.1
1
MASQUES,

POUVOIR ET
IDEOLOGiE
.1
\\1
1
-1

II
UNIV'l!:RSITE DE PARIS l
PANTHEON-SORBONNE
NOVEMBRE I9t:J2
!4ASQUES, POUVOIR ET IDEOLOGIE
PHILOSOPHIE:
Thèse pour le
Doctorat
OPTION: Philosophie de
Troisième Cycle
la culture
ès Lettres et Sciences Humaines
PRESENTEE PAR
KOUAME KONAB Bel\\o!t
Sous la direction de
Olivier REVAULT DIALU>NHES
Professeur titulaire' à Paris l

I I i
SOMMAIRE
PREMIERE PARTIE
• Introduction
................................................. l
DEUXIEME PAR:rIE
Ch.
l
• Les présupposés idéologiques du discours scientifique ••
19
en. Il
• L'Aufklarung
et le pouvoir :
éclairer et/ou éblouir l'Afrique?
................... 41
Ch.
III • Les ethnologues débaryuent
........................... 47
TROISIEMB PA!<'rI,t;
Ch.
l
• Les masques africains :
le contexte et l'enjeu du second visage
.............. 57
Ch.
II
Les masques africains
appa rei ls de pouvoi r
•••••••••••••••••••••••••••••••••
Ch.
III • ~ mise en scène
..................................... 73
Ch.
IV
• .Le "'ûando" 1 les femmes entrent en scène quand elles
se déshabillent
•• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
8U
Ch.
V
• L'initiation,
ressource d'éternel retour
............. 85
Ch.
VI
• .Le glas des "glas"
................................... 95
QUATRIEME PARTIE 1 La technocratie et ses masques
.............. lUl
Ch.
l
• La civilisation des images et/ou la mort des sens
.... lü~
Ch.
11
• ~'Ecole : l'esclave doit parler la langue du maître ••• 1~4

v
A mes parents, mes petits frères et soeurs,
AD. DIENABOU,
A K. BROU Mathieu:
l·affection et l'amour persuadent sans doute
d'avoir figure d'espoir'.

1.
INTRODUCTION
"L'homme est la seule créature
qui refuse d'être ce qU'e11~ est"
CAMUS
L'homme révolté
Toute interrogation naîve, dans sa définition réaliste
et immédiate des phénomènes naturels ou surnaturels, les
désigne simplement tels qu'ils apparaissent. Même la
science, dans son impératif besoin d'achèvement ou son or- .
guei11euse prétention à l'unité de l'Etre, est marquée en
son débu~ par les traces du monde des sensibilités et des
immédiatetés. Quelle que soit la "profondeur" de la vérité
scientifique, elle ne se saisit comme telle quvà travers son
information fragmentaire et fragmentée, c'est-à-dire dans
son état ou mouvement d'apparaître sous une forme ou une
autre •. Ceci nous permet de comprendre pourquoi déjà chez
Platon, la profondeur philosophique est ascensionnelle
En
effet, on n'aurait jamais aperçu cette "profondeur" si elle
n'avait pas été élevée assez haut - ce sera jusqU'à la di-
vine hauteur des Idées - pour être rendue "visible". En
s'élevant, elle devient "accessible", elle "brille" de
·toute sa-l'splendeur", elle est ; mais l'idéalité de son être
se confond avec son apparaître (qui n'es~ ici, qU'une repré~
sentation imaginaire).

2.
Le paraître et l'être sont donc indissociables; et
dans la nécessité de leur dépendance le paraître est à
l'être ce que la surface est à la profondeur. De cette façon.
l'homme de science. ou le philosophe. en voulant se rendre
maître de l'instinct de connaissance contrôlé par la profon-
. deur et la rigueur de la formulation catégorique du principe
des concepts, n'échappe pas aux rets du jeu des superficia-
lités du donné immédiat et fluctuant.
C'est alors que, d'un
rire symptomatique, le philosophe au marteau peut affirmer
"Nous n'avons aucune catégorie qui nous permettrait de sé-
parer un "monde en soi" d'un monde en tant que phénomène.
Toutes nos catégories de la raison sont d'origine sensualiste:
décalquées d'après le monde empirique."
(1)
Quel que soit le point de vue duquel nous nous plaçons,
nous n'appréhendons toujours que l'apparence réelle ou ima-
ginaire d'une unité 1 unité capricieuse qui ne se donne tou-
jours que dans l'éclat d'une totalité fragmentaire:
i l n'y
a pas. d'apparence qui prenne forme de figure vraie une bonne
fois pour toutes, mais des mises possédant un réseau infini
de perspectives. La pluralité perspectiviste fait éclater
l'unité de l'apparence dans un apparaître dispersé et morcelé.
Les architectes et les spécialistes --dessinateurs nous l'ex-
pliqueraient avec bien plus de talent et avec des arguments
(1) NIETZSCHE (Friedrich)
.- Fragments Posthumes, Automne 1887·
Mars 1888. Textes et variantes établis par
G. Colli et M. Montinari. Traduits de l'allemand
par P. Klossowski (Paris, Gallimard, 1976, p. 60).

3 •
plus convainquants :
le même objet peut être vue de face,
de profil, de côté, de dessus, etc .•. , une nouvelle perspec-
tive correspondant à une nouvelle apparence,
à un nouvel ob-
jet qui ne saurait se définir comme le corréla~ d'une syn-
thèse achevée:
"Nous avons l'expérience d'un monde, non pas
au sens d'un système de relations qui déterminent entiè-.
rement chaque évènement, mais au sens d'une totalité ouverte
dont la synthèse ne peut pas être achevée"
(1). Sous l'appa-
rence,
la perception est parcellaire parce que partielle, et
partielle parce que partiale. La pluralité perspectiviste
appliquée comme principe de connaissance (en vertu de quel
Principe n'y aurait-il qU'un seul Principe de connaissance?),
la série des alternatives dépasse les deux valeurs initiales:
vrai-faux (gagner-perdre)
; au jeu de l'apparence,
jeu de fi-
gures et de transfigurations, on peut faire coup nul.
Devant la multidiversité des perspectives qui fragmen-
tent nos perceptions successives et bafouent,
par consé-
quent,
la bivalence de la logique (Vrai/Faux) en répudiant
les vieux couples d'opposés sur lesquels s'est édifiée notre
longue aliénation culturelle : Bien/Mal, Bon/Méchant,
Beau/
Laid.
la prétention à l'unité de l'Etre et à la Vérité, d'où
qu'elle se manifeste, doit être nécessairement soumise à la
question;
car "on n'a jamais combattu la vérité que lorsqu'on
se promettait des avantages de la victoire,
par exemple de
(1) MERLEAU-PONTY (Maurice)
.- Phénoménologie de la perception
(Paris,
Gallimard, 1945, p.
254).

1
4 .
s'affirmer des puissances régnantes.
La méthode de la vé-
rité n'a pas été inventée pour des motifs de vérité, mais
par des mobiles de puissance, de domination"
(1). En réalité,
l ' "essence" de la vérité est d'être devenue apparence
c'est pourquoi la réalité est polyvalente, polysémique et
que tout est perspective.
La communication ne s'établit plus
à travers un message qui renvoie à un signifié (fixe), elle
figure dans un signifiant qui ne parle que selon l'interpré-
tation que lui accorde le destinataire. Le sens n'est plus
d'emblée un concept discursif, mais i l est un évènement for-
tuit,
jailli de l'informel. Comme le dit Deleuze:
le vide
est le dieu du sens, "le point aléatoire toujours déplacé
d'où jaillit l'évènement comme sens" (2). L'ontologie ou
l'idéalisme est une fable.
La connaissance s'élabore au sein
de la vie, de la vie comme création de formes réelles et pal-
pables.
Une telle connaissance, véritable "phénoménologie
de la perception",
privilégie et donne sa préférence à l'ins-
tinct artistique ou apollinien. Il ne s'agit pas de construir
une harmonie par réduction et identification de l'autre au
même, mais i l S'agit de décrire, de peindre.
La succession
(1) NIETZSCHE (Friedrich) .- La Volonté de Puissance, trad.
Bianquis (Paris, Gallimard, 1947-48,
paragr.19(
pp. 95-96).
(2) DELEUZE (Gilles)
.- La logique du sens (Paris, Minuit,
1969, p.
131).

5.
des phénomènes qui semble résulter d'un lien causal est un
mirage.
une analogie plus qU'une nécessité. Et c'est par le
rêve comme agent et source de création esthétique que la
connaissance joue son rôle de maintien à la vie : "c'est en
rêve, d'après Lucrèce, que les formes magnifiques des dieux
se sont d'abord présentées à l'âme des hommes"
(l).
En fait,
la grandeur de la fameuse civilisation hellénique repose sur
une judicieuse exploitation du pouvoir plastique du rêve :
Apollon, le dieu du rêve, symbole de l'apparence de beauté,
divinise toutes les forces plastiques z "lui qui est d'après
la racine· de son nom le "Brillant.. ,
le dieu de lumière, gou-
verne aussi la lueur belle du monde intérieur, de l'imagina-
tion. La vérité supérieure, la perfection de ces états de
rêve comparés à la réalité diurne qui n'est intelligible que
par fragments,
le sens profond que nous avons de l'action
salutaire et secourable de la nature dans le sommeil et dans
le rêve.
sont l'analogue et le symbole de la faculté prophé-
tique et, en général, de tous les arts qui font la vie pos-
sible et digne d'être vécue"
(2). Apollon symbolise, en pre-
mière et dernière instance, la vue ;
(l'apparence est un ef-
fet de vision:
jeu de miroir). L'oeil devient alors l'élé-
ment "métaphysique" par excellence, dans la juste mesure où
i l consomme sans consumer l'objet de son savoir.
(l) NIETZSCHE (Friedrich)
.- La Naissance de la Tragédie
(Paris, Gallimard, 1949, p.
22).
(2) NIETZSCHE (Friedrich)
.- Ibidem., p.
24.

6.
Mais la définition de la connaissance comme rêve, c'est-
à-dire création esthétique, renvoie au problème concret de
la finalité des représentations esthétiques :
la vision es-
thétique est-elle nécessaire à quoi et pour quoi- 1 Y aurait-
i l une éthique de l'esthétique qui détermine l'homme, aussi
nécessairement qU'il doit mourir,
à être bon ou mauvais ar-
tiste,
c'est-à-dire à (se) représenter les êtres et les cho-
ses sous une apparence de beauté 1 La question d'une signi-
fication psychologique de la nécessité de la parure esthéti-
que renvoie,
à son tour,
à la question de la manifestation
de l'éclat ou de l'état originel de la vie: quelle est la
figure du noyau de l'être, derrière la belle parure esthéti-
que 1 Nous renvoyons à la pratique de l'expérience de la vie
quotidienne comme lieu d'illustration d'une réponse possible
l'expérience de la vie, de notre vie ne s'assume quotidien-
nement qU'à travers un véritable enfantement dans la douleur.
La vie, dans sa nudité crue, est cruelle et horrible ; et
chacun de ceux qui se donnent la peine de vivre vraiment,
ou de ceux qui sont victimes de la barbarie humaine, vit
l'expérience de la vie quotidienne et sa terrible importu~
nité.
Dans son éclat originel, la vie est marquée en son dé-
but par l'absence de repère, elle est livrée aux caprices
d'un monde errant (planétaire:
planète vient de planus :
errant), oscillant entre les multiples pôles de la douleur
et de la contradiction, de la terreur et de l'horreur primi-
tives sur lesquelles viennent se greffer la barbarie,
la

7 .
violence et la domination civilisatrice. D'ailleurs, c'est
la raison pour laquelle "l'ontologie philosophique est iné-
vitablement idéologique parce qu'elle tente d'obscurcir la
séparation entre l'homme et la nature et de maint~nir une
harmonie théorique qui est démentie de tous côtés par les
cris des misérables et des déshérités"
(1). Et,
pour emprun-
ter une autre divinité à la mythologie grecque, Dionysos
symbolise la nature de cette douleur et cette contradiction
originelles.
L' "unité" originelle, c'est l'affreuse et hor-
rible image du chaos primordial dont le sens réside dans la
confusion et le paradoxe de l'un qui est à la fois multiple:
Dionysos, enfant terrible, deux fois né, mis en pièces par
les Titans et vénéré en cet état sous le nom de Zagreus,
divinise cette unité morcelée et démembrée. A l'origine,
l'unité est pluralité.
En vénérant Apollon comme masque de Dionysos,
l'instinct
esthétique crée la tragédie qui rend la vie possible d'être
vécue: "l'instinct esthétique tisse les broderies de la bel-
.le apparence, médiateur indispensable qui rend la vie digne
et possible d'être vécue. Le rêve ou l'imagination est néces-
saire à la vie et fonctionne, en tant que tel, comme la mé-
taphore signifiante de l'être.
Et l'artiste,
(le divin menteur
(1) HORKHEIMER (Max)
.- Eclipse de la Raison (Paris, Payot,
1974, p.
188), traduit de l'américain par
Jacques Debouzy.
Suivi de :
.- Raison et conservation de soi, tra-
duit de l'allemand par Jacques Laizé.

8.
du monde) oeuvre à recouvrir et à cacher l'horrible image
du noyau de l'être par le moyen d'une visible illusion. Mais,
ici,
l'illusion est la grande et joyeuse vérité de la vie:
"le Grec connaissait et éprouvait les terreurs.et les hor-
reurs de l'existence
i l n'aurait pu vivre s ' i l n'avait in-
terposé entre ce monde et lui cette éblouissante création de
"rêve, le monde olympien"
(1)
; et toutes les cultures pos-
sèdent chacune leur monde olympien. Le nu ou la vérité crue
est insupportable; dans son immédiateté elle n'exprime
l'effet d'aucun code.
Elle présente une façade, dont le vide
est d'une indifférence terrifiante par ce qu'elle est possi-
bilité de tous les sens et de tous les non-sens à la fois
;
elle ne commence à reflèter une réalité humaine qu'à partir
du moment où l'artiste vient y projeter les ombres qui l'en-
codent sous la figure d'un tableau ou d'une mélodie et lui
assigne, ainsi, un sens dans le logos d'un langage pictural,
sculptural ou musical qui S'exprime par la sémiotique des
apparences: l'oeuvre d'art.
GrSce à l'instinct esthétique
et à la figure de l'artiste l'être nous apparaît dans le
monde.
Par rapport au jeu de l'apparence et de la réalité,
l'art a un pouvoir d'amplification qui lui confère un logos
particulier ; i l fonctionne COmme un miroir grossissant.
Il
nous fournit la clé de l'interprétation de l'être et, ainsi,
nous convainc et nous persuade de continuer à vivre :
(1) NIETZSCHE (Friedrich)
. - La Naissance de la Tragédie
(op.
cit., p.
33).

9.
"l'instinct qui a créé l'art, complément et accomplissement
de l'existence, destiné à nous persuader de continuer à vi-
vre, c'est le même instinct qui a donné naissance au monde
olympien où la "volonté" hellénique s'aperçoit transfigurée
comme en un miroir"
(1). La victoire de l'illusion esthéti-
que assure et garantit toutes les activités humaines signi-
fiantes.
L'art est le point d'impact de deux mondes distincts
par la connaissance, i l est "présentification" ou apparence
d'une réalité qui nous échappe: "le but vrai est masqué par
une image illusoire J c'est vers l'image que nous tendons
les bras, et la nature se sert de notre illusion pour parve-
nir à ses fins"
(2).
Par rapport à la distinction classique de l'Etre et du
Paraître,
l'esthétique se trouve privilégiée en tant qU'elle
est une représentation figurative,
sensible et intuitive de
l'idée,
c'est-à-dire en tant qu'elle va à l'encontre du ca-
ractère abstrait de la philosophie. Le combat des puissances
à travers l'art tragique constitue l'avant-garde du combat
que se,livreront l'Etre et le devenir à un niveau "ontologi-
que".
Les philosophes de la pensée tragique maintiennent
l'illusion (comme création esthétique) nécessaire, en cela,
(1) NIETZSCHE (Friedrich)
.- La Naissance de la Tragédie
(op.
cit., p.
33).
(2) NIETZSCHE (Friedrich)
.- Ibidem,
p.
35.

10.
ils s'opposent aux philosophes de la connaissance désespérée
qui rejettent ou feignent rejeter les nombreux voiles de
Mâyâ. A la réduction rationnelle opérée par le concept~ ~ins-
tinct esthétique substitue la métaphore magique de l'art~
poétique ou musical par exemple.
A partir de cette transparence du phénomène artistique~
nous découvrons des homologies de structure entre des phéno-
mènes différents~ et une pluralité de plans assemblés selon
leur analogie , métaphysique, morale~ religion~ science sont
des formes mensongères (mais différentes de l'illusion esthé-
tique car),
toutes issues de la volonté d'exploitation et de
domination.
Leur prétention à l'unité de l'Etre n'est qU'un
masque derrière lequel se profilent les fantasmes de leurs
agents~ personnages répertoriés à l'ombre des pouvoirs, et
\\\\,Af~1 '11.
qui ne poursuivent d'autres fins qu'
u
tiques,
soutenues par l'instinct
C;'
même à postuler l'unité représente
; e consoli-
~J)
der la prétention de l'esprit à la
c-,tlé:> ta 1 e ,
même
. " ; ,
lorsque cette unité se présente au nom du contraire absolu
de l'esprit~ la nature: car rien n'est censé demeurer en
dehors de ce concept global"
(1).
L'absolu de la vérité est
dénoncé comme un type opératoire de déchiffrement idéologi-
que qui manipule un contexte transcendant pour servir ses
propres fins:
"l'idéalisme voilait les conflits de base de
(1) HORKHEIMER (Max)
- Eclipse de la raison (op.
cit"
p.176).

11.
la société derrière l'harmonie de ses constructions concep-
tuelles et, sous toutes ses formes,
favorisait le mensonge
qui élève l'existant au rang de la divinité en lui attri-
buant un "sens" qU'il a perdu dans un monde d.'antagonismes"(l).
L'homme théorique cherche malicieusement une continuité au-
delà de la discontinuité réelle, mais la continuité ne si-
gnifie-t-elle pas le recours au mensonge et à l'hypocrisie,
c'est-à-dire au masque:
instrument de dissimulation qui par-
ticipe, en l'assumant, de sa volonté de tromper pour mieux
dominer.
Dans chacune de ses productions, l'homme théorique
avance toujours masqué: Socrate avait besoin de ce qu'il
appelait son "démon" comme son masque nécessaire pour con-
fondre les autres sophistes
j
lui,
le supersophiste. Le fa-
meux
larvatus prodeo
cartésien fonctionnerait alors comme
le principe de tout discours à prétention totalisatrice et
totalitariste.
Et si "je m'avance toujours masqué",
le pro-
blème n'est-il pas de savoir percer les masques afin de voir
qui se masque, ou qU'est-ce qU'on masque, et dans quels buts
conserve-t-on un ou plusieurs masques en les remodelant ?
Le choix d'un sujet de recherches commence lui-même par
la recherche d'un choix qui vise à déterminer et à orienter
l'éventuel sujet dans une spécificité.
Or cette spécificité
(1) HORKHEIMER (Max)
.- Eclipse de la raison (op.
cit., p. 176).

12.
ne peut devenir manifeste que dans la progression du sujet
vers une réalisation effective, c'est-à-dire justement sa
spécification.
D'où, c'est toujours une aventure que de vou-
loir commencer par définir le ou les termes centraux d'une
thèse que l'on se propose de soutenir, c'est-à-dire, que
l'on se propose de présenter comme une oeuvre qui ne prend
sa forme que dans un mouvement d'inachèvement,
inachèvement
involontaire dans le cours d'une pensée toujours dialectisa-
ble. Cependant l'urgence du besoin -
le masque est une no-
tion ambiguë,
et la formulation de notre sujet, sous l'ap-
pelation d'une simple trilogie: masques- pouvoir-idéologie,
peut prêter à de nombreuses équivoques - nous oblige à ten-
ter l'expérience de cette aventure, dans le sens de la pré-
cision d'une hypothèse de travail et aussi,
par conséquent,
de la présentation du schéma structurel du mouvement de pro-
gression de nos recherches. Ainsi,
les deux premières défi-
nitions du masque que nous rappelons (nous réservons la dé-
finition du masque au sens africain du terme pour plus tard)
nous serviront à dégager une première formulation de notre
hypothèse
* On se souvient qU'au sens ordinaire, le masque dési-
gne ce faux visage de carton, de bois, de cuivre, de métal,
de bronze, d'or, de tout ce qU'on voudra, dont on se couvre
la figure,
ou toute la tête pour se déguiser
comme exemple,
on peut citer toute la série des masques qui s'échelonnent
depuis celui ou ceux de carnaval jusqu'à celui de chirurgie
en passant par celui d'escrime.
Le masque est alors utilisé

13.
dans ce contexte comme moyen de protection.
Dans le cas par-
ticulier du carnaval, son rôle devient plus ou moins ambigu:
i l fonctionne comme un instrument de "ré jouissance" réglée (1).
)( A coté de cette signification ordinaire, du' masque
(nous verrons avec la définition du masque africain que cel-
le-ci est de type occidental), i l convient de distinguer un
autre sens qU'on pourrait appeler phénoménologique, et selon
lequel le masque est toujours le masque de quelque chose ;
même si ce quelque chose est le "vide", le "rien" ou l ' "ab-
sence"
; tant i l est vrai que même le rien ou l'absence est
encore quelq~e chose. Dans ce cas là, le masque désigne une
fausse représentation qui cache sous une fausse apparence la
présence ou l'absence -
le plus souvent ce sera l'absence -
de la chose qU'il dissimule.
Mais ici, le faux veut et s'ap-
proprie le rôle du vrai - semblable; aussi,
l'élément formel
qui marque la spécificité de cette distinction réside dans
la volonté de tromper; on joue alors au jeu du "comme si",
on simulè, on feint dans l'habile intention de feinter. Amsi,
tartufferie, mensonge, mystification, supercherie, double,
(1) On a toujours été porté à croire que le carnaval,
comme
lieu et temps de réjouissance populaire, s'insurge con-
tre l'ordre social au profit d'une inversion subversive.
En réalité, i l n'en est rien;
le carnaval ne saurait
et ne pourait être une manifestation révolutionnaire.con-
tre un ordre, qui est lui même sa force d'institution-
nalisation et d'organisation effective. Car le carnaval,
comme fête institutionnalisée et réglée, est un effet
de la culture dominatrice qui ne laisse rien échapper à
son effort de totalisation.
Il serait donc plus juste de
définir le "ballet carnavalesque" comme une simple sou-
pape de sécurité.

14 •
voile, simulacre, rideau,
costume (et même la nudité), etc . . . ,
constituent autant de masques derrière lesquels on dissimule
sa volonté de tromper pour mieux plaire dans le but de mieux
s'imposer.
Comme le dit Camus dans L'homme révolté,
"l'homme est
la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est".
Il quit-
te sans cesse l'axe d'une phénoménologie naturelle au profit
d'une phénoménologie de la simulation, du faux-semblant.
Le
masque réalise le désir (ou nécessité 7) qu'il se donne de
se dédoubler.
Il est la figure qui donne une issue d'être à
un double factice auquel nous donnons désespérément le droit
d'exister, et qui n'apparaît que comme l'ombre projetée de-
vant nous.
C'est ainsi que "la phénoménologie du masque nous
donne des aperçus sur ce dédoublement d'un être qui veut pa-
raître ce qU'il n'est pas et qui finit par se découvrir en
se dissimulant,
par sa dissimulation" (1).
En tant que phénoménologie de la dissimulation,
le mas-
que est un effet de code dont la sémantique relève nécessai-
rement d'une civilisation dominatrice qui,
pour parvenir à
ses fins,
institutionnalise le jeu de la mascarade en la
connotant par une valeur culturelle dite positive (ou posi-
tiviste).
Dans un tel contexte,
la "vérité", avec tous ses
accessoires obligés ne fonctionnent qU'à masquer le chaos :
(1) BACHELARD (Gaston) .- Le Droit de rêver (Paris, P.U.F.,
1970, pp.
214-215).

15.
"les doctrines affirmatives traditionnelles de la raison
objective présentent des affinités avec l'idéologie et le
mensonge"
(1)
; chaos rampant où les maigres bêtes de la
nuit reviennent sous le masque des revenants, -fonctionnaires
répertoriés à l'ombre des pouvoirs. Masques fantômes = fan-
tasmes qui marquent le pas d'une feinte et d'une esquive.
Mais qU'on ne se trompe pas ;
à cette vérité, on trompe
l'oeil des masques. Elle ne manquera pas de manquer, c'est-
à-dire de revenir, sous-venir en évènement d'en-dessous qui
redissout toute vérité à force de vouloir se laisser prendre
son miroir. Miroir sans fin de son propre éclatement.
Fin
sans fin:
l'aube rouge des émeutes ne dissout point les
monstres de la nuit.
Bref, y aurait-il une banque des masques? et peut-on
masquer le problème des faux billets et des faux jetons en
disant qU'il n'en est point de vraies?
Sous la trilogie : masques -
pouvoir - idéologie, notre
démarche situe son point d'articulation logique autour d'une
interrogation qui porte sur la phénoménologie de la dissimu-
lation sur laquelle s'est érigée la civilisation dominatrice
et qui fait qU'elle fonctionne depuis toujours comme un
grand théâtre de mascarade : mensonge, hypocrisie,
faux-
(1) HORKHEIMER (Max)
Eclipse de la raison (op.
cit.,
p.
180).

16.
semblant, sont les autres noms de la domination régnante.
Il nous faut donc essayer de pénétrer dans les zones
souterraines d'où se fomentent les enjeux de ce jeu de la
dissimulation. Une analyse psychologique des valeurs tradi-
tionnelles de la Raison nous permettra de déboucher sur les
différents modes d'utilisations déguisées du phénomène même
.de déguisement, et d'en saisir les différentes valeurs phé-
noménologiques. A partir de ce moment-là, nous entrepren-
drons un travail de dénonciation critique (1) du fonction-
nement idéologique de la Raison qui, sous le manteau d'une
prétention civilisatrice et libératrice, a toujours servi
et défendu les puissance
dominatrices, et sert toujours
de fondement à une civilisation de barbarie et de violence
qui engloutit de plus en plus l'homme,
dans le gouffre d'un
industrialisme sanguinaire.
LtAufklarung : la Raison, derrière le masque de la mé-
taphore de la "Lumière", n'est-elle pas le pouvoir et sa
volonté d'agression permanente~ d'écraser et d'ébl.ouir
à cécité les peuples qui n'avaient pas encore découvert (à
un niveau d'utilisation aussi hystérique et paranoïaque)
l'astuce de l'acier, du canon, du pétrole, de la navigation,
(1) L'Ecole de Francfort apparaît comme une méthodologie
adéquate dans notre investigation. I l s'agit en effet
d'une réception productive de la Théorie critique.

17.
du commerce, etc •••
? La colonisation,
la traite négrière
avec ses ignominies non descriptibles en langage humain et
la crise culturelle qu'elles provoquent et provoqueront tou-
jours chez le colonisé et l'esclave, ne sont-elles pas les
signes visibles, réels et palpables qui désignent
en la dé-
masquant la voie de barbarie, de
~erreur
et d'horreur
sur laquelle les Puissances dites "Civilisées" et "Dévelop-
pées", engagent la cause de toute l'humanité?
Montrer le fonctionnement de la "vérité" qui se plaît
à cacher chaque fois ce qU'elle montre, et prend, pour cela,
t'igure d'une présence absente qui sert de paradigme à la
domination comme son instrument de manipulation idéologique,
tels sont la visée avouée et le point fort de nos réflexions.
Le problème du rideau ne renvoie-t-il pas, de toute
nécessité,
à ceux de la scène, de l'acteur (personnage) et
du spectateur ? Qui joue et à quoi
joue-t-on ? Derrière le
masque et ses mystérieux prolongements psychologiques,
le
personnage atteint le paroxysme de ~a contradiction d'une
doubi e négativité de soi
: i l n'est ni lui-même,
puisqu'il
s'efforce de représenter au mieux Hamlet de Shakespeare,
par exemple, i l n'est pas non plus Hamlet qU'il tente déses-
pérément d'être.
Ainsi privé de son identité et de celle de
son personnage qU'il ne peut atteindre,
l'acteur est réduit
au minimum résiduel de son "être" qui n'est plus qU'une af-
freuse image de l'absence: sa personnalité n'est qu'un
leurre
et en fait,
persona
signifie masque.
Même der~
rière la mort, son dernier refuge ou encore son masque

18.
"absolu", l'être manque toujours la cible d'un être-soi au-
thentique, i l se joint à la danse des masques mortuaires,
éternelle procession de visages revenants ou fantômes = fan-
tasmes, vers un but inconnu à ceux-là mêmes qui participent
à la danse.
Derrière la grande variété des styles et des formes,
l'unité du masque réside dans son aptitude à promouvoir ce-
la qui a honte du vrai visage de ses propres contradictions
pouvoir et idéologie. Transposée sur la scène politique,
l'hypocrisie s'approprie la comédie du costume et du rôle.
La mimique corporelle s'identifie aux sentiments des hommes
de distinction:
les puissants,
les forts,
les supérieurs de
la hiérarchie sociale qui cherchent, par tous les moyens,
le maintien de l'ordre tel qu'ils le conçoivent.

19.
DEUÂIEME
P A R T I E

19.
CHAPlTRE l
LES PRESUPPOSES IDEO~GIyUES DU DISCOURS SCIENTIFlyUE
"I~ faut
enfin compter ici avec cette propension un
peu suspecte de ~'esprit à duper d'autres esprits et
à porter des masques en ~eur présence:
( ••• ) ~'es­
prit jouit ici de ~a mu~tip~icité de ses masques et
de son astuce, i~ goûte aussi ~e sentiment d'être en
sécurité. Ces talents de Protée sont ceux qui le dé-
fendent et le dissimulent le mieux. Cette volonté-là
qui cherche la pure apparence, la simplification, le
masque, le manteau, bref le superficiel, car tout ce
qui est superficiel est un manteau, agit à l'opposé
du sublime instinct qui pousse l'homme à connaître,
à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur
essence et leur complexité."
NIETZS~E .- Par delà le Bien et le Mal, (Paris,
u. G.J:::., 10/18, 9 230, pp. :l15-l1b).

20.
Le système des idées claires et distinctes, gouverné
par la Puissante Raison, et par l'examen de la métaphore de
la lumière,
fait régner son impérialisme sur la pensée et
la vie des hommes depuis Platon jusqu' à Huaa ar-L, en passant
par un "cogito" d'un idéalisme inour. La question de la
théorisation rationnelle est : quelle est la forme univer-
selle qui pose les différentes représentations sensibles
dans ~'unité d'un Etre ? C'est alors que le rapport du sen-
sible à l'intelligible est rejeté du côté du doute radical
ou hyperbolique : le monde est-il
C'est le problème de
classique cherche à expliquer le mon
un mon-
de en soi ou par un esprit absolu pa
tingence du monde est comprise comme
une
ombre dérisoire et illusoire (le mythe de la caverne), une
lacune dans le tissu de l'être nécessaire, une menace pour
la rationalité,
à laquelle i l faut remédier le plus vite
possible.
Comme son nom l'indique, ce premier chapitre sera con-
sacré à tenter de démystifier la topique des genres qui se
répartissent le domaine dénommé Raison ou Vérité,
et les
intentions de leur prétention à l'unité de l'Etre. Aussi,
pour reconnaître plus strictement, en leur singularité les
enjeux de leur appartenance au domaine du "Vrai",
nous atta-
~uerons tour à toue (peu importera l'ordre chronologique)
ces trois genres bien connus, à savoir : la science,
la phi-
losophie et la morale (morale et religion).

21.
On sait, avec Gaston Bachelard, que "la science, dans
son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose
absolument à l'opinion"
(1).
De ce fait,
la connaissance em-
pirique constitue,
pour tout esprit qui seveut·scientifique,
"le premier obstacle à surmonter"
(2}.Il ne serait donc pas
exagéré d'en arriver à la conclusion que:
la science ne
peut atteindre son but qU'en dehors de la réalité sensible.
Au dire de Bachelard lui-même, "on ne peut rien fonder sur
l'opinion:
i l faut d'abord la détruire" (3). Tout comme le
prisonnier de la caverne doit s'élever jusqu'à la "réalité"
des Idées,
1 'espri t
scientifique doit "surmonter" les illu-
sions de la doxa ,
de la fau~se opinion, pour trouver, dans
un au-delà plus réel,
le vrai fondement des phénomènes. Nous
voici entre deux mondes antagonistes:
le monde de l'igno-
rance, et le monde du savoir ou encore des essences.
Il nous
faut donc démonter le mécanisme logique qui
opère une telle
rupture et voir quelles sont les intentions de son ingénieur
ou de son technicien. Comment s'effectue cette rupture? Le
monde des réalités sensibles est le domaine fluctuant du de-
venir, du changement, aussi l'esprit,
avide de pouvoir de
(l) BACHELARD (Gaston)
.- La Formation de l'Esprit Scienti-
fique (Paris, J.
Vrin, 1980, p.
l4).
(2) BACHELARD (Gaston)
.- Idem.
p.
14.
(3) BACHELARD (Gaston)
. - Idem,
p.
14.

22.
domination, n'est-il pas tenté de fonder radicalement la con-
naissance dans un monde immuable, monde des essences ou de
l'intelligible? Exposé aux flux et reflux du devenir et du
changement,
leesprit ou le savant assure mal son pouvoir de
domination par la faute d'une vérité capricieuse et impossi-
ble à maîtriser. Ainsi se constituent deux séries qui parcou-
rent le discours scientifique : la série 1 essence - intelli-
gible - être, constitue la référence,
la cause et la fin de
la série: apparence - sensible - devenir.
Mais une telle distinction ruine la possibilité même
d'une approche du savoir. Car alors, la connaissance S'épuise
en épuisant son sujet dans la logique stérile d'une réflexion
vide,
pour n'être réduite qU'à l'immobile représentation
d'elle-même. En réalité, le sujet et l'objet de la connais-
sance appartiennent au monde sensible, si bien qU'elle abou-
t i t inévitablement à une expérience inséparable de celle de
son sujet. Il n'existe aucune fin qui ne s'appuie sur l'ex-
périence de la réalité sensible.
"Si, réfléchissant sur l'es-
sence de la subjectivité,
je la trouve liée à celle du corps
et à celle du monde,
c'est que mon existence comme subjecti-
vité ne fait qu'un avec mon existence comme corps et avec
l'existence du monde et que finalement le sujet que je suis,
concrètement pris, est inséparable de ce corps-ci et de ce
monde-ci Il (1).
Le "je suis" du cogi to cartésien n'est pas
(1) MERLEAU-PONTY (Maurice)
.- Phénoménologie de la Percep-
tion (Paris, Gallimard,
1945, p.
467).

23.
un sujet enfermé dans une espèce (difficile à imaginer) de
"liberté" absolue, mimant la conception d'une conscience de-
venue circulaire de par sa propre conscience de soi. En tant
que sujet en situation, et à la limite,
à su~poser même q~il
ne ffit qU'une simple possibilité de situation,
le sujet ne
réalise son ipséité qU'en étant effectivement corps et en
entrant par ce corps dans. ce monde. Alors, pourquoi faut-i 1
croire qU'il Y a un vrai et un faux monde? Comment justifier
la fallacieuse coupure entre le monde intelligible et le mon-
de sensible? Héraclite l'obscur a déjà soutenu (et Nietzsche
après lui) que le "panta rei" était la grande vérité du monde,
et que l'unité de l'être était la construction ruineuse d'une
intelligence mensongère.
Dans le contexte du pluralisme du
devenir,
la vérité ne fonctionne que comme une succession
d'éléments éphémères qui ne deviennent signifiants que dans
une "typologie liée à une topologie" (1). La question de la
connaissance n'est plus réfléchie par l'ascension du sensible
à l'intelligible; i l s'agit désormais de savoir à quel lieu
appartiennent telles ou telles vérités, quel est leur type
ou caractère, qui les conçoit et les formule? Car, i l n'e-
xiste aucune vérité qui, avant d'être une vérité, ne soit
prise comme l'effet d'un code, d'une sensation ou d'une éva-
luation.
Comment la pensée pourrait-elle penser par et pour
(1) DELEUZE (Gilles) .- Nietzsche et la Philosophie (Paris,
PUF, 1973,
p.
120).

24.
elle-même? Une pensée n'a de sens que sous le rapport ou
le repère de la force ou de la puissance qui s'empare d'elle
et la détermine à penser ceci plutôt que cela.
De ce fait,
quand on nous parle de la vérité "en soi", "pour-soi" (ou,
même,
"pour nous"), nous devons toujours rechercher quel
est le lieu, le type, en un mot, quelles forces latentes se
cachent derrière l'énoncée d'une telle vérité.
La science s'est baptisée objective pour mieux dissimu-
ler, sous la clarté de ses blouses blanches, ses titres de
serviteur des pouvoirs et des forces dominantes. En réalité,
l'objectivité ne se trouve jamais du côté de l'objet, mais
de celui du mode d'objectivation.
Or le mode d'objectivation
ou encore la méthodologie n'est plus déjà neutre; dans la
mesure où i l correspond à un savoir-faire, i l a nécessaire-
ment ses propres conventions, ses propres convictions, en
un mot, ses propres intentions. Il existe incontestablement
un pouvoir des sciences. Et quand le savant simplifie (dans
le sens Ae simplifier une fraction)
les différentes pratiques
scientifiques sous la magie du singulier de l'article défini
"LA", i l s'approprie,
à titre privé, un bien collectivement
produit, afin de s'imposer en maître aux autres,
les igno-
rants.
Le savant se rend maître de l'instinct de ~onnaissance
par la puissance progressive d'une phénoménologie de la dis-
simulation. L'irréalité de l'apparence énoncée par lui n'est
que le masque derrière lequel i l gouverne en servant et dé-
fendant les forces et pouvoirs établis. Le vrai conçu comme

25.
universel abstrait, valable en tous temps et en tous lieux,
est la marque d'une volonté autoritaire en quête d'impéria-
lisme.
Certes, i l existe une mystification proprement scien-
tifique, mais la mystification scientifique commence à partir
.
du moment où la science se fait forte de tracer une barre
d'opposition radicale entre le vrai et le faux,
tout en pré-
tendant rationaliser tout le réel,
posant pour cela les prin-
cipes d'identité et de non-contradiction COmme unique et seul
point de départ de la connaissance.
C'est ainsi que le monde
se voit frappé du chiffre de l'irréalité. Mais, en voulant
ainsi frapper le monde,
la science dévoile (par manque de
justesse) la stérilité de l'Un.
Dans l'irréalité,
l'Un se
perd à travers la magie des facettes.
L'irréalité de l'appa-
rence visée par la science (comme masque) n'est pas effet de
tromperie, mais magie. A l'irréalité rencontrée par la science
dans le monde de l'homme, répond l'irréalité qui se joue entre
le corps et l'intellect de l'individu;
la puissance de l ' i -
magination crée
d'autres principes de connaissance, de nou-
velles 'formes (formules)
= fantasmes, produits de la rencon-
tre fortuite:
imaginaire, sensibilité, hasard:
l'oeuvre
d'art par exemple.
"Je suis corps et âme",
ainsi parlent les ignorants, et
pourquoi ne parlerait-on pas comme les ignorants? Le corps
possède son propre logos, i l s'exprime par une sémiotique
des affects.
Le fantasme est engendré par le combat que se
livrent les affects dans les bas-fonds du soi, mare grouil-
lante dont le moi n'est que le filtre.
Le savant (le conscient)

26.
se heurte aux artifices foisonnants du soi.
En ce sens,
le
domaine du soi est à libérer car i l représente le monde des
métamorphoses affectives. Il déborde dans son exubérance dy-
namique les barrages que lui opposent les principes de non-
contradiction et d'identité, guidés par la Raison.
Il est le
domaine d'une profusion polyvalente. Le soi ignore les prin-
cipes d'identité et de non-contradiction, les éléments du
rébus vont et viennent, contigus.
Ils nous font désapprendre
les contraires, s'associant librement, c'est-à-dire fortuite-
ment, détachés d'un but.
D'autre part,
le domaine du soi ignore la répression
morale qui vient doubler la répression logique, i l est l'au-
delà du bien et du mal,
l'Autre l'appelle à la jouissance
gratuite. Le soi ignore la servitude qU'exerce le temps (com-
me forme à priori de notre sensibilité) sur la conscience,
et cui est à l'origine de l'esprit dogmatique. Il est oubli,
oubli affectif,
producteur de nouvelles formes plastiques.
Le combat qui se livre en son sein est le combat des puissan-
ces qui
jaillissent transfigurées dans la vie, au service de
la création libératrice. Il contient, épars,
les germes de
toutes existences futures,
i l est le lieu de rencontre de
tendances plurielles, en ce sens, i l s'oppose à la stérilité
de l'ordre logique ou moral qui dit non à tout enchaînement
contraire à son logos.
Le soi se dresse contre la pseudo-rigueur des positivis-
mes qui dressent leur philosophie du concept comme dernier
argument au Non-Sens de la vie,
puisqU'en elle sont tous les

27.
sens. enchevêtrement de la trame du hasard qui vient dénouer
l'impérialisme de la théorie optimiste. dite dialectique.
Le domaine du soi apparaît comme une totalité dispersée.
ouverte. discontinue. qui possède une structure' spécifique.
régie par les lois de la libre association (Freud). et qui
pourrait jouer le rôle de modèle. mais un modèle qui ne se
laisse pas saisir comme un modèle. si ce n'est l'espace d'une
séquence.
puisque son rythme est l'éternel changement dont
seuls quelques éclats fugitifs nous sont révélés.
condensa-
tion de .is ens à sai sir. hasard enchaîné par la roue de la né-
cessité qui fit naître. de la rencontre d'éléments apparem-
ment sans lien : une parole.
présen~ification du jeu du ha-
sard et de la nécessité dans "cela" qui nous enchaîne:
le
jeu du monde.
La rencontre du hasard et de l'imaginaire avec la sur-
face de la réalité sensible produit aussi le simulacre.
Platon f a Ls a it; du sensible la copie de l'Idée. une dégrada-
tion mimétique.
Rencontre "objective" avec la philosophie.
signe de la soutenance des thèses abordées par la science.
Dans la conception traditionnelle. le monde du devenir
apparaît comme une dégradation du monde de l ' ê t r e ; i l est
marqué d'une connotation négative.
L'homme doit détourner
son regard du sensible. La démarche du penseur est dite
"conversion". détour opéré par l'intermédiaire de la volonté.
Le philosophe se distingue par la procession de l'esprit
vers le soleil de l'intelligible, gage d'être.
L'Etre et ses
déterminations sont identifiés à l'Idéal. lequel est organisé

28.
selon la conception du Bien platonicien, c'est-à-dire fiKé
dans un secteur surdéterminé des Idées qui ordonne les autres.
La pensee métaphy~ique pose comme critère de ses valeurs, un
Idéal, antithèse de la réalité ; elle décentre faussement
l'existence humaine.
Le monde sensible est frappé du doute
et en fait,
depuis Platon, la pensée se développe sous la
domination de la morale, excroissance qui vient dédoubler la
vie.
Le Bien est synonyme d'Etre.
La morale est l~ véritable
"Circé
des phi1osophes". Et, en fait,
l'homme de la caverne
platonicienne est enchaîné,
prisonnier, non par le monde des
apparences, mais le chant trompeur et abusif de l'Idée cou-
verte du voile de l'Absolu. L'Etre, notion vide permet alors
de dissimuler une arrière pensée idéologique. La "nécessité"
de se masquer pour mieux paraître oblige les hommes à donner
un développement à l'idée d'Etre Suprême, de Bien, de Vrai,
en le justifiant par la logique:
la logique de l'Idéal. La
vérité est vraie parce que, grâce à elle,
l'homme suit le
chemin d'un mieux être, la voie d'un factice progrès humain.
Ainsi,
pour Pascal,
la nécessité du christianisme fonde sa
véracité.
La logique repose sur une axiologie de base implicite.
Elle lutte contre l'incohérence de la belle apparence "trom-
peuse" et elle projette sur le monde les fictions qu'elle
s'est créées,
elle-même,
fictions adaptées au schéma de
l ' Etre, devenues rationalité
conquérante ; du coup,
la science
et la philosophie s'emparent du pouvoir de dire la vérité.

29.
D'un simple désir de bien-être, la tradition philosophi-
que aurait fait un principe à l'origine du désir de connaître.
Mais ce désir de connaître ne serait lui-même que la recher-
che d'une sécurité contre l'aléa du devend r s. L'abîme du
grand soupçon s'entr'ouvre : ainsi,
l'ensemble du vocabulaire
de base de la grammaire "métaphysique" serait constitué par
les projections erronées d'une conscience factice,
née sous
la pression de la nécessité de communiquer rencontrée par
des groupes d'individus à un moment donné de leur développe-
ment.
La falsification devient valeur créatrice d'un ordre.
MaiR le simulacre apparaît comme illusion de l'imagination
phantasmatique avec la surface, i l fait disparaître dans la
danse des masques le Même et le Semblable. Il bouscule la
hiérarchie des valeurs fixées pour l'éternité:
le Vrai, le
Bien,
le Beau. La figure du philosophe est piégée.
Désormais
i l est le comédien des pouvoirs.
Il se présente sur la scène
de l'ordre établi, mais son déguisement trahit ses intentions
tendan~ieuses. Il s'ouvre à l'ivresse, dépouillé de "sa"
personnalité qui n'était qu'un leurre (persona signifie mas-
0ue).
A quoi ou plutôt, à qui sert la philosophie, elle qui,
par l'origine de son nom, signifie amour de la sagesse?
Mais la philosophie, de quelle sagesse prétend-elle être
amooreuse? Socrate a préféré se présenter comme"simple" ami
de la sagesse.
L'expression "ami de la sagesse" a un sens
très ambigu: elle désigne le non sage qui doit se masquer
pour paraî tre sage afin de survivre comme tel.
"L'image du
philosophe est obscurcie par tous ses déguisements nécessaires.

30.
maiR aussi par toutes les trahisons qui font de lui le philo-
sophe de la religion,
le philosophe de l'Etat,
le collection-
neur des valeurs en cours,
le fonctionnaire de l'histoire"(l).
La tâche du philosophe apparaît alors comme .une tâche d'em-
bellissement et de transfiguration. Au niveau de l'éternel
retour,
c'est-à-dire à un niveau "ontologique", le simulacre
frappe l'Etre comme i l frappait l'étant. Là encore, le philo-
sophe fait de son interprétation de l'Etre comme éternel re-
tour, une oeuvre d'embellissement, embellissement dans la
confusion de ce qui est avec ce qui s'affirme. Affirmation
et Etre ne font ou'un. L'identité de l'affirmation et de
l'Etre forme un cercle concentrique, expression du redouble-
ment qui trouve son symbole dans le jeu des masques.
Dans
le personnage de Socrate, le philosophe par excellence,
la
pulsion esthétique fait place à la volonté de dominer ration-
nellement l'étant.
Dans le parti pris philosophique, la con-
fusion qui est faite depuis le platonisme entre la vérité et
la Valeur, rejette en le discréditant l'art, car i l est la
figure sensible, donc, susceptible d'erreur.
Mais le dua-
lisme métaphysique balayé, se dévoile une hiérarchie fondée
sur Ra proximi té
à
l'Etre et sa fonction à l'intérieur du
système. Le bonheur veut l'éternité, et le changement entraî-
ne l'instabilité.
Il s'agit d'emblée de retenir ce qui
(1) DELEUZE (Gilles)
. - Nietzsche et la philosophie (op.
cit.,
p.
122).

31.
échappe, de le posséder. La volonté de violence et de domi-
nation commence à s'élaborer dès l'origine de la métaphysique,
et nous découvrons le rapport qui la lie au temps, c'est-à-
dire à la possibilité d'ériger et de véhiculer des vérités
mensongères.
Le simulacre fait intervenir la puissance créa-
trice qui vient doubler ce que Platon appelait copie et qui
semble être une réalité. Le simulacre est ce qui donne l'ap-
parence du Même.
Il a le pouvoir de suspendre la réalité,
comme le hasard, son inspirateu~ suspend nos destins, en
jouant. Dans le labyrinthe, le jeu des glaces renvoie à une
apparence, qui se démultiplie, et abuse le voyageur, elle
est pourtant l'indice d'un personnage qui cherche une issue.
Le souhait d'imprimer à notre vie le sceau de l'Eternité
revient dans la volonté de puissance.
Car la volonté de
puissance est l'impulsion qui engendre le simulacre que re-,
présentent le Même et le Semblable. Elle feint de retrouver
dans l'hétérogénéité du devenir un Semblable à travers la
possibilité de l'éternelle mouvance, elle constitue, par
faux semblant,
le simulacre du Même dans la disjonction des
phénomènes. La pensée solsticiale est un phantasme produit
par la volonté de
puissance et de domination.
La conscience scientifique ne se laisse apercevoir que
sous le double aspect du fantasme et du miroir ; image étran-
gère à sa propre représentation, d'où son absence; ou 0ui
se voit sans se comprendre, d'où son défaut de croire sans
connaître, de se représenter sans aucun objet de représen-
tation : simple représentation de représentation ; car le

32.
monde qU'il tente en vain de reconnaître est celui des comé-
dies, des fantaisies, des falsifications, des dissimulations,
des simulacres, des hypocrisies et des faux-semblants, y
compris les vrais-semblants.
Le Sphinx a dû triompher longtemps comme puissance
"véridique" du monde parce qU'il voulait la vérité, non pas
au nom de ce qU'est le monde, mais au nom de ce que le monde
n'est pas. Mais avec OEdipe, on peut prendre le risque de
tirer sur le capuchon des cagoules sacrées pour commettre
le triple crime du parricide,de l'inceste et du sacrilège j
dénonçant, du coup, le règne de la parure abusive et menson-
gère de l'esprit.
Dans le miroir de ses fantasmes la conscience scientifi-
que devient le substitut du souvenir d'un désir perdu dans
et par le passé ; ainsi se dévoile le dynamisme de ce souve-
nir qui, se manifestant en évènement d'en-dessous redissout
"adroitement", dans la précision des calculs axiomatico-
déductifs, l'être qui se dissimule et laisse entrevoir un
visage de masque-souvenir, un visage masqué de rire ironique
(l'ironie socratique: Socrate, l'homme théorique par excel-
lence), un visage cynique qui se projette sur l'écran du mé-
pris et de la violence. La volonté de connaître de la civili-
sation moderne dévorante et hystérique, est le résultat de
la raison qui maSyue sa volonté de rigueur causale, pénétrée
de la conviction que la pensée appuyée sur le principe d'iden-
tité et de causalité peut s'enfoncer jusqu'aux racines de
l'Etre. En fait, derrière la parure idéo-Iogique et mensongère

33.
des principes d'identité, de causalité et de non-contradic-
"tion, se mure la froide image d'une tautologie stérile, d'un
paradoxe analogue à celui du Crétois ou encore à celui du
genre:
i l est interdit d'interdire
Comme le simulacre,
produit de l'imagination, la pensée théorique apparaît com-
me la combinatoire de divers sens, décomposés en leurs élé-
ments principaux comme un ensemble signifiant qui façonne
la réalité vécue par les hommes en influa/nt sur leur compor-
tement.
Elle est alors appréhendée comme le moyen de signi-
fication que transporte une civilisation et qui correspond
à la structure inconsciente qui régit les institutions.
La morale se définit alors comme obéissance passive aux
lois qui nous écrasent par la violence de leur chute dont le
point de détachement se situe depuis la volonté de la trans-
cendance judiciaire, ordinnatrice et" protectrice" : la Puis-
sante Raison.
Ainsi se dessine l'espace qui permettra aux
moralistes de distribuer les torts et les sanctions corres-
pondantes. Désormais,
la Bonne Morale peut se moquer de la
morale: Le moraliste, dans ses aspects de mépris et de fierté,
son air hautain et arrogant, est le propriétaire logique de
la loi morale,
c'est-à-dire celui qui se moque de la morale.
Il lui suffit que sur sa tête s'étende le ciel étoilé et que
dans son coeur soit gravée. en lettres d'or,
la loi morale.
Mais,
"à la base de l'optimisme Kantien selon lequel une
action morale serait raisonnable même si la bassesse a des
chances de prévaloir,
i l y a l'horreur qU'inspire la pensée

34.
d'un retour à la barbarie" (1). La critique de la raison
pure, même quand elle avance derrière la masque de la raison
pure pratique, devient non-raison. L'angoisse de la découver-
te d'une telle absence a donné au rigoriame Kantien toute sa
puissance de frappe.
Le "je pense" doit accompagner tous nos
·actes parce qu'il est le masque nécessaire à la tranquillité
de notre mauvaise conscience. En fait,
l'impératif catégori-
que en tant que tel s'annule au profit d'une complémentarité
des notions contradictoires telle qU'elle s'offre à l'enten-
dement du sujet quand i l sait user d'un peu plus d'ironie
vis à vis des catégories grammaticales qui l'enferment; elles
ne sont que les fictions régulatrices d'un ordre qui appose
sur les choses une unité formelle à travers un "je pense"
autoritaire.
La profondeur morale est une illusion qui mas-
que la vie;
la tâche du moraliste est alors une tâche d'em-
bellissement ou mieux de transfiguration. L'illusion du sujet
transcendantal, synthèse synthétisante de l'aperception, est
le double de l'illusion divine; comme toutes les catégories
régulatrices de l'entendement, elle est la projection erronée
d'une conscience mensongère sur les oripeaux d'un monde im-
possible % "c'est la tentative habituelle de la pensée bour-
geoise de donner au respect, sans lequel la civilisation ne
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
.- La dialectique de
la Raison (Paris, Gallimard, 1974, p.
96)
;
traduit de l'allemand par Eliane Kaufholz.

35.
saurait exister, des fondemen~s autres que l'intérêt matériel
et la violence
tentative plus sublime et paradoxale qu'au-
cune autre, et aussi éphémère qU'elles le furent toutes"
(1).
En réalité,
le sujet est un point d'intersection de différen-
tes forces réelles qui animent le monde, et c'est au sein
d'un tel monde qU'il lutte pour produire les conditions ma-
térielles de son existence.
Du coup, l'abîme du grand soup-
çon s'entrouvre:
la crispation dont prétendent faire preuve
les moralistes et leurs victimes envers leur "moi" se dévoile
comme une résurgence passéiste et l'imitation de la Souverai-
neté divine ! La morale est une cause imaginaire, un mensonge
crée par la civilisation répressive, désireuse de dominer et
d'exterminer ceux qui n'ont aucun moyen de défense.
L'effondrement des "ismes", le retour à la réalité dévoi-
le la morale dans le duel des catégories de l'apparence et de
la réalité qU'elle annihile.
"La raison elle-même apparaît
comme un fantôme surgi d'une habitude de langage"
(2). L'in-
sensé, yocable signifiant du grondement caché. commence à lé-
zarder la surface de la tour divine. Le Sens et la vérité ont
péri avec celui qui s'en était emparé et qui s'en était inves-
ti
garant au nom de l'humanité saine. Le libre cours du mon-
de renverse les garde-fous.
La parole tumultueuse peut à
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
.- La Dialectigue de
la Raison, op.
cit., p.
96 (c'est nous qui
souli gnons) .
(2) HORKHEIMER (Max)
.- Eclipse de la Raison (Paris, Payot,
1974),
traduit de l'américain par Jacques
Debouzy ; suivi de Raison et conservation de
soi,(p.
201), traduit de l'allemand par Jacques
Laizé.

36.
nouveau surgir chez celui qui était muré dans le silence,
exclu de la société "normale" et du système d'un savoir dit
absolu
le fou,
l'a-normal. Le message s'est déplacé.
La
morale s'est laissée abuser par la lumière blanche de son
délire logique. Alors, "la psychologie triompha de la loi
morale en démasquant le père et l'oncle, déguisés en surmoi,
dans le subconscient.
( ••• ) Le père pouvait encore posséder
un surmoi, mais l'enfant le lui avait déjà démasqué, ainsi
que le moi et le caractère tout à la fois.
Ce que l'enfant
imite quelque peu, ce sont des réalisations; i l n'adopte
pas des concepts, mais des fai ts"
(1). Se débarrasser de la
puissance d'une morale divine et du type de civilisation
qu'elle a entraîné, commence par la mise en question de l'ap-
pareil conceptuel qui l'accompagne:
l'affirmation de la
Raison Souveraine, affirmation négative puisqu'elle se donne
en échange d'une communication strictement délimitée par le
code logique et moral de ses communiants
, elle sous-tend
l'exclusion d'une autre partie de ses membres.
Le jeu comme métaphore signifiante de la vie et de la
pensée englobe les diverses acceptations de l'être.
Il peut
servir ici de levure à notre entreprise de démantèlement de
la morale. Le ludique subvertit tous les domaines pratiques
et théoriques.
Le jeu conçu traditionnellement, comme
(1) HORKHEIMER (Max)
.- Eclipse de la Raison, suivi de Raison
et conservation de ~, op. cit., p.
218.

37.
activité privilégiée d'un moment de la vie qui est l'enfance,
prend comme porte-parole:
l'enfant rieur et mutin.
L'enfant
détient le pouvoir magique de dire la "vérité" car i l est
conscience immédiate, non encore pervertie par 'les catégories
logiques et morales des adultes.
I l est innocence,
naîveté,
affirmation directe et franche de ce qui est, et de la volon-
té non dédoublée de tout ce qui advient.
Le prophète
Zarathoustra utilise paradoxalement une parole semblable à
celle d'une autre figure prophétique, le Christ:
"Laissez
venir à moi le hasard, i l est innocent comme un petit enfant" (1) .
L'enfant symbolise la puissance d'affirmation du jeu de la
surface, i l exprime le oui à l'existence libérée du fardeau
de la responsabilité morale qui contraint l'adulte à jeter
sur les choses et le monde le voile du mensonge et de l'hypo-
crisie. L'innocence du jeu chez l'enfant ne respecte aucune
règle calculatrice: c'est pour cette raison, d'ailleurs, que
les enfants savent très peu prendre soin de leurs jouets (Us
les cassent très vite) et se blessent très souvent au jeu.
Cette innocence de l'enfant-joueur est, de nos jours,
forte-
ment et habilement exploitée par les industries de fabrique
de jouets. Le traditionnel père Noël revient chaque année,
chargé de nouveaux jouets de plus en plus fragiles.
Le plai-
sir du jeu devient aussi éphémère que celui du bout de
(1) NIETZSCHE (F.)
. - Ainsi parlait Zarathoustra (Paris, Mer-
cure de France, 1958, p.
l62)
; traduction de
H. Albert.

38.
chocolat qui fond en quelques instants dans la bouche. Et le
cynisme de la publicité peut faire dire au Père Noël:
"je
sais qu'ils cassent tous leurs jouets, mais qu'est-ce que
vous voulez que j'Y fasse,
c'est une tradition 1".
Le jeu se prête à l'effleurement, i l est le plateau sur
lequel viennent s'animer les figures dansantes de la liberté,
exercice naïf qui nécessite souplesse et délivrance à l'égard
de la pesanteur morale. La série des termes répressifs se dis-
·socie : pensée - sérieux -
profondeur, et laisse dans sa
béance la marque de l'ennui et la grimace du moraliste claus-
tré, malhonnête et infidèle à l'égard de ses propres précep-
tes. Cependant, i l faut se méfier constamment du filet de la
raison dominante qui nous emprisonne dans ses rets, et ne
jamais oublier que la domination est la vieille noblesse du
monde, et se souvenir que "plus le concept de raison est mu-
tilé, et plus facilement i l se prête à la manipulation idéo-
logique et à la propagation des mensonges les plus flagrants (1).
Lutter sans cesse contre l'intériorisation dans l'homme des
forces répressives, et en ce sens,
rire,
cri,
jeu sont des
éclats qui brisent la clôture érigée par la loi morale.
L'idéal ascétique interdit toute libération joyeuse
d'une énergie explosante. Le rire,
les éclats de rire, affir-
ment les travers de toutes les mystifications qui défigurent
l'existence et enchaînent les hommes à leurs propres fins à
( l) HORKHEIMER '(max)
EcliEse de la raison, op.
cit., p. 33.

39.
elles. Le rire exprime une indépendance gratuite et sans me-
sure, libération de cela qui nous enchaîne 1 le sérieux de
la morale.
Dans un fragment de Par-delà le Bien et ~e Mal (§.294),
Nietzsche critique Hobbes qui conseille au penseur de S.e
délivrer de l'infirmité que représente le rire, pour Nietzsche,
au contraire, il faut établir une hiérarchie des philosophes
en marquant d'un échelon supérieur ceux qui sont capables du
rire d'or. Le rire est le vice olympien. C'est l'attitude
légère qui permet de vivre aux dépens des choses sérieuses.
"Les dieux sont espiègles, il semble même que lors de la cé-
lébration des rites sacrés, ils ne puissent s'empêcher de
rire". Le rire est l'expression de la volonté de vie, expé~
rience fondamentale qui chasse l'araignée de la finalité, i l
devient l'expression d'une discontinuité non canalisée et non
calculée. Dans le Zarathoustra, le berger qui a eu la révéla-
tion de l'éternel retour est transformé, "ce n'était plus un
pâtre, ce n'était plus un homme, transformé, transfiguré, il
riait .••
j'entendis un rire qui n'était pas un rire hUmain".
Rire du bavardage idéaliste, de l'emphase moraliste comme
.déguisement mal réussi d'une volonté perverse qui se laisse
prendre au jeu de son propre miroir: le clown n'a plus de
chance de se faire prendre au sérieux. "La loi morale semble
en désacco~d avec l'être de ceux à qui elle aurait aujourd'hui
quelque chose à remontrer, elle apparaît comme une simple
duperie: l'instance à laquelle elle s'adresse est

40.
dissoute"
(1). Les différents voiles de Maya tombent en lam-
beaux et laissent découvrir, à travers leurs franges,
la fi-
gure piégée d'un roi absent!
La phénoménologie de la dissimulation a fait éclater la
notion de masque, mieux, a réussi à masquer la notion de mas-
que. La dissimulation ne saurait être totale et définitive,
autrement le masque serait trop apparent et perdrait par con-
séquent son pouvoir de dissimulation. C'est en jouant habile-
ment sur les deux volets du visible et de l'invisible, du
costume et de la nudité, du mensonge et du vrai-semblable,
que le masque assume son rôle de dissimuler. C'est ainsi q~au
moment où on s'y attend le moins, la "nudité", la "vérité",
l ' "innocence", la
"sYlnpathie", la "naiveté" peuvent fonc-
tionner comme le meilleur moyen de dissimulation.
Il n'est
donc pas surprenant que, derrière le "sérieux" de l'obliga-
tion morale,
l ' "objectivité" scientifique, la "sainteté"
religieuse,
la civilisation ait toujours caché sa vo~onté
de
tromper,
ainsi que ses instincts de domination.
Der-
rière 'les "lumineuses" intentions de l'AufkUirung,
la Raison
trouve la voie royale de l'impérialisme, de la domination et
de la violence:
l'exemple de la domination de l'industria-
lisme qui transforme de plus en plus l'homme en un simple
objet de production et de consommation, est plus que réel et
vivant;
l'exemple des peuples qui ont connu et gardent tou-
jours les séquelles indélébiles de l'impérialisme colonial,
est un témoignage dont l'histoire se souviendra toujours.
(1) HORKHEIMER (Max)
- Eclipse de la raison, op. cit.
p.
217.

4I.
L'AUFKLARUNG ET LE POUVOIR :
"Oe tout temps, l'AufkHirung, au sens le plus large de
pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes
de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre
entièrement "éclairée", resplendit sous le signe des
calamités triomphant partout. Le programme de l'Aufk-
larung avait pour but de libérer l'homme de la magie.
Elle se proposait de détruire les mythes et d'apporter
à l'imagination l'appui du savoir."
HO~EIME~ ET AUO~~U .- La dialectique de la raison

42.
L'adhésion à une représentation du réel au nom du savoir
devient Représentation conquérante au compte d'une idéologie,
quand elle s'impose comme Savoir Officiel et Universel.
La ci-
vilisation de barbarie et de domination, produite par la bour-
geoisie dans son égoïsme triomphant, dans ses injustices et ses
inégalités sociales, connut une impulsion décisive à un moment
historique d'aliénation généralisée où la Raison entrait dans
toute la force et la puissance de son autonomie, et donc com-
mença à poser les fondements d'une "modernité" délirante et pa-
ranoïaque. Elle permit alors d'entreprendre la réalisation d'un
vaste programme de domination dont la seule visée avouée et
connue était la libération du monde de l'emprise de la magie et
de ses mythes. Tous les forfaits de l'Aufklarung trouvaient
al~rs leur justification dans les raisons civilisatrices et li-
bératrices vers la poursuite desquelles on prétendait les orien-
ter. Mais,
la lumière qui est la métaphore signifiante du savoir,
devient le paradigme de la domination et de la violence quand
sa luminosité ne sert qu'à l '''objectivité'' d'une raison totali-
taire; et si le logos bourgeois s'est donné le monde comme dé-
muni de sens, c'était tout simplement dans le souci de créer le
sentiment de la nécessité de lui en trouver un, celui de la lo-
gique de la domination. Car en fait,
libérer le monde du chaos
du non-sens, c'est en devenir le Maitre par la paternité du
Sens qu'on lui donne. Aussi,
ce que la bourgeoisie appelle
Savoir, et qui doit reposer sur la logique du Sens, n'est que
l'effet d'un pouvoir; or "le savoir, qu i
est un !-,ouvoir, ne

43.
connaît de limites ni dans l'esclavage auquel la créature est
réduite, ni dans la complaisance à l'égard des maîtres de ce
monde Il
(1).
Ce savoir exerce son terrifiant pouvoir de domination sur
le monde entier, mais avec une marque d'horreur et de barbarie
plus accentuée sur certains peuples comme les Juifs et l'Afri-
que, par exemple.
Il s'empare de l'Afrique par le moyen de puis-
sants instruments de répression et de liquidation que son pou-
voir a permi3 d'inventer:
le canon,
les armes à feu,
la bous-
sole,
la navigation,
le commerce, etc ...
La colonisation et l'utopie de l'indépendance qu'elle a
inspirée et conspirée tout à la fois,
sont, toutes deux,
l'hor-
rible résultat d'un savoir soi-disant orienté vers la poursuite
d'une mission civilisatrice et libératrice: parure abusive
d'une séquence cachée de la barbarie et de la domination.
En
réalité,
il s'agissait pour l'Occident capitaliste de trouver
la solution de l'assurance et de la garantie de l'évolution ga-
lopante de l'industrialisme. En effet,
le seul marché occidental
s'avérait trop insuffisant pour l'écoulement des produits indus-
trialisés et offrait, par ailleurs, une main-d1oeuvre non seu-
lement insuffisante et coûteuse, mais aussi et surtout physique-
ment incapable d'endurer les violentes conditions de producti-
vité.
Il fallait donc trouver de nouveaux marché~et une main-
d'oeuvre plus abondante et plus résistante, ainsi que de nom-
breuses matières premières à se procurer en échange de quelques
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
- La Dialectique de la
raison (op. cit., p. 22).

44.
pacotilles. Et la colonisation de l'Afrique fut choisie comme
l'opération dont le résultat était la solution au problème. La
fameuse
conférence de Berlin de 1885 s'est occupée de fixer les
règles du partage
la possession de la côte donne droit à cel-
le de la région qui y correspond à l'intérieur; et l'occupation
effective d'un territoire est indispensable pour que la souve-
raineté de l'occupant soit reconnue par les autres puissances.
Mais la vraie raison de ce partage: politique d'extension
territoriale dans le but d'exprimer une domination totalitaire,
fut minutieusement cachée derrière les voiles pures d'une jus-
tification noble et humanitaire,
imbue des plus grands princi-
pes de morale chrétienne: on venait délivrer les peuples afri-
cains de leur pitoyable état de primitifs et de sauvages;
n'étaient-ils pas eux aussi les enfants du Bon Dieu, et ne de-
vaient-ils pas,
comme tout le monde, bénéficier de la mission
civilisatrice de l'Aufkl~rung ?
Ainsi, derrière le masque d'oeuvres de charité chrétienne
et 'd'aides désintéressées, des organismes poursuivant leurs
propres buts débarquèrent en Afrique:
Instituts de recherches,
oeuvres d'assistance "sociale et culturelle", etc ... Derrière
les oripeaux de la morale du désintéressement se profilait
l'ombre de la volonté de domination; et,
"la ruse est le moyen
dont dispose le soi aventureux pour se perdre afin de mieux se
préserver. Ulysse le navigateur, dupe les divinités naturelles
comme
jadis le voyageur civilisé dupait les sauvages, en leur
offrant des perles de verre multicolores en échange de

45.
11 i voi re"
(1).
Mais la raison, obsédée par son propre miroir de la ratio-
nalité où elle se reflète, ne se découvre que comme absence de
reflet, elle en devient folle:
raison, ou folie dans la contem-
plation d'un soi pour qui le savoir n'est qu'un pouvoir conqué-
rant
i
dans ses multiples déguisements,
la raison recherche tan-
tôt l'effet de transparence,
tantôt l'effet d'opacité. Mais en
fin de compte, elle finit toujours par se dévoiler comme la
recherche d'un système de répression ou l'enseignement d'un
savoir idéologique: substrat dlune logique de la domination.
"La raison ne fournit que l'idée d'une systématique,
les élé-
ments formels d'une solide cohérence conceptu611e. Toute visée
déterminée à laquelle les hommes pourraient se référer comme à
un aperçu rationel est, d'un point de vue rigoureusement "éclai-
ré",
une illusion, un mensonge, une "justification rationnelle",
même si les différents philosophes s'efforcent de dépasser cet-
te conclusion pour attirer l'attention sur le sentiment huma-
nitaire" (2).
L'installation, en Afrique, de cette systématique fut la
première vréoccupation des sciences dites humaines Qui,
trop
humaines, ont dénoncé,
suivant les intérêts poursuivis,
les
sociétés africaines comme abandonnées à une sauvagerie terri-
fiante ou, au contraire,
les ont idéalisées en les présentant
comme des exemples à suivre, comme les seuls modèles d'humanité
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
.- La Dialectique de la
raison (op. cit., p. 63).
(2)
Ibidem, p. 93.

46.
~lles. Et les ethnologues sont en général ceux-là qui, pour
des raisons moins "objectives" qu'idéologiques, ont, les pre-
miers,
les plus attiré l'attention sur ce dernier aspect. De-
puis qu'ils ont débarqué sur les côtes afrlc~~ne5~ ils n'ont
rien trouvé d'autre à faire que de chanter l'apologie des so-
ciétés africaines. Mais l'apologiste n'est-il pas un personnage
intéressé, et la meilleure façon de profiter et d'abuser d'un
individu ou d'un groupe, n'est-elle pas de l'endormir par le
pouvoir délirant des belles paroles ?

47.
CHAPITRE III
LES ETHNOLOGUES DEBARQUENT
IIIls sont accoutumés à des produits transportables et
qu'on peut manipuler chez soi ou admirer dans les vitrines
de musée. De ce fait,
le cadre dans lequel natt, sert et
s'effrite l'objet ~ * échappe Il
Marcel Griaule .- Arts de l'Afrique noire
* C'est nous qui soulignons

48.
Les méthodes de preuves (l'expérimentation) d'un savoir
systématique qui prétend mettre le monde en équation par le
jeu du réductionnisme conceptuel, dévoile l'immanence de l ' i -
déologie objectiviste dans sa prétendue rech&rche~de l'objecti-
vité. L'idéologie objectiviste est tout le contraire du dévelop-
pement d'un savoir objectif car,
la rationalisation du mensonge
transforme en équation de "savoir objectif" le rapport intéres-
sé qu'un sujet entretient avec le monde. C'est donc très sou-
vent qu'on appelle savoir la simple projection, sur le monde,
des fantasmes d'un sujet qui se dissimule derrière le masque
d'un titulaire anonyme. Il nous faut donc soumettre cet anony-
mat à la question dans le but d'essayer de lui trouver un nom,
afin que l'énigme que constitue le savoir puisse s'ouvrir sous
le rapport d'une multiplicité d'interprétation~possibles.A
l'énigme sans visage et sans nom du savant,
il faut que nous
trouvions des traits et que nous donnions un nom: visage de sa-
vant au regard
mystificateur et assuré,
traits d'une identi-
fication,mensongère et trompeuse. Le savant en tant que domina-
teur refuse à l'ignorant l'honneur d'exister comme être pensant.
L'ignorant pris individuellement ou collectivement représente
(pour le savant, bien entendu)
la nature: substrat d'une su-
bordination sans aucune référence au plan conceptuel, d'une sou-
mission sans fin dans la réalité de tous les jours.
L' AufkHirung,
le rayonnement de la Raison "lumineuse, par
conformité à sa mission civilisatrice, devait sortir l'Afrique
de la nuit de son ignorance. Et les éclaireurs attitrés,

49.
officiellement reconnus et envoyés par les gouvernements métro-
politains se nomment ethnologues. Leur mission a consisté à ap-
porter le savoir aux ignorants, c'est-à-dire objectiver les
sociétés africaines dans l'irréalité d'un idéal'affh qu'elles
apparaissent comme élément du système; c'est-à-dire comme sim-
pIe objet de manipulation et de domination de toutes sortes.
Pour parvenir à cette fin,
ils devaient faire entrer l'Afrique
dans les livres, lui donner la forme des livres pour qu'elle
devienne plus aisément transportable et manipulable, exposable
dans les vitrines de musée et classable dans les rayons de bi-
bliothèque. Dès lors les thèses d'ethnologie sur l'Afrique s'em-
pilèrent à pro~usion ; thèses d'autant plus vides de sens que
ces prétendus spéci~listes africanistes ne connaissaient l'Afri-
que que par le simple truchement de quelques photographies sub-
jectivistes. La grossièreté et la bêtise se dissimilent très
mal sous l'apparence de l'objectivité. Et "lorsqu'un homme in-
telligent se donne l'apparence d'un homme bête, cette ruse de-
vient ell~même bêtise, dès que celui-ci renonce À cette appa-
rence. Telle est la dialectique de l'él,oquence" (1).
Devant l'inadmissibilité et les grossièretés des thèses
soutenues sur les sociétés africaines, nous ne pouvons pas - en
tant qu'Africain noir, et au nom justement de la trop fameuse
objectivité - ne pas soumettre leur "objectivité" à la question
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
.- La Dialectique de la
raison (op. cit., p. 81).

50.
en effet, que vaut "l'objectivité" des affirmations de celui
qui,
formé au Savoir Objectif de l'Occident pour qui les Afri-
.
cains vivent en hordes de sauvages et de non-civilisés, vient
brusquement contredire cette Vérité en montrant qti'au contraire
la magie,
le mythe, la sorcellerie, l'absence d'éducation se-
xuelle, bref,
toutes les pratiques sauvages et barbares par
lesquelles les Africains se distinguent, sont les valeurs as-
sermentées de la société humaine idéale 111 Il est bien évident
qu'une telle contreverse n'a point la transparence de la neu-
tralité dont elle prétend se réclamer, et le développement du
savoir qui en découle montre que ses conséquences sont plus
qu'ambiguës et contradictoires. Il faut bien que ce soit au nom
d'un intérêt particulier que les ethnologues ne retiennent,
des sociétés africaines, uniquement que les formes de représen-
tations intellectuelles: la religion,
les mythes,
les rites,
etc ... , qu'ils survalorisent et mystifient au maximum, et mé-
connaissent les modes de productions,
les rapports réels réci-
proques ~ntre l'histoire, l'économie, la culture et la politique
sur lesquelles ils jettent l'éclat illusoire et trompeur du
voile de l'idéalisme et de la.métaphysique. Ils ont poussé à
tel point l'absurdité et la malhonnêté intellectuelle au comble
de l'irréel, qu'ils en sont arrivés à établir la fameuse équa-
tion selon laquelle société africaine = type idéal de société
parfaite. C'est pourquoi pour eux ces sociétés se fondent et se
confondent avec la tranquillité et la paix du sacré et représen-
t ent
l'image idéale de la ci té parfai te
: "Dans 11 éducation

51.
africaine,
l'accent est mis sur les relations interpersonnelles.
Il importe avant tout que chacun sache comment se conduire en-
vers les autres. L'image idéale qui est impliquée par cette
éducation et qui l'inspire plus ou moins consciemment est celle
d'une société d'individus bien adaptés à leurs différents rôles
sociaux et dont les relations sont par conséquent faciles et
.
harmonieuses" (1). Ainsi, sur le ton d'un platonisme inavoué,
les ethnologues ont redonné aux sociétés africaines,
les quali-
ficatifs de la fameuse Callipolis.
Devant l'énormité de l'inadéquation de leur "vérité" avec
les réalités sociales,
il y a lieu de remarquer qu'il s'agit là
d'un mécanisme rationaliste qui se refuse - pour des raisons
de domination idéologique - de reconnaître ces sociétés afri-
caines dans la topique de celles qui se répartissent le domaine
de l'histoire des hommes; ce qui montre très clairement que
les ethnologues sont, dans les colonies,
les représentants et
les agents du courant intellectualiste occidental qui occulte
la domination impérialiste. Et l'idéologie objectiviste de la
domination impérialiste consiste,
justement, en cette philoso-
phie "officielle" qui exploite malhonnêtement dans la tradition
africaine le passé, l'authenticité, la métaphysique ancestrale
en les connotant de richesse
d'une merveilleuse "ontologie
·(1) MAQUET (Jacques)
.- Les civilisations noires (Paris, Horizons
de France, 1962, pp. 183-184).

52.
africaine" dans le but - bien entendu -
d'endormir les conscien-
ces africaines; d'où le caractère apologétique de leurs thèses
qui tentent toutes de montrer à tous crins :
- que les sociétés africaines sont des 9pmmu~autés régies
par le culte des ancêtres qui fournit aux vivants un code insti-
tutionnalisé de pratiques et de croyances,
- que la "cosmogonie" africaine est, de part en part, domi-
née par le symbolique, et qu'il faut par conséquent que tout ce
qui entre dans la valeur signifiante de l'homme: l'art,
la mo-
rale,
la religion, la culture, la technique, etc ... , soit démon-
tré en tant que rituellement significatif, c'est-à-dire morale-
ment conditionné quant au but, au moyen et au résultat par les
ancêtres,
- que l'éducation des enfants se fait librement au grand
air des expériences de la vie quotidienne, parachevées par le
fameux voyage initiatique.
Bref, on pourrait multiplier indéfiniment les exemples;
et l'on verrait que ce qui reste curieux, c'est le fait qu'on
constate toujours, quel que soit l'exemple, que l'idée que les
esprits ancestraux sont continuellement mêlés aux affaires des
vivants et leur dictent une ligne de conduite morale et religieu-
se,
constitue le principal point d'articulation central
des
thèses des ethnologues : "Leur cosmogonie est tout
entière do-
minée par le culte des ancêtres. Même leurs complexes institu-
tions totémiques,
leur culte de la Terre, leurs croyances dans
les dangereuses qualités occultes d'arbres, animaux et autres

53 •

phénomènes naturels mauvais lui sont subordonnés ( . . . ). Ce
sont toujours les ancêtres qui tranchent en dernier ressort"
(1).
En fait,
l'objectif de ces fameux ethnologuec était de dévelop-
per un courant intellectuel qui décentre fausse~~nt en les mas-
- J '
' ....
quant,
les véritables bases sociologiques et matérielles de
l'histoire des peuples africains. Le caractère fabuleux et les
principes idéalistes de leurs affirmations montrent bien le
sens du déplacement idéologique auquel ils réduisent l'espace
social réel. Car enfin,
les peuples africains, comme toutes les
sociétés humaines, n'ignorent pas les grandes contradictions
socio-économiques, politiques, éthiques et esthétiques qui se
livrent, quotidiennement, bataille dans les zones souterraines
de toutes les sociétés humaines quelles qu'on se les représen-
tente C'est donc au nom d'une idéologie dominatrice, celle de
l ' exploi tation impérialiste, que les "intellectuels" des puis-
sances coloniales se sont déguisés en apologistes des sociétés
africaines. Les sociétés africaines ne sont pas des sociétés
d'anges ou de saints esprits, mais d'hommes réels qui doivent
.
produire, par eux-mêmes,
les conditions matérielles de leur
existence, c'est-à-dire avoir une interprétation réelle et pros-
pective de leur histoire; en tant que telles, elles ne sont
pas forcément moins violentes ni moins hypocrites que les so-
ciétés réputées "civilisées". Il est clair, par exemple, que
la guerre et les autres formes de conflits sociaux ne sont pas
(1) MEYER FORTES .- Oedi e et Job dans les reli ions ouest-
africaines
France, Marne,
1974, pp. 101-102)
Traduit de l'anglais par Roger Renaud.

54.
réservés à un seul type de société. La violence est la vieille
"noblesse" du monde
; si bien que quand les fameux ethnologues
montrent,
à tous crins, que les sociétés africaines sont des
groupes parfaitement homogènes dans lesquels lJinai~idu se fond
dans la tranquillité et la paix d'une communauté "sagement"
régie par l'aspect du religieux et da sacré,
ils donnent, eux-
mêmes,
la preuve de la grande insuffisance et inadéquation de
leurs propros, car tout le monde sait que la prévention reli-
gieuse elle-même a un caractère extrèmement violent, que l'uti-
lisation rusée de certaines propriétés de la violence de son
aptitude à se déplacer d'objet en objet,
se dissimule derrière
l'appareil rigide du sacrifice rituel africain, par exemple.
L'image de société parfaite et idéale que les ethnologues se
plaisent à reconnaître aux sociétés africaines n'est donc que
la simple parure abusive d'une idéologie intellectualiste qui
sert et défend des intérêts de domination; en occultant les
contradictions sociales des peuples africains au moyen de l ' i l -
lusion métaphysique"
ils cherchent à empêcher les Africains
d'àvoir la conscience qui leur permettrait de dynamiser leur
histoire, de faire leur histoire, c'est-à-dire de vouloir trou-
ver un sens moins aliénant à la dialectique de leurs contra-
dictions sociales. Et puisque la visée de l'impérialisme capita-
liste était de faire de ces "hommes" des esclaves soumis,
il fal-
lait tuer en eux toutes les possibilités de prise de conscience
d'où cette politique de liquidation de leurs valeurs socio-
historiques qu'entreprirent,les puissances métropolitaines.

Celui qui n'a aucune conscience de la libert€
ne saurai t être dé-
terminé à lutter pour elle. Il subira, sans aucur.e initiative
de contestation, tous les caprices et horreurs des forces
dominatrices.
Nous tâcherons donc de démasquer cette philosophie de l'u-
topie des mouvements totalitaires qui s'avancent sous la ban-
nière des métaphores de Lumière et de Raison civilisatrices. Il
nous faut montrer comment ces mouvements impérialistes ont éli-
mi~é les conditions de réalisation d'une pratique sociale afri-
caine par la liquidation des valeurs et des forces qui auraient
suscité une telle initiative; en faisant porter l'intérêt de
notre analyse sur les vraies réalités sociales africaines: en-
deçà des utopies et des mensonges du totalitarisme bourgeois,
comment était (1) structurée et organisée la vie sociale afri-
caine ?
Pour mieux cerner l'ampleur du problème dans la minutie
d'une analyse rigOureuse, nous sommEs tenu
de nous limiter aux
dimensions d'un certain nombre de sociétés africaines bien dé-
terminées. D'ailleurs, ce serait tomber dans le soupçon de par-
1er pour ne rien dire que de vouloir parler de l'Afrique en
(1) La liquidation des valeurs africaines par l'impérialisme
culturel et l'industrialisme capitaliste fait distinguer,
depuis plus d'une vingtaine d'années déjà, une Afrique pré-
coloniale, une Afrique africaine et une Afrique des "indé-
pendances", une Afrique métro-politisée (manipulée par une
politique souterraine).

57.
T R O I S I E ME
PAR T 1 E
LES MASUUES AFlUCAINS
1
LE CON'fEXTE er L'ENJEU DU SECOND VISAGE

~.
L'histoire écrite et connue fait remonter l'usage des
masques aux expériences de la Grèce et de l'Egypte antiques.
Dans la Grèce antique les récitants de la ç~lébration des
mystères du dionysisme portaient des masques tristes et hi-
deux pour la tragédie, grotesques et hilarants pour la comé-
die. De leur côté, les Egyptiens masquaient le visage des
momies de leurs pharaons et figuraient souvent sur leurs
bas-reliefs des prêtres masqués de têtes d'animaux.
Quant aux masques africains - bien que l'Afrique soit
reconnue comme l'une des principales terres des masques 1
"nulle part il ne s'en rencontre une telle quantité et une
telle diversité" (1) - la question de la détermination de
l'époque de leur mise en usage (ou entrée en scène) reste
sans réponse précise ni satisfaisante. D'aucuns pensent
qu·elle est antérieure à l'ère chrétienne, d'autres la si-
tuent vaguement au VO siècle, d'autres enfin la font re-
monter jusqu'à la Renaissance. Bref, on peut, de toutes les
façons, penser que la grande discrétion et le grand secret
dont ils ont toujours été entourés n'auraient jamais facilité
(1) RATTON (Charles) .- Masques africains, in William Fagg
Masques d'Afrique, Nathan/L.E.P., 1980, p. 10.

59.
ou permis une telle révélation (l). Et, plus que celle de
leur origine, la question qui nous intéresse ici reste es-
sentiellement celle de la principale fonction des masques
africains au sein des sociétés qui en connaisseot l'ins-
-'-
titution.
Concernant ce problème particulier de la fonction so-
ciale des masques africains nous n'allons pouvoir, évidem-
mènt,parler, après tout ce que les grands spécialistes et
ethnologues africanistes ont raconté, qU'en tant que simple
observateur. Cependant qU'on veuille bien nous accorder que
notre observation - qui est l'effet d'une analyse critique -
ait trouvé des raisons qui nous persuadent de donner notre
préférence à une nouvelle interprétation du rôle social des
masques africains. Car, a-t-on besoin de rappeler encore une
fois que tous ceux qui ont parlé jusqu'ici de ces ma$ques,
n'en ont fait qu'une chose sacrée, un trait d'union dange-
reux entre la vie et la mort, l'accessoire obligé des céré-
monies et des cultes, ou encore un objet d'art. La rupture
qU'opère notre critique montre les masques plutôt comme
des appareils réels dont toute la dimension sociale rés~de
dans l'étroit rapport qui les lie au jeu de l'exercice du
pouvoir. Les masques ne sont ni des esprits, ni une divine
prmmesse d'ascension à l'absolu. Ce sont des appareils qui
(l) Mais de nos jours, les masques sont devenus des objets
commercialisés et plus un masque est réputé ancien, plus
il coÜte des fortunes. On comprend alors que les commer-
çants fassent ··vieillir" leurs masques par tous les
moyens.

60.
permettent d'assumer des fonctions sociales réelles: ce
sont des hommes réels qui portent les masques et les font
vivre.
On le sait.
On sait aussi, par ailleurs, que ce sont
la barbarie industrielle et son corollaire l'impérialisme
qui ont mis à mort les masques et ont présenté, par la
suite, leurs dépouilles comme oeuvres d'art.
Car, dans la
grande tradition africaine, "àn ne voit point qu'un masque
soit beau, immobile ; il est inséparable de son geste et de
sa geste"
(1), note très justement Marcel Griaule.
De son
côté, lIse Schneider souligne, avec non moins d'intérêt,
'ce caractère vivant des masques comme instruments réels
dont l'homme assure la maîtrise, en faisant remarquer que
"la raideur agitée du masque fait vivre une créature inco-
nue et mystérieuse que l'homme peut commander ( ..• ).
Les
phases cinétiques transforment la raideur en pulsations,
changent les traits et les raccourcissent en effet mimique
la transformation devient réelle:
le masque vit"
(2).
Les
masques vivent, non pas spirituellement, mais ~ont réelle-
.
ment impliqués dans la vie quotidienne de l'homme qui les
compte parmi ses phénomènes sociaux les plus fondamentaux
et les plus opaques,
à savoir l'exercice du pouvoir poli-
tique.
(1) GRIAULE (Marcel)
.- Arts de l'Afrique noire (Paris, éd.
du Chêne, 1947, p.
94).
(2) SCHNEIDER (lIse)
.- Masques primitifs (cité par Marcel
Griaule, Ibid., pp.
73-75).

61.
Les morts-vivants comme masques masqueront-ils encore
pour longtemps les morts-vécus sans mas4ues et sans phrases
masques revenants dont i l est temps de se demander à qui
ils reviennent en Afrique.
Pour quoi,
pour qui_ sont-ils
revenus ?
Dans la production de l'espace artificiel,
l'imaginaire
et ses représentations découvrent la distorsion qui les op-
pose au réel dans le devenir historique.
Le couple imaginaire/
réel charrie, dans son instabilité permanente, des images
dont la discontinuité réfléchit les conditions d'émergence
de ce qU'il est convenu d'appeler existence sociale.
C'est
alors que le symbolisme de la vision imaginaire prend
forme à travers un nombre infini d'images représentatives
pe l'espace social.
E~ l'irréalité de la vie, en dé-pliant
et multi-pliant ces images confuses, opère par métaphores
incessantes et dévoile la falsification et la mystification
comme inhérentesau monde des illusions et des mensonges ;
si bien que le monde réel lui-même devient un monde menson-
ger dans lequel on n'a même plus recours au mensonge pour
reconnaître l'en-jeu des déguisements.
Dès lors,la fabula-
tion,
le simulacre ou la falsification triomphe derrière la
grimaçante image du désir de domination qui oscille cons-
tamment entre les deux pôles du caché et du montré et prend
pour nom:
idéologie ou masque.
L'idéologie naît de la do-
mination qui se manifeste toujours derrière des masques im-
passibles.

62.
Le désir de la dissimulation est un noeud d'ambiguités
qui confond l'~tre à l'ombre de la feinte et de la sincérit~.
Comme tout ce qui partage l'ambiguité du double et de son
mouvement de dédoublement,
la dissimulation se surprend
toujours dévoilant ce qU'elle cache.
La représentation spa-
tiale que la dissimulation expose sur notre visage - voire
sur tout notre corps -
prend ordinairement pour nom
masque (1).
Le masque,
unité de dissimulation, a connu, dans la
grande tradition africaine, une signification dont la singu-
larité l'oppose diamétralement à toutes celles fantaisistes
et hâtives des ethnologues et de tous ceux qui y ont d'em-
blée reconnu l'oeuvre d'une création plastique. "C'est il
tort, écrit Jean-Louis Bédoin, que l'on considérait unique-
ment les masques comme des objets d'art"
(2).
Les masques
africains portent, dans leur matérialité d'instruments de
dissimulation, un message social à découvrir et à suivre
dans la minutie du moindre détail.
Ils édifient ainsi les
lieux privilégiés où se manifeste le pouvoir politique.
Ce
qui veut dire que les masques africains sont essentiellement
des représentants et agents officiels du pouvoir et fonction-
nent,
par conséquent, Comme de véritables appareils de pou-
voir idéologique.
Au-delà de leur "pouvoir" préliminaire
(1) Cf. notre introduction ou nous rappelons la définition
ordinaire du masque.
(2) BEDOUIN (Jean-Louis)
.- Les Masques (Paris, PUP,
Que
sais-je 7, nO 905,
2° éd., 1967, p. 97).

~.
de suspendre le destin, les masques sont affirmation du
politique qui donne son sens éthique à la vie sociale des
hommes, c'est-à~dire, qui assure le contrôle de la vie so-
ciale des honwes.
Ils représentent le risque et activent,
par leur souffle,
l'imagination des fantasmes.
Dans la
danse et/ou transe des masques,
la chance atteint son som-
met, ivresse et cruauté se mêlent: fête des sensations.
Dans leurs brutales impulsions d'ivresse (transe),
les mas-
ques affirment la réalité sociale comme influx tragique qui
évolue dans le flux du dangereux qU'feux seuls savent maî-
triser et apaiser.
C'est ici le triomphe du simulacre :
l'ivresse de la simulation qui devient, du coup, réalité,
parce que cette dissimulation aboutit à une possession qui
fonctionne déjà comme l'indice d'un ordre qui n'est plus
une feinte.
Les institutions politiques de l'Afrique tradi-
tionnelle reposent fondamentalement sur cette étroite con-
nexion qui identifie le simulacre a la réalité.
Dans un tel
contexte, c'est la singularité du pouvoir comme réalité ab-
solue, qui fonde le fameux caractère sacré des masques.
Et
de fait,
COmme le dit Georges Balandier, "le pouvoir ne se
.fait et ne se conserve que par la transposition,
par la
production d'images,
par la manipulation de symboles et
leur organisation -dans un cadre cérémoniel"
(1).
Le recours
(1) BALANDIER (Georges)
.- Le pouvoir sur scenes (Paris,
Balland, 1980, p.
16).

à l'imaginaire est la voie royale par laquelle le pouvoir
commande le réel : exposé dans son horrible nudité,
le pou-
voir n'aurait aucune crédibilité; c'est d'ailleurs pourquoi
sa crédibilité et crédulité. C'est donc par sa puissance
théâtrale de créateur d'effets de duperie que le pouvoir
se manifeste derrière le rideau de ce que George Balandier
n"'hési te pas à désigner, fort justement, du nom de "théâ-
trocratie"
(1).
C'est cette origine théâtrale du pouvoir,
qui, objectivée et projetée dans les masques qui sont, en
l'occurence, des accessoires obligés de toute mise en scène,
les hypostasie et les idéalise à prendre figures d'objets
sacrés et totémiques dont l'approche et l'accès deviennent,
par conséquent, réservés aux seuls initiés et grands prêtres.
(1) BALANDIER (Georges)
. - Le pouvoir sur scenes (Paris,
Balland, 1980, p.ll).

CHAPITRE Il
LES MASQUES AFRICAINS
APPAREILS (1) DE POUVOIR
"Dans les cultures où le masque incarnait
la loi non écrite, Côte-d'Ivoire, Haute-
Guinée, par exemple, l'homme ou les hommes
qui en avaient la garde, détenaient en
fait, sinon toujours en droit, tout ou
partie du pouvoir politique".
Jean-Louis Baudoin, Les masques
(1) Au sens de1euzien et a1thusserien du terme.

66.
Les considérations auxquelles nous venons de faire al-
lus ion et la critique qui va suivre reposent fondamentale-
ment sur l'observation réelle d'un fait, d'un fait qui n'est
pas seulement l'objet d'une simple observation, mais qui
est aussi et surtout l'objet d'une expérience vécue (1).
Ce fait - qui est par ailleurs très justement souligné par
-J.-L.
Bédoin (2) - est que dans toutes les sociétés africai-
nes où existe l'institution des masques, i l s'avère toujours
que c'est le groupe qui détient le pouvoir qui, d'une rna-
nière ou d'une autre, possède les masques.
D'où la question
de leur venue au pouvoir se trouve imbriquée dans celle de
leur possession des masques : ce groupe est-il au pouvoir
parce qu'il possède les masques, ou possède-t-il les masques
parce qu'il est au pouvoir? Le caractère bipolaire de cette
question, la permanence de son mouvement de va-et-vient
sont bien la preuve de l'évidence de l'étroit rapport qui
lie nécessairement les masques à l'exercice du pouvoir.
Le
pouvoir et les masques sont deux réalités indissociables.
Et le secret du succès de ce rapport, ce qui le rend idéolo-
giquement opérationnel réside dans la soumission, dans le
consentement et l'obéissance naïfs des uns qui n'ont été que
(1) Feu mon grand-père était un membre très influent de la
"société secrète" de notre village. J'ai donc
eu
très
tôt le"privilège" de l'accompagner souvent aux bois sa-
crés, assister aux grandes cérémonies sacrificielles.
(2) BEDOUIN (Jean-Louis).-op.
cit.
p.
83.

trop crédules à se laisser duper par les fables et mensonges
de ces autres qui opéraient sous l'impulsion du désir de
gouverner . . . De quelque sorte que soit le pouvoir,
laïc,
militaire ou religieux, i l n'est que la con~équence d'un
consentement.
La discipline d'une armée n'est pas faite de
la puissance des généraux~ mais de l'obéissance des sol-
dats"
(1).
L'efficacité des masques en tant qU'appareils de
pouvoir repose donc sur une tragédie sacrificielle de base
au cours de laquelle les officiants ont réussi à s'appro-
prier un aspect considérable du domaine psycho-affectif des
individus en les conditionnant à croire que les masques
sont des réceptacles d'esprits tout-puissants qui ont,
sur eux, pouvoir de vie et de mort. Moralité,
tous se mi-
rent à se comporter conformément aux normes prescrites par
ces esprits dangereux afin d'entrer dans leur bonne grâce
tant i l est vrai que personne n'a envie de mourir. Ainsi,
à l'origine du pouvoir des masques se mure le désir illu-
soire d'éternité de l'homme qui, instinctivement, a tou-
jours tenté de fuir
la mort.
Ici encore, crédibilité si-
gnifie crédulité, car l'homme a toujours été disposé
à donner sa préférence à la croyance d'une éventuelle sup-
pression ou disparition totale de la mort.
L'angoisse dù
devoir-mourir crée alors une quasi-psychose qui transforme
ici,
la mascarade et la fantasmagorie en esprit réellement
dangereux.
(1) CAILLOIS (Roger)
.- L'homme et le sacré (Paris, Galli-
mard, 1950, p.
112).

~.
Mais le masque n'agit pas seulement sur la sensibilité
psycho-affective ou l'imagination des individus.
Il s'adres-
se également à leur intelligence.
La puissance de son ex-
pression, délicatement imbr~quée dans leurs joies et souf-
frances quotidiennes -
le masque est présent à tous les
évènements sociaux signifiants (fêtes (1), deuil, récolte,
épidémie, etc.) -
lui entretient les liens d'une sincère
familiarité avec tous, y compris les femmes et les non-
initiés ; familiarité d'autant plus sincère qu'elle est ins-
pirée par la représentation idéographique dont le masque
est le siège : le masque apparaît souvent comme un idéo-
gramme qui le montre comme un effet de code qui s'exprime
par une sémiotique du symbolique ; c'est-à-dire par un sys-
tème de représentation dans laquelle l'ordre du signifié
déborde continuellement l'ordre du signifiant et finit par
s'en emparer complètement, de telle sorte que cesse d'exis-
ter la traditionnelle distinction entre signifiant et signi-
fié. A ce degré d'élaboration du principe de la signifiance,
cette disparition du rapport signifiant/signifié supprime
avec lui le masque qui disparaît à son tour, et laisse ap-
paraître à sa place,
le symbole et son pouvoir divin de
(1) A côté des grands masques sacrés que couvre tout un ré-
seau d'interdits, on distingue les masques populaires
dont l'accès n'est réglé par aucun rite d'initiation.
Ce sont ceux-là (le masque Goli, chez les Baoulé de C.I.
par exemple) qui participent aux fêtes,
et que tout le
monde, y compris les femmes,
peut voir.
Il est, toute-
fois interdit aux femmes d'y toucher.

traducteur de hiéroglyphes.
Ainsi donc, en poussant la logique du masque jusqu'à
sa dernière conséquence, on la découvre qui s'élève radi-
calement sur la suppression de la binarité.comme condition
optimale du signe, et extraire de cette suppression, sa va-
leur spirituelle.
C'est alors que se dessine l'espace d'un
idéogramme dont le territoire d'inscription sociale recou-
vre le dogmatisme d'une idéologie enracinée dans un au-
delà du langage, de telle sorte que "l'écriture est alors
chargée de joindre d'un seul trait la réalité des actes et
l'idéalité des fins"
(1). Ainsi, COmme dernière image du
masque,
la représentation idéographique cesse d'être repré-
sentation immédiate de sens, dans la mesure où elle perd
toute forme d'expression derrière l'impassibilité des mas-
ques.
Les masques ne sont
idéologiquement intéressants
que par la terreur qu'ils suscitent. Et comme le dit
Roger Caillois, "dans les sociétés à masques,
toute la ques-
tion est d'être masqué et de faire peur ou de ne pas l'être
et d'avoir peur"
(2).
On constate alors que le tour de
passe-passe idéologique consiste à faire croire :
(1) BARTHES (Roland)
.- Le degré zéro de l'écriture (Paris,
Seuil, 1953 et 1964, p.
22).
(2) CAILLOIS (Roger)
.- Les
jeux et les hommes (Paris, Gal-
limard,
1~67, p. 203).

7rO.
1°) que les masques sont des esprits dangereux;
2°) que les masques protègent la communauté contre les
menaces de la violence et de la mort.
En fait,
la réalité est toute autre:
le masque n'est pas
l'image dangereuse d'une apparition surnaturelle, mais un
homme réel déguisé
d'autre part, les masques ne sont
jamais une propriété collective, mais appartiennent tou-
jours exclusivement au seul groupe au pouvoir.
Du coup,
la question du rôle social des masques est à reformuler, et
ce, dans une toute autre perspective ; en effet, i l ne
s'agit plus de savoir quelle divinité protectrice S'incarne
dans tel ou tel masque, mais quels intérêts de groupe, de
caste, de clan, de classe, comme on voudra, sont défendus
et servis par tel ou tel masque? rIant i l est vrai que,
dans les sociétés à masques, c'est toujours le groupe au
pouvoir qui possède nécessairement les masques.
La fonction politique s'exerce toujours au moyen d'ap-
pareils et de dispositifs pulsionnels (1) au sens où l'en-
tend Lyotard.
Les dispositifs pulsionnels représentent les
"mystères" par lesquels la vie politique des grandes tra-
ditions africaines s'est définie comme un ensemble de pra-
tiques ritualisées sur la scène d'une représentation drama-
tique d'origine mythique.
La quantité et la diversité de
(1) LYOTARD (Jean-François)
. - Des dispositifs pulsionnels
(Paris, lü/18, UGE, 1973).

11.
formes des masques que cachait l'Afrique, ont facilité et
rendu possible une telle dramatisation.
Les masques n'in-
carnent aucune divinité dangereuse.
Ce qu'il y a, c'est que
le pouvoir les utilise comme accessoires obligés de la
mise en scène du drame politique.
Et puisque l'enjeu du
drame est la représentation qU'il suscite, et que l'objet
de la représentation tragique est la mort physique ou mo-
rale,
les masques - qui sont le support de cette représen-
tation - apparaissent du coup, comme réceptacles d'esprits
dangereux.
Le constant besoin d'ascension qui caractérise le pou-
voir, crée un système d'élévation dans lequel les masques
deviennent des substituts pulsionnels des "qualités" poli-
tiques idéalisées par l'homme. Mais, dans le pouvoir poli-
tique,
l'élévation dernière est une tentative impuissante et
fatale comme celle d'Icare.
Car, à la manière de Dédale, le
constructeur des ailes de cire, c'est-à-dire le complice de
l'intellect pervers, le pouvoir utilise le sacré comme son
arrière-scène idéologique, c'est-à-dire Comme ruse et per-
version. Ainsi, au plus haut degré de l'ascension politique,
le pouvoir, avide de domination et de violence (sa dernière
vérité), ne se contente plus de créer l'Image Véridique de
la vie, mais i l aspire à l'uniformisation de toutes les
valeurs et activités sociales. ~t,cette violence totalitaire,
dans son divin besoin d'idéalisation, provoque la chute
dans la perversion de l'intellect qui devient désormais
producteur de fantasmes et/ou de fantômes.

12.
La danse et/ou transe des masques africains est présen-
tée comme une extase divine qui prétend unifier l'homme,
le
laver de ses impuretés afin de le réconcilier avec son être
et l'élever à l'exigence spirituelle, soit
mais l'en-jeu
ou l'entrée en jeu ou sur scène du second visage qui se dis-
simule mal derrière son fatras idéologique,
trahit déjà la
volonté tendancieuse de ses fonctionnaires alors répertoriés
à l'ombre du pouvoir.
Dire que les masques sont des traits
d'union mystiques entre le profane et le sacré, est un men-
songe.
Les masques incarnent les institutions,
ils sont au
.service du pouvoir et, en tant qu'effet de code, fonction-
nent comme des appareils de pouvoir idéologique,
destinés
à véhiculer et à entretenir une hégémonie politique. Les
masques sont un moyen de domination et de violence : domina-
tion des hommes sur les fernmes,
domination des adultes sur
les plus jeunes, enfin, domination idéologique du groupe au
pouvoir.

CHAPITRE III
LA MISE BN SCENE
Les représentations imaginaires et les pratiques ritua-
lisées par lesquelles elles se manifestent ont une efficacité
politique.
Elles produisent une représentation dramatique
dans laquelle le pouvoir joue le personnage principal sous
le déguisement d'une transcendance judiciaire qui contrôle
l'évolution du drame et distribue les torts avec ses sanc-
tions relatives.
L'investissement symbolique est une nécessi-
té politique dans la mesure où i l produit des mythes capa-
bles de provoquer la soumission et l'obéissance des gouvernés.
·On nous fait croire que les masques sont des divinités pro-
tectrices de la communauté.
D'accord, mais le degré de pro-
fondeur du sens commun de cette protection divine est à sou-
mettre à la question : car enfin, si telle est réellement le
sens de la fonction sociale des masques, on ne comprend alors
vraiment pas pourquoi on prend si minutieusement le soin
d'exclure la grande majorité des membres de cette communauté
(les femmes,
les enfants et les adolescents non-initiés), de
la scène de leur usage rituel ? Sous peine de mort,
les fem-
mes,
les enfants et tous les hommes qui,
pour une raison ou
pour une autre,
ne sont pas initiés, ne doivent pas voir les
masques,
encore moins assister à leurs manifestations rituel-
les. Ainsi donc,
par les réseaux d'interdits dont ils sont
entourés,
les masques sont plutôt des opérateurs de séparation,

14.
de désunion,
de distanciation, de différenciation et de hié-
rarchisation : ils ouvrent des perspectives de promot<hons
sociales à l'homme et rejettent la femme dans la misère de
la faiblesse de son sexe. Horkheimer et Adorno ont alors
raison de faire remarquer que "l'homme en tant que domina-
teur refuse à la femme l'honneur d'exister comme individu"(l).
En tant qU'opérateurs de différenciation,
les masques
ont leur territoire d'inscription sociale:
les bois sa-
crés (2) où on les isole soigneusement de l'espace social
profane.
Ils sont ainsi> séparés du monde profane et impur
par des cloisons violemment étanches ; car leur contact fou-
droie nécessairement la femme ou le non-initié qui les voit
ou les touche.
Seuls les initiés peuvent impunément les
approcher.
Cependant, s ' i l arrive à un initié de trangres-
ser,
par mégarde,
un interdit,
i l doit aussitôt s'en rache-
ter par l'offrande d'une victime (animal) émissaire.
La rigueur et la violence des interdits qui entourent
les masques et leur territoire résultent du caractère clos
de l'univers politique.
Le bois sacré constitue, en effet,
ce qU'on pourrait appeler,
une antichambre secrète
(1) HOl<KHEIMER (Max)
, ADüHNO (Theodor)
. - op.
ci te,
p.
120.
(2) espaces aménagés non loin du village, où sont rangés les
masques et leurs accessoires. Sn général,
i l existe plu-
sieurs bois sacrés pour un même village.

75.
de la scène parlementaire, ou le clan au pouvoir se retire
à huis-clos pour prendre les décisions politiques. Et c'est
au moment de la promulgation de ces décisions que la théâtra-
lité intervient comme efficacité idéologique.
En tant que
représentation scénique, elle nécessite un travail de mise
en scène ; ce qui suppose un scénario, des rôles, des res-
sorts secrets et des jeux de violence dans la mesure où i l
s'agit d'une représentation tragique.
Les acteurs sont choi-
sis parmi les initiés les plus habiles en athlétisme et en
chorégraphie ; car le masque est un appareil de mouvement,
son pouvoir est par conséquent lié à son habileté athlétique
ainsi qU'à son .ingéniosité chorégraphique.
La danse est le
moment privilégié de la théâtralité africaine:
l'envol
dans le ciel des divinités est le désir préliminaire à la
conquête de la puissance qui a de tous temps hanté l'imagina-
tion des hommes qui se veulent dieux : Icare et sa machine
infernale.
Le masque c'est le dieu qui danse, qui chante, qui
crie, qui pleure, qui rit ; mais, dans sa divine présence,
ses attitudes psychologiques sont extraordinairement diffé-
rentes de celles de l'honune profane:
le masque doit savoir
imiter les pas,
la voix, en un mot, le comportement de la di-
vinité dont i l est la dangereuse incarnation,
i l doit savoir
réaliser à la perfection ce que Roger Caillois appelle la
"mimicry"
(1).
Pour qu'ils puissent atteindre cette efficacité
(1) CAILLOIS (Hoger)
- op.
cit., p.
177

16.
idéologique, on prépare soigneusement les acteurs
: c'est-à-
dire, on masque ceux-là qui ont reçu mission de diffuser les
messages politiques
on les déguise et les équipe d'ins~
truments
. dëstinés
à
déformer-:.~le timbre
de la
voix
de façon à le rendre plus aigu ou plus grave, destinés à
produire des roulements, des sifflements et des grincements
qui impressionnent de façon angoissante. Ainsi accoutré, ou
plutôt équipé, le masque est prêt pour l'entrée en scène
masque de bois taillé, couleur de sang et de jaune d'oeuf
coagulés, masque de fibres de raphia et de peau de fauve,
masque qui danse et s'ouvre soudain sur les deux volets du
costume et de la nudité, et laisse apparaître un corps
d'homme réel j
tout empreint de scarifications et d'austé-
rité, et dont la possession et la transe pourvoient à l'om-
niprésence du surnaturel.
En effet, le déguisement qU'em-
pruntent les agents du pouvoir transforme ceux-ci en êtres
surnaturels aux yeux et dans l'imagination de ceux qu'ils
ont la charge de gouverner. Dès lors ce pouvoir masqué se
.
retrouve dissimulé par cela même qui dévoile le mieux son
identité :
la violence rituelle du drame de la crise sacri-
ficielle.
Par delà les limites du corps périssable de l'hom-
me masqué se manifeste la puissance illimitée des forces
spirituelles investies par l'idéologie politique.
Uuant au moment de la représentation, c'est presque
toujours à la tombée de la nuit (1), c'est-à-dire à un
.(1) A moins d'un évènement exceptionnel (décès d'un grand
chef politique, par exemple), les masques ne sortent
que de nui t..

77.
moment où l'incertitude de la visualisation réelle projetant
un décor hallucinatoire, inspire intensément l'imaginaire à
engendrer ses fantômes et ses revenants monstrueux, que les
masques, objets de la fantasmagorie ou de la théetralité
politique,
font leur apparition tragique.
Quand, par leurs
roulements semblables à ceux du tonnerre, ou par leurs grin-
cements successifs, ou par leurs sifflements stridents, les
masques annoncent leur imminente entrée en scène,
le groupe
des femmes et des non-initiés se retire afin de se cacher,
le plus »mmédiatement possible, dan~ le tréfonds des maisons,
quelles que fussent l'importance et l'urgence de sa préoc-
cupation.
Car,
pendant cette mise en scène interdite aux
femmes, et à laquelle les jeunes hommes ne doivent commencer
à avoir un accès timide qU'à la fin d'un long et périlleux
voyage initiatique (nous y reviendrons), si par mégarde ou
par curiosité une femme aperçoit un masque ou même en entend
tout simplement parler, elle tombe immédiatement malade et
ne peut guérir que si son mari ou son père offre une victime
émissatre en guise d'amende.
Dans ce même territoire inter-
dit aux femmes,
la femme qui est en période de menstruation
est considérée (par les initiés) comme impure; car le sang
menstruel est (selon eux) impur et, en tant que tel, entre
dans un rapport de similitude tabou avec le sang pur de la
victime émissaire, qui purifie et ravive le pouvoir sacré
des masques.
Il lui faut donc, pendant toute cette période,
prendre soin de ne toucher à aucun initié. Elle fait foyer

08.
et cuisine à part, et aucun initié ne doit manger de ce
qu t e t i.e prépare. En un mot,
tous les contacts sociaux en t.r«
elle et les hommes sont provisoirement coupés.
Elle est a i ns i
rejetée dans un isolement créé par le pouvoir des masques.
Dans un tel contexte, les femmes et les non-initiés n'ap-
partiennent pas vraiment à la cQmmunauté ; n'ayant aucun
pouvoir
juridique ni politique.
L'organisation sacrée de la
domination masculine réduit la femme à n'être que le subs-
trat d'une subordination qui lui confère le statut d'être
biologiquement inférieur.
La proclamation de l'infériorité
congénitale du sexe féminin,
est en même temps la proclama-
tion de la haine contre la différence naturelle qui échappe
à celle établie par l'ordre social; c'est-à-dire haine
contre la différence qui ne se prête pas comme figure repré-
sentative de l'administration des hommes et qui, en tant que
telle, reste inclassable dans la topique de la hiérarchie
sociale : prise aussi bien individuellement que collective-
ment,
la femme échappe au contrôle de l'homme en tant que
différence de la différence.
èt la différence non institu-
tionnelle et non institutionnalisable attire la haine et
l'agression des maîtres des institutions i
tant i l est vrai
que toute agression est d'autant plus violente et brutale
qU'il n'existe aucune fongibilité entre l'agresseur et la
victime.
La femme,
en tant que différence originelle, révèle
le caractère idéologique, c'est-à-dire artificiel, subjectif
et mensonger du principe àe différenciation établi par les

79.
hommes
j
c'est pourquoi sa présence déclenche la haine des
hommes.
Les femmes sont constamment tenues à l'écart de la
société parce que la singularité de leur différence échappe
aux hommes qui se veulent maîtres du monde.

80.
CHAPI'rl.<1:: IV
LE "DA1'.jW"
:
LBS FEMNES BNTl.<EN'f EN SCEl\\jE QUA1'J.iJ ELLt:S SE DESHABlLLENT
Cette exclusion des femmes de l'ensemble chorégraphique
du rituel des masques, qui impli4ue ipso facto leur isole-
ment du pouvoir politique, c'est-à-dire d'un nombre considé-
rable d'activités sociales, les a déterminées à réagir dans
le sens d'une contestation par la voie d'une véritable mani-
festation.
Contre le pouvoir de la domination masculine qui
entre en scène quand i l se grime, la réaction féminine,
en
tant que mouvement de manifestation contestataire, situe sa
puissance antithétique dans l'expression de la nudité.
Sur
le modèle des sociétés secrètes des hommes,
les femmes cons-
tituent des confréries, dans lesquelles les hommes ne sont
point admis et où les officiantes sont toutes nues lors des
cérémonies rituelles qui se déroulent toujours,par opposi-
tion à celles des hommes, en pleine journée. Chez les
Baoulé (1) de Côte-d'Ivoire par exemple, ces confréries fémi-
nines portent le nom très caractéristique de "Dando" ou en-
core "Adjanou", ce qui signifie : "entre les pieds
j
ce qui
(1) Pour plus d'informations sur les Baoulé, on lira avec
beaucoup d'intérêt l'ouvrage de V. Guéry,
La vie quoti-
dienne dans un village baoulé .(Abidjan, INADES), ainsi
que celui de J'. -1\\1.
Loukou et de Françoise Ligier , La
reine Pokou,
fondatrice du royaume baoulé (Abidjan,NBA,
1~77 ) •

81.
se trouve entre les jambes"
: une c~rconlocution sage et
discrète pour désigner le sexe. en l'occurence celui des
femmes.
Contre la violence du pouvoir phallocratique du mas-
que,
du costume, du déguisement.
les femmes dévoilent, au
grand jour, cela même qui est à l'origine de leur subordi-
nation : leur sexe ou leur absence de phallus,
pour utiliser
un langage freudien.
Mais, au moment où les femmes se désha-
billebt et exaltent leur corps dans sa nudité totale, celui~
ci cesse d'être une simple réalité charnelle pour devenir
l'espace de proclamation de l'essence même de leur indivi-
duation.
Car le dévoilement de l'absence de phallus montre
qU'il n 4y a ni manque (comme le voudrait Freud), nm trou,
ni castration, mais la dangereuse et monstrueuse présence -
parce yue différente - de l'Autre yui déclenche chez l'homme
une violence angoisse de castration.
La domination phallocra-
ti4ue est alors déjouée par la découverte d'un corps (d'un
lieu)
qui,dans toute sa différence, constitue la raison sans
laquelle le phallus lui-même n'existerait que sur le modèle
castré y
c'est-à-dire dans une permanente impuissance. Aussi,
en s'imposant et en s'opposant par l'exaltation de leur.
corps nu,
les femmes démas4uent les hommes par contagion
sexuelle, et réhabilitent le sens de cette réalité yue les
forces et les énergies yui assurent la constance du cycle
vital de la nature et de la société sont le résultat d'une
nécessaire relation, non pas conflictuelle et antagonique ,
mais amoureuse,
c'est-à-dire pacifique, entre l'homme et la
femme,
le mâle et la femelle : car une alliance essentŒelle
les unit.

Le monopole phallocratiyue de l'autorité politique est
un aspect de l'angoisse de castration yui a de tout temps
hanté l'imagination des hommes.
La politique est, en ce
sens,
la figure inyui~te et anxieuse yue prend ~'instinct
de conservation des hommes
: image du conflit entre Bros et
Thanatos, qui devient, par le jeu d'un glissement idéologi-
4ue, conflit entre homme et femme.
Cette confrontation de l'homme et de la femme,
qui at-
teint son point culminant dans la crise de l'oppositDon
costume/nudité, déguisement/corps nu, nous emmène,pres~ue
nécessairement, au problème du rapport entre le corps mas-
qué et le corps découvert dans sa nudité.
~t la question sur-
git d'emblée comme corrélative de l'omniprésence de la mas-
carade. En effet, dans quelle mesure et jusqu'à quel point
le corps, pris dans sa nudité la plus totale,
peut préten-
dre échapper au désir de dissimulation ? ~t peut-on porter
de meilleur masque que celui de sa propre nudité, de sa pro-
pre corporéité ?
Si le masque est postulé capable de sanctifier le men-
songe et, en tant ~ue tel, d'entretenir et de rendre viable
le mystère du principe d'individuation, s ' i l est l'interstice
indispensable entre l'être soclal et son double,
le corps et
sa corporéité, alors i l est sa représentation physlque dans
et/ou sur laquelle repose radicalement l'unité primordiale
du donné corporel lui-même, même dans sa nudité la plus
pr imi ti ve.
~n exhibant leur nudité en tant que structure appropriée

pour lutter contre la structure masquée des hommes,
les
femmes dévoilent leur corps comme leurs masques idéals
pour combattre ceux de leurs oppresseurs.
Ve fait,
le corps
de la femme africaine n'est pas une simple présence char-
nelle que régit la loi de l'anonymat organique; posséder
un corps pour elle, c'est beaucoup moins assumer une pré-
sence charnelle qU'être 'la matrice de métamorphoses ou de
conceptions d'autres corps.
C'est pourquoi le corps de le
femme requiert une valeur symbolique de premier ordre so-
cial qui le fait fonctionner comme métaphore de toutes les
métaphores; corps autonome, s'engendrant et se ré-engen-
drant lui-même : corps phenix et androgyne.
Par cette
"monstrueuse" image de sa puil:>sance de métamorphol:>e le corps
féminin s'~mpose et s'oppose à la mascarade mal:>culine, com-
me mystérieux adversaire continuellement présent dans son
absence : le corps de la femme, en tant que masque, cache
sa nudité dans l'univers viscéral de cette nudité même.
En se déshabillant,
les femmes découvrent un corps
qui entre en scène et mime sa propre nudité comme son masque
idéal que les hommes ont trahi en travestissant, en dégui.ant.
Dans cet univers de la mystérieuse tragédie africaine,
la dualité des pulsions qui se livrent bataille à l'inté-
rieur du corps, en tant que masque,
trouvent leur extériori-
sation, selon le mode existentiel, dans la transe chez l'hom-
me et dans la pro-création chez la femme ; transe et pro-
création,
joie et douleur de l'enfantement pour l'artiste

(le chorégraphe) et le penseur maternel.
Ici encore,
le con-
flit entre Eros et Thanatos, le besoin de créer et d'aimer
et le besoin de détruire et de se détruire, se trouvent
réunis dans la tragédie.
Et cela rappelle le lointain
Nietzsche qui, dans Par-delà le Hien et le Mal (paragr.
65),
fait remarquer que le sens du tragique suit le même chemin
que la sensualité:
flux et reflux, apogée et déclin.
La
sensualité et le monde du tragique vont tous deux de pair
avec l'emportement dû à un excès,
trop plein de forces
agressives qui se liguent pour subvertir "objectivement"
l'ordre social, émanation du monde obscur du sexe et de la
mort,
triœmphe d'une violence étrangère et soudaine qui nous
bouleverse.
Dans la présentification du drame,
la trame qui envoûte
les participants devient représentation réifiée dont l'acte
se rattache à la célébration officielle des rites qui vi-
rent naître la tragédie africaine. Ainsi s'ouvre le deuxième
espace d'expression de la violence et de la domination des
masques ; à côté de la domination exercée sur les femmes,
les
hommes expriment également leur oppression à l'égard des
jeunes adolescents qu'ils ont la charge d!initier.

CHAPI TRi..:;
V
L' INITIA'rION , RESSOURCE D' E'rERNEL RETOUR
,
Dans les société à masques,
l'initiation des jeunes
adolescents aux secrets des masques est une institution
politique de premier ordre dans la mesure où elle est fonda-
trice de toutes les autres institutions et fonctions socia-
les. C'est pourquoi le voyage initiatique constitue une im-
portante, longue
et pcirilleuse liturgie où le drame po-
litique culmine dans l'expression de la violence et de la
domination. En réalité,
i l est plus exact de parler d'em-
brigadement idéologique que de simple rituel ou enseignement.
De fait,
i l s'agit beaucoup moins de transmettre une con-
naissance ésotérique que d'édicter, d'inculquer et d'inocu-
ler des consignes de comportements et d'attitude sociaux.
Et, pour se convaincre et convaincre de la bonne assimila-
tion de ces consignes, on les administre
aux néophytes
par le douloureux moyen des mutilations physiques et mora-
les (circoncision, profondes estafilades sur le corps et
sur le visage en particulier,
jeûne, humiliations de toutes
sortes, etc .•• ) dont ils gardent les cicatrices indélébiles
pour la vie.
Dans un tel contexte, on peut comparer le mé-
canisme de l'initiation à celui de la formation militaire
pendant laquelle la grande consigne générale est d'apprendre

86.
à exécuter des ordres.
Retirés loin du village et de leurs
parents, dans l'austérité du bois sacré,
les grands prêtres
initiateurs contraignent, par une pédagogie de la brimade,
les néophytes à obéir sans réserve aux ordres sociaux qui
ont reçu une connotation mythique par le pouvoir divin des
masques auxquels ils ont le "privilège" d'être initiés.
Mais les néophytes découvrent avec stupéfaction que les
masques en question sont portés par des hommes réels du
village qu'mIs reconnaissent aussitôt, voire par des parents
ou par des amis.
C'est alors qu'ils sont avertis en même
temps que .dévoiler le ~ecret
a
ceux qui l'ignorent,
c'est attirer, aussi bien sur ceux-là que sur eux-mêmes,
une mort irrémédiable. A la fin de ce long (des semaines,
voire des mois) voyage tragique,
les postulants sont décla-
rés "hommes", c'est-à-dire responsables socialement et poli-
tiquement et donc désormais capables d'assumer tous les in-
terdits et obligations sociaux.
En tant qU'appareils de contrôle social,
les masques
fonctionnent comme des opérateurs logiques qui combinent
périodiquement les mêmes éléments culturels. Sous le con-
trôle des masques,
l'initiation est un rite répertorié dans
la nomenclature des mythes ; elle repose sur une axiologie
de base qui comprime le temps dans le vertige d'un enclos
circulaire qui le fait advenir par convulsions rythmiques,
de sorte qu'il devient idéologiquement réversible et récu-
pérable,
puisyu'il n'est plus désormais 4u'une sorte

87.
d'éternel présent mythique, comme le remarque Mircea Eliade.
C'est à la régularité d'un tel "devenir" non plus hasardeux,
mais prévisible parce que cyclique dans le retour éternel
du même, que les masques initient, règlent le. pas des jeunes
générations. Régler le pas de tous sur l'ordre a-temporel
défini et choisi une bonne fois pour toutes, au temps primor-
dial des origines,
par les dieux et les ancêtres mythiques,
tel est le sens de la fonction initiatique des masques.
Nous
découvrons alors que les masques accomplissent leur rôle
d'appareils de pouvoir avec la présence indispensable d'un
élément formel
: dans la mesure où leur efficacité idéolo-
gique est fonction de leur pouvoir de réifier des images my-
thiques,
il nous faut souligner qU'ils sont nécessairement
des appareils mythologiques de pouvoir ; ici encore, mysti-
fication et mythification sont indissociables.
Les masque s sont des figures de monstruosi tés composi-
tes et hétéroclites, c'est-à-dire une association inattendue
des traits de l'homme et des traits de l'animal. Sur la
scène de la dramatisation idéologique, l'imaginaire est le
régisseur-complice du pouvoir dans la création d'acteurs
mythologiques.
Vans la mythologie grecque, par exemple, le
pouvoir et la violence des questions énigmatiques du Sphinx
étaient indissociables de cette première énigme de base
qU'était le Sphinx lui-même: monstre à corps de lion et à
tête humaine.
Et le sphinx n'aurait sûrement pas pu régner
et dominer aussi longtemps s ' i l avait été un simple lion,
ou un simple homme.
Ve même,
le pouvoir et la violence du

8tl.
charme des chants de la Sirène ~taient fonction de sa mons-
trueuse nature: mi-femme, mi-oiseau (ou poisson selon l'ico-
nographie du Moyen-Age).
Le pouvoir est d'autant plus fort
et efficace qU'il s'exprime par la voix du monstrueux, c'est-
à-dire par l'imaginaire qui, dans une feinte id~ologique,
grime ses fonctionnaires à la manière du Sphinx ou de la
Sirène.
Comme le mythe lui-même qui n'a pas d'auteurs fixes
mais seulement des récitants,
le pouvoir cache ses auteurs
derrière des figures insaisissables en leur faisant une ca-
ricature mythifiée. Dans la tragédie masquée,
le drame est
d'autant plus horrible et plus terrifiant qU'il est anonyme,
au sens où on lui attribue des auteurs fictifs1 On peut ci-
ter l'exemple bien connu de l'Aniota du Congo ex-belge, la
fameuse société des hommes-léopards qui désignent les fauves
à l'image desquels ils se déguisent, comme auteurs des
crimes qU'ils commettent.
En tant que figures encodées dans l'espace monstrueux
de la mythologie,
les masques sont des modèles signifiants
dont la combinatoire créé un contexte social dans lequel le
rite, devenant le faire du mythe,
permet au pouvoir d'admi-
nistrer la violence à l'ombre de la dissimulation.
Et, sur
cette scène de la violence masquée, le rite est une répéti-
tion et une reproduction de modèles exemplaires, qui trouve
son moment privilégié dans la fête Comme dépense ludique
et anonyme. Et,c'est peut-être cette manifestation des mas-
ques en tant qU'appareils mythologiques de pouvoir qui rend
compte de l'effet esthétique et de la connotation religieuse

par lesquels on les a souvent interprétés.
Les choses les plus sérieuses - dans le sens de la ma-
nipulation idéologique - sont profondément ludiques.
L'hu-
mour tendancieux masyue l'oeil malicieux du- dràme humain,
qui se brise contre ses propres éclats de rire.
Les éclats
de rire de la grande contradiction du monde, sont le mirage
de l'écho
répétitif du jeu comme unique enjeu de cela qui
nous aliène et nous entraîne à agrandir le cercle de la dan-
se des morts : le pouvoir et ses masques.
La danse africaine
est une ronde dont la transparence laisse entrevoir le fili-
grane d'une assemblée de masques fantômes ou re-venants.
Dans le parti -pris idéologique, les masques font de la
fête la possibilité d'une nouvelle régénérescence car en el-
le
sont réunis tous les instincts primordiaux du drame po-
litique.
Du coup, dan~ la fête culminent toutes le~ tendances
qui luttent pour le maintien de l'ordre sacré; et c'est
pourquoi elle est le point ultime de la convergence théâtra-
le des tendances ludiques qui se jouent sur la scène de la
création mythologique.
La fête africaine est donc une ren-
contre dans un espace-temps circonscrit du simulacre et du
vertige:
libération d'énergie dans le gaspillage et la des-
truction "innocente" et rieuse, gaspillage si nécessaire à
la survie du divin pouvoir des masques.
Ici,
la fête n'est
pas l'extase subversive qui transgresse les interdits, comme
l'idéologie ethnologique l'a si longtemps fait croire. Au
contraire, elle est le paradigme de l'intrigue de la conspi-
ration politique.
La fête n'abolit pas les interdits,
elle

90.
n'est que la connotation favorable qU'acquiert la violence.
Ici encore, c'est le triomphe du simulacre: dans la fête
l'irréalité est a son comble.
On assiste certes à une inver-
sion inouïe des catégories sociales dans le mélange discor-
dant des couleurs et des formes par le recours au travesti
et au déguisement; mais en réalité, i l s'agit d'un relâche-
ment volontaire en vue de la régénérescence des institutions
sociales affaiblies et paralysées par le changement du temps
qui menace constamment la stabilité de l'univers.
Le pouvoir,
s ' i l est puissant, n'est pas tout-puissant;
i l se protège
donc contre les nombreux risques d'explosion ou d'éclatement
en prévoyant périodiquement ce qu'on pourrait appeler des
soupapes de sécurité.
La fête est la figure géniale des su-
percheries qui composent l'arrière-scène du drame politique.
Elle créé "des figures éphémères de la liberté et de l'irré-
vérence"
(1).
Dès lors, elle est génératrice de l'instinct
de domination.
La danse de la fête africaine qui est une
ronde symbolise que la domination, son inspiratrice, n'en
est pas rompue, exclue;
continu le temps d'une machinerie
par des êtres à la recherche d'un renouveau du pouvoir, paro-
xysme de la violence figurée comme remède à l'angoisse qui
ronge l'existence.
Le temps de la joie éphémère de la fête
est violemment balayé par le temps de l'angoisse des inter-
dits et des institutions qui reviennent, renforcés aussi
(1) BALANDIER (Georges)
.- op.
cit.
p.
180.

91.
bien en nombre qu'en exigibilité.
La
joie et l'angoisse se
croisent dans le tourbillon de leur nécessaire alternance.
'routes deux sont des phases du cycle éternel gouverné par
la volonté de puissance.
Les deux effets s'unissent et au-
delà de la fête,
l'individu tente désespérément de retrou-
ver une continuité ; nostalgie de ce qui a été perdu dans la
discontinuité abrupte de la vie,
Le pouvoir conjugue le
sort qui est celui de l'existence sociale: la domination,
Comme condition initiale. Ainsi, au-delà d'une vision anthro-
pologique de l'Africain et de son univers, la fête africaine
débouche sur l'intuition du monde comme jeu de domination;
la fête africaine considérée jusqu'à maintenant comme puis-
sance subversive devient, au terme de notre critique, puis-
sance génératrice d'instinct de domination.
L'identité de
'la domination et du simulacre forme un cercle concentrique,
expression du redoublement qui trouve son symbole dans la
ronde de la danse du rite festif,
De tout ceci, nous pouvons déduire, en guise de remar-
que récapitulative, que les masques africains, en tant
yU'appareils mythologiques de pouvoir,
fonctionnent comme
des modèles explicatifs, comme des opérateurs logiques qui
justifient et expliquent tous les éléments culturels sociaux,
dans la nécessité d'un même et unique circuit logique que
sous-tend un fatras idéo-logique j
et que cette justifica-
tion implique des techniques soumises à des règles strictes
que l'on conserve jalousement dans l'invariabilité des
rites sacrés:
initiation, fête,
crise sacrificielle, etc,.,

92.
Ainsi,
à cette question d'une rigueur de base que pose
Jean Lorrain : "Le mystère attirant et répulsif du masque,
qui pourra jamais en donner la technique, en expliquer les
motifs et démontrer logiquement l'impérieux besoin au~uel
cèdent,
à des jours déterminés, certains êtres, de se gri-
mer, de se déguiser, de changer leur identité,
de cesser
d'être ce qu'ils sont
en un mot de s'évader d'eux-mêmes"{l),
nous pensons pouvoir, non pas donner la réponse, mais propo-
ser les termes de notre critique du contexte africain comme
espace d'argumentation d'une réponse possible.
Créer une
ambiance favorable à la domination politique,
tel est,
pour
nous,
l'arrière-plan idéologique des masques.
Le pouvoir
discerne ce qu'il
juge nécessaire et les masques le réali-
sent. Au niveau des représentations imaginaires et de la
naissance de la tragédie en particulier,
les masques déve-
loppent l'anticipation géniale yui leur permet de re-présen-
ter les faits sociaux comme
jeu divin.
Nous retrouvons alors
la mythologie comme modèle explicatif au moyen duquel le
pouvoir requiert sa crédibilité. Elle lui fournit des appa-
reils métaphoriyues qui explicitent son intuition, notamment
un réservoir de métaphores empruntées au domaine théâtral :
(1)
LüRRAIN (Jean)
. - Histoire des masques (Paris,
l~OO, cité
par Roger Caillois in Les
jeux et les hommes,
p.
372).

93.
les masques sont les accessoires tragiques, et pour nommer
la pensée finale de l'idéologie -
la présence des lois et
des institutions dans l'histoire et du jeu dans la néces~
sité -
le pouvoir emploie encore une métaphore scénique :
le lever de rideau sur un spectacle tragique
lutte divine
du conflit et de l'harmonie arbitrée par des dieux modèles,
dieux exemplaires, en ce qU'ils édictent les lois et en as-
surent la jalouse garde.
Dieux monstrueux et insaisissables,
identiques à la monstruosité d'un nom qui est si bien le
leur: MASQUE. Ainsi s'effectue l'automanifestation d'une
énergie idéologi~ue 4ui s'épanche selon sa nécessité interne,
dans le contrôle intéressé des phénomènes sociaux : plaisir
de gouverner.
Le rôle social et psycho-affectif des masques
africains se laisse alors définir comme le substitut symbo-
lique des institutions et du pouvoir.
Cependant, la question
reste de savoir si le symbole est toujours ici le masque
d'un autre symbole ou le symbole d'un autre masque? U'où
se pose. la question du symbole ou du masque? Ce lieu de la
question restera-t-il une mystérieuse symbolique d'un masque
ou
un mystérieux masque d'une symbolique? Et pourquoi ne
serait-il pas le masque d'une symbolique du masque?
Mais,aujourd'hui,
toutes les questions sur la fonction
sociale des maS4ues africains, qu'elles soient ambiguës ou
claires, et quel que soit le lieu de leur formulation, sont
des questions qui arrivent après la danse ou la mort des
masques. En effet, aujourd'hui,
tous les masques africains

sont morts, et les Africains se retrouvent désormais devant
l'effrayante enigme de leur propre nudité: énigme d'autant
plus ambiguë que le glas dévoile et voile,
tout à la foio,
une mort jamais définitive.

CHAPI1'RE
VI
LE GLAS DES "GLAS"
(1)
si la critique que nous venons de faire dévoile le se-
cret du pouvoir divin des masques dans le subterfuge de leur
rapport avec le pouvoir politique, elle nous permet aussi
de découvrir, en conséquence,
la cause de leur décadence
dans la suppression de l'idéologie de base qui les utilisait
comme ses accessoires obligés.
On ne parle plus guère, au-
jourd'hui en Afrique, du pouvoir sacré des masques tombés
visiblement en désuétude.
Les masques ne sont plus ces mons-
tres terrifiants qU'entourait tout un réseau d'interdits ;
ils sont devenus de riches objets d'une grande spéculation
commerciale qui les expose comme articles de décoration ou
de collection.
Et, au moment où les masques apparaissent,
impassibles, sur les marchés et dans les vitrines,
à l'ins-
tar des produits de la puissante industrie,
i l faut se ren-
dre à l'évidence que c'est là la preuve de l'annexion du
type de pouvoir dans le contexte duquel ils furent des fi-
gures signifiantes.
De fait,
la cause de la décadence
. (1) "GIa" es t
la dénomina tion en langue guér é
(Oues t
de la
Côte-d'Ivoire) du masque. Sur les masques guéré,
cf.
l'ouvrage d'Alphonse Tiérou : Vérité première du second
visage africain (Paris, Maisonneuve et Larose, 1975).

des masques africains en tant qU'appareils de pouvoir politi-
que,
est inhérente à la conquête rationaliste et impérialiste
du pouvoir industriel qui contraint le monde entier de pas-
ser dans son filtre,
comme le remarquent Horkheimer et
Adorno.
Les masques africains sont morte, morts de l'anne-
xion de l'idéologie de base 4ui l'engendra; morts empoison-
nés et asphyxiés par les déchets toxiques de la pollution
industrielle ; morts pillés par les grands musées américains
et européens, et aussi par les professionnels et amateurs
des grandes collections.
La proclamation de la mort des mas4ues africains, en
tant qU'appareils d'actualisation d'un pouvoir politique,
est en même tempS la proclamation de la mort (ou suppres-
sion) de ce pouvoir lui-même.
La
société dite moderne, mode-
lée par le pouvoir absolu de l'industrialisme, sacrifie à
l'idéologie de la standardisation et de la fabrication en
série,
tout ce qui marque une quelconque différence entre
elle et les autres systèmes sociaux. Elle liquide tous leH
les autres systèmes sociaux. Et l'établissement de cette
domination se manifeste dans la con4uête de la nature et de
l'homme,
justifiée par une idéologie du progrès dans le
bien-être : la promesse d'une vie meilleure pour tous les
hommes.
~~is, il faut se rendre à l'évidence et constater
yU'il ne s'agit là yue d'une contradiction et d'un mensonge,
car cette promesse n'est que le rideau idéologique derrière
lequel on assiste à un accroissement exponentiel de la vio-
lence et de la domination des plus forts.
La violence est

97.
la vieille noblesse du monde, qui établit les conditions
n~cessaires à la vie sociale. Mais la violence que déploient
les sociétés industrielles avanc~es dépasse exagérément les
contraintes qu'imposent les clauses du contrat social. Elle
est une violence liquidatrice de libertés humaines et pro-
ductrice d'une société enti~rement administrée, o~ l'indi-
vidu est au comble de la chosification même.
Dans un tel
contexte, Marcuse pense qU'il n'est même plus adéquat de
parler de répression ; c'est pourquoi i l qualifie une telle
domination de sur-répression.
La rationalité technologique qui est aussi une rationa-
lité politique fournit les appareils nécessaires aux opéra-
tions de contrôle et de manipulation. Sous la bannière de
la rationalité technologique, la politique devient une
fonction complexe d'une variable réelle;
elle s'approprie,
dans cet état,
l'espace mathématique et logique, qui est
celui de la formalisation et des mises en équation, et enoo-
de les éléments de la vie sociale dans un système d'opéra-
.teur s
et de variables, qui lui permet d'en assurer plus
aisément et avec plus d'efficacité le contrôle et la mani-
pulation.
"Maintenant, les techniciens sont aux affaires,
les décideurs
(Comme l'on dit) rationalisent les choix,
les
planificateurs orientent, les données sont mises en banque
et les ordinateurs calculent,
la politique devient expli-
cative afin de mon t r e r
les limi tes du raisonnable"
(1).
(1) BALANDIER (Georges)
- op.
cit.
p.
145.

Aujourd'hui,
la rationalité industrielle et celle qui l'en-
gendra, la rationalité scientifico-technicienne, consti-
tuent la rationalité de la domination même. Ses dispositifs
de contrôle,
fortement codés, ne sont plus des monstruosi-
tés hybrides mi-dieu, mi-homme comme ceux des pouvoirs tra-
ditionnels, mais des instruments rationnels et techniques.
La radio,
la photographie, la télévision sont des masques
qui, sur le modèle de ceux des sociétés traditionnel~es afri-
caines,
fonctionnent comme appareils de pouvoir et de domi-
nation. Mais ici,
la domination n'opère pas par la médiation
d'une victime émissaire dans le compromis de la crise sacri-
ficielle j
elle conquiert immédiatement l'homme et la nature
dans la subordination et dans l'oppression d'un monde unl-
dimensionnel, pour parler comme Marcuse.
Actuellement, dans les sociétés (villageoises) africai-
nes,
ce ne sont plus les vieux initiés qui détiennent l'au-
torité sociale, mais les jeunes cadres fonctionnaires qui
arrivent avec voiture, appareil photo,
télévision, magnéto-
phone et tous les autres petits ou gros appareils sophisti-
ques,
produits de la rationalité technologique.
L'Afrique
sous-développée, c'est-à-dire technologiquement démunie,
constitue la scène o~ le drame de l'id~ologie technicienne
présente ses sé4uences les plus horribles.
Comme hier encore
o~ ils étaient enchaînés et embaryués par milliers pour de
mystérieux,
lointains et inconnus horizons,
les Africains
"vivent", aujourd'hui encore, dans les fers d'une tragédie

99·
~trange et ~trang~re
autre paroxysme de la barbarie hu-
maine. Et, au moment où de nouveaux masques inconnus font
leur apparition sur la scène sociale africaine, au moment
où l'administration totalitaire de l'id~ologie.technologi-
que formalise toutes les diff~rentes valeurs sociales et
les met en équation,
l'Afrique sous-développée apparaît com-
me la premi~re victime à être frappée par l'aliénation gé-
n~ralisée. Elle est tragiquement frapp~e par le souffle
glacé du vide
horrible espace de l'angoissante "aventure
ambiguë"
(1).
Comment échapper à la grisaille? ùuestion
anxieuse et inqui~te, mais aussi naïve et peut-être même
stupide par quelque côt~, car y a-t-il jamais moyen d'y
échapper ? Il importe de faire quelque chose cependant
et
i l faut que l'Afrique enti~re se d~cide, sur l'exemple de
la Grande Xoyale, d'initier désormais ses enfants aux pou-
voirs de la rationalit~ du statu quo, par l'unique moyen
de l'école étrang~re. "Je viens vous dire ceci: moi,
Grande Royale,
je n'aime pas l'école étrang~re. Je la dé-
.
teste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants ce-
pendant"
(2).
L'Afrique doit désormais apprendre à mourir
(1) L'angoisse d'être devant la conscience de n'être pas soi
pour-soi,
l'angoisse de l'Africain devant les contradic-
tions de l'école étrang~re, telle est, entre autres, la
réflexion à laquelle invite L'aventure ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane.
(2) CHEI~1 HAMIDOU KANE .- L'aventure ambiguë (Paris, UGE,
10/18,
1~6l, p.
56).

roc.
a une phase de sa vie. Nier cette mort est vain.
Parvenir a
aimer le déclin fait partie de notre horizon futur.
Uéjil,
celui qui l'anticipe par le succes il l'école et ainsi le
"choisit" éprouve le frisson voluptueux du joueur.
L'Afrique
conquise débouche sur l'anéantissement de sa pensée et de
sa vie, débouche sur la folie et sur la mort.
Car, être as-
~ervi, c'est être déjà mort ou vivre constamment dans l'an-
goisse du chantage à la mort.
La raison africaine faisait
de la mort un objet de réflexion pour les sages, la voie
par laquelle les esprits ancestraux insufflB&ent la vie;
aujourd'hui la mort est un objet de l'administration indus-
trielle.
Vans les fichiers de l'administration technico-
bureaucratique des sociétés industrielles,
la mort, en tant
que paroxysme de la violence est inscrite au fichier cen-
tral. Ainsi, on administre la mort avec la même froideur ou
la même chaleur idéologique qU'on administre l'industrie du
bois ou de l'acier. Et on assiste froidement a la mort
lente d~ tout un peuple aliéné aux contraintes du totalita-
risme technologique.
L'administration technologique,
en
tuant les rites et les mythes africains pour non-conformité
avec ses exigences, a imposé,
à leur place, l'Ecole Comme le
nouvel espace idéal d'initiation Culturelle.
Dès lors,
les
rites de mise il mort métaphorique se déplacent de la sphère
de la mimique symbolique à celle de la réalité du drame.
C'est à l'Ecole que l'on cultive et développe l'idéologie de
la rationalité scientific9-technicienne : et tous les instru-
ments idéologico-répreooifs dont se sert la bureaucratie sont
des produits de l'Bcole.

lOI.
QUA.TRIEME
P A R T I E
LA 'fECHNOCRATIE ET SES MASQUES

102.
CHAPITRE PREMIER
LA CIVILISATION DE::; IMAGES l:;'f/OU LA MOR'f DES SENS
Dans les sociétés techni~iennes, la sphère du redouble-
ment idéologi4ue est secrétée et contrôlée par des disposi-
tifs ~ui exaltent l'imaginaire à produire des fantasme~
qu r Lls
projettent ens u i t.e Comme idoles. Comme dans les socié-
tés de l'Afri4ue trùditionnelle le recours à l'imaginaire
constitue la clé de voûte du drame politi~ue. Mais ici, la
dramatisation cesse d'ôtre métaphori4ue ; elle ne proc~de
plus par la médiation sacramentale qui cautionne ave~ la
puissance de l'ordre spirituel.
Les dispositifs ne rel~vent
plus du mythologi4ue ou du symboli4ue, mais de la rationa-
lité technologi4ue. Ainsi s'op~re le grand dépassement de
la tragédie où domine le simulâcre par la tragédie crue et
cruelle -dont les victimes ne sont plus des victimes symboli-
ques ou animales, mais réelles et toutes humaines.
"Ve nos
jours, la rationalité techniyue est la rationalité de la
domination mime.
Elle est le caract~re coercitif de la so-
ciété aliénée;
les autos,
le~ bombes et les films assurent
la cohésion du ~ystème jus~u'à ce que leur fonction nivel-
latrice se répercute sur l'injustice mime ~u'elle a favori-
sée"
(1).
La standardisation,
la fabrication en sér ie,
les
(1) HüRKH.êIMER (l'1ax) , ADORNO (Theodor)
. - op.
ci t., p. 130.

103.
média sont autant de techniques nouvelles qui permettent
~ la civilisation dite moderne de produire, reproduire et
diffuser (vendre),
à l'échelle mondiale,
les image~ de ses
fantasmes idéologiques.
Bt, si le pouvoir est d'autant
plus puissant 4u'il est capable de produire des images,
il
convient de souligner la puissance du pouvoir de domination
de la technocratie.
Car,
comme le fait remarquer G.
Balandier,
"les techniques audio-visuelles dont dispose le pouvoir
permettent une dramatisation permanente ( . . . ).
Le pouvoir
n'est plus associé à une figure lointaine,
façonnée par le
mythe initial,
l'imaginaire collectif, mais une élaboration
donnant aux responsables une présence et une célébrité,
les faisant personnages capables de provoquer la plus large
adhésion"
(1).
La reproduction des images audio-visuelles
crée l'illusion d'un écart de plus en plus petit entre le
pouvoir et le peuple de sorte yue la domination semble
fonctionner de façon impersonnelle.
La manipulation la dé-
signe Gomme intrusion du hasard ou de l'accidentel dans
le "paisible" univers de la rationalité.
C'est pourquoi el-
le ne se manifeste baujours qu'en transformant l'espace de
la réalité sociale en espace scénique où les fonctionnaires
du pouvoir
jouent les principaux acteurs et auteurs du
drame.
La rationalité au nom de layuelle la modernité s'est
imposée comme matrice de la civilisation est une rationalité
(1) BALAN.ùI.8H (Ceorges)
.- op.
cit.
,
pp.
150-l:5J.

104.
Ld éo Lo q Lq ue . La civilisation industrIelle n'est qu s une ac-
cumulation d'instrwnents techniques destinés à facIliter la
production, le rendement,
l'efficacité:
unique finalité
sans fin d'une société horriblement aliénée.
Dâ.ns la course
au rendement et à l'efficacité,
le sens des rapports homme-
nature s'effrite dans le drame d'une société de plus en
plus industrialisée, urbanisée,
informatisée, administrée.
"Bn tant qU'univers technologique,
la société industrielle
avancée est un univers politique + ,
c'est la dernière
phase d'un projet + spécifiyuement historique qui se réali-
se,
à savoir l'expérience, la transformation et l'organisa-
tion de la nature en tant que simples supports de la domi-
na tion"
(1).
La dimension symbolique du sens des rapports entre
l'homme et la nature se perd dans la déification de la con-
sommation comme unique Valeur sociale, ce qui aliène les
individus en les contraignant à vivre pour consommer au
lieu d~ consommer pour vivre; de telle sorte qu'ils sont
privés de tout repère par où ils puissent prétendre se l i -
bérer, et sont,
par conséquent,
condamnés à produire sous
la dictature de la consommation.
Cette dictature de la con-
sommation triomphe tout particulièrement dans le matraquage
du mensonge publicitaire qui fétichise la marchandise
(1) MARCUSE (Herbert)
.- L'homme unidimensionnel,
trad.
M. Witti9.(P~ris, Minuit, lYb8)'r'~~
• en italique dans le texte.

et cache l'angoisse de la mort des sens dans l'illusion de
la jouissance. En effet, comme le dit Jean Brun, "des tech-
niques asservissent l'homme à des divertissements futiles
ou traumatisants qui font de lui la victime de l'image,
de l'~crit et du son; c'est ainsi que les mass media ~
diffusent du d~risoire, de l'obsession.publicitaire ou des
ivresses en tous genres.
Le temps des loisirs est devenu
un temps vide que l'on remplit avec d'autres vides, si
bien que l'ho~ne, à qui la technique fait gagner du temps,
demande ensuite à celle-ci de le lui faire perdre"(l).
La
t~lévision, la radio, la presse écrite jouent de concert la
r~alité de l'il~usion d'une idéologie ubiquiste qui est
pouvoir d'être en action en plusieurs endroits à la fois.
Ces techni4ues audio-visuelles font éclater la scène du
théâtre politique dans l'avantage
d'un système de distri-
bution plus efficace
la livraison à domicile.
Dès lors,
les t~léspectateurs, les auditeurs et les lecteurs peuvent
suivre ~ distance, sans plus se donner la peine de sortir
de chez eux,
les propagandes du drame politique mont~ à
leur intention: des affrontements (2), des exploits scien-
tifiques et techniques (3), des conférences et des biogra-
phies d'hommes politiques leur sont souvent présentés,
(1) BRUN· (Jean)
.- Les masques d,u désir (Paris, Buchet/
Chastel,
19U1, p.
Il)(~ en italique dans le texte).
-(2)
Exemple, en France,
les deux célèbres tête-à-tête
Mitterrand-Giscard de mai 1~74 et de mai 1981.
(3)
Dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969, environ six
.../ ...

106.
comme pour leur donner l'illusion de leur participation
effective aux grandes décisions politiques.
Cette simulta-
néité des regards fixés sur un petit écran reflétant ce
qui se joue à dès distances plus ou moins grandes,
est
sans doute le fait du merveilleux succès de la rationalité
scientifico-technicienne j mais c'est
hélas, aussi et
J
surtout le fait d'une domination idéologique,
car "la so-
ciété technologique est un système de domination qui
fonc-
tionne au niveau même des conceptions des techniques"
(1).
La radio et la télévision sont des éléments de spectacles
par leur truchement,
le pouvoir transforme la réalité so-
ciale en spectacle tragique où la fiction se substitue au
réel et crée des images (sur)réelles qui fonctionnent com-
me des opérateurs idéo-logiyues 4ui donnent sa structure
à W1 système de domination et de violence.
Ces images per-
mettent de fixer les points d'articulation entre l'idéolo-
gique et l'économique dans la mesure où elles reposent sur
des mOQèles fonctionnels qui visent à l'uniformisation des
valeurs.
Cette liaison entre l'idéologique et l'économique
est une garantie pour l'idéologie Puis4u'elle lui permet
la reproduction des "valeurs" par le fait même que l'écono-
mie est valeur d'échange et apparaît,
par conséquent, comme
.../ ...
millions de télespectateurs répartis dans le monde en-
tier ont suivi en direct l'exploit de deux membres de
l'équipage d'Apollo JCI, qui, sont les premiers hommes à
poser leurs pas sur le sol lunaire.
(1) MARCUSE (Herbert)
.- op.
cit.
p.
21.
J

101.
le principe premier de la valorisation. Mais,
au moment o~
triomphe l'indu~trialisme, c'est-a-dire qu'au moment o~ l ' i -
déologie prend de plu~ en plus le pas sur l'économique au
-
point de l'anéantir presyue totalement en t~nt que vérita-
ble principe de valorisation, on tombe nécessairement dans
une prolifération et/ou une redondance des modèles
: syno-
nyme de dévalori~ation ou de mort de~ valeurs et des sens.
Du coup, les valeurs sociales ne circulent plus que comme
des antivaleurs, c'est-à-dire comme reproduites sous forme
de clichés et de slogans que reflètent les modèles de~ mi-
roirs grossissants des plages publicitaires.
Vans ce renversement "rationel" des valeurs de l'hom-
me et de la nature,
l'homme n'a de valeur qU'en tant que
matériau de production,
c'est-à-dire assimilé à l'univers
infernal de l'instrmnentalité.
bien sûr, on peut toujours
objecter que le progrès technologique, en tant que résultat
de l'objectivité scientifiyue, est politiquement neutre.
"Cependant, r é t.o r que Marcuse, quand la techniy:ue devient
la forme universelle de la production matérielle, elle cir-
conscrit une culture tout entière j
elle projette une to-
talité historique -
un "monde"
(1).
Il s'avère donc impen-
sable de séparer l'histoire de la technicité, de la techni-
cité ou technici~ation de l'histoire. La technologie repose
radicalement sur une axiologie de base : syndrome de la
(1) ~~~CUSê (rlerbert)
.- Ibid.
p.
177.

IO~.
grande aliénation qui ronge l'histoire des sociétés humai-
nes.
La réalité technologique n'est yue la cristallisation
instrumentale de la logique de la domination.
Le pouvoir
peut désormais mieux rationaliser,manipuler, contrôler,
administrer la liberté des peuples.
La rationalité technolo-
gique justifie la violence et s'ouvre sur la civilisation
industrielle qui est l'apanage d'une rationalité conque-
rante. Aujourd'hui plus que jamais la domination et la vio-
lence ont atteint un accroissement exponentiel, et l'homme
des sociétés dites modernes se trouve pris d'assaut dans
une société ou les impasses idéologiques miroitent les mi-
rages d'une prétendue issue libératrice.
Comme Epiménide le
Crétois se prend aux ret~ de sa propre rationalité lo~ique,
l'homme moderne se retrouve victime du renversement para-
doxal créé par l'idéologie de la rationalité technologique.
"La force de la technologie pouvait être libératrice -
par
l'instrumentalisation des choses -
elle est devenue une en-
trave à ia libération -
par l'instrumentalisation des hom-
mes"
(1).
C'est alors que la technologie ne peut yu'engen-
drer contrainte et oppression par l'efficacité d'une réifi-
cation parfaitement achevée. ~n substituant à l ' "irratio-
nalitci"
naturelle la rationalité de l'artificiel ou du fa-
briyué,
la technologie circonscrit le monde comme propriété
privée des nobles dépositaires de la Puissante Raison.
Elle
(1) ~~~CUSh (Herbert)
-
Ibid.,
p.
183 ..

109.
justifie, de cette façon,
les ignominies et les horreurs
des barbaries fascistes et impériali~tes. Dans le contexte
de la barbarie de l'impérialisme colonial,
i l s'agit bien
pour les colons de s'approprier les territoires et les ri-
chesses naturelles des peuples d'Afrique après y avoir
sauvagement liyuidé toutes les valeurs culturelles et hu-
maines au moyen de la puissance technologique. Ainsi,
par
la technique,
instrument de domination par excellence, des
peuples entiers,
tout un continent aussi massif que l'Afri-
que, des milliers d'enfants, de femmes, d'hommes ont été
à jamais dépossédés et asservis comme esclaves.
Bref, l'exemple de la colonisation est un exemple par-
mi tant d'autres.
Et un autre moment de la domination tech-
nologique auquel nous avons déjà eu tanttôt l'occasion
de faire brièvement allusion, se situe au niveau du fait
qu'aujourd'hui tous les rapports entre l'homme et la nature
entrent nécessairement dans un circuit marchand.
L'indus-
trialisme, aorrolaire de la technologie, caractérise la
société moderne où les seules unités de valeurs sont celles
de la production et de la consommation ; ce qui contraint
l'homme à ne devenir qu'un être-pour-la-production et, par
conséquent, qu'un être-pour-ld-consommation.
L'homme est
ainsi prisonnier du cercle vicieux de l'antinomie du pro-
duire pour consommer et du consommer pour produire
anti-
nomie constamment soutenue et recréée par le parti pris pu-
blicitaire.
La publicité est ce moyen magique dont dispose
le producteur pour faire acheter n'importe quoi au

lIO.
consommateur. La standardisation,
la fabrication en série,
en un mot l'indu~trialisme et son corollaire l'agressivité
concurrentielle sont à l'origine de l'expansion de la cam-
pagne publicitaire. La publicité prétend créer un- lien
d'interdépendance - dans le sens d'une information objectWe-
entre le producteur et le consommateur. En fait cependant,
le message publicitaire se déploie dans des conditions
psychologiques telles 4ue l'un des sens du vecteur de cette
prétendue équivalence ou interdépendance se retourne dans
un mouvement agressif d'appropriation de l'autre qu'il su-
bordonne à sa volonté.
En effet,
le message de la publicité
fait beaucoup moins l'objet d'une communication dialoguée,
c'est-à-dire libre, entre des interlocuteurs conscients,
qU'un appel impératif, yu'un ordre à exécuter san~ aucune
réserve, que le producteur impose au consommateur. "Persua-
der,
c'est-à-dire obtenir du consommateur le changement
d'attitude propre à créer en lui un comportement qui le pré-
dispose 'à l'achat.
C'est, en d'autres termes,
la question
de la dialectique publicitaire" (1).
Il s'agit bien donc,
pour le producteur, de trouver l'appel type qui puisse con-
vaincre et persuader le plus impérativement possible le con-
sommateur d'acheter le produit.
En termes clairs,
la visée
(1) LEUDe (Robert)
.- Qu'est-ce yue la publicité? (Paris,
Dunod~ 3ème éd.~ 1979, p. 12).

III.
inavouée du message publicitaire est d'hypnotiser, de dro-
guer le consOmmateur afin que, dans son état de demi-cons-
cience ou d'inconscience totale, i l achète sans hésitation
ni résistance aucune.
De fait, ce délire hallucinatoire dans
lequel la publicité entraîne le consommateur lui crée des
mobiles, des attitudes et des comportements 4ui le déter-
minent à agir nécessairement dans le sens d'une "bonne"
réception du message,
à savoir ne pas pouvoir s'empêcher
d'acheter.
'fout comme le chien de Pavlov, le consommateur
ne peut pas ne pas saliver, c'est-à-dire S'empêcher d'ache-
t e r ;
ainsi la clochette est au chien ce 4ue la publicité
est au consommateur: Mais ici, le conditionnement n'a pas
pour unique finalité que de la poudre de viande ; même si,
en dernière analyse, cela revient au même.
L'enjeu, ou plu-
tôt les enjeux ,sont multipliables à l'infini et promettent
tous un mieux être dans tous les domaines 1 succès,
libé-
ration, intelligence, loisirs, santé,
jeunesse, séduction,
économie, sécurité, etc ... , etc ••• Ensorcelant ainsi les
forces psycho-affèctives du consommateur, la publicité tient
alors sur lui une extraordinaire puissance de persuation ;
elle est en cela semblable aux chants des Sirènes 4u'on ne
saurait entendre sans succomber.
~t de fait, co~ne le dit
Robert Guérin, elle est "une déesse raison.
C'est une magi-
cienne,
une jeteuse de sort"
(1).
(1) GUERIN (Ro1:lert)
.- Les Français n'aiment pat:; la publicité
(cité par LBDUC (Robert), Ibid.,
p.
12).

II2.
Pour être efficace, l'annonce publicitaire doit être
très brève et pouvoir fonctionner comme un code de signaux
en impressionnant par l'exhibition du tape-à-l'oeil~ Puis-
qU'elle ne peut pas,
par sa brièveté, tout dare"du produit
ni agir sur tous les mobiles des consommateurs,
la publici-
té s'emploie alors à focaliser leur attention sur un substi-
tut arbitraire:
la maryue.
"La publicité, c'est avant tou-
te chose un grand baptistère, où les produits les plus dis-
parates, issus de géniteurs innombrables, espèrent obtenir
le sceau d'une identité"
(1).
Par l'arbitraire de la marque
la publicité charge le produit d'une valeur qU'il n'a pas.
En effet,
i l n'existe aucun rapport nécessaire entre la bon-
ne ou mauvaise yualité du produit et la marque qU'en pré-
sente la publicité. Bt en réalité,
il ne s'agit là que de
l'effet d'une manipulation entretenue par un discours
pomorphiyue, yui va de la spéculation à la fétichisation.
~n apposant une maryue, un nom sur le produit, la publicité
lui co~fère une valeur et une personnalité et, ainsi, l'as-
simile à la personne du consommateur. La maryue est donc in-
vestie
d'une valeur yui la différencie qualitativement par
rapport au produit. Il se produit,
par conséquent,
un dé-
placement idéologique de l'axe d'intérêt, de telle sorte
que la qualité ou la valeur sur laquelle porte le message
publicitaire se retrouve beaucoup moins du côté du produit
(1) PENINOU (Georges)
.-·"Le oui,
le non et le caractère",
in Communications, n017, Seuil,
1971, p.
08.

II}.
lui-même que de celui de la marque. La signification fonc-
tionnelle ou idéologique de la marque se joue de la nature
réelle du produit en se constituant elle-même comme signifié
de puissance. Ainsi par exemple, quand j'achète une voiture,
ce qui compte d'abord - dans le contexte de la rationalité
industrielle - c'est de savoir s_ ' i l s-agit d'une Peugeot,
d'une Lada, d'une Renault, d'une Toyota, d'une Mercedes ou
d'une Cadillac, d'autant que la marque et le type de voiture
que j'achète constituent un miroir dans lequel se reflète
la silhouette ou l'image de mon statut social. Car, sur le
modèle de la hiérarchie sociale, la publicité établit une
hiérarchisation des marques : l'image de la marque reflète
l'image de marque du consommateur. "C'est en cela, note
G. Péninou, qU'elle est un instrument de catégorisation du
réel, un sélecteur, elle catégorise, à sa manière, le
monde" (1).
E~ personnalisant le produit par la médiation de la
marque, ia publicité le fait entrer dans la psychologie
singulière de chacun des consommateurs qui constituent le
marché. Elle tient donc compte de l'inégalité des pouvoirs
d'achat, c'est-à-dire des inégalités sociales qu'elle
prend cependant bien soin de cacher derrière l'utilisation
calculée d'un terme fort abstrait: le "public". C'est
pourquoi dans le discours anthropomorphique de la publicité,
(1) PENINOU (Georges) .- Ibid., p. 69.

II4.
les métaphores publicitaires sont des personnalités publici-
taires
: effet d'une supercherie idéologique qui traite la
marque comme analogie de la personne dù consommateur.
L'idéologie publicitaire sait que le capi t~f implique
l'administration silencieuse de la violence des inégalités
sociales, et que la ruse du tape-à-l'oeil et le simulacre
sont plus payants que la brutalité non déguisée. Elle est
donc corrélative d'une politique du réglage de la violence
et de la domination, et ne peut atteindre son but qu'à
travers la suppression fictive des différences sociales.
C'est ainsi que la promotion sociale du consommateur est
toujours fonction des inégalités sociales existantes.
La
position sociale du consommateur et son mode de vie sont
justifiés et pris en compte par le discours publicitaire
~e discours publicitaire est ainsi un rébus constitué par
la rationalité du statu quo ; son décodage montre alors le
filigrane d'une volonté de totalitarisme.
De fait, Comme le
dit Marcuse, "plus les dirigeants sont capables de distri-
buer les produits de consommation,
plus la population domi-
née sera fermement liée aux diverses bureaucraties actuelle-
ment au pouvoir"
(1).
La publicité vise donc à mobiliser le
plus grand nombre d'individus dans l'acte d'achat et, pour
parvenir à son but, projette l'avoir (objets de consommation)
(1) MARCUSE (Herbert) .- op. cit.,
p.
68.

II5.
comme valeur intrinsèque de l'être (socialement libre)
illusion créée par une modernité rationalisatrice du dégui-
sement et de la perversion des sens, qui règle la violence
sous l'apparât de ce qu'elle nomme, "objets U ' de~ "besoin".
Double décodage du rébus dont i l était question tantôt,
car on sait très bien avec Marcuse -
encore -
que "de tels
besoins ont une fonction et un contenu social qui sont dé-
terminés par des forces extérieures sur lesquelles l'indi-
vidu n'a pas de contrôle ( ••• ).
Ces besoins restent ce
qu'ils ont toujours été,
les produits d'une société dont les
Lnt.ér ê e s dominants exigent la répression" (1). Et c'est
pourquoi la satisfaction qU'ils procurent n'est qu'une
"satisfaction répressive"
(2).
L'industrie publicitaire re-
présente la rationalité technologique qui, on le sait, re-
présente à son tour, une rationalité politique. Dans son
arrière-pensée politique la publicité vise à manipuler la
nécessité des besoins vitaux en la diluant comme simple
affluent de nouveaux "besoins" qui ne sont, en réalité, que
des besoins secondaires présentés sous l'étiquette de be-
soins indispensables.
Cette manipulation, en même temps
qU'elle investit le désir comme l'objet d'une programmation
idéologique, empêche également la raison de faire la dis-
tinction critique entre objet de désir et désir d'objet:
(1) MARCUSE (Herbert)
.- Ibid,
pp.
30-31.
(~) MARCUSE (Herbert) .- Ibid, p. 32.

II6..
"c'est la technique bien connue de la publicité, technique
méthodiquement utilisée pour établir une image qui se
fixe à la fois dans l'esprit et sur le produit, et qui fa-
cili te la vente des hommes et des choses" (~. Oevant le
miroir des vitrines publicitaires, la raison perd son pou-
voir de sujet-de-réflexion pour devenir l'étrange image
prostituée d'un objet de réflexion ou réfléchi. Son image
ainsi réfléchie s'identifie et s'assimile alors aux autres
images-pr~ts-à-porter (ou pr~ts-à-consommer) exposées en
vente. On voit alors que la représentation n'est pas unique-
ment doublée de la cruauté du viol et de la perversion,
mais qU'elle redouble également la raison critique dans et
par une possession hypnotique et inconsciente. "Ce langage,
insiste Marcuse, qui impose constament des images + , empê-
che le développement de l'expression des concepts. Dans
son immédiateté et son univocité, il empêche la pensée con-
ceptuelle. Il empêche la pensée. Car le concept n' + iden-
tifie pas + la chose avec sa fonction. C'est l'objectif
légitime et unique peut-être du concept opérationnel et
technologique que d'identifier la chose avec sa fonction,
mais les définitions opérationnelles et technologiques cor-
Fespondent à des usages spécifiques, à des concepts pour
des recherches spécifiques" (2).
MARCUSE (Herbert) .- Ibid., p. 116.
MARCUSE (Herbert) .- Ibid., p. 119 (+ en italique dans le
texte) •

Ce triomphe de la rationalité technologique (ou cette
manipulation de la raison discursive) est essentiellement
l'effet de la compénétration - devenue nécessaire - entre
la publicité et les nouvelles techniques audio-visuelles
de communication. Et pour insister à nouveau sur l'importance
de l'impact de cela, qui apparatt, sans nul doute, aujour-
d'hui, comme la plus grande unité représentative et le plus
grand héros de la civilisation de l'image, nous reparlerons
volontiers de la télévision.
"Selon une statistique typiyue-
ment 'made in U.~.A. "
note Gérard Métayer,
le jeune améri-
cain moyen de 18 ans aurait passé près de 25 000 heures en
face de son poste de télévision, et vu défiler environ
350 000 annonces publicitaires" (1).
Ces chiffres - qui sont
déjà bien antérieurs à la nouvelle génération des vidéocas-
settes, vidéothèques, vidéophones, etc •••
-
illustrent très
bien combien considérable est le rôle de la télévision dans
l'industrie publicitaire. La télévision reproduit et distri-
bue immédiatement à domicile les images de l'idéologie do-
minante , et la persuasion politique se manifeste spectacu-
lairement par la médiation des images audiovisuelles.
"Le
pouvoir dispose ainsi, souligne G. Balandier, d'une véritable
technologie des apparences yui lui permet en même temps, de
produire l'impression d'une certaine transparence; de
(1) M,b;TAYER (Gérard)
.- "Publicité et nouvelle technologie
des communications",
in : Communication, n° 17,
Seuil,
1~7l, p. lOb.

IIH.
susciter la connivence passive ou active de nombreux gouver-
nés-spectateurs qui ont le sentiment d'une liberté de dé-
termination -
face à l'image introduite dans l'univers pri-
vé - et d'une possibilité de participation -grâéè aux in-
terventions qui leur sont proposées"
(1). En fait cependant,
quelle que soit l'origine (esthétique, éthique, scientifique,
publicitaire, etc ••• ) des exigences de l'art télévisuel,
elle fonctionne nécessairement comme la façade d'une arrière-
pensée politique, comme la signification de ce que Marcuse
appelle la tolérance répressive, car "c'est en fonction de
ces exigences,
interprétées par ceux qui contrôlent l'appa-
reil, que le bien et le mal, que le vrai et le faux sont dé-
finis.
En fonction de ces exigences i l n'y a plus de place
ni de temps
pour une discussion dans laquelle on ferait le
projet d'orientations nouvelles et susceptibles de mettre le
système en cause.
Ce langage ne mène plus à aucun "discours".
Il édicte, et par le pouvoir de l'appareil, i l établit des
faits -'c'est une énonciation qui se valide par elle-même"(2).
Dans cet "univers du discours clos" (3) où le contrôle du
code linguistique est scrupuleusement assuré par les techni-
ques audio-visuelles - en l'occurence la technique télévi-
suelle -
la démarche de la pensée est canalisée par la
(1) BALANDIER (Georges)
.- op.
cit., pp.
161-162.
(2) MARCUSE (Herbert)
.- op. cit., pp.
125-126.
(3) Constitue le titre du ch.
IV de L'homme unidimensionnel
d.'. Herbert Marcuse (op.
ci t.,
p.
109).

II9.
logique des images.
Dans un tel contexte, lorsque les gou-
vernés-spectateurs, comme les appelle G.
Balandier, peuvent
s'exprimer, leur "discours" est loin d'être un danger pour
celui de la rationalité technologique, où l~ concept est
assimilé à l'immédiateté des images projetées; i l est, au
contraire, une des conditions de son perpétuel renouvelle-
ment, car son contenu est défini longtemps auparavant et
leur est imposé sous forme de marchandise ou d'élaboration
culturelle -
ce qui revient exactement au même. La manipula-
tion et la domination frappent alors tous les domaines pos-
sibles de définition émancipatrice de l'individu et du peu-
ple, car "si sur le plan linguistique le développement des
concepts est blo4ué, si le langage refuse l'abstraction et
la médiation, s ' i l s'abandonne aux faits immédiats, i l ne
peut plus s'employer à dévoiler les facteurs qui sont der-
rière les faits. A l'intérieur de la société et dans son
intérêt, cette ,organisation du discours fonctionnel revêt
une importance vitale ; le discours fonctionnel est un vé-
hicule qui sert à coordonner et à subordonner.
Le langage
fonctionnel est un langage harmonisé qui est fondamentale-
ment anti-critique et anti-dialectique"
(1).
Soumis ainsi au besoin et à la nécessité d'une langue
universelle - celle de la rationalité technologique et de
ses idéologies latentes -
les hommes de la civilisation
(1) MARCUSE (Herbert)
. - Ibid.,
p.
121.

I~.
industrielle ont perdu le sens des valeurs humaines parce
qu'ils n'ont plus d'autres moyens de représentation et
d'interprétation des choses et du monde, encore moins de
leur propre vie: manipulés dans leurs besoins et leurs as-
pirations ~ plus intimes. Ils reçoivent tout imprimé sur
les pages ou plages des médias J et, sur leur petit et/ou
grand écran, on leur projette, quotidiennement et de façon
régulière. des images-modèles qui orien~ent leur vie et leurs
comportements : ainsi par exemple,
à côté des images des
héros politiques idéalisés auxquels ils se réfèrent comme
modèles, on leur projette aussi, sous l'aspect d'une hor-
reur (1) dont i l apparaît nécessaire de se méfier comme de
la peste, l'image de ces autres-là - de l'étranger, le
barbare agressif et, en l'occurence, du Noir africain et
de sa culture archaïque et primitive - qui sont restés tels
qU'on les projette à cause de leur manque radical de ratio-
nalité technologico-scientifique.
Il existe, par exemple,
une image de l'autre -
l'étranger - qui,
projetée dans une
tendance ethnocentriq~e. impérialiste et raciste, se fixe
sur un type physi4ue et qui s'impose de la même manière à
tous les individus d'un même milieu social; ainsi par
exemple, tous les Noirs se ressemblent, comme tous les
Chinois se ressemblent.
{l) En effet, i l convient de souligner en passant que les
informations que les médias européens donnent concernant
l'Afrique manquent tout particulièrement d'objectivité.

121.
Bref,
Les images-modèles télédiffusées orientent un
comportement qui tend à devenir normatif parce qU'elles
sont produites dans des conditions spécifiques et engen-
drées par une subjectivité tendancieuse.
Du,G:oup,- l ' imagi-
naire social ainsi structuré ne peut plus échapper à la
logique du statu quo ; i l a une organisation qui relève
de son ressort.
C'est ainsi qU'à travers toutes les for-
mes d'organisations
culturelles: l'éducation, l'art, les
média se créent des images nouvelles, mais avec un matériau
fournit par les anciennes images de la société, si bien
que le jeu se poursuit indéfiniment, dans l'enclos d'un mê-
me circuit logique et idéologique. La répétition tendancieu-
se d'images spécifiques impriment dans l'esprit du télespec-
tateur la haine et la violence cachées sous l'heureux dégui-
sement de la représentation rationnelle.
La conséquence de tout ceci est le développement de
plus en plus horrible de la violence dans les pratiques des
relations humaines.
Dans les grandes agglomérations les
cambriolages, les meurtres, les viols, les agressions entre
classes, entre sexes, entre groupes ethniques sont devenus
le côté purement banal des faits divers. Sur le plan inter-
national la concurrence entre les pays riches sur le marché
mondial:
les luttes impérialistes, l'expansion des idéolo-
gies de toutes sortes aboutissent à des guerres horriblement
meurtrières, mais où la torture,
l'esclavage,
le génocide,
la violence la plus perfectionnée sont cachés par la projec-
tion d'images et de discours officiels humanistes et

I22.
pacifistes. La violence est la marque spécifique de la ci-
vilisation industrielle ; on le sait. Toutes les relations
humaines y sont directement ou
ind:uectement gouvernées
par la volonté de domination J domination'd'une classe sur
une autre, domination des pays riches sur les pays pauvres,
domination du clan au pouvoir sur le peuple, domination im-
périaliste de la technologie sur les peuples démunis de
moyens techniques, domination de l'artificiel sur le naturel,
bref, dans l'angoisse
apocalyptique d'une guerre atomique,
partout règne la raison du plus fort.
Et le triomphe de la technocratie est aussi le triomphe
de la "thanatocratie". La rationalité technologique situe
la grandeur de la civilisation humaine dans la fabrication
d'instruments de toutes sortes y compris la fabrication des
armes. C'est, malheureusement, une vérité tristement éviden-
te, qui se manifeste de plus en plus tristement dans l'ac-
tualité de la dialectique domination-liquidation où entrent
en jeu le pouvoir et la mort. La domination absolue aboutit
à la mort qui est l'écrasement définitif des êtres et des
choses. La rationalité technologique a aboutit à une société
industrialisée où "1 'humani té est manacée d'une ruine totale;
la pensée, l'espoir, la crainte sont à la merci des pouvoirs;
la misère voisine avec des richesses sans précédent. Ces
phénomènes, même s'ils ne constituent pas la raison d'être
de la société, mais seulement ses effets secondaires, ne
justifient-ils pas une mise en cause impartiale de cette

12;.
société? Sa !ationalité, son progrès et son développement
sont irrationnels dans leur principe"
(1).
Si l'une des fonctions évidentes de la société indus-
trielle est d'être productrice d'images, de représenter, la
représentation donnée est violemment illusoire et est, par
conséquent, la rationalisation constitutive d'une fausse
représentation du réel. Et l'idéologie technologique produit
ces et ses représentations illusoires au moyen d'instruments
spécifiques de domination, qu'elle présente sous le déguise-
ment de merveilleux appareils du progrès technique, destinés
à assurer le bien être à tout le genre humain. Et l'humanité
est d'autant plus menacée d'une ruine totale, Comme l'indique
Marcuse, qU'aujourd'hui,
tout le monde est embarqué, orienté
par l'Ecole vers la poursuite de cette idéologie de la
rationalité scientifico-technicienne.
L'Ecole est la matrice de l'idéologie dominante, qui
reproduit la rationalité technologique et engendre la logi-
que de.la domination.
MARCUSE (Herbert)
.- op. cit., p.
19.

124.
CHAPITRE II
L'ECOLE
L'ESCLAVE OOIT PARLER LA LANGUE' DU'MAITRE
"La conception "bancaire" de l'édu-
cation comme instrument d'oppres-
sion.
Personne n'éduque autrui, person-
ne ne s'éduque seul, les hommes
s'éduquent ensemble, par l'inter-
médiaire du monde."
Paulo Freire,
Pédagogie des opprimés
L'Ecole s'est donné pour but de définir le Programme
des conditions optimales qui permettent de libérer la raison
des zombies de la magie et de l'irrationalisme, source
d'obscurantisme. Mais l'acquisition d'une instruction n'a
de sens pour les individus concernés que si elle leur donne
des possibilités, des connaissances, des techniques qui leur
permettent la reproduction d'une action révolutionnaire créa-
trice d'une société d'hommes réellement libres. C'est d'ail-
leurs pourquoi toute instruction qui se réclame de cette
pédagogie humaniste doit nécessairement permettre, à ceux à
qui elle s'adresse, de prendre conscience des conditions
réelles de leur existence. C'est donc à chaque peuple, dans

125.
toute la dignité de ses différences spécifiques, qU'il ap-
partient d'établir le programme de son éducation et d'en dé-
finir le contenu.
C'est évident ! A tel point que c'est de
cette évidence-là dont va se servir la Raison dominatrice
et impérialiste comme de son déguisement idéologique, c'est-
à-dire ses raisons humanistes, au moyen duquel elle justifie
ses actions liquidatrices. La Raison Civilisatrice dénie
donc cette conscience de soi en définissant les besoins des
autres et en canalisant l'éducation familiale et l'instruc-
tion scolaire dans l'unique but de la reproduction de l'idéo-
~ogie du statu quo. Ainsi conçue, l'êcole est la dénégation,
la manipulation et la domination de peuples entiers ;
tant
i l est vrai que "l'unité d'une collectivité manipulée repose
sur la négation de l'individu, elle est la caricature d'une
société qui serait capable d'en faire un individu" (1).
L'im-
périalisme avançait derrière la parure abusive de l'Ecole,
son masque humaniste; et l'Ecole,
trop humaine a liquidé des
centaines de milliers d'univers culturels. La dictature cul-
turelle de la rationalité impérialiste, pour mieux posséder
ses nombreux asservis, institutionnalise l'Ecole au même
titre que la Famille,
l'Armée, etc ••• La socialisation n'est
pas innée; elle est la synthèse vivante des institutions ;
synthèse synthétisée par des appareils de pouvoir idéologique,
(1) HORKHEIMER (Max), ADORNO (Theodor)
.- op.
cit., p.
30.

126.
telle est la démarche de la logique institutionnelle.
Et
lorsque la manipulation pratiquée à l'aide de l'Ecole prend
pour nom : éducation, instruction, connaissance, elle devient
le matériau indispensable à l'entreprise de---socialisation,
ce qui veut dire que tous les domaines de la vie sociale
passent dans son filtre.
Cette déshumanisation que produit
le contact de l'Ecole, a marqué tout particulièrement cer-
F
tains peuples -
les peuples africains par exemple - qui y
ont vu mourir toutes leurs réalités culturelles.
Ce que nous voulons montrer dans ce chapitre, c'est
l'impossibilité, pour une Afrique scolarisée, c'est-à-dire
déshumanisée, de pouvoir jamais opérer le fameux renverse-
ment dialectique hégelien qui l'affranchirait en tant qu'es-
clave. Il faut bien se rendre à cette évidence. Les optimis-
tes peuvent toujours nous objecter que toutes les évidences
ne sont pas si évidentes qU'on le croit souvent, et que nul
ne sait de quoi demain sera fait ; soit, mais les faits sont
là et npus ne faisons tout simplement qu'observer: de plus
en plus visiblement,
la réalité, ou mieux, l'irréalité de
l'Afrique scolarisée,
c'est-à-dire reproduite comme image
passive et froide par La Culture Universelle, se joue entre
l'utopie d'un retour aux sources et l'utopie d'une projection
dans un futur canalisé par l'idéologie technologique.
L'es-
poir est une passion heureuse, on le s a i t ; mais quand l'es-
poir se transforme en espérance, c'est le signe du moment
fatal où i l n'y a
justement plus d'espoir.
Il est absurde de
penser aujourd'hui une société africaine sans école. Et, à

127.
supposer même que l'Afrique décide de se libérer par cet
absurde en fermant toutes ses écoles et en renvoyant tous
ses fonctionnaires immigrés, elle n'en serait que plus as-
servie encore
car l'Ecole qui est une insti~ution, n'est
pas une chose
des maisons, des tables-bancs, des tableaux,
des amphithéâtres, des livres, des bureaux, etc ••. , ou des
personnes 1 professeurs, élèves, directeurs, etc ••• , mais
des rapports idéologiques latents qui structurent la totalité
de la société.
L'Afrique pourait brûler toutes ses écôtes
tuer tous ses enseignants, cela n'empêcherait absolument
pas l'Ecole d'exister encore.
Par exemple, elle a crié et
combattu de toutes ses forces:
à bas l'impérialisme, à bas
la colonisation, mais aujourd'hui,
l'état d'in-dépendance
n'est que l'autre face de la même domination devenue d'ail-
leurs encore plus horrible. En idéologie des rapports de
force comme en thérapeutique i l ne S'agit pas de casser le
thermomètre pour faire tomber la fièvre.
L'Ecole, en tant
qU'institution sociale, c'est-à-dire cristallisation des
.rapports idéologiques, coïncide radicalement avec la dimen-
sion du psycho-sociologique,
à savoir : le symbolique, c'est~
à-dire le non destructible.
A.
L'Afrique entre l'utopie du retour aux sources et le vide
de la grande impasse.
"ue parle de millions d'hommes à qui on a
incul4ué savamment la peur, le complexe
d'infériorité, le tremblement,
l'agenouillement,
le dé~espoir, le larbinisme."
Aimé Césaire
ùiscours sur le colonialisme

12H.
~'européanisation de l'8frique, par le syatème scolaire
-
entre autres -, trouve son origine dans un acte negatif :
la liquidation organisée des cultures africaines.
uésormais,
l'initiative de création culturelle des AfricaiAs est ,l.imi-
tée, canalisée, enserrée, cloisonnée dans l'espace restreint
et aliénant de la subordination : espace ouvert à un déploie-
ment sans cause et sans fin. Et comment les Maîtres nomment-
ils la cause absente qui livre sans doute l'Afrique à une
condamnation à perpétuité? "Civilisation", totalité mons-
trueuse et dogmatique qui ne trouve ses propres lois qu'à
l'intérieur la justification de l'UN, paradigme de la domina-
tion. Comment apparaissent aux asservis les formes intra-mon-
daines de la .. Ci vi lisa tion Il ri Cela qui
les fai t
basculer de
sommets en déclina vertigineux, de l'être au néant et les ac-
cule au paroxysme de l'esclavage où regne l'indifférenciation
souveraine de la réification. ~ gommage des cultures afri-
caines par la puissante Culture (technologique) condamne
l'Afrique à la non-existence: continent détaché de son so-
leil, emporté dans des tourbillons désormais insensés. ~'A­
frique est dépouillée de la signification de son existence,
ses cultures éperdues à la recherche du ~gos 'franscendant.
Exilée du royaume des genres qui se répartissent le domaine
du ~avoir, son nouveau destin est d'errer, happée par le
souffle glacé du vide, sollicitée vainement par la quête
nostalgique et prospective d'un autrefois passé et depassé
et d'un à-venir déjà tout organisé, canalisé, administré et
programmé par le pouvoir futurologique de la technologie.

129.
L'rlfrique est pénétrée par la nuit qui tombe sur le monde ;
un monde abusé par la lumiere blanche du délire de la ~ivi-
lisation. ~ destinée et le ue~tin de l'Afrique sont négati-
vité. l.a détresse que connaît l'Afrique "non-civilisée" est
corrélative de la domination technologique. Au cours de ses
périples impérialistes. la Civilisation des Lumières a sa-
vamment liquidé. offert en holocauste les civilisations afri-
caines sur l'autel de la notion mensongère de ~rogrès dont
la belle apparence scientifique camoufle
leur cri de détres-
se et remplit le vide immense qU'elles laissent par les
déchets et les camelotes industriels.
uans un tel contexte.
les Africains.
pris dans la confusion. l'ambiguité et l'eclat
abusif de l'Bcole Civilisatrice, ressembleraient. par quelque
côté. au "petit homme" de l<eich : "Mais tes professeurs et
tes maîtres ne te disent pas ce que tu penses et ce que tu
es réellement J personne n'ose formuler sur toi la seule cri-
tique qui te rendrait capable de prendre en main ta propre
destincâ.e. Tu n'es "libre" que dans un sens bien déterminé :
libre de toute préparation à la maîtrise de ta propre vie,
libre de toute auto-critique."
(1)
La réalité culturelle est un corps de prescriptions et
d'habitudes sociales. Commun aux individus d'un même milieu
. HEIL:H (Wilhelm)
.- }:;coute, petit homme! Traduit de l'alle-
mand par Pierre hamnitzer (Paris. Payot.
1~7~. pp. lS-
lb).

130.
social. ~lle est le lieu d'un engagement social, elle est
l'objet d'un choix social par définition; par conséquent,
nul ne peut, sans apprêts, trouver les conditions d'épanouis-
sement de sa liberté d'homme social dans l'espaêe d'une cul-
~ure différente de la sienne. ~ liquidation des cultures
africaines dépouille l'Afrique de toutes possibilités d'exis-
ter en tant que société d'hommes.
~i l'abolition juridique
de l'esclavage, ni la proclamation universelle des droits de
l'homme ne changerent les conditions sociales des Africains.
LeS optimistes peuvent toujours nous reprocher notre trop
de pessimisme en nous brandissant les drapeaux des indépen-
dances et en nous faisant retentir la mélodie allègre des
hymnes nationaux indépendants. Seulement voilà, i l est, peut-
être, d'une importance capitale de savoir qu'il ne suffit pas
-
pour des peuples longtemps asservis, dominés,
torturés -
d'avoir un drapeau et un hymne national pour être libres et
indépendants i
4uand on sait, par ailleurs,
que la notion
même d'''indépendance'' fonctionne comme un opérateur-.idéo-
logique dont le déplacement dans l'espace du jeu des rapports
de forces est,
indiscutablement,
symptômatique de cet état
de violence et de domination.
"J::n fait,
remarque N'k\\rumah ,
i l peut arriver qu'un pays colonisateur offre l'indépendance
à un peuple, non avec l'intention que l'on pourrait supposer
à un tel acte, mais dans l'espoir que les forces positives
et progressistes en seront endormies, et que l'on pourra ex-
ploiter le peuple plus aisément et plus tranquillement." (1)
(1) KW~ N'KHUMAH .- ~e ~nsciencisme ; traduction revue d'a-
pres l'édition anglaise de l~ô~, par ~tarr
et Mathieu Howlett (~aris, EPA,
1~70, p.125)

131.
L'in-dépendance aux peuples colonisés n'est qu'un slogan lan-
cé par les colonisateurs dans le seul but de mieux régler
et institutionnaliser leur dom~nation. ~lle n'est et n'a
qu'un statut purement formel qui camoufle une imposture:
nous vous donnons l'in-dépendance, mais nous ne saurions'
vous laisser (seuls) sans vous aider à résoudre vos nombreux
problèmes de pays sous-développés.
v'où,
coopération, assis-
tance technique,
capitaux privés, etc••• qui sont les
nouveaux masques "humanistes" derrière lesquels les colonisa-
teurs continuent d'exploiter - de façon de plus en plus per-
fectionnée et de plus en plus administrée -
les "anciennes"
colonies. Ainsi, dans le prolongement de la remarque de
N'l{rumah, ~tanislas Adotevi souligne que "l'indépendance est
une certaine façon d'exprimer la dépendance ~ur le plan éco-
nomique conune sur le plan politique" (1). ,t:;t,
toujours dans
ce m~me prolongement, la remarque de Robert Jaulin ne manque
pas d'intérêt:
".!J'aliénation et le colonialisme jouent au-
jourd'~ui en Afriyue, plus et mieux ~ue jamais ( ••• ). Cette
Afrique est plus coloniale encore qu'il n'en était du temps
des administrateurs,
car les structures que nous,
les blancs,
mimes en place, vivent maintenant du dedans, sans plus qu'une
présence originaire du dehors ait besoin de s'imposer, et
aussi d'expliciter,
leurs existences.
Ces structures sont,
pour l'essentiel, données par la carte politique ( ••• ) 1.1
(1)
AW'r,t:;Vr
(;:itanislas)
.- 1\\1égritude et j~égrologues (t'aris,
UG~. 10/lb, 1~72, pp. 14b).

132.
n'y a pas eu d'indépendance, mais
héritage colonial,
la ré-
cente histoire nigériane en est un témoignage, d'autres
existent, d'autres suivront." (1) 'L'out en étant entièrement
d'accord avec ces remarques de i<obert .Jaulip, nous ajoute-
rons, pour notre part cependant, que ces structures colonia-
les sont, pour l'essentiel, non seulement données par la
carte politique, mais aussi et peut-être même surtout par
la scolarisation tendancieuse des peuples africains. Bien
sûr, l'Afrique est le plus morcelé-de tous les continents,
et présente la figure d'un puzzle dont les fragments ont été
"savanunent" découpés à la fameuse conférence de Berlin, et
dont l'assemblage donne la réalité d'une ':'unité" constanunent
menacée par les conflits ethniques. Mais la déterritoriali-
sation culturelle des peuples africains par l'intrusion de
l'Ecole étrangère comnle nouvel espace d'éducation, nous ap-
paraît avoir un effet destructif bien pire encore que celui
de la déterritorialisation géographique. La déterritoriali-
sation culturelle creuse le gouffre du vide à l'intérieur
de la substance-mère des sociétés africaines. ~t la Grande
Royale de Cheikh Hamidou Kane a raison de constater doulou-
reusement : "L'école où je pousse nos enfants tuera en eux
ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, a
juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il
(1) JAULIN (~bert) .- La mort sara (Paris, U~, 1~7l, pp.
21,
I l ,
lb).

en eux.
wand ils nous reviendront de l'Ecole, i l en est 4ui
ne nous reconnaîtront pas." (1) ~'est le territoire culturel
qui structure et donne sa signification physi4ue (et méta-
phy~ique) au territoire géographique; et si.l."ossature ar-
chitecturale des villes modernes est partout la même aujour-
d'hui, c'est peut-être parce que toutes ces villes sont édi-
fiées à partir d'une même tradition culturelle, d'une même
représentation culturelle de l'espace.
Le développement ultérieur d'un peuple est fonction de
sa culture de base. ~t, les facteurs qui semblent avoir le
plus d'influence tant sur notre personnalité que sur nos ac-
tes résident dans la spécificité des structures culturelles
au sein desquelles nous sommes éduqués ; c'est-à-dire dans
~ possibilités qui nous sont données ou qui nous sont refu-
sées de former en nous des pulsions positives, sources de
créations. La finalité de l'éducation étant l'intégration et
l'adaptation à un système socio-culturel donné, la significa-
tion
PQlitique de l'Ecole dans les sociétés africaines rési-
de dans la perpétuation de la domination et de l'aliénation.
C'est pourquoi la proposi tion "défaitiste" de la Grande l~yale
est une vérité tristement évidente : "Ce que je propose c'est
que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étran-
gers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que
.nous aurons laissée libre." (.l)
ùÙ sont les preuves de cette
(1) CHEIKH HAMIùOU Mj',jl;; .- .L.'aventure ambiguë (Paris,
UGE,
lO/l~,
1~bl, p. ~7).
(2)
CHEIKH HAMlDUU KA~l;; .- Ibid., p. 57.

vérité tristement évidente 7 A l'heure actuelle l'~cole a
produit dans tous les pays africains in-dépendants, d'illus-
tres intellectuels 1 ingénieurs, médecins, hommes de lettres,
sociologues, etc ••• Cel:; intellectuels afridîins,·' aidés par
la grande compétence des assistants techniques européens et
américains, cherchent, rationalisent, calculent, planifient,
orientent depuis des dizaines d'années, et pourtant, on as-
siste toujours à un développement de plus en plus exponen-
tiel de la misère en Afrique. Ûn est alors en droit de se
demander: à qui appartient l'~cole en Afrique 1 uuelle est
sa finalité? Quel est le rôle des intellectuels africains ?
Que peuvent-ils faire ?
Il s'agit d'emblée de découvrir ce qui nous échappe, de
le démasquer. ~'Bcole maintient et cultive la domination et
l'aliénation dans les sociétés africaines: l'intellectuel
africain croit qu'il sort vainqueur de l'Ecole, alors qu'il
n'en est que le pantin désarticulé. La profondeur intellec-
tuelle €st
une illusion ~ui masque les réalités sociales par
une série de termes répressifs : raison - savoir - civilisé ;
et l'~cole se dévoile dans le duel des catégories de l'appa-
rence et des réalités culturelles qU'elle annihile.
Dans un
tel rapport,
le processus de concentration du savoir hors de
la nature était entamé, le savoir se constituait contre la
nature africaine, venant lui dicter ses règles de l'exté-
r~eur. Dès lors, les intellectuels africains portent en eux
deux mondes socio-culturels antagoniques ; ils portent le
conflit de l'être et du néant au plus intime d'eux-mêmes.

I~5.
a) L'utopie du retour aux sources ou l'insaisissable
identité culturelle
"Sais-tu. petit homme. ce <..1ue ressent un aigle qui a
couvé des oeufs de poule 't 'rout d'a~rd."il pense -qu'il va
faire éclore de petits aigles qu'il elevera. et dont il.
fera de grands aigles. ~~is les petits aigles se ré-
vèlent bientôt de petits poussins. ~'aigle désespéré.
veut néanmoins en faire des aigles. Mais i l ne voit
autour de lui que des poules qui caquettent."
(1)
~ concept d'identité culturelle garde nécessairement
l'ambiguité et l'équivocité qu'il hérite obligatoirement de
l'amphibologie des termes mêmes ( d' "identité" et de "cultu-
re")
qui le désignent. référés tout à la fois à la culture
ethnique; nationale. plurinationale. ~ette chaîne d'ambigui-
tés déclenche notre questionnement.
à savoir:
comment s'arti-
culent. chez l'être social (africain) pris aussi bien indivi-
duellement que collectivement. les diverses allégeances eth-
niques. nationales. plurinationales. pour constituer son iden-
tité culturelle 1 uuelles sont les conditions de possibilités
du rapport dialectique inclusion-exclusion de ces trois ni-
veaux d'identité (ethnique. nationale. plurinationale). dont
l'issue finale engendre l'identité culturelle 7
~'Afrique. on le sait. présente un champ de cultures for-
tement stratifiées et diversifiées. où les cultures des grou-
pes ethniques sont plus fortes (socialement plus unies) que
les cultures nationales. héritées de l'impérialisme colonial.
l::t on constate 4ue même ces unités ethniques présentent.
(1) HEICH (Wilhelm)
. - op.
cit ••
p.
7~.

I~6.
dans leur fonctionnement,
la réalité d'un groupe non homogène,
c'est-à-dire non identifiable dans la mesure où, par exemple,
les villageois et les citadins d'une même unité ,ethnique
n'ont pas un mode de vie identique.
~'est donc un leurre que
de vouloir constituer ou "créer" une identité culturelle qui
serait la synthèse globale d'une constellation de petites
identités culturelles qui,
eu fait,
existent radicalement
sur le mode du non-identique ou du non-identifiable.
Vans la
réalité des divers groupes issus de la diversité des cultu-
res africaines,
le concept de l'identité culturelle apparaît
nettement comme l'ombre d' UJ1e prétention idéaliste qui tente,
vainement, d'unir le non-unissable, de saisir le non-saisis-
sable dans le but, non moins idéaliste, de créer une Culture
"extra-territoriale, extra-nationale". Une telle idéalisation
n'est que l.'effet d'une longue aliénation culturelle héritée
depuis Platon chez qui le couple idéal est formé par l'iden-
tité et l'altérité. ~'identité culturelle, dans sa prétention
(tacite) à l'unité culturelle,
capture l'aut~e comme le mul-
tiple de l'UN,
c'est-à-dire yue la culture identifiée doit
être finalement,
la production réifiée d'un système qui ré-
git une log~que interne dont les principes restent indéfini-
ment invariants. Hais les relations socio-culturelles sont
des faits réels dont le fonctionnement effectif ne saurait
être le résultat d'un quelconque systeme idéaliste qui dé-
ploie sa rigueur théorique dans l'abstraction absolue.
Vans leurs tentatives de définitions des conditions

spatio-temporelles pour l'élaboration de l'identité culturel-
le africaine. les partisans ont dû découvrir - par l'effet
magique d'un regard rétro~pectif - ":lue les conditions opti-
males de leur entreprise se trouvaient dans la pureté origi-
nelle des sources de la culture africaine. Ues lors. ils se
mirent à préconiser la nécessité et l'urgence d'un retour
aux sources 1 illusion d'une double utopie dans la mesure où
les ra-cines.
l'origine.
les sources de la culture africaine
ne sont que des rhizomes (1) dont l'entremêlement est l'image-
même de la complexité (pluralité) àes cultures qui les sous-
tendent; et que. par conséquent. i l n'existe aucune racine
Principale. aucun substrat uriginel ; et d'ailleurs. on ne
ressent le besoin de remonter jus4u'aux sources que 4uand
elles ont tari. Le concept d'identité culturelle serait donc
né de l'angoisse du vide. de l'angoisse du trou créé par la
manifestation de la différence. Autrement dit. le traumatis-
me de l'identité culturelle est postérieur au traumatisme
de la perte de l'identité culturelle. le combat pour l'iden-
tité culturelle est postérieur à la perte de l'identité cul-
turelle : combat nostalgique ~ui échoue alors contre le vide
de ce qu'on a déjà perdu. extase de l'abstraction à la quête
de l'originaire.
Ce désir de réduire l'hétérogénéité culturelle par le
. moule de l'identification.
relèverait d'une frustration
(1) Cf.
J.)BJ...EU~.ê (Gilles) '-. Mille plateaux (Paris. PlJF, lY81).

analogue à celle de l'u.t:,;dipe freudien . .l;:;n effet, conune dans
la résolution du complexe d'OEdipe,
le petit garçon,
sous
la pulsion de l'angoisse de castration, doit renoncer à l'a-
.,
mour exclusif de sa mère pour assumer son intégrité masculine
par l'identification au pere, l'Africain, longtemps asservi,
devant la frustration due aux phénomènes d'acculturation co-
loniale, veut pouvoir dépasser l'inceste ethnocentrique qui
l'enferme dans la culture indifférenciée de son ethnie pour
s'identifier à un plus grand espace culturel, son Pere extra-
culturel différencié. $eulement, pour les l\\fricains comme
pour les enfants de la horde primitive, l'identification à
l'aïeul est un acte purement imaginaire dans la mesure où
i l n'existe plus de modèle-différencié, l'aïeul ayant été
supprimé par le meurtre (1).
Le meurtre du père a d~nas4ué son surmoi ainsi ~ue son
image d'autorité J son image-modele a disparu avec la brisu-
re de son miroir-modèle.
ùes lors,
les enffants, privés de
re-père~ ne peuvent que s'identifier à leur propre image
paroxysllle? d'une projection narcissique qui ne fonctionne yue
comme réponse d'appaisement illusoire à leur détresse . .L.e
transfert sur le passé est impuissant a résoudre le conflit.
L'identité ethnocentriy,ue est le premiœr moment de l'identité
culturelle,
comme l'identité phalliyue est le premier moment
de l'Œdipe chez le petit garçon.
~'est pouryuoi elle n'est
(1) ~our les cultures africaines, i l s'agit d'un ethnocide
opëré par la b3rbarie impérialiste.

139.
d~finissable que par sa ncigation de la diffcirence. Mais, el-
le est une utopie en excluant la diffcirence, dans la mesure
où la différence est le principe de base de toutesidentifi-
cations. Elle n'est alors que la marque d'une dialectique
n~gative où entre en jeu le fantôme et le fantasme. Ve ce
fait,
elle r~investit l'alicination qu'elle veut combattre 1
la r~gression aux sources, à supposer qu'elle soit possible,
ne serait alors que l'enfermement dans un ethnocentrisme fa-
natique, analogue, d'une part, au fantasme psychologique du
d~sir de retour au sein maternel et, d'autre part, au d~sir
nostalgique de ressusciter le père par l'identification de
son fantôme avec l'animal toténique. Le fantôme du père fi-
gure l ' ~t.at psychique des enfants, comme le fantÔme d 'rJ.éra
figure l'~tat psychiyue d'J.xion. J..e surinvestissement que
vise l'identitci culturelle conduirait,
s ' i l avait été possi-
ble,
à la transformation ncigative des cultures significati-
ves ; elle r~duirait la multidimensionnalité qui est le prin-
cipe d~ base de toutes cultures à l'unidimensionnalit~ qui
est à l'origine de la mort des sens (Marcuse). Ainsi, la pré-
tention à l'identité culturelle est une pure utopie. ~ar
exemple, quand dans la "culture" issue des con4uêtes colonia-
les françaises,
les différentes cultures de l'A.O •.l".
(l'A-
frique Occidentale Française) s'identifient culturellement
il la francophonie yui n'est rien d'autre que cette "Conuuu-
nauté" extra-territoriale de langue (le français)
et,
a quel-
ques proportions gardée~, de religion (le judéo-christianis-
me), i l est tout à fait faux de parler d'Une telle

140.
'~conununauté" en terme d'une identité culturelle; car une
telle "couununauté" trouve son origine dans un acte négatif.:
l'ethnocide linguistique (1) et religieux.
Au sujet de l ' exal ta tion idéaliste de l ' iden_t;.i té .cuï, turelle
qui met en avant l'alibi racial et créé le concept - non
moins insaisissable - de "négritude", disons,
brièvement,
qu*elle n'est que l'effet et le reflet d'une contemplation
narcissique qui se laisse démasquer et prendre au jeu de son
eau miroir.
Dans le cas du père de la négritude,
les eaux
troubles de la .:.)eine reflétaient mal, voire pas du tout,
l'image de ce cher pay~ natal auquel i l adressait désespéré-
ment un appel (L) mé ï.anco Li.que ,
tIC et
appel
au "pays natal",
précise Stanislas Adotevi, c'est le soupir de l'étudiant
(1) L'expansion impérialiste de la langue du colonisateur,
imposée COmme l'unique langue nationale des populations
colonisées, a pour consé~uence directe la disparition
(plus ou moins lente) des langues maternelles de ces po-
pulations. i.a francophonie et l'anglophonie trouvent leur
origine dans une glottophagie (cf. Louis-Jean Calvet
Linguistique et colonialisme, ~ayot, 1974) inaugurée par
l'impérialisme linguistique. En Afrique
francophone par
exemple, le français s'impose selon un schéma qui corres-
pond aux stratifications des couches sociales.
~'est ain-
si que dans les milieux intellectuels, les parents ne
s'expriment qu'en français et que par consé~uent, les en-
fants n'ont aucun contact direct avec leur véritable lan-
gue maternelle à laquelle se substitue le français.
Le
français devient ainsi la langue maternelle de familles
africaines de plus en plus nombreuses.
(2)
Cf.
~E~GHOrt (Léopold ~édar) .- Lhants d'Cmbre.

141.
possédé par ses propres fantômes. ~t cette hallucination ex-
plique pourquoi la négritude en ses balbutiements fut un cri.
Un cri fort,
absurde et sans finalité i
car ceux dont i l s'a-
gi t
n' éta ient pas des mili tants • .ils n'avaient éonnu chez
eux aucune vie politique"
(l).autrement dit.
la négritude.
dans sa prétention à l'identité culturelle par le moyen de
la conscience raciale. n'est en fait rien d'autre ~u'une as-
sociation de métaphores: espace d'une poésie lyrique.
~es
postulats selons lesquels le nèyre est l'homme du rythme et
de la danse n'ont tenu aucun compte des réali tés s ocio-cul tu-
relles que connaissent les nègres depuis leur entrée dans
l'histoire. ~'Afriyue, on le sait, est entrée dans l'histoire
humaine par la domination et l'esclavage; et comme le dit
Adotevi,
"le l\\iègre ne chantera son chant le plus beau qu'une
fois débarassé de toutes les raisons de ses pleurs ( .•. J.
L'Afrique ne retrouvera le sens de la musique et de la danse
qu'après s'être libérée totalement de la domination de ses
maîtres_ Alors la danse et la musique seront l'illustration
de l'effervescence raciale dans une civilisation dégagée po-
litiquement et humainement du regne ~oologique du capitalis-
me et des salissures de ses zombies." (L}
Disons pour conclure que l'intriyue de l'identité
(1) AùO~~VI (~tanislasJ .- Op. cit., p. lb.
(L) AUQTBVr (Stanislas)
.- ibid •• pp.
l~L. ~~~.

I42.
culturelle trouve sa cause et sa fin dans une exaltation imagi-
nati ve et chimérique • .La. Chimère est d'autant. plus insaisissable
que tous ceux qui sont assez prétentieux pour s'approcher
de lui sont dévorés ; et même si le héros par une victoire
illusoire abat le monstre et épouse la vierge,
i l finit par
périr (le mythe de iiellérophon).
J...a revendication d'imprimer
a la culture africaine le
sceau de l'objectivité scientifique revient dans le concept
d'identité culturelle. ~lle est l'impulsion qui veut retrou-
ver dans l'hétérogénéité culturelle un semblable qui reponde
au nom d'identité, et \\.lui soit synonyme d'objectivité. Mais,
dans la disjonction des phénomènes culturels où l'objectivi-
té des uns est subjectivit~ pour les autres, l'identité cul-
turelle est une idée chimérique. L'utopie du retour aux sour-
ces dans le but erronné de saisir l'insaisissable est le con-
traire d'un regard réaliste,
critique et prospectif, c'est
pourquoi, en "choisissant" d'avancer à rec;:ulons,
les cultu-
res africaines s'engagent sans doute dans la direction d'une
impasse.
b) J...a grande impasse
"La grande question est de savoir comment les oppri-
més, \\.lui "accueillent" en eux l'oppresseur, êtres
doubles,
Lnaut.hen t i.ques ,
pourront participer à l ' é-
laboration de la pédagogie de leur propre libéra-
tion .•• cela est impossible tant qu'ils vivent dans
la pensée qu'être,
c'est ressembler a 1 'oppresseur" (1)
(1)
rL~iLili (~aulo) .- Pédaqoqie des opprimes (~aris, Maspéro,
1~74, p.
L.2).

La
tâche de l'action scolaire est de fournir un certain
nombre d'instruments, d'attitudes, de mobiles, de comporte-
ments "culturels" nécessaires à la reproduction in extenso
de l'idéologie dominante.
C'est en tant que facteur fondamental de transformation
radicale des individus et des collectivités que l'Ecole fut
introduite dans les sociétés africaines opprimées. Et dans
ce sens, elle réussit son coup à la perfection dans la mesure
où son influence, dans les sociétés africaines, est particu-
lièrement négative : son développement inculque aux Africains
le complexe d'infériorité et leur endosse des masques blancs
sur leur peau noire (~). ~'~cole renverse la structure men-
tale des Africains qu·elle a mission d'éduquer et d'initier
aux grandeurs de la raison civilisatrice. ~'Ecole apprend au
Noir à devenir ~lanc, à vivre comme le blanc, â ressembler
au blanc, l'Idéal,
le Modèle d'humanité par excellence.
L'Ecole est un domaine quasi sacré dans lequel les Maîtres
initient les élèves ou les esclaves (~), par des rites divers
au culte de l'Humanité.
Cette initiation nécessite une rup-
ture initiale avec le monde de l'ignorance, de l'opinion, de
l'artificiel, bref avec tout ce qui s'oppose au Savoir métho-
digue et scientifique. Par la rupture des réalités culturel-
les africaines,
l'i:cole signifie une conception de domination
(1)
Cf.
FANON
(.frantz)
.- .tJeau noire masques blancs (Paris,
~euil, 1'::l5~).
(2)
Ve fait,
l'élève est un esclave depuis Platon
cf.
le
ménon.

144.
au détriment des Africains ; conception qui se joue d'eux,
conception qui prononce l'exclusive contre leur histoire,
vision fugitive de la domination qui revient sous le spectre
de la réconciliation. Par le langage pédagog;Ï,que~-:- expression
d'un sens démagogique -
l'~cole découvre l'espace nomade
dans lequel natt la possibilité de liquider des cultures en-
tières par l'entrée insidieuse de la domination. La domina-
tion avance ainsi derrière le cortege de ses fantômes méta-
physiques et moraux qui continuent de réprimer des hommes à
la recherche d'une liberté, gage du connaître et de l'être.
J..'Ecole fonctionne dans les sociétés africaines non dans une
perspective de moyen de libération, mais au contraire en
tant qu'appareil de domination et de liquidation de leur au-
torité culturelle. ~'asservissement par l'~cole est d'autant
plus terrible et aliénant yu'il repose sur un ethnocide de
base. Les Africains dépossédés n'ont pre~que plus aucune
conscience de leurs aspirations et ils perdent presque tout,
jusqu'au sens de leur existence ; ils deviennent en quelque
sorte étrangers à eux-mêmes. L'~cole, en camouflant l'alié-
nation qU'elle cultive derriere l'apparence abusive du con-
cept de culture, entraîne aisément ses victimes a un renon-
cement involontaire et inconscient a disposer d'eux-mêmes,
de leur culture,
de leur pensée, de leur liberté.
"La civi-
lisation blanche,
la culture européenne, souligne Frantz
Fanon, ont imposé au ."oir une dévia tian existentielle." (1)
(1)
BAL'IIOi~ (Frantz)
.- up.
cit., p.
Il.

145.
Uéviation qui le conduit nécessairement à des troubles rela-
tifs à une névrose obsessionnelle.
"Le negre dans son compor-
tement s'apparente à un type nevrotique obsessiorulel ou. si
l'on préfere, i l se place en pleine névrose~situationnelle"(l)
vans le tiraillement continuel. le vertige saisit le psycho-
pathe ; l'angoisse du néant de l'existence est un aspect de
la névrose. ~'image renvoyée sur la surface de l'eau - miroir
est une image trouble.
uans le discours délirant.
une voix
parle qui obéit aux regles choisies d'une syntaxe étrangère
et énonce un sens 4:ui est celui de la dOmination. Ainsi se
dessine le champ de l'aliénation PSycholinguistique creè par
l'.i;:;cole : l'.t:cole impose en Afrique une langue qui n'est ni
celle de l'enseignant (africain). ni celle de l'enseigné.
~
co~nunication s'est déplacée de l'horizontalité libéralisa-
trice à la verticalité répressive du couple dominant-dominé.
et la langue utilisée appartient -
bien entendu - au Maître
l'Ecole est alors le lieu où l'esclave apprend les mécanis-
mes de son fonctionnement.
~'ensemble du vocabulaire de base de la grammaire impé-
rialiste
dépouille l'Africain de l'instrument de sa pensée
et. partant.
de sa conscience : sa langue devient un dialecte
ou une expression vernaculaire dérisoire et illusoire à l'é-
gard de laquelle on lui apprend a éprouver de la honte et
du
dégoût au bénéfice de la .i.angue coloniale.
la .Langue scienti-
fi4:ue et universelle.
la ,L.,angue de l'homme civili::;e. nin::;i
(1)
.f'A!~Ur~ (Frantz)
. - ur;.
cit.,
p.
-HL

146.
dépouillé de sa personnalité linSJuisti~ue, le nouveau de::;tin
de l'Africain est d'errer, projeté dans un monde totalement
étranger, parce I.{ue les cho::;e.!:> y repondent a d'autres signes
s.ignes dont l'organisation ::oyntaxi":iue et morphô1:o9i~ue cons-
titue un syst~me ~ui, nécessairement, l'aliene. ~i, comme le
montre la psychanalyse freudienne (1),
l'inconscient structure
le langage et le définit comme UIle thérapeutiCiue au moyen de
laquelle le psychanalyste peut libérer le sujet par le déco-
dage ou le sur-codage analyti~ue des rébus qui l'aliènent, le
drame de l'ethùocide linguisti4ue en Afrique peut se traduire
dans les formules du I.,iuestionnement suivant:
comment l'in-
conscient de l'Africain parvient-il, au-delà de l'histoire
de base de son surmoi,
û
structurer un langage par le moyen
d'une langue étrangere ? Un tel langage peut-il encore avoir
(pour l'africain) une valeur thèrapeutiy,ue, c'est-à-dire sym-
bolique ? En effet, dans quelle mesure peut-on considérer les
lapsus,
les trous,
les manques d'un tel langage comme une
manifestation déguisée des désirs refoulés du sujet qui parle,
et non comme des maladresses granunaticales (fautes de syntaxe
et de sémantique) dues à son manque de maîtrise d'une langue
qui,
non seulement, n'est pas la ::;ienne, mais s'avère encore
très complexe '1
Parler une langue,
c'est assumer un monde, une culture,
prendre sur soi et en soi le poids d'une civilisation. t-'arler
une langue,
c'est être en mesure de reconnaître et d'assumer
(1) Vans la théorie lacanienne,
le langage est la condi tion de
l'Inconscient; Lacan renverl:>e ainl:>i l'énoncé freudien se-
lon lequel l'Inconscient est lù condition du langage.

I41.
les fonctions signifiantes de tous les éléments dont la com-
binatoire produit les sens du systeme (lingui~tique) ~ui les
reproduit,
c'est aussi et surtout ~'assmner en tant 4u'être
en quête de liberté (la liberté d'expression rêcberche fina-
lement une expression de la liberté), c'est aussi et surtout
se reconnaître comme signifiant d'origine, comme synthese
synthét~:ante de la binarité du signe et du symbolisme lin-
guistique.
Par le langage l'individu assume péniblement son être
en s'ouvrant à la subjectivité d'autrui 4ui devient alors
l'image ou le symbole ponctuel de l'Autre avec qui un dialo-
gue devient possible par l'intermédiaire du tu.
~'est alors
~ue, pendant ~ue l'inconscient structure le langage, le lan-
gage structure a ~on tour la subjectivité en lui faisant ap-
paraître ses dé~irs sous le masque d'effets de surface, c'es
à-dire en les investissant comme producteurs de sens. Il y
va donc de la liberté ou libération du sujet que l'Autre
se mani~este obligatoire~ent comme lieu de l'espace socio-
culturel de son discours. ,t:;n dehors de cette condition pré-
liminaire, le dialogue devient une juxtaposition de monolo-
gues au cours de laquelle les interlocuteurs entrent dans
un rapport d'agressivité dans lequel le plus fort assujeti
le plus faible aux exigences de sa lanyue.
~e cachant lui-même derriere ce qu'il dissimule, l'in-
conscient, en ~tructurant le langage, produit un sens caché
où le sujet (l'analyste),. décodant le rébus, découvre

que le connu, le sens, est ce 4ui se dé-signe et s'organise
dans des paroles. vans cette dialectique signifiant-signifié,
le sujet du discours coïncide, dans sa subjectivité, avec
son discours, de telle sorte ~u'en le produisant' il se si-
gnifie en même temps et en constitue le filigrane sous-jacent.
Or l'intrusion impérialiste de l'~cole en Afrique y impose
une langue étran~ere a l'intérieur de laquelle l'africain
ne peut pas figurer,
pour la bonne raison que les signes qui
la constituent n~appartiennent pas à son univers. ~'univers
de la langue t~'impose l'~cole (s~s métaphores, ses images,
ses signes, ses symboles, etc ••• ) est radicalement différent
qe l'univers socio-culturel de l'écolier africain.
~'dfricain
scolarisé, c'est-à-dire europeanisé, change brutalement d'u-
nivers linguistique ; i l appartient désormais à un monde où
les êtres et les choses répondent à des appellations diffé-
rentes~ ,~ langue qu'impose la barbarie coloniale n'admet
aucune représentation symbolique pour le ~~lonisé. ~'impé­
rialisme enlève tout, aux peuples colonisés,
jusqu'à la pos-
sibilité de traduire leurs maux dans leurs propres mots. ~t
leurs souffrances, leur faim,
leur soif, leurs angoisses
sont d'autant plus vives ~u'ils ne peuvent pas les extério-
riser par des plaintes qui soient l'écho d'une langue yui
leur appartient.
La langue est un fait de culture, et quand une civilisa-
tion - a fortiori -
à tradition essentiellement orale perd
l'usage de ses langues, c'est inconstestablement la preuve
de la fin de sa liberté culturelle.

149•
.L'Ecole apprend à l'Africain à parler la langue du maî-
tre pour qu'il soit à même de le servir directement,
sans
l'aide d'aucun interprète. JJans sa préface à F.
Fanon, ~
damnés de la terre, .:iartre écrit:
"J..'élite ..eur"opéenne entre-
prit de fabriquer un indigénat d'élite.
On sélectionnait
des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge,
les principes de la culture occidentale, on leur fourrait
dans la bouche des bâillons ~onores, grands mots pâteux qui
collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on
les renvoyait chez eux,
truqués.
Ces mensonges vivants n'a-
vaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ;
de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots
Parthénon : Fraternité
et, quelque part en Afrique, en Asie,
des lèvres s'ouvraient
th ,
enon l '
.••• t
n~ '
1 "
e
.
(1) •
cela est vrai, et ~artre a raison. Le discours assimilateur
est un discours de pure aliénation.
il est le signe du vide
g~acé de la grande impasse qui s'ouvre soudain à toutes ten-
tatives.de libération. ûe dominé ne peut pas le mettre au
service de sa libération dan~ la mesure où il n'est pas le
reflet de son univers mental.
J..lnfrique ~colarisée est, sans
doute,
dépouillée des moyens de sa libération par l'effet
d'une .ècole '-:lui recouvre idéologil.juement ses chaînes
dle~-
clave
d'une illusion émancipatrice (lui lui
fai t
prendre un
(1) SART~ (Jean-~aul) .- in préface à F.
~iu~U~, ~es Vamné~
de la terre (i-a r i s , J'laspéro,
1~6l, p. ~).

150.
monde imaginaire et utopique pour un monde réel.
,L'Afriyue,
dépourvue de force réalisatrice de sa liberté historique,
retombe indéfiniment dans la fiction d'une exaltation imagi-
native ; en cela, son uestin et sa destinée-ont quelque chose
de semblable à ceux de Tantale.
Ln limitant la vie psychique
d'origine,
l'~cole précipite les Africains dans les profon-
deurs névrotiques du subconscient,
le Tartare, région des
tourments sans issue, région du désespoir où l'homme coupa-
ble doit expier, région de la culpabilité refoulée. ~~is,
de quoi l'Afrique est-elle coupable ( Tantale est chassé de
l'Olympe et jeté dans le Tartare parce qu'il commet le dou-
ble crime d'être le meurtrier de son fils Pélops, et le sa-
crilège de le s e.rv i r
comme nourriture divine à la table des
dieux • .La condamna tion de '!'antale est juste ; elle est la
conséquence inhérente au crime co~nis. Mais l'afrique, quel
crime a-t-elle commis? J...es Africains sont coupables d'être
nés Africains comme les Juifs sont coupables d'être nés
Juifs (.1).
J..,'Afrique meurt quotidiennement de faim et de soif dans
un monde d'abondance et de gaspillage. A l'image du supplice
de 'L'antale, elle est condamnée à se tenir sous un arbre dont
les fruits se trouvent à portée de sa main, ses pieds bai-
gnant dans de l'eau fraîche.
hais lors4ue pour satisfaire sa
faim,
elle tend la main,
les fruits se dérobent,
et,
quand
(1)
Cf. REICH (W.)
. - ,t;coute,
petit honune
(.t'aris, Payot,
l~/i, pp. 4~, 4b, 47).

151.
elle se penche pour étancher sa soif,
l'eau se retire.
Vans
le mythe de 'rantale,
les fruits qui se dérobent,
l'eau qui
se retire sont le symbole de l'imagination truquée ùevenue
impuissante et hallucinative •
.!J'Ecole impérialiste, en tant qu 'hallucina"tion, offre
à l'Afrique les fruits et l'eau, accompagnés dé l'impossibi-
lité de les saisir. ~es promesses hallucinées de l'~cole
ne sont alors que des fantômes 4ui, réellement, ne peuvent
pas ouvrir des issues vers la libération.
J.,'l::cole impérialiste enseigne 4u'il n'existe qu'une
seule culture authentique. Aussi les ~fricains civilisés,
c'est-à-dire sortis de la barbarie de leur non-culture ou
anti-culture grâce à l'l::cole, deviennent dans leur société
les nouveaux maîtres de cette culture authenti4ue.
C'est
alors que la domination impérialiste devient d'autant plus
performante qu'elle recrute ses fonctionnaires parmi les
dominés eux-mêmes.
En délivrant les diplômes,
l'Ecole hiérarchise les in-
dividus par l'utilisation des critères culturels tirés d'une
axiologie de base selon laquelle l'autorité sociale repose
sur la culture et la connaissance de la vérité. ~insi, l'uni-
vers social se structure-t-il se.lon de::. institutions fondée::.
sur la valeur culturelle des individus.
Bn fondant ainsi la
hiérarchie sociale sur la hiérarchie culturelle,
l'~cole
fournit un instrument sélectif tres efficace il la perpétua-
tion et à la justification de la domination, car l'aliénation

152.
trouve une structure 4ui la fait vivre désormais du dedans
des sociétés coloniales dominées, comme le remarque fort jus-
tement .R. J'aulin (1). J..a. hiérarchie sociale fondée sur le
diplôme apparaît en effet comme la reproduction 'masquée de
la barbarie impérialiste.
11 est clair, par exemple, qu'au-
jourd'hui en Afrique, les intellectuels, les cadres natio-
naux,
les "diplômés" (comme l'on dit) sont conscienunent et/ou
inconsciemment les pantins désarticulés par lesquels se tis-
se la trame idéologique de la domination néo-impérialiste.
Et Paulo Freire a certainement raison quand i l fait la remar-
que suivante: "dans ce cas, pour les opprimés, l ' 'homme
nouveau"
n'est pas l'homme qu.i, naît du dépassement de la con-
tradiction, dans la transformation de l'ancienne situation
concrète d'oppression qui cède la place à une situation nou-
velle de libération.
~our eux, l'homme nouveau, c'est celui
qu'ils deviendront en se faisant les oppresseurs des autres.
Leur vision de l'homme nouveau est une vision individualiste
leur adhésion à l'oppresseur ne leur donne pas la possibilité
de prendre conscience d'eux-mêmes comme personnes ni comme
membres d'une classe opprimée .•• Il reste en eux, d'une cer-
taine manière,
l'ombre de l'ancien oppresseur I.,lui continue
à être leur modèle d'
'humanité'." (L)
.t'our eux, leur pres-
tige professionnel,
leur compte en banque, leurs intérêts
(1)
Ct.
JAULIN
(.R.)
. - La mort sara
(.t-'aris, UG.ë, lU/lti, 1~71,
p.
21).
(2)
FREI~ (Paulo)
.- Up. cit., pp.
LJ-L4.

dans les capitaux étrangers sont nettement plus importants
que la lutte politiyue pour la libération de leurs peuples
de la domination impérialiste. A cause de leur dignité d'hom-
mes "civilisés", de leurs titres uni versi tai:res',' de leur
compte en banque, de leur personnalité, ils se croient et se
montrent supérieurs aux masses villageoises qui, pour n'être
pas le produit de l'~oole civilisatrice, leur apparaissent
et sont a leurs yeux de malheureux sauvages, des abrutis,
des analphabètes qui ne sont pas sortis de la barbarie de la
non-culture. Et, comme le dit Ivan Illich, "a bien de rares
exceptions, le diplômé d'un pays pauvre va se sentir plus à
l'aise avec ses pairs nord-américains et européens qu'avec
ses compatriotes qui ne sont pas allés à l'école. C'est que
l'enseignement prépare ses étudiants à ne se plaire qu'en
compagnie de ceux qui, comne eux, consomment les produits de
la machine éducative !" (1). J..,,'.t::cole opère ainsi une rupture
idéologique entre les Africains scolarisés et les Africains
non-scolarisés, et détermine les premiers à tourner le dos
à leur réalité culturelle initiale pour poursuivre et donner
leur préférence aux arguments fallacieux qu'elle met en oeu-
vre pour servir la perpétuation de la domination impérialiste.
Les criteres de hiérarchisation culturelle fixés par le di-
plôme installe la folie des grandeurs dans leur esprit et,
(1) ILLICH (Ivan)
.- Une société sans école (traduit de l'an-
glais par Gérard JJurand, Paris, .:ieuil, 1';01, p. 64).

ainsi,
les condi tionne à Ile lutter que dans le but d'accéder
aux plus hauts postes dans le domaine des finances,
de la
diplomatie,
de l'administration, etc ••• uans un tel contexte,
c'est sans doute un mensonge de dire que l'~cole~fournit aux
peuples dominés des moyens pouvant servir à une lutte libé-
ratrice ; on ne peut pas - même avec toute la bonne volonté
du monde - se débarrasser de l'oppresseur y,uand on a été ain-
si assimilé et adapté corps et âme à l'oppression par le ma-
tra~uage idéologiyue d'une pédagogie des opprimés. ~t, aussi
longtemps que les Africains consentiront a se laisser entiè-
rement assilnilés à la culture de l'oppresseur, i l est évident
qu'il leur sera pratiquement impossible de se lib~rer. t'ar
exemple, l'instabilité politique qui ravage tristement au-
jourd'hui les J\\fri4Ues in-dépendantes, n'est-elle pas due
- pour une bonne part -
il l'incapacité des dirigeants afri-
cains (trop assimilés au processus politique des oppresseurs)
à assumer les réalités profondes de l'héritage politique
africail) ?
B.
,L'héritage pOlitique africain.
L'intrusion de l'Bcole impérialiste et l'expansion du
pouvoir technologique en Afrique, y ont profondément trans-
formé les structures sociales existantes. L'idéologie impé-
rialiste a savamment défini le degré zéro (le point de départ)
de l'histoire africaine. Avant son entrée dans l'histoire
humaine -
"heureusement" suscitée par l'initiative impéria-
liste -
l'afrique, pour les ~mîtres de l'Histoire, n'était

155.
"lu'une jungle habitée par des "peuplades" sauvages et barba-
res.
Voilà pourquoi les Africains "modernes",
c'est-à-dire
les "civilisés" ou les colonisés ref:isentent de la honte à
l'égard de cette Afri~ue de l'avant la colonis~tion (de
l'Afrique traditiolmelle Co~ne l'on dit, le vocabulaire est
difficile à renouveler), de cette Afrique an-histori4ue, et
se débattent, autant ~ue faire se peut, pour la gOmmer de
leur existence de "ci vilisés". Voilà aussi pourquoi l'Afri4ue
"moderne" est une honteuse, désastreuse et malheureuse copie
d'une culture occidentale dans laquelle les Africains, Com-
me des pantins désarticulés, vivent les pires des coxitradic-
tions et la plus grande aliénation •••
Vans un tel contexte, les cultures de l'avant la colo-
nisation (traditionnelle: nous utilisons cette terminologie
pour une commodité du langage) ont, sinon totalement, du
moins en très grande partie, disparu au bénéfice de La civi-
lisation, de la modernisation. Vans le domaine politi4ue par
exemple, les théoriciens et les praticiens (africains) ont
souvent négligé
-
dans leurs soucis de moderniser l'Afri"lue -
de prendre en compte les réalités profondes de l'héritage
politique africain.
ur i l peut sembler très difficile que
ces responsables politiyues des Afriyues "modernes" arrivent
à se faire admettre à la confiance et à l'obéissance de leurs
gouvernés qui - malgré tout - restent, pour la grande majo-
rité,
encore très attachés aux valeurs traditionnelles,
s'ils
n'en tiennent aucun compte dans leur processus politi"1ue.

156.
Nous voulons essayer de mont~er ici, comment, en der-
nière analyse,
les chef~ d'~tat d'une Afrique qui traverse
la grande crise de son pa~sage à la prétendue civilisation
dite moderne, ne sont d'autant plus efficaces que s ' i l s
fondent leur stratégie politique sur l'héritage politique
africain, c'est-à-dire, s'ils savent se faire représenter
comme la réincarnation des pouvoirs divins des masques, pour
la bonne raison que la grande majorité de leurs gouvernés
est toujours hantée par les fantômes de ces masques ; pour
eux,
les masques ne peuvent jamais mourir •.. et un masque,
quelle que soit sa puissance, ne peut jamais interdire d'au-
tres masques. Les masques peuvent donc re-venir sous l'appa-
rence de masques re-venants, de mas<iUes fantômes, de masliUes
fantasmes,
pourvu qU'ils soient invoqués par les fonctionnai-
res des pouvoirs modernes.
~t de fait, sur le modele des
chefs traditionnels, certains théoriciens et praticiens des
pouvoirs modernes avancent masqués ;
leurs noms de .Père de
la nation et de sage d'Afrique par lesquels on les représen-
te ne sont 4ue l'apparence simplifiée de leurs nombreux
masques.
Par rapport à la distinction moderne de l'être et du pa-
raître,
la mascarade s'instaure comme une modalité spécifi4ue
des relations entre les hommes,
que le discours politi4ue
tente de nommer.
Ce qui signifie que même si la modernité
a déjà tué les mas~ues traditionnels, les mourants conti-
nuent toujours à s'accrocher aux bribes de ce yui leur reste
comme vie ; et la crispation dont font preuve les Africains

"civilisés" envers leurs traditionb est une résurgence pa~-
séiste,et l'imitation de la souveraineté divine des ma~ques.
La pensée politique traditionnelle se caractérisait par
la constante compénétration de la religion et de la politique.
Les dirigeants politiques étaient nécessairement des chefs
religieux qui détenaient leurs pouvoirs de ce yu'ils incar-
naient la volonté et l'autorité des dieux.
".ên normalisant
les comportements, écrit fort justement Potholm, les religions
africaines soutenaient les personnages incarnant l'autorité,
yui avaient mission de préserver l'ordre dans ia société .••
La religion et la politil.:jue ne faisaient qu'un,
~u'il s'agît
de l'ascendance divine des cne r s , de la caution fournie pa'r
les cérémonies magico-religieuses au pouvoir séculier ou de
l'imbrication dU.religieux et du po Li t.i que à l'occasion des
rites mystérieux de confirmation, individuels ou collec-
tifs."
(l) La sacralisation du pouvoir est, pourrait-on af-
firmer une autre fois,
le grand dénominateur commun de l'ac-
tion politique des masyues africains. ~n définissant l'homme
masqué corrune le "cheval" de la divinité,
la croyance reli-
gieuse a
joué un rôle capital dans le maintien de la stabili-
té et de l'ordre politiques des Afriques traditionnelles.
Elle déterminait les individus à éivoir la conviction d'être
soum~s beaucoup moins cl l'autorité d'un simple chef qu'à la
( i )
PO'l'HOLN
(~bristian P.) .-.LJa politique africaine (traduit
de l'anglais par Nichel !Jeutsch, Pa r Le
.t:conomica,
1~t311 p.
L':J).

divine volonté des dieux et de~ esprits ancestraux, et toute
la vie politique ~tait un ensemble de pratiques ritualiscies.
'relle se présentai t, en gros,
la réalité poli tique des
Afriques traditionnelles avant la colonisation. L'arrivée
des Européens avec leur idéologie impérialiste a -
entre
autres conséquences déplorables bien connues -
tué les con-
ceptions politiques dep Africains ;' c'est ainsi yue l~évo­
lution politi4ue de~ Afrique::> in-dépendantes est, dans la
pres4ue totalité des cas, diamétralement opposée aux concep-
tions qu'avaient les Africains au sujet de la vie politique.
Vevant cet état des fait::>, on aurait peut-être de::> raisons
d'énettre l'hypothèse que la grande in::>tabilité politique
dont les jeunes Etats africains sont victimes depuis leur
accession à l'in-dépendance, provienne de cette contradic-
tion nette entre les conception::> africaines des réalité~ po-
l i t.i.quea et ce1l.Eseuropéennes.
On pourra toujours objecter
à cette hypothèse de manquer toutefois de réalisme en formu-
lant contre elle des arguments du genre
un Etat moderne
ne peut pas être géré par les formes et procédures du pouvoir
tradi tionnel.
Cependant quand les dirigeant::> africains vont
chercher leurs modèles politiques dans les expériences euro-
péennes qui n'ont aucune commune me::>ure avec leurs réalités
socio-politiques de base, i l est évident qu'ils ne peuvent
que manquer d'être les hornme s qu'il faut pour faire le t.l:a-
'vail poli ti~jue de base yui doit être fai t . ..::t les nombreux
coups d'J.:;tat et guerres civile::> yui sont devenus le côté

159.
normal de la "vie" politique des ~tats africain:::;, confirment
très bien nos propos. ~n construisant leur systeme politi~ue
sur des fondations étrangeres aux r~alités sociales de leurs
peuples, la quasi totalité des dirigeants ar r i ca i ns ont ex-
. J
posé leur édifice à cette instabilité yU 'ils ne peuvent plus
maintenant éviter ct'enêtre la victime. Et comme le remarque
très justement Christian P.
t'otholm,
"beaucoup de dirigeants
ont été évincés pour n'avoir pas compris l'importance des
structures et des formes traditionnelles dans le fonctionne-
ment d'un Etat moderne."
(1) .L.e travail politique de base
des jeunes ~tats africains est avant tout un travail de
construction d'une unité nationale il partir des nombreux
et très différents groupes ethniLJ.ues LJ.ui les composent.
Un
tel travail ne peut avoir des chances d'aboutir yue s ' i l
s'efforce de définir l'espace des allégeances nationales
dans le prolongement, ou sur le modèle des allégeances des
pouvoirs traditionnels.
C'est dans la construction d'un sys-
tème politique où plusieurs populations différentes ne per-
dent pas le sentiment qu'il leur est toujours possible de
conserver leur personnalité socio-politique,
que semble se
trouver une des solutions fondamentales aux problemes poli-
tiques africains.
L'exemple et l'expér~ence du processus po-
li tique d'un pays COmme la -Cô-te-d' ivoire nous a i.de re i ent;
peut-être à mieux justifier notre hYpothese.
(1) l'OTHOJ..M (~hristiaH .1:'.) .- up.
cit., p.
7.

160.
a) Le parti unique en Afri~ue, l'expérience de la
Côte-d'Ivoire:
à l'origine l'unité est pluralité.
En l~OO, c'est-à-dire dès la première décennie d'indé-
pendance des Btats Ouest-Africains,
Kwame Nkrumah n'a pas
hésité à écrire un ouvrage assez surprenant dans la Inesure
où i l était question de la lutte des classes en Afrique (1).
Le côté surprenant de cet ouvrage (qui ne manque pas d'inté-
rêt par ailleurs)
réside dans le fait yue son auteur s'y
est borné à une critique des réalités socio-politiques de
l'Afrique en adoptant systématiquement un langage de type
marxien. Or les réalités l:iocio-politiyues ouest-africaines
à tout le moins au moment de la parution de cet ouvrage et
même,
sans doute,
jusqu'a maintenant, ne sont pas,
à propre-
Ornent parler, une histoire de lutte politique de type mar-
xien entre une bourgeoisie et un prolétariat;
jusqu'à main-
tenant,
l'Afrique occidentale reste,
semble-t-il, diffici-
lement classable dans la topique des catégories de la doc-
trine marxiste. ~t le fait que des parties de l'Afrique du
Sud soient des lieux où des immigrants blancs se sont appro-
priés toutes les terres,
créant ainsi un véritable proléta-
riat dans le camp des autochtones, n'est peut-être pas d.
généraliser à la dimension de toute l'Afriliue.
(1) KWANE (Nl(rumah)
.- Class strugqle in Africa
(J...Ondoll,
Panaf books ,L.,td., l':l/U ;
traduction f r a nç a i.ae :
~résence dfricaine, 1~7L)o

161.
Cependant, dire qu'il ~'avere difficile de définir l'his-
toire des ~tats Oue~t-africain~ comme une histoire de lutte~
de cla~ses, au ~ens marxien du terme, ne veut absolument pas
dire qu'il n 'y existe aucune différence soci a Le •.. Comme dans
toutes les sociétés,
les différences et les conflits sociaux
existent, mais leur schéma relèverait, sûrement ici.Jd'Wl
autre ordre.
~l est indéniable, on le ~ait, 4u'il existe en
Afrique une extraordinaire diversité socio-culturelle . .ët
cette diversité structure et divitie (semble-t-il) verticale-
ment et horizontalement la société . .La divi~ion verticale
montre que tous les individus d'un Ç:Jroupe donné n'ont pas
le même statut ~ocial. Chez les Nalinké de Côte-d'~voire
par exemple, il existe six ca~tes dlstincte~ : la ca~te des
horonw (des maîtres, chefs,
rois), la caste des cordonniers,
la caste des djeliw (griots
yui ont pour fonction socio-
politique d'informer la masse:
fonction de journaliste en
quelque sorte),
la caste de~ dosso (chasseurs), la caste de~
numuw (forgerons) et enfin la caste des jonw (esclave~). La
.division horizontale montre yU'il y a des groupes socio-cul-
turels qui se distinguent les uns des autres par l'ethnie,
la langue, l'habitat, etc •.• ~ar exemple, la Côte-d'~voire
regroupe plu s de soixante ethnies.
~ combinaison de ces deux type~ de divi~ion est à 1'0-
rigine de la grande diversité (complexité) des sociétés afri-
caines, et n'offre sûrement pas le loi~ir de le~ représenter
par une classification binaire de type marxien : bourgeoi~ie/
prolétariat.

162.
Cette di vend té, ce l..oLu r a Li.arue corrs t i tue l ' un des pro-
blèmes fondamentaux ~ui se posent cl la structuration poli ti-
4ue des nations africaines.
,t;n effet, la grande 4uestion est
de tiavoir comment parvenir a la creation ef.fecti:ve d'une or-
ganisation politi~ue 4ui donne aux différents groupes les
mêmes possibilités de participer aux décisions afin d'éviter
gue chaque groupe ne veuille avoir son propre parti gui le
représente ? La 4uestion est de taille, et les approches de
solutions po~sibles sont aussi diverses et complexes que
cela m~me qui est a l'origine de sa formulatioll. ~a solution
do parti uniyue apparaît,
toutefois,
comme celle qui a été
(et est toujours)
le plus souvent préconisée. Ât les meilleurs
partisans de cette solution de l',t;tat à parti uniyue,
en par-
ticulier Julius l~yerere (1) de la r épub.ï i que unie de 'l'anzanie
et Felix Houphouët-boigny de la répuolique de Côte-d'ivoire,
font valoir 4ue ce régime est préféraule aux hostilités de
groupes et aux guerres politi4ues du système pluripartite.
b' La Côte-d'.l.voire, ~I. ans de parti: uni que,
~es critiques contre le régim~ a parti uniyue en dfriyue
sont faciles à formuler eu égard aux nombreux coups d'Etats
qui lui ont succédé.
C'est pouri.iuoi la Côte-d'.l.voire'de
Félix Houphouët-Doigny peut être cit~e (malgré tout) comme
l'exemple type de l'exception à la règle,
si ce n'est peut-
(1)
Cf.
son ouvrage :
Pre'edom and Socialism (J..Ondon, UUP, l~be
traduction française:
Yaoundé,
clé,
1~72).

16~.
être,
conune l'exemple d'un défi y'ui - avec toutes les exa-
gérations et toutes les erreurs que peut comporter ce genre
de défi - aura justifié,
pendant maintenant i.i. ans,
à. ~a
façon,
que le choix politique du parti unique êomme une so-
lution au problème des différences ethniques (l'un des plus
fondamentaux problèmes de l'organisation poli tique en ~~fri­
que noire), peut être réalisable si
"on sait" s'y prendre.
COnunent expliquer la
(relative) stabilité dont jouit la
Côte-d'Ivoire depuis son accession à l'indépendance 7 !\\Iotre
Préoccupation n'est pas d'interroger ici la longue hi~toire
du parti ivoirien,
le ~.u.~.I. (~arti vémocratiyue de Côte-
d'.lvoire).
Notre but est,
tout simplement, d'e::>sayer de mon-
trer dans quelle mesure la stabilité de la Côte d'Ivoire in-
dépendante serait due, IJour une bonne part, cl l'habileté
du système cl assumer les réalités profondes de l'héritage
politique traditionnel.
L'idée selon la4uelle la liberté politique n'est effec-
tive qu~ lorsqu'il existe plusieurs partis dont l'un est au
pouvoir et les autres dans l'opposition,
relève d'une tacti-
que de la lutte des classes. ~t on se souvient encore de ce
que nous disions tantôt a propoG de la diversité des struc-
tures sociales africaines, par rapport à la notion marxienne
de division en (deux) classes ~ociales. ur, cette différence
entre les ::iociétés de cla::>ses, doit,
a notre avis,
être
prise en compte dans le choix du systeme gouvernemental.
Vans les sociétés de classes,
le procéssus politique
est déterminé par le jeu des rapports de force qui existent

entre les classes opposées;
l'accent est alors délibérément
mis sur l'alternative du gagner/perdre (1). On attend du pro-
cessus politique qu'il fournisse un mandat décisif à un gou-
vernement, dans l'intérêt d'une classe au désavantage des
autres.
~e problème se pose tout a fait différe~nent dans les
sociétés plurales africaines ; dans ces sociétés on attend
plutôt que le processus politique efface les rapports anta-
goniques (gagner/perdre) entre les différents groupes ethni-
q uas . I l n'est pas du tout Lluestion ici de fournir un mandat
décisif à un groupe au détriment des autres, mais d'essayer
de trouver une sorte de dénominateur co~un par leyuel ou
dans lequel
'les différents groupes se sentent membres à part
entière du système politique qui les gouverne.
~ Côte-d'Ivoire regroupe plus de soixante ethnies. ~e
problème de la construction politique d'une unité nationale
est donc de taille. Pour le résoudre les autorités ont donné
leur pr~férence au processus du parti unique. ~t on parle;
aujourd'hui, de la relative réussite économique de ce pays,
due à sa stabilité politique. ~a Côte-d'Ivoire reste, en
effet, l'un des rares pays d'Afrique occidentale dont la vie
politique n'a enregistré aucun coup d',Etat depuis son dcces-
s~on à l'indépendance. Bt, même si le système démocratique
dont se réclame ce pays, suscite bien souvent des critiques
justifiées, les Ivoiriens connaissent,malgré tout,
une vie
(1) ùans la nuit du 10 mai l~~l, autour de la victoire de
François Mitterrand,
les socialistes français ont chanté
en ~eur ce refrain : "Un a gagné !"

165.
politique relativement paisible, quand on sait qu v
l'excep-
à
tion de la Guinée de :::iékou 'l'ouré,
tous leurs voisins immé-
diats sont gouvernés par des militaires putschistes : le
sergent-chef ~amuel 1\\.UOe (Liberia), le général ~oussa
Traoré (Mali), le colonel ~aye ~erbo (Haute-Volta) et le ca-
pi taine JOerry John J:(awlings (Ghana).
Ceux pour qui le coup d'Btat militaire est le point
d'aboutissement normal des jeunes gouvernements africains,
parlent de la stabilité de la Côte-d'Ivoire en terme de "mi-
racle".
En effet,
le parti unique et les nombreux coup d'.c;tats
militaires qui lui ont succ~de dans tant de pays africains,
situent l'expérience ivoirienne dans l'axe d'une extraordi-
naire, voire "miraculeuse" exception.
Comment expliquer ce
"miracle" ivoirien?
A
notre av.i s ,
le "miracle" du parti uni que ivoirien re-
lèverait, pour une bonne part, de l'intelligence d'une au-
torité qui a su s'incarner comme la généreuse image d'un
".Père" de la nation, et dont les attributs (paternels) entre-
prennent de réaliser un faisceau de groupes freres,
avec les
plus de soixante ethnies différentes. Le P.V.C.l.
(.Parti
Uémocratique de Côte-d'Ivoire) a toujours mis l'accent sur
les notions de père et de frere i
i l explicite, de cette fa-
çon, son unicité par l'intermédiaire d'un ensemble de méta-
phores el~runtées ~ la structure familiale traditionnelle.
En effet, c'est par référence à la conception traditionnelle
du système des liens de parenté,
yue les métaphores de pere
et de frère requièrent,
ici, toute leur signification et

I66.
leur efficacité politiques . .l.Jans cette conception tradition-
nelle,
tous les enfants d'un même village se considèrent, en
effet,
cOllune des freres ;
ils sont, avant tout, membres d'une
cOlnmunauté dont l'unité et la structure ~onc semblables a
celles d'une grande famille.
Bn reprenant à son compte les notions de père et de frè-
re,
l'évolution politique du ~.~.C.l., en dépit de son orien-
tation moderne, met visiblement l'accent sur des conceptions
fondamentales de la tradition.
c)
L'Œdipe ivoirien.
Vans les traditions africaines,
l'autorité du pere
est
une autorité quasi-divine. J.Je pere incarne la puissance viri-
le qui symbolise lu puissallce génératrice • .La fécondité t,iui
l'élève au rang de père est un don des forces surnaturelles,
et les enfants qui en sont issus n'ont, en aucun cas,
le
droit de contester son autorité • .Leur identité sociale,
quel
que 'soit leur âge,
reste dépendante de celle de leur père
dont l'autorité devient sagesse (c'est-à-dire encore plus
incontestable) au fur et à mesure qu'il gagne de l'âge (nous
reviendrons,
plus loin, sur l'importance de cette corréla-
tion entre l'âge et la sagesse).
J.Je pere dispose d'un pou-
voir
économâ que et d'une autorité juridique SUl"" ses enfants;
ce sont ces pouvoirs '-lui,
"sanctifiés" par des pratiques ri-
tualisées au niveau du culte des anc@tres devienllent une
autorité quasi divine de telle sorte que l'enfant qui ose

la contester, déclenche contre lui toute la colère et les
malédictions des puissances ancestrales.
JJans ce contexte,
un enfant n'est jamais assez grand pour se passer de la dé-
pendance de son père : sa soumission a son père est symboli-
que de son asujettissement à un ordre social qui est (dit)
celui des puissances ancestrales, et qui, en tant que tel,
ne lui permet aucune modification volontaire-ni de son sta-
tut social, ni (encore moins) des structures sociales elles-
mêmes.
On constate alors qU'aussi bien pour les traditions (et
les religions) africaines que pour "l'examen psychanalytique
de l'individu i l ressort avec une évidence particulière que
le dieu de chacun est l'image de son père, ~ue l'attitude
personnelle de chacun à l'égard du dieu dépend de son atti-
tude à l'égard de son père charnel, varie et se transforme
avec cette attitude et que le dieu n'est au fond qu'un père
d'une dignité plus élevée." (1) Tout cela est vrai et Freud
a, sans doute, raison. Un sait que dans presque toutes les
traditions et mythes de la religion,
l'élément paternel joue
un rôle considérable dans le processus religieux. Dans les
religions Ouest-africaines l'Etre ~uprême (l) est souvent
(1)
}'l-tEUD (Sigmund)
.- 'l'otem et tabou (trad. JanKélevitch,
Paris, ~ayot, l~73, p. lo~).
(2) Contrairement à la these d'un très grand nombre d'obser-
vateurs européens, selon laquelle les religions africai-
nes étaient fondamentalement animistes et pOlythéistes,
les AEricains ont, depuis toujours, adoré une Divinité
Suprême. Et comme le dit .jenghor, le "!~otre Père" n'a ja-
mais étonné aucun africain.

168.
vénéré sous les traits d'un animal totémique qui n'est autre
chose, au fond,
que la représentation symbolique de l'image
du père.
C'est ainsi que chez les baoulé (Côte-d'ivoire) le
totem lui-même est une représentation substïtutive du père,
et c'est bien la raison pour laquelle chez eux,
les enfants
conservent automatiquement et obligatoirement les totems de
leur père. Un retrouve d'ailleurs cette même logique de la
transmission père-enfant du totem, dans le mythe freudien
du meurtre du père où "les frères qui s'étaient réunis pour
accomplir le parricide, devaient avoir chacun le désir de
devenir égal au père, et ils cherchaient à satisfaire ce dé-
sir en s'incorporant, pendant le repas totémi"-lue, des partie~
de l'animal qui servàit de substitut au père." (1)
Quand nous ramenons cette analyse de la notion de père
au contexte de notre préoGcupation initiale, à savoir l'élé-
vation d'un chef d'~tat au rang de père, on constate qu'un
tel chef (devenu père) est désormais revêtu d'un caractère
~uasi divin qui le fait rep~ésenter comme l'objet totémique
d'une crise sacrificielle. uu coup, la réconciliation avec
le père, qui est la signification fondamentale de la répé-
tition du meurtre sous forme de repas totémique, présuppose,
obligatoirement, une réconciliation des frère::; entre eux.
Dispersés par le s en t i meut; de
responsabilité
L1ui les ron-
,geait à la suite du crime, les enfant::; ne pourront retrouver
(1)
l"llliUD (~igmund) .- Totem et 'l'abou, op.
c.i t.; ,
p.
170
(c'est nous qui, soulignons).

la liberté de l'unité fraternelle <.lue par le truchement d'une
conuuunion - c'est-il-dire d'une identification - il l'esprit
du père repré~enté ~ymboliquement ~ous l'e~pece de l'animal
totémique • .Le sentiment de culpabilité qu'ils 'éprouvèrent
engendra le sentiment du repentir qui caractérise leur obéis-
sance,
leur soumission et leur identification à l'image d'un
père initialement déte~té. C'est alors que l'union des frè-
res dont la force a servi, autrefois,
à ~upprimer le père,
devient, sous l'imPulsion du repentir du même crime, une
figure constitutive d'une communauté de frères d'autant plus
unis qu'ils corrununient tous ensemble désormais au même substi-
tut du père.
Le retournement de la haine contre le pere en amour
pour le père, qui détermine Œdipe à se crever Les yeux, se
présente comme un mouvement d i a Lec t.i.que qu.i réhabilite l ' au-
torité du Père en l'affectant d'un pouvoir surnaturel.
Le complexe d'UEdipe a l'égard de son père disparaît
avec son radical refus de le revoir. Bn se crevant les yeux,
OBdipe détourne ou décline définitivement son regard d'un
monde qui est désormais celui de la suprême idéalisation des
fantômes et des fantasmes du père, et, ainsi, parvient a la
lucidité introspective qui l'éleve ~ l'absolution d'Wl re-
pentir justifié par ~a volontaire amputation, signe de ~a to-
tale et complète soumission à l'esprit du père .......a trausfor-
mation du refoulement en lucidité introspective, par le tru-
~hement du symbolisme de l'arrachement des yeux, fait il la
fois mourir et revivre en
ùI:<lipe la vision de la véri té ;

170.
elle constitue la phase finale de son désir de réconcilia-
tion avec l'esprit du père.
bref : le parallelisme avec la conception pl:iychanalyti-
que de l'élément paternel, qui nous l:iert:. dé moyen d'approche
méthodologique, ne doit pas nous écarter de notre vil:iée
initiale.
En élevant son chef au rang de père de la nation, le
P.u.C.I. a su découvrir l'espace nomade d'une situation psy-
chique qui lui a permis ( et lui permet) d'agir directement
sur la sensibilité psycho-affective du peuple ivoirien. ~ous
l'autorité d'un pere, la nation ivoirienne a pris l'image
constitutive d'une grande famille. Aussi,
le peuple, composé
de plus de soixante groupes ethniyues, n'avait-il yu'un seul
parti à prendre : rendre effectif le sentiment de fraternité
qui découle du l:itatut social que le parti fait reconnaître
en son chef, en acceptant de faire l'effort de placer le
souci de l'unité nationale avant ceux del:i différencel:J régio-
naJ.es. Le parti accorde une trèl:i grande importance à cette
"fraternisation" parce <..lu'il y va de l'intérêt de son peuple
En effet, si fortement diversifié qu'il est, seules des rela
tions fraternelles de paix entre les différents groupes peu-
vent le protéger contre deG drames de type nigérian et tcha-
dien.
Ainsi,
les intuitions recueillies dans les métaphores
du père et de la fraternité trouvent leur l:iommet dans la mé-
taphore de l'unité, empruntée au domaine symbolique de la
cellule familiale mais qui explicite l'attitude gouvernement

171.
d'un processus po Li t.i que . De fait,
le .I;'.D.C.1.
s'articule
radicalement sur Le s groupes e t.hni ques et inci te. les chefs
traditionnels à faire mettre l'accent sur le même mot d'or-
dre fondamental
la construction de l'unité nationale par
des frères soumis à l'autorité d'un même père.
Dans la situation créée par la lutte pour l'indépendance
se trouvait l'élément détenninant qui devait avoir pour effet
un renforcement extraordinaire de la soumission des diffé-
rentes ethnies à l'autorité libératrice du père • .ên effet,
le pouvoir de l'autorité du père a
joué un si important rôle
dans la lutte pour l'indépendance que tous les groupes ethni-
<.lues ont fini par croire en lui et par le vénérer comme leur
sauveur commun.
Et les chefs traditionnels yui ont connu le
pouvoir colonial et ses atrocités, notamment le travail for-
cé,
rallient tous .Le oP. u, C. 1. et se rallient volontiers au
même avis de rendre honunage à la "puissance" du père-libéra-
teur,
en incitant constarrunent les jeunes générations à sui-
vre leur exemple.
Le chef du P. ù. Cv L, est devenu le père de la nation
parce que,
dans la lutte pour la libération, i l a fait preu-
ve d'une résistance et d'un militantisme de premier ordre
(ou de première heure,
conune on dit en Côte-d'Ivoire) en
s'engageant ré.solument 21. souffrir tous les sacrifices yu'une
telle lutte devait supposer.
C'est ainsi que dans les scenes
des sacrifices offerts aux puissances ancestrales en vue
de la libération du l.)euple ivoirien du joug de l'ermemi
blanc,
i l figurait à la fois conune puissance surnaturelle

172.
et aussi comme la victime d'un acte sacrificiel.
~ependant
cette distinction entre puissance surnaturelle et victime
sacrificielle, n'est qu'une distinction purement formelle
car en fait,
c'est la même puissance charismatîque du pere
qu'incarne ici la victime sacrificielle ou l'an~mal totémi-
que, et nous savons, par ailleurs,
que le totem lui-même
n'est qu'une représentation substitutive du père.
Ainsi., en tant que pui s sance s urna turelle qu' incarne
la victime de l'acte sacrificiel, le père s'est engagé et
livré corps et âme dans la lutte pour la libération de son
peuple. ~t son courage, sa perspicacité et sa victoire ont
convaincu son peuple libéré et lui ont fourni des rai::>ons
suffisantes pour la suprême idéalisation de son autorité.
Le coup de bélier (1) a rompu l'obstacle du joug colonial
libérant ainsi tout le pays de la barbarie impérialiste.
Le "boigny" (le bélier), ljui est l'animal totémique du pere
de la nation et qui lui sert par conséquent de substitut
symbolique,
figure dans les scènes des sacrifices consentis
par lui, en tant ~ue victime offerte aux puissances ances-
traIes et surnaturelles pour implorer leur divin soutien
dans la lutte pour la libération.
C'est ainsi yue s'explici-
te la double présence du pere dans la scène du sacrifice :
comme officiant et comme victime de sacrifice.
(1) Le bélier est l'animal totènique du père de la nation
ivoirienne ; i l est la représentation symboli4ue de sa
personnalité mystiyue. ,t:;t,
dans nouphouët-boigny, J;..oigny
signifie justement la dénomination baoulé du bélier.

173 •
.LeS
fils
(le peuple) libérés n'ont alors qu'un seul
parti a prendre : se soumettre a son autorité et a sa volon-
té et lui rendre les horineur s dus à. son rang. ~ünsi donc,
le triomphe du père au niveau de l'accession à i'indépendan-
ce est en même temps le triomphe de son autorité sur les sen-
timents de soumission et d'obéissance des enfants.
Il est de
la nécessité de 1~autor1té du père ~u4elle soit reçue par
les enfants comme la fonction d'une représentation libéra-
trice et sécurisante. ~a soumission au père a une connotation
sacrée, elle est la transcription d'une expérience rituelle,
voie d'accès à un monde transfiguré par les ancêtres, ceux
que le culte vénere sous le nom de sayes.
~'itinéraire vers la sagesse gérontocratique est dessiné .
.Le
départ vers la sagesse commence par l'ascese et la soumis-
sion. La voix du tentateur se fait entendre mais le combat
n'a plus le même enjeu. ~ sagesse mar4ue la conyuête d'une
liberté, d'une délivrance. ~e non sacré du vieux sage est la
négatiofl qui précède l'affirmation, la lutte pour l'affirma-
tion de la liberté de la vie des peuples, c'est-à-dire la
lutte pour l'indépendance.
C'est ainsi ~ue la négation se
voit marquée du chiffre positif:
la destruction est une
destruction active et la négation est guidée par une volonté
de création. ~e vieux, c'e::;t-d-dire le sage, est, pour la
tradition africaine, la figure émancipée du joug de l'exis-
tence,
l'ultime métamorphose.

174.
d) J..e pere et le vieux
la sphère de la sage~se afri-
caine.
~ous venons de voir comment le ~.u.~.r. s'articule sur
les différents groupe~ ethniques qui composent la nation ivoi-
rienne en mettant l'accent sur des rapports de filiation et
de parenté qu'il a établis par la transfiguration idéologi-
que de l'autorité politi4ue du chef de l'~tat, en autorité
suréminente et ~uasi divine d'un père de la nation.
~l nous
faut maintenant essayer de montrer comment la rencontre ou
le rebondissement dialecti4ue des notions de père et de
vieux,
élève le père de la nation au rang de "Vieux", c'est-
à-dire de sage et justifie ainsi, sur le modèle de la geron-
tocratie traditionnelle, son maintien au pouvoir en dépit de
son âge avancé.
Contrairement aux sociétés européennes dans lesquelles
la vieillesse est l'antichambre de la mort et où les person-
nes âgées sont souvent oubliées dans de tristes pensionnats,
les so~iétés africaines vivent la vieillesse comme l'âge
rêvé de la grande sagesse. J..a corrélation entre l'age et la
sagesse constitue l'une des constantes
fondamentales des
cultures africaines.
Cette corrélation trouve son explication
dans le postulat africain selon lequel le savoir a un carac-
tère essentiellement cumulatif. ues lors, plus on avance en
âge et plus le savoir et la quantité de connaissances ~u'on
accumule s'élèvent. uans un tel contexte, le savoir n'est
pas gouverné et administré par une ~nstitution étatique

115.
(l'~cole) fondée sur le postulat selon lequel la connaissance
est le résultat d'un enseignement dispensé aux seuls éleveb
officiellement inscrits et dont le degré de savoir est maryué
par des diplômes respectifs.
Tous les jeunes y ont ici droit
et reçoivent tous de leurs aînés des expériences qu'ils leur
transmettent et deviennent ainsi à leur tour des aînés, des
anciens,
c'est-à-dire ceux qui ont de l'expérience ou encore
qui savent ou ont vécu un certain nombre de choses. Les ex-
périences de la vie,
yui se répètent quotidiennement,
cons-
tituant ainsi la tradition (tradere = livrer, transmettre),
possèdentJafécondité de l'esprit ensemencé par les germes des
savoirs. Et i l est de la nécessité de la connaissance tradi-
tionnelle de ne se signifier qu'a travers la liberté dans la
création et l'interprétation des vérités sociales,
a laquelle
elle élève son ou ses sujets.
C'est ainsi yue dans les tra-
ditions africaines la compénétration de l'existence et de
l'expérience représente l'émancipation de l'homme vis-à-vis
de l'avidité dévorante du temps.
J..es traditions africaines attachent tant d'importance
à l'âge parce qu'elles y trouvent le lieu privilégié où la
vie tout
entière s'affirme comme en son point culminant
étant bien entendu qu'ici,
comme chez ~chelling, la mort est
une transmutation ~ui éleve l'ho~ne à la vérite premi~re de
son être,
une réduction a l'essence.
Ainsi, en poussant la logique de la démarche africaine
du savoir jusyu'à sa dernière consé~uence, on s'aperçoit que
la corrélation entre l'âge et la sagesse trouve son origine

176.
dans la pensée gue plus on avance en âye, plus on ~e rappro-
che des ancêtres dont le ~ouffle spirituel est le modèle
même de la sagesse.
C'est pouryuoi la sagesse des vieux ne
provient pas seulement des longues années d'ex..P~riences
qu'ils ont accumulées, mais au~si et surtout d'une sorte de
"contagion" due à leur intime rapprochement du cercle des an-
cêtres, dans la nécessité du bientôt (devoir) mourir.
C'est
ainsi que leur savoir qui est sagesse, est au~si pouvoir,
pouvoir mysti4ue dans la divine mesure où i l est agréé par
l'autorité des ancêtres qui leur insufflent la vision des
instructions convenables au maintien d'un ordre social qui
est d'abord le leur.
En créant les conditions psycholo9i4ues d'un "OEdipe
ivoirien",
le .P.V.C.I. a su trouver un fondement efficace
à son habileté à as~wner la corrélation traditionnelle entre
l'âge et la sagesse.
C'est ainsi y:ue l'autorité politique
du père de la nation est devenue sagesse du "Vieux" (1)
compte
tenu de son âge avancé.
Le vieux rêve du philosophe roi ou du roi philosophe de
Platon serait sans doute aussi celui de cette pensée africaine
qui voit dans la vieilles~e le lieu privilégié d'émergence
de la clairvoyance et de la ~ayesse ; la justification du
(1) .L.e "pere" de la "nation ivoirienne" est devenu le "Vieux",
vu son âge avancé.
Cle~t ainsi yue les ivoiriens ont fini
par appeler leur président : le "Vieux"
j
une manière tres
africaine de lui témoigner leur respect et leur soumission,
et aussi et surtout de lui rendre les honneurs dus à son
rang de grand sage.

117 •
pouvoir gérontocrati'-iue y trouve son origine.
Dans les réalités culturelles des différents groupes
ethniques yui composent le peuple ivoirien,
l'axiologie de
base qui structure les relations entre le père et les enfants,
et les vieux et les moins âgés,
est exactement partout la
même.
~'est ainsi yu'aussi bien chez les bété comme chez les
Sénoufo, chez les ~bi comme chez les ~uro, chez les Guéré
comme chez les .è:brié,
chez les Agni Comme chez les Yacouba,
chez les baoulé comme chez les !\\'!alinké, etI::...
etc ••• ,
les
pouvoirs d'un père sont partout quasi absolus,
et yue les en-
fants,
quel que soit leur âge, n'ont pas le droit de faire
prévaloir leur volonté sur celle de leur pere. ~t S~ les pou-
voirs d'un père à l'égard de ses enfants sont partout de
cet ordre,
l'autorité d'un vieux. à l'égard des moins âgés
l'est encore bien davantage; et l'image du vieux symbolise
fondamentalement une constellation extraordinaire d'esprits
ancestraux.
Dans un tel contexte,
élever le chef de l'~tat
au rang. de pere de la nation et ensuite à celui de "Vieux"
sage, signifie yu'on le reconnaît comme la représentation
substitutive qui incarne tous les pouvoirs nécessaires yui
font de lui l'homme '-::/.u'il faut pour conduire et assurer l'u-
nité politique du peuple.
lie fait,
le père de la nation ivoi-
rienne n'est pas le père spécifiyue de tel ou tel groupe
spécifique ; i l est le pere représentatif,
la figure incar-
Ilée de tous les pères spécifiyues de tous les groupes spéci-
fiques.
J...e "Vieux" n'est pas la figure symbolique d'une
constellation d'esprits ancestraux spécifiyues à tel ou tel

178.
groupe spécifique ; i l est le "Vieux" des vieux,
"Vieux"
représentatif,
figure incarnée de tous les vieux spécifiques,
figure symbolique née d'une constellation de constellations
d'esprits ancestraux spécifiques.
Voilà pou~qu~i-.son pouvoir
et son autorité ont,
relativement,réussi à conjuguer les
différences des groupes ethniques de son peuple dans la cons-
truction d'une unité yui, aussi non-achévée soit-elle, garde
toutefois le mérite d'avoir ses fondements qui ne s'élèvent
pas sur une effusion de sang,
comme cela fut si souvent le
cas dans tant d'autres pays.
Un seul père, un seul "Vieux", un seul parti •••
Cependant,
cette unité repose sur un fondement extraordinairement diver-
sifié . .La vérité première de cette unicité est une pluralité
qui fonctionne sous l'apparence d'une partie de puzzle.
Le combat pour l'unité de l'être et de sa survie que se
~ivrèrent Apollon et Vionysos prit aussi l'apparence d'un
puzzle dont le nom spécifique est : tragédie.
L'affirmation
idéolog.ique du monde,
comme son affirmation tragique, est
celle de l'Absence de la Vérité idéale. L'unité originelle
est partout éclatement et d Lve r s i t.é , 'rout.er'oi s ,
cette diver-
sité s'offre sous la possibilité d'une tra~édie (idéologie 7),
c'est-à-dire d'une réconciliation; la réconciliation entre
le chaos primordial et l'unité du principe d'individuation:
la monstrueuse, mais aussi admirable alliance entre h.pollon
et Dionysos.
(;' est ainsi que comme masque de uionysos, Apol-
lon résout les contradictions de la diversité par la média-
tion de l'unité de la belle apparence.

119.
Le relatif sucees du parti uni4ue ivoirien ~Ie~t accom-
pli grâce à la sagesse du "Vieux" qui a su faire tirer profit
de l'héritage politique traditionnel. La pluralité culturelle
ou ethniyue, exprimée dans l'unicité du parti sous-tend 4ue
la frappe de sa pensée politi4ue n'exclut pas la multiplicité
des groupes.
C'est ainsi qu'il a toujours tenu compte de la
pensée qu'apprendre à gouverner une population fortement di-
versifiée, c'est le pouvoir de "se laisser être" dans W1
état de réceptivité attentive à la manifestation de la plu-
ralité des sens.
:;..a représentation de l'autorité du chef de l'.c;tat comme
analogue de l'autorité d'un père de famille et d'un vieux
sage, a été W1 investi~senent
idéologique d'une très yrande
efficacité. Avec la conviction de se soumettre à l'autorité
d'W1 père et à la sagesse d'un vieux plus qu'à la volonté d'un
simple chef, les différents groupes ethniques ont presque
toujours consenti à l'effort de la patience <.lue suppose l'é-
dific~tion de la famille nationale. C'est ainsi que le
.P. u, C. 1. a
toujours bénéficié dt évi ter d'être victime du
mouvement oscillatoire entre l'extase du coup gagnant et
l'abattement de la perte, d'être l'objet d'une succession
d'apogée et de déclin l1ui ont débouché ~ur tant d'horribles
tragédies dans tant d'autres pays au même processus politi-
que.
Le P.ù.C.I. a SU se conserver comme lieu unique de ren-
contre de plusieur~ cultures différentes ; rencontre "objec-
tive" assumée par la considération de la conception tradi-
tionnelle des notions de père et de sagesse. J..es forces

180.
souterraines des valeurs traditionnelles sont encore puis-
santes et nous gouvernent, le sort du combat idéologiyue
tombe en leur faveur.
Il ne serait donc pas exagéré de dire
que l'efficacité politique du ~.u.C.l. r~side dans les pou-
voirs des masques qui rejaillissent transfigurés dans un
système politique radicalement collé aux définitions tradi-
tionnelles du pouvoir et de l'autorité, en dépit de son
orientation moderne. ~e P.U.C.l. use d'un répertoire métapho-
rique qu'il emprunte a la pensée politique traditionnelle.
Même si le"moderniame" a fait naître de nos jours de sérieux
conflits de générations dans les sociétés africaines, met-
tant sérieusement en cri~e le pouvoir gérontocratique, ce
pouvoir et le respect qui l'accompagne y demeurent toutefois
réalités~core vivantes ; et la falsification métaphorique
de ce pouvoir devient valeur créatrice d'un nouvel ordre
politique. l..e simulâcre apparaît conune illusion réconcilia-
tr ice qui fai t
disparaî tre dans la dans e des masques,
les
antagonismes de groupes.
~ symbolisme de l'intuition poli-
ti~ue prend figure à travers deux métaphores repré~entati­
ves de l'espace traditionnel:
le pere et le v~eux. J..e père
SYmbolise la période de l'efficacité humaine, et le vieux
sage qu'il devient par la suite, symbolise la période de
l'efficacité divine.
bref. La stabilité politi~ue de la Côte-d'Ivoire repose,
pour une bonne part, sur unE: axiologie de base qui tire son
efficacité de l'héritage po Li t i que traditionnel.
C'est par

r8r.
son habileté (1)
à assumer cet héritage au moyen de formes
et de procédures modernes,
que le parti unique ivoirien a
su conserver le pouvoir depuis maintenant plus d'une ving-
taine d'années. ~t cette expérience ivoirienne peut nous
permettre de conclure que la liverté politique des jeunes
Etats africains ne tendrait à devenir effective que si leur
gouvernèment respectif consentait à tenir compte de l'im-
portance des formes et de la pensée politiques tradition-
nelles.
c. Hécapitulation
L'élaboration complexe d'une stratégie politique ayant
pour objectif fondamental la construction d'une unité natio-
nale : telle est la préoccupation essentielle des processus
politiques des jeunes Etats africains composés de population.
fortement diversifiées. Aussi,
l'expérience de la constante
,
destabilité de la vie politique en Afrique montre
qu'il
est de la nécessité de la réalisation d'une telle unité
que les dirigeants africains comprennent l'extrême importanc,
de faire plonger les racines de leur théorie et pratique
(1) Il convient de bien noter ici qu'une telle habileté tire
incontestablement son origine du bon-sens du président
Houphouët-boigny. On peut - et même on doit - critiquer
régime politique ivoirien qui,
comme tous les régimes po
litiyues, présente des fissures,
des failles et des troL
hais, en même temps,
une certaine objectivité de la crit
que oblige à reconnaître le bon-sens et la grande sages~)
qui caractérisent la personne du président relix HouphoL
Loigny. ~n tous cas, s'il est permis de parler de chancL
en politique, la première tranche de la vie politique i,
rienne a eu la chance d'avoir pour di~igeant un homme CL
me Felix Houphouët-uoigny.

182.
politiques dans l'histoire des traditions africaines. ~ re-
groupement des différences tribales en unité nationale est
sûrement possible dans les Etats africains dans la mesure où
un sentiment comme celui d'hospitalité (4U~ se~ble nécessaire
à la construction d'une telle unité) n'est pas étranger
à
la mentalité africaine. Il suffirait sans doute que les di-
rigeants africains fassent preuve d'un peu plus de bon sens
afin de ne pas se laisser trop naïvement manipuler et corrom-
pre par leurs pairs américains ou européens, pour 4ue le con-
cept d'unité nationale dans les Etats africains cesse d'être
aussi radicalement utopique comme i l l'a toujours été. De
fait,
l'in-dépendance ou l'héritage pOlitique colonial se
manifeste ~ entre autre - par un décalage aveugle du proces-
sus pOlitique coLorn a ï., Au moment de la décolonisation l'an-
cienne puissance coloniale a nécessairement légué ses théo-
ries et ses pratiques politiques à l'ancienne colonie. On
le sait. C'est pourquoi la tâche des di~igeants africains
d'élaborer des schémas politiques qui supplantent les systè-
mes coloniaux, ne peut avoir de chance d'aboutir qu'à la con-
dition que ces derniers consentent à cesser de jouer les
pantins désarticulés des anciennes puissances coloniales. 11
est grand temps (les peuples = pauvres africains en ont as-
sez) que les dirigeants africains comprennent que les you-
vernements des "anciens" maîtres se servent d'eux comme des
masques idéologiques derrière lesquels ils poursuivent leur
action dominatrice. ~'Afrique ne sera pas du tout près de
s'en sortir tant que ses dirigeants n'arrêteront pas d'être

183.
les complices (conscients ou inconscients) de l'impérialisme
néocolonial.
Lorsqu'on analyse les causes des troubles de déstabilité
qui caractérisent la vie politique des jeunes ~tats afri-
cains, on découvre très vite que les ingérences étrangères
(notamment des anciennes puissances coloniales) dans les af-
faires intérieures de ces Etats, constituent un facteur d'une
importance considérable.
~es interventions étrangères avan-
cent presque toujours derrière le masque idéologique d'un
soutien accordé à un système politique particulier qui -
i l
va sans dire - doit défendre et poursuivre - s ' i l ne le
fai-
sait déjà - les intérêts du néocolonialisme. On sait par
exemple qu'entre l~bO et 1~b4, les Russes, les Américains
et les Belges ont soutenu les uns les autres différents grou-
pes au Congo, en leur fournissant des fonds et des armes. Un
sait aussi que quand Vavid ilacko fut révoqué par le coup
d'Etat de janvier l~bb, la France ne réagit pas, mais qU'en
novembre 1967, on fit appel aux unités françaises pour pro-
téger son successeur,
le colonel-président Jean b. Bokassa,
puis empereur (1) Hokassa 1er. ue même on sait que c'est
grâce aux Américains que Mobutu a pu prendre,
par deux fois,
le pouvoir au Congo. bref,
ces quelques exemples nous mon-
trent à quel point la vie politique des Etats africains se
trouve entièrement contrôlée et manipulée de l'extérieur
(1) Et i l n'est pas impossible que le gouvernement de Giscard
soit l'auteur d'une certaine manipulation (Cf. R.Delpey :
La manipulation, Paris, Jacques Grauchet, 1~81) sur les
intrigues du sacre et de la chute de Bokassa.

184.
par ceux qu'on nomme les grandes puissances. Et ces ingé-
rences extérieures sont d'autant plus fortes que les diri-
geants africains -
parce qu'ils y trouvent des intérêts per-
sonnels - y consentent et orientent par ~nsé~uent leur
processus gouvernemental vers la poursuite de structures
économico-politiques dont la réalisation les font nécessai-
rement perdurer. Aussi aurait-on de bonnes raisons de re-
procher à la plupart des dirigeants africains d'avoir trop
égoïstement accepté de jouer les heureuses marionnettes des
grandes puissances, pendant que leurs peuples souffrent et
meurent des misères issues des manipulations savamment or-
chestrées par ces puissances. En Centrafri~ue par exemple,
les aberrations du masque impérial de bokassa 1er n'ont
coûté autre chose (ne parlons pas du gaspillage matériel)
qu'une horrible effusion de sang au peuple centrafricain.
~es anciennes puissances coloniales n'ignorent pas que
la pluralité et la diversité des groupes qui composent les
anciennes colonies constituent un critère fondamental qui
peut susciter de graves conflits a l'intérieur des Etats
africains. Aussi, i l leur suffit - pour perpétuer leur domi-
nation impérialiste - de provoquer le conflit, c'est-à-dire
pousser (d'une manière ou d'une autre)
les différents grou-
pes ethniques à se dresser les uns contre les autres ; au-
trement dit, i l leur suffit d'exploiter la tactique bien
connue du diviser pour régner.
C'est ainsi que l'idée d'une
unité nationale à l'intérieur des Etats africains restera

une idée utopique aussi longtemps que les dirigeants afri-
cains joueront aux chiens de garde de l'idéologie néo-impé-
rialiste.
Tant que les dirigeants africains ne comprendront
pas que les nouvelles "humanités" africaines sont des pro-
duits importés et fonctionnent en conséquence comme le rési-
du d'une (ancienne) domination coloniale, l'indépendance
de leurs Etats se penchera indéfiniment sur ce qui l'a en-
gendrée : la dépendance, masquée par l'idéologie de l'in-
dépendance et raturée par la manipulation néocoloniale.
Nous avons déjà vu que l'indépendance ou la libération d'un
pays colonisé ne se limite pas à la simple possession d'un
drapeau propre et d'un hymne national propre. La nécessdire
désoccidentalisation des cultures africaines est sans doute
l'une des seules exigences qui parviendrait à définir une
base et des critères réels de libération des Etats africains
.
du joug colonial. vans le domaine humain, la liberté por-
teuse de germes de la servitude et de l'oppression n'est
qu'un fantôme de liberté, une liberté dérisoire et illusoire,
une liberté morte. ~'indépendance des Etats africains, telle
qu'elle est conçue, avec ses lacunes voulues, ses hypocrisies,
sa timidité, son respect formaliste du ~lanc et de la cultu-
re blanche, ne fait que perpétuer la domination impérialiste.
Bien que nous n'ayons aucune prétention de vouloir jouer au.
prophète, nous pouvons cependant dire, avec une certaine
certitude, que les Etats africains actuels (prétendus indé-
pendants) ne pourront sortir de la conception aliénante des

ltiï.•
puissances impérialistes qui les excluent du monde et du
temps, qu'en brisant les barrières idéologiques du néo-impé-
rialisme, et en instituant leur "solitude" comme la nouvelle
base de leur stratégie politique. Maintenant ~ue le mal
est fait, i l est de la nécessité de la recherche d'une solu-
tion libératrice de savoir user de bon-sens afin d'éviter
que la situation ne dégénère outre mesure.
C'est pourquoi,
même si de telles réactions peuvent toujours être justifia-
bles, i l semble ~u'il soit vraiment inutile (pour les Afri-
cains colonisés) de réagir dans le style d'un comportement
de type paranoïa~ue ~ui se manifeste soit à travers un mé-
tissage qui est, en fin de compte, synonyme d'assimilation,
soit à travers un ressentiment infantile à l'égard du blanc.
On n'a jamais combattu avec succès les contradictions et
les aliénations quotidiennes au moyen du ressentiment et
des prémisses fausses du comportement paranoïaque.
i.e mal
étant déjà fait,
c'est à l'intérieur des Etats africains
qu'il convient maintenant de rechercher les germes des con-
tradictions et des aliénations à combattre. Ceci est vrai
et Robert Jaulin a raison de faire la remaryue suivante
"L'insolite de la réunion des parties constitutives des l::tats
africains actuels (ces Etats sont de fabrication européenne)
conduit à la stérilisation, la paralysie, les déchirements
internes,
l'aliénation" (1). Hais (nous le répétons car
(1) JAULIN (Robert)
. - Qp.
cit., p.
ld.

cela nous semble être une vérité fondamentale), maintenant
que le mal est fait,
i l est de la nécessité de la recherche
d'une solution émancipatrice de situer désormais le germe
du complexe et de la contradiction de colonisé à l'intérieur
des Etats africains actuels.
Car c'est bien à l'intérieur
des Etats africains - et non à l'intérieur des anciennes
puissances coloniales -
~ue le processus dialectique du
déchirement être/non-être ronge et dénature
les réalités
africaines.
UU'on le veuille ou non,
les ~tats africains
constituent (dans leur structure même)
à la fois le point
de départ et le point d'arrivée des grandes manipulations
néo-impérialistes • ~'attitude hypocrite, despotique,
ter-
roriste, barbare,
égoïste, etc ••• de certains dirigeants
africains aboutit souvent a une négation de la sensibilité
des peuples africa.ins et à une dénaturation de leur volonté
de Poursuivre avec opiniâtreté le combat pour la libération.
bref, la complicité de certains dirigeants africains dans
le développement de l'idéologie néo-impérialiste a été trop
souvent dénoncée et est, par conséquent, trop bien connue
pour 4u'il soit encore nécessaire d'y insister. A l'époque
coloniale les armes,
le fouet,
les violences, la barbarie,
etc .•• , ont été les principaux instruments par lesquels le
pouvoir impérialiste assurait la servitude. Ue nos jours
(à l'époque de la prétendue indépendance), Wl autre instru-
ment non moins puissant (il serait sans doute plus vrai de
dire qu'il est même plus perfectionné et plus performant)

s'est ajouté à cette l i s t e : l'argent. ~e pouvoir de l'argent
fascine à un tel point les dirigeants africains qu'au lende-
main de la proclamation de l'indépendance de leurs ~tats,
ils n'ont pas hésité à croire yue la seule puissance de
""
l'argent suffirait à résoudre toutes les contradictions
créées par la barbarie coloniale.
~'est ainsi qu'ils se sont
mis (de mieux en mieux aujourd'hui) à construire leur système
politique respectif sur le pouvoir de l'argent, donnant leur
préférence au postulat selon lequel la nécessité de vivre,
c'est-à-dire de manger, se loger, se vêtir, procréer est
(nécessairement) corrélative de la "nécessité" de gagner de
l'argent pour manger, se loger, se vêtir, procréer. Ue fait,
dans l'idéologie néo-impérialiste de certains dirigeants
africains, l'argent est le signe de la réussite personnelle,
de l'efficacité, de la puissance.
Ils orientent dès lors
leur politique économique, non vers la poursuite du profit
collectif, mais vers la poursuite de la quantité d'argent
qu'ils peuvent accumuler pour eux-mêmes ou que des individus
ou des groupes particuliers peuvent accumuler pour eux-mêmes.
L'une des très graves consé4uences de cet urgent besoin de
s'enrichir, c'est que des domaines d'une importance aussi
fondamentale que ceux des cultures vivrières sont totalement
négligés au bénéfice d'un développement exponentiel des cul-
tures industrielles.
wu'est-ce que cela signifie, pour un
pays du 'riers-Monde (comme l'on dit), c'est-à-dire un pays
où les populations sont sous-alimentées et meurent de faim,
que d'être premier producteur mondial de café ou de cacao

quand le revenu annuel de la production d'une famille ne lui
permet pas d'avoir de quoi se nourrir pour deux mois? Pour-
quoi ceux qui meurent de faim continuent-ils cl utiliser ce
qui leur reste Comme bribe de vie à produire ce cher café à
ces heureux rassasiés qui l'apprécient d'autant mieux qu'il
leur est servi après un bon repas ? ~'argent n'a aucun sens
par lui-même, et i l faut arriver au comble de l'absurde pour
prendre conscience de la contradiction ; lorsque le prix du
kilogramme de café est inférieur au prix du kilogramme de
riz, l.'agriculteur du Tiers Nonde n'a vraiment aucun intérêt
à se consacrer à la culture du café. L'Afrique a tout ce
qu'il lui faut pour être réellement indépendante, et la pen-
sée de certains dirigeantti africains selon laquelle l'Afrique
possède les matièreti premieres mais ne dispose d'aucun moyen
(technologique) pour les transformer, est une pensée triste-
ment défaitiste et violemment néo-impérialiste.
Ca~ enfin,
i l est de la nécessit~ de la lutte pour la vie de se mani-
fester par une détermination qui contraint et oblige le vi-
vant à transformer son milieu social par tous les moyens.
L'un des plus grands malheurs de l'Afrique "indépendante"
est que ses dirigeants acceptent et se laissent "guider"
(manipuler) ~ derrière le fatras idéologique de l'assistance
technique et de la coopération - par des étrangers blancs
qui n'ont d'autre.· souci (on le sait) que d'être en colonie
de vacances en dfrique et d'y pouvoir se "remplir les poches",
Une chose est certaine : ce n'est pas du tout avec une aide
extérieure {surtout pas avec celle de l'assistance technique

190.
ou de la coopération) que les ,C;tats africains sortiront de
leur contradiction. C'est à l'intérieur des Etats africains,
et non ailleurs, qu'il convient de trouver les moyens pour
lutter contre les contradictions africaines ; .. parce que -
répétons-le - c'est à l'intérieur de ces etats, et non ail-
leurs que se trouvent aujourd'hui les causes profondes de
ces contradictions. C'est pourquoi l'aide extérieure, quel-
que forme qu'elle prenne, ne peut jamais et ne pourra jamais
résoudre ces contradictions.
Ce n'est pas aux coopérants
ou assistants techniques (comme on les appelle, par opposi-
tion aux Africains qui travaillent en ~urope, et qui ont,
eux, le statut de travailleurs émigrés) à qui i l revient de
dynamiser positivement les contradictions des Btats africains,
à supposer même qu'ils soient de bonne foi.
uans le domaine
de la lutte émancipatrice la contradiction fonctiorme un
peu comme une langue, c'est-à-dire qu'elle porte déjà dans
son propre processus les critères,
les règles,
les choix
qui la produisent et la reproduisent.
C'est ainsi, par exem-
ple, que parler une langue, c'est nécessairement entrer dans
un système.
Ici, le sens est la première contradiction de
la contradiction ,
comme i l est la première aventure du lan-
gage.
De ce fait,
dès lors qu'un système de signes, de re-
présentations et de valeurs est imposé du dehors,
i l dépos-
sède nécessairement la société visée de ses aspirations
émancipatrices. ,L'idéologie de l'aide extérieure n'aboutit
à rien d'autre qu'à de nouvelles formes de domination, d'ex-
ploitation, de dépossession des sociétés africaines dans la

191.
mesure où elle fait croire aux Africains yue c'eQt à l'exté-
rieur de l'Afri~ue (en Europe et en Amérique) que se trouve
la solution des contradictions africaines.
Tout le monde sait que les terres africaines sont riches
et que les grandes puissances (comme on les appelle) y tirent
une bonne part de leurs richesses. ~lles masquent cependant
cette malhorulête exploitation par l'idéologie de l'aide, de
l'assistance technique, de la coopération, et elles poussent
l'aberration à son comble en érigeant la manipulation en
institutions internationales • .Les exemples sont multiples,
mais qu'il nous suffise ici.de ne souligner que celui du fameux
dialogue Nord/Sud. J..e dialogue Nord/~ud trouve son origine
dans une manipulation ~ui camoufle la justification idéolo-
gique de la distribution spatiale de la misère. Ue fait,
çeux du ~ud sont ceux d'en-bas, écrasés par la misère, domi-
nés par les riches d'en-haut,
du !~ord, des hauteurs. Puisque
les riches du Nord sont "bons" et "sociables", ils ne peu-
vent pas s'empêcher d'avoir pitié des pauvres affamés du
Sud. On comprend alors qu'ils les assistent et qu'ils leur
apportent de l'aide.
Dans la division ~ord;Sud du monde des
hommes, le tiers du monde correspond au ~ud, d'où son autre
nom de Tiers Monde. bref • .Les organismes internationaux ~ui
prétendent trouver un terrain d'entente entre pays riches
et pays pauvres, ne fonctionnent - on le sait -
qu'à mas~uer
la justification de l'exploitation et de la domination. Les
dirigeants africains devraient donc se méfier des cadeaux,

I92.
trop souvent empoisonnés, yue leur offrent leurs pairs euro-
péens et américains.
Ils devraient savoir que la sociabilité
dont il~ font preuve est tout à fait semblable à celle du
"petit homme" de J..{eich : "'ru es brutal, pet.i t "'homme, derrière
ton masque de socialibilité et de gentillesse" (l).
Les
Africains ne sortiront jamais de l'indigence dans laquelle
ils se trouvent, s'ils ne luttent pas avec la conviction
qu'ils n'ont pas d'autre libérateur qu'eux-mêmes.
Dans la transe ou folie de l'ivresse chaotique, Démeter
redevient jeune fille et enfante Dionysos à nouveau.
Dionysos,
terrible enfant deux fois né,
terrible enfant qui s'affirme
dans une affirmation qui n'a d'autre objet que soi-même.
Terrible enfant labyrinthique qui n'a point besoin d'Ariane
pour percer le secret des labyrinthes.
Uionysos trouve en
Ariane le symbole de sa propre réalité:
l'oreille est laby-
rinthique ou encore le dédale du re-tentissement mélancoli-
que du glas.
ûior~sos rencontre Ariane au hasard de son la-
byrinthe ; dans cette rencontre Ariane perd son fil et son
affirmation n'est plus, désormais, suspendue à celle d'un
point de repère. ~'affirmation s'affirme d'elle-même. Elle
n'a point besoin d'un fil conducteur pour explorer le laby-
rinthe de nos contradictions. Vans la lutte pour la liberté
les masques représentent non plus la volonté de domination,
mais un effet de surface, synonyme de création de sens libé-
rateurs.
C'est pourquoi derrière le masque de uiony~os, le
(1) REICH (Wilhelm) .- Op. citï, p. 12ti.

193.
vouloir dyonisiaque s'exprime à travers une métamorphose
sans fin de sa propre reproduction ou représentation : suc-
cession infinie de masques,
fin sans fin.
J..'initiation afri-
caine dévoile aux jeunes générations que les masques ne ca-
chent que l'absence mais que cette absence ne signifie ni
trou, ni castration. Elle est, nous avons vu,
l'espace noma-
de d'un potentiel sémiotique. J..es mas~ues représentent une
vision du monde, et la simultanéité de leurs fonctions sym-
boliques et de leurs rôles organisateurs permettent de com-
bler le fossé qui sépare l'être social et son double. Dans
le discours ritualisé· du voyage initiatique, i l ne s'agit
pas (comme les observateurs européens ont trop souvent fait
croire) d'aller quérir en forêt le sens perdu du village,
ni
de trouver dans le culte des ancêtres ou des morts le sens
de la vie des survivants : le voyage initiatique qui se dé-
roule à l'ombre des masques, même s ' i l met en oeuvre des hé-
ros mythiques, ces héros n'usent cependant d'aucun autre
langage que celui prosaïque et/ou poétique de tous les
jours. l..,es masques ont ainsi pour fonction,
non pas d'aider
à la recherche d'un sens perdu, mais d'aider à construire
le vide comme le lieu du sens. ~ous ce rapport, le masque
apparaît lui-même déjà comme le lieu du vide, c'est-à-dire
apparaît comme le sens qui se laisse prendre au jeu de
ses multiples miroirs : le sens en tant qu'effet de surface
ou de réflexion est le résultat d'un jeu de miroirs.
Par-delà les ombres de leurs masyues, les Africains

194.
doivent se borner à trouver une solution libératrice à leurs
inquiétudes et à leurs misères qui n'auraient fait autre
chose d'eux que les derniers des hommes. Même si les masques
sont devenus ce lieu où nous nous réfugions pour ruminer en
silence l'au-delà de la mort des sens (ceux des cultures
africaines), ils peuvent encore nous permettre de trouver
une voie d'accès à certaines conditions de notre auto-libé-
ration. Le seul libérateur de l'Afrique,
c'est l'Afrique
elle-même. Et i l est de la nécessité de cette auto-libération
que les dirigeants africains arrêtent de contribuer à ren-
forcer l'assise idéologique du néocolonialisme qui pré-fabri-
que à l'Afri~ue des structures politiques étrangères et mani-
pulatrices. C'est aux Africains qu'il appartient de choisir
la démarche politique qui convient à leur mentalité et à
leurs réalités socio-culturelles. Il s'agit là sans doute
d'une lapalissade que messieurs les arbitres intéressés du
jeu politique des Africains ne devraient pas feindre d'igno-
rer. ~n politique comme en linguistique la communication ne
s'établit pas à travers un message ~ui renvoie à un signifié
d'origine, mais elle figure dans un signifiant qui ne parle
que selon le code que lui donne son sujet. La Vérité politi-
que,
comme La Vérité absolue, est une fable.
Dès lors, la
recherche de l'Identité ou du ~IDdèle politique est dissoute
et à la volonté d'imposer une idéologie COmme la seule meil-
leure qui soit,se substituent le démantèlement et la multi-
plicité des idéologies. Ce sont les circonstances qui déter-
minent le type de gouvernement qu'il faut à un Btat : à la

195.
question de savoir quel est le meilleur gouvernement ? Solon
ne répondait-il pas fort justenent par cette autre question:
pour quel peuple et à quelle époque ? Une chose est certaine
i l n'y a qu'aux Africains à qui
incombent le devoir et la
responsabilité de l'organisation de la vie POlitique en
Afrique. C'est pourquoi i l est peut-être maintenant grand
temps qu'ils ne se laissent plus tromper par des manipulateurs
extérieurs. On ne parle de relations ou de politique inter-
nationale entre l'Afrique et les grandes puissances qu'au
nom d'une idéologie (celle de la manipulation, de la domina-
tion, de l'exploitation), quand on sait que ce n'est qu'en-
tre des guillemets que les "nations" africaines existent.
L'Afrique, on le sait, est la vache à lait et le champ de
tirs des annes de ceux 4u'on appelle les "grandes puissances".
~e fait est, et il n'est sûrement pas facile d'y remédier.
C'est pourquoi les Africains doivent savoir user de bon
sens dans la lutte de la recherche, non pas d'une, mais
de plusieurs solutions réellement émancipatrices, dans tous
les domaines socio-culturels.

196.

191.
~ns la dialectique de la masc~rade,
le masque comme
doublure cache ce qu'il montre.
raux reflet d'un visage dégui-
sé, le masque dédouble l'être par une visible illusion qui
lui permet de se manifester comme un vrai et faux double. Le
masque apparaît des lors comme cet interstice par lequel l'ê-
tre et son double sont â la fois unis et séparés : il est pa-
rent de cette ombre cachée yui fait voir les choses en cachant
leur être. Le masque,
le travesti comme doublure permet d'é-
chapper aux traits d'un visage habituel, d'un personnage fami-
lier, d'une personnalité connue, ou, au contraire, de les si-
muler.
C'est ainsi que l'homme qui adopte un masque ou un tra-
vesti est à la recherche d'un personnage ou d'une personnalité
qui, voulant paraître ce yu'il n'est pas,
finit par se décou-
vrir en se dissimulant ; la dissimulation perd alors son unité,
se disloyue et montre des fissures par lesquelles on découvre
que la personnalité camouflait un leurre : per~ona ~i9nifie
masyue.

19lj.
"Il n'est pas d'émotions un peu fortes qui n'ex-
priment leur mar~ue éphémere sur le visage. La
nécessité même de n'en rien laisser paraître
compose a son tour un mastjue d'impassibilité."
Nous emprunton~ les termes du titre de ce chapitre a
L'analyse caractérielle (1)
+
parce que ~on auteur (W. ~eich),
en analysant l'origine de~ attitudes caractérielle~ dont le
moi est le siege, montre que le ma~que est un indice psycholo-
gigue • .ët si "le Moi, c'est-à-dire la part de la personnalité
qui se trouve exposée aux influences du monde extérieur, est
le siege de ce que nous appe Lons la formation du caractère" (2),
i l n'y a plus de doute que cette "personnalité" se trouvera
constamment modelée par les sollicitations extérieures dont
(1) rt~lCH (Wilhem) .- ~'analyse caractérielle, trad. franç.
par ~ierre namnitzer (~aris, ~ayot, l~/l).
+
Le caractère scientifique,
technique et expérimental des
ànalyses de ~eich auxquelle~ nous nous référons nous oblige
à rester impérativement collé à son texte; c'est ce qui
expli~ue le fait yue.nous le citons abondamment dans ce
chapitre.
(L)
REICH (Wilhem)
.- op. cit., p.
l~d.

199.
elle devient
l'expression et la marque,
taillant d'un ins-
tant à l'autre, un visage circonstanciel au moi;
"le carac-
tère du Moi se compose d'éléments empruntés au monde extérieur
tels qu'interdictions, inhibitions et identifications. Les
contenus de la cuirasse caractérielle sont donc d'origine ex-
térieure, sociale" (1). ~ personnalité n'est plus dès lors
qu'une sorte de pâte à modeler où i l n'est pas d'émotions un
peu fortes qui n'y impriment leurs masques éphémères.
C'est
sans doute ce pourquoi l~ caractere du moi releve fondalnenta-
lement de son degré d'aptitude à se préserver des influences
du monde extérieur. ~t c'est en tant yue mécanisme de protec-
tion yue le caractere mérite le nom de cuirasse.
Cependant,
la cuirasse dont i l s'agit ici n'est pas figée· et ne fige pas,
elle a une mobilité qui permet de la rapprocher, voire de la
confondre aux masques fugaces qui apparaissent et disparais-
sent en laissant sur la scene d'un jeu de mimétisme, des per-
sonnages qui répètent a maîtriser les caprices de leurs mas-
ques.
"La cuirasse elle-même doit être imaginée comme dotée
d'une certaine mobilité régie par le principe du plaisir et
du déplaisir ; face à une situation plaisante, la cuirasse se
relâche,
face à une situation déplaisante, elle se resserre.
Le degré de mobilité de caractere, l'aptitude de la cuirasse
(1) rtLIUrt (Wilhem)
.- L'analyse caractérielle, op.
cit., p.
15~

200.
à s'ouvrir ou à se refermer en fonction des circonstances,
déterminent la différence entre la structure caractérielle
saine et névrosée" (1).
En tant qu'indice psychologique, le masque n'est plus un
élément de dissimulation, mais celui d'un dévoilement. La tâ-
che du psychologue ou du psychanalyste est alors de savoir
percer les masques afin de voir quel désir refoulé se manifes-
te derrière tel ou tel comportement. L'inscription corporelle
est un espace scénique où les désirs refoulés déjouent les
barrières du surmoi au moyen de figures inattendues (dégui-
sées) et font leur irruption incestueuse
à travers des cris-
pations, des contractions, des décontractions psychosomatiques.
Les réactions somatiques sont des symboles signifiants, des
condensations nodales où les sens du ou des conflit(s) se
dispersent dans les fragments de ce grand et complexe rébus
qu'est le corps. ~e corps a son langage, i l s'exprime par une
sémiotique des affects qui s'expriment à leur tour par des
symboles somatiques spécifiques. ~ corps est le masque de
l'Autre, c'est-à-dire la voie d'accès à l'espace familial,
à
l'espace des institutions sociales, à l'espace du père, cir-
conscrit par la loi.
"En effet, remarque Reich, certaines
structures humaines sont orientées en fonction de certains
(1) REICH (Wilhem)
. - L'analyse caractérielle, op.
cit., p.145.

201.
ordres sociaux, en d'autres termes tout ordre social créé
les caractères dont i l a besoin pour se maintenir.
~ns la
société divisée en classes, la classe dirigeante s'assure sa
suprématie par le moyen de l'éducation et des institutions
familiales,
par la propagation parmi tous les membres de la
société de ses idéologies déclarées idéologies...tJominantes" (1) •
C'est ainsi que le corps COmme masque de l'Autre constitue
le lieu symbolique de manifestation de l'ordre social, de la
loi, de l'autorité paternelle. A force de "vouloir"
s'ideR.ti-
fier et/ou se soumettre à ces ordres, de peur d'être margina-
lisé, exclu,
jeté en prison,
torturé, liquidé, le corps est
contraint de s'exalter dans une succession infinie de masques.
L'éducation (familiale,
scolaire, professionnelle) cons-
truit la personnalité avec des structures psychologiques de
dépendance, de renoncement ou d'idéalisation. Les pulsions
du moi se heurtent alors constamment aux nombreux "tu ne dois
pas" des interdits sociaux; de fait,
Comme le dit Freud,
"l'édifice de la civilisation repose sur le principe du renon-
cement aux pulsions instinctuelles" (2).
Le surmoi est alors
cette transcendance juridique qui modèle la personnalité sui-
vant les exigences des normes sociales.
"Vans le langage de
tous les jours, indique Heich, on parle de personnes dures ou
(1) RE1Crl (W.)
. - lb., p. lb.
(l)
FHEUD (s.)
.- Malaise dans la civilisation, op. cit., p.47.

202.
molles,
fières ou humbles, froides ou chaleureuses, etc.
L'analyse de ces différents caracteres revèle qu'ils repré-
sentent les diverses formes de cuirasses du Moi destinées à
le défendre contre les menaces du monde extérieur et des pul-
sions intérieures réprimées. C'est ainsi que la politesse
exagérée d'une personne a sa source dans l'angoisse au même
titre que le comportement brutal ou rude d'une autre. ~ dif-
férence réside uniquement en ceci que les influences du milieu
social poussent telle personne à agir de telle sorte, telle
autre à se défendre d'une maniere différente" (1).
Les institutions éducatives (l'Ecole, la ~eligion, la
Morale, etc.) édictent des modeles de comportement (des rôles)
aux individus.
C'est ainsi qu'on est constamment obligé de
veiller à l'attitude (normale) à adopter dans telle ou telle
situation. Voici par exemple un préposé en conversation avec
son chef de service. Sa situation se rapporte au système
patron-subordonné: c'est la position professionnelle qui est
ici le pôle de ses comportements ; son comportement est un
rôle par rapport à cette position: i l fait tout pour se mon-
trer respectueux et soumis aux ordres du patron. Ses intona-
tions, ses gestes,
les phrases qu'il prononce, le vocabulaire
qu'il emploie sont différents. Voici maintenant notre homme
à une invitation d'amis. ~ouvelle position et nouveau rôle:
(1) REICH (W.)
.- op. cit., pp. 144-145.

203.
i1 par1e de sport, de po1itique, d'économie, de ses dernières
vacances. etc. Chez 1ui, sa situation de père de fami11e 1ui
confère d'autres rô1es 1 i1 change de vêtements, devient peut-
être p1us décontracté dans ses comportements, s'intéresse aux
résu1tats sco1aires de ses enfants, s'inquiète des prob1èmes
de santé de sa femme, etc. Tout à tour, notre homme a été un
emp10yé suba1terne, un ami reçu à une invitation, un père de
fami1le 1 sa participation aux différents cadres sociaux lui
a déterminé une série d'attitudes, de comportements qui 1ui
font jouer un rô1e chaque fois différent.
Ces différents rô1es sont 1es figures signifiantes de
son adhésion aux normes. C'est a10rs qu'on pourrait presque
dire que 1e rô1e a une fonction semb1ab1e à ce11e de 1a "cui-
rasse caractérie11e", dans 1a mesure où tout comme e11e, i1
n'aurait pas d'autre but que de protéger 1e moi contre les
menaces externes et internes issues du catéchisme des modè1es
et des normes. De fait, Reich sou1igne : "~Moi s'identifie
avec 1a réa1ité frustrante représentée notamment par 1es per-
sonnes qui l ' incarnent. Ce processus confère à 1a cuirasse
son contenu significatif. Ainsi, par exemp1e, 1e b10cage af-
fectif d'un ma1ade atteint de névrose obsessionne11e signifie
ceci : "11 faut que je me domine puisque mon père n'a cessé
de m'en intimer 1'ordre·'. En même temps, i1 exprime 1a pensée
suivante 1 "Pour conserver mes chances de p1aisir, je dois

204.
m'armer d'indifférence à ~'égard de mon père" (~). P~us une
société est oomp~exe, techniquement déve~oppée, p~us ~es rô~es
sociaux sont nombreux et distincts.
L~) REICH (W.) .- op. cit., p. ~47.

205.
CHAPITRE II
VIè;)AGE::i ET VISAGEITE
" On se coul.e dans un visage
pl.utôt qu'on en possède un."
DELEUZE, GUATTARI • - Mil.l.e Pl.ateaux, p. 2l.7.
Le port du masque s'effectue - par définition - sur un
espace privil.égié du corps qui est l.e visage. Et même si l.a
phénoménol.ogie de l.a dissimul.ation et du déguisement ne de-
vient effective qu'à travers un jeu de redoubl.ement qui l.ais-
se ses empreintes de l.umières et d'ombres sur tout l.e corps,
l.e redoubl.ement du masque sur l.e visage bénéficie d'une con-
notation toute particul.ière qui désigne l.e visage comme l.e
territoire privil.égié du principe de l.a masoarade. La ques-
tion dès l.ors est de savoir pourquoi l.e visage constitue de
l.a sorte l.e siège social. ou l.e territoire principal. du désir
de se grimer 7 Cette question sous-tend el.l.e-même une autre :
Qu'est-ce qui pousse l.'homme au désir ou à l.a nécessité de
se masquer 7 Nous avons vu qu'il.
est de l.a "nécessité" de
l.'idéol.ogie, en tant que fal.sification des réal.ités social.es,
de ne se manifester que par l.e truchement d'appareil.s, de
dispositifs pul.sionnel.s qui ne fonctionnent.qu'à camoufl.er
l.e mensonge par l.'il.l.usion de l.a bel.l.e apparence. Dans un

tel contexte, il n'est pas exagéré de penser que la littéra-
ture de la mascarade ait été constituée dans le but de com-
battre la littérature de la signifiance 1 la survie ou la
mort du sens est l'enjeu qui, semble-t-il"esۈ
l'origine
du combat qui oppose, depuis toujours, l'objectivation du
réel et la subjectivation (falsification) du réel. Une sé-
quence du mythe d'~dipe montre un exemple intéressant de
cette constante lutte entre l'objectivation du vrai et la
subjectivation du vrai 1 lorsque le miroir de vérité se dres-
se devant lui, OEdipe n'arrive pas à y objectiver (réfléchir)
les vérités de ses méfaits, il s'arrache les yeux. Le sym-
bole de l'arrachement des yeux pousse la subjectivation à
son paroxysme 1 le regard s'éteint définitivement sur le mon-
de extérieur pour s'enfermer dans l'exclusivité (narcissique)
du monde intérieur. La victoire de la subjectivation se mani-
feste dès lors dans le refus définitif de voir. La condensa-
tion de l'intensité de la lumière dans ou sur le miroir de
vérité.a un impact négatif sur l'inversion rétinienne. De
fait, la cornée supporte mal, voire (quelquefois) pas du
tout, une lumière trop intense. OEdipe s'arrache alors les
yeux pour échapper au terrible et honte~ face à face de deux
regards qui se renvoient dans l'éblouissement d'une rencon-
tre antagonique.
De tout ceci semble se dessiner une voie vers l'espace
d'une réponse possible à la question de savoir pourquoi le
visage constitue le siège social du désir de se grimer. ~i

le visage apparaît comme le territoire privilégié du jeu de
la mascarade, c'est snrement parce qu'en tant que partie of-
ficielle de ce grand effet de surface qu'~st le corps, il
est sans doute le principal lieu où se jouent presque toutes
les scènes de production de sens. "Le visage construit, re-
marquent Deleuze et Guattari, le mur dont le signifiant a
besoin pour rebondir, il constitue le mur du signifiant, le
cadre ou l'écran" (1). Le visage a une capacité de mobilité
qui le montre comme l'espace nomade qui circonscrit sans ar-
rêt des zones de fréquences ou de probabilité dont le déploie-
ment incertain donne le film d'une succession infinie de
visages chaque fois différents. C'est pourquoi "on se coule
dans un visage plutôt qu'on en possède un" (2). Le visage,
en tant qu'espace de (re)production de sens, ressemble dès
lors à une mosaïque subordonnée à la fatalité de l'expression:
mosaïque de sincérités et de mensonges qui traduit les ex-
pressions du visage sous le rapport d'une série d'ambiguïtés
qui relèvent de notre désir de nous dédoubler. L'angoisse
et la honte que reconnaît le visage menteur, dans le miroir
de vérité, sont sans doute à l'origine du refus définitif
de voir et de la feinte qui consiste à voir sans se voir ou
sans se faire voir. C'est ainsi qu'en s'arrachant les yeux
(1) DELEUZE (Gilles), GUAT~I (Félix) .- Mille Plateaux,
(Paris, Minuit, 1980, p. 206).
(2) DELEUZE (Gilles), GUATTARI (Félix) .- Ibid., p. 217.

(Edipe pousse 1a 10gique du masque jusqu'à son u1time consé-
quence. Le masque comme doub1ure dédoub1e 1e visage et expri-
me ainsi 1'idée de refus de 1aisser-voir, de voir sans être
vu. Les miroirs de vérités ne ref1ètent p1us dès 10rs qu'un
fa11acieux jeu de 1umières et de cou1eurs bario1ées qui cons-
tituentun mé1ange discordant qui déc1enche de 1a stupéfac-
tiçm chez Zarathoustra l
"Le visage et 1es membres peints
de cinquante taches de cou1eur 1 c' es t ainsi, qu'à ma stupeur,
je vous vis assis, hommes d'aujourd'hui! Et, disposés au-
tour de vous, cinquante miroirs qui f1attaient votre jeu de
cou1eurs et 1e reproduisaient.
'En vérité. vous ne pourriez
porter de mei11eur masque, vous hommes d ·.à présent, gue vo-
tre visage! WUi donc saurait vous reconnattre ? Couverts,
tout entiers, des signes écrits du passé et ces signes eux-
mêmes recouverts d'autres encore, barboui11és par-dessus:
ainsi vous êtes cachés de tous 1es déchiffreurs de signes· ... (1).
C'est sans doute parce que 1e visage fonctionne comme
une sémiotique de signifiance que 1e destin de 1'homme - en
quête "d'impéria1isme - est d'échapper au miroir du visage,
de transfigurer 1e visage dans 1e but de 1e rendre impassib1e
de tout autre sens contraire à ceux de 1a vo1onté de p1aire
pour mieux dominer. Le visage n'est pas 1 '.espace d'une pro-
duct.ion individue11e, c',est La spécification ou 1',individua-
tion qui est p1utât corré1ative de la nécessité qu'i1 y ait
(1) NIETZSCHE (Friedrich) .- Ainsi par1ait Zarathoustra, trad.
H. A1bert(Paris, Mercure de France, 1958, 11°,
"Au pays de La cuï.cure" ) . C' est nous qui souli-
gnons.

du visage. Le masque se définit dès 10rs comme 1e moyen d'une
participation co11ective aux pouvoirs du visage. 11 assure
1 'érection, 1'.exhaussement du visage (De1euze). A ce niveau,
La fonction du masque n '.est p1us de dissimu1er, de cacher.
Le masque devient, comme 1e dit De1euze, 1e visage en 1ui-
même, 1'abstraction ou 1'opération du visage. Et au moment
où i1 épouse 1es contours du visage au point d'en devenir
son ana1ogue, 1e masque montre le visage sous 1es traits
d'une efficacité po1itique. De1euze et Guattari ont raison,
Le visage est une po1i tique : "ce sont des agencements de pou-
voir très particu1iers qui imposent 1a signifiance et 1a
subjectivation comme 1eur forme d'expression déterminée, en
présupposition réciproque avec de nouveaux contenus & pas
de signifiance sans un agencement despotique, pas de subjec-
tivation sans un agencement autoritaire, pas de mixité de
deux sans des agencements de pouvoir qui agissent précisé-
ment par signifiants, et s'exercent sur des âmes ou des su-
jets. Or ce sont ces agencements de pouvoir, ces formations
despotiques ou autoritaires qui donnent à 1a nouve11e sémio-
tique 1es moyens de son impéria1isme, c'est-à-dire d'écraser
1es autres et de se protéger (au moyen du masque) contre
toute menace venue du dehors" (1).
Dès 1',instant où La fonction du masque visagéifié est,
non p1us de dissimu1er, mais de montrer, de faire voir, on
(1) DELEUZE (G.), GUATTAR1 (F.) .- op. cit., pp. 221-222.

peut imaginer un jeu de signifiance qui invente ses propres
règ1es. De fait, dans 1'ana1ogie du masque et du visage, 1e
système des signes ne devient productif d',un fait de 1angage
que dans La mesure où i1 combine 1es tics et 1es·· trai ts de
visage conformément à 1a position des é1énents idéo1ogiques
qu'i1 a pour fonction de signifier. Dans un te1 contexte,
1e redoub1ement des mots est semb1ab1e au redoub1ement du
masque sur Le visage, pour La bonne raison que La coinciden-
ce entre 1e rapport signifiant/signifié et 1a structure du
mot ne devient réa1i té 1inguistique que par 1 '.uni té des
idées qui se rapportent ou qui renvoient à des signes conven-
tionne1s. Or si 1e redoub1ement des mots est semb1ab1e au
redoub1ement du masque sur 1e visage, i1 peut nous être per-
mis de penser que 1e masque - qui devient a10rs 1e visage en
1ui-même - est aussi 1a représentation substitutive de cet
espace nomade qu'est 1e visage 1ui-même. 11 cesse par consé-
quent d'exister comme une figure impassib1e de tout sens. A
partir de ce moment-1à, "s'ouvre un possib1e rhizomatique,
opérant une potentia1isation du possib1e, contre 1e possib1e
arborescent qui marquait une fermeture, une impuissance"(1).
De fait, 1e visage est, en 1ui-même, déjà un masque. Son
destin primitif qui est d'être 1e territoire privi1égié du
masquage, 1e montre comme 1e p1us primitif (-1e p1us authen-
tique) des masques ; et Zarathoustra a snrement raison d'an-
noncer qu'en vérité, 1'honune ne pourrait porter de mei11eur
lJE.LEUZE (G.),
GUA'f'fAtU (F.)
• -
Op ,
cit., pp. ~~l-~~~.

212.
toutes les cultures. Les scarifications et les peintures (1)
sur le visage constituent un fait de culture d'une extrême
importance dans les traditions noires. A l'énigme sans nom
qu'est le visage, il faut trouver un nom •. .La·scarifi.ca.tion
africaine a pour fonction sociale de délimiter les contours
du visage, d'inscrire un nom sur ou
sous le visage pour le
socialiser, l'humaniser. Elle a un pouvoir d'amplification
qui déplie un visage à la dimension de l'étendue d'un terri-
toire tribal : les scarifications obéissent à un code parti-
culier au clan, à la tribu, au groupe. L'inscription, sur
un visage, de motifs propres à une tribu, définit ce visage
comme le territoire d'inscription sociale de cette tribu.
C'est ainsi qu'à la vue des scarifications d'un visage, on
peut savoir à quel groupe il appartient. Ue même (2) que le
visage noir est dé-visagé dans le métro parisien comme le
fidèle miroir grossissant d'un paysage et d'un territoire
étrangers, les scarifications permettent aux Africains
(noirs) de repérer le territoire d'origine d'un visage. La
logique de la scarification traite le visage comme un terri-
toire; ce qui compte, ce n'est pas la spécification ou l'in-
dividuation d'un visage, mais l'efficacité du déchiffrage
(1) Il s'agit de petits dessins (les motifs peints ou scari-
fiés varient d'une tribu à l'autre) tracés sur le visage
soit pa~ la peinture (généralement le Kaolin et le char-
bon de bois pilé), soit par la scarification. Les scari-
fications sont définitives, alors que les peintures sont
de courte durée et liées à des occasions spéciales, elles-
mêmes de caractère fugace et dynamique.
(2) Hormis les présupposés racistes.

213.
territorial que ce visage permet d'opérer. A la limite, un
visage scarifié n'appartient plus à personne en propre ; il
devient l'espace "public" d'une référence territoriale • .Il
devient parent de la nécessité qu'il y ait un territoire
d'inscription sociale propre aux individus d'un même milieu
social et d'une même tradition culturelle. Les scarifications
montrent l'individu beaucoup moins COmme individualité singu-
lière que COmme membre d'une collectivité.
Il est délicat de faire la part de la scarification et
celle de la peinture, quand on sait qu'elles jouent, toutes
les deux de concert, à montrer ou représenter le visage com-
me un territoire. Cependant, par rapport à la scarification
qui offre la "sécurité" territoriale par son caractère imprimé
définitif, inviolable, la peinture se caractérise par sa fu-
gacité et son dynamisme, et figure le visage COmme un terri-
toire qui n'est jamais conquis une bonne fois pour toutes
le dynamisme et la fugacité de la peinture signifient que le
visage est un territoire qui fait l'objet d'une continuelle
reconquête. On comprend dès lors pourquoi la pratique de la
peinture est liée à des occasions spéciales, elles-mêmes
caractérisées par des manifestations dynamiques et fugaces
il s'agit des cérémonies rituelles de passage telles que la
naissance, l'initiation, le mariage, la mort, la guerre, ~a
fête, etc. Or nous savons que tous ces rites n'ont pas d'au-
tre
but gue de vou~oir reconquérir et raffermir ~es fron-
tières territoriales d'une inscription sociale. La peinture
rejoint donc la scarification pour figurer le visage comme

214.
un territoire d'inscription sociale qui est à reconquérir
constamment contre les menaces extérieures et les conflits
intérieurs.
Nous avons avancé dans notre question de départ : pour-
quoi le visage constitue-t-il le lieu privilégié du désir
de se masquer ? Les institutions sociales reposent sur une
axiologie de base qui a besoin de l'illusion de la belle ap-
parence. Le rapport du visage avec les agencements du pou-
voir ont besoin de l'art du mimétisme pour faire valoir l'im-
périalisme de la sémiotique ou de l'idéologie du statu qud.
Nous n'y insisterons jamais assez : la phénoménologie de la
simulation, du faux-semblant a une grande efficacité politi-
que ; et le visage est une politique, comme le soulignent
justement Deleuze et Guattari.
~i nous avons suivi les leçons de cette phénoménologie
du pouvoir que sous-tend le jeu de la mascarade, si la fonc-
tion idéologique des masques africains d'une part, et ceux
des pays industrialisés d'autre part, nous a dévoilé la gran-
de et complexe diversité des moyens de simulation et de dis-
simulation, - c'est-à-dire de domination -, nous pouvons
être amené - avec sans trop d'hésitation - à cette convic-
tion qu'en fin de compte le décodage des traits d'un visage
humain implique presque nécessairement un surcodage territo-
rial. Ce qui voudrait dire que la volonté de surveiller les
expressions du visage. montre le visage comme un centre de
condensation où les contradictions de l'être trouvent une
cohérence. Dans un tel contexte, il n'est pas exagéré de

215.
dire, 'avec Gaston Bachelard, qu' "au fond, un visage humain,
c'est déjà une planche de Rorschach" (l). ùe fait, dans l'ex-
périence de la scarification et de la peinture corporelles
des traditions africaines par exemple, les motifs scarifiés
ou peints constituent un ensemble de "taches" symétriques
qui constituent, à leur tour, une figure signifiante à inter-
préter. On comprend alors pourquoi nous voulons que notre
visage ait les artifices du masque tout en restant cependant
notre visage vivant. Notre sémiotique d'être sociable a at-
teint un tel degré de mélange que les principes de subjecti-
vation et d'identification s'étendent l'un à travers l'autre.
Cependant, ce qui prévaut, en fin de compte, ce sont le mi-
métisme et la discontinuité. L'image du visage que nous por-
tons peut être réductrice ou amplificatrice - tout est ques-
tion de la nature de l'axe de l'interprétation qui entre en
ligne de compte - de ce que nous sommes et de ce que nous
désirons être. Deleuze et Guattari ont, à nouveau raison
quand ils font remarquer que "la visagéité est toujours une
multiplicité" (2). De fait, la nature des mélanges peut être
d'une très grande variabilité: on sait que tous les phéno-
mènes de la vie quotidienne ont chacun leurs visages : la
naissance qui régénère le groupe social a les siens, l'in-
justice a les siens, la déception a les siens, la mort a les
(1) BACHELARD (Gaston) .- Le droit de rêver (Paris, PUF, 1~70.
p. zror .
(l) DELEUZE (G.), GUATTARI (F.)
.- op. cit., p. 2l3.

2I6.
siens, etc., etc. C'est alors qu'il n'est pas exagéré de
conclure que l'homme est un être sans visage, dans la mesure
où, justement, il est capable d'en porter une infinité. ~t
c'est sans doute pour échapper à la fugaci~é terrifiante et
capricieuse d'un visage qui n'est le sien qu'à titre provi-
soire, que le masque est ce lieu où l'homme se réfugie pour
ruminer en silence l'au-delà de la mort de la vérité de la
condition humaine. Mais un masque a-t-il le pouvoir d'inter-
dïre d'autres masques, et ne sait-on pas que le masque lui-
même a la réputation d'être déjà un faux visage? lci ne
s'arrête pas le questionnement car, dans cette dialectique
du vrai et du faux visage, même si l'habit ne fait pas le
moine, le moine ne se reconnaît (à tout le moins extérieure-
ment) qu'à travers l'habit.

217.
CHAPl.'fi'lli 111
Nous venons de voir comment les traits de visagéités
encodent le visage à prendre figure d'espace territorial,
de paysage familier à tel ou tel groupe social. Le visage,
ainsi représenté, est, à la fois, le sujet, l'objet et le
témoins d'enjeux sociaux qui mettent en place le discours
des masques • .Dans la logique de ce discours des masques, le
visage ouvre le potentiel symbolique d'un ordre social et
territorial qui permet de dessiner ses contours (frontières)
et de le dé-visager (dé-masquer 1). ùans cette même logique,
le visage dé-couvert est au masque ce que le sens est au
discours. Or nous savons que le sens est un effet de surface,
c'est-à-dire un effet de miroir ; par conséquent, la victoire
du miroir sur le sens s'affirme également sur le masque. Et
cette victoire du miroir sur le visage renvoie ou reflète à
son tour l'image du corps. C'est ainsi que derrière les
tenants du pouvoir d'un visage à renvoyer à son territoire
d'inscription sociale, le corps, à travers ses multiples et
divers déguisements vestimentaires, reflète également l'es-
pace du territoire culturel qui le façonne. Et COmme le dit
Jean-Thierry Maertens, "le code vestimentaire et son principe
de l'identité/différence rend compte également de la distance
qui sépare l'ici et l'ailleurs, le propre et l'étranger, et,

2Iti.
de la sorte, dressent les frontières des villages, des clans
et des ethnies" (1). De fait, le vêtement inscrit sur le
corps un ordre (discours) vestimentaire dont le code et les
règles d'emploi diffèrent d'un territoire à l'autre. Ainsi
la notion de vêtement . traditionnel connote et véhicule un
paradigme linguistique qui trouve son origine et sa signifi-
cation dans les fragments d'un découpage territorial. Le
vêtement traditionnel, distinctif d'un fragment territorial,
imprime sur le corps (territorialisé), un espace capable
de susciter le discours de la différence J les différences
de groupes, de classes, de castes, de clans, etc., peuvent
culminer dans la recherche d'un ordre vestimentaire. L'exem-
ple du Persan à Paris de Montesquieu trouve ici tout son in-
térêt.
~i l'un des rôles de l'ordre vestimentaire est de re-
p'résenter le corps comme l'indice de la différence qui échap-
pe aux autres, alors, la nudité n'est pas - comme l'on est
souvent tenté de le croire - le degré zéro du vêtement, par-
ce qu'elle intervient pour décorporéiser et ritualiser le
corps afin de l'investir comme l'espace où s'organisent les
signes et symboles d'un discours sur la différence (2). Dans
un tel contexte, il n'est pas exagéré de dire que la nudité
symbolise même le point ultime de l'ordre vestimentaire.
(1) MAERTENS (Jean-Thierry) .- Dans la peau des autres (~aris,
Aubier Montaigne, 1978, p. 66).
(2) Cf. Notre chapitre sur le Vando : la femme entre en scène
quand elle se déshabille.

C'est d'ai~~eurs sans doute ~a raison pour ~aque~~e ~es peu-
p~es réputés "nus" sont ~es p~us grands créateurs de masques
et ont poussé ~'art du déguisement à un point de raffinement
et à un degré de comp~exité dans ~esque~s s'égarent ceux qui
prétendent être ~es seu~s dépositaires de ~a civi~isation
de ~'ordre vestimentaire. La nudité est incorporée au corps
et fonctionne déjà comme un ~angage vestimentaire. Ainsi,
par exemp~e, ~es scarifications que ~es traditions noires
impriment sur ~e corps n'ont pas pour but d'orner une que~­
conque nudité, mais dé~imitent un territoire socia~ où ~a
nature se retire devant ~a cu~ture. Le corps, même pris
dans sa stricte nudité, fonctionne toujours beaucoup moins
comme un phénomène nature~ que comme un phénomène cu~ture~
tant i~ est vrai que La nudité est un état d'être qui ne
trouve sa signification qu'à travers une manifestation cu~­
ture~~e. C'est pourquoi revêtir ~e corps est une entreprise
cu~ture~~e (cu~tue~~e) qui trouve son origine dans ~e désir
de changer non seu~ement de forme mais de nature. Et ~e corps
répond à une ma~~éabi~ité te~~e qu'un simp~e pan de vêtement~
suffit à ~e transfigurer. Le corps est ma~~éab~e 1 métaphore
des métaphores, i~ est inc~assab~e dans ~a topique d'un seu~
territoire. Dès ~ors, en revêtant ~e corps, ~'homme opère,
sans doute, des transfigurations qui ~ui permettent d'accé-
der à de nouve~~es moda~ités d'être. Le statut socia~, re~i­
gieux, esthétique, po~itique, etc., du corps serait a~ors
~e produit ou ~'effet d'un code vestimentaire autour duque~

220.
s'é1aborent un discours spécifique et son pouvoir, réperto-
riés à 1'ombre d'un jeu d'identifications et de différencia-
tions. De fait, 1',identification et/ou La différenciation
des c1asses, des castes, des groupes, des sexes, etc., sem-
b1ent être 1 '.une des préoccupations fondamenta1es du code
vestimentaire. La bourgeoise parisienne se reconnaît par son
1uxueux manteau de fourrure. ~ans en conc1ure que 1'habit
fait 1e moine, sommes-nous pour autant convaincus qu'i1 ne
1e fasse point? Le code vestimentaire dispose d'assez de si-
gnifiants,de signaux pour distinguer 1e riche du pauvre, 1e
préposé du patron, 1e protoco1aire de 1'ordinaire, 1e re1i-
gieux du profane, etc. L'idéo1ogie sous-jacente à 1a 1égis1a-
tion vestimentaire consiste à mode1er 1e corps sur 1es fan-
tasmes des puissances régnantes. Ainsi, par-de1à 1e code
vestimentaire, se dessine 1'espace d'un transcodage (idéo-
1ogique) qui est 1'indice d'un discours qui ne par1e que
se10n 1e sens que 1ui accorde 1e ~urmoi des grandes person-
na1ités. L'ordre vestimentaire apparaît dès 10rs so1idaire
d'un ordre idéo1ogique, et fonctionne, en conséquence, com-
me un cata1yseur de
forces répressives. La 1égis1ation ves-
timentaire est donc be1 et bien imp1iquée dans 1a dia1ecti-
que domination-soumission ; c'est sans aucun doute ce qui
exp1ique que 1a femme africaine entre en scène quand e11e se
déshabi11e, montrant son corps nu comme 1'objet cathartique
d'une manifestation subversive qui 1ui offre une occasion de
subsister dans des structures dominatrices mises en p1ace

221.
par le pouvoir des masques. L'expérience vestimentaire amè-
ne une transfiguration de la "personnalité" réelle du corps.
Derrière son vernis vestimentaire, le corps est transformé
en un multiple de ce qu'il est en réalité 1 il apparaît plus
sociable, plus stupide ou plus caricatural. La consommation
rituelle de la législation vestimentaire fait apparaître ,
dans la danse des masques, la combinaison bariolée des bar-
rières sociales, des tabous moraux et culturels. Il s'agit
dès lors de prendre part à la comédie quotidienne en impo-
sant son costume (déguisement) comme le meilleur travesti.
Dans la logique du ballet carnavalesque, le grotesque, le
ridicule et le caricatural remportent les meilleurs prix,
parce qu'ils sont représentatifs d'une culture où les indivi-
dus sont, continuellement, à la recherche d'une apparence
toujours différente de ce qu ',ils sont. C'est. pourquoi le Père
carnaval éprouverait sans doute une sensation de bien-être
psychique et physique qui perdure au-delà du moment symboli-
que ou métaphorique où il est rituellement brûlé 1 finalité
sans fin du désir viscéral de l'homme de se dédoubler, de
se déguiser pour mieux plaire afin de mieux tromper pour
mieux dominer. Du coup, l'ordre vestimentaire sur-vient
dans le but de renforcer l'assise de la concavité du miroir
où les tabous moraux et culturels font reluire leurs senti-
ments impérialistes en imposant leurs codes et modèles ves-
timentaires. Le porteur du masque (le personnage) cesse
alors d'être un acteur anonyme dans la mesure où le paysage

222.
du décor de la scène où il se produit est l'image d'un ter-
ritoire familier dont les éléments restent - par conséquent -
reconnaissables. Dans le carnaval des masques, le vertige
saisit le figurant, la figure du roi est p'~égée mais laisse
derrière lui 1Ëi cortège de ses fantômes métaphysiques et moraux
qui contraint l'imaginaire à produire des simulacres. La
fête est alors dépouillée de son caractère de représentation:
le travesti ne traduit-il pas une réalité? Il dévoile, en
effet, le duel des catégories de la différenciation souve-
raine de l'apparence. Désormais, la réalité n'est que le
~éâtre de ses actes; et il s'efforce de travestir (en vain)
ses personnages qui réapparaissent toujours sous l'oeil
grimaçant de leurs propres masques : persona signifie masque,
et un masque ne peut pas interdire d'autres masques. Le mas-
que est un symbole d'intrigue politique; il perd, sous ce
rapport, sa vertu et son pouvoir de métamorphose. C'est dans
cette disjonction du jeu des apparences que le tourbillon
du vertige s'empare du voile de l'anonymat et dévoile, sur
un théâtre de verdure, des acteurs dépouillés de leur per-
sonnalité qui n'était qu'un leurre. Devant la diversité des
pièces théâtrales que constitue l'existence humaine, le con-
trôle des représentations échappe à l'homme parce que les
scénarios, transcrits en hiéroglyphes, sont la mise en scène
de signes ou figures qui fonctionnent déjà comme des person-
nages. Dans un tel contexte, le scénario apparaît comme un
théâtre dans le théStre, et le metteur en scène ne peut

alors qu'avoir la simple illusion d'être parvenu à la réali-
sation de la représentation 1 simple représentation de re-
présentation. ~ur la scène du théâtre quotidien qu'est
l'existence, l'hypocrisie s'approprie la comédie de la ré-
partition des rôles, des coutumes et du costume. C'est ainsi
que, transposé sur la scène politique, l'ordre vestimentaire
doit répondre ou correspondre aux exigences d'un ordre idéo-
logique. Restons toujours dans cette disjonction de l'acti-
vité de mise en scène: l'axe de représentation est brouillé
la mise en scène cesse d'être une activité spécifique au
théâtre, elle devient un procesus général atteignant tous
les champs d'activité, notamment ceux de la politique. Vu
coup, l'espace où elle se déploie est marqué par l'absence
de repère. C'est à partir de ce moment-là que ~yotard (1)
penserait qu'il n'existe plus d'opposition radicale entre
la mise en scène et la mise hors scène. Le travail de mise
hors scène, loin de s'opposer à celui de la mise en scène, le
prolonge, voire le sauvegarde, en assurant son adaptation
aux exigences de la réalité. Le principe du travesti, du
simulâcre du déguisement, du faux-semblant, du masque, etc.,
serait alors en définitive seul à régler les actions humai-
nes (7). Si le principe du costume (déguisement) et celui
de la réalité sont au fond un seul principe , comme cela
semble découler d'une conception idéologique qui identifie
la réalité au monde des apparences abusives, il peut nous
(1) Cf. ~YuT~~ (J.-F.) .- Des dispositifs pulsionnels (~aris,
Christian Bourgois, 1~80, p. ~~).

224.
être permis d'affirmer que la'~égislation vestimentaire est
investie de la mission ontologique de faire accéder l'indi-
vidu à une ambiance théâtrale dans laquelle l'ordre du dégui-
sement renvoie (presque nécessairement) à la situation so-
ciale des personnages. Affirmer que le redoublement vesti-
mentaire forme un cercle concentrique avec la représentation
idéologique de la réalité, laisse entendre que le vêtement
produit sur le corps les effets linguistiques d'un, ou plu-
tôt de plusieurs dispositifs politiques.
a) L'uniforme
L'expression de l'affirmation qui se répète peut être
considérée à travers l'impulsion qui engendre le simulâcre
que représentent le même et le semblable.
~'identité de
l'affirmation et de la répétition, - expression d'un dédou-
blement qui n'est pourtant pas un masque -, trouve son sym-
bole dans la multiplication du même: l'uniforme. ûcmme le
masque, l'uniforme est aussi un déguisement, mais ce déguise-
ment-ci n'est pas synonyme de masque. ~'uniforme n'est pas
un masque. Il n'appartient pas au domaine de la phénoméno-
logie de la dissimulation qui cache chaque fois ce qu'elle
montre. Il est la marque d'un déguisement différent. L'uni-
forme est un déguisement officiel et permanent, - le masque
avance toujours à l'ombre de son caractère fugace -, défini
par un réglement qui en assure l'immuabilité. Tandis que
le masque est une ombre cachée qui redouble le visage par

225.
une (mince) épaisseur de nuit. ~'uniforme ~aisse ~e vi-
sage à découvert et accentue dans ~e présent ~'assise d'un
engagement qui charge ~'individu d'app~iquer et de faire ap-
p~iquer ~e règ~ement et ~a ~oi. l~ n'est donc pas étonnant
que ~'expression "endosser ~'uniforme" (devenir mi~itaire)
trouve sa signification au niveau de ce domaine (mi~itaire)
où ~'app~ication et ~'exécution de ~'ordre, du rég~ement,
de ~a ~oi, sont strictement poussées jusqu'à ~eurs dernières
conséquences. L'uniforme proc~ame ~e visage comme tota~ement
détaché de ~'emprise du pouvoir déformateur du miroir, en
~'investissant à ne pouvoir être autre chose que ce que fait
de ~ui ~a ~oi. C'est ainsi que. par exemp~e. derrière son
uniforme, monsieur ~'agent (de ~'ordre) doit prendre soin
qu'on ne puisse ~ire sur son visage nu qu'i~ n'est autre
chose qu'un représentant de ~a ~oi. Cette dépendance de ~'u­
niforme comme signifiant à ~'égard d'un déguisement officie~
et rég~ementaire marque dès ~ors ~'appartenance à un ordre
(re~igieux, mi~itaire, sco~aire(~». Du coup, ~'expression
"endosser ~'uniforme" ne s'app~iquerait pas uniquement à ~a
carrière mi~itaire, mais aussi à tous ~es domaines où ~a
codification du ~angage vestimentaire doit rendre immédiate-
ment compte de ~'insertion des sujets (uniformément vêtus)
(1) Dans plusieurs pays d'Afrique ~e port de ~'uniforme est
obligatoire de la maternelle aux classes termina~es. On
sait que ~es évènements (massacre d'é~èves et étudiants)
qui se sont produits en Centrafrique en ~979 trouvent,
pour une bonne part, ~eur origine dans ~e refus des élè-
ves du port obligatoire de l'uniforme.

dans un ordre. C'est ainsi, par exemple, que la soutane
du curé est l'uniforme de sa soumission officielle à l'auto-
rité de la loi du sacrement de l'ordre. L'uniforme est un
outil ou un déguisement qui identifie et soumet "indifférem-
ment" un groupe d'individus à l'assise d'une autorité régle-
mentaire. Il gomme (virtuellement). la différence des antago-
nismes de classes, de rôles, de sexes et d'âges, rencontrée
dans la sphère des masques. Il fonctionne, en quelque sorte,
comme une espèce de carte d'identité ou d'identification
qui permet de reconnaître l'identité professionnelle, éthico-
religieuse, esthétique, politique, etc., des individus. Au
fond, un uniforme, c'est déjà une carte d'identité. On peut
alors dire que l'uniforme est une ouverture immédiate sur
un mode d'identification; i l est parent d'une phénoménologie
qui découvre ostensiblement le visage. Il réduit l'apparence
à être un simple signe parmi les autres signes, et la trans-
parence qu'il crée montre le filigrane de l'ordre ou de la
loi qu'il a mission de faire respecter. L'uniforme n'est pas
un masque parce que le masque qui avance à visage découvert
cesse d'être un masque. 10us les masques sont des déguise-
ments, mais tous les déguisements ne sont pas des masques ;
et la particularité de l'uniforme en tant que différent du
masque réside dans l'effet d'un déguisement qui ne cache pas
ce qu-il montre à l'ombre d'une feinte. 'foutefois, la diffé-
rence n'est pas facile à établir, et l'opposition entre uni-
forme et masque reste à saisir à travers la complexe défini-
tion du visage CO~ne une mosaïque de sincérité et de mensonge.

227.
b) La mode
On ne peut pas interroger la psychologie de la législa-
tion vestimentaire sans se référer à la notion de mode. Cet-
te notion fournit, en effet, une intelligence nouvelle de la
reproduction idéologique de la législation vestimentaire.
Et il ressort de nos réflexions antérieures (sur le code ves-
timentaire) que cette reproduction idéologique trouve son
origine sociale - à travers la conduite de soumission - dans
l'injonction qui est faite aux individus d'avoir à se vêtir
de telLe ou telle façon pour telle ou telle cérémonie en
telle ou telle époque. C'est ainsi qu'en considérant les ra-
cines de la phénoménologie de ce désir (ou plutôt de cette
contrainte) de se vêtir conformément aux exigences d'une si-
tuation et d'une époque, nous découvrons que la mode naît
de la volonté d'avoir un avenir nouveau, de la volonté de
réformer le visage, d'avoir un nouveau visage. Notre visage
constitue - comme nous avons tenté de le montrer - l'un des
principaux champs sémantiques de notre inscription sociale
sur un territoire; et nous voulons que ses traits s'animent
suivant les péripéties de l'histoire de notre devenir (culturel).
C'est sans doute pourquoi chaque moment,
chaque épo~
que de ce devenir veut avoir ses "propres" critères de la
volonté de plaire, d'aimer, de connaître, de convaincre, de
dominer, etc. La mode se trouve ainsi investie de la volonté
de changer d'apparence, et l'homme pense pouvoir aborder
l'avenir avec une apparence différente, sous l'autorité de
son faux pouvoir de métamorphose. De fait, toute mode veut

22tl.
toujours enregistrer le temps d'une manière spécifique
( : prendre'le temps à contretemps) en accentuant dans le
présent une volonté d'être en avance sur le temps. Mais, la
course sempiternelle du temps reste indomptablé, et la mode
s'en retrouve ne jamais pouvoir être contemporaine de son
temps. C'est alors qu'elle se définirait comme le résultat
artificiel, illusoire et dérisoire d'une combinaison qui
tente vainement d'unir un regard nostalgique sur les ruines
d'un autrefois déjà trop irréversible, avec un regard si
prospectif qu'il traverse, sans jamais pouvoir s'y fixer,
les moments successifs du devenir. Elle est, de ce fait, une
concrétion de ce qui n'est plus déjà et de ce qui n'est pas
encore. Comme le masque, la mode est un rêve fugace qui
naît et disparaît sous la volonté de rajouter ou d'enlever
quelque chose à l'ordre d'un déguisement dit "démodé". Alors
surgissent les problèmes "métaphysiques" ou psychologiqIlles
d.e la logique de l'.identi té du moI,

229••
~ stratégie du miroir consiste sans doute a reproduire
une altérité qui captive le sujet qu'il dédouble • .!Je "stade
du miroir" (Lacan) marquerait alors l'époque où le sujet dé-
couvre un aspect du monde extérieur à travers la "reconnais-
sance" de son image. Il déclenche ainsi les problèmes de la
logique de l'identité du moi et de l'identification à l'autre
et dessine par conséquent l'espace des fantasmes ainsi yue
celui des réalités,
qui fait de chaque individu un objet pour
un sujet et vice
versa. La distinction entre sujet et ob-
jet et la coupure qui en résulte (dans le jeu de , miroir)
affirme un rapport conflictuel entre le pulsionnel et le so-
cial : en effet, là où règne le principe d'identité, la cou-
pure sujet-objet, règne également le conflit du pulsionnel et
du social, dont le but est de faire passer la logique de l'hé-
térogénéité à celle de l'identité. 'routefois, ce n'est pas
le miroir en tant ~ue tel qui crée le principe d'identité
à la mesure de sa propre élaboration; parce qu'autrement, i l
suffirait à l'individu de briser le miroir pour abolir aussi-
tôt ce principe. L'ori9ine du conflit est à rechercher dans
-les fondements de cela qui aliene l'individu:
l'idéologie
et ses foactionnaires répertoriés à l'ombre des pouvoirs.

Nous avons tenté,
tout au long de notre démarche, de
montrer que le travail de mise en scene est une activité
politique par excellence. ~ous avons ainsi rapproché l'art
du redoublement idéologiquement de celui de la représentation
scénique au point de les confondre et de leur faire tenir un
discours dont l'axe de signification marque les limites d'une
réalité et
son double
: disjonction qui introduit presque
nécessairement au probleme de l'identité ou de l'identifica-
tion des personnages. ~t dans la mesure ou la culture du
"moi" des personnages (acteurs) qui entrent en scène procede
par identification, i l nous faut -
cl
nous 4ui voulons percer
les masques - essayer d'analyser ce terme. ~e déguisement
est un accessoire obligé du jeu de mise en scène j
et le
masque
contribue à l'élaboration d'un moi qui a besoin de
se parer pour se distinguer et survivre. Le mas4ue joue alors
un rôle de premier ordre dans la technique de contrôle des
~antasmes et des pulsions. ~ous avons déjà souligné cette
importance du masque dans le contrôle de l'ordre social au
chapitre sur l'initiation. ue fait, dans la pratique de l'ini-
tiation (en Afrique noire du ~ud-~ahara), le premier contact
de l'initié avec les mas4ues se situe a la période de sa pu-
berté, période où l'individu est particulièrement angoissé
par les problemes de la recherche de son identité et par
conséquent disponiLle soit au déchaînement anarchique des
pulsions soit au refoulement. ht le rôle du masque au cours

231.
(et même après) de l'initiation consiste à amener les ini-
tiés au refoulement sans lequel l'ordre social se disloque-
rait. Par exemple, au cours de l'initiation, les masques
apprennent aux enfants qu'ils pourraient être dévorés par
les esprits de la forêt s'ils ne respectaient pas les ~ns­
tructions qu'ils reçoivent. Ainsi,
sur le modele du stade
du miroir, mais déjà au-delà de ce stade, le masque pose,
voire impose face à l'enfant une mystérieuse image de lui-
même. Alors, dédoublée, l'imagination de l'enfant découvre
ce mystérieux soi-même qu'il n'avait jamais rêvé auparavant
et surprend un lointain souvenir qui cherche à s'en emparer.
Du coup, i l devient sérieux,
l'angoisse des choses interdites
le rend pensif et méditatif ; le monde des jeux innocents
s'efface devant celui des choses graves et sérieuses: désor-
mais, la mort existe, et i l peut provoquer sa propre mort.
Pour sa sécurité, i l choisit donc de COmposer son visage
d'après celui ou ceux des masques qui ont opéré son intégra-
tion dans la comédie ou le drame de la scene sociale.
Ces
éléments de réflexion yue nous fournit cet exemple de la
fonction du masque en Afrique, nous permettent de comprendre,
par ailleurs, pourquoi dans la méthode d'investigation de
Rorschach, ce sont les individus maryués par l'angoisse de
_ _
"""""_ .."' • ..-, _
_ • .:~ _ _ ... .;&.: _ _
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1 _ ...
..:
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-.-
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__ . _ _ .....
...:1_ _

232.
psychiques. Mais leur causalité ne réside naturellement pas
dans la planche gravée" (1).
Les facteurs sociaux et les diverses motivations psycho-
logiques et idéologiques constituent les points de repere
par rapport auxquels le moi reste une succession infinie de
masques. I l n'est donc pas question de constituer un point
de repère extérieur à la morale régnante ou au système poli-
tique en place, à partir duquel le moi organiserait sa propre
perception du monde et de la vie ; c'est dans le systeme de
cette morale et de ce pouvoir que s'élaborent les possibilités
de sa variation. ~e ce fait, la logique de l'identité du moi
reste corrélative de la logiyue de l'idéologie dominante. I l
s'agit de construire une harmonie par réduction et identifi-
cation de l'autre au même, de masquer la différence et l'op-
position. ~e moi se voit alors frappé du chiffre de l'irréa-
lité dont i l tire désormais le mode de son existence.
Vans
cette irréalité, le moi perd son identité à travers la magie
des fluctuations idéologiques. et l'individu est réduit à
ne devenir que le comédien ou le dramaturge du système. ~e
moi ignore le principe d'identité. ~es fantasmes sont engen-
drés par le combat ~ue se livrent les désirs dans les bas-
fonds de l'inconscient, domaine du clair-obscur dont le moi
n'est que le philtre. J..e moi est un désir y,ui cherche à
(1) BA(~~UU<u (ûaston)
.- ~e droit de rêver, op.
cit .• p.
Lu7.

atteindre son but. Or désir signifie force et énergie au
sens pulsionnel du terme. C'est pourquoi le principe de réa-
lité oppose ses barrage~ (idéologiques) à l'exubérance dyna-
mique de l'affirmation du moi. Alors les rêves,
les déguise-
ments de toutes sortes,
les masques, sont les moyens qu'il
(le moi) utilise pour survivre. Le moi est pour chaque sys-
tème politique le symbole de sa propre structure. Aborder
phénoménologiquement le moi, c'est donc chercher à l'identi-
fier comme l'acteur principal du drame politique, sans lequel
nous ne nous découvririons pas déjà en train de jouer notre rôle.
~a Tension entre le mode d'existence (le vécu quotidien) et
la lo~Liue de l ' identi té qui caractérise le moi est au ser-
vice d'une logique de la domination. ~lle a, en effet, pour
fonction de ~ous-tenir les habitudes socialles qui voilent la
réalité.
Mais en référant davantage l'activité existentielle du
moi à l'inconscient, on atteint un seuil de relativité qui
empêche d'en donner une définition satisfaisante et défini-
tive. Même face à l'idéologie, le caractère profondément
psychologique de la constitution du moi trahit quelquefois
les implications politiques ; parce que le politique suppose
nécessairement un "ordre" qui n'est pas toujours suivi à la
lettre par l'anarchie des pulsions . .L'individualité supposée
du moi,
recherchée par le pouvoir, a toujours davantage cédé
la place à la multiplicité d'un être morcelé par les reflets

du miroir : selon la version de
~onnos, vionysos, le dieu
du masque est égorgé et mis en pieces par les 'ritans au mO-
ment où i l se regarde dans un miroir. Le pouvoir déformateur
du miroir engendre l'espace flou et brisé du symbolique et de
la représentation, dans lequel le moi finit par croire qu'au-
trui prend son masque pour son visage. ~e masque est alors
accueilli par le moi COmme un outil qui lui permet de brouil-
ler les frontières du refoulement et une manière d'apaiser
son angoisse de n'avoir à désirer que le Désir
de fait,
nous ne désirons pas les choses, mais le désir des choses.
Vans le prolongement de cette logique du déguisement,
le moi
se sert également du masque pour jouer le jeu des puissances
régnantes : le masque est le médiateur indispensable entre
les individus et le pouvoir. Le stade du masque qui redouble,
à notre avis, celui du miroir, marque l'émergence d'un moi
qui crée indéfiniment son personnage à partir de son image ob-
jectivée, réfléchie ou mas~uée. Au fond, le masque est déjà
inhérent à l'être du moi, et ce n'est pas sans raison que
nous avons déjà reconnu cette vérité de ~arathoustra qui dit
que l'homme ne peut porter de meilleur masque que son visage.
En insistant sur le visage comme territoire d'inscription so-
ciale du masque (cf.
notre Chapitre ii : Visages et visagéités)
nous voulons montrer qu'il existe sans doute un stade du mas-
que au-delà du stade du miroir i
ce qui signifie que le vi-
sage ne se découvre toujours 4ue derrière le redoublement

d'un mas~ue. Au niveau du stade du miroir le moi surprend son
double recouvert du mas4ue des pulsions et de celui des rè-
gles sociales : masque répertorié dans la nomenclature des
pouvoirs. ~ miroir n'est plus dès lors l'objet par quoi le
moi se distingue de l'Autre. Le moi devient alors partout son
propre masque et son propre miroir: personnage qui doit dé-
sormais investir dans ses comportements la marque de la logi-
que du statu quo. Et puisque la signification (idéologique)
du moi doit passer du domaine des pulsions à celui des règles
sociales, le recours au masque lui est nécessaire pour suivre
l'ordre des contraintes sociales.
Ce qui impli~ue que le moi
avance toujours mas4ué et ne serait, en fin de compte, rien
d'autre qu'un masque éphémère qui joue sa comédie et/ou son
drame et disparaît. Le masque procure au moi la sécurité d'un
visage qui se ferme i
et le moi est sans doute par nature,
fermeture de soi sur soi. Le destin du moi n'est pas, Comme
le prétend la devise du fronton du temple de Uelphes
"Con-
nais-toi toi-même". ~e drame de Narcisse en témoigne
lui
qui fit connaissance de lui-même sans se connaître, qui s'é-
prit tant de son image et se livra tant à la recherche d'un
désir inassouvi pour son propre reflet dans la surface de
l'eau-miroir qu'il en mourut. Les images de l'eau-miroir at-
tirent comme un mirage dans le désert : rencontre subjective
de deux destins tragiques symbolisés par le mythe de Narcisse
et celui de Tantale. ~e désir de se connaître reste en deçà

236.
de l'exaucement, la soif et la faim se font dès lors toujours
plus ardentes. L'univers des désirs serait comparable a une
surface réfléchissante
eau-miroir au-dessus de laquelle se
~
,
pencha Narcisse pour y étancher sa soif ••• ~'identification
narcissique donne la possibilité au sujet de se satisfaire
au moyen d'une contemplation mimétique sans fin de son propre
redoublement (négation ?). ~e désir, on le sait, a toujours
tendance à se calquer sur un désir modele ; i l est essentiel-
lement mimétique.
~'est ainsi que la mort reste pour ~arcisse
la connotation subjective que prend le désir au moment où i l
tente de se modeler sur l'image-reflet ou sur l'objet exté-
rieur.
La connaissance ou la re-connaissance de soi par le re-
cours du stade du miroir releve de la pulsion de mort dans
la mesure où l'image de soi qui transparaît dans le miroir
est une image fantomatique (1). Ainsi le miroir évoque l'es-
pace où la mort prend forme dans un acte de fusion ou d'inté-
gration de l'autre a soi. Cette victoire de la mort sur le
miroir, de l'hétérogénéité sur l'identité, marquerait sans
doute l'une des multiples origines de la phénoménologie du
(1) Un mythe baoulé (CÔte d'Ivoire) raconte que le miroir ou
la surface réfléchissante a la réputation d'enlever l'âme
de celui qui s'y reflète.
~'est ainsi qu'il est interdit
chez les ~aoulé d'interpeler ou de parler à l'image d'une
personne dans un miroir.

2~7 •
masquage des vivants qui s'accrochent désespérément à des
figures protéiformes pour tenter de survivre le plus long-
temps possible. Le rite du masque apparaît alors au moment
où s'ouvre le fossé infranchissable entre vie et mort.
~e
masque constituerait l'objet-cathartique contre l'accouple~
Ornent monstrueux d'Eros et Thanatos
: figure incestueuse a
l'ombre de laquelle se dessine l'espace des règles de
l'exogamie en vue d'une socialisation des instincts égocen-
triques de la recherche exclusive de soi. Le désir est es-
sentiellement narcissique. c'est-a-dire profondément inces-
tueux ou mortel dans la mesure où i l est recherche d'une fu-
sion exclusive de soi avec soi,
recherche
d'un retour exclu-
sif dans le sein maternel,
"tombeau" primordial où le corps
fut conçu, dans sa nudité.
comme un masque éphémère aux yeux
sans regard,
pour vivre le deuil de son absence d'être un
masque-pour-la-mort ou un masque-de-la-mort.

2)t:l.
SIAIEM.&::
P A R T I E
c 0 ~ C ~ U S l 0 ~

239.
CHAPITRE PREMIER
L'ART ET L'IDEOLOGIE
L'univers réifié de l'idéologie apparaît comme le résul-
tat d'une expérience mécanicienne ou technicienne dans laquel-
le la loi du profit cherche à liquider toutes activités de
création libératrice. Bref, peut-~tre aurait-il fallu COmmen-
cer notre approche ou critique des ruses de l'idéologie par
une définition de l'idéologie? Ce processus nous a paru pré-
senter plus d'inconvénients que d'avantages; c'est pourquoi
nous lui avons préféré la technique de la culture sur brûlis
la forêt était dense et impénétrable, et il n'y avait pas
d'autre moyen efficace pour l'attaquer qu'en y mettant tout
de suite le feu. Maintenant que nous pouvons y voir un peu
plus clair, l'analyse du rapport entre l'art et l'idéologie
nous permettra sans doute de mieux relever quelques uns des
traits caractéristiques de l'idéologie.
Eu égard aux considérations (que nous avons) faites jus-
qu'ici au sujet de l'idéologie, les métaphores du miroir et
du masque se présentent comme celles qui se prêtent le mieux
à la formulation d'une expression adéquate pour une défini-
tion de l'idéologie. En effet, les éléments critiques que
nous avons pu rassembler nous permettent de dire que l'idéo-
logie est non seulement un reflet, une image spéculaire de

la réalité sociale, mais en même temps une image qui masque
l'origine de ce reflet. Ce masque fonctionne dès lors COmme
un faux reflet du réel, c'est-à-dire comme.repr~sentationil-
lusoire : illusion constitutive et rationalisatrice d'une
fausse représentation de l'organisation sociale. Dans les mé-
taphores du miroir et du masque ce qui s'interpose avec la
lumière, c'est l'idéologie, produisant ainsi un théâtre d'om-
bres : faux reflet
d'une réalité occultée. ùans un tel con-
texte, la fausse apparence, la fausse représentation, en un
mot, le mensonge devient le contenu de l'idéologie. ~ réalité
établie de ou par l'idéologie est une réalité monstrueuse
dans laquelle le mensonge, la supercherie et la ruse ont
force de loi morale: scintillement magique du reflet d'un
monde inversé. Et Marx a raison quand il compare l'idéologie
a un monstre vertigineux qui avance la tête en bas et les
pieds en l'air. L'idéologie reposerait donc sur une axiologie
de base qui trouve son origine dans des images inversées re-
produites ou renvoyées par les reflets des jeux des miroirs,
des écrans et des rideaux qui déforment et masquent la réali-
té. Et puisque l'idéologie n'a d'autre contenu que l'illusion
(qui dissimule la réalité en la simulant), "elle est obligée
de se parer du manteau du savoir, sous peine de dénoncer ce
qu'elle est : à la limite, une gigantesque farce. Sa tâche
première est de dissimuler sa rupture avec le réel, de cacher
le lieu où le reflet qu'elle fournit se fait reflet

241.
inversé" (1). ~ous avons déjà longuement insisté sur les pré-
supposés idéologiques du discours scientifique. On a baptisé
la science sous le nom (plutôt sous le masque) de savoir ob-
jectif pour mieux dissimuler ses fonctions de servante des
pouvoirs et des forces dominants. "La science qui observe,
qui calcule, qui établit des théories, procède à partir d'une
situation précise dans cet univers" (~). On peut donc dire
que la ruse, l'illusion, la tromperie, le voile, le rideau,
le mensonge, le masque pour tout dire, sont les éléments
constitutifs de la base de l'univers réifié de l'idéologie
autrement dit, que la réalité établie n'est que le reflet in-
versé d'une réalité malicieusement réifiée. Dans la logique
de l'univers inversé du mensonge idéologique, le miroir et
le masque transforment, déforment par les voies de la réfle-
xion, de la réfraction et de la mascarade, les facteurs réels
de l'expérience sociale. ~'idéologie agit ainsi par ruse,
elle joue des tours, elle renverse la réalité en la recou-
vrant du manteau d'un univers mutilé et fallacieux.
L'univers de l'idéologie ne comporte que les faux re-
flets d'une réalité déguisée où les rapports sociaux sont ad-
ministrés et manipulés par les énigmes des monstres ~phinx
impérialistes qui gouvernent les hommes. De fait, la Chimère
(1) REVAULT U'ALLONNES (O.) .- Plaisir à Beethoven (Paris,
Christian bourgois, 1~a2, p. 124).
(2) MARCUSE (H.) .- L'hOmme unidimensionnel, Op. cit., p. lBl.

242.
apparentée au Sphinx (le lion symboli~e la force, la violence,
la terreur), fait penser également à l'idéologie j
et la dif-
ficulté du combat qui attend le pauvre, le ~ominé, la victime
de l'illusion idéologique, est soulignée par une réalité tra-
gique : tout homme qui s'oppose au monstre chimérique est dé-
voré. Mais, dans le combat contre la Chimère, contre l'imagi-
nation malicieuse et pernicieuse, Pégase, le cheval ailé, est
le symbole de l'imagination créatr~ce et libératrice qu'Athé-

envoie à Bellérophon.
• LI'art
métaphore signifiante de libération
"J..a vérité de l'art réside dans son pouvoir
de rompre le monopole de la réalité établie
pour définir ce qui est réel."
MARCUSE .- La dimension esthétique, p. 23.
Dans une société où l'oppression réifiante de l'idéolo-
gie a pour tâche de transformer toutes les attitudes humaines
signifiantes en simples objets d'un circuit marchand régi par
la loi du profit, il est sans doute difficile de concevoir
et surtout de trouver une activité humaine autonome, c'est-
à-dire une activité dont le sujet choisit de résister à tou-
tes les mystifications réificatrices afin de la tenir a l'abri
. des stigmates idéologisants des rapports sociaux de production.
D'où la question : peut-on avoir des chances de trouver une

telle activité humaine dans l'univers réifié de la réalité
établie ? uu, autrement formulée : existe-t-il, dans la réa-
lité établie quel~ue voie par laquelle la libération des
êtres humains et de la nature a des chances d'être rendue
possible? La conception marxiste selon laquelle l'art se
réduit à l'idéologie, à la lutte des classes, qui souligne
autrement dit, que l'art est déterminé d'une manière ou
d'une autre par les rapports de production, est à soumettre
à la critique (1). Car, contre le monde réifié de l'idéolo-
gie, la création artistique semble exprimer la dimension
d'une puissance révolutionnaire et libératrice.
Uontre
l'idéologie, l'art réclame l'autonomie d'un sujet qui
affirme son individualité par rapport à un groupe déja in-
vesti par le capital de la réification. ~'art est, par con-
sé~uent, promesses de libération (Olivier Hevault d'Allonnes)
douloureusement arrachées à la réalité établie. ~ conception
marxiste qui,
en fin de compte,
rejette l'art en le dis-
créditant,
parce qu'il serait la figure sensible des rap-
ports sociaux de production, donc susceptible de commanditer
l'idéologie, manquerait dès lors de rigueur critique. Car
(1) Cf. MAHCU~~ (H.)
.- ~ dimension esthéti ue :
ur une
critique de l'esthet~gue marxiste
~aris,
~euil, 1~7~, trad. u. ~ste).

l'art apparaît (pour ne pas dire est) au contraire comme l'ins-
trument qui vient briser les écrans des fausses apparences
de l'idéologie. Les illusions issues de l'ima~inaire artiste
ont le pouvoir de briser, de faire éclater celles que la réa-
lité établie produit, convertissant ou remplaçant ainsi les
illusions qui masquent la réalité en ou par une création libé-
ratrice. Le langage de l'art rompt avec le bavardage menson-
ger de l'idéologie. Et COmme le dit Marcuse, "c'est dans la
réali té établie, non dans l'oeuvre d'art, qu'est l'illusion" (1) •
L'art ne camoufle pas ce qu'est le réel. Il ne jette pas le
voile du silence ou de la belle apparence sur la violence et
la barbarie : son pouvoir d'amplification dévoile et montre
clairement toutes les cachettes d'Auschwitz, de ~abra et
Chatila. Il n'est donc pas justification rationnelle ou objec-
tive de la violence; et "ce qui interdit l'assimilation tota-
le de l'art à l'idéologie, remarque Hevault ·d'Allonnes, c'est
qu'il y a dans l'art un noyau irréductible qui dit, qui expri-
me directement non pas la réalité objective, mais la vérité
subjective du rêve ou du malheur." (2). Alors que dans le
renversement idéologique de la mascarade et du mensonge, la
forme, la belle apparence devient contenu, l'art est résis-
tance d'un contenu dont l ' "irréductibilité" donne sa forme
(1) MARCUSE (H.) .- Contre-révolution et révolte (Paris, ~euil,
1973, trad. D. Coste, p. 130).
(2) REVAULT D'ALLONNES (o.)
.- Plaisir à ~eethoven, op. cit,
p.
109.

245.
à l'oeuvre. L'idéologie reproduit des formes mensongeres, is-
.sues de la volonté perverse de nier la réalité. Au contraire
de cette vision fallacieuse,
l'art engendre l'accord ha~o­
nieux avec la vie, dans son oeuvre. L'art s'opposerait dès
lors à l'idéologie reconnue comme figure mensongère de la
réalité aliénée et l'indice d'une dégradation des sens. L'i-
déologie signifie représentation réifiée, alors que l'art est
la présentification du drame qui envoûte les participants qui
veulent jouir de l'extase d'une ouverture illimitée. La pul-
sion esthétique fait sauter les barrières de la volonté de
dominer rationnellement l'existence. ~lle permet de voir,
dans les personnages du drame politique, la cristallisation
des tendances qui se sont emparées de la réalité et qui l'en-
traînent dangereusement vers la dégénérescence de la réifica-
tion totalitaire, vers l'optimisme de la théorie et de la
pratique du barbarisme. L'art a une connotation "sacrée", i l
est la transcription d'une expérience sacrificielle, c'est-
à-dire douloureuse: voie d'accès à un monde transfiguré par
le besoin émotif de crier, de chanter, de danser, de sauter;
bref, de faire de la vie et de la mort une joyeuse fête.
"L'art combat la réification en faisant parler, chanter et
parfois danser le monde pétrifié" (1).
Eros et 'l'hanatos
le
besoin de créer et d'aimer et le besoin de détruire et de se
(1) MAHCU~E (H.) .- La dimension esthétique (op. cit., p. ~3).

246.
détruire se trouvent réunis dans la création artistique ; n'y
a-t-il pas quelque chose de beau dans le mourir qui nie la
mort orchestrée, dans le but de mieux vivre afin de mieux ap-
prendre à mourir ? Et si la mort trouve presque toujours sa
consolation dans une joyeuse fête (dans tant de cultures, no-
tamment dans les cultures africaines), ne serait-ce pas jus-
tement parce que dans la musique et la danse se trouverait la
possibilité d'une nouvelle régénérescence de la joie de vi-
vre ? La qualité libératrice de l'art réside dans ses possi-
bilités à promouvoir un langage universel dont la sphère de
déploiement se trouve "placée au-delà de tout phénomène et
antérieurement à tout phénomène" (1) • .t::n transcendant ainsi
la réalité immédiate ou établie, l'art brise l'écran de la
rationalité réifiante des rapports sociaux de production, et
ouvre l'accès à ce que Marcuse appelle "la renaissance de la
subjectivité rebelle". La logique de la création artistique
est celle d'une rationalité et d'une sensibilité différentes,
inclassable dans la topique des institutions sociales régnan-
tes.
~'art s'oppose à l'idéologie en tant qu'idéologie de ré-
sistance : l'oeuvre d'art se produit au moment où quelque
chose résiste au renversement réificateur de la rationalité
dominante. Narcuse a raison:
"comme idéologie,
l'art infirme
l'idéologie dominante." (L.).
(1) NIET~~CrlE (F.).- Humain trop humain (~aris, Gallimard,l~b~,
trad. ~. ~ovini, p. ~ïU).
(2) MA~CUSE (H.)
.- Contre-révolution et révolte, p.
lL.b.

247.
Le caractère universel et transcendant de l'art s'insur-
ge contre l'attitude totalitaire de la connaissance dite ob-
jective qui se protège du non-sens en misant sur son pouvoir
de trouver une explication définitive aux phénomenes qU'elle
a pour mission d'observer.
Verrière cette prétention (de la
science) à l'unité de l'Etre, se cache un choix idéologique
et c'est ce choix que combat l'art. L'art transcende donc les
catégories fictives de l'objectivité scientifique, "non pas
en direction d'un royaume de fiction et de fantaisie pures,
mais d'un univers de possibilités concrètes" (1). ~on projet
est alors critique : négation de la domination, de la violence,
de l'endoctrinement et de la duperie.
"Le potentiel subversif
est de la nature même de l'art" (2). Lutter contre l'intério-
risation dans l'homme des forces répressives, tel est l'ob-
jectif de la création artistique:
signe précurseur d'une
nouvelle aurore. Uans l'art, créateur et créature sont ras-
semblés dans une même dimension esthétique, et l'homme peut
y découvrir la simultanéité envahissante (enivrante:
l'ivres-
se ne serait-elle pas une source de libération ?) des sensa-
tions.
0ès lors, la négation s'imprègne du sceau de la sensi-
bilité, elle devient phénomène esthétique. L'homme du "pur
refus" se fait créateur de son existence à la recherche de
(1) MARCUSE (H.)
.- Ibid.,
p.
lIS.
(2) MAHCUSE (H.)
.- ~bid., p. l3L.

248.
moments "souverains" marqués par la liberté,
le rire,
la mu-
sique,
la danse,
le jeu. ~ros anime la recherche de l'artiste l
vie et liberté s'unissent dans une joie irradiante:
libéra-
tion joyeuse d'une énergie explosante. ~'art est semblable
au jeu, c'est-à-dire qu'il est un acte innocent et gratuit
qui trouve sa satisfaction en lui-même. II ne s'agit pas d'un
investissement ou d'un placement dont on exigerait des inté-
rêts.
Ici s'établit encore la. grande rupture entre l'idéolo-
gie,
- marquée en son début par une connaissance malicieuse
et calculatrice engendrée par la loi du profit,
- et l'art,
une attitude naïve, désintéressée : affirmation innocente de
ce qui est. L'objectivité répressive de l'idéologie se hearte
aux artifices foisonnants de la création artistique. Ln ce
sens, le domaine de l'art est celui de la libération, car i l
représente le monde des métamorphoses subjectives ou subver-
sives.
Il est le domaine d'une profusion polyvalente: lieu
de rencontre de tendances plurielles •.L'art est alors le révélateur
de notre existence;
à l'image lancinante de l'objectivité,
i l subsistitue l'image d'une subjectivité rebelle animée par
un dieu dansant:
uyonisos. A travers l'art, hasard et néces-
sité s'affrontent, double face du dé qui,
jeté dans le ciel
de l'innocence, acquiesce aux décrets du hasard pour retomber
sur la table de la terre en affirmant du destin,
la nécessité
du combat pour la liberté. ~'art est semblable au jeu ; or
le jeu est traditionnellement conçu comme une activité

249.
privilégiée d'un moment de la vie qui est l'enfance.
Comme
l'enfant, l'art est innocence et affirmation naïve de ce qui
est.
Comme l'enfant, l'art est la figure émancipée du joug
de l'existence, l' "ultime" métamorphose. Dans l'enseignement
subversif de Zarathoustra, le message est transmis par le
discours "Ues trois métamorphoses" • .Le départ vers le désert
cOmmence par ou avec l'esprit du chameau: l'ascese et la
soumission. l.a voix du maître se fait entendre mais, dans le
désert le plus reculé,
le combat n'a plus déjà le même enjeu.
Le lion marque la conquête de la liberté, d'une délivrance •
.Le nom sacré du lion est la négation qui précède l'affirmation,
la lutte pour la libération. A cette négation qui marque l'ac-
cès à la possibilité en répond une autre, négation qui suit
l'affirmation, négation constructrice cette fois • .La négation
se voit marquée du chiffre positif. La destruction est une
destruction active et la négation est guidée par une volonté
de création. ~e non
sacré du lion prépare la venue de l'en-
fant,
préfiguration de l'innocence du devenir,
car l'enfant
est "un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même,
un premier mouvement, une sainte affirmation" (1). L'innocence
est~ vérité de l'art, signifie que le contenu de l'oeuvre
ne se laisse jamais enfermer dans ou par le dogmatisme d'unè
définition objective, occlusive, tendancieuse et saisissable.
L'art est innocent, signifie qu'il n'a aucune commune mesure
(1) NIET~SCHE (F.)
.- Ainsi parlait ~arathoustra (Paris, Mer-
cure de France, l~Stl, trad. H. Albert, p.
~4).

avec la recherche sournoise et espiègle du bénéfice et de
l'±ntérêt. ~'idéologie apparaît comme un comportement calcu-
lateur, c'est-à-dire le contraire de l'activité désintéressée
et libératrice que nous découvrons dans la création artistique.
L'affirmation du réel devient dès lors le seul critère d'éva-
luation de l'art qui n'est lui-même qu'évaluation.
vans un
tel contexte,
la valeur ne s'évalue jamais par rapport à la
logique d'un taux d'intérêt, mais par référence à la vie elle-
même, à la volonté de libération,de l'émancipation. La vérité
de l'oeuvre d'art n'est donc ni vraie, ni fausse,
puisqu'elle
n'est référée à aucun autre point de repère extérieur à elle
qu'elle-même. L'univers de l'art est sans doute un monde men-
song~r et fictif, mais dans lequel on n'a nul besoin (cepen-
dant) du mensonge et de la fiction pour reconnaître l'enjeu
des illusions;
car "en tant que monde fictif,
qu'illusion
(Schein), i l contient plus de vérité que la réalité quotidien-
ne" (1). L'art est une illusion, "mais, poursuit Marcuse,
une illusion qui confère au contenu représenté un sens et une
fonction différents qu'il a dans l'univers habituel du dis-
cours" (2).
Vans un monde où l'illusion est imposée COmme
l'unique réalité,
l'illusion de cette réalité débouche (né-
cessairement) sur une réalité autre. La puissance libératrice
(1) ~~CU~B (H.)
La dimension esthétique,
op.
cit., p.
bS.
(2) MARCU~E (h.)
.- Contre-révolution et révolte, op. cit.,
p.
ros .

251.
de l'illusion réside dans son refus de se laisser enfermer
dans le dogmatisme d'une illusion
saisissable. Le contenu
de l'art est insaisissable. Uù cOmmence le Commencement et
où finit la finalité? L'histoire (de l'oeuvre) ignore l'his-
toire de sa propre trajectoire.
Chaque moment qui advient est
susceptible de devenir un moment souverain, c'est-à-dire gé-
nérateur d'une puissance créatrice, d'une puissance libéra-
trice.
Le domaine de l'art est donc différent de celui de
l'idéologie; et cette remarque de ~evault d'Allonnes conclu-
rait bien ce chapitre: "Bn règle générale, i l est préférable
de reconnaître à l'art un statut propre, d'en faire un mode
de production non atteint et non régi par la loi d'airain du
rendement" (1).
(1) lŒVAU.L'l' j)·A.L.LONl.... .ê~ (O.)
. - .La
création artistique et les
eromesses de la liberté (Paris, Klinck-
siecK, 1~73, p. 271).

252.
CHAPI'fllli I l
Il est ~ns doute vrai que l'histoire n'a (objectivement)
ni commencement. ni finalité, et que chaque moment qui advient
est susceptible de devenir un moment souverain ; mais encore
faut-il que la puissance créatrice et libératrice dans le
cours de l'histoire puisse s'engager à fond dans la responsa-
bilité de sa propre autogestion.
Car comme le dit ~evault
d'Allonnes,
"toute liberté conquise pose le problème de l'usa-
ge qu'on en fait"
(r).
La grande question (ou l'énigme) de la libération totale
des peuples dominés en général, et de ceux d'Afrique noire
en particulier.
reste le point d'articulation central de ce
travai~ qu'il faut maintenant conclure provisoirement. C'est
pourquoi nous revenons; une autre fois encore, sur la ques-
tion de la décolonisation et de celle du fantôme qu'elle a
engendré 1 l'in-dépendance. Le grand mouvement de décolonisa-
tion des années soixante est sûrement très loin de correspon-
dre à une libération effective des peuples d'Afrique de la
domination impérialiste. La décolonisation n'a été rien d'autre
(1) REVAULT D'ALLO~NES
.- ~laisir a ~eethoven, op. cit., p. 183.

253.
que le masque d'un moment utopique ou d'une gigantesque faTce
jouée aux peuples colonisés. Elle n'a pas abouti à la consti-
tution d'Etats africains véritablement indépendants, mais
à des espèces d'Etats hétéroclites que ~iegler désigne par
le terme de "protonations". Ou grec protos qui signifie "rudi-
mentaire", "primitif", Ziegler entend par "protonation", une
nation qui n'a rien de semblable avec une nation authentique,
une espèce de société hybride qui "comporte une forte tendance
à l'imitation, à la reproduction des habitudes de consommation,
des schémas de pensée allogènes" (1). Ue fait,
la quasi tota-
lité des dirigeants des "anciennes" colonies cherchent plutôt
a se définir dans le sillage (pour ne pas dire dans le pillage)
des"anciennes" puissances tutélaires, que de tenter l'effort
d'orienter leurs peuples vers la poursuite d'une émancipation,
d'une libération véritable. L'in-dépendance (qui engendre ces
Etats protonationaux) n'est alors que le produit d'une réo-
rientation du devenir impérialiste.
En l'octroyant aux colo-
nies,
les puissances impérialistes ne font rien d'autre que
décider d'opérer un transfert (formel) de pouvoir aux diri-
geants autochtones qU'elles placent au bon endroit et qU'elles
continuent de dominer par des organismes para-étatiques. Les
diverses idéologies qui circulent dans les protonations
(1) ~l~GLE~ (Jean)
.- Main basse sur l'Afrigue (~aris, ~euil,
1980, p.
220).

~54.
africaines sont envoyées par satelite (1) par les puissances
impérialistes. La protonation est la nouvelle stratégie de
domination mise en place par l'impérialisme multinational.
Et elle fonctionne d'autant plus efficacement que ses fonc-
tionnaires sont directement recrutés parmi
les Africains
eux-mêmes : presque tous les dirigeants de ces Etats jouent
aux griots noirs de l'impérialisme blanc; on le sait. Le
peuple est alors doublement asservi, parce que l'in-dépendance
n'est qu'un effort inhumain fourni par des freres noirs pour
dominer des frères noirs.
Les premieres lueurs d'espoir du
"soleil des indépendances" se sont donc vite trouvées balayées
par l'
"intrusion" stupéfiante de ce qu'il convient de quali-
fier de cruelle trahison.
Dans ces Etats protonationaux, on
organise savamment la faim en donnant la priorité aux cultu-
res industrielles (café, cacao ••• ) aux dépens des cultures
vivrières. L'autosuffisance alimentaire est la condition sine
qua non de la constitution d'une nation qui veut être indé-
pendante. La question est brÛlante, et nous ne la reposerons
jamais assez
qu'est-ce que ça veut dire,
pour une ancienne
colonie qui se dit indépendante, d'être première productrice
mondiale de café et d'être dans la nécessité d'importer du
blé pour s urvi vre ? L' exploi ta tion et la domination des
(1) Un travail critique sur le contenu des programmes de télé-
visions africaines ne manquerait cert"inement pas d'inté-
rêt.

255.
sociétés multinationales s'autojustifient en claironnant des
discours sur l'aide alimentaire aux pays "accidentellement"
frappés par la faim.
Mais, on n'a peut-être pas besoin d'être
professeur de morale pour savoir évaluer la portée trop "hu-
maniste" de la charité de l'os qu'on jette au chien
ni pour
savoir que l'aide authentique est celle qui apprend à ne plus
avoir besoin d'aide. La coopération (1)
(un ministère de la
coopération !), l'aide, l'assistance technique (on compte au-
jourd'hui 50 000 Français en Côte-d'Ivoire, bref,
le por-
trait du coopérant reste à faire),
la politique d'aide aux
pays sous-développés (comme l'on dit) reste d'une confusion
telle que seules les anciennes puissances tutélaires et leurs
valets noirs savent en apprécier les mystérieux enjeux.
Cette
politique fait miroiter aux yeux des peuples africains les
promesses d'une libération par la puissance magique de la
technologie. En réalité,
la coopération assure, d'une part,
le contrôle de la mainmise des capitaux impérialistes sur
les ressources naturelles des "anciennes" colonies, et permet
d'autre part, à l'Uccident de déverser sur l'Afrique non seu-
lement la surproduction industrielle, mais aussi lasurproduc-
tian intellectuelle.
Une telle exploitation commerciale n'au-
rait pas surpris ~ietzsche, lui dont la vision prophétique
prédisait :
(1) Sur la coopération, on lira avec beaucoup d'intérêt l'ou-
vrage de François de Négroni
: J...es colonies de vacances,
(Paris, Hallier,
1~77).

256.
"Je voudrais savoir combien de cargaison d'idéalisme en
toc, de travestissements héroïques, de crécelles grandi-
loquentes. combien de tonnes de sympathie édulcorées
et alcoolisées, combien de paires d'échasses pour noble
indignation à l'usage des pieds plats intellectuels,
combien de comédiens de l'idéal chrétien et moral de~
vraient être exportés d'Burope pour que l'air y fut
quelque peu assaini .•. ~videmment, i l y a une nouvelle
affaire à entreprendre avec un petit assortiment d'ido-
les et d'idéalités. ~achez mettre à profit cette indiaa-
tion :
UUi aura le courage de tenter l'entreprise? Nous
avons en mains tout ce qu'il faut pour idéaliser la
terre :" (1)
l..'humanisme de la politi4ue d'aide aux "anciennes" colo-
nies est une tartufferie ;
la loi du profit est la vérité de
l'impérialisme capitaliste. l'üetzsche a raison ; "une mental.ite
foncièrement
altruiste et sans tartufferie n'est que l'ins-
tinct propre à acquérir au moins une valeur seconde au service
d'autres égoïsmes" ('2). i..e système de la coopération apparaît
donc èomme un appareil politique,
financier,
policier et mili-
taire (la grande majorité des coopérants sont des jeunes gens
qui préfèrent aller faire leur service militaire en safari
e~ou sur les plages d'Afrique,
yue de rester enferm~s dans
une caserne) d'une terrible efficacité. Bn effet, des traités
(1) NIET~~CHE (F.) .- Généalogie de la morale (~aris, Gallimard,
l~bb, trad. G. bianquis, p.
240).
(2) NIET~~CH~ (F.) .- Fragments postumes (Paris, Gallimard,
lY70,
trad.
~. h1ossowski, p.
'27).

257.
de "défense mutuelle" garantissent et protègent l'immuabilité
des régimes mis en place lors des in-dépendances. Pour ne
citer que deux exemples: au Gabon (lYu4), l'armée française
rétablit le régime de ~éon M'ba, renversé par un coup d'~tat,
au Tchad (lYb8), l'armée française et l'aviation écrasent
l'insurrection toubou contre le régime de François Tombalbaye.
Ainsi, l'in-dépendance est une nouvelle prison dans laquelle
les peuples africains, intégrés dans un système de production
et de consommation extérieur à leurs profondes aspirations
et à leur structure mentale, n'ont ni la force, ni les moyens
de se choisir une vérité historique autonome:
triste vérité
d'une histoire humaine prisonniere de la barbarie d'une époque
capitaliste hautement technicisée, informatisée, administrée,
ne sachant pas où trouver d'issues vers une libération véri-
table, mais certaine d'avoir subi pour rien ce long martyre
de l'esclavage et de la colonisation.
Vu coup, les masses pay-
sannes d'Afrique vo~ent leurs luttes pour l'indépendance se
solder par un échec perpétuel. Leur histoire est une histoire
sans historicité, semblable à celle de Sisyphe:
la pierre
de l'aliénation roule et roulera encore dans la vallée. Lors-
qu'un peuple est intégré par la force de la domination dans
un autre système de vie sociale, i l perd tout,
jusqu'à la vo-
lonté de chercher à se libérer, puisyu'àlors son histoire se
réduit aux illusions d'une promesse mensongere d'une autono-
mie il venir. La rationalité marchande réifie son humanité,

25tl.
et son histoire se trouve médiatisée par le mensonge idéolo-
gique. La bourgeoisie protonationale instrumentalise le peu-
pIe qu'elle domine : par exemple,
le policier centrafricain
qui torture et massacre son compatriote étudiant (massacre
d'élèves et d'étudiants en 1~7~ en Centrafrique) ne perçoit
plus sa victime comme un semblable. ~ rationalité du pouvoir
politique est toujours une oppression réifiante "qui réduit
les autres : les faibles,
les pauvres, en simples objets, en
simples marchandises.
Une telle rationalité, comme le dit
Marcuse, reste horrinlement irrationnelle dans son essence.
Malheureusement, cette irrationalité, cette barbarie gouverne
de plus en plus les hommes et la nature, et le monde entier
est organisé selon ses principes. Vans un tel contexte,
le
vent glacé du désespoir, de la faim, de la peur, de l'alié-
nation, de l'échec, souffle constamment sur et dans les
foyers de ceux qui sont entrés dans l'histoire par le biais
de l'esclavage et de la colonisation.
-
Faut-il donc en conclure que r1en ne persuade d'avoir figure
d'espoir?
~on. ~arce ~ue ce pouvoir, même s'il est toujours PU1S-
sant, n'est jamais et ne sera jamais tout-puissant.
Ce systeme
."
de la réification généralisée secrete les actes de sa propre
accusation et de sa propre condamnation . .Les hommes a1ment
la vie et la l:lberté ; et Ull pouvoir yui gere et administre

259.
aussi froidement la mort,
finit par dresser contre lui le
front des survivants. ~e front de ceux qui luttent pour la
vie et la liberté dans le monde, se constitue activement
dans le monde. L'h~nanité a bien d'autres possibilités
(Horkheimer, Adorno) et le tournant qu'a pris la raison hu-
maine se dévoile horriblement nécrophobe. La négation totale
de ce tournant et de cette rationalité, est le signe précur-
seur d'une nouvelle aurore. La dialectiyue négative (Adorno)
fraie sans doute la voie a une autre ou plutôt d d'autres
possibilités d'existence humaine:
liberer les hommes et la
nature en mettant fin a la barbarie d'un pouvoir nécrophobe,
telle est la vérité du front de la négation. Toute domination
.est destinée à être vaincue.
~'histoire humaine n'est la pro-
priété d'aucune classe, d'aucun clan, d'aucun groupe. ~lle
est investie par le jaillissement spontané de la vie. ~ar
conséquent,
Comme la vie, elle est mouvement, projet et aus-
si,
très certainement, promesse de vérité et de libération.
Cela veut dire que les principes ùe vérité, de justice, de
liberté, d'humanité n'ont pas perdu leur réalité;
et que,
par conséquent, le combat pour la réalisation de ces princi-
pes dans la société des hommes garde toutes ses valeurs sym-
boliques. Contre l'autodestruction de la ~aison impérialiste,
se dresse l'immense front de ceux qui luttent,
travaillent
et meurent dans le silence pour l'édification d'un monde
vraiment humain. Le rêve d'un monde fondamentalement autre,

260.
est présent dans la conscience de tous ceux qU1,
tant soit
peu,
se donnent la peine d'ouvrir les yeux sur les cruautés
dans lesquelles a
tristement sombré le monde actuel. ~'his-
toire humaine a certainement d'autres destins bien meilleurs
que celui qu'elle connaît cl l'heure actuelle.
La violence,
le crime,
la domination,
l'injustice, etc., déclenchent la
sensibilité critique: un enfant qui meurt de faim,
la tragé-
die des massacres d'innocents (~abra et Chatila) sont des
spectacles insoutenables pour tout homme sérieux.
'L'out homme
veut être libre, désire manger à sa faim, avoir de l'eau po-
table, aimer et être aimé.
Par conséquent,
tout systeme idéo-
logique qui dérobe la vie et la mort de~ hommes dans le ver-
tige d'une gigantesque réification, secrete nécessairement
sa propre décadence,
sa propre négation.
Car,
comme le dit
ulivier .l;(evault d'Allonnes,
"dans une société qui tend a abo-
l i r toute création, l'abolition de cette société devient la
seule création possible" (1). ~e souvenir des crimes de la
barbarie impérialiste constitue une force motrice dans le
combat pour orienter l'histoire humaine vers d'autres hori-
zons. 11 engendre l'impératif catégorique qu'il faut changer
quelque chose.
(1) .I;(.t::Vi\\U~'f iJ'AL.LUf·U.J.t::~ (U.)
. - ~ création artistiyue et les
promesses de la liberté (op.
cit.
p.2~

261.
• ~'Afrique contre l'imposture de la décolonisation
"L'indépendance était autrefois un rêve. Aujourd'hui
c'est un statut • .11 faut en faire demain une réalité."
AilOTEVI .- Négritude et Négrologues, p.
237.
A présent,
les Africains ne sont plus ces enfants bien
sages qu'on manipulait jadis avec des pacotilles et des
sucettes. Il se constitue une conscience negre qui dénie le
système historique yui a situé l'Afriyue hors de l'histoire
des hommes. L'imperatif catégorique yu'il faut que yuelyue
chose change, habite et anime cette conscience: i l faut a
l'histoire nègre un sujet historique negre, une révolte
consciente et silencieuse est a l'oeuvre au coeur de l'his-
toire de l'Afrique décolonisée. Adotevi écrit:
"~e vent se lève, le temps s'acheve, l'heure presse.
Il n'y a plus de place pour une littérature en dehors
du combat révolutionnaire.
Ce que nous demandons à cette heure,
ce n'est pas
d'assumer l'abâtardissement et l'anthropophagie j
ce n'est pas de chanter la race et de brandir le passé,
mais de trouver les moyens d'une action inspirée par un
choix lucide et rigoureux."
(1)
(1) AùO'rEVI (S.)
. - op.
c i t , ,
p.
1::>3.

262.
La conscience negre est ~'autant plus forte qU'elle est
conscience de plusieurs siecles de domination physi~ue, plu-
sieurs siècles de dévaluation culturelle. èlle n'est pas un
regard nostalgique sur le passé; i l ne s'agit pas de vouloir
se mettre à reconstituer l'histoire d'une originalité ou d'une
identité perdue ou volée, mais de devenir concrètement et
réellement un sujet historique, c'est-à-dire renforcer la
nécessité que chaque Africain doit participer activement à
transformer le statut formel de l'indépendance en une réalité.
~a nécessité de mettre fin à une politi~ue d'esclavage habite
la conscience de 'tout Africain sérieux. ~a mise à nu de l'im-
posture que recouvre la décolonisation, la révélation aux
masses qu'elles n'ont pas d'autre libérateur qu'elles-mêmes,
déclenche la conscience révolutionnaire et la détermine à
revendiquer le passage de l'esclavage à la libération, de la
mort à la vie, des inégalités sociales à une plus juste ré-
partition de la nourriture et des autres produits d'un tra-
vail libéré.
Ceux qui n'ont parlé jusqu'ici de la puissance nègre
que par rapport à l'érection et au phallus,
ignorent (ou fei-
gnent d'ignorer) que les Noirs sont depuis bien longtemps
déjà au-delà de ce que rreud appelle complexe d'UEdipe, et
que l'angoisse de castration (plusieurs esclaves noirs ont
connu le supplice de la castration) les détermine nécessaire-
ment à créer les conditions d'une nouvelle société dans la-
quelle ils puissent trouver la possibiliter d'assumer leur

26).
intégrité physique et psychique afin de jouir librement de
tous les plaisirs d'une véritable culture. ~a disparition de
l'OEdipe est un moment essentiel du développement physique
et psychique, c'est-à-dire du passage de la dépendance de
l'autorité des parents à l'autonomie qui fait de l'enfant un
adulte accompli, un homme devenu sujet historique et créateur
de valeurs culturelles.
u~dipe est apparenté aux enfants de
la horde freudienne par le parricide : la conscience de la
liberté COmmence par la négation du paternalisme despotique.
~e débarrasser de toute la tyrannie du paternalisme impéria-
liste et du type de civilisation qu'il a engendré, commence
par une radicale mise en question de l'appareil conceptuel
qui l'accompagne. La conscience negre doit accomplir le gesbe
meurtrier qui le fera surgir à une nouvelle existence. ~e
démentellement que fait subir la révolte negre aux sédiments
calcinés de la civilisation impérialiste descendra jusqu'à la
racine du mal.
Le refus nègre trouve son origine dans le dé-
ploiement d'une lutte yui a pour fin la création d'une nou-
velle culture digne des ambitions et de la souffrance de la
race noire. Les peuples noirs doivent se dépouiller de la
froide et humiliante image de l'automatisme impérialiste.
Tous les Nègres sérieux ne peuvent qu'être des hommes de la
volonté du risque j
car ils ont appris dans le cours de leur
histoire, une nouvelle danse, celle qui se pratique sur une
corde tendue entre deux tours : dangereuse traversée durant
laquelle i l est dangereux de regarder en arriere, dangereux

264.
de frissonner,
dangereux de s'arrêter. La lutte pour la libé-
ration est une lutte dangereuse. ~es masques d'autrefois tom-
bent et une nouvelle nudité est en quête de nouveaux masques,
masques libérateurs cette fois.
~'affirmation ou la revendica-
tion de la libération devient des lors le seul critere d'éva-
luation des nouveaux masques à créer. Masques définitivement
à l'abri de tout commerce avec la parure abusive et mensongère
de l'esprit impérialiste, et qui appartiennent aussi bien aux
femmes, aux enfants qu'aux hommes. Masques qui ne voilent
plus, mais dévoilent toutes les contradictions de la réalité
sociale afin yue l'histoire devienne une tendance vers une
une libération plus humaine.
Le ~ègre danse et chante ses souffrances d'esclave dans
les plantations de cannes à sucre et de coton. ~e ~egre danse,
et aucune puissance impérialiste quelle qu'elle soit ne lui
désapprendra jamais à danser. Mais, le temps est venu de
romp~e la ronde de la danse traditionnelle.
Il ne s'agit plus
de continuer de danser sur le mode de la répétition du même
qui,
indéfiniment, revient dans l'éternel retour d'un temps
et d'un espace cycliques, il ne s'agit plus de frapper du
pied le sol au même endroit et de soulever continuellement
la même poussiere, mais de danser sur un mode différent où
la danse marque une attitude corporelle de détachement libé-
rateur, de libération joyeuse d'une énergie explosante. Le
corps malade de domination ne peut pas et ne sait pas danser.

Le ~ègre danse.
Il faut qu'il continue de danser, mais non
plus la danse de l'esclavage, quel 4ue soit le maître.
11 ne
faut plus qu'il y ait dans la personnalit~ du danseur un dan-
seur et un dansé. 11 faut que "~a" (r'reud) danse, un point
c'est tout.
Car c'est quand ~a danse que le corps s'ouvre
vraiment à la recherche de la limite de non subordination.
C'est pourquoi apprendre à danser,
qui suppose un maître
danseur, est une entreprise de mise à mort ou de r~cup~ration
de la danse par le ~urmoi. ~ans l'exécution d'une danse ap-
prise sur les ordres d'un maître-danseur, ce n'est plus le
~a qui danse, mais le ~urmoi. ~a danse nationalisée tue la
danse en en faisant une chose saisissable • .lJa danse n'est
pas un ~piphénomene, elle s'enracine dans les profondeurs
de l'être du danseur. Les ballets nationaux sont des danses
figées,
id~ologis~es, r~cupérées. uuand ~a danse, le corps
n'a nullement besoin de se masquer dans la mesure où sa nudi-
té devient une piste de manifestation d'une succession infi-
nie de masques : c'est alors 4u'on peut assister à une frag-
mentation infinie de masques à l'intérieur d'un mouvement de
danse. Le corps qui danse vraiment ~clate en une profusion de
masques dynamiques et éphémeres~ .lJe délire du corps qui ~cla­
te en mille morceaux ou masques dans un mouvement de danse
a une connotation sacrée, i l est le "symptôme" d'une exp~­
rience esth~ti4ue, voie d'acces vers la libération. Toute la
créa ti vi té de la danse réside dans le "~a danse". Le l"egre

266.
danse.
11
faut qu'il continue de danser. 11 faut yue ~a danse
quand i l danse. 11 faut que cette danse de la libération soit
la danse-de notre victoire .
• Un arrêt provisoire ou l'inquiétude d'une conclusion
Est-il possible de conclure une démarche qui reste indé-
finiment questionnante ? ~st-il possible de faire le tour
de la question des masques ( ~a lutte pour la libération n'a
ni commencement, ni fin.
~a vérité reste celle d'une dialec-
tique sans fin de sa propre remise en question : dynamisme
d'un mouvement toujours prospectif. En présence de ce qu'il
est convenu d'appeler la "fin" de notre approche, nous res-
sentons l'inquiétude d'un double inachevement : inachevement
volontaire dans la forme de l'expression, inachevement invo-
lontaire dans le cours de la lutte pour la libération. Et
le rapport du volontaire et de l'involontaire étant lui-même
déjà fàctice,
i l conviendrait de le soumettre à la question.
Du coup, naît le malaise d'une inquiétude qui voudrait re-
doubler le caractère d'inachèvement d'un travail déjà accom-
pli, puisqu'alors, i l n'est considéré que Comme l'amas dispa-
rate de ce qui reste à finir.
uref, ce travail s'acheve sur
une ouverture •.• ~ous nous sommes modestement promis de 1e
réaliser par le moyen d'une réception productive de la théo_
rie critique. C'est sans doute la une ambition bien trop
grande et qui est certainement restée au niveau de la

267.
promesse et du projet. 'l'outefois, nous pouvons dire qu'une
certaine approche de cette méthode d'analyse nous a permis
d'essayer de comprendre le complexe mécanisme du pouvoir
dans les sociétés africaines d'une part, et dans les socié-
tés industrialisées d'autre part.
ua compréhension à laquelle
elle permet d'aboutir marque le point de décision d'une atti-
tude de négation et de refus face d la réalité de la violence
et de la domination. Au fond,
le discours critique est dominé
par une négation qui n'a, elle-même, de sens ~u'historiyue.
11 ne relève pas de l'imaginaire, c'est-a-dire ne substitue
pas une image abstraite au réel ou vice versa, mais i l est
ancré dans le réel, dans chaque réalité sociaLe et culturelle.
C'est pourquoi, même si les textes de l'~cole de êrancfort
ne parlent pratiquement pas (pour ne pas dire pas du tout)
des sociétés africaines,
les éléments d'analyse critique
qu'ils élaborent à partir de l'expérience des sociétés indus-
trialisées, pourraient sans doute s'appliquer aussi bien aux
réalités africaines.
Le repérage des textes "philosophiques"
reconnus "officiellement" dans la plupart des universités
africaines montre : ~laton, ~ristote, uescartes, Kant, Hegel,
bergson, Gabriel Marcel. ur,
la réalité historique de l'Afri-
que actuelle a beaucoup moins besoin d'une "crl.tique de la
raison pure" que d'une critique concrete de l'autode:::>truction
de la raison impériali~te. .!.l faut donc qU'cl l'encontre de
cette Philosophie officielle qui se plaît à se définir Comme
. .
,
.
.
la conscience que satl.:::>fal.t le ~lel.n du systeme et le sOUCl.
d'intelligibilite

26tl.
comblé par l'enchaînement rigoureux de la ~aison dans le
discours clos,
les étudiants et les penseurs africains puis-
sent prendre connaissance de l'originalité des textes de la
théorie critique: èlorkheimer, Adorno, Habermas, benjamin,
Marcuse,
qui ont le dangereux avantage d'ouvrir les yeux sur
la barbarie dans layuelle a sombré la raison humaine.
Celui
qui ignore la réalité ne peut pas être en mesure de lutter
pour elle. 11 n'opposera aucun refus, aucune négation à la
barbarie totalitaire des puissances régnantes. C'est la con-
naissance ou conscience de la douleur, du mal, de l'injustice
qui détermine à la révolte de la nécessité qu'il faut que
quelque chose change.
11 est urgent que l'histoire de la phi-
losophie en Afrique devienne réellement la philosophie de
l'histoire africaine;
car cette histoire africaine
reste
à créer et les Africains doivent impérativement assumer
leurs responsabilités de sujets historiques.
L'idéologie "africaniste" de domination et d'exploita-
tion culturelles de Id ~hilosophie officielle a détourné les
philosophes africains des tares et des incertitudes des cul-
tures africaines,
en leur faisant réfléchir à des questions
aussi idiotes que stériles du genre : La Philosophie africaine
existe-t-elle f
~st-il permls d'assimiler la pensée africaine
(yui est une vision du monde) à la Pensée philosophique ra-
tionnelle ? Ce sont la, en gros,
les grands débats philoso-
phiques qui ont préoccupé jusqu'aujourd'hui la quasi totalité
des "penseurs" afrl.cains décolonisés.
Ce yui veut àire

269.
que pour participer a un débat "philosophiyue" en Afriyue,
i l faut avoir lu au moins deux fois La philosophie bantoue
du bon révérend pere belge ~lacide Tempels. Tempels a sans
doute écrit des choses intéressantes sur la société bantoue
qu'il avait pour mission d'évangéliser. Mais quoi yu'on
puisse en penser, La philosophie bantoue reste avant tout un
manuel de catéchisme.
Il est peut-être donc grand temps que
les philosophes africains ferment définitivement le bréviaire
de Tempels,
pour d'autres textes qui leur
permettraient de
mieux comprendre le processus de cristallisation des réalités
sociales africaines dans et par les moules de la domination
des idéologies industrielles et religieuses. ~a grande crise
que connaît l'histoire des réalités africaines, contraint
tout Africain sérieux d
un sérieux travail de réflexion cri-
tique.
Or la "maîtr~se" de la méthode critique, c:omme toutes
les méthodes de travail,
nécessite un apprentissage.
Le
caractere efficace de la théorie critique réside
dans le fait qu'elle n'est pas une théorie spéculative et vide
sur la critique, mais la pratique constructive d'un change-
ment libérateur soutenu par l'attention du refus de ce qui
aliene.
Vans la théorie critiyue,
la fin est déjà contenue
dans la route qui y mene. Le refus de la domination,
concréti-
sé par l'engagement dans une lutte réelle pour la libération,
constitue la réalité et l'efficacité de la théorie critique.
C'est pourquoi la possibilité de sa réception productive

270.
doit être ouverte aux Africains. La construction de l'histoi-
re africaine de demain doit éviter de s'élever sur la redou-
blure des épiphénomenes de l'ancienne. Aussi, une nouvelle
interprétation de l'existence,
une nouvelle critique des
réalités sociales, en un mot,
une révolte consciente et ef-
ficacement responsable, doit maryuer le fondement et le mou-
vement d'évolution de cette histoire.
Mais i l faut se méfier du danger de l'européocentrisme
dans lequel on risyue de tomber si on ne prend pas soin de
réaménager la théorie critique de Francfort aux réalités
africaines. ht yuand nous disons que les Africains doivent
faire une réception productive de la théorie critiyue de
Francfort, nous voulons justement insister sur cet impératif
qu'il faut éviter de la recevoir passivement, sans réaménage-
ment aux sociétés africaines. ~ien sûr, les sociétés africai-
nes actuelles sont de plus en plus contraintes de passer
dans le filtre de l'industrialisme généralisé, mais elles
.
demeurent encore, malgré tout,
radicalement différentes des
sociétés européennes et américaines. ~ar conséquent, la théo-
rie critique de ~rancfort, produite dans et pour (ou contre)
ces sociétés europeennes ne saurait s'appl~quer comme telle
aux sociétés africaines. ~es différences des réalités socia-
les (européennes et africaines)
interdisent aux Africains
une réception passive de la théorie critiyue de Prancfort.
~ette théorie critique ne doit jouer des lors, pour les

271.
Africains, que le simple rôle de modèle, mais un modèle qui
ne se laisse pas saisir comme un modele, si ce n'est l'espace
d'une séquence,
puisque son territoire d'inscription sociale
reste différente des réalités africaines.
~'il faut que les
Africains fassent une réception productive de la théorie cri-
tique signifie donc qu'ils doivent s'efforcer de la re-modeler
conformément aux réalités de leurs structures sociales. Car
même si la domination est la vérité du pouvoir dans toutes
les sociétés, ses appareils sont variables d'une société à
l'autre.
Le combat pour la "dé-née-colonisation" doit s'efforcer
d'éviter les erreurs commises par la décolonisation afin
qu'on ne retombe pas à nouveau dans les rêts d'une nouvelle
forme de domination née-coloniale.
C'est pourquoi i l doit
prendre racine sur un travail de theorie critique produite
dans les réalités africaines.
uui, mais comment réaliser,
concrètement, ce travail de théorisation critique produite
sur, dans, autour des différences africaines ? Comment pas-
ser de la théorie critique de rrancfort qui est une critique
de la société européenne, à une théorie critique de la société
africaine? Comment éviter yue la lutte pour la "dé-néo-
colonisation n'aboutisse pas a nouveau a une nouvelle forme
perverse de l'occidenLalocentrisme ? Uo~nent convoquer Id dif-
férence africaine cl devenir su jet historiyue de l ' histoire
africaine de demain ?
La dialectique mise en place par la
théorie critique de

Francfort est une dialectique de la particularité, c'est-à-
dire de la différence ; en cela, elle peut intéresser les
Africains, puisqu'à ce niveau, elle est susceptible de leur
fournir des éléments qui pourraient entrer dans l'élaboration
d'une théorie critique de leur propre différence.
V'autre
part, un autre moment, sans doute l'un des plus forts,
de la
démarche de la théorie critique de Francfort, yui peut égale-
ment être intéressant pour les Africains, c'est la mise en
évidence de la possibilité d'une autonomie de la dimension
esthétique.
Car,
si la dimension esthétique peut jouir d'une
autonomie qui s'oppose à l'objectivité des valeurs dominantes,
alors, une voie d'acces à une théorie critique de la réalité
africaine s'entr'ouvre. ~ourquoi ? Parce qu'en Afrique la
vie politique est éminemment "esthéti4ue", c'est-à-dire re-
pose sur un gigantesque jeu de mise en scene rendu possible
par le pouvoir "sacré" des masques.
Vans ce double jeu de
mise en scène, ~a mystification de l'objectivité idéologique
a pris des proportions telles que la vie politique elle-même
se réduit à un ensemble de prati4ues ritualisées célébrées
sur les ruines d'un refoulement mythique.
Vans un tel con-
texte,
ce n'est sûrement pas du côté d'un coup d·~tat qu'il
faut aller chercher les éléments d'une théorie critique afri-
caine, mais de celui d'un coup de théâtre.
Ce qui veut dire
que c'est sans doute dans l'effort d'une affirmation de l'au-
tonomie d'une dimension esthétiyue africùine que les Africains
devraient essayer de trouver une voie vers la libération. Le

rôle des artistes africains apparaît donc comme de première
importance dans l'élaboration d'une théorie critique des so-
ciétés africaines.
Il est temps que se produise (après l'échec
des nombreux coups d'Etats) un coup de théâ~re sur les scenes
du drame politique africain.
Il est temps que les artistes
africains affirment l'autonomie de l'art africain contre les
nombreuses menaces de sa folklorisation idéologique.
Vans une société (africaine) où la mimesis idéologisante
reflète les images spéculaires et spectaculaires d'un "pou-
voir"sur scène" et les organise derriere une dimension "es-
thétique" théâtrocratique,
l'élaboration d'une théorie criti-
que, d'une pratique criti4ue, doit s'efforcer de réhabiliter
ou de mettre en évidence l'autonomie de la représentation
artistique.
COntre la conception mythique, mimétique,
théâ-
trale du pouvoir en Afrique, i l est aujourd'hui urgent que
l'art africain s'engage dans une lutte de dénonciation des
valeurs dominantes qui cherchent à l'étouffer et à le répri-
mer. Le travail de la création d'une théorie critique de la
société africaine (par des Africains) reste à faire. Et l'un
des domaines qui, à l'heure actuelle, se prête le mieux à cet-
te création semble être celui de la création artistique.
Vans
la recherche de l'affirmation de l'autonomie de l'art afri-
cain,
les Africains affirmeraient du même coup leurs diffé-
rences et s'affirmeraient par conséquent comme sujets histo-
rigues d'une histoire en quête de la création d'une société
réellement indépendante et libératrice.

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