion criminelle à perpétuité, sans que l'on cherche à reconnaître qu'il est "auteur
du roman.
On constate, comme dans les précédents romans, que ce récit vise "Europe, son
système juridique et ses préjugés à l'égard des hommes de couleur, au point qu'un critique
autorisé, Robert Pageard, le résume en ces termes :
"Le docker noir est une oeuvre de combat dirigé contre la
bourgeoisie française, prise comme ennemie de la classe au
sens marxiste du terme et comme ennemie de race en
raison de ses préjugés à l'égard des hommes de couleur,
plus précisément à l'égard des Noirs. La presse, la police,
les juges font étalage d'un racisme outrancier, rejetant
contre l'évidence, que Diaw Falla puisse être l'auteur du
Négrier Sirius et ne voulant voir dans toute l'affaire qu'un
meurtre dicté par l'appétit sexuel et l'esprit de lucre" (1).
Ce qui frappe le lecteur dans toutes ces oeuvres narratives que nous venons d'examiner,
c'est le peu de place accordée par les romanciers à la vie traditionnelle africaine ; elle n'y
apparaît que sous forme de petits épisodes qui dévoilent l'angoisse des Noirs devant le
bouleversement de leur ordre naturel. Ainsi, par exemple, dans Le docker noir, on ne perçoit
la vie africaine qu'à travers de pe~its épisodes de rencontres amicales pour boire ensemble et
évoquer les injustices dont souffre l'ouvrier noir jeté à Marseille ou à Paris.
1
(1) -- Robert Pagea rd... L'image de" Europe dans la littérature ouest-africaine d'expression
j
j
i
française, in Connaissance de l'Etranger, Paris, Didier, 1964, p.326.
j

- 159 -
Àvec Climbié de Bernard Dadié, en 1956, nous entrons dans le domaine romanesque
proprement autobiographique. Cet ouvrage "qui conte Ja vie de son auteur sous une forme
à peine voilée, est également empreint d'une grande amertume" (1), déclare Roger Mercier.
Dans ce roman, Climbié raconte, non sans angoisse, ses souffrances à J'école des missionnaires
qui veulent le déraciner, la brutalité de ses maîtres et ses heurts avec l'Administration à
Dakar. Il regrette la situation ambiguë dans laquelle l'instruction européenne reçue à l'école,
l'a jeté, c'est-à-dire, celle d'un homme tiraillé e,ntre deux mondes et n'appartenant finale-
ment à aucun d'eux. Après dix ans de service à Dakar comme fonctionnaire de l'Administa-
tion coloniale, il rentre en Côte d'Ivoire où il est jeté en prison par les Blancs, après avoir
été accusé d'activités subversives.
L'esprit de ce récit est aussi revendicatif et orienté vers l'homme blanc et sa culture.
Parlant de Climbié, Robert Pageard nous laisse entendre ce jugement fort à propos
"Ce document était néanmoins précieux; la critique qui
était faite de la volonté française d'assimilation (inter-
diction des dialectes locaux dans les écoles, par exemple),
de l'isolement des ménages européens, de la justice pénale
française
notamment, méritait
d'être prise en considé-
ration" (2).
~..
Un Nègre à Paris, publié en 1959, va lui aussi dans le même sens pour caricaturer
l'individualisme et la vie artificielle des Blancs qui contrastent fort avec la vie collective,
l'esprit ouvert et franc du Noir. Ici, Bernard Dadié met en scène un Africain, Tanhoé Bertin,
qui entreprend un voyage touristique à Paris, et livre, au fUr et à mesure, à son ami resté
en Afrique, ses impressions sous forme de lettres, comme pour dire que l'Europe peut,
elle
aussi, être étudiée par des voyageurs noirs. Sans nier la grandeur technologique de
l'Europe, Tanhoé affirme que les Blancs ne sont pas extraordinaires, comme ils le font croire
en Afrique colonisée :
(1) -
Roger Mercier, "Les écrivains négro-africains d'expression française", in Les dossiers
de Tendances, n° 19. Avril 1966. p. 11.
(2) _. Robert Pageard, Littérature négro-africaine, op. cit., p. 75.
\\l

- 160 -
"Ce peuple est comme tous les autres peuples ,
on ne
peut finir de l'étudier" (1 l,
dit le héros. " les admire aussi pour leur amour du travail et leur intérêt à conserver leur
patrimoine culturel, et souhaite qu'ils poussent les Noirs à conserver le leur. Comme le note
si bien Roger Mercier également :
"S'il (Tanhoél adresse aux Européens un reproche, c'est
de trahir l'homme, en en faisant un robot, un perroquet,
un mannequin, alors que les écrivains négra-africains
défendent au contraire tous les droits de l'homme" (21.
Si la vie africaine apparaît, dans ce roman, comme d'ailleurs dans les autres, c'est par
ricochets
; car le sujet du roman est l'Europe. C'est elle que Tanhoé étudie avec ironie,
comme les Ethnologues, les Sociologues et les Africanistes européens le faisaient de "Afrique.
Mais cette étape de la littérature romanesque africaine bénéficie surtout de la verve
et du talent d'auteurs comme les Camerounais Ferdinand Oyono et son compatriote Mongo
Béti, avec qui le roman prend une dimension
politique et idéologique. Nous voudrions
insister plus particulièrement sur ces deux romanciers que tous les critiques s'accordent
à reconnaître comme les deux
plus authentiques représentants du
roman de l'Afrique
coloniale. Leurs oeuvres constituent un ensemble colonial de par leur chronologie et leur
inspiration. Elles sont étroitement liées à l'action politique etsociale des Africains, en vue
de les aider à conquérir leur Iîberté. Ferdinand Oyono prend ainsi position et déclare
:
(1l - Bernard Dadié, Un Nègrè à Paris, op. cit., p. 185.
(21 . Roger Mercier, "Les écrivains négro-- africains d'expression française", op. cil., p.18.

- 161 -
"Le Cameroun a été un pays sur lequel on avait tiré un
certain rideau de fantasmagorie. L'écrivain camerounais
doit donc avant tout essayer de lever ce rideau" (1J.
Les oeuvres romanesques de Mongo Séti et de Ferdinand Oyono sont des actes en
même temps que des créations littéraires. Mais plus que des créations littéraires, elles sont
des tracts révolutionnaires à "adresse du colonisateur. Ainsi Richard Wright remarque
:
"Pour comprendre les oeuvres des Noirs, dit-il, il faut
sans cesse se référer à l'entourage dans lequel elles
naissent" (2).
Ce que Mongo Séti et Ferdinand Oyono recherchent, c'est l'évocation la plus violente
possible de la satire coloniale dans leur pays. Thomas Melone, dans son ouvrage, Mongo Béti,
l'homme et le destin, note justement à propos de Séti :
"L'oeuvre de Mongo Béti dégage, précisément, dés qu'on
l'examine dans sa structure chronologique, ce double
mouvement d'émotivité révolutionnaire...
Tout s'ouvre
sur une période de violence et de participation au combat
où les valeurs polémiques des civilisations en présence se
livrent un
conflit sans merci : l'Afrique s'oppose à
l'Occident- le paganisme au Christianisme,
les pauvres
aux riches, la campagne à la ville, les faibles aux puissants,
le petit peuple à toutes les
forces qui le dominent...
Une atmosphère... de contestation bruyante contre les
Administrateurs, les commerçants étrangers et surtout
les missionnaires" (3).
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(1) - Cité par David Diop, .. Une vie de boy", in revue Présence AfricaÎne, nO 11. décembre
1956 - janvier 1957, p ..125.
121
R. Wright, Ecoute, homme blanc, Paris, Calmann - Lévy, 1959, p. 174.
(3) -- Thomas Melone,
Mongo Séti, l'homme et le destin, Paris, Presence Africaine, 1971,
p.229
230.

- 162 -
Tout cet ensemble représente une réaction, une attitude négative déterminée moins par
une inspiration créatrice que par le souci plus urgent de dénoncer la situation de dépendance
coloniale. Mongo Béti et Ferdinand Oyono, en effet, ne sont venus à la littérature que pous-
sés par les circonstances : la situation politique les stimulait et aussi la pression du groupe
formé autour de la revue Présence Africaine. En outre, la conscience de leurs responsabilités
d'intellectuels les presse de prendre publiquement position.
Ce sont deux témoins passionnés et "porte-voix de toute une génération en mal de
révolution" (1). Mongo Séti qui signe ses articles, dans Présence Africaine, des initiales A.B.,
de ses véritables nom et prénom, Alexandre S iyidi, récuse dans Un de ses articles, la littérature
"rose", la littérature du "pittoresque", dans laquelle se sont engagés un certain nombre
d'écrivains négro-africains ; il les invite à peindre la réalité de "Afrique et la colonisation
qui est "la seule réalité profonde de "Afrique" (2). Dans un second article, c'est à Camara
Laye, en particulier, que s'en prend Mongo Séti. Laye avait faussé dans son roman, L'enfant
noir, la réalité de l'Afrique en se complaisant "dans "anodin et surtout, le pittoresque le plus
facile, donc le plus payant ; (aurait érigé) le poncif en procédé d'art" ; il aurait donné de
l'Afrique et des Africains "une image stéréotypée donc fausse ..... parce que la réalité coloniale
est paradoxalement absente de cette oeuvre. Et Béti de poursuivre :
---- ------ ----------~---_.--_...--.- ---. ----- -----.----- .----------.--.-------- ---_ ..--.---.-----.-- ---.--._- _.- _.--.-----.-----------.--..-..
(1) - Thomas Melone, Mongo Séti, "homme et le destin, op. cit., p.64.
(2) - A.B., "Afrique noire,
littérature rose",
revue Présence Africaine, n° l, avril-ju il/et
1955, p.38.

- 163 -
"Laye ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus
cruciales, celles justement qu'on s'est toujours gardé de
révéler au peuple d'ici. Ce Guinéen, mon congénère, qui
fut, à ce qu'il laisse entendre, un garçon fort vif, n'a-t-il
donc rien
vu d'autre qu'une Afrique paisible, belle,
maternelle? Est-il possible que pas ,une seule fois, Laye
n'ait été témoin d'une seule petite exaction de l'Adminis-
tration coloniale? (1 J.
Il s'agira donc à ce stade, surtout, de "témoignages" et, partant, de l'idée que des
"crimes" ont été commis. Séti et Oyono vont tantôt se pencher sur le comportement du
"criminel", ta'ntôt sur celui de sa victime. Mais la position du "témoin" sera très nettement
rangée du côté des victimes, pour analyser davantage leur position de persécutés et surtout,
pour établir un réquiSÎtoire.
Ainsi, il n'y a guère d'écrivains noirs (2), à l'époque coloniale, qui ne conçoivent le
roman comme une arme, un fusil pour abattre l'Occident, tel qu'il est représenté par la
colonisation.
(1) - Ch ronÎque
par A.S.
: "L'enfant noi r", in Trois écrivains noirs,
ParÎs,
Présence
Africaine, 1955, p.420.
(2) - Un roman comme Le fils du fétiche du Togolais David Ananou constitue un cas assez
isolé dans l'orientation générale du roman africain de la période coloniale. Comme il
l'annonce clairement dans sa Préface, il veut aider les Africains à se débarraser, parmi
les traditions de celles qui sont caduques, voire néfastes, dans un univers en pleine
évolution. Mais l'auteur n'est-il pas allé un peu loin dans son dénigrement de certaines
coutumes ancestrales au profit de celles de l'Occident 7

- 164 -
Toutes les productions sont des cris d'angoisse, des révoltes du Nègre qui veut se
posséder, qui veut se sauver et protéger ce qu'il a de traditionnel et de sacré. Tout est Un
appel à la conscience de l'Occident devant ses responsabilités. Toute oeuvre qui ne résonne
pas de ce cri, n'est pas africaine et ne peut être appréciée par les Noirs, car son auteur, s'il
échappe à l'accusation d'être un rénégat, se voit désigner comme un égoïste oi.! un mauvais
compagnon de lutte.
Le roman africain de l'ère coloniale, dans la conception de son auteur, doit imiter
dans le ton et dans l'esprit, le pathétique Black boy du Noir américain Richard Wright ; il
ne doit, en aucun cas, être gratuit, il faut qu'il soit un "défi" lancé à l'Occident qui veut
étouffer la personnalité africaine. Le roman africain doit révéler les exactions de l'Adminis-
tration coloniale. Ce sont-là les règles d'or des romanciers noirs avant les Indépendances
des pays francophones, et ce n'est qu'en partant de ces principes qu'on peut comprendre
l'esprit de la création romanesque de ce temps-là. En effet, si Camara Laye était quelque
peu mis à l'écart par certains romanciers de la période coloniale (1), c'est parce qu'il s'est
contenté de peindre, dans L'enfant noir, aux dires de Séti, notamment, une enfance heureuse
qu'il ne semble pas avoir vécue et qui n'était pas celle de tous les autres enfants abrutis par
la colonisation :
"Catéchisés, confirmés, gavés de communions comme de
petites oies du bon Dieu, confessés à Pâques et Trinité,
enrôlés sous les bannières des défilés de quatorze juillet,
militarisés, présentés à toutes les commissions nationales
et
internationales
comme
une
fierté,
ces gosses-là,
c'était nous" (2).
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(1) - Pour intolérante que puisse appara itre une telle exigence d'engagement, elle ne s'en
appuie pas moins
sur un argument
qui ne manque pas de force, l'impossibilité de
rendre compte de manière authentique de la réalité africaine contemporaine si l'on
veut ignorer le fait colonial.
(2) --- Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 231 -, 232.

- 165 -
2 - Conclusion
De tout ce qui précède, il ressort que les thèmes de la colonisation et de ses méfaits
ont dominé l'univers romanesque de l'écrivain africain de la période coloniale. L'esprit de
l'oeuvre était celui de la révolte et du combat. Pour réfléter ce conflit, les romanciers ont
imposé, d'une
façon générale, une structure
interne antithétique à leurs productions,
structure qui repose sur J'opposition entre le monde des colonisés et celui des colonisateurs.
Ainsi, on ne verra pas un chef coutumier dans ce qu'il est, mais dans ce qu'en font
l'Administration coloniale et la mission évangélisatrice européenne. Un vieUx Noir comme
Méka de F. Oyono, ne se concevra dans le roman que dans la mesure où iJ est brutalisé par
les gardes blancs et où l'auteur peut J'utiliser pour dénoncer le Blanc, ses fausses promesses
et ses injustices. Toundi ne sera boy d'un Administrateur colonial que si par son truchement,
Oyono
peut exercer son
ironie dévastatrice sur les moeurs de la petite communauté
européenne en Afrique. Un Père Drumont ne viendra en Afrique que si Mongo Béti peut lui
réserver un échec missionnaire terrible. Climbié ne racontera sa vie d'écolier que si Dadié y
voit une belle occasion de fustiger la politique d'assimilation française. D'ailleurs, ce dernier
écrivain n'a-t-il pas confirmé dans une interview parue dans la revue Afrique, en 1964,
que ses oeuvres décrivent "Occident par rapport à l'A frique 7 :
"Toute cette chronique décrit l'Occident par rapport
à notre culture africaine" (1 J.
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(1) - "Bernard
Dadié
ou
l'écrivain engagé", in Afrique, XliII, 1964, Vol. X, n° 3,
p.61.

- 166 -
Le roman africain de l'époque coloniale fut donc au départ un art "engagé". On
comprend que le Congrès de Rome, dans sa résolution finale, n'ait fait que proclamer, sous
forme de principe, ce qui dans la pratique était depuis longtemps le trait le plus caractéristi-
que de l'écrivain africain, à savoir son engagement à la cause de la libération africaine. Pour
J'écrivain noir, et noUs pensons l'avoir suffisamment montré, au cours de notre analyse, le
militantisme était devenu une véritable orthodo~ie.
Mais nous pensons avec Jean Prévost et Gide que "J'orthodoxie" littéraire, quelle
qu'elle soit, est préjudiciable à l'oeuvre d'art" (11. Ce quÎ n'est pas moins vrai, c'est que la
littérature "engagée" est un art transitoire, un art du "moment" qui résiste peu au temps.
Car, une fois Je but de l'engagement atteint, cette littérature perd son actualité et son titre de
noblesse, devient moins attachante et tend vite à se transformer en une page d'histoire. C'est
ce danger qui a plané sur la littérature africaine à la veille et au lendemain des Indépendances.
Les écrivains nOÎrs, et surtout les romanciers, n'ont pas ignoré ce danger. C'est pourquoi
l'Afrique étant devenue une terra fi l'ma, les romanciers ressentent l'impérieux besoin de
chercher de nouvelles inspirations pour donner au roman un nouveau souffle, une nouvelle
orientation, une écriture originale, dans laquelle la vision du monde de l'écrivain cesse d'être
"exotique" pour devenir indigène, c'est-à-dire centrée essentiellement sur les réalités
profondes actuelles de la vie africaine.
3 -
Les romanciers de la nouvelle génération
La situation nouvelle créée par les Indépendances a limité le champ d'action primiti-
vement attribué au roman. Celui-ci s'est largement consacré à
la critique du système
colonial. Les romanciers doivent aujourd'hui renouveler certains de ces thèmes et se trouvent
donc dans l'obligation, s'ils estiment toujours que le roman doit conserver cette fonction
critique, de créer de nouveaux thèmes qui, dépassant le schéma propre à l'époque coloniale,
rendent compte des problèmes existant dans la société africaine issue des 1ndépendances.
(1) -- Jean Prévost, Problèmes du roman, Bruxelles. le Carrefour, 1945, p.12.

- 167 -
Deux thèmes principaux ont retenu leur attention
:
les thèmes politiques et les
thèmes
de la vie sociale. Hâtons-nous
de préciser
que l'analyse de ces thèmes ne nous
intéresse que dans la mesure où ils témoignent de nouveaux aspects de la réalité africaine.
a -
Les tht!mes politiques
L'époque de la situation de dépendance coloniale est bien révolue. Elle est devenue
une histoire à
telle enseigne que
Jean lkellé - Matiba en parle en termes de "Cette
Afrique-là". Mais le passé colonial, en tant que thème d'inspiration IittéraÎre est encore bien
vivant, car depuis 1960, on constate que nombre de romanciers imposent à leurs productions
une structure temporelle qui, ou bien se situe à "époque coloniale, ou bien chevauche entre
le passé et le présent. La conséquence logique d'une telle approche est que, parfois, l'on
retombe malheureusement sur les thèmes coloniaux qui ont fait la fortune du roman africain
avant la décolonisation. Ainsi, de Mongo Béti à Ahmadou Kourouma, en passant par Nazi
Boni, René Philombe et le fracassant Yambo Ouologuem, le thème de la colonisation renaît,
sans cesse, dans le roman africain. Mais les romanciers de l'Afrique indépendante conçoivent-
ils ce thème de la même manière que leurs devanciers? Ne font-ils que plagier Mongo Béti.
Ferdinand Oyono, Bernard Dadié, pour ne citer que les principaux? Leurs romans ne sont~ils
que Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba, Le Roi miraculé, Une vie de boy, Le vieux
Nègre et la médaille, Climbié, Un Nègre à Paris?
Si tel est le cas, ils auront alors déçu le public, avide de nouvelles informations et de
nouvelles manières de concevoir le vécu
; ils auront, pour reprendre une expression chère
à Mongo Béti, "érigé le poncif en procédé d'art", et freiné la marche en avant de la littérature
africaine. Mais, si au contraire, ils se sont emparés du thème de la colonisation, pour en
révéler les aspects inédits, pour lui donner une conception nouvelle et originale qui ne serait
pas celle
des écrivains
de l'époque coloniale, ils
auront alors apporté quelque chose de
nouveau et de positif, révélant ainsi de nouveaux aspects de la réalité africaine dans le roman.

- 168 -
La situation de dépendance coloniale, en effet, en tant que thème littéraire, renaît
sous d'autres aspects dans Cette Afrique-Ià dé Jean Ikellé-Matiba,
Un sorcier Blanc à
2anga'i de René Philombe et Le devoir de violence de Yambo Ouologuem. Mais chez ces
trois romanciers, on constate deux nouvelles orientations : l'une pourrait être qualifiée de
"dépassionnante et réconciliante", "autre, celle de Yambo Ouologuem, de démystificatrice.
-
Une vision désabusée de la colonisation
La manière dont Jean Ikellé-Matiba introduit le thème de la colonisation dans son
Avant-propos de Cette Afrique-Ià, montre bien qu'il cherche à "dépassionner le débat" (1)
sur la situation de dépendance coloniale :
"La fin du XIXe siècle connut une aventure exaltante.
L'Europe se lança dans les conquêtes coloniales. L'Asie
et
l'A frique
furent
soumises.
Trois
puissances
se
partagèrent la plupart des terres du globe : l'Angleterre,
la France et l'Allemagne. Chacune de ces nations obtint
Outre-mer des zones d'influence et ce fut le triomphe de
l'homme blanc que chante Rudyard Kipling.
L'aventure de l'Allemagne fut de courte durée.
Apres la Première guerre mondiale, à la Conférence de la
Paix, elle fut dépouillée de ses possessions ultramarines.
Depuis lors on ne parla de cette colonisation qu'en termes
polémiques ou apologétiques. Mais le vent a tourné et des
efforts sérieux ont été entrepris pour dépassionner le
débat" (2).
~ ..._- ---- --- -..-- --~ ..-- --- - ------- -.- -- --_ ..... -- ---- - -_. -.---- --- -._.- -- -- ------------ - -- -- -- ---- -- -_. -.. -_.. _. ---.-' .. --- --- ----_.- -. --- ----
(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 12.
(2) - Ibidem, op. ciL, p.12.

- 169 -
Cette Afrique-Ià s'inscrit dans une optique historique, et se signale comme Un ouvrage
qui a entrepris de sérieux efforts "pour dépassionner le débat" sur la colonisation. C'est la
raison pour laquelle, dès le début, l'auteur se réclame d'une vision objective désabusée.
Mais comment atteindre à cette objectivité? Est-ce possible dans le contexte d'Une
histoire événementielle devenue matière de récit romanesque? Le décalage entre le temps de
l'histoire et celui de son écriture, n'endigue-t-il pas, d'avance, l'objectivité que Jean 1kellé-
Matiba entend donner à son roman ? Le romancier est, sans aucun doute, conscient de ces
problèmes, et c'est pourquoi, pour les contourner, il choisit comme héros, un personnage né
avant la colonisation et qui a vécu toutes les péripéties de cette histoire, non seulement au
niveau d'une expérience personnelle, mais aussi à celui d'un destin collectif, dans un temps
et dans un espace. Aussi la structure autobiographique convient-elle mieux pour réaliser
cette objectivité, sans sacrifier le caractère à la fois historique et romanesque du thème de la
colonisation. Franz Mômha, le héros du
roman, a successivement vécu la colonisation
allemande et française de son pays, le Cameroun, et c'est lui qui raconte sa vie, telle qu'elle
a été marquée par le fait colonial et aussi l'impact qUe cette même colonisation a eu sur
son peuple.
Comme les romanciers de la période coloniale, 1kellé-Matiba déplore la situation de
dépendance et le cortège des injustices qu'elle a entraînées : le travail forcé dont est victime
Franz Mômha, les impôts accablants collectés sans pitié ni amour, les harassements
des
fonctionnaires coloniaux et une certaine tendance catéchisante des missionnaires européens,
qui avaient le tort de croire que Dieu était inconnu en Afrique précoloniale.

- 170 -
Mais, si chez les romanciers antérieurs aux Indépendances, ces méfaits apparaissent
souvent sous forme d'accusation formulée en termes sarcastiques et caricaturaux (c'est le
style de Ferdinand Oyono et de Mongo Béti dont les romans sont engagés contre la coloni-
sation et sa politique assimilationiste) destinés à l'Occident, ils prennent, chez 1kellé-Matiba,
la forme de reportage objectif des événements tristes, fait d'un ton qui déplore, en racontant.
L'impôt excessif, par excellence, contre lequel se plaignent les personnages de Ferdinand
Oyono, de Mongo Béti et de Bernard Dadié, avec haine, est simplement déploré chez Ikellé-
Matiba, non pas à cause de l'incapacité des gens à s'en acquitter, mais à cause de la méchan-
ceté et de la perte de vies humaines qui accompagnent sa perception. Ainsi Franz Mômha
n'hésite pas à condamner la responsabilité des Blancs dans les ravages qu'entraîne le refus de
payer les Împôts et celle des chefs noirs.
"Des villages ont été incendiés parce que les habitants
avaient refusé de payer deux fois l'impôt. Le chef avait
dilapidé les fonds et s'était plaint de ces sujets auprès de
l'Administrateur qui,
croyant en la sincérité de son
ministre, avait envoyé des gardes : il s'en suivit meurtres,
viols et autres infâmies. On pourrait aujourd'hui accuser
l'Administrateur. Pourtant le criminel c'était le petit chef
malhonnête" (1).
La narration des événements, faite par le héros d' Ikellé-Matiba, n'a pas pour but de
donner
l'image
d'un Occident qui voudrait l'anéantissement de la
population noire,
puisqu'elle est innocente, ni d'exagérer les méfaits de la colonisation, afin de créer l'horreur
qui entrarnerait le lecteur à condamner le colonisateur, mais bien au contraire, de donner
un témoignage dépassionné, sans parti pris, du vécu, du réel.
(1) - Jean Ikellé-Matiba. Cette Afrique-là, op. cit., p. 191.

- 171 -
Alors que Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Bernard Dadié et Benjamin Matip, donnent
au thème de la colonisation et de ses méfaits un rôle militant qui oppose le colonisé au
colonisateur et, espèrent de cette manière-là, obliger "Europe à lâcher sa prise politique sur
l'homme
noir,
Jean Ikellé-Matiba
assigne au même thème une fonction historique
documentaire.
Si pour atteindre leurs objectifs, les romanciers qui traitent de la situation coloniale
préfèrent recourir au style de combat, Jean 1kellé-Matiba se contente d'un simple récit
objectif, qui s'appuie sur des dates, des noms et des lieux vérifiables. Tandis que chez ses
devanciers, l'horreur de la colonisation et de la guerre est plus particulièrement ressentie,
dans la mesure où le destin de l'homme noir est en jeu, 1kelle-Matiba, quant à lui, préfère
déplorer la guerre, la colonisation et les injustices, non seulement parce qu'elles écrasent le
Noir, mais aussi parce qu'elles compromettent le bonheur de l'humanité. Aussi ne voit-il
la colonisation que comme la folie de J'homme qui veut être Dieu, la manifestation de son
orgueil et de son égoïsme naturels :
"L'orgueil des hommes est toujours durement payé. Que
rapporte la guerre? Rien du tout, sinon une gloire infâme
acquise au prix
des
vies humaines et du deuil de
nombreuses familles" (1 J•
• - . - - _ •• - . - - --_. - - - - - - - -
-- - . - - - -- . - . -- - - - -- -- -- -or- -- - -- - - - -- -- -- --- - -- - - - - -- -- -- --

• _ _ •

•••
(1) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p.179.

- 172 -
En effet, plus que la haine raciale qu'évoquent les personnages de Mongo Séti et de
Ferdinand Oyono, pour expliquer la colonisation et ses méfaits, l'orgueil humain est avant
tout responsable de la politique coloniale. En évoquant ainsi le thème de l'orgueil, Jean
1kellé-Matiba donne au thème de la colonisation une explication nouvelle et universelle.
C'est l'orgueil qui pousse l'homme à violer le sàcré, à assujétir ses semblables. Cette nouvelle
orientation
du romancier
est
d'autant plus objective que les détentions arbitraires,
les
fusillades, la dictature, les impôts, bref, toutes les injustices dont le régime colonial est
responsable dans les romans anti-coloniaux d'Oyono, de Séti et de Matip, n'ont pas disparu
sous les "Soleils des Indépendances" et continuent à être la cible des romanciers noirs actuels.
Si 1kellé-Matiba dénonce, par le truchement de son héros, la situation de dépendance
coloniale, les souffrances, la destruction physique et morale des colonisés et de leur civilisa-
tion par les forces étrangères, allemande et française, il ne nie pas pour autant les bienfaits
de ses maîtres allemands, dans le domaine de l'alphabétisation des Noirs. " ne conçoit pas
l'école comme le moyen dont se sert l'Occident pour brimer et déraciner l'enfant noir. Il
n'y a point chez lui un Samba Diallo qui se sent dissocié entre le respect de la tradition et
"évolution occidentale, un Climbié qui raconte, avec amertume, les peines qu'il a endurées
à l'école où ses maîtres lui interdisaient de s'exprimer en sa langue maternelle et lui donnaient
des coups de fouet, s'il osait la parler. " n'y a pas non plus dans la vision de la colonisation
que nous donne Jean 1kellé-Matiba, un Medza qui se sent désemparé devant les réalités de la
vie paysanne, ni un Toundi, ce jeune garçon d'Une vie de boy de Ferdinand Oyono, qui se
moque
de la
vie sentimentale
de ses
maîtres blancs. Franz Mômha admire ses maîtres
allemands et aspire même à être comme eux. Son attachement à eux est si grand qu'il refuse
les postes que lui proposent les autorités françaises.

- 173 -
Objectivité presque historique, volonté de ne rien farder, amour non seulement pour
l'humanité africaine, mais aussi pour l'homme tout court, respect pour la personne morale
de ses
personnages
: voilà en
quoi le romancier camerounais se distingue des autres
romanciers qui traitent de la situation coloniale, dans la présentation de la colonisation, en
tant que thème littéraire. Cette nouvelle objectivation du réel, 1kellé-Matiba lui-même
"affirme, à la fin de son roman, lorsqu'il déclare :
"J'ai été objectif. Je n'ai rien changé, rien dénaturé, car
c'est un document qui doit servir à l'histoire" (1).
Plus loin, sur un ton à la fois réconfortant et optimiste, il donne, pour ainsi dire, une
leçon de morale de portée universelle, que l'on n'a pas le bonheur de rencontrer chez
ses devanciers :
"Oublions tout ce que nous avons souffert. L'histoire
humaine est ainsi faite. Des lendemains radieux nous
attendent, (espère" (2).
Une question cependant : Jean Ikellé-Matiba aurait-il donné une vision si équilibrée
et si originale du thème de la colonisation, s'il avait écrit son roman, à la même époque où
Mongo Béti écrivait Le Pauvre Christ de Bomba, Le Roi miraculé, et F. Oyono, Une vie de
boy, Le vieux Nègre et la médaille, c'est-à-dire pendant le régime colonial ? Il est difficile
de le savoir. Tout ce que l'on peut dire, c'est que le passage de l'Afrique d'une position de
dépendance coloniale à la souveraineté internationale, entraîne un changement de mentalité,
(1) - Jean 1 kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 240.
(2) - Ibidem, p.240.

- 174 -
une remise en question de ce qui a été et de ce qui est, c'est-à-dire l'équilibre nécessaire
pour porter sur le vécu des jugements moins subjectifs et plus réfléchis.
Une nouvelle image du Christianisme
Dans sa présentation du Christianisme comme thème littéraire sous le régime colonial,
René Philombe suit la même démarche impartiale que Jean 1kellé-Matiba. La technique
consiste à éviter les problèmes d'assimilation culturelle des Noirs, d'impôts pesants, de
l'alliance traditionnelle entre le prêtre et l'Administration coloniale, de l'exploitation des
jeunes employés noirs, du travail forcé et de la brutalité des gardes blancs. Toutes ces
accusations, on s'en souvient, ont été formulées par les romanciers militants qui ont abordé
le thème de l'aventure coloniale. C'est une technique d'autant plus habile qu'elle lui permet
de ne pas tomber dans les ornières du passé et de présenter un aspect nouveau de la colonisa-
tion. Ainsi, René Philombe s'attache surtout à montrer, à travers la politique évangélisatrice
du Père Marius, héros de son roman, que tous les missionnaires européens de la "mission
civilisatrice" occidentale de la période coloniale n'étaient pas des briseurs d'idoles et de
coutumes ancestrales des Africains, que tous ne pactisaient pas avec l'Administrateur, pour
donner au Christianisme, une orientation plus politique qu'eschatologique.
Le thème de la colonisation n'apparaît pas chez lui dans le sens de "engagement contre
une Europe hostile, tel qu'on le voit dans les romans de Mongo Béti et de Ferdinand Oyono,
ni dans le sens d'un document historique qu'est Cette Afrique-là de Jean 1kellé-Matiba ;
il apparaît comme la révélation d'une partie de la vérité qui n'a pas été dite par ses devanciers
sur la situation coloniale elle~même, à savoir que, malgré l'hostilité générale des fonction-
naires blancs à l'égard du colonisé et de ses valeurs culturelles, il y avait parmi les Blancs
des vies exemplaires, des hommes qui ont du respect pour la dignité de l'homme, quelle que
soit la couleur de celui-ci. Car, il n'est pas possible qu'un peuple soit totalement mauvais.

- 175 -
En effet, le texte de René Philombe, en tant que témoignage de la mission évangélisa-
trice de l'Occident en Afrique, constitue une antithèse de la vision coloniale, telle que nous
le dépeignent Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé de Mongo Béti.
Chez l'auteur de Ville cruelle, en effet, le Christianisme est une autre arme et un autre
visage de la même oppression que l'Administration coloniale. Pour lui, le Christianisme
n'est pas seulement une tentative du colonisateur pour supprimer les croyances africaines,
mais aussi et surtout, une manière insidieuse de faire du commerce au détriment des
Africains. Banda, le héros de Ville cruelle, ne cache pas son désarroi sur ce point
"Même les missionnaires avec leur robe. leur croix et leur
longue barbe.... Seulement. eux. c'est plus malin... Et
cent francs si tu veux aller à confesse. et deux cents francs
si tu veux faire baptiser ton gosse. Et mille francs si tu
veux te marier devant un prêtre" (1J.
Dans les romans de Mongo Béti, le sentiment de l'oppression coloniale prend sa racine
dans la tragique constatation d'une perte d'autonomie, d'une position de déependance du
colonisé. Mais l'expression qu'il donne à cette perte fondamentale est celle d'un frustré qui
s'accroche, de préférence, aux
moyens les plus vulnérables pour détruire la cause de la
frustration. Peu importent les moyens, car c'est la fin qui compte, et c'est elle qui justifiera
les moyens. Aussi n'est-on pas surpris de constater què la technique de l'auteur de
Ville cruelle repose essentiellement sur "ironie, le sarcasme et le rire. Or le rire pour l'Africain
n'est pas toujours une expression de joie ; c'est parfois un rire vengeur visant à corriger les
défauts, à remettre de l'ordre dans le chaos.
(1) - Ela Boto, Ville cruelle, op. cit.. p. 132.

- 176 -
Le Père Marius, dans Un Sorcier blanc à Zangali, n'est ni les Pères Drumont et Leguen
de Mongo 8éti, ni Vandermayer et Gilbert de Ferdinand Oyono ; selon René Philombe, ce
missionnaire refuse d'être un "z~lé conquérant et pourfendeur d'idoles". Chargé de convertir
le peuple de Zangali à la foi chrétienne, dans le contexte de la colonisation, le Père Marius
préfère ne pas imposer sa religion aux Africains, et espère les amener au Christianisme,
après avoir gagné leur confiance, comme un homme venu pour les aider, et non pour les
détruire. Il respecte leurs us et coutumes, soigne les malades, cultive la terre pour nourrir
les pauvres paysans (11. Mais hélas ! au moment même où il commence à s'adapter à la vie
de ses ouailles et où il s'apprête à bâtir une église, 'e Commandant Doubi qui a d'autres
intentions, vient mettre fin à ses efforts, car, dit-il, "nos efforts devraient se conjuguer,
se compléter" (2). Mais pour ce bon prêtre colonial, le Christ et l'humanité sont plus impor-
tants que la patrie, et il affirme son attachement à l' Evangîle et à l'hUmanité. avec un accent
tout particulier :
"Ça pardon, Commandant Doubi 1 Ce n'est pas le rôle d'un
missionnaire-apôtre !
Les
directives pontificales lui
interdisent d'étre ragent politique ou militaire de son pays
d'origine! Au contraire, elles ordonnent d'étre unique-
ment au service du Christ et de l'humanité et non pas
d'une patrie" (3).
(1) - Ce zèle apostolique, plein d'amour, est semblable à celui de l'Evêque Henry dans Le
devoir de violence de Ya~bo Ouologuem.
(2) - René Philombe. Un sorcier blanc à Zangali, op. cit., p.182.
(3) - Ibidem, p. 183.

- 177 -
le Christianisme, tel qu'il est incarné par le Père Marius, chez René Philombe, cesse
d'être un apport négatif et destructif de la colonisation ; il devient positif et constructeur,
"incarnation même de l'amour pour "humanité : ce qu'il n'était pas dans les romans de la
période coloniale. Seul le Commandant Doubi r~présente, aux yeux des Noirs, dans le roman
de Philombe, l'intérêt égoïste de l'Occident.
Cependant, malgré le mépris de Doubi pour la race noire, parce qu'il considère les
Nègres comme :
"De petits enfants à qui nous devons faire un peu de mal afin
de leur apporter beaucoup de bien" (1 J,
René Philombe
souligne
aussi les
bonnes intentions
du Commandant qui veut
maîtriser les aristocrates traditionnels, afin de libérer leurs esclaves et mettre fin à "épreuve
barbare et irrationnelle de culpabilité par le poison.
Dans sa peinture de la situation coloniale, le romancier camerounais montre seulement
deux cas de torture : la mort du chef Ateba Kansë et celle aussi du chef de Zangali qui, tous
deux, étaient à la fois les piliers de la résistance contre "occupation étrangère et les protago-
nistes du système esclavagiste qui donnait aux chefs le droit de vie et de mort sur leurs
esclaves. Abattre ces chefs. c'est aussi libérer l'homme, abolir le cannibalisme et les autres
coutumes rétrogrades qui déciment la population noire
(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p.181.

- 178 -
"J'enrage vraiment 1 dit le Commandant Doubi. Or il se
trouve que tous ces chefs africains ne sont que de vulgaires
assassins qui mêlent la cruauté au sadisme 1En les détrui-
sant, nous détruisons l'esclavage, le cannibalisme, la
sorcellerie et mille autres coutumes barbares" (1 J.
Si René Philombe prête une telle. pensée révolutionnaire à un Commandant blanc,
c'est qu'il ne nÎe pas les bonnes intentions de l'Administration coloniale, même si souvent,
les intentions égoïstes de celle-ci dépassent l'entendement. Ainsi le Commandant, chez René
Philombe, n'est pas seulement le défenseur farouche des intérêts de la France en Afrique ;
il est aussi un grand révolutionnaire qui, dans l'intérêt du peuple noir et de la civilisation
universelle, veut, en éliminant les chefs tout puissants, proclamer la liberté de l'homme et
batir un monde nouveau où l'esclavage, la tyrannie et le cannibalisme n'auront plus de place.
Mais libérer les masses populaires noires, en détruisant leurs chefs et en leur imposant
un maître étranger, quelle ironie 1 N'est-ce pas là plonger l'homme dans une nouvelle forme
d'exploitation et de dépendance 1 En tout cas, René Philombe ne se perd pas dans des consi-
dérations sur la justice ou l'injustice de la colonisation; il ne condamne, ni n'aime la situation
de dépendance coloniale. Son Afrique n'a point besoin de chefs indigènes despotiques et
cruels, ni de l'Administrateur colonial quÎ veut libérer "esclave, en s'érigeant en maître. Ce
qu'il
apporte de nouveau à la
conception
romanesque
de la colonisation, c'est cette
objectivité qui consiste à mettre en scène un prêtre blanc de l'époque coloniale, pénétré
d'amour et de respect pour la vie traditionnelle de ses ouailles, un prêtre qui veut guérir
l'ame, seulement après avoir guéri le corps, et qui ne veut pas que le Christianisme soit une
(1) - René Philombe. Un Sorcier blanc à Zangali. op. cit., p. 182.

- 179 -
autre arme de la colonisation, une guerre culturelle tendant à déraciner les Africains. C'est
aussi sa présentation d'un Administrateur colonial qui, bien que n'ayant aucune sympathie
pour les Noirs, veut les sauver des chefs et des coutumes avilissantes. Ainsi la vision roma-
nesque de René Philombe, en ce qui concerne la colonisation et ses méfaits, est une réalité
nouvelle et, en quelque sorte, opposée, du moil'1s dans sa conception du rôle des mission-
naires, à la manière dont Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Bernard Dadié et Benjamin Matip
conçoivent le thème de la colonisation dans leurs oeuvres narratives ..
-
Une vision contraire à J'histoire
Dans le devoir de violence, Yambo Ouologuem donne, pour la première fois, dans
"ensemble du roman africain, une interprétation pour le moins déconcertante de la colonisa-
tion, parce qu'elle
renverse l'histoire, frôle pour ainsi dire la fantaisie, en confondant
colonisateur et colonisé.
A en croire le romancier malien, la colonisation, à J'encontre des témoignages histori-
ques écrits, existait déjà en Afrique moyenâgeuse, dans "Empire africain du Nakem-Ziuko,
sous sa forme la plus rude et la plus barbare
: il s'agit de la colonisation des Noirs par des
Noirs, plus précisément, de "asservissement des masses par l'aristocratie, à la tête de laquelle
se trouve Sa ïf ben 1saac El Hé ït, personnage mystérieux et problématique, homme de ruse et
vulgaire assassin pour qui, la violence est un devoir. L'esclavage et la traite, le travail forcé,
"oppression, la domination, c'est-à-dire tous les méfaits que les écrivains noirs rejettent
sur le blanc et la colonisation, prennent chez Yambo Ouologuem, un sens contraire. L'EUrope
colonisatrice n'y est pour rien
; les Blancs ne sont venUs en Afrique que pour suivre
l'histoire déjà tracée par les Africains eux-mêmes, car souligne Yambo Ouologuem

- 180 -
"Ces puissances colonisatrices arrivaient trop tard déià,
puisque, avec l'aristocratie notable, le colonialiste, depuis
longtemps en place, n'était autre que le Sai'" dont le
conquérant européen faisait - tout à son insu 1 - le ieu.
C'était l'assistance technique déià j Soit" (1J.
Les Blancs n'ont fait que jouer le jeu des notables africains; la colonisation de
l'Afrique par les puissances occidentales, l'assèrvissement du continent noir, vu de côté de
l'Europe, n'est qu'une "assistance technique". Or une assistance technique ne peut se faire
que par un accord entre des Etats qui se reconnaissent mutuellement, des Etats amis et, à la
seule condition que chacun respecte J'autonomie de J'autre, de façon scrupuleuse. Mais la
suite
de l'histoire de la colonisation, chez Ouologuem, montre que Sai'! a opposé une
farouche résistance à la conquête de son pays par les Blancs, et que même, après avoir
capitulé, il. a empêché l'installation du régime colonial, par la ruse et par des crimes qui
n'épargnaient ni l'Administrateur de colonie, ni le prêtre, une horrible effusion de sang qUÎ
a forcé la famille du feu Lieutenant Huygue à quitter le Nakem, "portant en elle la haine de
l'A frique" (2).
Ce qui apparaît nettement chez Ouologuem, c'est que la colonisation de l'Afrique par
les Européens, n'a jamais eu lieu effectivement, et que même si c'était le cas, elle n'aurait pu
être qu'une deuxième domination des Noirs, la première étant déjà consacrée par Saïf et les
notables. Ce qui signifie, en d'autres termes, que si les forces étrangères se sont aventurées
en Afrique, c'est parce que l'homme noir y était déjà asservi et exploité, c'est parce que la
masse populaire était déjà habituée à la souffrance et qu'elle ne s'en plaignait pas. Par
conséquent, la colonisation européenne qui, pour Ouologuem, n'a jamais pris racine, ne peut
être que la dernière phase d'une longue domination des Noirs par d'autres Noirs. C'est cette
vision renversée et étriquée de la colonisation qui isole Yambo Ouologuem des autres roman-
ciers africains et lui confère llne notoriété un peu scandaleuse ; car suivant sa pensée, le
lecteur est amené à conclure avec Yves Senot que :
(1) -- Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 31.
12) .- Ibidem, p. 135.

- 181 -
"Le colonialisme est innocent des difficultés actuel/es de
l'Afrique, comme il l'était d'ailleurs des malheurs des
A fricains au temps de sa colonisation directe" (1J.
Quelle déduction logique 1 Mais en même temps, quelle déduction éloignée de la
réalité vécue!
Il est à noter, cependant, que si Yambo Ouologuem présente cette vision inattendue
de la colonisation - ce qui fait d'ailleurs l'originalité de son oeuvre -, c'est non seulement
pour détruire l'aristocratie cruelle de l'Afrique précoloniale dont la survivance fait renaître
"fdt
la violence en Afrique
eNL~iA-ee, ~:
"SaiT, pleuré trais millions de fois, renaft sans cesse ~
l'histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente
Républiques africaines" (2),
mais également, pour dissiper "idée fausse d'un eldorado africain que seule la colonisation
européenne a détruit. Sur ce point, "unanimité des critiques est inconstestable. Mais faut-il,
pour détruire l'aristocratie traditionnelle et le mythe d'une Afrique édénique précoloniale,
renverser le sens de l'histoire que tout le monde admet? C'est là, la question qui se pose aU
sujet de la vision que Yambo Ouologuem donne au thème de la colonisation.
(1) - Yves Senot, "Le devoir de violence de Yambo Ouologuem est-il un chef-d'oeuvre ou
une mystification 7", in La Pensée, revue du rationalisme moderne, nO 149, janvier-
février, 1970, p.128.
(21 .. Yambo Ouologuem, le devoir de violence, op. cit., p. 201.

- 182 -
Toutefois, il convient de souligner que, ce n'est pas au romancier qu'il faut demander
une vérité historique sans faille ; ce serait non seulement lui ôter la liberté créatrice, mais
aussi décréter la mort de l'imaginaire dans le roman. D'ailleurs, en dénaturant le réel et en
lançant une sorte de défi à son Afrique, Yambo Ouologuem ne souhaite-t-il pas un change-
ment pour le mieux-être des populations noires et que soit close l'ère du tohu-bohu et de
la violence?
Le thème de l'esclavage (1) qui n'avait guère été exploité par les romanciers africains,
prend également une dimension
bouleversante dans
Le devoir de violence de Yambo
Ouologuem, au point de devenir un thème nouveau du roman de l'Afrique Îndépendante.
Mais sous la plume du romancier malien, ce thème devient un témoignage de la violence
qui régnait en Afrique précoloniale, et qui renait depuis les Indépendances. C'est une preuve
de l'asservissement des Noirs par les chefs traditionnels, les Sarfs qui renaissent "sans cesse à
l'histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques africaines" (2). Yambo
Ouologuem pense, en effet, que le véritable esclavage a commencé bien avant la colonisation,
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(1) - Il convient de souligner que les Africains n'ont pas connu l'esclavage sur leur sol même;
aussi ce thème n'est-il pas dominant comme on le voit dans la littérature des Antilles.
(2) - Yambo Ouologuem, Le 'devoir de violence, op. cit., p. 207.

- 183 -
la structure sociale africaine étant fondée sur le système esclavagiste (1) ; le Blanc n'y est
pour rien; contrairement à ce que disent les grands historiens et Africanistes, Saïf a bien
organisé l'histoire du Nègre pour demeurer le maître incontesté du peuple Nakem, asservi
et transformé en une espèce de "Zombi", "n'ayant pas d'âme, mais seulement des bras" (2),
vivant et moUrant pour les chefs et notables noirs.
Pour Yambo Ouologuem, la traite a pris naissance le jour où Sa ïf et les notables ont
établi un contact avec le monde arabe et l'Europe. En échange de l'or et des objets précieux
apportés de l'étranger, Saïf et les notables noirs ont conclu un véritable marché d'hommes, et
dès lors, la souffrance est devenue le lot quotidien de "esclave noir, aux mains des Négriers,
aux quatre coins du monde, livré :
(1) -
Dans Pouvoir et société en Afrique, Jacques Maquet note : "L'Afrique traditionnelle a
connu beaucoup de sociétés stratifiées. Dans les Etats de la savane méridionale, il y
avait des aristocrates et des villageois ... Dans la région homologue de la savane
septentrionale, où se développa la "civilisation des cités", des systèmes d'inégalité
sociale caractérisaient la plupart des cités - Etats dont les chroniques arabes ont
transmis "histoire ... Dans les sociétés d'origine pastorale de la "civilisation de la lance".
une forme particulièrement nette de stratification signale les royaumes de "aire
culturelle interlacustre':, Paris, Hachette, 1970, p. 140 - 141.
(2) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence. op. cit., p.17.

- 184 -
"Et aux Portugais et aux Espagnols et aux Arabes (côtes
orientale et nordique), et aux Français et aux Hollandais
et aux Anglais (c6te occidentale)" (1).
Puisque Sail a inauguré la vente éhontée de ses sujets, les négociants étrangers n'ont
pas eu de difficultés à acheter les Nègres pç>ur travailler dans les plantations. Telle est
l'histoire de l'esclave noir, "baptisé dans le supplice" et exploité même par des organisations
telles que l'Islam car, selon l'auteur :
"Un homme valide, robuste et fort, coûtait un peu plus
qu'une chèvre et un peu moins qu'un bouc, le dixième
. d'une
vache et le huitième d'un chameau, soit, en
monnaie, un millier de coquillages nommés cauris, ou
deux barres de sel. Et, gratitude des gratitudes, l'opéra-
tion, commerciale à vaste échelle, fut masquée par le
culte apparent des valeurs de l'esprit : d'où la création
d'universités arabes (en nombre restreint jusqu'alors),
à Tillabéri-Bentia, Granta et Grosso, universités
en
rapports internationaux avec le monde du commerce
et de la traite orientale" (2).
Ainsi, le procédé de Yambo Ouologuem repose essentiellement sur une vision contraire
à l'histoire, aussi bien de la colonisation que de l'esclavage. Ce procédé vise non seulement à
pourfendre l'aristocratie notable traditionnelle de l'Afrique qui trouve son héritier spirituel
dans le personnage cruel, hermétique et légendaire de Saïf, mais aussi à choquer la plupart
des dirigeants de l'Afrique in.dépendante, les invitant ainsi à se regarder dans le miroir du
"devoir de la violence". Selon Ouologuem, la colonisation de l'Afrique par les Européens
(1)
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cil., p. 18.
(2)
Ibidem, p.25.

- 185 -
n'a jamais eu lieu effectivement, parce que les Sails et les notables africains - véritables
colonisateurs de leur peuple - se sont servis de la ruse et de la violence caractéristiques des
hommes avides de sang pour empêcher l'installation effective de l'Administration coloniale.
Par conséquent, l'histoire de la colonisation, de l'esclavage et même de toute la civilisation
noire est à récrire, à réinterpréter. Un telle vision, si embarrassante pour les traditionalistes,
mais pourtant très originale, donne un nouvel aspect aux romans africains postérieurs aux
Indépendances ; et même si le témoignage du romancier prend le sens dessus-dessous, ses
révélations peuvent avoir quelques fondements dans le réel.
Comment expliquer ces nouvelles visions, ces nouveaux aspects donnés au thème de la
colonisation
par les romanciers africains depuis les Indépendances? Est-ce par souci
d'objectivité ou par amour de changement ? Est-ce un signe de maturité, de liberté ou
de désillusion ? C'est tout cela à la fois, car l'homme libre ne se contente jamais d'un seul
aspect de la vérité
; il veut tout savoir, pour mieux juger. Par ailleurs, le temps change et
avec lui, "esprit non seulement de l'écrivain, mais aussi de son oeuvre.
-
Les rêves avortés
Le combat contre la situation de dépendance coloniale est bien terminée, mais le
romancier africain pense, avec amertume, que l'homme noir est encore loin de bâtir sur de
nouvelles bases, le monde nouveau, le paradis terrestre, pour lequel, selon Ahmadou
Kourouma :
"Fama s'était débarrassé de tout
:
négoces, amitiés,
femmes pour user les nuits, les iours, l'argent, et la colère
à iniurier la France, le
père,
la mère de la France...
(et pour) venger cinquante ans de domination et une
spoliation" (1).
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(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.22.

- 186 -
Depuis les Indépendances, en effet, nombre d'écrivains noirs expriment l'angoisse de
se trouver dans un monde nouveau qui n'est pas celui de leurs rêves ; ce monde qui tendrait
à suffoquer plutôt qu'à sauver l'homme, leur donne le vertige, le sentiment de la nausée. On
aura lutté pour rien si, après avoir chassé l'Administrateur colonial, l'homme qui se croyait
libéré, se retrouvait dans une situation nouvelle qui compromet davantage sa liberté et son
bonheur. Ce sentiment d'échec se lit en filigrane dans l'ensemble du roman depuis 1960, au
point que l'on peut parler du nouveau roman africain en terme de "roman de la désillusion",
de rêves avortés. Mais est-ce le temps qui tue l'homme ou l'homme qui rend invivable le
temps? Voilà la problématique de la situation.
En tête de ces romanciers africains qui ont jeté un regard pénétrant sur l'homme et la
société et qui ont le mieux exprimé leurs désillusions, leur angoisse devant les espoirs déçus,
figurent Sembène Ousmane, Ahmadou Kourouma, Camara Laye, Charles Nokan et Yambo
Ouologuem. Ils s'accordent tous à reconnaître qu'au point de vue politique, social, économi-
que et moral, l'ère nouvelle n'a pas résolu les problèmes essentiels de l'homme noir, et que
la révolution, surtout des mentalités, reste à faire, pour parvenir à l'idéal de liberté et de
bonheur. Mais comment s'exprime, chez ces romanciers, ce thème de la désillusion et de
l'angoisse devant des rêves avortés?
Un monde privé de direction consciente
A entendre l'accent avec lequel s'exprime le personnage central du Mandat de Sembène
Ousmane, le lecteur perçoit aisément les contraintes qu'impose l'ère nouvelle :

- 188 -
cette foule immense qui accomplit tous les travaux, mais qui ne gagne rien, exploitée qu'elle
est par le pouvoir.
Partout où le romancier sénégalais jette son regard, il voit poindre la malhonnêteté,
l'injustice, la chute de l'homme dans le désespoir, au point que son univers romanesque est
chargé d'un pessimisme angoissant
; car tout y est pourriture. Les masses étaient malades
à l'époque de la situation de dépendance coloniale et avaient cru que l'ère de l'Afrique
libre les verrait guérir. Mais voilà que les Indépendances, loin de panser leur plaie, en ouvrent
de nouvelles, et provoquent des gangrènes qui emportent leurs victimes. Quelle déception !.
Quel abandon 1 Le Noir n'aurait-il livré qu'une mauvaise bataille pour l'Indépendance?
Le peuple serait-il condamné à une sempiternelle souffrance? Telles sont les réflexions
des personnages du romancier. Autant de questions tristes que l'auteur se pose à lui-même
et à tout homme de bonne volonté qui s'intéresse au bonheur de l'humanité opprimée. Mais
ces déceptions, où Sembène Ousmane les situe-t-il 7 Dans l'homme. Elles naissent de la
carence des autorités.
Chez Sembène Ousmane, en effet, la plus grande déception du Noir après les
1ndépendances, vient de la carence des autorités qui se dérobent à leur tâche. Un pouvoir
corrompu, immobile, sans imagination, et qui ne défend que les intérêts d'une minorité
fortunée. C'est là où se trouve la déception. Dans une des nouvelles de Voltaïque intitulée
"Prise de conscience", Sembène Ousmane présente Ibra, ancien militant ouvrier, devenu
député et membre de l'équipe gouvernementale de son pays, depuis "Indépendance, et qui,
grace aux fonds publics, a amassé des richesses, après avoir dénoué avec les ouvriers et s'être
adapté au conformisme du Parti :

- 189 -
"Ibra était l'espoir du monde ouvrier. 1/ avait été parmi
les plus exaltants qui prirent â l'assaut de la verve, la
forteresse coloniale, pour l'égalité des salaires, entre
Blancs et Noirs... Puis au fil des ans ce fut l'Indépendance.
1/ avait connu les pires privations de cette époque. Son
audience s'était élargie jusqu'au jour où sur une liste
électorale, il se présenta député:· 1/ fut élu (et l'était
encore)... 1/ eut une villa, une voiture, sans débourser un
sou, un compte en banque qui à dire vrai ne bénéficiait
pas de beaucoup de dividendes... 1/ passait ses vacances
en
France.
1/ avait son
bureau à
l'U.S...
(Union
syndicale)" (1).
Ce même Ibra mène une vie scandaleuse : il passe les heures du bureau dans la
chambre d'une concubine. Même quand le hasard le retient à son lieu de travail, il ne parle
que de femme et d'argent avec les autres fonctionnaires qui, pour Sembène Ousmane, minent
"économie du pays, pendant que des ouvriers meurent de faim. Est-ce à dire que le Noir a
lutté pour hisser au pouvoir une Administration inconsciente et pour lui confier le destin de
l'Afrique? En tout cas, pour le petit ouvrier, cette élite minoritaire qui tient le pouvoir,
déçoit:
"Ces
types n'ont rien de commum avec nous ! I/s
sont noirs dessus... leur intérieur est comme le colo-
nialisme" (2).
Or, si l'intérieur du dirigeant noir "est comme le colonialisme", la décolonisation
n'est pas faite
; l'Indépendal)ce aura été une horrible illusion, malgré la parole flatteuse
et insidieuse d'Ibra qui ne cesse de bourrer le crâne du peuple, en lui disant :
(1) -- Sembène Ousmane, Voltaïque, op. cit., p. 27 - 28.
(2) - Ibidem, p.35.

- 190 -
"Ne soyez pas et n'écoutez pas les ennemis de la nation,
ces bonimenteurs publics qui disent que la situation
actuelle
est une
carence de
l'équipe
gouverne-
mentale. Nous sommes indépendants... aussi indépendants
que tous les autres pays 1 Nous ne voulons pas chez nous
d'un nouveau colonialisme de couleur, plus cruel, plus
abject que l'autre" (1J.
Ce qui est décourageant, iCÎ,c'est qu'lbra et son équipe ont installé cet "autre colonia-
lisme" - celui des Noirs, après avoir refusé "le colonialisme de couleur", celui des Blancs-,
alors que les masses opprimées ne veulent ni l'une ni l'autre forme.
Cette idée de la carence et de l'immobilisme des fonctionnaires publics, Sembène
Ousmane la poursuit encore dans Le mandat ou les déceptions des Noirs dans l'Afrique
nouvelle, se multiplient et prennent une dimension tragique.
1brahima Dieng, héros du Mandat, est un vieil illettré polygame et chômeur. Il reçoit
un mandat de son neveu qui travaille à Paris. Pour toucher le mandat, il doit passer par une
série d'exigences administratives, mal adaptées à la condition et aux réalités typiquement
africaines
:
il est invité à présenter à la poste, sa carte d'identité et pour se la procurer,
il lui faut un certificat de naissance et quelques photos d'identité. Mais le comble, c'est
qu'à la naissance de Dieng, il n'y avait, en Afrique, aucun registre de naissances et que le
vieux ignore la date de sa naissance. Humilié plusieurs fois par les fonctionnaires de la poste
et de la mairie, trompé et battu par le photographe qui ne lui donne pas satisfaction à la
date prévue. Ibrahima Dieng confie son mandat à un faux homme d'affaires. Mbaye, pour
(1) - Sembène Ousmane, Voltaïque, op. cit., p.33.

- 191 -
Que celui-ci le touche en son nom. Mais Mbaye, cet exemple vivant de la nouvelle
bourgeoisie corrompue, le trompe et lui vole le mandat. Exploité par tous, même par le
commerçant du village Qui lui prodigue du riz, pour avoir Une partie de la somme, dès qu'il
l'aura touchée, le héros perd tout espoir et sombre dans un pessimisme Qui reflète les malaises
du monde nouveau, où he triomphe Que le vice
"C'est fini, dit-il. Moi aussi, je vais me vêtir de la peau
d'hYène... Parce qu'il n'y a que fourberie, menterie de vrai.
L'honnêteté est un délit de nos jours" (1J.
Pour décrire l'étendue des ravages causés par le temps nouveau, Sembène Ousmane
recourt à la technique du contraste qui consiste à opposer le présent au passé. Il charge ses
personnages de propos élogieux à l'égard du passé, mais Qui ne se lassent pas de condamner
le présent. Ainsi, il y a une opposition constante dans le mandat, entre "avant et depuis"
les Indépendances, opposition qui souligne admirablement la chute de "homme. On ne
s'étonne donc pas, que dans Une société où tout tend vers "accablement de l'individu, où
l'homme est devenu un loup pour l'homme, Dieng ait regretté le temps passé et déploré le
présent où le plus fort, le plus malin, écrase le faible et le naïf. Par une technique photo-
graphique, à travers des découpages en tableaux, le romancier sénégalais réussit fort bien à
créer, non seulement les étapes des vicissitudes de son héros, mais aussi la nature labyrinthi-
Que des démarches inutiles de Dieng pour toucher le mandat. Ainsi, par des touches
successives, Sembène Ousmane nous présente la pauvreté du héros au village, "arrivée
(1)
Sembène Ousmane, Le mandat, op. cit., p. 189.

- 192 -
d'un mandat providentiel de Paris qui fait
renaître l'espoir, "obstacle que constltuent
l'immobilisme, l'arrogance des fonctionnaires de l'Etat et le système administratif étranger
que les autorités plaquent aux réalités de la vie quotidienne de l'Afrique nouvelle, sans
prévisions pour des circonstances atténuantes, Ici, l'auteur évoque le problème du conflit
entre la tradition et le modernisme, c'est-à-dire le problème de l'adaptation ; mais chez
lui, ce n'est pas l'individu qui ne s'adapte pas,',c'est le nouveau pouvoir politique qui perd'
le sens de sa mission, puisqu'il refuse d'adapter le nouveau système administratif à la vie
africaine et d'inventer de nouvelles formes inspirées de la société et des valeurs nègres. Par
conséquent, le temps nouveau, "ère des Indépendances, a déçu le peuple. C'est ce qui ressort
du drame de Dieng dans le mandat, drame qui est celui de l'homme honnête, de l'analpha-
bète dans la société nouvelle.
, Un collectivisme autoritai re
Un autre aspect de la réalité sur lequel insiste le nouveau romancier africain consiste
à prendre pour thème de son oeuvre, le "Socialisme africain", dont Kwame Nkrumah est le
fondateur, Mais l'orgueil et l'arbitraire du nouvel homme noir, semble avoir multiplié et
dégradé ce Socialisme, au point qu'on peut en parler en terme de "Socialisme africain".
Pour le romancier, le Socialisme, tel qu'il apparaît en Afrique, après les Indépendances, est
une invention souvent mal adaptée et mal intentionnée ; il n'est que copie du Socialisme
international
marxiste - léniniste, un rassemblement du
peuple dans un collectivisme
autoritaire qui, sous prétexte d'amour de la patrie, encourage l'abus du pouvoir et l'instal-
lation des régimes autoritaires à Partis uniques, devant lesquels la liberté d'expression et
d'opposition s'efface au petit bonheur du Président unique, du Secrétaire général du Parti"
et de toutes les hautes personnalités. Nombre de romanciers de l'Afrique indépendante,
parmi
lesquels
Ahmadou Kourouma,
Charles Nokan,
Camara Laye, ont exprimé leurs
déceptions, leurs rêves avortés, devant ce nouveau style de "Socialisme africain", susceptible
d'engendrer l'angoisse d'une liberté étouffée et d'une révolution manquée.

- 193 -
L'expression littéraire de ces abus, apparaît sous l'une ou l'autre des formes suivantes :
J'arrestation et la détention illégale, la prison, l'incendie, les complots fictifs sévèrement
réprimés, la désacralisation de la tradition, l'acquisition autoritaire de biens pour le Parti,
le règne de la peur.
D'abord en désacralisant la tradition, le Parti unique et le "Socialisme africain" ont
déçu le peuple : c'est l'un des thème des Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma.
Dans ce récit, le romancier ivoirien décrit les désarrois d'un vieux prince, Fama Doumbouya,
écarté du trône de son père par l'Administration coloniale et qui, dans l'espoir de retrouver
sa place dans une Afrique indépendante, s'est détourné de toutes ses préoccupations person-
nelles, pour lutter contre la colonisation. Mais après l'Indépendance, il est réduit à la
mendicité par le nouveau système politique qui divise son empire, abolit la chefferie et
installe partout, dans son royaume, des comités du Parti, pour étouffer l'opposition et la
liberté. L'Indépendance dans laquelle le héros a mis tout son espoir, ne lui a rapporté, en fin
de compte, que la "carte d'identité nationale et celle du Parti unique" (1).
(1) - Il convient de souligner cependant que, quelle que soit la rancoeur que garde le héros
de Kourouma contre le temps nouveau et le Socialisme, les impératifs de l'Etat
moderne et d'unité nationale, qui dépassent les limites des tribus et de leurs petites
indépendances,
imposent
souvent
la
destitution, voire
l'abolition
du
système
traditionnel
de
la
cliefferie. Par
ailleurs, on
conçoit mal
une révolution sans
changement de certains aspects de la tradition, susceptibles d'empêcher la marche de
cette révolution.

- 194 -
Une autre atteinte portée à la tradition et dont le héros de Kourouma accuse
"Indépendance et le Parti unique, est l'affaiblissement des rites funèbres. Dans la religion
animiste qui est celle de l'Afrique, les funérailles ont une très grande importance, d'autant
plus qu'elles sont considérées, non seulement comme Un hommage rendu au défunt, mais
également comme les seules conditions sous réserves desquelles les mânes des Ancêtres
admettent
dans leur communauté de l'au-delà, l'âme du défunt. C'est pourquoi, dans
Les Soleils des Indépendances, on tue beaucoup d'animaux pour assouvir les Ancêtres,
afin que les funérailles ne deviennent pas un déshonneur pour les morts. Encore faut-il que
les bêtes tuées soient bien grasses, en bonne santé et capables d'offrir beaucoup de sang,
car les morts ne boivent que le sang des bêtes sacrifiées et ne reçoivent le défunt que
lorsqu'ils sont ivres de sang. Mais pour Fama Doumbouya, les Indépendances et le Parti
unique ont déçu les vivants et les morts, parce qu'ils ont dégradé les funérailles. Ecoutons
le héros faire le procès du temps nouveau :
"Avant les Sole/ïs des Indépendances et les Soleils des
colonisations, le quarantième jour d'un grand Malinké
faisait déferler des marigots de sang. Mais maintenant
avec le Parti unique, les famines et les épidémies, aux
funérailles des plus grands enterrés on tue au mieux un
bouc. Et quelle sorte de bouc? Très souvent un bouc
famélique,
gouttant moins de sang qu'une carpe. Et
quelle qualité de sang ? Du sang aussi pauvre que les
menstrues
d'une vieille
fille sèche. C'était pour ces
raisons que Balla aimait affirmer que tous les morts des
Soleils des Indépendances vivaient au serré dans l'au-delà
pour avoir été to~s mal accueillis par leurs devanciers" (1J.
-
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(1) - Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 143.

- 195 -
Remarquons, en passant, puisque nous y reviendrons dans la dernière partie de.cette
étude, la force des images que le romancier accumule, ici, pour décrire le dénuement total
de l'homme des Indépendances, dénuement qui frappe même les animaux. Pour le héros de
Kourouma, les Indépendances et les Partis uniques ont appauvri la culture, désacralisé les
assÎses traditionnelles :
"Vraiment les Soleils des Indépendances sont impropres
aux grandes choses
.. ils n'ont pas seulement dévirilisé
mais aussi démystifié l'A frique" (1J.
Cette désacralisation de la tradition est une des sources de l'angoisse de Fatoman,
personnage principal de Dramouss de Camara Laye. Revenu de Paris, le héros se désole
devant la tragique constatation que les cérémonies de l'initiation et de la circoncision ont
perdu leur signification mystique, puisqu'elles ne sont plus prises au sérieux par le temps
nouveau qui veut tout remettre en cause. Une civilisation vidée de son caractère sacré inspire
l'inquiétude, et c'est pourquoi Fatoman craint "horreur du vide, lorsqu'il se rend compte
que le nouvel artiste noir, tend à tuer le symbolisme de l'art nègre, sa spiritualité, en tournant
l'art en un simple objet de commerce, l'art de "pacotille", à un moment où la liberté
politique aurait dû donner aux Africains, la meilleure occasion de conserver et d'épanouir la
culture, de lui restituer sa dignitié.
Dégradation des rites funèbres, démystification des cérémonies de l'initiation et de la
circoncision, profanation de l'art : pour Camara Laye, c'est tout un monde qui périt, c'est
toute une civilisation qui craque sous les pieds de l'ère nouvelle ; c'est la coupure du cordon
ombilical qui
lie l'homme au .surnaturel. Le pire est que toutes ces valeurs meurent,
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 149.

- 196 -
sans que l'homme noir des Indépendances puisse les remplacer par quelque chose de positif
qui redonne l'espoir. D'où l'acharnement du héros de Laye contre la politique du Parti
unique. Ainsi pour Camara Laye comme pour Ahmadou Kourouma, une société indépen-
dante qui agite, d'une main, le flambeau de la liberté et du retour à l'authenticité, et de '
l'autre, détruit "homme et la tradition, ne fait avancer ni la civilisation ni l'humanité.
. Le règne de la peur
Enfin, le règne de la peur se présente comme le dernier aspect de l'illusion de "homme
nouveau. Hier, il vivait dans la peur et espérait que la fin de toutes les humiliations viendrait
avec l'Indépendance. Or, voici que celle-ci acquise, le peuple est de nouveaU plongé dans un
monde étouffant d'insécurité et de peur : peur des arrestations arbitraires, peur de la
violence, peur des déportations, peur d'une mort précoce. Il ne s'agit plus de la peur inspirée
de "étranger et qui pourrait mobiliser tous ceux qui souffrent contre l'ennemi; la peur
qu'expriment les nouveaux romanciers noirs, vient de l'intérieur ; c'est le nouvel homme
noir qui la sème, parce qu'après avoir détrôné l'ancien colonisateur, il prend sa place et se
comporte comme lui
: d'où le sentiment de déception qui s'exprime "ex professo" dans
Les Soleils des Indépendances,
Dramouss,
Violent était le vent,
pour ne citer que ces
quelques exemples.
Dans toutes ces oeuvres narratives, le lecteur retrouve la même atmosphère policière, '
les mêmes
heurts qui caractérisent les rapports entre les colonisés et l'Administration
coloniale dans les romans de Mongo Béti, de Ferdinand Oyono, de Benjamin Matip et de
Bernard Dadié.

- 197 -
Il Y a d'abord l'arrestation et la détention illégale des hommes par la dictature du
Parti. Le principe du Parti tel que le montrent bien les personnages de Dramouss, des
Soleils des Indépendances et de Violent était le vent, est d'éliminer toute personne suscepti-
ble de contrarier la politique du Parti unique et du paternalisme présidentiel. On inventera
des menées subversives, des complots fictifs, de fausses accusations de lèse - majesté
;
simple prétexte pour arrêter et torturer Fama Doumbouya des Soleils des Indépendances,
Kossia de
Violent était le vent. De
même
Fatoman, cet
intellectuel
révolutionnaire,
n'échappera pas à cette tragédie, ses amis, Bilali et Konaté ayant été fusillés à la suite d'un
complot fictif contre l'Etat. C'est avec une grande tristesse que le héros, dès son retour de
Paris, écoute les confidences de son père :
"Depuis ton départ, beaucoup de tes camarades ont été
abattus.
Beaucoup de gens sont en prison. Beaucoup
d'autres aussi ont fU/~ vers le Sénégal, vers la Côte d'Ivoire,
le
Libéria,
la
Sierra Leone
et d'autres pays limi-
trophes" (1).
Ce thème de l'arrestation et de la prison, est décrit chez Ahmadou Kourouma, avec
humour
; car, il suffit d'un rien pour que l'on vous arrête. Même d'un mauvais rêve ou
cauchemar. C'est ainsi que Fama est arrêté, parce qu'il a rêvé d'une scène d'incendie qui
brûlait la République de la Côte des Ebènes et qu'il ne s'est pas précipité pour raconter
son rêve au Secrétaire général du Parti et au Président. C'est poUr cette raison que le juge
"Inculpa Fama de participation à un complot tendant à
assassiner le Président et à renverser la République de
la Côte des Ebènes" (2).
(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cil., p. 241 - 242.
(2) - Ahmadou kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 173.

- 198 -
Pour le héros, comme d'ailleurs pour l'auteur, cette accusation est à la fois surprenante
et intrigante, d'autant plus que Fama, le Secrétaire géneral du Parti et le Président unique
savent fort bien qu'avant les 1ndépendances et la naissance du Parti unique :
"L'esclave appartient à son maÎtre ~ mais le maÎtre des
rêves de l'esclave est l'esclave seul" (1 J.
En effet, la logique de Kourouma est que si depuis les Indépendances, l'esclave et ses
rêves appartiennent au maître, le nouveau monde est devenu alors pour l'homme, "sa peau
de chagrin", et mérite que le héros n'y voie que "des fils de chiens", "bâtards de bâtardise",
bref, des hommes" dégénérés".
Mais, lorsque Fama condamne tout -
les hommes et les institutions de "Afrique
indépendante -
ce n'est pas seulement à cause d'une Indépendance qui n'assure
pas
à
l'homme le bonheur rêvé,
c'est également à cause du fait qu'il appartient à une ère qui vient
de
mourir
et
qu'il
éprouve
ainsi
des
difficultés
d'adaptation
au
monde
nouveau.
Si l'adaptation
n'est pas possible, la seule voie ouverte au
héros pour mettre fin à son
humiliation est la révolte, un choix dangereux, puisque Fama Doumbouya meurt à la suite
d'une fusillade, en voulant forcer les barrages, pour regagner son village Togobala.
Ce thème de la fusillade apparaît également dans Violent était le vent de Charles
Nokan, où une opposition irréductible se creuse entre Kôtiboh, champion de la lutte pour
l'Indépendance, mais devenu un chef d'Etat despotique, et la jeunesse déçue, conduite I?ar
Kossia qui refuse de s'associer ilu Parti unique de ce dernier et à son conformisme paralysant.
(1) - Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 173.

- 199 -
Kossia sera arrêté et fusillé pour avoir porté atteinte à "honneur de l'Etat; Samois prendra
sa place, il sera lui aussi arrêté, mais relâché après les manifestations du peuple contre les
autorités. L'univers romanesque de Charles Nokan est donc lui aussi celui des arrestations
et des fusillades, des manifestations populaires et des prisons.
Ainsi, dans les oeuvres narratives de l'Afrique indépendante, c'est le règne de l'arbi-
traire. Dans le passage suivant, Ahmadou Kourouma décrit la réaction du Président unique
de la capitale devant des "slogans antigouvernementaux (qui) apparurent sur les murs de
la capitale" :
"Le
Président et le
Parti unique réprimèrent.
Deux
ministres,
deux
députés
et
trois
conseillers
furent
ceinturés en pleine rue, conduits à l'aérodrome, jetés
dans des avions et expulsés. Un conseil des ministres
extraordinaire fut convoqué, délibéra tout l'après-midi
et se termina par un grand festin à l'issue duquel quatre
ministres furent appréhendés sur le perron du palais,
ceinturés, menottés, et conduits en prison" fT J.
Les mots "réprimèrent", "ceinturés", "jetés", "expulsés", "menottés", créent une
image de la violence. L'incertitude de l'avenir. "horreur d'une mort précoce, la fuite de la
liberté, voilà la grande peur qui pèse sur les personnages de Kourouma,de Nokan et de Laye,
peur qu'un prisonnier, dans Dramouss, stigmatise en ces termes
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{lI
. Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 163.

- 200 -
"N'oublie pas que quiconque rechigne est immJdiate-
ment mis à mort. C'est pourquoi tout le monde supporte
ce satan sans rechigner, mime un peu.. C'est pourquoi
tout le monde a si peur des balles et des couteaux... de la
pointe empoisonnée des baïonnettes. Notre humanité
présente est pétrie de peur. Au-dessus de nos têtes
gronde la peur. Dans nos regards perce la peur. Sous
nos pas gronde la peur. A nos portes, à la porte de nos
geôles, veille la peur. Oh 1 que nous avons peur dans
cette prison lugubre 1" (1J.
La répétition du mot "peur", il faut le souligner, crée· une image obsédante d'un
malheur qui talonne l'homme.
Si les romanciers noirs postcoloniaux ont violemment critiqué la vie politique de
l'Afrique indépendante, surtout ses Partis et Présidents uniques, c'est qu'à l'heure actuelle,
le nouvel homme noir ne supporte plus la dictature et le collectivisme autoritaire qui, dans
certains pays, s'abritent sous la bannière du Parti unique et se réclament du Socialisme.
Le grand mérite de ces romanciers qui dénoncent les abus du Parti unique et de son
Président, est que leurs observations n'échappent pas à la vérification et qu'ils donnent
l'alarme avant que le ravage n'atteigne une proportion irréparable.
(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 212'- 213.

- 201 -
En effet, la commission chargée d'étudier "organisation politique et le Parti unique
oU le multipartisme en Afrique pendant les Rencontres Internationales de Bouaké, tenues
en Côte d'Ivoire, en 1962, a donné dans son rapport, de plus amples informations sur les
Partis uniques. Après avoir tracé le processus de formatÎon des Partis uniques en Afrique
indépendante et les avantages d'un tel système pour l'unité nationale, le progrès économique
et social, ce rapport regrette que le PartÎ unique, mal dirigé, n'engendre des inconvénients
qui portent atteinte à la liberté de l'individu et détruit ainsÎ l'idéal du "Socialisme africain"
."Mais, continue le rapport, le Parti unique a aussi des
inconvénients : s'il permet l'unité pour un développement
économique, il engendre. aussi des fautes, par exemple,
l'installation du totalitarisme dans certains Etats
: les
gens n'ont plus la possibilité de s'exprimer " la délation
est à craindre " des mesures gouvernementales peuvent
supprimer la liberté de la presse...
" les fautes s'accu-
mulent
,.
dans certaines branches de l'Administration
on
constate
des
carences
terribles et comme les
gouvernements aiment à étre flattés, ils donnent le plus
souvent des responsabilités aux opportunistes qui flattent
leur désir de puissance... On a choisi le Parti unique pour
l'efficacité, et on aboutit à un résultat inverse" (1J.
(1) -- Tradition
et Modernisme en Afrique Noire. Rencontres 1nternationales de Bouaké
Paris, Seuil, 1965, p. 237 - 238.

- 202 -
" ressort de ce texte que la déception exprimée par les nouveaux romanciers noir
vis-à-vis des Indépendances et du Parti unique, n'est pas une simple invention de l'espri'
romanesque. Fama
Doumbouya,
Fatoman, Kossia, Samois et même Saïf de Yambc
Ouologuem sont tous nos contemporains
ils peuvent se reconnaître dans la nouvellE
société qui inspire l'horreur et la mort. Que naissent des conditions nouvelles dans lesquellel
"homme puisse se sentir libre et heureux 1 Que disparaisse, enfin, cette nuit des temps qui
engouffre l'être humain dans une peur paralysante et lui montre, bien qu'encore vivant, le
royaume
fumant des damnés 1 Voilà ce que souhaitent Sembène Ousmane, Ahmadou
Kourouma, Camara Laye, Charles Nokan, et bien d'autres romanciers africains postcoloniaux,
qui ont exprimé leurs désillusions vis-à-vis d'une Indépendance qui ne leur semble pas
résoudre les' problèmes essentiels du Noir, et réaliser ainsi )'idéal pour lequel on l'a acquise.
Que peut-on retenir au terme de cette analyse consacrée aux thèmes politiques? On
constate que le romancier de l'Afrique indépendante puise encore dans "exotisme des
thèmes relatifs à f' oppressÎon politique et culturelle, engendrée par la colonisation. Cette
situation de dépendance coloniale qui a fait la fortune de la littérature africaine de l'époque
coloniale, n'a pas complètement disparu du roman postcolonial. Mais la colonisation, en
tant que nouveau thème, apparaît dans le nouveau roman africain, sous de nouveaux visages,
de nouvelles conceptions.
Cette tendance que nous avons étudiée dans Cette Afrique-là de Jean Ikellé-Matiba
et Un sorcier blanc à Zangali de René Philombe, se manifeste par un plus grand souci
d' "objectiver" le réel. Ainsi, lorsque le thème de la colonisation et de ses méfaits apparaît
.
\\
dans le roman africain après les 1ndépendances, il perd généralement sa verve et son intention
satiriques
; il devient reportage objectif d'un événement historiquement vécu que le Noit
n'a pas su prévenir.

- 203 -
Une autre nouvelle tendance est celle de Yambo Ouologuem qui donne dans son
roman, Le devoir de violence, une nouvelle interprétation de toute l'histoire de la colonisa-
tion et en arrive à faire entrer dans le roman africain, Un nouveau thème politique, celui
de la colonisation des Noirs par les chefs et notables africains, bien avant le contact du Noir
avec le Blanc qui n'aurait fait que suivre la politique d'oppression déjà établie.
D'autre part, pour exprimer leurs déceptions face aux Indépendances qui ne semblent
pas améliorer le sort des masses noires, les romanciers, tels que Cama ra Laye, Ahmadou
kourouma,
Charles Nokan,
Sembène Ousmane,
font apparaître dans leurs oeuvres de
nouveaux thèmes politiques qui constituent un nouvel engagement dirigé, cette fois-ci,
contre les dirigeants de l'Afrique indépendante qui leur semblent avoir manqué leur mission.
Le Parti unique et son Socialisme violent qui sème la peur et la mort, la corruption
et l'immobilisme des fonctionnaires de l'Etat, le despotisme du Président unique, deviennent
des thèmes nouveaux, un témoignage d'une meilleure description de la vie africaine actuelle
et d'un plus profond dialogue intérieur chez les noUveaux romanciers africains.
b -
Les thèmes de la vie sociale actuelle
Depuis la décolonisation, la pensée romanesque africaine est fortement orientée vers la
peinture de la vie actuelle : c'est la description des contradictions de la nouvelle société et
des problèmes inhérents au passage de l'économie rurale à l'économie industrielle. On assiste
à la naissance de nouvelles valeurs qui imposent de nouveaux rapports, souvent égoïstes,
entre
les individus, entre l'individu et la société ; valeurs devant lesquelles la morale
d'autrefois est combattue et, l'équilibre du groupe ébranlé. Sembène Ousmane, René
Philombe,
Médou
Mvomo,
Denis
Oussou-Essui,
Malick
Fall, Ahmadou Kourouma,

- 205 -
Chez
tous nos romanciers, on
constate que le principal élément corrupteur est
l'argent; c'est lui qui réorganise toutes les autres valeurs. C'est pourquoi Sembène Ousmane
regrette que depuis quelque temps, l'argent tient lieu de morale et "détruit tout Ce qui nous
reste d'humanité" (1), alors que "quand le temps était le temps", l'homme pratiquait, avec
bonheur, l'économie de subsistance. Le mandat dont nous avons analysé l'intention politique,
demeure, en tout premier lieu, un roman social qui montre combien la société nouvelle a été
dégradée par l'argent et la "morale de "argent". Dans ce roman, le problème de l'argent est au
centre
de l'intrigue.
En effet, le petit mandat qui vient de Paris bouleverse toute la
communauté, attise la convoitise et la bassesse morale de chacun. Aussi, pour "sucer" le
mandat de Dieng, des individus comme Gorgui Maïssa et Madiagne. guidés par leurs propres
intérêts, évoquent la fraternité et la solidarité traditionnelles qui veulent que chaque membre
de la communauté aide son prochain dans certaines passes difficiles :
"Tous, sans exception, nous dit Sembène Ousmane,
usaient du même refrain. D'abord, éveiller chez l'autre son
penchant à la solidarité des miséreux, fouetter en paroles
douces l'essence de la fraternité qui de jour en jour
s'évaporait" (2).
Le sentiment de solidarité et de fraternité dont se réclame le nouvel homme noir. n'est
rien d'autre, selon Sembêne Ousmane. que l'exploitation pure et simple pour cacher certains
penchants inavouables. tels que l'oisiveté. le mensonge. la ruse. Ainsi. la valeur positive
d'entraide sociale se voit transformée en valeur négative : le photographe qui doit apprêter
------------ - -._.--------- - --- ---------- ----.--...- -- -----.---- -.------ ------ _.- --_. _.. -_...----- _.--.- .. -_.-.- - _.._.- _..---. -_ ... _.--_. -----.
(1) - Sembène Ousmane, Le mandat, précédé de Véhi-Ciosane op. cit., p. 182.
(2) - Ibidem, p.135.

- 206 -
la photo d'identité de Dieng, lui escroque de l'argent, sans honorer son engagement ;
l'écrivain public, le commerçant Mbarka, le faux homme d'affaires, Mbaye, tous ces person-
nages qui peuplent Le mandat, incarnent le mal, à telle enseigne que le naïf, mais honnête
Dieng, vaincu par ces forces du mal, se forge une morale pessimiste : il veut se "vêtir lui
aussi de la peau d'hyène" (1).
Toutefois la morale pessimiste du héros n'est pas forcément celle de l'auteur ; car,
celui-ci aime l'homme et "humanité, et comme le Molière des Fourberies de ScapÎn, il
semble vouloir adapter à son oeuvre la règle "castigat ridendo mores", même .si le rire que
déclenche son histoire n'amuse pas
; en effet, le rire de Sembène Ousmane, ce sont des
pleurs camouflés, c'est-à-dire le signe d'un désarroi intérieur devant un monde qui se
dégrade.
Un autre thème de la vie sociale que l'on constate à la lecture du nouveau roman
africain est la sensualité. Ce thème qui est assez universel, est abordé dans Voltaïque où les
fonctionnaires publics quittent leurs bureaux, aux heures de travail, pour courir le jupon
et corrompre les jeunes filles qu'ils sont censés protéger.
Yambo Ouologuem évoque le même problème dans Le devoÎr de violence, où il décrit,
avec minutie, de nombreuses scènes érotiques
; Olympe Bhêly-Quenum le suggère dans
Le chant du lac, sous forme de prostitution. Mais la meilleure expression de ce thème reste
Véhi-Ciosane de Sembêne Ousmane où, à travers la violation d'un tabou, il donne la peinture
d'un monde ruiné. Voici comment il commence son récit :
(1) - Sembêne Ousmane, Le mandat, op. cit. p. 189.

- 207 -
"L'histoire que ie vous conte auiourd'hui est aussi vieille
que le monde. Les institutions les plus primitives, comme
celles de notre temps, relativement mieux dlaborées,
implacablement la condamnent. Et encore, dans certains
pays, ceci n'est délit que lorsque la ieune fille est mineure,
ou le garçon. Certes, il restera ·Ia question morale... le
délit mora/" (1 J.
Le romancier lui-même pose le problème
:
le délit moral. Il s'agit d'une histoire
d'inceste, un acte assez banal pour les étrangers, mais gravement réprouvé par la morale
africaine traditionnelle. Khar Madiagua Diob, fille d'un vieux chef polygame, Guibril Guedj
Diob, est enceinte. Pour les gens de Niaye où se déroule l'histoire, c'est une abomination
pour une jeune fille d'être fille-mère sans être mariée. Aussi le village se met-il à chercher
l'homme responsable d'une telle atteinte à la morale publique. On accuse et expulse un
innocent travailleur du chef. Mais, finalement, le bruit court et gagne tous les coins du village
que le chef est lui-même "le mari de sa fille". Ne pouvant supporter que soit ainsi souillé
l'honneur de sa famille, Ngone War Thiandum, la mère de Khar, se donne la mort. Le suicide
provoque la colère de Tanon Diob qui, par la suite, assassine son père, le chef incestueux.
Tanon est ensuite fusillé par les forces de l'ordre et Khar, chassée du village avec son enfant.
Ainsi prend fin, la famille royale dans sa branche Guibril Guedj Diob.
Un inceste, un parricide, une fusillade, ce sont là les scandales qu'inspire l'homme
dans la nouvelle société. C'est cette image de la bête humaine que crée Sembène Ousmane
dans Véhi-Ciosane. Il soulève, encore une fois, comme dans Le mandat, le problème de la
malhonnêteté et du mensonge qui rabaissent l'homme et corrompent la personne morale
de la société. Si Atoumane, le' petit ouvrier agricole, a été 4.wio.l4 t,.,...,,,taccusé de la grossesse
"
de Khar, et ensuite chassé du village, c'est parce que le conseil des Anciens veu t protéger
(1) - Sembène Ousmane, Véhi-Ciosane. op. cit., p. 15.

- 208 -
l'honneur du chef incestueux
; SI Tanon Diob a tué son père incestueux, c'est parce que
Medoune Diob quÎ lui a armé le bras, voit dans la mort de Guibril Guedj, l'occasion de
s'accaparer de son trône. Mais les Anciens, pour être solidaires des "Grands", veulent taire
ces atteintes portées à la morale. Il n'en est rien, car le griot-coordonnier Déthyé Law
reviendra sur sa décision de quitter le pays et condamnera la dégration des moeurs.
C'est encore par la bouche de ce personnage sacré que Sembène Ousmane enseigne la
morale de la vérité :
"Je voulais savoir, dit le griot, si le Sénégal a encore en
son sein des hommes de valeur. Car, je sais que quiconque,
pour une fois, une seule fois, refuse de témoigner pour la
vérité, dans son propre pays, ne doit pas voyager. Car, de
l'étranger, on n'a que son pays comme habit moral" (1 J.
A partir d'une histoire d'inceste, le romancier étale d'une manière à la fois
sadique et pessimiste, les aberrations morales de la société moderne où l'honnête homme
s'inquiète de l'écrasement des valeurs traditionnelles africaines. Aussi l'étendue du ravage
se laisse-t-elle mesurer dans Véhi-Ciosane
: inceste de Guibril Guedj Diob, suicide de
Ngone
War Thiandum,
parricide de
Tanon Diob, assassinat de celui-ci, usurpation du
trône
par Médoume Diop. Un véritable
fléau! Ces réalités de la vie sociale africaine
d'aujourd'hui,
les nouveaux
romanciers noirs
les décrivent,
non seulement pour faire
connaître les bouleversements de la morale traditionnelle, mais surtout, pour provoquer
une réforme et un changement d'esprit.
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(1) - Sembène Ousmane, Véhi-Ciosane, op. cit., p. 193.

- 209 -
-
la souffrance et la misére
A la dégradation des moeurs, vient s'ajouter la détérioration de la vie par la souffrance
et la misére. Il ne s'agit plus de la souffrance et de la misère infligées aux Noirs par la colo-
nisation, mais bien au contraire, il s'agit de I~abjection qui relève de mUltiples problèmes
propres à la liberté
retrouvée, problèmes que le héraut noir, devenu guide, n'a pas pu
résoudre. Les romanciers de l'Afrique indépendante décrivent cette situation avec un grand
désarroi. Demandez-leur les causes et les indices de cette détérioration de la vie et ilsvous
parlent du chômage, de la maladie, de la faim, de la mendicité, et même de la solitude. Que
ce soit
dans la plaie de Malick Fall,
dans les
Soleils des Indépendances
d'Ahmadou
Kourouma ou dans le mandat de Sembène Ousmane, on voit partout, aux marchés, aux
carrefours, dans les grands lieux publics, des "gens dépenaillés, loqueteux, éclopés, lépreux,
des gosses en haillons, perdus dans cet océan" (1), tendant les bras aux plus fortunés qui,
selon Ahmadou Kourouma :
"Pourraient se confectionner des pagnes en billets de
banque et qui pourtant ne sont pas obligés de prêter
à des chômeurs à cause de l'humanisme" (2).
Notons, en passant, que l'humour de Kourouma, est ici, une discrète allusion à la
contradiction des" chantres" de la Négritude et de l' Humanisme face au quotidien (3) .
.-------- ---- - .•••-- --- ----- -_..-- -- ---- --- -- -- -- -_.- ---- ---- -------- -- ._-.-- -- -- --.- --- --
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(11 - Sembène Ousmane, Le mandat, op. cil., p. 125.
(2) - Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendances, op. cil., p.66.
(3) - Léopold Sédar Senghor, Liberté 1 : Négritude et Humanisme. Paris, Seuil, 1964.

- 210 -
Le nouveau roman africain accorde donc une grande importance à l'observation et
à la description de toutes les formes que prennent la souffrance et la misère du peuple. Si
pour résoudre la crise, le héros de Malick Fall prend le chemin du suicide, ceux de Charles
Nokan et de Sembène Ousmane, trouvent la force nécessaire dans l'union de tous ceux qui
souffrent et dans la lutte collective et libératrice,
On pourrait peut-être se demander quelle solution ces nouveaux romanciers proposent
pour rémédier à la souffrance et à fa détérioration de la vie des masses populaires. Au premier
abord, ils ne semblent rien proposer, d'une manière directe
; ils Învitent, par la peinture
objective du nouvel homme noir et de sa société, tous ceux qui détiennent le pouvoir à
réfléchir sur le sort du peuple. Mais le rôle d'un artiste est-il forcément de proposer des
solutions ? Son rôle n'est-il pas bien plus d' "incarner", de "re~présenter", dans l'objet
d'art, les problèmes tels qu'il les perçoit ou les conçoit?
-
L'attrait de la ville moderne
Ce thème n'est pas nouveau dans le roman africain. Les romanciers dont les oeuvres
ont pour cadre la situation coloniale l'ont évoqué pour instaurer, d'une part, un contraste
entre les moeurs de la ville et celles du village, et d'autre part, pour exprimer le déséquilibre
que l'Europe avec son modernisme provoque au sein de la communauté traditionnelle. Aussi,
choisissent-ils presque toujours, comme héros de leurs oeuvres, des paysans qu'ils lancent
dans la ville à la recherche d'on ne sait quel miracle. Toundi d'Une vie de boy, Aki Barnabas
de Chemin d'Europe, Banda de Ville cruelle, sont tous des paysans par le truchement desquels
ces romanciers jugent la rencontre du colonisateur et du colonisé.

- 211 -
Pierre Tchoungui analyse fort bien cette attraction que la ville moderne exerce sur les
jeunes Africains
dans
le roman camerounais (1). Il souligne l'amour de la civilisation
européenne, la recherche de l'argent, le désir de s'évader des contraintes de la vie du village,
qui sont les causes de la fuite de la jeunesse paysanne vers la ville. En effet, les romanciers
africains qui ont traité ce thème, ont mis l'accllnt sur la portée sociologique et sur le boule-
versement du monde traditionnel par les valeurs européenlJes qu'incarne la ville moderne.
Le roman de l'Afrique indépendante donne un autre aspect à ce thème. Ici, on pense
à La plaie de Malick Fall et au Débrouillard de N. G. M. Faye. Les deux romans ont, comme
cadre temporel, la situation coloniale ; mais l'attrait de la ville revêt chez ces deux roman-
ciers, d'autres expressions, d'autres réal ités.
Magamou Seck, le personnage principal de La plaie, part à la recherche du bonheur
dans la ville de Ndar (Dakar). Mais il porte sur la jambe une grande plaie qui lui attire la
haine de la population de la ville. Il cherche à guérir de sa plaie pour s'acquérir "amour de ses
semblables, pour être accepté par eux ; mais après sa guérison, il se rend compte que tout le
monde lui est indifférent et que l'amour qu'il recherche est impossible. Il mène une existence
solitaire et insupportable, et finit par se suicider, quand il s'aperçoit qu'il n'est dans la vie
qu'un "raté",
_ . - • • • • • • • - -~ -
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
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(1) -
Pierre Tchoungui, "SlJrvivances ethniques et mouvance moderne", in Diogène, Paris,
Gallimard, n° 80, 1972, p. 106 - 152.

- 212 -
. Ce qui frappe, dans ce récit, c'est le rôle que le romancier assigne à la plaie. D'abord,
c'est une plaie physique que le héros a eue, en tant que rescapé d'un accident d'auto, pendant
son évasion vers la ville, en quête du bonheur ; mais une fois la ville atteinte, ce bonheur qui
n'a été qu'un mirage, s'est dissipé, provoquant ainsi chez le héros, une autre plaie, morale
celle-là, et qui le mène au désespoir et au suicide. Pour Magamou donc, la ville, telle que les
hommes de la ville moderne se la représentent, est une illusion, une horrible ambigu ïté.
L'i1me simple, non prévenue, qui s'y laisse capturer, finit mal. Magamou ira à la ville ; il Y
découvrira l'incommunicabilité des hommes, et se donnera la mort, pour donner un sens à sa
vie "ratée". Malick Fall ne s'intéresse pas aux bouleversements de la société traditionnelle par
"attrait de la ville ; il étudie plutôt le problème de "échec, de "amitié et du suicide à travers
l'âme confuse de Magamou, ce "vagabond débrouillard", ce "raté" de l'Afrique actuelle.
Dans La plaie, en effet, la ville n'est pas le paradis que le paysan espère posséder en
quittant son village
; elle n'est pas non plus la mine d'or où la fortune s'offre à tout le
monde. Telle qu'elle apparaît chez Malick Fal', la ville est un mirage, une façade de bonheur,
mieux, une invitation à la connaissance de l'imposture qu'est la vie et de la contradiction
qu'est l'homme. C'est pourquoi Magamou y est en lutte acharnée contre les hommes et le
destin qui l'assiègent, en lutte contre lui-même. C'est à la ville qu'il comprend qu'il n'est
pas comme les autres; c'est à la ville qu'il se rend compte que le malheur divise les hommes
"J'appréhendais l'écart qui me séparait de mes con-
citoyens. Nos routes ne se croisaient iamais plus -' la leur
les menait vers les magasins achalandés, les parfums)es
comptoirs croulant sous les
victuailles -' la mienne
serpentait à travers poubelles, caniveaux et pourriture.
Pendant que d'autres s'abrutissaient de festins immodérés,
le pauvre Magamou supputait ses chances d'un repas
frugal" (1).
(11 - Malick Fall, La plaie, op. cit., p. 41.

- 213 -
C'est également, en ville, qu'il est amené, par le cours des événements, à réfléchir à
la vie qui le meurtrit :
"Ma vie durant, dit-il, l'adversité n'a eu pour moi ni
tact ni mesure" fT J.
Si l'attrait de la ville apparaît chez Malick Fall, comme Un moyen de peindre l'échec
du "paysan vagabond", ce nouveau personnage du roman africain, et de montrer l'Îndiffé-
rence des hommes à la misère de leurs semblables, la ville et la cité moderne fournissent
à N. G. M. Faye, dans Le débrouillard, l'occasion de peindre la réussite d'un" vagabond
débrouillard", l'amitié qui peut exister entre les hommes et la Providence qui n'abandonne
jamais le juste.
Abdoulaye Faye, jeune paysan sénégalais, étouffe dans la maison paternelle où les
coups de fouet et les durs travaux des champs tendent à briser son jeune âge et à assombrir
son avenir. Pour fuir le calvaire familial, il s'évade vers les grandes villes sénégalaises à la
recherche de la paix et du bonheur :
"J'ai couru à toutes jambes pour aller plus loin, vers la
liberté, vers la paix, là où personne ne me frappera
plus" (2).
Tour à tour porteur, vendeur de photographies, vendeur de noix de kola, colleur
d'affiches pour une maison de cinéma, d'une ville à l'autre, ce jeune débrouillard grimpe
les échelles, quitte l'Afrique pour Paris où, grâce à l'amitié des Blancs, il trouve du travail
dans une usine
; il devient finalement champion de boxe et le héros d'un film, Un Coeur
gros comme ça, qui remporte le prix Louis Delluc, en 1962.
(1) - Malick Fall, La plaie, op. cit., p. 179.
(2) _. M. G. M. Faye, Le débrouillard, op. cit., p.22.

- 214 -
L'attrait
de la ville
apparaît, dans
ce récit, comme Une véritable libération, une
ouverture vers le bonheur ; la ville elle-même et les hommes qui l'habitent, se présentent
,
comme des instruments de la Providence. Faye a confiance en l'homme et en Dieu. La ville
qu'il décrit n'est pas "cruelle" comme celle d'Eza Boto, où l'Administration coloniale avec
ses systèmes de contrôle, ses commerçants et ses policiers conjuguent leurs efforts pour
causer la ruine du pauvre Banda venU chercher fortune
; elle n'est pas Saint- Louis de
Malick Fall, où Magamou déçu et réduit à la mendicité, se dessèche dans une solitude cruelle.
Le héros de Faye n'est pas le Samba Diallo de L'aventure ambiguë, vaincu par Paris où il
avait, pourtant, espéré apprendre des Blancs ""art de vaincre sans avoir raison" (1). Faye est
un vagabond heureux, et pour lui, la ville moderne est Un des biens les plus précieux que
l'Occident a légués à l'homme. Par conséquent, comme l'a si bien remarqué Bernard
Mouralis :
"Le débrouillard, en raison de la formation de l'auteur,
constitue un document de tout premier ordre sur la
personnalité et les aspirations de ces milliers de ieunes
A fricains qui sont entrés en contact avec le monde
moderne,
tout seuls, sans la
formation intellectuelle
donnée par l'école et qui ont su se "débrouiller" (2).
. -- .-- -- --_.- --.- ---- --..--- ----- ---- -_.- --- -;- --- ------- -- --- ---- --- ----- -_. -- ---- ---- .- --- -- --- ----- --- -- ----- --- -- ---.-.- --- ---- -. - ---------
(1) -- Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p.47.
(2) - Bernard Mouralis,
Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expression
française, op_ cÎt., p. 112.

- 215 -
La nouvelle tendance que "on peut déceler dans la conception du thème de l'attrait
de la ville par Malick Fall et N. G. M. Faye, consiste à se servir de la ville, symbole du
modernisme, comme toile de fond, pour peindre la lutte de l'homme contre le destin, et
pour montrer que l'échec ou le succès dans cette lutte, n'est que la manifestation de la
volonté de l'homme de s'affirmer, de se réaliser, de se sentir heureux. Si Magamou et Faye
quittent leurs villages pour s'installer à la ville, c'est parce qu'ils veulent sortir de la bassesse
de leur existence pour accéder à la lumière. Au terme de cette aventure, ils peuvent réussir
ou échouer, mais l'essentiel est qu'ils auront lutté. Aussi l'attrait de la ville, dans le nouveau
roman africain, n'est-il pas tant un subterfuge pour décrire l'éternel conflit des cultures
(africaine et européenne) qu'une technique pour sonder l'âme des "petites gens" et pour
exposer les divers problèmes de la condition humaine.
La menace d'une nouvelle bourgeoisie
"1/
nous
faut encore lutter contre ceux qui nous
exploitent, contre cette bourgeoisie noire qui sème partout
'la faim pour bien manger, contre nos frères qui nous
oublient. Nous comptons sur vous, sur le peuple pour
gagner la bataille" (1 J.
C'est en ces termes que Kossia, personnage principal de Violent était le vent de Charles
Nokan, présente le problème de la bourgeoisie africaine à ses camarades de lutte. Ce nouveau
thème du roman africain, occupe une place sans précédent dans Violent était le vent et
surtout
dans
Les Soleils des
Indépendances d'Ahmadou
Kourouma. Ces romanciers à
tendance
socialiste
attirent
"attention sur le danger que représente
la
nouvelle classe
bourgeoise
de
l'Afrique
indépendante
pour
les, masses
déjà trop pauvres el pour
(1) - Charles Nokan. Violent était le vent, op, cil.. p, 121

- 216 -
le développement harmonieux de l'économie nationale. Ils craignent l'exploitation et la
domination du peuple par cette nouvelle classe qui veut, à tout prix, conserver ses avantages
hérités du système capitaliste de l'ancien colonisateur. Mais ce nouvel homme africain, ce
nanti dont le poids pèse lourdement sur le peuple, d'où vient-il 7 Quelle attitude adopte-
t-il vis-à-vis de la masse populaire 7 Quelle préoccupation sociale est la sienne 7 Par rapport
à quoi se définit-il 7
Dans le roman de l'Afrique indépendante, le bourgeois nègre appartient à l'équipe
gouvernementale qui, selon Charles Nokan, n'a fait que "remplacer les exploiteurs (les anciens
colonisateurs} par des exploiteurs" (1) noirs. Typiques de ces gens, sont le Président et le
Secrétaire général du Parti. Ce sont aussi les directeurs de coopératives, nommés par le
Gouvernement. Ces gens, nous dit Ahmadou Kourouma :
"Tant qu'ils savent dire les louanges du Président, du Chef
unique et de son Parti, le Parti unique, peuvent bien
engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul oeil ose
ciller dans tou te l'A frique" (2J.
Ils sont "'es plus viandés et gras morceaux des Indépendances" (3). Pour ces gens,
Fama n'a que mépris. Aussi le romancier les décrit-il sur un ton persifleur ; le Parti unique
auquel ils appartiennent, n'est que façade, c'est-à-dire lm mimétisme fort truqué. Ils
trompent et exploitent le peuple.
(1) - Charles Nokan, Violent était le vent, op. cit., p. 123.
(2) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.23.
(3) - Ibidem, p.23.

- 217 -
C'est
également dans
la classe
dirigeante
que Charles Nokan situe les nOUVeaux
bourgeois
noirs qui
menacent le peuple. Kotiboh,
un des principaux protagonistes de
Violent était le vent, est un chef qui à la veille des Indépendances, se montre très devoué à
son peuple. Mais après la liberté retrouvée, il remplace l'Administrateur blanc, méprise la
masse et tourne "Administration à son avantage. et à celui des membres de son équipe. La
technique de Nokan consiste à opposer la jeunesse révolutionnaire, à la tête de laquelle se
trouve Kossia à Kotiboh et aux nouveaux bourgeois qui veulent s'ériger en une classe domi-
nante. Kossia sera fusillé, mais non sans avoir secoué la bourgeoisie. Dans le récit de Nokan
comme dans celui de Kourouma, c'est l'orgueil, l'individualisme, "égoïsme et la violence qui
caractérisent la nouvelle bourgeoisie africaine. Cette violence a une finalité : terroriser le
peuple, le neutraliser, afin de mieux l'exploiter. Un vrai étouffement regrettable, puisqu'il
sème l'injustice.
Si Charles Nokan et Ahmadou Kourouma condamnent la nouvelle bourgeoisie africaine
ainsi que son égoisme, sa violence et son mépris pour le peuple, c'est parce qu'ils veulent
guérir la société actuelle pour qu'elle pratique l'humanisme de la société traditionnelle où,
comme le soulignait Jean Malonga :
"Tout est à tout le monde et ~ personne. et (où)
l'individu se perd dans la communauté. (où) le chef n'a
pas plus de droit que le dernier de la cité pour puiser
dans le trésor...• (où) les mots faim, misère. orphelin
ne sont pas connus" (1).
.. _. -- -- - ---. -- -- ----- --- --- --- -_. -- ---- -- --- _. ---- ---- --.-..--- ----- --- -- -- --- -- -- _. _...-.-- -.- ---- ----- _. -- ---_. _. _. - ---- -- ~ --- -- -.----_.- _.-.
(1) -- Jean Malonga. La légende de M'pfoumou Ma Mazono, op. cil., p. 118.

- 218 -
Une autre catégorie de la nouvelle bourgeoisie africaine constamment critiquée est
l'élite intellectuelle représentée dans Les Soleils des Indépendances par Nakou
"Diplomé de Paris et comme tous les jeunes Malinkés
débarquant de France, impoli à flairer comme un bouc
les fesses de sa maman, arrogant comme le sexe d'un
âne circoncis" (1J.
Une fois encore, il faut souligner le ton railleur avec lequel Ahmadou Kourouma
décrit cette nouvelle bourgeoisie africaine, et par la-même, l'hostilité qu'il affiche à l'égard
de ces nouveaux parvenus qui se croient supérieurs aux autres. L'écrivain public, les
fonctionnaires de l'Administration, ces gens inconscients et moralement dépravés qui font
souffrir le vieux Dieng, illetré, dans
Le mandat
de Sembène Ousmane, appartiennent,
eux-aussi, à la classe des nouveaux bourgeois qui ne connaissent d'autres valeurs que celles
de l'argent et la fausse respectabilité qu'il confère. L'homme d'affaires Mbaye, ce "cafard"
qui vole le mandat que lui confie Dieng, est lui aussi, le prototype des nouveaux riches aux
"dents longues", toujours richement vêtus, qui ont le culte de l'argent, le désir d'être Dieu.
Il est toutefois illusoire de penser que les romanciers qui ont introduit ce nouveau
thème de la nouvelle bourgeoisie africaine aux "dents longues", visent la disparition des
classes
car, même dans la ~ociété traditionnelle africaine, la notion de classe n'était pas
absente
le chef se distinguait de l'esclave, le griot du notable ; tout au plus, veulent-ils,
ces romanciers, la réduction des inégalités, la fin de l'exploitation du peuple par les plus
fortunés, "les plus viandés et gras morceaux" (2l.
(11 - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 169.
(2) - 1bidem, op. cil., p. 23.

- 219 -
- La violence
Nous avons vu comment Charles Nokan, Ahmadou Kourouma et Camara Laye ont
évoqué
le thème de la violence pour décrire le collectivisme despotique qui, selon eux,
caractérise les Partis uniques de l'A frique indépendante et menace de supprimer les droits
et la dignité inaliénables de l'homme. Dans leurs oeuvres, la violence apparaît comme
l'assujettissement cruel, en matière
politique, de l'homme noir par "homme noir, et
l'anéantissement de la liberté individuelle "sous les Soleils des Indépendances". Cette violence
et le but ignoble qu'elle poursuit, constitue, aux yeux du peuple, un recul, une déception de
l'homme des Indépendances. La violence, chez ces romanciers, sous-tend et soutient le
conflit des générations dans lequel, le nouvel homme politique noir se trouve impliqué.
Mais c'est dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem que la violence comme
nouveau thème du roman africain apparaît avec beaucoup plus de clarté. Dans ce texte,
la violence apparaît è la fois comme un moyen et une fin; elle est une partie indispensable
de l'être. D'une certaine manière, le livre de Yambo Ouologuem pourrait passer pour une
étude de la violence
; car tout ce qui entre dans la vision du romancier porte l'empreinte
de la violence, de l'épouvante. La violence chez Ouologuem apparaît donc comme un
phénomène social.
A travers la légende des Saïfs et de l'Empire de Nakem, Yambo Ouologuem étale des
scènes d'une barbarie et d'une cruauté insoupçonnables. De 1202 è nos jours. il retrace la
macabre histoire du Nègre baptisé dans le supplice et qui :

- 220 ~
"N'ayant point d'âme, mais seulement des bras - contrai-
rement à
Dieu
-
dans une infernale jubilation du
sacerdoce et du négoce, de l'intime et de la publicité,
abattu, débité,stocké, marchandé, disputé, adjugé, vendu,
fouetté, attaché,... fut jeté aux quatre vents" (1J,
par les Saïfs et les notables, les envahisseurs arabes et européens, jusqu'à la veille de
la
décolonisation, jusque même aujourd'hui, puisque le même Nègre reste victime de ta violence
inassouvie de Saïf qui :
"Pleuré trois millions de fois renaÎt sans cesse à l'histoire,
sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques
africaines" (2J.
De la traite aux Indépendances, en passant par la colonisation, Yambo Ouologuem
montre comment la vie humaine n'a point de valeur dans un empire où Saïf ben Isaac El
Heït, descendant des empereurs du Nakem, emprunte la violence comme moyen. Sa violence
s'exerce partout et contre tous
;
elle est une, vivante et agissante. Elle a soif de sang, et
lorsqu'elle le boit, elle devient ivre. C'est pourquoi le récit de Yambo Ouologuem coule
comme du sang. Quand ce n'est pas la mort rouge, c'est la mort froide qui pèse sur l'univers
romanesque de l'auteur. Tantôt, c'est la brûlure des captifs d'une tribu vaincue, tantôt, c'est
l'assassinat de tous les nouveau-nés de l'Empire de Nakem, sur ordre de Saïf ; ici, c'est
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 17 - 18.
(2) - Ibidem, p.207.

- 221 -
"le sang d'enfants égorgés et de femmes enceintes éventrées" (1) ; là, c'est "le spectacle
horrible de dix-sept foetus expulsés par les viscères béants de mères en agonie" (2) ; hier,
c'était
l'assassinat des
Administrateurs
Chevalier
et Vandame, du sorcier Bourémi, de
Sankolo, d'Awa
;
aujourd'hui, c'est la c1itoriJectomie barbare et la mort de Tambira, la
torture et la mort de Kassoumi-père, le meurtr~ de Kadidia, la destruction de la maison de
Raymond Spartacus et la mort de ses enfants. Et le rythme de la violence s'étend, intermina-
ble
; il embrasse tout, homme, femme, enfant, indigènes et étrangers. Le feu, le fer, la
flèche empoisonnée, la vipère aspic, des tueurs à gages, tout parle le langage de la destruction
et de la mort dans Le devoir de violence.
La violence, telle que la conçoit Yambo Ouologuem, n'est pas seulement un phéno-
mène social, elle est, par surcroît, un phénomène naturel. Elle est dans l'homme et dans le
monde et transforme notre planète en un enfer terrestre, en un four crématoire.
Il n'est donc pas étonnant que les personnages dans Le devoir de violence soient, à
"exception
de
la figure
sacrée de l'Evêque Henry, tous présentés comme des damnés,
enfermés dans un lieu de cruelles souffrances, sans aucun espoir de salut. Dans ce monde qui
est le leur, la violence est un devoir, il n'y a pas d'échappatoire possible ; la souffrance et la
mort sont, elles aussi, un devoir permanent, puisque tout le monde est "baptisé dans le
supplice". Même Sail ben Isaac El Heït, cerveau de toutes les violences, a lui aussi peur; il a
peur de mourir et soupçonne tout le monde : Bourémi, Chevalier, Sankolo, El Hadj Hassan,
Raymond Spartacus, et même le bon Evêque Henry.
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 10.
(2) -- Ibidem, p. 10.

- 222 -
Tout ce que les personnages de Yambo Ouologuem touchent, s'imbibe de violence.
Violence sauvage des guerriers, violence barbare des sorciers qui jettent des sorts et hypno-
tisent les femmes qu'ils désirent, crime hurlant contre les mères en couches et les nouveau-
nés ; l'anthropophagie, la soif du mal, le goût du sang, le chien qui s'accouple avec la
courtisane Awa pour satisfaire le désir sadique de Chevalier, l'inceste de Raymond Spartacus
avec sa soeur Kadidia à Paris, la mort de Kadidia dans une boîte de nuit à Paris : la liste est
longue ; ce sont là, in medias res, les visages épouvantables de la violence qui se dessinent
à travers toutes les pages du Devoir de violence.
Pour traduire cette violence, Yambo Ouologuem adopte une technique, bien à lui, qui
opère, elle aussi, par la violence. C'est ainsi que la violence verbale, l'exagération, l'ironie
destructrice, l'irrévérence et même le blasphème, deviennent les moyens, par excellence, de
"expression du thème de la violence.
Hubert de Leusse, a fort bien montré, dans son ouvrage, Afrique et Occident: heurs
et malheurs d'une rencontre, comment, dans la pensée de Yambo Ouologuem, l'Afrique est
synonyme de danger, de cruauté et de lUXUre, comment "depuis toujours, au Pays noir, c'est
le règne de l'épouvante et de la violence" (1). Certes l'Empire africain de Nakem que nous
(11 - Hubert de Leusse, Afrique et Occident
heurs et malheurs d'une rencontre, Paris,
L'Orante, 1971, p.135.

- 223 -
décrit Ouologuem, est Un lieu où la cruauté, l'épouvante et la violence règnent, au point de
devenir un "devoir" pour tous, puisque le romancier ne fait aucune distinction entre "les
bourreaux et les victimes", pour reprendre les termes de Mohamadou Kane. Mais que l'auteur
aÎt situé la scène de cette violence dans Un pays d'Afrique, d'ailleurs fictif, ne peut pas être
une preuve suffisante et convaincante que tout Iole Pays noir" est synonyme de la violence.
Parce que le lieu de l'action d'Une oeuvre romanesque, n'est pas forcément l'espace réel
que couvrent les événements racontés.
Mais s'il est vrai que Le devoir de violence est une négation de l'Afrique douce, paisible
et innocente' que chantent les écrivains de la Négritude, il n'est pas moins vrai que le thème
central du
roman est la violence. Elle n'est pas la particularité du monde noir. Les
envahisseurs arabes, l'armée coloniale qui détruit l'homme et la civilisation dans le roman,
les Ethnologues qui transportent les oeuvres d'art sacrées de l'Empire de Nakem dans les
musées européens, toutes ces forces violentes qui combinent leur cruauté avec celle des Noirs,
toutes ne sont pas noires. La violence de Yambo Ouologuem est donc à la fois africaine et
universelle
; elle relève de la condition humaine, et c'est pourquoi la violence verbale de
l'auteur n'épargne ni Africains ni Européens. Tous ses personnages, excepté "Evêque Henry,
sont des êtres violents. Lorsqu'ils ne manifestent pas leur violence dans des actes visibles et
concrets, ils le font en pensée, et quelquefois, la violence réprimée se déchaîne et s'infiltre
dans leur langage. Un exemple particulièrement remarquable de cette violence est celle qui
se manifeste dans le langage de Vandame lorsqu'il s'adresse à Wampoulo, Kratonga et
Sankolo, tueurs à gages de Saïf, venus pour l'assissiner :

- 224 -
"Vous êtes complètement fous... Vous êtes furieux d'être
colonisés, d'être, avec Sait, une espèce de garçons de
courses de l'oeuvre que nous menons au Nakem. C'est
pour ça que vous nous portez de tels coups, et si
bassement. Vous
avez débuté comme
fils
d'esclaves,
comme des captifs que mon pays s'efforce de libérer, de
civiliser - et maintenant vous voilà avec la crapule... Et
vous êtes encore à souhaiter que cette insolence dure, à
craindre de tomber en disgrâce 1" (1J.
Cette vÎolence verbale est le seul ressort de Vandame qui sera, peu après, victime des
agents
de Saïf qui n'ont aucun respect pour la vie
humaine. Il ne fait aucun doute que
Vandame aurait, lui aussi, tué Saïf, s'il en avait eu l'occasion. Car, c'est le projet de son
successeur Chevalier qui a fatalement échoué. Point n'est besoin également de rappeler que
Kratonga et Sankolo ont été, dans la suite, victimes de la violence du même Sail La violence,
' ,1,.'.1 •
chez Ouologuem, est un acte spontané ~ Wt.t~un refus d'aimer et un refus de l'homme
par autrui. L'homme de Yambo Ouologuem et son monde incarnent la violence.
c - Conclusion
Dans son ensemble, le roman de l'Afrique indépendante exprime d'autres aspects
de la réalité par rapport au roman antérieur aux Indépendances, où les thèmes de la vie
sociale tournaient trop souvent autour des exactions de l'Administration coloniale, de la
discrimination raciale, des difficultés de mariage mixte, de la pauvreté de la campagne et
tant d'autres bric-à--brac romantiques qui attirent la curiosité et le goût du public européen.
(1) .- Yambo Ouologuem. Le devoir de violence. op. cit., p. 129.

- 225 -
Ces oeuvres mettent l'accent sur les problèmes sociaux crées par la mutation sociale
et par l'homme noir lui-même. Aussi, la fourberie, la malhonnêteté, la gabegie, l'oppression
de la masse par les plus forts, la menace d'une nouvelle bourgeoisie africaine, l'individualisme
naissant inhérent au système capitaliste, la dégradation des moeurs, tous ces thèmes,
y
trouvent-ils leur expression la plus objective.
Le thême principal de ce roman est donc'.celui de la conscience politique de l'homme
nOir. Il ne s'agit plus de la dénonciation anticolonialiste où se sont illustrés les romanciers
de la période coloniale, ni de cette révolte narcissique qui se prolonge encore dans certains
romans. A partir des oeuvres comme Les Soleils des Indépendances ou Le devoir de violence,
va surgir un décryptage nouveau de la réalité africaine
:
la révolte et la violence vont se
tourner vers l'Africain lui-même, en tant qu'il prolonge le processus de déshumanisation
et de "zombification", commencé avec la colonisation. Le nouveau roman africain va devenir
un espace, non d'imprécations futiles, mais de création de l'homme, un espace où l'écrivain
va fonder sa liberté et le mouvement de son existence. Mohamadou kane a vu juste, quand
il déclare :
nA l'origine de l'épanouissement du roman, il faut voir
l'arrivée de nouveaux talents. Ces ieunes écrivains ont su
se garder de ne voir l'Afrique qu'à la suite des Africanistes.
Les ornières de l'exotisme ne les ont pas séduits. C'est dans
la description de la vie africaine, de l'environnement
socio-culturel que réside la substance de leurs oeuvres.
Cette attention soutenue au cadre géographique, à ses
rapports avec la mentalité des habitants, aleurs croyances,
c'est cela qui est nouveau. Leur volonté d'aller au fond des
choses rend fort bien compte des mutations opérées dans'
ce domaine. L'autobiographie a considérablement reculé.
Les nouveaux romanciers témoignent d'un remarquable
souci d'oblectivation. Ils tiennent les choses à bout de bras
pour mieux les décrire" (1 J.
(1) -
Mohamadou Kane, .. L'actualité de la littérature africaine d'expression française", op.
cil., p. 241.

- 226 -
En d'autres termes, tout est devenu plus secret, plus profond, plus intimement senti
dans le roman de l'Afrique indépendante.
Mais peut-on alors conclure qu'il existe \\Jne opposition fondamentale entre les romans
anticolonialistes et ceux
parus après 1960 7 La
révolte contre les cruautés du système
judiciaire colonial dont nous parle Olympe Bhêly-Quenum dans Un piège sans fin (1960) ou
les souffrances des peuples du Cameroun sous les conquêtes successives des Allemands, des
Anglais et des Français dont nous entretient Jean 1kellé-Matiba dans Cette Afrique-Ià
(1963), sont des sujets qu'on retrouve dans maints romans des années 50. Bernard Dadié
critique la société occidentale dans Patron de New-York (1964) et dans La Ville où nul ne
meurt (1969), tout comme il l'avait fait dans Un Nègre à Paris (1959).
Ces quelques exemples suffisent à montrer que "ancienne contestation du roman
anticolonialiste a été reprise et transmutée selon les nouveaux rapports établis entre l'Africain
soumis au paupérisme permanent et la classe dirigeante, plus particulièrement, la nouvelle
bourgeoisie
africaine
qui
s'est substituée à l'ancien colonisateur
pour opprimer,
plus
brutalement encore, le Noir.
La virulence de la contestation qu'expriment ces romans va au-delà du simple cri
;
il s'agit d'un projet littéraire qui tente d'instituer de nouvelles structures sociales et écono-
miques en Afrique, tout en affirmant la primauté d'une réelle indépendance, à la fois du
continent et de l'individu.

- 227 -
La révolte du nouveau romancier africain s'effectue donc aU niveau de la prise de
conscience de l'Africain face à la vie, face à la situation du sous-développement qui est la
sienne, mais également au niveau de la dénonciation des nouveaux régimes constitués en
Afrique, rendus responsables de prolonger la dépersonnalisation et la déshumanisation de
l'ancienne colonisation. C'est pourquoi Mongo .Béti, par exemple, reprendra dans Perpétue et
l'habitude du malheur (1) et surtout dans Remember Ruben (2), la même dénonciation
violente qu'il avait exprimée dans Ville cruelle ou le Roi miraculé à l'endroit du colonisateur,
mais en s'adressant, cette fois-ci, aux nouveaux dirigeants africains.
On peut donc dire que la création romanesque en Afrique noire s'est fortement
diversifiée et différenciée depuis Force-Bonté (1926) de Sakary Diallo et Karim (1935)
d'Ousmane Socé. La thématique du roman s'est également élaborée, étape après étape, en
relation avec la prise de conscience par l'Africain de son entité personnelle, de sa propre
angoisse et de son drame de colonisé, d'intellectuel équivoque, de paria dans l'univers
traditionnel. C'est pour cela que la part de la révolte reste prépondérante, depuis le roman
anticolonialiste jusqu'à ce jour.
Telle est la physionomie du roman africain de 1950 à 1970, dont noUs avons tenté de
montrer les divers aspects, en étudiant les conditions de son émergence et de son évolution.
Il nous faut, dès à présent, examiner le projet littéraire du romancier noir, c'est-à-dire
le but qu'il poursuit dans ses romans.
(1) - Mongo Béti, Perpétue et l'habitude du malheur, Paris, Suchet/Chastel, 1974.
(2) - Mongo Séti, Remember Ruben, Paris. U. G. E., 1974.

Université de la Sorbonne Nouvelle
Paris III
Aspects du réalisme dans le roman
africain de langue française
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,'.
'.,
Présefllée par:
Sous la directiofl de :
Marcellin nOKA
M. le Professeur Roger FAYOLLE
TOME II
Année 1986

DEUXIEME
PARTIE
LE
PROJET
LITTERAIRE
DES
ROMANCIERS
AFRICAINS

- 229 -
La Première Partie de cette étude nous a permis d'examiner le roman africain
et la scène littéraire africaine depuis 1950.
Nous avons remarqué que les thèmes relatifs
à la situation de dépendance coloniale et de ses méfaits ont largement dominé l'univers
romanesque des romanciers noirs.
L'esprit de leurs écrits était celui de la révolte et du
combat.
Pour refléter ce conflit. ils ont imposé, d'une façon générale, une structure interne
antithétique au roman, structure qui repose sur "opposition entre le monde des colonisateurs
et celui des colonisés.
Nous avons également analysé le roman africain de 1960 à 1970. Nous avons alors
vu que l'Afrique étant devenue indépendante,
les écrivains ont ressenti l'impérieux besoin
de chercher de nouvelles inspirations, pour donner à leurs productions, une nouvelle orien-
tation, une écriture originale, dans laquelle la vision du romancier cesse d'être "exotique"
pour devenir indigène,
c'est-à-dire essentiellement centrée sur les réalités profondes
actuelles de la vie africaine.
Cette approche nous a paru indispensable dans la mesure où l'on ne peut prétendre
étudier sérieusement les
"aspects du réalisme du roman africain",
SI J'on ne commence
d'abord
par montrer les divers aspects de ce roman, en analysant
les conditions de
son émergence, de son évolution,
sa structure et
ses prÎncipaux thèmes.
Dans la Deuxième Partie consacrée au projet littéraire des romanciers,
nous nous
proposons d'envisager,
dans un. premier chapitre,
le but qu'ils poursuivent dans leurs
oeuvres.
Nous constaterons qu'ils utilisent,
pour ce faire,
des titres et des Préfaces qui

- 230 -
indiquent leur adhésion aux principes du réalisme
; parce que ce qui frappe le lecteur,
chez eux,
c'est qu'ils proclament qu'ils écrivent au nom de la prétendue nécessité
du réalisme, dans toute son étendue, sans omission aucune.
Au niveau du vérifiable et du vraisemblable,
nous établirons,
dans un deuxième
chapitre,
une corrélation de l'oeuvre romanesque avec l'histoire,
parce qu'il existe une
interdépendance indissociable entre l'oeuvre et celle-ci. Cependant, "absence d'une relation
rigoureuse de vérité doit nous rendre prudent.

- 231 -
CHAPITRE
LES PARATEXTES DU ROMAN AFRICAIN
1- LES TITRES
(1)
Le roman est à la fois un texte et un objet, un "volume" au double sens du terme.
Le lecteur le perçoit d'abord comme objet; il est attiré par la couverture, qu'elle soit reliée,
brochée ou munie d'une "jaquette" publicitaire.
Il en découvre ensuite le titre, premier
élément du texte.
Le titre d'un roman est donc à la fois une partie dutexte et une annonce
publicitaire, une profession de foi. Il sert:
(1) -
Bernard Mouralis a mené une enquête magistrale sur les titres des romans africains de
langue française dans le nO 114 ("Pour qui écrivent les romanciers africains"?, 2e trim.
1980, p. 53 . 72)
de
Présence Africaine.
Nous aurions pu y renvoyer le lecteur;
mais nous ne le ferons pas, pour deux raisons essentielles:
-
Une analyse détaillée des titres des romans africains de langue française est
capitale pour le sujet que nous traitons.
Le but poursuivi par Mouralis ne semble pas être tout à fait le même que le
nôtre.
Toutefois,
il y a un certain nombre d'observations de son enquête qui sont utiles à
notre sujet et dont nous serons bien aise de nous inspirer largement.
De quoi est-
il question dans cet article ?
Mouralis indique que les romans africains de langue
française forment
une entité et présentent des caractères spécifiques ; mais ces
caractères, poursuit-il, ne résident pas toujours là où le critique les situe habituelle-
ment,
parce que la perspective adoptée par les romanciers à propos des titres de
leurs oeuvres,
répond à une double exigence:
protester et informer.
L'examen
permet
de constater que' les auteurs donnent à leurs titres lm caractère africain,
mais plusieurs d'entre eux se situent dans la perspective plus générale d'une littérature

- 232 -
-
A informer sur le contenu, à désigner ou à qualifier le texte, le héros de l'oeuvre
ou "action principale, à en dégager le sens ou la portée historique, morale, sociale, philoso-
phique.
-
A attirer le lecteur par tous les moyens; en piquant sa curiosité, en répondant à ses
habitudes, à ses préjugés, ou, aU contraire, en l'étonnant et en le choquant.
Le titre d'un
roman, dit en substance Claude Duchet :
"Est un message codé en situation de marché, il résulte
de la rencontre d'un énoncé romanesque et d'un énoncé
publicitaire" fT}
Nous
nous
proposons
ici
de relever les principales caractéristiques des titres
des
romans africains,
en tentant de montrer que bon nombre d'entre eux révèlent de la
part de leurs auteurs une adhésion aux principes du réalisme.
de la condition humaine.
Le problème fondamental qui paraît caractériser l'activité
des romanciers africains,
telle qu'on peut "appréhender à travers les titres qui servent
à désigner leurs textes,
réside dans une tentative visant à concilier les exigences de
"Africain et de celles de l'Ecrivain.
(1) -
Claude Duchet,
"La fille abandonnée et la bête humaine,
éléments de titralogie
romanesque", in Littérature, nO 12, décembre 1973. p. 50.

- 233 -
Au contraire de la poésie africaine qui,
par certains de ses aspects, frise l'hermétisme
et souvent ne réussit qu'à
"suggérer", au lieu de communiquer un langage clair et concret,
le roman africain explique et parle réellement aux Africains.
D'où un choix méticuleux
des titres
(1)
par les romanciers africains.
Le titre des oeuvres romanesques africaines
n'est pas indifférent; il résume en Un, deux ou plusieurs mots (2) l'oeuvre littéraire. Tout
comme son contenu, le titre est profondément réaliste, c'est-à-dire qu'il vise déjà la nature
réelle de l' "objet", en évitant soigneusement de l'idéaliser.
Notre corpus sera le plus vaste possible: nous examinerons les titres des romans parus
de 1950 à 1970; ce faisant, nous appliquerons la règle bien connue des philologues et des
épigraphistes, qui est une autre forme du principe de "induction par énumération simple et
exhaustive:
"C'est en effet un principe essentiel que celui de la série.
Une inscription isolée ne livre qu'une partie de son ensei-
gnement ; elle ne prend son vrai sens qu'au sein d'une
série ; plus la série est abondante et variée, plus l'inscrip-
tion devient intéressante.
(1)
- Plus soumis que le texte aux règles du marché, le titre est parfois imposé par "éditeur
à "auteur. On se rappelle ql,le l'éditeur Gallimard imposa La nausée à J.P. Sartre qui
avait proposé Melancholia.
(2) -
Le litre est
"un texle facile, dramatisé. économe de matériel verbal et comportant
surtout des mots pleins en petit nombre, quatre à six selon les relevés de C. R. Haas",
Claude Duchet, "La fille abandonnée et la bête humaine", op. cit. p. 62,

- 234 -
C'est la règle d'or exprimée pour tous les monuments
archéologiques par Eduard Gehrard : "Qui a vu un
monument n'en a vu aucun ; qui en a vu mille en a vu
un" (1).
Quatre types de caractéristiques retiendront notre attention, constituant ainsi quatre
niveaux d'analyse :
La structure formelle des titres.
Le niveau idiomatique.
Le niveau de "énonciation.
Le niveau lexical.
A -
Les fonlies des titres
Chaque personne de la société porte un nom qui permet son identification et son
appellation.
Les objets,
pour les besoins de communication et de signification, reçoivent
de la part des homme des noms.
Aussi les oeuvres littéraires portent-elles des titres qui
permettent de les distinguer les unes des autres.
Relevons donc des exemples des formes
des titres (21 les plus fréquentes dans le roman africain:
1 -
Un substantif désignant le texte :
1
Drame d'amour à Anécho.
La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.
Faralako, roman d'un petit village africain.
Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.
Tante Bella, roman d'hier et d'aujourd'hui.
Il)
J. Molina,
F. Lassane, J.M. Martin. R. Tapéro, B. Valette, "Sur les titres des romans
de Jean Bruce", in Langages, n° 35. sept. 1974, p. 87.
(2)
L'ordre de succession des titres est chronologique.

- 235 -
Les mystères du Bani, roman folklorique.
Soundjata ou l'épopée mandingue.
Liaison d'un été (et autres récits).
L'aventure ambiguë.
Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.
A la belle étoile. Contes et nouvelles d'Afrique.
Contes et lavanes.
Le débrouillard. Souvenirs.
L'harmattan. (Referendum).
Lettres de ma cambuse.
Le journal.
2 -
Un substantif désignant le ou les héros, leurs nom, prénom, qualité, profession ou
caractère:
L'enfant noir.
Nini, mulâtresse du Sénégal.
Le fils du fétiche.
Fatimâtâ, la princesse du désert.
Le Pauvre Christ de Bomba.
Climbié.
Le docker noir.
Le vieux Nègre et la,médaille.
Une vie de boy.
La passion de Djimé.
Tierno Bokar, le sa~c de Bandiil~laril.

- 236 -
Maïmouna.
Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.
Tante Bella. Roman d'aujourd'hui et de demain.
Un Nègre à Paris.
Les inutiles.
Kocoumbo, l'étudiant noir.
Soundjata ou l'épopée mandingue.
Les Bouts de bois de Dieu.
Les filles de la reine Cléopâtre.
Voltaïque.
Le rescapé de l'Ethylos.
Le jeune homme de Bouaké.
Pauvre Alexandrine.
Patron de New- York.
Le débrouillard. Souvenirs.
Le souffle des Ancêtres.
La perdrix blanche.
Dramouss.
Les fils de Kourétcha.
Sola, ma chérie.
Véhi-Ciosane ou Blanche-Genèse.
Le fils d'Agatha Moutlio.
Vive le Président!
Un sorcier blanc à Zangali.

- 237 -
Un enfant d'A frique.
Les initiés.
3 -
Un substantif désignant l'action principale:
Drame d'amour à Anécho.
Sans haine et sans amour.
Ville cruelle.
Victoire de l'amour.
Coeur d'Aryenne.
La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.
Le Pauvre Christ de Bomba.
La passion de Djimé.
Sous l'orage.
Mission terminée.
Les mystères du Bani.
Un piège sans fin.
Chemin d'Europe.
Les Bouts de bois de Dieu.
Les dernières paroles de Koimé.
Liaison d'un été.
L'aventure ambiguë.
Crépuscule des temps anciens.
Le mystère de "enfant disparu.
Le soleil noir point.
La savane rouge.

- 238 -
L'héritage, cette peste.
Le rescapé de l'Ethylos.
Cette Afrique-là.
Avant Liberté 1.
Le débrouillard.
L'harmattan.
Lettres de ma cambuse.
Le chant du lac.
Sans rancune.
Le souffle des Ancêtres.
Le mandat.
Vers de nouveaux horizons.
Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.
La perdrix blanche.
La dot, plaie sociale.
La plaie.
Vive le Président!
Sur les traces de mon pêre.
La palabre stérile.
Le devoir de violence.
Embarras et Cie.
Une main amie.
La nuit du destin.
:

- 239 -
Rencontres essentielles.
Afrika Baa.
Un Sorcier blanc à Zangali.
Un enfant d'A frique.
Enquête de la liberté.
Les initiés.
4 -
Un substantif désignant le lieu de "action:
Drame d'amour à Anécho.
Ville cruelle.
Nini, mulâtresse du Sénégal.
Fatimâtâ,
la princesse du désert.
Le Pauvre Christ de Bomba.
Afrique, nous t'ignorons.
Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.
o pays, mon beau peuple!
Faralako, roman d'un petit village africain.
Un Nègre à Paris.
Les mystères du Bani.
Chemin d'Europe.
Au Tchad sous les étoiles.
Cette Afrique-là.
.
Le jeune homme de Bouaké.
Patron de New-- York.

- 240 -
Lettres de ma cambuse.
Le chant du lac.
Vers de nouveaux horizons.
Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.
Sur la terre en passant.
Un enfant du Tchad.
La ville où nul ne meurt.
Afrika Baa.
Un Sorcier blanc à Zangali.
Un enfant d' Afrique.
5 -
Une phrase ou un fragment de phrase:
Violent était le vent.
Qui est donc mon prochain 7
La ville où nul ne meurt.
Vive le Président!
Une observation rapide et empirique faite sur les formes des titres les plus utilisées
par les romanciers, révèle les faits suivants:
Il se dégage de chez les romanciers noirs une certaine volonté de conférer,
selon
l'expression de Bernard Mouralis,
"un statut littéraire à un référent africain" (1). En effet,
notre relevé des titres réunit les fornies les plus diverses:
(1) - Bernard
Mouralis,
"Pour qui écrivent les romanciers africains 7"
Op. cit. p. 57

- 241 -
-
Un substantif désignant le texte
16 romans entrent dans cette catégorie, soit
17 % du total.
-
Un substantif désignant le ou les héros,
leurs nom, prénom, qualité, profession
ou caractère
:
nous dénombrons
37
romans dans ce groupe, ce qui représente 39 % .
-
Un substantif désignant l'action principalE: : 50 romans font partie de ce groupe;
c'est le plus fort pourcentage, soit 53 %.
-
Un substantif désignant le lieu de l'action
les titres qui révèlent un lieu - dit
sont au nombre de 26, soit 27 % .
-
Une phrase ou un fragment de phrase
nous avons 4 romans" soit 4 % .
Il est à noter que les romanciers noirs choisissent de préférence des titres qui attirent
l'attention
du
lecteur sur la situation sociale de leurs personnages.
Dans les titres
qui désignent un lieu-dit,
le nom de ce lieu révèle souvent un drame.
C'est là, pensons-
nous,
une conception
"engagée"
de la littérature à laquelle est assignée une fonction de
dévoilement.
La notion du roman est contenue dans le titre lui-même.
Les termes employés
pour caractériser le genre romanesque sont significatifs dans ce sens:
Drame
Drame d'amour à Anécho.
Légende:
. La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.
Roman:
Faralako. roman d'un petit village africain.
Tante Bella. roman d'aujourd'hui et de demain.
Les mystères du Bani, roman fol klorique.

- 242 -
Chronique:
Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.
Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.
Epopée:
Soundjata ou "épopée mandingue.
Récit:
. Liaison d'un été (et autres récits).
Conte et nouvelle:
A la belle étoile. Contes et nouvelles d'Afrique.
Contes et lavanes.
Souvenir :
. Le débrouillard. Souvenirs.
Histoire :
L'harmattan (Referendum).
Lettres
Lettres de ma cambuse.
Journal
Le journal d'un revenant.
Cette référence au
genre romanesque s'inscrit dans une orientation esthétique,
l'adhésion aux principes du réalisme, si l'on considère que les termes relatifs à la catégorie du
romanesque s'articulent. dans les ,titres considérés, sur un référent dont la
"réalité" n'est
pas mise en doute. Et Bernard Mouralis a pleinement raison, quand il souligne:

- 243 -
"Dans le cas du roman africain,
le recours au réalisme
parart
correspondre
à
d'autres
préoccupations.
/1
constitue tout d'abord le moyen par lequel l'écrivain
africain pense pouvoir produire un
"discours
vrai"
sur l'Afrique qui se substituera désormais à ceux que les
Européens tenaient jusqu'alors
(exotisme,
littérature
négrophile, littérature coloniale") (T).
B -
Le niveau idiomatique
Ici,
sont retenus les titres comportant une "expression figée".
Mais précisons déjà
que le choix de ces expressions ne peut reposer sur aucun critère formel:
le sentiment
linguistique
(2)
du lecteur est seul juge. Considérons seulement que ces titres indiquent,
d'une manière ou d'une autre,
la présence de formules stéréotypées. Trois classes seront
d isti nguées :
1 -
Le titre est constitué dans sa totalité par une expression figée:
Mission terminée.
Un piège sans fin.
A la belle étoile.
L'héritage, cette peste.
Sans rancune.
Vers de nouveaux horizons.
11) - Bernard Mouralis, "Pour qui écrivent les romanciers afrÎcains", op. cil. p. 58.
(2)
L'appel au sentiment linguistique peut être empiriquement précisé parle recours il
un inventaire
existant:
ne seraient, par exemple, considérées comme expressions
fi9éeS que les locutions relevées dans un dictionnaire choisi comme base de n'?férence.

- 244 -
Sur la terre en passant.
La plaie.
Embarras et Cie.
Enquête de la liberté.
2 -
Le titre consiste en un sujet suivi d'un groupe verbal constituant une expression figée:
Le soleil noir point.
Violent était le vent.
3 -
Le titre comporte une expression figée accompagnée d'un complément:
Drame d'amour à Anécho.
Victoire de l'amour.
Une vie de boy.
Sur les traces de mon père.
Toutes ces expressions que nous venons de relever, se caractérisent par le fait qu'elles
constituent.
quels que soient les éléments morphologiques qui
les composent,
des
syntagmes autonomes en situation de phrase.
1
Le recours aux expressions figées dans la constitution des titres des romans africains
demeure faible,
même si l'écrivain témoigne de sa volonté de les intégrer au champ de la
littérature générale.
En effet,
nous relevons 16 titres sur 94,
comme étant constitués
tut-
d'expressions stéréotypées,
ce qui représente
-J.v1'1
plus de 17 %.
Que dire
alors?
Le romancier africain n'use presque pas d'expressions toutes faites, quand il élabore
le titre de ses oeuvres;
bien au contraire,
comme nous l'avions souligné, ces titres ont
tendance à comporter des indices destinés à une orientation esthétique.
Les formules

- 245 -
stéréotypées,
les formules passe-partout,
c'est-à-dire toutes faites,
usées,
ne visent
pas "objet.
Or,
le romancier africain vise le concret,
en cherchant le plus possible à
"objectivet le réel".
Il cherche, par conséquent, à échapper à tout ce qui est abstraction
pure.
c -
Le niveau de l'énonciation (1)
En examinant les titres au niveau idiomatique,
nous avons souligné que le but
recherché par le romancier noir est "d'objectiver le réel" ; or, l'un des principaux carac-
tères du réalisme "consiste dans l'effacement de l'artiste qui s'efforce de ne pas être présent
dans son oeuvre" (2). Dans ces oeuvres narratives:
"Cet effacement se traduit par une tendance systématique
visant à occulter les conditions dans lesquelles le texte
a été produit, de manière à créer chez le lecteur l'illusion
que le texte lu par ce dernier se ramène à un pur
énoncé" (3) .
(11 - Nous empruntons cette catégorie à l'article de Bernard Mouralis, déjà cité. Précisons
que l'énonciation est la trace du sujet dans "énoncé, tandis que l'énoncé est le texte
tel qu'il se présente à notre lecture.
(2) -
Bernard Mouralis, "Pour qui écrivent les romanciers africains", op. cit., p. 58.
(3) - Ibidem , p. 58 - 59 .

- 246 -
Mais comment les romanciers pratiquent-ils dans leurs titres cet effacement?
Ils
s'efforcent de dépouiller leurs titres des marques relatives à l'énonciation.
L'emploi de
l'article défini, notamment, comme premier terme du syntagme. Montre que les romanciers
qui nous occupent,
visent à présenter, de façon "objective", l'univers qu'ils décrivent et
les héros qu'ils mettent en scène:
1 -
Titres faisant usage de l'article dèfini :
L'article défini se trouve employé devant le premier terme du syntagme:
L'enfant noir.
Le regard du roi.
La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.
Le fils du fétiche.
Le Pauvre Christ de Bomba.
Le docker noir.
Le vieux Nègre et la médaille.
La passion de Djimé.
Le Roi miraculé.
Les mystères du Bani.
Les inutiles.
Les Bouts de bois de Dieu.
Les dernières paroles de Koimé.
L'aventure ambiguë.
Les filles de la reine Cléopâtre.
Le mystère de l'enfant disparu.
Le soleil noir point.

- 247 -
La savane rouge.
L'héritage, cette peste.
Le rescapé de "E thyl os.
Cette Afrique-là (1).
Le jeune homme de Bouaké.
Le débrouillard.
L'harmattan.
Le chant du lac.
Le souffle des Ancêtres.
Le mandat.
Le four du Cameroun en 59 jours à bicyclette.
La perdrix blanche.
La dot, plaie sociale.
Les fils de Kourétcha.
(1) - On peut inclure dans ce groupe
Cette Afrique-là
de Jean 1kellé-Matiba.
Le
démonstratif joue ici,
semble-t-il, le même rôle d'objectivation que l'article; car
l'article, on le sait,est la simple continuation, le résidu morphologique d'un détermi-
natif accusé,
le démonstratif latin
ille.
illa,
illud.
Rappelons également que par
"opposition au possessif et aux articles,
le démonstratif identifie dans ce qu'elles
ont de plus individuel la personne ou la chose évoquées par le substantif auquel il se
rapporte. On s'en sert pour les désigner d'une manière précise à l'exclusion de toutes
les autres de la même espèce",
R. L. Waguer et J. Pinchon, Grammaire du français
classique et moderne, Paris, Hachette - Université. 1962, p.85.

- 248 -
Le fils d'Agatha Moudio.
La plaie.
La ville où nul ne meurt.
Les soleils des Indépendances.
La palabre stérile.
Le journal d'un revenant.
Le tipoye doré.
Le devoir de violence.
La nuit du destin.
Les initiés.
L'article défini se trouve employé à l'intérieur du syntagme:
Victoire de l'amour.
Le regard du roi.
Nini, mulâtresse du Sénégal.
Le fils du fétiche.
Fatimâtâ, la princesse du désert.
Le vieux Nègre et la médaille.
Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.
Sous l'orage.
Les mystères du Bani.
Kocoumbo, l'étudia~t noir.
Soundjata ou l'épopée mandingue.

- 249 -
Les filles de la reine Cléopâtre.
Crépuscule des temps anciens.
Le mystère de l'enfant disparu.
A la belle étoile.
Au Tchad sous les étoiles.
Le rescapé de l'Ethylos.
Le chant du lac.
Le souffle des Ancêtres.
Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.
Sur la terre en passant.
Violent était le vent.
Un enfant du Tchad.
Vive le Président!
Sur les traces de mon père.
Les soleils des Indépendances.
La nuit du destin.
En quête de la liberté.
2 -
Titres faisant usage de l'article indéfini.
L'article indéfini
se trouve employé devant
le premier terme du syntagme.
Une vie de boy.
Un Nègre à Paris.
Un piège sans fin.
Un enfant du Tchad.
Une main amie.
Un Sorcier blanc il Zanflal i.

- 250 -
L'article indéfini est employé à "intérieur du syntagme:
Faralako, roman d'un petit vil/age africain.
Liaison d'un été.
Le journal d'un revenant.
3 -
Titre ne faisant usage ni de l'article défini, ni de "article indéfini
Drame d'amour à Anécho.
Sans haine et sans amour.
Ville cruelle.
Coeur d'Aryenne.
Climbié.
Afrique, nous t'ignorons.
Mission terminée.
o pays, mon beau peuple!
Maïmouna.
Tante Bella.
Grandes eaux noires.
Chemin d'Europe.
Pour toi, Nègre mon frère.
Voltaïque.
Contes et lavanes.
Pauvre Alexandrine.
Patron de New- York.
Avant Liberté 1.

- 251 -
Lettres de ma cambuse.
Sans rancune.
Dramouss.
Sola, ma chérie.
Véhi-Ciosane.
Qui est mon prochain?
Kotia Nima.
Embarras et Cie.
Rencontres essentielles.
Afrika Baa.
Sur les 94 titres que compte notre corpus:
-
69 titres ont été employés avec l'article défini, soit devant le premier terme du
syntagme, soit à l'intérieur du syntagme (73 %).
-
9 titres ont été employés avec l'article indéfini, soit devant le premier terme du
syntagme, soit à l'intérieur du syntagme (9,50 %).
28 titres ont été formulés sans le concours de l'article défini ou de l'article indéfini
(30 %).
Des services rendus par l'article, on le sait, aucun n'est plus essentiel et plus consi-
dérable que celui qui a trait à la détermination.
Il suffit que l'article (le, la, les, un, une,
des)
s'ajoute à un nom pour que l'extension de ce nom, c'est-à-dire la somme des indivi-
dualités ou des unités,
à laquelle ce nom s'applique,
se restreigne aussitôt,
pour que de
général ou de collectif qu'il était, ce nom devienne plus ou moins limité quantitativement,
mais toujours particularisé (au sens, du moins, de mis à part et de distingué d'autre chose!.

- 252 -
Restreindre ainsi l'extension de sens d'un nom, c'est déjà poser une limite
(terminus) et
par là-même, le préciser, quant à la force de l'éclairage. Il est certain qu'Un piège sans fin
est loin d'être aussi explicite que
L'enfant
noir. Dans le premier cas, l'esprit reste dans
le vague (de quel piège s'agit-il 7)
dans le second cas, il se réfère, sans aucune peine,
à cet enfant particulier que les circonstances par elles-mêmes suffisent à indiquer.
Cette tendance à J'objectivation des romanciers africains para it confirmée par le
nombre extrêmement élevé des titres qui font usage de J'article défini
(69 sur 94).
Dans
ce cas précis,
le titre du roman évoque quelqu'un ou quelque chose de connu, de présent
à l'esprit du locuteur, d'inclus normalement dans un cadre ou dans une certaine situation.
Quant à l'emploi de l'article indéfini,
il reste très faible
(9 titres sur 94).
Dans ce
contexte,
le romancier présente son titre comme un certain être ou un certain objet distinct
des autres êtres ou objets particuliers de l'espèce,
mais dont l'identité reste indéterminée.
A cette catégorie,
il convient d'ajouter les titres quÎ n'emploient ni l'article défini
ni l'article indéfini
(28 titres sur 94). Ce groupe de titres peut s'inscrire dans une stratégie
proche de celle des titres employés avec l'article indéfini.
o - Le niveau lexical
Par niveau lexical,
nous entendons des termes ou des notions ayant une résonance
spécifiquement africaine, c'est-à-":dire des titres qui renferment des termes ou des notions
renvoyant à une réalité proprement africaine:

- 253 -
Drame d'amour à Anécho.
L'enfant noir.
La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.
Nini, mulâtresse du Sénégal.
Le fils du fétiche.
Fatimâtâ, la princesse du désert.
Le Pauvre Christ de Bomba.
Climbié.
Afrique, nous t'ignorons.
Le docker noir.
Le vieux Nègre et la médaille.
La passion de Djimé.
Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.
Faralako, roman d'un petit village africain.
Maïmouna.
Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.
Un Nègre à Paris.
Les mystères du Bani, roman folklorique.
Kocumbo, "étudiant noir.
Soundjata ou l'épopée mandingue.
Les dernières paroles de Koimé.
Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.
A la belle étoile. Contes et nouvelles d'Afrique.

- 254 -
Voltaïque.
Au Tchad sous les étoiles.
Cette Afrique-là.
Le jeune homme de Bouaké.
L'harmattan.
Le souffle des Ancêtres.
Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.
La dot, plaie sociale.
Dramouss.
Les fils de Kourétcha.
Véhi-Ciosane.
Le fils d'Agatha Moudio.
Un enfant du Tchad.
Les Soleils des Indépendances.
Le journal d'un revenant.
Kotia Nima.
Afrika Baa.
Un Sorcier blanc à Zangali.
Un enfant d'Afrique.
Ainsi, 42 titres sur 94 retenus renvoient plus particulièrement à Une réalité africaine,
sans qu'il soit nécessaire au lecteur de prendre connaissance du contenu du roman. On peut
dire que la réalité africaine parait
constituer un champ privilégié des romans africains.
L'intention fondamentale de l'écrivain noir,
semble être la volonté d'affirmer la prise de
conscience de l'Afrique elle-même,
de son identité,
de son potentiel,
de la dimension

- 255 -
historique dans laquelle il doit s'insérrer.
Au terme de l'examen des titres utilisés par les romanciers africains de langue française,
nous pouvons tirer les conclusions suivantes:
-
Un
très grand
nombre de titres révèlent de
la part des romanciers noirs
une
adhésion aux principes du réalisme.
Cette option est à relier avec une conception
"engagée" de la littérature à laquelle est assignée une fonction de dévoilement.
La perspective que les romanciers adoptent dans les différents titres montrent
qu'ils entendent contester un certain ordre politique, social, culturel, imposé à leurs pays
et à leurs peuples.
C'est pourquoi la vision du monde qu'ils expriment, n'est plus "celle
importée des bords de la Seine".
-
Ils confèrent à leurs titres, dans une proportion importante, un caractère africain
qui se manifeste,
en particulier, par l'emploi des termes renvoyant à une réalité africaine.
Il -
LES PREFACES
"
n'existe pas de
"théorie du roman africain",
avons-nous souligné dans notre
introduction; cependant, lorsque nous lisons attentivement les Préfaces, les Avertissements
ou les Avant-propos de certaines oeuvres narratives africaines,
nous nous rendons très
bien compte qu'il se dégage un certain courant littéraire auquel la plupart de nos romanciers
se conforment.
En effet, dans un certain nombre de ces para textes. "auteur intervient ostensiblement
dans le but d'informer le lecteur sur certains détails du texte qu'il va lire. Il peut dire que le
texte que le lecteur a sous les yeux traduit la réalité, rien que la réalité.
Inversement,
il

- 256 -
peut nier avoir cherché à traduire la réalité. Aussi convient-il de faire ressortir les vues des
romanciers africains sur la fonction de l'oeuvre romanesque telle qu'ils la conçoivent; car
comme l'a déjà fait remarquer un critique:
"Ce qu'un grand romancier a à dire su~ son art n'a peut-
être pas de portée générale,
mais peut tout de même
jeter une lumière plus vive sur sa propre oeuvre" (1).
Et aussi, est-on en droit d'ajouter, sur la
"théorie du roman africain". Quel but le
romancier nègre s'est-il fixé? Tenir un miroir devant la réalité?
Eclairer la Nature grâce
à la lumière émise par son esprit? Créer un univers jamais vu auparavant? Son art doit-il
servir à extérioriser ses propres sentiments,
à instruire le lecteur,
à corriger les moeurs .. ,
ou ne doit-il avoir d'autre but que celui d'amuser? Ou peut-être bien,
le roman africain
ne devrait-il être autre chose que le gage exemplaire du dévouement de J'auteur à l'Art,
à
la Beauté, quel que soit le sens précis accordé à ces termes ? Autant de questions
auxquelles il nous faudra répondre, en examinant maintenant quelques Préfaces.
Mais il importe de préciser, d'entrée de jeu, qu'aucun des romanciers qui font l'objet
de cette étude,
n'est inventeur d'un monde totalement imaginaire;
et ce qui frappe le
lecteur,
assez souvent,
dans ces paratextes,
c'est le désir de "auteur de proclamer qu'il
écrit au nom de la prétendue nécessité du réal isme dans toute son étendue, sans omission
aucune.
(1) -
Edward D. Sullivan,
Maupassant the
novelist,
New- Yersey,
Princeton University
Press, 1954, p. 47 .
.'

- 257 -
A -
Vues des romancÎers sur la fonction du roman et sur leurs propres buts
La Préface dont Sembène Ousmane a doté l'harmattan, présente les objectifs qu'il
vise. Cet ancien cheminot, pétri d'idées révolutionnaires, dit carrément que son oeuvre est
autre chose qu'une oeuvre de pure imagination:
"Je ne fais pas la théorie du roman africain.
Je me
souviens pourtant que jadis dans cette Afrique qui passe
pour classique,
le griot était, non seulement l'élément
dynamique de sa tribu, clan, village, mais aussi le témoin
patent de chaque événement.
C'est lui qui enregistrait,
déposait devant tous sous l'arbre du palabre les faits
et gestes de chacun. La conception de mon travail découle
de cet enseignement: rester au plus près du réel et du
peuple...
Afin de mieux voir,
saisir ce dont je dois parler, me
voici sur les sentiers africains, à dos de chameau, en
pirogue,
en bateau, en auto et à pied pendant six
mois" (1) .
Deux idées-forces semblent dominer ces lignes : Le problème de la documentation
et celui d'être l'interprète du peuple.
Les documents,
en effet,
sont chers à Sembène
Ousmane; aussi trois soucis ont-ils animé l'écrivain lors de la composition de cette oeuvre:
-
Il a réuni une documentation solide et directe sur "atmosphère politique des Etats
de l'ancienne Afrique Occidentale et Equatoriale Française.
-
Il a dépassé les faits anecdotiques et il est arrivé, par un effort de synthèse, à des
schèmes généraux ou à des personnages à la fois complexes et fortement typés, à la manière
des romanciers tels que Balzac.
(1) -- Sembène Ousmane,
L'harmattan,
op. cil., p. 10-11.
Il est possible que ce choix
s'explique par les idées marxistes de l'auteur.

- 258 -
Il est resté l'interprète du peuple et a continué de jouer le rôle des griots, c'est-
à-dire se comportant,
non seulement comme
"l'élément dynamique de sa tribu, clan,
vil/age, mais
aussi, le témoin patent de chaque événement" (1) .
Cette oeuvre,
on le sait,
lui a été inspirée par le referendum de 1958; elle a, par
conséquent, son origine dans la réalité. Défenseur de la vérité absolue, de l'exactitude dans
tous les détails,
même au risque d'enfreindre quelques prescriptions artistiques ou morales,
il puise,
dit-il,
faits et dires dans la réalité.
C'est dire que la beauté même doit céder le
pas à la vérité.
Il est vrai que,
romancier engagé,
Sembène ne peut espérer agir sur son
public que dans la mesUre où son oeuvre atteste un réalisme certain.
C'est de la même démarche que relève
Cette Afrique-là
de Jean Ikellé-Matiba.
Ce roman contient des chapitres documentaires.
C'est un vaste reportage politique et une
étude du conflit culturel qu'a connu l'auteur et la génération dont il se fait le porte-parole.
Dans son Avant-propos, il déclare notamment:
"Ce livre est un document.
C'est un récit authentique.
L'auteur a voulu faire parler des voix d'Outre-tombe.
L'ère de la colonisation est révolue.
C'est main-
tenant le temps des bilans, des mémoires, des plaidovers
pro-domo...
Tout cela est nécessaire pour éclairer le
grand public et faciliter le travail des chercheurs.
... Près de cinquante années se sont écoulées depuis
le départ des Allemands et un témoignage comme celui
qu'on va lire était souha./table...
(1) -
Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 10.

- 259 -
L'action de ce récit se déroule en pleine Afrique
Centrale, au Cameroun, pays situé au fond du Golfe de
Guinée, entre l'Océan atlantique et le Lac Tchad" (1) .
A travers l'histoire de Franz Mômha, le héros narrateur,
le romancier camerounais
retrace toute celle du Cameroun,
depuis la conquête jusqu'à 1'1 ndépendance.
Replaçant
sans cesse la vie de son héros dans le contexte historique du moment, Jean 1keJlé-Matiba
porte ainsi un jugement très objectif sur tous les problèmes rencontrés par les gens de Franz
Mômha.
Au lieu d'opter pour une oeuvre utile,
oeuvre dont la moralité découle d'une
analyse de sentiments, des états d'âme, Ikellé-Matiba tient un miroir à la réalité.
Pour retracer la période de la conquête du Bwamu par les Européens, Nazi Boni a
puisé aux meilleures sources de l'histoire coloniale et a, en particulier, dépouillé les archives
militaires. Voici en quels termes il expose sa méthode dans son Avant-propos:
"Pour faire connaÎtre un peuple d'Afrique noire, hormis
la technique de la pure recherche scientifique, la meilleure
méthode consiste à le vivre, à le regarder vivre. à collecter
ses vieilles traditions auprès de leurs conservateurs,
les
"Anciens"
dont les derniers survivants sont en voie
d'extinction, et à transcrire le tout sans rien farder.
Tel
a été mon r61e dans l'élaboration de cet ouvrage qui n'est
ni un code coutumier, ni un formulaire de recettes incan-
tatoires, mais l'expression de la vie paysanne, religieuse,
guerrière et sentimentale d'un peuple en action à une
(1) -- Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 11-12.
"

- 260 -
époque antérieure à la colonisation.
Il ne s'agit donc pas d'une étude rationnelle corsée
de subtilités technologiques, mais de la projection objec-
tive de la période d'environ trois siècles qui s'étale de
l'apogée à la chute du Bwamu, et empiète de quelques
années sur les temps de l'épopée coloniale.
D'aucuns seront tentés de me reprocher de n'avoir
pas estompé certaines réalités d'apparence primitive.
Cette attitude procéderait d'un complexe.
Je repugne
au vide du clinquant.
J'ai voulu,
intentionnellement,
que
l'originalité
de
CrépI/scille des temps anciens
résid5t, au moins en partie dans sa sincérité, pour ne pas
dire san pragmatisme" (1).
On notera, au passage. le souci d'objectivité historique et le désir de traiter le sujet
sans aucune complaisance particulière.
Que dire des trois romanciers dont nous venons de parcourir les Préfaces?
Il est
indéniable que l'on ressent chez eux, une volonté d'observation, à la qualité de leurs rem ar-
ques. Chez Sembène Ousmane, Jean Ikellé-Matiba et Nazi-Boni, on assiste au dépouille-
ment méthodique de tout ce qui est digne d'intérêt dans une situation,
un lieu donné,
dans les gestes et paroles où un caractère, un sentiment, se déclarent.
D'autres romanciers prennent, dans leurs Préfaces, des positions sensiblement diffé-
rentes de celles que nous venons d'examiner.
C'est ainsi que Djibril Tamsir Niane nous
livre l'esprit dans lequel il a composé
Soundjata
ou
L'épopée mandingue.
"continue,
dit-il, l'oeuvre des griots dont il définit ainsi le rôle Qu'ils jouaient dans "ancienne société:
(1) - Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens, op. cit., p. 18 - 19.

- 261 -
"Si, aujourd'hui, le griot est réduit à tirer parti de son art
musical ou méme à travailler de ses mains pour vivre, il
n'en a pas toujours été ainsi dans l'Afrique antique.
Autrefois
les griots étaient les Conseillers des rois, ils
détenaient les Constitutions des royaumes par le seul
travail de la mémoire; chaque famille princière avait son
griot préposé à la conservation de la. tradition;
c'est
parmi les griots que les rois choisissaient les précepteurs
des jeulles princes. Dans la société africaine bien hiérar-
chisée d'avant la colonisation,
où chacun trouvait sa
place,
le griot nous apparaÎt comme l'un
des membres
les plus importants de cette société car c'est lui qui, à
défaut d'archives,
détenait les coutumes, les traditions
et les principes de gouvernement des rois.
Les bou-
leversements
sociaux
dûs
à
la
conquéte
font
qu'aujourd'hui les griots doivent vivre autrement: aussi
tirent-ils profit de ce qui jusque-là avait été leur fief,
l'art de la parole et de la musique" (1).
L'auteur ne ménage point ses attaques contre le mythe de
la supériorité des
sources écrites;
"L'Occident nous a malheureusement appris à mépriser
les sources orales en matière d'histoire;
tout ce qui
n'est pas écrit noir sur blanc étant considéré comme
sans fondement.
Aussi méme parmi les intellectuels
africains il s'en trouve d'assez bornés pour regarder avec
dédain les documents
"parlants"
que sont les griots
et pour croire que nous ne savons rien ou presque rien
de notre passé, faute· de documents écrits.
Ceux-là
prouvent tout simplement qu'ils ne connaissent leur
propre pays que d'après les Blancs" (21.
(11 -- Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l'épopée mandingue, op. cit., p. 5 - 6.
(2) -
1bidem, op .cit., p. 6 .

- 262 -
Abordaht enfin son propre cas,
J'auteur en arrive au difficile problème de la vérité,
et les conclusions qu'il dégage, impl iquent une conception très originale du récit africain :
"Le griot qui détient la chaire d'histoire dans un village
qu'on appelle Belën- Tigui est un Monsieur très respec-
table qui a fait son tour du Mandingue.
1/ est allé de
village en village pour écouter l'enseignement des grands
MaÎtres;
pendant de longues années,
il a appris l'art
oratoire de l'histoire ;
de plus il est assermenté et
n'enseigne que ce que sa "corporation" exige car, disent·
les griots:
'Toute science véritable doit être secret".
Aussi le traditionaliste est-il martre dans l'art des péri-
phrases,
il parle avec des formules archaïques ou bien
transpose les faits en légendes amusantes pour le public,
mais qui ont un sens secret dont le vulgaire ne se doute
guère.
Mes
yeux
viennent à peine de s'ouvrir à ces
mystères de l'Afrique éternelle et dans ma soif de savoir,
j'ai dû plus d'une fois sacrifier ma petite prétention
d'intellectuel en veston devant les silences des traditions
quand mes questions par trop impertinentes voulaient
lever un mystère.
Ce livre est donc le fruit d'un premier contact
avec les plus authentiques traditionalistes du Mandingue.
Je ne suis qu'un traducteur,
je dois tout aux MaÎtres
de Fadama, de Dieliba Koro et de Keyla et plus parti-
culièrement à
Djeli Mamadou Kouyaté,
du village de
Djeliba Koro ... en Guinée.

- 263 -
Puisse ce livre ouvrir les yeux à plus d'un Africain,
l'inciter à venir s'asseoir humblement près des Anciens
et écouter les paroles des griots qui enseignent la sagesse
et l'histoire" (1).
Djibril
Tamsir Niane
nous fait ainsi
pénétrer dans l'univers culturel traditionnel
de toute une région de l'Afrique, en réunissant darys son oeuvre, à la manière des anciens
artistes,
l'épopée,
le conte,
le mythe et l'apologie.
Soundjata ou L'épopée mandingue
constitue,
à juste titre,
l'une des tentatives romanesques les plus intéressantes et les plus
neuves de l'après-guerre pour dépeindre la réalité africaine.
Mongo
Séti
partage,
pour ainsi dire,
les vues exaltées de l'auteur de Soundjata
sur la fonction de l'écrivain. Selon l'auteur de Ville cruelle, le but principal d'une oeuvre
est de dépeindre la réalité, d'être aussi exact que possible dans ses descriptions.
Il ne veut
être que le témoin objectif et impartial de la réalité:
"Les opinions subversives et parfois puritaines émises
par les personnages n'engagent qu'eux-mêmes, l'auteur
s'étant borné uniquement à les enregistrer, à peu de
chose en somme" (2).
On croirait entendre Stendhal; en effet, selon l'Avant-propos à Armance (1827).
il déclare: "Est-ce (ma)
faute si des gens laids sont passés devant ce miroir 7". Rejetant
toute fin politique ou morale, il se défend de rechercher la gloire éternelle pour son oeuvre,
"une brochure qui... sera oubliée au plus tard dans six mois, comme les meilleures de son
espèce",
Cette image-clé du miroir tenu
à la réalité - presque surréaliste dans ses
(1) - Djibril Tamsir Niane, Soundjata, op. cit., p. 7.
(2) -
Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 7 .

- 264 -
implications, car le romancier n'est plus responsable de ce qu'il écrit -
revient à plusieurs
reprises dans son oeuvre;
dans les Préfaces à
Lucien
Leuwen,
comme à l'en-tête du
XIIIe chapitre de son chef-d'oeuvre,
Le Rouge et le Noir, il déclare: "Un roman c'est
un miroir qu'on promène le long d'un chemin".
La même insistance sur la réalité brute se manifeste dans l'Avertissement au Pauvre
Christ de Bomba, où il se défend d'avance contre les griefs qu'on pourrait formuler sur le
caractère trop osé ou finalement immoral de certaines scènes:
"Les Noirs dont grouille ce roman ont été saisis sur le
vif.
Et il n'est ici anecdote ni circonstance qui ne soit
rigoureusement authentique ni même contrôlable" (11.
L'exactitude,
pour Mongo
Séti,
passe avant les références littéraires à destination
d'un public que la critique veut bien-pensant. Le beau idéal recherché par certains écrivains
occidentaux,
se mue,
dans l'esthétique bétienne, en un vrai à prétentions beaucoup plus
restreintes.
Chez d'autres romanciers noirs,
la réalité qu'ils peignent est une réalité qu'ils ont
vécue eux-mêmes.
Leurs oeuvres sont autobiographiques,
se demandera-t-on;
mais
ici, il convient de distinguer soigneusement la véritable autobiographie, introspection du
narrateur, de celle qui vise d'autres buts, comme Une vie de boy de Ferdinand Oyono ou
Le Pauvre Christ de Bomba
de Mongo
Séti.
La plus intéressante de ces oeuvres est sans
doute Le débrouÎllard de N. G. M. Faye dont "en-tète porte:
"Croyez-moi,
ce n'e~t pas une histoire gratuite que je
vais vous raconter,
c'est une réalité, du fait que je l'ai
vécue moi-même" (2) .
(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 8.
(2/ - N. G. M. Faye, Le débrouillard, op. cil., p. 7 .

- 265 -
Ce roman rend effectivement compte de la vie de cette catégorie de travailleurs, venus
à la ville dans J'espoir de faire fortune et qui connaissent de longues périodes de chômage.
Il relate surtout avec émotion et humour,
les multiples épisodes de la vie aventureuse de
l'auteur lui-même.
Mais
Faye
est le seul romancier africain,
semble-t-il,
qui tente de s'intégrer au
groupe du colonisateur.
Cet Africain heureux qui doit son succès à la boxe et au cinéma
grâce au public européen, ignore tout ce qui peut-être lié aux problèmes de la colonisation
et ne tarit pas d'éloges sur la gentillesse et la compréhension des Français.
C'est au fond une attitude semblable que nous observons chez Placide Nzala-Backa,
auteur du Tipoye doré.
Dans l'Introduction qu'il a consacrée à son roman, nous pouvons
lire ces lignes:
"Je n'ai pas la prétention de faire un livre d'histoire:
mais j'ai cru bon de retracer ici quelques événements
de la vie en Afrique Equatoriale et en particulier au Congo
il ya quelques années.
Ces scènes,
je les ai vécues et certains personnages
de ce livre sont pour moi des proches parents qui ont
sacrifié leur vie pour un idéal noble: "celui de l'Indépen-
dance nationale... ".
Je suis un Administrateur congolais.
Aussi ai-je essayé de donner ici une image de l'Adminis-
trateur des époques passées afin que comparaison soit
faite avec ceux-là mêmes qui les ont relayés dans cette
lourde tâche,
qui est celle de gouverner les hommes et
non d'administrer des choses" (1).
(1)
Placide Nzala-Backa, Le tipoye doré, op. cil. p. 7 - 8.

- 266 -
Il s'agit donc d'abord d'un témoignage sur "enfance d'Uh jeune Congolais à l'époque
douloureuse de la colonisation.
Devenu matswaniste, le jeune homme aura à affronter une
dure répression dont la description retirera à ceux qui en auraient encore leurs illusions
sur ""humanisme" dont le colonisateur français sut faire preuve.
Le typoye doré est un
récit au premier degré.
Dans sa Préface consacrée à Violent était le vent, Charles Nokan, se faisant le porte-
parole des revendications populaires, propose que le roman s'oriente vers l'action sociale:
"Les nations impérialistes aident la bourgeoisie à naÎtre
dans les pays sous-développés et à consolider sa posi-
tion...
A tous ces maux, il n'existe qu'un remède: la
révolution,
c'est-à-dire la restructuration de la société.
Les personnages de ce roman, conscients de ce fait, l'ont
commencée, mais politiquement peu formés, ils se sont
embourbés..
ils ont cependant eu le courage d'ouvrir
une longue voie. D'autres iront jusqu'au bout" (1).
Ce texte de Charles Nokan rappelle l'importante Postface que Mongo Séti a si tardi-
vement jointe au Pauvre Christ de Bomba (2) et dont voici la conclusion:
(1) -- Charles Nokan, Violent était le vent, op. cit., p. 7 - 8 .
(2) -
Il s'agit, en effet, d'une Postface proposée en 1976 pour accompagner le texte du
roman en instance de réédition. Présence Africaine refusa de publier cette Postface.
Dans ce texte,
Séti qui a l'habitude de dire tout haut sa pensée, d'appuyer même
sur les moindres détails de ce qu'il écrit,
espérait être compris et jugé sans autre
explication.
Tel n'a pas été le cas.
Aussi profite-t-il de ce texte pour régler des
comptes trop longtemps accumulés à ceux qui proposent du Pauvre Christ de Bomba,
"une lecture étonnante,
ni analytique et objective, ni véritablement freudienne non
plus, en vérité d'un subjectiv';sme arbitrairement éclectique et surtout propice à la
mobilisation de tous les claviers de la guerre psychologique tous azimuts", Peuples
noirs, peuples africains, nO 19, janvier-février 1981, p. 110.

- 267 -
"Le Pauvre Christ de Bomba reparafr dans le fracas
d'événements dont le sens n'échappe point aux obser-
vateurs
avertis.
L'affaire
Claustre,
les combats de
Rhodésie, la guerre d'Angola, pour ne parler que de ce
qui défraie la chronique le plus pathétiquement, signifient
avant tout que, sous aucun prétexte et quelles que soient
les ruses utilisées, les Africains n'accepteront plus désor-
mais d'~tre les suiets, ni les protégés, ni les évangélisés
de personne" (1) .
Ici,
Charles Nokan et Mongo Séti se font l'écho de Victor Hugo, l'artiste envoûté
par la "nécessité" en Hugo-
force sociale et bien conscient de ses responsabilités envers
son prochain:
''Tant qu'il existera, par le fait des lois et des moeurs,
une damnation sociale créant artificiellement, en pleine
civilisation,
des enfers, et compliquant d'une fatalité
humaine la destinée qui est divine,
tant que les trois
problèmes du siècle,
la dégradation de l'homme par le
prolétariat,
la déchéance de la femme par la faim,
l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus "
tant que,
dans de certaines régions,
l'asphyxie sociale

- 268 -
sera possible, en d'autres termes,
tant qu'il y aura sur
la terre ignorance et misère,
des livres de la nature de
celui-ci pourront ne pas être inutiles" (11.
Dans la note liminaire de Charles Nokan,
tout comme dans la Postface de Mongo
Béti,
il n'est nullement question de vraisemblance.' L'essentiel, pour eux, est maintenant
le redressement des abus sociaux,
quels que soient les moyens employés. On est loin ici
de l'attitude de N. G. M. Faye, de Djibril Tamsir Niane, de Jean 1kellé-Matiba, de Nazi
Boni,
et presque aussi loin de celle que manifeste Mongo Béti dans la Préface de Mission
terminée, oeuvre où perce la déception de David Diop devant ce "roman de vacances" (2).
B -
Propos liminaires rédigés par des critiques extérieurs aux oeuvres
Jusqu'ici,
nous nous sommes intéressé beaucoup plus à faire ressortir les vues des
romanciers africains sur la fonction du roman et sur leurs propres buts. Mais il ne faut point
oublier qu'il existe un autre type de propos liminaires dans les oeuvres narratives africaines
qui,
lui,
est rédigé par quelqu'un qui n'est pas l'auteur de l'oeuvre.
Dans le cas qui nous
occupe,
ici, c'est le plus souvent, un critique non africain qui donne son avis surl'oeuvre.
Et il n'est pas étonnant de constater que l'opinion émise par ce dernier, revête, très souvent,
une coloration éminemment paternaliste, invitant le lecteur à juger le roman selon ses critères
à lui.
Un exemple particulièrement intéressant de ces Préfaces est celui que l'on rencontre
dans
Le
fils du fétiche de David Ananou. Sur un ton chargé d'émotion Jacques David
déclare:
(1) -
Note liminaire des Misérables (1862)'
(2) -
Revue Présence Africaine, décembre 1956 - janvier 1957. p. 125.

- 269 -
"1/ (livre) constitue ... une mine irremplaçable de rensei-
gnements à celui qui, à l'étranger comme à l'intérieur,
est curieux de connartre mieux le pourquoi de bien des
attitudes dans l'Afrique d'aujourd'hui; il apporte aussi
une vision profondément humaine, et humaniste,
car il
clame sa foi en la naissance d'un homme nouveau qui
ne doit pas nécessairement tout renier de son passé, mais
pas non plus s'attacher aveuglément à tout ce qui lui
vient des "Ancêtres". Ce livre engagé est un livre raison-
nable: on ose à peine écrire - et pourtant 1 -
que la
chose est assez rare ...
Mais ce riche répertoire des traditions du sud du
Togo n'est pas un austère traité d'ethnographie ; ce
tableau si documenté de la vie d'un village n'est pas un
ouvrage de sociologie: c'est une oeuvre littéraire, bâtie
autour de personnages attachants que nous accompagnons
tout au cours d'une vie.
Et la vie de Dansou suit une
chronologie qui n'est pas éloignée de celle de l'auteur
lui-même.
Attention, il ne s'agit nullement d'une auto-
biographie, mais on se doute que les éléments empruntés
à l'expérience la plus directe y abondent.
Le lecteur
appréciera les qualités qui rendent si prenante la lecture
de ce livre et font de bon nombre de pages des pages
d'anthologie" (1).
Ce témoignage pourrait faire sourire plus d'un lecteur africain
(2)
; parce que nous
avons à "esprit que ce roman date de 1955 et qu'il constitue un cas assez isolé dans l'orien-
tation générale du roman africain' de "ère coloniale; cependant cette oeuvre s'inscrit tout
(1) -
David Ananou, Le fils du fétiche, op. cit., p. Il - III .
(2) - Cette Préface a été écrite en 1971 par Jacques David pour la réédition du roman.

- 270 -
à fait régulièrement dans la tradition du réalisme français du XIXe siècle.
L'auteur de la
Préface souligne le goût de la vérité,
c'est-à-dire de ce que la majorité des gens croit,
admet COmme possible, dans les événements, le cadre, les personnages.
\\1 met l'accent sur
l'importance des détails, même les plus humbles et sur la primauté des "petits faits vrais".
y a-t-il, ici, une différence entre ces déclarations et la signification profonde de l'oeuvre
.
d'un Stendhal ou Balzac? Plus loin, Jacques David insiste sur la reproduction exacte de la
vie, l'absence de tout élément romanesque, les proportions justes données dans les moindres
détails.
Cette Préface constitue, à n'en pas douter, une étude de notre époque et affiche
son aversion pour ce qui est purement imaginaire, invraisemblable.
c -
Libertés romanesques
Enfin, un dernier groupe de romanciers noirs, en très petit nombre, il est vrai, utilise
le procédé inverse. Au lieu d'authentifier les faits relatés dans leurs oeuvres, ils en nient la
véracité.
C'est ainsi que Rémy Médou Mvomo dans
Afrika Baa, annonce son intention
de ne point app.uyer sa fiction sur la réalité.
En guise d'Avertissement de l'auteur, il écrit
notamment:
"Cet ouvrage est entièrement le fruit de l'imagination.
Les noms des personnes, de lieux ou même certaines
situations qui y figurent sont purement fictifs.
Ils ne
représentent en aucun cas, des personnes, lieux ou situ<1-
tions existants. Toute ressemblance avec la réalité serait
donc absolument fortuite" (1) .

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~
(1) -
Remy Médou Mvomo. Afrika Baa, op. cit., p. 5.

- 271 -
Peut-on être plus hypocrite 7 Pareils propos redondants ne peuvent que dérouter
le lecteur qui s'attend à retrouver des éléments de la réalité dans ce récit. S'il est averti,
il ne le suivra pas d'un pas sur cette voie hypocrite où le romancier essaie de l'engager. Parce
que, souvent, il y a interdépendance entre la vraisemblance et la fiction romanesque. Celles-
ci s'inscrivent dans l'optique générale de la création littéraire,
et ce n'est sans doute pas
clamer tel ou tel avertissement qui justifie la présence de la réalité sociale ou souligne le
caractère exclusivement imaginaire de l'oeuvre d'art.
En revanche,
camouflage ou pas,
rien n'indique d'emblée que nous ayons affaire dans Afrika Baa à un espace général réel.
Il est apparent que Nécroville, lieu central du récit, est un nom forgé de toutes pièces par
l'auteur;
son étymologie même est une indication prémonitoire du drame que vont vivre
Kambara.
le héros, et les autres personnages. Cependant tout fait de Nécroville un centre
urbain typique de l'époque contemporaine; sa topographie est éloquente à cet égard. On y
fait allusion à des bureaux administratifs, à des ministres et même à une ambassade. Ne
serait-ce pas, enfin de compte, une capitale africaine?
Cette méthode de l'écrivaina..l:tRJh~l\\Il.t &1(. l~t l'authenticité des faits qu'il rapporte,
est un procédé classique.
Au
XIXe siècle qui se veut celui du réalisme, sur le plan litté-
raire, en tout cas, cette fonction d'attestation est monnaie courante. On se rappelle au début
du Père Goriot de Balzac, ces lignes fort révélatrices:
"Ah! sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un
roman.
Ali is true,
il est si véritable, que chacun peut
en reconnaÎtre les éléments chez soi, dans son coeur
peut-etre" (1).
(1) -
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p. 6.

- 272 -
Il en est de même du procédé employé par Montesquieu,
attribuant Les lettres
persanes II deux Persans en correspondance, dont "un est II Paris et "autre en Perse même.
Ainsi,
malgré certaines ressemblances
-
le désir de donner au lecteur l'impression
de la réalité,
de corriger les erreurs, les injustices du moment -
les oeuvres romanesques
africaines elles-mêmes, en fin de compte, révèlent des différences fondamentales: certains
romanciers noirs s'adonnent II la description volontairement détaillée de leur milieu; d'autres
préfèrent insister sur la valeur thérapeutique de la confession littéraire.
Ce qui est sûr,
c'est qu'aucun romancier de l'Afrique noire ne veut voir dans son
oeuvre un moyen pour atteindre la Beauté: ce qui constitue "art et l'évasion pour les artistes
sous d'autres cieux,
se mue,
pour nos romanciers, en désir de transcrire fidèlement, où
l'art devient document, technique plus qu'une fin en soi. Jetant un regard d'ensemble sur le
roman africain, M. A. M. Ngal ne se trompe pas, en définissant ce dernier comme une oeuvre
qui "se veut liée au flux et reflux du réel" (1),
(1) -
M. A. M. Ngal,
"L'état présent du roman négro-africain et malgache de langue
française",
Actes du Colloque sur le roman contemporain d'expression française,
Sherbrooke, Celef, 1971, p. 79.

- 273 -
CHAPITRE
Il
LE VERIFIABLE ET LE VRAISEMBLABLI:
De même que les paratextes,
le vérifiable et le vraisemblable font également partie
du projet littéraire des romanciers noirs. Ce que ces derniers se proposent de décrire, c'est
"Afrique elle-même, son identité, son potentiel, sa dimension historique. C'est pourquoi,
"on note, chez eux, un
ensemble d'indications qui se réfèrent à une réalité extérieure au
roman.
Ces indications qui offrent un système de références précis,
permettant tout au
long du récit de s'orienter dans l'espace et dans le temps, ne sont rien d'autre que ce que
l'on appelle le réalisme objectif dont on s'accorde à reconnaître qu'il caractérise, en partie,
l'art des romanciers, de Balzac à Simenon.
1 -
LE VERIFIABLE
Mais que devons-nous entendre par vérifiable? C'est Un ensemble d'indications qui
se rapportent à une réalité extérieure au roman.
La méthode que nous allons utiliser ici,
sera une méthode de lecture objective,
c'est-à-dire que nous tenterons, dans la mesure
du possible, d'établir une corrélation du récit africain avec l'histoire.
La marque essentielle,
sinon unique de la littérature africaine, on le sait,
est,
au
1
demeurant, le refus de l'acte littéraire gratuit. Thomas Melone insiste sur "interdépendance
indissociable entre "oeuvre et les d,onnées de "histoire, dans ce que celle-ci recouvre d'envi-
1
ronnement socio-géographique,
d'institutions sociales et religieuses, culturelles et méta-
1
physiques, de préoccupations historiques et collectives:

- 274 -
"L'oeuvre, poursuit Thomas Melone,
n'est oeuvre, elle
n'opère que si elle est pleinement restituée aux lois qui en
ont commandé la genèse,
que si elle est restituée à la
scène culturelle qui fut le théâtre de sa naissance" (1).
L'oeuvre d'art tend de plus en plus à être considérée comme une oeuvre d'histoire,
ce que Goncourt voulait qu'elle fût. On pourrait aller jusqu'à dire que c'est à la Iitterature
réaliste qu'on doit la critique d'un
Taine qui,
parce qu'il sait qu'un Balzac n'a fait que
reconstruire seulement avec des caprices d'architecte, ce qu'il a vu, en est venU à vouloir
chercher l'expression de la société dans les oeuvres d'art d'autres siècles.
La littérature a
acquis dans l'esprit contemporain une valeur d'histoire.
Et "on peut donc,
d'après elle,
dessiner la monographie d'un personnage social, décrire avec le plus d'exactitude possible,
la situation qui prévaut à une époque donnée. C'est ce que confirme M. A. Leblond quand il
écrit:
"S'il serait très aventureux de poursuivre l'étude de la
société d'après l'oeuvre d'un seul écrivain,
il y a au
contraire tous gages de certitude à l'entreprendre sur
l'ensemble des romanciers... Chacun peut se tromper en
ne percevant qu'un côté de la vérité,
tous ensemble ils
voient juste. C'est la société, complexe, qui s'exprime
en elle-mOme en sa complexité par la diversité des tempé-
raments d'écrivains qu'elle a façonnés...
Et maintenant l'avantage d'une telle méthode est
considérable.
Ce n'est plus la pénétration d'un historien,
(1) - Thomas Melone,
"De la topologie à la typologie
:
y a-t-il une théorie critique
chez L.S. Senghor 7" , in Actes du Colloque de Yaoundé : Le critique africain et
son peuple comme producteur de civilisation, Présence Africaine,
16-20 avril 1973,
p. 384.

- 275 -
d'un spécialiste, enfermé dans son cabinet et comprimé
dans sa spécialité,
qui analyse, juge, synthétise, avec des
partis pris de classe, de métier et de doctrine; ce sont
vingt romanciers, des êtres intimement mêlés à la vie,
en ayant joui et ayant souffert, des témoins et des sujets,
fidèles et sincères par la naïveté ou la vanité quand ils ne
le sont point par la maîtrise ou les nécessités du métier;
ce sont vingt sensibilités et vingt intelligences, c'est leur
essence, c'est la quintessence de tout ce qu'une période
a fourni d'observation" (1).
Déjà, l'exemple de bien des historiens autorise cette méthode:
combien de fois la
civilisation de périodes anciennes a-t-elle été évoquée,
recomposée exclusivement d'après
les oeuvres d'art et la littérature, si souvent inspirées et altérées de fantaisie?
Le roman
contemporain, le plus souvent réaliste, est une peinture autrement exacte et scrupuleuse,
et fréquemment même une photographie de la vie. D'ailleurs, délicatement, inconsciemment,
avons-nous toujours fait abstraction de la personnalité de l'auteur; des parenthèses et des
incidences indiquent ce qui est la touche personnelle dont l'artiste modifie la réalité. Mais
afin de mieux cerner le sens de ce que nous appelons le vérifiable, il nous semble raisonna- .
ble de savoir comment s'écrit l'histoire et quelle est sa spécificité.
1
Le Petit Robert, dans un premier sens, définit ainsi l'histoire:
1
"Connaissance ou relation des événements du passé, des
faits relatifs à l'évolution de l'humanité
(d'un groupe
social, d'une activité humaine),
qui sont dignes ou jugés
dignes de mémoire, les événements, les faits ainsi relatés".
(1) - Marius-Ary Leblond,
La société française sous la Ille République, Paris, F. Alcan,
1905, p. V/I- VIII.

- 276 -
Disons, en ce qui nous concerne, que l'histoire est le récit chronologique des événe-
ments que font et défont les hommes.
Elle essaie de rapporter les faits tels qu'ils se sont
passés. Mais elle ne se contente pas seulement de les rapporter; elle en établit les causes,
afin de les rendre plus intelligibles.
L'histoire décrit les grandes figures humaines qui ont
dominé une société à une époque donnée: la résistance de Samory Touré contre la péné-
tration coloniale pourrait bien illustrer notre propos. L'histoire cite, en outre, nommément
les personnages civils et militaires impliqués dans les grands événements.
Elle relate
le système d'organisation sociale,
les institutions.
Elle peut mettre l'accent sur les grandes
idées philosophiques,
littéraires et religieuses d'une époque,
d'une société donnée. Tout
cela se passe sans l'ombre d'un déguisement.
Bien au contraire, on cherche à donner une
coloration scientifique aux faits que l'on rapporte. On opère des tris dans les documents que
l'on utilise; on fait des recoupements afin d'être sûr de côtoyer le plus possible la réalité.
Tel est assez grossièrement tracé le visage de l'histoire. Mais le roman africain expose-t-i1
les faits de la même manière?
Tout lecteur mis en contact avec les oeuvres narratives africaines, est d'abord frappé
par le foisonnement des datations, des indices, des références à des événements facilement
vérifiables.
Ceci ne doit pas être considéré comme un fait du hasard.
Le romancier noir,
essentiellement externe,
fait de "histoire la toile de fond de son oeuvre.
C'est pour lui,
non seulement le plus sûr chemin de "engagement,
mais aussi et surtout, le moyen
de rehausser le degré réaliste de ses écrits. Ce n'est pas tout.
En lisant le roman africain, le
lecteur a l'impression qu'il y a chez l'auteur de l'oeuvre, une conscience voulue de donner
une forte dimension historique, de sorte qu'elle puisse servir, le cas échéant, de repère aux
historiens,
non seulement à ceux de la littérature, mais aussi aux historiens authentiques.

- 277 -
Déjà sur le plan macroscopique, c'est-à-dire "étalement du roman africain dans le
temps,
noUs constatons une réelle dimension historique. C'est dire que nous décelons une
perspective de l'histoire africaine dans le roman depuis sa naissance jusqu'à nos jours: la
colonisation, la lutte pour la décolonisation, J'Indépendance.
\\1 reste cependant à préciser
que cette atmosphère de l'histoire africaine, ne re\\(êt pas tout à fait les caractères de "histoire
à laquelle nous sommes habitués.
A -
Les datations
Si certains indices que l'on rencontre dans le récit africain, demandent des interpré-
tations,
des analyses, avant que l'on accède à la réalité concrète, tel ne paraît pas être le
cas des datations. Celles-ci se veulent être réalistes en elles-mêmes. Elles foisonnent dans
les oeuvres narratives que nous étudions et donnent une dimension historique plus pertinente.
Parce que le lecteur possède des repères précis,
datés dans les événements que rapportent
les narrateurs.
"se sent dans le domaine du réel, même s'il est étranger au code culturel
dont il s'agit; en effet, la convention sociale veut que les datations soient l'expression du
concret,
de la réalité que tout le monde est invité à accréditer au nom de cette
même convention.
Les événements rapportés dans
Le
Roi
miraculé
de Mongo Séti,
commencent,
par exemple, en 1948;
plus précisément,
le lecteur prend part aux événements à partir
d'un après-midi de juillet 1948 au 20 novembre de la même année.
\\1 n'a d'autres repères
que les informations que lui fournit le narrateur.
Il n'est pas tenu d'y croire.
Mais le
fait que les informations données 'soient datées, renforcent leur crédibilité.
Il peut facile-
ment leur accorder son aval,
en raison de la vraisemblance inhérente à toutes datations.

-. 278 -
Mais il peut arriver que le romancier africain fasse oeuvre d'historien. C'est lorsque
les dates auxquelles il se réfère,
sont l'exacte réplique de celle que peut utiliser l'histoire
authentique. Dans Mission terminée de Mongo Séti, nous avons une allusion à la Consti-
tution d'octobre 1946. Voici ce que rapporte à ce sujet le narrateur:
"Oui, je sais ce que vous vous demandez
: comment,
depuis la révolution que fut la Constitution d'octobre
1946,
un chef pouvait-il encore menacer les citoyens
de brimades administratives
?
C'est ce que vous vous
demandez, n'est-ce-pas? Et vous ne vous le demandez
que parce que vous êtes des gens de la ville,
de même
que moi, qui me suis posé ces questions.
Mais je vais vous expliquer.
Et d'abord,
quand
bien même les menaces du chef n'eussent été que du
bluff,
elles n'en auraient pas moins produit certains
effet,
ses ressortissants,
ou plus exactement ses sujets,
ne connaissant guère ou même point les dispositions
de la Constitution d'octobre 1946, étant donc, par le fait
même,
inaptes à s'y référer,
et se rappelant surtout
la puissance dont avait joui le chef avant octobre 1946,
puissance dont il prétendait lui-même être encore
investi" (1J.
(1) -
Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 178 - 179 .

- 279 -
Le romancier camerounais n'a pas inventé cette date pour rendre son récit vraisem-
blable.
Elle est une réalité de la Constitution française de 1946 qui, mettant en avant les
principes énoncés dès janvier 1944 par la Conférence de Brazzaville,
a introduit dans les
territoires d'Outre-mer, les libertés civiques et politiques élémentaires dans son article 81
"Tous les nationaux français et les ressortissants de l'Union
française ont la qualité de citoyen de l'Union française
qui leur assure la jouissance des droits et libertés garantis
par le préambule de la présente Constitution" (1).
Le
"je -
narrateur"
qui se réfère à Medza dans ce roman, évoque bien cet esprit
de liberté contenu dans cette Constitution;
mais,
en l'occurt-e(je~c'est pour démontrer
à son public que cet esprit de liberté n'a pas été respecté par les chefs traditionnels.
On pourrait multiplier, à l'infini,
les exemples du genre de celui-ci. Si "atmosphère
du roman africain respire l'histoire africaine,
les dates disséminées ça et là,
renforcent
cet aspect historique, en lui donnant plus de poids, tout comme une circulaire administra-
tive portant le cachet du directeur, fait plus d'effet.
B -
Les références à des événements vérifiables
Les oeuvres romanesques africaines, est-il besoin de le rappeler, font presque
toujours référence à des événements ou à des personnages facilement vérifiables.
Qu'il
s'agisse des faits passés ou présents,
le romancier noir se montre désireux d'en faire un
reportage fièvreux à la manière du journaliste. Aussi les événements décrits font-ils partie
(1)
- La Constitution du 27 octobre 1946,
in
Les Constitutions de la France depuis 1789,
présentée par Jacques Godechot, Paris, G. Flammarion, 1970, p. 405.

280 -
d'Une constellation socîo-historique précisément définie.
Notre tentative ne se bornant
pas à les énumérer tous, nous ne prendrons que quelques exemples.
L'un des thèmes les plus galvaudés de la production romanesque africaine, est préci-
sément celui relatif à des événements politiques survenus dans les pays africains avant ou
après les Indépendances. Parmi toutes les oeuvres ~ue nous avons lues, celles qui demeurent
fidèles à l'esprit de ce qui s'est réellement passé,
sont,
sans contexte,
Les Soleils des
Indépendances
d'Ahmadou
Kourouma
et
Les
Bouts
de bois de Dieu de Sembène
Ousmane.
Fama Doumbouya a lutté,
sa vie durant,
contre l'envahisseur étranger, sous "les
Soleils de la politique"
. Mais quand sonne "heure de la libération politique, on "arrête
avec d'autres congénères,
sous le fallacieux prétexte d'un complot destiné à attenter à la
vie du Président de la République de la Côte des Ebènes. Emprisonné, torturé, puis fina-
lement grâcié,
le héros est invité à prendre part à une réunion de réconciliation générale,
en compagnie de tous les anciens détenus, avec les autorités politiques du pays. Et le narra-
teur parle ainsi ;
"Lorsque
Fama s'en alla avec les gardes,
ceux-ci lui
apprirent que depuis les premières lueurs du matin des
voitures étaient arrivées de toutes les provinces de la
République.
Tous les ministres, secrétaires généraux,
députés, conseillers économiques et généraux étaient
déjà là.
Mais ils ne purent en dire plus: c'était déjà
la place d'armes.
Les gardes firent asseoir Fama sur un
banc parmi d'autres détenus.
Derrière la tribune les
griots et griottes, les tam-tams, les balafons, les cornistes
et les danseurs constituaient une foule compacte et
bigarrée.
Des officiels arrivaient, choisissaient des chaises

- 281 -
et s'asseyaient... Alors le Président, oui 1 le Président de
la République des Ebènes lui-mOme,
suivi de toutes les
grandes personnalités du régime, apparut. Le vacarme des
cris et des tam-tams se poursuivit jusqu'au moment où
il monta à la tribume et s'installa majestueusement à la
place d'honneur.
Le Secrétaire Général fit alors un petit
signe et tout se tut. Il 8nnonca que le Président allait
prononcer un important discours. Le chef de l'Etat se
redressa.
Le tintamarre recommença, mais un second
geste du Secrétaire Général amena le silence. Le Président
avança, promena un regard sur la foule médusée. Un
garde s'empressa d'arranger le micro dans lequel le chef
d'Etat souffla puissamment pour se désenrouer.
Les
applaudissements, les tams-tams et les cris des griots
repartirent.
Le Secrétaire Général une troisième fois
dut intervenir pour obtenir le silence. Cette fois le discours
commença, le Président parla.
D'abord doucement,
tranquillement, et avec cette voix sourde et convain-
cante dont le Président seul avait le secret. Il parla, parla
de la fraternité qui lie tous les Noirs, de l'humanisme de
l'Afrique, de la bonté du coeur de l'Africain.
Il expliqua
ce qui rendait doux et accueillant notre pays: c'était
l'oubli des offenses, l'amour du prochain, l'amour de
notre pays.
Fama n'en croyait pas son ouïe. De temps
en temps, il enfonçait l'auriculaire dans ses oreilles pour
les déboucher
il se demandait constamment s'il ne
continuait pas à rêver.
Tout était bien dit, tout était
ébahissant.
Et c'était vrai, ce n'était pas un rêve: c'était
réel.
Le Président demandait aux détenus d'oublier le

- 282 -
passé, de le pardonner, de ne penser qu'à l'avenir,
"cet
avenir que nous voulons tous radieux'~
Tous les prison-
niers étaient libérés.
Tous et tous.
Immédiatement.
Tous allaient rentrer dans leurs biens" (1 J.
Que le lecteur nous accorde son indulgence et sa patience à cause de la longueur de
cette citation;
mais il est nécessaire pour la compréhension de ce qui va suivre que nous
. citions en entier ce passage.
Tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin à la situation
politique de la Côte d'Ivoire,
reconnaissent dans ces lignes d'Ahmadou Kourouma, qu'il
s'agit de la grande réconciliation survenue après la série de
"complots" de 1963-65, au
cours de laquelle tout ce que le pays compte d'intelligentsia a été écrasée et humiliée. Cepen-
dant, comme la situation politique, loin de s'améliorer, continue de se dégrader de jour en
jour, le Président de la République convoque une grande réunion où il prononce un grand
discours destiné à décourager d' "éventuels comploteurs" et aussi à rassurer les prisonniers
libérés.
L'auteur a pu effectivement prendre part à cette grande réunion, et les faits tels
qu'il les rapporte, réflètent la réalité.
Deux points importants peuvent être soulignés dans
ce discours:
d'abord,
comme toutes les manifestations en Afrique noire, celle-ci donne
également lieu, avant que le chef de l'Etat ne fasse son apparition, à des rassemblements
de griots et de danseurs, et le tout dans une atmosphère de liesse populaire; c'est ensuite
le discours proprement dit où l'on peut déceler les trois points suivants; la fraternité qui
doit unir tous les Noirs, l'oubli des offenses et le recouvrement par les prisonniers de leurs
biens confisqués.
(1) - Ahmadou
Kourouma,
Les
Soleils
des
Indépendances,
op. cit.,
p. 179 -
181.

- 283 -
L'auteur des Soleils des Indépendances, selon nous, n'a fait que se conformer aussi
fidèlement qUe possible, dans sa narration, à un événement dont nous-même reconnaissons
le caractère objectif (1).
Il est bien possible que le romancier ivoirien ait pu assister à cette
réunion dite de
"réconciliation générale".
Derrière ce récit, le lecteur peut facilement
accéder à la réalité référentielle.
C'est dire que dans ce cas particulier, entre la fiction et
la réalité, la distance est presque nulle.
Dans d'autres récits africains, l'attention du lecteur se trouve sollicitée par le souci de
l'écrivain de retracer certains événements réels de la vie contemporaine, événements que nous
pouvons lire dans des ouvrages proprement historiques.
L'exemple le plus caractéristique a
trait au Matswanisme,
c'est-à-dire l'Amicale des Originaires de l'A. E. F.,
fondée par
Matswa André-Grenard.
En effet,
dans
Le tipoye doré
et
La palabre stérile, Placide
Nzala-Backa et Guy Menga,
tous deux, originaires de la République Démocratique du
Congo,
consacrent l'essentiel de leur récit à ce mouvement dont la coloration est à la fois
religieuse et politique.
Il n'est pas ici indiqué d'analyser ce phénomène et les incidences
politiques et religieuses qu'elle a entraînées,
en particulier dans le pays Lari; il convient
seulement de souligner la façon dont les deux romanciers congolais ont raconté les faits,
afin de mettre en parallèle leurs textes avec d'autres textes d'histoire.
Tout roman est historique, puisqu'il est l'oeuvre d'un homme ayant vécu ou vivant à
un certain moment du temps, et puÎsqu'il s'adresse à des hommes également en situation;
mais tous les romans ne le sont pas de la même façon. Si "on a pu distinguer des différences
essentielles, à cet égard, entre les oeuvres d'un Mongo Béti et d'un Camara Laye, ces diffé-
rences éclatent lorsqu'il s'agit d'oeùvres romanesques plus récentes.
(1) - Après leur sortie de prison, la plupart des prisonniers ont été envoyés dans les diffé-
rents pays d'Europe pour y être soignés, et ceux d'entre eux dont les biens ont été
confisqués, les ont effectivement recouvrés.

- 284 -
SUr le plan spatio-temporel,
l'action, dans ces deux romans, se déroule à "époque
coloniale et a pour cadre Brazzaville et ses principales agglomérations périphériques: Mfoa,
Plateau, Bacongo, Poto-Poto, Mpila, etc...
L'espace romanesque se trouve inséré dans
l'espace réel. Ces références à une réalité extérieure ont pour premier effet, de susciter notre
croyance en faisant appel à notre expérience.
Sur le plan de la narration, les deux romanciers retracent fidèlement l'histoire des
actions menées par Matswa André-Grenard durant la période de la situation de dépendance
coloniale,
avant d'être arrêté et jeté en prison. Nous avons pris soin de comparer le texte
des deux romans avec l'ouvrage de Martial Sinda (1 l,
et nous nous sommes alors posé la
question de savoir si ce sont les romans qui informent l'histoire ou si c'est l'histoire qui
informe les romans.
D'un côté comme de l'autre,
la réponse est positive. Il convient de
préciser, en effet, que les événements ont pesé de tout leur poids sur la motivation de "oeuvre
de Guy Menga et de celle de Placide Nzala-Backa. Mais, Înversement, ces deux auteurs sont
des sujets de la société. A ce titre, ils sentent le monde avec leur subjectivité; ils "organi-
sent à leur manière dans le roman.
Cela constÎtue une cohérence d'où sort un sens, un
message, qui, s'il est compris, peut peser à son tour sur les événements. Sur ce plan, l'oeuvre
romanesque peut informer l'histoire.
Voici comment dans
La
palabre
stérile, l'auteur
présente son récit:
"L'homme dont tu vois le portrait est un envoyé de Dieu.
Jésus-Christ a été envoyé sur terre par Dieu pour sauver
les Blancs .. lui pour sauver les Noirs. Mais les Noirs sont
entre les griffes de qui? du Blanc qui en fait ses esclaves.
"Lui" est donc allé trouver le Blanc dans son pays, là-
(1) - Martial Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris, Payot, 1972.

- 285 -
bas à Mpoutou et lui a dit : redonne à mon peuple sa
liberté. Le Blanc a trouvé cet homme dangereux. Avec
la complicité de quelques Noirs acquis à sa cause
(les
vendus, ils verront un jour 1), le Blanc l'arréta et le livra
aux
"Blancs juifs" d'ici qui, hâtivement et injustement
le jugèrent; il fut envoyé en exil au Tchad avec tous ses
compagnons.
Son peuple se révolta. ,Ce fut terrible. La
répression fut sanglante. Il réussit donc à quitter le Tchad
et à repartir pour le pays des Blancs redemander à leur
chef la libération de son peuple et de son pays. Toujours
avec la complicité des Noirs
"vendus", il fut repris,
renvoyé ici,
torturé,
jugé et interné à la prison de
Mayama
(1).
Là,
voyant qu'il résistait d'une manière
surprenante à toutes les méthodes de torture qu'il est
donné à un esprit humain d'imaginer,
ils l'ont tué les
(15ches),
enterré de nuit et annoncé au peuple qu'il
était mort de dysenterie...
Le peuple admit sa mort,
mais une mort passagère, car il est ressuscité. Oui, il est
ressuscité et il est retourné, invisible, là-bas, auprès du
chef des Blancs pour le sommer une dernière fois de nous
rendre notre liberté... Il est ressuscité et un jour, il revien-
dra, triomphant et glorieux. Il reviendra... Il reviendra un
jour pour sauver le peuple noir tout entier" (2) .
Cet
extrait
résume
toute
l'histoire
du
Matswanisme.
Il
se présente comme
un "document historique".
Le style du récit épouse le ton de l'histoire. Tous les membres
de cette association, selon les témoignages des historiens, détestent les Blancs qu'ils rendent
(1) - "Fait authentique.
Aujourd'hui un monument s'élève à l'endroit où fut enterré
Matswa", écrit l'auteur.
(2) - Guy Menga, La palabre stérile, op. cit., p. 112 - 113.

- 286 -
responsables de l'assassinat de Matswa à Mayama, dans des conditions mystérieuses; d'où
des railleries, des sarcasmes, des imprécations dirigées contre les Blancs. Mais l'essentiel est
que les membres de cette association gardent l'espoir qu'un jour la situation changera, que
Matswa reviendra et leur rendra justice; leurs maîtres pourront alors, à leur tour, devenir
des esclaves. Martial Sinda confirme pour ainsi dire ces propos quand il écrit:
"Depuis 1942, des milliers d'hommes attendent le retour
de Matswa Grenard, les yeux fixés sur cette mystérieuse
métropole où leur leader s'est réfugié et où il poursuit
son oeuvre de libération de la patrie congolaise. Rien n'a
pu ternir le souvenir de celui qui personnifia le réveil du
peuple Lari.
L'Administration, en ne remettant pas sa
dépouille mortelle aux
Lari, a décuplé le sentiment
qu'avaient ses fidèles de sa puissance et de sa destinée
exceptionnelle
"Matswa Grenard est né pour libérer
le Congo..
il ne peut disparaÎtre avant d'avoir réalisé
sa tâche... "
Des hommes qui, à aucun moment de leur
vie, ne furent en présence du leader, militent aveuglé-
ment pour son retour, attendent inlassablement de lui
qu'il apparaisse de nouveau et leur apporte la récompense
de leurs longues et pénibles luttes.
Cette attente de
Matswa Grenard a dominé et domine encore toute la
vie politique congolaise:
elle a donné naissance à une
mystique et à une religion.. elle a commandé des vies
entieres.
Auiourd'hui encore, alors que le pays a acquis
son indépendance, les responsables politiques se trouvent
placés devant ce probteme angoissant: comment convain-
cre des milliers de' fidèles
de
la mort de Matswa
Grenard ?" (1).
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(1) - Martial Sinda,
Le messianisme congolais et ses incidences politiques, op. cit., p. 235.

- 287 -
c -
Les limites du vérifiable
Cependant, si le roman africain apparaît comme pouvant servir de base à un document
historique, il ne fait aucun doute qu'il a une limite. Cette limite est imposée par la nature
même du roman.
Toutes les définitions que l'on donne du roman connotent le concept
de
"fiction",
ce qui signifie, qu'en dépit des apparences, le roman est principalement le
royaume de l'imagination, des fantasmes du romancier. Par esprit de dérision, ne dit-on pas
souvent que "ça c'est du roman", pour souligner le caractère non sérieux des propos tenus
par un protagoniste? Les romanciers eux-mêmes mettent parfois l'accent sur le caractère
fictif de leurs énoncés et ce, en dépit de la réalité certaine que peut véhiculer l'oeuvre:
"Cet ouvrage est entièrement le fruit de l'imagination.
Les noms de personnes, de lieux ou même certaines
situations qui y figurent sont purement fictifs.
I/s ne
représentent en aucun cas, des personnes, lieux ou situa-
tions existants.
Toute ressemblance avec la réalité serait
donc absolument fortuite" (1).
Le roman apparaît donc comme un monde à part,
ayant son mode d'expression, sa
technique.
Ce monde irréductible risque de s'écrouler, si on le réduit intrinsèquement à
l'histoire:
"Le but du roman, soutient Jean Hytier, n'est pas decon-
naÎtre le monde, mais de le recréer, ni de définir la vie,
mais d'en donner l'illusion. Ce qui frappe dans l'oeuvre
d'un grand romancier, c'est l'originalité de la vision qui est
à la base de sa peinture" (2).
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(1) -
R. Médou Mvomo, Afrika Baa, op. l>it., p. 6.
12) - Jean Hytier, Les arts de littérature, Paris, Char/ot, 1945, p. 111.
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288 -
Plus loin, le même critique poursuit:
"Le roman doit Dtre faux, comparé â la réalité, car autre-
ment il se confondrait avec l'histoire, la géographie
humaine ou d'autres sciences, et le roman doit sembler
vrai, car créer l'illusion d'un monde est la fonction mDme
de l'imagination du romancier" (1J.
Des débats sur l'opportunité du roman à exprimer la réalité ont même conduit certains
critiques à l'assimiler au mensonge. T. Todorov qui parle dans la perspective de Huet, note:
"Le même Huet voit l'origine du roman chez les Arabes
qui seraient une race particulièrement douée pour le
mensonge" (2).
Inutile d'insister sur le caractère excessif de ce jugement.
Replaçons maintenant le
roman, la littérature, dans le cadre global de l'activité humaine.
Nous avons indiqué, plus
haut, que la littérature peut constituer un élément de J'histoire d'une société. Mais dans ce
cas-là,
c'est en tant que création, en tant que fait produit par les hommes.
Le
vrai problème qui se pose ici à nous, est de savoir si réellement l'oeuvre romanesque peut
être considérée comme un document historique et si une certaine limite ne s'Împose pas,
qu'il est bon de souligner.
Le roman et la littérature, en général, expriment des aspects d'une société qui les ont
vus naître.
C'est évident.
Mais le roman peut-il s'identifier à l'histoire 7 Ne perdrait-il
pas son autonomie, sa raison d'être 7
(1) - Jean Hytier, Les arts de littérature, Paris, Charlot, 1945, p. 112.
(2) - Tzvétan Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme, Paris, Seuil, 1968, p. 35.

- 289 -
Le roman est une fiction. Et en tant que tel,
il introduit toujours des brouillages
dans son univers, des brouillages par rapport à la société réelle, soit par le symbole, le mythe,
les images.
Il laisse échapper, de temps en temps, des repères précis, des espèces de fenêtres
ouvertes sur le monde réel, pour nous suggérer qu'il est dans les normes humaines, c'est-à-
dire le code culturel. N'est-ce pas là une ruse du roman de faire croire qu'il traduit la réalité
pour mieux cultiver la fiction par laquelle il se définit 7 Parfois, quand le roman semble se
rapprocher le plus près de J'histoire, c'est en ce moment-là qu'il peut ruser, introduire le
camouflage, tout en créant pour le lecteur soucieux de la réalité,
un code précis qui lui
permet de satisfaire ses désirs.
Dans
Les
Soleils des Indépendances, nous lisons ceci:
"Connaissez-vous les causes des malheurs et des guerres
en Afrique? Non!
Eh bien! c'est très simple, c'est
parce que les Africains ne restaient pas chez eux, expliqua
Sery.
Lui, il n'avait jamais quitté la Côte des Ebènes pour
aller s'installer dans un autre pays et prendre le travail
des originaires,
alors que les autres venaient chez IU/~
Avec les colonisateurs français, avaient débarqué des
Dahoméens et les Sénégalais qui savaient lire et écrire
et étaient des citoyens français ou des catholiques .. des
Nègres plus malins, plus civilisés, plus travailleurs que
les originaires du pays, les membres de la tribu de Sery.
Les colonisateurs toubabs leur confièrent tous les postes,
leur attribuèrent tout l'argent, et avec cet argent les
Dahoméens couchèrent nos filles, marièrent les plus belles,
s'approprièrent nos meilleures terres, habitèrent les plus
hautes maisons .. ils égorgèrent nos enfants en offrande
à leurs fétiches, sans que la justice française intervienne,
parce qu'ils étaient les juges et les avocats.
Ouand il y
avait un nouvel emploi on faisait venir un Dahoméen

- 290 -
de son pays et quand il y avait un licencié, un chfJmeur,
c'était touiours un originaire du pays. C'était comme ça ;
les Toubabs en haut, aprds les Dahoméens et les Sénégalais,
et nous autres au-dessous des pieds, des riens...
Aussi
dds que sonna l'Indépendance les Sery se levèrent, assail-
lirent et pourchassdrent les Dahoméens. Nous leur arra-
châmes d'abord nos femmes, assommâmes leurs enfants,
violâmes leurs soeurs devant eux, avant de piller leurs
biens, d'incendier leurs maisons. Puis nous les pourchassâ-
mes iusqu'à la mer.
Nous voulions les noyer afin de les
revoir après reietés par les vagues, les ventres ballonnés et
méconnaissables comme des poissons dynamités.
Par
chance pour eux les troupes françaises s'interposèrent,
les parquèrent dans le port et en interdire l'entrée par
des chars" (1J.
Mais à quelle Indépendance le narrateur fait-il allusion. S'agit-il de l'Indépendance
politique de la Côte d'Ivoire, ou tout simplement de l'entrée de ce pays dans la Communauté
franco-africaine prônée par le général de Gaulle en 1958? Ce que nous savons, c'est que le
romancier ivoirien fait ici allusion aux événements sanglants qui se sont produits en 1958 et
au cours desquels les Dahoméens (Béninois)
ont été chassés de toutes les grandes agglomé-
rations de la Côte d'Ivoire et renvoyés chez eux, en bateau.
Le roman exprime, comme on le voit, la réalité, en la transformant en fiction. Le
lecteur, s'il veut atteindre cette réalité placée derrrière "écran de la fiction, doit la déchiffrer.
C'est le même procédé qu'utilise Sembène Ousmane dans Les Bouts de bois de Dieu.
Nous reproduisons, à cet effet, des extraits d'un article
(2) de Jean Suret-Canale, relatifs
à
.. La grève des cheminots africains d'A. O. F.... Ces extraits permettent de voir entre la
réalité historique et la fiction littéraire un écart encore beaucoup plus grand que dans le cas
(1)
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 88 -
89.
(2) - Article paru dans les Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, nO 28, 1978.

- 291 -
d'Ahmadou Kourouma. On peut distinguer quatre parties dans cet article:
Les origines du conflit.
La grève du 19 avril 1947.
La grève du 20 octobre 1947 au 19 mars 1948.
Le protocole d'accord.
J -
Les origines du conflit.
"Le réseau ferroviaire ainsi que les ports et wharfs consti-
tuaient jusqu'en 1946 un service administratif relevant de
la Direction Générale des Travaux Publics. Un arrêté
ministériel du 17 juillet 1946, promulgué le 6 décembre
de la même année par le Gouverneur Général de l'A. O. F.
transférait, à compter du 1er janvier 1947, l'exploitation
du réseau des chemins de fer, y compris les services
annexes et incorporés à un organisme à caractère indus-
triel et commercial doté de la personnalité civile et de
l'autonomie financière:
la Régie des chemins de fer de
l'A.O.F..
Le changement de statut de l'entreprise impliquait
la remise en cause du statut du personnel.
Celui-ci ne
comportait qu'une minorité intégrée dans les
"cadres"
et ayant un statut voisin de celui des fonctionnaires.
L'Administration souhaitait profiter du changement pour
remettre en cause les avantages acquis ; le personnel
africain y verra au contraire une occasion d'exiger la
fin des discriminations raciales par l'institution d'un cadre
unique
comportant
une
seule échelle hiérarchique,

- 292 -
donnant à tous les m~mes droits, sauf l'attribution aux
Européens d'une
"indemnite d'expatriation". En m~me
temps il exigera /'intégration dans le
"cadre unique"
des auxiliaires permanents...
Inutile de préciser que ces
revendications ne conviennent pas à l'Administration,
en raison de l'augmentation des charges que leur satis-
faction entrarnerait... ".
2 -
La grëJJe du J9 aJJril J947.
"Après un
vain échange de correspondance avec le
Gouverneur Général Barthes et le directeur fédéral des
chemins de fer,
Cunéo,
le Comité fédéral des syndicats
africains réunis à Thiès le 11 avril, décide la grève. Elle
ne durera qu'une journée et sera conclue dans la soirée
du 19 avril par un protocole d'accord signé en présence
du Ministre de la France d'Outre-mer,
Marius Moutet,
et des élus socialistes du Sénégal.
La date du mouvement n'avait pas été choisie au
hasard.
Du 20 au 29 avril devait avoir lieu la visite offi-
cielle en A. O. F. du Président de la République, Vincent
Auriol.
Il fallait à tout prix éviter la prolongation d'un
mouvement aux effets politiques fâcheux... Le lendemain
le protocole de fin de grève était signé en présence du
Ministre Moutet.
La Régie marquait un point, en faisant
accepter aux syndicats le principe des licenciements, et
en les faisant participer au choix des victimes.
Mais le
principe du cadre unique était admis, et la commission

- 293 -
paritaire entreprit l'élaboration d'un nouveau statut qui
fut adopté à la fin du mois d'aoat et soumis au conseil
d'Administration de la Régie. Or, celui-ci, désavouant ses
propres représentants et remettant en cause le protocole de
fin de grève, rejeta le projet de statut... ".
3 -
La grève du 10 octobre 1947 01119 mars 1948.
"Dès le début le Comité fédéral des syndicats des chemi-
nots africains se constitue en comité de grève. Son anima-
teur incontestable est son Secrétaire générallbrahima Sarr
qui, avec son équipe de direction, fera la démonstration
de son courage et de sa capacité en résistant aux pressions
et aux menaces, en déjouant les provocations, en assurant,
à toutes les étapes la cohésion du mouvement... A défaut
de pouvoir faire revenir au travail des grévistes, la Régie
s'efforcera de recruter ailleurs son personnel et fera appel
à l'armée, aux fusil/ers marins du Sénégal.
L'échec des
appels à la reprise du travail Va entraÎner, à partir du
mois de janvier 1948,
une accentuation de la répression
par les voies judiciaires,
dont la simultanéité, par delà
la diversité des prétextes utilisés, n'est certainement pas
le fait du hasard...
Les grévistes sont en général soutenus
par l'ensemble de la population africaine; leur combat
apparaÎt comme celui de l'ensemble des Africains contre
la discrimination raciale...

- 294 -
4 -
Le protocole d'accord.
"La reprise est fixée au 19 mars 1948.
Le protocole
est présenté aux cheminots comme une victoire.
Dans
le contexte du moment, et dans le rapport de forces
qui s'était établi,
il s'agit, en effet, partiellement, d'une
victoire...
Toutes les sanctions seront annulées.
Mais
les journées de grève ne seront pas payées... Pour le reste,
à quelques détails près, c'est le point de vue de la Régie
qui prévaut...
Dans une période de reflux du mouvement popu-
laire et d'offensive de la réaction coloniale, la grève des
cheminots africains de 1947-1948 a pris une significa-
tien incontestable... " (1).
Puisque le narrateur laisse entendre qu'il relate des faits véridiqlJes,
il faut donc
comparer "histoire du récit à l'histoire, se reporter aux documents. Certes, un chroniqueur,
un journaliste, un historien n'est pas neutre; il interprète et prend parti; mais il est contraint
par le donné des faits.
Sembène Ousmane, au contraire, rec'ompose cette réalité factuelle.
(11 - On peut lire une autre étude de cet événement dans la revue
Afrique
historique,
nO 4,
1981,
sous la plume de Joseph Roger de Benoist. Les faits relatés sont,
à quelques détails près, identiques; leur explication et "interprétation de l'événement
diffèrent de celle de Jean Suret-Canale.
L'article porte en exergue ce propos du
Haut-Commissaire Paul Béchard:
"'1 n'y a ni vainqueur ni vaincu, il n'y a que des
perdants: ('économie de l'A.O.F., les cheminots, la Régie". La conclusion le reprend
en y ajoutant cette remar~ue: "Mais désormais l'Administration de la Régie savait
ce que signifiait la détermination des syndicats.
Et les travailleurs avaient remporté
la première grande victoire de la solidarité".

- 295 -
Ainsi lJne grève eut lieu en avril 1947 ; décidée le 11, déclenchée le 19, c'est-à-dire
la veille de la visite du Président de la République française,
Vincent Auriol, au Sénégal,
elle fut aussitôt prise en considération, ne dura qu'une journée, et aboutit sous l'arbitrage
du Ministre de la France d'Outre-mer, à un protocole d'accord. La grève d'octobre est due
à ce que la Régie refusa d'appliquer cet accord. Le roman tait ce précédent et cet enchaîne-
ment ;
il fait de la grève d'octobre un commencement absolu, le premier sursaut de
conscience politique des travailleurs africains, et la première victoire sociale.
Aucune grève générale n'a soutenu
celle des cheminots.
Le mouvement suscita,
chez d'autres travailleurs et auprès des syndicats,
des sympathies, des appuis, mais aussi
des oppositions. Entre les cheminots eux-mêmes, il y eut des dissensions; les revendica-
tÎons ne faisai,ent pas J'unanimité.
Le roman suggère,
au contraire,
une unité sans faille
de la classe ouvrière et un rôle négatif aux notables africains et au député. Ainsi Bakayoko
déclare:
"Pour nous leur mandat est une patente de profiteur.
Voilà ce que nous en pensons. Nous les connaissons" (1).
L'exergue affirme que les cheminots:
"Ne doivent rien à personne:
ni à aucune
"mission
civilisatrice", ni à un notable, ni à un parlementaire" (2).
La réalité historique appelle plus de nuances.
En effet, la victoire fut loin d'être
totale.
Après cinq mois, la grève pourrissait;
des cheminots reprenaient le travail. Une
(lI
Sembène Ousmane. Les Bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 281.
(2)
Ibidem, p. 8.

- 296 -
solution rapide s'imposait, souhaitée de part et d'autre.
L'accord ne fut qU'un compromis
et non la victoire totale dont parle le roman.
Ce sont là, quelques écarts majeurs; il en est d'autres, dans le détail des événements
et dans la chronologie. Ils sont voulus, calculés, pour donner aU récit sa pleine signification
philosophique et son efficacité politique pour faire des Bouts de bois de Dieu une oeuvre
de combat.
A partir de ces quelques exemples, nous nous rendons compte que nous pouvons
utiliser les oeuvres romanesques comme des documents historiques. Mais il nous faut pour
cela une extrême prudence. Nous devons tenir compte des brouillages hécessaires à la spéci-
ficité du
roman et de la subjectivité des écrivains.
Enfin, et surtout, nous devons
tenir compte de la nature de la littérature qui est un domaine autre que celui de l'histoire,
même si elle se nourrit de faits historiques, et parfois les influence. Il y a donc une extrême
prudence à observer,
quand nous établissons une corrélation entre l'oeuvre romanesque
et l'histoire. Et c'est cette prudence que nous conseille Tzvétan Todorov :
"A des degrés très variés, les romans évoquent
"Ia vie"
telle qu'elle s'est effectivement déroulée.
Il est donc
possible, lorsqu'on étudie une société, de se servir, entre
autres documents, de textes littéraires.
Mais l'absence
d'une relation rigoureuse de vérité doit en mAme temps
nous rendre extrêmement prudents .. le texte peut aussi
bien
"refléter"
la vie sociale, qu'en prendre l'exacte
contrepartie" (1).
(1)- Tzvétan Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme, op. cit. , p. 36.

- 297 -
S'il Y a donc, pour le lecteur, un rapport à une réalité extérieure aU roman, ce rapport
est indirect. C'est grâce à "oeuvre et à partir d'elle que nous allons au réel et non l'inverse.
Les références à une réalité géographique ou historique accrochent le lecteur, captent son
attention et facilitent sa croyance.
Elles lui permettent de saisir ce qu'il ne sait pas à partir
de ce qu'il sait.
Mais le fait seul cependant que les romanciers africains introduisent souvent dans leurs
oeuvres un grand nombre d'indications vérifiables,
et se donnant, en outre, comme telles,
mérite réflexion. Dans quelle mesure le fait qu'elles paraisent vérifiables (et non pas seule-
ment vraisemblables) est-il significatif?
Les références à une réalité extérieure ont pour premier effet de susciter notre
croyance en faisant appel à notre expérience.
En relatant des événements fictifs à partir d'événements réels et en distribuant
systématiquement au cours de la narration des références à une réalité vérifiable, les roman-
ciers africains font d'une pierre deux coups.
D'une part, ils facilitent notre adhésion à la
fiction.
D'autre part,
et ceci est peut-être encore plus important,
en accumulant les
références à une réalité que nous pouvons expérimenter,
après avoir lu le roman,
ils
préparent la survie, de leurs oeuvres dans l'esprit du lecteur. A ces objets et à ces lieux dont
il est fait mention,
nos pensées s'accrochent,
mais modifiées cette fois par les multiples
valeurs que le roman leur aura associées.
Georges Blin l'a montré à propos de Stendhal;
il ne s'agit pas là d'un problème si fpcile à résoudre:

- 298 -
"Le plus souvent,
en effet, le roman renonce à doter
l'univers qu'il engendre d'une durée moins éphémère
que la fascination qui le fonde: par un effet de perspec-
tive que double une tacite convention les lieux ou il
inscrit les événements s'y trouvent, en effet, tellement
tributaires du temps qui s'y déroule qu'ils perdent censé-
ment toute réalité du moment ou la narration a atteint
son terme.
Le point final consacre une sorte de volati-
lisation du décor, un peu comme au thé5tre la chute du
rideau sert à exorciser la scène, à l'annuler en tant
qu'espace imaginaire;
les lieux n'existent plus lorsque
plus rien
"n'a lieu", et leur subtilisation, qui coincide
avec la générale liquidation de la conscience hypnotisée,
intervient, le roman fini, d'autant plus naturellement
que le site de la narration ressortissait à une spatialité
d'essence
utopique,
m~me

l'encadrement se
trouvait spécifié à l'extr~me'' (T J.
C'est pourquoi,
explique-t-il, des romanciers comme Stendhal et Balzac cherchent
à conjurer cette "éclipse" par toutes sortes de procédés narratifs, dont le rôle est stricte-
ment rhétorique: emploi du présent ou commentaires du narrateur:
"S'il est, en effet, publié, fût-ce avec une audace un peu
indiscrète,
que le thé5tre des événements leur survit,
c'est tout l'ensemble narratif qui reçoit un droit de cité
dans le temps solide" (2).
(1) -- Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, op. cit., p. 77.
(21 - Ibidem, p. 77.

- 299 -
Certes, le roman africain ne donne pas un équivalent absolu de la réalité; mais cette
allusion indique l'importance qu'il faudra accorder aux moyens mis en oeuvre par l'écrivain
dans son texte pour susciter l'illusion de réalité.
Il -
LE VRAISEMBLABLE
Faisons quelques observations théoriques,
en partant d'un texte de base, celui de
Gérard Genette que l'on trouve dans Communications 11, sous le titre de : "VraÎsem-
blance et motivation" (1).
D'autres textes, tels que "La productivité dite texte" (2) de
Julia Kristeva ou
"Du vraisemblable que l'on ne saurait éviter" (3) de Tzvétan Todorov,
auraient pu nous servir de textes de référence;
mais nous pensons que celui de Gérard
Genette est suffisamment exhaustif pour rendre compte de l'ensemble des problèmes relatifs
au vraisemblable,
qui se sont posés en France depuis le
XVIIe siècle jusqu'à nos jours.
A -
Gérard Genette : une théorie d'ensemble
Gérard Genette cerne le problème du vraisemblable à partir de la querelle du
Cid (1637) et de ce qu'il appelle l'affaire de la Princesse de Clèves (1678). Il note, en
substance:
"Le
XVIIe siècle français a connu, en littérature, deux
grands procès de vraisemblance.
Le premier se situe sur
le terrain proprement aristotélicien de la tragédie - ou
plus exactement, en l'occurence, de la tragi-comédie - :
c'est la querelle du Cid (1637),. le second étend la juri-
(11 - Gérard Genette,
"Vraisemblance et motivation", Communications i 1, Paris, Seuil,
1968, p.5-21.
(2)
- Julia Kristeva, "La productivité dite texte", op. cit. p. 59 - 83.
(3)
Tzvétan Todorov, "Du vraisemblable que l'on ne saurait éviter", op. cit., p. 145-147.

- 300--
diction au domaine du récit en prose : c'est l'affaire de
la Princesse de Clèves (1618).
Dans les deux cas, en
effet, l'examen critique d'une oeuvre s'est ramené pour
l'essentiel à un débat sur la vraisemblance d'une des
actions constitutives de la fable: la conduite de Chimène
à J'égard de Rodrigue après la mort du Comte, J'aveu
fait par Mme de Clèves à son mari.', Dans les deux cas
aussi l'on voit combien la vraisemblance se distingue
de la vérité historique ou particulière" (1).
Dans ces conduites, qu'est-ce qui est considéré comme invraisemblable, extravagant?
Dans le cas du Cid, "il n'est point vraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier
de son père" ,(2) ; dans celui de Madame de Clèves, elle ne doit pas prendre son mari pour
confident, en lui révélant qu'elle est aimée du Duc de Nemours.
En ce qui concerne le Cid, en effet, on ne voit pas très bien, ce qui pourrait rappro-
cher Chimène de Rodrigue.
Tuer le père de la jeune fille qu'on aime et se retrouver, plus
tard,
avec elle pour un projet de mariage,
relève vraiment de l'extravagance,
sinon de
"inattendu!
En revanche,
l'aveu de Madame de Clèves à son mari, peut être interprété,
dans certaines civilisations, notamment africaines, comme un signe de fidélité d'une femme
à son mari et de l'amour qu'elle lui témoigne.
Si nous nous replaçons dans le contexte des deux textes que nous venons de citer,
nous nous rendons compte que la notion de vraisemblance repose sur ce qui doit être, ce
que l'on peut faire,
ce qui est admis, c'est-à-dire la norme, la règle. Il y a plus. Le texte
(1) -- Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit., p. 5.
(2) -
Ibidem, p.5. Emprunté à Scudéry, critique de l'époque.

- 301 -
de
Gérard
Genette
définit
aussi
le
vraisemblable comme la bienséance,
l'opinÎon
du public (1):
"En fait, vraisemblance et bienséance se rejoignent sous un
mt1me critère,
à savoir,
"tout ce qui est conforme à
l'opinion du public".
Cette
"opinion",
réelle ou
supposée, c'est assez précisdment ce que l'on nommerait
.
aujourd'hui une idéologie, c'est-à:""dire un corps de
maximes et de préjugés qui constitue tout Il la fois une
vision du monde et un système de valeurs" (2).
D'après ce texte, il apparaît que le vraisemblable n'a rien d'une vérité de type scientÎ-
fique.
Ce n'est même pas le réel systématique.
Le vraisemblable semble tout à fait relatif.
Si l'on assimile,
par exemple, le vraisemblable à une idéologie, un corps de maximes, on
peut affirmer que les idéologies politiques, en valeur dans un pays donné, constituent le
vraisemblable.
La Côte d'Ivoire du Président Houphouët-Boigny, fortement capitaliste,
considérerait le Capitalisme comme vraisemblable,
c'est-à-dire ce qui peut être admis,
et le Communisme,
comme invraisemblable, intolérable. Et Gérard Genette ajoute que ce
qui est valable aujourd'hui, peut ne pas l'être demain.
En gros, le vraisemblable, c'est la
norme, l'opinion du public; mais souligne encore l'auteur de Figures Il :
"Ce qui subsiste, et qui définit le vraisemblable, c'est le
principe formel de respect de la norme, c'est-à-dire
l'existence d'un rapport d'implication entre la conduite
particulière attribuée à tel personnage, et telle maxime
générale implicite et reçue" (3) .
(1) -
Par
"bienséance",
il faut entendre les moeurs d'une société, les règles de conduite,
de comportement et par "opinion du public", tout ce que la société considère comme
devant être.
(2) - Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit., p. 6.
(3) -
Ibidem, op. cit., p. 7.

- 302 -
Laissant de côté les deux textes,
Le Cid et La Princesse de Clèves, Gérard Genette
examine ensuite le problème du vraisemblable au niveau de l'écriture. Et il montre que le
texte littéraire peut assurer la reproduction de son propre vraisemblable.
Il possède, à cet
effet, des indications que l'on peut appeler l'historicité du vraisemblable, c'est-à-dire des
marques textuelles qui peuvent assurer au texte sa vraisemblance.
Voici des exemples de
.
marques textuelles, pris par Gérard Genette dans' La comédie humaine de Balzac et qui
assurent l'historicité du vraisemblable:
Voici pourquoi ...
Pour comprendre ce qui va suivre, quelques explications sont peut être nécessaires ...
Ceci veut une explication ...
Il est nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, etc...
Ce qu'il convient de remarquer,
c'est que toutes les marques du métalangage dans
un texte, créent le vraisemblable. En d'autres termes, dès que dans un récit, le narrateur se
met à gloser, il se crée du vraisemblable.
Gérard Genette aborde dans son texte un autre problème,
celui du vraisemblable
et de la motivation: tout acte motivé relève du vraisemblable. Si nous disons, par exemple:
"Allons nous promener,
car il fait beau", nous avons motivé nos intentions. C'est parce
qu'il fait beau que nous voulons aller nous promener. Il distingue alors trois types de récits:
a -
Le récit vraisemblable ou à motivation implicite:
"La marquise demanda sa voiture et alla se promener" (1 J.
(1) - Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation" , op. cit., p. 21.

- 303 -
b -
Le récit motivé
"La marquise demanda sa voiture et se mit au lit, car elle
était fort capricieuse"
(motivation du premier degré
ou motivation restreinte),
ou encore: "...car, comme
toutes les marquises, elle était fort ~apricieuse" (moti-
vation du second degré, ou motivation généralisante)" (t).
c -
Le récit arbitraire
"La marquise demanda sa voiture et se mit au lit" (2).
E.t Gérard Genette de conclure:
"On constate alors que,
formellement, rien ne sépare le
type (a) du type (c).
La différence entre récit "arbi-
traire"
et récit
"vraisemblable"
ne dépend que d'un
jugement au fond,
d'ordre psychologique ou autre,
extérieur au texte et éminemment variable: selon l'heure
et le lieu, tout récit "arbitraire" peut devenir "vraisem-
blable", et réciproquement.
La seule distinction perti-
nente est donc entre les récits motivé et non-motivé.
Cette distinction nous reconduit, d'une certaine mamëre,
à l'opposition déjà reconnue entre récit et discours" (3).
Cette mise au point,
pour assez longue qu'elle paraisse,
nous semble nécessaire,
dans la mesure où bon nombre de problèmes abordés par Gérard Genette,
trouvent leur
application dans les oeuvres narratives que nous étudions.
(1) -- Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit. , p. 21.
(2) -
Ibidem, p.21.
(3) - Ibidem, p 21.

- 304 -
B -
Le vraisemblable sémantique
Mais que pensent aussi Julia
Kristeva et le grand romancier camerounais Mongo
Séti des problèmes qui ont trait au vraisemblable sémantique 7
1 -
Point de vue de Julia Kristeva
Pour Julia
Kristeva, "le vraisemblable, sans être vrai, serait le discours qui ressemble
au discours qui ressemble au réel" (11. Et plus loin, elle précise :
"Le trait radical du vraisemblable sémantique,
comme
son nom le désigne, est la ressemblance. Est vraisemblable
tout discours qui est en rapport de similarité, d'identi-
fication, de reflet avec un autre.
Le vraisemblable est
u(le mise ensemble de deux discours différents dont l'un
(le discours littéraire, second) se projette sur l'autre qui
lui sert de miroir, et s'y identifie au-délà de la différence.
Le miroir auquel le vraisemblable ramène le discours
littéraire est le discours dit naturel. Ce "principe naturel"
qui n'est pas autre chose que le bon sens, le socialement
accepté, la loi, la norme, définit l'historicité du vraisem-
blable.
La sémantique du vraisemblable postule une
ressemblance avec la loi d'une société donnée dans un
moment donné et l'encadre dans un présent histo-
rique" (2).
Le point de vue de Julia Kristeva laisse peu de place pour une vraie distinction entre
réalisme et vraisemblable. Sa définition rejoint quelque peu celle de Mongo Séti pour lequel
le vraisemblable se mesure à son articulation avec le réel concret.
(1) - Julia Kristeva, "La productivité dite texte", op. cit., p. 61.
(2) - Ibidem, p.62.

- 305 -
2 -
Point de vue de Mongo Béti
En effet, brûlant du désir de savoir ce que le grand romancier camerounais pense
des problèmes relatifs au vraisemblable, nous sommes allé l'interroger; voici, à ce propos,
la réponse qu'il nous a donnée:
"Ah oui,
comment est-ce que je conçois le vraisem-
blable? Dans mon esprit cela ne m'a jamais été l'objet
d'une théorisation..
pour moi, c'est une question de
pratique,
une question d'empirisme.
Je veux dire que
c'est à la réalisation que je juge si une page est vraisem-
blable ou si elle ne l'est pas. Je tiens beaucoup compte,
je crois, du cadre qui détermine l'impression du vraisem-
blable .. c'est d'abord le cadre politique et social. Voyez-
vous, c'est la justesse : ce qui me paraÎt vraisemblable,
c'est quand j'ai l'impression que /a description de la
société est juste et bien faite, quand un personnage est
bien enraciné dans son milieu, par rapport à l'époque
historique et par rapport au combat qui est mené autour
de lui.
Si je devais définir la vraisemblance des carac-
tères, des sentiments, il faudrait que je la détermine
par rapport à deux éléments, deux critères .. la vérité
sociale et la vérité politique. Et quand j'imagine un
personnage comme Perpétue,
afin de lui donner le plus
de vraisemblance possible, il faut absolument que je
reconstitue, que j'imagine que/les étaient les difficultés
matérielles avec lesquelles les gens étaient aux prises,
quels étaient les salaires, quels étaient les prix, dans quels
logements ils vivaient, comment ils subissaient ce dénue-

- 306 -
ment ou cette richesse, pourquoi pas 7 Il Y en a qui sont
parfois riches, qui font une ascension politique,' cette
vérité que (appelle socio-matérielle est celle qui me
paratt la plus importante à préciser, dès le départ " et
dès lors la vérité des caractères vient s'inscrire dans cette
réalité déià définie.
Et donc,
pour moi, ie crois que le
critère fondamental de la vraisemblante, c'est la iustesse
des descriptions sociales, et la iustesse de la psychologie
collective,
c'est-à-dire de la conscience collective des
problèmes politiques dans le pays. Est-ce qu'ils sont
conscients de l'oppression ? Est-ce qu'ils s'en accom-
modent? Est-ce qu'ils en ricanent? Est-ce qu'ils s'en
moquent 7 Enfin voilà les conditions,' autrement dit,
plutôt que de me demander comment ie conçois le vrai-
semblable, ce qu'il faut me demander, c'est quelles sont
pour moi les conditions qui doivent être requises pour
qu'il y ait vraisemblance.
Quant à la vraisemblance dans mes oeuvres, comme
ie fais quand même une littérature dont la base est réaliste,
tout en lui donnant une résonance mythique, universelle,
enfin quoi! il faut qu'il y ait de la vraisemblance dans mes
romans. Et ie m'efforce de faire en sorte qu'il y en ait" (1 J.
La position de Mongo Séti ne souffre d'aucune ambiguïté: il y a, par exemple, une
situation socio-politique, et le vraisemblanble, c'est ce qui réflète, le plus possible, cette
situation. Et c'est le vraisemblable sémantique selon la terminologie de Julia Kristeva.
(1) -
Propos recueillis par nous à Rouen, le 29 juin 1976.

- 307 -
3 -
L'opinion du public.
Un autre point sur lequel nous voulons également insister, concerne toujours le vrai-
semblable sémantique,
en tant qu'opinion du public.
Dans Le Roi miraculé de Mongo
Séti,
par exemple,
tous les problèmes se ramènent à la maladie du Chef Essomba
Mendouga. Mais ce qui est important au point de vue du vraisemblable, ce n'est pas la maladie
elle-méme, mais la façon dont on en parle.
Oh assiste, en effet, à un chassé-croisé sur
l'annonce et le démenti de la mort du Chef. L'opinion qui prévaut peut se ramener à celle-
ci
:
le Chef va mourir, parce qu'il
n'est jamais tombé malade.
Gustave, le jeune
boy, l'explique au Père Le Guen:
"Savez-vous, mon Père, ces gens qui ont toujours été en
bonne santé,
la première fois qu'ils tombent malades
pour de bon, eh bien! ils ne se relèvent pas. Et le Chef
semble malade pour de bon" (1 J.
Les Noirs dont grouille ce roman,
connaissent bien cette opinion du public encore
en vigueur.
On voit qu'elle n'a rien à voir avec la réalité objective. C'est une opinion qui
s'est ancrée dans les esprits, à la suite d'observations empiriques:
"Le Guen savait maintenant que sans l'avouer, il lui
rapportait ce qui se disait au village parmi les Noirs,
car cela aussi, Gustave le retenait pour le reproduire
au besoin" (2J.
(1) -
Mongo Séti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 43.
(2) -
Ibidem, p. 43.

- 308 -
Cette opinion entre dans ce que Gérard Genette appelle la motivation restreinte ;
et dans ce cas,
on peut traduire: le Chef va mourir, parce qu'il est tombé malade pour
la première fois; ou dans la motivation généralisante : tous les gens qui ne tombent
pas malades meurent, quand ils le deviennent.
Le vérifiable et le vraisemblable sont des procédés qui relèvent d'une esthétique réaliste
reposant sur une technÎque d'illusion. Une technique dans la mesure où "pour faire vrai",
le romancier noir s'efforce de donner l'illusion complète du vrai.
\\

TROISIEME
PARTIE
l'
LES
DIVERS
ASPECTS
DU
REEL

- 310 -
La Deuxième Partie de notre analyse nous a permis de nous rendre compte du projet
littéraire des romanciers africains, c'est-à-dire le courant littéraire auquel ils se conforment
quand ils décrivent la réalité africaine.
En effet, l'étude des titres et des Préfaces, d'une
part, celle du vérifiable et du vraisemblable, d'autre part, ont révélé qu'ils s'attachent aux
principes du réalisme.
Il convient, dès à présent, de nous demander par quels éléments
structurels de ce roman,
ils traitent,
de préférence,
les aspects de cette réalité.
Notre
démarche sera commandée par une perspective à la fois chronologique et thématique.
Mais c'est ici le lieu de rappeler que notre analyse du discours littéraire,
même si
elle doit s'app~yer sur un schéma communicatif du type linguistique, ne sera pas exclusi-
vement intra-Iinguistique,
tant il est vrai que le fait littéraire africain n'obéit strictement
à
aucun
développement
autonome ; car, quel qu'il soit
- roman, théâtre,
poésie
ou cinéma
-
il reste profondément lié à la sociologie, à l'histoire, à la psychologie. à la
politique, à la psychanalyse et même à l'économie.
Il est, de ce fait même, marqué par
la vision du monde de la classe dominante,
par les idéologies de l'époque et surtout par
l'importance que "écrivain accorde à l'homme dans le milieu où il évolue. C'est dire que,
pour saisir la portée des messages produits,
nous ne nous bornerons pas à la simple exploi-
tation de "appareil formel du discours.
Nous accorderons une place de choix à l'extra-
linguistique, c'est-à-dire au contexte situationnel, car:
"Tout énoncé est réalisé dans une situation spatio-
temporelle particulière qui comprend le locuteur, l'audi-
teur, les actions qu'iis font à ce moment-là et divers
objets...
L'auditeur ne pourra cependant pas comprendre
J'énoncé à moins d'interpréter correctement ces éléments

- 311 -
déictiques en se référant aux caractéristiques pertinentes
de la situation.
On ne peut cependant pas simplement
identifier le contexte d'un énoncé avec la situation spatio-
temporelle ou il se trouve produit: on doit considérer
qu'il comprend, en même temps que les objets et actions
pertinentes à ce moment-là, la connaissance qu'ont le
,
locuteur et l'auditeur de ce qui a été dit antérieurement,
dans la mesure ou cela contribue à la compréhension de
l'énoncé.
Le
contexte
doit
comprendre
également
l'acceptation tacite de la part du locuteur et de l'audi-
teur de toutes les conventions, les croyances et les
suppositions
qui s'appliquent dans les circonstances
présentes, et qui sont tenues pour acquises par les mem-
bres de la communauté linguistique à laquelle appartient
le locuteur et l'auditeur" (1 J•
. - .. ----------.---------~---------
•• -------~-----------'l------------•••• - ••..•-------------- ••.• ----- ••••• :.._.

._.
(1) -
John Lyons,
Introduction à la linguistique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 317.

- 312 -
CHAPITRE
LE REALISME SPATIO-TEMPOREL
1 -
L'ESPACE
L'univers géographique dans lequel évoluent les différents protagonistes et les diffé-
rentes actions,
dans les oeuvres romanesques qui nous intéressent,
est caractérisé par sa
grande extension, c'est-à-dire par sa variété et sa multiplicité interne. Il embrasse les pays
suivants:
-
En Afrique:
le Cameroun, le Bénin, la Haute-Volta, la Côte d'Ivoire, le Togo,
le Mali, le Sénégal, la Guinée, le Congo, le Zaïre, le Niger, le Burundi. Ces pays se situent
tous au sud du Sahara,
et le français y est considéré,
jusqu'à présent,
comme la langue
officielle.
-
En Europe : la France, avec notamment Paris comme lieu de l'action et certaines
villes de provinces. "y a aussi J'Italie avec sa capitale Rome.
-
En Amérique : Les Etats-Unis, avec New- York.
La vision d'ensemble de cet univers va donc progresser en éventail:
les intrigues
se dérouleront du village à la ville,
de la société coloniale à la société des 1ndépendances,
de l'Afrique à l'Europe et à l'Amérique.
C'est donc un vaste monde au sein duquel pays,
végétaux, agglomérations humaines, se différencient continuellement dans le détail, mais
où les actions essentielles se polàrisent dans les limites de deux horizons principaux:
le
village et la ville.

- 313 -
Une étude topographique des diverses données spatiales dans les récits,
c'est-à-
dire leur organisation,
grllce aux nombreuses indications dont ils fourmillent,
retiendra
notre attention;
ensuite, nous ferons un inventaire des procédés mis en oeuvre par les
romanciers pour réaliser cette disposition générale des lieux; enfin, au-délà de la simple
description ou présentation des cadres réels ou fictifs, nous nous interrogerons sur "l'espace
romanesque considéré comme "image d'une certaine conception du monde" (1).
A -
Une diversité dans la thématigue spatiale
Ce qui frappe, le plus, quand on lit les oeuvres romanesques africaines, c'est la double
exploitation (2) de l'espace par les romanciers. Cette double exploitation se traduit notam-
ment dans le récit,
par une intégration d'un espace africain et d'un espace extra-africain.
Dans ce cas précis, l'espace devient un indice biographique, traduisant l'itinéraire du roman-
cier qui transfère ses expériences, sa vie à un personnage. Selon ce schéma, on voit le héros
suivre des études primaires en Afrique, le plus souvent, dans son village, puis s'embarquer,
soit en bateau, soit en avion, pour
poursuivre des études supérieures en Occident.
Nombreux sont les romanciers qui adoptent cette double exploitation. Parmi les meilleurs
exemples, il convient de citer L'enfant
noir
et
Dramouss de Camara Laye, Climbié de
(11 -
Roland Bourneuf,
"L'organisation de l'espace dans le roman",
Etudes littéraires,
vol. 3, nO 1, Les Presses de l'Université Laval, 1970, p. 82.
(21 - Il faut remarquer que la double exploitation de l'espace n'est pas le propre du roman
africain; la poésie africaine, elle aussi, n'échappe pas à cette pratique. Certains poèmes
de L. S. Senghor, ceux de Chants d'Ombre,
notamment, s'enracinent dans l'espace
français.
Le Cahier d'un retour au pays natal
d'Aimé Césaire, prend son essor à
partir d'un hôtel parisien, pour ensuite, dans un mouvement spiral, aller se fixer aux
Antilles.

- 314 -
Bernard Dadié,
Kocoumbo,
l'étudiant noÎr d'Aké Loba,
L'aventure ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane, Chemin d'Europe de Ferdinand Oyono, Violent était le vent et Le soleil
noir point de Charles Nokan,
Le chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum et
Le devoir de
violence
de Yambo Ouologuem.
Le lieu de leurs drames peut changer;
ils répondent,
néanmoins, à des développements similaires, à une uniformité générale d'évolution.
Mais
quelle place les romanciers africains accordent-ils à l'univers romanesque dans leurs oeuvres
et comment le traitent-ils 7
1 -
Espace romanesque et destin du groupe social
L'espace dans le roman africain répond à une véritable figure adjonctive, c'est-à-dire
chargée de signification.
Le point de vue de la présentation est celui de la vision binoculaire.
Le romancier, en effet, le présente de manière à nous permettre de voir deux aspects consé-
cutifs à la fois;
en d'autres termes,
tout est mis en oeuvre pour que, chaque fois, deux
plans de l'espace traversent le champ de mire du lecteur.
Au niveau global,
c'est le couple village/ville qui constitue le champ de mire de la
vision binoculaire;
vient ensuite la ville,
divisée en quartier noir et en quartier blanc, et
le romancier s'arrange également pour permettre au lecteur de voir,
en même temps, ces
deux aspects de l'espace-ville. A partir de ce que nous appelons la vision binoculaire, il est
possible de tenter une étude structurale de l'espace du roman africain.
Pour l'étude de son
organisation et de son fonctionnement, on peut partir des poÎnts suivants:
Le couple village/ville qui nous permettra de cerner:
L'espace village/ville
L'espace ville blanche/ville noire
-
Les mutations de l'espace.

- 315 -
a -
L'espace village/ville
La vision que le romancier africain nous donne de l'espace dans son oeuvre, tourne,
certes, autour du village et de la ville (1)
; toutefois,
l'espace_village et l'espace-ville, ne
sont pas dans un rapport d'opposition, comme on pourrait s'y attendre, et qui ferait d'eux,
deux mondes qui s'ignorent.
Sien au contraire, ils entretiennent, entre eux, des rapports
,
dialectiques. Pour bien comprendre la réalité de l'espace village/ville, il faut non seulement
partir du principe de la vision binoculaire,
mais il faut également la dépasser pour décrire
séparément les deux niveaux,
en prenant bien soin d'en signaler les types de rapports qui
les unissent.
Le village
Le romancier africain, on le sait, affectionne la description du village ou de la campa-
gne africaine.
En effet. la plupart des récits prennent leur essor à partir du village de la
brousse;
néanmoins,
les villages qui nous sont présentés,
peuvent se répartir en deux
groupes: ceux qui portent un nom et ceux qui demeurent anonymes.
(1) -
Parlant des romans de Mongo Séti, Jacques Chevrier part aussi du couple village/ville:
"Dans tous ces romans. écrit-il,
deux univers se trouvent constamment opposés,
la ville et le village. Moloch insatiable.
la ville exige sans cesse de nouveaux tributs.
et le prestige qu'elle exerce sur les esprits.
draine vers elle des hordes d'hommes et
de femmes fascinés par les colifichets de la civilisation occidentale.
Pourtant les
uns et les autres n'y rencontrent le plus souvent que le chômage ou la maladie, et
Mongo Séti a beau opposer à ce monde tentaculaire et anarchique l'ordre social et
culturel du village de brousse. tôt ou tard, ses héros vaincus y font retour. et viennent
y puiser comme à une source, le regain d'énergie dont ils ont besoin pour continuer
à vivre....
Le Monde
du 18-19 juillet 1976, p. 19.

- 316 -
. Les villages qui portent un nom
Les villages nommés 7 C'est Bamila dans
Ville cruelle;
ce sont Mombet, Timbo,
Kota, Bitié, Evindi, Ekokot, Ndimi, Zibi, Akomba, Téba, Kado, Kouma, Bomba, Sogolo ;
ce sont ces quatorze villages, moins celui de Denis, le personnage-narrateur, que parcourent
le R. P. S. Drumont et son équipe, lors de la grande tournée, qui constituent le récit dans
Le Pauvre Christ de Bomba.
Ce sont Essazam dans
Le Roi miraculé, l'inoubliable Kala
dans Mission terminée, où Medza ira chercher la femme de son cousin Niam ; c'est encore
Doum dans Le vieux Nègre et la médaille.
Pourquoi le romancier africain éprouve t-il le besoin de nommer ces villages? Le fait
d'appeler ces villages par des noms, donne au lecteur l'impression qu'il est dans un monde
réel ; même si-les noms désignés ne lui sont guère familiers, "impression du vraisemblable
demeure, parce que le procédé de désignation fait partie du système sémiotique de la société
dans laquelle il baigne.
. Les villages anonymes
De cette impression du réel,
on passe à celle de la quasi incertitude, quand il s'agit
de villages anonymes;
en effet,
les narrateurs se plaisent parfois à jeter un voile sur un
certain nombre de villages: le village de Toundi dans Une vie de boy, celui d'Aki Barnabas
dans Chemin d'Europe, de Medza dans Mission terminée (1), de Kris dans Le Roi miraculé,
ne sont pas désignés par un nom; ce sont des lieux anonymes.
Mais nommer ou ne pas nommer certains villages, révèle-t-il chez le romancier afri-
cain, un goût de l'alternance, ou, au contraire, y a-t-il une signification particulière cachée
sous ce procédé?
Il faut se rappeler que l'on a affaire à des oeuvres de fiction et que,
par
(1)
Ne pas confondre le village de Medza et celui appelé Kala où l'envoie son oncle Niam
à la recherche de son épouse_

- 317 -
conséquent,
des discrétions géographiques sont légitimes.
Le romancier peut éprouver
une certaine pudeur à nommer un village;
s'il ne lui donne pas un nom fictif, la non-
désignation peut être une volonté d'affirmer cette pudeur.
Dans ce cas là,
la notion de
réalisme n'est pas en cause; la fiction se légitime, car, elle est, par essence, dissimulation
du révélable.
/1 en résulte un effet de réalité voilée, parce que tout roman est le fruit d'une
forte élimination; l'histoire racontée ne l'est jamais totalement; ce qu'on en dit est peu au
regard de tout ce qu'on n'en dit pas.
Au demeurant,
que les romanciers africains nomment ou se réservent le droit de ne
pas désigner par des noms certaines localités,
la fiction, elle, peut toujours justifier cette
pratique romanesque,
et cette justification sera toujours vraisemblable,
car le refus de
désigner Un Iif,!U est aussi signe qu'il existe.
/1
n'existe
pas toujours d'homogénéité entre les villages que nous présentent
les romanciers.
La technique des oppositions, des contradictions, qui régit les points de vue
du narrateur, sur tous les problèmes qu'il pose, est la même dans la présentation des villages.
Bomba, par exemple, s'oppose aux autres villages Tala. Sans être une vraie ville, Bomba
est l'image même de la présence étrangère: les bâtiments, l'école, la sixa (11, les catéchistes,
les ouvriers, bref, tout, ici, respire la situation de dépendance coloniale, et plus précisément,
la structure religieuse.
Les autres villages Tala,
en revanche,
font partie de l'Afrique
profonde.
L'habitat y conserve sa forme trad itionnelle. Les villages entretiennent entre eux
une espèce de hiérarchisation, tant au niveau de l'aspect physique que celui de l'Adminis-
tration.
Le romancier nous offre ainsi une technique de présentation qui, par ses nuances,
ses différenciations, est conforme à la réalité.
(1) -
Espèce d'internat pour les futures chrétiennes à marier ou non, et les chrétiennes
ayant quitté leur famille païenne.

- 318 -
Le village n'est pas seulement caractéristique de son mode de désignation, nommé
ou anonyme,
mais aussi de son aspect physique et de sa culture.
Pendant que la ville
présente partout des constructions modernes,
des bâtiments administratifs, des villas, des
cités de fonctionnaires,
le village, lui, conserve ses cases de pisé souvent à toit de chaume.
Sur le plan proprement culturel,
deux faits peuvent être observés:
les éléments
de la civilisation moderne y sont présents, ne serait-ce qu'au niveau de la religion chrétienne
et de l'argent qui circule.
Mais si le village ne présente plus de culture authentiquement
pure, il ne fait aucun doute que par rapport à la ville, il conserve encore des aspects culturels
proches de l'Afrique protocoloniale. Dans Le Pauvre Christ de Bomba, les Tala préfèrent
danser au son de leurs tam-tams, adorer leurs fétiches plutôt que d'aller à la messe du
R.P.S. Drumont.
Les sages Essazam usent de tous les moyens qui sont à leur disposition,
pour soustraire leur chef à l'emprise du Père Leguen dans Le Roi miraculé. Les cortèges
d'invitation auxquels est soumis Medza dans
Mission terminée,
rappellent avec éclat, les
moeurs d'hospitalité des Africains.
Après sa mésaventure,
Méka,
dans
Le vieux Nègre
et la médaille,
balaie d'un seul coup de main, toutes les pratiques religieuses. accumulées
des années durant, et retourne à ses coutumes ancestrales.
Mais la culture africaine villageoise est loin d'être pure sous tous les cieux de l'Afrique
traditionnelle.
Elle se trouve menacée; elle se désagrège de tous côtés. Unanimes sont les
romanciers africains à ce sujet.
Les jeunes de Kala protestent contre un monde qu'on leur
impose:

- 319 -
"Le drame dont souffre notre peuple,
c'est celui d'un
homme laissé à lui-m~me dans un monde qui ne lui
appartient pas, un monde qu'il n'a pas fait, un monde
où il ne comprend rien.
C'est le drame d'un homme
sans direction intellectuelle, d'un homme marchant à
l'aveuglette, la nuit" (1 J.
Dans presque toutes ces oeuvres narratives,
les 1ndigènes doivent résister à l'assaut
de la religion chrétienne,
engager une véritable bataille contre cette nouvelle religion qui
mine leur religion traditionnelle.
Partout le goût de l'argent s'installe déjà,
èt les Tala,
dans
Le Pauvre Christ de Bomba,
ont de fortes propensions pour le matériel.
Partout
les problèmes du mariage sont liés à ceux d'une dot stupéfiante en argent.
Et le mariage
de Banda et d'Odilia,
dans
Ville cruelle
d'Eza Boto, sur une base qui exclut la dot, est
une exception qui est loin d'être l'indice d'un recul du mariage basé partout sur "argent.
Ainsi,
l'espace-village offre,
au plan socio-culturel,
un univers dont le réalisme
est double:
-
"y a la persistance d'une culture africaine qui se remarque par sa résistance à la
civilisation occidentale.
-
Il Y a aussi une civilisation occidentale qui cherche à s'imposer par tous les moyens.
Mais le village est rarement perçu seul.
On le voit en corrélation avec la ville.
Le
village et la ville,
par conséquent, ne sont pas présentés comme des diapositifs superposés,
indépendants l'un de l'autre.
Ils entretiennent, au contraire, des rapports d'interdépendance.
(1)
Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 250 - 251.

1
- 320 -
\\,
~
Des critères politiqùes, économiques et sociologiques constituent cette interdépendance.
la vision binoculaire, dont nous avons parlé, doit se concevoir en raison de cette
interdépendance qui fait que le village et la ville sont situés sur le plan, dans la perspective
f
d'une signification.
1
J
le critère politique
Du point de vue du critère politique, le moins qu'on puisse dire, c'est que le village
est directement rattaché à la ville, centre administratif.
Cette domination politique du
village par la ville est abondamment décrite dans nombre de romans. Dans le Pauvre Christ
de Bomba,
par exemple,
nous voyons le Commandant Vidal sillonner tout le pays Tala;
et pour signifier son autorité sans limite,
il fait arrêter un prétendu agresseur du R.P.S.
Drumont.
Nous pouvons voir encore l'Administrateur lequeux,
dans
le Roi miraculé,
sous la conduite des forces de l'ordre,
investir le village Essazam à la suite de l'incident
provoqué par le rassemblement des différents clans,
lors de la maladie du Chef Essomba
Mendouga.
Joseph Toundi
d'Une vÎe de boy de Ferdinand Oyono, victime d'une fausse
accusation,
donne prétexte au Commissaire Varini,
surnommé Gosier-d'Oiseau, qui
envahit son village. Mais donnons plutôt la parole au narrateur:
"Les Blancs s'affairaient dans la case.
Ils précipitaient
à grands coups de pied dans la cour tout ce qui était
susceptible d'en recevoir un.
Aux bruits qu'ils faisaient
on eDt pensé que l'orage soufflait dans la case...
On
sortit le matelas de feuilles mortes de bananiers cousues
dans une vieille toile de sac.
Gosier-d'Oiseau sortit
son canif,
fendit le matelas, puis commença à examiner

- 321 -
chaque feuille morte.
Le garde et l'amant de Sophie
l'imitèrent.
Ils ne tardèrent pas à abandonner leur
besogne" (T).
Toutefois, plus que dans aucun autre roman africain, c'est dans 0 pays, mon beau
peuple 1 de Sembène Ousmane que l'autorité administrative est affirmée, dans le village,
avec le plus de force.
Ces quelques mots d'Oumar Faye, le personnage central du roman,
sont assez éloquents à cet égard:
"Vous n'avez jamais assisté à un supplice dont le coupable
n'avait pas volé, mais seulement n'avait pas pu rembour-
ser. la semence empruntée pour payer son impôt.
On
l'expose sur la place publique, au moment où le soleil
est au zénith.
On ne lui laisse rien qu'un cache-sexe,
on ne lui donne ni à boire ni à manger,
les miliciens
le gardent.
Tout le village est là...
La famille au complet
occupe le premier rang.
Ce n'est pas un beau spectacle.
La douleur n'est pas seulement physique, elle est aussi
morale" (2).
Ces paroles ne souffrent d'aucune ambiguïté.
Avec la situation de dépendance colo-
niale,
le village a perdu son autorité politique pour dépendre de la ville, siège du pouvoir
colonial.
(1) -
Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit. , p. 169.
(2) - Sembène Ousmane, 0 pays, mon beau peuple !, op. cit., p. 152.

- 322 -
Le critêre économique
Le second critère qui lie le village à la ville, c'est l'économie. Le modèle de dévelop-
pement introduit par le colonisateur ne se limite pas seulement à l'espace-ville;
car il
n'existe pas de dualisme entre l'espace-ville et l'espace-village.
Bien que la ville soit le lieu
,
des grandes affaires, le village lui apporte ses prodùits agricoles. Ainsi, on voit de longues
files de paysans aller vendre leurs produ its dans les villes voisines. Banda, dans Ville cruelle,
est un des meilleurs cas qui viennent à l'esprit, quand on songe à ces pauvres paysans qui
parcourent des dizaines de kilomètres à pied, avec leurs charges sur la tête, pour se rendre
à Tanga (1}.
Si ce n'est pas le village qui va vers la ville pour entretenir des liens entre les deux
espaces,
c'est l'inverse qui se produit
(2).
Mais à travers ces liens économiques qui lient
le village à la ville,
il est à remarquer que le village subit "exploitation de la ville et que
l'interdépendance joue en faveur de celle-ci.
Le critère sociologique
Outre le critère politique et économique que nous venons d'évoquer et par l'intermé-
diaire desquels le village et la ville constituent deux pôles qui peuvent et doivent être cernés
ensemble, il y a un troisième critère, sociologique, celui-là: c'est le phénomène de mobilité
sociale.
(1} -
Dans Ville cruelle d'Eza Boto, on se rappelle comment les contrôleurs des produits
agricoles jugèrent mauvais le cacao de Banda et firent semblant de le jeter au feu.
(2) -
Il s'agit précisément ici des commerçants grecs, libanais ou syriens qui vont des villes
vers les villages à la recherche des produits agricoles, le cacao et le café notamment.

- 323 -
La ville est le lieu rêvé des villageois.
Elle les attire irrésistiblement. C'est, croient-
ils,
le lieu de la réussite sociale,
le lieu où ils peuvent amasser beaucoup d'argent. C'est
que la situation de dépendance coloniale a crée des goûts nouveaux, des besoins nouveaux,
qui ne peuvent être satisfaits qu'en ville. Banda dans Ville cruelle et Denis dans Le Pauvre
Christ de Bomba, n'ont de cesse que d'aller en ville. Chez ces deux personnages-narrateurs,
la conquête de l'espace-ville devient un rêve obsessionnel.
A propos de Banda,
voici
comment se termine la fin de l'épiloque :
"Un jour, il lui faudrait bien aller à la conquête de Fort-
Nègre,
il ne pouvait pas s'arrêter à mi-chemin.
Et la
voix,
sa voix,
dont il aimait à entendre les inflexions,
tQutes les intonations,
ne cessait de lui sussurrer:
"Banda, qu'attends-tu donc pour partir? Est-ce que
tu n'as pas honte?
Lève-toi,
prends ta femme et va-
t-en... " fT).
Aussi cUrieux que cela puisse paraître,
"épilogue du
Pauvre Christ de Bomba se
termine aussi de la même façon,
c'est-à-dire par le rêve du jeune narrateur Denis d'aller
le plus tôt possible à la ville:
"Je pense à ce que me confiait un soir le cuisinier adjoint
Anatole 1...
Aller à la ville et chercher une petite place
de boy chez un commerçant grec" (2).
(1)·- Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 224.
(2) -
Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 375.

- 324 -
C'est enfin le même désir d'évasion que l'on rencontre chez Joseph Toundi dans
Une vie de boy
de Ferdinand Oyono.
Bien qu'agonisant,
le malheureux boy se dira à
lui-même:
"1/ faut que je me sauve... Je m'en irai en Guinée espa-
gnole... M. Moreau ne m'aura pas" fT J.
Les liens qui unissent le village et la ville ne sont pas seulement d'ordre politique,
économique et sociologique;
ils sont aussi d'ordre psychologique, puisque, avant d'aller
à la ville, ce projet est d'abord pensé, rêvé par les héros. Entre le village et la ville, il y a
un destin commun, celui d'évoluer en même temps.
La ville
L'espace-ville s'érige en un véritable sujet des oeuvres romanesques africaines.
On
pourrait expliquer ce phénomène de deux manières:
-
Beaucoup de personnages rêvent d'aller à la ville; aussi le nom de la ville est-il
récurrent dans leur bouche et les commentaires qu'ils émettent à son sujet.
-
Toutes les nouvelles transformations introduites par la colonisation y sont les plus
développées. La ville est le symbole de la nouvelle société africaine.
Aucun mystère n'est jeté sur le nom de ces villes, comme c'est le cas pour les villages.
Les villes sont ici toutes nommées, même si cette dénomination est parfois fictive. Quelques
villes sont vraiment célèbres dans les oeuvres que nous étudions.
Leur nom seul pourrait
évoquer toute "histoire du roman: Tanga dans Ville cruelle, Doum dans Le vieux Nègre
(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 185.

- 325 -
et la médaille,
Dangan dans
Une vie de boy,
Bomba dans
Le Pauvre Christ de Bomba,
Dakar, Saint- Louis et, plus rarement Conakry dans L'enfant noir et Dramouss, Grand-
Bassam et Bingerville dans
Climbié,
Brazzaville dans
La palabre stérile, Nécroville dans
Afrika Baa, Dakar dans Maïmouna.
La présentation de la ville par le romancier est presque partout fondée sur la technique
de la vision binoculaire.
Les narrateurs, par "intermédiaire desquels l'auteur décrit l'espace-
ville, distinguent deux aspects de la ville : la ville blanche et la ville noire. Et comme dans
le cas du couple
village/ville,
il y a une interdépendance étroite entre le quartier blanc et
le quartier noir sur un certain nombre de points.
L'opposition qui existe entre les deux
villes, ne se voit qu'au niveau de leurs aspects physiques et de leur fonction.
Mais pour saisir les mutations les plus spectaculaires de la société africaine,
il nous
faut examiner maintenant comment les romanciers ont représenté l'espace-ville. Nous nous
intéresserons plus particulièrement à deux villes, Tanga de Ville cruelle d'Eza Boto et Doum
du
Vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono:
parce que, parmi toutes les villes
décrites dans ces oeuvres, il nous semble que ce sont celles-là qui offrent les meilleurs cas
de présentatÎon.
D'une façon générale,
la ville blanche et la ville noire se trouvent presque toujours
situées dans le même champ de vision, si bien que le lecteur les voit en même temps.
Le
narrateur de
Ville cruelle, sur un ton presque péremptoire, nous invite à nous représenter
les deux Tanga simultanément:

- 326 -
"Représentez-vous,
au milieu de la clairière, une haute
colline flanquée d'autres collines plus petites. Sur les deux
versants opposés de cette colline,
se situaient les deux
Tanga.
Le Tanga commerçant et administratif - Tanga
des autres,
Tanga étranger -
occupait le versant sud,
étroit et abrupt, séparé de la forêt toute proche par un
fleuve qui roulait des eaux noires et profondes...
Le
Tanga commercial se terminait au sommet de la colline
par un p5té de b5timents administratifs,
trop blancs,
trop indiscrets...
L'autre Tanga, le Tanga sans spécialité, le Tanga
auquel les b5timents administratifs tournaient le dos -
par une erreur d'appréciation problablement - le Tanga
indigène, le Tanga des cases, occupait le versant nord peu
incliné, étendu en éventail" (1J.
On aura remarqué que,
bien que les deux Tanga soient situés sur deux points cardi-
naux diamétralement opposés,
le Nord et le Sud, l'effet de présentation produit est celui
de la vision binoculaire.
De même dans
Le vieux Nègre et la médaille,
Ferdinand Oyono nous offre,
à peu
de chose près, le même procédé de présentation; car, du point de vue du plan, de l'urba-
nisme et de la vitalité économique,
Doum est une ville typiquement coloniale comme la
ville de Tanga.
Elle comprend aussi deux quartiers,
le quartier européen et le quartier
indigène:
(1) -
Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 17 - 20.

- 327 -
"II leur fallait traverser tout le quartier européen, puis
descendre la colline limitrophe au pied de laquelle s'éten-
dait le quartier indigène,
traverser celui-ci,
prendre
des raccourcis,
descendre le cimetière de la mission
catholique, pour arriver chez Méka" (1 J.
Cette technique de la présentation de l'e$pace-ville ne relève pas seulement, nous
semble-t-il,
d'une recherche esthétique;
elle repose,
croyons-nous, sur la réalité des
villes africaines qui conservent toujours, d'un côté, un aspect moderne, et de l'autre, un
aspect traditionnel, toujours en recul face à l'avancée de la ville moderne, même s'il arrive,
parfois, que la création du quartier indigène précède celle du quartier européen.
Quartier blanc et quartier noir constituent deux entités de la même ville.
Tentons
maintenant de pénétrer leur véritable spécificité,
tant au point de vue de leur aspect
physique que de leur mode de vie.
La ville blanche
La ville blanche attire le regard par son aspect moderne.
Le regard se fixe partout
sur les bâtiments administratifs:
la Résidence du Commandant,
le centre commercial,
incarnation de la cupidité des commerçants grecs, libanais et syriens notamment, la prison
et l'hôpital que les Africains n'ont pas hésité à baptiser de l'expression
"Crève des
Nègres" (2).
La ville blanche apparaît, aux dires des romanciers africains, comme une tour
d'ivoire. Zone interdite aux Africains,
elle symbolise, pour eux, la terreur et l'arbitraire:
(1) -
Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 75.
(2) -
Expression pour désigner la prison.
Les Africains pensent et, à juste titre, que lorsque
l'un des leurs y entre, il sort les pieds devant.

- 328 -
"En arrivant au sommet de la colline limitrophe, Engamba
se mit à ralentir le pas et à se demander où il allait. - Je
suis fou 1
maugréa-t-il.
Comment ai-je pu venir
jusqu'ici sans être invité par le Commandant 7... Il renoua
son pagne et se demanda encore ce qu'il faisait,
lui,
paysan de la brousse, en plein centre administratif à cette
heure matinale...
Maintenant qu'il s'l trouvait devant le
bureau du Commandant, Engamba commençait à réaliser
la folie de son entreprise. Il y avait des gens comme lui
qu'on avait cueillis à la véranda de la Résidence sans qu'on
se fût informé des motifs de leur visite.
Ils étaient en
prison pour un temps indéfini...
Aucun Indigène n'osait
s'aventurer au sommet de la colline limitrophe" (1 J.
Le cadre proprement dit importe donc moins que la puissance dont ces lieux sont
investis,
qui inspire de la crainte aux Africains appelés à y pénétrer;
aÎnsi ce n'est pas
sans angoisse que Toundi d'Une vie de boy, se prépare à
prendre son service pour
la première fois chez le Commandant.
La même aura de crainte et de mystère entoure la
PrésÎdence de la République de la Côte des Ebènes. Fama, le héros des Soleils des Indépen-
dances,
impliqué dans un complot, est arrêté et détenu dans les caves de la Présidence:
"Dans les caves, les plafonniers restaient constamment
allumés et on ignorait quand venait le matin et quand
commençait le soir; on y subissait la torture, on y respi-
rait la puanteur; le ventre y sifflait la faim; la mort de
temps en temps y retentissait et parfois aussi les éclats
de rire ivres des geôliers vidant des bouteilles d'alcool"(2J.
(1) -
Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 175 - 176.
(2) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 165.

- 329 -
Le quartier européen demeure, à vrai dire, énigmatique. Il est, et l'on ne sait rien
d'autre,
le lieu de l'exercice d'un pouvoir despotique. Espace-tabou, les romanciers
africains,
d'une façon générale,
se montrent,
à son endroit, d'une discrétion que nous
croyons d'autant plus significative qu'ils répandent, au contraire, les informations les plus
abondantes sur le quartier indigène.
La ville noire.
Les faubourgs noirs,
ou encore quartiers indigènes,
contrairement aux quartiers
européens,
regorgent de descriptions détaillées.
Le romancier africian,
en effet, s'arrête
sur leur aspect physique, les manières de vivre et la pauvreté criante de ses habitants.
Le quartier indigène, selon le témoignage des romanciers, est le lieu où résident tous
ceux qui ne sont pas des Blancs.
Il brille par son dénuement et son insalubrité. C'est le
quartier sans spécialité,
le quartier auquel les bâtiments des Européens tournent le dos,
le quartier des cases;
tandis que le quartier européen trône sur les hauteurs, le quartier
indigène,
et à ce sujet les romanciers sont encore unanimes,
a comme site privilégié, les
bas-fonds:
"1/ leur fallait traverser tout le quartier européen,
puis
descendre la colline limitrophe au pied de laquelle s'éten-
dait le quartier indigène" (1 J.
C'est bien de cette même réalité que nous parle encore Ferdinand Oyono dans Une
vie de boy,
lorsque les Blancs arrêtent Joseph Toundi, injustement accusé d'avoir aidé
Sophie, la maîtresse de l'ingénieur agricole, à s'enfuir enGuinée espagnole:
(1) -
Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 75.

- 330 -
"La lumière des phares creusait une allée lumineuse
dans l'amoncellement des ténèbres sous lesquelles Dangan
s'était assoupie.
Elle nous dévo/'la la dernière maison du
quartier européen.
Après avoir gravi la colline voisine,
nous commençames à descendre l'autre versant au pied
duquel s'étend, dans un ancien
marécage, le quartier
indigène" (1).
la plaie de Malik Fall souligne que c'est le fleuve Sénégal qui sépare le centre urbain,
construit sur une rie,
des quartiers indigènes.
Nous relevons la même insistance sur cette
séparation dans
les Soleils des Indépendances,
où une lagune sépare les deux quartiers:
"Le pont étirait sa jetée sur une lagune latérite de terres
charriées par les pluies de la semaine; et le soleil, déjà
harcelé par les bouts de nuages de l'Ouest, avait cessé
de briller sur le quartier nègre pour se concentrer Sur les
blancs immeubles de la ville blanche" (2).
Ainsi,
tout au long de la période des luttes nationalistes, comme après les Indépen-
dances,
les romanciers africains paraissent être sensibles à l'organisation ségrégative de
l'espace urbain.
On voit donc que les Indépendances ne semblent pas avoir apporté de
changement notable à l'état de délabrement des quartiers indigènes.
Fama le souligne avec
aigreur:
"Dès lors, le ciel, comme si on l'en avait empêché depuis
des mois, se déchargea, déversa des torrents qui noyèrent
les rues sans égouts. Sans égouts, parce que les Indépen-
dances ici aussi ont trahi, elles n'ont pas creusé les égouts
(1) -
Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 165.
(2) -
Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 18.

- 331 -
promis, et elles ne le feront jamais: des lacs d'eau conti-
nueront de croupir comme toujours et les Nègres colonisés
ou indépendants y pataugeront tant qu'Allah ne décollera
pas la damnation qui pousse aux fesses du Nègre" (1).
Mais ce que nous appelons le quartier indigène ou la ville noire, n'est, en réalité, qu'un
conglomérat de villages dans la ville. A la ville blanche aux "rues asphaltées", s'oppose la
ville indigène, lugubre et triste. Témoin cette appréciation faite par Banda sur Tanga-Nord,
le Tanga des autres, le Tanga des Indigènes:
"C'est à Fort-Nègre que j'irai m'installer, songeait Banda.
Ji! ne viendrai pas me rouler dans la boue de Tanga, ça,
c'est sûr.
Il était dégoûté par la laideur et la misère de
Tanga-Nord, avec ses cases ratatinées, insignifiantes, mal
construites, percées de grands trous par lesquels on pouvait
voir /'intérieur" (2).
Cet aspect physique de la ville indigène, par son insalubrité, semble décourager toute
vie active.
Mais c'est là une fausse impression.
La vie, dans les faubourgs noirs, n'est pas
éteinte.
Il s'y déroule un genre de vie d'un style particulier, et ce style varie d'une ville à
l'autre.
Ici, c'est l'aspect tragique qui domine ;
là, la joie de vivre cohabite,
de façon
inattendue, avec une misère non moins pesante; ailleurs, c'est la délinquance propre à tout
milieu démodé, le laisser-aller, le désespoir absolu qui pousse souvent au suicide:
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25 - 26.
(2) -
Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 91.

- 332 -
"C'était la ville de chez nous qui détenait le record des
meurtres...
et des suicides 1 On y tuait, on s'y tuait
pour tout,
pour un rien et même pour une femme. Des
Grecs y avaient laissé leur peau à cause de leur prompti-
tude à peloter une femme pour peu qu'elle fat jolie et
qu'elle pénétr6t dans leur boutique. Le mari faisait irrup-
tion un jour chez le commerçant avec un mauvais fusil
de chasse ou à défaut, une machette, et vous expédiait
proprement dans l'autre monde...
Leur amour pour la
bagarre et le sang croissait au fil des jours" (1 J.
Ce témoignage de l'auteur de Ville cruelle traduit une profonde réalité sociologique.
D'abord,
il y a cette homogénéïté de l'habitat et du niveau de vie.
L'aspect misérable de
"habitat reflète la misère de ceux qui y habitent.
Ensuite,
les meurtres et les suicides
s'expliquent par la misère qui ôte parfois le goût de la vie, ou crée chez des gens des instincts
agressifs qui, au lieu de s'orienter vers l'espace-ville blanche, s'orientent d'abord de manière
autocentrée.
Ce n'est pas seulement la violence qui caractérise la vie dans les quartiers noirs. C'est
encore le lieu des vices ruineux.
On y sombre dans l'alcoolisme: la bière de maïs est ici
reine:
"Dans Tanga-nord, une case sur cinq tenait lieu de débit
de boissons: le vin rouge généralement mélangé de mau-
vaise eau, le vin de palme souvent mal conservé, la bière
de maïs ce qu'il y avait de meilleur, y coulaient à profu-
sion.
Les initiés savaient en outre où et comment se
procurer l'africa-gin, une fameuse boisson locale, très
fortement alcoolisée': (2J.
(1) -
Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 21.
(2) -
Ibidem, p.23.

- 333 -
Rapports entre les deux villes
Cependant, la ville blanche et la ville noire ne présentent pas seulement deux modes
de vie différents, des aspects physiques antinomiques.
Les deux villes - et les narrateurs
en sont conscients -
entretiennent entre elles des rapports dialectiques ou d'interdépen-
dance, tout comme dans le cas du couple village/ville.
Entre le quartier européen et le quartier indigène, en effet, les rapports sont de stricte
interdépendance,
même si, le quartier noir, dans ces rapports, occupe une position de
dominé et d'exploité.
Dans
Ville cruelle, la ville noire est un véritable réservoir de main
d'oeuvre, tandis que la ville blanche, la "zone industrielle", le quartier des emplois, est le
lieu où l'on gagne de l'argent.
La ville blanche attire les pauvres de la ville noire; aussi les
rapports qui lient les deux villes sont-ils,
d'abord,
des rapports d'ordre économique :
"Deux Tanga ... deux mondes ... deux destins ! Ces deux
Tanga attiraient également /'Indigène. Le jour le Tanga
du versant sud, Tanga commercial, Tanga de l'argent et
du travail lucratif, vidait l'autre Tanga de sa substance
humaine. Les Noirs remplissaient le Tanga des autres,
où ils s'acquittaient de leurs fonctions.
Manoeuvres,
petits commerçants, cuisiniers, boys, marmitons, prosti-
tuées, fonctionnaires subalternes, rabatteurs, escrocs, oisifs,
main d'oeuvre pénale, les rues en fourmillaient" (1J.
La même observation est rapportée par le narrateur dans Le vieux Nègre et la médaille
de Ferdinand Oyono.
La population de Doum, nous confie-t-il, se recrute, pour l'essentiel,
parmi les boys, les marmitons, la main d'oeuvre pénale.
Le jour, le Doum européen vide le
Doum indigène de sa substance humaine:
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 20 - 21.

- 334 -
"La case était déjà animée.
Tous ceux qui se rendaient
au travail au quartier blanc venaient là, chez Mami Titi,
prendre leur viatique pour la journée" f1 J.
Ces descriptions dénotent le sens aigu de l'observation chez les romanciers africains,
et sans aucun doute aussi, leur sympathie pour les couches sociales déshéritées et exploitées.
Les deux exemples précités décrivent, en effet, la misère et l'exploitation subies par les
Noirs.
Présentées sous cet angle, la ville blanche et la ville noire, au-delâ de ce qu'elles
représentent de substantiel,
symbolisent,
d'un côté,
les agents coloniaux, les privilégiés,
et de l'autre, les exploités, les opprimés.
Les écrivains africains donnent à cet aspect du
problème, une idéologie que l'on peut percevoir au plan de la stylistique et de la significa-
tion;
-
Au plan stylistique, l'espace-ville s'érige souvent en une sorte d'anthropomorphis-
me. Si les personnages de ces romans s'affrontent sous nos yeux, ces conflits se déroulent
au niveau de l'espace.
Ce sont alors les deux aspects de l'espace qui sont doués de carac-
tères humains qui s'affrontent : c'est Tanga-nord contre Tanga-sud;
c'est le quartier
blanc de Doum contre le quartier noir de Doum; c'est la ville blanche de Dangan contre
la ville noire de Dangan.
-
Au niveau de la signification, l'espace-ville pourrait être comparée â une vitrine
de magasin.
La vitrine, tout en restant elle-même, nous laisse voir les marchandises qu'elle
renferme. De même l'espace du roman africain offre le spectacle d'un dynamisme.
(1) - Ferdinand Qyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 12.

- 335 -
Ainsi,
l'organisation et le fonctionnement de l'espace ne tournent pas seulement
autour des couples village/ville, quartier blanc/quartier noir; en d'autres termes, l'espace
n'est pas statique,
immuable.
En tant que dimension thématique et structurelle du roman
africain,
il est aussi soumis à des transformations, à des mutations. L'examen de cet aspect
du problème donnera, nous semble-t-il, une autre dimension du réalisme du roman afri-
cain.
b -
Les mutations de l'espace
Ce que nous appelons les mutations de l'espace, ce sont les dégradations subies par
celui-ci, dégradations dues essentiellement à la résistance des Noirs aux nouvelles structures
prônées par l'envahisseur; ce sont, en d'autres termes, les destructions de l'espace construit,
et aussi sa reconstruction.
On peut, en gros, distinguer deux aspects essentiels dans les
mutations de l'espace:
les mutations opérées et les mutations en cours.
Nous prendrons
nos exemples chez Mongo Béti, parce qu'il nous semble le meilleur témoin de ce phénomène.
Les mutations opérées
Dans
Le Pauvre Christ de Bomba, le lecteur attentif se rend tout de suite compte
que l'espace est décrit dans sa dimension diachronique;
indice qui permettra de mieux
percevoir le sens des mutations et la réalité qu'il recèle. Dans ce roman en effet, le narrateur
décrit la construction de la Mission catholique de Bomba.
Il montre comment, à partir
d'un espace non valorisé, le R.P.S. Drumont réussit, grâce à son sens aigu du travail, mais
aussi, grâce à l'abondante main d'oeuvre africaine, les membres de la Mission, notamment,
à édifier une gigantesque entreprise. Le passage suivant en est une illustration:

- 336 -
"Le Père Drumont,
lui,
est un travailleur infatigable,
et à cause de cela,
tout le monde l'admire, mOme les
païens.
Les gens disent qu'à son arrivée, Bomba n'avait
d'une mission que le nom; une misérable ,église avec des
murs de terre battue et un toit de nattes; une petite
maison délabrée, le seul logement que lui léguait son
prédécesseur; plus loin, une demi-(1ouzaine de minus-
cules hangars et c'était l'école.
Dès son arrivée, le Père
Drumont se mit au travail. 1/ construisit d'abord la maison
d'habitation des pères: trente mètres de long, un étage,
plus de vingt pièces! Ce fut ensuite l'église, une des plus
bel/es du pays, peut-être la plus bel/e. Et c'est là qu'il
a étonné les gens; car, en général, un Supérieur de mission
qui veut construire une église commence toujours par
demander à l'Evêque de lui envoyer un frère architecte.
Le Père Drumont n'a demandé l'aide de personne; il
a dirigé tous les travaux lui-même.
Je n'étais pas né
alors, mais les gens qui l'ont vu en action ne tarissent pas
de louanges,
même les non-chrétiens.
1/ fit battre les
briques et les tuiles par les femmes de la sixa ; chaque
semaine,
il convoquait les villages chrétiens, qui venaient
travailler à tour de r61e,o mais, en dépit de cela, la main
d'oeuvre masculine n'était ni permanente ni suffisante.
Alors, il mit une femme de la sixa partout où manquait
un homme et révéla aux gens de chez nous que les femmes
étaient aussi aptes que les hommes à des travaux que
personne auparavant n'aurait eu l'idée de leur faire
accomplir" (T),
(1).-
Mongo Béti, le Pauvre ChrÎst de Bomba, op. cit., p. 31 - 32.

- 337 -
Au pays Tala, des chapelles ont été construites dans chaque village. On les voit lors
de la tournée du R.P.S. Drumont. Mais que se passe-t-il, au moment où le lecteur,
promené par le narrateur Denis, observe ces mêmes chapelles à la fin du roman? Autrement
dit, comment se présente l'image de Bomba valorisée par le R.P.S. Drumont, à la fin de sa
mission évangélisatrice?
Au pays Tala, à la réserve de deux chapelles qui offrent un aspect quelque peu consis-
tant,
toutes les autres sont dans un état de dégradation totale.
Les toits percés laissent
partout passer la lumière du jour et la pluie.
Le sol est gercé de trous causés par les gouttes
d'eau. C'est un véritable spectacle de ruines que le lecteur observe.
Il imagine le moment
où les chapelles venaient d'être construites. En faisant la comparaison avec leur état antérieur
et l'ici et maintenant du texte, du récit, il peut mieux apprécier le phénomène de dégrada-
tion. L'état de déliquescence des chapelles s'explique, corrélativement, par un relâchement
profond de la foi chez les Tala. En tout cas, ceux-ci ne songent guère à prier, et à plus
forte raison, à réparer les chapelles. Ici, la mutation de l'espace rejoint le problème du heurt
des deux cultures. La dégradation de l'état des chapelles traduit, dans cette lancée, la résis-
tance des Tala à la religion catholique.
A la fin du roman, la nature envahit, de nouveau, Bomba abandonnée. Certes, les
édifices construits restent debout; mais l'absence de leurs occupants et l'herbe qui pousse
partout, montrent bien la régression spatiale de Bomba.
Régression n'est peut-être pas le
mot juste. Ce qu'il faut entendre, c'est que cet espace savamment et magnifiquement valorisé
par le R.P.S. Drumont, va commencer à perdre de sa valeur, à se transformer, à se défigurer,
à ne plus être ce qu'il était. Chez le romancier africain, la dégradation de l'espace, c'est-à-
dire sa mutation, a toujours une signification, un rapport avec "attitude ou les actions des
hommes.

- 338 -
-
Les mutations en cours
La mutation de l'espace peut aller dans le sens de sa revalorisation. C'est le cas dans
Le Roi miraculé de Mongo Béti. La maladie du Chef Essomba Mendouga rassemble tous les
clans Essazam.
L'Administrateur Lequeux,
croyant à un début de rébellion,
investit le
village avec d'imposantes forces de "ordre. Quand l'affaire trouve un dénouement heureux -
il n'y a pas d'arrestations -
l'Administrateur, prudent, décide d'ériger Essazam en chef-
lieu administratif. Palmieri, son adjoint, est désigné pour en être le premier Administrateur.
Derriêre cette décision d'ériger Essazam en chef-lieu administratif, décision qui
renforce ainsi la domination coloniale au pays Essazam, il faut imaginer -
peut-il en être
autrement -
la naissance d'une ville blanche et d'une ville noire, un petit prolétariat, comme
on vient de le voir pour Tanga-nord dans Ville cruelle.
Nous venons de faire ressortir les grands axes de la thématique spatiale dans le roman
africain en étudiant, d'une part, les oppositions village/ville, ville blanche/ville noire, et de
l'autre, les mutations de l'espace. Mais tout cela ne saurait permettre de rendre véritablement
compte du réalisme spatial dans le roman africain. L'espace, tel qu'on vient de le décrire, n'a
pas une vie réelle.
Il est comme immobile. On a l'impression, certes, d'un monde vivant,
parfois symbolique, mais tout cela est abstrait. On n'a pas encore saisi la vraie signification
de l'espace,
encore moins,
tout ce qui fait que tout espace existe, vit, c'est-à-dire son
parcours. Examinons donc le parcours de l'espace.
c - Le parcours de l'espace
L'espace, dans les oeuvres qui nous occupent, ne constitue pas toujours une somme de
lieux que d'emblée, le romancier met sous les yeux du lecteur.
/1 est présenté, suivant une
double perspective: "espace évoqué, objet de conquête et l'espace évoqué, puis parcouru
par les personnages.

- 339 -
L'espace évoqué, objet de conquête
L'espace évoqué, objet de conquête peut se concevoir de deux manières:
-
L'espace est perçu par des gens spatialement définis. C'est le cas des villageois qui
s'interrogent sur la ville, la jugent et essaient d'imaginer, grâce aux informations reçues, ce
qui s'y passe. Dans Le vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono, lorsque Nkolo
Mendo apporte la nouvelle de la décoration de Méka à son beau-frère Engamba, tous les
habitants de Zourian tentent de se représenter les événements qui se déroulent dans la ville
de Doum. Témoin ce dialogue entre le messager et les villageois:
"Je viens de Doum,
dit-il,
ce que (ai vu et entendu
là-bas ne se raconte pas...
En arrivant à Doum, on
sentait que l'air n'y était pas comme d'habitude. Tous les
gens que ie voyais semblaient s'attendre à ie ne sais quoi.
Les prisonniers balayaient les rues, dressaient des arcs
de palmes à tous les carrefours.
Des camions et des
camions de tirailleurs armés de fusils filaient à toute
allure vers le bureau du Commandant... Des baïonnettes
brillaient au bout de leurs fusils.
Il y avait aussi des
tirailleurs blancs, ceux-là, vous ne les avez iamais vus.
-
C'est la guerre! c'est la guerre! La guerre est arrivée!
se mit à gémir Mbogsi.
La guerre est arrivée.
Je savais
bien que les Allemands n'allaient pas se laisser battre
comme ça...
L'assistance le regardait, pétrifiée par ces
paroles qui donnaient mal au ventre aux paisibles culti-
vateurs de Zourian.
C'est ce que (avais d'abord pensé,
reprit l'étranger.
L'assistance remua. 'On avait eu chaud" (1 J.
(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 40 - 41.

- 340 -
Un autre cas où des gens spatialement situés, essaient de comprendre "espace-ville,
nous est fourni par Mongo Béti dans Mission terminée. Ici encore, les villageois de Tala
n'ont point de cesse que Medza, le citadin, leur explique ce qui se passe en ville. La liaison
est ainsi spirituellement établie entre "espace-ville et l'espace-village.
Mais il n'est pas
question pour eux de faire le parcours de la ville.
L'espace peut aussi être perçu par des gens qui incarnent des attributs citadins.
C'est le cas de Maurice et da sa soeur dans Le Roi miraculé où l'un est maquereau et l'autre,
prostituée.
A travers ces deux personnages, le lecteur perçoit un échantillon des débauches
de la ville.
Mais l'espace exerce sur nombre de personnages romanesques un attrait irrésistible:
c'est Banda de Ville cruelle, Denis du Pauvre Christ de Bomba, Toundi d'Une vie de boy,
qui rêvent tous d'aller à la ville.
L'espace est à conquérir coüte que coüte.
Cependant
ce parcours ne sera pas consommé pour le lecteur;
beaucoup d'obstacles empêcheront
les héros de mettre à profit l'exécution de leu rs projets.
L'espace évoqué et parcouru
Dans la plupart des cas, l'espace tel qu'il est organisé dans le récit africain, est d'abord
évoqué, puis parcouru par les personnages. Cette dimension de l'espace est la plus impor-
tante,
non seulement au point de vue de sa signification, mais surtout, de son intégration
au discours narratif.
L'espace devient le lieu de l'objet du récit; et c'est en cherchant à
atteindre les lieux évoqués, censés abriter l'objet d'une quête des récits, que ceux-ci
acquièrent leur élasticité, leur dyn~misme qui les épargne du "huis-clos".

- 341 -
Les lieux que nous avons décrits,
plus haut, c'est-à-dire les couples village/ville,
quartier blanc/quartier noir, ne nous ont pas été présentés
d'emblée, comme "in medias
res". Ils ont été posés d'abord, en tant que projet; ensuite, nous les avons découverts par
les regards des principaux personnages aux côtés desquels le lecteur prend une place de
seconde zone. Ainsi, avant d'aller à Tanga, Banda nous avertit de son projet:
"Demain, proposa-t-il,
je m'en vàis à la ville pour
vendre mon cacao aux Grecs.
J'espère que ces fils de
voleurs me donneront suffisamment d'argent pour mes
affaires" (1).
Dans Le Pauvre Christ de Bomba, le R.P.S. Drumont nous informe, dès le début
du roman, lors d'un sermon solennel,
de son intention d'aller faire une tournée au pays
Tala:
"Mes enfants,
voici une nouvelle importante: je quitte
la mission pour deux semaines.· Je vais effectuer une
tournée au pays des Tala, où je n'ai pas été depuis trois
ans, comme vous le savez.
S'il y a parmi vous des Tala,
surtout des catéchistes de ce pays, qu'ils annoncent à
leurs compatriotes que je retourne parmi eux, pour leur
offrir une nouvelle chance de se repentir, de renoncer
à leurs vices et de revenir au Christ.
Le ch§timent a été
pénible, certes, mais il était nécessaire, il s'imposait du
fait de leur mauvaise conduite, de leur manque de recon-
naissance à l'égard de Celui qui est descendu sur terre, et
qui est mort sur la croix pour les sauver du péché.
Aujourd'hui, Il leur tend les bras et leur pardonne, à la
condition qu'Ils renoncent à leurs erreurs passées et qu'ils
prennent la
ferme
résolution
de devenir de
bons
chrétiens" (2) .
(1) -
Eza Boto, Ville cruelle, op. cÎt.. p. 14 - 15.
(2) -
Mongo ~ti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 13 - 14.

- 342 -
le même procédé est utilisé dans Un Négre à Paris. Bernard Dadié ouvre son récit
par ces mots :
"La bonne nouvelle, mon ami 1 la bonne nouvelle 1 J'ai
un billet pour Paris, oui Paris 1 Paris dont nous avons
toujours tant parlé, tant rdvé.
J'y Vais dans quelques
jours. Je vais voir Paris, moi aussi, avec mes yeux. Désor-
mais, je serai un peu comme tout le monde, je porterai
une auréole, un parfum, l'auréole et le parfum de Paris.
Je vais toucher les murs, les arbres, croiser les hommes" (1J.
L'espace 'évoqué, puis parcouru, est en fait, la conséquence des fonctions premières,
Quand Medza reçoit la mission de se rendre à KaJa, ou quand Magamou, dans La plaie,
se propose de se rendre à Ndar, dans les deux cas, il y a une fonction, Une action de base
qui peut être codée de la façon suivante: aller quelque part. Dans cette perspective, l'espace
apparaît comme un terme ultime que les personnages désirent atteindre, Il est lié au devenir
du récit.
Il en constitue même, en partie, la motivation. C'est lui qui va intégrer toutes les
significations du récit.
Les camps de travaux forcés, les prisons où l'on torture, sont des
lieux dramatiques qui présentent des situations récessives où le lecteur peut éprouver des
émotions allant de la pitié à la révolte; en revanche, les espaces tels que Kala, le pays des
Tala, Doum, Zourian, Dangan, Niane, ne manquent pas de curiosités qui ravissent souvent
l'oeil. Ce sont des espaces ouverts; on y découvre l'Afrique profonde, quoique déjà marquée
par les colifichets de la civilisation moderne.
Mais comment les personnages parcourent-ils
ces espaces? C'est ce que nous allons essayer de découvrir maintenant.
(1)
. Bernard Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 7.

- 343 -
d -
Les modalités de parcours de l'espace
Plusieurs moyens sont utilisés par les personnages pour parcourir l'espace du roman.
africain. On va du moyen de locomotion le ~Ius simple, les pieds, au moyen de locomotion
le plus moderne, l'avion, en passant par la bicyclette, la voiture, le chemin de fer.
On marche beaucoup dans les oeuvres narratives africaines.
La raison réside, semble-
t-il, dans le fait que nombre de personnages qui,évoluent sous les yeux du lecteur, exploités
qu'ils sont, se trouvent dans "impossibilité de se procurer des engins, même à deux roues.
Lors de la tournée du R.P.S. Drumont au pays Tala, Denis et Zacharie vont à pied:
"Nous nous sommes hâtés tant que nous avons marché sur
la route, à cause de la chaleur.
Les palmiers qui bordent
cette route des deux côtés sont trop espacés les uns des
a.utres et leurs branches ne font pas une ombre continue
sur la chaussée. Après dix kilomètres de route, nous nous
sommes engagés sur une piste qui se creusait dans la forêt
à la maniere d'un couloir" (1J.
De même, dans Le vieux Nègre et la médaille, contraint de se rendre à la Résidence
du Commandant sur convocation de celui-ci :
"Méka avait pris les raccourcis, ces chemins sinueux, aux
alentours des petites villes coloniales. Son pantalon était
mouillé au-dessous des genoux. A cette heure matinale,
les herbes, couvertes de rosée, s'inclinaient sur le sentier.
Méka les écartait de sa canne mais, comme des élastiques,
elles revenaient aussitôt s'accrocher à son pantalon et
l'arroser généreusement. Méka poussa un soupir quand la
piste déboucha sur le quartier indigène. Dominant ce
dernier, la ville des 'Blancs, bâtie sur la colline limitrophe,
était en vue" (2).
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(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 23 - 24.
(2) -
Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 11 - 12.

- 344 -
Il y a les engins à deux roues, c'est-à-dire la bicyclette. Le R.P.S. Drumont, lors de
sa visite au pays Tala, dispose d'une bicyclette, tandis que tous ceux qui l'accompagnent,
font le voyage à pied :
"Le R.P.S. nous a reioints; il est descendu de son vélo et
il a marché un certain temps avec nous, en nous parlant
doucement comme un père à ses enfants...
Puis le R.P.S.
a enfourché sa bicyclette et nous a
devancés, disant qu'il n'irait d'ailleurs pas tellement plus
vite que nous, étant donné le mauvais état de la piste" (T).
Dans Mission terminée, Medza se rend à Kara à vélo. "y a aussi les cars et les voitures
qui sillonnent l'univers romanesque du roman africain.
C'est dans une jeep que Joseph
Toundi a été conduit en prison; et pour l'empêcher de se sauver, Gosier-d'Oiseau monte
derrière avec lui (2).
C'est également
dans une voiture que Laurent Méka,
après avoir
répondu à la convocation du Commandant, est revenu dans son village:
"La voiture se dirigeait vers le milieu de la cour, suivie par
une foule de gamins nus qui criaient avec frénésie. Méka
était assis à c6té d'un Blanc qui conduisait. Il se penchait
de temps en temps à la portière pour que tout le village
pût le voir.
Quand la voiture le déposa devant sa case,
le Blanc lui serra la main et l'aida à descendre une caisse
qui devait être bien lourde à en croire les efforts que
faisaient les deux hommes" (3).
(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 24.
(2) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 161.
(3) -
Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 22.

- 345 -
Les longues distances sont parcourues par les personnages à "aide du train, du bateau
et de l'avion.
Mai'mouna se rend de son village à Dakar en train; Houngbé et un groupe
d'étudiants, dans le chant du lac, empruntent le bateau pour rentrer au pays natal; quant
à Tanhoé Bertin dans Un Nègre à Paris de Bernard Dadié et au personnage principal dans
L'enfant
noir
de Camara Laye, c'est en avion qu'ils s'envolent pour la capitale française.
Le parcours de l'espace qui se fait à pied, oà vélo, en voiture, en train ou avion, donne
au roman un univers anthropomorphique.
Le lecteur n'a pas l'impression d'être dans un
monde étranger à l'homme ; au contraire, il y rencontre ce qu'il a coutume de voir dans
la société authentique qui l'entoure. Sur ce plan, on peut dire que l'espace du roman africain
possède une haute teneur de lisibilité, c'est-à-dire que le lecteur y rencontre des normes
qui sont les siennes.
Nous avons tenté une étude topographique des diverses données spatiales dans les
romans africains, c'est-à-dire leur organisation,
grâce aux nombreuses indications dont
ils fourmillent;
nous avons ensuite fait un inventaire des procédés mis en oeuvre par les
romanciers pour réaliser cette disposition générale des lieux. Il nous reste maintenant à nous
interroger sur
"l'espace considéré comme l'image d'une certaine conception du monde".
2 -
Roman africain et d'autres espaces urbains
A l'inverse des oeuvres que nous venons d'analyser et où nous avons pu constater
une certaine homogénéité dans la présentation et la description de l'espace par les romanciers
noirs,
certaines autres, au contraire, n'autorisent pas une telle approche.
On remarque,
certes, les mêmes structures,
village/ville,
ville blanche/ville noire,
mais les problèmes
qu'elles drarnent sont si différe[1ts, de par leur nature, que l'espace, ici, ne sera pas analysé
de la même façon que précédemment. NOus voulons souligner l'impossibilité d'une analyse
globale et statistique;
nous mettrons donc l'accent sur des particularités individuelles.
L'opportunité d'un exposé statistique serait évidente, si elle n'appelait pas une remarque

- 346 -
d'importance:
une telle étude du type
"structuraliste",
nombrée,
comme nous avons
tenté de le faire, s'appliquerait volontiers à un auteur ou à un certain nombre d'oeuvres de
la même veine thématique. Tel n'est pas le cas; car nous avons remarqué que, loin d'être
indifférent, l'espace, dans certains romans africains s'exprime dans des formes et revêt des
sens multiples.
Ce qui signifie que,
suivant la nature que le romancier donne à l'espace
et
la place qu'il accorde à sa représentation, ". se dessinent des esthétiques différentes.
L'espace se présente alors comme:
Le générateur du désarroi physique et moral des personnages.
Le reflet du destin des personnages.
La révélation du destin sacré des personnages.'
Dans les oeuvres narratives que nous étudions,
en effet, J'espace s'impose massive-
ment;
il est ressenti comme une toute-puissance amie ou ennemie avec laquelle il faut
·1
1
composer,
mais peut servir aussi à une exaltation de l'homme. Si l'errance est parfois une
'1
détresse pour certains héros, elle peut aussi signifier une libre réalisation du destin de certains
autres.
Nous ne pourrons terminer notre étude sur "espace dans le roman africain sans nous
poser la question de savoir si les romanciers noirs sont régionalistes.
a -
L'espace, générateur du désarroi physique et moral des personnages
Sans dresser de bilan, même provisoire, la littérature romanesque africaine de langue
française n'est pas, dans son ensemble, une littérature de la gaîté.
Les romanciers noirs
présentent un monde agité d'où se détachent des personnages en proie à des conflits divers:
politiques, sociaux, philosophiques, littéraires ou sentimentaux.
Ce monde des conflits
correspond à un climat d'angoisse sociale ou individuelle, selon la tonalité affective de leurs
auteurs.

- 347 -
Géographiquement, les conflits différaient; quant aux personnages, ils répondaient,
comme nous l'avions dit au début de cette Troisième I='artie, à des exigences de développe-
ment similaires. Il y avait, sensiblement, uniformité dans "évolution: un début heureux;
presque toujours un héros très jeune qui vit en toute liberté dans la paix d'une nature idylli-
que.
Puis,
souvent,
après J'école nouvelle,
un désir de connaissance qui le pousse à
s'expatrier.
D'où le déracinement fondamental générateur d'anxiété. Tous ces personnages
ou presque tous, font la dure expérience du froid, de la faim, de la solitude, de fa tentation
sournoise ou brutale. Bien rares sont ceux qui sortent indemnes de l'épreuve, sans aigreur
ou sans révolte. Parmi les nombreuses oeuvres narratives qui traitent de ce problème, trois
nous paraissent particulièrement représentatives:
il s'agit de Kocoumbo, l'étudiant noir
d'Aké Loba, de Dramouss de Camara Laye et de L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou
Kane.
En raison de la manière dont leurs auteurs exposent les drames des protagonistes,
cr-'
leur témoignage révèle davantage une expérience vécue
«tv'iQ.. création littéraire idéale,
reposant simplement sur les souvenirs de lecture, ou suivant les étapes, d'une observation
plus ou moins fictive.
Kocoumbo
Quand on annonce à Kocoumbo qu'il ira en France, Paris prend corps et âme dans
son esprit et se substitue à toute autre idée.
Le seul mot "Paris" le fait sauter de plaisir.
Pour Kocoumbo,
"Paris,
c'était un autre monde où scintillaient des miracles, où résidait
le bonheur" (1), Paris était:
._.. -- ---- ---- --_. -." --- ---- "-- --_.- -- ------ -_ --- -----. -- -- _. -- --.- -- -- ---- --- -_. -. ----.._- -
---.---- _. --------
-----_..-.-- .
(1) - Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p. 31.

- 348 -
"L'image d'un monde où l'on travail/ait peu, où chacun
possédait sa propre villa aux couleurs éclatantes, entourée
de grands iardins en fleurs durant toute l'année,. c'étaient
de grandes avenues de marbre ,. le long de celles-c/~ on
entendait nuit et iour des musiques suaves" (1).
Kocoumbo arrive enfin à Paris et, dès les premiers jours, connaît les expériences
typiques du Noir en Europe. "est obligé de faire face à tous les quolibets qui circulent sur
les Africains. Au lycée Anonon-Ies Bains, la curiosité des enfants à son égard lui inspire un
véritable dégoût, tant leurs questions sont:
"Absurdes et extravagantes,. loin de s'informer, ils éta-
laient, sur un ton péremptoire,
une documentation des
pays dits primitifs qui n'admettait pas la contradiction"(2).
Kocoumbo prend alors conscience d'une réalité qui jusque-là était pour lui imprévi-
sible, invérifiable. "aborde cette fois directement le monde blanc. " assimile douloureuse-
ment la complexe substance d'une civilisation dont il n'avait entrevu que les aspects les
plus superficiels.
Pendant ses premiers jours à Paris, Kocoumbo est envoûté par le développement techni-
que européen. " marque d'abord une admiration sans réserve pour les Européens en décla-
rant:
"L'Européen travaille, c'est incontestable!
1/ travaille
pour le monde, pour l'homme d'auiourd'hui comme pour
l'homme de l'avenir" (3).
(1)- Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p.31.
(2) -
Ibidem, p. 101.
(3) .- Ibidem'l.86.

- 349 -
Mais une double transformation va s'opérer en kocoumbo, à mesure que la vie méca-
nique européenne le déroute, lui donne la nausée, lui fait regretter l'Afrique.
Dans
sa chambre, il se souvient qu'en Afrique:
"La présence invisible de millions d'animaux ou d'insectes
l'accompagnait, l'esprit de ses Ancêtres le talonnait et lui
chuchotait des conseils, versait des chants graves, scandés
dans son coeur satisfait par leur infatigable compagnie.
Mais ici, rien que la pierre qui étranglait un crépuscule
vide:
ici, pas d'Ancêtres, pas d'esprits, pas d'§mes qui
palpitent, rien, rien, rien, rien que des vitres, des carreaux,
des piliers et ce petit jardin desséché, ridé, sans respiration,
sans murmure 1" (1J.
Les contradictions entre la personnalité de base africaine et les influences européennes
demeurent inconciliables chez Kocoumbo jusqu'à la fin du récit.
Le héros devient le type
flottant entre deux mondes,
indécis,
désaxé.
Le déracinement amène inévitablement
Kocoumbo à la solitude.
Une sensation de frustraction s'empare de lui.
Il se voit dupé,
abandonné, chassé du monde, mis au ban de la société.
A ce sentiment d'être délaissé,
s'ajoute la nausée d'être "objet de la curiosité des autres:
"1/ avait /'impression d'être traqué. Son corps l'embar-
rassait, ses épaules lui pesaient.
1/ aurait désiré devenir
invisible" (2J.
Koboumbo ne peut résoudre les antagonismes crées par son aspiration à la vie
traditionnelle et l'accablement de la vie européenne. Il n'a confiance ni en lui-même, ni en
(1) -
Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p. 109.
(2) -
1bidem, p. 118.

- 350 -
ses valeurs africaines.
Kocoumbo, l'éternel désemparé, reste, sous l'influence de ce nouvel
espace, "balloté comme un bouchon de liège dans un courant d'eau" (1). Il parvient cepen-
dant à regarder son pays.
Fatoman.
Le drame de Fatoman,
dans
Dramouss,
a beaucoup de similitudes avec celui de
Kocoumbo.
"est désorienté en arrivant seul à Orly. Ce désarroi devient angoisse lorsqu'il
lui faut, encore seul, prendre le métro pour Saint Lazare et le train de banlieue. "est sur ses
gardes,
se méfie de tout le monde,
même des braves gens, comme Stanislas, ce fort des
Halles.
Mais ce dont il souffre le plus, dès le début, c'est la morsure du froid. Pour le moment,
trarnant ses vàlises, il lutte péniblement contre la bise qui souffle rageusement" :
"Je m'habituais un peu à porter mes valises, à avancer
dans le froid, bien que mes mains et mes oreilles fussent
raidies et séchées comme des feuilles mortes " l'idée de
quitter bientôt le vent glacial et de m'abriter dans une
chambre chaude, une chambre à la température africaine,
me redonnait courage, me réchauffait déjà le coeur et les
membres" (2).
Un peu plus tard, les autorités décident de lui supprimer la bourse. Et voici qu'éclate
le drame:
"Les difficultés commencèrent,
des difficultés de toutes
sorteS. Dois-je les énumérer? Le manque d'argent, pour
payer d'abord les frais de scolarité, ensuite, le loyer d'une
pièce étroite, au siJ!lëme étage d'un immeuble de la rue
(1) -
Aké Loba, Kocoumbo, "étudiant noir, op. cit., p. 188.
(2) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 70.

- 351 -
Lamartine,
enfin les frais de ma subsistance quotidienne
et du trousseau scolaire" (T).
Il est poursuivi, traqué par son impitoyable logeur qui n'entend pas se contenter des
promesses et de bonnes paroles. Il a recours à toutes les ruses et rentre tard dans la nuit pour
ne pas le rencontrer. Il se voit confisquer sa valise et ses effets. Il finit par être mis en

demeure de quitter sa chambre dans les vingt quatre heures:
"A ce moment-là,
on eût dit que la foudre m'était
tombée sur la tête. Où trouver ce soir-là la somme néces-
saire pour acquitter mon loyer, pour enfin avoir la paix?
Je n'avais pas mangé depuis la veille. Depuis le matin, je
n'avais que de l'eau dans le ventre" (2).
La faim,
c'est la grande ennemie de l'étudiant noir. Comment continuer des études
quand la faim vous mine et vous tenaille, quand elle finit par vous abattre d'inanition dans la
rue:
"Soudain, je perdis à demi conscience. Je frissonnai; mon
cerveau s'était épaissi, comme brouillé... Mais j'avais beau
tenter de marcher, la faim brouillait ma vue, et mes jambes
tremblantes refusaient de m'obéir.
Pourtant, j'étais
maintenant habitué à la faim. 1/ m'arrivait fréquemment
de passer une journée, et souvent deux journées entières,
j
sans m'être rien mis dans l'estomac, hormis de l'eau,
du café ou du thé... Pour /'instant, j'étais agrippé à l'une
1
1
1
(1) - Cama ra Laye, Dramouss, op. cit., p. 73.
(2) - Ibidem, p. 76.

- 352 -
des murailles grises de l'Ecole de Medecine; et lorsque
j'essayais de me souvenir, de penser, de réfléchir un peu,
il me semblait que mon cerveau ne fonctionnait plus qu'à
moitié ou me refusait tout service. Je voulus alors, déses-
pérément, m'arracher à cette rue bondée d'étudiants, pour
m'abriter dans un bar; mais il n'y avait rien à faire. Je
m'écroulai sur le trottoir" (1).
En quête d'une situation, il ne trouve qu'à s'engager, la nuit, parmi les débardeurs
des Halles.
Travail épuisant, rebutant, mais qui J'arrache à sa condition de clochard et lui
permet de vivre avec une certaine décence.
Cependant, en son coeur, comme en celui de
beaucoup d'Africains,
"jeunes déshérités du quartier latin" (2j,
la révolte s'accumule. Il
appartient désprmais, au camp des misérables:
"Hantés par cet argent qui ne suffit pas, qui ne suffira
jamais, parce que toujours les plus malins s'en emparent,
pour ne laisser qu'une part infime au reste du peuple" (3).
Il s'en prend à la société:
"Quand est-ce que l'on va planifier la société 1... Est-il
normal, que les uns, une minorité, soient millionnaires ou
milliardaires, et que nous, nous mourions si bêtement de
faim 1 Qu'il nous faille nous humilier, pour ainsi dire,
pour obtenir de quoi manger 1" (4).
(1) -
Camara Laye, Dramouss, 'Op. cit., p. 86 - 87.
(2) -
Ibidem, p. 8l.
(3) -
Ibidem, p.77.
(41 - Ibidem, p. 91.

- 353 -
De son passage dans l'abjecte misère, il garde une blessure au tréfonds de lui-même:
"Souffrir, cela passe. Mais avoir souffert, cela ne s'efface
jamais, cela laisse toujours une trace en l'homme, dans le
coeur de l'homme, à moins qu'il ne soit aussi malléable
qu'un enfant" (1).
Le forgeron de Kou rou ssa, les yeux fixés sur la nuit, le coeur étreint d'angoisse, ne
se trompait guère,
lorsqu'il préssentait pour son fils, chez les Blancs, d'obscurs et redou-
tables dangers.
Au Quartier Latin,
Fatoman ne connait pas seulement la faim et le froid,
l'humiliation et la révolte.
Il lui faut affronter le vice. Il en fait la découverte indignée dans
le petit bar du Boulevard Saint-Germain, la "Pergola", où il cherche refuge parfois parmi
les étudiants,
ses compagnons d'infortune,
pauvres hères,
sans g ite, des Noirs surtout:
"La plupart d'entre eux, en effet, n'avaient pas de domi-
cile, ne pouvaient se payer le luxe d'une inconfortable
chambre d'hôtel et ne savaient par conséquent ou dormir,
sauf dans ce bar.
Déjà,
au moment ou je sortais, au
moment méme ou je prenais congé d'eux, certains, vautrés
dans les fauteuils fermaient les yeux... " (2).
Oubliant un moment sa misère, notre héros se met à chanter et danser avec des jeunes
filles.
C'est là qu'un vieillard,
se faufilant entre les groupes des danseurs, s'approche de
Fatoman et se fait avec lui
"aussi entreprenant qu'un jeune homme peut l'être à l'égard.
d'une jeune fille" (3). Fatoman, dans sa naïveté, ne parvient pas à comprendre ni le langage,
ni les gestes du sinistre personnage.
Il faut que ce soit Liliane, sa voisine qui lui ouvre les
yeux:
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- - - - _ . - - -
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a _ o .
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0 • •

• • • • • •
• • • • • • • _ . _ . _ _ •
_ _ •
~
(1) -
Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 79.
(2) -- Ibidem, p. 82.
(3) -
Ibidem, p.81.

- 354 -
"Liliane éclata de rire, puis soupira:
- Mais tu as peur, ma parole 1...
Tu ne sais pas que cet
homme est un p... ?
Et elle m'expliqua longuement ce que ce mot signifiait.
-
Ah ça non 1 protestai-ie. Il n'y a pas de cela dans mon
pays.
Là-bas, un homme est fait pour vivre avec une
femme.
Un homme est fait pour se marier et pour avoir
des enfants.
Tu ne nous connaÎtras iamais assez, toi 1 dit-elle.
Nous avons des vices, ici! Vous êtes purs, vous, les Afri-
cains. Vous ignorez les artifices et les perversions. C'est
bien mieux ainsi" (1).
Dégoûté, il s'enfuit du bar. Il retourne à sa solitude. Pesante partout est cette solitude,
surtout quand le printemps revêt de splendeur joyeuse, les êtres et les choses:
"Rue Soufflot, les étudiantes, élégantes et sveltes pour la
plupart, parce qu'elles avaient revêtu des toilettes légères
qui épousaient leurs formes, paraissaient plus belles qu'à
l'accoutumée, plus ensorcelantes qu'en hiver" (2).
Fatoman supporte de plus en plus difficilement cette solitude surgie dans la grisaille
de l'existence quotidienne, dans le travail monotone et exténuant de "usine:
"Tous les matins, inlassablement, le même travail reprenait
à l'Usine Simca,
cette usine comparable à une véritable
forêt vierge;
la forêt aux rumeurs mystérieuses, aux
grands pans de verdure et aux innombrables lianes. Dès six
heures du
matin:
la forêt métallique se mettait à
(1) -
Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 81 - 82.
(2) -
Ibidem, p. 95.

- 355 -
bourdonner. Ce n'était que martèlements et grincements;
et le soir, dans l'arrière-cour de l'usine, nous tous, auteurs
de ces grincements et martèlements, nous allions contem-
pler les résultats de notre travail. Des centaines de voitures
s'alignaient; des voitures qui n'étaient guère à portée de
nos bourses" (1).
" faut toutefois souligner que chez Fatoman, l'acculturation ne provoque pas de
véritable drame, comme c'est le cas chez Kocoumbo d'Aké Loba. Son séjour a "enrichi sa
culture" sans détruire en lui le Guinéen de la tradition.
L'Afrique le tient bien. Il garde la
nostalgie de sa Guinée natale. C'est en poète et en amoureux qu'il chante la lumière africaine
enfin retrouvée:
"Mais il Y avait ici cette lumière, il y avait cette fraÎcheur
de tons qui n'appartiennent qu'à cette terre, qu'à ma
Terre, et dont mes yeux n'avaient plus l'habitude: une
lumière plus frémissante et plus pénétrante, une verdure
plus nourrie et plus fraÎche, un sol plus éclatant qu'ailleurs.
Mon coeur ne l'avait pas oublié, mais mes yeux... Mes yeux
clignaient!
Cette fraÎcheur et cette lumière, c'était bien
ma Basse-Guinée: et aussi cette chaleur humide que je
respirais, et ce soleil qui dardait ses rayons 1" (2).
C'est encore en poète et en amoureux qu'il décrit le soleil cendrant sur les îles de
Loos (3),
la marée montante sur les plages de Conakry, ou les paysages montagneux du
Fouta Djalon (4). "Oui, c'est magnifique, notre pays" (5), s'écrie le héros.
(1) -
Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 98.
(2) -
Ibidem, p. 11.
(3) -
Ibidem, p.24.
(4) -
Ibidem, p.49.
(5) -
Ibidem, p.48.

- 356 -
Le souvenir de la saveur des plats "obsède, et en particulier de celui de cette sauce
à l'arachide, triomphe de sa maman, ou de la bouillie matinale dans la cour de la concession;
l'obsède aussi le souvenir du goût et de la fraîcheur de l'eau "après l'amertume de la noix
de cola" (1).
Sans doute,
a-t-il été séduit par l'élégance,
la sveltesse des jeunes Parisiennes, le
corps moulé en leurs robes étroites et légères (2). Sous tous les cieux, c'est la même chose:
ces filles tiennent (l'homme) en haleine (3). Même alors cependant, ses préférences vont à
la femme africaine au point que l'amie Françoise s'en offusque:
"- Tu préfères les filles de ton pays? Elles sont mieux
faites, n'est-ce pas, tes compatriotes? dit-elle.
-
Ce n'est pas la question, fis-je" (4).
Oui, l'Afrique, répétons-le, tient bien Fatoman. Voilà pourquoi, malgré le désarroi
physique et moral causé par le changement de l'espace, le héros de Camara Laye sort indemne
de cette épreuve, et regagne, quelques années plus tard, sa Guinée natale.
Samba Diallo
Mais tel n'est pas le cas de Samba Diallo, le personnage central de L'aventure ambiguë
de Cheikh Hamidou Kane, dont J'aventure en Occident se termine plutôt mal à son retour
au pays.
L'aventure ambiguë, on le sait, est un long récit de deux cents pages, remarquable-
ment composé de deux grandes parties, divisées chacune en neuf chapitres qui se font équi-
libre.
C'est au début de la deuxième partie, la "partie parisienne", que nous assistons à
(1) - Camara Laye, Dramouss,' op. cil., p. 45.
(2) -
Ibidem, p. 95.
(3) - 1bidem, p. 96.
(4) - Ibidem, p. 95.

- 357 -
l'arrivée en France de Samba Diallo. On sait donc très peu de chose de ce voyage.
Le romancier refuse, en outre, de nous décrire l'état d'esprit de son héros, au moment de
l'hiver, ses réactions face à la ségrégation raciale, aux quolibets des bambins, à l'ironie dans
le regard des passants, à la condescendance polie des interlocuteurs, à l'épreuve du dépayse-
ment. \\1 ne se préoccupe guère de nous faire suivre, de près, la vie parisienne ou l'itinéraire
intellectuel de son personnage.
C'est qu'il se refuse à l'anecdote; il va à l'essentiel. Il se
contente de nous présenter Samba Diallo en quelques circonstances apparemment anodines,
mais révélatrices de son évolution intérieure: une visite aux Martial (1), famille française
cultivée et d'esprit large, une autre visite aux Pierre Louis (2), . des Africains déracinés,
"occidentalisés" à des degrés divers, deux ou trois rencontres avec Lucienne ou Adèle, des
contacts épistolaires avec son pays.
Mais le héros de L'aventure ambiguë est la proie de l'hésitation. Dans un mouvement
de flux et de reflux, il oscille entre le passé et le présent, l'Afrique et l'Europe, la foi et les
idées nouvelles.
L'étudiant noir qui laisse
son pays pour l'Europe, c'est-à-dire qui change
d'espace, sait-il, s'il retournera, chez lui, un jour? :
"11 arrive, dit Samba Diallo, que nous soyons capturés au
bout de notre itinéraire, vaincus par notre propre aventure
même. Il nous apparaÎt soudain que, tout au long de notre
cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamor-
phoser et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la
métamorphose ne s'achève pas,
elle nous installe dans
l'hybride et nous y laisse. Alors, nous nous cachons,
remplis de honte" (3).
(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cil., p. 121 - 129.
(2) - 1bidem, p. 158 - 170.
(3) - Ibidem, p. 124 - 125.

- 358 -
Le Pasteur, dans un sourire de douceur, proteste contre cette éventualité. Il l'interroge
sur les raisons qui l'ont porté à se tourner vers la philosophie. Samba Diallo hésite avant de
déclarer:
"Je ne sais pas, dit-il, finalement.
Quand j'y réfléchis
maintenant, je ne pus m'empêcher de penser qu'il y a
eu aussi un peu de l'attrait morbide du péril. J'ai choisi
.
l'itinéraire le plus susceptible de me pe'rdre" (1 J.
L'ancien disciple de Thierno peut-il oublier, en effet, qu'adolescent, il a déjà frôlé
('abîme de "inquiétude et du doute, au premier contact avec les étrangers.
Il arpente le
Boulevard Saint-Michel;
"impression qu'il éprouve alors est celle-là même que le fou a
décrite un jour à son confident Thierno : la vacuité de l'Occident. Samba Diallo pense un
peu comme le ravi des Diallobé ;
"Ces rues sont nues, percevait-il. Non, elles ne sont pas
vides. On y rencontre des objets de chair, ainsi que des
objets de fer.
A part cela, elles sont vides. Ah! on y
rencontre aussi des événements. Leur consécution encom-
bre le temps, comme les objets encombrent la rue. Le
temps est obstrué par leur enchevêtrement mécanique.
On ne perçoit pas le fond du temps et son courant
lent" (2).
Ici, Je temps et l'espace sont
"ensablés" (3/,
au point que l'on ne parvient plus à
appréhender le réel dans sa saveur originale, encore moins à imaginer un au-delà quelcon-
que à ce qui tombe sous le sens.
Et dans cet univers de robots, la grande Absence se fait
plus perceptible.
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 125.
(2) - Ibidem, p. 140.
(3) -
Ibidem, p. 141.

- 359 -
Un jour qu'il se livre au canotage avec son amie Lucienne, il lui confie son anxiété.
La nature n'a pas changé:
c'est toujours le même soleil aujourd'hui qu'hier, les mêmes
arbres, les mêmes eaux qui coulent et scintillent, le même décor:
"Lucienne,
ce décor,
c'est du faux 1 Derrière, il y a
mille fois plus beau,
mille fois plus vrai 1 Mais le ne
retrouve plus le chemin de ce monde" (1J.
La nature, ternie et muette,
ne livre plus à Samba Diallo son message de bonheur;
elle ne lui dispense plus la mystérieuse, la nécessaire Présence. En Occident, il se sent
dépaysé. Ce dépaysement, certes, est le fait du cadre extérieur, c'est-à-dire le change-
ment d'espace, mais dans le cas de l'ancien élève de Thierno, il est surtout celui de
J'ambiance spirituelle. Au pays des Diallobé, le héros avait conscience de vivre en plénitude.
La pensée de la mort lui était familière et donnait à chacun de ses instants, un
regain d'actualité et de prix:
"En somme, dit Marc en riant, vous vous plaignez de ne
plus vivre votre mort.
L'on rit.
Samba Dial/o aussi,
tout en acquiesçant" (2).
Il acquièsce.
Il est le seul à pouvoir comprendre quelles dimensions d'éternité sa
méditation près de la tombe de Relia, apportait à sa jeunesse.
Il savait alors que le moment
présent, si fugace, se poursuivrait "ailleurs", lorsque se présenterait soudain l'ange Azraël,
le mystérieux introducteur de l'Au-delà.
Il est un autre motif à son dépaysement. L'Occident l'a exilé du "rée'" et l'a relégué
dans l'apparence:
(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 157.
(2) -
Ibidem, p. 162.

- 360 -
"II me semble encore qu'en venant ici,
j'ai perdu un
mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était
comme la demeure de mon père: toute chose me portait
au plus essentiel d'elle-m~me, comme si rien ne pouvait
~tre que par moi.
Le monde n'était pas silencieux et
neutre. Il vivait. Il était agressif. Il diluait autour de lui.
Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance que
j'avais alors de IWre" (1J.
Si le capitaine Hubert,
en homme pratique,
n'éprouve aucune gêne à opter pour
"Occident et son succès, il n'en est pas de même pour Marc, son jeune frère. Marc pressent
que sous une apparente réussite, peut se cacher une défaite et que la force à elle seule ne
saurait être le 'droit.
Il attend maintenant de Samba Diallo qu'il lui explique l'inexplicable
absence de l'Afrique dans l'édification de l'ère moderne.
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 162 - 163. C'est
ici
que
se pose le problème du mode de connaissance entre l'Européen et l'Africain. Le
premier, semble-t-il, atteint l'objet par une voie discursive. Le second s'installe au
coeur de l'objet par une une intuition directe.
Cet objet,
l'un et "autre, ont une
façon toute différente de le "comprendre". L'Européen s'empare de lui pour l'asservir.
L'Africain se porte vers lui pour s'y perdre.
L'un met "accent sur la "prise", l'autre
sur l'union.
L'expérience que l'Africain acquiert ainsi de l'univers est autrement
enrichissante et chaleureuse. La connaissance chez l'Africain s'apparente à la contem-
plation amoureuse et peut aller jusqu'à une sorte d'ivresse.
Elle ne se transforme pas
en acte et ne permet guère d'avoir barre sur le monde. Elle risque de conduire l'homme
à l'impuissance. L'Europée"n, lui, ne "con-naît" pas ainsi la nature. Il n'a pas la joie
de
"naître à l'autre" et" avec l'autre".
Il a du moins la satisfaction de sa victoire
continue et éclatante sur "l'autre" qu'il domestique.

- 361 -
Pour Samba Diallo, if est clair qu'entre l'Européen et l'Africain, il n'existe pas "une
différence de nature".
L'effacement actuel de l'Africain n'est qU'un "accident", comme
l'avait entrevu, avec justesse, La Grande Royale.
Le Noir est homme au même titre que le
Blanc.
De plus,
il détient les richesses qui lui sont propres.
Pour le Noir,
accepter de
"s'occidentaliser"
sans réserve,
c'est accepter d'être situé au niveau de l'objet, et, par la
suite, renoncer à jamais de la dominer:
"Si nous n'éveillons pas l'Occident à la différence qui
nous sépare de la chose, nous ne vaudrons pas plus qu'elle,
et ne la maftriserons jamais. Et notre échec serait la fin du
dernier humain de cette terre" (1).
Ce sont des idées à la fois évidentes et essentielles. EIles emportent "adhésion:
"Je suis bien de ton avis, Samba Diallo, dit Marc en fixant
sur lui un regard pathétique.
Je suis bien de ton avis,
répéta-t-il plus bas, pensivement" (2).
Mais qu'en est-il vraiment?
Au terme de son analyse, Samba Diallo, pour sa part,
est forcé d'admettre son échec.
En lui,
n'existe plus "unité vivante et parfaite de ses
Ancêtres. "Rien ne les divisait d'eux-mêmes" (3).
Il découvre en lui comme une double personnalité. C'est le perpétuel et intime déchi-
rement:
"Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un
Occident distinct,
et appréciant d'une tête froide ce
que je puis lui prendre et ce qu'il faut que je lui laisse
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 167.
(2) - Ibidem, p. 168.
(3) -- 1bidem, p. 168.

- 362 -
en contrepartie.
Je suis devenu les deux. /1 n'y a pas
une tOte lucide entre deux termes d'un choix. /1 y a une
nature étrange, en détresse de n'Otre pas deux" (1).
Chaque jour, il se voit dépouillé des richesses des siens:
"/ls avaient Dieu.
/ls avaient la famille qui n'était qu'un
seul Otre.
/ls possédaient intimement le monde.
Tout
cela, nous le perdons petit à petit, dans le désespoir" (2).
Détresse, désespoir, tels sont les mots que nous trouvons à la bouche de Samba Diallo.
Le héros est arrivé à un point de non-retour. Jamais plus il ne retrouvera le monde perdu,
le monde du réel et du surréel, le monde qu'anime, de toutes parts, "Esprit, le monde du
divin,
de l'Etre pur et de l'Absolu.
C'est l'irrémédiable exil de l'
"apparence".
Aussi,
quand plus tard, il rencontrera de nouveau la petite fille de Pierre-Louis, il lui dira la haine
qu'il porte à ceux qui "ont "dévoyé", une haine compliquée:
"Ma haine est rédhibition d'amour.
Je les ai aimés trop
ttit,
imprudemment,
sans les connaÎtre assez.
Tu
comprends? /ls sont d'une nature étrange. /ls n'inspirent
pas des sentiments simples. Nul ne devrait se lier à eux
sans les avoir bien observés, au préalable" (3).
Quand Adèle,
en larmes,
lui demande de l'aider à
"pénétrer dans le coeur du
monde" (4), il a la même repartie décevante qu'avec Lucienne: "Je ne sais pas si on retrouve
jamais ce chemin, quand on l'a perdu" (5).
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 164.
(2) -
Ibidem, p. 168.
(3) -- Ibidem, p. 171 - 172.
(4) - Ibidem, p. 173.
(5) -
Ibidem, p. 173 - 174.

- 363 -
Le sentiment spirituel, si vif soit-il, ne suffit pas pour sauvegarder la foi, aux heures
où le doute souffle en tornade. Le désarroi de Samba Diallo est celui-là mëme de tout
étudiant africain qui ne s'est pas préoccupé de faire avancer de pair ses connaissances intel-
lectuelles et religieuses.
Il est impossible qu'un déséquilibre ne se produise pas lorsqu'à
des objections d'adulte, et d'adulte cultivé, il n'ait à fournir que des solutions enfantines.
Sans doute aussi, comme l'a souligné le Chevalier en sa lettre, a-t-il commis l'erreur
,
d'abandonner les actes du culte, au fur et à mesure que sa piété se refroidissait.
Il s'est
détourné de la mosquée où partout se proclame et se commente la Parole.
Il est périlleux
de "jeter derrière son dos le Livre de Dieu" (lI, le "Livre sur lequel il n'y a point de doute,
direction de ceux qui craignent le Seigneur" (2).
Sans doute,
enfin,
ébloui par la philosophie rationaliste de l'Occident,
gagné par
son ambiance matérialiste, est-il devenu incapable de lire dans la nature, le divin message.
C'est ce que souligne avec force Fabien Eboussi quand il déclare:
"En Europe, son exil du coeur des choses et de l'intimité
des êtres se consomme. La prolifération de l'apparence, le
cancer des objets lui ont tissé un univers imperméable à
la communication, où la durée a tari, encombrée par les
productions d'un travail effréné et "insensé". Les grandes
métropoles y sont des solitudes bruyantes où la Chose est
martresse et fait régner la terreur et l'absence au coeur
de l'homme. Coupé de ses racines vives, Samba s'étiole
et se meurt. Et cela qu'il a appris avec ferveur aux pieds
du Martre et sur les genoux de son père, il ne sait s'il
y croit encore" (3).
(1) -
Coran Il, 95.
(2) - Fabien Eboussi,
"L'aventure ambiguë",
in
Abbia,
revue culturelle camerounaise,
nO 6, août 1964, p. 208.
(3) -
Ibidem, ~.208.

- 364 -
A l'appel de ce dernier, il s'en retourne aux pays des Diallobé. Mais ce retour n'est
pas une remontée aux sources familières qui rafrarchissent le voyageur las,
l'onde où se
parne "enfant prodigue pour se purifier de ses avanies et retrouver une nouvelle jeunesse,
comme nous l'avions vu dans le cas de Kocoumbo et de Fatoman. Parce qu'il a perdu le
chemin qui fait "pénétrer dans le coeur du monde", et celui qui mène au lieu de la prière,
qu'il est de ce fait un mort-vivant,
il est assassin~ par le fou du village. Ainsi meurt Samba
Diallo, qui ne connaît la réconciliation et le renouement que dans l'agonie et la mort.
Le fou
Un autre personnage traumatisé par l'espace dans L'aventure ambiguë
de Cheikh
Hamidou Kane,
est justement ce fou par la main duquel Samba Diallo trouve la mort. Mais
qui est ce fou,
se demandera-t-on,
probablement 7 Un instable fondamental, évadé du
terroir natal,
puis rentré chez lui, après un séjour en Occident, .marqué par sa participation
à la guerre, avec les traumatismes subséquents que l'on devine facilement.
Le fou, dès son
entrée sur la scène du roman, est un personnage "d'aspect insolite, les yeux habités d'une
inquiétude de tous les instants" :
"On eût dit que l'homme savait un secret maléfique au
monde et qu'il s'efforçait, par un effort constant, d'en
empêcher le jaillissement extérieur.
La versatilité du
regard ensuite, jamais arrêté, dont les expressions étaient
détruites à peine étaient-elles nées,
faisait douter que
le cerveau de cet homme pût seulement contenir une
pensée lucide" (1J.
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 98.

- 365 -
Tel est donc ce fou,
surnommé ainsi par le peuple,
au verbe par ailleurs volubile.
Ses récits sont si
"extravagants"
qu'à mesure qu'il raconte, il se met à "revivre, comme
dans un délire, les circonstances de son récit" (1).
Et voici précisément un de ses récits
rapportant son premier contact avec l'Occident. Et le fou parle ainsi:
"Ce fut le matin que (y débarquai. Dès mes premiers pas
,
dans la rue, (éprouvai une angoisse indicible. Il me sembla
que mon coeur et mon corps ensemble se crispaient. Je
frisonnai et revins dans l'immense hall du débarcadère.
Sous mOI: mes iambes étaient molles et tremblantes. Je
ressentis une folle envie de m'asseoir. Alentour, le carre-
lage étendait son miroir brillant où résonnait le c1aque-
0ent des souliers. Au centre de l'immense salle, (aperçus
une agglomération de fauteuils rembourrés. Mais, à peine
mon regard s'y était-il posé que ie ressentis un regain
de crispation, comme une insurrection accentuée de tout
mon corps. Je posai mes valises à terre et m'assis à même
le carrelage froid. Autour de moi, les passants s'arrêtèrent.
Une femme vint à moi. Elle me parla. Je crus comprendre
qu'elle me demanda si ie me sentais bien. L'agitation de
mon corps se calmait, malgré le froid du carrelage qlli me
pénétrait les os.
J'aplatis mes mains sur ce carrelage de
glace.
L'envie me prit même d'ôter mes souliers, pour
toucher du pied le froid miroir glauque et brillant. Mais
(eus vaguement conscience d'une incongruité. Simple-
ment, (étendis mes iambes, qui entrèrent ainsi en contact
de toute leur longueur avec le bloc glacé" (2).
(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p.99.
(2) -
Ibidem,p. 100 - 101.

- 366 -
Le premier contact avec "Occident, on le remarque nettement,
entraîne chez lui,
au-delà des premiers pas,
une perte quasi totale du contrôle du corps.
Cette perte du
contrôle du corps lui est imposée de ('extérieur par une sorte de fatalité dont il ne peut
situer ni l'origine ni Ja puissance.
Une nostalgie de la nudité primitive va altérer peu à peu sa raison. JI s'est senti égaré
en une étrange région, irréelle, à force d'être inhumaine:
,
"Mon regard parcourait toute l'étendue et ne vit pas de
limite à la pierre.
Là-bas, la glace de feldspath,
ici,
le gris-clair de la pierre,' ce noir mat de l'asphalte. Nulle
part la tendre mollesse d'une terre nue. Sur l'asphalte dur,
mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vaine-
ment, le tendre surgissement d'un pied nu.
Alentour,
il n'y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le
claquement d'un millier de coques dures.
L'homme
n'avait-il plus de pied de chair? Une femme passa, dont
la chair rose des mollets se durcissait monstrueusement en
deux noires conques terminales, à ras d'asphalte. Depuis
que (avais débarqué, ie n'avais pas vu un seul pied. La
marée des conques sur l'étendue de l'asphalte courait
à ras.
Tout autour, du sol au farte des immeubles, la
coquille nue et sonore de la pierre faisait de la rue une
vasque de granit.
Cette vallée de pierre était parcourue,
dans son axe, par un fantastique fleuve de mécaniques
enragées" fT J.
L'homme semble avoir perdu la maîtrise de cet univers de marbre et de mécanique (2).
(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 103.
(2) -
Le romancier africain n'est pas le seul à avoir clamé bien haut son hostilité contre la
civilisation de la mécanique et du bruit.
Le poète Léopold Sedar Senghor, dans un
très beau poème intitulé "New-York", dans Ethiopiques, regrette de façon amère,
le New-York de Manhattam, de la communauté blanche, où la vie se définit en termes
de démesure, d'inhumanité.

- 367 -
Il semble surtout avoir perdu la martrise de lui-même et s'être vidé de sa réalité
intérieure. Il participe de "objet. Il court comme l'objet. Il a la fragilité de l'objet.
le fou a succombé sous le poids de cette inhumanité. Pauvre tirailleur sénégalais
arraché à son village et jeté, sans transition, au coeur de la cité de l'artifice, où la méca-
nique tient le haut du pavé.
l'étendue et l'apparence prenant soudain consistance, animée
de mouvement et expulsant "homme à la périphérie de la cité de l'homme, le coupant du
contact simple avec la nature, c'était plus qu'il ne pouvait supporter:
"Là,
devant moi, parmi une agglomération habitée, sur
de grandes longueurs,
il m'était donné de contempler
une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes.
Imagines-tu cela,
martre,
au coeur même de la cité
de l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, inter-
dite aux contacts alternes de ses deux pieds" (1J.
Le traumatisme subi par ce personnage est radical: l'homme déraciné, sans prépa-
,
ration, sans culture, va sombrer inexorablement. Rejeté dans le silence, a.t/Mt brusquement
qu'il avait été lancé dans le bruit, il ne pourra plus désormais tenter même de se retrouver.
Au terme de leur aventure,
l'on constate que l'espace est responsable du désarroi
tant physique que moral subi par les personnages. Ils ont tous éprouvé de la déception face
à la civilisation mécanique de l'Occident. Ils se sont alors tournés, par la pensée, vers leur
Afrique où règne encore la vraie vie. Si Kocoumbo, Fatoman et dans une certaine mesure,
le fou,
sont sortis indemnes de leurs épreuves, Samba Diallo est mort pour n'avoir pas su
concilier les exigences de l'espace africain et de l'espace occidental. Mais "espace n'est pas
seulement générateur d'anxiété, il peut être aussi le reflet du destin des personnages.
(1) -
Cheikh Hamidou Kane, l'aventure ambiguë, op. cit., p. 104.

- 368 -
b -
L'espace, reflet du destin des personnages
Chez certains autres romanciers,
l'espace est traité,
au contraire, comme le reflet
du destin des personnages. C'est le cas,
notamment, de l'espace dans Le devoir de violence
de
Yambo
Ouologuem,
où il convient de laisser l'auteur lui-même nous préciser le lieu
de "action; car, si le cadre du roman paraît se situer au Mali, ce n'est qu'illusion:
"J'ai tenu, dit-il, à un décor diffus, planté aussi bien au
coeur de l'Afrique, des grands empires qu'au Congo ou
au Soudan ex-anglo égyptien... J'ai suivi au cours de mon
récit l'itinéraire que l'ethnologue Delafosse fit emprunter
aux Nègres descendant de la reine de Saba... Ce chemi- .
nement m'a permis de déboucher sur un monde à trois
dimensions:
celui de la Bible, celui du Coran et celui
du fétichisme" (t).
Mais l'espace dans cette oeuvre, c'est aussi la France et, plus particulièrement, Paris
et Lyon; c'est dans ces deux villes, en effet, que Raymond Spartacus, l'un des personnages
essentiels du récit,
passe une bonne partie de son existence; c'est encore à Paris que la
soeur de ce dernier, Kadidia, vient se réfugier après l'extermination de sa famille par Saïf,
et où elle trouve la mort dans une maison close. L'espace se trouve ici associé, voire intégré
aux personnages, comme il l'est à l'action et à l'écoulement du temps.
Parmi cette floraison de personnages, prenons un seul d'entre eux, Raymond Spartacus
Kassoumi,
que nous appellerons,
pour des raisons de commodité,
Raymond Spartacus,
et tentons de montrer que l'espace dans lequel il évolue, reflète son destin; car ses déplace-
ments coincident avec les temps forts dans son évolution psychologique.
Mais avant d'en
arriver là, pénétrons le milieu dont il est issu.
(1) -
Cité par Philippe Decraene dans Le Monde, Suppl. nO
7385 du 12 octobre 1968.

- 369 -
-
Les limites de l'espace de Kassoumi et de Tambira
L'histoire de Raymond Spartacus commence bien avant sa naissance par la rencontre
de Kassoumi et de Tambira. C'est un vendredi, jour de son congé que "homme voit pour
la première fois,
celle qui va devenir sa femme,
la se~ante Tambira. Voici, en quelques
mots, comment nous la présente Yambo Ouologuem:
"C'était une grande femme vigoureuse, noire et souple,
dont les beaux yeux en amande, l'apercevant, rirent avec
une bienveillance protectrice de femme dégourdie" (1).
Par la suite, les deux amants se rencontrent souvent au même endroit, c'est-à-dire
sous un bananier, près du fleuve Yamé, au sein d'une nature complice, brûlante et joyeuse:
"Juste au-dessus du bananier,
voletant au-dessus de
l'épais écran des hautes herbes qui les environnaient, un
oiseau s'égosilla.
Il lançait des trilles et des roulades-
notes perçantes qui emplissaient l'air et semblaient se
dissoudre à l'horizon, se dévidant le long des rives, et
comme à travers les feuillages.
Ils étaient l'un près de
l'autre" (2).
Cette nature joyeuse,
disons-nous, va se mettre à se resserrer autour des deux
esclaves.
Le bruit de leur idylle, en effet, parvient aux oreilles de Saïf.
Il autorise, certes,
leur union,
mais à quel prix!
La jeune fille doit se soumettre à un certain nombre de
contraintes imposées par le maître; et c'est à regret qu'il nous faut quitter ces pages chargées
de poésie pour retomber dans la violence et la laideur:
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 50.
(2) - Ibidem, p. 55.

- 370 -
"La matrone fait asseoir Tambira, jambes écartées, sur un
gros mortier que l'on avait roulé jusque dans sa chambre.
Et,
tandis que la première vieille maintient la femme
immobile, la seconde, à l'aide d'un couteau plut6t sale...
pratique l'ablation du clitoris, incise puis avive les deux
lèvres, les rapproche et les maintient dans cette position
en les agrafant avec des épines.
Ménageant. sous cette
"couture"
un petit orifice
(pour les besoins naturels),
elle y introduit un Mtonnet évidé, enduit de beurre
noir, attache enfin, l'opération terminée, par un triangle
de morceaux de canne de mil, le bas-ventre de la femme.
Du genou à la hanche.
Jusqu'à complète, interdiction
de tout mouvement" (T).
Mais c'èst surtout quand arrive le moment du Certificat d'études primaires que se
place le drame de Raymond Spartacus et des siens.
Il perd sa mère dans des conditions
tragiques.
En effet, soucieuse de leur réussite, elle n'hésite pas un seul instant à consulter
le sorcier Dougouli et à offrir un sacrifice. Son mari l'encourage même dans cette entreprise
folle:
"Si tu as quelque temps,
dit-il,
vas-y-vite" (2).
La femme de Kassoumi est si
préoccupée au cours du chemin,
qu'elle ne voit même pas le sorcier en arrivant dans sa
demeure. Interpellée par celui-ci, elle se résoud à lever le regard et surprend:
"Sur son visage tous les signes d'une religiosité délirante.
Ses petits yeux noirs n'exprimaient nulle indignation" (3).
Dougouli l'entraîne dans sa
"case,
éclairée par une petite fenêtre à lucarne" (4).
\\1 l'oblige à se donner à lui.
Par amour pour ses enfants, elle se soumet, dans la honte,
aux vouloirs lubriques du sorcier.
L'espace,
dès lors,
ne cesse de continuer son travail
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 61 - 62.
(2) -
Ibidem, p. 146.
(3) -
Ibidem, p. 147.
(41- Ibidem, t.147.

- 371 -
implacable de tesserrement autour de la femme; car, lorsqu'elle sort de chez le féticheur,
elle tombe sLJr Wampoulo et Kratonga qui l'entraînent
"derrière les cataractes du Yamé,
en un lieu touffu, herbeux" (1).
Là, comme précédemment, elle est violée et tuée par les
deux hommes de main de Saïf. Ce n'est que le lendemain que l'on découvre le corps. Mais
laissons la parole au narrateur:
..
"Dans l'arrière cour des fosses communes aux domestiques
de Sai."
était aménagé,
rectangulaire, grouillant, par-
dessus les selles des serfs,
de chem'lles et vers de toutes
formes et couleurs,
un trou béant, qu'on avait ensuite
recouvert de planches où s'accroupissaient les domestiques
pour leurs besoins. C'est dans cette fosse que fut décou-
vert le cadavre" (2).
Sans autre forme de procès,
Kassoumi,
suivi du cortège des domestiques, va enterrer
sa femme,
sous son bananier, près du fleuve Yamé, à l'endroit où il l'avait vue,
pour la
première fois, par une chaude après-midi.
Nous pouvons maintenant délimiter parfaitement l'espace de Tambira et de Kassoumi.
. La préoccupation première de la femme est d'aller au marché vendre le lait de son Seigneur,
à l'instar de son mari,
qui,
lui, va vendre de la noix de kola; puis vient le moment où
Tambira se rend au fleuve Yamé pour qu.elques heures de repos; nous "avons suivie, une
seule fois,
chez le sorcier Dougouli. C'est que, comme tous les gens de condition servile,
Kassoumi et Tambira ne peuvent aller où bon leur semble;
leur horizon est limité; leur
espace est contrôlé par le maître.
L'espace traduit, ici, avec évidence, l'angoisse des hommes
dans un monde où ils ne trouvent ~ulle part leur place.
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit. ,p. 150.
(21 - Ibidem, p. 150.

- 372 -
Raymond Spartacus prisonnier de "espace - Afrique
Mais si le regard de Kassoumi et de Tambira se heurte à la propriété du maître qu'ils
n'ont jamais osé franchir,
"ignorant si le monde s'étendait encore loin derrière les arbres
qui avaient borné
(leur) vue" (11, "espace de Raymond Spartacus, au contraire, s'étend
bien loin au-delà du Nakem.
Seul parmi les enfants des serfs à avoir obtenu de brillants
résultats scolaires,
il est envoyé par Saïf à poursuivre des études supérieures en France.
.
Mais dans quel espace évolue-t-il, lui aussi, avant son départ pour l'Europe 7
L'instruction acquise à l'école des Blancs,
en a fait un incompris dans le milieu des
esclaves qui est le sien.
Sa vie semble être
"tiraillée entre "indigène et la française" (2).
Cet écartèlement,
d'autres personnages,
tels que Kocoumbo, Fatoman ou Samba Diallo,
l'avaient bien connu, mais sans cette violence, car ils se trouvaient au sein d'une vraie
famille, entourés de paysans, d'artisans qu'épanouissaient la liberté et le goût de leur travail.
Pour Raymond Spartacus, la situation est autrement dramatique. Sur ordre de Saïf, il est
tenu à l'écart des besognes domestiques.
Dès lors, pour la valetaille, "ce plumassier de la
paperasse",
apparaît comme un fainéant et un inutile,
d'autant qu'il ne sait comment
utiliser son temps durant les vacances. Il se contente de rêver sous le "bananier de Yamé"
ou sous le dattier de la cour.
Son impuissance à agir comme aussi son impassibilité-" il
ne faisait pas un geste, pas un mouvement" (3) -
exaspéraient la masse des serfs de Saïf :
"" devint le souffre-douleur,
sorte de bouffon martyr,
proie donnée à la férocité native,
à l'ébriété des brutes
qui l'entouraient" (4).
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 155.
(2) -
Ibidem, p. 153.
(3) -
Ibidem, p. 153.
(4) - Ibidem, p. 153.

- 373 -
Tout le voisinage s'assemble pour assister à son repas. On se moque de lui qui mange
à la fourchette, habillé comme les Blancs:
"C'étaient des rires, des poussées, des trépignements de
spectateurs tassés contre les parois
fUmantes de la
cuisine" fT}.
Evidemment son père n'est jamais là, envoyé pour quelque course, à l'autre bout du
village:
"1/ ne savait qui implorer et demeurait sans cesse les bras
étendus -
pour éviter les approches de ces moricauds
qui lui parlaient comme on hurle,
riaient comme des
chacals, buvant ses réponses et s'en gaussant, les yeux
rivés sur lui,
inventant ses amours, le disant promis à
Tata,
fille forte aux joues rebondies, qui portait au bout
de ses poings les larges plats chargés de nourriture, avec
un regard humide quand ses yeux, éplorés,
désapprou-
vaient le supplice infligé à Raymond" (2).
Heures de détresse, et plus encore, heures d'humiliation qui marquent au fer rouge,
"ame de ce garçon!
1ra-t-il jamais assez loin pour oublier les promiscuités assez sordides
de sa jeunesse,
la répudiation que lui vaut sa culture européenne.
Fils d'esclave,
il est
devenu le jouet des autres esclaves.
Il porte bien son nom -
Spartacus! -
sans avoir le
courage de lever l'étendard de la révolte. Il n'est qu'un "Nègre blanc", et encore un "Nègre
mal blanchi". Depuis lors, comme sa mère, après "étreinte du sorcier diabolique, il ne peut
marcher que la tête basse et les épaules hautes.
Brusquement,
Saïf va tout changer dans la vie de Raymond Spartacus.
Il décide de
"envoyer poursuivre ses études à Paris, dans un dessein, on le sait, de haute et lointaine
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 153 - 154.
(2) -
Ibidem, p. 154.

- 374 -
politique.
Il en fait,
dès lors,
son favori,
marie ses frères à des domestiques du docte
Akbar ben Bez Toubaoui;
bref,
il le transforme en un personnage que ses serfs doivent
respecter.
Bien plus,
il organise,
en sa faveur, un "tchiprigol", combat de lutteurs où
deux hommes nus s'affrontent, mains armées de griffes de panthères, "parmi la joie féroce
et passionnée de l'assistance" (1). C'est sur cette vision de combat sadique et sanglant que
Raymond Spartacus quitte son Afrique pour "EurÇ>pe.
Au port,
à la coupée du bateau,
poussif et vibrant comme un chaudron, on peut
voir, dans une agitation bariolée, parmi les cris et les chants, ses parents, sa fiancée, Saïf
(en personne)
et l'Assemblée des notables, Kratonga, Wampoulo, Yafolè, l'abbé Henry,
toute une foule de mendiants en turban plein de trous,
des "galopins trottinant comme
une couvée de poussins noirs autour de leurs parents graves" (2). C'est un départ très officiel
et fort animé.
Mais si Raymond Spartacus part en Europe, ce n'est certes pas, par amour des études.
Il est envoyé d'office par celui qui est son maître absolu et indiscuté. Il demeure un esclave,
la chose et l'instrument de Saïf :
"Les jours que vécut dès lors Raymond furent ceux de
toute sa génération - la première des cadres africains,
tenue par la notabilité dans une prostitution dorée -
marchandise rare, sombre génie manoeuvré en coulisse, et
jeté au-devant des temp~tes de la politique coloniale au
milieu de l'odeur chaude des f~tes, des compromis ~ jeux
d'équilibres ambigus, où le martre fit de l'esclave l'esclave·
des esclaves et l'égal impénitent du maÎtre blanc, et où
l'esclave se crut maÎtre du maÎtre lui-m~me retombé
esclave de l'esclave': (3).
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 156.
(2) -
Ibidem, p. 157.
(3) -
Ibidem, p. 157.

- 375 -
Raymond quitte,
sans regret,
son pays natal.
Il y a si longtemps que les sévices
et le mépris dont il a été l'objet,
l'en ont détaché. Qu'est-ce donc que l'Afrique, sinon
une terre de servitude,
de cruauté,
de luxure,
en un mot, une terre d'abjecte violence,
Et Raymond Spartacus est trop accablé pour éprouver même un soulagement à la quitter.
Mais "l'on ne se débarrasse pas de l'Afrique, pas plus que lé! plante de ses racines" (1 l,
Kassoumi projeté du Nakem en plein lycée Victor Hugo, sur les bords de la Seine, connaît
un nouveau drame. "L'homme blanc s'est insinué en lui" (21, au cours de ses précédentes
études, au point qu'aujourd'hui, il en arrive à "mépriser" Afrique", Mais il se voit forcé
de constater qu'un abîme le sépare, de la prestigieuse civilisation blanche. On ne franchit
pas aisément une étape de vingt siècles d'histoire! Il subit l'enseignement de ses professeurs,
il ne J'assimile pas,
Il ne vit guère que parmi des carcasses de mots,
Il se livre au "palabre
littéraire". Il n'acquiert ni vrai savoir, ni réelle formation:
"Mois d'échecs, d'inadaptation, d'égarements, d'anonne-
ments, de combats de gosiers" (3) ,
qui se soldent, lui, le premier de classe à Tillabéri-Bentia, par un échec au baccalauréat.
Or, il est de loin le plus âgé du lycée. D'autant plus humiliant qu'il lui faut en rendre compte
à Saïf dont il ne cesse pas d'être et de se sentir l'esclave, malgré l'éloignement.
L'Afrique
le tient bien, elle qu'il a si légèrement reniée.
En dépit de tout, "la France le fascine",
Il y découvre un homme blanc bien diffé-
rent de celui qu'il a connu au Nakem.
Enfermé dans sa classe, il entend monter la rumeur
d'un Paris prestigieux. Par la grille entrouverte, il en perçoit les femmes si désirables
"grandes filles blondes, brunes, rousses ou châtain" (4).
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 158.
(2) -
1bidem, p. 158.
(3) -
Ibidem, p. 158.
(4) -
Ibidem, p. 158.

- 376 -
C'est dans ce grand tiraillement de son lime, se croyant perdu, brisé dans sa carrière,
qu'il redouble sa classe de première:
"Sa vie s'écoula, sédentaire, aussi morne que l'hiver,
qui fut long et rude" (11.
Mais avec le printemps et l'été, vient la réussite à-l'examen.
Et Raymond Spartacus,
enthousiaste, de télégraphier aussitôt à Henry et à Saïf.
Le drame de l'acculturation est décrit Rar Yambo Ouologuem, en deux pages
denses (21.
Il se hâte.
Il entend nous conduire au plus vite à la "virée" que s'offrent les
lycéens pour fêter leur succès et qui se termine, de façon épouvantable, pour Raymond
Spartacus.
L'on nous pardonnera de ne pas suivre les potaches -
ils sont six -, de Pigalle à la
Place Blanche, dans leur quête du plaisir, par :
"Des ruelles tortueuses, constellées d'ampoules au néon,
luisant sur le pavé gras, entre les murs ruisselants d'odeur
de chair de femme" (3),
hélés à tous les coins par les "portières d'amour".
Notre héros, en raison de la couleur de
sa peau, est particulièrement sollicité.
Le choix se porte enfin sur un élégant meublé, non
loin du Moulin Rouge (41.
Nous passons volontairement sous silence les ébats collectifs des lycéens et de leurs
prostituées,
longuement et minutieusement décrits par Yambo Ouologuem: "L'orgie fut
totale! quatre mois d'économie y passèrent" (51.
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 159.
(2) -
Ibidem, p. 158 - 159.
(3) -
Ibidem, p. 161.
(4) -
Ibidem, p. 161.
(5)- Ibidem, p. 161.

- 377 -
Ici intervient la reconnaissance mutuelle entre Raymond Spartacus et sa coeur Kadidia,
suivie peu de temps après de la mort de celle-ci.
L'événement affreux dont il vient d'être
la victime (l'inceste involontaire), la nouvelle inattendue de la destruction de sa famille par
Saïf
(l'assassinat de sa fiancée, la folie provoquée de ses frères, la disparition de son père
réduit à l'état de zombi),
le font apparaître sous un jour nouveau. Aussi assistons-nous
au démantèlement psychologique de Raymond Spartacus sous des chocs de plus en plus
violents: son inadaptation à la civilisation européenne, l'action de Saïf qui le poursuit de
loin. JI lui est impossible de prendre un véritable intérêt à ses études. Il va bâcler son second
baccalauréat, vaille que
vaille, et après un an de préparation, il est refusé à "Ecole
d'Architecture.
Pour bien saisir ce qui se passe en lui, il faudrait peut-être avoir en mémoire, qu'il
appartient à un foyer d'esclaves que le malheur a vite fait de meurtrir et de détruire; sa
réussite scolaire est ternie par les mauvais traitements de son entourage. Il renie son Nakem,
sans échapper, pour autant, à son emprise néfaste.
Il s'agit,
en fait,
d'un être qui refuse son passé et ne s'adapte pas au présent, qui
s'isole et se referme de plus en plus sur lui-même. Solitaire, et de tous côtés, privé d'appuis,
bientôt même sans espoir d'avenir dans sa "carrière", il glisse lentement vers les plus graves
déchéances humaines.
Ayant pris de mauvaises habitudes dans son Nakem natal, il ne peut, en raison de sa
nature, faire face à l'adversité. Aux mauvais coups de l'existence, il n'oppose que la passi-
vité.
JI se réfugie dans le rêve, sous le "bananier du Yamé" ou le dattier de la cour. Devant
les difficultés qu'il rencontre en .France, il adopte pareille attitude. Par peur, en effet, il
refuse son rapatriement.
Il ne sait ni vouloir, ni persévérer dans l'effort.
Il ne lui reste plus
qu'à s'asseoir, des heures durant, sur le bord de son lit, à ressasser son désespoir, jusqu'à

- 378 -
l'instant où la faim le pousse dans la rue.
Et ce sont alors des marches harassantes, par les
trottoirs déserts,
à travers la nuit qui glace, dans le tourbillonnement des feuilles mortes
et des pensées. Et les peurs "assaillent :
"Elles surgissaient, s'élançaient, se croisaient, s'entre-
croisaient, disparaissant, revenant en rondes, s'enchevê-
trant,
et
s'effritant imperceptiblement en poussière
,
humaine, épaisse, sombre et grouillante, avant de se
retourner comme une obsession" (1J.
Il sent
"peser sur lui les mille regards de notables invisibles" (2).
Et, à l'horizon
de son âme obsédée, finit par surgir "Dieu en chômage derrière le halo brouillé de sa montée
de larmes, dans une odeur de rue et de pavé moisi" (3). Quand il n'en peut plus de sa longue
marche solitaire,
c'est au Quartier Latin qu'il se réfugie,
"Chez François",
la brasserie.
C'est là qu'il finit par s'installer presque tout le jour, en dépit des sarcasmes ou des colères
de la serveuse.
Qui peut imaginer qu'il a sur le coeur comme une pluie de chagrin, une
inondation de désespoir 7
1/ lui faut oublier, "s'abrutir" à tout prix.
Le lieu se prête à
cette perte de conscience,
dans le coudoiement continu des clients, la senteur grasse des
pipes et des boissons lourdes.
Méthodiquement, il s'applique à user le temps et à ruser avec lui-même. S'il s'absente
de la brasserie
"pour prendre le frais", dans les jardins du Luxembourg, il y revient bien
vite pour d'interminables palabres avec les habitués du coin qui demeureront toujours pour
lui des inconnus et ne deviendront jamais des amis.
Et la terreur le prend, lorsqu'à la nuit
tardive,
il lui faut quitter cet asile pour la solitude angoissée de sa chambre.
De plus en
plus,
la peur devient l'un des éléments constitutifs de sa personnalité. La veulerie de son
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 170.
(2) -
1bidem, p. 170.
(3)- Ibidem, p. 170.

- 379 -
comportement à Paris comme à Tillabéri-Bentia.
agace son entourage et provoque son
antipathie. Notre étudiant. sans cesse rudoyé, ne se sent désormais en sécurité que sous la
protection des serrures.
C'est donc derrière le verrou des lavabos qu'il réfléchit un beau
jour sur sa situation critique.
L'idée de gagner de l'agent, de façon immorale, s'insinue en lui.
redoutable. Aussi
n'hésite-t-il pas à se vendre. Nous ne suivrons P?S le détail de la liaison du fils de Kassoumi
et de Lambert,
ainsi se nomme le triste personnage. Mais nous devons souligner que tout
au long de ces heures de plaisir, parce qu'il a conscience de sa faute, mais aussi, parce qu'il
sait ainsi sa condition. il ne cesse d'avoir "un misérable regard de chien battu" (1). "une
tendresse de pauvre hère" (2).
Et le réveil est terrible pour lui, le lendemain, "à en perdre
la raison" (3). Tandis qu'il dort, en sachant qu'il dort, il est hanté par "le souvenir de la
terre damnée où il a vu le jour" (4). Dans le clair matin, c'est tout un passé abject qui ressur-
git avec netteté :
"Inexplicablement. avec ses yeux de vague sur le corps de
l'autre. contre lui. il se rappela l'école au Nakem. l'Europe
rayonnant glorieuse sur sa terre entière. et il entendit en
lui rouler la mer: il y avait des vaisseaux. il y avait des
esclaves allant travailler dans les trous de l'azur. des
femmes vendues. des enfants jetés à l'eau. des prêtres.
des
soldats en armures. des hommes enchaÎnés. des
rameurs aussi..
il Y avait le négrier et sa négraille. ou.
tenues à jamais dans le vent et l'odeur du monde. les
fautes des notables offrant un culte irrégulier à la dignité
humaine" (5).
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 177.
(2) -
Ibidem, p. 179.
(31- Ibidem, p. 178.
(4) -
Ibidem, p. 179.
(5) -
Ibidem, p.178.

- 380 -
Notre héros se trouve bien dans la ligne historique de l'Afrique noire.
Il saisit "la
signification profonde de sa propre destruction" (1).
Il se sent souffleté et souillé par son
propre nom: Spartacus l, le fils de l'esclave, le Nègre acculé, aliéné.
Mais "esclave de Saïf est maintenant l'esclave du Blanc et de sa propre passion. Ses
pas le conduisent régulièrement chez Lambert,
pour apaiser l'angoisse de son corps,
et
aussi, pour toucher les deniers de son péché.
Un'·accord est passé entre les deux hommes.
Contre deux nuits consacrées à l'amour,
Raymond Spartacus
reçoit la somme nécessaire
à la poursuite de ses études. C'est ainsi qu'en dix mois, il parvient à arracher "un pénible
succès à son concours d'entrée à l'Ecole d'Architecture" (2). Pendant trois ans, il travaille
à cette école et présente avec succès en 1933, sa
"thèse de bâtisseur". Ce fut au Nakem-
Ziuko,
"un éclat de tonnerre" (3).
Premier Africain à obtenir pareille distinction,
ses
compatriotes, flattés :
"Le juchèrent au-dessus,
en dehors de l'humanité, et
en avaient fait une sorte de génie de science, de culture
et d'intelligence" (4).
Saïf sait attendre.
Le moment viendra - si loin soit-il -
où il reprendra son empire
sur Raymond Spartacus.
Et il s'illusionne fort,
lorsqu'il se figure être enfin "affranchi",
parce qu'il demeure en France. Intervient alors son mariage avec sa voisine de palier,
Suzanne Teyssedou,
"grande,
grasse,
les seins ardents, la hanche en forme de lyre (5),
mais l'esprit aussi simple que deux et deux font quatre. La pauvre fille est affligée d'une mère
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 179.
(2) -
Ibidem, p. 180.
(3) -
Ibidem, p. 182.
(4) -
Ibidem, p. 182.
(5) -- Ibidem, p. 183.

- 381 -
passablement ridicule et originale.
Si elle accepte Raymond Spartacus pour gendre, c'est
qu'il est "un beau Nègre qu' a d' l'avenir" (1). Mais le beau Nègre n'a fait que changer de
martre:
il doit, pour satisfaire l'impérieuse Madame Teyssedou, édifier un pavillon qui le
rédu it aux travaux forcés.
Les notables du Nakem-Ziuto ont vu juste: ils déclarent que leur homme lige a été
séduit, en ce mariage, par le milieu de sa belle-mère, "guère supérieur à celui que pouvait
postuler un "évolué installé dans la vie des Blancs" (2).
Mais cette perle noire de la culture française doit faire une constatation bien morti-
fiante.
Il est impossible à un Africain,
en Europe,
de percer dans sa profession, fût-il
dûment diplômé et patenté. Pendant six ans, à Strasbourg, pour régler les traites du fameux
pavillon et faire face à ses lourdes charges familiales, sa femme et ses trois enfants, il se voit
dans la nécessité de besogner dans divers cabinets d'architectes. Il mène une petite vie bour-
geoise de Nègre blanc, frustré dans ses ambitions. Sourdement la rancune s'amasse en lui.
Il a répudié l'Afrique, mais il n'est pas Français.
Il n'est que "sujet français", comme l'a
stipulé le scribe de Saïf sur son passeport (3).
De cette situation fàusse,
il se rend compte
plus nettement, à l'occasion de la guerre de 1939 :
"En un geste déià inconscient de protection aimante,
il s'est ieté corps et âme à la défense de la France
envahie" (4).
(1) -
Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 183.
(2) -
Ibidem, p. 183.
(3) -
Ibidem, p. 187.
(4) -
Ibidem, p. 185.

- 382
Il se bat sur les bords du Rhin, à Cassino, puis en Provence. /1 est laissé pour mort
près de Mehun-sur-Yëvre,
sous les décombres d'une maison bombardée.
"a trouvé la
force de s'extraire des ruines.
Il se réfugie dans la forêt où, pendant dix-huit mois, par
peur des Allemands et des collaborateurs, "réduit à la bestialité" (1), il se nourrit de feuilles
ou de fruits sauvages,
de rats et de racines.
Epuisé,
transi,
à moitié nu, c'est à grand
peine qu'il résiste à la tentation du suicide.
Quand en automne 1945, il se décide enfin de sortir des bois pour tenter de dispa-
raftre dans la foule, il apprend que Paris a été libéré le 23 août. /1 apprend aussi de Suzanne,
accourue dans le bistrot où il s'est fait plongeur, que son pavillon a été détruit par cet
"autre Sail, le mauvais Blanc, boche" (2), que sa belle-mère et deux de ses enfants sont
morts.
Dans la sinistre aventure d'une guerre, qui, après tout, n'est pas vraiment la sienne,
il a presque tout perdu du peu qui lui appartenait.
"Le fils de Tambira connaît alors sa
vanité" (3).
"Orphelin de ce monde qui fit de lui la formule d'homme
incompatible avec la conception que se font les autres de
l'humain, l'époux de Suzanne se sentit le témoin lépreux,
aveugle allant à tâtons, tel le fanatique qui tue avec joie
pour s'affirmer.
Ce fut en lui une rage d'écraser son
malheur et, partant d'une soif sans mesure, longtemps
ses paupières ont cillé sur la vision· de ce que pourrait
être sa vie, dévidée de l'inconnu" (4).
(1) -- Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 186.
(2) -
Ibidem, p. 187.
(3) - Ibidem, p. 187.
(4) -
Ibidem, p. 187 - 188.

- 383 -
Impuissant et vaincu, il rêve d'une revanche, quel qu'en puisse être le prix. Le voici,
à son insu, à la merci du vrai Saïf, son martre de toujours.
La guerre,
en effet,
a
"bouleversé le monde et éveillé des exigences nationalistes
à
Tillabéri-Bentia,
la
terrible" (1).
"Un courant d'émancipation" (2) souffle sur le
Nakem-Ziuto. Saïf est convoqué chez le Gouverneur à Krébbi-Katséna :
"Pour être informé que la France, \\ désireuse d'associer
plus étroitement les pays d'Outre-mer à la gestion de
leurs propres intérêts,
laissait aux Indigènes le choix de
leur député" (3).
L'heure est venue de pousser en avant les fils des serfs formés à l'école des Blancs.
Parmi les évolués, souvent encore imberbes, parés parfois simplement du titre de moniteurs
de l'enseignement primaire, c'est à qui veut se faire porter sur la liste électorale. Mais pour
"les têtes enturbannées" (41. l'homme de la situation, ce ne peut être que RaY(l1ond
Spartacus:
"Dont la réussite universitaire au pays des Flencèssi se
murmurait parmi le peuple qui le disait,
après Dieu,
ouiche ! plus instruit que le plus instruit des Blancs" (5).
Une campagne savamment menée par Saïf,
va imposer la candidature unique du
"bâtisseur noir".
On ne recule même pas devant la répression sanglante de l'opposition.
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cÎt., p. 184.
(2) -
Ibidem, p. 188.
(3) -
Ibidem, p. 188.
(4) -
Ibidem, p. 189.
(5) - Ibidem, p. 189.

- 384 -
La route est bien déblayée. Assuré du succès, Raymond Spartacus peut revenir au Nakem.
Il se présente à l'aéroport, nouvellement construit, au bras de Suzanne. Il est accueilli
par le Gouverneur et ses hauts fonctionnaires,
Saïf,
les dissidents d'hier achetés à prix
d'or, les notables impassibles et le peuple délirant. Discours, fanfares, salves d'un baroud
d'honneur.
Puis, c'est le défilé interminable au Palais du Gouverneur dont il est l'hôte,
des personnalités françaises et indigènes venues lui, exprimer leur respectueux dévouement:
"Pour Sai, ben Isaac El Héi~,
l'oeuvre de soumission
de la négraille instruite était accomplie" (1).
Joie du
"fils de Tambira de voir à la veille des élections,
tout le monde lui faire
fête" (2).
Le fils de Tambira. Quelle ironie! C'est d'un seul mot, rappeler la condition
servile du héros du jour et la précarité de son succès. Il a la naïveté de croire qu'en raison
de ses titres et de l'appui de la France, il est le ma ître de l'ancien ma ître.
Le fils de Tambira,
passé le premier mouvement, se prend à réfléchir.
La bassesse
et la souillure de ses origines sont incatalogables.
Cette tâche originelle, Saïf lui-même,
à supposer qu'il le voulût, ne parviendrait pas à l'effacer ou à lui faire oublier. Kassoumi
se sait "récupéré" par les notables. Quelle politique peut-il avoir en ce Nakem? Que peut
bien faire, en vérité, un enfant de misérables serfs, éloigné du pays depuis vingt-trois ans,
plus ou moins compromis par son commerce avec les Blancs, sans influence réelle et sans
alliés,
face à des forces traditionnelles que les siècles eux-mêmes n'ont pas ébranlées?
Comment l'atavisme des siens,
réduits en esclavage à la suite d'une razzia, privés de tous
les droits de la personne humaine,
ne disposant ni de leur corps ni de leur vie, à la merci
d'un maître dont ils sont devenus la chose. comment tout cela n'avait-il pas marqué son
destin?
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 191.
(21 -
Ibidem, p. 190.

• • -
. . .
oh ._ _- - ' " '
_
- 385 -
Lorsque Raymond Spartacus part en France,
il trarne avec lui le complexe de son
origine servile et de ses craintes. Au milieu de ses camarades blancs, il prend conscience de
la couleur de sa peau, de son âge avancé, de son incapacité à suivre des études trop poussées
pour lui, de son impossibilité à s'adapter à la civilisation européenne qui pourtant le fascine.
Il se sent déraciné.
Il se sent isolé.
Il a troqué une solitude pour une autre solitude. Il n'a
d'autre ressource que de rentrer au Nakem, où on l'appelle, pour y reprendre, sous l'appa-
rence du triomphe, le carcan de la servitude.
L'espace, ici, n'est rien d'autre que le reflet
du destin du personnage.
c -
L'espace, révélation du destin sacré des personnages
Dans le cas de l'espace,
générateur du désarroi physique et moral du personnage,
nous avons soutenu que Cheikh Hamidou Kane,
vu le sujet grave qu'il aborde dans son
roman,
n'a pas jugé nécessaire de se livrer à des descriptions minutieuses des lieux.
Il ne
nous fournit que quelques indications géographiques, simples points de repère, susceptibles
de lancer notre imagination. Dans Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma,
au contraire,
l'univers géographique dans lequel évoluent les personnages et les différentes
actions,
se
caractérise
par sa grande extension. C'est, en effet, l'errance de Fama
Doumbouya qui donne à cette oeuvre son sujet, son principe d'unité, la matière des péri-
péties et le rythme.
Cependant les actions essentielles se polarisent dans les limites de la
ville, du village, de la prison et du retour au village où le héros, marqué du sceau du destin
sacré, meurt dans son Horodougou natal.

. " , 0
- 386 -
La ville
C'est le milieu avec lequel nous entrons en contact, dès que nous ouvrons le roman.
Ici nous voyons une grande capitale africaine des "Indépendances", qui garde encore intacts
les structures économiques,
les infrastructures urbaines et le décor social de la grande ville
coloniale.
Deux quartiers nettement différenciés que relie un plan d'eau, sillonné par les
pétrolettes et un pont vétuste et branlant:
"Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima,
Fama allait en retard.
Il se dépêchait encore, marchait
au pas redoublé d'un diarrhéique.
Il était à l'autre bout
du pont reliant la ville blanche au quartier nègre à l'heure
de la deuxième prière" (t).
Cette ville n'est ni Dakar,
Conakry, Cotonou,
ni Bamako, Porto-novo, Lagos; il
s'agit sans doute d'Abidjan,
de sa lagune et de son fameux pont flottant.
Abidjan où la
cité des années 50 de notre siècle, où le Plateau, centre des affaires, attire quotidienne-
ment les travailleurs de la ville africaine.
Alors que Salimata, épouse de Fama, participe
au flux et reflux de ses masses d'hommes,
son mari est confiné dans le quartier africain
où il mène une existence oisive:
"Comme
toute
cérémonie
funéraire
rapporte,
on
comprend que les griots malinké, les vieux Malinkés,
ceux qui ne vendent plus parce que ruinés par les Indé-
pendances (et Allah seul peut compter le nombre de vieux
marchands ruinés par les Indépendances dans la capitale !)
"travaillent" tous dans les obsèques et les funérailles. De
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9.

- 387 -
véritables professionnels 1 Matins et soirs ils marchent
de
quartier en quartier pour assister à
toutes les
cérémonies.
On les dénomme entre Malinkés, et très
méchamment,
les
"vautours" ou "bande d'hyènes".
Fama Doumbouya 1
Vrai Doumbouya,
père
Doumbouya,
mère Doumbouya,
dernier et légitime
descendant des princes Doumbouya\\ du Horodougou,
totem
panthère, était un
"vautour".
Un
prince
Doumbouya 1
Totem panthère faisait bande avec les
hyènes. Ah 1 les Soleils des Indépendances" (1).
Comme pour accentuer la vacuité de cette existence,
le romancier ivoirien nous
montre Fama, sortant de sa cour, pendant les heures de travail, au moment de la journée
où l'activité est toute concentrée sur le quartier européen; il erre dans les rues d'une ville
africaine presque déserte; il bavarde par-ci par-là, avec quelques oisifs, et continue ainsi
sa progression quotidienne vers la mosquée.
Assurément, aucun cadre ne pouvait mieux insister sur la décrépitude chronique d'une
aristocratie déchue, d'une génération dépassée, d'où le regret du héros:
"Ah 1 nostalgie de la terre natale de Fama ! Son ciel
profond et lointain,
son sol aride mais solide, les ;ours
tou;ours secs.
Oh 1 Horodougou ! tu manquais à cette
ville et tout ce qui avait permis à Fama de vivre une
enfance heureuse de prince manquait aussi (le soleil,
l'honneur et l'or), quand au lever les esclaves palefreniers
présentaient le cheval rétif pour la calvacade matinale,
quand à la deuxième prière les griots et les griottes
chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya,

-. -- ---- -. -- --.- _. -- ----.- ------.- -.••• --_.- ---- -- ---- -- -- -- -- -- -••-__ . -_.
.
••••• _.a •••••••••• _.•••••••••••••
--~.
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.9.

- 388 -
et qu'aprt1s,
les marabouts récitaient et enseignaient le
Coran, la pitié et l'aum''ne.
Qui pouvait s'aviser alors
d'apprendre
à
courir de sacrifice en sacrifice pour
mendier r (1J.
Mais de la ville au village, il y a cependant une nouvelle réalité, donc un nouvel horizon.
Le village
Son nom est Togobala; un petit village de Guinée, situé quelque part au-delà de la
frontière, au nord-ouest de la Côte d'Ivoire. Son histoire ancienne est celle du Horodougou,
mais son histoire récente se confond avec celle de son dessèchement humain, de la perte de sa
substance sociale et politique:
"Togobala,
le
village natal 1... Du Togobala de son
enfance, du Togobala qu'il avait dans le coeur il ne restait
m(§me plus la dernit1re pestilence du dernier pet. En vingt
ans le monde ne s'était pourtant pas renversé. Et voilà
ce qui existait. De loin en loin une ou deux cases
penchées,
vieillottes,
cuites par le soleil, isolées comme
des termitières dans une plaine. Entre les ruines de ce qui
avait été des concessions, des ordures et des herbes que
les bêtes avaient broutées, le feu brOlées et l'harmattan
léchées.
De la marmaille échappée des cases convergeait
vers la camionnette en criant:
"Mobili /", en titubant
sur des iambes de tiges de mil et en balançant de petites
gourdes de ventres poussiéreux" (2J.
(1) -
Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 19 - 20.
(2) -
Ibiqem. p. 105 - 106.

- 389 -
En apparence,
Togobala est un ancien chef-lieu de Kafre, principauté de base des
anciens Etats mandingues; ou mieux, en zone préforestière, un vieux foyer d'islamisation
et un centre actif de l'antique commerce des noix de kola. En réalité, une capitale à tous
points de vue, où les Doumbouya sont bien chez eux et manifestent leur fonction princière:
"Réveillé avant le premier cri du coq Fama put donc se
laver, se parer, prier, dire longuement ~on chapelet, curer
vigoureusement ses dents et s'installer en légitime descen-
dant de la dynastie Doumbouya devant la case patriarcale
comme s'il y avait dormi.
Le griot Diamourou se plaça
à
droite, le chien se serra sous la chaise princière et
d'autres familiers se répandirent sur des nattes en demi-
cercle à ses pieds et on attendit les vagues de salueurs" (1J.
Mais par les temps qui courent, à travers tous les "Soleils", ceux de la colonisation
comme ceux des Indépendances, Togobala est une cité où se superposent anciennes hiérar-
chies et nouvelles autorités: lignées princières du passé héroïque qui conservent leur prestige
historique;
chefferie administrative de la colonisation devenue un décorum artificiel ;
Sous-Préfet, Secrétaire régional et Président du Comité local du Parti, qui animent tapageu-
sement les structures politiques et administratives des indépendances bureaucratisées.
Et
Fama est obligé de compter avec ces nouveaux pouvoirs, même s'ils sont incarnés par des
"bâtards". Mais à Togobala, il se sent plus à l'aise; il est connu; il a la prééminence moral;
il est entouré par sa cour; c'est un prince.
Aussi si Fama peut vivre dans son village le rêve éveillé de l'antique splendeur de sa
lignée, il ne peut y rester plus longtemps, faute de moyens matériels nécessaires à son affir-
mation dans la vie sociale.
Il refuse les sages conseils du vieux Balla pour retourner à la
grande ville où tous les déclassés sociaux peuvent passer inaperçus:
(1)·
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cil., p. 109.

- 390 -
"Qu'allait-il chercher ailleurs l
Il avait sous ses mains,
à ses pieds, à Togobala,
l'honneur (membre du comité
et
chef
coutumier),
l'argent
(Balla
et Diamourou
payaient)
et le mariage
(une ieune femme féconde en
Mariam).
Pourquoi tourner le dos à tout cela pour
marcher un mauvais voyage l
Personne ne peut aller en
dehors de la voie de son destin.
Balla était ahuri. Après
,
tout,
Fama,
tu as beau être le dernier des Doumbouya,
le maÎtre de tout le Horodougou, tu ne valais que le
petit-fils de Balla.
Ignorant comme tu étais des vieilles
choses et aussi aveugle et sourd dans le monde invisible
des mânes et des génies que Balla l'était dans notre
monde,
tu te devais d'écouter le vieux féticheur. Un
vQyage au mauvais sort, c'est un accident grave et stupide,
ou une terrible maladie, ou la mort,
ou une intri-
gue... " (1).
Mais Fama ne se doute guère que la grande ville des Indépendances africaines, c'est
aussi J'anti-chambre de la prison.
la prison
Impliqué dans un complot politique,
Fama est arrêté et jeté en prison.
C'est un
nouveau changement de décor: on passe progressivement de la ville (caves du palais prési-
dentiel) àla campagne (camp de prisonniers, caserne) :
"Une nuit,
alors qu'il sortait de la vHla d'un ministre
avec son ami Bakary, tous deux furent assaillis, terrassés
ceinturés,
bousculés iusqu'à la Présidence où on les
poussa dans les ca ...es.
Fama y trouva tous ceux qu'il
(1) - Ahmadou
Kourouma,
les Soleils
des
Indépendances,
op. cit.,
p.
151 - 152.

--- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ,
- 391 -
cherchait.
Comme eux,
il était arrOté.
1/ devait subir
dans les caves du palais les premiers interrogatoires...
Une nuit, on les tira des caves avec d'autres codétènus,
on les poussa dans des camions .. au petit matin ils arri-
vèrent aux gril/es d'un camp où ils furent internés" (1J.
Une grande hésitation apparaît cependant dans la localisation.
Les prisonniers sont-.
,
ils en zone de savane 7 En zone forestière 7 En zone lagunaire 7 Cette hésitation traduit,
en fait,
par la variété des espaces envisagés,
l'universalité dans l'Afrique contemporaine
des phénomènes d'arrestation et d'emprisonnement.
En effet,
aucun pays de "Afrique des Indépendances n'échappe aux manipulations
et complots politiques.
Et, si Mayako est la caserne finale,
rien ne nous précise la région
dans laquelle elle est située.
Quant aux traitements des prisonniers,
aux rites judiciaires
et aux rites de libération des détenus,
ils peuvent s'appl iquer à tous les pays et refléter
la pratique de tel ou tel régime.
Il reste que dans ce milieu infernal de la prison,
dans cette zone d'ombre épaisse,
Fama ressent,
avec une violence jusqu'ici inégaleée, la profondeur de sa décrépitude, mais
surtout la fin insoupçonnable d'une grande vie et d'une grande lignée:
"On l'avait bien prévenu.
Les gens de l'Indépendance
ne connaissent ni la vérité, ni l'honneur, ils sont capables
de tout,
mOme de fermer l'oeil sur une abeille.
On lui
avait dit que là où les graterons percent la coque des
oeufs de pintade,
ce n'est pas un lieu où le mouton à
laine peut al/er.
1/ s'est engagé,
il a voulu terrasser les
(1) -
Ahmadou
Kourouma,
Les
Soleils
des
Indépendances,
op. cit.,
p. 164 -
165.

- 392 -
soleils des Indépendances, il a été vaincu. Il ne ressem-
blait maintenant qu'à une hyène tombée dans un puits,'
il ne lui restait à attendre que~ volonté d'Allah,' que de
la volonté de la mort" (1 J.
Mais le Président de la République des Ebènes décide d'accorder son pardon à tous
les détenus.
Tous les prisonniers sont libérés.
Ils vont pouvoir récupérer leurs biens.
A
ceux qui sont malades,
la possibilité leur a été donnée de. se faire soigner partout où ils
veulent. C'est la grande fête de la réconciliation. Cependant Fama Doumbouya n'est pas de
la fête.
Une seule idée l'habite: partir le plus loin possible, parce qu'il sait que personne
ne veut plus de lui dans la capitale (2).
Rester dans la capitale, c'est, en quelque sorte, se
prostituer au contact de ceux qui prétendent l'aimer,
comme son ami Bakary. Fama est
ici aux prises avec une ville qui ne lui appartient pas.
Il aspire à un autre monde. Désir
d'évasion, passion indomptable pour le mouvement: voilà ce qui caractérise le personnage
d'Ahmadou
Kourouma.
Fama part à Togobaia, "sollicité par le destin, le destin prescrit
au dernier Doumbouya" (3).
"Est-ce à dire que Fama allait à Togobala pour se
refaire une vie? Non et non 1 Aussi paradoxal que cela
puisse paraÎtre, Fama partait dans le Horodougou pour V
f}7ourir le plus tôt possible.
Il était prédit depuis des
siècles avant les soleils des Indépendances,
que c'était
près des tombes des aïeux que Fama devait mourir,'
et
c'était
peut-être
cette
destinée qui expliquait
pourquoi Fama avait survécu aux tortures des caves
(1) -
Ahmadou Kou rouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cit., p. 175 - 176.
(2) -
Ibidem, p. 192.
(3) -
Ibidem, p. 176.

- 393 -
. de la Prdsidence,
à la vie du camp sans nom " c'dtait
encore cette destinde qui expliquait cette surprenante
libtJration qui le relançait dans un monde auquel il avait
cru avoir dit adieu" (7).
Oui,
Fama se sent revigoré; c'est dans le Horodougou qu'il fait bon vivre et mourir.
Excepté le vieux féticheur Balla qui lui a déclaré qu'il
"ne reverra plus Togobala" (2), il
sait gré à tous les sorciers et devins qui constamment:
"Lui avaient prédit que son sort était d'arriver un matin
à Togobala,
en grand chef,
accompagné d'un cortège
étonnant,
avant de mourir dans le Horodougou,
avant
d'dtre
enterré
dans
le
cimetière

reposaient
ses
aiëux" (3).
Le destin du héros semble étroitement lié à l'espace du Horodougou. S'il a résisté à
toutes les épreuves, c'est pour obéïr à la volonté de son destin; s'il n'a pas écouté les paroles
prophétiques du sorcier Balla, c'est parce qu'il est marqué du sceau du destin:
"Fama suivait son destin.
Les paroles de Balla n'ont pas
été écoutées,
parce qu'elles ricochaient sur le fond des
oreil/es d'un homme sollicité par son destin, le destin
prescrit au dernier Doumbouya" (4).
C'est pourquoi le héros des
Soleils des Indépendances
refuse les joies artificielles
d'une libération dont la bâtardise lui apparaît avec insolence, pour retourner à son terroir
natal et y mourir dans le décor des pierres, des végétaux et des animaux:
(1) -
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.193.
(2) -
Ibidem, p. 186.
(3) -
Ibidem, p. 177 -
178.
(4) - Ibidem, p. 179.

- 394 -
"Les for6ts multiplMrent les échos,
déclencht},ent des
vents pour transporter aux villages les plus reculés et aux
tombes les plus profondes le cri que venait de pousser
le dernier Doumbouya...
Les montagnes, les rivières, les
for~ts et les plaines encore une deuxième fois se relayèrent
pour faire entendre la détonation à tout le pays. Les
oiseaux, les animaux et les hommes rebroussèrent, les
,
oiseaux s'élevèrent, les hommes et les chiens revinrent,
les Mtes sauvages regagnèrent la brousse" (1).
Fama se confond ainsi avec la Nature,
afin de réintégrer l'ordre primordial et donc
de rejoindre les Ancêtres:
"Fama, déclare Jeanne-Lydie Goré, en dépit des Indé-
pendances et des frontières,
re;oindra finalement la
terre du Horodougou, reconnu par le saurien, comme
Prince et, mendiant, pauvre, re;eté -
autant d'épreuves
initiatiques -
parviendra à l'intemporel paradis d'Allah
dans l'écho du galop des cavaliers Doumbouya" (2).
L'espace romanesque que nous avons tenté d'appréhender chez Ahmadou Kourouma
dans sa triple dimension,
c'est-à-dire celle de la ville, du village et de la prison, révèle,
croyons-nous, le destin sacré du personnage.
Nous avons essayé de décrire l'organisation de l'espace du roman africain; nous avons
aussi essayé de mettre en relief les divers procédés mis en oeuvre par les romanciers pour
réaliser cette disposition générale des lieux;
puis,
au-delà de la simple description ou
présentation des cadres réels ou fictifs, nous nous sommes interrogé sur "l'espace considéré
comme l'image d'une certaine con'ception du monde".
(1) -
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 201.
(2) - Jeanne-Lydie Goré,
"Aspects de la présence du sacré dans la littérature africaine
d'expression
française",
in
L'Afrique
Littéraire et Artistique,
nO
54 - 55
(4e trim.79 -
1er trim. 801, p.36.

- 395 -
Nous avons remarqué que suivant la place que le romancier accorde à sa représentation,
se dessinent des esthétiques différentes.
L'espace oppressant semble prédominer dans les
oeuvres romanesques africaines; parfois, il fait couver la haine ou la révolte au coeur d'un
personnage.
Mais au-delà de cette influence psychologique, le romancier charge souvent
ce type d'espace d'un sens philosophique.
Le thème de l'oppression traduit alors, avec
évidence, l'angoisse des hommes devant un monde',où ils ne trouvent pas leur place.
A l'opposé, le voyage qui ouvre l'espace aux hommes, apparaît comme une promesse
de bonheur.
Le procédé souvent employé,
qui consiste à exprimer
"l'extraordinaire"
par
"l'ailleurs",
tient peut-être son origine dans la croyance que,
comme pour Emma
Sovary, il ne peut nous arriver quelque chose, c'est-à-dire de l'inédit, de l'exaltant, que
dans un autr~ lieu.
Mais pour les personnages des récits africains,
le voyage se termine
presque toujours mal; parlant des villes vers lesquelles se dirigent exclus, fugitifs, ou jeunes
gens ambitieux, Roger Chemain écrit ces lignes ~révélatrices :
"Le départ pour l'Europe, même s'il constitue une fuite
en avant, vers des villes encore plus grandes, encore plus
"urbaines" que celle où se déroule l'action, est un aveu
d'échec" (1J.
B -
Les romanciers africains sont-ils régionalistes?
Nous voudrions, ici, avant de clore notre chapitre sur l'espace, exprimer notre point
de vue sur une question devenue déjà un lieu commun de la critique: le régionalisme des
romanciers africains.
L'importance que le romancier africain accorde dans son oeuvre aux événements de
son terroir, semble donner raison à ceux qui affirment que le roman africain est typiquement
régionaliste. C'est ainsi que Thomas Melone,
faisant allusion, dans son excellent ouvrage,
(1) -
Roger Chemain,
La ville dans le roman africain, Paris, l'Harmattan,
1981, p. 225.

- 396 -
Mongo Béti,
l'homme et le destin,
aux oeuvres de l'auteur de
Ville cruelle, déclare en
substance:
"Mais il Y a chez lui plus qu'un simple attachement à la
terre ancestrale.
C'est d'enracinement qu'il faudrait
parler ici.
Mais d'un enracinement concret, facilement
décelable, géographiquement délimitable.
L'oeuvre de
Mongo
8éti grouille d'une
faunè et d'une flore si
nombreuse et si typiquement camerounaise qu'il n'est pas
possible de ne pas s'en apercevoir.
Qu'il s'agisse des
lieux où évoluent les personnages, des noms de ceux-ci,
de leur mode de vie, de leurs problèmes individuels ou
collectifs, de leur parler dialectal ou de leur esprit de
contestation, on peut dire que la scène où se déploient
les héros, comme les héros eux-mêmes, ou ce qui carac-
térise leur manière d'être ou d'apparaÎtre sont typique-
ment camerounais" (T J.
Plus loin le critique ajoute:
"Les références ethnogéographiques concentrées sur une
aire facilement délimitable, dégagent une vue panoramique
régionaliste" (2J.
Romans régionalistes 7
Il s'agit pourtant de donner à ce vocable sa signification
profonde,
en lui ôtant toute connotation péjorative et,
par conséquent, subjective. Que
des écrivains africains dépeignent dans leurs oeuvres un univers typiquement africain, quoi
de plus naturel
à cela,
en effet
De Bernard Dadié
à
Ahmadou Kourouma,
de
(1) - Thomas Melone, Mongo Béti, "homme et le destin, op. dt., p. 43.
(2) -
Ibidem, p. 64.

- 397 -
Ousmane Socé à Sembène Ousmane, de Mongo Béti à René Philombe, de Ferdinand Oyono
à 1kellé-Matiba, tous nous parlent de leurs pays respectifs; leurs récits apparaissent,
d'emblée, comme la projection artistique de leur environnement immédiat et du milieu
socio-culturel,
mais la marque générale demeure la diversité des thèmes. Ceux-ci condi-
tionnent beaucoup les oeuvres narratives que nous étudions.
Par exemple,
ne peut-on
s'interroger sur "importance illimitée que les écrivains anticolonialistes accordent à la
question coloniale et à l'aventure missionnaire en Afrique?
Pourquoi une telle hargne
chez Mongo Béti et comment expliquer le procès féroce que font Ferdinand Oyono, Bernard
Dadié,
Sembène Ousmane aux mêmes phénomènes dont il n'est pas superflu d'affirmer
qu'ils furent étrangers aux peuples ainsi soumis par le langage de la force? Est-ce par simple
souci de "refaire" un chef-d'oeuvre en imitant et son intrigue et son procédé romanesque
que René PhiJombe a, treize années plus tard, écrit Un Sorcier blanc à Zangali? Et que
dire des grandes fresques historiques de plusieurs siècles que sont
Crépuscule des temps
anciens
et
Cette-Afrique-Ià
? Quels sont le sens et l'importance d'Afrique, nous
t'ignorons?
Et que prétend-il apporter de neuf au lecteur? Comment apprécier le rôle
des souvenirs personnels des Soleils des Indépendances, de Violent était le vent, du
Fils
d'Agatha Moudio
dans leur contexte colonial? Voilà autant de questions, de préoccu-
pations littéraires qui dépassent de loin le simple régionalisme pour atteindre aux dimensions
conti nentales.
Sans jouer au fin sorcier,
il semble, au moins, dans cette optique,
qu'il y ait une
espèce de psychose du monde colonial chez la plupart de nos romanciers en question. Edaly
Gassama observe plus nettement le problème et déclare en se fondant sur l'histoire récente
du Cameroun:
";,"

- 398 -
"On comprendra...
que la totalité des écrits soit centrée
sur des thèmes ayant trait à la colonisation,. et après avoir
vu."
quelle a été la nature de celle-ci, on ne sera pas
surpris de constater que la majorité de ces thèmes parti-
cipent d'un véritable procès de la colonisation et de
l'homme blanc.
Dans les écrits d'avant l'Indépendance,
il n'est pratiquement question que de cela. Et m~me
.
dans la jeune littérature camerounaise c'est encore le
sujet de nombreux écrits quand ces oeuvres de fiction
ne servent pas de miroir à des problèmes nés avec la
pénétration européenne au Cameroun" (1J.
Cette réflexion permet de donner toute sa place à la description et à la critique du
monde colonial dans les oeuvres romanesques telles que Ville cruelle,
Le Pauvre Christ de
Bomba,
Le Roi miraculé, Une vie de boy,
Le vieux Nègre et la médaille, Afrique, nous
t'ignorons, Climbié, Un Nègre à Paris, Le docker noir, Sous l'otage, etc... Tous dénoncent
les conséquences,
sur les plans politique,
culturel et social, de l'aventure européenne en
Afrique noire.
Le romancier cède ici le pas au témoin et l'univers ainsi décrit n'en acquiert
que plus de vie et de véracité historique, celle d'une Afrique bousculée, conquise, soumise,
humiliée, déboussolée et exploitée sans merci par ses maîtres.
" convient donc de préciser que si le régionalisme du Sud-Cameroun, par exemple,
en littérature,
peut s'expliquer
(au-delà de la simple adéquation de la création littéraire
avec la configuration géographique),
il nous faudrait, sans doute, en rechercher ('une des
raisons principales, dans la pénétration historique occidentale de cette partie du territoire.
Les Européens (missionnaires, explorateurs ou militaires) ont pris contact avec le pays par
le Sud. Parlant de cette conquête. Simon Epea rapporte:
(1) -
Edaly Gassama, Aperçu sur la littérature camerounaise, op. cit., p. 48.

- 399 -
"Les premiers messagers du Christianisme au Cameroun
vinrent d'Angleterre,
à partir de 1842.
Ils furent suivis
peu après par la "Mission de Bâle" qu'on trouve implan-
tée à Douala à partir de 1845.
Les catholiques romains
n'apparaissent sur la scène que quarante-huit ans plus
tard, en 1890, cinq ans environ après le commencement
de la colonisation du Cameroun paf!. l'Allemagne" (1J.
Voilà qui explique, en partie, pourquoi le nord du pays ~t quasi absent de l'univers
romanesque,
si ce n'est par de rapides allusions comme chez Mongo Béti et Ferdinand
Oyono.
Et naturellement, la scolarisation a beaucoup joué; le Sud-Cameroun a produit
et continue de fournir la plupart des oeuvres littéraires.
La cible favorite de ces premiers romanciers est la faune coloniale et les diverses
communautés raciales qui la composent.
Nous reviendrons,
en détail,
sur les différents
éléments constitutifs de cet univers caractérisé essentiellement par une situation conflic-
tuelle de civilisation et de culture.
D'une manière générale, l'étude du récit africain révèle
surtout que l'utilisation et la vision du monde accusent une progression en éventail, c'est-à-
dire que cet univers va de la société coloniale à celle des Indépendances, cela du point de
vue chronologique ou historique.
Nuançons néanmoins cette assertion en rappelant que
certaines oeuvres narratives produites après la décolonisation, telles qu'Un Sorcier blanc
à
Zangali,
Le soleil noir point et Les Soleils des Indépendances, peuvent être aisément
situées dans la même veine thématique que les romans africains de la période coloniale,
tant au point de vue des thèmes et des personnages qu'à celui de l'utilisation de la dimension
(1) -
Simon Epea,
Message chrétien et visage de l'homme chez les Basa, Bantu du sud-
Cameroun,
Thèse de doctorat d'Etat,
Strasbourg, 1978, tome Il, p. 603, inédit.

- 400 -
spatio~temporelle avec sa topographie ségrégationniste,
comme nous avons essayé de le
montrer,
même si le schématisme romanesque paraît aride à la longue. Avec des oeuvres
romanesques telles que Le mandat, Le fils d'Agatha Moudio, Sur la terre en passant, Afrika
Baa,
nous passons pour ainsi dire allègrement du monde colonial aux sociétés des Indépen-
dances, avec leurs cités modernes qui privilégient les centres urbains
(Dakar, Douala,
Abidîan, Brazzaville, etc ... ) leurs faubourgs et, sans oublier, le "monde villageois" péri-
phérique ou lointain.
Ici,
les préoccupations littéraires sont presque toutes identiques et
leurs problèmes actuels et courants:
ils expriment le difficile et inexorable passage de la
tradition à la modernité,
où la fiction et la réalité se fondent pour exposer des drames
individuels ou collectifs, à travers l'aventure des personnages et des lieux évoqués.
Il n'est donc pas permis de parler de régionalisme littéraire,
sans souligner que les
thèmes traités par les écrivains ivoiriens sont ceux que nous retrouvons dans la plupart des
oeuvres de romanciers africains de langue française;
d'une zone géographique à l'autre,
ils sont sensiblement les mêmes et évoquent les problèmes sociaux ou culturels nés de la
colonisation, de la décolonisation et de l'après-indépendance du continent noir.
L'histoire îoue,
ici,
un rôle très important,
mais sans doute convient-il d'insister
sur l'idée que chaque écrivain la perçoit selon sa conscience et sa sensibilité propres.
Comment s'étonner outre mesure que la vision littéraire de la
"réalité"
révèle chez nos
auteurs une dominante subîective?
Cela
est un point capital pour apprécier les limites
de l'imaginaire, en ce qu'il sous-tend le procès de l'ère coloniale et de la société moderne.
Car c'est de vraisemblance ou d'illusion réaliste qu'il s'agit touîours. Au-delà de la simple
fiction comme dans
Afrika
Baa,
ou dans le souci de faire oeuvre d'historiens chez les
auteurs d'Afrique, nous t'ignorons, de Crépuscule des temps anciens et de Cette Afrique-
là ou, enfin, dans l'intention satirique inavouée des Soleils des Indépendances qui se veut

- 401 -
un réquisitoire, sans complaisance, au même titre que Le mandat, contre la gabégie,
le népotisme,
la corruption,
le flegme,
l'inconscience et l'incompétence des "nouveaux
martres",
ainsi que l'anarchie des nouvelles cités urbaines,
les romanciers réussissent à
présenter un univers relativement cohérent et vivant, en butte aux mille et une préoccupa-
tions de l'heure et à la quête d'un certain équilibre social et moral,
suite aux mutations
diverses nées de J'intention de la colonisation et, plus tard, des exigences du modernisme
et du progrès.
Le régionalisme appliqué au roman africain pourrait donc être défini comme l'aptitude
individuelle de chaque romancier à percevoir,
à décrire et à
"rendre"
cette
"réalité"
dont les dimensions dépassent,
et de loin,
le simple problème de restitution historico-
sociale,
pour n'être qu'un problème humain,
celui de la conscience collective d'hommes
n'ayant à leur disposition qu'une arme -
l'écriture -
et rendant plus ou moins différem-
ment témoignage sur des époques et un univers donnés. C'est aussi à ce niveau qu'une étude
sur le temps humain de cet univers s'avère utile. Sous quelles formes le temps apparaît-il
dans le roman africain 7 Associés de plain-pied à l'histoire de leur peuple, comment les
écrivains la perçoivent-ils et la décrivent-ils 7
Voilà,
entre autres questions, celles que
nous voudrions maintenant examiner.

- 402 -
II -
LE TEMPS
A -
Exposé méthodologique
La notion du temps, soulignons-le, pose des problèmes théoriques qu'il est utile
d'élucider, même succinctement, si nous voulons donner plus de profondeur à notre
réflexion. Le problème est délicat, en ce qui ooncerne son application à des oeuvres de
fiction auxquelles il s'avère presque impossible de trouver des références théoriques oU
méthodologiques, comme nous le faisions remarquer au début de notre étude.
Gérard Lezou qui, par ailleurs, fait un exposé assez remarquable sur la notion et la
perception du temps (et de l'espace) dans le roman ivoirien, affirme qU' "il n'existe pas de
théorie du temps dans la conception africaine" (1). Une telle assertion, sÎ l'auteur n'y ajoutait
pas immédiatement une précision, para itrait certainement excessive, puisque nous pouvons
lire que :
"Le temps se saisit empiriquement, il est élastique et se
modèle sur les activités humaines" (2).
En faÎt, l'importante nuance qu'il convient de faire, comme le montre si bien "étude
en trois volumes de Georges Poulet sur le temps humain, c'est que la perception du temps
est essentiellement fonction, non seulement des peuples, mais également des époques, par
conséquent de l'histoire. L'auteur met en lumière
la différence entre les divers "temps"
(1) - Gérard D. Lezou, "Temps et espaces romanesques en Côte d'Ivoire",
in Annales de
l'Université d'Abidjan,.Série 0 (Lettres), tome VII, 1974, p.275.
(2) -Ibidem, p.275.

- 403 -
à travers les siêcles, depuis le Moyen-âge où, "entre existence et durée, il n'y avait pas de
distinction réelle" (1) pour le chrétien qui se sentait "essentiellement un être qui dure" (2),
même s'il était convaincu du sentiment de changement autour de lui. Les XVie et XVIIe
siêcles, quant à eux, à la notion de "durée", ajoutent celle du devenir déterminé par le
sentiment d' "angoisse essentielle de l'homme... dans le temps" (3). C'est cette conscience
qui, historiquement, aboutit au XIXe siêcle à 'la conception dynamique du temps, perçu
comme un mouvement continu, un perpétuel recommencement. La seconde restriction, c'est
que la notion du temps, étant capitale, il ne serait pas vain d'insister sur la manière propre à
chaque peuple et à chaque société d'appréhender ce concept.
Dans les oeuvres romanesques africaines, deux catégories fondamentales de temps (4)
s'offrent à nous :
-
Un
temps historique collectif ou événementiel, celui des sociétés coloniale et
moderne.
-
Un temps subjectif, jouant comme un catalyseur, parce que vécu par la conscience
des personnages et de l'auteur lui-même.
(1) - Georges Poulet, Etude sur le temps humain, Paris, Plon, Ed. du Rocher, tome l, 1975,
(1ère édition, 1949) p.5.
(2) - Ibidem, p.6.
(3) - Ibidem, p. 14.
(4) - Dans ses Essais sur le roman, Michel Butor distingue "au moins trois temps (romanes-
ques) : celui de l'aventure, celui de l'écriture, celui de la lecture" (Essais sur le roman),
Paris, Gallimard, coll. "Idée", 1969, p. 118. Ce qui nous intéresse, ici, pour le roman
africain, c'est le temps de l'aventure.

- 404 -
La question qu'il nous faut résoudre, ici, peut se formuler, de la manière suivante :
comment est exprimée la représentation de la durée dans le temps du récit africain chez les
romanciers qui font l'objet de cette étude 7 Est-ce urie durée coupée de la pratique sociale
ou collective, ou, au contraire, se confond-elle avec l'histoire des peuples et dans quelle
mesure 7
Par souci de commodité d'analyse, la nécessité se fera pour nous de centrer notre
réflexion sur un
certain nombre d'oeuvres romanesques. " s'agit, dans une perspective
thématique et synthétique, de mettre en lumière leur structure générale, cela, grâce à l'analyse
de données et de constantes littéraires à l'intérieur de ces oeuvres. " est à préciser que ces
dernières se révèlent à travers un certain nombre de thèmes interdépendants, tant au niveau
esthétique de la structuration de l'intrigue romanesque qu'à celui du réel, c'est-à-dire de
l'histoire (rapports entre les facteurs binaires tels : héros / collectivité, conflit individuel /
conflits sociaux de toutes sortes, notamment politiques et culturels). Cette approche permet,
pensons-nous, d'expliquer pourquoi :
"Plusieurs éléments, même les plus incohérents et les
plus inconséquents, se trouvent dans une organisation
et dans une unité relativement cohérente, et dont il est
de devoir ici de saisir le sens et la logique profonde - le
réalisme" (1J.
---- -
-- -- -- ---- -- --- ----- -._--- -.- -
A -

.
.
---
._. __ .0.
.
o.
._ •••••
_
----~
(1) - Sunday O. Anozié, Sociologie du roman africain, op. cit., p. 9.

- 405 -
Nous distinguerons deux phases principales commandées par le choix des thèmes : la
première est relative à "ensemble des romans qui abordent le thème de l'aventure coloniale
européenne et, naturellement, de la mission évangélisatrice en Afrique ; la seconde englobera
tous les écrits qui s'attachent à la peinture à la fois politique et sociale de l'Afrique indépen-
dante. Cette schématisation voulue, mais non systématique devrait pouvoÎr gUÎder notre
analyse. Celle-d s'occupera d'abord d'un premier groupe de romans de tendance historique
,
(1), parce que faisant une large place à la période coloniale, tels que Ville cruelle, Afrique,
nous t'ignorons, Le vieux Nègre et la médaille, Cette Afrique-Ià et Un Sorcier blanc à
Zangali
; et enfin, Un second groupe dans lequel nous retiendrons Le Fils d'Agatha Moudio,
Sur la terre en passant et L'harmattan.
B -
Temps et récit
rapport entre le temps historique ou collectif et le temps individuel
Pris dans leur ensemble, les romans qui traitent de la situation coloniale, mettent
généralement en scène un ou deux personnages dans un contexte historique qui a nom,
ici, l'époque coloniale. Le temps y est à la fois individuel et collectif, et c'est ce niveau de
relation que nous voudrions, à présent, examiner.
L'analyse de l'espace nous a révélé combien l'univers colonial était privilégié dans les
écrits littéraires africains. La raison est simple
: l'Afrique noire a été l'un des continents,
sur ce globe, à avoir connu la colonisation la plus douloureuse. Cette expérience historique
est largement mise en forme par les romanciers et des récits comme Cette Afrique-Ià ou
Afrique
nous t'ignorons, se proposent d'en
retracer les différents moments pour la
conscience des hommes. JI s'y trouve des données et des constantes que nous retrouvons en
filigrane
dans la
plupart
des récits et qui constituent un réseau de leit'll1oive dans la
conscience créatrice des auteul'5 africains.
(1) -
Nous disons "tendance historique". parce que nous ne voulons pas tomber dans la
classification habituelle qui distingue dans le roman africain
:
romans historiques,
romans de contestation. romans de dépassement etc.... le plus souvent, sans nuance.

- 406 -
1 -
Histoire du peuple et aventùre du héros : le problème de leur étroite soljdarit6
Dès que "on examine de près ces oeuvres romanesques, c'est une virulente dénoncia-
tion du système colonial et de ses conséquences sociales, politiques et culturelles, qui
éclate. De quoi s'agit-il, en effet 7
Pour Mongo Béti, comme pour Ferdinand Oyono, Benjamin Matip, Jean 1kellé-
Matiba, Bernard Dadié, Sembène Ousmane et René Philombe, ce qui est inadmissible, c'est
la flagrante disparité entre les déclarations d'intention - dont le moins que l'on puisse dire,
c'est qu'elles étaient hypocrites, si elles n'étaient pas tout à fait cyniques - et les faits que les
colonisés, eux, pouvaient observer dans la pratique. Contre la soi-disant mission civilisatrice,
morale et culturelle que clamaient les nouveaux maîtres du pays, les romanciers se lancent
dans une polémique sans retenue. Albert Memmi soulignait déjà que "la colonisation, c'est
d'abord une exploitation économico-politique" (1 J. Telle est "une des cibles favorites des
auteurs anticolonialistes.
Ville cruelle apparaît comme la peinture de deux mondes : celui des oppresseurs et
celui des opprimés, c'est-à-dire les paysans et la population ouvrière autochtone. Cette
oeuvre renferme un certain nombre de thèmes littéraires privilégiés par nos romanciers.
L'exploitation économique y est vivement dénoncée. Banda, un jeune de Bamila, est allé
vendre ses deux cents kilogrammes de cacao à Tanga, la "ville cruelle" ; mais en dépit de
sa très bonne qualité, toute sa récolte est saisie et jetée au feu par les agents du contrôle, du
moins, on veut le lui faire accroire. La réalité, comme lui dira, plus tard, son oncle Tonga,
tailleur de sa profession, est toute simple : il aurait dû, comme tout le monde, corrompre
les préposés au contrôle :
--- ... -_.--------- ------ ----- -_.---.-----._----------..---- ---- _.----- -- ----_..-. _. - _.--.- -----..._.- ~- -.----_.------- ..-.._.----------.- ---
(1) - Albert Memmi,
Portrait du colonisé, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, p. 173.

- 407 -
"Tu ne sais donc pas ce que l'on raconte? Les contrôleurs,
il faut leur mouiller la barbe... Mais oui, leur mouiller la
barbe... C'est ça qu'ils veulent. Et ton cacao sera touiours
de la meilleure qualité" (1).
Le héros en sera quitte pour sa désillusion, et la déception de sa mère, une vieille
moribonde qui espérait tant marier son unique fils avant de mourir, est grande.
L'une des figures (épisodique; du reste) que l'on nous présente dans le récit, c'est
M. T., un "patron" blanc dont on nous dit qu'il refuse de verser leurs salaires à ses ouvriers
noirs. Ceux-ci, conduits par le jeune Koumé, décident de le lyncher et passent à l'acte.
A travers M. T., nous observons la catégorie des commerçants européens (grecs, en particulier)
qui se °livrent au pillage systématique des richesses de la colonie et dont quelques-uns sont
désormais familiers au lecteur de Mongo Béti et de Ferdinand Oyono. Citons, en plus de
Pallogakis, un personnage :
"Gommeux, olivatre, frais,
fort, sobrement habillé de
blanc, sec, le nez crochu et paternaliste" (2),
des créatures romanesques telles :
"Caramvalis,
Despotakis,
Pallogakis,
Michalidès,
Stavéridès, Nikitopoulos" (3).
Benjamin Matip, dans Afrique, nous t'ignorons, s'élève, lui aussi, contre l'exploitation
économique du pays par les Européens. Il dénonce la servitude physique et morale à laquelle
est réduite la population locale ainsi que les nombreuses exactions auxquelles se livrent
volontiers les fonctionnaires de l'Administration coloniale
; le portrait qu'il trace d'un
"agent d'inspection des produits indigènes" est significatif à cet égard de la pratique de
l'époque:
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cil. p. 54.
(2) - Ibidem, p. 19.
(3) - 1bidem, p. 18.

- 408 -
"C'était un petit colon, genre débraillé et plein de boutons,
a\\ll?c une énorme chicotte dans la main. Il s'arrêtait devant
chaque villageois, faisait fouiller les sacs, briser les fèves
de cacao et pomper les bidons d'huile, les mains dans les
poches. Il abattait son fouet sur la tête du villageois et
criait "c'est bon" d'une voix sonore qui faisait trembler.
Parfois, il souriait, selon les visages, ç}'un air ironique. Puis
venaient les auxiliaires, qui se mettaient à questionner les
villageois. Le cortège avançait, au tremblement des femmes
et des enfants, au claquement sec du nerf d'hippopotame
qui faisait vibrer le petit homme malingre en bras de
chemise" (1 J.
Robert, un Français, fait partie de ces commerçants décriés par Benjamin Matip, pour
leur cupidité et leur malhonnêteté et que le pasteur William appelle "la bande de voleurs et
de païens civilisés" (2). L'appât du gain et le mercantilisme du colon, tels qu'ils sont décrits
par les romanciers, peuvent paraître excessifs
;
mais si l'on place cette critique dans sa
perspective historique, qui est celle de "oppression coloniale, l'on comprendra que ce thème
soit si privilégié.
Chez
Ferdinand Oyono, c'est le visage de Krominopoulos qui domine
les
commerçants grecs détiennent, en effet, le monopole de l'achat, de la vente et de l'exploita-
tion du cacao, imposé aux autochtones comme culture industrielle, au détriment des autres
cultures,
notamment
vivrières. Meka
dira
de
Krominopoulos, son "acheteur de cacao
habituel" : "II m'a assez volé, comme ça ..... (3).
L'histoire individuelle vécue par le héros se confond ici avec celle de ses congénères. Un
des rares points d'entente entre Banda et son antipathique oncle Tonga, réside dans cette
"image - définition" que le vieil homme donne des Blancs, en général :
(1) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. cit., p. 22.
(2) - Ibidem, p.24.
(3) - FerdinanQ.Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 27.

- 409 -
"Ce que nous vous disons, nous les vieilles gens, c'est
seulement ceci : "Ne quittez pas la voie vos pères pour
suivre les Blancs : ces gens-là ne cherchent qu'à vous
tromper. Un Blanc, ça n'a jamais souhaité que gagner
beaucoup d'argent. Et quand il en a gagné beaucoup, il
t'abandonne et reprend le bateau pour retourner dans
son pays, parmi les siens qu'il n'purs pas oubliés un
instant, cependant qu'il te faisait oublier les tiens ou
tout au moins les mépriser" ft J.
Cependant, si nous poussons plus avant l'analyse, nous noterons que le hiatus déjà
relevé, entre d'une part, les promesses humanitaires de principe du colonisateur et, d'autre
part, la réalité quotidienne de la domination européenne, intéresse, à plus d'un titre, les
écrivains africains. L'aventure de Méka dans le vieux Nègre et la médaille, celle de Franz
Mômha dans Cette Afrique-là et le récit d'Un Sorcier blanc à Zangali, tendent, à plusieurs
égards, à montrer et à dénoncer cette disparité.
Prenons, par exemple, le cas de Méka. L'Administration coloniale a décidé de récom-
penser le vieil homme de Doum pour trois motifs : pour services rendus à la France pour
laquelle ses deux fils sont morts sur le champ de bataille
; ensuite, pour le "don de ses
terres" à la mission catholique de Doum ; et enfin, pour la bonne tenue de ses plantations.
On connaît la suite du récit
; après le discours du Haut-Commissaire de la République
française, Méka, dans un épisode tout en naïveté apparente, propose le "bouc de l'amitié"
. en homme qui sait joindre le geste à la parole. Le Haut-Commissaire décline poliment
"invitation. En fait, les véritables désillusions du héros auront déjà commencé avec le
spectacle du milieu européen'; il note, par exemple, que la médaille qu'on lui a accrochée
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 124.

- 410 -
sur la veste est différente de celle de M. Pipiniakis. Ce geste du "Chef des Blancs" assombrit
les sentiments d'amitié, de dignité, de courage et d'honneur qui sont les siens, puisqu'il
y perçoit, avec netteté, le signe de la discrimination raciale qui existe entre Blancs et Noirs.
Sa femme Kélara sera elle aussi brusquement tirée de sa sérénité par un propos anodin du
boy du Commandant
: elle comprend que ni le don de ses terres, ni la nouvelle médaille
de son mari, ne la consoleront jamais de la perte de ses deux fils.
De cette aventure du personnage de Ferdinand Oyono, retenons l'importance de la
ségrégation raciale dans "univers du roman. Les Noirs, au Foyer Africain, après le départ des
Blancs, s'en donnent à coeur joie, à une diatribe féroce contre les Européens et leur
domination
; celle-ci surtout est manifeste à leurs yeux, à travers le monopole commercial
des Grecs, les richesses incommensurables et les privilèges sociaux insolents des Blancs. Mais
par-dessus tout, ils refusent désormais d'être les sempiternel/es dupes d'une farce grandiose
qui clame l'amitié des Européens. Comment peut-il y avoir d'amitié, de fraternité ou
d'égalité, si la tribune officielle n'est réservée qu'au Haut-Commissaire et à :
"Tous les Blancs français de Doum..., avec les Grecs,
ceux-là
mêmes
qui
empêchaient
les
Noirs
d'être
riches" fT) ,
quand les Africains ne peuvent même pas parler en tête-à-tête avec le chef des Blancs?
Sur le mode du discours indirect, le narrateur rapporte leurs propos ironiques :
(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Négre et la médaille, op. cit., p. 124.

- 411 -
"Ces Blancs étaient de drôles de gens. Ils ne savaient
mdme pas mentir et ils voulaient que les Indigènes les
croient. Bien sûr qu'ils avaient construit des routeS, des
h()pitaux, des vil/es... Mais personne parmi les Indigènes
n'avait de voiture. Et puis de ces hôpitaux on sortait
souvent les pieds devant. Quant aux maisons, c'était pour
eux-mdmes. L'amitié ne pouvait-èlle se fonder que sur
le vin d'honneur? Et m~me en buvant ce vin, les Blancs
choquaient leurs verres entre eux... Où était donc cette
amitié? (1).
Le fin mot sera donné par Méka lui-même, après qu'il a subi les brutalités et les
sévices de de~x miliciens noirs de la police coloniale. La médaille 7 L'amitié 7 L'âge 7 Il ne
croit plus à rien venant des Blancs, surtout pas à leur amitié :
"Je me sens très las, si las que je ne trouve rien à dire
à Gosier-d'Oiseau. Qu'on fasse de moi ce que l'on veut...
Puisqu'il me demande qui je suis, dis-lui que je suis le
dernier des imbéciles, qui hier croyait encore à l'amitlë
des Blancs" (2).
Quelles sont les causes de ce que l'on aurait pu appeler un dialogue de sourds, si on
n'avait
pas
présentes à
l'esprit les motivations moins humanitaristes qu'économico-
politiques de "entreprise coloniale ? Le roman de Jean 1kellé-Matiba nous apporte, à ce
sujet, quelques éléments de réponse.
(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 124.
(2) -Ibidem, p. 149 - 150.

- 412 -
Cette Afrique-là, en effet, est une longue rétrospective de l'histoire du Cameroun. Le
romancier y met en scène un personnage, Franz Mômha, dont la stature n'a d'égale que la
destinée du peuple qu'il incarne dans le récit. En effet, au-delà de la pure fable, que "auteur
lui-même a résumée à l'intention du lecteur, c'est la vie, c'est-à-dire l'histoire de toute
la société camerounaise qui est évoquée sur deux cent-quarante pages. Cette Afrique-Ià,
qui couvre une période d'un peu plus d'un demi-siècle, débute à l'aube de la conquête
allemande et s'achève dès la fin de la Première Guerre mondiale, qui voit le transfert du
Cameroun,
sous
mandat,
de la Société des Nations aux
Français et aux Anglais.
L'Administration allemande aura laissé dans le souvenir des populations soumises par la
force, les séquelles inoubliables de l'euphémique et cynique "campagne de pacification" ;
mais le romancier, s'if n'en parle pas toujours en termes laudatifs, parce qu'il est encore trop
tôt pour évoquer "occupation française, n'en
utilise pas moins un ton empreint d'une
certaine nostalgie qui imprègne tout le récit" (1)
(1) - Guy de Bosschère lui aussi semble vouloir ramener les faits à leur juste proportion
lorsqu'il observe : "La colonisation allemande aura été trop tardive et de trop courte
durée pour qu'il nous soit possible d'en déterminer, sans risque d'erreur, les constantes.
Elle se sera montrée dure, certes, mais paradoxalement, sans excès. L'Administration
aura imposé sa discipline lourdement, mais n'aura, en revanche, jamais manifesté de
sautes d'humeur imprévisibles, ni eu recours à des répressions injustifiées ou à des
mesures tatillonnes. " 1!st symptomatique de constater que les colonisés eux-mêmes-
camerounais et togolais spécialement-subissant l'épreuve de la domination française,
regretteront unanimement, par comparaison, bien entendu, l'époque de la colonisation
allemande", Autopsie de la colonisation, Paris, Albin-Michel, 1967, p. 289.

- 413 -
"L'aventure de l'Allemagne fut de courte durée. Après
la Première Guerre mondiale, à la Conférence de la Paix,
elle fut dépouillée de ses possessions ultramarines. Depuis
lors on ne parla de cette colonisation qu'en termes polé-
miques ou apologétiques. Mais 'e yent a tourné et des
efforts sérieux ont été entrepris pour dépassionner le
débat" (1J.
Venons-en
maintenant
au
récit
de
Cette Afrique-Ià.
Lorsque les Allemands
soumirent le' Cameroun, après avoir vaincu la résistance dirigée par le patriarche Bahôm,
le chef des troupes exposa les desseins de ses supérieurs. \\1 venait, dit-il, conquérir le pays
au non du Kaiser. Son but était d'exploiter les richesses du territoire en y assurant
les
infrastructures nécessaires (écoles, dispensaires, routes, etc... ) qui garantiraient le bonheur
des autochtones ; leurs enfants iraient dans les écoles allemandes pour y être formés, tandis
que la liberté d'expression, de circulation et de résidence pourrait être considérée comme
d'ores et déjà, acquise. Cette promesse qui se voulait aussi un vaste programme économique
et social, à tous les niveaux, le Gouverneur von Hiller la reprendra, plus tard, à l'intention
de la première promotion de cadres locaux parmi lesquels se trouvera Franz Mômha
lui-même:
(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, Avant-propos, p. 12.

- 414 -
"Voici une belle génération que nous allons élever dans nos
traditions, qui sera la fierté de l'A frique tou t comme nous
sommes la fierté de l'Europe. Nous entendons faire de ce
pays une province germanique. L'Ame allemande restera
à jamais ici (1).
Les populations autochtones seront
heureuses. Nous ferons tout pour leur bien-dtre. Cette
terre,
gorgée de
richesses,
se.ra
exploitée.
Nous
installerons des industries sur place. Nous controirons des
villes modernes, des routes, des chemins de fer, des ponts.
Nous élèverons ce pays à la dignité d'un pays allemand.
Pour ce faire, formons d'abord des cadres, instruisons
les enfants. Trouvons des acolytes pour l'Administration,
le commerce et l'industrie. Les plus doués iront dans
nos universités.
A
leur retour, ils s'occuperont des
affaires de ce pays" (2).
La perspicacité de Franz Mômha lui avait auparavant fait douter de la sincérité des
déclarations alléchantes de l'occupant et, surtout, percevoir le signe prochain que le pays
allait:
"Sortir de (son) existence harmonisée pour entrer dans
la
vie policée et subir toutes les vexations de ce
régime" (3).
(1) - L'illustration la plus éloquente est le refus de Franz Mômha de travailler pour l'Admi-
nistration française
;
l'auteur l'explique ainsi
: "Si toutes les colonisations furent
militaires, celle de "Allemagne eut au surplus ce fond romantique que constitue "âme
germanique. C'est ainsi qu'elle voulut très vite germaniser des populations qui n'y
étaient nullement préparées. D'où certaines fautes. Comme résultat pratique : il yeut
des élites complètement intégrées et qui n'ont pas su se réadapter plus tard lorsque les
temps ont changé", Avant-propos, p. 12.
(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 67 - 68.
(3) - Ibidem, op. cit., p.47.

-
- - -
. _ - - - _ . ~ ~ - - - - - - - -
- 415 -
Mais à travers son itinéraire spirituel, c'est à l'histoire de la dure campagne de pacifi-
cation du pouvoir colonial allemand que le lecteur assiste, notamment dans les contrées
rebelles oU xénophobes. Laissons la parole plutôt au héros - narrateur :
"L'Allemand dut (yJ étaler son inhumanité. Je fus témoin
de scènes d'une brutalité inouiè. Des actes terribles et
cruels ont inutilement ensanglanti notre pays pour la
soif de conqudte d'un prince orgueilleux. Des femmes
enceintes étaient éventrées, des jeunes gens égorgés,
d'autres
hachés,
des
vieillards passaient au poteau
d'exécution" fT J.
En
réalité, si
les écrivains
anticolonialistes
s'acharnent tant
contre
"aventure
européenne, c'est surtout parce que des promesses n'ont pas été tenues. Cette Afrique-Ià,
plus que tout autre récit en témoigne, et le ton du narrateur cache mal ici sa déception et
celle de tout un peuple.
Pourtant, l'analyse plus appronfondie des écrits révèle que des auteurs, tels Benjamin
Matip et Jean 1kellé-Matiba, en l'occurrence, s'ils ne prennent pas entièrement fait et cause
pour l'Administration allemande, mettent, néanmoins, l'accent sur certaines réalisations
dignes d'éloges. Cela à travers leur récit, mais surtout à travers le témoignage de quelques
personnages
importants. On
n'insistera jamais assez sur la vie de
Franz Mômha dans
Cette Afrique-Ià. Cet homme, formé dans la plus pure tradition allemande de sévérité,
de discipline, de respect et d'obéissance, du sens de responsabilité et de dynamisme profes-
sionnel, refusera, on le sait, avec la venue des Français, de servir les nouveaux maîtres, plus
par loyalisme aux anciens maîtres que par incompétence intrinsèque. Alors qu'il a tout
pour prétendre aux plus hautes responsabilités, même pendant les élections générales à la
(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit. p. 48.

- 416 -
"Constituante", Franz Mômha décide d'abandonner la vie active professionnelle pour ne se
consacrer qu'aux travaux des champs et à la religion. Il ne s'agit cependant pas pour noUs-
pas plus que pour tout historien de l'Afrique colonisée - de distribuer des blâmes et des
éloges aux uns et aux autres
:
on ne peut et on ne doit que récuser toute colonisation,
quelle qu'elle soit. Parce que toute colonisation renferme déjà en elle l'esprit de conquête,
puis de domination, et enfin d'exploitation. Peut-on décemment nier cette réalité, telle
qu'elle apparaît dans le témoignage de ces écrivains 7 Albert MemmÎ insiste tout particulière-
ment sur "aspect économique de l'aventure économique européenne et on peut apprécier
le fait comme tel, c'est-à-dire comme :
"La présence et le rôle capital des phénomènes écono-
miques dans toutes les situations humaines" (1 J,
qu'il définit également sous le concept de "privilège colonial"
celui-ci englobe aussi les
dimensions socio-culturelles.
En effet, lorsqu'on poursuit l'analyse des oeuvres romanesques, l'on note que, autant
que la colonisation allemande, l'occupation française n'est pas sans entraîner de profonds
bouleversements socio-politiques, notamment par l'imposition aux autochtones, d'insti-
tutions administratives coercitives décriées avec vigueur par les écrivains noirs. Il sera donc
utile de continuer notre analyse, en l'axant maintenant sur ces constantes que le lecteur
retrouve d'un roman à l'autre.
En plus de la conquête coloniale elle-même, du hiatus entre les promesses et les faits,
c'est le lieu d'étudier certaines institutions coloniales et les conséquences de l'exploitation
économique à laquelle - la plupart des romans s'accordent à le montrer - fut étroitement
liée l'action missionnaire en Afrique de langue française.
(1) - Albert Memmi,
L'homme dominé,
Paris,
Gallimard,
1968 (réédition),
p.64.

- 417 -
De toUs les griefs principaux, celui de "indigénat, appelé travail forcé, occupe une
place de choix. Le Code de l'indigénat, c'est d'abord avant la Deuxième Guerre mondiale, un
régime du système colonial français, exclusivement appliqué aux populations locales ; mais
c'est aussi un ensemble de textes administratifs constituant un statut particulier régissant
les Africains. Claude Wauthier indique que:
"L'une des dispositions principales en était l'institution
d'un régime de corvées que les intellectuels africains
ont souvent désigné sous le nom de travail forcé et qui a
été la cible de leurs critiques" fT J.
Cette
méthode d'Administration
et
d'exploitation revêtit des formes diverses et
consistait dans les réquisitions obligatoires pour les travaux publics (routes, chemins de fer,
ponts, etc... ) autant que pour les constructions de maisons d'habitations destinées aux
fonctionnaires coloniaux. Pour en apprécier la portée historique et sociale, au niveau de la
mortalité et de la dépopulation, lisons de près quelques oeuvres romanesques.
Cette Afrique-Ià, un récit parfaitement structuré autour de plusieurs grands "axes
temporels" de la vie du héros, est un réquisitoire serein, certes, mais implacable contre la
méthode d'exploitation humaine du travail forcé :
"Plus le temps s'éloigne, observe Mômha, plus la colère
s'apaise,
plus la
haine s'atténue. L'histoire
est donc
devenue légende, et cette légende, ie vous la conte avec
calme, mais non sans amertume" (2J.
(1) - Claude Wauthier,
L'Afrique des Africains. Inventaire de la Négritude, Paris, Seuil,
1972, p. 299.
(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cil., p. 197.

- 418 -
Dans sa critique, en effet, il n'oublie rien d'essentiel
"J'en arrive aux moments les plus pathétiques. Si doulou-
reux qu'ils soient, il faut que vous les sachiez puisqu'ils
font partie de l'histoire de votre pays. Ces temps feront
touiours la honte des Blancs. I/s auront beau nous dire
qu'ils sont chrétiens, qu'ils sont humains, tous les morts
qui
dorment dans
les tombes
sont là pour les
démentir" fTJ.
Lui-même a vu naître la promulgation de la loi de l'Îndigénat, lors de la convocation
des chefs autochtones à Edéa par "le fameux Philippe", chef de la circonscription ; il la
définit comme "une méthode de dégradation systématique" (2), tant pour les maîtres que
pour les col~nisés, et l'assimile au Nazisme. Cette appréciation laconique dans sa formula-
tion, en dit plus long que tout autre commentaire sur les vicissitudes, les travaux forcés,
inhumains, les impôts forfaitaires, la servitude, l'insécurité, la déportation et la mort qui
furent le lot de tout un peuple et de tout un continent. "II n'y a plus de liberté, il n'y a
plus d'égalité" (3), observe Franz Mômha, avec amertume, et cette phrase, des années plus
tard, apparaît comme un écho ironique et cruel aux déclarations d'amitié du conquérant
allemand. les chefs indigènes jouèrent un rôle important dans le travail forcé, soit qu'ils
y fussent contraints par l'Administration qui faisait planer des menaces sur eux, soit qu'ils le
fissent volontairement, motivés qu'ils étaient, par l'appât du gain et des honneurs, ou tout
simplement par esprit de rancune ou de jalousie, comme ce fut le cas avec le chef du village
de Franz Mômha. Celui-ci va connaître les horreurs des chantiers de la mort, les tourments
collectifs, la misère et la maladie. le jugement qu'il porte est celui d'un homme éprouvé,
certes, mais déterminé à
assumer son destin ;
il aura
dénoncé, en
tout cas, sans
complaisance, les risques réels.cJe dépeuplement du pays
(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 197.
(2) - Ibidem, p.211.
(3) - Ibidem, p. 199.

- 419 -
"Etait-ce donc l'application des méthodes de dégradation
humaine sur le plan local, puisque le maÎtre de l'Allemagne
hitlérienne parlait des races inférieures à anéantir (1) ? Il
avait pour cela inventé des techniques d'extermination.
Nous n'avons ici ni chambres à gaz ni camps de concen-
tration, mais nous avions les chantiers et les policiers
qui tuaient à leur gré et sans remords de braves gens
dignes de respect"(2).
Le réquisitoire du chef de village de Pala dans Un Sorcier blanc à Zangali, n'a pas
d'autre fin, et ce n'est pas lm hasard si le chapitre du récit s'intitule "Enfer social" :
l'exposé
du
vieillard à
Azombo, le domestique du
R.P. Marius, sera donc cité comme
illustration
"Avant l'arrivée des hommes, raconte-t-i1, Pala était l'un
des pays les plus populeux de la région bétl: Auiourd'hui,
tu le vois bruissant de sissongo ! Tu sauras que chacun
d'eux pousse sur l'emplacement d'une famille éteinte,
soit par suite d'une maladie, soit par suite de...
Le vieux chef s'interrompit, tout haletant de dou-
leur. Il venait de remuer les cendres d'un passé fort trou-
blant. Azombo le devina ; il dit sur un ton empreint de
compassion, qu'avec les Français, les Noirs n'avaient pas
tort de nourrir de grands espoirs...
(1) - Afrique, nous t'ignorons développe aussi ce thème des préjugés raciaux et dénonce la
diabolique théorie hitlérienne de "l'espace vital", selon laquelle les races humaines ne
sauraient
se concevoir' que sous la forme d'Une pyramide : au-dessus, la race
"aryenne" prétendue supérieure, à la base celle des "sous-hommes" et, enfin, au
milieu, les autres races non encore civilisées. Serait-ce la psychanalyse qui éclairerait
des hommes de foi et de bon sens sur un tel état de débilité mentale 7
(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 210 - 211.

- 420 -
Et pourtant, et pourtant 1... vociféra brusqu~
ment Mendzanga. Le carnage de Niock continue. Tombe
des morts 1 Dire que j'en suis sorti vivant, parce que (ai
dO céder ma fille Ekunda à un mvulmétra 1" (1).
Dans le récit de Benjamin Matip, on ne peut pas ne, pas mentionner ou souligner
l'objectivité de la réflexion du vieux Guimous à' son ami Robert, lorsqu'il s'interroge sur
certaines institutions des hommes et, surtout, sur leur comportement pour le moins étrange :
"L 'humanité entière... - ie ne doute pas qu'il y ait des
honnêtes gens
de
par le
monde - n'éprouve aucun
sentiment de culpabilité, de complicité. Rien. Absolument
rÏf;m... Exactement comme elle a laissé pendant des siècles
des institutions comme l'esclavage, les sacrifices humains
et la traite des Noirs" (2).
On n'insistera
jamais assez
sur l'importance du rôle de J'histoire dans la création
romanesque des auteurs qui abordent le thème de l'aventure coloniale. Ils mettent en oeuvre
des personnages dont l'aventure et la vie individuelles ou collectives épousent avec une
netteté remarquable l'histoire de leur propre pays. Certains d'entre eux, comme Ferdinand
Oyono, Jean 1kellé-Matiba, Benjamin Matip et Mongo Béti, ont mis l'accent sur le système
colonial français d'une part, et de l'autre, leur plume souvent satirique, mais combien
empreinte de "réalisme historique", au service de leurs idées. Leur regard scrutateur embrasse
dans leur immensité et dans leur profondeur mythique, l'histoire de l'Afrique, que leur
ironie mordante dissèque pour mieux en extirper les racines les plus profondes et les plus
douloureuses.
C'est donc à un véritable travail d'exorciste que se livre leur génie.
(1) -
René PhiJombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 90. Les "mvulmétra" étaient
des gardes messagers, miliciens congolais ou sénégalais.
(2) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. cit., p. 79.
~

- 421 -
Ces auteurs soutiennent dans leurs oeuvres que l'entreprise coloniale (1) ne saurait être
expliquée intégralement, sans ce que l'on pourrait appeler l'autopsie systématique et objective
de "activité missionnaire. René Philombe dont Un Sorcier blanc à Zangali apparaît, à bien
des égards, comme une imitation, du reste, peu réussie du Pauvre Christ de Bomba, n'est pas
éloigné de cette thèse.
2 -
Le procês de l'action missionnaire
Nous abordons là, une des questions les plus épineuses, les plus douloureuses, et, sans
doute aussi, les plus controversées qui se soient posées à la conscience humaine. Mais comme
le remarque Eva Kushner :
':11 ne s'agit pas de réinterpréter ce qui s'est passé, ce serait
défendre l'indéfendable. La déformation que les missions
ont fait subir au Christianisme en l'assujétissant aux visées
coloniales pèse à jamais sur la conscience européenne
et américaine" (2).
La position des écrivains noirs concernant la collusion de fait entre le colonialisme et
le Christianisme (tel qu'il exista du moins dans les colonies françaises d'Afrique) peut paraître
parfois exagérée. Sur ce problème, nous voudrions nous attarder quelques instants, car sa
nécessaire compréhension éclaire dans une très large mesure les écrits littéraires africains,
(1) - Il existe quelques écrivains qui font exception à la règle; nous pensons, par exemple à
David Ananou (Le fils du fétiche) qui voit le colonialisme et le Christianisme du point
de vue du "bon Nègre". Il s'agit d'écrivains qui, pour reprendre l'expression de Georges
Balandier, font "un devoir d'enfant bien doué" .. Littérature noire de langue française",
Paris, Présence Africaine', nO 8 - 9, 1950, p.395.
(2) - Wilherforce A. Umezinma, La religion dans la littérature africaine : étude sur Mongo
Béti, Benjamin Matip et Ferdinand Oyono, Préface d'Eva Kushner, Presses Universi-
taires du Zaïre, Kinshassa, 1975, p.9.

- 422 -
singulièrement ceux de Bernard Dadié, Ferdinand Oyono, Mongo Béti, René Philombe,
Benjamin Matip et Jean Ikellé-Matiba. Mais avant de revenir aux oeuvres narratives propre-
ment dites, il nous faut jeter un regard critique sur deux ouvrages d'importance, qui ont
abordé ce problème
:
il s'agit de L'Eglise en Afrique noire (1) du Révérend Père Joseph
Bouchaud et Christianisme et Colonialisme (2) de Robert Delavignette.
Si l'ouvrage du R. P. Bouchaud, dans son ensemble, met davantage l'accent sur les
heurts de l'Eglise avec les coutumes et traditions africaines (3), celu i de Delavignette ne se
veut ni un traité d'histoire, ni de théologie, mais "une suite dé réflexions sur la confrontation
de la foi chrétienne avec le fait colonial" (4). Passons outre à l'exposé étymologique du
terme "coloniser", à l'évocation des premiers "colons" dans l'Antiquité, pour poser le vrai
problème qui. est celui de voir comment se situe le Christianisme par rapport à J'histoire de la
conquête et de la présence coloniales en Afrique. Robert Delavignette note à bon escient
que
:
(l) - Joseph Bouchaud,
L'Eglise en Afrique noire,
Paris-Génève,
La Palatine,
1958.
(2) - Robert Delavignette, Christianisme et Colonialisme, Paris, A. Fayard, 1960.
(3) -
L'Eglise, soutient "auteur, se caractérise par sa capacité d'accommodation au niveau
structurel et social (par le respect des coutumes"qu i ne s'opposent pas au droit divin
naturel ou positif") ; mais elle ne saurait tolérer certaines coutumes "incompatibles
avec la doctrine de l'Eglise, de sorte que celle-ci ne pouvait que demander leur élimi-
nation ou, du moins, leur modification foncière dans le sens chrétien", op. cit., 82. En
fait,
le
R.P. Bouchaud dans son ouvrage, confond souvent Eglise catholique et
Christianisme (mais s'agit-il d'une véritable confusion ?) et l'on peut retourner la balle
à l'auteur puisque précisément certains missionnaires ont davantage fait oeuvre colo-
nialiste qu'évangélisatrice et ont ainsi fait
dévier le Christianisme de son message
universel.
(4) - Robert Delavignette, Christianisme et Colonialisme, op. cit., p. 7.

- 423 -
"C'est par l'évangélisation que le Christianisme interfère
avec le colonialisme" (1 J.
" soutient, en outre, que les deux termes ne doivent pas être confondus, car "un et
J'autre désignent des réalités différentes, sinon opposées. En revanche, il reconnaît que
l'interférence signalée se situe sur trois niveaux principaux
: soit que le Christianisme est
favorisé par l'autorité coloniale, soit qu'il est agréé par cette même autorité qui soutient une
autre
religion, telle
l'Islam, soit
enfin qu'il
lui est fait subir le même traitement qu'à
n'importe quelle religion. Telles sont, conclut Robert Delavignette, les trois "voies" de
contact entre Christianisme et colonialisme. C'est pourquoi, aux défenseurs de la société
coloniale, l'auteur demande, avec force, si celle-ci a été objectivement représentée par eux
dans ses caractères fondamentaux :
"Autrement dit, l'histoire de la colonisation nous sera-t-
elle uniquement révélée par les textes, les discours parle-
mentaires, les écrits de toute sorte, auxquels le fait colonial
et le comportement de la société coloniale ont donné
lieu 1" (2J.
Certes. Mais on peut avec raison rétorquer qu'il s'agit là de querelles intestines. Car la
vraie question est moins de savoir si le Christianisme a été freiné dans son entreprise par le
pouvoir politique colonial que celle de s'interroger sur la manière dont les peuples soumis
ont subi l'un et l'autre ces deux faits historiques, et cela à travers la conscience individuelle
ou collective des colonisés ; fi ce propos, les écrits africains constituent un vaste champ de
réflexions appréciables, quant à la perception de cette réalité historique et culturelle ; mais
ce ne sont que des romans et pas des manuels d'histoire : nous les étudions comme tels.
- _.
.--- _••------ -- --- --- ••- --- -- --- ----- ---_. -- ---.
o.
0_- ••


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(11 - Robert Delavignette. Christianisme et Colonialisme, op. cit., p. 43.
(2) - Ibidem, p. 16.

- 424 -
Le point de vue de ces romanciers est net et se situe à J'extrême opposé de celui du
R. P. Bouchaud et de
Robert Delavignette. René Philombe estime que la convergence
pratique des missions du pouvoir colonial et du clergé parait plus que troublante, tant il
est vrai que :
"L'équivoque naÎt de la simultanéité de l'évangélisation
et de la colonisation. Le même pays nous a envoyé et
le soldat et l'Administrateur, et le commerçant et le
missionnaire-apôtre" (1J.
Ferdinand Oyono, dans Le vieux Nègre et la médaille, illustre, dans un épisode,
comment, au besoin, l'Administration française fait souvent appel aux autorités de l'Eglise,
afin
de
sévir contre la fabrication et la vente
illicites - selon elle -
de
l'arki ou
alcool local (2)
(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 5.
(2) - Il est tout de même révélateur que cette réalité historique soit abondamment rapportée
et illustrée par plus d'un romancier noir. Dans Le Roi miraculé, Mongo Séti évoque la
chasse effrenée et systématique livrée par l'Administration contre les boissons locales.
Certains de ses personnages, tels Kris, n'hésitent pas à déclarer que cette interdiction
n'a pour but que de favoriser "importation et la vente des liqueurs qui viennent des
industries de la métropole au détriment des produits "nationaux".

- 425 -
"De guerre lasse, Gosier-d'Oiseau s'en était remis au
Révérend Père Vandermayer. Le missionnaire, du haut de
sa chaire, avait eu vite fait de condamner cette boisson
qui, disait-il, noircissait les dents et l'âme de ses parois-
siens. 1/ avait décrété que tous ceux des chrétiens qui en
buvaient commettaient un péché mortel en avalant
chaque gorgée" (1J.
La quasi totalité des récits qui dénoncent le système colonial tend également à prouver
le rôle négatif, et même l'échec de l'activité missionnaire en Afrique. Que l'indigénat y soit
appliqué, que l'exploitation économique et humaine à laquelle est étroitement liée l'Eglise -
au sens que lui donne le R. P. Bouchaud - soit l'une des cibles favorites des écrivains
anticolonialistes, ne peut étonner, outre mesure, tout lecteur averti, c'est-à-dire ayant
présente à "esprit, l'époque pendant laquelle se déroulent ces récits.
Lorsqu'on interroge certains romans de Mongo Béti, tels que Ville cruelle, Le Pauvre
Christ
de Bomba, Le Roi miraculé, l'on est frappé par le nombre pléthorique des person-
nages
religieux. Comparés aux Administrateurs et autres fonctionnaires coloniaux qui
demeurent en
nombre
relativement restreint, ces missionnaires dominent de loin sa
production. Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé traitent exclusivement du
missionnaire européen ; mais une grande place lui est faite également dans Ville cruelle avec
le Père Kolmann. Un tel rôle privilégié explique l'idée que se fait Mongo Béti de l'activité
missionnaire au Cameroun, et sans doute aussi, dans tout l'ancien "empire français"
d'Afrique. En effet, bien que les missionnaires-apôtres s'opposent aux agents du pouvoir
économique, politique et soèial, ils entretiennent, malgré tout, avec eux, des rapports de
(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 16.

- 426 -
nature complémentaire, sinon identique. Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Benjamin Matip,
Jean 1kellé-Matiba et Bernard Dadié, usent souvent, avec une même habileté, de ces deux
fonctions. Remarquons qu'avec le R. P. S. Drumont du Pauvre Christ de Bomba, Frère
Schloegel du Roi miraculé et le R. P. Marius d'Un Sorcier blanc à Zangali, nous avons le
prototype du prêtre-bâtisseur. Tous trois sont doués d'un dynamisme à toute épreuve et
d'un sens du labeur qui ne le cèdent en rien à leur passion évangélisatrice. Le R. P. Marius,
arrivé depuis peu à Mvolyé dont il dirige la mission catholique, n'hésite jamais à :
"Mettre la main à la pâte au jardin, à l'école, à la
menuiserie, un peu partout" fT J.
Lorsqu'il est question de trouver un missionnaire volontaire pour aller prêcher dans le
fameux pays de Zangali où son prédécesseur, le R. P. Scroock a été assassiné par les villageois
rebelles à ce qu'ils considèrent comme une tentative d'aliénation culturelle, le R. P. Marius
ne tergiverse pas non plus
: il ira à Zangali, quoi qu'il advienne. Il nous rappelle presque
trait pour trait le Frère Schloegel, ce travailleur infatigable :
"Une espèce de fou qui ne s'arrêtait jamais de travailler
que pour aller bouffer ou alors faire des niches et d'autres
choses encore aux femmes de la sixa" (2J.
.--------------------._---------- --------- -------------.-.---.._---_..-_
------_._
_
_ _.--------------
(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 43.
(2) - Mongo Séti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 105. Notons au passage que contrairement à
celle de Ferdinand OyorlO, "oeuvre de Mongo Séti s'attache peu à la peinture des
moeurs pour le moins curieuses des missionnaires ou des Administrateurs de la colonie.
Il ya pourtant un portrait du même personnage du Roi miraculé assez singulier :
"Frère Joseph n'était pas un religieux à la façon de Le Guen - ce qui, dit par les
Noirs, mettait en doute le caractère absolu de la chasteté de Schloegel", ibidem,
p. 103.

- 427 -
Mais l'abnégation du R. P. S. Drumont fait de lui un missionnaire hors pair dans la
galerie des personnages religieux chez Mongo Séti. Outre le rôle romanesque principal.qui
lui est dévolu, Drumont apparaît dans la cible centrale du romancier, dans ses attaques
contre l'exploitation et l'aliénation des Noirs. Les griefs contre le missionnaire s'accumulent
dans la bouche des personnages du Pauvre Christ de Bomba. Déjà dans Ville cruelle, Banda
ironisait sur l'âpreté au gain qui caractérise tous les Blancs:
"Un Blanc ne cherche qu'à gagner beaucoup d'argent, le
plus d'argent possible. Même les missionnaires quand
ils causent de Dieu, c'est juste pour que tu paies le denier
du culte, ils sont seulement plus malins" (1).
Selon le héros, seul l'intérêt financier motive, au premier chef, le prêtre-missionnaire.
Ce que recherche celui-ci
"C'est tout juste... gagner de l'argent... Et gare à toi
si tu regimbes. Zut 1 là il avait raison, Tonga... Même
les
missionnaires avec
leur robe, leur croix
et
leur
longue barbe... Seulement, eux, c'est plus malin... Et
cent francs si tu veux aller à confesse, et deux cents
francs si tu veux faire baptiser ton gosse... Et cinq cents
francs
pour le denier du
culte. Et tant pour qu'ils
acceptent
ton
fils à
l'école, et
tant pour qu'il soit
dispensé du travail manuel, une fois inscrit à l'école.
Et
tant pour que sonnent les cloches de la mission
catholique à l'enterrement de ta mère ,... Ouais 1 Pour
tous la grande affaire c'est l'argent" (2).
(1) - Eza Bata, Ville cruelle, op. cit., p. 124.
(2) - Ibidem, p. 132.

- 428 -
Dans son étude (1) sur le personnage du missionnaire, Nwandjo Nweje conclut à une
bien "triste image" de ce dernier dans l'oeuvre romanesque de Mongo Béti, compte tenu
du rôle qui aurait dû être le sien en milieu africain ; car les pratiques scandaleuses dénoncées,
ici, sans complaisance, tendent toutes à ôter tout crédit à ce qui fut hâtivement et vaguement
appelé "mission civilisatrice". L'auteur souligne Que dans l'ensemble, et du point de vue des
personnages bétiens :
"Le seul sens qu'on puisse donner à l'entreprise mission-
naire, c'est celui d'une maison commerciale qui ne
cherche que le profit" (2).
En effet, malgré le caractère parfois péremptoire et partial des jugements des person-
nages de Béti, on remarque que Ville cruelle n'est que l'ébauche de ce Qui apparaîtra comme
l'une des idées-forces des récits du
romancier, à savoir que le corps religieux avait été
étroitement mêlé à l'oeuvre d'exploitation systématique des colonies. La mission catholique
de Bomba est plus qu'un édifice monstrueux, tranchant avec le cadre général décrit dans
Le Pauvre Christ de Bomba ; c'est une grandiose et véritable entreprise mercantile. Cela n'a
rien d'étonnant, eu égard au rôle de bâtisseur de Drumont à qui la mission doit son implan-
tation
et son rayonnement spirituel en pays béti, ainsi que sa panoplie de subalternes,
d'ouvriers laies ou religieux, tels le Père Le Guen, les catéchistes noirs et la pléthorique
main-d'oeuvre
gratuite
que constituent
les
pensionnaires
de la sixa, instituée par le
missionnaire. Celui-ci se révèle également un intendant et un gestionnaire rompu aux tâches
économiques et sociales qui effraient, au premier abord, par leur dynamique expansion
(1) - Nwandjo Nweje, Le thème de la religion dans l'oeuvre romanesque de Mongo Séti,
Mémoire de maîtrise de Lettres modernes, Université de Paris XIII, 1979, inédit.
(21 - Ibidem, p.55.

- 429 -
autant que par leur effet tentaculaire, puisque de Bomba dépendent tous les villages de
l'arrière-pays des Tala.
Et c'est justement un de ces aspects qui semble avoir le plus retenu l'attention de Béti
et justifie sa diatribe anticléricale
:
l'activité éducative, morale et religieuse, même si elle
est manifeste et louable aux yeux du romancier, serait destinée à masquer ce qu'il considère
comme la collusion du clergé et du pouvoir colonial. Pour Mongo Béti comme pour ses
personnages, cette convergence des missions ne fait pas de doute, car missionnaires et colons
se ressemblent, avant tout, par leur esprit de spoliation et de mercantilisme flagrant. Cette
sévère appréciation est souvent mise dans la bouche de ses personnages, qu'ils soient africains
ou européens. C'est le cas, par exemple, avec le catéchiste de Timbo et le R. P. S. Drumont
"Mon père, ils (villageoisJ disent qu'un prêtre, ce n'est
pas meilleur qu'un marchand grec ou tout autre colon.
Ils disent que ce qui vous préoccupe tous, c'est l'argent,
un point c'est tout : vous n'êtes pas sincères, vous leur
cachez des choses, vous ne leur enseignez rien" (1 J.
Les Noirs de ce récit ont pour arguments, d'une part, l'imposante mission catholique
de Bomba, construite avec la sueur et le sang des populations autochtones, et d'autre part,
ses richesses, les mille et un "cadeaux" en nature que perçoit le R. P. S., lors de ses in nom-
brables toumées pastorales, sans compter le denier du culte qui a tous les attributs d'un
impôt forfaitaire
davantage
que ceux
d'une offrande librement
consentie. L'échec de
Drumont en pays tala n'aura pas d'autre motif que l'hiatus entre les préceptes théoriques de
charité et d'humilité, et la luxuriante vie quotidienne des missionnaires, à laquelle il faut
ajouter leur facile propension à la compromission avec les autorités administratives. Le
R. P. S. a beau s'en défendre, Zacharie, un habile personnage dont la franchise des propos
illustre,
sans doute
le mieux, les thèses du romancier,
lui rappelle comment dans un
,
(1) - Mongo BetÎ, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 33.

- 430 -
passé récent, prêtres et Administrateurs ont
pour ainsi dire marché main dans la main :
il lui déclare que le travail forcé, par exemple, a été et demeure une source inépuisable de
main-d'oeuvre de bon marché autant qu'une aubaine pour les uns et pour les autres
"J'ai vu les gens travailler sur la route Manding-Zomba.
Eh bien, c'était terrible, mon Père, réellement terrible ;
il en mourait des tas. D'ailleurs, tu dois te rappeler aussi,
mon Père. Tu t'y rendais plusieurs fois par jour à moto-
cyclette parce que des tas de gens mouraient et qu'ils
désiraient se confesser ou être baptisés avant de mourir ;
et tu te rendais là-bas sur ta motocyclette, tu ne te
rappelles donc plus 1" (1).
Drumont ne l'a assurément pas oublié, lui à qui M. Vidal avait rappelé l'identité de
leur vocation' dans la colonie, lui qui reconnaissait la "collusion de fait" entre le prêtre-
missionnaire et le colon. A l'instar de M. Vidal, et toujours chez Mongo Béti, le
Haut-
Commissaire de la République française adresse d'Ongola, la capitale, une lettre mémorable
au R. P. Le Guen, dans laquelle il souligne avec autorité :
"L'unicité fondamentale de la mission dont nous avons
été chargés, vous et nous, par la douce France, notre
mère
incomparable,
au
milieu
de
ces peuplades
déshéritées" (2).
Mais c'est dans ce passage du Pauvre Christ de Bomba cité, qu'il nous faut rechercher
l'une des raisons principales de l'adhésion massive de la majorité des Africains à la religion
de Drumont
;
ceux-ci espèrent ainsi être protégés, même si leur conversion n'est que
superficielle : c'est là le plus sûr moyen d'échapper aux exactions de "Administration. Les
Tala l'ont compris depuis très longtemps, explique le R. P. S. à M. Vidal :
(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op: cit., p. 52.
(2) - François Gomis, Le prêtre dans le roman camerounais, mémoire de ma itrise de Lettres
modernes, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1976, p. 15 - 16, inédit.

- 431 -
"Les gens de la route vivent dans une terreur constante-
je maintiens l'expression, quoique d'habitude elle vous
mette hors de vous. Ils vivent dans une terreur perpétuelle
à cause des réquisitions, des travaux forcés, des bastonna-
des,
des
tirailleurs...
Croient-ils réellement,
ou se
tournent-ils
vers moi qui les console - sans jamais
d'ailleurs pouvoir les protéger ? Voilà la question qui
me tracasse en ce moment" (1).
On pourrait allonger la liste des griefs faits au missionnaire et au colon par
les romanciers africains, singuliêrement celui de J'asservissement socio-culturel dans lequel
sont maintenus les Noirs par le biais de la répression et du matraquage culturels dont l'ultime
dessein est de "pérenniser", selon la formule de M. Lequeux du Roi miraculé, le système
colonial. Ces griefs que l'on retrouve d'un écrivain à l'autre, sont autant de faits hist{)riques
qui, observe François Gomis :
"Concourent
à
6ter
tout
crédit
aux déclarations
d'innocence du prêtre dans l'oeuvre d'asservissement,
d'exploitation de l'homme africain et de collusion avec
l'Administration coloniale" (2).
Voilà un certain nombre d'éléments littéraires qui nous intéresseront à plus d'un
titre, s'agissant d'analyser la manière dont les écrivains africains utilisent l'hilôtoire de leurs
pays et du peuple dans leurs récits ; il sera sans doute révélateur de leur esthétique générale
de voir comment ce temps est souvent mis au service de leur idéologie respective.
(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 52.
(2) - François Gomis, Le pnHre dans le roman camerounais, mémoire de maîtrise de Lettres
modernes, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1976, p. 15 - 16, inédit.

- 432 -
c - la vision du temps et de l'ère contemporaine chez les romanciers
de la nouvelle génération
L'analyse des récits comme le fils d'Agatha Moudio de Francis Bebey, l'harmattan de
Sembène Ousmane (1) et Sur la terre en passant de F. B. M. Evembe, par exemple, devrait
pouvoir illustrer notre propos sur l'étroite solidarité entre l'aventure individuelle du héros
,
ou des personnages et J'histoire de la société africaine. L'étude de leur structure romanesque
révélait, incidemment, que tous se ressemblent par leurs thèmes, toute simplification extrême
mise à part.
Dans le le fils d'Agatha Moudio, Francis Bebey traite essentiellement du respect -
jusqu'à une certaine limite - de la tradition et du thème de "amour ; il s'agit de ce qui est
souvent désigné sous la formule : conflit entre modemité et tradition. Aussi cela mérite-t-il
l'attention, car il pose un problème de société, et, surtout, s'insère dans un espace-temps qui
est celui de "époque coloniale dont nous avons longuement analysé les composantes de
l'univers romanesque conflictuel.
Si Mbenda, le héros, est un paysan attaché aux coutumes et aux structures sociales qui
fondent et garantissent "équilibre communautaire, quoiqu'ouvert aux apports relativement
enrichissants du modernisme et du progrès, Agatha qu'il aime et dont il est aimé, symbolise,
aux yeux de sa mère, en "occurrence, la dégradation des moeurs ancestrales. Déjà, peu avant
sa mort, Edimo le père de Mbenda, avait obtenu de son ami Tanga, qu'il réserverait en
mariage. à son fils, la première fille dont sa femme accoucherait ; un voeu que Maa Médi
(1) - Il est bien évident qu'un romancier comme Sembène Ousmane n'est pas un nouveau
venu à la littérature ; il a continué de produire après 1960, et ce qui est intéressant,
1
c'est de voir si sa vision littéraire a subi de modification.

- 433 -
s'acharnera, mais en vain, à faire respecter scrupuleusement. Le jeune homme, qui se pose
lui-m~me comme conciliateur de la tradition et de la modernité, épousera Fanny ... et Agatha
Moudio. Soulignons par ailleurs que, à "instar de Ferdinand Oyono, de Benjamin Matip, de
Mongo Béti, de Jean 1kellé-Matiba et de Bernard Dadié, Francis Bebey fait Une large place
à la critique des exactions commises par les colons contre les colonisés. Les personnages du
récit ont, pour la plupart, connu la colonisation allemande. Comme ceux de Benjamin Matip
.
et de Jean Ikellé-Matiba, c'est non sans une certa'ine nostalgie qu'ils évoquent cette époque:
ce qui justifie leur parti pris qui exclut toute objectivité dans la perception du temps
historique
"C'est vrai, dit Moudiki, c'est vrai que les Français ne
savent pas
fabriquer
ces choses-là.
Du
temps des
Allemands, nous avions des verres, de vrais verres dignes
de ce nom... Oh, ne me parlez plus de ça, ça me rappelle
tant de choses extraordinaires. Je ne peux même pas vous
raconter tout cela ici : des verres... et de grands verres à
bière, comme ça... Père en avait de toutes sortes, du temps
des Allemands. Je me demande pourquoi ces gens-là
sont partis. Peut-être qu'ils n'aimaient pas beaucoup
notre pays" (1 J.
On remarque que la vision de l'histoire n'est pas la même que chez les personnages
d'Un Sorcier blanc à Zangali, René Philombe ayant jeté, quant à lui, un anathème sans
concession sur l'ancien maître germanique.
En revanche, Cette Afrique-là de Jean 1kellé-Matiba et Afrique, nous t'ignorons de
Benjamin Matip, témoignent également de cette nostalgie admirative pour les Allemands, en
dépit du réquisitoire, sans partage, sur ce qu'avait été la cruauté de leur Administration :
Sam souligne que la vieille gé~ération de son village n'a point oublié les rudiments de langue
allemande qu'elle avait apprise, et qu'en plus, sa préférence va aux Allemands plutôt qu'aux
Français. Mbenda qui émet la réflexion suivante, n'exprime-t-il pas de façon éloquente
l'opinion de ses congénères?
(1) - Francis Bebey, Le fils d'Agatha Moudio, op. cit., p.68.

- 434 -
"Les hommes de chez nous étaient ainsi. Pour eux, la
nostalgie
du
temps des
Allemands était telle, qu'à
n'importe quelle occasion, il y avait toujours lieu
de
comparer le présent et le passé, et toujours, bien entendu,
à l'avantage du passé. Aujourd'hui, toutefois, la question
n'était pas là. Ces hommes rassemblés dans une maison
africaine, et qui buvaient du whisky écossais dans des
,
verres français en se souvenant de la grande Allemagne
d'autrefois, ces gens-là s'étaient donné pour mission de
mettre au point les grandes lignes de mon état futur
d'homme marié" (1/,
De fait, le ton de l'évocation demeure souvent celui-là dans tout le récit, c'est-à-
dire apologé\\ique, sinon partial. Mais la critique de l'Administration française est à peine
camouflée, au travers de l'histoire de quelques personnages. Mbenda lui-même, dont le
nom signifie "la loi" et qu'une généalogie mythique range parmi l'un des derniers descendants
du célèbre chef Bilé qui, dit-on, "régna sur la tribu des Akwas
pendant des siècles, même
après sa mort" (2), n'hésite pas un jour à sommer un groupe de chasseurs blancs à payer
leur droit de chasse dans la forêt du village ; il explique que cet argent sera utile aux
habitants. Cette audace dans un contexte historique que "on sait, lui vaut naturellement
d'être incarcéré à la prison de New-Bell, à Douala, par M. Dubous, commissaire de police:
"Quinze jours de prison, sans jugement aucun, pour avoir
osé demander de l'argent pour Je sel de cuisine nécessaire
à notre communauté, c'était le tarif en ce temps-là. La
loi l'avait prévu ainsi" (3)
-
..
---_o..
.
....__.
.__.
.
.
.
.
._. ._. ".
..
.
..
.
~
~_"
(1) - Francis Bebey, Le fils d'Agatha Moudio, op. cit., p.69.
(2) - Ibidem, p. 13.
(3) - Ibidem, p. 16.

- 435 -
Quant au thême central du récit, il repose tout entier sur les difficultés d'être de
Mbenda aux prises d'une part, avec son attachement à la tradition, et, de l'autre, son amour
~
contesté pour Agatha Moudio. Sa mère Maa Médi n'aime pas la jeune fille et elievlui dit.
En fait, trois griefs expliquent son attitude : la transgression par son fils de la sacro-sainte
volonté paternelle, le caractère pervers d'Agatha et le tribalisme. Le tribalisme chez Francis
Bebey est
sous~jacent, mais éclaire à bien des égards le comportement des différents
personnages opposés au projet de mariage de Mbenda. 1/ est surtout reproché à celui-ci de
vouloir épouser "une enfant de six-sept ans (qui) connaît déjà l'homme" (1), et qui par
ailleurs, n'éprouve aucun scrupule à se donner aux Blancs de la ville qu'elle fréquente sans
vergogne et à Headman, le chef des manoeuvres de la mairie, "un homme qui n'est rien et qui
n'a rien, et qui n'est même pas de chez nous..... (2). De plus, il y a l'omnipotence de la
tradition dont Maa Médi et la vieille Mauvais-Regard sont les garants inébranlables. Conscient
de la réprobation générale dont il est l'objet, excepté le vieux Salomon qui somme le héros de
tourner résolument son regard vers le futur plutôt que vers le pass~, Mbenda s'acharne à
concilier toutes ces exigences contradictoires
: son option sera la polygamie, même si les
deux enfants
que lui
donnent Fanny,
l'épouse
"légitime"
et Agatha Moudio, sont à
"évidence, respectivement, ceux d'un Blanc et de Toko, son propre ami !...
C'est dans ce contexte social précaire que Mbenda assume pleinement pourtant son
étrange destin qu'il accepte avec philosophie. Cette relative tyrannie d'une institution sociale
sous laquelle ploie l'individu et qui demeure un problème réel et actuel dans les pays africains,
se retrouve également sous la plume de Sembène Ousmane dans L'harmattan.
(1) - Francis Bebey. Le fifs d'Agatha Moudio, op. cil., p. 18 - 19.
(2) - 1bidem, p. 21.

- 436 -
Le roman s'ouvre sur l'impitoyable combat que se livrent deux groupes d'individus,
pour le triomphe de leurs idéaux respectifs. D'un côté, une vieille génération qui a accédé au
pouvoir, avec l'autonomie interne des colonies françaises, incapable de se hisser au niveau
de
la pensée du colonisateur et de porter sur ses épaules le poids d'un pays réellement
indépendant, se pare d'un complexe d'infériorité qui semble justifier son action défaitiste
"Le monde est ainsi fait. Le Noir n'y peut rien. Le Noir
ne sera jamais l'égal du Blanc" (1 J.
De l'autre, la jeunesse qui, déjà, supporte mal la mauvaise gestion des affaires de l'Etat
par "équipe du premÎer ministre noir. Le "front", l'organisation de ces jeunes gens imprégnés
des principes marxistes, s'articule autour d'Aguemon qui a dû
interrompre ses études
d'agronomie, à la suite d'une suppression arbitraire de bourse par ce même gouvernement.
Cette jeunesse pleine d'ardeur révolutionnaire et farouchement nationaliste se croît investie
d'une mission et responsable de l'avenir de l'Afrique. Et le Dr Koffi ne le cache pas :
"Moi aussi je suis responsable et responsable de l'avenir de l'A frique.
Cela me pèse lourdement sur les épaules" (2J.
Elle ne veut assumer cette responsabilité qU'après la conquête de sa nouvelle dignité.
Elle invite donc le peuple à opter pour le "non" du referendum qui ouvrirait la voÎe à une
véritable Indépendance. Cette souveraineté serait également l'avènement d'une démocratie
qui ferait disparaître la ségrégation raciale. Il y a l'hôpital des Blancs et l'hôpital indigène
(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p.22.
(2) - Ibidem, p.48.

- 437 -
dans la capitale qui, elle-même, est divisée en ville blanche et en ville noire. La jeunesse est
sûre que le gouvernement du Premier Ministre qui emprisonne Diembé, Vice-Président do
Conseil, n'est pas disposé à restaurer dans le pays les libertés démocratiques fondamentales.
Elle précise également le ferment de sa lutte dans le fait qu'elle est consciente que les
dirigeants actuels ne sont que des marionnett\\!s dont les ficelles sont tirées par les colons.
Ils sont donc irresponsables et complices des colonialistes. Et les colons en sont conscients et
poussent le gouvernement du pays à voter "oui" au referendum, pour perpétuer leur
politique de domination. Le colonel Luc, vieux colonial, est clair sur ce point
"Ce que nous perdons dans la masse, avec la masse, on le
rattrape au sommet... Il faut prolonger notre présence
ici, manoeuvrer... Mettre des Indigenes à notre place et
leur faire exécuter ce que nous-mêmes ferions" (1).
Toute la nouvelle tactique d'un colonialisme aux abois est mise à nu ici. Elle exaspère
la jeunesse qui souhaite un changement rapide et proclame qu'elle est prête à prendre la
relève. N'incarne-t-elle pas selon sa propre expression "la semence de J'homme de
demain" ? (2). Elle considère que "J'homme noir, passif, répandu ailleurs" (3), est mort
et a légué "Afrique à des jeunes combattants de la liberté qui "sortent des canons de la
passivité pour conquérir leur moi" (4).
(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 90.
(2) - Ibidem, p.85.
(3) - Ibidem, p.85.
(4) - Ibidem, p.85.

- 438 -
La violence verbale, l'intense activité de ce petit noyau de jeunes intellectuels et
ouvriers conscients, irritent et gênent la vieille garde. A court d'arguments, cette dernière
se réfugie derrière un autoritarisme patriarcal de mauvais aloi :
"Je suis le Premier Ministre de ce pays. Personne n'a le
droit de me juger" (1J.
La réplique de Leye, le poète du journal du Front, rappelle à Monsieur le Premier
\\
Ministre qu'on est dans une République : "Si, le peuple a ce droit" (2).
A en croire le Premier Ministre, la nation se présente comme une grande famille dont
il est le chef. Il peut donc se prévaloir de son droit d'aînesse ancestral pour juguler toute
vélléité démocratique. Cette pensée est bien exprimée par Joseph Koeboghi, prêtre laïque
et époux de trois femmes: "Lorsqu'on est un fils poli, on doit obéissance à ses parents" (3).
L'astuce est belle. On se sert du passé pour mieux dominer le présent. Mais la jeunesse
n'a pas l'intention de se laisser enfermer dans te carcan d'une tradition qui cadre mal avec les
structures d'une Afrique en pleine mutation. Elle revendique sa liberté
"Obéir à ses parents est un devoir sacré. Mais ce devoir ne
doit pas être une contrainte" (4),
car, elle sait que la génération des aînés ne cesse de vanter "la beauté de jadis" (5), et en
même temps celle de ceux qui :
"Tout bas, dans leur cercle, surveillaient les valeurs à la bourse
de Paris, de Londres, de Rome ou de New- York" (6).
(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 214.
(2) - 1bidem, p. 214.
(3) - Ibidem, p.154.
(4) - Ibidem, p. 154.
(5) - Ibidem, p. 145.
(6) - Ibidem, p. 145.

- 439 -
La tradition est donc un instrument dont se sert la vieille génération pour brimer la
jeunesse et qu'elle contourne avec habileté, chaque fois qu'elle s'oppose à ses propres
intérêts.
La jeune génération de cadres responsables, plus soucieux de combat réel, c'est-à-dire
politique et social, échoue et son drame est plu9. révélateur de l'état stationnaire dans lequel
semble plongée l'Afrique
: le désir légitime de changement à tous les niveaux, n'est ici
qu'un voeu pieux.
Sur la terre en passant de F. B. M. Evembé, s'il ne va pas jusqu'à cette constatation
extrême, n'en évoque pas moins les problèmes sociaux de tous ordres qui rongent la société
africaine colTtemporaine : l'histoire d'Iyoni est à peu de comparaisons près, le microcosme
de celle du peuple tout entier. Quel est l'argument du récit 7
Il s'agit d'un adulte, Gilbert Iyoni qui, hospitalisé, meurt après s'être fait soigner sans
succès. Autour d'une intrigue si simple, Evembé a su construire un récit dont la prose musclée
et crue ne le cède en rien à la verve satirique du ton narratif. Le roman est mince avec ses
cent onze pages et un nombre restreint de personnages, certes, mais la dimension sociale,
voire philosophique dont il est empreint, fait de Sur la terre en passant, un récit digne
d'intérêt. On peut apprécier ou rejeter la manière de description "naturaliste" d'Evembé, on
ne sera néanmoins pas insensible à l'angoisse de vivre du héros, qui est peut-être celle d'une
certaine catégorie sociale. Iyoni n'a ni personnalité forte, ni charisme individuel
: c'est un
homme anonyme qu'à choisi le narrateur. Mais venons-en à la narration et à la description.
Dès les premières pages: on nous présente un Iyoni malade, dans un lieu insolite, mais
naturel
: un w.c. rudimentaire, à ciel ouvert, coincé entre une haie d'hibiscus et le mur
derrière la case :

- 440 -
"Iyoni refit le geste mille fois millénaire de la bite qui
s'accroupit et déjecte ou, si vous voulez, qui éjecte, tout
comme le limon qui éjecte ou déjecte le germe de la vie... ;
le ventre se contracta. Alors que l'intestin prouvait une fois
de plus qu'il savait (aire son boulot, Iyoni fut surpris de
constater qu'au lieu de la matière dure qu'il s'attendait .<)
sentir déboucher, c'est un petit torrent chantant qui se
déverse
dans
le trou.
Rien pourtant
n'avait
laissé
entendre IJ Iyoni que la diarrhée lui rendrait visite ce
matin-IIJ" (1).
Le réalisme scatologique et, pourquoi pas, volontairement provoquant de "évocation
qui suit, d'un "sang traître, un sang bandit, un sang vilain, dégénéré, un sang noir" (2),
de vomissements gluants quasi interminables, de baves, d'excréments, en dépit de la crudité
des termes et des onomatopées ralantes qui accompagnent les efforts du personnage qui se
vide de tout son être intime, ne paraît pas devoir révéler un penchant particulier de l'auteur
pour les descriptions morbides. Ne faudrait-il pas aller au-delà et voir plutôt dans ce
symbolisme singulier :
"La suggestion violente d'un déversement de l'être, du
combat
d'un être vivant contre les déjections annon-
ciatrices de
la mort, accompagnées de
vertige et de
sensation d'agonie 1" (3J.
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(1) - F. 8. M. Evembé, Sur la terre en passant, op. cit., p.8 - 9.
(2) - Ibidem, p.9.
(31 - J. P. Gourdeau, "Quelques mots de Sur la terre en passant de F. 8. M. Evembé", in
Annales de "Université d'Abidjan, tome 7, Série D, 1974, p. 181 - 182.

- 441 -
Et c'est là le début du lent et inexorable calvaire d·lyoni. On est presqlJe surpris de le
retrouver à l'hôpital central, tant ses chances de survie étaient minces. Pourtant, c'est ce
cadre (1) que le romancier a choisi. non seulement pour décrire le héros (les descriptions
sont du reste très rares). mais surtout. pour exprimer sa vision critique de la société et de ceux
qui ont les pouvoirs de décision.
Loin d'être ce "havre de paix des malades". l'hôpital central de Yaoundé apparaît au
héros comme un univers hostile où règne une horde de personnages dont les caractéristiques
principales sont la démission généralisée et le manque de conscience professionnelle. Ce sont
pour la plupart des médecins européens et africains, des infirmiers et des gardiens de la paix.
faisant leur loi aux grilles d'entrée. La plupart ne dédaigne pas les pots de vin et exigent
même souvent d'être payés par des malades aussi moribonds qu·lyoni. Que les pavillons de
l'hôpital central portent tous des noms exotiques (Pasteur. Jamot, Larrey et Lagarde)
n'étonne guère, quand on sait qu'il fait partie de l'héritage colonial. Evembe va plus loin et
l'assimile à un camp de concentration situé au coeur de la capitale camerounaise.
(1) - Voici le cadre extérieur où se déroule la lente agonie d'Iyoni : l'hôpital central. "II y
a trois entrées à l'hôpital central. Une entrée pour ceux qui viennent de la ville com-
merciale et administrative et les quartiers Mvog-Mbi, Ellig-Essono, Mvog-Ada et
Mdjoug-Melen. Une entrée pour ceux qui viennent des quartiers Briqueterie, Nlong-
Nkak. Madagascar. Messa. etc.... et une entrée pour ceux qui sont à l'Institut Pasteur,
op. cit., p. 13 - 14.

- 442 -
Nous laisserons provisoirement Iyoni à ses tribulations dont le caractère tragique
n'échappe point à la lecture du récit, non sans avoir toutefois insisté sur la prostitution des
services publics transformés en lieux de flirt et d'exploitation humaine : la jeune infirmière
noire qui s'entretient avec Iyoni lui révèle les moeurs étranges et scandaleuses de femmes
qui n'ont de malades que le nom, et qui viennent offrir leurs "services" aux médecins dans
les cabinets de consultation, tandis que les vrais malades attendent patiemment dehors. La
peinture satirique de cet autre univers qu'est le monde bureaucratique mérite également que
"on s'y arrête, parce qu'il complète l'univers hospitalier. Evembé associe souvent le ventre
malade de son personnage à un corps social (Yaoundé) qui a tous les caractères d'un monde
en décrépitude. Ce monde bureaucratique frappe surtout par son esprit de suffisance et son
flegme mép~isant pour la misère du petit peuple. L'errance d'Iyoni l'y conduit, et ce qu'il
découvre, c'est une horde de "DIRECTEURS", de "PRESIDENTS", de "CHEFS DE
CABINETS", de
Messieurs "X" et "Y" (1). conseillers techniques dans les différents
ministères de la capitale. Ce sont, certes, les Administrateurs des affaires du pays, mais ils
symbolisent surtout ce que le romancier nomme d'une plume satirique "l'Etat-Major de la
Maffia des Indispensables" (2), et qui ne le sont que pour eux-mêmes.
Que cette catégorie sociale se recrute le plus souvent en milieu urbain, on le comprend
aisément
: les mutations psychologiques y sont plus rapides et tranchent nettement avec
celles des campagnes où ('aliénation ne manque cependant pas de faire des ravages. Souli-
gnons enfin que ces "bureaucrates" qui cultivent l'idolâtrie du vêtement, de l'élégance, des
jouissances mondaines et de la compagnie ostentatoire de leurs secrétaires européennes, font
peu de cas de la souffrance et du dénuement des hommes comme Iyoni :
(1) - F. B. M. Evembé, Sur la terre en passant, op. cit., p. 96. En majuscules dans le texte.
(21 - Ibidem, p.96.

- 443 -
"Et dire qu'il y a des gens qui gagnent des centaines de
milliers de francs par mois, et qui nous marchandent leur
générosité sous prétexte qu'ils ont des dettes 1Et dire que
nos amis, nos frères, nos cousins, nous refusent vingt
francs (qui peuvent faire la joie de notre ventre pendant
vingt-quatre heures) parce qu'ils ont cinq cent francs
et les trouvent trop peu pour leu~ petite amie. Et que
dire de Nkilviagah qui, il ya deux semaines - Iyoni à
bout de ressources et affamé comme une sangsue, lui
ayant demandé cent francs - avait répondu : "Ah oui 1
je n'ai pas de monnaie maintenant. Passe demain au
bureau à la première heure" (1).
Cette peinture partiale et partielle d'Evembé et de la plupart des auteurs africains, est,
en définitive, symbolique d'une certaine Afrique, où les valeurs essentielles de la société et
de l'homme, sont parfois lettres mortes. On n'y a pas sa place quand on s'appelle Iyoni.
Kambara, Je héros d'Afrika Baa, au terme de son aventure urbaine à Nécroville était parvenu
à la même conclusion pessimiste. La maladie d' Iyoni ne le conduit ni à la liberté, ni à la
vie
: Iyoni comme Kambara sont des êtres si purs, si généreux qu'ils ne peuvent qU'être
"sur la terre en passant".
Que les romanciers africains exagèrent dans leur polémique, que leur univers
romanesque soit toujours conflictuel et perpétuellement en branle, la critique qu'ils
formulent à "encontre des avatars socio-économiques des nouvel/es cités africaines, telles
la corruption et l'incurie des fonctionnaires, leur inconscience et leur incompétence profes-
sionnelles, la vénalité des charges, la quête scandaleuse des profits pour les nouveaux
dignitaires du régime, les exactions et les brimades administratives auxquelles est soumis le
petit peuple, ainsi que l'institution~Jisation du conformisme social et politique, tout cela ne
manque pas de fondement et révèle chez eux plus que des écrivains
: des hommes à la
recherche d'une certaine idéologie propre à changer ou à transformer la société aux fins de
son bien~tre général.
(1) - F. B. M.l;vembé, Sur la terre en passant, op. cit., p. 71 - 72.

- 444 -
Le temps appliqué au roman africain ne peut s'apprécier que de manière historique
ou dynamique. C'est ce que nous pouvons appeler la détermination du processus d'évolution
ou histoire. Celle-d renvoie nécessairement à la notion de durée, voire d'étape dans la
mutation de la conscience collective ou individuelle. Elle est historique, parce que les oeuvres
romanesques en question sont filles de l'histoire d'un peuple et d'un espace donnés. Elle est
dynamique, parce que la conscience évolutive du narrateur ou de l'écrivain appréhende
cette durée.
Le roman, ainsi que "observe Jean Pouillon, ne présente pas des caractères ou des
personnages statiques, au sens physique du terme. Ils sont, au contraire, engagés dans une
histoire dont le romancier se propose de retracer les différentes péripéties. La succession
chronologique (passé, présent, futur), en effet, quoique disposant d'un point origine (le
présent, en "occurrence), est constitué par deux vecteurs opposés et par lesquels peut et doit
se comprendre la temporalité :
"La chronologie romanesque est saisie de /'intérieur dans
les présents successifs qui la constitue telle qu'elle fut
vécue .. la chronologie historique est saisie d'un point de
vue extérieur à ce dont elle est chronologique " c'est
pourquoi la seconde peut nous présenter un ensemble
d'un seul tenant, dont le sens veut être compris dans son
ambiguïté
..
or l'unité de signification constitue ici la
nécessité.
Au
contraire,
saisie de l'intérieur,
saisie
"pendant" et non plus "apres", cette unité se dissout,
apparaÎt comme remise en question à tout instant" (1).
La notion du temps telle qu'elle est perçue par les héros des récits africains est bi-
dimensionnelle, c'est-à-dire
objective
et subjective : "écriture du romancier et la
perception du temps apparaissent ainsi comme indissociables de la durée qui est la leur. Le
.
temps se révèle être donc l'histoire du peuple et J'aventure des personnages qu'il est
maintenant temps d'étudier en détail.
(1) -Jean Pouillon, Temps et roman, Paris, Gallimard, 1946, p.167.

- 445 -
CHAPITRE II
LE REALISME DES PERSONNAGES
L'oeuvre littéraire est une extériorisation de la vision du monde de l'écrivain qui crée
de nouvelles possibilités d'existence, à partir des expériences et des éléments que lui fournit
le monde réel. Ainsi le roman, en tant qu'oeuvre d'art, est l'expression d'une vie ; il est une
vie "recréée" par le romancier et proposée au lecteur, de sorte que celui-ci ne puisse
manquer de s'y reconnaître. Or, pour que le lecteur se reconnaisse mieux dans le roman, il
faut
que les, problèmes, les messages que lui destine l'écrivain soient "incarnés", C'est
pourquoi tout romancier invente des personnages qui incarnent ses rêves, ses pensées, ou
tout simplement la condition humaine sous toutes ses formes, Le personnage romanesque
n'est rien d'autre que la projection de la volonté du romancier. On conçoit donc mal un
roman sans personnage.
Mais qui veut étudier les personnages du roman africain, ne peut le faire d'une manière
intéressante, s'il ne commence, au préalable, par examiner lellr statut littéraire dans les
oeuvres qui ont pour cadre temporel la situation coloniale,
J -
LES PERSONNAGES DES ROMANS ANTICOLONIALISTES
Le romancier anticolonialiste est essentiellement un auteur externe. Il se marie étroite-
ment avec son temps. Son oeuvre est le reflet de l'actualité de son époque où il développe,
en général, un point de vue, une vision du monde, en somme, qui est le suivant ;

- 446 -
il y a d'un côté, le camp des colonisateurs qui sont forc~ment des malfaiteurs, de l'autre,
celui des colonisés, c'est-à-dire les Africains qui sont leurs victimes. Cette vision de la
réalité coloniale, ne fait pas, cependant, de ces deux camps, deux mondes étrangers l'un à
l'autre. Bien aU contraire, les deux camps sont en étroite interaction. Ils entretiennent des
rapports dialectiques. Ces rapports qui les régissent peuvent être codés suivant un rapport
de dominateurs à dominés, d'exploiteurs à exploités.
\\.
Cette
vision
d'une société en deux camps antagonistes, en deux classes, par
extrapolation, n'est pas le seul point qui se dégage du roman, constituant ainsi le seul fil
d'Ariane par "intermédiaire duquel il pourrait être cerné. Il y a aussi la tonalité de l'oeuvre;
le roman africain, en effet, est essentiellement une oeuvre "engagée", une oeuvre de combat.
Pour mettre son lecteur sur cette voie, le romancier part d'une hypothèse catégorique : la
colonisation est foncièrement mauvaise pour ceux qui la subissent. Et ce qu'il veut d'abord
révéler à son public, comme suprême justification de cette hypothèse, ce sont les mécanismes
des méfaits de la situation de dépendance coloniale, leur nocivité sur les Noirs. Mais qui
sont ces personnages 7 Comment le romancier les conçoit-il 7 Oue représentent-ils 70uels
sont leurs rapports avec les écrivains, d'une part, et de l'autre, avec la colonisation 7 Le
romancier africain répond à cette interrogation en faisant émerger de son oeuvre des figures
de représentants de la colonisation.
A -
Les personnages européens
Trois types d'agents coloniaux nous sont présentés dans les oeuvres qui traitent de la
situation coloniale
: les agents de "Administration, les missionnaires, les commerçants, et
notamment les commerçants grecs. Ou'on pense à Ville cruelle, au Pauvre Christ de Bomba,
au Roi miraculé de Mongo Béti, à Une vie de boy, au Vieux Nègre et la médaille et Chemin
d'Europe de Ferdinand Oyono ; qu'on jette un coup d'oeil Sur Climbié de Bernard Dadié,
sur Le docker noir de Sembène Ousmane, sur Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou
Kourouma, sur La plaie de Malick Fal!, sur Liaison d'un été d'Olympe Bhêly-Ouenum,

- 447 -
sur Les Bouts de boÎs de Dieu et 0 pays, mon beau peuple 1 de Sembène Ousmane, sur
Cette Afrique-Ià de Jean 1kellé-Matiba, sur Afrique, nous fignorons de aenjamin Matip,
ete..., on se rendra compte que les personnages européens occupent une place de choix
dans toutes ces oeuvres.
1 -
Les Agents de l'Administration coloniale
Par agents de l'Administration coloniale, nous voulons désigner les responsables de la
politique coloniale
: le Commandant,
le
Commissaire de police, deux personnalités
importantes qui rendent la justice, et le médecin.
a -
Le Commandant
/1 est le représentant du pouvoir central. Il jouit d'un grand prestige social. Il n'est
cependant pas visible concrètement dans tous les romans. Dans Ville cruelle, il est suggéré
par l'expression "bâtiments administratifs",
"Le Tanga commercial se terminait au sommet de la
colline par un pâté de bâtiments administratifs, trop
blancs, trop indiscrets. /ls flamboyaient au soleil. Leur
vue
laissait,
on
ne sait pourquoi,
un
irréductible
sentiment de désolation" (1 J.
.-.--- -.- --- ------ ---- -----.- -_.-.._- ._.----- -. - ------ -- ---------- -- - -...----------------. ---- --------- -- ---....-..__....--_..--.
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 20.

- 448 -
Dans Mission terminée, la présence du Commandant est aussi signalée par l'expression
..Administration coloniale" (1). C'est surtout dans Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi
miracultS qu'apparaît concrètement le visage de J'Administrateur. Il se nomme Vidal dans
Le Pauvre Christ de Bomba et Lequeux dans Le Roi miraculé. Au point de vue de la
description, il est à noter qu'elle reste partout sobre. Au cours des trois apparitions de Vidal
\\
dans le Pauvre Christ de Bomba, autant que Deiiis le jeune narrateur peut nous le confirmer,
il a toujours le même moyen de locomotion, une motocyclette side-car et porte une culotte.
Il témoigne d'une grande solidarité envers le R. P. S. Drumont. lequeux est nettement plus
décrit que Vidal :
"L'Administrateur chef de la région, un homme dont la
petite taille et la carnation un peu colorée de même que
le soin extrême dont il affligeait sa personne, ne
frappèrent que modérément le prêtre" (2).
Il s'agit du moment où, à la suite de la maladie du Chef Essomba Mendouga, Lequeux
est venu voir Leguen, c'est-à-dire le prêtre. Un seul trait, dans ce portrait retient l'attention
du lecteur. C'est "le soin extrême dont il affligeait sa personne". C'est un indice de sa haute
classe.
Il faut noter, dans la présentation de ces deux Administrateurs, que Mongo Béti ne
nous dit rien sur le lieu de leur travail, ni sur leur vie privée. Ferdinand Oyono, au contraire,
nous présente, dans Une vie de boy, le Commandant Robert, dit Zeuil-de-panthêre (3)
dans sa vie privée. Ecoutons son portrait par la bouche de Toundi :
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......

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• • • • • • • • •
(1) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 8.
(2) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 110 - 111.
(3) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p.40.

- 449 -
"Mon maÎtre est trapu, Ses jambes muscltIes ressemblent â
celles d'un marchant ambulant, C'est le genre de personne
que nous appelons "souche d'acajou" parce que la souche
d'acajou 'est si résistante qu'elle ne ploie sous aucune
tornade" (1 J.
.
Il est marié ; sa femme est la plus belle de toutes les femmes blanches de la ville de
Dangan, le chef-lieu de la circonscription administrative. Nous assistons à leur repas, à leurs
petits baisers. Bien plus, nous savons que le Commandant est "incirconcis'; que sa femme
est infidèle, que son amant s'appelle Moreau, le régisseur de la prison. Ferdinand Oyono
nous décrit abondamment les peines du Commandant quand il se rend compte que sa femme
le trompe. ka description que nous fait Ferdinand Oyono est une description à la mesure
de l'homme, c'est-à-dire qui respecte les péripéties de la vie quotidienne.
Sur le plan idéologique, l'objectif de "auteur d'Une vie de boy est de démythifier le
Blanc
; quant à l'auteur de Ville cruelle, il semble qu'il ait poursuivi un autre but. Il a
surtout cherché à nous présenter des types, comme pour être sûr qu'ils seront vus de cette
façon-là, c'est-à-dire, en tant qu'ennemis principaux des Africains. Ferdinand Oyono, lui,
non seùlement présente le Commandant comme le symbole de la situation de dépendance
coloniale, mais détruit encore ce symbole par l'écriture. Il veut, pour cela, ravaler le repré-
sentant de l'ordre politique plus bas que terre. Ët il y réussit. Dans la conscience des Noirs,
surtout dans celle de Toundi, dès l'instant où l'on n'ignore plus que le Commandant est
"incirconcis", que sa femme "écarte les jambes dans les rigoles et dans les voitures" (2),
(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, p. 35.
(2) - Ibidem, op. cit., p.150.

- 450 -
il perd respect et considération aux yeux des Noirs. Il devient la risée de tout le monde ; il
est détruit. Chez Mongo Béti, nous avons affaire à des robots, donc des monstres. Il invite
les Noirs à leur destruction.
Les
deux
Administrateurs,
Vidal
et
Lequeux, sont des "colonialistes", selon
l'expression d'Albert Memmi (1). Ces fonctionna,ires sont soumis au phénomène de mobilité
sociale.
b -
Le médecin
Ce type d'agent colonial est assez rare dans le roman africain. Ferdinand Oyono nous
signale, dans.Une vie de boy, l'existence de deux médecins en ces termes :
"Pour le moment, le médecin indigène est en train de
faire une opération. La consultation commencera dès qu'il
aura fini... Quant au docteur blanc, il n'est jamais là...
D'ailleurs il vient de passer capitaine... " (2).
C'est dans Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Béti, qu'il est surtout évoqué de
façon concrète. Il se nomme Alfred Arnaud. Il est assez distinctif au point de vue du physique
et de J'habillement. Comme trait physique, le médecin :
(1) - "Le colonialiste, écrit A. Memmi, n'est, en somme, que le colonisateur qui s'accepte
comme colonisateur. Qui, par suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer la
colonisation", Portrait <tu colonisé, op. cit. p. 75.
(2) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 179.

- 451 -
"Portait une longue barbe noire, ainsi qu'une chemise
kaki avec des épaulettes" (1J.
Mais son réalisme vient surtout, nous semble-t-il, de son rapport avec son métier.
Dans le roman, on vient de découvrir que la majeure partie des femmes de la sixa sont
atteintes de maladies vénériennes. Le médecin est appelé d'urgence par le R. P. S. Drumont
pour y faire une prospection. Le rapport qu'il pr~sente à cet effet, montre Une homogénéité
entre son langage et son attribut social :
"Dès mon entrée dans le camp, dit-il, j'ai été aussitôt
frappé par l'aspect sordide de l'endroit... De l'enquête
forcément sommaire A laquelle j'ai pu me livrerA
l'intérieur des cases de ce camp, il ressort que leur dispo-
sition générale ainsi que leur entretien non seulement
heurtent le bon sens le plus élémentaire, mais encore,
contreviennent d'une façon caractérisée aux règlements
édités, en cette matière, par l'autorité compétente du
Territoire, je veux dire : le Service d'hygiène mobile et
de prophylaxie...
Deux sujets sont atteints de blen-
norragie " un de blennorragie chronique " un de blen-
norragie normale. Comment j'ai détecté la maladie ? Mon
Dieu, ça n'a pas été bien difficile. Je n'ai même pas eu A
utiliser mon microscope pour identifier le gonocoque
de Neisser... (2J.
Des expressions telles que : "Le Service d'hygiène mobile de prophylaxie", le cas de
"blennorragie chronique", "le gonocoque de Neisser", témoignent de la maîtrise du lexique
médical par le docteur Arnaud. Son langage est pertinent.
(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 338.
(2) - Ibidem, p. 338 - 343.

- 452 -
c -
Le Commissaire de policE'
C'est avec les agents coloniaux des forces de l'ordre que nous allons clore ce recense-
ment des personnages de la structure administrative de la colonisation. Ils sont représentés
par le Commissaire de police et ses subalternes. Ils sont fréquents dans les oeuvres anticolo-
nialistes. Le Commissaire est amplement évoqué par Jean Malonga dans Coeur d'Aryenne,
par Bernard Dadié dans Climbié, par Mongo Béti dans Ville cruelle. Banda, le héros de
\\
Ville cruelle l'a méme aperçu quelquefois. Mais aU moment où le lecteur entre dans cet
univers romanesque, le Commissaire n'est plus là. C'est surtout dans le Le vieux Négra et la
médaille et Une vie de boy de Ferdinand Oyono que le Commissaire, surnommé Gosier-
d'Oiseau est omniprésent :
"La nuit dernière, le quartier indigène a reçu la visite de
Gosier-d'Oiseau, le Commissaire de police. Il doit ce nom
à son cou interminable et souple comme celui de nos
pique-boeufs" fT J.
d -
Le missionnaire
A côté de ce corps de la structure administrative, il y a celui de la structure religieuse,
c'est-à-dire le missionnaire (2). La figure du missionnaire est partout présente dans le
roman anticolonialiste. On peut méme avancer qu'elle rivalise avec celle de l'Administrateur
et du Commissaire. Il s'appelle Kolmann dans Ville cruelle, R. P. S. Drumont dans le Pauvre
Christ de Bomba, Vandermayer dans Une vie de boy et dans Le vieux Nègre et la médaille
R. P. Hux dans Coeur d'Aryenne, Père Marius dans Un Sorcier blanc à Zangali, Pasteur
William dans Afrique, nous t'ignorons. Rappelons que comme Vandermayer dans les deux
romans de Ferdinand Oyono, Le Père Leguen est récurrent dans Le Pauvre Christ de Bomba
et Le Roi miraculé.
(1) -Ferdinand Oyono, Une vie de boy op. cit., p.37.
(2) - Les missionnaires ne sont évoqués, ici, que dans le cadre du recensement des agents
coloniaux. Il ne sera pas question de leur rôle précédemment étudié.

- 453 -
Ces missionnaires sont remarquables sur deux points : le physique et l'accoutrement,
le rapport à la profession. Sur le plan de l'habillement, on constate que tous apparaissent
avec leur soutane, sauf les pasteurs de l'église protestante. Sur le plan physique, non
seulement tous les narrateurs évoquent leur barbe, mais ils mettent également l'accent sur
leur forme et leur couleur. Le R. P. S. Drumont "a une barbe noire qui enveloppe son
visage" (1) ; "Leguen a une barbe blanche" (2) ; Vandermayer, dans Le vieux Négre et la
médaille, porte "une
barbe noire" aussi (3). L'accent mis sur l'évocation de la barbe
correspond, semble-t-il, au mythe du prêtre dont la barbe devrait rappeler celle de
Jésus-Christ ou de ses disciples. C'est un symbole de foi de sainteté. Par rapport au métier,
à la profess!on, presque tous les prêtres décrits par les romanciers noirs, sont présentés
célébrant la messe. C'est là un trait de pertinence qui leur confère Un carac~ère de lisibilité.
e -
Les commerçants
Enfin, le dernier corps des agents coloniaux qu'il nous reste à évoquer, sont les com-
merçants, et notamment les commerçants grecs. Ils occupent, sans conteste, le domaine de
l'exploitation économique, quoique derrière eux, l'on sente une présence plus puissante,
celle des Français. C'est essentiellement sur les commerçants grecs que les récits sont focalisés.
Ils définissent la structure du système économique.
(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Çhrist de Bomba, op. cit., p. 24.
(2) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 27.
(3) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 95.

- 454 -
Tous ces agents coloniaux que nous venons de recenser - Administrateurs, mission-
naires, commerçants grecs - constituent les acteurs qui font tourner l'appareil colonial. Si le
romancier nous les présente, et si nous avons commencé par les recenser, c'est que, à travers
leurs fonctions. leurs rôles, va apparaître la réalité profonde de la situation de dépendance
coloniale. En fait, c'est à travers leurs activités de fonction que la colonisation peut être
jugée bonne ou mauvaise. Voyons donc la fonctio~ des agents coloniaux.
2 -
Le rôle des agents coloniaux
Le recensement opéré au niveau des agents coloniaux, ne présente pas, en soi, un très
grand intérêt. La question que l'on doit se poser aussitôt, et elle est d'importance, c'est de
savoir ce qu'ils font (1) ; car si la colonisation s'avère comme un mal, ce mal n'est pas sans
source. Il provient d'un sujet. Ce qui intéresse donc les romanciers africains et tous ceux qui
lisent leurs oeuvres, c'est de chercher à appréhender les rôles respectifs des agents coloniaux
dans le processus de la colonisation.
a -
Une aberrante hypocrisie
Le romancier africain anticolonialiste ne nous présente pas un panégyrique du système
colonial. Au contraire, il s'emploie à le détruire, en le démontant pièce par pièce. C'est de
cette façon qu'il compte réussir l'hypnose du public, c'est-à-dire à le convaincre, à le
"conscientiser". Pour cette opération délicate, parce que nécessitant une grande sagacité,
l'auteur part de l'idéal colonial pour mieux le détruire ou le démythifier, tout en faisant
un sévère procès.
(1) -
Nous nouS efforçons d'étudier les personnages, leurs comportements et leurs attitudes,
non en termes de caractères comme le veut une certaine tradition, mais en termes de
fonctions et de rôles.

- 455 -
Historiquement, l'idéal colonial se définit comme Une volonté du colonisateUr de
répandre sa civilisation à des "peuplades" qui en sont dépourvues. Ainsi comprise, la coloni-
sation apparaissait comme une oeuvre bienfaisante. Dans cette noble mission civilisatrice,
l'Administrateur et le missionnaire se devraient de çonjuguer leurs efforts. Et justement,
nonobstant de légères contradictions entre Administrateurs et missionnaires, le roman anti-
colonialiste exprime bien cette notion de complicité et de convergence des rôles vers une
même finalité (1).
Ce peuple civilisé, hier esclavagiste, se dit aujourd'hui transformé et prétend se porter
garant du bonheur et de l'émancipation de ceux-là mêmes qu'ils marquait au fer rouge. Les
paroles coincident-elles avec les actes? Le lecteur des oeuvres narratives de ce temps-là,
découvre tôt le contraire de cette prétendue civilisation. Car à tous les niveaux du rôle des
agents coloniaux, le Noir apparaît comme un être exploité économiquement, détruit
culturellement, asservi physiquement et humilié moralement.
(1) - Dans le Pauvre Christ de Bomba, une certaine opposition de la part du R.P. S. Drumont
se manifeste à J'endroit de Vidal. Il refuse de faire Un Christianisme à J'usage des Noirs
comme le lui demande le représentant du pouvoir politique. C'est dans Le Roi
miraculé
que l'opposition
entre l'Administrateur
et le prêtre est la plus vive.
L'Administrateur Lequeux tente de dissuader le prêtre de convertir le Chef des
Essazam :
.. - Allez, faites-moi le petit serment que je vous demande. Juré?
-Non'"
:- Prenez garde à ce que vous dites. Père. Si j'ai conçu la solution bâtarde que je vous
propose, c'est uniquement en raison de la sympathie que vous m'inspirez. Prenez
garde que, si vous me poussez à bout, je n'opte pour les méthodes inamicales.
J'ai dit : Non 1Je répète : Non! Ce que vous me demandez est absolument
impossible. Je n'ac~epterais jamais une pareille proposition, vînt-elle de mon
évêque - d'ailleurs c'est un faux problème", p. 240 - 241. On le voit, la rupture
entre Lequeux et Leguen est faite.
En revanche, il y a des prêtres qui apportent manifestement leur appui à l'Admi-
nistration coloniale. C'est le cas notamment du Père Kolmann dans Ville cruelle et
Vandermayer dans Le vieux Nègre et la médaille.

- 456 -
b -
le vrai mobile de la colonisation
Pour tous les romanciers qui font "objet de cette étude - et c'est ainsi que le révèle
"histoire - le fond des problèmes de la colonisation, ce sont les motivations économiques.
Fin observateur de son époque, et soucieux avant tout de traduire la réalité la plus fonda-
mentale, le romancier africain fait de la struct~re économique Un thème récurrent. les
rapports du colonisateur avec le Noir se traduisent par des rapports économiques. Point
n'est besoin de soutenir que dans ce rapport, l'Africain est absent de la jouissance du bien-
être matériel, et qu'au contraire, le colonisateur l'exploite sous tous les angles, pour assouvir
son appétit économique. L'idéal colonial est Une aberrante hypocrisie. Il ne peut résoudre
les problèmes des Noirs. Le romancier le sait, qui invite son public à déjouer cette manoeUvre.
En fait, tous les agents coloniaux, sans exception aucune, ont un dénominateur
commun
: l'exploitation économique. Tout le reste est secondaire. Ce qUÎ les intéresse,
c'est l'argent. Ils ne font qu'obéir à l'éthique capitaliste qui a engendré la colonisation, et
qui fait de la recherche de l'argent, du profit, son souci premier. Cependant le romancier ne
décrit pas, au hasard, le rôle des agents coloniaux dans l'exploitation économique. Il le
fait suivant des zones de lumière et d'obscurité. En l'occurrence, il se focalise essentiellement
sur le rôle économique des commerçants grecs. C'est la cible la mieux vÎsée. C'est donc
autour des commerçants grecs que nous analyserons l'exploitation économique.
Dans toUs les pays africains, ily a eu des satellites de la colonisation française. Ici, ce
sont des Syriens ou des libanaJs, parfois les deux à la fois ; là, ce sont en majorité des Grecs,
comme au Cameroun, autant que nous le révèlent les romans de Mongo Séti et de
Ferdinand Oyono.

- 457 -
Lès grecS sont absents de la scàne politique. C'est la chaSse gardée des ~rançais. Leur
seule activit~ r~sÎde dans l'exploitation économique, Il existe entre les Grecs et les NoirS, sUr
le plan ~coriomique, il va de soi, une espèce "d'échange inégal", Dans ce rapport, là com-
merçant grec représente le financier, le possesseur du capital-:-argent, et les Noirs, les
planteurs ruraUx, les fournisseurs de la marchandise, des produits commerciaux. Ici domine
\\,
le cacao, "une deS principales cultures commerciales de certains pays d'Afrique de l'Ouest.
Dans Vil/a cruelle de Mongo Béti, nous assistons à Une séance de vente de cacao. La
scène est dominée par la silhouette de Paflogakis. Partout ce sont les mêmes procédés de
vente : la mémorable balance romaine, la publicité mensongère orchestrée par les agents
noirs zélés au service du Grec. On crie, à qui mieux mieux, que "on va vendre au-dessus
du cours officiel. Mais en réalité, le but recherché est d'attirer les foules des ruraux. Et quand
il se présente suffisamment de clients, on baisse régulièrement les prix jusqu'au dessous du
cours normal. Prenons Uri exemple, de préférence, dans Ville cruelle ; notons qu'jl est
valable' aussÎ bien par le contenu que par le ton dans de nombreuses oeuvres romanesqUes
qui ont pour cadre la situation coloniale :
"On voyait rarement le patron grec, sauf pendant la
saison du cacao, c'est-à-dire de décembre à février
(car si le bois était roi plus bas, le cacao régnait ici). Alors,
huit
heures
sonnaient que Nt.
Pal/ogakis-gommeux
olivâtre, frais, fort sobrement habillé de blanc, sec, le nez
crochu et paternaliste - avait déjà pris place devant une
balance romaine, entourtJ de ses hommes, des rabatteurs
qui criaient, vociféraient, trépignaient avec frénésie, se
frappaient la cuisse. De loin, ils vous faisaient l'éloge de
leur martre en quelques mots très colorés et suggestifs.

- 458 -
Si vous aviez l'air dédaigneux, ils descendaient dans la rue,
vous prenaient au collet et vous disaient : "Pose ta charge
I~, sur le trottoir, nous te la remettrons sur ta tête aU
besoin. Ecoute-nous. Soixante francs le kilo... Penses-y,
mon frère. Où trouveras-tu ça 1" Et patati et patata...
M. Pallogakis commençait la ;ournJe par un cours
supJrieur au prix officiel : le bruit se répandait comme
un feu de brousse. Les paysans accouraient avec leurs
\\
charges, s'amassaient devant le levantin. Et plus il y en
avait et plus il en venait, et plus il était facile à
M. Pallogakis de baisser progressivement et insensible-
ment le taux et de commettre d'autres fraudes" (i J.
c -
La violence des travaux forcés
Ce n'est pas toujours dans la paix que l'envahisseur a procédé à la réalisation des
travaux correspondant à ses intérêts. Le Noir a toujours résisté et face à cette résistance, on
lui a imposé la voie de la force ; c'est le,cas des travaux forcés : constructions de routes, de
ponts, de chemins de fer, de ports, etc... Dans Le Pauvre Christ de Bomba, nous avons des
échos de ces travaux forcés. Denis le narrateur, en dépit de son jeune âge, rapporte Un témoi-
gnage accablant sur ces travaux. L'image qu'il révèle est fort semblable à celle d'esclaves dont
les conditions ne le cèdent en rien à celles des anciens esclaves romains, en train de construire
des temples :
"J'ai vu creuser la route Manding-Zomba. C'était terrible.
Les gens travaillaient attachés ~ IJne corde qui s'enroulait
autour de la taille du premier, allait s'enrouler autour de la
taille du suivant, et ainsi de suite. Et les tirailleurs les
surveillaient
si quelqu'un tombait, ils lui faisaient
claquer leurs chicottes sur le dos, lui striait la peau jusqu'à
ce qu'il se relève et se tienne fermement sur ses pieds" (2).
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., 19. Même de nos jours, on peut rencontrer l'Image de
ces satellites de la colonisation française sous la néo-colonisation. C'est dire que
l'évolution n'est qu'apparente.
(2) - MongoJ,éti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 75.

- 459 -
Et au moment où le narrateur fait son récit, il est encore question de recruter des
gens pour creuser Une autre route. Denis sait que"ce sera terrible" (11. Les images que nous
présente Denis traduisent la cruauté du système coloniill. L'Africain est un vrai esclave, Une
bête de somme, en quelque sorte.
\\
A côté de ces images cruelles, il faut aus'si noter les humiliations de toutes sortes,
notamment celles qui sont nées de la subordination. Le Noir est contraint d'ob~ir comme
un animal à son maître. " subit sans avoir la possibilit~ de regimber. Dans Ville cruelle, c'est
la mère de Banda qui se confie à Odilia :
:'De notre temps, si un Blanc te disait : "Mets-toi à
genoux 1" tu ne trouvais rien de mieux à faire que de te
mettre à genoux .. ou bien : "Couche-toi sur le ventre,
que je te fouette le derrière 1", tu t'aplatissais sur le
sol" (2).
Vraiment le colonisateur a fait subir aux Africains des traitements on ne peut
plus humiliants'
d - La violence répressive
Elle vient à un moment où le Noir refuse l'état d'esclave qu'on lui impose, ou Cluand
il refuse d'ètre exploité. La violence répressive traduit le rapport dialectique et antagoniste
entre Noirs et agents coloniaux.
Cl) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 75.
(2) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 195.

- 460 -
Exploitation, violence, asservissement, démolition culturelle dans les colonies, voilà
l'image que nous donnt&s récits africains de la "praxis" dès agents coloniaux en Afrique. Ce
fut une vraie "décivilisation", ce qui a permis aU poète Césaire de formuler l'é{Juation
suivante:
"Colonisation

chosification" .
La colonisation n'a pas toujours apporté la paix et la civilisation en Afrique noire. Elle
a surtout crée des problèmes qui seront longtemps préjudiciables aux Africains. Des hommes
sans cohérence culturelle, désormais divisés sur le plan politique, entre le destin authentique
de l'Afrique et sa prostitution" au nouvel ordre mondial", c'est-à-dire à l'Occident, ce qui
signifie "éternelle dépendance avec tout ce que cela comporte de dangeureux pour
l'émancipation de l'homme africain.
Tous les efforts des romanciers qui dépeignent la situation coloniale ont visé à
présenter les personnages européens avec l'ironie et la satire les plus destructives pour tourner
en ridicule la notion de la "mission civilisatrice" de l'Occident.
Si le personnage européen est Administrateur, il est le plus souvent associé aux impôts
accablants, aux travaux forcés et à la prison. Il est généralement méchant, autoritaÎre et très
expéditif ; tout le monde le craint. S'il est missionnaire, il èst impulsif, briseur d'idoles en
même temps qu'homme d'affaires. S'il est Commissaire de police, il est brutal. S'il est
commerçant, il exploite les gens et ne paie pas ses employés noirs. Lisons l'inventaire que
nous livre aenjamin Matip des, Blancs à Kessae, la ville où se déroule la plus grande partie
du drame dans Afrique, nous t'ignorons:

- 461 -
"Le Commandant, l'Administrateur de la ville : il est
orgueilleux, aime un peu trop les filles du pays, et sans
allure... Roger, le direcœur de la C.F.A.O. : impulsif et
sans vergogne... Walker, le direcœur de la R. W. King :
flegmatique et forcément raciste... Dupont, direcœur de
l'Ecole officielle
:
bon maÎtre mais hélas ne croit en
aucun Dieu... Le pasteur n'hésite pas À rappeler le perdu,
,
le communiste... Toufanos, le plus riche millionnaire de la
ville, d'origine grecque, À la fois commerçant et planœur :
cupide, malhonnête, avec des moeurs bizarres" (1J.
Les rapports entre eux et les personnages noirs sont ceux de dépendance, souvent
conflictuels et ces rapports réflètent la réalité socio-politique de l'Afrique colonisée.
Nous a:,ons décrit la morphologie et la syntaxe des personnages européens dans les
romans africains anticolonialistes. Ils apparaissent tous comme des personnages stéréotypés,
mauvais représentants d'une grande civilisation. Les principaux traits de leur caractère moral
et psychologique sont, dans le fond, une transposition assez fidèle de la réalité, comme nous
le révèlent les romanciers
-
Jean Malonga
faisant le
portrait
de
Roch Morax,
le colonial, "difficile et
dangereux" dont "la personne dégage une antipathie qui se sent à distance" (2), n'hésite pas
à ajouter :
"On croirait à une fiction pure agrémentée À dessein en
lisant ces lignes. Mais hélas 1 C'est pourtant la réalité
même. Les Morax, des mi'lliers et des milliers de Morax
ont vécu et vivent encore en chair et en os et ont bien été
et sont encore les auteurs des sévices qui révoltent peut-
IHre le lecteur. 1/ ne doit pas cependant trop s'en étonner,
car il ignore sans doute les coutumes d'une colonisation
bien comprise" (3).
(1) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. dt., p. 55.
(2) -Jean Malonga, Coeur d'Aryenne, op. cit., p. 168.
(3) - Ibidem'i' 184.

- 462 -
Mongo B~ti assure ~galement le lecteur que les personnages dont grouille Lé Paùvrli
Christ de aomba, "ont ét~ saisis sur le vif. Et il n'est ici anecdote ni circonstance qui ne soit
rigoureusement authentique ni même contrôlable" (1).
Enfin, Jean Ikell~-Matiba souligne que Cette Afrique-Ià est Un "document"
"C'est un récit authentique. L'auteur a voulu faire parler
des voix d'outre-tombe. L'ère de la colonisation est
\\
révolue.
C'est maintenant le
temps des bilans, des
mémoires, des plaidoyers prodomo... Tout cela est néces-
saire pour éclairer le grand public et faciliter le travail
des chercheurs" (2).
Mais ce qui importe pour le lecteur, c'est de chercher à savoir comment les romanciers
africains conçoivent leurs personnages, et sur ce point François Mauriac a raison quand il
écrit:
"Ce que la vie fournit au romancier, dit-il, ce sont les
linéaments d'un personnage, l'amorce d'un drame qui
aurait pu avoir lieu, des conflits médiocres à qui d'autres
circonstances auraient pu donner de l'intén!t. En somme,
la vie fournit au romancier un point de départ qui lui
permet de s'aventurer dans une direction différente de
celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n'était que
virtuel ,. il réalise de vagues possibilités. Parfois, simple-
ment, il prend la direction contraire de celle que la vie a
suivie
,. il renverse les rôles ,. dans tel drame qu'il a
connu, il cherche dans le bourreau la victime et dans la
victime le bourreau. Acceptant les données de la vie, il
prend le contrepied de la vie" (3).
Le romancier noir dont l'oeuvre a pour cadre temporel là situation coloniale ne peut
se dérober entièrement au regafd de cette vérité, même si les personnages européens dont il
brosse les portraits, apparaissent comme des stéréotypes.
(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 8.
(2) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 11.
(3) - FrançoisMauriac, Le romancier et ses personnages, Paris, Buchet-Chastel, 1933, p. 89.

- 463 -
B -
LeS personnages africains
Le romancier africain ne se contente pas seulement de réduire la réalité coloniale aux
seuls agents coloniaux. Il peint aussi celle des colonisés. Ce sont, pour la plupart, des Noirs
qui, sous un léger déguisement, représentent ou la vie du romancier lui-même ou les angois-
\\
ses d'une société colonisée. C'est pourquoi les romans qui abordent le thème de l'aventure
coloniale, sont, dans leur immense majorité~u=Phiques : Climbié de Bernard Dadié,
Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Le Pauvre Christ de Bomba et Mission terminée de
Mongo Béti, L'enfant Noir de Camara Laye, sont des autobiographies. Même dans les romans
où le récit est donné à la troisième personne, il ya toujours une partie qui relate des événe-
ments qu'ont réellement vécus les auteurs : Le docker noir de Sembène Ousmane, Afrique,
nous t'ignorons de Benjamin Matip et Sous l'orage de Seydou Badian, en sont quelques
exemples. Mais comment le romancier présente-t-i1 la réalité aux yeux des colonisés 7
Quelle conscience manifestent-ils face à ce phénomène 7 Quelles ont été leurs réponses 7
1 -
Les populations semi-occidentalisées
La colonisation, en Afrique noire, a existé par rapport aux Africains. Ce sont eux qui
ont occupé le dessous dans les rapports de forces antagonistes durant cette période. Ils
constituent donc forcément un élément important de la réalité coloniale. Parce que cette
réalité, c'est l'histoire vécue,?e façon différente, certes, par les agents coloniaux et les
colonisés à la fois. Par conséquent, l'aspect que privilégie, avant tout, le romancier afrÎcain,
c'est l'ensemble des transformations introduites dans les colonies et le sort subi par le Noir.

- 464 -
Les agents coloniaux, même s'ils ont en commum un rôle quÎ est celui d'exploiter les
Noirs, assurent chacun à son niveau une fonction spécifique correspondant à une structure
qui exige un élargissement par "intégration d'éléments africains. On va donc voir apparaître,
parallèlement à chaque corps des agents coloniaux, des colonisés qui vont les seconder en
•\\
subalternes dans leur tâche. Ces nouvelles couches vont, à leur tour, constituer l'indice
d'une destruction de la société africaine. L'Afrique va être désaxée, décalée. Cette situation
va se traduire par une réalité nouvelle.
Ce que nous désignons sous le vocable de nouvelles couches africaines, appartient à
cette partie lamentable de ratés et de pantins, mais qui forme un groupe socio-professionnel
distinct. Nous
avons, ici, affaire
à une catégorie
d'Africains victimes d'un phénomène
colonial particulier que Ferdinand Langenhove appelle le "rejet intégral de l'assimilation
totale" (11. Leurs conditions matérielles et leur position sociale sont celles de privilégiés
par rapport à l'immense majorité des populations africaines. Il n'empêche que ces nouvelles
couches
africaines sont des gens mal à l'aise entre deux mondes. Si leur culture comme
leur situation sociale tendent à les pousser vers le colonisateur, cette tentation est vite
annihilée par la logique interne du système colonial. Un Gouverneur Général de l'A.O.F.,
expliquant les principes de l'éducation coloniale, déclare :
(1) -
Ferdinand Van Langenhove,
Consciences tribales et nationales en Afrique noire,
Bruxelles,
Institut Royal des Relations Internationales, 1960, p.226.

- 465 -
"Le devoir colonial et les nécessités politiques et écono-
ques imposent Il notre oeuvre d'éducation une double
tâche : il s'agit d'une part de former des cadres indigènes
qui sont destinés li devenir nos auxiliaires. dans tous les
domaines, et d'assurer l'ascension d'une élite soigneuse-
ment choisie ,. il s'agit d'autre part d'éduquer la masse,
pour la rapprocher de nous et de transformer son genre
de
vie... Au point de vue politique, il s'agit de faire
connaftre aux Indigènes nos efforts et nos intentions,
de les rattacher Il leur place, à la vie française" (1J.
Un théoricien de la colonisation, Jules Harmand, après avoir écarté toute notion
d'égalité du cplon et de l'Indigène, écrit en 1910
"La domination dont nous avons fait ressortir le caractère
forcément aristocratique, exige pour être appliquée avec
succès et moralité, la constitution, dans chaque Etat
colonial d'un corps d'élite, d'un état major civil soumis
à des règles particulières de recrutement, de préparation
et d'avancement, jouissant de garanties spéciales, stricte-
ment fermé aux intrusions du dehors, investi d'une
autorité indiscutée sur tous les services provinciaux,
exerçant exclusivement ou se préparant à exercer, le
temps
venu, les
fonctions
de
commandement,
de
direction et de contrôle qui sont, de leur nature, à tout
jamais
interdites
et
inacessibles
aux hiérarchies
indigènes" (2).
(1) - Le. Gouverneur Général Brévié, devant le Conseil de Gouvernement de l'A. O. F., in
Bulletin de "Enseignement en A. O. F., nO 74, p.3.
(2) - Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p.224.

- 466 -
La politique d'assimilation est présentée comme une condition de "égalité entre le
colonisateur et le colonisé. Mais elle n'est pratiquée que dans la mesure où elle fait de
l'Indigène un être aveugle à sa condition d'exploité. Le colonisé le plus favorisé reste à
jamais lm Indigène. Il n'est pas permis au colonisé, si évolué soit-il, de quitter son groupe
social pour réjoindre celui du colonisateur. Le colonisateur n'a jamais voulu, contrairement
\\.
à ce qu'on dit souvent, transformer le colonisé à son image. Il ne peut admettre une telle
adéquation qui aurait détruit le principe de ses privilèges. C'est ainsi que le Noir évolué,
dit assimilé, est condamné à vivre en pénible ambiguïté. On lui a inculqué le renoncement
à son mode de vie traditionnel, sans qu'il soit pour autant accepté dans le monde nouveau
du colonisateur, même s'il en a maîtrisé les techniques.
Fonctionnaires aussi zélés que soumis, les nouvelles couches africaines se comportent
généralement avec autant de bassesse et d'obséquiosité envers les Blancs que d'arrogance et
de mépris envers leurs congénères. Leur petit nombre les y porte et beaucoup d'entre eux,
épousent à un tel point la cause de l'oppresseur de leur peuple, qu'ils n'arrivent pas à
concevoir l'avenir du pays en dehors de la soumission servile au joug du régime colonial.
Tout cela, est, certes, davantage le fait d'une inconscience totale de la situation, de la position
et du rôle qui sont les leurs au sein de la société coloniale, que d'une condition réfléchie ou
raisonnée. Cette inconscience elle-même découle autant de la formation reçue que de la
satisfaction de leurs besoins matériels. Au service du colonisateur, et défenseurs des intérêts
du régime colonial, ils finissent par adopter "idéologie du colonial à l'égard de l'autochtone.
a - Les chefs traditionnels et dB canton
Au niveau de J'Administration, plusieurs couches africaines apparaissent. Elles ne
sont pas toujours fabriquées de toutes pièces par le colonisateur. Celui-ci va purement
et simplement utiliser certaines trouvées sur place et créer d'autres. C'est le cas des

- 467 -
chefs traditionnels (1), ces princes qu'on a "découronnés pour en faire de petitS fonction-
naires de sous-préfecture" (2), et les chefs de canton, ceS derniers étant de création
purement coloniale. Qu'il les trouve sur place oU qu'il les crée, le colonisateur doue ces chefs
de certaines prérogatives
; ils acquièrent ainsi un grand pouvoir qui n'est pas sans aller à
l'encontre des intérêts des autres masses africaines. Historiquement, les chefs ont pour rôle.
de servir d'intercesseurs entre le colonisateur et là reste des populations. Ils transmettent les
ordres reCjus. Entre autres rôles, ils sont chargés de la levée des impôts.
(1) - Le problème de la légitimité des chefs avait été posé par nombre de romanciers
africains. Selon les romanciers camerounais, en particulier, les chefs de type colonial
sont d'apparition récente, car la société camerounaise n'en a pas connu d'exemple ;
ils n'étaient point désignés ou nommés (comme ce fut le cas avec l'Administration
coloniale), mais étaient plutôt élus, selon leurs qualités propres de sagesse, de probité
et de soumission aux divinités, au suffrage universel. C'est pourquoi René Philombe,
Jean 1kellé-Matiba, Samuel Mvolo, Benjamin Matip et Mongo Béti, ont abondamment
évoqué la question des chefferies dans leurs écrits.
Sur le fondement historique de cette institution, les avis sont partagés. Selon le
R. P. Engelbert Mveng, les chefs ont toujours existé. Matip, Béti et 1kellé-rvlatiba, eux,
contestent la légitimité des chefs coloniaux en qui ils voient, à juste titre, des
auxiliaires des autorités coloniales. De fait, il s'agit plutôt d'une évolution historique.
Les nouvelles chefferies, telles qu'elles apparaissent dans les récits, sont pour la plupart,
issues du système colonial allemand et franCjais. Dans leur souci de tout soumettre par
la force, les deux Administrations ont usé de chantages, de menaces de toutes sortes,
pour mettre les colonies et les populations au pas. L'on a imposé alors des chefs plutôt
dociles et dévoués aux humeurs du pouvoir colonial. Ainsi les chefferies qui suivirent
jusqu'à l'Indépendance ne sont-elles que des institutions récentes.
(2) -
Léopold Sédar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.5a.
,
1
,)
~

- 468 -
Au début du Roi miraculé, on voit le frère du chef venir lui faire part des irrégularités
dans le paiement des impôtS et demander son intervention. Le chef semble détenir Un pouvoir
politique réel. Il peut même en profiter pour jouer un rôle d'exploiteur. Cette situation n'a
pas échappé à "oeil acéré de Mongo Séti. Dans Mission terminl!e, il part du chef pittoresque
de Kala pour décrire le rôle exploiteur et oppresseur que peut jouer celui-ci
\\...
"En réalité, les menaces du chef se passaient aisément de
tout rapprochement avec le bluff. Les chefs, aidés
et
conseilles par leurs supérieurs hiérarchiques, savoir les
Administrateurs coloniaux, avaient mis au point un
système nouveau d'oppression, apparemment conforme
à la légalité et qui leur permettait, suivant un mécanisme
routinier mais d'une précision désarmante, de tenir les
populations bien en main, et même, s'ils le voulaient, de
les mettre en coupe parfaitement réglée. Par exemple,
toute
une réglementation
avait cours
dans
les
circonscriptions de l'arrière-pays, qui tout en posant
la suppression des travaux forcés comme un principe
de base, n'en contenait pas moins une disposition à peine
lisible suivant laquelle l'autorité était habilitée à requisi-
tionner les populations en cas de danger public. Là notion
de danger public est déjà en soi sujette à contestation,
à plus forte raison si /'interprétation en est laissée au
pouvoir discrétionnaire de l'Administration coloniale.
Autre exemple
les chefs donnaient leurs avis
lorsqu'un homme de leur circonscription désirait être
autorisé à aChetftr une arme de chasse, une machine
Il coudre, une automobile, ete. C'est tout" (1).
(1) - Mongo Séti, Mission terminée, op. cit. p. 179 - 180.
"

- 469 -
La puissance du chet n'est pas Un vain mot ; elle est réelle. Au point de vUe
du message que ce texte est censé exprimer, on peut faire cette temarque : Je romancier
attire l'attention de son lecteur sur le danger que représentent les chefs pour les masses
rurales. Ce sont les alliés du colonisateur. Pour cette' raison, ils ne peuvent que revêtir
l'étiquette du traître (1).
Sous la menace constante de la violence de ses maîtres blancs, le chef reporte la
violence sur ses administrés. Et c'est cette violence qui demeure, en définitive, la seule base
constante de son autorité :
"Jusqu'ô ces derniers temps, le chef africain était le
domestique du Commandant de cercle. Ne pouvant com-
muniquer avec ce dernier que par l'intermédiaire du
garde-cercle, il
subissait, lui
aussi, l'autorité
de
l'implacable chicotte... Le chef était l'homme des réqui-
sitions de poulets pour le Commandant, etc... En un mot,
c'était l'inexorable intendant de l'Administration.
Il
était noté selon son aptitude et sa célérité ô satisfaire
les innombrables exigences administratives. Forcément
opprimé, il opprimait" (2).
On peut citer Akoma, dans Une vie de boy, comme l'exemple du chef colonial type,
stupide, qu'on exhibe à Paris, "comme un grand ami de la France" (3). Akoma contraste
avec Menguême, le type du chef traditionnel africain. Celui-ci est rusé, très estimé de son
peuple:
(1) - Même aujourd'hui, certains chefs d'Etat ont reconnu le danger que représentent les
chefs traditionnels pour les mouvements progressifs.
(2) - Le Réveil, nO du 10 Octobre, 1949, p.25.
(3) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 56.

- 470 -
"Menguème n'à jamais voyagé. Sa sagesse n'a pas besoin
de voyages. C'est url Ancien" (1).
Le chef de canton responsable du village de Mezda dans Mission terminée, est un
vieux qui, malgré son âge, possède les six plus belles femmes de la région et court toujours
après d'autres. Il habite Une villa imposante et jouit d'Une position privilégiée auprès de
,
l'Administration coloniale qui l'a nommé et à laquelle Îl obéit :
"Comme un robot idéal, redouté de tous par suite de ses
trahisons à l'époque des travaux forcés, bafouant la
hiérarchie traditionnelle de notre tribu" (2).
Intervenant encore une fois directement dans "intrigue de son récit, Cette Afrique-Ià,
Jean 1kellé-Matiba explique au lecteur comment J'imposition des chefs coloniaux engendre
des conflits entre le peuple et l'Administration. Avant la conquête des Blancs, nous dit
l'auteur, les Indigènes choisissaient leurs chefs, selon des procédures démocratiques. Pour
accéder à la fonction de chef de tribu, le candidat doit faire preuve d'héroÎsme ; il doit être
J'incarnation de la connaissance et de la sagesse traditionnelles. Maintenant le Blanc, pour
s'assurer l'obéissance, impose au peuple des individus choisis "des bas-fonds de Ja
société"(3). C'est pourquoi, conclut le romancier
"Leur autorité est si insupportable, accumulant bévues,
sottises et maladroite insolence" (4).
(1) - Ferdinand 'Oyono, Une vie de boy, p. 56.
(2) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 34.
131 - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 51.
(4) -Ibidem, p.51.

- 471 -
Cependant, tous les chefs que le roman anticolonialiste noUs présente, he jouissent pas
des mêmes prérogatives. Et peut-être l'image la plus exacte du chef est cellé que le héros
de Viile cruelle, Banda, donne de ceux de chez lui, qui n'ont pu empëcher les Impôts imposés
par l'Administratioh coloniale :
"Si nos chefs à nous avaient seulement le courage de nous
\\
défendre, ce qu'ils feraient tout de suite, c'est d'aller
protester... Seulement, ce n'est pas eux qui feront ça.
Ils n'ont jamais pu paraÎtre devant le Blanc sans avoir
envie de pisser. Les chefs... pouah 1 Et va faire ceci :
"Oui, mon Commandant 1" Et va dire ceci à tes gens :
"Oui, mon Commandant 1" Oh 1 tu attendras longtemps
avant qu'ils disent : Non, mon Commandant" (1J.
Le chef traditionnel, en effet, comme personnage romanesque de la littérature, a
souvent perdu une grande partie de son autorité et le sens traditionnel de sa mission. Il
n'est donc pas étonnant que dans une littérature si "engagée", il devienne la cible des
romanciers.
b -
Les fonctionnaires
Une autre couche plus évoluée est celle des fonctionnaires. Ils ont été formés hâtive-
ment dans les écoles. Il faut distinguer, ici, le garde régional et le militaire proprement dit.
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit. p.53.

- 472 -
Les gardes
Les gardes régionaux sont présents un peu partout dans les oeuvres narratives anti-
colonialistes. Ils ne sont dépeints ni chez Mongo Séti, ni chez Ferdinand Oyono, comme
ennemÎs à oUtrance des autres Africains, c'est-à-dire des alliés inconditionnels du coloni-
sateur. Ces deux romanciers leur donnent sou,vent, une certaÎne conscience de solidarité
\\
avec lës autres Noirs. Quand Koumé et ses autres camarades mécaniciens, dans Ville cruelle,
ont molesté M. T., leur patron, les gardes régionaux, au lieu de les arrêter, les encouragent,
au contraire, à prendre la fuite :
"Foutez le camp 1 Mais allez-vou~en en douce 1
Bon Dieu, qu'attendez-vous?" (1J.
Le mot" douce" traduit, ici, cette solidarité, même circonstancielle avec leurs frères.
On trouve le même type de réaction des gardes noirs envers leurs compatriotes dans
Une vie de boy de Ferdinand Oyono. Dans le passage où l'on ordonne au garde de mettre
Toundi en sang - il est injustement accusé de vol - celui-ci, au lieu de d'exécuter l'ordre,
le simule, en versant du sang de boeuf sur le prisonnier, donnant ainsi l'illusion qu'il lui a
infligé la plus atroce correction. En fait, c'est pour donner le change (2).
Cependant, sur le plan historique, l'image du garde que présente le roman africain, si
réaliste soit-elle, à certains égards, ne peut, en aucUn cas, être généralisée. Le garde, d'une
façon plus générale, est connu pour sa méchanceté, sa brutalité. Il est très craint. Il se montre
féroce vis-à-vis des autres Africains durant les travaux forcés. Même chez Mongo Béti, le
garde n'est pas toujours présenté dans sa dimension idyllique. Dans Ville cruelle, Banda,
lors de la vente de son cacao, est brutalisé par les gardes régionaux.
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 65.
(2) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 164.

- 473 -
Ceci dit, la solidarité occasionnelle entre les gardes noirS et les autres Africains,
s'explique. C'est que le garde noir n'est pas tout à fait à l'abri de j'oppression de la part des
gradés blancs. Car il faut noter que, même bien qu'étant utilisé par les agents coloniaux, il
reste toiJjours un subalterne. " en a conscience. Dans Ville cruelle et Une vie de boy, on voit
le gradé blanc recourir il la violence contre les gardes noirs pour leur sympathie envers leurs
frêres. Témoin ces paroles de Banda :
"Pour une fois que les gars de la garde régionale s'étaient montrés
compréhensifs, on leur bottait le derrière sans mJnagement" (1J.
-
les mÎlitaires
le militàire proprement dit ou ancien combattant a une existence significative. Durant
la Deuxiême Guerre mondiale, beaucoup de Noirs ont été appelés sous les drapeaux de
l'armée française. Nombre d'entre eux y sont morts ; d'autres en sont revenus. l'image du
militaire qu'il nous est donné de voir dans le récit africain traduit donc bien cette réalité de la
participation du Noir à j'histoire mondiale. Du même coup, cette image va donner aux
oeuvres une dimension universelle.
-
les catéchistes
Au niveau de la structure religieuse, on voit apparaître à côté du prêtre blanc,ses
représentants ou ses sous-représentants africains qui sont les catéchistes. Dans le Pauvre
Christ de Bomba de Mongo Béti, notamment, au pays des Tala, nous avons vu un grand
foisonnement de catéchistes africains. Ils ont été formés par les missionnaires et placés dans
chaque village.
-

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(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 66.

- 474 -
Ces couches nouvelles, dans leur ensemble, ont ceci de commum que leurs membres,
sanS exception, Sont des subalternes. Ils travaillent sous les ordres de leurs maîtres blancs,
c'est-à-dire qu'ils aident, en fait, à la reproduction et à l'élargissement du système colonial.
Ils ne sont pas des privilégiés absolus
;
ils peuvent subir la violence coloniale. Mais par
rapport aux autres Africains, les positions de ces nouvelles couches varient ainsi que leurs
qualités. De
manière générale, elles
sont
considérées comme des privilégiées. Certains
membrés poussent même leurs prérogatives jusqu'à l'exploitation des autres Noirs. C'est le
cas notamment des chefs de canton ou de village. Ainsi, les chefs et les gardes régionaux
africains SOht' dangereux pour leurs compatriotes
; ils sont des alliés du pouvoir colonial.
Par rapport aux agents coloniaux et au reste de la population africaine, les nouvelles
couches que nous venons d'examiner, occupent une position quelque peu flottante. Elles
sont à cheval dans le camp des agents coloniaux et dans celui des colonisés qu'elles touchent
de chaque côté. sans vraiment appartenir en propre à aucUn d'eUX.
Cependant, des choix sans ambiguïtés, entre les deux catégories, peuvent s'opérer.
Des Africains au service des agents coloniaux peuvent choisir intrinsèquement entre l'un et
l'autre camp. Mais revenons aux autres couches africaines. Bien qu'elles soient secrétées par
la colonisation, elles n'occupent pas des positions obligées envers le système colonial, comme
c'est le cas chez les chefs oU les gardes régionaux.

- 475 -
c -
Le petit prolétariat
Ici, le concept de petit prolétariat urbain recouvre tous les misérables en milieu
africain, et qui ne doivent leur survie que grâce aux conditions de vie et aux transformations
introduites par le système colonial. Il réside surtout dans les centres urbains. Le petit prolé-
tariat grouille dans Ville cruelle d'Eza Boto, dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono.
Selon lès romanciers noirs, sa résidence d'élection est surtout là où le colonisateur a crée des
villes, des plantations, des industries et construit des ponts. C'est donc la naissance de
conditions d'existence nouvelles liées
à l'argent, à l'emploi, à l'espace, aux nouvelles
mentalités/qui attirent ce petit prolétariat.
Une autre catégorie de figures représentant cette même couche de population est
représentée par Tonga, l'oncle de Banda. Il est tailleur de son métier ; depuis vingt cinq ans,
il travaille à Tanga, et pourtant il ne cesse de répéter qu'il mourra de faim. Tout ce petit
prolétariat se caractérise par sa pauvreté.
d -
La jeunesse
A l'Înstar du petit prolétariat urbain, la jeunesse tient une place de choix dans les
oeuvres narratives africaines. L'école constitue la condition de son existence. Cette jeunesse
se démarque des autres couches de la population par l'âge, le comportement et le tempéra-
ment. Elle est également désinvolte, protestataire. Lorsque ces jeunes ne sont plus des
écoliers, ils sont des étudiants qui partent poursuivre des études supérieures en France ; ils
en reviennent, tiraillés entre deux cultures. Souvent, ils racontent les brutalités avec lesquelles
leurs maîtres d'école les formaient, leurs enfances joyeuses, partagées entre les travaux des
champs et la danse au clair de lune, mais parfois troublés par les coups de bâton que leur
administrent leurs pères. Tous s'inquiètent de leur avenir et s'irritent contre le présent où ils
se voient comme de simples spectateurs dans un jeu où il est question de leur destin :

- 476 -
Medzà, Clîmbi~, Kany, Banda, Magamou, représentent, sans exception, ce groupe de person-
nages africains. Souvent, ils se révoltent contre certains aspectS de la vie traditionnelle qui
leur imposent des contraintes, mais généralement, leurs révoltes sont vite étouffées. Medza,
par exemple, à beau protester contre la décision du Chef Bikokolo et son cousin Niam qui
lui imposent la mission dangereuse d'aller rame~r l'épouse Niam à la maison conjugale, il
accomplit la mission ; il a beau prendre pour épouse labelle Edima, il est obligé de
l'abandonner, puisqu'il n'a pas eu, au préalable, l'aUtorisation paternelle avant de contracter
une telle union.
Ces jeunes personnages sont souvent vélléitaires et se laissent "mener", parce qu'ils
n'ont qu'une connaissance superficielle du monde
;
ils croient toujours qu'en dehors du
monde "sans sel ni piment" du village, il y a un "ailleurs" prometteur où "homme trouve
une plus grande joie de vivre, où de nouvelles possibilités s'offrent à tous ceux qui veulent
s'accomplir. Paris, Marseille, Abidjan, Dakar, Bamako, Conakry, deviennent, pour ces
personnages, des "paradis terrestres" où l'on trouve facilement du travail et de l'argent, des
lieux où l'on s'amuse pleinement. Après sa déception dans la "ville cruelle" de Tanga, Banda
nourrit encore le secret espoir d'aller s'installer définitivement dans une autre grande ville,
Fort-Nègre. Ainsi, ces personnages africains sont tous présentés comme des naïfs.
Dans la majorité des cas, tous ces jeunes gens exercent des fonctions diverses, toutes
subalternes
boys, manoeuvres, aide-vendeurs, gardiens de nuit, commis, etc... Toutes
ces fonctions subalternes que ,les romanciers noirs assignent à leurs personnages, tous, des
va-nu-pieds,
sont autant
de subterfuges pour décrire la position de dépendance de
"Cette Afrique-là" et pour mobiliser les opinions contre les envahisseurs.

- 477 -
2 -
Les populations coutumières
Le roman africain traitant de la situation coloniale met aussi constamment le lecteur
en présence des paysans, cette grande majorité de la population africaine.
a -
Les garanU de la société traditionnelle
Ce sont essentiellement des personnages comme le très pittoresque Bikokolo dans
•\\
Mission terminée et les patriarches Ndibidi et Ondoua dans Le Roi miraculé. Bikokolo
possède encore un pouvoir étendu
;
il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets. Cela
s'explique
: certes, il ne peut, de sang froid, tuer ceux qu'il administre, mais il peut faire
usage des esprits des morts ou des fétiches pour jeter des anathèmes mortels. Il use justement
de son pouvoir pour envoyer Medza à Kala Q.-F rie ramener l'épouse Niam, alors que cette
délicate miss'ion aurait dû échoir il un homme âgé. Tous ces garants d'Un ordre ancien,
déliquescent, sont des orateurs, des ma Îtres de la parole. Ce côté les rend très réalistes car,
en Afrique, la palabre revient aux vieux.
b -
Le père et la mère
Les personnages de la mère et du père sont également privilégiés par le roman africain.
Ils apparaissent, chaque fois que le héros décrit son enfance et son éducation, et qu'il
compare sa vie d'adulte avec celle de son enfance heureuse ou malheureuse.
La mère est généralement présentée comme bonne et douce, fidèle et obéissante,
vis-à-vis de son époux, très dévouée à ses enfants qu'elle aime toujours garder près d'elle :
telle est l'impression que nous donne la mère de Banda dans Ville cruelle, de Kany Sous
"orage, de Diaw Falla dans Le docker noir, de Camara Laye dans l'enfant noir, de Magamou
dans La plaie, de Toundi dans Une vie de boy. Souvent on ne les voit pas agir, mais leurs
actions sont décrites avec une complaisance notoire. Rien n'est plus émouvant que l'image
que nous donne Banda de sa mère :

- 478 -
"Rétrospectivement, je me la représentais courbée sous un
soleil cuislmt, grattant obstinément la terre avec une houe
minuscule ou allant au marchtJ, le dos chargé d'une hotte
de légumes. Et tout cela pour moi qui l'avais si vite
oubliée ,... Je ne crois pas que rien au monde soit aussi
abondant que l'amour d'une mère pour son enfant. Peut-
être bien que (exagère ,. mais la mienne m'a vraiment
trop aimé pour que je pense autrement" (1 J.
La mère, telle qu'elle apparaît dans le roman africain, est un personnage très
attachant, aimé et respecté. Elle incarne la tendresse, l'amour et la sincérité dans Un monde
en proie à de~ soucis.
Quant au personnage du père, îI apparaît dans les récits, lorsque le romancier veut
décrire "éducation traditionnelle de "enfant noir et le paternalisme contraignant qu'il exerce
sur lui, alors que ce dernier cherche à s'évader vers la ville, au rendez-vous du modernisme.
Le père incarne généralement J'autorité, parfois même la méchanceté
; pour l'enfant, il
représente Un passé qui ne veut pas être révolu, puisqu'il tient à voir régir le présent par les
lois et les méthodes
du passé. Chaque fois que le père apparaît dans le roman, il faut
s'attendre au conflit des générations, où il use des proverbes, évoque des coutumes pour tenir
sous son spectre la jeune génération qui lui paraît écervelée, déréglée, et devant laquelle il ne
cesse de se demander : "Où va le monde" ? Bien sûr, le monde dont il s'agit, est celui dont il
est le seul représentant et qui "s'effondre" devant le nouveau monde qui est celui de la
jeunesse. Benfa. le père de Kany dans Sous l'orage de Seydou Badian. est un des meilleurs
exemples du père qui veut gouverner le présent avec les méthodes d'autrefois ; le père de
Toundi dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono, en est également un autre ; le fossé qui le
sépare de son enfant est si grand que ce dernier ne veut plus le voir :
.---------_
_
-
-- .--.-- ----------------- ---- - ---------- --.-
- ---.._-.- -- --- -- - -..-.-
.
(1) - Eza Boto i Ville cruelle, op. cit., p. 13.

- 479 -
"Je le connaissais, lui, mon père 1 Il avait la manie du
fouet. Quand il s'en prenait IJ ma mère ou IJ moi, nous en
avions BU moins pour une semaine IJ nous remettre" (1J,
Toundi nous laisse entendre, dans la suite, Qu'il à pensé une fois à tuer son père.
Avant de fuir la maison paternelle, Medza de Mission terminée, a battu son père. Tous ces
actes suffisent à montrer Que le père est un personnage problématique, craint et peu aimé,
Aux yeux des jeunes, le père est une force rétrograde. Le seul Qui échappe à cette
présentation est le père de Camara Laye dans L'enfant noir, Celui-ci aime vraiment son
enfant et comprend la nécessité de former cette jeunesse et de la préparer à la vie moderne.
c -
les femmes
Enfin lès femmes. Il y a les vieilles femmes comme la mère de Banda, Régina et Sabina
dans Ville cruelle, Makrita et Yosifa, tantes du Roi dans le Roi miraculé. les romanciers
nous présentent aussi des jeunes filles : Edima qui deviendra la femme de Medza et Eliza,
symbole de la jeune prostituée. Ces deux figures se rencontrent dans Mission terminée, Il
y a aussi Odilia dans Ville cruelle et Cathérine dans le Pauvre Christ de Bomba, En général,
la jeune- femme ou la jeune fille est perçue comme un objet de plaisir. Elles sont toutes
absentes de la scène politique, sauf la mère de Banda qui incarne une certaine conscience
politique, mais elle est résignée.
Nous venons de faire un sondage des couches africaines dans les oeuvres narratives qui
ont pour cadre
temporel la situation coloniale, comme nous l'avions fait pour les agents
coloniaux. Notre but a été, à un premier niveau, de montrer comment et pourquoi sont nées
des couches nouvelles, en Afrigue, à l'époque coloniale. Ces nouvelles couches sont "indice
d'un changement profond ; elles marquent une évolution dans la société africaine.
(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 17.

- 480 -
Il reste il préciser que c'est parmi ces nouvelles couches que vont se recruter les
combattants de la lutte contre la colonisation. Il était donc nécessaire de connattre celles-d,
leurs origines sociales, leurs positions par rapport aux agents coloniaux, afin de mieux expli-
quer, par la suite, la position de lutte de certaines d'entres elles. .En fait, des types comme
les anciens combattants, les jeunes scolarisés, vont constituer l'av~nt-garde de la lutte
anticoloniale. Mais auparavant, voyons la consciente des colonisés face au système colonial.
3 -
la conscience des colonisés face à la pratique coloniale
Ici, une série de questions doivent se poser à la conscience du lecteur : les colonisés
sont-ils cons<;ients qu'ils sont écrasés par le système colonial? Quels sont les aspects de ce
système devant lesquels leur conscience paraît la plus marquée? Questions fondamentales,
car sans conscience, pas de réaction possible. Parce que l'homme réagit devant les situations
qu'il est en mesure d'apprécier, c'est-à-dire dont il a conscience. Il réagit de plusieurs
façons. Quand une situation lui est défavorable, il tente de la rejeter. Quand elle lui est
favorable, il l'accepte. Presque tous les personnages africains des oeuvres que noUs étudions,
ont conscience de la domination qui pèse sur eux et de leur exploitation par le colonisateur.
la conscience de domination s'exprime sur la base des rapports de force. Le Blanc
est considéré comme le plus fort, et les Africains savent qu'ils sont asservis. Sur le plan
culturel, les Noirs sont conscients de l'agression portée contre eux par les agents coloniaux,
singulièrement par les missionnaires, à leurs traditions, c'est-à-dire à leur culture, il leur
civilisation.
Aussi
les
Tala .<Jans Le Pauvre Christ de Bomba et les Essazam dans
le Roi miraculé vont-ils mani...-fester massivement leur mécontentement au R. P. S. Drumont
et au Père Leguen.

- 481 -
Toutefois, c'est surtout sUr le plan économique que le romancier africain fait de ses
personnages des êtres superbes. L'économie, on le sait, détermine tout. Le romancier veut
que cé postulat
marxiste soit compris de son public. L'économie, avons-noUs soulign4
plus haut, est le premier motif de la conquête coloniale. Si l'économie détermine tout, c'est
parce que c'est elle qui détermine la condition socio-matérielle des groupes sociaux.
Lorsque le romancier décrit la misère du petit prolétariat, c'est pour faire glisser le
\\
message suivant lequel il est exploité. Dans Ville cruelle, nous avons essay4 de montrer que
les commerçants grecs exploitent les paysans lors de la vente de leut cacao. Le narrateur du
roman, porte-parole de l'auteut, nous en dépeint les mécanismes. Le lecteur reçoit ainsi Une
information au niveau de l'histoire.
Il y a plus dans l'expression de cette conscience. Les agents coloniaux n'exploitent pas
l'Afrique pour réinvestir en Afrique. Bien au contraire, ils transfèrent les capitaux chez eux,
où ils servent à prospérer la bourgeoisie qui a inventé la colonisation. Les personnages sont
conscients de ce mécanisme de la circulation des capitaux, du caractère extraverti de l'écono-
mie coloniale. Le système colonial, du fait de ses méthodes d'exploitation - dont le transfert
des ressources africaines dans la métropole - a été un facteur de sous-développement pour
le continent africain. Mais comment les personnages africains se sont-ils exprimés devant la
situation de dépendance coloniale?
4 -
La réponse des colonisés
Nous sommes parti de l'hypothèse suivant laquelle la colonisation a été foncièrement
mauvaise pour les pays qui l'ont subie. Nous avons été amené, suivant cette hypothèse de
départ, à· montrer en quoi le système colonial a été un méfait, en particulier, pour les
Africains. Pour ce faire, nous avons mis "accent sur les agents coloniaux et la nature même
de ce système nous a paru, dans son ensemble, non pas comme "ont prétendu assez hypocri-
tement les stratèges bourgeois, générateur de paix, de civilisation et d'émancipation, mais
au contraire, comme une monstrueuse farce.

'- 482 -
En ràpport dialectique avec les agents coloniaux, le système colonial Mus â révélé Unè
partie de la réalité des colonisés. Il reste rnaintenant à étudier la réponse des colonisés : car,
sur le ptah historique aUssi bien que sur celui de la fiction, les personnages africains ont réagi
devant la nouvelle situation qui leur a été imposée. Le problème est donc de savoir quelles
sont les catégories des personnages africains qui ont réagi, pourquoi et comment ils ont
réagi, quelles ont été leurs réponses, comment çes réponses ont-elles été accueillies au
J
niveau des personnages eux-mêmes, du romancier et du lecteur.
1
(
~
"
On dénombre, en gros, cinq sortes de réponses des personnages africainS devant la
situation de dépendance coloniale :
La réponse inexprimée.
La résignation.
"
L'indifférence ou l'attentisme.
L'acceptation.
La résistance.
a - La réponse Îhexprimée
Elle caractérise les femmes. Excepté la mère de Banda qui, dans Ville cruelle, parle
des méfaits de la colonisation et des malentendus entre vieux et jeunes, les femmes sont
pratiquement absentes de la scène politique. Elles occupent la position de la femme africaine
qui a tendance à s'effacer derrière l'homme ; elles sont là comme des objets de plaisir dont
la juste place est au foyer. Cette absence de la femme dans les prises de position politique
peut être expliquée de différentes façons :
-
Les femmes ont été en retard sur la scolarisation ; elles ont mis du temps à mani-
tester de l'intérêt pour la politique, au contraire des hommes qui ont été vite à l'école et
,.
ont ainsi appris à faire preuve d'esprit critique.
"
-
Quand le romancier met une sourdine à l'attitude des femmes, il semble avoir
"
, ,
traduit une réalité du moment.

- 483 -
b -
rlisignation
Elle est surtout incarnée par les vieux. La résignation n'est pas le rlisultat d'Une
inconscience. On a vu que la plupart des colonisés manifestent une conscience claire de ta
domination et de l'exploitation qu'ils subissent. Elle est surtout le résultat d'Une certaine
analyse ~ d'Une relative lucidité - de la situatiorl. Elle proc~de d'un rapport de force entre
le colonisateur et le colonisé. L'argument avancé par les vieux qui incarnent l'idéologie de la
résignation, tel l'oncle de Banda, dans Ville cruelle, est que l'homme blanc, à son arrivée en
Afrique, a été le plus fort. Deux attitudes sont alors possibles :
-
Celle, suicidaire à leurs yeux, qui consiste à prendre le javelot contre le fusil. Elle
est absurde dans le sens que Camus donne à ce mot dans L'homme révolté.
-
L'autre attitude à laquelle se rallient les vieux, est qu'il est nécessaire de négocier
leur survie.
La résignation des vieux provoque une espèce de conflit de générations au niveau de
la communauté. Dans les oeuvres romanesques qui nous intéressent, il y a un seul exemple
où les vieux sont appréciés par la jeune génération. Il s'agit du Roi miraculli de Mongo Béti,
où Kris et Bitama parle de politique ; puis, la conversation se focalise sur les vieux :
"Puis ils en vinrent à parler des vieillards sur lesquels
Bitama ne tarissait pas de louanges, exaltant leur sagesse,
,
leur vertu, leur science de la tradition, leur sens de la
solidarité, toutes QUlJlités proprement nègres" (1J.
(1) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p.130.

- 484 -
Hormis ce cas qui donne une image positive des vieux, on assiste presque partout li
un conflit, Un malentendu, entre les vieux et les jeunes. Ce conflit trouve son explication,
non seulemènt dans la r~signation, mais aussi dans l'~cole qui fait des jeunes, Uh corps ditM-
rent, plus éclairé. Les jeunes, au contraire des vieux,' ont été li l'école. Ils ont acquis des
connaissances plus larges. Ce faisant, ils possèdent un sens beaucoup plus aigu de la frustra-
tion et de la domination coloniale. Ils nourrissent le secret espoir de réaliser la prophétie

de la Grande Royale du roman de Cheikh Hamidou Kane, c'est-à-dÎre "apprendre à vaincre
sans avoir raison". Il y a donc un fossé qui sépare les deux générations, et ce, sur le plan
du tempérament et de la mentalité. Au demeurant, la mère de Banda, dans Ville cruelle,
explique ce hiatus :
"Vois-tu, commenta la malade, vois-tu, ma fille, tous ces
Ilnfants qui abandonnent leurs villages et leurs familles
et vont dans les villes, qui peut dire ce qui en résulterà ?
De notre temps, si un Blanc te disait
:
"Mets-toi à
genoux 1" ou bien
:
"Couche-toi sur le ventre, que
je te fouette le derrière 1", tu t'applatissais sur le sol.
Àuiourd'hui, avec nos fils, ce n'est plus la même chose.
Ils ont grandi ,. ils nous méprisent parce que nous avons
courbé la tête devant les Blancs. Eux, ils marchent
fièrement, en se frappant là poitrine, en levant leurs bras,
en brandissant leur poing. Les Blancs eux-mêmes leur
avaient dit
:
"Venez donc dans nos écoles". Ils sont
allés dans leurs écoles ,. ils ont appris à parler leur langue,
à discuter avec eux... Alors, ils ne veulent plus être tenus
pour de simples domestiques, pour de simples esclaves
comme leurs pères, mais pour des égaux des Blancs. Et
ces derniers, qu'est"7ce qu'ils pensent de tout cela ?Dans
tous les cas, comment savoir ce qui se passera 1" (1 J.
(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cît., p. 195.

- 485 -
L'enjeu du malentendu qu'explique le facteur école, dépasse le simple conflit de
générations. C'est le problème des libertés des Noirs et de leur indépendance qui est en jeu.
L'idéologie de la résignation est ainsi l'objet de profondes contradictions entre les petson-
nages romanesques. Mais par delà les personnages, le romancier semble interroger son lecteur
africain : as-tu fait quelque chose pour éviter ce que tu viens de lire? Que comptes-tu
faire?
c -
L'indifférence ou l'attentisme
Kris dans Le Roi miraculé, pour ne citer que cet exemple, s'adonne à cette idéologie de
"indifférence ou de l'attentisme. Il se considère comme le témoin d'un terrible raz de marée
emportant tout. Cependant, si Kris veut se mettre en dehors de ce raz de marée que sont les
changements introduits par la colonisation, il ne dédaigne pas de tirer des profits du moment.
Il distille illicitement de l'alcool qu'il vend à prix d'or. A vrai dire, Kris apparaît comme un
indolent, un oisif. C'est un nonchalant qui ne veut être dérangé.
cl - L'acceptation
L'idéologie de l'acceptation considère que le système colonial est triomphant, qu'on
peut en tiret profit. Parfois, elle est une adoption pure et simple du Capitalisme. Elle est
incarnée par plusieurs personnes qui ne partagent pas toujours la même conception
du monde.
"
"
Pour le père de Medza dans Mission terminée, par exemple, le système colonial offre
une voie de réussite. Il ne voit nullement son aspect négatif. Il ne s'en plaint pas. Au
contraire, il s'en accommode. Bten plus, il en tire profit. Le père de Medza est un planteur
agricole, C'est le type d'Africain qui a épousé le système capitaliste dont il connaît à fond les
lois. Il est un USLJrier. Ecoutons Medza nous présenter les mécanismes d'exploitation de
son père :

- 486 -
"Mon père... Celui-là, c'était IJn crack J••• C'était donc
comme un exemple vivant de ce que le matérialisme
mercantile et hypocrite de l'Occident allitJ j} une intel-
ligence fine peut
donner de plus admirable, de plus
étonnant chez un homme de chez nous appartenant à la
génération de nos pères...
Vous me croirez si vous le voulez : il distribuait
sori argent, il le donnait au premier venu sous forme de
prit Pourtant, il s'intéressait surtout aux gens de l'arrière-
brousse, aux péquenots comme ils disent dans mori village.
Vous savez que ces gens n'ont jamais d'argent liquide et
qu'Hs en demandent toujours. Eh bieri 1 imaginez un
homme qui désirait mille francs, mon père les lui pritait
ai·mablement. Bien entendu, le pauvre garçon ne s'acquit-
tait jamais à l'échéance... Que faire ? Mon père alors lui
propose, la mort dans /'§me, une solution de compromis :
comme
l'homme
de
l'arrière-brousse
est
toujours
propriétaire d'un troupeau de petit bétail, il s'acquittera
en nature. Seulement, et c'est ici que l'affaire se corse,
mon père s'arrangeait pour taxer ses ~tes de bétail au
prix minimum, ce qui ne révoltait pas son partenaire
pour la bonne raison que, n'ayant pas d'argent liquide,
celui-ci y attachait une vénération presque superstitieuse,
comme ceux de nos Ancitres qui
échangaient leurs
parents contre de vieux fusils à pierre. Et le tour était
joué.
0"
~"
Nanti de ces têtes de bétail achetées au rabais, mon père
filait en ville et les revendait au prix maximum. Et le
cycle recommençait sans arrit. Un vrai crack, je vous le
disais" (T).
(1) - Mongo aéti, Mission termin~e, op. dt., p. 232 - 234.

- 487 -
Le p~re de Medza, pour le public bourgeois, peut ~tre Un allié. Il épousê le même
système économique. A travers lui, l'on peut voir la fraction des Africains qui ont opté pour
le système capitaliste comme voie de développement.
En revanche, si l'on considère le point de vue du romancier et du public progressiste
africain, on peut dire que l'idéologie de l'acceptation est négative. Elle est négative, parce
qu'elle consacre la trahison de ceux qui l'inca ment ; elle est négative, parce qu'elle est
"antithèse des normes de l'auteur. La conception que le romancier africain assigne à son
oeuvre est qu'elle soit considérée comme une arme de combat. En conséquence, c'est plutôt
une attitude combattante qui gagnerait sa sympathie.
e -
La résistance
Le romancier noir éprouve le sentiment que les alancs nous étranglent, nous étouffent.
Et ce qu'il souhaite comme réponse à cette situation, ce n'est ni la résignation, ni "accepta-
tion, mais bien la résistance et le combat. S'agissant de la résistance, c'est-à-dire des formes
de lutte face au système colonial, les oeuvres anticolonialistes noUs en indiquent deux
formes : la résistance défensive et la résistance offensive limitée.
La résistance défensive est celle menée contre la religion catholique, notamment
dans Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé. Dans ces deux oeuvres, les Africains,
ainsi que nous l'avons indiqué auparavant, résistent farouchement à la religion du Christ,
,
>
considérée comme un facteur pertubateur de leurs traditions et de leur vie quotidienne. Les
Tala et les Essazam, en effet, ne demandent qu'à suivre la voie tracée par leurs Ancêtres,
face à la religion du R. P. S. Drumont et du Père Leguen.

- 488 -
Nous dénommons cette résistance défensive. parce qu'elle ne met pas en cause le
statu quo. c'est-li-dire les assises mêmes du système colonial dans son ensemble. C'est unè
résistance sectorielle. au moyen de laquelle les Noirs défendent leur droit de conserver leur
culture. Elle ne vise pas li modifier les structures du colonialisme : d'ailleurs les Tala et les
Essazam ont trop peur de l'Administration et tremblent de lever le petit doigt qui peut

nécessiter son intervention. Ils isolent la religion ~t la dénoncent. ce que les AdministrateurS
Vidal et Lequeux. soucieux du maintien de I·ordre. ne considêrent pas comme une atteinte
à leur système.
La résistance offensive limitée marque. quant à elle. un degré par rapport à la
résistance non offensive. Elle est le fait d'une conscience profonde du colonialisme qu'elle
attaque dans ses racines. Toutefois, elle n'est pas intégrée dans un cadre idéologique cohérent.
avec un projet de société en vue. Deux cas de résistance offensive limitée apparaissent dans le
roman africain : la résistance verbale et la résistance ponctuelle :
-
La résistance verbale est celle qu'incarne la plupart des jeunes. Banda dans Ville
cruelle. Medza et ses camarades Zombo, yohannés le Palmipêde. etc.... dans Mission terminée,
raillent. tous. un "monde qu'ils n'ont pas fait" (1). Le héros de Ville cruelle fait preuve d'Un
langage trivial. Il traite les prêtres et les commerçants grecs de voleurs, des gens qui ne
s'intéressent qu'à l'argent. Les camarades de Medza. eux aussi, se montrent incisifs à l'égard
de la religion importée. Dans leurs conversations, apparemment naïves, ils rejettent le système
".
capitaliste américain et jettent leur dévolu sur le système socialiste. Cela ne traduit pas
seulement l'attitude d'un héros-narrateur qui n'ignore pas les problèmes mondiaux et qui
informe son public ; c'est une façon de dénoncer sévèrement le système colonial français,
(1) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p.251.

- 489 -
une maniàre de lancer à la face du bourgeois de ('Occident qu'il existe dans le monde, un
système meilleur que le sien.
Cependant, à ce niveau-là, même si derrière les idées, l'attitude des jeunes gens, on a
pu percevoir, par conjecture, un projet flou de société, il n'y a vraiment pas une action
cohérente pour la construction d'une éventuelle, société qui prendrait le contrepied de la
\\
société coloniale. Néanmoins, la révolte des jeunes est un fait significatif. C'est une façon
de dire non à la société coloniale qui les écrase, les opprime : une façon aussi de s'opposer
aux vieux qui n'ont pas résisté et qui, en l'occurrence, apparaissent comme des obstacles
paralysant leur action et leur volonté de chambouler ce monde asservissant, aux miasmes
morbides, qu'ils "n'ont pas fait" (1). Révoltés, désinvoltes, parfois triviaux, les jeunes
apparaissent dans ces oeuvres comme une force dynamique avec laquelle on peut compter,
une force à "avant-garde de la révolution.
-
La résistance ponctuelle est celle déclenchée,par exemple, par Koumé et ses
camarades contre M. T., leur patron dans Ville cruelle. Ces jeunes gens sont des mécaniciens
qui travaillent chez M. T.. Mal payés, mal traités, ils décident de se faire justice, c'est-à-dire
d'aller prendre, chez leur patron, l'équivalent de leur salaire. Le patron blanc trouve la mort
dans cette insurrection. Comme "on peut se rendre compte, ce n'est pas une révolte
syndicale. Néanmoins, c'est une action engagée par un groupe d'hommes dont le but parait
précis. Cette révolte, quoique ponctuelle et quelque peu spontanée, atteint le système
colonial dans ses racines. Car, c'est contre l'injustice et l'exploitation incarnées par un agent
colonial, M. T., que Kàumé et ses camarades se révoltent. C'est une révolte qui s'inscrit donc
..
dans le cadre de la résistance offensive limitée. C'est la manifestation d'une conscience des
!~ .
méfaits du système colonial, et qui, sans trouver encore une bonne voie, une organisation
cohérente, la dénonce.
(1) - Mongo Séti, Mission terminée, p.251.

- 490 -
Soulignons, à ce propos, les profondes divergences dans la manière dont chaque
romancier, par l'intermédiaire de ses personnages qui sont en quelque sorte ses porte-parole,
entend dénoncer la situation de dépendance coloniale.
Chez Mongo Séti, par exemple, la satire est sans acrimonie ; elle n'a jamais pour
effet de transformer les individus en caricatures.,La raison réside, semble-t-il, dans le fait
,
que les personnages essentiels de l'auteur de Ville cruelle, sont des adolescents lettrés, des
lycéens, notamment.
Chez Ferdinand Oyono, au contraire, nous avons aftaire à des domestiques éveillés,
plus ou moins occasionnels, excepté le Barnabas du chemin d'Europe qui possède Une
instruction ptimaire confirmée. Ferdinand Oyono, en eftet, s'est limité à ridiculiser les
victimes de la colonisation, blanches ou noires, et dans ses oeuvres narratives, ce sont les
personnages africains qui sont déçus dans leurs rapports avec les Blancs. Ils y demeurent
presque inconscients de leur situation. Ils n'inspirent aucun sentiment de respect, même
chez un lecteur noir ; et on est tenté de comprendre, et même de justifier maintes attitudes
brutales du colonisateur. Ceci illustre à merveille que chez Ferdinand Oyono, il n'y a pas de
révolte au sens vrai du terme. Le refus se traduit chez les personnages oyoniens par une
sorte de démystification verbale des colons et du Blanc, en général.
Il ressort de ces diverses constatations que les héros de Ferdinand Oyono murmurent
contre "occupation coloniale, mais que nulle part, ce murmure ne parvient à Une conscience
claire. Leur attitude révèle qu'ils s'adonnent à Une résistance passive. Ferdinand Oyono
"remarque" sans absoudre les ef~ets de la situation coloniale eh vigueur dans son pays. Chez
lui, l'activité créatrice s'attache à exposer le drame intérieur des êtres soumis à la puissance
.. ,
coloniale. Ses personnages déracinés nous déçoivent par Une certaine vacuité mentale.

- 491 -
Le romancier n'effectue qu'un constat de situations malheureuses. Même s'il lui arrivè de
tirer quelquefois les ficelleS derrière ses héros, on il le sentiment qu'il n'y est pas tout à fait
impliqué, qu'il est en marge de ses personnages. Le système colonial, décrit par l'auteur
de Chemin d'EUrope, a les apparences de "harmonie et de la tranquillité dans un contexte
historique, celui du milieu du XIXe siècle, où s~ fondements ont pourtant commencé à
craquer. Aucune perspective d'opposition, ni de recherche d'Un remède efficace aux maux
engendrés par le système colonial, n'apparaît dans l'oeuvre romanesque de Ferdinand Oyono,
caractérisée par l'impassibilité générale de ceux qui auraient pu en être les héros positifs. Chez
.,
<.
Ferdinand Oyono, le refus se veut implicite. C'est une volonté de refus qui ne commence
,
qu'au moment où la désillusion est totale.
if
Les personnages de Mongo Séti, au contraire, comme ceux de Sembène Ousmane, vont
s'affirmer et chercher des forces qui transformeront le constat en constestation. Chez Mongo
Séti et chez Sembène Ousmane, en effet, les personnages sont plus vivants et moins sacrifiés
à la caricature. Ce sont des colonisés qui se révoltent. Chez eux, c'est moins "adhésion de
. ,
.'.
l'individu
à la conscience
collective que la prise de conscience individuelle des formes
d'oppression politico-économique qui constitue le véritable engagement des romanciers.
Mongo Séti qui a vécu le climat de protestations véhémentes engagées contre le pouvoir
colonial par l'Union des Populations du Cameroun, et qui a participé, à des degrés divers, aux
,.
1.if
vociférations qui précédèrent l'accession du Cameroun à l'Indépendance, a insufflé à ses
divers personnages, sa propre passion de la protestation. L'implication de l'auteur de Ville
cruelle et de celui du Docker noir, dans leurs oeuvres, apparaît, sans ambiguïté, dans la
~.'
manière dont ils entendent se situer par rapport à leurs héros à l'intérieur même de l'univers
socio-politique qui sert de cadre à leur existence.
,

- 492 -
Résumons-nous, brièvement, en réénUmérant les personnages mis en scène par les
romancierS africains anticolonialistes et en rappelant comment ils Sont conçUs g~nérBlement :
1.
ce sont des Blancs et des Noirs ; ÎI Ya d'un côté le Commandant, le Commissaire de police,
le missio''fnaire, le régisseur des prisons, le commerçant, le médecin, "instituteur, les bourgeois
de Paris, la jeune amante parisienne ; de "autre, l'ancien combattant, le garde régional, le
catéchiste, le cuisinier, le boy, l'interprète, le chef africain, le père et la mère de l'enfant noir,
"étudiant noir.
Les rapports qui prévalent entre ces divers personnages ne sont pas des rapports
d'harmonie, mais bien des rapports d'antagonisme, entrè Blancs et Noirs, d'une part, entre
jeunes et vieu)(, d'autre part. Le plus souvent, leurs destins se croisent et se détruisent. Leurs
drames traduisent la métarmophe de la vieille Afrique sous les coups de boutoir des valeurs
nouvelles importées de l'Occident. Mais la réalité qu'expriment ces récîts s'avère comme une
réalité qui tire vers l'expression politique. La vision du monde colonial du romancier et là
façon dont il pose et traite ses personnages, concourent à délivrer Un message militant.
Il -
LES PERSONNAGES MiS EN SCENE PAR LE ROMAN POSTCOLONIAL
L'époque coloniale a été pour les Africains, en général, Une espèce de traversée du
désert. Exploités, humiliés, asservis, ils ont vécu dans le désespoir à côté de leurs maîtres
blancs. Puis sont tombées sur l'Afrique, les Indépendances gaulliennes des années 60, comme
"une nuée de sauterelles". Les Africains ont vécu ces premiers momentS dans la joie des fêtes,
car ce devrait être pour eux la fi~ de l'exploitatÎon, de "oppression, de l'asservissement et des
humiliations. Mais c'était mal juger des intentions profondes des stratèges de la décolonisation
gaullienne.

- 493 -
En effet, l'espoir tlu'ont apport~ les Indépendances en 1960, ne tarde pas à s'envoler
trèS vite comme une fumée dans le vent. Les Noirs libérés du joug colonial, au lieu de retrou-
ver pour toujours la libre disposition d'eux-mêmes, ont été surpris et stupéfaits de consta-
ter que rien n'a changé et que tout se poursuit comme auparavant. L'ancien maître, le
colonisateur, bien entendu, sous des formes plus .subtiles, il est vrai, continue sa domination
polititlue, économitlue et culturelle sur l'Afrique. Les conditions de vie des masses ouvri~res
et rurales, loin de s'améliorer, ne cessent de se dégrader de jour en jour. Ainsi, au point de vue
du développement, le fossé entre l'Occident et l'Afrique ne cesse de s'agrandir, parce que
l'Afrique, dans cette période de dépendance, au lieu de suivre une voie progressive de déve-
loppement, suit, au contraire celle que certains spécialistes du Tiers-monde ont appelé à
juste titre, "le développement du sous-développement". La situation socio-politique a pris
une tournure dramatique. L'Afrique se retrouve, à une ou deux exceptions près, sous deux
formes de régimes : les régimes à Partis uniques et les régimes militaires, constituant généra-
lement aussi des Partis uniques. Les deux types de régimes ont en commum une composante:
la dictature.
L'ère des Indépendances s'est donc révélée celle des dictatures civiles et militaires. Les
masses ouvrières et paysannes sont partout baillonnées. Des dizaines de prisonniers croupis-
sent
dans les geôles. D'autres sont purement et simplement liquidés après d'horribles
tortures. L'impérialisme international - notamment français - est, en tout état de cause,
largement responsable de cette situation. Il encourage et appuie des minorités de militaires et
d'hommes politiques, à l'esprit étriqué, pour la mise en place de régimes néo-coloniaux
tyranniques. Une pareille situation lui permet d'assumer la pérennité de sa présence sur le sol
africain et donc de pouvoir continuer son exploitation des richesses et des masses populaires
africaines.

- 494 -
L'écrivain africain qui a combattu la colonisation avec vivacité et véhémence et qui
souhaite profondément, au fond de lui-même, voir les Africains se comportet en hommes
responsables de leur propre destin, peut-il fermer les yeUx Sur l'ignominie et leil scandales
des pouvoirs néo-eolonÎaux africains d'aujourd'hui ? 1/ est des circonstances où se taire,
.
.
c'est mentir, dit le célèbre poète espagnol UnanUmo. Le romancier africain risque de se
mentÎr à lui-même s'il s'obstine dans son silence. C'est pourquoi le nouveau tomancier a
lancé, comme pour ainsi dire, une bombe incendiaire sur l'Afrique des Indépendances. en
privilégiant certains personnages
qu'il fait
évoluer souS' nos yeux et par l'intermédiaire
desquels nous voyons l'homme africain en lutte avec lui-même et avec les problèmes de la
condition humaine. Ces personnages sont presque tous des types humains pris dans le monde
qu'ils veulent dominer ou qui, au contraire, s'obstine à les asservir. Etudions-les sous les
rubriques suivantes :
Le héros tragique, victime de la révolution.
Les maîtres du "nouveau monde",
Les opportunistes.
Les déclassés,
A -
Le héros tragique, victime de la révolution
Nous avons souligné, aU début de ce chapitre, que la littérature africaine, dans son
ensemble, n'est pas une littérature de la gaîté. Elle donne Une vision pessimiste du monde.
L'atmosphère générale du roman de l'Afrique indépendante est encore plus triste, et même
tragique, lorsqu'on en étudie les personnages et le sort que lui réserve l'écrivain. Ce pessimis-
me qui frise le désespoir semble naître de "horrible constatation que l'homme, quelles que
soient ses tentatives pour s'accomplir, quelle que soit la victoire qu'il croit détenir contre les
forces visibles et invisibles qui le compriment, débouche toujours sur une situation Înconfor-
table, souvent plus intolérable que la position initiale dont, par la volonté et "action il a
voulu s'affranchir. Aussi, pour peindre la situation de cet individu toujours à la recherche de
lui-même et qui n'arrive presque jamais à s'en sortir, le romancier africain choisit-il le héros
tragique qU'il place au centre de l'action, personnage qui assume toutes les souffrances de la
terre, qui nous invite à le voir et à nous voir, qui nous demande de le connaître et de noUs
reconnaître en lui.

- 495 -
Mais qui est ce héros trahi par l'homme et le destin, qui cherche vainement à convertir
le monde? !JuÎsqu'i1 est un personnage-type en qui s'accumUlent les caractères d'Uhe classe
sociale reconnaissable, il importe également de savoir quelle est cette classe qu'il représente,
l'attitude du' romancier vis-à-vis de cette classe et du héros lui-même en tant qu'individu.
Parce que le personnage principal du roman africain de ),Afrique indépendante est souvent
\\
un homme "multi-dimensionnel", vivant non seulement la vie du groupe auquel il
appartient, mais aussi, sa vie personnelle qui le distingue de chaque individU.
Parmi les personnages tragiques du nouveau roman africain, on remarque la présence du
héros qui veut changet le monde, l'humaniser, en quelque sorte, en le ramenant à la juste
proportion de l'homme. Ce sont Ibrahima Bakayoko, Tiémoko et Penda des Bouts de bois
de Dieu de Sembène Ousmane ; ils sont tous des militants ouvriers qui se lancent dans la
lutte pout épurer la société et détruire les forces qui aliènent l'homme ; c'est Houngbé du
Chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum ; ce sont Kossia et Tanou de Violent était le vent et
du Soleil noir point de Charles NOKAN. De tels personnages passent, les uns et les autres,
par la prison et même par la mort. Ils sont de véritables révolutionnaires, si l'on admet que :
"La révolution est une action collective (qui) implique la
participation des masses d'une population donnée... La
révolution court sur un cycle long, même si elle ne
comporte parfois que de brèves journées d'action : c'est
'f,
qu'elle se donne généralement pour but de changer radica-
lement
l'ordre
politique,
parfois
l'ordre
social et
'.>
'.
économique" (1J.
.
_ _ • • _ .
a - - a

• • • • • _ .
• • • • • • • • • • • • • _ • • • • _ .

a . _ .
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• • _ •
• • •
• • • • • • • • • • _
• • • • • • •
(1) - Pierre Miquel, La révolte, Paris - Montréal, Bordas, 1971, p.7.

- 496 -
Quelles soht, en effet, les raisons invoquées par les grévistes, par exemple, dans Let
Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane? Ils demandent le droit à la retraite, l'obtention
1
1
des allocations familiales,
l'augmentation de leurs salaires et la création
d'Un cadre
d'auxiliaires. C'est là tout un programme d'action. Ils souhaitent faire régner la Justice et
créer des conditions nouvelles dans lesquelles la dignité et le bonheur de l'homme he soient
plus sacrifiés. Intrépides, ils se lancent dans l'action avec Une volonté inébranlable et ne
baissent le bras que sous le poids écrasant du destin qu'ils ont voulu infléchir.
Le romancier africain mobilise toutes les ressoUrces de son talent pour imposer la
présence du héros tragique : il le situe au centre de l'action et dresse devant lui tout un
monde hostile qu'il doit vaincre, ou devant lequel il doit courber l'échine. Ainsi se crée entre
le héros et les forces qui l'oppriment, une situation conflictuelle dans laquelle il montre des
qualités d'homme d'action, mais au terme de laquelle il est toujours vaincu, non sans avoir
"'
vaillamment résisté à l'adversaire
: Houngbé du Chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum
tue Ahouna, assassin de sa soeur : il est déporté et meurt dans le bateau qui le ramène de son
long exÎI au pays natal. Il a, par son action, servi "d'exemple aux toujours invisibles pertu-
bateurs de Zoumin" (1 l, son village. Kossia est fusillé comme Un élément subversif du régime
de Kôtiboh : mais ce dernier aura compris que son peuple veut la fin de la dictature.
Bakayoko, Tiémoko et Penda des Bouts de bois de Dieu, représentent, quant à eux, la masse
des ouvriers exploités par les grandes entreprises ; ce sont eux qui accomplissent toUs les
."
travaux susceptibles de produire de quoi nourrir les autres, pendant qu'eux-mêmes meurent
.:[
de faim. A ces personnages, Sembène Ousmane ne montre qu'une seule voie vers la justice :
l'action. Cêux qui perdent leur .vie comme l'héroïne Penda et les autres, auront délivré les
vivants.
(1) - Olympe Bhêly-Quenum, Le chant du lac, op. cît., p. 21.

- 497 -
Si le romancier africain Mmoigne d'une grande sympathie pour ces héros tragiques,
c'est peLlt-ètre parce qu'il fait siennes leurs ambitions, leurs joies et leurs souffrances ; car
ces personnages sont, le plus souvent, chargés d'accomplir les rêves de l'écrivain lui-même.
Derrière les personnages de Bakayoko, Tiémoko et Penda, on reconnaft la présence de
Sembêne Ousmane luttant pour la justice ouvrière. On ne s'étonne donc pas que malgré leurs
échecs, ces personnages tragiques soient décrits dans le roman COmme des hommes "forts"
-
.
\\
qui ne craignent ni la prison ni la mort, et qui déclarent tout haut ce que les autres pensent
tout bas.
A côté de Ces héros tragiques victimes de la révolution, le romancier noir met égale~
ment en scène un autre type de héros tragiques représentant "aristocratie traditionnelle,
ruinée par les "Soleils des Indépendances". Ce sont des personnages qui, par la noblesse de
leur naissànce, ont dominé le passé et mis de leur coeur dans la lutte pour bâtir un avenir
qu'ils espèrent meilleUr. Leur tragédie, c'est qUe lorsque sonne l'avenir, ils se trouvent
déshérités, dépossédés. Le meilleur exemple de ces héros que nous fournit le roman est,
sans conteste, Fama Doumbouya des Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma.
Fama, nous dit Kourouma, est Un prince malinké :
"Né dans l'or, le manger, l'honneur et les femmes 1 Eduqué
pour préférer l'or à l'or, pour choisir le manger parmi d'au-
tres, et coucher sa favorite parmi cent épouses" (1J.
Dès que survient l'heure des mouvements anticoloniaux, Fama, prince illettré, se
débarrasse de toutes ses affaires personnelles, se plonge dans la lutte pour venger ce qu'il
appelle "cinquante ans de domination et une spoliation" (2). Mais Une fois la victoire acquise

contre la France, il se trouve dominé et spolié par l'élite nationale avec laquelle il a mené
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 10.
(2) - Ibidem, p.22.

- 498 -
la révolution. Son empire dissous, il n'a plus aUcUne aUtorit~ sUr le peuple qui avait ét~
sujet de ses pères ; il aUrait pu se contenter d'un poste de ministre, député, ambassadeur oU
même de "Secrétaire général d'une sous-section du Parti ou directeur d'une coopérative" (1),
mais pour ces postes, savoir lire et écrire est indispensable
:
tout ce qu'il peut acquérir
sous "Ies Soleils des Indépendances", c'est la carte d'identité nationale et celle du Parti
unique. Aussi son échec est-il complet, cette victime de la révolution.
Fama Doumbouya représente les chefs traditionnels déchus d'hier, qui ne possèdent hi
l'instruction nécessaire, ni les qualités susceptibles de prolonger leur règne sur l'Afrique
nouvelle. Toutes les tentatives de Fama pour rétablir son autorité, se sont soldées par Un
échec ; il deviendra rebelle et mourra à la suite d'une rébellion; Kourouma semble se moquer
de ce héros tragique dont le "monde s'effondre"
: marasme économique, avenir politique
complètement bouché, échec familial, car sa femme Salimata est stérile. Néanmoins, Fama
n'est pas de ceux qui baissent les bras en signe de désespoir. De la première à la dernière page
du roman, il lutte pour se faire valoir : il lance sans cesse des injures à l'adresse des autorités
des Indépendances, en les qualifiant de "bâtards de bâtardise", "fils de chiens" (2), signe à la
fois d'Un orgueil qui ne se laisse pas humilier et d'Une certaine violence réprimée qui ne peut
que trouver une issue à travers la parole. La plus grande tragédie d'Un tel personnage vient
d'une prise de conscience que le destin s'allie aux hommes contre lui. A travers la tragédie de
Fama, c'est la tragédie d'une Indépendance qui ne réhabilite pas "homme que nous décrit
le romancier.
Mais le héros tragique du roman africain, ce n'est pas seulement celui qui meurt en
essayant de faire la révolution QU celui qui, comme Fama, devient victime de la révolution
qu'il a aidée il réussir. Le roman africain tire aussi le héros tragique de la vie populaire ;
(1) - Ahmadou kourouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cit., p. 23.
(2) - Ibidem,
.23.

- 499 -
ici, c'est toujours un jeune paysan migrateur, en quête d'ascension sociale et du bonheur
dans un "ailleurs" flattulA,C'est le type de Magamou Seck, h~ros de Lii plaie de Malick FaU :
orphelin de père, il veut sortir de la bassesse de ses origines, en quittant son vil/age pol,lr
s'Înstaller dans la ville moderne de N'Dar (Dakar). Il échoue, non Seulement parce que les
autres lui ferment la porte du bonheur au nez, en refusant de l'accepter et de l'aider, mais
,
aussi et surtout, parce qUe sa mentalité villageoise l'empêche de s'adapter aux moeurs de la
ville moderne qu'est Dakar. Conscient de "impossibilité d'accéder au bonheur tant recherché,
et, découragé par Une existence dans laquelle selon lui, "l'adversité n'a eu pour lui ni tact ni
mesure" (1), assombri par le sentiment d'avoir "raté sa vie", il ne veut pas "rater" sa mort.
Pour terminer une vie si tragique, Magamou emprunte le moyen le plus tragique, c'est-à-
dire le suicide. La misère peut rendre l'homme fou : telle est la grande leçon de La plaie, et
tous les efforts de Malick Fall, dans son récit, visent à démontrer cette vérité à travers le
personnage principal qu'il a conçu comme un fou, mais "un fou raisonnable", comme nous
l'apprend Un autre personnage du roman, Cheikh Sar, l'interprète du docteur Bernady qui
prétend soigner Magamou. Tout au long de l'ouvrage, on voit le héros tragique philosopher
sur l'impossibilité de l'amour et de l'amitié, sur la solitude de "homme abandonné par le
destin, sur le non-sens de la vie. Magamou se révèle comme un philosophe pessimiste.
'9."
Mais, en fait, ce héros qui s'exile pour s'accomplir et qui se rend progressivement
compte que. sa vie n'est qu'un chapelet de malheurs, qui est-il 7 Il est un personnage très
actuel de l'Afrique moderne, en pleine évolution vers l'économie industrielle, grâce à sa
(1) - Malick Fall, La plaie, op. cit., p.179.
• 1

- 500 -
rencontre avec l'Occident. Il est le "paysan migrateur râté'i (1) ou ce que Robert Pageard
appelle ~
"Le . petit chapardeur du marché, l'éternel àpprenti
chauffeur, le réparateur de bicyclett,es, le jeune cultiva-
teur qui s'expatrie vers les plantations lointaines, le petit
"tablier" (marchand sur table), l'ancien élève du cours
moyen,
voire de la classe de quatrième, qui cherche
partout fortune" (2).
Ce qui est tragique, c'est qUe ce personnage est presque toujours coupé de son but, et
lorsqu'il prend conscience de "inutilité de ses efforts, ou bien il sombre dans le désespoir,
oU bien il recourt à des actes criminels pour marquer une victoire, ne fut-ce que mentale,
contre le monde qui le conspue.
(1) - Robert Pagea rd voit en ce personnage, une sorte de "picaro africain", même s'il s'iden-
tifie mal avec le picaro espagnol ou le héros du toman picaresque français. Il y a, en
effet, oh he sait quoi de curiosité, de fantaisie et de plaisir dans le risque qui poussent
le picaro vers "aventure et que l'on cherchera en vain à trouver dans l'aventure du
jeune paysan hoit dont l'unique but est la recherche de la fortUne. Nous préférons
appeler
ce héros 'tragique le "paysan migrateur râté" puisque cette expression a le
double avantage de donnet non seulement la notion du déplacement, mais aussi et
surtout celle de la recherche motivée de la sécurité que l'on h'a pas dans son entourage.
(2) - Robert Pagea rd, Littérature hégro-africaine, op. cit., p. 88.

- 501 -
Il convient de temarquer qu'au-delà de la catastrophe de ces h~ros qui finissent dans
la fuite oU la mort, c'est la sociét~ africaine contemporaine elle__m~me dont Ils sont issus
qUe les romanciers des Indépendances entendent condamner. Celle-ci ne peut qu'échouer
dans la décadence, à cause de l'échec final de ceux-là mêmes qui l'ont animée. Et c'est là,
croyons--noUs, toute la signification politique des oeuvres romanesqUes de l'Afrique
indépendante.
B-
AUtres personnages nouveaux
C'est aU travers du destin du héros tragique que le tomancier de l'Afrique indépen-
dante peint là vie de l'Afrique décolonisée. Mais il fait apparaftre aussi d'autres personnages,
tous africains, qui reflètent, chacun à sa manière, la condition humaine du nouvel homme
noir. Parmi ces nouveaux personnages, on peut en distinguer trois catégories :
Les maîtres du "nouveau monde".
Les opportunistes.
Les déclassés.
1 - Les ma ftres du "noUveau monde"
Ce sont ceUx qui veulent dominer "histoire. Ils sont ambitieux, trop ambitieux,
puisqu'ils rêvent d'organiser l'histoire afin de devenir les maftres incontestés des hommes.
Pour se mettre en vue, ils prennent appui sur le peuple qu'ils méprisent, Une fois la victoire
acquise. Tous les moyens leUr sont bons pour perpétuer leLir tègne : la ruse, la malhonnêteté,
la peur, la menace, l'assassinat, l'incendie, la déportation, la prison, des complots fictifs
ourdis contre leurs personnes et sévèrement réprimés. Ce sont des dictateurs orgueil/eux

- 502 -
pour qui la vie de l'homme n'a aUcune importance
il~ savent tendre des pi~ges aux autres,
mais font tout poUr déjouer le plan de l'adversaire ~
-
C'est Kôtiboh de Violent était le vent de Charles NOKAN ; il libère son peuple de
la servitude ~tràrigère pour le soumettre à sa propre tyrannie ; il ~touffe le Parti clandestin
de la jeunesse révoltée, fait fusiller certains de ses dirigeants, en met d'autres en prison, pour
ne les relâcher, dans la suite, que pour apaiser la colère de son peuple..
-
C'est aussi le "Président unique" dans Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou
Kourouma et le Président du Parti (R. D. A.I dans DramousS de Camara Laye qui, sous la
bannil!re du Parti unique, tiennent un peuple terrorisé sous leur domination.
-
Peut-être Sai'f, le héros du Devoir de violence de Yambo Ouologuem, est-il le
meilleur exemple de ces personnages qui veulent, en actes comme en paroles, être les maîtres
du monde. Saïf pèse de tout son poids sur l'Ëmpire Nakem ; lorsqu'il gronde, tout le monde
tremble. Avec Une intelligence rare, Saïf impose progressivement sa personnalité, au rythme
des actes criminels hurlants. Il n'y a que sa lIie et son bonheur personnel qui importent. Roi
des rois, Saïf veut être immortel, et pour parvenir à ce but, il n'y li qu'un moyen ~ la
violence. Sous son règne l'enfant naît dans la violence, grandit dans la violence, et meurt
dans la violence. Il se ser;t des notables, des esclaves, des tueurs à gages, des vipères aspics,
du feu, du fer, pour supprimer tous ceux qui pourraient menacer son autorité, mais après les
crimes, il réussit toujours à rejeter la responsabilité de ces vioienceS sur les autres. Tout le
monde le craint, et lui aussi a peur de tout le monde, d'où le. recours à l'assassinat de ceux qui
lui servent d'instruments pour tuer ses adversaires les plus redoutés. Comme le dit si bien le
romancier, Saïf est Un "grand ioueur". A compter les vies qui ont péri sous le règne de Sart,
on dirait que le personnage et la violence font corps.

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Mais Sa ïf, ce personnage barbare, cet homme de mensonge pout qui tous les moyens
sont bons pour tenir les hommes enchaînés, est de notre temps, même 51 sa violence qUe
nous décrit Yambo Ouologuem date de 1202 (1).
Il en ressort que Sai'f, Kôtiboh et tous les "Présidents uniques" que le roman africain
actuel fait défilet sous les yeux du lecteur, ne sont pas seulement des individus qui vivent
Une vie autonome, mais aussi des types humains qui représentent la classe dirigeante de
l'Afrique indépendante, dont le comportement prête à de violentes satires politiques, telles
que l'on en trouve dans les oeuvres d'Un Yambo Ouologuem, d'un Ahmadou Kourouma oU
d'un Charles NOKAN. Puisqu'ils sont violents, les romanciers les présentent de façon
caricaturale : le "Gaillard" qui dirige le Parti unique (le R.b . A.) dans Dramou$s, est Un
individu qui "coupe" la langue et les pieds aux gens et leur dit de parler et de marcher (2):
Kàtiboh est Un politicien instable qui se sépare de la gauche pour s'allier à la droite, un
dictateur qui, malgré sa tyrannie, dit aux étudiants tévoltéscontre lui :
"J'ài choisi l'Occident parce que son système politique
n'étouffe pas l'individu. J'ai horreur du Communisme,
du totalitarisme qui est un nouvel esclavage" (3).
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p.207.
(2) - Camarll Laye, bramollsS,' op. cit., p. 207.
(3) - Charles Nokan, Violent ~tait le vent, op. cit., p. 108.

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Saïf est Un vulgaire assassin et Un hypocrite éhonté .
"Qui peut dire combien de vies Sai! extermina? Apres
l'autodafé
d'El
Hadj
Ali
Gakord
et
la
mort
"accidentelle"
du
Gouverneur,
de
sa femme,
de
l'Administrateur, de son épouse et de sa fille, Sai, vint,
accompagné de la cohorte des dignitaires, déplorer devant
les autorités coloniales ces décédés, regretter leur incurie,
se lamenter enfin au spectacle des incendies où avaient
été calcinées six cent cinquante trois bibles" fT J.
Ces personnages constituent des boucs émissaires de tous les houveaUx romanciers
africains Qui veulent exprimer leurs déceptions devant Une ~ndépendance Qui leur paraît
plus nominale Que réelle. Plus par dessein Que par hasard, ces personnages son tous des chefs
d'Etat de sociétés fictives situées dans l'Afrique des"Soleils des Indépendances", sociétés
Qui ne manquent pas totalement de ressembler aux sociétés africaines actuelles aU seÎn
desquelles nous vivons.
2 -
Les opportunistes
A côté des maîtres du "nouveau monde", le roman de l'Afrique indépendante met
également en scène des personnages secondaÎres Qui servent de moyens pour l'ascension
des plus forts. Leur richesse psychologique n'est pas très poussée ; ils exécutent les ordres
de leurs maîtres avec Un automatisme presque machinal. Tant Qu'ils chantent la gloire de
celui Qui les manÎpule comme les pièces d'un jeu d'échecs, tout va bien. Il n'ont pas de
scrupules pour les actes Qu'ils posent. C'est le type de Sankolo et de Bourémi, farouches
défenseurs de Sait, Qui, pans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, tuent, brûlent
et jettent tous ceux Qui ont le malheur d'être soupçonnés par leur maître; c'est aussi Tanor
Ngoné Diob, cet ancîen combllttant Qui, poussé par son oncle Médioune biob, tue son propre
père et laisse ainsi le trône paternel à Médioune QuÎ ne cherche Que cette occasion pour
évincer le roi dans véhi-eiosane de Sembène Ousmane ; ce sont encore dans Les Soleils
des Indépendances :
-----._----------_...- ..----_ ....-------.........._----_._-_....------------------------...__._------..- ...._._------_.._--_ ...._-
(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 60-61.

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"Le Secrétaire général et le directeur d'une coopérative
(qui), tant qu'ils savent dire les louanges du Président, du
chef unique et de son Parti, le Parti unique, peuvent bien
engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul oeil
ose ciller dans toute l'A frique" fT J.
Mais, dès qu'ils se ressaisissent et osent manifester leur indépendance vis-à-vi$ du
chef, celui-ci les écarte de son chemin. Ce sont tous des lâches ; ces opportunistes apparais-
sent comme des ennemis du progrès et du peuple. Aussi sont-ils toujours ridiculisés par
les auteUrs.
3 -
Les déclassés
Il Y a aussÎ la foule anonyme, composée de personnages qUÎ vivent au jour le jour, qui
n'ont d'autre souci que celui des besoins alimentaires. Le romancier noir les campe dans son
oeuvre pour diverses raisons :
-
Chez Sembène Ousmane, ce sont les faux mendiants, les malades et les chômeurS
éternels qui rôdent dans les marchés et les places publiques, tendant les mains aux autres et
commettant des larcins, lorsque la faim leur tenaille l'estomac.. Leur présence constitue, dans
Le mandat, un contraste avec ceux qui sont scandaleusement riches. Ainsi, la foule apparaît
dans l'oeuvre de Sembène Ousmane, non seulement comme une partie du décor qui donne
un relief aux personnages principaux, mais aussi, comme un tableau qui offre au romancier
et au lecteur matière à réflexion.
-
C'est aussi cette foule électorale du Chant du lac d'Olympe Bhêly-ouenum, faite·
d'hommes de peLi qui ne comprennent rien à la démocratie, mais qui parcourent la campagne,
chantant à tUe-tête, les noms de leurs candidats préféres, simplement pour mériter un
demi-verre de bière.
(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleîls des Indépendances, op. cit., p.23.

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C'est encore cette foule de marchandes dans La plaie qui donne à Malick Fall,
l'occasion de décrire les contradictions de l'âme simple.
-
Mais c'est René Philombe qui propose l'une des meilleures descriptions des gens
que représente la foule, quand il laisse parler un petit ouvrier journalier dans Sola, ma chérie :
"L'alcool donne de la chaleur au biceps et fait venir à
bout d'une tiJche ardue. L'alcool, soutient une veuve,
allège le poids du deuil. Sans alcool, affirme l'homme de la
rue, le genre humain serait englouti dans un hivernage
permanent, le soleil paraitrait noir, les fleurs toutes grises
et l'existence terrestre toute morose" (1J.
Tous
ces
personnages appartiennent à la masse anonyme et souffrante sous les
"Soleils des Indépendances". Ils veulent être des hommes pareils aux autres ; mais le destin
les a acculés à un point tel qu'ils ne voient plus la vie que comme une recherche désespérée
du pain- de chaque jour. D'où l'amour de "alcool pour remonter la force morale affaiblie.
A la société noire, unie dans la résistance, fût-elle passive, à la colonisation que
décrivaient les romans d'avant 1960, les ouvrages postérieurs substituent une société divisée,
où le luxe d'une minorité contraste avec la misère du plus grand nombre. A l'évidente néces-
sité de la lutte anticoloniale succède "incertitude quant aux voies à suivre pour triompher
de la paùvreté et de l'injustice.
(1) - René Philombe, Solli, ma chérie, op. cit., p. 72.

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