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-
3 -
SOM MAI R E
INTRODUCTION GENERAI·E
...............................
5
PREMIERE PART I.E : LA NOTION DE SYSTEME PHILOSOPHIQUE
(objet et/ou anti-objet)
CHAPITRE
l
La notion classique de système
.......
54
CHAPITRE II
Du système du discours au discours en
système
...............................
65
CHAPITRE III: La pensée, l'impensé et l'impensable
87
CHAPITRE IV : Le système,
la lecture philosophique et
la langue philosophique
126
9
9
DEUXIEME PARTIE
LECTURES EXEMPLAIRES
(La Puissance
tL pseudos)
203
CHAPITRE l
: Le système, la ligne et le cercle
207
CHAPITRE II : La leçon hégélienne sur Spinoza
245
CHAPITRE III : Le "mos geometricus", stratégieset arti-
fices littéraires
391
9
9
9
TROISIEME PARTIE: DE L'ANTI-SYSTEME A LA PENSEE NEGA-
TIVE
467
CHAPITRE l
: Nietzsche, le système et la parataxis . . .
474
CHAPITRE II : Le renversement nietzschéen de la méta-
physique : son sens
538

- 4 -
pages
CHAPITRE III
L'aphorisme et le fragment ou Nietzsche
558
l'atopique
. . • . . . . . . . . . • . . . . . . . • . • . . .
CHAPITRE IV
La. diale'ctique de la raison,
l'économie
603
des "systèmes" et post-modernité
••••.
g
CONCLUSION GENERALE
VOYAGE DE CRATYLIE EN UTOPIE
••.
651

- 5 -
l N T R 0 0 U C T ION
G E N E R ALE

- 6 -
Po_urquoi une thèse sur la notion de système philo-
sophiq-u.e ? Quel intérêt a pour nous une telle interrogation ?
Putrr n:o:u.s, hérLtiers ,malgré nous, d'une langne tra-
di tian philo-sophique apparernmen_t venue d'ailleurs, c'est l'oc-
casion de nous offrir les condi tians et les moye.r.s ct' une meil-
Leure compréhension de cette discipline théorique dont le ca-
ractère saillant se tisse,
dit-on,
au creux de ce signe dont
OD
~art généralement pour dénier à l'Afrique et au tiers-monde
La p4ternité ~hilosophique.
Nous ne discuterons pas ici une telle problématique.
Elle n'est pas notre objet. Nous voulons faire le clair sur
la notion de système philosophique pour éclairer ultérieure-
ment notre pratique philosophique.
Dans un monde domine par la rationalité et le profit
économique,
n'est-ce pas faire l'aveu de l'inutilité de la
philosophie que de gaspiller son énergie à ratiociner sur une
notion aussi abstraite? Les "problèmes réels" de l'Afrique
ne relèvent-ils pas de l'Economie dont les impératifs ne sont
nullement sujets à discussions oiseuses ?
Notre réponse ne sera ni la thèse biblique
(qui pré-
tendrait que l'homme ne vit pas seulement de pain)
ni le " pr i-
mum vivere" h~doniste.
Nous savons que depuis quelque temps,
se développe
autour du concept de système un courant théorique et méthodo-
logique s'inscrivant dans un carrousel de dénominations plus
ou moins synonymiques : analyse de système, analyse systémi-
que, analyse structurelle, analyse fonctionnelle,
etc ..•

- 7 -
A teLle enseigne que Grawi tz a pu écrire qu' aujourd' hui,
"l'étude de la comp_lexi té organisée est le problème clef de
tout:e=s Les branc.b.e:sde La science moderne"
(1). Ce constat
de Grawitz montre bien que La volonté de système n'est pas
propre à une pratique philosophique aujourd'hui désuète. El-
le traverse de part en part la pratique scientifique moderne.
Ce qui prouve bien qu'il y a longtemps que La bourgeoisie ca--
pitaliste monopolistique s'est emparée de la science afin de
l'investir dans son appareil productif. En effet,
si le systé-
misme,
comme courant théorique et méthodologique, se présente
idéologiquement comme une réaction contre les tendances ato-
mistiques et ultra-analytiques en prétendant restaurer une
approche plus synthétique, i l vise surtout à satisfaire à l'_
exigence bourgeoise d'efficacité dans la conception e-t· -la qes-
tion du travail et des hommes réduits à un système hommes-
machines,
caractère de totalité conféré par la vision unitai-
re des propriétés des éléments mis en présence.
Cependant comment assurer cette vision unitaire sans
contrainte exercée sur les éléments ?
La circularité du système masque cette contrainte.
C'est pourquoi, Pascal disait que dans la volonté de système,
nous cherchons l'~ssurance" et la "fermeté·parce que "notre
(1).
- GRAWITZ
(M.). - Méthodes des sciences sociales,
(Paris,
Dalloz,
1974).

-
8 -
r.aison est toujours déçue par l'inconsLstance des apparences"
(l) .
En effe-t,
le sys tème suppcrs:e la conn ai Si&éIDce des par-
ties par la connaissance du tout et inversement la connaissan-
ce du tout suppose celle des parties.
(2)
Antinomie qui décou-
le de notre "présomption"
(3)
à refuser la connaissance tra-
gique qui voit dans la vo.l.onté de savoir un "pharmakon" contre
le chaos,
Le démembré t
Le fragmeIltaire . . .
En définitive, choisir de réfléchir sur la notion de
système philosophique c'est non pas choisir de donner sa sanc-
tion à la suffisance de la spéculation mais, bien au contrai-
re,
refuser ce qui choisit ce pLétexte "pour étouffer comme
vaine la pensée cri tique sous l'exécutif, pensée dont une pra-·
xis transformatrice a~rait besoin"
(4). Ainsi ce dont i l
s'agit ici,
c'est,
comme le disait Adorno,
une réflexion sur
la possibilité de la philosophie qui, depuis Marx, a acquis
la réputation de n'avoir fait qu'interpr~ter le monde et qui
"par résignation devant la réalité se serait aussi atrophiée
en elle-même."
(5).
La philosophie comme promesse et puissance de liberté
reste une promesse bloquée parce qu'elle ne se reconnaît
(1).
-
PASCAL
(B.).
-
Pensée, Brunschvicg,
(Paris, Garnier-
Flammarion,
1976), p.
68.
(2).
-
Ibidem,
p.
69.
(3).
-
Ibidem, p.
66
(4).
-
ADORNO.
-
Dialectique négative,
(Paris, Payot, 1978),
trad.
Collige de Philosophie, p.
Il
(5).
-
Ibidem,
p.
11.

- 9 -
paradoxalement que dans la figure du système,
c'est-à-dire
comme "unité architectonique"
(1). Celle-ci est pour Kant, un
"devoir Il de la philosophie, pui sque la raison es t
son S-iège
(2)
et que cel,L-e-ci lui impose, au niveau de son concept sco-
lastique, de constituer "l'architectonique de toutes les con-
nai&sances provenant de la raison pure"
(3)
c'est-à-dire d'é-
difier l'unité systématique des savoirs particuliers, unité
qui est "perfection logique de la connaissanc-e"
(4)
grâce à
l'intégration des savoirs particuliers au discours philosophi-
que. A cet égard,
le philosophe trouve place parmi les "ar-
tistes de la raison" en prétendant en même temps jouer le
rôle du "maître"
(5).
Puisqu'en qualité de législateur de la
raison humaine,
i l doit, d'une part,
fixer les normes de son
usage et déterminer d'autre part, le rapport qu'a toute con-
naissance aux fins essentielles de l'humaine raison.
(6),
c'est-à-dire, au niveau de son "concept cosmique",
réaliser
l'unité de la nature et de la liberté,
l'unité du savoir et
de la morale. Mais le concept cosmique de la philosophie
n'échappe pas à son concept scolastique malgré les prétentions
de Kant,
dans la mesure où la philosophie, dans sa masse,
(l).
-
KANT
(E.). -
cri tique de la Raison Pure,
(Paris, P. u. F.
1971) ,
trad. T. P ., p. 559.
(2).
-
Ibidem, p.
565
(3).
-
Ibidem,
p.
560
(4).
-
Ibidem, p. 562
(5).
-
Ibidem, p. 562
(6).
-
Ibidem, p. 562.

-
10 -
n'échappe pas à la rationalité en tant que conséquence de la
division du travail. En tant qu'~art des systèmes", art de la
totalité,
elle avoue et nie tou_t à la :tais s:a propre posi tinn
dans le tout social dont elle dépend et son déc-alage par rap-
port à la réalité. La philosophie nie sa propre position dans
le tout social dunt sa figure de système est le reflet,
lors-
qu'elle pose sa vérité comme index sui, c'est-à-dire comme
vérité immanente liée à sa composition interne,à l'organisa-
tion de la cohérence. Elle entre ainsi en décalage par rappO:rt
à
la réalité en se transformant en simple méthodologie puis-
que connaître consiste, dès lors, en l'intégration dans les
boîtiers conceptuels du discours cohérent de désignations usuel-
les d'objets et de leurs prétendus attributs. En conséquence,
ce en quoi la philosophie a son véritable intérêt, le particu-
lier,
l'individuel,
le non-conceptuel, comme dit Adorno, se
convertit en ~quantité négligeable", au regard de l'universel
et du général qui, désormais,
impose à celui-là ses contrain-
tes en guise de servitude volontaire.
On comprend ainsi que la notion de système est au coeur
du problème de la liberté que l'on ne saurait brader pour le
compte de l'efficacité. A négliger la notion de système, en la
réduisant au schématisme de l'interaction, on s'enlève la pos-
sibilité de comprendre pourquoi les révolutions que la philoso-
phie appelle de tous ses voeux ne peuvent s'actualiser qu'en
pervertissant la promesse de leurs fleurs théoriques.
En effet, la hantise de l'unité et de la totalité con-
duit au "Goulag". Tel est le signe de la perversion de la

-
I l -
volonté de système qui habite la philosophie.
1.
-
La han±.:is e
de l'un; -t fi OU D.i:eu.
Un,
api nID de la Phi 10 sophie.
Dans la philosophie,
l'uni té est indice de perfection :
perfection du savoir qui est propédeutique à la perfection mo-
rale depuis l'équation socratique reprise par Spinoza et selon
laquelle la vérité rend vertueux. L'amour intellectuel de Dieu
comme candi tion de la béa:t::i:tude,
signifie certes que le connais-
toi toi-même est médiat~sé par la connaissance du troisième gen-
re qui ouvre la voie à l'intelligence de l'exigence d'unité
comme principe théologique qui fait son nid dans toute prati-
que philosophique systématique.
On a pu dire que Dieu est l'opium du peuple. Mais si
Dieu est l'opium du peuple, c'est que celui-ci a déjà été as-
servi par une philosophie qui en est déjà l'incube.
En effet, si l'architectonique est, selon Kant,
"art
des systèmes"
(1),
c'est que secrètement le philosophe n'a pas
renoncé au privilège que lui conféra Platon d'être le substi-
tut des dieux dans l'ère post-cataclY$mique. En tant qu'artis-
te de la raison, le philosophe repète le geste primordial du
dénnurge. Si chez Spinoza, la connaissance du troisième genre
est connaissance suprême, c'est parce qu'elle est produite par
un entendement qui,
comme réplique de celui de Dieu, est
(1). - opus cité,
p.
558.

-
12 -
pu; S5-ance du vrai.
Cette suprématie de notre entendement res-
te incontestée, malgré les apparences(
par la philosophie
transcendantale, car Kan t,
s' i l avoue que la doctrine de l'exis-
tence de Dieu appartient à la foi doctrinale n'en demeure pas
moins convaincu que le principe d'unité est en quelque sorte
la forme laïcisée de la présence de Dieu dans le monde tant
irrtell~tuel qu'empirique. L'idée d'unité est, dit Kant, ce
que "la raison donne comme fil conducteur . . . dans l'investiga-
tian de la nature"
(1)
dans la mesure où elle est supposée
comme corollaire de l'idée qu'''une intelligence suprême a
tout ordonné suivant les fins les plus sages"
(2). L'architec-
tonique, en tant que "théorie de ce qu'il y a de scientifique
dans notre connaissance,
(à savoir l'unité systématique qui
convertitla connaissance vulgaire en Science, en coordonnant
en système un simple agrégat de connaissances"
(3), implique
une théorie de la mimésis qui répète,
dans la connaissance,
l'acte du "sage cr~ateur du monde"
(4). L'architectonique de

.!
la raison pure comme méthodologie est, .pourra'it-on_·dlre, un
acte de reconnaissance, un hommage du philosophe à Dieu qui a
daigné nous recevoir dans le "royaume de sa grâce."
(5)
C'est
bien pourquoi chez Leibniz,
la connaissance est une théodicée,
(l) .
-
Ibidem, p. 554-555
(2) •
- Ibidem, p. 554
( 3) •
- Ibidem, p. 558
(4) . - Ibidem, p. 554
(5) • - Ibidem, p. 557.

- 1 3 -
et chez Kant la physique doit aussi déboucher sur une théo-
logie de la na-Lure ou "théologie physique 11
(1).
Kant avoue
dès lors, dans ce décalage,
ce que Nietz-sche dit explicite-
ment en affirmant que la connaissance voire l ' hypothèse scien-
tifique est un rêv-e apollinien, un rêve de puissance,
le rêve
d'être l'image de Dieu â défaut d'être Dieu lui-même.
L'idée d'unité du connaître comme exigence méthodolo-
gi1tte est donc un préjugé rationnel né de l ' hypothèse théolo-
gique d'un "Nous" architecte du monde. Au commencement était
la Raison, disait Anaxagore i e± l'histoire est la prise de
conscience de soi de ce "Nous", renchérit Hegel. L'idéal di-
vin de l'omniscience qui est le modèle par excellence de la
connaissance unitaire et totalitaire. D'OU au plan herméneuti-
que,
le préjugé que Gadamer
(2)
appelle "l'anticipation de la
perfection",
comme condition préalable qui guide toute compré-
hension, préjugé selon lequel une chose n'est intelligible que
si elle présente une parfaite unité de sens ou est présentée
comme telle. Que tout soit un système organique et non
un
ensemble désordonné, cela relève d'un sol archéologique dominé
par la théologie. D'OU vient, en effet, la volonté de système
ou d'unité comme norme de connaissance scientifique si ce n'est
du désir d'être Dieu ou,
comme dit Descartes, du désir de
(1). - Ibidem,
p. 555
(2). - GADAMER
(Hans-Georg). - Vérité et Méthode,
(Paris,
Seuil,
1976), p.
133-134.

-
14 -
"nous rendre en quelque façon s:embJ ables à Dieu
(l)
?
Spinoza ne s'en cache pas qui dit qu.e par la "Scientia intui-
t i va." l ' homme est. "Deus qnatenns" puisque l ' espr i t
humain
est une partie de l'entendement infini de Dieu"
(2). Kant, de
maniêre plus subtile, répète la même idée dans sa théorie du
schématisme des concepts purs comme mé-thode congénitale de
l'esprit qui sert à opérer la sub:somption des phénomènes sous
la catégorie
(3)
e t à propos dllqnel i l écrit :
"le schématis-
me de notre entendement relativement aux phénomènes et à leur
simple forme est un art caché dans les proIondeurs de l'aIDe
humaine et dont i l sera toujours difficile d'arracher le vrai
mécanisme à la nature pour l'exposer à découvert devant les
yeux."
(4).
Mais faire de l'architectonique de la raison une dé-
termination naturelle de l'esprit n'est-ce pas une mystifica-
tion que Max Horkheimer dénonce comme étant le rêve de toute
philosophie bourgeoise de l'histoire qui consiste à "attribuer
une valeur éternelle à ce qui n'a qu'une validité momentanée"?
(5) •
(1).
- DESCARTES. - Les Passions de l'aIDe, art.
152.
(2) .
SPINOZA. - Ethique II, prop. XI, corol.
(3). - KANT.
- opus cité, p.
151.
(4).
-
Ibidem, p.
153.
(5). - HORKHEIMER (M.).
- Les débuts de la philosophie bour-
geoise de l'histoire,
(Paris,
Payot,
1974),
p.
26.

-
15 -
i l .
-
L' archi te-ctonique,
le columbarium et la prison du chaos.
Adorno situe le besoin de système, le beBo-in "de ne
pas se contenter des membra disjecta du savoir mais d' attei:n-
dxe Le sav.oir absolu"
(1)
sur le sol d'émergence de la classe
bourgeoise en quête àes conditions de la réalisation de son hé-
g~onie. Après la subversion de l'ordre féodal, explique-t-il,
la conscience bourgeoise "face à ces ruines,
à sa propre oeu-
vre" serait saisie par "l'angoisse du chaos", angoise qui
"eMpreint à ses débuts le mode de comportement constitutif du
p-errser bourgeois dans son ensemble et qui consiste à neutrali-
ser aussitôt chaque pas vers l'émancipation par le renforcement
de l'ordre
(2) . . . C'est pourquoi elle étend théoriquement en
système son autonomie qui en même temps ressemble à ses méca-
nismes compulsionnels. Sa sécurité, sa liberté est l'envers d-e
la castration de l'autre qui est "chaosmos" angoissant et Me-
naçant. C'es~ bien pourquoi elle place sa liberté sous le si-
gne de la prise de la Bastille et l'ouverture du chemin de la
prison pour le chaos. La problématique du ch~s ne surgit tou-
jours qu'au terme de l'instauration de l'ordre.
A. - L'architectonique ou métaphore de l'architecture.
"L'architecture n'a jamais chômé"
w. Benjamin Essais 2
p.
122.
1
Nous avons vu,
chez Kant, que l'architectonique est
(1). - ADORNO.
-
opus cité, p.
24
(2).
- Ibidem, p.
24.

"l'art des systèmes" car, dit-il l
"pour être réalisée,
l ' i -
dée a besoin d'un schème, c'est-à-dire d'une diversité et
d'une ordonnance des parties qui soient esserrtielles et déter-
minées a priori d'après le principe de la fin"
(1).
Cependant à y bien réfléchir,
on se rend compte que,
sous la catégorie d'architectonique, Kant mystifie le problè-
me de la "Dispositio" rhétorique qui est le problème de la
rhétorique des schémas empruntés à la construction architec-
turale. Kant procède, d'ailleurs, à une dénégation par laquel-
le i l prétend que l'architectonique est à considérer non ras
comme une technique, c'est-à-dire, une technique rhétorique
de la disposition qui établierait un ordre arbitraire "sui-
vant des affinités accidentellement perçues et tracées au pe-
t i t bonheur"
(2)
mais comme une "idée originaire, ..• immuable
et l~gislatrice". Nous sommes,
ici, au carrefour d'un ensem-
ble de dissimulations provoquées par le déplacement sur le sol
de la pensée d'une terminologie architectur~le devenue suspec-
te par l'acquisition de connotations théologiques.
Comme Dieu~
la Raison est le grand architecte du monde de sorte que le
livre,
la pensée sont les images du monde,
son modèle réduit.
C'est pourquoi,
chez Spinoza, Hegel •.. le déploiement du dis-
cours philosophique se confond avec la construction même du
système qui lui-même est la reduplication du développement
(1). - KANT. -
opus cité, p. 558.
(nous soulignons).
(2).
- KANT. - opus cité, p. 566.

-
17 ~.
de l'histoire. L'id~e même de dia~ectique signifie bien, chez
Hegel, que la pensée, par sa forme,
(schéma, plan), doit fi0U-
re:r c:ell e d.e l'ob j et étmD é. Ai rrs:i conçu, le concept de sys-
tème est rrrséparable, en dé-fi.n±tive, du concept de morfèle.
Et l'architectonique comme métaphore architecturale s'éclaire
quand on se refère à la notion de "plan", comme modèle réduit
du système ou du livre, car le ~planlt rrou-s révèle la struc-
ture du système comme redu pl i cation du morlèl e ré:.d:uit de la
cat-hédrale.
A preuve, que l'on médite les règles de ~. disposition
rhétorique d'une dissertation et lion verra qu'ell~imposent,
comme loi de composition, quel que soit le sujet ou l'objet:
1 0 )
une introduction qui est dite "exorde" et qui pose l'~­
proche du problème, c'est-à-dire "l'avant-dire" comme un
"seuil" ou en termes moins figurés, comme une "porte" ; 2°)
un
corps du devoir,
le "développement", qui rappelle la nef et
qui comporte invariablement une tripartition, elle-même ponc-
tuée par des rites de passage d'une phase à l~autre : les
transitions
;
3 0 )
une conclusion ou "péroraison" qui est, en
définitive, montée à l'''autel", sanctuaire oü se tient le
Dieu .. : figure de la vérité réalisée et salvatrice. Spinoza ne
disait-il pas que Dieu est la Vérité m~me ? Et sa science,
connaissance suprême,
"terminus ad que." du Salut ?
Le "mos geometricus", en tant que "dispositio" mani-
feste et occulte tout à la fois par son caractère pédagogique,
le cheminement de la pensée tout en indiquant à travers le
mod~le architectural le caractère rituel de la nécessité pour

LS-
~ néophyte de parvenir progressivement au sanctuaire et au
salut.
C'est ce qu'exprime de façon voilée l'opposition car-
té:s-i erme de l ' ana-lycseet de la synthèse.
Toutefois si l'ordre de l'invention est dit rapsodi-
que alors que l'ordre de l'expos~tion est géométrique~c'est
qu'il y a lieu de dire qu'ici~s'enchevêtrentdes notions qui
témoi~nen± de la difficulté de saisir de façon satisfaisan-
te le "mécanisme" ou Le "processus" de la pensée dans son rap-
purt ave~ la composition, processus qui constitue une vérita-
ble "boîte no-ire". A cet effet, on remarquera
la paradoxale
adhésion d'Adorno
(1)
à la distinction faite par D'Alembert
entre "esprit de système" et "esprit systématique". Ce qui
laisse entrevoir que "le systématique" n'a pas toujours une
structure conceptuelle rigoureuse puisqu'il peut s'appliquer
aussi bien à une présentation extérieurement fragmentaire qui
est intérieurement considérée comme méthodique : ainsi~ '~de;-­
l'apho~isme ! Celui-ci se donnerait en tant que pensée frag-
mentaire comme procédant d'une méthode fragmentaire ou rapso-
dique entra1nant une présentation rapsodique ou chaotique.
D"où, chez Adorno,
l'idée ambiguë selon laquelle "penser phi-
losophiquement signifie penser en modèles" car "le modèle
touche,dit-il/le spécifique et plus que le spécifique sans le
faire s'évanouir dans son concept générique plus général"
(2).
(1).
- AOORNO.
- Dialectique Négative,
(opus cité), p.
27.
(2).
-
Ibidem, p.
30.

-
19.-
Tel serait,
selon lui, l'esprit systématique cristallisé par
la méthode de l'Encyclopédie
Ille penser comme encyclopédie,
organisée ratiarm-ellement et pourtant discontinue,
non sys-té-
matiqlle,
lâche,
e.x:pr'.J.1lle l ' esp.rit autoQi.t-ique de la raison"
(l).
Mais, en fait,
le systématique a t - i l un double sens qui
nous laisserait la possibilité "de translater la force de la
pensée,
une fois délivrée des systèmes, dans la détermination
ouverte des moments singuliers ll ?
(2).
Adorno fait lui-même des réserves â cet égard puis-
qu'il fait voir que se retrouve, dans cette dialectique d~s
"modèles",
la figure de la totalité que la logique hégélienne
dessinait pour le système.
Dans la dialectique des "modèles",
la dispositio
de-
meure mais sous le triple signe de la discontinuité, du morcel-
lement et de la hiérarchie, traits qui
trouvent difficilement
leur point d'Archimède. Sans doute,
"la micro analyse des dif-
f~rentes catégories se présente en même temps comme leur auto-
réflexion objective" ... et "la force de cohérence"
(3)
n'est
plus ici le fait du sujet transcendantal mais celle de la dé-
terrninité des choses en soi, déterminité qui commande de chan-
ter aux choses leur mélodie dialectique, mais cette mélodie
n'est-elle pas un chant de Sirène? illusion apollinienne?
N'est-ce pas répéter,
sous une forme moderne,
l'exigence
(1).
-
Ibidem,
p.
30.
(2).
-
Ibidem,
p.
27.
(3). -
ADORNO.
-
opus cité, p.
27.

-
20 -
classique qui a conduit Descartes et Sp_inoza à l ' extrapola-
tion universelle de l'ordre géométrique ?
••
Kant,
dans sa l.ogiqae
(l)
llllllitHP
tour à to:crr rapsodi-
que ou aphoristique le contraire d'une cohérence systémati-
que dont la continuité est le trait fondamental-
LI reste fi-
dèle à la manière socratique de penser qui s'inscrit dans l'op-
po:s:ition de l'essence ~'appareliee, de l'intérieur et de
11 extéri-eur . Aussi ,
penser le ":mas aphoristicrrs ll SElon ce cou-
pIe oppositionnel c'est en faire une réappropriation nihilis-
te propre à la philosophie universitaire qui, du fait de son
appartenance à l'institution scolaire, n'est pas délivrée de
la représentation Kantienne de la philosophie comme produit
d'une mâthode se manifestant dans une présentation elle-même
m&thodique. Que dans le "mos aphoristicus" s'opère le chevau-
chement des trois notions de système de méthode et d'exposé,
cela témoigne de l'embarras quant à la détermination de la
nature du mécanisme de la pensée aux prises avec la composi-
tion. On peut ici rappeler à titre d'exemple ce que disait
Kant lorsqu'il affirmait:
"tous les phénomènes en général
sont des grandeurs continues aussi bien sous le rapport de
leur intuition, en tant que grandeurs extensives que sous le
rapport de la simple perception en tant que grandeursiritensi-
ves."
(2)
Ainsi, explique-t-il, treize thalers peuvent signifier
(1).
-
KANT. - La logique, § 116.2,
(Paris, Vrin,
1982),
trad. Guillermit, p.
159.
(2).
- KANT. -
Critique de la Raison Pure,
(opus cité) p.
170.

- 21 -
à la fois un agrégat et une totalité synthétique, parce que
"un agrégat Il est aussi "un nombre de pièces d'argent"
(1).
QU'est-ce à dire ? Comme le di s-a-i t
H.é:I:acli te ..t'Obscure, que :
1I1'Un est le Multiple ll puisque 1I1'ordre le plus beau est cam-
me un amas d'ordures j etéat au hasard Il et que dans l'Unl' i l
y a déjà le deux,
le trois ...
le treize non comme passage ou
développement mais comme intervalle trouée, énigme du ~ogos;
ruse de la raison qui révèle les fissures et les déchirures
dont elle se tisse,
fissures impossibles à résorLer même par
l'~e de dialectique qui procéderait de la polarité thèse-
antithèse pour aboutir comme par magie à la synthèse c'est-à-
diLe à
l'intégration totale de la chose. C'est pourquoi le
"mos aphoristicus Il ne s-aurai t
être cette dialectique mais art
sophistique dont Hippias est la figure de proue, dénigrée par
Platon cet allergique à l'art empiriste et pluraliste.
(2).
"Il faut émietter l'univers, perdre le respect du
tout", disait Nietzsche,
car "il n'y a pas de tout"
(3).
C'est pourquoi le chaos,
l'inconscient, le refoulé invalident
le schématisme.
Zagreus n'est là que pour masquer la dissémi-
nation du corps mutil~ de l'enfant terrible: Dionysos. L'Un,
Zagreus, c'est le columbarium qui ne rappelle l'oiseau de la
paix et de la liberté que pour le dissimuler derrière les bar-
reaux de sa cage.
(1).
-
Ibidem, p.
170.
(2).
-
DELEUZE
(G.).
- Nietzsche et la Philosophie
(Paris,
P • U. F .,
1977), p.
86- 8 7 •
(3).- NIETZSCHE.
- Volonté de Puissance, III,
489.

-
22 -
Mais le retour du refoulé rend vaine toute composi-
tion/recomposition de l'"objet" du savoir. D'ailleurs, on
peut, dans une sorte de provocation critique dire que Savoir
doit s'écrire "Çà voir" puisqu'il s'agit toujours dans le sa-
voir de chercher à voir,
à avoir ce "çà" qui toujours .échap-
pe à la chape qui nous ensorcelle et nous envoUte : le lan-
gage et ses bottiers conceptuels,
les mots. Contre ce socra-
tylisme,
le "mos aphoristicus" nous dit l'innocence de la vé-
rité du multiple.
B. - Le columbarium ou la prison du chaos.
Le columbarium, le concept, voire le schème, c'est le
mensonge du "bien commun" que Spinoza appelle "notion commu-
ne". Cependant si Spinoza rejette les notions communes, c'est
parce que dans ces "urnes" ne peut contenir l'idée de Dieu
qui n'a pas de genre. Cependant, chez lui,
l'idée de Dieu
devient le "cinéraire" des choses singulières__. Si He0el, à
son tour,
les récuse comme relevant de la réflexion d'enten-
dement, c'est qu'il veut mettre la "vie" dans les urnes du
concept qui dès lors se présente comme la Raison qui n'est pas
sans ruse.
Mais le "~à" qu'on veut avoir dans les rets du systè-
me comme mouvement de son auto-réflexion a aussi ses ruses,
(la ruse de l'inconscient)
qui empêchent, malgré Hegel,
la ré-
solution de la mauvaise infinit~. Le savoir qui prétend venir
~ bout de la violence ùu néant, du chaos devient fétiche ga-
gné par le mirage d'une transcendance absolue, de soi, dans

-
23 -
l'oubLi de ce qui le structure: le zè~e paranoiaaue du sa-
voir totalitaire qui n'a de cesse de réduire l'hétérogène au
continu,
le fragmentaire à l'On o-u au Ton±, dans la présup-
position idéologique que le tout est par nature antérieur aux
parties. Aristote ne disait-il pas que IIl a cité est par natu-
re antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuel-
lement ll ?
(1).
En effet, i l supposait que sans le Tout-Un ou
l'Un-Tout, c'est le chaos provoqué par l'hybris de l'indivi-
du. Mais, c'est oublier que, c'est pour échapper à la solitu-
de devant laquelle la place la pulsion de mort que l'individu
se livre au système, au travail de mort, voire, au travail
mort.
"L'homme qui est dans l'incapacité d'être lllembre d'une
communauté ou qui n'en éprouve nullement le besoin parce qu'-
i l se suffit à lui-même, ne fait en rien partie d'une cité et
par conséquent est ou une brute ou un dieu ll
(2). Convertis-
sant la contrainte en nature, Aristote voit dans le Tout, la
fin vers laquelle tend la nature de la partie ; aussi recom-
mande-t-il d'exécrer une nature sans but. Kant,
lui fait écho,
qui disait que c'est le principe de la fin capitale de la
raison qui fonde l'unité architectonique
(3). En clair, comme
le dira Hegel,
la raison gouverne le monde car l'idée de
IIlogosli est bien la sanction de la présupposition de l'anté-
riorité nécessaire du Tout par rapport aux parties.
(1). -
La Politique, A,2,
1253a,
(Paris, Vrin, 1962) trad Tricot.
(2). - ARISTOTE.
-
Ibidem, A, 2,
1253a (nous soulignons)
(3). - KANT. -
Critique de la raison pure
(opus cité)
p. 55~­
559.

- 24 -
L'anâlyse systémique dont le but est la rationalité
instrumentale ou l'efficacité, est le comble du totalitaris-
me d.arr-s lequel la violence es~t sans visage parce que sans
responsa-b1e ni cau:se objective. Le "management system of con-
trol .. " est l'apogée de la rationalité comme barbarie. C'est
l'organisation scientifique de l'entreprise,
l'organisation
du sysbème de production qui décide. Si la violence concerne
l'ind±~du, celle-la et celui-ci ne sont pas responsables.
C'est l'Un-tout qui est responsable en tant que la décision
est la dé-cision commune. Par oü l'on voit que l'idéal de
complétude n'est pas sans violence.
Mais violence aussi est la nomination. Le nom veut
être le s;l.gne de l'identité et la fonder.
Le "je me nomme"
veut signifier le "je suis". Aussi chez Spinoza, le nom à
travers le jeu des définitions veut non seulement fonder les
identités mais encore leur combinatoire. Cependant dans la
connexiop, l'intervalle, le trou, la discontinuité restent
non maîtrisés, demeurent irréductibles au schéma. Le manque
est sans~mblement de sorte que l'identité toujours manque
à soi. Le mot exerce sa violence sur ce qu'il nomme et ne peut
nommer la chose qu'en lui retirant la présence. C'est pour-
quoi la joute oratoire est absence de joute réelle. Kant indi-
que cela lorsqu'il parle de l'usage polémique de la raison com-
me substitut de la guerre
(1). Le langage est ce par quoi la
(1). - KANT.
- opus cité, p.
514.
... .
. -
~

-
25 -
violence accepte de n'être pas ouverte mais secrète en vue
d'une maîtrise plus puissante.
Volon-t~ de macrise, le système est délire de cohéren-
ce comme évitement de la différence qui est horreur, angoisse
du chaos,
hybris du manque. Opérer un comblement du manque,
c'est opérer la résolution de la résistance et de la consis-
tance du hasard par l'instauration d'un sens grâce auquel
celui-là
(= le hasard,
le manque)
est exorcrs~ défi ni tivemerrL.
L1assujetissement du hasard, de l'accident, de la contingen-
ce dans l'histoire, par exemple, est bien la consé~ence de
l'instauration/imposition d'un sens de l'histoire puisqu 1-
ainsi l'histoire devient un système où slinhihe l'émergence
de la différence.
La ruse de la raison est une euphémisation
de cette économie de la castration en vue d'un processus de
validation d'une connexion logique qui n'est rien d'autre que
le tracé d'une consistance topologique.
Cependant le système ne peut absorber la résistance
du contingent qui l'excède puisqu1il est irréductible à au-
cun critère d'appartenance, au concept qui veut le subsumer.
D'où le jeu de l'interprétation qui joue sur les mécanismes
compulsionnels en libérant les inhibitions : ruse du hasard,
ruse de IlinconSclent qui fait échec au schématisme qui n'est
"
en fait qu'autisme, et mélange de schizophrLnie et de paranoïa.

-
26 -
Pascal
(1)
et Nietzsche ont révélé que la relation
de l'homme au réel passe par la médiation de l'imaginaire et
du symbolique qui rend_ent pns-si hl e l ' œ:d.re humain en p-ermet-
tant à l ' homme de métab-oliser l ' insupportabili té du chaos.
La science est donc une fonction thérapeutique où,
pour parler en termes freudiens,
se joue, dans une sorte de
mise en scène magico-mythique, un combat entre Eros et
Thanatos,
la vie et la mort, Apollon et Dionysos, m±se en
scène tragique destinée à rendr€,
par sa fonction apotropaï-
que, moins redoutable c'est-à-dire plus humaine l'hybris de
notre existence.
A cet égard,
i l faut reconnaître que le système as-
sure une fonction apotropaïque. c'est pourquoi/la société
moderne dans ses mécanismes compulsionnels e~oisit l'organi-
sation comme forme de sa survie et de son maintien puisque
l'organisation est l'hybris de l'efficacité rationnelle.
III.
- L'organisation ou la barbarie de l'efficacité ration-
nelle.
L'horreur bourgeoise du chaos a solidifié dans nos
consciences l'idée que l'organisation rationnelle est source
de liberté. Habermas ne disait-il pas, dans La technique et~
science comme idéologie, que notre horizon intellectuel moder-
ne est caractérisé par l'organisation, de sorte que le
(1).
-
PASCAL.
-
Pensée,
(opus cité)
Art.
82-44, p. 75.

-
27 -
problème du monde actuel est devenu simplement un problème
organisationnel? D'Où la primauté universelle du "scienti-
fic
Dlanaganellt control system". La s-ociété industrielle qui
se dit "monde libre" est la société du triomphe de l'organi-
sation. Mais un tel monde est le monde de la violence du si-
mulacre où l'organisation engendre une nouvelle logique de la
dominat~on et de la servitude volontaire, car là où l'organi-
sation est dominante, elle se traduit en domination organisée,
rationalis~e.
Marx faisait de l'histoire politique une histoire de
lutte des classes. Aujourd'hui, l'histoire politique moderne
est histoire des organisations. Et c'est ce que signale le
syntagme lé'lliniste :
"socialisme scientifique" dans la mesure
où avec le léninisme s'inaugure l'ère de la planificatidn du
mouvement ouvrier et de l'organisation de la classe ouvrière.
L'Etat moderne est, en tant qu'organisation politique,
le lieu de convergence de l'organisation bureaucratique et
de l'organisation sociale de sorte que l'individu se trouve
ainsi plac~ sous le signe d'une appartenance dualiste.
D~s lors il semble que la liberté ne peut se réaliser
que dans cette dualité qui ne saurait apparemment être surmon-
t~e puisque, à entendre les partisans du centralisme démocra-
tique, autre forme du système, la démocratie ne peut être pos-
sible qu'à condition de n'être jamais ~~ecte. Ce qui signi-
fie que déjà, le système a produit ses effets de perversion.

-
2B -
En effet, toute organisation dans son fonctionnemen~
produit un mécanisme de perversion par laquelle elle se mani-
feste d' une part~ comme dynamisme dans s.a volonté de t:rans:for-
mation et d'autre part/comme statique puisque fonction de
maintien du statu quo. Adorno ne dit rien d'autre lorsqu'il
é c r i t :
"il ne serait pas infructueux de reprendre l'histoire
de la philosophie moderne en se demandant comment elle s'ac-
commode de l'antagonisme entre statique et dynamique dans le
système"
(1). Et c'est justement cet antagonisme qui cond-amne
le système à la non-vérité, c'est-à-dir€,
à la bureaucLdLie,
à la domination et à la manipulation, car toute bureaucratie
est antinomique de toute "totalité désagrégée", puisque celle-
ci est n6cessairement un agrégat c'est-à-dire un système for-
mé d'éléments parfaitement isolés alors que pour être, la
bureaucratie à besoin d'" intégr at"
(2), c'est-à-dire un sys-
tème dans lequel les éléments sont devenus indiscernables,
parce que devenus passifs. D'ailleurs, les éléments ne devien-
nent des composantes que dans la mesure où ils ont été inhi-
b€s
dans l'exercice de leurs potentialllés, de leur propriétés.
Bien comprendre la relation partie/Tout c'est bien comprendre
la relation individu/histoire afin que la dialectique de la
particularité s'ouvre sur une liberté qui ne soit pas réduc-
tible à la sécurité et à l'efficacité dans la confusion
(1).
- ADORNO.
-
Dialectique négative,
(opus cité), p.
29.
(2). - WALLISER (B.). - Systèmes et modèles,
(Paris, Seuil,
1977), p.
59.

-
Z9 -
bureaucratique de l'émancipation p-olitique avec l'émancipation
de l'homme.
Dans Contribution à la question juive, Marx a
bien montré les 1 mi tes de l ' émancipation politique puisqu'il
laisse entendre qu'un Etat peut être un Etat libre, c'est-à-
dire libéré de toute entrave, sans que pour autant l'individu
soit un homme libre.
L'expérience bo~chév~de la révolution de 19/7-18,
a montré que la conquête du pouvoir politique n'entraîne pas
n€ces-s-airemerrt
une transformation sociale radicale, c' est-à-
dire,
la solution du problème de la liberté de l'individu qui
n'est nullement un problème bourgeois, ni petit bourgeois,
comme le laisse accroire le marxisme vulgaire, dans sa propen-
sion à considérer les "forces productives Il comme le moteur
exclusif de l'histoire.
On peut dire à sa décharge que la philosophie de l'his-
toire n'a ja~s pris au sérieux une réflexion sur l'individu
dans son rapport à l'histoire puisque pour elle,
"l'individu
est individu mais dès qu'il entre en contact
avec l'histoire,
i l devient soit un grand individu créateur de l'histoire, soit
un simple individu écrasé par l'histoire."
(1). C'est dire que
l'histoire forme système ou est un système qui ne prend forme
qu"à partir de forces supra-individuelles", tels "l'Esprit
(1).
-
KOSIK
(Karel).
-
IIL'individu et l'histoire" en
L'homme et la société, nO 9,
(Paris, Anthropos,
1968)
p.
79.

-
1:0 -
universel" de Hegel, les "masses tl des populistes, les "forces
productives" du marxisme stalinien, conséquence de la théorie
léninist€
de l ' organis:a±.i.on du mouvement ouvrier,
Lhéa:r:ie
où s'exprime l'obsession léninienne de l'efficacité miS€
en
avant dans le syst~me d'usine de Taylor ...
(1).
Ici
encore, i l faut dire que l'exagération léniniste
de l'importance de l'organisation politique est un effet de
la transposition sur le plan politique de la hantise de la
"Dispositio" architectonique comme détermination essentielle
de la scientificité, puisque comme l ' a enseigné Kant, i l n'y
a pas de science sans architectonique. Cette thèse kantienne
trouve sa replique dans la thèse léniniste selon laquelle
"sans th60rie r~volutionnaire, il ne peut y avoir de mouve-
ment revolutionnaire". Car celui-ci suppose une qualification
politico-technique élevée. La méthode scientifique est éliti-
que par nature, c'est pourquoi Kant l'oppose à la méthode po-
pulaire
(2). Mais ce pessimisme philosophique, quant aux
possibilités intellectuelles de masses populaires, conduit le
socialisme scientifique au centralisme jacobino-démocratique
c'est-à-dire, en d~finitive, à la dictature de type jacobin __
et dont le stalinisme fut une illustration historique.
(1).
- Trico Indjic.
-
"L'organisation entre la liberté et
l'efficacité tl in L'homme et la Société nO
35-36,
(Paris, Anthropos,
1975), p.
36.
(2).
+ KANT. - Logigue (opus cité), § 115.1, p. 159.

-
JI -
Lukacs n'échappe à cet élitisme quand dans Histoire
et conscience de classe,
i l donne s:a sanctLon à l'étatisme,
au contrôle idéologique et poli tique centralisé dans le:qe:el
disparaît toute trace de la personne libre puisqu'il identi-
fie le processus de la "déréification" et l'organisation po-
litique,
lieu d'émergence,
selon lui, de la conscience adju-
,
gee.
Contre cette rationalité de l'efficacité organisa-
tionnelle, disons que la systématisation "encaserne" la con-
science de classe et individuelle b~en plus qu'elle ne la
porte à maturité. C'est d'ailleurs un oubli que la maturation
de la classe ouvrière peut se faire à l'extérieur de l'orga-
nisation politique et précis~ment dans le domaine de la pro-
duction et de l'économie par l'intérmédiaire-dê la responsa~
bilisation des producteurs eux-mêmes. Ceci correspond/sur le
plan de la théorie/au passage du "mos geometricus" au "mos
aphoristicus". Tel fut l'esprit du luxernburgisme et autres
"communistes de gauche" tels Trot6ky, Pannekoek, Plékhanov •..
qui signalèrent que loin de précéder l'action agonistique des
masses,
l'organisation en résulte. Gramsci sera l'écho de
leur voix qui affirmera que l'homme du commun, l'individu,
doit être un "esprit créateur". La grandeur historique des
anarcho-communistes et du communisme libertaire, c'est qu'ils
ont été particulièrement sensibles aux fonctionnements du
système comme source de perversions.

-
32 -
A.
-
Syst~me et Perversion.
Comme nous l'avons déjà signale!, lorsqu'un élément
entre dans un sy:stème,
i l perd son être qualitatif spécifi-
que.
Il change de propriété, subit une altération par la-
quelle i l reçoit le statut de "partie". La thèse systémique
selon laquelle "le tout est plus que la sonune des parties"
est le masque d€
la force de perversion qu'exerce le "tout"
sur l'élément à qui i l d~nie tout droit à l'autosuffisance.
Toutefois, si la loi d'émergence de la totalité impose aux
él€ments
des servitudes, elle ne liquide pas les qualités
inhibées qui deviennent les sources de l'entropie du système.
C'est pourquoi i l faut dire avec Adorno que la totalité est
un concept qui a par nature,
"un aspect potentiel", puisqu'il
renvoie indéfiniment à la synthèse
(1).
Mais la synthèse n'est pas à réduire à son concept
kantien qui la mystifie en en faisant un "acte isolé du pen-
ser"
(2),
c'est-à-dire "une psycho-synthèse" alors qu'il fal-
lait y voir la dialectique en tant que processus de rupture
de "la contrainte -identitaire au moyen de l'énergie accumulée
en elle,
fig6e dans ses objectivisations"
(3), c'est-à-dire
déploiement du concept et manifestation/dissimulation du con-
cept de la différence occultée, virtualisée et inhibée par
ce concept même. D'OÙ l'image hégélienne du cercle, déploiée
(1). - ADORNO. - Dialectique négative
(opus cité), p. 126-128.
(2). -
Ibidem, p.
127
(3). -
Ibidem, p.
127.

-
33 -
en triade et la recommandation adornienne de "renverser la
.1.
tendance des actessynth8tisan~n les faisant se rappeler de
ce qu'ils font subir au multiple"
(1).
c'est ce que nous voulions signaler ~rsque nous
avons,dans une sorte de provocation critique/pris la liberté
d' ~crire le savoir comme "sa voir" a-fin de révéler l'obnubi-
lation scientiste devant des modèles et systèmes d'interac-
tion où l'on confond "l'objet" avec la "chose". La réalité,
la "chose" c'est, à ne pas oublier, ce que l'on ne peut et
n'ose nommer,
c'est la "res" dionysiaque que Freud a marqué
du signe du "ià" et que le savoir arraisonne en "monde d'ob-
jets" c'est-à-dire image apollinienne dite image scientifi-
que qui chasse l'hybris de la réalité, rebelle au concept,
sous les espèces de l'apparence.
Faire de la synthèse totalisatrice, une détermina-
tion naturelle de la pensée, c'est méconnaître que le systé-
misme est un paradigme, au sens de Kuhn,
caractéristique de
l'idéologie moderniste de la communauté scientifique de notre
époque sous domination de l'idiosyncrasie de l'Aufklarung.
c'est ainsi que l'on ne peut échapper au systémisme. Car ce
qui se donne comme anti-systémisme est perçu comme systé~~·
Misme.
,
Ce qui signifie que la tentative de subversion du
systémisme est récupérée et pervertie comme sa continuation.
(1).
-
Ibidem, p.
127.
(2).
-
Ibidem, p.
128.

-
3-4 -
Ainsi en va-t-il du "mos aphoristicus" dont on ne saisi._t pas
toute la portée subversive,
en l'inscrivant dans le couple
f aus:semen:t oppo:si ti onne l,
Il espr i t
de sys tème" VS JI espl:i t
sys-
térnatique" puisqu'ici,
l ' anti-rationali té dem-eu:re sur le
terrain de la rationalité.
D'Oü le dilemme de la critique de
la Raison par la Raison ! Cercle vicieux oü nous engage le
systémis-me comme "internalisme". La rigueurscien±ifique
n'est plus qu'une consistance t.opologique d'un camp d'une
~cole qu~ de par sa tendance défensive/trahit son caractère
de soci~té secrète d~pensant son énergie à se distinguer des
non-scientifiques.
Cet esprit de caste transforme le problè-
me de la vérité en question de vérité interne ; ce qui signi-
fie que la logique formelle devient le canon de la scientifi-
cité, mieux est objectif, pour l'esprit da caste~ ce qui ~st
convenu,
c'est-à-dire,
ce qui correspond au consensus à
l'intérieur d'une communauté scientifique ou philosophique.
Le critère de vérité est la véri~icabilité interne : Spinozis-
me.
Aussi Mikel Dufrenne, dans Subversion/Perversion,
disait-il,
avec raison, que tout système est intellectualisme
c'est-à-dire négation du principe de réalité
(1).
(1).
-
DUFRENNE
(Mikel).
-
Subversion/Perversion,
(Paris,
P.U.F.,
1977), p.
26.

-
J5 -
Mais le réel c'est ce qui fait que la révolution est toujours
la surprise de la théorie qui est toujours post-festum.
B.
- L' anti-système comme Système ou l ' erfet de la perversion
systémique.
"La méthode systématique est opposée, dit Kant, à la
méthode fragmentaire ou rhapsodique. Quand on a pensé selon
une méthode,
qu'ensuite cette méthode s'est également expri-
mée dans la présentation, et que le passage d'une proposition
à l'autre est distinctement indiqué, alors on a traité une
connaissance systématiquement. Si au contraire après avoir
pensé selon une méthode, on ne dispose pas méthodiquement la
présentation, une telle méthode sera dite rhapsodique."
Remarque."La présentation systématique est opposée à
la pr~sentation fragmentaire, au m~me titre que la présentation
méthodique est opposée à la présentation chaotique. Celui qui
pense méthudiquement peut donc présenter sa pensée de façon
systématique ou de façon fragmentaire.
La présentation exté-
rieurement fragmentaire,
mais en elle-m~me méthodique est
dite aphoristique."
(1).
Nietzsche disait que la vérité est profonde c'est
pourquoi elle a besoin d'un masque. Mais on peut aussi être
superficiel par profondeur comme les grecs !
(1). -
KANT
(E.). - Logique
(opus cité), p.
159.

- ) . 6 -
Que la pensée de Nietzsche se comprenne comme système,
cela est un effet de système c'est-à-dire effet de perversion
produite par l'institution qui est une structure de distribl]-
tion réglée de paroles elles-mêmes réglée-s. L'institution,
c'e5t à la fois le langage et l'Ecole oü la liberté de parole
est libert~ de cercle, liberté assiégée. Ainsi la critique
nietzschl!enne du nihilisme, par exemple, est aussii.n.terpré-
tée comme nihilisme. Mais ceci est une récupération par per-
version, une réappropriation nihiliste. C'est pourquoi nous
refusons la distinction de d'Alembert entre esprit de systè-
me et esprit systématique et ne rabattons pas sur elle l'op-
position entre le "mos geometricus" et le "mos aphoristicus".
En effet, le "mos aphoristicus" est a-systérnisme pur
car i l abandonne la forme de la "normal science" sous tous
ses aspects : positivisme, professionnalisme,
socratylisme et
mimologisme,
pour s'ouvrir à ce que Bakhtine appelle l'''uto-
pisme populaire"
(1)
c'est-à-dire à la variation
(2}1 à l'am-
bivalence au pluralisme perspectiviste, bref,
à l'esprit de la
musique, et plus précisément, comme le dit Pautrat, à la "loi
(1). - BAKHTINE
(M.).
~ L'oeuvre de F. Rabelais et la culture
populaire au Moyen Age et sous la Rennaissance,
(Paris,
Gallimard,
1970), p.
32.
(2).
- Nous employons ce terme dans l'acceptation que lui don-
ne Revault D'Allonnes in Plaisir à Beethoven,
(Paris,
Christian Bourgeois,
1982), p.
185 et p.
188.

-
37 -
d'impure±é"
(1), point d'encrage du renversement" nietzschéen
de la métaphysique: Wagner VS Platon, entendu qu'ici ~Wasncrn
est l'étiquette de ce qui n'en a pas, parce qu'il ne peut en
avoir,
é::LanL une po-&Sibilité dont la nature est d'être sans
essence, d'être Schopenhauer, Dionysos, enfin Nietzsche ou
Zaratln.'1...TStra ... Métaphores ou "concepts" dont i l faut expli-
citer les linéaments afin de rendre clair la situation ou le
système qui n'obéLt plus ni au par~igme de la substitn+ion
ni à la catégorie topoLogique du renversement : mettre sur
pied, ce q~ a la tête en bas.
En effet, comment faire un cerc~e de la "ligne" fra(T-
mentée des aphorismes nietzschéens ? Ici Zorro est mis au
défi d'élaborer son "lasso", son anneau! Mais ce défi
est
aussi une mise en garde qu'exprime Nietzsche lui-même dans
un fragment de 1876-1877 :
"Attention aux anneaux ! (Les an-
neaux sont des serpents enroulés qui se donnent l'air inof-
fensif)
ces serpents d'or lovés se donnent certes l'air ino~-
fensif . . . " .
Nietzsche ne reconduit pas la métaphore hégélienne du
cercle mais au contraire, va nous placer, à travers la métapho-
re de la "roue", devant le risque et les difficultés du com-
mentaire dès qu'il se trouve confronté à une pensée sans
commencement ni fin,
sans origine, ni télos. L'indétermination
(1).
-
PAUTRAT
(B.).
- Versions du Soleil,
(Paris, Seuil,
1971), p.
90 et p.
Ill.

-
38 -
absolue tant du commen~lL que de la circonEérence de l'an-
neau de serpent qui est,
che-z H.e.gel,
ind j fférence et scandale,
( c:f.
la cri tique gu' i l adresse à Spinoza+, puisque, chez lui,
i l faut un sens et un orient absolus,
l'ind~termination est
au contraire chez Nietzsche,
l'expression même de l'incon~~t
philosophique devant la "rouerie" du non-conceptuel et du
conceptuel.
NietzschE ou version renversée d€
Platon ? Zarathoustra
est-il la répétition de ~OI!Dastre, malgré ce qu'en dit Ecce
Homo?
(1). En définitive, pourquoi, poser à Nietzsche,
la
question de l'unité de sa pensée? Quelle est la signification
d'un€
telle tendance?
Notre réponse fait écho à Horkheimer dans Eclipse de
la Raison qui é c r i t :
"la tendance . . . à postuler l'unité re-
présente une tentative de consolider la prétention de l'esprit
à la domination totale."
(2). Le paradigme de la systématici-
té est justement la conséquence d'une telle prétention dont
la raison instrumentale est la cause fondamentale:
"l'indus-
trialisme, dit Horkheimer,
fait pression sur les philosophes
afin qu'ils conçoivent leur travail en termes de procédés de
A
fabrication des couteaux de série."
(3). Poser donc à Nietzsche
(l) .
- ECCE HOMO,
(opus cité) , p.
156.
(2) •
- HORKHEIMER
(M.) . - Eclipse de la raison
(Paris, Payot,
1974) ,
trad. J. Laizé, p.
176
(3) . - Ibidem, p. 173.

-
39 -
et à tout discours fragmentaire la question de l'unité, c'est
reconduire la catégorialité contre laquelle ils se sont in-
surgés en se posant comme te Ls_. Pour une telle catégorialité,
la dé'finition doit renoncer aux principes des objets réels at
se contenter de signes c' es-t-à-dire de déteullinations qui sont
sans rapports avec l'essentialité de l'objet et dont la seule
destination consi·ste à &ervir de points de repère pour la ré-
f1.exion extérieure. Mais, comme dLsent Adorno et Horkhe+mer,
que nous crrons,
"une simple déterminab.il.ité extérieure de ce
type est si entièrement inadéquate à la totalité concrè-te et
à la nature de son concept que son choix exclusif se passe de
toute justification."
(1).
Nous refuserons donc dans notre première partie qui
s'attachera à la détermination de l'idée de syst~me philoso-
phique,
cette démarche qui n'est pas à l'abri
des effets de
son héritage intellectuel et de l'élément de langue auquel
elle appartient dans la mesure où chacun de nos concepts sont
comme des fragments d'une vérité incluse à l'intérieur de
laquelle i l trouve son sens. Et la constitution d'un tel con-
tenu de vérité à partir de tels fragments fut le souci pri-
mordial de Nietzsche et plus tard celui de l'Ecole de Francfort
notamment celui de la monadologie critique d'Adorno et de
(I).
-
Ibidem, p.
173-174.

- 4.6 -
Benjamin luttant contre l'âge de la raison formalisée.
Notre
troisième partie sera donc consacrée à l'analyse de l'exigen-
ce f::La:g:men l a j re~ Elle s:uc:c:èdera à l'étude du" rno:s qéolué 1 ri
cus" entendu non pas comme nécessité structurelle du discours
philosophique mais comme artifice
ou stratégie mystifiant
la disposito rhétorique. Ce sera notre deuxi.ème partie qui
prend pour cible exemplaire,
le système de Spinoza.

-
41 -
PREMIERE PARTIE
La notion de système philosophique
Objet et/ou anti-objet ?

- 42 -
LA NOTION DE SYSTEME PHILOSOPHIQUE.
INTRODUCTION
La philosophie est, dit-on,
système,
c'est-à-dire une
réflex~on qui s'enferme dans une certaine "clôture" sous la
houlette de La Raison architectonique. Toutefois cet attribut
que l'on confère à la philosophie est massivement, ce me
semble,
plus un fait de présupposition qu'un fait de vérifica-
tion. En effet, à notre connaissance-on excusera no~re igno-
rance-aucune étude n'a pris pour objet une telle question. La
philosophie comme système a toujours fait figure d'une opi-
nion que la philosophie universitaire qui est, en fait, une
herméneutique des discours philosophiques, n'a jamais sérieu-
sement mise en cause. La systématicité n'est-elle pas la let-
tre de noblesse oü se reconnaît la Raison ? Le discours de la
Raison toujours présente à soi n'est-il pas ce discours de
bonne tenue qu'est le discours philosophique, un discours qui
se tient?
(1) N'est-ce pas pourquoi, tous les commentateurs
des philosophes dits systématiques se donnent pour tâches de
composer une représentation de leurs oeuvres qui donne l'im-
pression d'une détermination de plus en plus rigoureuse et
(1). -
CAILLOIS
(R.).
-
Introduction aux Oeuvres complètes,
de Spinoza,
(Paris, Gallimard,
1964), bibl. La
Pléiade, p. XIV.

- 4-3 -
qui court le long d'une même chaîne de raisons où se trouve
la cohérence de l'argumentation?
Même Gramsci qui a af-firmé que tous les hommes sont
"philosophes"
(1)
trace une ligne de démarcation entre la
"philosophie de tout le monde" et celle des "philosophes
professionnels" dont la marque distinctive est selon lui, la
"cohérence" ou la "systématicité". La philosophie spontanée
est collective tandis que la philoso~hie systématique est
individuelle puisqu'elle ge développe, en effet, essentiel-
lement dans l'activité de personnalités particulièremen~
douées ... "
(2).
Philosophie systématique, qu'est-ce à dire? Dans
le sens commun des philosophes
(car i l y a dans la philoso-
phie une "doxa" qui ne veut pas dire son nom),
la systémati-
cité fait référence à une composition unitaire de parties
similaires par opposition au "sens commun" du commun des mor-
tels qui,
lui,
est fragmentaire.
La philosophie systématique
est une doctrine composée de notions coordonnées organique-
ment: d'où llidée de cohérence. Au nom de son organicité,
y trouver de l'incohérence, c'est pécher par ignorance ou
par incomplétude. Un système n'est-il pas un tout dont,
par définition, aucun des éléments constitutifs ne saurait
o
(1).
- GRAMSCI.
- Dans le texte,
(Paris
Sociales
1975)p.131
l
l
(2). -
GRAMSCI.
-
Ibidem, p.
143.

- 44 -
être modifié sans modification du tout lui-même ? Ainsi un
système philosophique serait un ensemble invariant,
inat-
taquable,
in-expugnable, irrérutahLe du moi ns ~t qu'on y
demeure. Aussi,
l'unicité,
l'organicité et la cohérence sont-
~les attributs inhérents à un système de philosophie.
"Absolu,
indivisible, l'un est un ;
i l est aussi
tout et totalité ; qualitativement et quantitativement sans
différence,
i l exige la .superposition exacte, la suppression
des intervalles,
l'homogénéité d'un milieu,
archétype de la
Raison,
la philosophie lui emprunte sa forme et son contenu
chacune se pense,
se veut, se croit unité absolue, assemble
et coordonne le divers empirique ou transcendant,
s'affirme
comme seule philosophie, réduisant toutes les autres à
l'hétéronomie,
à l'erreur le vouant à la disparition et à la
mor t. .. "
( 1) .
Il urge donc de s'interroger sur ce qu'est un système
de philosophie. En effet, quand nous parlons du système phi-
losophique de Descartes, d'un Spinoza voire d'un Nietzsche,
de quoi parlons-nous ? Un système philosophique est-il ob-
jet ? A-t-il un sujet ? De telles questions ouvrent un
champ d'interrogation sur une certitude qui se détruit par
la conscience de la non-évidence d'un objet dont on ne peut
assigner objectivement l'évidence de l'évidence. En effet,
(1).
-
DELHOMME
(J.).
-
La Pensée et le réel,
(Paris, P.U.F.,
1967), p.
45

-
4:5 -
i l semble que la notion de système philosophique est du do-
maine du préréf1exif dont i l faut prendre la mesure comme
manque oudéf-aut d'évidence et de présence. C'est dire que
nous devons épI9uver
dans cette notion de système philo:so-
phique le déca1ag-e interne entre le "système" 1
la conscience
de système et le savoir de système caractérisant le vécu tou-
jours à distance de l'immédiat. La fissure est tant dans le
représen'té que dans le représentant. Car comment saisir l'es-
sence d'un objet à dire "système philosophique" si dans la
lecture,
sa r~a1ité s'évanouit et fuit vers la possibilité
toujours reconstruite dans un acte incessant de construction,
son existence s'évadant vers son concept qui,
1ui
court
l
vers la nécessité d'une essence? En effet, tout système re-
vendique le tout et la partie,
le fait et le droit,
le donné
et l'idée, dès lors être nécessaire
c'est-à-dire exigence
l
d'une existence de raison,
nécessité d'essence. Vicissitude
du système comme objet ! Il Y a ici une indication et un
impératif de rupture avec la métaphysique de l'objectivité
classique, si l'on veut saisir la spécificité du système
philosophique à ne pas prendre comme concept d'objet empiri-
que.
Car la notion classique d'objet non mise en question
obstrue de toute sa masse opaque et homogène l'accès à toute
connaissance du système à définir comme "organisation".
A.
-
La notion classique d'objet.
Jusqu'au début du XXè siècle,
l'object~vité (c'est-i-
dire l'idée que l'univers est constitué d'objets isolés ou

- ~-
isolables)
est le signe sous lequel se dit et se Lit
tou-
te scientificité. Dans cette perspecti..te, l'objet existe de
façon po_si ti ve sans que l ' obvervatl;ur partici~ à la constitu-
tion tant par ses structures intellectuelles que par Les ca-
t~gories de sa culture. L'objet est substanciel, i l est plé-
nitude ontologique, être clos et distinct mais pas discret
~uisqu'il se définit dans son existence isolée et indépendan-
te de son environnement. L'objectivité scientifique classi-
que n'est donc pas écologique. L'objet est doté d'une réali-
té propre, d'une autonomie dans son environnement i mieux,
on détermine d'autant plus sa réalité "objective" qu'on l'iso-
le expérimentalement. Ainsi dans les sciences physiques clas-
siques d'obédience cartésienne, la connaissance de l'obj~t ne
prend en compte que sa situation dans l'espace
(position et
vitesse),
ses qualités physiques
(masses, énergie), ses pro-
priétés chimiques,
les lois qui le gouvernent. Dans le pro-
cès de quantification et d'analyse,
l'objet doit être
d~compu­
sé en substances simples ou éléments dont l'atome est l'unité
de base inséca~ et irréductible jusqu'à Rutherford. En
conséquence, tout objet se donne ou est donné dans le monde
phénoménal comme un composé d'éléments premiers facteurs et
détenteurs de sa ou de ses propriétés fondamentales. Expli-
quer, c'est dès lors, mettre à découvert des éléments sim-
ples et des règles simples à partir desquels s'opèrent des
combinaisons variées et des constructions complexes •••
D'autre part, toute référence à l'observateur et à

-
47 -
l'environnement est exclue dans un tel proc~s, puisque
l'objet se définit à partir des lois générales qui le gou-
vernent et des unités élémentaires qui le constituent. De
plus, l'organisation de l'objet se réduit à n'être qu'une
composition par addition d'éléments ou substances simples.
Le Tableau de Mandeléev marque au cours du XIX~ siècle le
triomphe de cette recherche atomistique dans les sciences
physico-chimiques : isolations et recensement des éléments
chimiques constitutifs de tous les objets
: molécules puis
atomes. A partir de ces substances simples, on prétendit
reconnaître et quantifier les caractères fondamentaux de
la matière, de la masse et de l'énergie. Le composant uni-
versel des gaz, des ~iquides et des solides, c'était l'atome.
A celut -ci était référée en propre toute propriété, tout
état,
tout mouvement ; on disposait ainsi dans les sciences
physiques à la fin du XIXè si~cle de toute une batterie de
grandeurs permettant de caractériser, de décrire et de dé-
finir un objet quel qu'il soit. Cette batterie conceptuelle
,
donnée comme moyen de connaissance rationnelle des choses,
n'était rien moins qu'un système d'appréaux qui permet l'ar-
raisonnement des choses en monde objectif, produit de la
méthode de décomposition, de mesure, d'expérimentation, de
manipulation ; on transformera ainsi le monde des choses
en monde d'objets.
On verra combien ce type d'explication prétend~-
ment qualifiée de scientifique est réductionniste. Toute-
fois,
i l devient par la médiation du succ~s de la physique

- 48 -
classique,
le modèle de toute forme d'explication à préten-
tion scientifique.
Ainsi la linguis-tique se donna des uni tés de crase :
le mot puis le Lexème,
le sème, le semène, le phonème, etc ...
En bio1ogie,'u~ntconçusenisolation de tout environnement,
l'organisme, puis la ceLlule, puis la molécule,
le génome
et ses unités élément..a.ires : des gènes, etc .•• Tout ici se
réduit semb1e-t-il au jeu de quelques éléments simples.
B. -
L'objet, avatar de l'être comme présence.
La conception philosophique traditionnelle de l'ob-
jet est la conséquence de la conception aristotélicienne de
l'Etre comme présence. En effet, Aristote dans la physique_
IV
(217 b) pose la problématique du temps en ,proposant une
aporie dans la forme d'une argumentation exotérique puisque
l'aporétique est une exotérique.
Il se demande d'abord si le
temps fait partie des étants ou des non-étants,
(dans une
première hypothèse)
pour en situer la nature. Sa réponse,
c'est que le temps est ce qui "n'e'st pas" ou qui "est à
peine et faiblement".
En faÏ.t.,
cette expression "est à pei-
ne et faiblement" s'inscrit dans l'hypothèse que le temps
est divisible, et fait référence à l'objet élémentaire cons-
titutif du temps au terme d'une méthode de décomposition en
éléments simples.
Le temps, en effet, a pour essence irréductible le
"nun"
(instant ou plutôt maintenant)
or des "nun", i l faut

-
49 -
nécessairement conclure que le temps n'est pas. Le "mainte-
nant" ne peut se maintenir dans la permanence de l'Etre qui,
d-e f ai t, est présence. Le maintenant se donne à la fais c0m-
me ce qui n'est plus et comme ce qui n' e-st pas encore.
rI est
ce qui n'est plus et n'est pas ce qui est. En somme, la métho-
de de décomposition du temps en ses éléments simples fait
voir que le temps est composé de non-étants, puisque "en un
sens, dit Aristote,
i l a été et n'est pLus, en un autre sens,
i l sera et n'est pas encore."
(1).
C'est-à-dire que le temps,
parce qu'il compose avec la "non-étantité" ne peut partic-i-per
de l'Etre c'est-à-dire de la présence, de la substance, de
"l'étantité" elle-même; dès lors,
le temps ne peut être un
objet ni dans ses parties ni dans sa totalité. Ainsi, l'objet
ou l'Etre est placé sous le signe de l'Etant-présent, et par-
ticipe de la présence du présent. Toute l'histoire de la phi-
losophie va selon Heidegger,
s'autoriser du privilège inoui
du présent dans la détermination de la réalité. A preuve,
par e~le, Kant.
En effet, pour Kant, l'objectivité n'est réelle et
ne se justifie que dans la configuration d'une double présen-
ce : la présence sensible du donné empirique
la présence de
l
la conscience à soi et au monde. D'OÙ le caractère double de
la structure de l'objectivité critique comme solution de
l'antinomique de la Raison Pure où s'opère une réduction à la
(1) • -
ARISTOTE. - Physique IV,
217 b.

-
50 -
fois phénoménale et subjective.
(1).
En réalité,
les réductions kantiennes de l'objectivi-
té marquent l'ouverture d'une crise au sein de 110bjcec:W:-vité
elle-;-même de sorte que par elles ll"objet physique", par
exemple,n'est plus simple, indépendante et en soi mais comme
un ensemble de relations extérieures entre des termes qui
doivent à leur tour être analysés en systèmes de ~e1atians
intrinsèques. L'objet n'est plus alors qu'un phénomène dont
l'être est constitué par le repport à un sujet conscient.
L'objectivité débouche ainsi sur la subjectivité: L'objet
de la science, parce que phénomène, est un objet pour et
par un sujet. L'ontologie classique se trouve ainsi revisée
mais n'est pas évacuée puisque la présence est toujours
maintenue comme détermination du sens de l'Etre se "cachant"
dans le mouvement même de sa présentation-représentation.
La connaissance objective n'est objective que parce qu'elle
dépend d'un D~n, dans la forme d'une présence maintenue
en disponibilité. En cela, on peut dire que Kant reste aris-
totélicien puisque dans la deuxième hypothèse qui renverse
la première, Aristote montre que le temps n'appartient pas
aux étants, n'en fait pas partie, n'est pas une détermina-
tion mais que le temps doit être pensé comme une forme pure
(1).
- ROUSSET
(B.).
- La doctrine Kantienne de l'objectivi-
(
té,
(Paris, Vrin,
1967), p. 29-50.

-
51 -
de la sensibilité, c'est-à-dire comme usens-ible insensible",
comme condition de possibilité de l'apparaître des étants,
cians l'expérience finie.
Faut-il recourir au mentalisme et admettre à l'ori-
gine du système un sujet, à dire, Descartes, Spinoza, ou
Nietzache ?
A. Gramsci, en bon positiviste, n'hésite pas à l'ad-
mettre puisque pour lui un système de Philosophie est le
produit de l'activité inteilectu-elle "des personnalités par-
ticulièrement duuées"
(1). Sans doute ne pouvons-nous nier
que le Discours de la Méthode soit l'oeuvre de Descartes ni
que Spinoza ait écrit l'Ethique ou Nietzsche, Zarathoustra.
Mais un livre n'est pas un système philosophique! Il en
fait partie mais n'en trace pas les contours et la configu-
ration. Or donc, si l'on peut assigner avec une certaine
exactitude, la paternité d'un livre à un individu, peut-on,
par extrapolation, dire qu'un système de philosophie a un
sujet ?
Nous rejetterons ici au fondement du système philo-
sophique, les causes fictives que sont les notions "d'idée"
et "d'intentions" puisqu'elles sont inobservables étant du
domaine du transcendantal et du nouménal.
(1). - GRAMSCI
(A.). - Dans le texte,
(Patis, Sociales,
1975),
p. 143

-
52 -
C. Un sujet du système philosophique 7
Rappelons ici, en exergue,
ce mot de Dele-uze et de
Guattari :
"Nous avons écrit l'Anti-Oedioe à deux. Comme cha~un
de nous était plusieurs, çà faisait déjà beaucoup de monde.
Ici nous avons utilisé tout ce qui nous apprcrchait,
le pLus
proche et le plus lointain. Nous avons distribué d' habile-s
pseudonymes, pour rendre méconnaissables. Pourquoi avons-
nous gardé nos noms 7 Par habitude, uniquement par habitude.
Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour
rendr~
imperceptibles non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait ag-ir,
éprouver ou penser. Et puis parce qu'il est agréable de par-
1er comme tout le monde,
et de dire le soleil se lève quahd
tout le monde sait que c'est une manière de parler. Non pas
en arriver au point où l'on ne dit plus "je", mais au point
où çà n'a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire"
"je". Nous ne
sommes plus nous-ITI~mes. Chacun connaltra les
siens. Nous avons été aidés, aspiréS, multipliés."
(1).
Ainsi la notion même de sujet est à déconstruire
comme une pièce de musée de la métaphysique de la connais-
sance, comprise dans une sorte de procès dialectique a&Oe~-
sionnel où un sujet passe de la "Doxa" à la science.
(1). - DELEUZE
(G.).
et GUATTARI
(J.). - Mille Plateaux,
(capiualisme et schizophrénie)
(Paris, Minuit,
1980)
coll.
"critique", p. 9.
-

- 53 -
D. -
La crise de la notion d'objet.
Nous avons dé j à signalé qu'avec Kant J
l'ob j ec-tivi té
subit une r:é.du.ction qui inaugure la subjectivité. L'objet
n'est plus une entité, close, distincte et indépendan±e.
Désormais, i l s!inscrit dans un ensemble de relations exté-
rieures pour devenir une sorte de noeud gordien d'interre-
lations et d'échanges. Ainsi l'objet devient système. C'est
dire que l'on ne saurait alors penser le système comme un
objet simple et substantiel. Si le système est un objet,
i l doit être un objet de type nouveau, c'est-à-dire un objet
dont l'être est à penser au-delà ou en-deçà de la forme de
la présence tant dans sa totalité que dans ses parties. Il
y a urgence donc d'élaborer une théorie du système qui ne
soit pas hypothéquée par la métaphysique de la méthode de
composition en éléments simples. Nous devons donc mettre en
question l'idée classique de système comme totalité d'élé-
ments simples ayant des propriétés spécifiques.

-
54 -
CHAPITRE I.
La notion cl.a:s=s:iqu:e de système.
Avec Leibniz
(1), un système est un "ensemble de
parties". Le problème est de savoir quelle est la nature du
rapport entre "ensemblp" et "parti.es". Nous savons qu'avec
Aristote,
les propriétés de la parties déterminent celle de
l'ensemble ou de la totalité. Ainsi par exemple dans la pre-
mière hypothèse de la Phy~ique TV sur la nature du temps,
Aristote affirme que parce qu'aucune des parties du temps
n'est présente,
le ~s en totalité n'est pas, c'est-à-dire
n'est pas pensé comme présence: les déterminations de la
partie étant transférées à la totalité, à l'ensemble des par-
ties préalablement déterminées. Comprendre la totalité con-
siste dans la tradition analytique à rechercher les éléments
primitifs. Ainsi Leibniz dans la doctrine des ombres rend
compte du système des couleurs qu'il considère comme des phé-
nomènes composés, comme mélange, ·en proposant "des filtres
dichotomiques pour séparer les ingrédients élémentaires du
complexe phénoménal"
(2). Dans la perspective du De Arte
combinatoria,
le système ou totalité est compris sous le
(1). -
LEIBNIZ.
~ Dissertatio de Arte ~ombinatoria, cité par
Edgar Morin in La Méthode l
(Paris, Seuil, 1977}p.101
(2). - SERRES
(M.). - Le système de Leibniz et ses modèles
mathématiques,
(Paris, P.U.F.,
1968)
tome I, p.
101.

- 53 -
signe d'addition, de la multiplication, mieux d~ la combi-
natoire des parties primitives,
combinatoire dont la comple-
x-ité est sa i sie au p ie.d de la métapho.re du tissage. C' e=st
dire que le système n'est plus une uni té simple ma-is une
unité complexe. Cette idée est à porter à l'actif de
Leibniz qui récuse du coup la méthode ~tésienne du dénom-
brement entier dans la recher~he des éléments simples irré-
ductjhles.
Toutefois, chez Leibniz,
l'idée de système comme
urr±té complexe, s'inscrit dans une pratique des combinaisons
mettant en évidence des qualités primitives. C'est pourquoi
nous pensons que malgré les innovations qu'il apporte, i l
reste empêtré dans la notion traditionnelle de système,
dans la mesure où l'organisation des parties en tout se pla-
ce dans le cadre d'une combinaison par composition/décompo-
sition
(1). En effet,
les parties dans le tout conserve leur
identité substantielle puisque leur détermination se fait
au moyen de la détermination de leurs qualités primitives
irréductibles. La systématique se tisse sur le canevas
d'une analytique.
Mais avec Aristote on assiste à un aveu/dénégation
d'une crise d'identité du système comme objet d'une analy-
tique. En effet, dans la physique IV au niveau des trois
hypothèses sur la nature ~temps, Aristote se heurte à
(1). -
Ibidem,
p.
117.

- 5:6 -
une aporie : le "maintenant" est partie du temps et nombre
étranger au temps. Le temps serait composé d'un ensemble de
ck.J
"main-tenants" et n! est pas composé d'un ensembJ e l''-ma:in±e-
nants" puisque la co-maintenance de plusieurs "mamtenants"
est impossible. En effet,
le "maintenant" comme partie ou
élément primitif du temps,
une peut pas coexister, comme
maintenant actuel et présent, avec un autre maintenant comme
tel. La co-existence n'a de sens que dans l'Unité d'un seul
et même maintenant"
(1). Le "maintenant comme partie élémen-
taire du temps a aussi des qualités primitives irrédu~ible~
qu'il ne peut perdre dans la totalité qu'il est appelé à
constituer en système. Le système, ainsi n'est possible que
dans da mesure où ses éléments constitutifs ont des qualités
primitives comparables. Le temps est, en définitive,
le
système possible de la coexistence impossible. Mais cette so-
lution est une mascarade qui donne une énigme comme solution
du problème. En effet, Aristote n'a pas pu résoudre le pro-
blème du temps au terme de son analytique du temps comme
ensemble de "maintenants". Car si le temps est un ensemlble de
"maintenants", cet ensemble n'est "être-ensemble" ou "en-
même-temps",
(ama), que sur le mode de l'analogie. Le mot
(1).
-
DERRIDA (J.). - Marges de la philosophie
(Paris,
Minuit,
1972), p.
62-63.

-
57 -
"e-nsemble" reste donc une énigme cp_li nomme e-t dérohe, racon-
te et dissimule à la fois le prohlèm.e du rapport du tout et
œs parties. L'aporie à laque1] e AriS-tote se h-eurte dan-s la
détermination de la nature du temps est l'expression du
paradoxe qu'est par nature la notion de système ou de tota-
lité. Rappelons le paradoxe :
1 0)
On admet, on suppuse gue le temps est composé de
parties, à savoir,les "maintenants-". Or aucunce des parties
du temps n'est présente, donc le temps en totalité n'est pas,
c'est-à-dire ne participe pas à l'Etre qui est présence.
2°)
Dans une deuxième hypothèse, on affirme que le
temps n'est pas composé de maintenant,
le maintenant n'est
pas une partie du temps, puisque l'identité et l'unité du
maintenant sont problématiques.
"Si, en effet, le ma±ntenant
est toujours autre, comme aucune partie n'est, dans le temps,
en même temps
(ama)
qu'une autre . . . ,
comme le maintenant
non-étant, étant toutefois auparavan-t,
a nécessairement été
détruit à un moment donné,
les maintenants ne sont pas en
même temps
(ama)
les uns avec les autres,
et ce qui fut
auparavant a nécessairement été détruit"
(1)
(nous souli-
gnons) .
(1). - ARISTOTE.
- Physique IV,
218 a.

- SB -
La nature du temps est par essence contradic::toire.
Aristote définit ainsi le temps comme dialectique des con-
traires et so.lu.tian5 des contradict~ons en se jorra:ntd:e l ' ana-
logie de la ligne et du point. La ligne n'est-elle pas la
solution de la contradiction du point ? Dans l'aporétique,
les termes qui sont posés séparément comme contradictoires
sont repris et affirmés ensemble pour définir la nature con-
traà i C±oiL:e du temps. C'est pourquoi le temps est le nom du
système possible de la coexistence impossible ou de l'impos-
sible co-maintenance de plusieurs maintenants présents
(1).
Cette idée aristotélicienne de l'impossible co-
maintenance des parties comme condition de possibilité de la
totalité est heuristique qui nous ouvre la porte de l'énigma-
tique "ama" , c'est-A-dire, de "l'être ensemble" ou "en même
temps" des parties dans le tout ; ce qui définit la nature
paradoxale du système, comme espace de la coexistence possi-
ble sur fond d'impossible co-maintenance. Nous ne ferons pas
que
la présumer, nous nous voyons le devoir de le montrer.
Le tout et les parties : Le système comme paradoxe.
Comme nous l'avons vu avec Leibniz,
le système est
un ensemble de parties mais aussi une unité complexe dont on
ne peut assigner l'identité comme substantielle. Avec
Aristote, en référence au temps comme totalité, on peut dire
(1).
-
DERRIDA. - opus cité, p. 63.

-
59 -
du système qu'il est un paradoxe. En effet, sous l'angle
du tout,
i l est un et homogène,
sous l'angle des constituants
i l est divers et hét.érogè.ne. Ainsi la première manifestation
du système comme complex:i-té se si tue au niveau de l ' a-ssocia-
tion en lui de l'idée d'unité d'une part, de diversité ou
de muLtiplicité d'autre part.
Idées qui en principe se
repoussent et s'excluent. Cette contradiction n'est pas une
contradiction logique mais réelle dont i l faut. rendre compte
par une méthode adéquate qui ne peut se satisfaire de l'op-
position artitotélicienne entre l'acte et la puissance. Com-
me l'a souligné Edgar Morin,
II s i
nous voulons toute une
théorie du système, nous devons apporter le problème de
l'unité complexe,
à commencer dans les relations entre tout
et parties"
(1).
Pour ce faire,
i l faut rompre avec la méthode analy-
tique qui s'efforce de transférer la détermination des par-
ties au tout, de sorte qu'elle cherche à poser le tout en
équation avec la somme des parties. Devant la difficulté,
elle crie au scandale puisque incapable de prendre en compte
le paradoxe au niveau de la théorie. Et ce paradoxe c'est
que le tout est différent de la somme des parties. Mais
cette différence n'est pas univoque car toute différence
est négative, elle a besoin d'être déterminée positivement.
(1).
-
MORIN
(E.).
- La méthode l,
(Paris, Seuil
1977,)
l
p.
106

-
60 -
La première détermination positive de la différence du tout
par rapport à la somme des parties c'est que "le tout est
plus que la somme des parties n
( l ) .
Qu'est-ce à dire ?
Nous avons défini presqu'à la cantonnade, le système
comme espace de la coexistence possible sur fond d'impossi-
ble co-maintenance. En clair, si le tout possède quelque cho-
se de plus que la somme des parties, c'est que la différence
du tout est indicatrice d'une spécifi~ité du tout comme émer-
gence irréductible à la somme des parties. Le tout possède
ainsi des qualitéS' nouvelles distinctes de celles des parties
et de leur somme ; mieux la totalité ou unité globale et
l'organisation sont des qualités nouvelles émergeant des in-
terrelations entre parties. Ce qui signifie que la somme des
parties peut rester invariable mais la totalité peut présen-
ter de nouvelles qualités en tant qu'unité globale en fonc-
tion de la nature de l'organisation interrelationnelle entre
parties. Comme l'a souligné E. Morin,
"l'organisation et
les qualités nouvelles peuvent être considérées comme des
traits propres à l'unité globale; que l'unité globale et
ses qualités émergeant peuvent être considérées comme les pro-
duits même de l'organisation."
(l).
-
Ibi~m, p. lOG.

- 6~ -
"c'est surtout la notion d'émergence qui peut se con-
fondre avec celle de totalité,
le tout étant émergeant et
l' émer g€TIce
éLant un trait propre au tout"
(~).
Cette notion d'émergence est essentielle puisqu'elle
fait voir que la composition est un principe plutôt actif
que pas-sLt, que la règle cartésienne du dénombrement entier
laLsse échapper la spécificité du caractère de la totalité,
que la règle de composition des composants en interactions
dans la coexistence, la condition et la complexité est une
"règle de composition superadditive"
(2). En effet, les
qualités nouvelles qui constituent la totalité en la totalité
qu'elle est se perdent si le système se dissocie. C'est donc
l'organisation qui institue et constitue la globalité qui en
est l'émergence ou l'émanation. Ainsi "les émergences cons-
tituent, non des vertuS
originaires mais des vertus de syn-
thèse"
(3). C'est pourquoi si communément le système est
défini comme assemblage d'éléments, cette notion d'assemblage
est à penser comme synonymique d'organisation. Car l'émergen-
ce est un produit d'organisation qui est non seulement insé-
parable du système en tant que totalité ou globalité, mais
(1). -
Ibidem, p.
106
(2). - FORESTER (H.). - Principe of self-organization.
(New-
York, Pergamon, Press)
(3). - MORIN
(E.). -
Ibidem, III,
1962, p. 866-867.

-
62 -
encore inséparable des composants. En effet, l'idée même de
"composante" implique une mutation provoquée au sein de
l'identité de la partie par l'organisation qui confère à
la
partie, la qualité et le statut de
"compo-sants-n • C' est dire
qu'à l'état isolé, les parties ont des qualités distinctives
des nouvelles qualités qu'elles acquièrent au sein du système
dont elles sont devenues des composantes. Ainsi l'émergence
des qualités nouvelle-s est un événement qui surgit de façon
discontinue au terme de l'organisation. Elle ne peut se dé-
duire des éléments antérieurs à l'organisation, en synthèse.
Elle est irréductible, individuelle,
indécomposable. D'oU
. ,
l'idée selon laquelle un système est un ensemble d'éléments
organisés de telle sorte que la modification d'un de ses élé-
ments entraîne la modification du tout.
Pour nous résumer, disons que l'émergence tant de la
totalité que des composants constitue un saut qualificatif,
un saut logique qui la situe dans l'irréductibilité et l'in-
déductibilité. Ce qui explique que le tout est plus que la
somme des parties d'une part, et d'autre part, que la partie
est plus que la partie
(1).
Toutefois,
si la théorie des systèmes a réagi au
réductionnisme de l'analytique, c'est-à-dire à la méthode
cartésienne du dénombrement entier et de la décomposition
(1).
- MORIN
(E.). - Méthode l,
(Paris, Seuil, 1977), p. 108.

- 63 -
en éléments simples, elle ne saurait être relevante en don-
nant dans l'excès inverse:
le réductionnisme "holiste" ,
expression d'une bévue sur les parties en tant que parties.
En effet,
le "tout" serait une notion ni ai se, mystification
et simplification en définitive, puisqu'elle ne rend pas
compte,
toute seule, du système en tant qu'unité complexe.
Fascinée par la "totalité", elle oublie que l'émergence des
qualité-s nouvelles qui constituent le système en le système
qu'il est, a pour contrepartie pert€
de qualités au niveau
des parties devenues composantes.
La partie en isolation a sa propre identité et sa
pLopLe irréductibilité par rapport au système. La connais-
sance de ses qualités originaires permet de connaître celle
de ses qualités ou propriétés inhibées, virtualisées donc
invisibles au sein du système, ce qui ouvre l'accès à l'intel-
ligibilité des contraintes,
inhibitions et transformations
qu'opère l'organisation du tout. Ceci est particulièrement
important pour la compréhension de la possibilité des lectu-
res plurielles et contradictoires d'un même système philoso-
phique, comme nous le verrons. En effet,
la décomposition
analytique en éléments est déconstructive du système dont les
règles de composition
ne sont pas, comme nous l'avons vu,
additives mafs transformatrices. Alors, on peut dire, eu
égard aux contraintes,que le tout est moins que la somme des
parties. Car là où i l y a organisation,
là existent des con-
traintes sur la production des possibilités dans la mesure "
où les relations organisationnelles exercent des restrictions

- 64 -
sur Les éléments ou parties qu1elles se soumettent;
le
"tout" est donc hégémonique,
Cl est
pourquoi i l y a système
quand !.es composantes ne peuvent ad-opter tous le.urs éta±s.
Et c'est là le signe de la servitude qu'impose le système
aux parties en interdépendance. Ouverture inaugurale qui dit
ici le signe de l'organisation comme figure problématique.

-
65 -
CHAPITRE II.
Du système du discours au d..iscours en système.
Le discours philosophique se veut un discours en sys-
tème, marque de sa distinction et de sa différence. Première
question: comment le langage philos~hique s'ernpare-t-il
des mots ou du n langage ordinaire" et quelles tranS--formations
i l lui fait subir pour l'intégrer dans son propre jeu ou
système ?
D'abord, comme l'a noté Wittgenstein,
le mot dès
qu'il entre en philosophie se trouve dépouillé de son e-ssen-
ce qui,
à ne point s'y méprendre consiste en ses usages
(1).
Par où on entrevoit que les illusions essentialistes ne sont
rien moins que des illusions philosophiques sur le langage.
En effet, dans la philosophie, un "mot" transformé en "con-
cept" est décrété "expression" tant sur le mode descriptif
que génétique d'un signifié bien déterminé et bien délimité
qui lui fait office d'impératif catégorique. A preuve
Spinoza
t
dans l'Ethique,
au lieu même oü i l étale la brochette de ses
(1). - WITTGENSTEIN.
-
Philosophical investigation 371.
("l'essence d'une chose est exprimée par l'usage
grammatical du mot correspondant")
(New-York,
Macmillan,
1968), p.
116.

- ""'" -
définitions, fait comprendre que celles-ci ne sont pas
que des
définitions de mots mais des définitions de cho.s~1 dans la
mesure Où d'ailleurs l'entendement étant "puissance du vrai",
ses d.é.Lini-tions sant. non seulemen.:t des de:scriptLons du con-
cept ainsi généré, mais encore des prescriptions ontolog;i.-
quement réalisantes, puisque la description du généré'est
aussi la description même de sa génération, processus de sa
génération
(1).
Dans ce jeu de transformation qui constitue le "lan-
gage ordinaire" en "langage philosophique",
le système des
significations existantes du mot intégré est supposé devoir
découler du signifié transcendantal et ce, en s'organisant
en une hiérarchie de valeurs sémiques partagées selon le
couple oppositionnel : vulgaire/philosophique ou scientifi-
que. Des fahtômes "ainsi surgissent qui prennent chair dans
ce royaume imaginaire des significations absolues ll qu'est le
langage philosophique. A preuve: La Raison,
l'Entendement,
la Conscience,
le Sujet,
l'Objet, etc •••
Il y a donc, comme l'a fait rernarquerWittgenstein l
lI un
jeu du langage ll philosophique qui met hors-jeu le langa-
ge quotidien de sorte que le langage philosophique fait si-
gne d'un linon-jeu" arbitre de tous les jeux de langage. Mais
v
(1).
-
GUEROULT
(M.).
- Spinoza 1.
(Paris, Aubier,
1968)

- 67 -
ce faisant,
La philosophie se place elle-même hors-jeu puis-
qu'el~B n'est que par l'effet d'une dénégation d'être eLle-
même une pratique linguistique. Car comment la philosophie
pouvait être un traitement philosophique des mots en oubliant
que ce traitement était lui-même une pratique linguistique ?
La difficulté, c'est que la philosophie/comme l'a montré
Kant/ne s'occupe des ''mots'' que pour clarifier "le concept"
afin de voir clair dans "l' Etre" et dans "les essences n. Et
ce faisant,
elle s'oublie comme "jeu de mots",
"jeu de langa-
ge à côté des autres jeux de langage, comme le souligne
Wittgenstein. D'Où cette mystification philosophique qu'est
le projet de dégager une llforme générale de la proposition ll
qui serait contrôlée, fondée,
et garantie par llun sujet ll ,
instance suprême de la maltrise du discours. Attribut du
"sujet",
la logique se présente désormais dans la philosophie
comme perfection investie de l'autorité d'édicter la règle
de toutes les règles du bien penser ou du bien parler. La
sublimation philosophique de la logique est le premier mo-
ment de la dissimulation du discours sous les espèces d'un
effet philosophique qui met en llvacances" le langage quoti-
dient. L'avènement du "sujet ll marque le deuxième moment de
la dissimulation philosophique : le discours philosophique
est ce lljeu de langage" qui ne joue pas puisqu'il n'a de
cesse que d'arracher les llmots" aux pratiques langagières
concrètes et vivantes pour les purifier en vue d'en faire
des monnaies conceptuelles d'une pensée ou d'un discours

- 6:8 -
absolus. C'est pourquoi le sujet philosophique doit toujours
être sujet de la Méthode et à la Méthode; c'est pourquoi
l'histoire de sa pensée passe toujours par un récit, celui
de la Réforme de l'Entendement, autre nom d'un Discours de
la Méthode.
A. - La philosophie, le discours, la logique,
le sujet.
Philosopher,
c'est passer du système du lan~age au
langage en système par la mise en vacances de la discursivi-
té. La philosophie est la volonté comme abolition ou subli-
mation de la discursivité. Car ici le Maître du discours
c'est le sujet : solution première de la question ou du
problème de la justification ultime du "sens" des énoncés.
En effet, dans la philosophie comme système, le sujet est ce
par quoi s'établit la connexion entre le discours,
le sens
et la nécessité logique. Kant ne disait-il pas que le "je
pense" accompagne toutes mes représentations" ?
(1).
C'est pourquoi chez lui,
le sujet fait un système et,
du monde, un système.
Ici se tracent les linéanments d'une
conception du discours et notamment du discours philosophique
en rapport avec un centre qui en serait le sujet et qui por-
terait à bout de bras, sens et significations préalablement
(1). - KANT.
- Critique de la Raison Pure,
(Paris
P.U.F.,
l
1975), trad. T.P., p. 282 et 294.

-
69 -
ourdis dans l'intention ou parfois perdus dans l'oubli quant
à certaines de ses formulations.
D'Où le conscient et l'in-
consc-ien-t du discours comme autant de fiS5Ure-s et de souil-
lures sur la figure du sujet devenu objet d'une herméneuti-
que du système . . .
Toutefois une pensée philosophique est une pensée
trop centrée (elle est systématique), pour ê-tre acceptée
d'être décentrée de la conscience par une réf' exion sur
l'inconscient. Le philosophe ne peut être respDnsable et ca-
pable de folie,
i l est responsable de penser. Aussi sa pen-
sée ne peut être qu'unitaire.
Le philosophe est sujet, c'est-
à-dire adéquation de soi à soi,
conscience de soi, savoir
absolu.
Il ne peut être premier et premier venu. Car la con-
science de soi n'est pas au commencement mais à la f i n ;
comme le disait Hegel, c'est une idée limite:
savoir absolu
qui ne peut échoir à la conscience dans sa situation initia-
le, c'est-à-dire à un stade préréflexif mais plutôt en final.
La philosophie n'est pas isotope de l'Inconscient.
En effet, advenue d'une pensée dont le principe de possibi-
lité est l'unité absolue d'un sujet/conscience, la philoso-
phie est une fonction dont l'inconscient ne peut être un
argument.
Que sign~fie l'allégorie platonicienne de la caverne
et la dialectique hégélienne du Maitre et de l'Esclave.
?
Un enjeu! L'enjeu de la naissance du Soi ou du Moi dans sa
pureté virginale. En effet, i l s'agit dans ces dialectiques

'.
-
70 -
ascendantes d'un seul et même projet: tracer la phénoméno-
logie de l'Esprit philosophique et de sa reconnaissance
dont les étapes nous f-OILt traverser trois' repères ou trois
sphères" de sens qui peuvent être placées pour faire bref,
sous la trilogie de l'avoir, du pouvoir et du valoir 110.).
Les deux premières régions que parcourt l'Esprit figurent le
stade de l'aliénation qui fait système à l'Inconscient. Car
au stad€
de l'Avoir et du Pouvoir,
la conscience n'est pas
encore pL~t consciente de soi. C'est pourquoi malgré
la promotion spiri±nelle que constitue la sphère du pouvoir,
l'aliénation n'y est pas absente. Aussi la figure centrale
de cette sphère qu'est le tyran apparaît-elle chez Platon
en relation étroite avec le "sophiste" ; puisque dans la
sphère du pouvoir,
la dunamis
(puissance)
rayonne jusqu'au
coeur du langage sous les espèces de la flatterie,
du théo-
rique et de la sophistique, discours en folie et en débanda-
de contaminé par l'hubris du pouvoir qui rend fou.
La troisième sphère, celle que P. Ricoeur appelle la
sphère du valoir est la région ou le lieu proprement humain
parce que proprement philosophique, dans la mesure où elle
est le lieu d'une double ~rnergence :
(1). -
RICOEUR (P.). - Le conflit des interprétations,
(Paris,
Seuil,
1969), p.
111.

- 7 1 -
1°)
celle du soi
(c'est-à-dire le lieu de la consti-
tution des sujets).
2 0)
celle de la Raison ou de l'Esprit dont dérive la
subjectivité.
Cette double émergence constitue la figure essentielle de
l'homme philosophe et philosophique. Car, en effet, dans et
pour la philosophie,
"la conscience n'est pas origine mais
tâche"
(1),
ce qui est primordial c'est l'Inconscient. La
conscience n'est pas l'aperception immédiate mais médiate de
soi à soi-même. La conscience n'est donc pas cette présence
immédiate à soi de la conscience. Aussi la philosophie à
travers la dialectique platonicienne ou hégélienne ne donne
pas l'Inconscient comme un autre vis-à-vis de la conscience.
L'Inconscient ne s'oppose pas à la conscience comme deux réa-
lités distinctes. Ce sont des moments distincts d'un procès
où l'un figure comme stade primordial et l'autre comme stade
terminal. C'est pourquoi Gramsci, lorsqu'il analyse la phi-
losophie du sens commun
(qu'il place sous le signe de l'In-
conscient)
ne l'oppose pas à la philosophie des philosophes
professionnels mais les place dans la perspective comme deux
ordres d'une même réalité: le premier étant de l'ordre subal-
terne,
et le second, d'un ordre supérieur :
"la philosophie
(1).
-
RICOEUR
(P.). - Le conflit des Interprétations,
(Paris, Seuil,
1969), p.
109.

- 7 2 -
des intellectuels, qui a donné l.ieu à l'histoire de la phi-
losophie ... peut être considérée comme les "pointes" du
sens commun . . . "
(1). La métaphore spati..aLe "pointes" n'est
pas indicative d'une opposition mais d'une hiérarchisation
des niveaux de progression dans le développement dialecti-
que de la pensée vers le stade de sa révélation à soi.
Dans cette perspective,
l.elangage quotidien doit
aussi, pour devenir langage phi losophiqua, subir une muta-
tion par la nécessité d'un "organon". En effet, la nécessité
pour Aristote d'écrire un ensemble de traités consacrés à
l'Analytique
(et appelée postérieurement la logique)
relève
d'une certaine idée des philosophes sur le discours
:. l 'orga-
non est un instrument dont la maîtrise est la propédeutique
à la science. Aussi l'organon devra-t-il être un attribut
du sujet maître du Discours.
B. -
La philosophie comme système
la double aventure du
discours.
La philosophie se veut oeuvre de la Raison, construc-
tion rationnelle systématique c'est-à-dire, en définitive,
pensée vraie qui ne peut ~tra q~epensée de la totalité : dês
lors le savoir véritable doit nécessairement être savoir
(1). -
GRAMSCI
(A.). - Dans le texte,
(Paris, Sociales, 1979),
p.
143.

-
73 -
absolu. Hegel ne disait-il pas que "l'Absolu seul est vrai
ou le vrai sEul est Absolu" ?
(1).
Comme on ~e voit, la phjlosopbie comme système ~st
l'effet d'une certaine idée de la philosophie. En effet, si
la philosophie
est une tentative d'explication complète,
totale et totalisante du "réel", alors nous avons là un
presupposé totalitaire qui conduit au système comme figure
du miroir Où la philosophie fait sa toilette.
La philosophie est une oeuvre de la Raison,
aussi
ne pourrait-elle venir au monde que sous les espèces du sys-
tème, c'est-à-dire de l'unité, de la cohérence, de la géné-
ralité et de l'universalité. Elle est résultat, le résultat
historique d'une phénoménologie qui est précisément celle de
l'Esprit comme nous l'enseigne Hegel. Qu'est-ce à dire?
La philosophie est la phénoménologie de l'Esprit c'est-à-dire
l'aboutissement de l'itinéraire de l'homme qui s'élève à
l'esprit ou à la Raison par l'intermédiaire de la conscience.
Cet itinéraire est présenté par Hegel comme "le chemin de
la conscience naturelle qui subit une impulsion la poussant
vers le vrai savoir ou comme le chemin de l'âme parcourant
la série de ses formations comme les stations qui lui sont
prescrites par sa propre nature ; elle les parcourt pour se
(1) _
HEGEL
(P.). - Phénomélogie de l'esprit (Paris, Aubier-
Montaigne,
1971)
trad. J. Hyppolite, tome l, p. 67.

-
74 -
purifier à l'esprit quand,
à travers la complète expérience
d'elle-même, elle parvient à la connaissance de ce qu'elle
e~t en soi-même"
(1). Ainsi,
le savoir absolu ne peut être
atteint que par la médiation du point de vue philosophique,
terme du développement de la conscience qui renonce à ses
convictions premières. De l'éristique à llapodictique, tel
serait le cheminement de la philosophie ! Mettons-le en scè-
ne pour en expliciter les moments.
Il est vrai que Hegel dans ses oeuvres philosophi-
qu~s d'Iéna, avait critiqué l'idée d'une propédeutique à la
philosophie
(2)
dans la mesure où pour lui,
la philosophie en
tant que science de l'Absolu ne peut que "partir d'emblée de
l'identité absolue dans le savoir du subjectif.et de l'objec-
tif. C'est ce savoir de l'identité qui est premier et qui cons-
titue la base de tout vrai savoir philosophique"
(3). C'est
dire que pour Hegel,
l'éristique, c'est-à-dire "la critique
suppose une critique de cette critique et ainsi à l'infini
(4).
La vérité du relativisme aboutit en effet pour lui,
"A une
obscure distinction entre un vrai absolu et un vrai d'une
autre nature"
(5).
Pour sortir
(1).
-
opus cité, p.
69
-2).
cité par J. Hyppolite in Genèse et structure de la
phénoménologie de l'Esprit de Hegel.
(Paris, ~ubier­
Montaigne,
1974), p. 55
(3).
-
HYPPOLITE
(J.).
-
Ibidem, p.
I l
(4).
- Note de Hyppolite,
in,
la Phénoménologie de l'Esprit
Introduction, p.
67.
(5).
-
HEGEL.
- La Phénoménologie de l'Esprit, tome l, p. 67.

- 75 -
de cette opposition quasi-antinomique, Hegel va admettre la
nécessité d'une phénoménologie c'est-à-dire la nécessité ou
l'urgence d'une étude du développement de la "manifestation
du savoir phénoménal"
(1)
jusqu'au savoir absolu. Car le sa-
voir absolu ne peut et ne saurait se poser sans justification
en face de la conscience naturelle.
"La science, en effet,
dit-il,
ne peut pas rejeter un savoir qui n'est pas vérita-
ble en le considérant seulement comme une vision vulgaire
des choses et en assurant qu'elle-même est une connaissance
d'un tout autre ordre ... "
(2).
Dès lors,
la philosophie comme système c'est-à~dire
savoir absolu est fille d'un projet fondamental c'est-à-dire
celui d'une exigence de légitimité, mieux, exigence d'un
discours essentiel et premier susceptible de mettre à décou-
vert les possibilités du savoir,
son contenu et son fonde-
ment, exigence d'un discours intégral et intégralement légi-
timé et surtout universellement légitimant.
Pourquoi une telle exigence? Comme nous l'avons vu
avec Hegel,
la légitimité comme nécessité philosophique n'ap-
paraît qu'au sein de la confrontation ou dans la controverse,
dans et par la volonté de dépasser la confrontation,
la con-
troverse, bref la contradiction.
(1).
- Ibidem, p. 68
(2).
- Ibidem.

-
76 -
Qu'on se souvienne de Platon et de sa philosophie de
l'histoire. Platon a éprouvé le besoin de méditer sur les
conditions de l'intemporel et d-e l'anhistorique non pas pour
se détourner du devenir mais pour proposer une ascèse
(la
dialectique ascendante)
comme volonté de dépassement de l'his-
toire et de maîtrise du sensible, source de corruption car
lieu de conflit. Le devenir est une effectivité dont Platon
prend acte. Il n'est pas, chez lui, considéré comme un non-
être,
COmmE
une illusion, une réalité dont on ne saurait ti-
rer aucune intelLigibilité. En effet, la prise de position
philosophique de Platon entretient une relation nécessaire
avec sa prise de conscience d'une situation historique dé-
terminée: avec Hérodote et Thucydide, la pensée s'était
sensibilisée, au IVè et Vè siècle, à l'essence historique
de l'homme i
elle a saisi dans le destin de la cité la préoc-
cupation majeure. Or à l'époque de Platon, la situation po-
litique de la Grèce est encore aggravéê : l'immoralité et la
violence ne connaissent plus de bornes. L'homme ne peut se
reconnaître dans les cités existantes qui sont déchirées par
les conflits de classes, engagées dans des entreprises de
conquête sans lendemain, écras~es sous une masse d'esclaves
toujours plus lourde. Toutefois, l'homme demeure toujours at-
taché à cette société parce qu'incapable d'en concevoir une
autre. C'est ici que la philosophie de l'histoire de Platon
trouve son point d'ancrage et sa justification historique:
i l faut sauver la cité de la dissolution qui la menace non

-
77 -
pas de l'extérieur mais de l'intérieur, puisqu'elle est l'ef-
fet de la lutte des classes en quête de moyens pour réaliser
leur rêve hégémonique. Pour ce faire,
Platon propo-se une dia-
lectique visant à dominer le devenir,
la COLLUpLion et l'im-
moralité des régimes tyranniques qui transforment l'homme
en animal, afin d'instaurer la cité idéale où s'inaugure le
règne de la philosophie, c'est-à-dire le règne de la Science.
L'idée fondamentale est qu'il faut aller au-delà,
supprimer
le devenir et retrouver par la science ce que l'abandon des
dieux nous a fait perdre. La Science doit exclure la possibi-
lité de la lutte des classes en faisant disparaître toute
cause interne de conflit, toute contestation entre citoyens.
Cette tâche incombe au philosophe-roi qui, grâce au discours,
fera venir au jour la cité idéale. Nous y reviendrons ulté-
rieurement.
Pour l'heure, disons que comprendre la philosophie
comme système,
c'est la comprendre par la déconstruction de
la représentation qu'elle se donne comme en rupture avec la
conscience immédiate,
la conscience commune. Hegel, dans la
Phénoménologie comprenait le discours philosophique, la
Recherche de la Raison comme ayant son origine dans la néga-
tivité primitive, c'est-à-dire dans le désir de reconnaissan-
ce qu'est la nature humaine.
Ainsi la philosophie ne naît pas sur le chemin volon-
tariste du doute cartésien qui,
selon Hege~ n'est qu'"un zèle
plein de gravité pour la vérité et la science." Car un tel

- 7B -
(1). -
Ibidem, p. 69-70.

-
79 -
En effet, dans son émergence grecque,
la philosophie
fut l'expression d'une exigence qui est celle du dépassement
de la négativité comme source de corruption et de dé:généres-
cence. L'hypothèse platonicienne des Idées avait pour but de
déterminer les conditions du dépassement de l'histoire comme
règne de la négativité
(1). Dans son but essentiel, la philo-
sophie ne s~ veut système que dans sa volonté de faire en
sorte que Le monde àe~s hommes soit tel que la négativité,
la passion, n'y ait pas de place. Construire un univers de vie
oü l'homme soit à l'abri de la Violence, mettre en place une
éducation, une culture qui pousse l'individu non plus vers
la passion mais vers la Raison. La philosophie ne sera réa-
lisée que si l'homme,
toute l'existence de l'homme est péné-
trée de Raison. C'est pourquoi Hegel, dans sa critique du
dualisme abstrait a cherché la Raison partout.
Nietzsche a décelé dans cette recherche obstinée "la
volonté de diviniser l'univers de la vie afin de trouver dans
cette contemplation et dans cette étude le repos et le bonheur.
Hegel cherche la Raison partout, en présence de la Raison on
peut se rendre et se résigner"
(2).
(1). - CHATELET (F.). - La Naissance de l'histoire,
(Paris,
UGE, 1962), n° 819-820, p.
300 et suivantes
(2).
- NIETZSCHE
(F.).
- La Volonté de puissance,
(Paris,
Gallimard,
1947), trad. Bianquis, tome 2,
p.
27.

- ao -
La philosophie comme système est donc volonté de
puissance,
recherche de la "souveraineté". Dans le Crépuscule
des Idoles,
Nietzsche étend la brochette d'une telle quête
en s'en prenant à Socrate et à "tous le-s gens à système" car
"la volonté de système est un manque de loyauté"
(1).
A cette enseigne, on peut donc comprendre la philoso-
phie comme solution non violente à la violence généralisée
COnmte
solution à la crise des "doxa-i" en état de guerre.
Mais cette solution va s'inscrire dans une stratégié à deux
temps :
1. - Abolition de la discursivité
2.
- Institution d' un m~tre dJJ. disCQurs et de la
Méthode.
C. - La volonté de système comme abolition de la discursivité.
Comment dépasser l'opposition des idées dans la con-
troverse, dans le conflit des idées? Tel est le problème
que nous croyons découvrir à la base de l'entreprise de sys-
tématisation en philosophie. En effet, dans le monde de la
discussion l'enjeu c'est d'avoir raison. D'Où le problème
de la stratégie discursive adéquate : la méthode comme "orga-
non" .
Puisque dans la controverse, chaque idée se pose com-
me vérité,
i l lui faut justifier son titre à la vérité. Alors,
(1). - NIETZSCHE
(F.). - Le crépuscule des idoles,
(Paris, --
Seuil/-Gonthier,
1967)
trad. H. Albert, Aph.
26, p.14.

-
81 -
ici le modèle est le juge, c'est-à-dire celui qui ne prend
pas partie.
Il est le tiers qui est possibilité d'union des
an-tagon j smes dans une totalité,
dans un ensemb 1 e où les
diverses idées prennent conscience de leur particularité, de
leur unilatéralité, de leur erreur. Comment procède le juge?
Il laisse des adverssaires se parler ou parler,
chacun d'eux
devant prendre position l'un par rapport à l'autre. Dans
cette joute oratoire, le moyen de remporter l'enjeu, c'est
le langage,
parce que le langage seul possède la conIiance
de tous. Ainsi la joute oratoire est la forme sublimée de la
lutte de reconnaissance dont Hegel a présenté la forme vio-
lente dans la dialectique du Maître et de l'Esclave. Dans le
refus de la lutte au profit de La discussion, chaque adver-
saire doit prouver qu'il a raison, qu'il est un virtuose de
la démonstration, c'est-à-dire habile dans le maniement non
des armes mais des lois propres au langage.
Dès lors,
la philosophie comme système est fille
d'un projet essentiel: l'exigence de légitimité, exigence
d'un discours premier et essentiel susceptible de mettre à
découvert les possibilités du savoir, son contenu, et son
fondement,
exigence d'un discours intégral et intégralement
légitimé. Mais cette exigence de légitimité,
i l faut dire
qu'elle n'apparaît comme nécessité philosophique qu'au sein
de la confrontation ou dans la controverse. C'est donc dans
un monde déchiré par les oppositions entre les idées ou les
pensées que la philosophie entre en scène et que l'exigence de

-
82 -
systématicité lui fait système en se fais~t pressante.
En effet,
dans la controverse,
l'opposition des idées
do i t
avoir s.on dénouementc. L! exee Il ence d' une i-dée se me~sure
à sa c:apaci té de triompher des autres.
D'Où le pr-ohlème non
pas de la justice mais de la justesse du discours, c'est-à-
dire le problème de son ajustement à soi et à son enjeu
(1).
Nous nommons ici le probJème de la atratégie adéquate : la
Mé±hode comme organon.
Puisque dans la controverse, chaque idée se pose corn-
me vérité,
i l lui faut justifier son titre à ~a vérité.
Alors le juge,
comme l'ont fait voir E. Weil
(2)
et F. Châtelet
(3), devient le modèle de la pratique philosophique. Il est
celui qui égalise toutes les idées en opposition, très préci-
sément, parce qu'il ne prend pas partie.
Il a la possibilité
d'unir les antagonismes dans une totalité, dans un ensemble
où les diverses idées prennent conscience de leur particula-
rité, de ~eur unilatéralité, de leur erreur. Le juge est
donc la métaphore du philosophe. Mais son attitude sera para-
doxalement celui de l'ignorant.
Il est "celui qui sait qu'il
ne sait rien." Il sait aussi que les faits ou les ;ressources
(1) •
ALTHUSSER. - "Justesse et Philosophie~ :l,n 'La Pensée
(2).
- WEIL
(E.).
- Logique de la Philosophie,
(Paris, Vrin,
1967) .
(3).
-
CHATELET
(F.).
-
Logos et Praxis,
(Paris, SEDES, 1962).

-
83 -
qu'expl~ite chacun pour se justifier ne sont nullement déci-
sifs puisque ce qui parle en eux,
c'est la Passion. Toute-
fuis,
le plus petit commun d~nominateur, c'e~i.. Le discours
le "Logos",
le langage. C'est lui que tous veulent persuasif
dans la diversité contradictoire des idées. Ainsi la tâche
du philŒ~ophe -
juge, c'est de développer ce crédit en appor-
tant plus de crédit à la forme du discours.
L'arme du philosophe c'est la structure discursive
du langage visant à la persuasion. En effet,
puisque la con-
tradiction est l'indice de l'erreur, le discours cohérent
sera le rassembleur des esprits. L'avènement du "Logos"
coincide avec la naissance de la Doxa .. Désormais, philoso-
pher c'est d'abord sans doute discuter, mais discuter c'est
surtout mettre en système les "doxai" c'est-à-dire les arti-
culer dans un processus de transformation à l'issu duquel la
vérit~ s'impose à tous. La joute des "doxai" est le règne
de la violence et ce règne est par essence provisoire. Ici,
avoir raison, c'est vaincre. Dans le système des "doxai" en
dialogue, avoir raison, c'est convaincre. Le dialogue philoso-
phique suppose le langage comme puissance à découvrir, à
réapprendre,
à approprier pour accéder au royaume du vrai.
Chez Platon, 1 la dialectique est sans doute art du dialogue
mais surtout puissance du passage de l'éristique provisoire à
l'apodictique dans la mesure où la dialectique a pour fin la
découverte de l'an-hypothétique.

-8-4-
Mais ici s'inaugure un premier jeu de décalage qui
va constituer la philosophie en ce qu'elle e s t : un art par
lequel se resta'lre Le pouvoir de persuasion du langage arti-
culé sur un souci majeur : celui de la généralité du discours
comme forme et critère de sa légitimité et de sa recevabili-
lité. Le discours général est un discours capable de ralli:er
à
son point de vue des visions partielles et bornées qui y
trouvent leurs sens et limites. Etant recherche de la vérité
et recherche sur les conditions de possibilité du savoir, i l
définit les règles de l'intelligibilité et de la véracité
universelles qui confèrent à chacun des discours son autori-
té et son opportunité. Un processus de métamorphose se trou-
ve ainsi amorcé où le "Logos" se cristallise en Raison
lieu transcendantal de l'énoncé vrai, du discours intemporel,
universel et absolu.
D.
- L'avènement de la raison architectonique.
Dans la joute des "doxai" la contradiction est l'in-
dice de l'erreur. Le discours cohérent est le discours rece-
vable parce que discours général qui rassemble les esprits.
C'est ainsi que l'avènement du "Logos" coïncide avec la nais-
saice de la "Doxa" d'une part et de la Raison d'autre part.
La "doxa" serait donc l'extériorité de principe du "logos"
en tant que lieu d'effectuation de la logique ou de la Rai-
son. Qu'est-ce à dire? Le discours philosophique est volon-
té d'abolition de la discursivité. En effet,
la discursivité
ou mieux,
l'idée de cohérence et d'enchaînement des idées-

- 85 -
dans le discours qui fait du discours un discours philosophi-
que reçoit ici un statut spécial. L'idée de cohérence devient
une idée seconde : la cohérence n'est pas une idée première,
ce qui est premier c'est le discours de la "Doxa", c'est un
discours neutre.
Pour le philosophe,
notre discours avant de devenir
un discours philosophique, un discours persuas;if c'est-à-
dire un discours logiquement armé est préalablement un dis-
cours logiquement neutre. En clair, les "doxai" par leur ca-
ractère asystématique nous montrent que personne au monde
n'a cette intention seconde de faire un disrours absolu-
général et légitimé au nom de la Pensée en général en respec-
tant les articulations logiques et en parlant dans le vide des
passions. Si les "doxai" sont particuliers c'est que sponta-
nément personne ne parle comme un sujet universel d'où sorti-
rait une vérité intemporelle. C'est pourquoi par la Maïeutique,
la propédeutique est possible qui nous inaugure les voies du
discours philosophique. Le philosophe c'est celui qui parle
comme s ' i l était le sujet d'un discours non brisé, non neutre.
Si son discours est systématique, enchainé, organ;ique et cohé-
rent, c'est que son discours a échappé au pré-~éflexif, à
l'immédiat. Son discours a perdu sa neutralité, et de fait,
s'oppose et est opposable au discours qu'on parle et qui se
parle. En ce sens,
le discours qu'on parle est un discours
brisé,
sans logique,
indirect, oblique, impersonnel. Un discours
brisé est un discours logiquement neutre, c'est-à-dire non
stratégique,

-81) -
non instrumental en tant qu'il n'est pas un t1organon"
!
Le discours sans "organon" est non organique,
i l est brisé,
toujuurs inte:r:rompu et cette interruption n'implique pas
nécessairement la présence d'un interlo-cuteur. Le discours
neutre ou brisé est un discours décentré;
i l n'a ni C6!Lre
ni référence. Il ne peut donner prise à des règles fixes qui
permettraient de le continuer de lui-même du moment qu'on en
a le départ. Le discours brisé n'a pas trouvé son "je", i l est
de l'ordre de l'''ON'' qui n'est pas l'Etre puisqu'il est de
l'ordre de l'évidence qui n'a et n'est pas le savoir de son
évidence.
La logique n'aurait pas été nécessaire et utile si
entre la logique et le discours ne s'interposaient les pas-
sions de l'âme. Descartes le savait qui écrivit un Discours
de la Méthode. Ainsi le discours brisé c'est le discours des
passions et de la passion de l'humanité, car ce sont les
passions qui suscitent la polémique. Toutefois grâce à la po-
lémique et surtout grâce à la volonté de dépasser la polémi-
que,
le discours prend forme cohérente,
logique et systéma-
tique dans la mesure où la polémique exige la preuve et la
preuve exige la logique et la cohérence. Ainsi la logique ne
vient pas du discours mais de la médiation du discours. Dès
lors la volonté de système dans la philosophie c'est "je",
c'est le sujet qui est maître de soi, maître du discours.

- 8 7 -
E.
- Le sujet comme maître du discours.
Nous venons de diLe que la volonté de système dans
la phiLosophie, c'est le sujet. En effet, la pensée qui s'or-
ganise c'est la pensée qui utilise le discours à
fin de
discours et cette pensée qui utilise le discours à fin de
discours, c'est la logique. Mais qu'est-ce que la logique dans
la philosophie ?
Ici encore, on assistera à un autre détournement
dont la philosophie seule connait le secret. En effet, dans
la philosophie,
la logique apparaît ou est présentée comme
une sorte de réflexion externe sur le discours déjà org~é
pour essaye~d'en extraire les lois internes d'ordre, ou mê-
me comme une discipline qui s'efforce de normaliser'le dis-
cours sans ordre, brisé et neutre. Mais en réalité,
la logi-
que n'est pas cette sorte de réflexion externe. Elle est en
réalité, à l'intérieur du discours même,
sa récurrence sur
lui-même pour se comprendre. Un discours est/si j'ose m'ex-
primer ainsi, une sorte de "mécanique récurrente" c'est-à-
dire capable de revenir sur elle-même et dans ce retour sur
soi, de se donner ordre,
forme et contenu. Dans le discours,
ordre et contenu vont de paire et comme de soi puisque le
discours est ordonnance et contenu. En effet, i l suffit au
discours de se parleT pour se corriger sans l'intervention
d'un sujet qui viendrait de l'extérieur lui donner forme et
contenu.

- 88
La Raison ou la logique c'est l'ajustement du dis-
cours à lui-même à fin de discours c'est-à-dire à fin polé-
mique - car on parle pour et non pour parler-.
"Logos" signi-
fie Parole et Raison, ordre du discours et ordre des rai-
sons.
Ainsi, dire que d'un discours brisé c'est-à-dire lo-
giquement neutre, on passe à un discours ~ogiquement armé
par l'intermédiaire d'une polémique avec soi pour parvenir à
la persuasion tant de soi que de l'autre, c'est donner sa
sanction au mythe anthropologique du sujet qui rentrerait en
action dans l'entreprise de systématisation. En fait,
ce
serait en tant qu'introduit dans le discours que le sujet
"fait ll du discours un discours achevé, probant et acceptable.
Mais l'introduction du sujet dans le discours obéit à une
norme idéologique visant à poser l'insignifiance
(ou le no:p-
sens)
comme sans sujet: Qu'est-ce à dire? Que le discours
brisé en tant que discours sans sens est un discours sans si-
gnifiance parce que sans sujet qui lui apporterait cohérence
et contenu. En effet, si le sujet est celui qui donne forme
et sens au discours, alors i l faut admettre que l'insigni-
fiance est sans sujet car, dès lors qu'il y a sujet, le
discours est nécessairement armé de sens et de logique. Mais
en fait,
dire que l'insignifiance est sans sujet, c'est dire
qu'elle est l'effet de la domination du sujet ignorant par
son propre discours qui, alors, va la bride sur le cou. L'en-
jeu, ici, c'est l'apologie du philosophe par lui-même, dans
un mouvement oü i l s'institue lui-même comme maItre du

-
89 -
discour~par opposition aux sujets de la "doxa" qui "nJont U
aucune prise sur leur discours. En fait,
la mise en scène
et sur scène du sujet, dans l'espace du discours,
comme maî-
tre du discours, c'est la mise au pouvoir du suj et - philoso-
phe, dans une subversion de ~a réalité qui
dès lors, est
l
pervertie.
Comme nous l'avons déjà souligné, la logique, c'est
lJajustement du discours à lui-même. Elle est lJordre imma-
nent au discours même. C'est pourquoi, comme l'a noté Greimas,
la fonction de la manifestation sémique, cJest-à-dire du sens
logique, c'est lJunité textuelle. En dJautres termes, la lo-
gique c'est la première aven-ture du discours. Et une aventure
c'est ce qui survient, c'est ce qui arrive du coup! C'est
donc dans la dénégation de cette vérité toute banale, dans sa
massivité triviale, que ~es philosophies académiques sont
volonté comme abolition de la discursivité. En effet, la
discursivité est, dans son inanité, une aventure inhérente à
tout évènement énonciatif. Ainsi l'abolition de la discursi-
vité fait une place nette où le philosophe fait son entrée
portant à bout de bras la logique et la cohérence qui vien-
drait donner au discours en lui-même neutre, forme et contenu.
Dès lors, se substituant au contexte et au texte qui sont
les véritables foncteurs logiques,
le philosophe se donne la
figure d'.n pur être qui n'a ni appartenance sociale, ni pas-
sions. En effet, si le discours de la doxa, est dit brisé/
c'est parce que selon le philosophe, dans la réfente des for-

- 90 -
mes ou des articulations du discours de la doxa,
l'âme fait
son nid à ses passions. Ainsi 11 urgence cartés:i en ne de la
Méthode c'est l'urgence d'extirper les passions qui s'inter-
posent entre le discours et la logique abstraitement séparés
afin de restaurer l'accord perdu. Introduit dans le discours,
le sujet devient le sujet à la fois du discours et de la
Méthode. Prenons la mesure d'une telle thèse en la soumettant
à la question de savoir si, au fond,
la logique est la consé-
quence de la sujétion du discours par le sujet-philosophe :
Y-a-t-il un sujet de la méthode ?
Qu'est-ce qu'avoir une Méthode en philosophie? Avoir
une méthode c'est déjà avoir pris position sur et dans la
philosophie soit en archonte, soit en épigone. Car une Métho-
de,
ce n'est pas seulement un "organon" c'est-A-dire un ins-
trument comme le prétend Aristote, mais c'est la conséquence
d'une pensée déjà sûre d'elle-même et dont la récurrence sur
soi s'indique comme Méthode, c'est-à-dire voie sur laquelle
en s'engageant, on ne peut éviter de se prendre au piège du
discours en système.
La Méthode n'est pas une idée seconde. Ce n'est pas
un "organon" dont on se servirait pour produire une pensée
recevable comme philosophie. Evidemment dans la philosophie
académique,
scolaire et un~versitaire, la Méthode est le
"bâton de Maréchal" du professeur dans l'espace militaire
qu'est la salle de classe. Loin d'être institutrice, la Métho-
de e~t ici tutrice.

- 91 -
Mais en fait,
la méthode est institutrice at ce ~ un
double titre. En effet :
1. -
Il n' y a pas un suj-et de la Méthode, c-' est-à-
dire un sujet qui s'approprierait un ensemble de bonne-s rè-
gles car cet ensemble de règles est déjà un système clos de
pensées qui, en tant qu'objet de savoir, souti.ent
IIje" qui
soutiendrait "pensée".
2. - La Méthode est non pas tutrice de la pensée mais
institutrice par récurrence, c'est-à-dire p.ensée s'instituant
dans le retour sur soi du savoir de soi de la pensée elle-
même
~eux, la Méthode est pensée déj~ pensée de soi.
C'est pourquoi, en regard de la Méthode, le rapport
de l'élève à son maître est à mettre à l'index d'une histoi-
re,
l'histoire d'un tour constitutif du geste de la Raison
souveraine qui enferme l'autre dans un "nid de coucou ll • Car,
c'est seulement en acceptant de rentrer dans la "Maison des
Bêtes" que l'on devient philosophe.
En effet, François Châtelet et Eric Weil se sont ef-
forcés de montrer que l'émergence de la philosophie n'est
possible que dans la mesure où "l'homme de la Doxa ll accepte
de
converser"
(1). Cependant François Chatelet affirme
(1). - CHATELET (F.).
- Logos et Praxis,
(Paris, SEDES, 1962),
p.
66-67.

- 92 -
dans le même moment que la philosophie ne remplit son dessein
que "toutes les fois que la ·Doxa" accepte la philosophie"
(1)
C'est dire que le dialogue qui institue l'émergence de l.a
philosophie implique dejà que l'interlocuteur du philo-sophe
soi t
aussi
philosophe,. puisque Il c-et interlocuteur devrait
être honn~te ou de bonne foi pour que le dialogue ait un
sens"
(2). Quelle est alors la signification de l'opposition
entre la pb..i...lo.sapb et la "Doxa" ?
Faire l'histoire de cette opposition, c'est la dé-
construire pour faire voir cet autre tour de folie où s'éta-
blit le règne de la vérité à travers le langage sans merci de
la non-folie qui se dit système philosophique. En vérité,. i l
n'y a pas dialogue entre philosophie et "Doxa", car est ori-
ginaire la césure et la censure qui institue la distance
entre elles ; puisqu'entre la Raison et l~ Déraison~ il n'y
a pas de référendum,
le dialogue étant éternellement rompu.
Comme le langage de la psychiatrie
(3), le langage de la
philosophie est le monologue de la Raison sur le silence de
la "Doxa". En effet, entre la philosophie et la "Doxa", la
séparation est déjà acquise comme effet-philosophie' c'est-à-
dire effet de l'intervention philosophique sur un discours
mort avant d'avoir vécu pour servir de viatique.
(1).
- WEIL
(E.).
- Logique de la philosophie
(Paris, Vrin,
1967), en particulier,
l'Introduction,
chap. II et V
(2).
-
Ibidem, p. 67.
(3).
-
FAUCOULT (M.).
- Histoire de la Folie à l'âge classi-
que,
(Paris, Plon,
1961), coll.
10/18, p. 9.

-
93 -
Le discours de la "Doxa" est un discours qui n'a su se dire que
par la bouche du philosophe dont la raison d'ailleurs,
s'exerce en exerçant sa prise sur la non-raison, pour arra-
cher à celle-ci sa vérit.é de folie,
de fausseté et de mala-
dresse.
y eut-il jamais avènement àu "Logos· s'arrachant à
hubris ? En vérité,
le "Logos" grec n'eut jamais de contrai-
re.
Le discours de la "Doxa" n'eut jamais de sujet, puisque
le sujet qui le dit,
le dit comme objet, di~cours-objet
transmis dans l'enveloppe de la dialectique socratique. C'est
dire que les dialogues de Platon sont un ensemble de dis-
cours "dialogués" se conjuguant sur le mode du futur anté-
rieur pour faire place, sur fond d'une archéologie du silen-
ce, au présent du discours philosophique. Dans ce présent
serein, le philosophe ne communique qu'avec un absent/pré-
sent
(la doxa) , puisque cette communication n'est qu'un dia-
logue de leur rupture . . . à moins que comme le psychiatre, le
philosophe ne se délègue en médecin auprès d'elle. Autrement
comment comprendre la position qu'occupe Socrate face à
Calliclès ? Car comment faire entendre Raison à celui-ci si-
non en l'enferment dans "la Maison des Bêtes" ? Que dis-je?
dans l'Académie! D'Où i l appert que l'exercice de la philo-
sophie s'articule étroitement à l'acte pédagogique, voire
politique.
En effet, si "les instincts veulent jouer au tyran,
i l faut, dit Nietzsche,
inventer un contre-tyran qui

-
94 -
l'emporte
(1). Et "lorsqu'on est forcé de faire de la Raison
un tyran comme Socrate l'a fait,
le danger ne doit pas être
minc.e que quelque chose d'autre fas.se le tyran
(2).
En réalité, c'est plutôt une certaine méthode qui
institue le sujet comme sujet du discours à armer logique-
ment afin d'en dissiper, comme par magie, l'histoire lacu-
naire. Au demeurant, disons que logique, récurrence et métho-
de sont sans sujet, car le discours qui se parle se corrige
de lui-même-,
s'organise de lui-même e± dans cet ajustement
à soi se donne forme et contenu. C'est pourquoi nous avons
dit que la logique est la première aventure du discours. Il
faut tout de suite ajouter que la première remanence de la
récurrence du discours sur lui-même c'est le sujet qui est
grammatical, c'est-à-dire que le sujet est la première aven-
ture de la logique. C'est au nom de la logiqu€
que nous di-
sons qu'il y a un sujet du discours. Précisons toutefois que
ceci n'est qu'au nom d'une logique de la morale de la respon-
sabilité distributrice de sanctions et de récompenses. En
effet, produit bâtard,
le sujet se donne contre la logique
non pas comme conséquence du discours, c'est-à-dire de la
(1). - NIETZSCHE
(P.). - Lê crépuscule des Idoles,
(Paris,
Denoël/Genthier,
1966), p. 24.
(2). -
Ibidem, p.
25

-
95 -
Logique mais comme sujet du discours
(non pas à entendre com-
me objet du discours). Devenu tel,
i l se met à la première
personne du disc.onrs et se prenà pour le maître du discours.
Comme maître du discours et première instance du discours,
le sujet se présente comme premier temps de toute pensée
systématique qui est l'indice de la mainmise du sujet sur
le disco.u:r:s. Dès lors,
la source, 11 origine de toute bonne
pensée, c' est le sujet. L'Ego-origine de l ' entendement pur
et dur. Partout où i l y a
IIje ll ,
i l y a système! Se trouvent
ainsi éludées :
1. - La question du partage et du mode d'appropria-
tion du savoir ;
2. - La question du mode de production du savoir et
de la pensée philosophique.
Le IIje ll devient pouvoir de synthèse ll , d'ordre et
d'organisation de savoir ou de pensée avec, à la clé, la co-
hérence comme son attribut mythique. L'essentiel, ce n'est
pas que chacun pense mais que chacun s'approprie un ensemble
de bonnes règles pour bien penser. En réalité,
ces ensembles
de bonnes règles sont des attributs sans sujet, ils sont un
attribut qui n'a pas besoin de sujet qui les porte et sup-
porte. En effet, ces ensembles de bonnes règles constituent
déjà des systèmes de pensée. Et ce système en tant que clos
sur lui-même,
suscite IIje ll qui soutiendrait IIpensell.

-
96 -
CHAPITRE III.
La pensée, l ' impensé et 11 impensable.
(Les Marges du Système philosophique) .
"Que les jeux ne soient pas fait~, qu'il y
ait un jeu ll •
R. BARTHES,
Le Plaisir de Texte, p.
Il.
Dans la pratique universitaire et scolaire, expliquer
un système de philosophie, clest s'efforcer à montrer ce
quia II vra iment dit ll tel ou tel philosophe et que l'on appelle
II sa
pensée ll •
Ce faisant, on siest engagé dans une sorte de
sémantique mentaliste ou intentionnelle.
Ainsi dans un système philosophique,
i l y aurait
par exemple, une Idée qui est à l'oeuvre et que supporte une
théorie de l'Idée. La théorie de l'Idée ne recoupe pas né-
cessairement l'Idée
de sorte que,
lorsque l'auteur nous
présente sa théorie de l'Idée, i l ne nous dit pas quelle est
son Idée. La théorie de l'Idée fait partie de l'argument
alors que l'Idée fait partie de son lIinconscient ll •
Cette
Idée n'est pas manifeste. L'idée qui court dans un système
n'est pas du tout celle que le philosophe étale. Dans tout
système,
i l y aurait ainsi une ligne marginale que l'expli-
cation ou le commentaire philosophique se donne pour tache
de rendre manifeste dans une sorte de parousie épiphanique
du sens essentiel. C'est ce qui fait que seul un philosophe

- rn -
peut comprendre un philosophe ; car le non-philosophe peut
comprendre ce que dit le philosophe mais ce qu'il ne comprend
pas, Cl est cEtte marginalité qui est l'Idée même du système.
Pour être plus explic-ite sur cette pratiqu€
herméneu-
tique orrtologiste et anthropologique d-e la philosophie uni-
versitaire, disons que, pour elle, dans tout système, i l y
a deux Idées: l'une est le fruit du philosophe, l'autre est
celui du système.
En effet, dans une théorie de l'Idéel
l'Ldée est
toujours l'objet d'une analyse. C'est un principe méthodolo-
g~que nécessaire à partir duquel le philosophe peut fonder
son langage l être fidèle à la philosophie qu'il veut sienne l
et respecter la définition qu'il donne de l'Idée. Ainsi
tout système est partagé entre les mfférentes théories de
l'Idée. Si le philosophe opte pour une théorie de l'IdéE
qui correspond à son système, i l abandonne du coup le sens
de l'Idée en général. Mais que signifie la notion de "sens
de l'Idée en général" ? D'Oü vient ce sens de l'Idée en géné-
ral ?
Les commentateurs s'accordent pour dire que l'idée
de base du système n'est jamais formulée par le philosophe,
car elle est le système lui-même en tant qU'il se nourrit de
sa propre pensée l de l'histoire et de sa propre histoire.
Dès lors,
l'Idée génératrice d'un système est une immense pos-
sibilité qui se posibilise sans se référer à l'expérience,
puisque la référence ici est incrustée . . . Qu'est-ce à dire?

- 98 -
Tout système se nourrit de ses propres pensées, c'est-à-dire,
de ses propres possibilités. Il n'y a pas de philosophe qui
n'ait eu de préd.écess-eurs. Il Y a toujours une histoire de
sorte qu.e l'on peut dire que même le premier philosophe se
nourrit des systèmes des autres.
Il ne les apprend pas. Mais
i l les assimile de telle sorte qu'il ne trouve que des in-
terdits. Cette histoire de la philoso.phie est latente et en-
tre dans son système/jamais prononcée, ~osée, exprimée.
Elle reste une virtualité toujours présente, une possibilité
de compréhension et d'intelligibilité. Ici une pensée entre
dans une autre. L'histoire de la philosophie est un langage
qu'on ne parle plus mais un langage qu'on a dû parler pour
parler. Sans doute, on ne peut ressusciter Descartes en li-
sant Spinoza, ni Kant en lisant Hegel. Car alors on lirait
Descartes ou Kant, on ne lirait pas Spinoza ni Hegel mais en
lisant Spinoza ou Hegel on l i t Descartes ou un Kant comme
possibles •.. qui ont cessé d'être des ~tres pour devenir de
simples virtualités, de simples possibilités. Ce qui signifie
qu'en philosophie, ce que l'on pense n'est que l'effet de
ce qu'on "impense". Cette idée qui possibilise les autres
idees provient des autres philosophes. Ce qui implique que
toute pensée possibilise les autres pensées.
Un système philosophique est un problème et non une
question scientifique puisque la question scientifique impli-
que,
s ' i l en fut, unicité de solution; ce qui n'est pas
l'index du problème philosophique dans la mesure où son objet
n'est pas à prendre au rendez-vous des choses mais des

-
99 -
interprétations plurielles.
En effet, comme nous le ferons voir,
le système,
c'est cette possibilité d'accueil p~urivoque des discours
propos~s sur lui. Il est le produit toujours à venir du tra-
vail de et sur l'oeuvre. Question en ce moment essentiel :
y-a-t-il une €vidence
de la pensée qui la distingue de l'im-
pensé toujours à effectuer par le commentaire? En d'autres
termes
comment fonder le principe du commentaire et de
l
l'explication de l'oeuvre si la recherche du sens de l'oeuvre
ne peut se distinguer de la recherche de l'être de l'oeuvre?
Série de questions qui nous engagent à penser le statut
"objectal" du système philosophique en deçà et au-delà de
tout réalisme naif qui trouverait danst"travail sur l'oeuvre"
le signe de la station debout dont le piédestal serait le
livre. Avatar de l'invincible certitude métaphysique "que
le savoir des choses est confirmé par elles"
(1). Le troisiè-
me homme est toujours l'éternel absent au rendez-vous de la
m~taphysique.
Entre le sujet et l'objet
le tiers est toujours
l
exclu ou l'exclu. C'est pourquoi on a toujours pensé que la
vérité de l'oeuvre se trame à livre ouvert dans l~ face à
(1). t
DELHOMME
(J.).
-
La pensée et le Réel,
(Paris
P.U.F.,
l
1967), p.
13.

-
100 -
face de l'auteur et du lecteur. Toutefois, nous pensons que
chercher la vérité de l'oeuvre ne présuppose pas son ex;i.sten-
ce ; vouloir la vérité n'est pas l'affirmer contre elle-
même;
enfin,
l'aimer n'est pas consentir à son simulacre.
Ainsi interpréter peut ne pas être une résurrection de l'oeu-
vre mais la production d'un "fantôme"
(1)
où le modèle idéal
s'abîme dans le simulacre:
pis encore, peut-être, n'y a-t-
i l pas de modèle idéal; que tout n'est que simulacre! Et
qu'aussi l'être de l'oeuvre n'est que le travail de l'oeuvre,
produit des risques qui la fondent,
inséparable de ceux-ci
sans risquer de s'abîmer dans le rien. L'être de lloeuvre est
sans doute,
comme le souligne Claude Lefort,
antithétique
du "passage ll
(2)
mais encore i l est antithétique d'une onto-
logie de l'Etre comme présence
(3).
Le système philosophique est une "réalité" complexe,
irréductible à l'image d'une déduction linéaire tissée dans
l'ordre unique et irréversible des raisons ou des thèmes
puisant leur source et leur force dans l'unicité douteuse
d'un commencement ou d'une composition simple. Ensemble
ordonné certes, mais multilinéaire d'enchaînements croisés
et avis~s, le syst~me s'ouvre sur une spirale sans fin:
(1).
- LEFORT
(C.).
- Le travail de l'oeuvre Machiavel,
(Paris,
Gallimard,
1972), coll.
bibl. de philosophie, p.
60
(2).
-
Ibidem, p.
61.
(3).
-
DERRIDA (J.).
- Marges de la philosophie,
(Paris,
Minuit,
1972), p~_ 31 et suivantes.

-
101 -
fondement effondé qui rend possibles et non arbitraires, les
différents commentaires et interprétations contradictoires
du "même". Différences qui ne désignent pas les incertitudes
du discours et de la pensée mais leurs servitudes systéma-
tiques.
La variabilité des commentaires ou des interpréta-
tions est donc inscrite au coeur même du système à titre de
belle au bois dormant.
Dans tout système,
l'antagonisme
latent,
virtualisé et inhibé est la belle qui rend la bête
possible. Ce qui signifie que la variation d'interprétation
est à mettre en relation avec une certaine entropie de la
"source d'information". C'est dire qu'au-delà de l'opposi-
tion Vrai/Faux,
i l faut comprendre les interprétations
dif-
férentielles comme fondée~ non pas comme le pense métaphori-
quement Edgar Morin sur et par la conjonction de trois or-
dres de principe d'évolution du "système" vers un état d'é-
quilibre entre ensemble de concepts, état qui est en l'oc-
curence le plus probable. Ce qui laisse voir le système phi-
losophique en quelque sorte comme l'index d'un synaxe.
Toute lecture d'un "système philosophique" dans son
actualisation est fonction de son degré de possibilité,
degré de possibilité qui ne saurait être réductible à l'idée
métaphysique de la liberté d'un sujet constituant dans la
mesure où un tel sujet ou une telle hypothèse 'oblitère
l'intelligence d'une émergence.
La compréhension d'une interprétation possible d'un
système philosophique est à prendre non pas au rendez-vous

-
102 -
métaphysique du Vrai et du Faux, mais d'une révolution qui
opère le passage d'une "mécanique classique" de l'interpré-
tation à une "mécanique quantique de l ' herménen tique qui
permet de déterminer les possibilités d'interprétation com-
me fondées en la part d'indétermination essentielles dans
l'évolution des intéractions des constituants textuels sus-
ceptibles de faire système. C'est dire qu'une interprétation
est la "réalisabilité" totale du systèm~étant entendu qu'il
n'y a pas d€
constituants privilégiés par rapport aux au-
tres de même espèce et que, par conséquent, la probabilité
pour qu'un constituant parvienne dans un état quelconque est
le même ~ur tous si le temps n'est pas limité). Chaque in-
terprétation "réalise" un état possible du système, puisque
chaque état de système correspond à un très grand nombre de
répartitions légèrement différentes de ses entités constitu-
tives.
Une interprétation est la "réalisation" d'une comple-
xion possible du système
(2).
(1). - MORIN. -
"Pour une crisologie" in Communication nO 25
(Paris, Seuil,
1976), p.
150 et suivantes. Voir aussi
Jacques ATTALI :
"l'Ordre par le bruit", Ibidem,
p.
86 et suivantes.
(2).
- TONNELAT. - Thermodynamique et Biologie,
(Paris, Ma-
loine SA,
1978), tome II, p.
10-12.

-
le) -
Qu'est-ce à dire? Que par exemple, ce que nous appe-
lons le système philosophique de Spinoza est lui-même, d'une
part, une complexion possible du "système-objet" à partir du-
quel s'est effectuée sa lecture spinozienne de ses prédéces-
seurs et d'autre part,
la réalisation d'une complexion pos-
sible de "son système" sous l'effet de la lecture que nous
en faisons, à partir de notre système de savoir. On appelle
ce phénomène,
le phénomène d'inteFtextualité.
Ainsi un système de philosophie est le produit d'un
double effet de lecture qui y commande le pensable, et l'im-
pensable, en effectuant la construction du "concept vérita-
ble" de ce qu'a dit le philosophe.
Dès lors, i l nous faut aborder la question du sens
et de la lecture d'un système pour marquer le type de causa-
lité qui les noue.
Dans la pratique universitaire classique, on consi-
dère le système philosophique comme un" objet premier ayant
un sens préalable dont la lecture doit effectuer la capture.
En effet,
la lecture produit le système dans le même
geste où elle produit son sens, au moins à titre inchoatif,
car la lecture d'un système de philosophie est elle-même une
aventure de la réflexion dont résulte un "pogito" qui ne ~e
possède pas dans la conscience immédiate. Partir du pOle de
la lecture comme constitutive à la fois du sens et de la
systématicité, c'est refuser le IIMoi ll comme sujet porteur
de la signification, c'est aussi rompre avec toute anthro-
P9logie. En effet,
la signification se trouve ici placée -

-
10-4 -
dans un champ autre que celui des vLsées intentionnelles
d'un sujet du discours, dans la mesure où le langage ne peut
être pris pour une médiation sans oblitérer l'objet qu'il
est et sans réinvestir le mythe anthropologique de la liberté
d'innovation individuelle au niveau de la pensée. C'est ou-
blier les effets de la récurrence et de la conjoncture dis-
cursive.
A.
-
L'easence du système et l'interprétation.
Un système de philosophie n'existe pas en soi et pour
soi. C'est pourquoi i l nous faut dénoncer l'illusion que
l'interprétation nous donne une multiplicité d'images ou de
représentations de l'oeuvre-objet. En effet, dans l'interpré-
tation, on croit que l'oeuvre ou le système est désigné
comme objet de jugements ou de commentaires, que les inter-
prétations ne sont que des métamorphoses des propos qui sont
offerts dans l'oeuvre .. Une telle illusion s'accompagne de
la définition du système de philosophie comme une chose qui
se donne à voir ou à montrer telle qu'elle est, comme si
elle était une substance aux propriétés identifiables in
concreto. Ce qui laisse accroire que l'Idée du système est
saisie dans son objectivité, c'est-à-dire que ce "pensé" est
pensé comme un objet qui se donne à contempler en son lieu
et place selon son essence et selon ses propres normes.
Une telle représentation est illusoire qui réduit
le rapport de l'interprétation à l'oeuvre à un rapport de
pure communication des idées, puisqu'elle masque, par son

-
105 -
abstraction, une triple énigme: celle de l'identité criti-
que de l'oeuvre,
celle de la présence présumée d'un auteur
et enfin celle de son autorité. Pour produire l'évidence de
cette triple énigme,
i l faut s'assurer l'intelligence des
conditions que suppose en son exercice l'entreprise d'inter-
prétation.
En effet,
quel est le fondement du couple opposi-
tionnel auteur-interprète ? Une telle interrogation indique
un lieu énigmatique d'assignation ou d'institution de statut
celui de l'auteur de l'oeuvre et de l'interprète. L'exercice
de l'interprétation suppose, en effet, que soit déjà insti-
tué ce triple statut c'est-à-dire qu'au préalable soit impu-
tée à un individu, dit auteur,
la paternité de la génération
du penser et avec cette imputation de paternité, i l faut
qu'en même temps,
soit assignée l'origine, comme énigme.
Ensuite,
i l faut que soit assignées, à des écrits, une unité
et une identité dont le décryptage commande l'accès aux si-
gnifications qu'ils diffusent. Enfin, il faut que soit dési-
gnées la place et la tache d'une classe d'individus appelés
à lire et à réécrire, à entendre et à répondre,
à consërver
et à transmettre ces significations en épigones. Le temps
d'un tel modèle coincide avec le temps de la sédentarisation
de la pensée philosophique qui, du nomadisme, passe dans la
salle de classe oü, à défaut d'être Roi,
le philosophe se
contente d'être le gestionnaire d'un morceau de pouvoir que
lui confère son savoir né de la critique du savoir tradition-
nel.

-
10-6 -
Comme l'Un,
cette triple énigme de l'identité de
l'oeuvre,
de la présence de l'auteur et de son autorité ne
soufrre pas de se laisser décomposer, puisque son unité se
réfère à la forme-sujet. En effet, c'est d'un même jet, dans
une même évidence, qui ne se pose pas la question de son é-
vidence, que les écrits d'un X nous apparaissent sous la
forme d'une oeuvre et son nom, marquant de son sceau toutes
ses paroles, nous témoignent de la puissance secrète à la-
quelle elles doiv~t leur sens, et nous indiquent le lieu
en lequel la postérité reconnaît un auteur, par la prise
en charge d'une tâche de connaissance ou de reconnaissance
dont l'oeuvre est tenue pour l'origine. Comme on le voit, la
présence de l'auteur n'est pas une donnée immédiate mais
médiate. Elle est seconde comme auteur dont. se réclament
tant les épigones que les ~~~éécrivains desquels il reçoit
rétroactivement son autorité d'être un véritable auteur en
raison de sa vertu de faire naître une postérité. Observons-
nous que malgré leurs oppositions,
leurs contradictions,
leurs conflits, les épigones sont ceux-là même qui entretien-
nent ce consensus singulier dont se nourrit l'oeuvre pour
jouir au cours des siècles de son pouvoir incontesté de don-
ner toujours à penser? C'est affirmer que les contradictions
entre épigones et réécrivains attestent d'une différence
entre l'oeuvre et son interprétation et nous poussent à un
éternel recommencement de sa réécriture. Nous restons ici
prisonnier de la problématique de l'interprétation à nous

-
107 -
demander: Qu'est-ce que l'auteur? Qu'est-ce que l'oeuvre?
Quelle est son originalité ? Quelle intention commande son
discours ? Qu' e-st-ce qui confère cOIrlmunauté de sens à ses
écrits, en dépit des différences qui caractérisent ses pro-
p0S
?
Cet ensemble de questions appartient à un contexte,
le contexte du discours des ép±gones qui se sont faits les
supports de l' autori té de l'auteur et par qui nous apprenons
à interroger l'auteur et son oeuvre et à scruter la relation
qu'ils ont établie avec lui non pas dans une sorte de répé-
tition mais dans une reprise du mouvement même de leur ré-
flexion.
Mais vouloir briser ce cercle herméneutique c'est
accepter de lier dans une même question, la recherche du
sens de l'oeuvre et la recherche de l'être de l'oeuvre, dans
la mesure où sens et être de l,l,oeuvre sont fonction de la ma-
nière dont se module la relation établie avec l'oeuvre. Ce
qui permet de saisir au-delà de ce qu'on nomme si familiè-
rement les erreurs d'interprétation, le systême de savoir
hors du champ de l'interprétation qui permet au critique
d'affirmer sa ma!trise sur l'oeuvre. L'entreprise herméneu-
tique s'éclaire dans la mise en évidence des articulations
ou des instances qui règlent 1°) la mise en forme du discours
de l'écrivain, c'est-à-dire llélection sélective de certaines
de ses propositions et leur réarrangement suivant un ordre
significatif; 2°) la détermination d'un champ de réalité
au sein duquel l'oeuvre dans son ensemble ou dans l'ensemble

-
l~-
des "Idées" qu'on en extrait, apparalt comme un bènement ;
3°)
l'affirmation d'un savoir sur l'essence de la philosophie
et sur sa "matière".
Ainsi dans l'administration de la preuve de systérna-
ticité,
l'interprète pour établir la cohérence du discours
s'emploie à définir ~e ou les principes qui en gouvernent
le cours entier. Ainsi de Guéroult
(1)
à l'égard de Spinoza
ou de B. Rousset à l'égard de Kant . . .
(2).
Quelle que soit sa stratégie,
l'interprétation fonc-
t i onne grâc-e à des mécanismes invisibles qui assurent le pas--
sage continu et continué d'un plan de signification à un
autre, de sorte que,
ce qu'elle détermine dans un plan, a
sa place assignée dans un autre, tout en conservant sa pro-
pre évidence. Ainsi par exemple,
le commentateur ne tient
pas un discours sur la philosophie en général, pour lui sou-
mettre, ensuite, le discours Spinozien ou Nietzschéen, mais
le discours sur la philosophie se développe dans le sillage
du discours Spinozien ou Nietzschéen. Ce que le commentateur
retient de l'oeuvre c'est la part de ce qu'il considère comme
l'essentiel, qu'il extrait parce qu'il y trouve des signes
susceptibles de s'articuler à d'autres signes situés dans
l'ailleurs d1un champ supposé réel ou susceptible de
(1). - GUEROULT. - Spinoza,
(Paris,Aubtér-Montaigne,
1968),
2 tomes.
(2).
-
ROUSSET
(B.). -
La Doctrine Kantienne de l'objectivi-
vité.
(Paris, P.U.F.,
1967).

-
169 -
confirmer la vérité de ce qu'il pensait déjà. Ce jeu de na-
vette entre les ordres de significations produit le sentiment
d'une systématicité de plus en plus rigoureuse qui court le
long d'une même chaine de raisons. Ainsi naît, du creuset de
l'interprétation, l'idée d'un discours en système où chaque
proposition est promise à la rencontre d'une autre, dans le
cours de l'argumentation, pour en recevoir une merveilleuse
confirmation, tant la cohérence paraît l'indice de la vérité.
Cependant, une telle cohérence peut ne pas nous
ouvrir les portes de la "vérité" de l'oeuvre surtout si nous
nous sommes fait une idée de l'oeuvre à partir d'une lecture
différentielle. Tout au moins lui concéderons-nous de nous
offrir une nouvelle perspective tout aussi légitime que les
autres. Mais l'affirmer, c'est reconnaître l'existence d'une
zOne d'ombre, d'un asile de l'ignorance, dans notre intelli-
gence du jeu de l'interprétation.
En effet, le projet qui hante le discours interpré-
tatif c'est la quête d'un sens que nous croyons inscrit dans
l'oeuvre,
un sens qui préexiste au travail sur l'oeuvre pour
en produire le sens incrusté sous la forme d'une réalité qui
est ce qu'elle est hors de la représentation, sous la forme
d'une vérité qui se tient en son lieu propre et qui commande
à la connaissance.
Or, si une telle croyance est fondée en vérité, elle
ne saurait tolérer la coexistence,
la co-maintenance ou la
corn-possibilité de plusieurs perspectives, puisque la vérité

-
116 -
est une et sans partage,
car adhésion totale et entière ~
son objet. Tandis que la tolérance porte en soi, comme un
fruit,
le scepticisme. Qu'est-ce ~ dire? Qu'il y a ici une
contradiction dont l'herméneutique n'a jamais su trouver la
solution, du moins, dont elle a toujours éludé la solution
dans la mesure où elle est ce qui la met en question dans
le refus de complicité.
En effet, comment dépasser 1 t ant~ l'lomie de l'entre-
prise herméneutique ? Comment peut-on affirmer ou concéder
à cette entreprise la légitimité et dans le même geste,
la
juger singulière et partisane en supposant tout ~ la fois
d'autres possibilités? N'est-ce pas lui retirer son certi-
ficat de légitimité que de la juger singulière? N'est-ce
pas affirmer que malgré sa cohérence et son savoir, l'inter-
prétation n'est rien moins qu'une représentation de l'oeuvre
qui existerait en soi hors de sa représentation ?
L'interprète est d'un avis tout autre qui ne recon-
naît pas ~ autrui un droit égal au sein ~ composer une re-
présentation adéquate et convaincante de l'oeuvre. Son objet
est l'objet réel. Le discours de l'écrivain, son système,
existe dans la réalité, a un sens indépendant de la lecture
et du commentaire de l'autre. Il a la plénitude de l'objec-
tivité des choses du monde extérieur, quoique sur le mode
d'existence spécifique aux choses pensées dont i l revendique
la connaissance.
Pour sortir de ce cercle qui ne manque pas de vice,
i l faut analyser la relation qui s'établit entre le discours

-
Lll -
de l'interprète et celui de l'auteur.
Le discours de l'interprète, on le sait,
a la préten-
tian de faire connaître l'essence, la vérité de l'oeuvre en
mettant en évidence les articulations qui témoignent de sa
systématicité, c'est-à-dire de sa cohérence qui, comme nous
l'avons déjà dit, est l'indice de la vérité. Mais ce discours
de l'interprète est différent de celui de l'auteur. Cepen-
dant cette différence entre le discours de l'interprète et
celui de l'auteur est d'une nature tout autre que celle qui
s'accuse entre la traduction et un texte original, une copie
et son modèle, puisque cette différence-là
témoigne de
l'impossible recouvrement des intentions, dans la mesure où
l'une prend l'autre pour fin. Qu'il y ait différence dans
les intentions ne signifie pas que llinterprète ne vise pas
aussiXque l'interprète soit tourné vers l'auteur qu'il cite.
Et la citation ne désigne le discours de l'auteur que sur
le mode de simulacre. C'est donc sur le mode de la simulation
non pas platonicienne mais au sens nietzschéen que l'inter~
prétation semble nous ramener à l'essence du discours de
l'écrivain. Il Y a là comme un diabolisme de la vraissem-
blance où se tisse, dans l'économie du et de discours, le
sentiment de fidélité à la vérité de l'oeuvre qui, de fait,
devient, à travers le discours de l'interprète, plus intel-
ligible, plus limpide que le discours de l'àuteur ne le
laissait paraître. Dans le discours de l'interprète l'es-
sence du discours de l'auteur trouve le miroir de sa toilet-
te, puisque dans la réflexion de l'interprète, le discours
x cL- ~ ~ .f"~j .~ --/.' ~~e..t.
c.'~ .. '

-
112 -
de l'auteur est purifié, purgé de toute parole superfétatoire

qui faisark écran à notre intelligence, de sorte que délivré
des hasards d'une première écriture,
le discours de l'auteur
se trouve réordonné et réorganisé selon la loi rigoureuse
de son propos essentiel qui se brouillait dans l'appara1tre
d'une parole inessentielle et partant,. confuse et confusion-
niste
(l).
Ainsi dans le projet qui est celui de l'inteTpréta-
tion/tout système philosophique est soumis en tant que réali-
té à la dichotomie de l'Essence et de l'Apparence. C'est là
l'~dice du retour incident et incessant de la théorie empi-
riste ou positiviste de la connajssance dans la conscience
interprétative. Il faut s'en affranchir pour saisir la "réa-
lité" qu'est le système philosophique qui,
selon nous,
se
tient hors des lieux de culte du principe classique de
l'objectivité qui,
en l'occurence, croit à la transparence
du réel à travers les mots, oubliant que tout discours fait
sa part au "fantasme",
y compris le discours scientifique.
Nietzsche disait que la connaissance est lecture désirante,
rêve,
création esthétique.
(l).
-
Cf. GUEROULT.
- Spinoza,
tome l,
(Paris
Aubier-
l
Montaigne,
1968), p.
21
(à propos des définitions de
l'Ethique"et de leur nature subjective ou objective).

-
113 -
En effet,
la pratique herméneutique est traversée de
part en part par ce que Roland Barthes appelle "l'illusion
ré:ré.:rerrt:i-elle" dans la foi que dans la citation ou la réfé-
rence,
on laisse "le référent parler tout seul"
(1). On en
reste ainsi à croire que dans l'interprétation, on se place
sous la formalité du constatif, c'est-à-dire de la formalité
du performatif, c'est-à-dire de la présentation-production.
Ce qui,
à travers Les e.ffets de réal j té ou de réel,
laisse
accroire que l'interprétation n'est pas effondée puisqu'-
elle nous donne signes et preuves de la réalité et de la vé-
rité du système, de sa fiabilité.
Dès lors la question de l'être du système philosophi-
que, avatar de l'unité et de la réalité de l'oeuvre, modi-
fie de fond en comble la portée de ce que Paul Ricoeur nomme
"le conflit des interprétations." Il n'y a conflit d'inter-
prétations que parce qu'il y a volonté de sens transcendan-
tal,
forme singulière de la volonté de puissance et d'hé-
gémonie. Si l'oeuvre déterminée en ses limites {les livres)
et dans l'ordre des signes qui s'articulent suivant les lois
de la langue est source de rayonnement d'un sens que l'on
veut comme le témoignage de la présence de son essence, i l
(1).
- BARTHES
(R.).
-
"Le discours de l'histoire" in
Informations sur les Sciences sociales,
1967, vol. VI
nO 4,
p.
62.

-
ll4 -
faut reconnaître que ce sens est toujours et seulement une
promesse qui fonde un travail de Sisyphe:
l'interprétation
étant inlassablement reprise ou à reprendre et toujours in-
capable de l'épuiser puisque la "cible" est éternellement
manquée.
A examiner les ouvrages des commentateurs d'un sys-
tème philosophique, on découvre une illusion tenace : celle
que nourrit la volonté de bannir toute indétermination du
système philosophique, de lui fixer des limites tant à son
espace qu'à son savoir en lui assignant un sens propre, un
statut et une fonction dans la réalité. Mais le jeu des
interprétations que la conscience nourrie aux sources de
l'ontologie métaphysique appelle "conflit"
(puisque pour cet-
te métaphysique, l'interprétation ne saurait être par-delà
le Bien et le Mal,
le Vrai et le Faux), s'organise, en son
fondement,
en raison d'une méprise:
la méprise sur la rela-
tion qu'entretient le commentateur avec l'oeuvre sur laquelle
i l replie le syst~me, alors que l'oeuvre n'est système que
dans la mesure des multiples interrelations complexes en
dépendance desquelles s'inaugure tant le commentaire que le
discours commenté.
En effet,
le savoir par lequel s'institue le systè-
me comme figure de l'oeuvre ne saunait tirer son lieu d'ori-
gine de l'oeuvre seule. Mais si le sens de l'oeuvre, l'in-
terprète prétend le tenir de l'oeuvre elle-même, c'est que
celle-ci dans la sérialité des écrits accumulés dans le
temps,
se laisse entrevoir comme système dans la possibilité

-
115 -
d'être organisée dans l'unité d'un discours en forme de pro-
cès de sorte que l'oeuvre ne s'est jam~is trouvée à l'abri
des effets des aavoirs.
Le commentaire, ou l'interprétation,
est investi par le savoir de l'oeuvre et par les effets du
savoir à la fois sur le commentateur et sur l'oeuvre.
A se méprendre sur l'incidence récursive ou récur-
rente du savoir,
lorsque le discours du "sujet" s'applique
au discours de l'autre,
l'application de la pensée à la pen-
sée produit en nous le vertige ou l'illusion d'un pur savoir.
Ce qui fait oublier,
au profit d'un "sujet transcendantal",
la vérité qu'au coeur même du "cogito" fait irruption la
cohorte des "cogito" perdus. Tant i l est vrai que penser,
c'est penser à partir et avec un savoir, c'est penser deux
fois
!
entendu que ce "deux" est pluriel. Comme l ' a signi-
fié clairement Claude Lefort :
"avec le séjour dans la lit-
térature critique un pouvoir s'acquiert, une sensibilité
riche de nouveaux organes s'éveille dont l'effet est de mul-
tiplier la présence de l'oeuvre au-delà de toute attente,
de faire sortir du discours(telles
llLcouleur,
la forme,
la
profondeur dans une toile,
sous le regard qui s'attarde1une
variété de mouvements,
une profusion de sigt1es imprévisibles"
( 1) •
(1).
-
LEFORT
(C.).
-
Le travail de l'oeuvre Machiavel,
(Paris,
Gallimard,
1972), coll. bibl. de Philosophie,
p.
25.

-
116 -
Et c'est ici que nous rencontrons une des qualités
longtemps méconnues du système philosophique, cas d'espèce
du genre système. Cette qualité c'est ce qu'en thermodyna-
mique l'on appelle l'entropi~, qualité qui est liée à l'or-
ganisation,
facteur d'émergence de l'imprévu, de la nouveau-
té. Nous y reviendrons pour développer notre thèse selon la-
quelle/un système philosophique dit de Spinoza ou de Nietzsche
est une complexi on p-ossible d'un système rel ativemen± premi er
dit système-objet/pa~ce que c'est à partir de lui que s'ef-
fectue la lecture ou l'interprétation productrice de la sys-
tématicité de l'oeuvre dont nous voulons à présent décons-
truire l'idée de sa prétendue essence unitaire.
B. - L'unité de l'oeuvre.
L'idée de l'unité de l'oeuvre d'un philosophe dit
systématique est fondée sur le principe herméneutique de la
recherche de l'essence du discours de l'auteur. C'est pour-
quoi le commentateur s'autorise le droit de purger le dis-
cours de l'auteur de tout ce qu'il s'est permis de dire sans
nécessité. A l'unité d'essence répond l'idée de l'unité de
l'oeuvre. Si l'interprétation s'exerce dans cette économie
de paroles placées sous le signe de la nécessité, c'est
bien parce que l'interprétation veut ramener, à son essence,
le discours de l'auteur désigné sous sa forme condensée. On
voit donc que la forme sous laquelle le discours de l'auteur
est présenté dans la figure du système se situe, dans une

-
117 -
sorte de "coupe d'essence"
(1),
en un lieu indéterminable
qui s'énonce seulement comme profondeur du concept, puisqu'-
elle ne se donne se] on l'interprète, à lire, corrune présence
intérieure à la multiplicité de ses signes, qu'à celui qui
se réclame d'un savoir dont l'auteur était pri~é, à celui qui
connaît les raisons,
le lieu et les effets de son discours.
c'est bien pourquoi, l'interprète est en mesure de faire la
part et le départ entre l'essentiel et l'inessentiel, de
fixer la vérité du discours de l'auteur et d'être plus fidèle
que l'auteur,
à la "vérité" de l'oeuvre.
Ainsi,
i l s'avère que l'interprète produit le système
comme figure unitaire de l'oeuvre à partir d'un savoir mis en
oeuvre dans un discours et qui assure à ce discours l'espace
de son développement car i l commande et règle les opérations
herméneutiques de la nouvelle mise en forme et en ordre du
discours du philosophe "systématique". A quoi, i l faut ajou-
ter que rétroactivement,
la mise en forme du discours de
l'auteur implique et appelle du savoir. En effet,
la mise en
forme est à la fois déconstruction de llécheveau du langage
de l'auteur
et reconstruction d1un nouveau langage par la
multiplication des instances logistiques permettant de faire
tenir ensemble,
dans lléconomie,
les éléments constitutifs
(1).
-
Cf. ALTHUSSER (L.).
- Lire le Capital, opus cité,
tome 1, p.
116 -11 7 •

- 118 -
du noyau de vérité présumé dans l'oeuvre, comme son essence.
Au terme de l'opération, tous les fils ou rameaux se tien-
nent parce que irrigués par la sfrve du sens unitaire dont
nous n'avions pas l'idée, pas même le pressentiment, à la
simple lecture.
C'est reconnaître que la lecture de l'interprète
n'est pas une simple lecture comme celle des "simples, des
innocentes ll mais comme dit Althusser une "lecture coupable"
(2) puisqu'elle ne prend pas la mesure de la question:
II qu 'est-ce
que lire veut dire? Qu'est-ce que comprendre
veut dire ?".
Prendre la question au mot, c'est-à-dire, cueillir
la fleur de la métaphore au pied de la lettre, c'est compren-
dre que la lecture est production de discours non pas sur
mais à l'occasion d'un discours. On notera que le passage
du mot II sur ll au syntagme lIà l'ocdasion de" dénote une dif-
férence qui n'est pas anodine puisqu'elle est indicat~ve
d'un changement de problématique où la différence entre le
discours de l'interprète et celui de l'auteur n'est plus
commensurable à la différence des parties d'un tout (le
discours de l'interprète se donnant comme la mise en éviden-
ce de la partie essentielle dans le tout du discours de
l'auteur) mais saisie COmme différence irréductible.
(1). - Ibidem, p. 12

-
119 -
'-
Quelle est la problématique de l'interprétation
quant à sa conception de la lecture ?
Lorsque l'on pose à l'interprétation, la qu~tion
de son rapport à son objet, on met en évidence la question de
la nature du type de discours qu'elle met en oeuvre pour
traiter de cet "objet". Et ce type de discours provoque,
comme on le verra,
des effets et des échos théoriques à la
fois spéculatifs et positivistes.
En effet, pour l'interprétation qui ne se pose pas
la question de ses titres épistémologiques, la lecture est
un acte qui porte sur un "discours-objet" qui,
cOnurt€
tout
objet, a une certaine positivité, une certaine unité qui
refère à l'unité de son sens vêtue de ses mots dont l'ensem-
ble prend le livre pour corps. L'interprétation est ainsi
"possédée d'une certaine idée du lire, qui fait d'un discours
écrit la transparence immédiate du vrai, et du réel, le
discours d'une voix"
(1). Dès lors sa problématique se résu-
me à se poser la question de savoir : comment des .ots mis
ensemble produisent un sens ? Quelle est la nature de ce
sens ? Faut-il assigner à chaque élément du texte un signi-
fié,
puis au texte envisagé dans sa globalité ou dans sa
totalit~ plus ou moins systématique, c'est-à-dire dont les
~léments liés entre eux par des relations d'une plus ou
moins grande consistance formelle, d'un ou plusieurs signifié?
Xl). - Ibidem, p. 13,
(tome I).

- 120 -
Quelle est enfin la consistance formelle, la systématicité
œces relations qui constituent les éléments en totalité?
c. - L'expérience herméneutique.
Pour répondre à cet ensemble de questions que nous
venons de répertorier comme problèmes propres à l'interpré-
tation, nous devons faire retour à Gadarner, à sa théorie de
l'expérience herméneutique qui tire à conséquence la "fonda-
tion par Heidegger de la structure circulaire de la compré-
hension (le cercle herm€neutique)
sur la temporalité du
Dasein"
( l ) .
Le rabattement par l' AufkUirung de l'objectivité
scientifique sur la philosophie a produit, comme conséquence,
la fausse objectivation dont l'herméneutique est victime.
En effet, l'herméneutique ne saurait être un savoir pur
détaché de l'''orexis'' c'est-A-dire d'une impulsion vers quel-
que chose qui a parti lié avec le désir. Fait donc problème,
son exigence de restitution fidèle du sens de l'oeuvre.
D'abord, disons qu'en herméneutique, l'idéal métho-
dologique cartésien est inopérant du fait de son "préjugé
fondamental contre les préjugés en général et la récusation
de la tradition qui en résulte"
(2). En prenant parti pour
(1). - GADAMER (H-G). - Vérité et Méthode,
(Paris, Seuil,
1976),
p.
103.
(2). - Ibidem, p. 108

-
121 -
le discrédit que l'Aufklarung a
jeté sur le préjugé, l'hermé-
neutique participe au masquage inauguré par l'Aufklarung
quant à la "structure d'anticipation du corr~rendre" (l)
comme finalité du lire.
Ensuite, i l faut retrouver le corps du lecteur comme
un être, un individu empirique tissé de préjugés et comme un
foyer &ubjectif incapable de fonctionner comme le miroir de
l'Etre.
Enfin,
i l faut bannir la forme-sujet de la théorie
traditionnelle de la connaissance ou sujet transcendantal de
la Science qui se trame dans l'opposition prétendue de la
raison et de la tradition réduite, quant à elle, à n'être
que préjugé d'autorité qui, on ne sait par quelle nécessité
de droit divin est considérée comme synonyme "-de fausseté.
Com-
me l ' a fait sentir Gadamer,
i l faut "reconnaître dans la tra-
dition un facteur constitutif de l'attitude historique et
en explorer la fécondité herméneutique"
(2). Les éléments de
la tradition peuvent,
en effet, être déterminants pour 1'0-
rientation de la recherche,
dans la mesure où "le comprendre
lui-même doit être considéré moins comme une action de la
subjectivité que comme une insertion dans le procès de la
transmission où se médiatisent constamment le passé et le
présent"
(3). Le travail herméneutique ne peut dès lors,
(l). -
Ibidem,
p.
107
(2). -
Ibidem, p.
122
(3).
-
Ibidem, p.
130

-
122 -
échapper à sa condition de base: les contraintes de l'ap-
partenance à une tradition et partant, aux déterminations de
la distance temporelle qui rend malaisée, voire impossible,
l'exigence de l'herméneutique de Schleiermacher d'un Uretour
à la subjectivité"
(1).
Il Y a urgence donc de bien comprendre la nature du
cercle herméneutique:
i l n'est ni de nature formelle
ni
l
subjectif, ni objectif. Qu'est-ce qu'en effet comprendre un
texte? Ce n'est sûrement pas se replacer dans l'état d'es-
prit de son auteur,
ni se mettre à "la place d'un lecteur"
qui lui est contemporain. De telles exigences sont impossi-
bles à satisraire. Et pourtant, nous comprenons toujours un
texte sans pouvoir compter sur une "adéquation certaine
aux personnes et aux époques"
(2). C'est pourquoi Gadamer af-
firme que "la tâche de l'herméneutique est d'élucider ce
miracle de la compréhension qui n'est pas communion mysté-
rieuse des âmes, mais participation à une signification com-
mune"
(3). Mais quel est le lieu de cette signification
commune ? Où la puiser ?
Poser de telles questions, c'est mettre en évidence
combien le cercle herméneutique peut être un cercle vicieux,
si l'on ne se délivre pas des entraves ontologiques du
(1).
- Ibidem, p.
122
(2). -
Ibidem, p.
104, note 1
(3). -_ Ibidem, p.
132
(nous soulignons).

-
123 -
concept d'objectivité propre aux sciences dites exactes,
car on s'empêtre dans une théorie herméneutique dominée par
des idées de procédure et d€
méthode.
Ainsi dans la pratique universitaire,
l'herméneuti-
que des systèmes philosophiques se donne comme une discipli-
ne à caractère purement technique. La justesse de la compré-
hension d'un système philosophique a,
ici, pour critère la
concordance de tous les détails avec le tout.
Le défaut de
concordance est le signal de l'échec de la compréhension.
Une telle herméneutique croit vaincre la distGnce temporel-
le et l'altérité grâce au principe d'identité, principe dont
la figure herméneutique se présente sous la forme d'une rè-
gle que Gadamer appelle "l'anticipation de la perfection H et
selon laquelle "une chose n'est intelligible que si elle
présente vraiment une parfaite unité de sens"
(l). L'anti-
cipation de la perfection révèle que dans l'interprétation,
i l faut compter avec les préconceptions,
la précompréhension
et que c'est elle qui décide de la systématicité, du sens
cohérent et unitaire.
Comprendre ou interpréter n'est plus donc, reproduc-
tion d'une production originelle, ni retour à l'auteur et à
son premier public mais comprendre,
c'est comprendre autre-
ment
(2).
(l).
-
Ibidem,
p.
133-134
(2). -
Ibidem, p.
137.

-
U-4 -
Nous voici pris au piège de l'éternel retour
Nietzschéen,
l'éternel retour de l'interprétation!
et la
pris-e de conscience que la distance temporelle n'est pas un
obstacle à vaincre.
"Amor fati"
!
C'est penser la distance
temporelle,
notre distance temporelle dans toute sa fécondi-
té herméneutique,
comme lieu de production de sens:
l'ob-
jectivité est aussi métamorphose,
récurrence du savoir,
révélation des rapports de sens insoupçonnés.
Il convient donc de dire avec Gadamer qu'''une hermé-
neutique adéqnate à son objet aurait pour tâche de mettre
en lumière la réalité de l'histoire au sein de la compréhen-
sion elle-même", c'est-à-dire, mettre en évidence "l'histoire
de l'efficience ll
(1) qui est facteur du consensus, c'est-à-
dire du véritable objet historique" qui "n'est pas un objet)
mais l'LLnit~ de cet "un" et de cet "autre", relation en la-
quelle consiste la réalité de l'histoire autant que la réali-
té de la compréhension historique"
(2).
Le recours à "l'histoire de l'efficience" vise à
nous faire saisir la conscience historique comme conscience
située,
ce qui se traduit au niveau de l'herméneutique en une
conscience de la situation herméneutique comme lieu de la
dialectique
(3)
des horizons. S'ouvre alors le "problème de
l'application" inhérent à tout acte de comprendre"
(4) que
(l) .
- Ibidem, p. 140
(2) • - IlDidem, p. 140
(3) •
- Ibidem, p. 147-148
(4) •
- IlDidem, p. 148.

-
12.5 -
les homélies du dimanche nous rappellent en peEmanence. L€
sermon du dimanche adapte à notre situation actuelle le
sens des textes bibliques. Cela signifie que l ' herméneutique
vise à mettre en valeur le sens actualisable en fonction
des situations changeantes dans lesquelles i l doit être com-
pris. On voit ainsi que si le texte demeure identique à soi
dans son immutabilité scripturale,
la dialectique de la si-
tuation
(de l'occurence de sa lecture)
impose que ~e compren-
dre c'est l'appliquer à la situation, c'est-à-dire ~ com-
prendre autrement, différemment. L'application, c'est la for-
me sous laquelle l'interprète se met au service de la mise
en valeur du sens qu'il rend ainsi actuel en surmontant la
distance historique et l'altérité.
On découvre que le modèle de l'herméneutique philo-
sophique reste l'herméneutique juridique et théologique, de
sorte que l'interprétation philosophique prend l'allure d'un
véritable plaidoyer oU, à travers la pratique de la citation
des sources, l'ensemble des références bibliographiques et
biographiques,
l'ensemble des annotations savantes fait of-
fice de pièces versées au dossier(I). En définitive, saisir
que l'application est consubstantielle à la compréhension
d'un texte,
c'est saisir "que quiconque l i t un texte est lui-
même présent au sens appréhendé. Il appartient lui-même au
(1). - Cf.
à cet égard.
- VEYNE
(P.).
- Les grecs ont-il cru
à
leurs mythes?
(Paris, Seuil, 1983), p. 23

-12fi -
texte qu'il comprend"
(1).
La lecture est donc une métamorphose, dans la mesu-
re où elle implique une "orexis". Toute lecture est lecture
désirante
(2). Car le connaître,
le comprendre, bref, la
connaissance est comme dit Nietzsche :
"la métamorphose du
monde dans les hommes"
(3).
D. - L'impensé ou le secret de la séduction?
L'herm€neutique
universitaire en tant qu'exégèse,
est profond~ment marquée par l'esprit du secret, de sorte
qu'elle apparaît comme la science des clercs, réservée à
la caste des savants dépositaires du secret démonique de
l'arbre de la science et de la pierre philosophale. Auss~
la politique de l'herméneutique est-elle devenue une poli-
tique de divulgation du contenu secret de la pensée grâce
à des moyens appropriés:
les sociétés secrètes. D'ailleurs,
n'est-ce pas ce que signifie l'Aufklarung
(les lumières)
dont elle participe ?
L'expérience herméneutique siest avérée, comme nous
venons de le voir, une lecture désirante. Alors que signifie
la volonté de dévoiler ce qui se dit vraiment dans ce qui se
dit explicitement? Est-ce à dire que ce qui se dit explici-
tement dit faussement ce qui se dit vraiment sans se dire ?
(1).
- GADAMER. - opus cité, p.
140
(2). -
Ibidem, p.
140
(3).
Ibidem, p. 147-148.

-
127 -
Dans l'herm~neutique, la vérité est cet être toujours en pas-
se d'être trahi par ses propres signes qui se trahissent eux-
mêmes comme voile de l'apparence irrdigne de la vérité. C'est
pourquoi Miller et Milner ont pu écrire :
"Ce que je pense
n'est que l'effet de ce que j'impense"
(1). Dès lors, i l
faut admettre que la pensée s'avance toujours masquée d'un
propos égarant par lequel elle séduit et nous distrait du
vrai qui est impensé. D'autre part,
i l faut aussi constater
l'effet inévitable du message qu'est la pensée, puisque ce
message est toujours trahison de soi, dans la mesure oü si
on ne dit pas sciemment la vérité, on la dira nécessairement
à son insu. Paradoxe de l'herméneutique qui ne veut constLuire
l'icônographie du vrai qu'à partir du faux, ou de la trompe-
rie comme volonté de séduction, au lieu d' Y voir son désir '
de séduction, son désir d'être séduit par l'autre dit menteur
parce qu'il est "l'image aimable de soi"
(2), ou "le double
grimaçant"
(3). En effet,
si le menteur nous séduit, c'est
qu'il a mis en avant une image séduisante de lui-même, image
oü s'offre l'apparence dans laquelle i l se fait aimer et
nous fait aimer nous-mêmes en lui. Ainsi, par exemple, quand
(1).
-
MILLER (J .H.). -
et MILNER (J .C.). -
"La nature de
l'impensé" in Cahiers pour l'Analyse, nO 8, p. 4.
(2).
-
DESCOMBES
(V.). - L'inconscient malgré lui,
(Paris,
Minuit,
1977), p.
54.
(3).
-
Ibidem, p.
40.

128 -
'-~
nous recomposons la pensée d'un philosophe en système plus
rigoureux qu'elle n'apparaît en élaguant ce que l'auteur a
dit sans nécessité !
Si lire c'est retrouver l'image de soi, se voir dans
l'autre n'est pas toujours source d'amitié, car l'autr~ qui
me ressemble comme un frère est ce double démoniaque et gri-
maçant qui suscite la répulsion. Ainsi de Hegel et de Spinoza.
Celui-là cerne le lieu de celui-ci pour le discerner comme
hors-lieu qui dirait faussement son lieu.
Revenons à l'impensé comme secret dont l'herméneuti-
que s'attache au dévoilement. Disons que ce qui se donne ici
comme secret est une manière de l'impensé qui se définit de
façon contradictoire comme du pensable-impensable ou comme
du dicib1e-indicib1e, puisque la pensée est du langage. Le
champ du dicib1e ou du pensable est un ensemble qui se divi-
se en deux: d'un côté le pensé
(le dit), de l'autre, ce qui
est im-pensé
(non-dit). Quel est le statut d€
cet im-pensé ?
Son statut est ambigü car i l constitue une rubrique disparate
qui peut être analysée selon la méthode platonicienne de la
division comme Descombes nous en a donné l'exemple
(1).
L'im-pensé peut être entendu comme non-pensé. Mais
le non-pensé peut dénoter, comme prédicat indéfini, l'impen-
sable, c'est-à-dire de manière négative, ce qui échappe à
notre capacité de penser et en fixe la limite absolue.
Il
est hors de portée de notre prise de conscience. L'im-pensé
(1). - DESCOMBES
(V.). - opus cité, p.
41 et 47.

-
129 /
en tant que non-pensé peut aussi avoir un sens défini, comme,
par exemple le mot "invisible". Celui-ci peut dénoter aussi
bien ce qui n'entre pas dans le champ de la vision que ce
qui y entre mais y est présent comme non-visible
(inclus
dans le visible) et qui s'y signale comme point aveugle, com-
me angle mort, bévue consubstantielle à la vue, son interdit
de voir.
La détermination de l'impensé comme quantité non pas
ind~finie mais définie du non-pensé est sa saisie comme part
perdue du pensable ou du dicible. Part perdue et, non pas,
part gardée confidentiellement et que l'herméneutique divul-
gue.
Il y a de l'impensé là où i l y a du pensable-impensable.
Impensable, vu l'époque du concept ou la conjoncture discur-
sive : ce qui trace les limites de la capacité de penser de
l'auteur. Pensable, vu le "processus de validation l1
(1)
en
lequel se compose une représentation de la pen~ée qui donne
l'impression d'une détermination de plus en plus rigoureuse
et qui court le long d'une même chaîne de raisons où se trou-
ve la cohérence de l'argumentation. Ce qui trace la configu-
ration de l'appétit qui se donne à méconnaître de l'herméneu-
tique pour tous les champs de discours inclus/exclu du
(1).
- GUEROULT
(M.).
-
Descartes selon l'ordre des raisons,
(Paris, Aubier-Montaigne, 1968), tome l, p. Il.

-
130 -
parcours discursif de l'auteur. Effet de l'intertextualité
et d'autre part, effet du manque qui marque la limite du
langage lui-même. Car ce langage ne permet de "nommer l'autre
cho,se que sous un nom qui la représente conune imprésentable"
(1)
dans la mesure où dans ce qui est dit ou pensé, se signa-
le la présence de l'ensemble des pensées qui auraient dû
être pens~es. Dès lors, l'impensé se forme et se reforme de
lui-même au fil de la constitution du pensable en pensé, de
sorte qu'il ~st représenté en tant que dicible-indicible ou
pensable-impensable tantôt comme voyageur et son ombre, tan-
tôt comme ce qui se manifeste dans les intervalles de silen-
ce produit par l'exercice du langage. Mais nouer l'impensé au
silence fait rejaillir sur celui-là les connotations psychi-
ques de celui-ci comme volonté de cacher ou de se cacher
parce que dans la conception instrumentale du langage, dire
est d~j~ volonté de dire, vouloir dire. On court le risque
d'un réinvestissement du mythe anthropologique du sujet sou-
verain et maltre tant de son discours que de sa pensée. L'im-
pens~ est alors conçu comme phénomène de la volonté. ~"ob
la lecture symptomale de l'impensé comme dévoilement du men-
songe, du secret caché ou gardé. D'ailleurs, référer l'in-
conscient à la volonté, à une mauvaise volonté à l'égard de
la vérité, c'est prendre parti pour la thèse unilatérale
(1). -
DESCOMBES. -
opus cité, p.
65.

-
131 -
selon laquelle le refoulement est un acte intentionnel carac-
térisé par la volonté d'ignorer. Alors l'impensé se donne
non ~as comme part perdue du pensable et du dicible dûe au
fait qu'en disant une chose,
je me prive de la possibilité
d'en dire une autre, mais comme la part du pensable et du
dicible gard~e secrète. Position intenable puisqu'elle sup-
pose que le sujet de la pensée procède à un examen et à une
sélection préalable de ses pensées avant même de penser, de
parler. On notera, au passaqe, que la volonté de puissance,
chez Nietzsche, peut bien être conçue comme volonté par an-
tLphase, car elle signale dans la pensée et le discours des
automatismes non maîtrisés. Ce qui laisse entrevoir que
l'impensé ou l'inconscient sont un phénomène de l'énonciation
en tant que "secret perdu par le sujet qui parle"
(1).
La pensée de la lecture symptomale est fondée dans
l'identité du refoulement et du retour du refoulé. Le dit se
fissure et laisse transparaître sur son visage un sens qui
est deux
"le sujet veut ce qu'il dit et à son insu dit ce
qu'il ne veut pas, mais désire"
(2). L'impensé est donc un
impensable pour le sujet, un interdit de séjour dans l'ordre
de sa pensée, mais aussi un pensable à son insu, c'est-à-
dire le rébut dont se tissent le discours et la pensée de
l'autre, l'adverscire qui le prend en charge et en chasse.
(1). - DESCOMBES. - opus cité, p. 78.
(2). - DESCOMBES. -
Ibidem, p.77.

- 132 -
)ès lors,
la présence de l'impensé se signale dans l'énoncé
ou dans la pensée en des points dits cruciaux qui sont des
points du symptôme, mais en réalité, point d 1 interruption
du discours où se love le non-dit c'est-à-dire le dit à l'in-
su du sujet de l'énonciation.
C'est dire que la fin de mon discours déclenche le
discours de l'autre qui, en tant que son commentaire, dit
son sens selon des critères de plaisir et de déplaisir sus-
citant l'entente ou le mal-entendu qui provoque la métamor-
phose du sens désirable en sens indésirable voi~abject.
Tel fut comme nous le verrons,
la lecture de Spinoza par
Hegel, curieux dialogue confidentiel où celui-ci ne communi-
que avec celui-là qu'en tant qu'absent/présent
l'irnpensé
de Spinoza. De même, chez Nietzsche, l'impensé de Schopen-
hauerAt
de Wagner, c'est l'avenir de Nietzsche se rêvant
en eux (1).
(1).
- NIETZSCHE. - Ecce Homo, trad. A. Henri,
(Paris~
Denoël-Gonthier, 1982), p.
92 et 96.

-
133-
CHAP TTRE TV.
Le système,
la lecture philosophique
et le langage philosophique.
"Tout Y parlerait,
A l'âme, en secret, sa douce langue natale."
Baudelair e.
Nous avons déjà dit qu'un système philosophique est
cette possibilité d'accueil plurivoque des discours pronon-
cés sur lui.
En effet, dans les Pensées Métaphysiaues, Spinoza
écrivait déjà :
"De la comparaison des choses entre elles
surgissent certaines notions qui cependant ne sont rien, en
dehors des choses elles-mêmes, que de simples modes de pen-
sere Cela se voit au fait que, si nous voulons les considé-
rer comme des choses posées hors de la pensée, nous rendons
ainsi confus le concept clair que nous avons d'elles par
ailleurs. Telles sont les notions ~'Opposition, d'Art, de
fonvenance, de Diversité, de Sujet, de Complément, et d'au-
tres semblables qu'on peut ajouter à celles-là"
(1).
(1).
- SPINOZA. - Les Pensées Métaphysiques, l , chap. 5, in
Oeuvres complètes,
(Paris, Gallimard,
1954), coll.
La Pléiade, p.
259.

-
134 -
Dès lors, le système n'est pas un objet réel dont la
connaissance effectuerait la capture de la vérité. Au con-
traire, le système est produit de et dans la lecture, mais
nullement un produit arbitraire puisque fondé dans le texte
même mis en système selon des articulations qui commanàent
1°) la mise en forme du discours de l'écrivain (sélection de
certaines de ses propositions et leur réorganisation suivant
un ordre significatif)
2°) la détermination d'un champ de réa-
lité au sein duquel l'oeuvre en son ensemble ou dans la sé-
rie des idées qu'on en extrait, apparaît comme un événement,
enfin 3°) la constitution d'un ~avoir sur l'essence de la
philosophie. Cette dernière instance fait voir que la scène
de l'oeuvre en système s'ouvre sur la scène du monde par le
contrecoup d'un mouvement (violent ?) qui arrache le penser
au pensé, à sa dégradation dans le produit de connaissance.
Ceci nous amène à considérer la question de l'être de l'oeu-
vre de pensée en relation avec la mise en question de l'op-
position radicale du réel et de l'imaginaire. L'oeuvre de
pensée dite "système de philosophie" n'est d'abord une oeu-
1
vre qu'en tant qu'oeuvre d'art. Et la gloire de l'oeuvre
d'Art se mesure à son pouvoir de fiction dont nous devons
prendre en compte la tâche et l'effet pour saisir le rapport
CF . - aussi Ethique l, appendice oü Spinoza affirme : "Les
hommes préfèrent donc l'ordre à la confusion, comme
si, en dehors de l'imagination, l'ordre était quel-
que chose dans la Nature".

- 135 -
singulier au savoir qui s'institue sous son autorité.
Il reste cependant à faire, en ce point, une réserve.
Nous a llons récuser la lecture réaliste d'une oeuvre de pen-
sée comme c:elle de l' Ethique de Spinoza par Hegel ou même Gomme.
celle de Nietzsche. Ce n'est pas pour autant que nous les con-
sidérons comme de simples fictions. Nous voulons faire voir
que le vice du réalisme pervertit la lecture de l'oeuvre de
pensée comme celle de l'oeuvre d'art dans la mesure où une
affinité irréductible lie, dans leur "essence", l'une et l'au-
tre, en qualité d'entreprise qui s'adonne au dévoilement de
l'être qu'elles d6signent en lui prêtant le corps du langage.
Nous ne mettons en cause la solidité du concept que pour af-
fronter l'énigme que constitue l'être de l'oeuvre de pensée.
A. - L'oeuvre de pensée: la cohérence et la "chao-errence."
Aller à la conquête de l'être de l'oeuvre de pensée
ne s'indique pas comme pêche à la ligne qui, comme dit
l'E-
tranger (1) venu d'Elée d'auprès Parménide et
Zénon, est
art d'acquisition par capture. En effet, l'oeuvre de pensée
est située à la même place que celle qu'occupe le sophiste
dans la tentative par l'Etranger et Théétète de le définir.
L'oeuvre de pensée comme le sophiste, met "la vérité dans de
(1). - PLATON. - Le Sophiste, 235 d. - 236 b.

-
116 -
beaux draps"
(1)
puisque,
comme le sophiste, elle lui fait
"perdre ses bases mêmes: d'être référée à la vérité"
(2).
Dè-s lors,
i.1 Y a lieu de se demander, dans le dialogue de
Platon
(le Sophiste)
concernant la définition du pêcheur à
la ligne, qui est le poisson et qui est le pêcheur. Comme dit
x. Audouard, "La bouche de Théétète s'ouvre et se ferme sur
Y~çon tendu par l'Etranger, mais l'Etranger est bien plu-
tôt le poisaon puisque l'entreprise de son discours est
d1échapper aux rêts tendus par le sophiste; mais le sophis-
te lui-même, n'est-ce pas lui qu'il faut saisir et prendre
dans la nasse, en le pêchant au fil des dichotomies grâce
auxquelles on atteindra enfin sa définition ?"
(3).
Ainsi s'annonce l'échec(;de la méthode de division
comme processus de la spécification continuée dans la recher-
che d'une définition de la pêche a la ligne. D'ailleurs,
Aristote ne faisait-il pas savoir que la division était un
mauvais syllogisme puisqu'un moyen terme fait défaut qui
nous fasse en l'occurence, conclure que la pêche a la ligne
est du côté des arts d'acquisition et d'acquisition par cap-
ture. Pour rendre compte de notre thèse selon laquelle aller
(1 ) . - AUDOUARD (X. ) . - "Le s .1mul '
"
a1re, .1n Cah .1ers pour l ' Ana-
lyse,
nO 3, Mai-Juin 1966, p.
58.
(2). -
Ibidem, p.
58
(3). -
Ibidem, p. 58

-
137 -
à la conquête de l'être de l'oeuvre de pensée ne s'indique
pas comme pêche à la ligne, nous devons d'abord comprendre
que le but de la division n'est pas de diviser un genre en
espèces contraires pour subsmne.r la chose recherchée sous
l'espêce adéquate, "mais, plus pro-fondément, de sélectionner
des lignées If, c'est-à-dire "trier les prétentions 1 distin-
guer le vrai prétendant des faux"
(1). Et, ce ne peut se
faire que par l'érection d'un modèle d'après lequel les dif-
fêrents :prétendants pourront être jugés. En effet
la pêche
l
à la ligne de Thé~tète a son lieu dans la bouche de l'Etran-
ger, premier lieu de la vérité qu'il veut saisir. Mais l'E-
tranger pêchera, dans l'accord de Théétète, la reddition du
sophiste. Toutefois, si Théétète et l'Etranger vont à la pê-
che c'est qu'ils sont déjà pêchés par le sophiste dont ils
parlent puisqu'en fin de compte ils sont ou vont se faire
prendre au jeu d'un énorme sophisme qui consistera à uti1i-
ser, d'entrée de jeu, comme base essentielle de leur rencon-
tre, cela même qu'ils cherchent à obtenir dans leur rencon-
tre. : que la participation/la communauté ... donne, dans le
jeu de ce qui est et de ce qui est autre, un statut receva-
b1e aux "fantasmata", aux simulacres; et le soph;i.ste sou-
tient que c'est purement et simplement du non-être (2). Et
s'il est du non-être, il ne saurait être de l'ordre de la
participation.
(1). - DELEUZE. - Logique du sens (Paris, UGE, 1969)1 p. 348
(2). - Ibidem, p. 58.

- ua -
c'est dire que la mè'thode de division comme sélec-
tion des lignées s'est déjà nommée comme participation sélec-
tive qui met en scène la cé_lèbre triade p~otinienne : l'im-
participahl€/le
participé et le participant. L'imparticipa-
ble,
c'est le fondement, ce qui possède quelque chose en pre-
mier mais le donn€
à participer. Le participé, c'est ce que
l'imparticipable possède en premier et qu'il àonne aux parti-
cipants. Mais ici toute une hiérarchie s' installe dans la
participation élective où se succède une litanie de parti-
cipants : un posseaseur en troisième, en quatrième •.• à l'in-
fini dans une chaîne de dégradation,
jusqu'à celui qui ne
possède plus qu'un mirage:
le simulacre qui a cessé de par-
ticiper, qui a brisé la chaîne de la participation, en rom-
pant la corde ombilicale.
Penser l'être de l'oeuvre de pensée selon ce schèma
platonicien, c'est être comme Théétète et l'Etranger, le
poisson de son poisson. C'est en effet, penser le conflit
des interprétations comme dialectique non pas de la contra-
diction ou de la contrariété mais comme dialectique de la
rivalité, dialectique des rivaux ou des prétendants et s'en-
gager dans un tri des prétentions par la distinction du vrai
prétendant des faux.
Ainsi la solution du conflit des inter-
pr~tations se r~duit à mettre en évidence une participation
~lective au modèle idéal et primordial qui serait le texte.
Dès lors, on poserait le Texte comme le fondement-épreuve
d'après lequel les interpretations doivent être jugées et
leur prétention mesurée,
"Textes à l'appui",
"Retour au

-
139 -
texte P ,
Plecture dans le Texte". Toutes ces expressions por-
tent en filigrane une recommandation du texte comme piédes-
tal Cl est-à-dire condition de l'érection ou de la con.st:ruc-
tien de La v~i table image vraie de l'oeuvre de pensée. La
vraie image de l'oeuvre de pensée c'est celle qui est douée
de ressemblance, ressemblance à l'Idée dite fondamentale de
l'oeuvre de pensée. On redira ici, comme dans le Platonisme
que la Ressemblance es-t non pas entre des choses mais entre
une chose et l'Idée qui en constitue l'essence interne. C'est
pourquoi la ressemblance est l'aune à laquelle se mesure une
prétention. Comme dit Deleuze :
"la copie ne ressemble vrai-
ment à quelque chose que dans la mesure où elle ressemble à
l'Idée de la chose ••. C'est l'identLté supérieure à l'Idée
qui fonde la bonne prétention des copies et la fonde sur
une ressemblance interne ou dérivée"
(1).
Dès lors les bons interprètes ou les interprètes
légitimes sont bien ceux qui, comme les âmes du mythe de la
circulation du Phèdre, peuvent réssusciter, contempler, saisir
l'Idée de l'oeuvre de pensée, Idée qu'ils ont vue, saisie dans
toute sa dimension systématique.
Par contre,
les mauvais interprètes sont ces âmes
sensuelles, oublieuses et de petite vue qui donnent de l'oeu-
vre une mauvaise image, une fiausse copie parce que copie
dégradée qui n'a plus alors que la figure d'un simulacre,
(1).
-
DELEUZE
(G.). -
Ibidem, p.
351.

-
J.4fl -
d'un mirage, d'une fiction.
La mauvaise interprétation est
contrefaçon de la puissance usurpée du faux prétendant. En
effet, la mauvaise interprétation fait vioLence au Texte, à
l'oeuvre dont elle donne une image qui ne passe pas par l'é-
preuve de l'or, c'est-à-dire, par l'Idée. Elle est parricide,
déni du Père, d'où son caractère démoniaque de Simulacre.
Elle est sophiste puisque elle ne dispose pas du véritable
savoir qui est celui du modèle ou de l'Idée. Mais que la
mauvaise interprétation fasse illusion, cela vient du fait
qu'elle "imite" au sens où elle désigne l'effet d'une res-
semblance extérieure parce que non instituée par une vérita-
ble production qui se règle sur les instances constitutives
de l'essence de l'Idée qu'elle simule.
Ainsi l'herméneutique trouve dans le platonisme le'
" _
1
fondement du domaine qu'elle reconnaît comme le sien.
pratique interprétative est ainsi une recherche de la simi-
litude exemplaire qui répond à l'identité pure du modèle
qu'est le Texte original. Le Texte, c'est l'Un qui est Un.
C'est le Même qui ne peut être Autre ou l'autre au risque
de s'abîmer dans le diabolisme de la vraissemblance. Le
Texte est un Idéal qui a bien eu lieu et dont l'interpréta-
tion est le second lieu, participant de cet Idéal, dont elle
est possesseur en second. ~'herméneutique est donc une icO-
nographie ou une icônologLe du textuel en tant qu'elle vise

-
1-41 -
à en reproduire l'image.
Et,
cela n'est pas de métaphore
(1).
En effet, chacun sait que le problème de l'herméneu-
tique s'est dl abord posé dans les l im:i tes de l'exégèse où
comprendre un texte,
c'est le comprendre à partir de son in-
tention sur le fondement de ce qu'il veut dire.
Dès lors tou-
te lecture du texte est liée à un "fu id ll c'est-à-dire ce en
vue de quoi i l a été é c r i t :
son Idée e~sentielle, son signi-
fié transcendantal. Mais_,
l'oeuvre de pensée,
à
travers La
dialectique des interprétations,
se révèle être une rêalité
qui échappe à la loi d'inertie du monde des Idées éternelles
et de l'Idéal immobile.
Lui faire occuper la place d'un sys-
tème rigide et absolu c'est l'inscrire dans l'oubli de son
essence critique qui par nature est inépuisable, car une
interprétation qui se donne comme la quintes.cence de l'oeuvre
est un oubli de la vérité que l'oeuvre en tant que figure
historiale vivante ne peut succomber à la puissance de sé-
duction et de sédition du dogme de son historicité. D'ailleurs
le retour au texte n'est pas un test de la vérité de l'inter-
prétation autorisée ni la confirmation ou l'infirmation des
représentations qu'elle en a déjà- constituées. Le retour au
texte vise à dissiper la multitude des discours qui parlaient
en son nom afin de nous rendre sensible à la nature et à
(1).
-
GAUVIN.
-
ilLe discours de Philosophie systématique,
expérience de lecture et recherches de structure Il
in Langage, nO 21, Mars 1971, éd.
Larousse/Didier,
p.
101.

-
142 -
l'existence du texte comme silence dont toute interprétation
est la volonté de signification et de récupération par le
discours du savoir,
car l'inLeLpLé-ta±ion est chasse à l'in-
détermination de l'oeuvre dont l'indéterminité séjourne dans
"l'espace de la limite", entre le dogmatique et le critique.
Toutefois, dire que l'oeuvre est caractérisée par son
indétermination ne signifie pas que le discours qui l'expri-
me est un discours qui n'a pas un "sens" ou de sens. Qu'on ne
se méprenne point sur 1 l "Un" de son sens car cet"Un" est
pluriel dans la mesure oü pour faire "Un" i l faut être "Deux",
c'est-à-dire plusieurs. C'est dire que le "Un" du sens de
l'oeuvre est un noeud à dire borroméen, puisque, comme nous
le montrerons,
i l n'est pas d'algèbre mais de topologie.
Nous ne sommes pas partisans des thèses selon les-
quelles la pensée de l'auteur ou de l'oeuvre se traduit en
subissant la contrainte de se couler dans le moule d'un
discours porteur de sens c'est-â.-dire soumis aux règles du
savoir positif i
savoir positif qui pervertirait dès lors
une pensée qui, en sa radicale nouveauté, serait proprement
inexplicable en un tel discours. Cette thèse de la prétendue
trahison de la pensée par le langage s'engage dans l'impasse
d'un dilemme qui reconnaît la nécessité pour le penseur de
consentir â. trahir sa pensée s ' i l veut l'exprimer, s ' i l veut
qu'elle soit comprise et reconnue. Mais reconnaître qu'il
y
a nécessité pour la pensée de s'exprimer, c'est reconnaî-
tre, de fait,
l'inanité de l'opposition de la pensée et du
langage, opposition abstraite qui s'inscrit dans la vieille

-
143 -
problématique de la dualité de l'Ame et du corps. On ne peut
donc récuser une quelconque interprétation en alléguant d'une
telle opposition. La pluralité des interprétations est à
comprendre non pas comme arbitraire mais comme ayant son fon-
dement dans le texte,
entendu que comme silence, ce fondement
est effondement.
B.
- Le Texte et ses simulacres
La Pluralité des interpré-
tations.
L'herméneutique s'est efforcée de comprendre la pos-
sibilité de la pluralité des interprétations d'un texte en
présupposant en lui l'existence d'une "architecture SI sens"
dite "double-sens ou multiple-sens"
(1). Ainsi le texte
doit se li·..e
dans l'épaisseur de sa texture afin qu'il nous
livre de lui-même ce qu'il s'efforce de signifier. A partir
d'une telle représentation du texte, l'interprétation se dé-
finit comme "le travail de pensée qui consiste à déchiffrer
le sens caché dans le sens apparent,
à déployer les niveaux
de significations Impliqués dans l~ signification littérale ...
Il y a interprétation là oü i l y a sens multiple, et c'est
dans l'interprétation que la pluralité des sens est rendue mani-
f este"
( 2) .
(1).
- RICOEUR (P.). - Le conflit des interprétations,
(Paris,
Seuil,
1969), p.
16.
(2).
-
Ibidem, p.
16-17.

-
L..Q -
A partir de cette double détermination du champ tex-
tuel,
du sémantique et de l'herméneutique,
s'organise un
nombre de tâches que doit conduire l'interprète s ' i l veut
saisir le texte dans toute sa dimension. A défaut de maîtri-
ser ces tâches,
l'interprétation sera considérée comme mau-
vaise, c'est-à-dire un simulacre.
Mais qu'est-ce qu'un simulacre du textuel? On simu-
lacre du sens ?
Parler de simul~re en sens/c'est réinvestir dans
l'entreprise interprétative/la thèse platonicienne du signi-
fié d'origine et considérer l'interprétation comme une icO-
nologie ou une icOnographie qui reproduit le signifié d'ori-
gine.
La mise en équation du simulacre du sens avec le dé ..·
faut de compréhension du texte méconnaît la nature du simu-
lacre que l'on s'efforce de mesurer à l'aune de la vérité
alors que le simulacre de par son existence a déjà mis la vé-
rité dans de beaux draps. C'est-à-dire que ce n'est pas à
l'index de la vérité qu'il faut saisir le simulacre, car le
simulacre ce n'est pas une copie dégradée du modèle que
serait la vérité,
à dire signifié d'origine.
En effet, comme l'a si bien remarqué Gilles Deleuze
examinant le sophiste de Platon,
i l s'avère qu'''à force de
chercher du côté du simulacre et de se pencher sur son abîme
Platon dans l'éclair d'un instant découvre qu'il
(le simula-
cre)
n'est pas simplement une fausse copie, mais qu'il met


14'5 -
en question les notions mêmes de copie ... et de modèles"
(1).
Que lit-on dans le sophiste ? Le simulacre est un
produit de l'art de copier en tant que cet art cesse de co-
pier pour "simuler la copie qu'il n'est point"
(2)
C'est
pourquoi Platon divise l'art qui fabrique les images en art
de la copie d'une part et d'autre part en art de simulacre,
(3)
dont l'Rtranger ne manque pas de souligner qu'il est
"réfugié dans une forme dont le mystère est inextricable"
(4). Le simulacre se place, en effet, par delà le vrai et
le faux dont i l rend La critériologie inopérante dans la
mesure où i l rend caduques toutes les dichtomies platonicien-
nes : essence - apparence, intelligible -
sensible, Idée-
image, Modèle-copie. Le simulacre ne s'oppose ni au modèle
ni à la copie car i l est Autre. Et s ' i l est dit s'opposer
à'l'un ou à l'autre c'est qu'il leur ressemble grâce au
diabolisme de la vraissemblance dont i l est le siège. Le si-
mulacre est construit, selon Deleuze,
"sur une dissimilitu-
de impliquant une perversion
(son diabolisme), un détourne-
ment essentiel
(5). Dès lors, le simulacre ne rentre plus
(1). -
DELEUZE. - Logi,ue du sens,
(Paris, UGE,
1973), coll.
10-18, p. 350
(2). - PLATON.
- Le sophiste,
(Paris,
"Les belles lettres",
trad. Auguste Diès,
1969), p.
334
(236 b.).
(3).
- PLATON.
- Le sophiste,
236 c., p.
334.
(4). -
Ibidem,
p.
335,
236 d.
(5).
- DELEUZE.
-
Ibidem, p.
350.

-
14c6 -
dans l'ensemble ou la classe des fausses ou mauvaises copies
car ceLles-ci sont tout comme les bonnes copies, des copies
toujours bie-n fondées parce que plus ou moins soumises à la
loi du fondement
: celle du modèle. Par contre, le simulacre
refuse le fondement pour embrasser l'abîme de La dissemblan-
ce. Par où i l indique que le vrai est toujours le vra~ssem-
blable ou son masque. De fait,
si la dialectique platonicien-
ne est une offensive contre le sophiste et contre le simula-
cre c'est que l'un et l'autre sont les messagers de Dionysos,
instituteurs du "Chaosmos", négateur de la rationalité ap-
polinienne du COSMOS, platonicien ou socratique. Comme le mon-
tre Nietzsche "lorsqu'on a besoin de faire de la raison un
tyran, comme le fit Socrate, i l faut que le danger ne soit
pas mince de voir ~out autre chose jouer -les tyrans;.;"
(1)".--
,1
Ainsi dans la dialectique platonicienne, i l s'agissait de
sélectionner les prétendants, en distinguant les bonmes et
les mauvaises copies,c'est-à-dire,les copies toujours bien
fondées et les simulacres afin ~'assurer le tr~omphe des co-
pies icOnes sur les simulacres-phantasmes qui seront dès lors
voués aux gémonies,
enchalnés dans les oubliettes de l'histoi-
re qu'ils sont susceptibles d'engager,
s'ils sont en liberté,
dans un devenir-fou. Le triomphe des copies-icOnes crée un
cosmos où s'impose une limite et un ordre au deven~r, un
(1). - NIETZSCHE. - Le crépuscule des Idoles,
(paris, Galli-
mard,
1974), p.
32, Aph.
10.

-
147 -
cosmos où le même s'ordonne au même, le semblable au sembla-
ble, un monde de la reproduction, de l'icOnographie. Le si-
mulacre, au contraire, est icônoclaste. Il est et "recèle
une puissance d'affirmation qui nie et l'original et La copie,
et le modèle et la reproduction"
(1), une puissance d'affir-
mation qui pose le monde comme phantasme, c'est-â-dire un
monde où le modèle, la copie et l'original n'ont plus de lieu
d'assignation. Le même et le semblable ne sont plus crue l'ef-
fet de la simulation c'est-â-dire effet produit par le fonc-
tionnement du simulacre, comme puissance du Pseudos Nietzsché-
en. Ainsi faire triompher le simulacre, c'est renverser le
platonisme c'est-à-dire rendre impraticable l'ordre des par-
ticipations, des hiérarchies et des distributions réglées.
Faire monter à la surface, le simulacre, c'est provoquer l'ef-
fondrement de l'univers des fondements pour instaurer non
pas de nouveaux fondements mais "un monde des distributions
nomades et des anarchies couronnées" comme avènement positif
de l'effondement (2). Nous voici dans un labyrinthe où le
fil d'Ariane fait défaut, embarqués dans une véritable navi-
gation sans étoile. Le monde des essences s'ouvre sur un
abîme sans fond : crépuscule des idoles où "derrière chaque
caverne une autre qui s'ouvre, plus profonde encore, et au-
(1). - DELEUZE. - Ibidem, p. 357
(2). - Ibidem, p. 358.

-
14-8 -
dessous de chaque surface un monde souterrain plus vaste,
plus étranger, plus riche, et sous les fonds,
sous toutes
les fondations,
un tré-fands plus pro:f:and encore"
(1). Tout
ici est effet, effet produit par la simulation en tant que
puissance de signalisation, puissance de superposition de
masques, masque de masque . . . exprimant un processus de dé-
guisement où, derrière chaque masque, un autre encore ... Ce
qui laisse entendre que l'univers du simulacre est l'unive;rs
de l'Eternel Retour, univers où se décide le renversement
icônoclaste,
la subversion du monde de la représentation, ou
monde des idoles qui bal~sent la pensée, afin qu'elle ne
puisse, pas s'abreuver aux sources dionysiaques des idées ver-
tigineuses du chaosmos. Ainsi à la cohérence de la représen-
tation platonicienne du monde, i l faut substituer l'Eternel
Retour c'est-à-dire la "chao-errance ll
(2), ou le chaos qui
crée.
C. - La lecture comme production sur le silence du texte.
Nous venons de voir que lire un texte a été considé-
ré,
sous la houlette du platonisme, comme déchiffrement du
sens caché dans l'épaisseur du texte. Or nous avons vu que
la conquête de la profondeur est un alibi de la responsabili-
té d'abdiquer devant la difficulté d'affronter l'énigme
(1). -
NIETZSCHE.
- Par-delà le bien et le Mal, aph. 289
(2). -
Nous empruntons ce mot à Deleuze in Logique du Sens
(Paris, UGE,
1973), p.
360.

-
14-=9 -
re-foulée que constitue la conquête des surfaces.
En effet,
à présenter une oeuvre de philosophie on
La fait taire dans l'espace scénique où elle devi.erLt objet
de représoent.ation comme théâtrale, dans la mesure où dans sa
présentation, ce qu' "onJ! dit qu'eLLe veut dire frappe, du
coup, de nullité ce qu'elle veut dire. En réalité,
la néces-
si t~ pour "on" de dire ce que l'oeuvre veu-t dire est Liée
à la volonté de ne pas laisser règner l'arbitraire d'urre
lisibilité immédiate où l'oeuvre dirait ce qu'elle ne veut
pas dire, car tout texte ou tout signe a une ombre ~ortée
qui fait de ce qu'elle est, l'ombre de ce qu'elle n'es± pas,
o~ ne veut pas être. D'OÙ la tâche fondamentale que l'on as-
signe à l'enseignement de la philosophie: celle de dévelop-
per l ' espri t
cri tique
F
est une certaine' manière de
lire dans les choses ou dans les textes ? Mai~ i l faut dire
qu'une telle définition de l'esprit critique en fait un
esprit cryptique/puisqu'elle suppose dans les choses et dans
les texte~une profondeur et une épaisseur dont la prise en
charge par la pensée suppose des compétences qu'il faut
acquérir, grâce aux effets bénéfiques d'une pédagogie de la
lecture et cette pédagogie de la lecture/c'est l'enseignement
de la philosophie ou plus pratiquement c'est le rôle de
"guide" dont parle J. Gauvin (1). Mais quel est le fondement
(1).
-
GAUVIN
(J.).
-
"Le discours de philosophie systémati-
que,
Expérience et lecture et Recherches de Structures" in
Langage,
nO 21,
Mars,
(Paris, Didier-Larousse, 1971) p. 88-89.

-
15Q
-
du rôle de "guide" de la lecture philosophique ? Quelles
sont les propriétés linguistiques des discours philosophiques
qui imposent la nâcessi té d'un "guide" de la lecture philoso-
phique ?
D. - La lecture et le discours ontologique.
Pour les philosophes, la philosophie suppose l'exis-
tence d'un "degré zéro" de l'expression c'est-à-dire l'exis-
tence d'une expression pure sans aucun effet de rhétorique ou
mieux l'existence de manifestations linguistiques dépourvues
de connotation. Le degré zéro de l'expres~ion est la base
théorique de la critériologie de la classification philoso-
phique des formes discursives. Les figures de rhétoriques sont
les transformations tératologiques de ce degré zéro. Le de-
gr~ zéro de l'expression est donc à définir ou à construire
comme la constante d'une série de variations linguistiques
dont "on" peut admettre l'équivalence. Mais quel est ce "on" ?
Ce "on" ne saurait évidemment être le philosophe ou le sujet
transcendantal de la Science mais le corrélat subjectif du
discours de la "doxa". Dès lors entre la philosophie et la
rhétorique i l n'y a pas de dénominateur commun, car la phi-
losophie ne saurait être ni fête de langage ni verbalisme :
i l y a sans doute un jeu des mots qui n'est nullement un jeu
de mots. C'est pourquoi seul un philosophe peut comprendre
un philosophe.
Et ce qui fait que seul un philosophe peut comprendre
un philosophe, c'est la langue marginale dont le discours

-
l.5J. -
philosophique est l'effet. Cela veu-t dire, dans la philoso-
phie,
que pour lire un texte philosDphique il faut lire non
pas sur une ligne ~s au moins sur un:e portée à trois li-
gnes :
10) La ligne des sens
2 0 )
La ligne des mots
30)
La ligne des signes.
One telle struc±ure de lecture laisse voir ou penser
que les philosophes ne peuvent se lire comme on l i t un roman,
que la lecture philosophique n'est pas une lecture imagina-
tive.
La lecture imaginative est l'ensemble des lectures
courantes qui sont des "lectures-remplissages". Nous appe-
lons lecture-remplissag€,
la lecture qui donne un contenu
immédiat à ce qu'on l i t . Dans cette lecture, on projette
quantit€
d'images qui ponctuent la lecture~ Mieux encore, la
lecture-rempli-ssage
remplit le signe de contenu et de sens
empiriques.
Lire ainsi une philosophie, c'est la manquer, car
les signes de ce discours sont des signes qui se renvoient
les uns aux autres comme en un jeu de miroir. Si le langa-
ge philosophique est codé, ce code ne renvoie toutefois à
aucun sens déchiffrable empiriquement dans la mésure oü ce
langage est un système de chiffres, une algèbre complexe dont
le décryptage impose la présence d'un "guide" qui a séjourné
si longtemps dans l'élément de l'intelligence conceptuelle
qu'il en est sorti "plein d'usages et raisons".
En effet, la philosophie est lui-même un langage qui
n'est qu'un pur signe, signe qui ne peut se remplir de sens.

-
15.2 -
Par exemple, Dieu,
la Justice,
la Liberté, le Bien, l'Essen-
ce,
la Substance etc ...
sont des signes fermés sur eux-mêmes
et qui renvoient toujours à eux-mêmes sans qu'il y ait la
moindre possibilité de renvoi à un référent, à un critère
d'existence. Kant fut le premier à dégager cela, lui, pour
qui,
toute pensée doit être soumise au schéma de l'existence
pour être scientifique, car c'est dans ces conditions que
les signes peuvent avoir leur pes-ant d'or,
le'urs correspon-
dants empiriques. On découvre dès lors que si les idées de
Dieu ou d'Homme
(essence)
sont Lmpossibles, elles restent
du moins cl.es mots,
"Dieu" et "Homme", en tant que ces mots
sont des signes mais des signes de signes.
C'est ainsi qu'on lira les philosophies par signes.
La lecture par signes est une lecture ontologique c'est-à-
dire sans traduction en sens empiriques. La philosophie est
dès lors une symbolique qui se symbolise elle-même, c'est-à-
dire que la lecture par signes prend la philosophie comme
étant à elle-même sa propre référence ou encore que les
objets philosophiques ci-dessus mentionnés n'ont d'existen-
ce que dans et par la philosophie. Car, alors que les symbo-
les sont l'abstrait d'une réalité,
le signe renvoie au con-
traire à une intuition non pas empirique mais vide et pure.
Lire par signes une philosophie c'est la comprendre
dans et par la philosophie c'est-à-dire à travers le champ
des connaissances philosophiques. En effet, les concepts
philosophiques problématisés dans telle ou telle philosophie
sont des concepts qui portent en creux leur charge historique.

-
153 -
Nietzsche reste actuel qui dit :
"les divers concepts philo-
sophiques ne sont rien d'arbitraires,
ils ne se développent
pas chacun pour soi mais en reLation et en parenté entre
eux. Si subite et fortuite que semble leur apparition dans
l'histoire de la pensée, ils n'en font pas moins partie d'un
même système, tout comme les représentants divers de la fau-
ne d'un continent. C'est ce qui apparaît dans la sOreté avec
laquelle les philoso~hes les plus divers viennent tout à
tour occuper leur place à l'intérieur d'un certain schéma
préalable des philosophies possibles"
(1). Dans ces conditions
la lecture philosophique "consiste à vrai dire moins à décou-
vrir qu'à reconnaître,
à se souvenir, à retourner en arrière,
à réintégrer un très ancien et très lointain habitat de l'a~
me d'oü ces concepts sont jadis sortis".
(2).
C'est dire que la lecture philosophique doit se ni-
cher dans la mouvance de l'histoire des philosophies consti-
tuées,
(son atavisme). A preuve, dans tout système philoso-
phique,
i l est admis qu'il y a au moins deux idées
l'une
appartient à la langue claire et l'autre à la langue margi-
nale. Ce qui fait,
nous l'avons déjà dit, que seul un philo-
sophe peut comprendre un autre philosophe. Cette marginalité
fait que le non-philosophe peut comprendre ce que dit le
philosophe sans comprendre l'idée du philosophe. L'idée mar-
ginale est,
en effet,
ce possible qui nourrit la pensée du
(1). - NIETZSCHE.
-
Par delà le Bien et le Mal, aph.
20, UGE,
p.
42.
(2). -
Ibider..,
p.
42.

-
154 -
philosophe. Et c'est pourquoi jusqu'ici, i l n'y a jamais
de philosophe qui n'ait eu de prédécesseurs. Dans toute phi-
losuphie, i l Y a to-ujours une histoire et le premier phiLoso-
phe avait derrière lui une histoire de la philosophie, car
tout philosophe se nourrit du système des autres.
Il ne les
"apprend" pas mais i l les a assimilés de telle sorte qu'il
ne trouve que des interdits. Cette histoire de la philoso-
phie -est latente et présente dans tout concept philosophique
elle y entre sans être jamais prononcée, exposée, exprimée,
car elLe y est sous la forme de sa dénégation, comme le re-
foulé de sa propre pensée. L'histoire de la philosophie,
c'est en fait une virtualité toujours présente
une possibi-
l
lité de compréhension et a'intelligibilité. Ainsi dans tout
concept philosophique,
les grandes oeuvres philosophiques
sont ~ titre de "belle
au bois dormant".
Prenant ce fait pour une loi, l'idéologie académi-
que pointe qui l'énonce:
l'histoire de la philosophie appa-
raît comme un langage qu'on ne parle plus mais qu'on a dû
parler pour parler. Carl
comme dit Gauvin : i l n'est pas
possible d'aborder la lecture d'un ouvrage philosophique sans
être préalablement en possession d'une culture philosophique
plus ou moins étendue"
(1). Dès lors lire philosophiquement,
c'est s'inscrire ou souscrire à une pensée dans laquelle
(1).
- GA~N (J.). - opus cité
p. 90.
l

-
15:5 -
entre et vit,
comme un ver, une autre p-ensée. La lecture
philosophique devient ainsi le montage d'un processus auto-
ré~ulateur et auto-directeur de l'opini~.
On a beau dire que Descartes, Kant ou Hegel n'ont
pas pensé pour que nous parlions d'eux mais pour nous appren-
dre à penser,
i l n'en demeure pas moins que dans la philoso-
phie, c'est le résiduel qui prend le statut de l'a~el. On
n'est en droit de se demander où se trouve ce "chevalier
héroïque" qui partit tout seul d'un si bon pas, à la conquê-
te de la vérité? D'ailleurs, a-t-il jamais existé?
En vérité, la table rase n'était qu'une table bien
garnie qui n'attendait que les convives au restin philosophi-
que. Et dans ce banquet, i l y a toujours sous la table, des
appels du pied à des pensées étrangères.
Il n'y a peut-êtré
jamais eu de génie philosophique puisqu'ici la sensibilité
n'est jamais immédiate, mais rétro-active puisqu'effet de
l'éducation philosophique. Cette rétro-activ~de la sensi-
bilité philosophique figure la fausseté de la conscience phi-
losophique. La conscience philosophique est une conscience
fausse. Les raisons qu'elle donne sont déjà données. Tout
l'appareil de démonstration qu'elle déploie est déterminé
par la certitude initiale. Quand la conscience philosophi-
que pense, elle a toujours pensé et ce qu'elle pense, elle
l'a toujours pensé car la pensée qui sepènse est un pensa-
ble refroidi. C'est la perpétuation de ce qui a été découvert
par sa propre exploitation. Nous avons ainsi,dans l'économie
de la philosophie/acquis des habitudes d'épargnants. Nous

-
156 -
avons, dès lors,
toujours par devers nous une philosophie
possible qui permet une philosophie à élaborer. Ce qui signi-
fie que notre pensée n'est que du consti tuabLe à partir du-
quel notre pensée devient un constitué. Mais si penser consis-
te à penser sa pensée, ici notre acte de penser qui part ap-
paremment à l'aventure à partir du doute est en fait, un
constituable déjà préformé, déjà informé, déjà ••. constitué.
Ce constituable est une sorte de matériau à La fois informe
et pourtant formé,
c'est-à-dire que notre pensé-e est une sor-
te de donnée à élahore,r suivant des formes~ des schémas préé1-
lables : ce qui fait que le philosophe bien avant d€
penser
à déjà une logique préalable qui fait de la table rase, une
table déjà préparée en attente des convives qui ont la hanti-
se de retrouver l'extase d'un "cogito" perdu.
Seul un philosophe peut comprendre un autre philoso-
phe. Que signifie une telle affirmation ? Que "le déchiffre-
ment intégralement philosophique" comme dit Gauvin, reste
intégralement intra-philosophique, puisqu'il doit "manifester
comment dans ce microcosme qu'est le texte commenté se reflè-
te le macrocosme qu'est l'oeuvre entière"
(1). Car en tant
que "discours ontologique"
(2),
le discours philosophique
impose les normes de sa propre perception c'est-à-dire appel-
le une lecture par signe ou lecture formelle ou formaliste,
(1).
-
GAUVIN
(J.).
-
Ibidem, p.
101
(2). -
Ibidem, p. 93

- 151 -
excluant toute référence à autre chose que le discours lui-
même qui,
étant à lui-m~me son fondement, n'a pas de dehors,
ni d'extérieur.
Et c'est ce qu'indique Gauvin :
"tout déchiffrement
d'un di~cours de philosophie systématique est, de soi, une
opération logique, puisqu'un tel discours est une chaîne de
raisonnements •.• des raisonnements ••. sans objet"
(1).
En
effet,
c'est grâce au déchiffrement logique que s'offre "la
possibilité de saisir la circularité "idéale" du discours
telle qu'elle n-e cesse de se signifier à travers un message"
(2) •
Mais impos-er le déchiffrement logique comme seule voie
d'accès à la substance de contenu d'un texte philosophique
c'est, de fait, vouer le texte philosophique à une lecture
interne
(lecture par signes)
au sens de lecture cantonnée
dans les limites du texte lui-même et assurément réservée au
groupe fermé des professionnels de la lecture; c'est aussi,
faire voir que le texte philosophique se définit comme ce
qui ne peut être lu que par des "philosophes" c'est-à-dire par
des lecteurs d'avance convertis, prêts à reconnaître le dis-
cours philosophique comme tel et à le lire comme i l demande
à ~tre lu c'est-à-dire selon les canons philosophiques, selon
(1). -
Ibidem, p. 94
(2). -
Ibidem, p.
99.

-
158 -
une intention et une intuition pure. Ce qui laisse entendre
que le discours philosophique ou discours ontologique est
Il index
sui" et d€
ce fait LrréLu-table et irrédu.ctible à sa
plus simple expression c'est-à-dire aux déterminants sociaux
de sa production et de sa reproduction. Discours incolore
et inodore,
tant par sa forme et que par son contenu, la
philosophie n'autorise qu'une lecture interne et respectueu-
se des formes constitutives du sociolecte des philosophes,
car la lecture philosophique pour être recevable doit s'ins-
crire dans l'économie philosophique des échange~ linguisti-
ques impliquant la soumission du lecteur au discours domi-
nant qui parle en lui. Ce qui signifie qu'il' y a un discours
philosophique qui parle par la bouche du philosophe et qui
le situe co~~e lieu où passe le lieu commun philosophique
ce qui indique encore que la certitude philosophique est
inscrite dans une structure de reconnaissance en miroir de
ses archétypes dont la fonction essentielle est de faire
échapper ses énonciateurs à l'anonymat.
II - L'idiolecte philosophique, l'idéalisme et la forme du
''Logos'' .
Selon la typologie qu'il donne des discours philoso-
phiques~ Gauvin distingue deux types de discours dans la
tradition philosophique : le discours directement ontologique

-
l59 -
et le discours indirectement ontologique
(1). Le discours
directement ontologique entend fournir un "savoir" qu'i.l
oppose globalement et initialement aux "opinions" et "re-
présentations" qu'on peut avoir par ailleurs
(2). Par con-
tre,
le
discours indirectement ontologique "entend amener
progressivement son lecteur à une révision, qui sera d'ail-
leurs totale, des "savoirS qu'il croyait posséder jusque-
là ~3}. La nécessité du discours indirectement ontologique
est commandée,
selon Gauvin, par des raisons pédagogiques :
"le discours directement ontologique n'est pas immédiatement
abordable par le lecteur non philosophe"
(4). Car, dit
Gauvin,
"ce serait ..• lui demander de marcher sur la tête
que de la lui présenter"
(5). Ainsi, dans la philosophie/les
discours indirectement ontologiques seraient des discours se
constituant comme une pédagogie de la lecture philosophique
du discours philosophique qui est,par nature ou par habitude,
discours ontologique,
c'est-à-dire conceptuel
qui, "trai-
tant par principe directement de "tout" et "éminement",
n'invoque jamais l'expérience comme telle et entend, au
contraire,
l'évoquer à travers son propre déploiement, mais
toujours comme interprétée"
(6). En clair,
"pour employer
(l) •
- GAUVIN (J. ) . - Ibidem, p. 90
(2) •
- GAUVIN (J. ) . - Ibidem, p. 90
(3) •
- Ibidem, p. 90.
(4) •
- Ibidem, p. 91
(5) •
- Ibidem, p. 91
(5) •
- Ibidem, p. 90

-
160 -
une terminologie linguistique,
le discours, directement
ontologique coïncide trop avec son code pour que la communi-
cation s'établisse sans mal"
(1). Toutefois/, Gauvin reconnaît
que le discours pédagogique que se veut être le discours in-
directement ontologique n'en présente pas moins les mêmes
difficul tés puisque/, si la liaison entre idée et discours est
trop étroite dans le discours directement ontologique, cette
liaison est laborieuse à découvrir
(2), dans ~a mesure oü
"le discours indirectement ontologique semble présenter une
pluralité de codes dont le maniement,
trop difIicile pour
ne pas laisser place à l'erreur,risque d'interrompre le con-
tact avec l'auteur"
(3). D'Oü la nécessité d'un "guide" qui
doit rétablir la "communicat"ion pour que l ' "idée" soit fina-
lement transmise par le texte"
(4)
qu'il connaît dans son
intégralité,
parce qu'il a conquis ou acquis la maîtrise de
tous les codes de l'économie des échanges linguistiques dans
la philosophie. C'est dire qu'il y a dans la philosophie une
économie des échanges linguistiques dont i l faut avoir l'intel-
ligence pour rendre compte de la spécificité du discours
philosophique afin de comprendre la nature des difficultés
qu'il présente à la lecture.
( 1) •
- Ibidem, p. 92
(2) . - Ibidem, p. 92
(3) •
- Ibidem, p. 92
~'4) • - Ibidem, p. 89

-
L61 -
A.
- Le Discours philosophique comme langue de "spécialiste".
La difficulté de la 1e.ctULe phil..osophique se justi-
fierait dans la philosophie elle-même comme langue conceptuel-
le qui se distingue par son opposition à la Langue commune.
En effet, à spécifier son statut propre, la philosophie en
tant que pratique théorique et théorisante s'assigne généra-
lement place et lieu du côté du savoir et donc du côté des
sciences puisque, comme le disait Gauvin, elle entend fournir
le "savoir" qui s'oppose aux " op inions" et "représentations"
constitutives du savoir profane. Relativement donc,
à sa
propre représentation idéologique, la philosophie se définit
elle-même par son rapport aux sciences: c'est dire que ce
rapport qu'elle entretient avec "la science" est déterminant
de son être et de sa spécificité. Comme le disait P. Hounton-
dji,
"ia philosophie est une discipline théorique spécifique,
ayant ses exigences propres et obéissant à des règles métho-
dologiques déterminées, au même titre que la mathématique,
la physique,
la chimie etc ... "
(1). En effet, poursuit-il,
lion est pas plus spontanément philosophe qu'on n'est sponta-
nément chimiste physicien ou mathématicien •.. La Philosophie
(1). - HOUNTONDJI
(P.). -
"Histoire d'un mythe l "
in Présence
Africaine, nO 91,
paris,
1974, p.
3-4.

-
l:.Q2 -
est une discipline théorique et appartient, de ce fait au
même genre que l'algèbre,
la géométrie,
la mécanique,
la
1 ingu is tiqu~ etc ••. f'
(1).
La philosophie serait donc une discipline scientifi-
que. A la confondre avec la "vision du monde" on confèrerait
à son concept "un sens étrangement vulgaire"
(2).
cependant i l faut saisir que ne pouvant plus s'auto-
riser le même trône ou le titre imaginaire de Science de la
Science, ou de Reine des Sciences, la Philosophie se conten-
te aujourd'hui de se représenter comme une science parmi les
sciences. Quelle est la signification d'une telle représen-
tation ?
Disons que la définition de la philosophie comme
discipline scientifique trouve son émergence dans l'espace
des décalages opérés entre Philosophie et philosophies di-
tes populaires, celle5<i étant considérées comme d'émanations
collectives spontanée~ celle-là, comme production indivi-
duelle privée dont l'agent est dit sujet transcendantal de
la science. Cette représentation de la philosophie et de son
discours reste prisonnière de la conception académique dans
laquelle la philosophie se couvre de nuées en s'auréolant de
la scientificité. Ce qui montre bien que le philosophe ne
parle pas ; i l Y a "un discours philosophique" qui parle par
sa bouche, second lieu où passe le lieu commun.
(1). -
Ibidem, p.
5
(2). -
Ibidem, p.
S.

- 163 -
Lieu commun nO l
:
La philosophie comme discipline
scientifique ou le diabolisme de la vraissemblance scienti-
fique.
C1 est dans son rapport au savoir que la philosophie
s'est instaurée et développée. Mais quelle est la nature de
ce rapport constitutif de la Philosophie et de sa spécifici-
té ?
Lorsque Platon s'attaque â la sophistique, ou enco-
re Descartes, â la scolastique, leur critique se présente
comme une critique du savoir. D'Où la présentation-représen-
tation de leur entreprise philosophique et, par la suite,
de toute entreprise philosophique comme une recherche de la
vérité. C'est ici que la notion idéologique de Science prend
son acte de naissance. En effet, ces philosophies en tant
qu'elles se donnent comme critique du savoir sl e fforcent de
montrer les savoirs qu'elles jugent comme des savoirs erro-
nés ou non. Ce foncëionnement est caractéristique de toute
philosophie qui se déploie par essence comme critique du
faux savoir au nom du savoir vrai qu'elle nomme la Science,
notion idéologique qui rassemble en un point impossible la
diversité des savoirs empiriques pour en constituer une uni-
té idéale et idéelle. Dès lors, la critique du savoir s'ef-
fectuera dans la Philosophie au nom d'un Idéal ~ La Science-,
dans un discours qui trace une ligne de partage entre lui et
les autres discours d'une part, et d'autre part entre le do-
maine de la science et celui du faux savoir qui prend désor-
mais nom : Doxa (ou Opinion, philosophie populaire, illusion

-
164 -
vision du monde, etc . . . ) A telle enseigne ,ue.&discours philo-
sophique devient un discours de la Science sur et pour la
Science qui se poserait à elle-même la question de la Scien-
tificité, une nécessité produite sur~demande mème de la
science. Ainsi une science nouvelle appellerait nécessaire-
ment une déduction transcendanta~c'est-à-dire un discours
qui doit justifier les titres scientifiques de son savoir,
rendre compte des formes d€
sa scientificité. Dans ces con-
ditions, Platon fonderait la Mathématique grecque et Descartes
la physique galiléenne. D'OÙ cet autre lieu commun. Les
sciences sont historiquement nées de la philosophie ! En réa-
lité, c'est présenter le monde la tête en bas! Il Y a donc
urgence d'une révolution copernicienne
En effet,
loin d'être fondateur des sciences, la phi-
losophie,
toute philosophie naît de l'exploitation des scien-
ces et sans cette exploitation, elle ne serait pas ce qu'elle
est ou prétend être. Comme l'a souligné Althusser,
la nature
du rapport que la philosophie entretient avec les sciences
est un rapport d'exploitation.
(l).
Et c'est dans la dénégation de cette exploitation
qu'elle se présente comme Science, comme discours conceptuel,
discours de la Raison toujours présente à elle-même.
(l). - ALTHUSSER (L.). - Philosophie et Philosophies sponta-
nées des Savants,
(Paris, Maspéro,
1974), p. 83.

-
165 -
Pour se donner figure de science, la philosophie
s'offre un protocole de méthodes, des stratégies argumenta-
t i ves, è s stratég--ies de mise en ~arde et d' euphém:i..sèr"...ion
qui lui permettent de loucher vers les sciences. Et c'est
dans cette "loucherie" que réside la difficulté de la lectu-
re philosophique.
B.
- La Rhétorique de la scientificité et des stratég:i.es ar-
gumentatives.
Pour comprendre cette "loucherie" i l faut comprendre
la nature formelle du discours philosophique.
On sait qu'une personne qui louche paraît regarder
d'un cOté alors qu'en effet elle regarde d'un autre. C'est
pourquoi quand nous disons, dans une appropriation de la thè-
se althussérienne que toute philosophie naît de l'exploita-
tion des sciences, nous voulons dire, en d'autres termes,
que toute philosophie, dans sa démarche est retorse. Elle
ne va pas droit au but mais emprunte toujours un détour par
la science et la vision du Monde.
C'est ainsi que Platon élabore sa philosophie du mon-
de des Idées en tirant argument de la Mathématique phythagor~
cienne selon laquelle les nombres entiers formaient la sub-
stance de toute chose et constituaient le fondement de l'uni-
té du monde. L'Idée platonicienne n'est qu~ dérivé, un
sous-produit du nombre pythagorjd~ considéré comme Archétype.
Sous ce rapport,
la théorie platonicienne des Archétypes et

- Hm -
La loi du nombre constitue une philosophie qui exploite les
Mathématiques - qu'elle prétend fonder -
à das fins apologé-
tiques c'est-à-dire au prof:.i t
de valeurs idéolo.g:iques non
seulement de la philosophie réactionnaire de la permanence;,
mais surtout au profit des thèses idéalistes de l'orphisme
qui est en l'espèce une vision du monde.
En définitive,
"le noyau" de la philosophie plato-
nicienne est la figure idéologique que prend dans le procès
d'exploitation, l'hypothèse mathématique des pythagoriciens.
Cependant,
il faut soulign€r
qu'en dernière instance, le
recours aux Mathématiques est un prétexte, dans la mesure oü
l'intention dernière inavouée est d'assu~par la preuve
mathématique l'autorité des valeurs essentielles de l'idéo-
logie dominante : la vision mathématico-orphique du monde".
Le même procédé s'observe chez Descartes qui préten-
dait fournir les cadres conceptuels fondamentaux qui fai-
saient défaut à la révolution physique opérée par Galilée.
Mais en dernière analyse,
la métaphysique cartésienne appa-
rait comme une idéologie au service de la nouvelle vision
physique du monde qu'est la conception mathématico-scientifi-
que de la nature en rupture nette avec l'ancienne conception
de la physique scolastico-aristotélicienne. La philosophie
de Descartes n'est pas une philosophie qui oriente la Science
mais bien une philosophie née de la Science, mieux encore
une philosophie qui exploite la science physico-mathématique
naissante à des fins apologétiques c'est-à-dire extra-
scientifique et en l'occurence au profit de l'idéologie de la

-
167 -
liberté de l'esprit qui prend dès lors la forme d'un idéalis-
me mathématique.
D'ailleurs la méthode cartésienne est le
lieu objectif où est ouvertement déc.larée cette exploitation
des Mathématiques dans la mesure où elle naît de la conjugai-
son de la logique, de l'alqèbre et de la géométrie
(1).
C'est
bien pourquoi l'on a pu parler d'un mathématisme cartésien.
Et i l faut dire que ce qui a lancé et lance encore .les philo-
sophes dans les modèles mathématiques c'est l'intention de
~aire de la philosophie une science, une science mathémati-
que,
une science vraie et véritable. Ce qui a séduit les phi-
losophes dans les mathématiques, c'est la possibilité qu'
-
elles ont d'avancer par leurs propres moyens conceptuels
grâce à la déduction. Aussi toute philosophie qui se veut
systématique prend-elle une allure démonstrative dans la me-
sure où elle est une preuve administrée à un adversaire scep-
tique.
Kant a fait voir l'inanité d'une telle démarche mais
comme la philosophie ne peut exister en dehors ~ son rapport
aux sciences. Kant a sombré lui-même dans ce travers qui
pensa que la méthode adéquate à l'entreprise philosophique
,
est la méthode inductive inaugurée par GalilQe
et exploitée
par la physique Newtonienne.
Bref, la philosophie comme science? Disons plutôt
qu'elle énonce son discours à la lumière des sciences dont
(1).
-
Cf.
2ème Partie du Discours de la Méthode.

-
l6S -
elle exploite les résultats à des fins idéologiques, car
son "savoir" ne saurait faire autorité que dans la mesure
où i l peu-t être p~amu an rang de science. Comme l ' enj-eu phi-
losophique par excellence est la scientificité,-c'est bien
pourquoi tous les philosophes laissent accroire qu'ils vont
à la rech~rche de la vérité -
la philosophie fait du débat
sur la scientificité son apanage naturel. On notera comme
un indice irréfragable que tout discours qui veut se confé-
rer le statut institutionnel de philosophie ne saurait pren-
dre son droit à la ~arole qu'à la lumière d'une science si
rudimentaire que puisse être cette science.
Dans cette démarche,
la vision du monde,
les grande~
valeurs des idéologies pratiques sont l'opinion ou les opi-
nions initiales. La science et ses procédés sont en la person-
ne de la d~duction, le moyen terme, tandis que la conclusion
philosophique est dite la certitude finale.
Celle-ci en tant
que terme de la démarche déductive est toujours présentée
comme différente et distincte de l'opinion et comme pouvant
se passer d'elle. La certitude philosophique, ce n'est pas
l'opinion, la "Doxa" puisque l'on sait que la philosophie
est questionnement d'un savoir non questionné! Il s'agit
de "garantir"
(au sens juridique du terme)
le savoir pour
qu'il ait un statut de vérité et de science. Comment donc
l'opinion initiale va-t-elle se métamorphoser en vérité,
en certitude ?
On notera d'abord que l'opinion du philosophe n'a
pas le sens "vulgaire" "d'avoir une opinion". Car l'opinion

-
L69 -
initiale du philosophe est une tentative àe repérer,
sans en
avoir d'avance le critère,
le conceptualisable à conceptua-
liser ou à dialectiser.
Ainsi,
l'opinion initiale se présente, en apparence,
comme un non-savoir. Dès lors toute propédeutique philoso-
phique apparaît comme un commencement caractérisé par un
tâtonnement vers quelque chose qui n'a pas de nom. L'opinion
est un conceptualisable en quête de son concept. C'est
quelque chose d'indéfini mais toutefois orienté vers un sta-
de normatif : la certitude ou la vérité exposée "à la lumiè-
re du jour." Comment donc ce schème qu'est l"'opinion", le
"non-savoir", se transforme en certitude absolue ou en
Science ? Comment le conceptualisable devient un conceptuali-
sé ?
A suivre l'histoire particulière d'une philosophie
particulière on s'aperçoit que dans toutes leurs premières
oeuvres qu'ils appellent des Essais, les philosophes n'ont
jamais trouvé ni nommé explicitement le concept dont ils
sont prétendû~nt en quête. C'est très précisément parce
que ce concept n'est que la forme de lui-même sans être le
possible ou le schème de sa propre conceptualisation. En
clair,
tous les Essais sont le schème du possible d'un con-
cept sans que pour autant ce concept soit extrait de lui.
Car le conceptualisable ne sera conceptualisé que dès lors
que le système sera en possession de lui-même. Cela veut dire
qu'il faut que le système soit certain de lui-même avant
de s~ systématiser. C'est là un autre point nodal qui marque

-
I7'O -
le seuil de l'ambiguïté de la certitude qui ferme le système.
La certitude,
si elle n'apparaît qu'à l..a fin n'apparaît à
la :fin que parce qu' e~le était au début. Elle est pré..alable
en tant que dans l'entreprise de sys-témati sation elle se
précède elle-même. Le système ne s'élabore que pour défendre
la certitude primitive. Le souci de conclure ne traduit que
la volonté d'assurer le système en prenant une double garan-
tie sur la vérité et l'existence. La conclusion apporte le
système qu'elle ratifie mais elle supporte les vérités du
système et l'existence de ses objets.
En définitive, pour nous résumer,
la démarche philo-
sophique part de
~l'inconscient" ~ la "connaissance consciente"
et prétend remplacer l'"inconscient" par la connaissance qui
est la conclusion. Cependant,
l'inconscient n'est rien moins
que la récupération retrospective de l'opinion initiale
devenue, par on ne sait quel artifice magique, vérité apodic-
tique peut-être parce que désormais sortie du creuset imagi-
naire du système.
La conscience philosophique est une conscience retor-
se et fausse,
puisque la pensée qui se pense dans son propre
"cogito" est une pens'e en aval ou en arrière d'elle-même.
Penser philosophiquement c'est se trouver devant sa propre
pensée comme devant une donnée à élaborer,
~ coordonner, ~
organiser suivant différentes formes préalables. Ainsi, dans
l'entreprise philosophique,
l'important c'est une pensée à
faire,
~ mettre en place ou en forme. Cependant si une pensée

-
171 -
est à faire c'est parce qu'elle est déjà faite.
Le conceptua-
lisable ou le constituable est déjà un conceptualisé, un
constitué. Dès lors,
la pensée qui va à l'aventure à partir
du doute
(comme chez Descartes) est une pensée déjà infor-
mée et formée par un certain savoir. La métaphysique de
Descartes, par exemple, est déjà instruite par la scolasti-
que qui avait divisé la Métaphysique en psychologie ration-
nelle,. en cosmologie rationnelle et en Théodicée. D'OÙ l'or-
dre de sa propre découverte:
l'Ame,
le Monde, Dieu.
Tout système philosophique apparait ainsi comme un
éternel "quiproquo" entre le même qui se prend pour le même
et Le même qui se prend pour un autre, et ce même qui se
prend pour un autre, c'est le même. Tout se joue dans cette
répétition qui se prend pour une histoire, un développement,
un progrès dans le savoir. C'est dire que le philosophe ne
pense jamais ce qui n'a jamais été pensé p~que ce qu'~l
pense,
i l lia toujours pensé et ce qu'il a toujours pensé
est une pensée qui a toujours été pensée. Et c'est ce qui se
rév~le dans le résumé de toute philosophie : la vision du
monde ou de son monde est son compendium encyclopédique. Dloù
la répugnance des philosophes à l'égard de toute tentative
qui s'efforce de les résumer •.. Car elle les touche au point
de leur refoulé. Autrement dit,
cette tentative de les résumer
dévoile ce qu'elles occultent et qui n'est autre chose que la
vision du monde dont elles sont les effets.

-
~72 -
Ainsi,
à peine tracée,
la ligne de partage entre
philosophie et vision du monde s'évanouit. Prenons donc gar-
de de la considérer COlLUlfe étant exclusivement l'Autre de la
philosophie.
Il y a donc entre la philosophie et la vision du
monde une relation occultée par l'existence d'une rhétorique
de la fausse coupure et d'une rhétorique de la scientificité
qu'il nous faut mettre en évidence même si cette mise en
scène fait grimacer les philosophes d'un rictus diabolique.
Pour bien comprendre la rhétorique de la scientifici-
té,
i l faut d'abord comprendre la rhétorique de la fausse
coupure entre le discours philosophique et le discours pro-
fane que serait le discours de la "Doxa". Car ceci explique
cela, dans la mesure où l'opposition languI. commune/langue
conceptuelle implique la nécessité de la constitution d'une
forme de discours qui exploite des éléments de la rhétorique
scientifique capables de produire un effet de vérité indé-
pendant de la valeur de vérité. Dans la philosophie systéma-
tique ce sont tous les emprunts â la science mathématique,
emprunts qui attestent une scientificité d'intention qui
contribuent â l'efficacité de la vraissemblance scientifi-
que provoquée par la rhétorique de la scientificité en conju-
gaison avec un réseau de significations mythiques qui assu-
rent au discours philosophique une cohérence d'un autre type.
C'est dire que dans le discours philosophique qui louche
vers la science i l y a coexistence de deux principes entre-
mêlés de cohérence
la cohérence d'allure scientifique

-
173 -
(qui se construit aux moyens des signes extérieurs de la
scientificité)
et la cohérence mythique latente née de la
valan±:é de donner une réponse uni taire et totale aux problè-
mes de l'existence quotidienne. Mais ce faisant la philoso-
phie transgresse, comme l'a noté Kant,
les limites de la
connaissance scientifique et se pose comme une mythologie
rationalisée, parce que ses incohérences sont marquées par
la trame de la cohérence d'allure scientifique. C'est pour-
quoi Gauvin peut s'autoriser à parler chez Spinoza de l'exis-
tence d'une "géométrie théologique"
(l). Une telle inconsé-
quence ne peut se comprendre que comme l'effet de la fascina-
tion de l'interprète par l'exposition d'allure géométrique,
manifestation de l'intention scientifique de Spinoza, mais
une intention manquée puisque Spinoza lui-même refuse chez
Descartes la pensée analogique. Et pourtant c'est par analo-
gie que l'on peut parler d'une géométrie théologique
Ce
qui signifie que sous l'appareil de la géométrie, i l y a un
socle mythique constitué par un réseau d'équivalence mythi-
que qui soutient la "théorie ll Spinozienne. Nous entrevoyons
ici l'idéalisme de la lecture par signes puisqu'elle ne
s'interroge pas sur la "vérité" des thèses mais sur la lo-
gique du mode d'argumentation utilisée pour produire un
effet de vérité.
(l). - GAUVIN. -
Ibidem, p. 98

-
174 -
Ce refus d'interroger la vérité des thèses conduit à
la mise en place, dans la philosophie, d'une stratégie de
mise en garde qui a d ' ailleurs parti lié avec la rhétorique
de la fausse coupure entre "savoir" et "doxa", langue concep-
tuelle et langue commune.
Bouveresse écrit:"le langage de tous les jours est ...
pour reprendre deux métaphores wittgensteiniennes, non pas
seulement la prison contre les murs de laquelle l'entendement
sophistique du philosophe se fait maladroitement des bosses,
mais également la bouteille attrape-mouches dont i l doit
s'extraire à grand-peine"
(1).
C'est que les philosophes ont, en effet, mal à la
langue dans la conviction que celle-ci est défectueuse et
inadéquate. D'Où leur volonté de réformer la langue dans le
mouvement même où ils recommandent une réforme de l'enten-
dement dans l'intention de lui donner la précision de l'ins-
trument mathématique qui hante leurs chaumières. C'est ainsi
que l'on parle d'une "langue philosophique" par et/ou en
opposition à la langue ordinaire.
Mais parler d'une langue philosophique n'est-ce pas
être victime de l'effet rétroactif de l'illusion philosophi-
que sur le langage comme instrument de la pensée alors que,
(l).
-
BOUVERESSE
(J.).
-
"Langage ordinaire et Philosophie",
in Langage, nO 21,
(Paris, Didier-Larousse,
1971),
p.
35.

-
174~
comme nous le suggère Wittgenstein) "l'expérience de la
pensée peut être simplement l'expérience du dire"
(1). En
effet, concevoir une langue philosophique connne instrument
idéal de l'expression de la pensée, c'est croire comme
Leibniz, à la possibilité de construire une langue symbolique
idéale
(caractéristique universelle)
susceptible de résoudre
Les problèmes philosophiques par une sorte de "calcul ll •
Ce
qui impliquerait 1°) que le comportement humain a la trans-
parence de l'activité mathématique
et 2°)
un retour il-
lusoire au monde mythique antérieur à la catastrophe de la
Tour de Babel, un monde "impossible ll précisément à imaginer
dans les conditions présentes.
En vérité,
i l faut comprendre la langue philosophi-
que comme produit non pas de nécessité scientifique mais
comme effet de structure de champ dans lequel se produit et
se reproduit le discours philosophique. Wittgenstein dirait
que la langue philosophique est l'effet du fonctionnement de
la langue inséparable d'une certaine "praxis", d'une certai-
ne "forme de vieil
(2)
caractérisée par "une certaine for-
me de d~pendance superstitieuse par rapport à des façons de
(1).
- WITTGENSTEIN. - Cahier Bleu, Cahier Brun,
(New-Yor,
Basil Blackwell,
1958),
(2). - BOUVERESSE. - opus cité, p.
36.

- 175 -
s'exprimer, et donc de voir, privilégiées"
(1). La langue
philosophique est comme "les langues spéciales que les corps
de spécialistes produisent et reproùuisent par une altéra-
tion systématique de la langue commune"
(2). Elle est "comme
tout discours,
le produit d'un compromis entre un intérêt
expressif et une censure const:Lt..uée par la structure même
du champ dans lequel se produit et circule le discours"
philosophique
(3). En tant que résultant d'une "formation
de compromis",
le discours philosophique Uest le produit ne
stratégies d'euphémisation, consistant inséparablement à met-
tre en forme et des formes"
(4). Les stratégies d'euphémisa-
tion sont des effets de censure. Mais ici, comme le fait re-
marquer Bourdieu, i l ne faut pas cueillir la métaphore de la
censure au pied de sa lettre, car "c'est la structnre du
champ qui régit l'expression en régissant à la fois l'accès
à l'expression et la forme de l'expression et non quelque
instance juridique spécialement aménagée afin dë désigner et
de réprimer la transgression d'une sorte de code linguisti-
que. Cette censure structurale s'exerce par l'intermédiaire
des sanctions du champ fonctionnant comme un marché où se
(1). - BOUVERESSE. - opus cité, p.
42.
(2). - BOURDIEU (P.). -
Ce que parler veut dire,
(Paris,
Fayard,
1982), p.
167
(3) .
Ibidem, p.
167-168
(4). -
Ibidem,
p.
168

-
176 -
forme~les prix des différentes sortes d'expression; elle
s'impose à tout producteur de biens symboliques,
sans excep-
ter Le porte-parole autorisé dont la parole d' autori té est
plus que toute autre, soumise aux normes de la bienséance
officielle, et elle condamne les occupants des positions
dominées à l'alternative du silence ou du franc-parlerscan-
daleux
(1).
Par où l'on voit combien l'on est victime d'un
lieu commun lorsque l'on conçoit la philosophie comme une
entreprise privée où s'engage le sujet individuel en l-ais-
sant accroire comme Hegel que la philosophie repose sur un
"principe . . . qui consiste à voir,
sentir, penser par soi-
même,
à être soi-même.
C'est le grand principe qui s'oppose
à toute autorité dans quelque domaine que ce soit ..• tout ce
qui doit avoir pour l'homme quelque valeur doit se trouver
dans sa pensée propre •..
chaque homme doit penser pour lui-
même,
aucun ne peut penser pour un autre, pas plus que man-
ger et boire pour un autre"
(2).
En vérité, dans l'entreprise philosophique, i l n'y
a pas production priv~e mais appropriation privée d'un savoir
collectivement produit. En effet,
à s'interroger sur les
normes visées par la pratique de l'enseignement philosophique,
(1).
-
Ibidem,
p.
169.
(2).
-
HEGEL'.: -
Leçons sur l 'histoire de la philosophie,
(Paris, Gallimard,
1970), trad.
Gibelin,
tome l,
p. 191-192.

177 -
un discours est appelé,
selon nous, à repérer le lieu dont
cette pratique règle la dimension et les lois. C'est contri-
buer pour notre part,
à énoncer et donc à dénoncer le mirage
engendré en nos esprits par la confusion entre la production
individuelle et l'appropriation privée d'un savoir collectif.
Cette confusion non maîtrisée et non résolue se traduit au
niveau du discours de divers philosophes en des thèses con-
tradictoires. C'est ainsi que tantôt l'on nous dit que "phi-
losopher,
c'est penser par soi-même" et tantôt que "l'on ne
devient pas spontanément philosophe".
Pour cerner en son lieu ce point décisif, notre dis-
cours s'efforcera d'organiser la suite des étapes où passe la
formation philosophique dans les formes de la transmission du
savoir qui reproduit les philosophes et les philosophies. Ce
sera la mise au jour des fissures du sujet par où fait son
entrée la cohorte des "cogito" perdus. Nous montrerons que
cette refente constitue ce même que la philosophie refoule
afin de tracer une ligne de démarcation entre soi et les
formes de pensée dite$populaires. Nous verrons dès lors la
nature de la philosophie: elle ne sauve la vérité qu'à me-
sure de lui fermer la porte ! Mais au préalable, disons se-
lon quelle symphonie s'orchestre la dissimulation de cette
refente. A répéter un poncif,
i l ne saurait s'user au risque
de n'être pas conforme à son concept. Aussi, encore une fois
intrOnisons-le: Philosopher c'est penser par sOi-même. Est-
ee à dire qu'il y a une sensibilité philosophique, un génie

-
178 -
philosophique au sens où l'on parle de sensibilité littérai-
re et esthétique? Si oui, alors quel est le statut et la
fonction de l'histoire de la Philosophie ou plus exactement,
des philosophies constituées ?
Si philosopher c'est penser sa propre pensée selon
son propre sens, i l faut ajouter que pour les philosophes le
sens philosophique n'est pas immédiateté, car alors on ne
saurait en vertu de quoi la philosophie se distinguerait
de ce qu'elle appelle si dédaigneusement la "doxa". C'est
pourquoi autour du trOne du poncif se tiennent en "chiens
de garde" des régisseurs qui veillent aux bornes et normes
qui règlent la chaîne du discours théorique afin d'y aper-
cevoir les linéaments· ;de la logique qui confèrera à la pen-
sée qui se pense par soi le statut institutionnel de philo-
sophie. Cette logique, c'est apparemment la systématicité
du discours. Et celle-ci apparaît comme le produit d'une
éducation, d'un enseignement: d'où cette célèbre métaphore
"de même que c'est en forgeant que l'on devient forgeron,
de même le philosophe est du côté du forgeron".
En d'autres
termes, ce serait par l'apprentissage des philosophies cons-
tituées que l'on apprend à philosopher. L'histoire de la
philosophie est donc une langue morte qu'il faut ressusciter
pour recouvrer la parole perdue. En clair, ce serait l'histoi-
re de la philosophie qui ferait de nous des philosophes
On peut ainsi rêver d'un ouvrage dont le titre pourrait être
"l'histoire de la philosophie ou la Recherche de la parole
perdue" .

-
179 -
Sans doute,
l'histoire de la philosophie en tant que
culture a un rôle de mise en condition idéologique de sorte
que notre pensée en sort conditionnée par des méthodes d'ap-
proches spécifiques correspondant à des choix théoriques
conformes aux positions dans la philosophie. Et ce condition-
nement qui s'opèr~ à travers la trituration des textes n'est
rien moins qu'un procès d'appropriation privée du savoir
tant philosophique que scientifique. En effet,
tout système
philosophique se nourrit du système des autres.
Il ne les
"apprend" pas -
au risque de n'être qu'un historien de la
philosophie - mais i l les "assimile" de telle sorte qu'il ne
trouve que des interdits. Ce n'est que dans ces conditions
qu'il peut assumer la paternité de "son" oeuvre et en faire
sa propriété privée.
En clair, une pensée ne peut recevoir le titre de
philosophie que par l'effet d'un mode d'appropriation privée
du savoir philosophique préalablement constitué. C'est dire
en définitive, que dans la distinction entre philosophie et
philosophes populaires et vulgaires
(pour dire le mot cher
aux philosophes)
ce qui est en jeu c'est le statut du savoir
et des porteurs du savoir. Pour être honoré du titre de phi-
losophie, et être admis au chorum ou au cénacle philosophi-
que,
i l faut justifier de ses titres à la philosophie par
la connaissance des philosophies constituées, c'est-à-dire
des pensées agrées ou agrégées, consacrées, élues par ce
cénacle. Une pensée promue au rang de philosophie est une
pensée qui s'est revêtue de l'éminente dignité du savoir ou_

-
18.0 -
plutôt de la Science. Et elle ne deviendra modèle à enseigner
c'est-à-dLre objet de savoir que dans la mesure où elle se
présentera comme illstrument de domination de classe ou de
groupe social.
D'ailleurs la thèse
selon laquelle philosopher,
c'est penser par soi-même, est historiquement l'expression
d'une entreprise de revendication politique d'une catégorie
sociale exclue du pouvoir. Ll faut en saisir le caractère
opportuniste et élitiste au lieu d'en faire la spécificité
universelle de la pratique philosophique. En effet, Descartes
qui en est l'illitiateur visait sans doute à briser les ca-
dres du déterminisme cérébral où la scolastique confinait les
esprits. Aussi fit-il de la subjectivité le point de départ
idéologique de toute entreprise philosophique en L'.exaltant
comme le principe et la source de la vérité. Mais si cela
est progressiste d'une certaine manière, en réalité, le
dessein de Descartes était d'asseoir l'autorité et la domi-
nation des nouveaux porteurs du savoir contre celle des por-
teurs de faux savoirs.
De même,
lorsque Towa revendique son droit de philo-
sopher,
i l ne fait rien d'autre que réagir contre l'autorité,
selon lui,
illégitime de l'Ethno-philosophie. Mais malheureu-
sement, Towa succombe sous les coups de l'opportunisme et
de l'élitisme puisqu'il milite en f~veur de la domination du
savoir philosophique académique et scientifique qu'il justi-
fie à l'intérieur de la distinction qu'il opère entre philo-
sophie-Science VS philosophie populaire-vision du monde.
~
~
---.J

-
181 -
En vérité, en philosophie,
i l n'y a pas de "table
ur/fi!}
rase". Car la prétendue table rase est/table déjà garnie en
attente des convives au festin philosophique et sous la ta-
ble,
i l Y a comme des appels du pied à des pensées étrangè-
res. C'est bien pourquoi, chez Descartes, i l y a nécessité
de recourir à une morale par provision car celle-ci est la
contrepartie obligée de l'intention fondamentale de remettre
en question tous les préjugés et tout le savair établi.
On notera par ailleurs que l'homme qui revient dans
son "po~le" après neuf ans de voyages pour se livrer à ses
méditations métaphysiques est un homme "plein d'usages et de
raison" un homme qui a assimilé les anciens et les scolasti-
ques, la science logico-mathématique , un homme qui a recueil-
li diverses expériences par le commerce avec des "gens de
diverses humeurs et conditions"
(1).
Toute nouvelle philosophie fait curieusement figure
de vieux vins dans de nouvelles outres. Descartes en a d'ail-
leurs confusément pris conscience qui joue de cette métaphore
révélatrice de la nature de toute table rase philosophique ;
"Et comme en abattant un vieux logis, on en réserve ordinai-
rement les démolitions, pour servir à en b~tir un nouveau,
ainsi, en détruisant toutes celles de mes opinions que je
jugeais être mal fondées,
je faisais diverses observations et
(1). - DESCARTES. - Discours de la Méthode,
1ère Partie,
(Paris,
U.G.E.,
1963)., p.
31.

-
182 -
acquerais plusieurs expériences, qui m'ont servi
depuis à
en établir de plus certaines"
(1).
Lorsque nous disons que
ta-ut. système
philosophique se nourrit du système des autres,
qu'il ne les "apprend pas" mais les "assimile" de telle sor-
te qu'il ne trouve que des interdits, nous voulons signifier
les formes de perception et d'expression qu'il a intériori-
sées et qui imposent leurSform~à toutes ses expIessions qui
n'expriment alors que ce qui est objectivement all±oris:é à
être dit dans les limites des contraintes du champ de produc-
tion du d~scours philosophique. La censure constituée et
exercée par la structure du champ détermine en imposant sa
forme,
la forme et le contenu de l'expression dont elle dé-
termine aussi la conformité et la recevabilité puisque le
contenu de l'expression ne peut être connue et reconnue en
dehors des formes reconnues par la structure du champ. Ainsi
si~
un discours philosophique se reconnaît à ses signes, ~onvenus
par lesquels un discours se fait reconnaître comme philoso-
phique et par lesquels i l demande à être reçu selon les for-
mes c'est-à-dire dans le respect des formes qu'il se donne.
D'où les stratégies de la mise en garde quant à sa lecture.
Ce qui implique la prise en charge de l'histoire de la phi-
losophie,
témoignage de l'efficacité des stragégies de mise
(1).
-
Ibidem, p. 48,
Dème Partie).

-
183 -
en forme par lesquelles les oeuvres consacrées imposent les
normes de leur propre perception et de leur propre lisibili-
té. Nous y reviendror~.
Disons pour le moment que la langue philosophque est
à distinguer du langage scientifique dans son opposition à
la langue ordinaire, car i l nous faut déceler l'hétéronomie
qu'elle recèle sous les apparences de l'autonomie. En effet
le langage philosophique ne peut se passer de la langue or-
1
dinaire. Aussi consciente de sa sujetion au langage ordinai-
re,
la langue philosophique s'efforce de s'en distinguer en
produisant l'illusion de l'autonomie ou de l'indépendance
grâce à ce que Bourdieu appelle les "stragégies de la fausse
coupure", en simulant la propriété fondamentale de tout lan-
gage scientifique
(1),
à savoir:
la systématicité. Comme l'a
souligné Nicod,
"cha~ue système ne connait au fond que ses
propres formes primitives et ne sauraient parler d'autre
chose"
(2), dans la mesure oü la détermination des éléments
du système ne s'opère que par leur appartenance à ce systè-
me.
C'est d'ailleurs pourquoi le langage scientifique met
entre guillemets les mots qu'il emprunte aM langage ordinai-
re ou au langage scientifique antérieur pour marquer leur
hétéronomie d'une part et d'autre part pour signifier qu'ils
(1).
- BOURDIEU
(P.). -
opus cité, p.
172
(2).
-
NICOD
(J.).
-
La Géométrie dans le monde sensible,
(Paris, P.U.F.,
1962),
p.
lS.

-L84-
sont redéfinis entièrement dans le nouveau système des rela-
tions et des choix théoriques dans lesquels ils sont insérés
et desquels ils tiennent tout leur sens. Airrsi la véritable
rupture scientifique entre le langage scientifique et le sens
commun est corrélative de la manife~tation du sens imposé
par l'insertion dans le système des relations scientifiques,
relations qui définissent en propre la structure du sens et
qui sont au principe de ses propriété~. En fait ce qui
gue le langage scientifique de la langue ordinaire ce n'est
pas parce que celui-là est une langue bien faite. C'est là
une confusion dont joue la philosophie pour fonder sa rhétori
que de la fausse coupure entre la langue philosophique et la
langue ordinaire. En effet,
si le langage scientifique est
scientifique c'est précisément parce qu'il n'est pas une
langue mais un système formel et c'est une erreur d'assimiler
la langue à un système formel, mieux encore, au système for-
mel dont on peut se servir comme "outil de simulation pour
en décrire les facettes
(1). Pour s'en convaincre, on peut,
par exemple, examiner les caractères d'un système logico-
mathématique dont les philosophes dits systématiques ont la
hantise.
1°) D'abord, on remarque dans un tel système qu'il
ne comporte pas à proprement parler
d'articulation multiple,
(1).
-
GRANGER
(G.).
-
"Langue et systèmes formels" in
Langages,
nO 21, p.
82- 83.

-
185 -
comme le système symbolique spécifique qu'est une langue,
car tout symbole y fait partie d'une articulation unique,
dont les renvois constituent directement le contenu du mes-
sage, c'est-à-dire que le sens du symbole est strictement
déterminé à l'intérieur du système formel porteur.
2°)
Tous les signes logico-mathématiques fonctionnent
comme symboles abstraits c'est-à-dire sont signes de signes,
la référence si elle existe est toujours virtuelle. D'Où
la notion très spécifique de "sémantique formelle" pour in-
diquer intuitivement qu'il ne s'agit que d'une "sémantique
de l'objet quelconque"
(1). Car les êtres mathématiques ne
sont pas/dans leur structure de renvo~des références ef-
fectives,mais des symboles renvoyant à des règles de com-
binaison axiomatiquement explicitées.
3°)
Aucun système logico-mathématique ne fait usage
d'embrayeurs, qui sont une catégorie de signes dont le sens
est circonstanciel dans la mesure où i l varie selon les si-
tuations du locuteur; c'est dire que cette classe de mots ou
de signes n'a pas de référence propre.
En résumé, le syst~me formel a sa propre autonomie
dans le système de la langue des scientifiques en rupture
avec le système symbolique général de la langue ordinaire.
(1).
- Ibidem, p.
84-85.

- 186 -
On comprend dès lors que le travail de mise en forme
qui produit l'apparence d'autonomie de la langue philosophi-
que et l'illusion d'une cohérence globale de la forme et
donc du sens et par là l'illusion de la nécessité systémati-
que du discours a une double fonction,
une fonction de trans-
figuration et une fonction de dénégation.
1. - La Fonction de Transfiguration.
Nous avons déjà dit que la langue philosophique est
incapable de se passer de l'existence du langage ordinaire.
Mais pour se démarquer de celui-ci, elle transfigure les mots
qu'elle lui emprunte en utilisant multiples stragégies
d'euphémisation. Par exemple, la transfiguration procédera
de l'insistance systématique sur les parentés phoniques ou
morphologiques des mots placés dans un réseau de relations
de sorte qu'une signification insoupçonnée se manifeste dans
la forme sensible du langage et donne l'impression ou le sen-
timent que chaque élément du discours philosophique ainsi
dépend des autres à la fois en tant que signifiant et en tant
que signifié. Le procès de transfiguration peut résulter aus-
si du jeu avec les mots de même racine pour produire le sen-
timent de l'existence d'une relation nécessaire entre deux
signifiés. Cependant/ces relations nécessaires entre 5igni-
fian~si elles résultent de l'exploitation des ressources
potentielles de la langue ordinair~ne sont prétendûment
établies que par la médiation du système des concepts philo-
sophiques qui ne sont autres choses que des formes anoblies

- 187 -
de mots ordinaires, parce que ces mots ont subi un usage
d€calé
destiné à marquer un écart allégorique
(l)qui permet-
trai t
des distinctions prétendÛInent impensées en engendrant
le sentiment d'un dépassement/dépaysement radical. Dans ce
réseau de relations,
les mots et les expressions du L~ngage
ordinaire perdp.nt leur "carte d'identité ll c'est-à-dire leur
sens ordinaire pour revêtir un sens décalé, détourné qui,
dans le champ de production du discours philosophique, rend
tabou le sens premier ou mieux le sens oTdinaire. Et c'est
à ce niveau que se manifeste la fonction de dénégation qu'im-
plique le travail de mise en forme.
z. - La Fonction de dénégation.
La dénégation consiste en une énonciation à double
structure parce qu'à double détente et entente. Dans la déné-
gation, l'énonciation s'organise sous une forme qui la rend
méconnaissable parce qu'elle ne peut se résoudre à se recon-
naître comme énonçant ce qu'elle énonce. Ainsi, dans la dé-
négation,chaque mot
est divisé contre lui-même de sorte qu'en
signifiant,
i l signifie qu'il ne signifie pas ce qu'il sem-
ble signifier. En effet, dans la dénégation fonctionne une
(1). - BOURDIEU
(P.). - opus cité, p.
174.

-
188 -
sorte d'''Aufhebung'' hégélien où se nie et se conserve à la
fois ce qui est nié de sorte que l'on garde la possibilité
de dire et de démentir à la fois ce qui est dit par la maniè-
re de Le dire. Ainsi s'ouvre dans le champ du discours phi-
losophique un espace où se logent les lieux communs de
l'aristocratisme universitaire qui ne reconnaît les siens
que dans la mesure où ils savent se placer du point de vue de
sa lecture des textes, c'est-à-dire du point de vue qui re-
connaît que chaque mot du discours philosophique porte en
lui la trace indélébile de la coupure qui sépare le sens
authentiquement philosophique c'est-à-dire ontologique du
sens taboué qu'e~t le sens ordinaire et vulgaire. On notera
que parfois cette coupure se signale elle-même en s'inscri-
vant dans la substance signifiante, par un jeu phonologique
Exemple de l'opposition existentialiste entre Existentiel et
Existential ou l'opposition hégélienne entre objet et obje-
tité, oppositions qui font écho à l'opposition entre "l'au-
thentique" et l'inauthentique" ou pour le dire philosophi-
quement,
l'opposition entre "l'ontologique" et "l'ontique".
Ce qui rappelle d'ailleurs la distinction faite par Gauvin
entre discours ontologique et non ontologique. Et ce fai-
sant,
i l répète les lieux communs de l'aristocratisme uni-
versitaire, cas d'espèce de l'aristocratisme philosophique
en général qui se signale par le tüavail de mise en forme
qui est en soi une mise en garde.
En effet,
le procès de mise en forme comme misé en
garde institue une,distance à l'intérieur même du discours

-
189 -
philosophique, distance qui précisément fonctionne sous les
espèces de l'opposition signalée entre l'ontologique et
l'ontique ou l'anthropologiquement subjectif qui ferait
regresser vers le sens commun, ou "Doxa". D'Où i l faut sai-
sir que le double jeu philosophique avec la langue et les
mots est une "mise en garde contre les lecteurs" vulgaires"
et "vulgairement" anthropolog-iques qui ramèneraient au grand
jour les significations déniées mais non reniées et vouées
par la sublimation philosophique à la présence absente d'une
existence fantâmale"
(1).
Comme l'a fait remarquer Lucien Sève,
"le secret du
jargon philosophique c'est l'idéalisme"
(2), c'est-à-dire
"la substitution aux êtres matériels, attestée par les sens,
d'''êtres immatériels", d'entités ... que la pensée en détache,
en les prenant et les donnant pour des réalités distinctes
et effectives"
(3). D'où l'idée réactive que les philosophies
se lisent par s:igne, pour ainsi "interdire comme indécente
toute tentative pour exercer sur le texte la violence ...
qui seule permet de "saisir au-delà des mots ce que ces mots
veulent dire"
(4). Car "toute exposition de la pensée
(1).
-
BOURDIEU
(P.). - opus cité, p.
179
(2).
- SEVE
(L.). - Une introduction à la philosophie mar-
xiste,
(Paris, Sociales, 1980), coll.
"Terrains" p. 35
(3).
-
Ibidem, p.
36.
(4).
- BOURDIEU
(P.). -
opus cité, p.
187.

-
190 -
originaire qui refuse l a paraphrase inspirée de l'idiolecte
intraduisible est condamnée d'avance aux yeux des gardiens
du dépô t "
(l).
Ainsi comme nous l'avons déjà signalé,
en tant que
procédant d'un travail de mise en forme,
le discours philo-
sophique impose les normes et les signaux balistiques de sa.
propre perception, en tenant,
par cette mise en forme,
le
profane à distance et de ce fait se tient à distance de tou-
te tentative de "trivialisation". En effet,
l'idée de lec-
ture par signes voue le texte à une lecture interne au dou-
ble sens de lecture 1°)
cantonnée dans les limites du texte
lui-même et de l'intertextualité et 2°)
inéluctablement ré-
servée au cercle fermé des professionnels de la lecture.
Cette structure de reconnaissance en miroir du "philosophi-
que" se laisse voir dans la pratique universitaire du lire
où "le texte philosophique se définit comme ce qui ne peut
être lu
(en fait)
que par des "philosophes" c'est-à-dire
des lecteurs d'avance convertis prêts à reconnaître -
au
double sens -
le discours philosophique comme tel et à le
lire comme i l demande à être lu,
c'est-à-dire "philosophi-
quement",
selon une intention pure" c'est-à-dire "exclullllt
toute référence à autre chose que le discours lui-même qui,
étant à lui-même son propre fondement,
n'a pas d'extérieur
(2).
(1).
-
Ibidem, p.
187.
(2).
-
Ibidem, p.
195.

-
191 -
Cette structure de reconnaissance en miroir du "philosophi-
que n'est possible que par le fait de l'existence de ce que
.
. '"
Bourdieu appelle "le cercle institu~l~de la méconnais-
sance et de la re-méconnaissance"
(1)
du contenu taboué
par le procès de dénégation. C'est pourquoi, dit-il,
"un
discours de dénégation appelle une lecture formelle
(ou
formaliste)
qui reconnaît et reproduit l a dénégation ini-
tiale,
au lieu de la nier pour découvrir ce qu'elle nie. La
violence symbolique qu'enferme tout discours idéologique
en tant que méconnaissance appelant la re-méconnaissance/ne
s'exerce que dans la mesure oü il parvient à obtenir de ses
destinataires/qu'ils le traitent comme i l demande à être
traité, c'est-à-dire avec tout le respectqu'il mérite, dans
les formes,
en tant que forme"
(2).
Nous venons de voir qu'en définitive, i l n'y a pas
de langage philosophique à proprement parler mais un usage
philosophique du langage, usage consistant à utilier la
propriété essentielle du langage à savoir,
le primat des
relations sur les éléments pour occulter les éléments refou-
lés en les inscrivant dans un réseau de relations qui en
mystifie par sublimation la valeur sans en modifier, si l'on
ose dire,
la "substance". A prendre cet usage comme langue,
c'est le comprendre non pas comme langue autonome mais comme
(1). -
Ibidem, p.
195
(2). -
Ibidem, p.
195.

-
192 -
une sorte de sociolecte ou d'idiolecte dont la manipulation
requiert d'être un spécialiste c'est-à-dire un sujet capable
de référer chaque mot, chaque expression au champ,
à la for-
mation discursive, ou au système dans lequel i l prend sens
en tant que sens convenu et entendu,
sens qui, au demeurant,
est le sens reconnu comme conforme par le corps des défen-
seurs de l'orthodoxie, corps de défenseurs qui ne sont eux-
mêmes reconnus comme tels que dans le cercle de leur recon-
naissance comme interprètes faisant autorité.
III. - Lecture formelle comme systématisation de la "chao-
errance" textuelle.
La lecture formelle,
parce que respectueuse des
définitions d"autorité et de la dénégation qui les institue
inscrit le texte philosophique dans un hors-lieu et hors du
temps en faisant une lecture a priori. Et c'est ce qui ex-
plique que le système philosophique est, comme nous l'a si-
gnal~ Serres, une structure caractérisée par cette possibi-
lité d'accueil plurivoque des discours prononcés sur lui.
Cette possibilité d'accueil des discours plurivoques a trou-
vé sa justification ou son expression dans l'idée qui cons-
titue un élément fondamental de la philosophie spontanée des
interprètes et selon laquelle une grande oeuvre est inactuel-
le parce que inexhaustible et d'actualité perpétuellement.
On oublie qu'à lire une oeuvre comme une forme, on se prend
au piège même de cette forme qui est, par nature, indétermi-
nations ponctuelles. La lecture formelle étant lecture

-
193 -
logique,
a priori, elle organise l'oeuvre selon un temps
logique qui laisse la possibilité ouverte de remplir la for-
me d'une multiplicité de contenus possibles en combinant le
"hors-texte" et l'inter-textualité. On donne ainsi de l'oeu-
vre une image composée qu'on prend rétrospectivement comme
l'expression de sa systématicité présumée, alors\\ ~ue cette· pré-
tendue systématicité n'est que l'effet d'un déploiement lo-
giquement continu de "savoirs" hétérogènes,
savoirs qu'on
présente comme formant système dans une confusion du présent,
du futur et du futur antérieur. Ainsi l'interprétation hé-
gélienne du Spinozisme ...
Qu'en est-il de l'unité de l'oeuvre comme indice de
sa systématicité ? Quel est le lieU de cette unité ?
A.
- L'unite de l'oeuvre.
Lorsque l'on parle du système d'un philosophe, de
quoi parle-t-on? S'agit-il de l'ensemble de ses écrits pré su-
m~s comme formant système ? Quelle est la configuration de
cet ensenùHe ?
S'interroger sur la pertinence d'une telle représen-
tation de l'oeuvre c'est interroger la relat~on synthétique
~tablie par les commentateurs/entre les divers ouvrages d'un
même philosophe pour en constituer une unité comme totalité
homogène ayant une progression linéaire. y a-t-il continuité
de l'Essai ou "oeuvre de jeunesse" aux oeuvres dites de
la maturité? Bref,
la notion d'unité d'une oeuvre corres-
po~d-elle à un fait~el ou est-ce seule~ent un fait de

-
194 -
présupposition fondateur de l'entreprise herméneutique?
Si c'est un fait objectif, à quel indice le reconnaît-on?
Dans la pratique interprétative de la systématicité,
on dit qu'un ensemble d'énnoncés forme système, c'est-à-
dire unité systématique, dès lors que ces énoncés se réfè-
rent à un seul et même objet d'une part et d'autre part à
un seul et même sujet qui les profère. C'est donc l'unité
de l'objet et l'unité du sujet qui fonderaient l'unité des
discours constitu~ftd'une oeuvre.
Cependant avant d'examiner cette hypothèse, i l vous
faut noter d'abord l'inanité des unités ou des synthèses qui
se réfèrent à l'individu parlant, au sujet du discours, à
l'auteur des textes, bref à une catégorie anthropologique
ou encore au livre conçu comme unité immédiate.
J. - L'unité du livre.
L'unité du livre n'est immédiate et simple que simpli-
fiée puisque cette unité et cette simplicité ne sont affir-
mées que dans l'oubli de leur poser la question de l'évidence
de leur évidence. En effet, l'unité du livre n'est pas une
unité homogène. Comme l'a souligné M. Foucault:
"le livre
a beau se donner comme objet qu'on a sous la main i
i l a
beau se recroqueviller en ce petit parallélépipède qui l'en-
ferme, son unité est variable et relative"
(1). Mais cette
(l).
-
FOUCAULT
(M.).
-"Réponse 00 Cercle d'épistémologie"
in Cahiers pour l'Analyse, nO 9, p.
14.

-
195 -
relativité et cette variabilité de l'unité du livre ne se
donnent pas à voir dans l'immédiateté de son apparaître.
Bien au contraire,
l'unité du livre est de ces évidences
qui s'imposent de la façon la plus immédiate de sorte que
l'on ne peut les mettre en suspens sans donner l'impression
d'un extrême artifice. Par exemple,
l'Ethique existe comme
individual~té matérielle dans l'espace qu'elle occupe et
où elle marque par son commencement et sa fin,
ses propres
limites. Elle assigne une origine à ses discours comme pro-
férés par Spinoza . . . dont le génie et l'autorité se donnent
comme creuset auquel se forge leur sens. Dès lors se trouve
éludée la question de la possibilité des énoncés de statut
philosophique et scientifique puisque le discours du livre
se déploie "en un enchaînement autonome et auto-fondateur
qui ne doit sa validité qu'au statut de sujet dont le philo-
sophe porte la charge entière"
(1).
Mais déjà,
le livre s'est trouvé inscrit dans un
hors-lieu : celui des "cogito" perdus de la théorie de la
connaissance. Ce qui signifie que le livre ne peut exister
par lui-même, qu'il est toujours dans un rapport d'appui
et de dépendance à l'égard des autres, dans un réseau inter-
textuel et épistémique, qu'il ne peut se décrire,
se com-
menter qu'à partir d'un "champ de discours"
(2)
et par le
(1). -
DESANTI
(J.~.). - La Philosophie silencieuse,
(Paris)
Seuil,
1975),
p.
22.
(2). -
FOUCAULT
(M.).
-
Ibidem, p.
14.

-
L% -
retour incident d'un système de savoir occulté par la délé-
gation d'un sujet du discours ou de la connaissance, à dire
Auteur.
B.- L'auteur.
L'unité d'auteur ne saurait non plus être l'indice
de l'unité d'une oeuvre. Car une oeuvre systématique, ce
n'est pas la somme des textes qui peuvent être dénotés par
le signe d'un nom propre. Car cette dénotation n'est pas
une fonction homogène; puisque "un nom d'auteur ne dénote
pas de la même façon un texte qu'il a lui-même publié sous
son nom,
un autre qu'il a présenté sous un pseudonyme, un
autre qu'on aura trouvé après sa mort à l'état d'ébauche ... "
(1). En effet, on sait que l'établissement des textes et
plus généralement la constitution d'une oeuvre complète ou
d'un opus suppose un certain nombre de choix théorique$qu'il
n'est pas facile de justifier ni même de formuler clairement
(2). Où se trouve donc l'unité de l'oeuvre? Quel est le
lieu de cette unité ?
C. - Le lieu de l'unité de l'oeuvre.
Très souvent, on suppose qu'il doit exister dans
l'ensemble des écrits d'un auteur y compris les fragments
(1). -
Ibidem,
p.
15
(2).
-
Ibidem,
p.
15

-
197 -
mêmes, un niveau considéré généralement comme très profond
auquel se révèle l'unité de son oeuvre. C'est à ce niveau
pro,fond que l'on pense trouver sa pensée dite profonde ou
essentielle. Mais l'essentiel ne se donne pas à voir, comme
nous l'a ensetgné Spinoza~ A l'analyse, on s'aperçoit donc
que l'unité prétendue de l'oeuvre,
loin d'être une don~
immédiate est plutôt constituée par une opération d'inter-
prétation, de déchiffrement dans le texte d'un signe qui se-
rait le signifiant d'un quelque chose que ce signe cache et
manifeste à la fois.
La profondeur est une idée seconde née
de la représentation du texte comme architecture des sens
homogènement étagés dans un espace de superposition vertica-
le des masques de masques.
Dans le débat que Nietzsche entretient avec cette pro-
fondeur se manifeste une critique qui la dénonce non plus
comme intériorité mais comme extériorité, platitude née de
l'invention des philosophes dans leur volonté de vérité,
de sorte que l'interprète qui se veut "bon fouilleur des
bas-fonds"
(1)
doit descendre le long de la ligne verticale
et restituer la profondeur comme secret absolument superfi-
ciel, un jeu, un pli de la surface
(2). Par où l'on voit que
(1).
-
NIETZSCHE
(P.). - Aurore,
(Paris, Gallimard, 1974),
coll.
Idées, aph.
446, p.
314.
(2). -
FOUCAULT
(M.). - Nietzsche,
Freud, Marx, in Cahiers
de Royaumont Colloque sur Nietzsche,
(Paris, Minuit,
1967), p.
187.

-
198 -
enfin de compte, c'est une opération synthétique qui déter-
mine l'oeuvre en son unité pour la faire reconnaître rétroac-
tivement comme produit synthétique de la raison architecto-
nique,
toujours fidèle à soi-même et à ses oeuvres,
images
de son image. Pour dire que l'oeuvre est par conséquent
elle-même l'effet d'une intervention interprétative, résul-
tat de cette opération constituante; que l'oeuvre ne peut
en aucune mani~re avoir, en soi et par soi, ni une unité
immédiate, ni une unité certaine ni une unité homogène. L'u-
nité de l'oeuvre est un effet-philosophie, effet d'une con-
ception continuiste de la rationalité par laquelle on orga-
nise,
par prévention,
le discours qu'on entend analyser.
D. - Le sujet du discours.
Nous avons fait remarquer l'inanité des synthèses
qui se réfèrent à l'individu parlant, au sujet du discours,
à l'auteur des textes, bref,
à une catégorie anthropologi-
que.
En effet, un tel procédé reste métaphysique en son fond
dans la mesure oü i l est empêtré dans la théorie anthropolo-
gique de la connaissance comme fait dont la structure $e ré-
fère à la structure de l'esprit du sujet connaissant. D'abord
comme l'a souligné Lacan, la conscience n'épuise pas le su-
jet. Aussi pour ne pas se placer dans le sillage de la théo-
rie métaphysique du rapport sujet-objet,
faut-il au préala-
ble tirer enseignement de l'ensemble des discours qui ont
choisi pour "objet",
le sujet du discours et ont entrepris
de le déployer comme champ de connaissance : les "sciences

-
199 -
de l'homme". A les examiner, on s'aperçoit que le sujet de
connaissance ou du discours manque d'unité, qu'il n'a pas
la belle et homogène unité du sujet transcendantal qui dès
lors n'apparaît être qu'un mythe. En effet, de la conscience
style cartésien ou Kantien,
la science n'a rien à recevoir,
ni sa structure ni sa validité. Ce qui laisse entrevoir que
même la biographie de l'auteur n'a d'importance qu'accessoire
dans l'intelligence de l'oeuvre.
E. - L'unité d'objet.
Nous avons laissé entendre qu'on pourrait accorder
que certains énoncés pouvaient former un ensemble unitaire
dans la mesure où ils se référaient à un seul et même objet.
'l'outefois à s'interroger sur l ' obj et des discours d'une 'oeu-
vre philosophique dans son ensemble, on s'aperçoit que l'uni-
te de l'objet est non seulement problématique mais encore ne
saurait permettre d'individualiser un ensemble d'énoncés et
d'etablir entre ces énonc~s une relation descriptive cons-
tante.
Pourquoi ?
1°} Parce que l'objet est loin d'être le repère par
rapport à quoi on peut définir un ensemble d'énoncés philo-
sophiques dans la mesure oü l'objet est lui-même constitué
par l'ensemble de ces enorteés. L'objet est dans la philoso-
phie en tant qu'objet philosophique au sens où Althusser
parle d'objet philosophique.

-
200 -
2°)
L'ensemble des énoncés philosophiques quicons~_
tituent l'objet philosophique ne concerne pas le même objet,
c'est-à-dire ne repète pas indéfiniment le même objet qui
d'abord n'est pas constitué une fois pour tout~au fil des
discours. Le conceptualisé c'est-à-dire l'idée finale de
l'oeuvre de la maturité n'est pas en germe dans la conceptua-
lisable à effectuer et dont "l'Essai" comprendrait le schème
ou l'esquisse. Ce qui veut dire que chacun des discours pré-
sentés comme constitŒiS d'une oeuvre philosophiqu€
dans son
ensemble, a constitué
son objet et l'a travaillé jusqu'à
le transformer de fond en comble. C'est dire que du concep-
tualisable au conceptualisé i l n'y a pas progression unifor-
mément linéaire mais béance et sauf qualitatif.
Par exemple,
l'objet des oeuvres dites précritiques
de la philosophie Kantienne n'est pas le même que celui de
la période dite critique. En effet, dans la première période,
la question consistait à spéculer sur les relations entre mon-
de spirituel et monde corporel et spatial. Dans la secon~e,
i l s'agit de montrer comment notre connaissance des substan-
ces se rapporte à notre connaissance sensible et spatiale et
la question devient celle de la structure de la connaissan-
ce. La philosophie critique au terme de ce changement de ter-
rain et de problématique va apparaître comme une science qui
s'occupe non pas des objets mais de nos connaissances des
objets c'est-à-dire de la s~ructure propre à notre style de
connaissance.

-
201 -
Face à la multiplicité des objets on ne peut admet-
tre comme une unité valable pour constituer un ensemble
d'énoncés,
le discours concernant le rapport de connaissance.
En réalité,
l'unité d'un discours ou d'une oeuvre
n'est pas faite par la permanence et la singularité d'un ob-
jet mais plutôt par l'espace commun où divers objets se pro-
filent et continûment se transforment
(1). Cet espace com-
mun qui permet d'individualiser un ensemble d'énoncés c'est
ce que M. Foucault appelle:
"la règle d'apparition simulta-
n€e
ou successive des divers objets qui y sont nommés, décrits,
analysés,
appr€ciés
et jug~s" (2). Cette règle c'est ce au'il
nomme le référentiel c'est-à-dire "la loi de répartition ou
encore la loi de dispersion de différents objets ou référents
mis en jeu par un ensemble d'énoncés dont l'unité se trouve
précisément définie par cette loi"
(3). Ainsi,
le conceptua-
lisable n'est pas un rêférent ou un objet individué et indi-
viduel su~~ptible de progression ou de promotion vers le
conceptualisé entendu comme idéal d'une prétendue tél~nomie
du discours, mais le conceptualisable, c'est le référentiel
ou l'ensemble de shèmes formateurs de concepts constituant
un r€seau
théorique c'est-à-dire non pas un groupe de con-
cepts fondamentaux qui regrouperaient tous les autres et
permettraient de les replacer dans l'unité d'une architecture
(1).
- FOUCAULT
(M.). -
Ibidem, p.
22
(2).
-
~/
-
Ibidem, p.
22
. (3).
-
FOUCAULT
(M.).
-
Ibidem,
p.
23.

-
202 -
déductive, mais plutôt la loi générale de leur dispersion!
de leur hétérogénéïté, de leur incompatibilité simultanée ou
successive,
la règle de leur insurmontable pluralité (1).
Pour nous résumer, disons que l'on ne peut parler
d'une formation discursive c'est-à-dire d'unité d'un ensem-
ble d'énoncés que lorsque dans un groupe d'énoncés! on peut
repérer et décrire un référentiel, un type d'écart énonciatif,
un réseau théorique et enfin un champ de possibilités straté-
giques c'est-à-dire la loi de formation et de dispersion de
toutes les options théoriques possibles. Pour exemple de
champ de possibilité stratégique, désignons l'identité d'opi-
nion et ses effets théoriques dispersés.
En effet, pour fonder l'unité d'un discours, i l se-
rait insuffisant de se référer à l'identité de l'option théo-
rique de ce discours, dans la mesure où une même option théo-
rique peut réapparaître dans deux types différents de dis-
cours et/ou un seul discours peut donner lieu à plusieurs
options différentes. C'est pourquoi pour fonder cette unité
du discours, son identit~, il faut déterminer le champ de
ses possibilités stratégiques c'est-à-dire montrer comment
les options théoriques de ce discours relèvent d'une seule
et même loi de répartition des points de choix théoriques.
Pour ce faire,
i l faut au préalable résoudre le pro-
bl~me épineux du commencement, de la circulation à l'inté-
rieur de l'oeuvre, de la certitude! de l'enchaînement des
idées et des vérités.
(1).
-
Ibidem, p. 29.

-
203 -
DEUXIEME PARTIE
Lectures exemplaires
La puissance du "pseudos"

-
204 -
LECTURES EXEMPLAIRES
: HEGEL et SPINOZA
(La puissance du "pseudos")
INTRODUCTION.
La lecture témoigne de la puissance du "Pseudos" qui
se joue du "même" et de "l'autre"
: l'invincible guiproguo
qui laisse planer une ombre permanente sur la recherche de la
veritê,
sur la production à venir de "l'adéquatio", car l'er-
reur,
parce qu'on ne peut jamais l'absorber une fois pour tou-
tes,
empêche justement cette "adequatio".
Le troisième homme
fai t
défaut.
Le Sophiste de Platon nous a enseigné que l'Idée est
à la fois le même et l'autre, Etre et Non-Etre,
car l'altéri-
té,
l'autre,
c'est ce qui est le même en tant que le même
est ce qui est autre et les autres,
dans la mesure où i l est
ce qui n'est pas le même c'est-à-dire ce qu'en lui-même le
même n'est pas. Ce qui laisse voir que tout ce qui
est autre exclut le même non pas de lui-même mais de sa per-
manence.
Mallarmé renouvelle cet enseignement, qui écrit
"Plus ou moins tous les livres contiennent la fusion de auel-
que redite comptée".
(1)
Il faut noter que la "redite" n'est
pas ici le répétitif,
la permanence du même,
son effet d'écho
(1).
cité par JENNY
(L.).
-
"La stratégie de la forme"
in
Poetique n~ 27
(Paris, Seuil,
1976), r. 257.

-
205 -
mais bien ce qui définit les conditions mêmes de la lisibili-
té littfraire
: l'intertextualité qui est précisemment le
refoulè de la critique traditionnelle des "sources".
En effet,
l'oeuvre philosophique n'est perceptible
comme oeuvre,
c'est-à-dire, comme système, que comme effet
produit par l'intertextualité. Car, en dehors de l'intertex-
tualité,
l'oeuvre philosophique comme d'ailleurs toute oeuvre
littéraire serait tout simplement imperceptible, puisque ce
qu'on pose ou donne comme sens et structure d'une oeuvre ne
peut se saisir que dans son rapport à des "archétypes" ,
sor-
tes d'invariants catégoriels élaborés ou abstraits d'une lon-
gue série de textes dont ils constituent les dénominateurs
communs.
C'est dire que ce qui définit une oeuvre littéraire
ou philosophique,
c'est le type de rapport qu'elle entretient

avec ses modèles archétypiques et ce rapport peut être un
rapport de realisation,
de transformation ou de transgres-
sion.
C'est pourquoi on a pu dire que seul un philosophe peut
comprendre un philosophe,
car i l faut dire qu'un philosophe
en cache un autre,
dont la perception suppose une compétence
dans le déchiffrement du discours philosophique, compétence
qui se construit dans la pratique d'une multiplicité de
texte.
Poser à l'évidence du système philosophique,
la ques-
tion de l'évidence de son évidence, ce n'est pas lui demander
selon quelle modalité ses pages se font système dans l'évi-
dence aveuglante de leur code, mais c'est saisir l'oeuvre co~-
me une complexion possible de la tranche de réalité vivant
dans les pages de l'intertextualité qui préside à sa genèse.

- 206 -
Tel est notre sentiment à l'égard de la lecture exem-
plaire de Spinoza par Hegel. Nous pensons qu'on ne saurait
rejeter,
comme tissu d'erreurs,
sa lecture, dans l'oubli du
fait intertextuel et du phénomène de la sensibilité du lec-
teur à la "redite",
sensibilité qui est,
sans aucun doute,
fonction de la culture et de la mémoire de chaque époque et
qui confère à ce qui est lu son titre d'actualité ou sa va-
leur anachronique.

-
207 -
CHAPITRE 1.
LE SYSTEME,
LA LIGNE ET LE CERCLE.
"Faire un cercle de la ligne droite"
(1).
Comment entre-t-on dans un système de philosophie ?
Comment y circule-t-on ?
Entendu que toute philosophie systématique repose
sur une double exigence fondamentale
:
1°)
viser une totalisation effective~
2°)
établir des relations cohérentes entre les élé-
ments de cette totalité,
une telle problématique est-elle
pertinente ?
En réalité,
l'exigence de systématicité place le phi-
losophe devant la nécessité de rendre raison de cette systé-
maticité elle-même et,
de fait,
de son propre commencement.
Cependant,
un système ne rend compte de son point de départ
que négativement. Car un philosophe qui prétend dépasser tous
les systèmes antérieurs et les intégrer comme moments de lui-
même,
se pose d'abord comme lecteur critique qui veut produi-
re une philosophie non seulement plus achevée mais aussi plus
susceptible de résoudre les problèmes de systématicité aux-
quels ses prédécesseurs n'avaient pu donner que des réponses
insuffisantes à ses yeux. Ainsi,
au-delà des oppositions de
contenu,
c'est une certaine manière de commencer et de
(1). HEGEL.
-
Science de la logique
(Paris, Aubier,
1947),
traà. Jankéltvitch),
tome l,
p.
43.

-
208 -
progresser qui sépare et distingue le travail de systématisa-
tion de la raison se constituant ou se dessinant comme forme
spécifique de rationalité, autogénératrice de son domaine,
de ses points d'articulation éventuels et de ses zones de run-
ture, de sorte que l'infrastructure retentit sur et dans la
formulation des thèses philosophiques.
L'interprétation hégélienne du spinozisme met en
avant l'idée de commencement. Hegel, dans les Leçons sur
l'histoire de la philosophie,
s'efforce de montrer que la
philosophie de Spinoza est une pensée du commencement, que
"c'est le commencement essentiel de tout philosopher. Quand
on commence à philosopher,
i l faut d'abord être spinoziste" .
Qu'est-ce à dire? Pourquoi Hegel noue-t-il la
•philosophie de
Spinoza à la philosophie du commencement ?
c'est que Spinoza est ce philosophe qui accusa
Descartes de n'avoir été que philosophe à moitié c'est-à-
dire philosophe vulgaire, dans la mesure où,
selon lui,
Descartes n'a pas saisi que le foyer d'où se produit la
science, c'est l'Idée de Dieu, et que, dès lors, tout discours
philosophique devrait prendre pour point de départ, le com-
mencement,
le commencement lui-même c'est-à-dire le champ
originaire qu'est cette Idée de Dieu.
Hegel voit dans Spinoza,
l'émergence de la vraie
philosophie qui est,
par essence, pensée de l'Absolu; car
Spinoza est celui qui,
dans l'histoire de la philosophie, a
su, en pensant le commencement,
lier le savoir et l'Absolu.
Cependant Hegel pense que l'effort de Spinoza n'a pas tenu

-
209 -
la promesse des fleurs, car le premier concept de Spinoza
porte en creux la promesse et l'échec d'une vérité, vérité
sur laquelle i l donne un point de vue, dans un savoir incom-
plet. Quelle est cette vérité? C'est le concept spinozien
de "causa sui" qui fait l'objet de la première définition de
l'Ethique. Ce concept est, selon Hegel, celui qui donne sa
I~
base à toutelphilosophie de Spinoza qui, à ses yeux, est
l'indice de la tentative spinozienne de s'orienter vers le
savoir absolu,
car cette première définition pose "l'insépa-
rabilité du concept et de l'être",
inséparabilité qui "est la
détermination et la présupposition"
(1).
Ce que Hegel trouve de remarquable donc dans cette
première définition de l'Ethique, c'est précisement la posi-
tion immédiate de l'identité entre ce qui est et ce qui est
conçu, entre l'être et la pensée. Ce qui, on le sait, est
pour Hegel,
la condition d'une pensée absolue n'ayant rien en
dehors d'elle et se développant en conséquence dans une ré-
flexion immanente et universelle. C'est la référence presque
explicite à la thèse hégélienne selon laquelle : "le rationnel
est réel et le réel est rationnel."
Mais Hegel reproche
à Spinoza de n'avoir pas su com-
mencer car son effort n'a pu aboutir effectivement à la dé-
couverte du vrai. En effet, selon Hegel,
"Dieu est bien en
(1).
- HEGEL. - Logique de l'Encyclopédie, § 76,
(Paris, Vrin, trad. Bourgeois,
1970), p.
340.

-
210 -
vérité assurément la nécessité ou,
comme on peut le dire
aussi,
la chose absolue, mais aussi en même temps,
la Person-
ne absolue,
et c'est là le point auquel i l faut accorder que
la philosophie spinoziste est restée en arrière du vrai
concept de Dieu, qui forme le contenu de la conscience reli-
gieuse chrétienne."
(1)
En clair,
le Dieu spinozien qui est
foyer originaire de la Science n'est que substance, c'est-à-
dire n'est pas parvenu au stade de la conscience de soi
qu'est le Sujet,
la Personne. Dans le système hégélien "la
substance est un degré essentiel dans le processus du déve-
loppement de l'Idée Absolue, mais l'Idée dans la forme encore
bornée de la nécessité"
(2). La substance spinozienne n'est
pas dialectisée, elle n'est pas mise en mouvement, elle est
immobile.
Comme dit Hegel,
dans le livre l
de la Science de
la logique:
"chez Spinoza,
la substance et son unité abso-
lue a
la forme d'une unité immobile,
d'une rigidité dans
laquelle on ne trouve pas encore le concept de l'unité né~a-
tive du Soi,
la subjectivité."
(3).
En effet,
dans la philosophie de Hegel,
le dévelop-
pement des différents moments de l'esprit a un sens et ce
(1).
-
Ibidem,
§ 151, p.
584
(2). -
Ibidem,
§ 151, p.
584
(3).
-
Science de la logique
(Paris, Aubier,
1967), trad.
Labarrière,
tome I, p.
249.

-
211 -
sens correspond à une évolution historique. Ainsi l'esprit
est d'abord considéré comme substance qui,
au terme de son
développement, est envisagée comme sujet et même comme sujet
créateur de son histoire. C'est dans ces conditions que
Hegel pense que la réflexion de la substance sur soi pour as-
sumer son être et s'en découvrir comme l'auteur,
s'accomplit
dans une histoire qui est processif puisque processus du pas-
sage du monde antique au monde moderne et contemporain . . .
Or, chez Spinoza, la saisie de l'Absolu ne passe
pas p~r une médiation dialectique. Elle est immédiate. Et
cette immédiateté est ce que Hegel met en cause, car elle
contredit à la téléologie qui est la norme et la clé de la
philosophie et de l'histoire, telles qu'elles sont conçues
par Hegel. Si pour Hegel,
l'oeuvre de Spinoza est significa-
tive, c'est précisément parce que sa philosophie aurait sen-
ti que l'Absolu était ce dont la philosophie est la pensée.
Mais la manière spinozienne de commencer ne lui semble pas
satisfaisante. Ce qui se dessine en Spinoza doit être pour-
suivi jusqu'à effectuation. Et pour ce faire,
i l faut changer
de point de vue, c'est-à-dire se placer dans la mouvance dia-
lectique de la pensée même de Spinoza pour la dépasser. Car
le dépassement ou la réfutation du spinozisme "ne peut consis-
ter en premier lieu qu'à reconnaître essentiellement et néces-
sairement son point de vue et en deuxième lieu, faire en
sorte que ce point de vue s'élève de lui-même à un niveau

-
213 -
peuple hébreu découvre une subjectivité qui prépare la sub-
jectivité chrétienne et la réconciliation dont sa philosophie
sera le commentaire.
Dans les travaux du jeune Hegel sur Abraham,
il est
dit que le peuple juif porte en son âme la marque indélibile
d'un déchirement essentiel qui l'empêche de célébrer la convi-
vialité ou l'immanence de l'infini au fini.
Dès lors l'oppo-
sition est consommée qui relègue l'infini dans l'au-delà et
le fini dans l'ici-bas. Ainsi le Dieu d'Abraham et d'Israël
sera conçu dans sa sublimité comme au-delà de toute réalité
finie et donnée, et toute réalité donnée sera réduite à la
finitude comme incapable de représenter l'infini. Dans le
judaisme,
l'homme s'éprouve comme néant parce qu'à l'index
de la finitude ; alors que Dieu reste nécessairement un au-
delà jamais accessible car l'unique et seule négation du
fini.
Le passage du peuple juif au christianisme est le pas-
sage effectué dans le contact établi entre le Dieu immuable
et l'homme comme singularité existentielle qui n'est plus non-
essence. L'Orient est donc le moment primitif de l'histoire.
Il est originaire, c'est-à-dire le moment où s'affirme pour
la première fois l'absolu, dans la substance qui exclut l'in-
dividualité d'un sujet:
"l'identité de l'infini et du fini
en Dieu qui ~'apparaît pas comme un troisième terme est un
écho de l'Orient".
Dans le judaisme et l'orientalisme,
les oppositions
ne sont pas dialectisées mais figées.
L'introduction aux
Leçons sur l'histoire de la Philosophie, reprend d'ailleurs

-
214 -
ces mêmes idées, qui note
:
"En Orient, le rapport capital
est donc le suivant que la substance une est comme telle le
vrai et que l'individu en soi est sans valeur et n'a pour
lui rien à gagner en soi et pour soi,
il ne peut au contrai-
re avoir la valeur véritable qu'en se confondant avec cette
substance, d'où i l résulte que celle-ci cesse d'exister pour
le sujet et que le sujet cesse lui-même d'être une conscience
et qu'il s'évanouit dans l'inconscient"
(1). Car "dans la
religion orientale,
la substance est ainsi en soi et pour
soi déjà l'essentiel; et c'est bien là, en effet une idée
philosophique; le rapport de l'individu à cette substance
doit être considérée comme un point important, silrtout en
tant que s'y exprime la négation de l'individu comme le fini.
Mais le sujet n'est pas représenté, ainsi que dans la philo-
sophie européenne,
comme se maintenant dans la substance, ni
comme cette subjectivité de la liberté qui ne s'évanouit pas
dans son union avec le substantiel, mais qui se libère au
contraire pour la véritable liberté"
(2).
Ainsi le point de vue de la substance n'est pas un
véritable commencement, mais un type de commencement carac-
téristique de l'orientalisme qui, aveuglé par l'éclat
(1).
-
Leçons sur l'histoire de la philosophie
(Paris, Gal-
limard,
1970), trad. Gibelin, tome II, p.
74
(2).
-
Ibidem, p.
75.

-
216 -
se révèle être en elle-même néant de détermination parce
qu'elle est l'indéterminée qui précède et conditionne toute
détermination. En clair,
le paradoxe de la substance qui n'est
pas sujet c'est qu~, se donnant d'abord dans son absolue
positivité comme ce qui est le plus réel,
elle se manifeste
aussi comme ce qui retire réalité à ce qui n'est pas elle et
qu'elle place sous sa dépendance comme pour se garantir le
maximum d'être.
Elle ne se réalise qu'en déréalisant.
D'autre part,
l'autosuffisance de la substance qui se
conçoit et se définit par soi-même constitue "un asile de
l'ignorance" car en l'absence de toute détermination, elle
rend inintelligible le passage du sujet aux prédicats c'est-à-
dire rend incompréhensible la relation du fondement à ce qu'il
fonde.
De sorte que toute relation affirmée est une relation
artificielle venant s'ajouter de l'extérieur, d'une manière
arbitraire; sans développement immanent. La substance qui est
foyer de toute connaissance est dès lors inconnaissable puis-
qu'elle est un "sujet" dont on ne peut rien affirmer sinon que
lui-même et son rapport aux déterminations qui prennent appui
sur lui est incompréhensible.
Enfin, Hegel pense que comme commencement absolu, la
substance est aussi but et fin.
Car dans la plénitude de son
être auquel rien ne fait défaut, elle a déjà épuisé toute pos-
sibilité de développement et de mouvement, de sorte que ce
qu'elle inaugure en elle s'achève immédiatement. Elle est un
commencement qui ne commence rien,
car absolu immuable et im-
mobile,
elle marque l'impossibilité de tout procès.

-
217 -
Le système de Spinoza est donc,
selon Hegel,
un
discours mort avant d'avoir commencé pour servir de viatique.
Et pourtant,
Hegel y circule. Où circule-t-il ? Dans un espa-
ce imaginaire où la progression est, dit-il,
apparente.
On ne circule pas en Spinoza parce que la circulation
est progression. Or,
en Spinoza, on regresse,
puisque l'iden-
tité immédiate de l'Absolu à lui-même interdit tout mouvement,
toute avancée ultérieure.
Le procès d'exposition qui va de la
substance aux modes en passant par les attributs ne saurait
être un procès de constitution positive,
tout étant d'emblée
constitué, mais un processus de dégradation où l'Absolu se
coupe des éléments de sa réalité en rapportant ceux-ci à des
déterminations extrinsèques qui ne peuvent effectivement rien
lui apporter dans la mesure où i l se suffit à lui-même.
Le passage de la substance aux attributs et aux modes,
c'est la régression vers le relatif.
Car devenant attribut,
la
substance reçoit des déterminations en s'exposant ou en
s'exhibant dans une réalité amoindrie:
"l'attribut est l'ab-
solu seulement relatif"
(1)
entendu que l'attribut est l'ab-
solu en tant que réflexion de la substance sur soi pour se
concevoir comme telle dans sa forme,
dans sa phénoménalité,
si j'ose m'exprimer ainsi,
puisque le passage de la substance
(1).
- Science de la logique,
tome II, p.
233.

-
218 -
à l'attribut,
c'est le devenir "apparence" de l'Absolu qui se
met à penser son unité dans l'émiettement de la différence
pure.
Dans ses attributs,
la substance se déconstruit,
se
dénoue,
se défait en se projetant dans une conscience qui lui
est hétéronome:
l'entendement.
Se liant à la substance dans un rapport formel de
représentation,
l'attribut s'en éloigne comme une simple moda~
lité : ce qui inaugure le troisième moment du procès de ré-
gression de l'Absolu:
le mode.
Le mode,
c'est aussi la substance mais une substance
prise dans l'élément de l'extériorité absolue.
"Le mode est
l'être en de~ors de soi de l'absolu, la perte de soi dans la
variété et la contingence de l'être"
(1).
Dans le mode,
Hegel
pense qu'il ne reste plus rien de ce qui était donné dans la
substance,
i l ne reste plus que ce rien en lequel toute chose
s'abolit.
Le mode, c'est le moment où toute la réalité expo-
sée d'emblée dans l'absolu se dissipe totalement. C'est le
moment où s'achève le mouvement illusoire et négatif de la
substance spinozienne.
Dans sa conception de la dialectique, Hegel renverse
ce mouvement qui ne sera plus descendant mais ascendant, car,
pour lui le procès dialectique découvre à son principe l'in-
détermination de son commencement,
son caractère provisoire
(1). -
Ibidem,
p.
236

-
219 ~
et apparent pour se diriger progressivement vers une fin
dans laquelle il s'accomplit, par la détermination totale
d'une identité qui ne peut être affirmée qu'au moment où
elle est devenue véritablement effective.
Faute d'avoir su commencer, Spinoza, en se plaçant du
point de
vue de la substance, nous montre la manifestation
de l'absolu qui est seulement absolu c'est-à-dire une manifes-
tation ne donnant lieu qu'à la creuse récurrence d'une dis-
sipation, d'une perte d'identité dont la progression n'est
que formelle puisque déterminée par un manque croissant de
contenu.
Par où l'on voit que Hegel interprète la notion spi-
nozienne d'''expression'',
dans le sens de la notion néop1a-
tonicienne et notamment plotinienne d'''émanation'' ou de "pro-
cession".
En définitive,
si Spinoza est le commencement de tout
philosopher, pour philosopher vraiment,
i l faut sortir de
Spinoza. En effet, n'est-ce pas parce que Hegel est sorti
déjà de Spinoza qu'il circule en Spinoza? Entendu que sa
circulation en Spinoza est bien un retournement du Spinozis-
me i Mais ici,
se pose le problème de la méthode d'interpré-
tation.
On a pu dire que Hegel fait violence au texte de
Spinoza pour marquer nettement la distance qui les sépare
et qui exprime le décalage théorique constitutif de chacune
de leur philosophie. Mais comprendre cette lecture comme une
erreur,
c'est méconnaitre ce décalage théorique qui est à son

-
220 -
principe et qui révèle que la circulation à l'intérieur
d'un système repose sur la certitude dans l'enchaînement des
thèses ou des vérités, et non sur leur linéarité puisque le
commencement parce qu'il est pluriel en sa possibilité ne
peut être linéaire. Nous y reviendrons. Voyons d'abord le
fondement de l'illusion de la linéarité.
A.
-
LA LIGNE DROITE.
Penser la pensée systématique comme processus linéai-
re ou comme développement selon une "chaîne" des raisons
c'est être victime d'une analogie qui conduit à opérer la
confusion entre la structure linéaire du langage réduit à
sa seule dimension de fonction de communication et la struc-
ture de la pensée en système dans une sorte de fascination de
notre conscience par le modèle linguistique.
En effet,
la pratique explicativee::k &linguistique ra-
mène le langage à deux principes, à savoir: d'abord comme
combinatoire d'éléments,
phonèmes, qui en eux-même~ sont vi-
des de sens mais qui, groupés de certaines façons,
acquiè-
rent une signification, ensuite,
la stricte linéarité du mes-
sage.
Ici ce qui fait problème, ce n'est pas la combinatoi-
re d'éléments puisqu'elle ne se limite pas au langage dans
la mesure où elle est le principe qui semble opérer dans la
nature chaque fois qu'il s'agit d'engendrer une grande diver-
sité de structure avec un nombre restreint de matériaux.

-
221 -
Ce qui nous intéresse, c'est la linéarité des struc-
tures linguistiques qu'on rabât sur la structure de la pensée
en système en dépit de l'hétéronomie de celle-ci et sans se
poser la question de savoir sur quoi repose la logique de cet-
te linéarité.
La linéarité du langage est une servitude imposée par
la structure physique des appareils vocal et auditif. En ef-
fet,
la linéarité dans le temps est une contrainte requise
aussi à l'émission qu'à la réception des messages.l'est évi-
dent que la succession dans le temps représente le seul moyen
de combiner à l'infini les sons brefs que produisent et re-
çoivent la plupart des mammifères et de transformer ainsi les
signaux en langage.
Ainsi la linéarité du langage ne peut se comprendre
que comme effet de son effectuation séquentielle dans le temps
comme ordre des successions. C'est en confondant l'ordre de
successions des phénomènes avec l'ordre d'organisation de la
pensée que l'on a pu parler d'une "chaine" des raisons en
recouvrant dans le même temps cet ordre temporel avec un pré-
tendu ordre mathématique en vue de s'autoriser la thèse de la
pensée linéaire.
En fait,
le temps de la pensée peut bien être linéai-
re puisqu'il est aussi le temps du langage mais la pensée peut
ne pas être linéaire en elle-même dans la mesure où la pensée
peut être combinatoire irréductible à la "chaine" de l'embo!-
tement des concepts.
Circuler dans un système de philosophie, ce n'est pas

-
222 -
jouer les funambules,
car le système ne peut pas répondre à
la métaphore de la ligne droite. C'est pourquoi la "chaîne"
cartésienne est devenue, chez Leibniz,
"grille, réseau,
laby-
rinthe"
(1).
La possibilité pour Leibniz de multiplier les
relations déductives et celle de leur réversibilité signifient
qu'il n'y a pas, pour le logicien/d'ordre privilégié: c'est
pourquoi l'aspect temporel des déductions cartésiennes, par
exemple, devient spatial, chez Leibniz,
l'ordre temporel n'é-
tant alors qu'un ordre possible choisi parmi d'autres.
En conséquence, la mise en cause de la linéarité est
inévitable, car la pensée "linéaire"
si elle peut légitimer
les moments de son "développement" est incapable de se jus-
tifier dans sa totalité dans la mesure où elle ne peut rendre
compte de son commencement.
Chez Spinoza, la substance ne peut ni commencer ni
finir.
Elle n'est commencement que comme principe logique
c'est-à-dire raison et cause de toutes les raisons. De même
chez Leibniz les monades ne peuvent ni commencer ni finir
naturellement ; commencement et fin ne sont que des apparen-
ces.
Il n'y a pas de véritables discontinuités de l'univers.
L'apparente discontinuité est récupérée par une double unité
celle du système en laquelle s'unifie la multiplicité des
commencements et celle du point de vue divin qui rassemble
(1). - SERRES
(M.).
-
Le système de Leibniz et ses modèles
mathématiques
(Paris, P.U.F.,
1968), p.
120 et 123.

- 223 -
la
multiplicité des points de vue. Par où l'on voit que
chez l'un et l'autre philosophe,
la logique ouvre le champs
théologique. En tant que penseur juif, Spinoza reste fidèle
à la tradition juive selon laquelle tout,
tout le développe-
ment,
toute l'histoire passée, présente et future,
est conte-
nue dans la genèse, dans le commencement. Nous verrons que
cette théorie de l'emboîtement de l'histoire dans ses débuts,
du texte dans son incipit, de la philosophie dans ses axio-
mes et définitions . . . s'ouvre sur une conception systématique
que réactive le "mos geometricus" du rationalisme classique.
Si Hegel repose la question de l'importance du problè-
me du commencement, c'est qu'il note que le commencement
n'est qu'une illusion puisqu'il s'intègre dans la continuité
du processus et de ce fait le commencement se confond avec le
résultat.
D'Où la métaphore du cercle qui se tisse de la ligne
droite.
Dès lors, peu importe le commencement puisqu'il y
a circularité et intégration du discontinu,
la science étant
généalogie de ses propres concepts.
Cependant,
i l faut remarquer que le "cercle de cercle"
n'est alors qu'une métaphore dans la mesure où i l n'est pas
tout à fait circulaire puisqu'il implique la nécessité de
s'élever à un point de vue supérieur qui fait du système
(celui de Hegel)
une architectonique de la raison dialectique
où la réduction du commencement s'opère, non pas comme chez
Leibniz, par un émiettement c'est-à-dire une réduction spatiale
(séries)
mais par une dialectisation c'est-à-dire une réduction

-
224 -
temporelle car la contradiction n'est plus régulatr~ce mais
génératrice.
L'infléchissement de la ligne qui permet à celle-
ci de revenir à son point de départ et d'assumer,
au terme
d'un retour,
sa propre justification, est un mouvemerit méta-
phoriquement circulaire qui permet d'intégrer les discontinui-
tés,
dans une continuité de degré supérieur grâce au travail
du négatif.
La ligne et le cercle sont donc des métaphores sans
fleurs,
ou mieux des apories dont la solution ne peut aboutir
qu'à l'élaboration stérile d'un autre système puisque la sys-
tématisation,
comme travail de réduction de l'irrationnel est
par vocation,
réduction du commencement.
Or, de la manière
dont commence un système dépend sa rationalité. La pensée
systématique,
comme pensée rationnelle accomplie, obéit à une
certaine logique qui dessine l'espace dans lequel s'inscri-
vent ses thèses,
c'est-à-dire son savoir oui est au principe
de la certitude de leur "enchaînement".
Mais que dis-je? "Echaînement" ? Non! mais plutôt
côtoiement
! car dans un système tout ce qui existe est ainsi
à la fois lui-même et lui-même-selon-sa place ! La détermina-
tion des thèses est fonction de leur convocation par l'espa-
ce de placement, c'est-à-dire effet de l'action de la struc-
ture.
Dans un système de philosophie rien n'a eu lieu que le
lieu,
pour signifier que la nature logique des thèses et de
leu~relations, c'est l'ombre portée du lieu dans sa dimen-
sion évocatrice pure.
C'est pourquoi,
il faut se garder de dogm~tiser sur

-
225 -
un système de philosophie qui n'est rien moins qu'une idéa-
lité dans la mesure où il ne peut se résorber dans le monde
des objets. On ne peut dire en ce qui concerne un système
de philosophie que "ce qui est dit, dit ce qui est." Ce se-
rait, comme dit Alain Badiou, s'en tenir à une métaphorique
du miroir
(1)
qui ne vaut pas mieux que la métaphorique de
l'asymptote qui se soutient de la logique de l'approximation
en répétant à qui veut l'entendre que:
"ce qui est l'emporte
sur tout ce qui est dit."
B. - LE TOPOS.
Comment a-t-on pu dire qu'il existe une évidente
familiarité entre Spinoza et Hegel? Que l'on ne peut aujour-
d'hui lire Spinoza sans penser à Hegel?
Comment M. Guéroult appréciant la lecture hégélienne
du Spinozisme peut-il conclure à une "radicale méconnaissan-
ce" fondée sur une "affabulation" consistant à "projeter
dans la lecture de Spinoza tout un monde de concepts nés
ailleurs et sans rapport avec elle"
(2).
(1).
-
BADIOU
(A.).
- Théorie du sujet,
(Paris, Seuil,
1982)
p.
224-225, Cf. aussi Guéroult:
- Descartes selon l'ordre des raisons
(Paris, Aubier,
1968), p.
9.
(2).
- GUEROULT
(M.).
- Spinoza
(Paris, Aubier,
1968)
tome l,
p.
468.

-
226 -
Comment se peut-il que Kuno Fischer, Victor Brochard,
v. Delbos et Léon Brunschvicg expriment le même consensus sur
l'interprétation de la proposition 17, Scolie, de l'Ethique I,
alors qu'Alexandre Koyré pense qu'eux tous se trompent sur
ce passage?
(1).
Comment une telle erreur est-elle possible, sans
être repérable dans l'économie générale du commentaire comme
grain de sable qui grippe la chaine logique du discours du
commentateur et la structure d'ensemble qu'il présente de la
doctrine spinozienne ?
Si le grain de sable de l'erreur ne grippe pas la
chaîne, c'est que précisément le système n'est ni ligne ni
roue, ni chaine.
Il n'est pas subsumé sous la catégorie de la
linéarité qui est une disposition algébrique à ne point con-
fondre avec la disposition topologique dont s'organise le svs-
tème ; et la topologie n'est pas l'algèbre
En effet, un système n'est pas une "chaIne"
de rai-
sons puisant sa source dans un ou un ensemble de concepts-
clés comme par déduction. La déduction dénote une logique
de l'appartenance transitive puisqu'elle s'opère par conca-
ténation, de sorte que quand un maillon manque, la chaine
ne peut que se rompre au lieu de se défaire entièrement.
Soit, par exemple l,
2 et 3, les maillons d'une chaîne. Le
(1). - KOYRE
(A.).
- Etudes d'histoire de la pensée philoso-
phique
(Paris,
Idées Gallimard,
1971), p.
93.

-
227 -
maillon 2 est le maillon le plus faible car i l est celui
qui fait et défait la chaîne,
il est celui qui fa~t l'unité
de la chaîne c'est-à-dire sa consistance. Nous avons précisé-
ment une chaîne de ce que seule la coupure du terme intermé-
diaire 2 disperse le tout. Mais le tout de la chaîne ne peut
ici se disperser que si la chaîne n'a que trois maillons!
Or,
i l n'en est pas ainsi de la chaîne réelle, dont la consis-
tance peut s'exprimer comme suit: si nous coupons 3, reste
le lien de 1 et de 2.
Si nous coupons l, reste le lien 2 et
de 3 ... Ainsi la consistance de la chaîne prescrit les places
de connexion : ce qui rend sensible immédiatement les sépara-
tions et les contradictions, les erreurs ou les défauts de
connexions.
Descartes,
fasciné par les Eléments d'Euclide, propo-
se le modèle algêbrique comme le paradigme ou le paragon de
la méthode philosophique.
C'est l'ordre des raisons concaté-
nées qui,
selon Descartes,
"consiste en cela seulement que les
choses qui sont proposées les premières doivent être connues
sans l'aide des suivantes et que les suivantes doivent apr~s
être disposées de telle façon qu'elle soient démontrées par
les seules choses qui les précèdent."
(1). Un tel ordre s'oppo-
se radicalement à l'ordre des matières parce que l'ordre des
matiêres est un ordre des "raisons détachées"
(2). C'est là une
(1).
- DESCARTES.
-
Réponses aux IIèmes objections
(2).
-
- Lettres à Mersenne du 24/12/1640.

-
228 -
exigence née du rêve de faire de la philosophie une science
mathématique.
Croyant Descartes sur parole, Guéroult pense que
l'exigence de la vérité d'un système philosophique commande
le respect de l'Ime et du style c'est-à-dire "le rappel à
l'authentique, au texte,
à ses enchaînements rigoureux"
(1).
Cet idéal méthodologique guéroultienne implique la
recherche des structures qui sont les "structures démonstra-
tives et architectoniques de l'oeuvre"
(2).
Rechercher les
structures démonstratives et architectoniques de l'oeuvre,
c'est se conformer au dêsir de l'auteur philosophe puisqu'il
a/comme Descartes,"une véritable horreur des "pensées déta-
chées"
(3), car la structure permet selon Guéroult, de situer
à
sa place pertinente, chaque terme, dans la chaîne des rai-
sons.
"Il suffit, dit Guéroult, de donner libre carrière,~.~
(4)de prendre en compte la place, ("processus de validation'J
(5), dans la mesure où, pour Guéroult,
l'architectonique de
l'oeuvre philosophique "vise à incliner ou à contraindre
l'intelligence du sujet à un jugement de ratification relatif
à la vérité de l'enseignement doctrinal"
(6). Le recours à
( 1) .
- GUEROULT. - opus cité, tome l, p. 9-10, (nous soulignons)
( 2) •
- Ibidem, p. 10
( 3) •
- Ibidem, p. Il
( 4) •
- Ibidem, p. Il
( 5) •
- Ibidem, p. Il
( 6) •
- Ibidem, p. Il

-
229 -
la structure démonstrative serait donc le "pharmakon" qui
réduirait la diversité des interprétations qu'elle rend du
coup caduque.
De sorte que "la vérité du sujet qui interprè-
te nous est parfaitement égale ... c'est la vérité de Descar-
tes que nous réclamons lorsque nous ouvrons un livre sur Des-
cartes"
(1).
Mais la vérité de Descartes ou de Spinoza, où est-
elle ? Quel est le troisième homme qui nous permettra de
faire le départ entre le Descartes ou le Spinoza idéal, le
vrai et réel et le Descartes ou le Spinoza erroné ? Quelle
est la nature de l'évidence de la structure et de l'architec-
tonique de l'oeuvre? Parler de structure et d'architectoni-
que, n'est-ce pas déjà avouer qu'une collection d'énoncés
donnée dans l'objectivité a été transformée en un corps homo-
gène? D'autre part,
comment transformer en corps homogène
et complet cette collection d'énoncés sinon en recomposant,
l'ensemble des règles qui les produisent de façon à vérifier
.
leur compatibilité, établir leur ordre? Mais établir leur
ordre n'est-ce pas en réalité s'efforcer d'effectuer leur
puissance? Qu'est-ce à dire? Qu'établir l'ordre du discours
d'une oeuvre systématique, c'est dilater, par l'exercice de la
syntaxe,
l'actualité de leur suite afin d'accroître leur
dimension jusqu'au point où se dissipe le virtuel. Ainsi se
(1).
-
Ibidem,
p.
I l

-
230 -
détermine un champ de cohérence comme effet de cette opéra-
tion d'effectuation maximale.
Dire de ce champ qu'il est po-
sitif, c'est refuser de reconnaître que l'inactuel se reforme
à mesure qu'on l'épuise et que des discours ou énoncés nou-
veaux soient toujours productibles comme à venir d'un impensé
toujours à rejoindre sinon à réduire.
Mais Guéroult pense que l'oeuvre a une présence posi-
tive, qu'une chaîne intégrale est son habitat car sorte de
corps d'arguments disposés, comme i l dit, en "processus de
validation" .
Comment dans ce contexte expliquer la transforma-
tion de la disposition des axiomes, des définitions et des
propositions de Descartes par Spinoza?
(1).
Disons que la rigueur d'un système n'est pas celle
d'une pierrerie taillée avec la lame inaltérable de la ma-
thématique dont on finit par saigner les cochons. Qu'est-ce
que l'ordre algébrique ou géométrique dont le système phi-
losophique s'efforce d'étendre la brochette?
C'est la loi
de composition des rapports entre les éléments d'un ensem-
ble ; cette loi consiste à associer à deux nombres ou figu-
res un troisième de façon réglée. Ce qui caractérise une
structure algébrique, c'est la loi de composition associati-
ve ou commutative.
Ici n'est pris en compte pour ce qui re-
garde les éléments que leur comportement selon la loi de
(1). - SPINOZA.
- Principes de la philosophie de Descartes
in Oeuvres Complètes de Spinoza.
(Paris, Gallimard,
1968)
coll. de La Pléiade, p.
167,
171 et 193.

-
231 -
composition, une fois admise leur appartenance à l'ensemble
de base.
Ce n'est pas la place qui détermine l'élément dans
l'ensemble, car i l suffit qu'il lui appartienne. La place,
dans l'ordre algébrique ou géométrique,
n'est jamais spécifi-
que. Elle est toujours universelle,
commune. La place est
loi générale d'appartenance à un ensemble,
elle est homogène
identité d'appartenance puisque la logique de l'univers
algebrique est combinatoire.
(Penser à l'homogénéité de l'es-
pace dans la dynamique classique ou de Newton) .
Entreprendre l'explication du mode d'organisation
d'un systeme philosophique au moyen du modèle algébrique
ou géométrique de l'ordre des raisons c'est manquer son but.
Le systeme n'est ni ligne, ni cercle, ni chaîne.
L'ordre des
dispositions est ici non d'algèbre mais de topologie.
Si
l'algèbre se fonde sur la loi de composition des éléments,
la
topologie, quant à elle,
a pour concept maître,
la notion de
voisinage,
car elle ne vise que ce qui se passe quand on exa-
mine le site d'un terme,
son entour,
ce qui est de plus en
plus proche de lui,
ce qui s'en écarte par des variations
continues,
son degré d'isolement ou d'adhérence.
Ce qui oc-
cupe la topologie,
ce sont les parties d'un ensemble, mais
parties considérées non pas comme éléments distincts mais
comme familles de voisinage d'un élément. La localisation est
ici essentielle. L'inclus est déterminé par l'entour, de
sorte que l'on peut dire qu'à la rigueur l'élément n'intéres-
se pas la topologie puisqu'elle prend les choses en paquet.
Sous ce rapport,
il est remarquable de noter que l'algèbre

-
232 -
et la topologie se manifestent comme deux rapports distincts
au "tout". 'l'andis que l'algèbre explore la totalité sous le
signe des individus qui lui appartiennent et des rapports
réglés qu'ils entretiennent entre eux,
la topologie, par
contre, l'explore sous le signe des sous-ensembles variés
dont chaque individu
fait son site dans le tout. Au regard
du tout,
l'blément algébrique est considéré en isolation. Le
seul rapport qu'il entretient avec le tout est d'appartenan-
ce singulière. Par contre,
le terme topologique est saisi
dans son mode locale de présence au tout, par la médiation
des parties de son entour : se trouve par là déterminée la
manière dont i l adhère au tout.
Par où l'on voit que l'algè-
bre est une logique de l'appartenance alors que la topologie
est une logique d'adhérence. Ce qui est indicatif de la dif-
férence entre appartenir à un parti politique et y avoir
adhéré
La logique de l'appartenance implique uniformisation
ou homogénéité.
La logique de l'adhérence est discipline de
l'hétérogène.
Exemple: s'inscrire au parti c'est avoir une
carte, de sorte qu'y appartenir est d'algèbre.
Par contre,
adhérer au parti c'est s'unifier: cela est de topologie, car
cela est "désidentifiant", perte du nom propre, prendre la
couleur locale.
Tout ceci nous amène à spécifier la nature de ce que
l'on appelle la cohérence systématique d'une philosophie. Pour
jouer carte sur table,
(et cela, comme dit Adorno, n'est pas
un jeu), disons que pour nous,
la nature de cette cohérence

-
233 -
est de consistance topologique. Nous nous efforcerons de le
montrer en l'illustrant, comme dit Lacan, par "la corde" ou
mieux,
par "le noeud" dont elle se trame.
C.
-
LA NATURE DE LA COHERENCE PHILOSOPHIQUE.
D'un système philosophique, on dit généralement que
sa consistance est telle que la modification d'un de ses élé-
ments entraîne la modification du tout. Mais cette idée est
trop générale puisqu'elle autorise la confusion entre consfs-
tance de type algébrique et consistance de type topologique,
entre la "chaîne" et le "noeud".
Par delà la représentation coutumière du système
dans la figure de la ligne droite, ou mieux de la "chaîne
des raisons",
nous pensons qu'un système de philosophie ne
fait pas lien des éléments selon la logique de l'algèbre.
Un systeme de philosophie forme consistance en ce qu'il
rappelle ce qui, dans la lutte des classes,
s'appelle
"constituer un camp". Dès lors,
i l faut dire qu'un système
de philosophie,
loin de faire ligne ou chaîne,
fait noeud.
Mais qu'est-ce qu'un noeud?
A entendre Descartes et Guéroult, un noeud n'est que
la liaison des raisons dans l'ordre des raisons, dans la
chaîne ou série des raisons.
"La Philosophie cartésienne,
selon le commentaire de Guéroult,
se veut rigoureusement dé-
monstrative. Son auteur ne cesse de répéter qu'il suit
l'ordre des géomètres, qu'il n'y a pas de bonne démonstra-
tion
en philosophie qui ne soit mathématique, que son

-
234 -
oeuvre ne peut être saisie par ceux qui n'ont pas l'esprit
mathématique.
Il tombe,
par conséquent,
sous le sens qu'on
doit s'efforcer de comprendre cette philosophie par ses dé-
monstrationS/et ces démonstrations selon leur esprit mathé-
matique.
Il faut donc avant tout mettre à nu cet ordre des
raisons qui,
aux yeux de Descartes, est la condition sine
~a non de la valeur de sa doctrine :
"je ne conseillerais
jamais à personne écrit-il, de . . .
lire
(mon livre),
sinon à
ceux qui voudront avec moi méditer sérieusement. Mais pour
ceux qui
,
sans se soucier beaucoup de l'ordre de la liai-
son de mes raisons
(rationum mearum seriem et nexum compre-
hendere non curantes),
s'amuseront à épiloguer sur chacune
des parties comme font plusieurs,
ceux-là, dis-je ne feront
pas grand profit de la lecture de ce traité"
(1).
Le souci du nexus ! Mais ce nexus est saisi par
Guéroult comme "séries rationum"
(2)
c'est-à-dire inscrit
dans la linéarité d'une série, d'une chaîne, de sorte que
le noeud n'est plus qu'un maillon de chaîne, ce qui trahit
son concept de noeud.
Pour comprendre la différence entre un noeud et un
maillon de chaîne,
i l faut penser l'essence du noeud bor-
roméen.
La propriété élémentaire de celui-ci consiste à
lier trois boucles fermées de telle sorte que chacune est
(1).
- GUEROULT. - opus cité, tome l,
p.
12.
(2).
-
Ibidem, p.
13

-
235 -
nouée
aux deux autres et qu'en coupant une boucle quelcon-
que, on défait tous les liens et disperse l'ensemble. En d'au-
tres termes,
la propriété de l'unité de noeud borroméen est
celle d'une consistance qui affecte l'ensemble, en vertu de
la logique topolQgique d'adhérence; elle est une propriété
collective des termes, en vertu du principe topologique de
cohésion partitive ou d'interdépendance nouée.
Ainsi i l y a la chaîne, et il y a l e noeud. Et ce
qui fait système, c'est ce fait que tout se fond à la masse
des éléments du système, car c'est "faire masse" qui est le
principe unique de la consistance de la cohésion. Tout comme
en politique,
ce sont les masses qui sont le principe de la
consistance politique puisque les masses sont le réel/fiction
à quoi se nouent et l'Etat et les classes en quête d'hégé-
monie,
tant i l est vrai que l'électorat, parce que d'algèbre,
est dissolvant.
Mais nous devons opérer un correctif. Nous avons dit
que la consistance dans sa figure borroméenne est fondée sur
le principe de l'interdépendance, de sorte que le défaut d'un
terme met en danger l'ensemble. L'affirmer absolument c'est
réintroduire subrepticement la figure de la chaîne dont on
fait noeud et c'est faire défaillir le propre de la topolo-
gie qui
est de s'inscrire, de s'ennaciner dans la logique des
voisinages où ne fonctionne plus l'axiome algébrique selon
lequel l'si l'Un fait défaut, tout se disperse" puisque la
consistance de voisinage, parce qu'elle n'obéit pas à la logi-
que de l'appartenance, ne saurait se laisser résumer au manque

-
236 -
d'un terme.
La consistance de voisinage est une consistance
indépendante de toute interdépendance dans la mesure où le
principe de sa réalité se trame dans l'excès collectif et
l'adhérence. C'est pourquoi l'oeuvre philosophique, dans la
figure qu'en présente le commentaire tient ensemble malgré
les contradictions et les "erreurs" d'interprétation que l'on
y découvre à partir d'une topologie différente.
Un système n'est ni ligne,
ni chaîne mais "topos",
(Nietzsche dira "pathos"), c'est-à-dire,
lieu où s'engendre
le discours propre.
Intériorisation au "concept",
la philoso-
phie est installation dans un sol, dans le contenu du savoir,
installation dans la forme du concept, comme dit Hegel, mais
cela s'indique,
comme l'unité de la forme et du contenu car
la forme est expression artiste d'un contenu artiste,
comme
nous le verrons avec Nietzsche.
(1)
il n'y a pas un seuil par
où on entre dans un système : on y tombe comme en un piège où
on a mis le pied. Le système est un topos, un sol où l'on
accepte ou refuse de poser le pied.
D.
-
DES NORMES DU "MEME".
Nous allons à présent conclure par l'examen d'une
question subsidiaire,
celle de l'identité d'un système de
philosophie, des normes de son "même".
En quoi consiste la particularité d'un système?
(1). NIETZSCHE.
- Le livre du philosophe.

-
237 -
Qu'est-ce qui permet de le reconnaître même malgré ses
transformations ? Comment accuser la différence de la parti-
cularité ? Et comment permet-elle de reconnaître et de se
reconnaître philosophie une et unitaire?
1
On a cherche
par l'historisation,
la solution de la
différence de la particularité, en déployant les différences
comme moments du développement temporel de la pensée.
Le
temps est alors le principe de la solution de la contradic-
tion.
Ce faisant,
cet historicisme conçoit le "~ême" selon le
principe d'identité. Mais, dans ce contexte,
i l faut dire que
le "même",
ce n'est pas l'identique qui,
lui, est une notion
.
empirique servant de norme de reconnaissance d'une situation
dans l'organique.
Dès lors, empiriquement,
le même n'est pas
le même mais i l est toujours autre par le fait de l'autre qui
le rend autre. De sorte que l'identité d'un système se décou-
pe séquentiellement dans le temps: d'où l'idée de "coupure
épistémologique" qu'applique, par exemple, Althusser,
à Marx,
pour sauver la cohérence de sa philosophie et préciser sa
particularité. Ferdinand Alquié applique à Descartes le même
procédé . . .
L'identité en philosophie est conçue comme permanence
d'une pensée prise comme permanence d'une idée qui fait que
celle-ci se retrouve dans ses multiples formes comme son in-
fini commentaire qui serait sa continuation. De sorte que
ceux qui pensent continuer une philosophie considèrent qu'ils
ne se sont pas trompés d'idée et que celle-ci est tellement
riche qu'ils pensent la développer à l'infini. L'idée reste

-
238 -
donc pour eux,
identique à elle-même à travers tous ses
travestis qui n'entraînent pas la modification de cette idée.
Considérer l'identité d'un système de philosophie
en ces termes c'est, nous sernble-t-il être incapable d'opérer
la réduction philosophique c'est-à-dire être incapable d'opé-
rer ce mouvement qui consiste à "rentrer les idées" comme
on "rentre sa colère", c'est être incapable de détacher les
idées de ceux qui les pensent. rl n'y a pas de philosophie
possible sans cette "rentrée des idées",
sans ce retour de
l'idée à la pensée qui la pense, car là oü i l y a des "jon-
gleurs",
i l Y a des "idées" qui ne font pas retour à la pen-
sée, au penser, des idées qui se passent à fleur de peau,
dans la monotonie d'une association d'idées. C'est dire que
l'identité qui fait la cohérence d'un système constitue son
aspect superficiel, c'est-à-dire, c'est ce en quoi il
imite
la démarche logique ou mathématique.
Dans l'idée qu'on a,
le même et l'autre, c'est la
même chose car le changement comme l'identité ne vise que des
contenus
le contenu permanent avec des formes différentes,
ou forme permanente avec des contenus différents. Mutatis
mutandi, la variation est variation d'objets des réflexions
et non de réflexion.
Le changement est ici un faux changement-
1
ce sont les contenus qui changent car le changement lui-
même ne change pas,
le changement est toujours le même ; ce
qui est autre, ce sont les contenus du changement. Changer
ici, c'est passer d'un objet à un autre.
Mais dans une philosophie,
l'unité et la cohérence ne

-
239 -
se trouvent pas du côté de l'objet mais du cOté de la pen-
sée. Ce qui fait qu'une philosophie est,
c'est qu'on pense,
c'est que dans le concept i l y a non ce qu'on pense, mais
la pensée même. Quand on travaille Descartes ou Spinoza,
est-ce Dieu ou la Substance qu'on pense? Nullement! e'est
une pensée qui circule qu'on pense :
"Cogito, Etendue,
la
Pensée,
Dieu, Substance, Nature . . . ". Ces idées sont des pen-
sées et non des choses.
Car le Dieu des philosophes n'est

pas un être mais de la pensée, une pensée que nous pensons
et précisément la pensée de Descartes, de Spinoza dont nous
opérons la réduction philosophique.
La norme du même,
c'est la présence d'une même pen-
sée qui se retrouve partout et non la présence d'un même
objet, c'est la pensée présente à toutes les pensées. Le phi-
losophe retrouve non sa pensée mais la pensée.
Retrouver sa
pensée signifie lancer des idées qui se développent et s'en-
chaînent sans être soutenues, par la pensée. Quand les idées
marchent toutes seules,
sans le secours de la pensée, i l y a
une nécessité de type externe où une idée se déduit d'une
autre,
une nécessité de type mathématique mais qui n'est pas
mathématique, car les liens sont extrêmement lâches et lar-
ges. L'enchaînement des idées implique l'existence d'un sys-
tème externe avec une nécessité logique externe qui fait que
les idées se suivent et s'ensuivent sans être reversibles,
convertibles.
Mais la norme du même,
c'est la nécessité interne,
c'est-à-dire la présence de la pensée à toutes les pensées,

-
240 -
c'est le fait de penser dans tout ce qu'on pense, de sorte
que, quelle que soit la manière de penser,
la pensée reste la
~
même.
Cela laisse entrevoir que la norme du même/équivoque,
plurielle.
Il Y en a plusieurs,
car,
à l'intérieur d'une mê-
me philosophie,
l'hétérogène se trouve dans une même pensée.
D'où la possibilité de lecture plurielle.
Ce qui signifie
aussi que s ' i l y a un système,
l'enchaînement des idées ne
se fait pas par une simple déduction analytique. C'est pour-
quoi,
si un philosophe meurt la plume à la main, on ne peut
pas continuer ou finir son système. Ce n'est pas un program-
me.
Il n'y a rien de plus hétérogène que le système, tant au
niveau de l'ordre des matières que de celui des raisons. Ce-
pendant, chez le philosophe,
la pensée se retrouve à travers
ces idées hétérogènes. C'est que le philosophe ne rabâche
pas toujours la même idée! Est-ce parce qu'un oeil ne se
voit que dans un autre oeil qui permet de se reconnaître?
Mais il faut préciser que l'oeil qui permet de se reconnaî-
tre n'est pas celui qui regarde mais celui qui est regardé.
Nous avons dit que les normes du même,
c'est la
pensée présente à toutes les pensées. Cela n'implique pas
une identité conceptuelle,
puisque,
pensant sa propre pensée,
le philosophe ne la pense qu'à travers d'autres pensées comme
l'altérité maintenue pour déterminer sa propre identité.
Il
n'y a pas de déduction mais lien secret de l'altérité et à
l'altérité.
En effet, on ne voit pas comment se fait le passage
d'une idée à une autre.
Spinoza est proche de Descartes et se
reclame de Descartes. Cependant,
i l est faux de dire que s ' i l

-
241 -
nly avait pas ~u Descartes, il n'y aurait pas eu Spinoza.
Descartes a été pour quelque chose dans la rupture de Spinoza
d'avec le conformisme judaïque. Ce qui a permis de dire que
Descartes est une des origines historiques qui ont permis à
la pensee de Spinoza de se formuler en ce que Descartes est
une des origines historiques qui ont permis à la pensée de
Spinoza de se formuler en ce que Descartes fut la condition
permissive de Leibniz, de Kant ... Toutefois,
le Spinozisme,
le Leibnizianisme,
le Kantisme ne ressemblent en rien au
cartésianisme.
Althusser parlait de "la répétition anticipée de
Hegel par Spinoza"
(1)
justifiant une telle affirmation par
le refus d'une conception relativiste de la connaissance
et l'idée qu'il y a dans la raison quelque chose d'absolu
qui l'apparente au réel;
1°)
la découverte du caractère for-
mel de toute représentation finie,
vouée à l'abstraction
2°)
la critique du l'mauvais infini"
; 3°)
l'idée que la con-
naissance est un processus réel qui porte en soi les condi-
tions de son objectivité.
Mais cette affirmation d'Althusser résulte d'une
lecture logique de l'histoire c'est-à-dire une lecture sur
le mode du futur antérieur,
lecture qui crée l'homogénéité
là où i l y a effectivement hétérogénéité. D'ailleurs, comme
nous l'avons déjà signalé, une identité d'opinion conduit à
(1).
- ALTHUSSER. - Eléments d'autocritique.

-
242 -
des conséquences opposées et divergentes, du fait même du
retour des idées à la penSée et au penser. Ainsi l'idée pen-
sée par Spinoza est autre pour Spinoza que pour Descartes
et Hegel. Ce qui indique que le spinozisme est à la fois
étranger au cartésianisme et à l'hégélianisme. L'intertex-
tualité qui les lie topologiquement n'est pas nécessairement
insistance sur la réminiscence ou la récurrence.
Car la pen-
sée qui se pense dans son propre cogito se pense aussi dans
d'autres pensées. Ceci rend malaisée la quête des "sources'I
et des "origines" qui,
en l'espèce,
sont pluralisables. Ce
qu'il y a de spécifique dans la détermination du philosophi-
que dans les philosophies,
c'est la possibilité de penser à
l'infini une pensée pensée par un
philosophe antérieur.
C'est ce qu'il y a de pensant qui est toujours pen-
sable et c'est ce plan qui constitue l'unité de la pensée.
L'autre plan, c'est celui sur lequel se saisit généralement
le système : celui sur lequel la philosophie devient histoi-
re des idées
celui sur lequel les pensées se manifestent
des mutations. Ce plan, Hegel le considère comme celui de la
réfutation des systèmes et de leur formation historique.
C'est pourquoi, pour lui,
l'histoire des idées est elle-
même un système. Mais ce disant,
Hegel tourne le dos à
l'Histoire
des idées, pour constituer en système l'histoire
du concept ou de l'Idée,
car Hegel repense toutes les idées
et les repensant, pense les penser comme les avaient pensées
ceux qui les avaient pensées.
Il introduisit alors l'altéri-
té dans le même. La pensée hégélienne est pensée pensante

-
243 -
et présente à toutes les autres philosophies,
car il en fait
le système des époques en les repensant et ce faisant,
les
unit à sa propre pensée dont i l les nourrit.
Il appert donc que la lecture d'un système est sa
constitution comme système de systèmes. Mais un système de
système est-il possible comme la réflexion de son identité
à soi ? Il Y a eu Hegel et nous sommes au troisième plan !
Pouvons-nous lire un système sans unir l'altérité du pensé
au même? Comment la philosophie peut-elle s'accommoder de sa
propre prise de conscience systématique en dehors du quipro-
quo entre l'autre et le même sans signer l'arrêt de mort de
la pensée ?
Deleuze, dans l'Anti-oedipe montre ce paradoxe dont
i l dit être le "paradoxe du désir"
(1). Et ce paradoxe consis-
te en la transformation de l'absence de lien en fonction po-
sitive.
Ce qui signifie qu'il y a unité systématique ou
système, de ce que des éléments sont liés entre eux précisé-
ment par l'absence de tout lien.
(2).
La théorie spinozienne
de l'unité de Dieu est un paradigme à cet égard. Car, c'est
la logique même de la théorie spinozienne de la distinction
réelle qui fonde cette unité divine
(3). En effet,
"c'est
(l) .
- DELEUZE et GUATTARI. - L'Anti-Oedipe (Paris, Minuit,
1972) , p. 484
(2) . - Ibidem, p. 475.
(3) . - Ibidem, p. 369, note 28.

-
244 -
parce qu'ils sdnt réellement distincts et entièrement indé-
pendants l'un de l'autre que des éléments ultimes ou des
formes simples
(les attributs infinis de Dieu)
appartiennent
au même être ou à la même substance"
(1).
En définitive, disons pour conclure que l'unité
substantielle est production désirante sur "un corps plein
sans organe". Elle est comme le corps plein d'une société,
instance machinisante. Car,
le corps plein n'est jamais donné
comme tel mais doit toujours être inféré à partir de termes
(objets partiels)
et des rapports mis en jeu dans la société .

(1).
-
Ibidem, p.
484
(2).
-
Ibidem, p.
483

-
245 -
CHAPITRE II.
LA LEÇON HEGELIENNE SUR SPINOZA.
On a pu dire que Hegel a lu Spinoza et qu'il ne l'a
pas compris. Une telle opinion est devenue un véritable lieu
commun. Toutefois si l'interprétation hégélienne est une er-
reur,
i l faut dire qu'elle n'est pas fortuite.
Car, comme
aime à dire Spinoza:
"Verum index sui et falsi",
autrement
dit,
toutes les idées même les fausses sont vraies à leur ma-
nière, d'après la nécessité causale du procès qui les a pro-
duites ou engendrées.
Il y a dans la nature même, du réel et
du vrai quelque chose qui fait référence à la possibilité de
la fausseté ou de l'erreur et l'explique.
D'un point de vue platonicien, on dit que l'erreur
n'est telle et possible que dans la mesure où, en simulacre,
elle usurpe toutes les apparences du vrai. Si donc, il y a
possibilité d'usurpation de l'apparence du vrai, c'est qu'il
y a lieu de subvertir le cartésianisme qui place, entre la
vérité et l'erreur, une cloison étanche et en droit infran-
chissable même si, en fait elle devient poreuse par la média-
tion du libre-arbitre.
C'est pourquoi,
loin de faire écho à ce principe de
l'interprétation erronée de Spinoza par Hegel, nous voulons
chercher la possibilité, en Spinoza même, qui fonde la lec-
ture hégélienne du spinozisme. Car si Hegel "se trompe",
n'oublions pas que les commentateurs techniques de Spinoza ne
s'accordent pas non plus. D'autre part,
la lecture hégélienne,

- 246 -
comparée à celle de Leibniz
(1)
ne saurait être dite super-
ficielle puisqu'elle témoigne d'une connaissance sérieuse
(2)
de la doctrine spinoziste. Donc i l y a lieu de comprendre
sa lecture non plus à partir d'une métaphorique du miroir

mais à partir du fonctionnement même du système de Spinoza.
Nous disons à partir du fonctionnement du système et non du
système lui-même puisque la structure et la forme,
la systé-
maticité relèven~ au dire même 4e Spinoza, (3)
sinon de l'ima-
ginaire du moins de l'imagination qui soumet la connaissance
au point de vue d'un "sujet libre".
En effet, comme l'a montré Althusser, pour interroger
une philosophie,
"nous pouvons partir de ce simple constat :
chaque grande doctrine se pense elle-même dans un objet spé-
cifiquement philosophique et dans ses effets théoriques.
Exemples:
l'idée platonicienne,
l'Acte aristotélicien, le
cogito cartésien,
le sujet transcendantal Kantien etc ... Ces
objets n'ont d'existence théorique que dans le domaine de la
philosophie"
(4). Or l'examen du mode de fonctionnement
(1).
-
FRIEDMANN
(G.). -
Leibniz et Spinoza,
(Paris, Gallimard,
1962), p.
76
(2ème éd.
revue et aug.)
(2).
-
LUCAS
(H-C). -
"Causa sive Ratio" in Cahiers Spinoza
nO 4,
(Paris, Réplique,
1983), p.
194
(3). -
SPINOZA. - Ethique IV,
prop l, Scolie 7 aussi Les
pensées Métaphysiques l, chap. V
(4).
- ALTHUSSER. -
"Sur le contrat Social" in Cahiers pour
l'Analyse n° 8,
(Paris, Seuil,
1978), p. 5.

- 247 -
théorique de l'objet philosophique fondamental d'une théorie
ou d'une doctrine philosophique nous éclaire "sur la fonction
objective de cette théorie philosophique, très précisément
sur les problèmes qu'elle élude dans les problèmes" mêmes
qu'elle élit".
(1)
D'autre part, cet examen nous montre que
le fonctionnement théorique de l'objet philosophique n'est
possible que par le "jeu" d'un décalage
théorique interne
qui commande la solution du problème philosophique élu par
le système. Ainsi par exemple,
la solution du problème de
Dieu comme "causa sui" chez Descartes comme chez Spinoza
n'est possible que par le "jeu" de ce décalage. Mettons-le
en scène d'abord chez Descartes.
Au niveau du rapport de causalité, chez Descartes,
nous assistons à une profonde incertitude quant à la structure
de la causalité divine. Ainsi cette incertitude va conduire
Descartes à opérer un décalage qui rendra possible sa solu-
tion du problème de Dieu comme cause de soi, solution par
rapport à laquelle Spinoza va se démarquer.
Disons d'abord,
la marque par rapport à laquelle
Descartes tente de se démarquer lui-même.
On sait que chez Descartes comme chez Saint-Thomas,
Dieu est dit exister par soi. CepenÇl.ant lorsqu 1 on l i t la ré-
ponse de Descartes aux premières objectives, on s'aperçoit
(1).
Ibidem, p.
5,
(nous soulignons).

-
248 -
que l'expression "exister par soi" n'a pas chez lui le même
sens que chez Saint-Thomas. En effet,
chez ce dernier,
l'ex-
pression veut dire que Dieu n'a pas de cause. Les deux phi-
losophes démontrent l'existence de Dieu en faisant jouer le
principe de causalité. Toutefois,
l'argumentation thomiste
vient
buter contre la nécessité de poser,
une cause qui ne
requiert pas de cause. Quant à Descartes, i l pense que la
validité de la preuve de l'existence de Dieu s'inscrit dans
le
cadre d'universalité du principe de causalité. Mais ici,
i l y a un paradoxe qu'annonce la "particularité" de la causa-
lité où Dieu est cause de soi.
Descartes dit que Dieu ne fait
pas exception au principe de causalité mais ce qui sera ex-
ceptionnel
(décalage), c'est la façon dont Dieu est cause.
En ce lieu,
Descartes opère dans le concept scolastique de
causalité, un décalage qui rend possible la solution du pro-
blème de la causalité de Dieu comme cause de soi.
Cette solu-
tion de la causalité est donc pré-inscrite dans les conditions
mêmes de la causalité telle qu'elle est définie par le jeu
de ce décalage.
En effet, Dieu, dit Descartes,
à son adver-
saire thomiste, est "en quelque façon,
cause de soi-même"
(1)
c'est-à-dire que "Dieu est par soi, non plus négativement,
mais au contraire très positivement. Car,
encore qu'il ne
soit pas besoin de dire qu'il est la cause efficiente de
(1).
DESCARTES.
- \\~éponse aux Premières Objectioni/in
Oeuvres
(Paris, Gallimard,
1953), La Pléiade,
p.
349

-
249 -
soi-même, de peur que peut-être on n'entre en dispute du mot,
néanmoins, parce que nous voyons que ce qui fait qu'il est par
soi, ou qu'il n'a point de cause différente de soi-même, ne
procède pas du néant
(l)
mais de la réalité et de la véri ta-
ble immensité de sa puissance,
i l nous est tout à fait loi-
sible de penser qu'il fait en guelque façon la même chose à
l'égard de soi-même, que la cause efficiente à l'égard de
son effet, et partant, qu'il est par soi positivement".
(2).
Cette petite expression :
"en quelque façon" qui
précède constamment le syntagme "cause de soi" désigne une
différence de forme de la causalité en question, mais cette
différence de forme n'est pas une petite différence: c'est
la solution même du problème de la causalité inscrite dans
l'une de ses conditions à savoir
le second terme qui est
précisément l'effet de la cause.
Descartes sait que cette différence qu'il introduit
pour déterminer la ~rticularité de la forme de la causalité
concernant Dieu et son existence n'est pas insignifiante.
Mais il est symptômatique de voir que Descartes dans le mou-
vement même oU i l réfléchit la particularité ou la singulari-
té de la structure de la causalité divine,
la masque et la
dénie dans et par les termes mêmes en lesquels i l la signa-
le. D'oU l'objection d'Arnaud qui trouve contradictoire la
(1).
"Puisque le n~ant n'a pas de propriété"
(2). -
DESCARTES.
- opus cité, p.
351.

-
250 -
réponse de Descartes aux Premières objections concernant
"l'être par soi" et sa positivité.
Il
Je trouve, dit Arnaud,
une manifeste contradiction que quelque chose soit par soi
positivement et comme par une cause.
C'est pourquoi je con-
clus la même chose que notre auteur,
mais par une voie tout
à fait différente,
en cette sorte
:
Pour être par soi-même,
je devrais être par moi posi-
tivement et comme par une cause ; donc i l est impossible que
je sois par moi-même".
(1).
Avant d'aller plus loin dans notre analyse, exami-
nons la structure du concept scolastique de causalité, ici,
en cause et qu'importe Descartes en sa problématique afin
de comprendre la différence qui les noue.
Dans le concept scolastique de la causalité dont
Arnaud étend la brochette dans les Quatrièmes Objections,
on fait intervenir la divisibilité du temps et sa disconti-
nuité
("les parties du temps pouvant être séparées, et ne
dépendant point les unes des autres")
(2),
la théorie de la
creation continuée,
la distinction de la cause et de l'effet
et enfin la restriction de la causalité au domaine des subs-
tances créées. Ainsi la relation de causalité implique une
(1).
-
DESCARTES.
-
Réponses aux Quatrièmes Objections in
~us cité, p. 458.
(2).
-
opus cité, p.
431.

-
251 -
successivité des termes en présence dont l'un est antérieur
à
l'autre.
D'O~ le schéma suivant
CAUSE ---+. EFFET
pour indiquer la structure de la causalité efficiente où la
cause est différente de son effet ou du moins distinct de
son effet. Mais dans le cadre de la causalité de Dieu comme
cause de so~ que devient le schéma ?
CAUSE
?
Nous avons dit que dans le premier cas,
la cause est
antérieure à son effet. Mais dans le cas de Dieu,
le rapport
d'antériorité ou de postériorité est impossible car l'un des
termes de la relation fait défaut.
Descartes lui-même dit à
Arnaud:
"Et i l faut remarquer que j'ai tellement attribué
à Dieu la dignité d'être cause qu'on ne peut pas de là in-
férer que je lui aie aussi attribué l'imperfection d'être
l'effet"
(1).
Ici la notion d'effet est déniée à Dieu en raison
de son éminence, de sa perfection et partant l'universalité
de la causalité est de fait réduite.
Dès lors l'idée d'une
causalité divine perd toute signification.
Toutefois, Descartes avoue en même temps qu'il l'an-
nule,
l'existence d'un décalage:
"Ainsi, quoique j'aie dit
que Dieu pouvait en quelque façon être dit la cause de soi-
\\\\ ,
~
(1). -
DESCARTES.
-
Reponses aux Quatrièmes Objections;
opus cité, p.
430-431.

-
252 _.
même, i l ne se trouvera pas néanmoins que je l'aie nommé en
aucun lieu l'effet de soi-même,
et ce d'autant qu'on a de
coutume de rapporter principalement l'effet à la cause effi-
ciente, et de le juger moins noble qu'elle, quoique souvent
il soit plus noble que les autres causes."
(1). La dénégation
est évidente puisque dans la réfutation du syllogisme d'
Arnaud, Descartes d i t :
"quoiqu'on ne puisse pas demander la
cause efficiente à raison de l'essence, on la peut néanmoins
demander à raison de l'existence, mais en Dieu l'essence
n'est point distinguée de l'existence, donc on peut demander
la cause efficiente de Dieu".
(2).
Toutefois, i l Y a dans l'effet une dépendance et une
imperfection congénitale qui exclut toute application d'une
telle notion à Dieu. Ainsi dans l'expression "Dieu est cause
de soi",
i l ne faut pas penser une relation posant que "de
soi" est à Dieu ce que l'effet est à sa cause.
Il Y a donc un décalage que Descartes introduit dans
le concept scolastique de causalité qu'il importe dans sa
problématique. Quel est le résultat de ce décalage et de sa
dénégation pour Descartes? Le résultat, c'est l'incompré-
hensibilité de Dieu qui est sauvée. Quels sont les effets
théoriques de ce décalage ?
"
\\
(1).
- 'Réponses aux Quatrièmes Objectio~s, opus. cité, p. 458.
(2).
Ibidem, p.
459.

-
253 -
Conscient qu'il opère un décalage par rapport au
concept scolastique,
Descartes le masque par les termes qu'il
utilise. Cependant i l ne peut renoncer à
ce décalage car ce
décalage constitue la solution même du problème de Dieu, sous
les espèces du procédé qui inscrit le décalage non pas dans
la solution mais dans les conditions de la solution. D'où
sa dénégation de ce décalage quand i l le rencontre.
Il s'agit
là d'un refoulement,
le refoulement d'une incapacité: celle
d'assumer la contradiction qu'il porte au système scolasti-
que qui ne peut penser positivement la "causa sui".
En effet, i l faut dire qu'en définitive,
le décalage
que nous venons de signaler se situe entre le contenu scolas-
tique du concept de causalité que Descartes importe en sa pro-
blématique pour le couvrir et le masquer ensuite, et le con-
tenu effectif de son concept en tant que concept cartésien
de cause qu'il
(Descartes)
n'arrive pas à effectuer. D'Où
les difficultés inhérentes à toute volonté de rationalisa-
tion absolue et systématique de la pensée cartésienne ou
autre.
Car si nous attribuons à Descartes l'acception sco-
lastique du concept de causalité, nous pouvons dire que chez
Descartes,
la causalité ne correspond pas à son concept; de
ce fait,
la "cause de soi" n'est pas une cause. D'Où l'in-
terprétation thomiste du cartésianisme : Dieu est cause de
soi,
c'est-à-dire,
sans cause. Mais comme Descartes se démar-
que de Saint-Thomas en refusant la restriction de la causa-
lité -
ce qui l'amène à demander qu'elle est la cause

- 254 -
efficiente de Dieu -
i l faut penser sa théorie à travers
ce decalage dont elle est l'effet théorique. Et tenir compte
de ce décalage et ëe sa dénégation, c'est tenir compte d'un
fait théorique et de ses effets théoriques qui commandent
toute la logique de la pensée de Descartes, c'est-à-dire sa
possibilité et ses impossibilités ou vicissitudes. Dès lors,
cette logique ne peut être que double : La chaîne logique
des problèmes qu'habitent constamment une seconde chaîne:
La chaîne logique des décalages ou des impensés qui le sui-
vent comme leur ombre, c'est-à-dire, qui les signale comme
leur "vérité arbitraire. La "vérité", chez Descartes, c'est
de faire de Dieu un asile de l'ignorance.
Dieu est incompré-
hensible. D'Oü le refus de Spinoza : entre la cause et l'ef-
fet,
il n'y a pas d'éminence qui tienne puisque, comme l'a
montré nombre de commentateurs de Spinoza, il y a univocité
et égalité de toutes les formes d'être!
(1).
Mais revenons à Descartes, et disons que les "jeux"
de mots par lesquels i l annule le "jeu" de l'espace théori-
que qui ouvre le décalage, et autorise les lectures condui-
sant aux objections de Catérus, de Hobbes et d'Arnaud,
Objections que les Réponses, en tant que processus de valida-
tion, ne peuvent annuler, dans la mesure où les objections
(1).
- DELEUZE
(G.). - Spinoza et le Problème de l'expression
(Paris, Minuit,
1968), p.
54

-
264 -
spinozienne de problème de Dieu comme acte d'absolue posi-
tion de soi par soi. La première définition saisit dans une
intuition lumineuse l'essence de l'être dont l'acte consti-
tue un commencement premier pour l'esprit et pour la scien-
ce qui est "Science intuitive" de l'essence même des choses.
C'est donc,
comme le souligne Dufour-Kowalska,
"~
un double titre que la définition de la cause de soi cons-
titue un commencement au seuil de l'Ethique: d'une part,
elle ouvre le champ de la science de l'être, elle en pose
le principe absolu dans le concept de l'essence nécessaire-
ment existant par soi, cause première de toute essence exis-
tante en même temps que son idée dans l'esprit; d'autre
part, elle inaugure pour l'esprit le mouvement d'une quête
dont elle annonce le terme,
à partir du concept rationnel de
l'être ou de son exister nécessaire jusqu'à son acte de
cause de soi"
(1).
En Dieu,
la contradiction cause-effet est surmontée
par l'exclusion de toute cause hors de lui, de sorte que la
causa sui se réduit à son essence même.
C'est pourquoi on peut se demander si Spinoza ne
tombe pas sous les archêtypes scolastiques et leurs effets
intertextuels, en donnant la causa sui comme une propriété
de la substance. Guéroult en a senti les distorsions, qui
s'est efforcé de donner à la causa sui un statut privilégié
(1). -
DUFOUR-KOWALSKA. - opus cité, p.
161

-
265 -
dans le système des propres de la substance ou Dieu; la
causa sui,
"a, dit-il, une place â part entre tous les pro-
pres: bien qu'étant comme eux un adjectif qui ne peut être
sans le substantif,
bien qu'elle ne constitue pas l'essence
de Dieu, autrement dit,
le substantiel par quoi i l existe
c'est elle qui,
en faisant connaître comment ce substantiel
existe, rend possible la science de la première cause et cel-
le de tous les autres propres de la substance".
(1).
Mais dire que la causa sui occupe dans le système
des propres de Dieu une position privilégiée, n'est-ce pas
introduire subrepticement la problématique de l'éminence an-
térieurement conjurée par Spinoza ? Lui refuser le statut
d'essence n'est-ce pas infirmer la théorie de la connaissan-
ce ou de "l'automate spirituel"
(2)
qui suppose que ilIa
vraie science procède de la cause aux effets" ? et la cause
est l'essence
Nous pensons qu'entre les propres, i l n'y a pas de
hiérarchie qui tienne, car tous s'inscrivent dans la cons-
tellation de leur système et y sont topologiquement solidai-
res,
car ils sont en une sorte d'osmose où ils rendent intel-
ligible la position absolue de la substance de Dieu. Ainsi
la causa sui, l'infinitude,
l'éternité . . . définissent les
limites absolues du champ théorique dans lequel est posé le
(1). - GUEROULT. - Spinoza l,
p.
42
(2). -
SPINOZA. - Traite de la Réforme de l'Entendement.


- 266 -
problème de l'existence de la substance ou Dieu. En effet,
dans la lettre 35 à Hudde, Spinoza dit gue refuser l'éternité
c'est contredire à la causa sui c'est-à-dire à la nécessité
d'exister, refuser l'infinitude c'est contredire à la causa
sui c'est-à-dire ce dont l'essence enveloppe l'existence.
(1).
Il semble donc que Spinoza opère une sorte de déné-
gation de l'identification de la Substance et de la causa sui
au moyen de la clause de style :
"ut vulgo dicitur" que dé-
masque la proposition 34 de l'Ethiqueloù i l affirme que la
causa sui est cause par soi c'est-à-dire "la puissance de
Dieu, par laquelle lui-même et toutes choses sont et agissent"
(2) et cette "puissance de Dieu est son essence même".
(3)
C'est très précisément en fonction de cette puissance qui est
double
(puissance d'exister, d'agir ou de produire et puis-
sance de penser et de connaitre)
(4)
quQ se trouve surmontée
la contradiction essentielle qu'est la causa sui prise dans
son acception négative telle qu'elle se manifeste dans la
théologie négative et cartésienne.
C'est à ce niveau qu'intervient la critique de Hegel
qui voit se dessiner dans la définition spinozienne de la
causa sui,
l'annonce d'un nouveau savoir,
le savoir de
(1). - Ethique l, prop.
8 et Scolie, prop.
19
(2). - SPINOZA. - Ethique, prop.
34, dém.
(3). -
Ibidem l, prop.
34
(4). -
Ibidem l, prop.
34, dém.

-
256 -
(1), mais qu'elle est fondée,
en sa possibilité, dans le
texte même de Spinoza c'est-à-dire rendue possible comme
une des lectures possibles fondées dans le "jeu" permis
par "l'espace" des décalages théoriques constitutifs du spi-
nozisme. Car l'interprétation hégélienne est justement l'in-
dice et la preuve de l'existence objective de ces décalages.
Nous examinerons ce qui fait dire à Hegel, que le
spinozisme est une philosophie du commencement, un commence-
ment "immobile" qui n'en finit pas de commencer. Nous abor-
derons ensuite le problème du "more geometrico", son statut
et le mode d'exposition qu'il constitue. Enfin nous analyse-
rons le né'gativisme de Spinoza :
"ommis determinatio est
negatio".
(1). - MACHEREY
(P.).
- Hegel ou Spinoza,
(Paris, Maspéro,
1979).

-
267 -
l'Absolu mais qui se résoud seulement dans une promesse non
tenue.
"La première définition de Spinoza, dit Hegel, est
celle de la causa sui, conçue comme étant ce "cujus essentia
involvit existentiam"
( ... ) l'inséparabilité du concept et
de l'être est la détermination fondamentale et la présuppo-
sition"
(1). Par cette définition, Spinoza pose d'emblée
l'identité entre ce qui est et ce qui est conçu, entre
l'être et le concept,
identité qui,
selon Hegel, est la con-
dition même de la pensée absolue et de l'Absolu. Ainsi, dit-
il,
"causa sui est une détermination importante. La cause
est autre chose que l'effet. La cause de soi-même est la pro-
duction d'autre chos~ qu'elle-même, elle est ainsi la sup-
pression continuelle de son être-autre".
(2).
"C'est là un
.
concept tout à fait spéculatif. La cause produit un effet
qui est quelque chose d'autre qu'elle;
la cause de soi-
même est une cause qui produit un effet, mais la différence
est supprimée dans cette production : la cause de soi-même
ne produit que soi-même; c'est là un concept fondamental
dans tout ce qui relève du spéculatif, le retour en soi dans
l'autre".
(1).
(1). - HEGEL. - L'Encyclopédie, § 76.
(2) . - HEGEL. - Leçons sur Spinoza (1823-24) , in Cahiers
Spinoza.
(3) . - HEGEL. - Leçons sur Spinoza (1825-26) , in Cahiers
Spinoza, nO 4,
p.
109.

- 268 -
Mais à l'enthousiasme succède la déception, car
selon Hegel,
"si Spinoza avait développé de façon plus pré-
cise ce qu'est la causa sui, sa substance aurait cessé d'être
rigide".
(1)
la dialectique inaugurale s'arrête sur le seuil
de son inauguration. Ainsi le commencement ne peut commencer.
Mais il ne peut commencer que parce qu'il est un commence-
ment absolu, dans la mesure où Spinoza,au lieu de faire
coïncider son système avec le développement de cette contra-
diction a donné celle-ci comme résolue, en posant immédiate-
ment l'identité à soi de la substance. Le spinozisme est dès
lors considéré par Hegel comme le paradigme de la philosophie
~ l'COUp de pistolet", philosophie caractérisée par "l'en-
thousiasme qui, comme un coup de pistolet, commence immédia-
tement avec le savoir absolu et se débarasse des autres
points de vue en déclarant qu'il ne daigne pas les prendre
en considération"
(2).
Spinoza aurait pu développer plus attentivement la
causa sui c'est-à-dire maintenir l'ouverture de la contra-
diction tout le temps nécessaire à sa maturation pour que sa
solution comprenne tous les moments nécessaires à sa réali-
sation au lieu de la refermer immédiatement sous l'impulsion
de son impatience théorique qui veut le but sans les moyens.
(1). - HEGEL.
- Leçons sur Spinoza
(1823-24),
Ibidem, p. 97
(2). - Préface de la Phénoménologie de l'Esprit,
(Paris, Aubier,
1978), trad. Hyppolite, p. 69


-
269 -
c'est toute la théorie spinozienne de la connaissance qui
est mise ici en cause comme théorie imaginaire d'une connais-
sance non moins imaginaire. Dès lors Hegel peut entreprendre
une lecture a priori du spinozisme à partir du concept d'ex-
pression qui, comme nous le verrons, autorise cette lecture
h~gélienne en autorisant tout à la fois une lecture spinozis-
te de Spinoza.
La connaissance du troisième genre n'est alors pour
Hegel qu'un avatar de l'"intuition orientale" qui domine
selon lui, tout le système de Spinoza, car cette unité profon-
de de sa philosophie,
telle qu'elle s'est exprimée en Europe,
l'Esprit, l'identité de l'infini et du fini en Dieu, qui
n'apparaît pas comme un troisième terme,
"est un écho de
l'Orient"
(1). En effet, comme dans l'intuition orientale, le
savoir absolu ne peut se réaliser chez Spinoza que dans l'ex-
tase immédiate de "l'amour intellectuel de Dieu"
(2). Ici,
le fini ne peut devenir vérité qu'en se plongeant dans la sub-
stance; séparé d'elle,
i l demeure vide, pauvre, déterminé
pour soi, sans lienS'intérieurs".
(3).
En effet, dans sa volonté de dépasser le cartésianis-
me, Spinoza impose à tout discours scientifique, c'est-à-dire,
en dernière instance, à tout dire philosophique, de prendre
(1). - HEGEL.
- Leçons sur Spinoza
(1825-26), in Cahiers
Spinoza, nO 4, p.
109.
(2). -
Leçons sur Spinoza J!_82.3-2~L,.Ibidem, p. 93.
(3). - SPINOZA. - Ethigue V, prop.
32, La Pléiade, p. 4~7.

-
260 -
Le procès intenté à Hegel autour de la causa sui corn-
me concept initial est un faux proc~s initié par la volonté
d'organiser les premières définitions de l'Ethique sous la
forme d'un procès déductif.
Deleuze et Guéroult ont fait remarquer que l'Ethique
contrairement au Court Traité, ne commence pas par l'idée
de Dieu
(1)
; mais, que représente la définition de "cela"
Itdont l'essence enveloppe l'existence" et qui constitue la
"nature nécessairement existante" de Dieu
(2)
? Est-ce que
la définition 1 a pour objet "une propriété de la substance"?
Si, comme le pense Guéroult,
i l s'agit d'une propriété "dé-
cisive" alors comment comprendre l'expression "ut vulgo di-
citur" ? Est-ce l'expression d'une péjoration? Ou plutôt,
l'indice d'une démarcation qui n'arrive pas à effectuation ?
On ne peut éliminer la causa sui sans par là même rendre
inintelligible le spinozisme et sa théorie de la connaissan-
ce dont Hegel tente de faire la critique en rendant manifeste
la contradiction fondamentale dont elle se tisse. Dans ces
conditions, on ne peut soutenir comme le fait Macherey à la
suite de Guéroult que "c'est seulement, ut vulgo dicitur,
par manière de parler, que l'exposé géométrique de l'Ethique
(1). DELEUZE
(G.).
-
opus cité, p.
64 et 65
et Guéroult
opus cité, p.
37
(2). SPINOZA.
- Ethique l, prop.
7,
f"m.

-
261 -
"commence" par des définitions, qui n'ont d'ailleurs, selon
Macherey, un sens effectif qu'au moment où elles fonctionnent
dans des démonstrations où elles produisent réellement des
effets de vérité"
(1). Il Y a lieu, au contraire, de se de-
mander,
comme Guéroult, pourquoi la causa sui qui n'est qu'
une propriété de la substance, sa définition précède celle de
la substance au lieu de la suivre? De l'aveu même de Spinoza,
"on ne comprend pas la propriété des choses tant qu'on ignore
leurs essences"
(2). Car,
dans la vraie définition, l'objet
doit être "conçue par sa seule essence ou par sa cause pro-
chaine. A savoir: si l'objet existe en soi, ou comme on dit
communément, est cause de soi, on devra le comprendre par sa
seule essence. Si, au contraire, i l n'existe pas en soi,
mais a besoin d'une cause pour exister, alors i l faudra le
comprendre par sa cause prochaine. Car la connaissance de
l'effet n'est en réalité que l'acquisition d'une connaissan-
ce plus parfaite de la cause".
(3).
Ainsi commencer par la causa sui, c'est commencer a
comprendre la substance par son essence, conformément aux
(1). - MACHEREY
(P.). Hegel ou Spinoza,
(Paris, Maspéro, 1979)
p.
22
(2). SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Entendement,
in
opus cité,
(Gallimard, La Pléiade), § 95, p.
136
(3).
- SPINOZA. -
Ibidem,
§ 92, p.
135

-
262 -
normes de la définition vraie. En effet, comme se demande
Gabrielle Dufour-Kowalska,
"que signifie la notion de pro-
priété lorsqu'elle s'applique à la causa sui, à ce qui dési-
gne l'existence même de la substance,
son acte absolu d'être"?
(l) •
En réalité,
la causa sui est ce qui permet à Spinoza
de concevoir l'être de l'Etre, c'est-à-dire de "le détermi-
ner dans son essence"
(2), de telle sorte que soit manifesté
le lien intime qui relie dans l'être son essence à son exis-
tence. Ce rapport interne à l'essence de la substance en
détermine l'existence. Ce qui signifie la causa sui c'est crue
l'être existe en vertu d'une essence qui implique nécessai-
rement l'existence c'est-à-dire d'une essence qui est à soi-
même sa propre raison d'être. Le rapport interne et néces-
saire d'une essence à son existence définit l'être en tant
qu'être et raison absolue de son être".
(3).
La causa sui est première dans l'ordre des défini-
tions puisqu'elle exprime, chez Spinoza,
l'importance de la
fonction ontologique et gnoséologique de la cause, dans la
mesure où l'être d'une chose est fondée dans sa cause, et
(1). -
DUFOUR-KOWALSKA (G.). - L'origine
(Paris, Beauschesne,
1973), p.
157
(2). -
Ibidem, p.
158
(3). -
Ibidem, p.
159

-
263 -
sa connaissance n'est possible que par celle de sa cause.
Par où est affirmé sans équivoque que la causalité s'appli-
que à la substance ou Dieu au même sens où i l est cause de
toutes choses.
Dieu cause de toutes choses est à lui-même sa
propre cause.
Il n'y a pas lieu de s'engager ici dans la
chaine des régressions à l'infini. Car "s'il y a un monde et
que ce monde est fondé en raison, alors la raison de ce monde
doit être de telle nature qu'elle se fonde elle-même et que
son Essence enveloppe l'existence"
(1). Le principe n'est
fondement que parce qu'il est à lui-même son propre fonde-
ment. C'est pourquoi Spinoza dit :
"Dieu seul est cause li-
bre.
Car Dieu seul existe d'après la seule nécessité de sa
nature, et agit d'après la seule nécessité de sa nature"
(2).
La causa sui exprime ou signifie Dieu comme la cause pre-
mière absolue,
car,
Dieu, cause de toutes choses est à lui-
même sa propre cause, de sorte que"la causa sui, comme prin-
cipe de son propre être et de sa propre intelligibilité, est
le principe obligé de l'int~lligibilité et de l'être des
choses".
(3). La causa sui est donc un objet philosophique
fondamental par lequel est possible la solution proprement
(1). -
LUCAS
(H-C.).
-
"Causa sive ratio", in Cahiers Spinoza
nO 4, p. 176
(2).
-
SPINOZA.
-
Ethique,
I,
prop.
17, corollaire 2, La
Pléiade, p.
328
(3). -
GUEROULT.
- opus cité I,
p.
42

-
270 -
pour norme de départ le principe ou le commencement lui-
même, c'est-à-dire le champ originaire qu'est l'Idée de
Dieu,
foyer d'où se produit la science.
(1). Car, la vraie
science est la science par la cause qui est cause de toutes
les causes. Mais cette exigence qui requiert au principe du
savoir,
le savoir de l'Absolu
(puisque la vérité est index
sui), en se donnant, en dernière analyse,
comme Amour intel-
lectuel de Dieu (2)
se retourne en son contraire, de sorte
que le spinozisme se convertit en un abîme d'inconscience qui
l'exclut de tout discours rationnel dont cependant sa premiè-
re définition avait tracé les linéaments, en fondant, dans
l'identité à soi de la substance, l'unité des contraires:
cause et effet.
Philosophie "inaugurale" de l'ère dialectique, celle
de Spinoza l'est à un double titre
d'abord, dans l'espace de
la causa sui comme lieu de l'unité des contraires. Le second
lieu d'assignation de cette inauguration, c'est le Traité de la
Réforme de l'Entendement dans lequel Spinoza tente de se
(1).
- HEGEL.
- Introduction aux Leçons sur l'histoire de la
Philosophie (Paris, Gallimard, 1954), vol.
Idée,
tome II, p.
74
(2).
- SPINOZA. - Ethique II, prop.
10, Scolie, La Pléiade
p.
364, aussi T.R.E., § 75, p.
129, § 49, p. 117
§ 38, p.
114, La Pléiade.

-
271 -
départir de la pensée d'entendement qu'il nomme "abstraction"
(1). D'où son
refus de la méthode des définitions selon le
genre et la différence spécifique qui caractérise la connais-
sance à~ àe~](ième opéoifi~~e ~~i oarao~éFioe la eORRaiosaRee
du deuxième et du premier genre
(imagination) mais qui ne
saurait convenir ni aux essences "que n'enseigne pas l'expé-
rience"
(2)
ni à la connaissance et à la définition de Dieu
puisque nous n'en connaissons pas le genre.
(3). La méthode
d'analyse fondée sur la présupposition d'un emboîtement des
concepts est ainsi invalidée et rejetée au rang des pensées
par concepts "généraux" qui sont des connaissances confuses.
Car "moins les hommes connaissent la nature, plus facilement
ils peuvent forger de nombreuses fictions"
(4). Mais "nous
n'avons nullement à redouter de forger une fiction si nous
percevons la chose clairement et distinctement: car si,
par hasard, nous disons que des hommes sont brusquement méta-
morphosés en bête, nous le disons d'une façon très général~
et i l n'y a dans notre esprit aucun concept, aucune idée,
(1). - Ethique V, prop.
32, corollaire, La Pléiade, p. 587
et aussi prop.
33, Scolie p.
587-588
{2). - Traité de la Réforme de l'Entendement, § 93, La Pléia-
de, p.
135, voir aussi § 99, p.
137
(3). - SPINOZA. - Court Traité
I, chap.
7, La Pléiade, p. 38.
(4). - SPINOZA. - Lettre X à Simon de Vries, in opus cité
La Pléiade, p.
1090

-
272 -
c'est-à-dire l'accord d'un sujet et d'un prédicat. S'il y
avait accord, on verrait en même temps le moyen et les cau-
ses
de cette transformation. De plus, on ne fait pas atten-
tion à la nature du sujet et du prédicat".
(1). Ce qui fait
voir que Spinoza s'oriente vers une pensée non classifica-
toire ni taxonomique.
D'Oü l'idée selon laquelle Spinoza ne
suit pas l'ordre des raisons
(2). Mais ne pas suivre l'ordre
des raisons ne veut pas dire que Spinoza ne part pas d'un
"principe"
(3). Sans doute, ne suit-il pas l'ordre des rai-
sons cartésiennes mais cela n'est vrai que parce qu'il suit
un type nouveau d'ordre de la Raison, d'une certaine raison
qu'il nomme "l'ordre de la nature" dont la saisie transforme
l'entendement en "automate spirituel " (4), puisqu'il chante
aux essences leur mélodie naturelle, pour pasticher Hegel.
Mais dans ce refus du mode de pensée que Marx appel-
le, avec Hegel,
"la vieille métaphysique", Hegel découvre
une promesse de rationalité non tenue, une promesse hypoté-
quée par l'impulsion de son impatience théorique qui lui fait
(1). - Traité de la Réforme de l'Entendement
La Pléiade,
L
§ 58, p.
122
(2). -
Ibidem, § 62,
p.
123
(nous soulignons)
(3). - MACHEREY
(P.). - Hegel ou Spinoza
(Paris, Maspéro,
1979), p.
22
(4).
- SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Entendement,
La Pl~iade, § 49, p. 117

-
273 -
croire que le commencement est aussi l'origine. A preuve,
Spinoza écrit :
"cette méthode sera la plus parfaite quand
nous aurons l'idée de l'Etre le plus parfait. C'est donc
dès le principe qu'il nous faudra veiller à arriver le plus
vite possible à la connaissance d'un tel Etre".
{l}. Dès
lors la philosophie de Spinoza ne peut se caractériser, aux
yeux de Hegel, que par l'immobilisme. D'ailleurs, n'est-ce
pas par l'immobilité que Spinoza lui-même caractérise la
Substance? "Une substance ne peut en produire une autre, ~
comme nous l'avons vu, et i l est impossible à une substance,
qui n'est pas, de commencer à être".
{2} Ce faisant, Spinoza
se laisse récupérer par la pensée d'entendement ou à domi-
nance d'entendement, puisqu'il se place dès lors sous la
subordination de la logique de l'identité. C'est ce décala-
ge qui autorise l'interprétation hégélienne sous les espèces
de sa forme dialectisée dans la-quelle Hegel fait occuper à
Spinoza une position de précurseur dans la mesure où, pour
lui, avec Spinoza quelque chose commence mais quelque chose
qui n'aboutit pas à la manière d'un geste qui s'arrête à
mi-chemin vers le but par lui pourtant indiqué. Car dans la
{1}. - SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement
id.
§ 49,
p.
I l 7
{2}. - SPINOZA. - Court Traité,
in opus cité, La Pléiade,
§ 17, p.
23,
{nous soulignons}.

-
274 -
position qu'occupe Spinoza,
i l saisit un point de vue d'où
l'Absolu est perçu mais perçu restrictivement comme une sub-
stance qui n'est que substance c'est-à-dire "chez Spinoza,
la substance et son unité absolue a la forme d'une unité
immobile, d'une rigidité dans laquelle on ne trouve pas
encore le concept de l'unité négative du soi, la subjectivi-
té"
(1). La substance spinoziste est une substance qui n'est
pas encore sujet,
"l'esprit absolu". En effet,
le savoir
absolu ne peut commencer absolument chez Hegel. D'abord par-
ce que, pour lui le commencement n'est absolu que dans la
pensée d'entendement qui néglige cet enseignement fondamen-
tal de l'Etranger selon lequel "il y a mélange mutuel des
genres. L'être et l'autre pén~trent à travers tous et se
compén'trent mutuellement . . . "
(2).
En effet, le commencement pour Hegel implique non
seulement l'unité des contraires mais surtout la maturation
de la contradiction, son exacerbation, son aiguisement, com-
me origine du commencement.
Ainsi,
l'histoire "avance selon le rythme qui lui
est propre et que l'on ne peut impunément forcer. Hegel y
(1). - HEGEL. - Science de la logique,
trad. Labarrière,
éd. Aubier,
tome l, p.
139
(2). - PLATON.
- Le Sophiste,
(Paris,
"Les belles lettres",
1969), tome VII, p.
375

-
275 -
insiste : i l a fallu tout ce temps pour que surgisse le mon-
de moderne,
celui-ci ne pouvait pas aller plus vite,
l'esprit
avait besoin de cette durée pour produire toutes ses déter-
minations et déployer tous ses modes. Chacun d'eux, pendant
un temps, devait garder sa forme".
(1). On pourrait aussi se
rappeler Marx et sa théorie de l'histoire affirmant la néces-
sit~ des étapes et des p~riodes nécessaires à la solution
des contradictions
sociales.
"Une formation sociale ne dis-
parait jamais avant que soient développées toutes les forces
productives qu'elle est assez large pour contenir,
jamais
des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y
substituent avant que les conditions d'existence matérielle
et ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieil-
le société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que
les problèmes qu'elle peut résoudre . . . "
(2).
Le commencement est donc conditionnel et circonstan-
cié sur fond de rupture dans la permanence ou la persistance.
Auprès du positif, chez Hegel, dort le négatif qui reçoit en
partage son lot de réalité. La Ruse de la Raison oblige à ce
que le négatif soit l'instrument ou l'auxiliaire du positif
dont i l assure le triomphe, mais à son insu. C'est l'avène-
ment du "troisième terme" qui fait défaut chez
(1).
-
D'HONDT
(J.).
- L'idéologie de la Rupture,
(Paris,
P.U.F.,
1978), p.
94
(2).
-
MARX
(K.).
-
Contribution à la critique de l'Eco-
Politique
(Paris, Sociales,
1957), p. 5.

-
276 -
Spinoza
(1). D'Oü chez lui,
selon Hegel,
le "mouvement"
de
la substance comme procès régressif de l'Absolu;
Car i l ne
peut décrire l'accomplissement de l'absolu,
celui-ci requé-
rant à son principe,
l'indétermination de son commencement.
Dès lors,
la tâche de la Science ne saurait consister
comme chez Spinoza, en une saisie immédiate de l'essence,
en une coïncidence de la conscience et du réel qui d'ailleurs
nous épargnerait toute recherche
(l'entendement étant puis-
sance du Vrai), mais "la tâche de la science est de rappro-
cher asymptotiquement notre conscience et la réalité qu'elle
vise, en corrigeant sans répit les données immédiates, qui
sont indispensables mais seulement comme matière première du
point de départ".
(2).
Ainsi la coïncidence du commencement de la recherche
scientifique avec le commencement des choses conduit, chez
Spinoza, à la théorie des vérités éternelles, ce qui est
intolérable à Hegel chez qui la Métaphore de l'asymptote
fait processus historique de l'identité du concept et de
l'être,
identité qui, en définitive, en raison de cette mé-
taphore de l'asymptote demeure en débordement d'elle-même
par l'insoumission conceptuelle de son reste. Aussi Hegel
compare-t-il cette conception éternitaire et identitaire du
(1).
- HEGEL. - Leçons sur l'histoire de la Philosophie
"Spinoza"
(2).
- D'HONDT
(J.). - opus cité, p.
96-97,
(nous soulignons).

-
277 -
vrai, comme saisie immédiate de la vérité,
à la vision orien-
tale de l'être pur comme lumière.
"Il arrive aussi, dit Hegel
qu'on se représente l'être sous l'image de la lumière pure,
comme la clarté d'un voir sans trouble,
tandis que par le
nêant on se le représente comme la nuit pure, et l'on rat-
tache leur différence à cette diversité sensible bien con-
nue. Mais, en fait,
si l'on se représente ce voir de façon
plus exacte, alors i l est facile de comprendre que dans la
clarté absolue on voit autant et aussi peu que dans l'obs-
curité absolue, que l'un de ces voir est aussi bien l'autre,
voir pur, voir de néant. Lumière pure et obscurité pure
sont deux vacuités, qui sont la même chose".
(1).
Ayant donc commencé par le commencement lui-même
comme foyer lumineux où se tient le savoir absolu, le sys-
tème de Spinoza ne peut que se donner comme une exposition
du procès régressif de l'Absolu. D'Où la critique hégélienne
du "Mos geometricus" comme réflexion externe de la substan-
ce. Ce qui a pour conséquence,
l'escamotage de son procès
d'effectuation,
son effectivité, dans la mesure où la pro-
gression dans son exposition n'est que celle de sa régression
dans la diversité. D'Où l'éléatisme du spinozisme.
(1). - HEGEL. -
Science de la logique, tome l, p.
68.

-
278 -
II.
-
LE "MOS GEOMETRICUS".
Quelle place Spinoza assigne-t-il à la méthode dans
le savoir philosophique ? La réponse à cette question ne
peut être univoque. En effet, pour Spinoza,
la méthode ap-
paraît tantôt comme "l'idée de l'idée"
(1), tantôt comme
un "organon" de l'exposition du contenu qui le précède. Exem-
pIe:
l'Ethique est sous-titrée:
"démontrée selon la métho-
de géométrique"
; Les principes de la philosophie de
Descartes sont aussi sous-titrées :
"démontré selon la métho-
de géométrique".
(2).
Ainsi selon la solution adoptée, on a une intelli-
gence dialectique de la méthode de Spinoza très proche de
celle de Hegel amputée de sa téléologie ou une interpréta-
tion formaliste de la méthode qui justifie la critique hégé-
lienne. Toutefois,
la question n'est pas aussi simple.
En effet,
si nous réduisons le "Mos geometricus" à
"l'idée de l'idée" nous sommes conduit à dire que l'ordre
d'exposition exprime le mouvement même de la pensée déjà
réalisée dont i l n'est que l'expression post-festum.
"La
(1). - SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Entendement,
coll. Bibl. de La Pléiade, § 38, p.
114
(2).
- G. Préface des Principes par L. Meyer in opus cité,
La Pléiade, p.
147.

-
279 -
methode, dit Spinoza n'est rien d'~utre que la connaissance
réflexive ou l'idée de l'idée; et puisqu'il n'est pas don-
né d'idée de l'idée sans que soit précédemment donnée une
idée,
i l n'y a pas non plus de méthode si une idée n'est pas
d'abord donnée.
Donc,
la bonne méthode sera celle qui montre
comment diriger l'esprit selon la norme d'une idée vraie".
(1). Sans doute,
Spinoza procède ici à une démarcation théo-
rique par rapport à Descartes chez qui la méthode est pre-
mière dans l'ordre de la connaissance qui lui est subordonnée.
Car,
pour Descartes,
i l faut d'abord se donner les moyens de
connaître la vérité. Or, Spinoza pense qu'une telle attitude
théorique conduit au scepticisme le plus absolu puisqu'elle
implique une régression à l'infini dans la recherche de la
méthode ..:.
: ~ de connaissance. Spinoza rompt donc
ainsi avec la conception instrumentale de la connaissance.
Et c'est en cela que Hegel le considère comme un précurseur.
Mais il faut avouer que l'on ne peut réduire le "mos geome-
tricus" à la dialectique sans opérer, par là même, une récur-
rence du savoir hégélien que l'on investit dans Spinoza, en
tirant argument de l'idée selon laquelle 1°)
l'Ethique ne
commence par par Dieu mais y aboutit
(2)
;
2°) que seule la
(l) .
- SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement § 36.
( 2) •
MACHE REY
(P. ) . - Hegel ou Spinoza, p.
114 ;
aussi
Guéroult : Spinoza l, et Deleuze
Spinoza et le
problème de l'Expression.

-
280 -
définition 6 est une définition réelle
(1)
cinq premières définitions de l'Ethique sont nominales
(2),
ce disant, on élude la raison pourquoi Spinoza exploitait
la méthode géométrique dans sa masse et pourquoi l'Ethique
commence par des définitions, et oubliant cette question, on
tente d'invalider l'interprétation hégélienne, en lui inten-
tant un procès d'intention fondé sur la visée téléologique
de sa dialectique. On laisse ainsi dans l'ombre un aspect
spécifique de la philosophie de Spinoza comme philosophie
située et comme une philosophie qui parachève ce mouvement
que Desanti appelle l'"intériorisation du savoir à l'enten-
dement".
(3). C'est dans cette perspective qu'il faut com-
prendre la perception spinozienne du "mos geometricus" , com-
me expression de la puissance de l'entendement. En effet,
c'est au nom de cette puissance que Spinoza récuse la con-
ception instrumentale de la méthode.
"La bonne méthode sera
celle qui montre comment diriger l'esprit selon la norme
d'une idée vraie".
(1). Mais i l ne s'agit pas de n'importe
(1).
- DELEUZE
(G.). -
Ibidem,
(2). -
-
Ibidem,
(3). -
DESANTI
(J.T.). -
La Philosophie silencieuse,
(Paris,
Seuil,
1975), p.
12
(4).
- SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Entendement
La Pleiade,
§ 38, p.
114, aussi Ethioue II,
prop.
43, dém.,
p.
396

-
281 -
quelle idee vraie ! Puisque tout de suite Spinoza précise
"De plus, comme le rapport entre deux idées est le même
qu'entre leurs essences formelles,
i l suit que la connais-
sance réflexive de l'idée de l'Etre le plus parfait sera
supérieur à la connaissance réfléxive de toutes les autres
idées, c'est-à-dire que la méthode la plus parfaite sera cel-
le qui montre comment l'esprit doit être dirigé selon la
norme de l'idée de l'Etre le plus parfait".
(1)
Et c'est ici
que se revèle la philosophie de Spinoza comme une philosophie
qui "constitue le point culminant,
le lieu exemplaire où se
manifeste en pleine rigueur la puissance discursive de l'en-
tendement classique"
(2). En réalité ~ le "mos geometricus"
ne se veut ni une métaphorique ni une analogique du géométri-
que mais participe aux yeux de Spinoza de la géométrie comme
canon de la scientificité. Car le discours géométrique est un
"enchaînement" dense où rien ne se formule qui n'ait été
dêmontré ou posé comme principe. En conséquence, un tel dis-
cours, du seul fait qu'il se déroule conformément à ses nor-
mes immanentes, expulse en vertu de son seul contenu les énon-
cés mal formulés, les erreurs. C'est pourquoi la vérité est
index sui et qu'''il n'est nul besoin d'instrument sauf la
(1). - SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement,
La Pléiade, § 38, p.
114, aussi l'Eth~ II,
prop.
43, dém. p.
396
(2). - DESANTI
(J.T.). - Ibidem, p.
12

-
282 -
vérité elle-même et le bon raisonnement".
(1). Ainsi selon
Spinoza,
l'ordre adopté dans sa philosophie
(l'Ethique)
n'est nullement arbitraire ni conventionnel mais l'ordre
vrai. C'est pourquoi il adresse cette invitation à celui qui
tenterait de mettre en cause l'ordre de l'Ethique:
"je
l'invite, dit-il, en même temps à ne pas rejeter comme faus-
ses ces propositions à cause de paradoxes qui pourraient se
trouver çà et là ; qu'il daigne d'abord considérer l'ordre
de notre démonstration, alors i l sera certain que nous avons
suivi le vrai. Voilà la raison qui m'a fait commencer comme
j'ai fait"
(2).
Il Y a donc une raison pourquoi Spinoza commence
son Ethique par des définitions.
On sait à partir de son titre que l'Ethique se donne
pour objectif de démontrer Dieu "selon la méthode géométri-
que". Or comment procède la méthode géométrique? Louis
Meyer dans la Préface aux Principes de la Philosophie de
Descartes, dit, en parlant de "la méthode des mathématiciens
dans la découverte et l'exposé des sciences" que cette mé-
thode consiste en "la démonstration des conclusions par dé-
finition, postulats et axiomes" et qu'elle "est la meilleure
(1). - SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement,
La Pléiade,
§ 44,
p.
115-116
(2). -
Ibidem,
§ 46,
p.
116.

-
283 -
et la plus sûre pour chercher la vérité et l'enseigner"
selon "l'opinion unanime de tous ceux qui veulent s'élever
au-dessus du vulgaire"
(1).
En effet, dans l'entendement classique,
i l y a une
hantise de la certitude dont la mathématique constitue un
modèle prégnant, où "on ne peut tirer une connaissance rigou-
reuse et ferme de ce qu'on ne connaît pas encore que de cho-
ses déjà connues avec certitude".
(2). Ce procès déductif
qui va du connu à l'inconnu s'articule sur des notions qui
sont désignées "sous le nom de définitions, postulats et
axiomes"
(3). En tant que telles ces notions, parce que
"choses d~jà connues avec certitude" constituent "un fonde-
ment stable sur lequel on
(peut)
établir par la suite tout
l'édifice de la connaissance humaine,
sans risque qu'il
s'affaisse ou s'écroule au moindre choc".
(4).
Les définitions sont "des explications très larges
de termes et noms qui désignent les objets dont il sera
question".
(5). Tandis que Postulats et Axiomes
(ou Notions
(1). - MEYER (L.).
- Préface aux Principes de la Philosophie
de Descartes,
in opus cité de Spinoza, coll.
La Pléiade, p.
147
(2). - MEYER (L.). -
Ibidem, p.
147
(3).
-
"
-
Ibidem, p.
147
(4). - Ibidem, p.
147
(5). -
Ibidem, p.
147

-
284 -
communes de l'esprit)
sont "des propositions si claires, si
évidentes que tous ceux qui ont simplement compris correcte-
ment les mots ne peuvent que donner leur assentiment".
(1).
Toutefois, Louis Meyer procède, après ces définitions,
à la légitimation de l'application de la méthode mathémati-
que en Philosophie,
comme instrument du fondement de sa
"certitude" et de "sa vérité" à partir du succès de Descartes
qui en fut l'initiateur.
(2).
Cependant,
i l ne manque pas de
souligner avec pertinence que "si d'ailleurs les ouvrages
philosophiques de cet homme très illustre et incomparable
procèdent selon l'ordre et la méthode démonstrative des
mathématiques,
ce n'est cependant pas celle dont on use ha-
bituellement dans les Eléments d'Euclide et autres géométries~
(3). C'est dire que la méthode mathématique est l'un qui se
divise en Deux:
l'Analyse et la Synthèse.
Mais Louis Meyer fait voir que si l'Analyse et la
Synthèse sont "une double méthode de démonstration apodic-
tique"
(4),
l'une,
l'Analyse,
est la méthode par laquelle
on "montre la vraie voie par laquelle une chose a été mé-
thodiquement inventée et comme a priori",
tandis que l'autre
(1). -
Ibidem, p.
147
(2). -
Ibidem,
p.
149
(3).
-
Ibidem,
p.
149
(4).
-
Ibidem,
p.
149

-
285 -
la Synthèse,
est "la Méthode qui sert à exposer"
(1). Par
où l'on voit que le mos geometricus est par lui pensé comme
une méthode pédagogique d'exposition . . . C'est pourquoi,
i l
faut dire que dans l'expression:
"Principes de la Philoso-
phie de Descartes ...
démontrés selon la méthode géométri-
que" i l y a,
impliquée une double signification du sens de
la démonstration: Analyse et Synthèse. On remarquera que
chez Spinoza, aussi,
le "mos geometricus" semble se référer
au "more geometrico disposita" de Descartes, dans ses
Réponses aux Deuxièmes Objections.
Nous devons donc éviter une rupture radicale entre
Spinoza et Descartes, en alléguant tout uniment que l'un
privilégie la méthode synthétique et l'autre,
la méthode ana-
lytique, au risque de faire accroire que la méthode géomé-
trique est massivement synthétique ou génétique et qu'elle
n'occure chez Descartes que par accident, c'est-à-dire, au
détour d'une réfutation qui veut faire feu de tout bois.
C'est dire que le "mos geometricus" ne saurait se distinguer
absolument de l'"ordre des raisons" cartésiennes sous le
prétexte que chez Descartes la connaissance présuppose un
Discours de la Méthode
(2). En effet, pour toute philosophie
qui vise la certitude et à la persuasion il n'y a pas moyen
de faire l'économie des problèmes de la méthode. C'est
(1).
-
Ibidem, p.
149
(2).
- MACHEREY
(P.).
-
opus cité, p.
59,
60 et 61.

- 286 -
pourquoi pour bien comprendre le "Mas geornetricus" de
Descartes à Spinoza,
i l nous faut comprendre ce qu'est chez
Descarte~, l'ordre des raisons.
A. - L'ORDRE DES RAISONS CHEZ DESCARTES.
C'est à la fin des Réponses aux .5~es Objections
que Descartes s'explique sur ce qu'il entend par "ordre des
raisons",
car "divers théologiens et philosophes" initiateurs
des secondes objections lui avaient conseillé
(1) d'exposer
ses raisons "more geometrico".
C'est alors que Descartes
nous d i t :
"Dans la façon d'écrire des géomètres,
je distin-
gue deux choses,
à savoir l'ordre,
et la manière de démontre~"
(2).
Il Y a donc que la méthode géométrique n'est pas seule-
ment synthèse mais elle est l'un qui se divise en Deux 1·
"ordre" et "manière de démontrer"
1
a.
- L'ordre.
"L'ordre, dit Descartes, consiste en
cela seulement que les choses qui sont proposées les pre-
mières doivent être connues sans l'aide des suivantes, et
que les suivantes doivent après être disposées de telle fa-
çon qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les
(1).
-
DESCARTES.
- Secondes Réponses in opus cité,
La Pléiade, p.
387
(2).
-
"
-
Ibidem, p.
387

-
287 -
précèdent".
(1).
L'ordre implique donc une hiérarchie gno-
séologique des propositions que prescrit le troisième pré-
cepte du Discours de la Méthode.
b.- La manière de démontrer. Elle "est double
l'une se fait par l'analyse ou résolution, et l'autre par
la synthèse ou composition". L'analyse "montre"
(2). La
synthèse "fait voir"
(3).
Avant d'examiner attentivement cette double nature
de la démonstration, voyons ce qui dans l'ordre des proposi-
tions implique la nécessité de cette double nature de la dé-
monstration. Le Discours de la Méthode, dans sa troisième
règle,
prescrit de "conduire par ordre mes pensées" c'est-à-
dire" en commençant par les objets les plus simples et les
plus aisés à connaître"
(4). Mais i l faut s'interroger sur le
sens de ce "notior" que l'on traduit par "plus aisé à con-
naître". Est-ce ce qui se donne dans une immédiateté d'intel-
ligence ? En réalité,
comme le fait remarquer E. Gilson,
"le plus aisé à connaître",
"ce n'est pas ce qui exige de
la pensée le minimum d'efforts pour être découvert -
les
(1). et
(2). - DESCARTES.
- opus cité, p.
387,
(nous souli-
gnons)
(3).
-
- Ibidem, p.
388,
(nous soulignons)
(4). - GILSON
(E.).
- Commentaire in René Descartes: opus
cité,
(Paris, Vrin,
1925), 2ème éd.
1930, p. 208

-
288 -
premiers principes qui sont plus aisés à connaître ou plus
connus que tout le reste sont au contraire fort malaisés à
découvrir -
: C'est exactement, ce dont la connaissance est
requise pour la connaissance du reste"
(1).
Ceci étant éclair-
ci, revenons à l'analyse et à la synthèse.
Citons Descartes:
"l'analyse montre la voie par la-
quelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait
voir comment les effets dépendent des causes ; en sorte que
si
le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneuse-
ment sur tout ce qu'elle contient,
il n'entendra pas moins
parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendre pas
moins sienne, que si lui-même l'avait inventée"
(2). On re-
marquera que nous ne soulignons pas le syntagme "fait voir"
car il est ici redondant avec "montre" que par contre nous
avons souligné. En effet,
l'analyse vise à montrer à l'es-
prit du "lecteur" ce qui a été inventé et lui donne l'impres-
sion quasi passive de réinventer aisément ce que l'on a
inventé au prix de mille difficultés. Tout ce qui est ici
requis, c'est son attention, car étant donné que l'analyse
imite ou simule la recherche, elle fait simplement constater
l'êvidence et progresse. Elle ne s'apesentit point sur les
péripéties de la découverte, elle trace la voie logique et
(1). - DESCARTES.
- Réponses aux Deuxièmes Objections,
(La Pléiade), p.
387
(2). - Discours de la Méthode,
2ème Partie, in ~us cité,
La Pléiade, p.
138.

-
289 -
non chronologique ou historique de la découverte. C'est pour-
quoi Descartes signale les inconvénients de la démonstration
par analyse car elle implique des conditions psychologiques
favorables:
l'analyse, dit Descartes "n'est pas propre a
convaincre les lecteurs opiniâtres ou peu attentifs : car si
on laisse échapper,
sans y prendre garde,
la moindre des
choses qu'elle propose,
la nécessité de ses conclusions ne
paraîtra point i
et on n'a pas coutume d'y exprimer fort am-
plement les choses qui sont assez claires de soi-même, bien
que ce soit ordinairement celles auxquelles i l faut le plus
prendre garde".
(1).
Alors ce qui est devenu "évidence" à force d'y avoir
pris garde,
a besoin d'être expliqué, démontré. D'Où la syn-
thèse qui doit démontrer ce qui est dans la conclusion.
En effet,
la synthèse fait voir ce qu'on ne voit pas
selon l'analyse. Elle fait voir "par une voie toute autre".
Quelle est cette voie ? Le texte latin répond :
"per viam
oppositam et tanquam a posteriori quaesitam". La traduction
française commente :
"par une voie toute autre,
et comme en
examinant les causes par leur effets" et entre parenthèse,
"bien que la preuve qu'elle contient soit souvent aussi des
(1).
-
DESCARTES.
-
Secondes Réponses, La Pléiade, p.
388.

-
290 -
effets par les causes"
(1). Par où l'on voit que pour
Descartes,
la voie a posteriori n'est qu'une voiR. a priori
déguisée.
La voie analytique relève d'une absence de pédago-
gie ou plutôt comme dirait Paolo Freire, d'une pédagogie de
type bancaire qui contraint par l'exigence de l'attention à
voir ce qu'elle veut montrer. Tandis que la voie synthétique
relève d'une pédagogie de la participation où se déroule une
longue "suite de définitions,
de demandes, d'axiomes, de
théorèmes et de problèmes"
(2). Ainsi,
"si on nie quelques
conséquences" i l est facile de voir dans la concaténation
des propositions" comment elles
(les conséquences ou conclu-
sions)' sont contenues dans les antécédants, et qu'elle arra-
che le consentement du lecteur,
tout obstiné et opiniâtre
qu'il
puisse être".
(3).
Dès lors, on voit que Descartes, ne souligne la su-
périorité de l'analyse qu'en vertu du fait que la synthèse
"n'enseigne pas" les modalités de l'invention puisqu'il dit
dans le texte latin "modum" et non "methodum" , comme le lais-
se à croire la traduction française.
En définitive,
les réflexions cartésiennes sur "l'or-
dre" et la "manière àe démontrer"
conver0ept, dans lil mesnre--
(1).
-
DESCARTES. -
Ibidem, p.
388.
(2).
-
Ibidem,
p.
388
(3).
-
Ibidem, p.
388

-
291 -
où l'ordre consiste à enchaîner selon le principe inscrit
dans l'idée de "notior" même si cet ordre peut être rendu
démonstrativem€nt
de deux façons.
Car l'analyse, comme la
synthèse est, comme dit Gouhier,
"une ratio démonstrandi de
géomètre"
(1).
La "disposi tio more geometrico" ne saurait
donc hypothéquer la synthèse comme "ordre des raisons" qui
implique nécessairement un "per se notum" ce dont, d'ailleurs
nous trouvons un large échantillonnage chez le Spinoza de
l'Ethique,
"more geometrico demonstrata". Ce qui laisse voir
que le "more geometrico disposita" n'est rien d'autre qu'un
"more geometrico demonstrata" qui ne saurait rencontrer
d'obstacles de type psychologique puisqu'il y a eu déjà une
réforme de l'Entendement qui est devenu le siège de la COn-
naissance adéquate : la connaissance du troisième genre qui
combine à la fois la connaissance intuitive et le procès
déductif,
les avantages de l'analyse et de la synthèse mise
en convivialité, dans un procès allant de l'idée de Dieu
à la connaissance de l'essence des choses.
(2). C'est d'ail-
leurs pourquoi l'ordre de la démonstration peut toujours
s'inverser sans mettre en cause sa nature et sa vérité.
(3).
(1). -
GOVHIER (H.).
- La Pensée métaphysique de Descartes
(Paris, Vrin,
1969), p.
110
(2).
-
SPINOZA. -
l'Ethique II,
prop.
40,
Scolie II, p.
394-
395, et prop.
47, Scolie p.
400
(3).
- SPINOZA. -
l'Ethique V, prop.
40, dém.
593.

-
292 -
B.
- L' "ORDRE DES RAISONS" CHEZ SPINOZA.
Le "more geometrico" en tant que style d'organisation
géométrique du discours consiste à partir selon la Préface
des Principes de la Philosophie de Descartes,
"des choses
déjà connues avec certitude"
(1).
On remarquera le "notior" comme non plus "le plus
aisé à connaître" mais comme "ce qui est connu avec certitu-
de" et de ce fait renvoie à un "per se notum".
Aussi, quand
Spinoza commence son Ethique par des définitions,
c'est très
précisément parce que des définitions sont toutes instituées
comme des "nota per se".
Un "notum per se" est ce qui est cO")"\\/Yt.U
dans sa vérité par la simple connaissance du sens des mots.
Ainsi, par exemple,
si je sais ce qu'est le tout et ce
qu'est la partie,
je sais aussitôt que le tout est plus grand
que la partie.
Dès lors,
la définition en tant que "notum
per se" est à la fois nominale
(portant sur le sens des mots)
et réelle
(révélant la nature des choses).
En tant que "choses" déjà connues avec certitude"
les définitions inaugurales commandant la philosophie de
Spinoza sont des définitions de choses. En tant qu'''explica-
tions très larges de termes et noms qui désignent les objets
dont i l sera question",
les définitions de l'Ethique sont
(1). - Principes, opus cité, p.
147.

-
293 -
des définitions de mots, d'autant plus que les expressions
dans lesquelles elles sont formées,
nous inclinent à les
considérer comme des conventions déterminant l'usage des
mots et non la réalité qu'ils recouvrent. Ce qui implique
une convention verbale en deçà et par-delà la vérité. C'est
la voie qu'emprunte Hegel quand i l dit des définitions de
l'Ethique qu'elles sont nominales et qu'en tant que telles,
elles ne conduisent qu'à une "vérité formelle" extérieure à
l'autodétermination du contenu ou de la vérité.
(1).
c'est pourquoi certains commentateurs pour refuter
l'objection hégélienne, ont tenté de vider les définitions,
les axiomes, postulats et les scolies de l'Ethique de tout
contenu réel, en en faisant de "simples mots" qui ne pren-
dront véritablement une signification qu'à partir du moment
où elles fonctionneront dans les démonstrations, en y pro-
duisant des effets réels, exprimant ainsi une puissance
dont elles ne disposaient pas au départ".
(2). Or nous savons
que "le néant n'a pas de propriété". Si la définition est
étrangère au vrai, comment elle peut en tant que définition
nominale, se transformer en définition de chose par la média-
tion de sa mutation en proposition démontrable comme vraie?
N'est-ce pas ici introduire
(1).
- HEGEL.
- Leçons sur l'histoire de la Philosophie,
chap. sur Spinoza, cité par P. Macherey
(2).
- MACHE REY
(P.). -
Hegel ou Spinoza, p. 65.

-
294 -
l'idée hégélienne,
selon laquelle le commencement doit être
indéterminé ? et par là lire Hegel dans Spinoza ? Pour faire
voir que Hegel était dans Spinoza comme lieu,
à son insu,
de sa domiciliation anachronique ?
Ce n'est pas parce qu'elle est nominale c'est-à-dire
étrangère au vrai et au faux,
que la définition doit se muer
en proposition à démontrer comme vraie mais c'est trés pré-
cisemment parce que les définitions sont des vérités qu'on
peut les utiliser pour démontrer des vérités.
C'est d'ailleurs
ce qui fonde le fonctionnement de la démonstration comme
disposition, déploiement des propositions dans un ordre tel
que le connu précède l'inconnu qui en est tiré ou déduit
car i l est contenu dans le précédant. Démontrer c'est cher-
cher à faire voir la structure conceptuelle de l'emboîte-
ment de l'inconnu dans le connu qui le précède,
tirer des
définitions, des axiomes, des postulats/de5conclusions cer-
taines.
C'est ainsi que la proposition l
de l'Ethique est
démontrée par les définitions 3 et 5 préalablement posées
comme "nota per se". Si donc ces définitions fondent en la
démontrant,
la proposition l,
c'est qu'elles ne sont pas
seulement des définitions de mots mais aussi des définitions
de choses. Dans le même style,
les propositions établies com-
me vérités vont aussi jouer le même rôle d'instruments de la
(1). -
MACHEREY
(P.).
-
Hegel ou Spinoza, p.
65.

- 295 -
démonstration d'autres propositions. Exemple de la proposi-
tion V démontrée par la proposition IV, la proposition 1, la
définition 3 et l'axiome 6.
On voit donc que la démonstration ne vise pas a pro-
duire des effets de vérité à partir de définitions ou de mots
n'ayant aucun parti avec le vrai ou le faux mais au contraire
à faire voir le vrai a partir du vrai.
Le "noturn per se" ne se montre qu'à l'entendement
qui a des idées claires et distinctes. C'est ce qu'a établi
la Réforme de l'Entendement qui pense l'entendement comme
"automate spirituel".
(1). Ce qui laisse voir qu'il y a une
certaine relativité du "per se notum" aux capacités de l'es-
prit. Le "mos geometricus" s'inscrit donc dans une logistique
visant à vaincre les résistances d'origine psychologiques
qui se cristallisent chez Spinoza sous le nom d'''imagination''.
Lorsque Kant dit que les mathématiques sont synthétiques et
non pas analytiques, que leur

signe d'égalité et d'identité
ne doivent pas nous tromper, il veut bien dire que la démons-
tration ou la déduction mathématique se prolonge d'elle-
même, de telle sorte qu'entre les principes et les conséquen-
ces, il se passe quelque chose. C'est le même qui, pour res-
ter le même, ne doit pas être le même. C'est pourquoi
(1). - SPINOZA. - Réforme de l'Entendement, coll. La Pléiade,
p.
133,
§ 85.

-
296 -
lelsignerd'égalité et d'identité ne doivent pas nous tromper.
Car l'égalité reste rigoureusement la même quand on substi-
tue à un carré A2,
l'autre
(forme)
d'égalité A X A ~
faire voir le sens ou la nature de cette égalité
A2 = A X A. Il en va de même pour la définition des êtres
géométriques dont Spinoza aime à étendre la brochette. Dans
l'opération de démonstration
(dé - monstration), i l Y a
l'idée que la modification de visibilité de la forme est
modification du contenu et de sa visibilité. C'est ce qui
fait que le problème mathématique, une fois posé est résolu
car le problème contient sa propre solution dans la forme
de sa position, puisque comme la visibilité de la forme mo-
difie le contenu, la modification de la forme produit la vi-
sibilité immédiate du contenu: cela veut dire que le pro-
blème mathématique est résolu. C'est ce que signale, chez
Spinoza,
le "C.Q.F.D.".
C'est aussi ce qu'a vu Guéroult quand i l dit que chez
Spinoza,
la science intuitive est à la fois procès déductif
et intuition.
(1). Ce qu'il n'a pas vu c'est qu'il n'y a
pas "deux" mais "un", car le "et" introduit l'idée d'une
conjonction là où i l fallait voir une suture de l'un. Car,
dans la philosophie,
la déduction est modèle de l'intuition
(1).
- GUEROULT.
- Spinoza, tome II, p.
446.

-
297 -
intellectuelle. D'oO l'axiome:
"Toute définition étant une
idée claire et distincte est vraie"
(1).
En effet, selon Spinoza, une définition n'est vraie
et par là valable que sous deux conditions.
Que
1°) La dénomination de la chose qu'elle signifie
soit correcte. C'est-à-dire éviter la substitution de l'idée
confuse ou imaginative à l'idée claire et distincte
(ou idée
intellectuelle). Ce qui impliquerait une mauvaise applica-
tion des mots à des choses effectivement vues par l'entende-
ment qui est le principe de la pensée pure et qu'on ne trom-
pe jamais.
2°) La recevabilité de ce que la définition exprime
c'est-à-dire: a. - La non-contradiction interne de la pen-
sée, car l'essence

ne peut soutenir la contradiction sans se
détruire
b. - La possibilité intrinsèque ou réelle de
la chose représent~.. La possibilité intrinsèque ou réelle
est le critère de la vérité de la définition portant sur une
idée représentant une chose extérieure à nous. Cette possi-
bilité est la concevabilité objective de la chose représen-
tée et elle désigne sa convenance avec son idéat. L'idéat
est la structure essentielle de la chose que l'idée repré-
sente. Par contre,
la non-contradiction comme critère de la
(1). - SPINOZA. - Lettre IV,
à Oldenberg, in 0EuS cité,
La Pléiade, p.
1066.

- 298 -
vérité concerne les définitions portant sur des êtres de
raison n'ayant aucune existence empirique. La validité de
la définition est fonction de la concevabilité subjective
en tant que possibilité formelle de la chose pensée.
Dès lors, toute idée expliquant la structure réel-
lement concevable d'une chose est une idée claire et dis-
tincte et une telle idée étant nécessairement conforme à la
chose est vraie.
Mais comment savoir la conformité de l'idée avec son
idéat ? La réponse de Spinoza est claire : i l faut poser que
l'entendement pur est puissance du vrai.
Cela signifie que
l'entendement produit spontanément une idée claire et distinc-
te, c'est-à-dire vraie. Toutefois,
il est possible de penser
que l'entendement est libre d'inventer toutes les défini-
tions qu'il veut et que cependant elles sont toutes vraies
c'est-à-dire conformes aux choses. Ce qui est absurde pour
qui confond "entendement" avec "imagination". Car l'enten-
dement spinozien est cette puissance qui produit les idées
et les définitions tout aussi librement et indépendamment
des choses extérieures que l'entendement de Dieu qui produit
les idées "avant qu'il crée" la chose. De ce fait, tout le
contenu de connaissance renfermé dans ses idées ou dans les
définitions vient de lui
(l'entendement)
et non des choses
extérieures. Cette capacité de "libre invention" n'est pas
à réduire à celle de l'imagination productrice de fictions,
de chimères et d'illusions mais est à inscrire à l'actif de
la puissance de l'entendement que règlent les lois de sa

-
299 -
spontanéité,
lois qui sont celles-mêmes de la concevabilité
réelle. On comprend dès lors la nécessité d'émonder l'enten-
dement spinozien de ses excroissances imaginaires, de la pu-
rifier, pour ne plus le confondre avec lÎimagination en
prenant les fantômes et les fantasmes de celle-ci pour des
définitions de celui-là.
Ainsi la définition d'une chose se résume à sa con-
cevabilité a priori par l'entendement. On peut donc penser
que la chose ainsi définie n'est pas réductible à la chose
perçue dans le monde extérieur. En effet,
la chose définie
n'est réelle que quant à sa possibilité interne,
c'est-à-
dire dans les limites de sa concevabilité a priori par l'en-
tendement. Cette chose conçue a priori comme réelle, c'est
l'essence. C'est pourquoi Spinoza é c r i t :
"Pour qu'une défi-
nition puisse être considérée comme parfaite, elle devra
expliquer l'essence intime de la chose".
(1). Or on sait
que l'essence de la chose ne se rencontre pas comme une don-
née empirique, puisqu'elle n'est rien d'autre que la struc-
ture immanente conçue par l'entendement. C'est pourquoi, dit
Spinoza:
"l'expérience ne nous enseigne pas l'essence des
choses".
(2). Pour illustrer cette thèse,
i l en refère à la
(1). - SPINOZA. - Réforme de l'Entendement, § 95, La Pléiade
p.
135.
(2).
- SPINOZA. - Lettre à Simon de Vries,
La Pléiade, p.
1090.

-
300 -
géométrie euclidienne et à ses êtres de raison.
La géométrie,
en effet,
tisse ses connaissances à partir de définitions
formées absolument c'est-à-dire a priori à partir d'un prin-
cipe
(=quantité). La philosophie doit donc s'assurer de la
vérité de ses affirmations en les déduisant de définitions
posées absolument,
à partir d'un principe absolu,
certain
de soi et donné absolument à notre esprit. En vérité, ce
n'est pas parce que les êtres géométriques sont identiques
au réel de la métaphysique que Spinoza utilise la méthode
géométrique, mais ce qui fonde l'application de la méthode
géométrique en métaphysique,
c'est le fait que la géométrie
nous révèle,
l'entendement comme puissance du Vrai. En géo-
métrie,
nous saisissons,
à l'oeuvre,
la puissance de produc-
tion spontanée d'idées par l'esprit.
Donc si la métaphysique
se veut effective comme science,
i l lui faut mettre en oeu-
vre cette puissance du Vrai, de sorte que l'entendement pro-
duise spontanément les idées des êtres réels comme en géo-
métrie,
i l produit des êtres de raison.
La valeur objective des définitions de l'Ethique
résulte de l'identification de la Géométrie à la Métaphysi-
que comme champ épistémologique produit par une seule et
même puissance:
l'Entendement,
à qui c'est un "notum per
se" que "la vérité se révèle elle-même"
(1)
~ sinon vouloir
(1). SPINOZA.
-
Réforme de l'Entendement, chap.
44,
La Pléiade, p.
115

-
301 -
démontrer la vérité, c'est s'engager dans un processus in-
fini de régression à l'infini.
"On s'étonnera peut-être
ici, dit Spinoza, qu'après avoir dit que la bonne méthode
montre comment l'esprit doit être dirigé selon la norme de
l'idée vraie,
nous le prouvions par un raisonnement: ce
qui semble vouloir dire que ce n'est pas évident par soi.
On pourrait même nous demander si ce raisonnement est correct.
Si notre raisonnement est correct,
nous devons partir de
cette idée, et comme ce point de départ exige une démonstra-
tion,
notre raisonnement devrait être justifié, puis i l
faut justifier cet autre raisonnement,
et ainsi à l'infini".
( 1) .
Le raisonnement est dès lors inutile s ' i l n'implique,
au préalable,
la possession heureuse de l'idée vraie.
"Si
quelqu'un par chance, avait ainsi avancé dans l'étude de la
Nature, c'est-à-dire par l'acquisition de nouvelles idées,
dans l'ordre convenable, et selon la norme de l'idée vraie,
jamais i l n'aurait douté de la vérité ainsi possédée, parce
que la vérité, nous l'avons démontrée,
se révèle elle-même.
Et tout aurait suivi de soi-même. Mais puisque cela n'arrive
jamais ou rarement,
j'ai été dans l'obligation de poser ces
principes pour que nous puissions cependant, grâce à un
plan décidé d'avance, acquérir ce qui ne peut nous arriver
(l).
-
-
Ibidem, chap.
43, p.
115.

-
302 -
par heureuse chance, et en même temps pour qu'il fUt clair
que,
pour prouver la vérité et bien raisonner,
i l n'est nul
besoin d'instrument sauf la vérité elle-même et le bon
raisonnement : car,
le bon raisonnement,
je l"ai confirmé
en raisonnant bien, et je tente de le justifier en ce moment"
(1) .
Oui ! "tout aurait suivi de soi-même"
! Tel est le
raisonnement, le bon!
Il signale l'automaticité de l'intui-
tion du vrai, automaticité ou immédiateté aue le "mos geo-
metricus" ralentit pour que ses moments se révèlent comme un
mouvement que le ralenti de la caméra décompose pour une
meilleure compréhension de l'évènement.
Rappelons ici que la déduction mathématique compor-
te en tant que modèle de raisonnement,
trois moments de la
division de l'Un: le principe,
le moyen terme et la conclu-
sion. Mais les deux premiers moments sont des moments de la
fracture que la conclusion suture. Comme dirait Lacan,
"y-
a d'l'Un",
car l'unité de la chaîne déductive ou démonstra-
tive où la vérité se révèle et se montre, doit se lire com-
me automatisme de répétition. C'est l'Un du vrai qui pro-
duit la visibilité de son contenu grâce à la multiplication
de la visibilité de sa forme.
N'oublions pas que les philosophies systématiques
prennent la déduction mathématique comme modèle, pour trois
(1).
-
SPINOZA. -
Ibidem,
§ 44,
p.
115-116,
(nous soulignons).

-
303 -
raisons:
1°)
La déduction mathématique est modèle dans son
absence d'incertituàe.
Il n'y a pas de doute possible à
l'intérieur d'une déduction.
2°)
La déduction est modèle, car il n'y a pas la
possibilité de contraire.
3°)
Il n'y a pas de contingence, car exclusion du
hasard. La conséquence suit nécessairement des principes.
Ce sont ces trois critères qui ont hanté les philo-
sophes systématiques qui ont essayé de réaliser ce modèle
dans leur système. Quand on va à Descartes, on découvre
qu'il a considéré le doute comme une entreprise indispensa-
ble à tout système philosophique. C'est pourquoi Descartes
a voulu éliminer le doute, éliminer tout ce qui était à
douter. Il a douté pour ne conserver que l'indubitable. Et
l'indubitable se présente à la conscience philosophique com-
me ayant son lieu dans la sphère des mathématiques. La con-
clusion dans la déduction mathématique est certitude car
~bjet d'une intuition intellectuelle, une intuition immédia-
te. Dès lors,
les thèses constructivistes qui nous disent
ou font accroire que la définition géométrique construit ou
crée son objet, ne font rien d'autre que nous indiquer l'es-
pace et le temps comme forme de visibilité pure de la déter-
mination des êtres mathématiques dans une intuition intel-
lectuelle immédiate. C'est, dans cette perspective que
Spinoza conçoit la connaissance du deuxième genre/de Raison

-
304 -
(1)
comme "modus contemplandi res" qui bien que ne connais-
sant pas l'essence des choses
(2)
est, cependant, dite con-
naissance adéquate
(3)
puisqu'elle résulte de l'application
d'une règle universelle à un cas particulier
(4). Elle con-
naît la chose sous les espèces de leu~propriétés de néces-
si té, et d' éterni té.
(5).
De fait,
"la connaissance universelle ou du deuxiè-
me genre"
(6)
se trouve en position de subordination par rap-
port à la connaissance du troisième genre qui est dite par
Spinoza "science intuitive"
(7).
En effet, par la connaissance déductive, nous pré-
sentons le mouvement de la connaissance intuitive sous les
espèces de la cinématique, ou du cinématographique, du pro-
cès. Et c'est ce que nous dit Spinoza,
lorsqu'il veut si-
tuer la différence entre la connaissance de Raison et la con-
naissance du troisième genre, dans le Scolie II de la dé-
monstration de la proposition 40 de l'Ethique II
:
"Soit par
(l) .
- SPINOZA. - Ethique II, prop. 40, Scolie 2
(2) • - Idem.
- Ethique II, prop. 37
( 3) .
/1
- Ethique II, prop.
38, prop.
40 Scolie l, II
( 4) . -
Il
- Ethique II, prop. 40, Scolie l
(5) •
-
/1
- Ethique II, prop. 44, dém. et corol. 2
( 6) •
-
JI
- Ethique V, prop. 36, Scolie
(7) • -
/1
- Ethique II, prop. 40, Scolie 2.

-
305 -
exemple trois nombres. On veut en obtenir un quatrième qui
soit au troisième comme le second au premier. Des marchands
n'hésitent pas à multiplier le second par le troisième et à
diviser le produit par le premier,
parce .~ù J ils n'ont pas
encore oublié ce qu'ils ont appris de leur maître sans aucu-
ne démonstration, ou bien parce qu'ils ont souvent fait l'ex-
pêrience de cette opération sur des nombres très simples,
ou bien en vertu de la démonstration de la proposition 19 du
livre VII d'Euclide,
à
savoir par la propriété commune des
nombres proportionnels. Mais pour des nombres très simples,
on n'a nullement besoin de ces moyens. Par exemple, soit les

nombres l, 2,
3,
i l n'est personne qui ne voie que le qua-
trième nombre proportionnel est 6, et cela beaucoup plus
clairement car du rapport même que nous saisissons d'un coup
(uno intuito)
entre le premier nombre et le second, nous
concluons le quatrième".
(1).
Ainsi la connaissance du troisième genre est :
1°) Saisie uno intuito de "l'essence formelle de certains
attributs de Dieu,"
(2).
2°) Saisie uno intuito du rapport entre "l'idée adéquate de
l'essence formelle de certains attributs de Dieu" et ilIa
connaissance adéquate de l'essence des choses"
(2),
(1).
- Nous soulignons
(2). - SPINOZA.
- Ethique II, prop.
40, Scolie 2, p. 395

-
345 -
3 ~; '.-
connaissance qui suit "de soi-même"
(l)
puisque fonction de
"la norme de l'idée de l'Etre le plus parfait"
(2).
c'est pourquoi nous ne pensons pas comme Guéroult
que la Science intuitive" qu'est la connaissance du troisiè-
me genre se définit "comme un procès déductif" allant de
l'idée de Dieu à la connaissance de l'essence des choses"
(3) même si la proposition 40 dans son Scolie II nous dit
que "ce genre de connaissance progresse de l'idée adéquate
de l'essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu'à
la connaissance adéquate de l'essence des choses"
(4)
; ce
qui semble indiquer un procès déductif Où la connaissance
de l'essence des choses est déduite de l'idée adéquate de
l'essence formelle de certains attributs de Dieu.
En réalité,
ce qui fait problème ici c'est le mot
"progresse de . . .
jusqu'à ... " qui laisse ouverte la possibi-
lité d'une interprétation en termes de déduction, comme la
notion d'expression laisse ouverte la possibilité d'une
interprétation en termes d'émanation en ce qui concerne le
rapport entre la substance et ses modes.
(1). -
SPINOZA.
- Réforme de l'Entendement, § 44, p. 115
(2).
-
-
Ibidem,
§ 38, p.
114
(3). -
GUEROULT. - ~inoza, tome II, p. 447
(nous soulignons)
(4). - SPINOZA.
- Ethique II, prop.
40, Scolie II, p.
395
(nous soulignons).

-
306 -
La connaissance du troisième genre se caractérise
dans l'Ethique aussi bien que dans le Traité de la Réforme
de l'Entendement comme vue imméàiate de l'essence et non
comme procès puisqu'il n'y a pas de distance
(1)
entre la
.
substance et ses modes. C'est pourquoi reste actuelle et
valable la définition de la Science intuitive que donne le
Traité de la Réforme de l'Entendement: une perception dans
laquelle une chose est conçue par sa seule essence ou par
la connaissance de sa cause prochaine"
(1)
bis.
Et la supériorité de la Science intuitive est immé-
diatement située:
"la connaissance de l'effet n'est en réa-
lité que l'acquisition d'une connaissance plus parfaite de
la cause"
(2). En effet,
l'accession à la Science intuitive
nous découvre uno intuito que "Dieu est le principe et le
fondement" de notre connaissance
(l'Arne)
(3), que "l'Esprit
humain est une partie de l'entendement infini de Dieu" qui
"s'explique par la nature de l'Esprit humain"
(4). Dès lors,
nos idées étant les idées mêmes de Dieu sont nécessairement
vraies et ainsi nous connaissons les choses comme Dieu les
connaît. Notre science est la science de Dieu. Se trouvent
(1)
et
(1)
bis. - SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Enten-
dement § 92, p.
134,
(nous soulignons).
(2).
- SPINOZA. - Ibidem, § 92,
p.
135
(3).
- SPINOZA. - Ethique V,
prop.
36,
Scolie
(4).
-
"
-
Ibidem,
II, prop.
II,
corol.

-
307 -
ainsi validées les définitions de l'Ethique dans la mesure
où les Pensées Métaphysiques nous ont fait,
aussi,
savoir
que "les idées ne sont rien d'autre que des récits ou des
histoires de la nature dans l'Esprit"
(1).
Ainsi, dans la science intuitive,
la ~ature se racon-
te à l'Esprit selon son intériorité même. Les définitions
a priori sont donc une nécessité découlant de la nature même
des choses. C'est pourquoi le commencement de toute bonne
philosophie ne saurait être les choses crées, en l'occurence,
le cogito mais plutôt les idées qui sont premières en Dieu
et pour Dieu. En effet,
le cogito ne saurait être fondateur
dans la mesure où le doute résultant de la séparation de
notre entendement et de celui de Dieu ne saurait se résorber
par le cogito. Le point de départ adéquat, c'est l'Idée don-
née, à savoir l'Idée de Dieu qui, comme l'a souligné Descartes,
lui-même,est présente en moi et comme en Dieu et qui est une
vérité première définissable a priori. Mais isolé de Dieu,
le cogito ne nous conduit qu'à une connaissance confuse et
l'Ame,
laquelle ne saurait être connue clairement et distincte-
ment que dans la mesure seulement où j'aperçois directement
en elle Dieu comme la cause absolument prochaine de son es-
sence singulière et la cause prochaine en son genre de son
(1).
SPINOZA.
- Pensées Métaphysiques,
in opus cité,
éd. Gallimard, coll. La Pléiade, p.
261.

-
308 -
genre de son existence dans la durée.
(I).
En conclusion partielle, disons que Spinoza commence
par le "vrai" pour aboutir au "Vrai"
et que de ce fait,
l'in-
terprétation hégélienne reste fondée dans le texte même de sa
philosophie, car c'est ce commencement qui pense s'appuyer
sur du "Vrai" que Hegel met en cause, dans la mesure oü pour
Hegel tout commencement est, par nature,
indéterminé, que la
prétention d'un savoir originaire, d'un fondement de la con-
naissance est dérisoire. Le vrai,
selon Hegel n'est pas au
commencement mais à la fin,
il est résultat, car la circula-
rité téléologique qui présuppose l'absolu dans le germe du
commencement,
reconduit à ce commencement même une fois dé-
ploy~es toutes les étapes de son effectuation, de son alié-
nation, de sa sortie-de-soi ... Mais cette circulation n'est
rien d'autre que la métaphore de l'annulation de la figure
de vérité de la première étape au moment où la seconde étape
s'engage car sont accumulées les conditions du bilan théori-
que de la première, ce qui signifie qu'un des
termes de la
contradiction nouvelle est porteur de l'intelligibilité de la
séquence précédente. Ici,
la substance advient comme sujet.
Mais il faut aussi dire que la vérité hégélienne n'existe
qu'intégralement, mais la volonté de vérité intégrale conduit
chez Hegel à une dialectique oü le vrai circule comme son
propre faux.
C'est pourquoi Lacan a pu écrire:
" ... tant que
(I). SPINOZA. - Ethique,
l, prop.
28 et Scolie.

-
309 -
la vérité ne sera pas entièrement révélée, c'est-à-dire se-
lon toute probabilité jusqu'à la fin des siècles, il sera de
sa nature de se propager sous forme d'erreur.
( . . . ) En
d'autres termes, dans le discours c'est la contradiction
qui fait le départ entre la vérité et l'erreur. D'Où la con-
ception hégélienne du savoir absolu. Le savoir absolu est
ce moment où la totalité du discours se ferme sur elle-même
dans une non-contradiction parfdik jusques et y compris en
ceci qu'il se pose,
s'exprime et se justifie. D'ici que nous
soyons arrivés à cet idéal!
( . . . ) Nous voici donc amenés,
en apparence, à un pyrrhonisme historique qui suspend la
valeur de vérité de tout ce que la voix humaine peut émettre,
la suspend à l'attente d'une totalisation future".
(1).
Ainsi la distance est irréductible qui sépare Hegel
de Spino~a, différence qu'on ne peut réduire qu'en insti-
tuant une structure de fiction,
car entre la métaphorique de
l'adéquation sans reste et la métaphorique de la jointure
asymptotique qui pose le tout en exception de son reste, i l
n'y a pas de référendum. Car l'un pense à bout portant le
savoir absolu que l'autre nomme à la limite ou à la limite
de la jointure asymptotique en raison de l'insoumission con-
ceptuelle de son reste qui demeure toujours objet-en-reste
du connaître historique.
(1). - LACAN.
- Séminaire l,
(Paris, Seuil,
1975), p. 289.

-
310 -
Le conflit des interprétations est en dernière analyse,
conflit de philosophies dressant un système de défense pour
protéger la position à tenir ou à maintenir. Voyons à présent
l'objection formulée par Hegel sur la question du rapport
des attributs et des modes à la Substance, objection qui ré-
suIte de la critique hégélienne du "mos geometricus" comme
point de vue de la substance immobile ou comme pensée d'en-
tendement.
C.
- LE PROBLEME DU RAPPORT SUBSTANCE-ATTRIBUT-MODE.
Dans le "mos geometricus",
Hegel voit un procès d'ex-
position de l'Absolu, mais une exposition abstraite qui est
celle de sa manifestation extérieure.
Ce procès d'exposi-
tion passe de l'affirmation initiale de l'absolu comme sub-
stance à sa réflexion dans des attributs,
puis dans des
modes. Comment Hegel met ce passage en scène?
D'abord le procès commence par l'absolu lui-même
qui,
"uno intuito",
s'expose immédiatement comme tel c'est-
à-dire caractérisé par "son identité simple et massive"
(1)
et enfermée dans l'intériorité de la substance, tout en-
tière refermee sur soi. L'Absolu qui est absolu, c'est selon
Hegel, un sujet dont tous les prédicats sont affirmés, car
i l est, comme dit Spinoza "l'être le plus être",
i l "est
(1).
- HEGEL.
-
Science de la logique,
trad.
Labarrière,
éd. Aubier,
tome II, p.
29

-
311 -
tout l'Etre ll
(1). D'ailleurs Spinoza, dans le Court Traité
dit encore de la substance ou Nature, elle est "un être dont
tous les attributs sont affirmés,
il ne peut donc rien lui
manquer pour produire tout ce qui doit être produit"
(2).
Mais selon Hegel,
l'absolu qui est absolu n'est
qu'un point de départ,
une base qui ne peut être reconnue
comme telle qu'au moment où rien n'est encore édifié sur
elle, c'est-à-dire qu'il n'est base de rien et pour rien. Dès
lors, pour Hegel,
la plénitude initiale de l'absolu, renfer-
mee dans l'intériorité radicale de la substance n'est rien
moins que la plénitude d'un vide, du vide. En tant que telle,
la substance qui se veut source de détermination
(3)
est,
en définitive, un néant de détermination
(4)
dans la mesure
où elle est l'indéterminée (5)
qui précède et conditionne
toute détermination. C'est ce décalage qui pose d'une part
la substance, dans son absolue positivité, comme ce qui est
le plus réel et d'autre part comme ce qui, par sa "toute-
(1). - SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement,
La Pléiade, §76, p.
129
(2).
- SPINOZA. - Court Traité, in opus cité, éd. Gallimard,
La Pléiade,
§ 27, p. 26
(3). - Court Traité,
chap. II,
§ l, opus cité, p. 19
(4).
SPINOZA.
- Court Traité, chap.
II, § 23, p.
24
aussi:
Dialogues in opus cité, La ~léiade, p. 27, § 5.
(5). - SPINOZA.
- Lettre 36, in opus cité, La Pléiade,
p.
1192

-
312 -
puissance", doit garantir son maximum d'être en retirant la
plénitude de réalité à ce qui n'est pas elle et qu'elle pla-
ce sous sa dépendance : le Mode. En affirmant -son antériori-

(1),
et sa prééminence,
la substance se présente comme
ce qui est en regard de ce qui n'est pas dans ce commence-
ment. Ainsi l'absolu qui est Absolu se révèle comme néant de
détermination dans sa fonction déréalisante.
En effet, si l'on prend l'exemple de la substance
corporelle de Descartes, on remarque que cette substance
corporelle a une positivité première, grâce à son attribut
principal:
l'Etendue. Mais chez Spinoza,
ce qui est subs-
tance corporelle chez Descartes devient Mode, c'est-à-dire
"une manière d'être", une "affection de la substance" qui,
en tant que telle n'a de réalité que par la médiation de
l'Etendue qui n'est plus attribut de la substance qui, com-
me on le sait, est Dieu, en dehors de qui "rien n'existe"
et qui est une cause immanente".
(2). C'est dire que dans la
substance, ce qui est s'offre et se dérobe à la fois.
Car
la substance est ce qui donne réalité mais aussi ce qui ôte
réalité.
Ici, comme nous le verrons,
c'est la notion spino-
zienne d'expression qui est en cause et quï permet cette
lecture hégélienne du rapport de la substance à ses modes.
(1).
- SPINOZA. - Ethique l, prop.
l ,
p.
311
(2).
-
SPINOZA. - Lettre 36,
in opus cité, La Pléiade, p.
1192.

-
313 -
D'autre part, dans l'entendement spinozien,
la subs-
tance,
en tant que causa sui,
se définit par elle-même,
c'est-à-dire par son autosuffisance, dans la mesure Otl elle
n'a besoin que de soi pour être et pour exister. Elle est,
selon la définition 3, de l'Ethique l,
"ce qui est en soi
et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'a
pas besoin du concept d'une autre chose pour être formée".
Ce qui signifie que la substance se définit par elle-même
en l'absence de toute détermination extrinsèque. De ce fait,
la substance semble à Hegel incompréhensible, puisqu'on ne
sait comment lui sont conférés ses prédicats. C'est pourquoi,
selon Hegel,
les déterminations qu'on dit être de l'absolu
en tant que celui-ci est posé comme leur base ne peuvent
être que des déterminations extrinsèques que l'on confère
arbitrairement à la substance, abstraction faite de son dé-
veloppement immanent. A proprement parler, la substance se-
rait un sujet dont on ne peut rien affirmer sinon lui-même.
D'autre part, on ne voit pas comment elle aurait des déter-
minations dont elle serait la base puisque le cas échéant
son rapport à ces déterminations serait incompréhensible.
Car de par
son autosuffisance,
elle n'a nul besoin de ces
d~terrninations qui lui sont conférées sans raison et sans
nécessité.
En définitive,
il faut dire que comme commencement
absolu,
la substance spinozienne est aussi une fin, dans la
mesure où dans la plénitude de son essence à laquelle rien

-
314 -
ne fait défaut, elle a épuisé toute possibilité de mouvement,
de sorte que commencement de tout,
elle se révèle être com-
mencement de rien.
Le système spinozien qui commence donc
par l'exposition de l'absolu comme commencement, est ainsi
pris en flagrant déli d'immobilisme qui l'immobilise dans
sa progression. Mais s ' i l progresse dans son exposé sur l'ab-
solu,
la progression du système n'est alors pour Hegel
qu'une apparence de progression.
Le "procès déductif" qui Hprogresse de l'idée adéqua-
te de l'essence de certains attributs de Dieu jusqu'à la
connaissance de l'essence des choses" n'est qu'une réflexion
d'entendement sur le mouvement de la constitution positive
de l'absolu qui n'a été que l'objet d'une intuition orienta-
le chez Spinoza,
puisque tout est déjà constitué.
Ainsi dans cette réflexion d'entendement sur l'Abso-
lu, on assiste à un développement formel qui n'est qu'un dé-
veloppement régressif où l'absolu se dégrade, et où son uni-
té préalablement posée se décompose dans l'émiettement de la
diversité et de la différence pure.
C'est ainsi que Spinoza,
ap~ès la définition de la
Substance, passe à celle de l'attribut.
Ce passage vise, après
l'indication de la plénitude de l'absolu, à en présenter l'or-
dre interne de manière cohérente,
en explicitant son contenu
rationnel, c'est-à-dire "sa nature".
Mais cette "nature" de la
substance n'est pas révélée comme effet du travail réel de
détermination intrinsèque de la substance mais,au contraire,
connu dans un mouvement de soustraction qui mène
à un

- 315 -
appauvrissement : Le Mode.
c'est ce qu'exprime Hegel dans ce passage des leçons
sur l'histoire de la philosophie:
"Comme toutes les diffé-
rences et toutes les déterminations des choses et de la con-
science sont ramenées à l'unité de la substance, on peut dire
que, dans le système spinoziste, tout se trouve en fait reje-
té dans l'abîme de l'anéantissement. Mais rien n'en r~ssort,
et le particulier dont parle Spinoza n'est repris et récupé-
ré que dans la représentation sans y trouver sa justifica-
tion. Pour qu'il fut justifié, il aurait fallu que Spinoza le
dérivat de sa substance; mais celle-ci ne s'ouvre pas, ne
parvient pas à la vie, à la spiritualité, à l'activité.
( ... )
Le malheur qui arrive à ce particulier, c'est qu'il n'est
qu'une modification de la substance absolue mais qui n'est
pas déclarée comme telle, aussi le moment de la négativité
est ce qui manque à cet être immobile et rigide, dont la
seule opération consiste à dépouiller toute chose de sa dé-
termination et de sa particularité, pour la rejeter dans
l'unité de la substance absolue, où elle s'évanouit et où
toute vie se corrompt. Voilà ce qui nous laisse philosophi-
quement insatisfait chez Spinoza."
(1).
(1).
- HEGEL.
- Leçons sur l'histoire de la Philosophie:
article : Spinoza cité par P. Macherey,
in Hegel
ou Spinoza, p.
38,
(nous soulignons).

-
316 -
Comment après avoir indiqué la plénitude de l'abso-
lu,
le passage à l'attribut défini
comme ce oui constitue
la nature de la substance est chûte dans l'extériorité d€
la
substance? Comment Hegel peut-il affirmer que "l'attribut
est l'absolu seulement relatif"
?
(1).
Ce dont i l est question ici, c'est du problème de la
connaissance de la substance.
En effet,
nous avons vu que Spinoza définit la
Substance comme "ce qui est en soi et est conçu par soi".
Or,
l'attribut est défini comme "ce que l'entendement per-
çoit de la substance comme constituant son essence".
(2).
Analysant cette dêfini tion, Hegel fiait remarquer que le "ce"
que l'entendement saisit comme constituant l'essence de la
substance n'est essence que "seulement dans la perspective
de l'entendement"
(3). Car la faculté permettant de saisir
l'essence de la substance est un mode.
Peu importe qu'il soit
fini ou infini.
Ce qui est important pour Hegel, c'est que
dans la définition de l'attribut intervient le mode
(entende-
ment)
qui, dans l'ordre de la manifestation de la substance,
(1).
-
HEGEL.
- Science de la logique,
trad.
Labarrière, éd.
Aubier 76,
tome II, p.
233
(2).
-
SPINOZA.
-
Ethique l, déf.
4,
(nous soulignons).
(3).
-
HEGEL.
-
Les leçons sur l'histoire de la Philosophie
"Spinoza" cité par P. Macherey
: opus cité, p.
104

-
317 -
arrive en dernier. Puisque, apparemment i l y a la substance,
l'attribut et enfin le mode qui respectivement correspondent
à l'infini en soi,
à l'infini en son genre et au fini. N'est-
ce pas là,
le signe de la chûte de Spinoza dans le subjectif,
au sens le plus péjoratif que Hegel nomme "conscience con-
tingente"
(1)
? En réalité, nous ne le pensons pas, bien
qu'il soit possible de penser qu'il y a là une application
des catégories Kantiennes à la pensée de Spinoza par Hegel
(2). Mais nous pensons que Hegel veut montrer une rupture
dans la progression du penser de Spinoza, qui selon lui,
s'adonne à une "pensée argumentative" ou "ratiocination"
(Rasonnieren)
dont la détermination majeure "est ... la li-
berté, détachée du contenu,
la vanité qui regarde de haut
ce contenu i
on exige de cette vanité l'effort de renoncer
à cette liberté, et au lieu d'être le principe moteur ar-
bitraire du contenu, d'absorber cette liberté en l u i : de
laisser ce contenu se mouvoir selon sa propre nature, c'est-
à-dire selon le soi, comme soi du contenu, et de contempler
ce mouvement.
Renoncer à une incursion personnelle dans ce
rythme immanent des concepts, ou ne pas y intervenir arbi-
trairernent, et par une sagesse acquise ailleurs, cette
abstention est elle-même, un moment essentiel de l'attention~
(l) .
- HEGEL. - Pr~face de la Phénoménologie de l'Esprit,
(Paris, Aubier,
1978), trad. Jean Hyppolite, Iy'ème
partie, p.
137, colLl biblio. phil. bilingue.
(2) •
- M. GUEROULT I. - opus cité, p. 468 et p. 50 et P.
Macherey : opus cité, p.
105.

-
318 -
concept".
( 1) .
Ainsi ce qu'il fallait,
c'était de "prendre sur soi la
tension du concept"
(2)
en s'inscrivant dans son rythme im-
manent. Or l'entendement inauthentique
(séparé de la Raison)
renonce à saisir le concept dans sa tention interne ; aussi
pour lui,
l'acte de juger n'est qu'une relation formelle en-
tre notions:
le sujet n'est alors qu'un centre fixe,
simple
avant toute relation avec des prédicats
(attributs) qui lui
sont :ajoutés après coup, au lieu de chercher dans le dévelop-
pement que casse Spinoza, puisque la définition 4 fait dé-
pendre l'attribut de l'entendement alors que l'entendement
qui-est un mode dépend de l'attribut, de sorte que l'attri-
but est conçu p~r un autre (l'entendement)
au lieu d'être
conçu par soi en tant que détermination absolue de l'absolu,
comme le spinozisme lui-même l'entend.
Mais quel est le statut du "de" de la définition 4 ?
"L'attribut est "ce que l'entendement perçoit" de la subs-
tance comme constituant son essence". Est-ce que ce "de"
est un partitif? Si oui, alors,
i l faut dire que l'attribut
est l'absolu seulement relatif. D'abord, parce que notre en-
tendement n'en connaît que deux:
la Pensée et l'Etendue.
Sans aller jusqu'à affirmer que l'attribut est un phénomène
de la Substance,
(ce qui suppose l'idée Kantienne que l'en-
tendement est une puissance phénoménalisante), on peut dire.
que l'attribut est un aspect de l'essence de la substance,
aspect qui l'exprime dans sa totalité:
"dans l'attribut,
dit Hegel, l'entendement saisie toute la substance". Le
(~). - HEGEL. - Ibidem, IVè partie, p. 139
(2) .
Il
-
Ibidem,
p.
137.

-
319 -
probl~e est donc, pour lui de savoir "comment la substance
passe dans l'attribut".
On sait ~ue pour Hegel,
la substance qui est sujet
absolu ou Conce~t se développe d'une façon autonome et réunit
le soi de la substance et le soi du savoir de sorte que le
sujet se déterminant lui-même,
ses déterminations lui sont
nécessaires mais non pas d'une nécessité extérieure, dans la
mesure où la n~cessité est le devenir intrinsèque de la cho-
se ou mouvement dialectique dans lequel,
s'opère l'unité de
l'analyse et de la synthèse.
M. Guéroult s'est employé à réfuter l'interprétation
de Hegel,
sous le prétexte de son inspiration Kantienne.
Toutefois,
i l montre que Srinoza, contrairement à ce crue pré-
tend Hegel, prod~:de à la "construction génétique"
(1)
du con-
cept de Dieu, et ce, de l'intérieur.
Comment cela?
"L'idee de Dieu étant une idée ou notion complexe,
sa définition génétique suppose des éléments plus simples
dont i l s'agit préalablement de définir la nature et de dé-
terminer les propriétés".
(2)
Ainsi, pour Guéroult, dans la
mouvance du precédé génétique,
l'élément qui perMet de cons-
truire Dieu, c'est la Substance à un seul attribut et cet
(1).
-
GUEROULT.
-
Spinoza,
tome l,
p.
38.
(2).
-
~~
-
Ibidem, p.
37.

-
320 -
élément devra lui-même être déduit, ainsi ~ue ses propriétés.
En consé~uence, Guéroult voyant dans les définitions
un mouvement d'engendrement déductiI et transitif, affirme:
"les cinq premières définitions: cause de soi, chose infi-
nie en son genre,
substance, attribut, mode, exposent les
notions qui permettront de déduire cet élément comme cause
de soi
(Prop.
3, 5,
7),
infini en son genre
(Prop. 8)
révé-
lant par son attribut l'essence constitutive de sa substan-
ce
(Prop.
2 et 5), affecté de modes auxquels i l est antérieur
(Prop.
1).
Alors seuleMent s' introdui t
la sixième Définition
qui pose l'être formé par l'infinité de tels éléments, à
savoir la substance consitutée d'Une infinité d'attributs
(Prop.
9 et 10), les propriétés des éléments devant permet-
tre ult~rieurement de déduire les propriétés de l'être qui
en est formé,
de la même façon que la propriété des éléments
du triangle, permettent de déduire celles dU trianqle. Enfin,
la septième et la huitième définitions : liberté, éternité,
exposent les deux propres fondamentaux qui découlent de la
nature de Dieu".
(1).
Analyse et synthèse se conjuguent ainsi en un mouve-
ment dialectique inscrivant le devenir de la chose. Car
"l'ensemble de ces huit définitions apparaît donc comme une
analyse préalable de l'idée vraie donnée et comme l'esquisse
des différentes étapes de sa genèse. D'où la différence entre
(1).
- GUEROULT. - Spinoza,
l, p.
37.

-
321 -
les cinq premières définitions qui énoncent les moyens de
la construction et les trois dernières qui décrivent,
l'une
(la 6ème),
l'objet à construire,
les autres
(les 7ème et
8ème),
ses propriétés fondamentales.
Par là, on s'explique
que le concept de Dieu comme substance constituée d'une in-
finité d'attributs apparaisse deux fois:
d'abord dans une
définition où i l est décrit du dehors, comme objet, et en-
suite
(Prop.
10 et son Scolie)
dans la conclusion d'une dé-
monstration dont la proposition 9 énonce le principe, et où
il est connu du dedans en vertu de sa genèse".
(1).
Nous avons déjà montré
que la déduction n'a rien
de génétique sinon par métaphore. Aussi faisons-nous des
rés~rves sur la locution guéroultienne : "déduire les êtres"
ou "déduire le concept". Nous ne pensons pas que dans les
huit définitions ou dans les huit
propositions de la Premiè-
re Partie de l'Ethique,
i l est question d'êtrE$qui seraient
des substances à un seul attribut, dont sera constitué le
concept de Dieu, car, en réalité,
i l n'y a pas de générali-
sation inductive.
Voyons la proposition 2 et cherchons à comprendre ce
que Spinoza cherche à établir.
"Deux substances qui ont des attributs différents
n'ont rien de commun entre elles.
"Y-a-t-il dans cette pro-
position çuelque chose en rapport avec le concept de Dieu
(1).
-
Ibidem, p.
38.

-
322 -
substance dont il sera auestion dans la proposition XI ?
Pour Guéroult,
il n'y a pas de doute qu'il y a un
rapport, et surtout un rapport de constitution, puisque pour
lui,
"les propositions 1 a 8 procèdent a la déduction des
éléments constitutifs de l'essence divine,
a savoir la sub-
stance à un seul attribut, qui par la suite,
se révéleront
être les attributs mêmes de Dieu. Plus exactement, elles dé-
duisent le concept de la substance a un seul attribut".
(1).
En réalité,
la proposition 2 n'autorise pas le passa-
ge à l'affirmation de l'existence objective et effective de
deux substances ayant des attributs différents, et qui par
conséquent n'ont rien de commun entre elles, de sorte que
l'on puisse dire ultérieurement que ces substances ayant un
seul attribut qui les distingue soient les éléments consti-
tutifs de la substance constituée d'une infinité d'attributs
parce que constituée par une infinité de substances parti-
culi~res. Ironie du sort! car dire cela, c'est entériner
l'idée hégélienne selon laquelle l'infini en acte chez Spi-
.
noza conserve en fin de compte un caractère quantitatif ~ue
r~cuse par ailleurs M. Guéroult.
En effet, Spinoza, dans la proposition 5, affirme
qu'"il ne peut y avoir dans la nature deux ou plusieurs
substances de même nature ou attribut". Mais il ne faut pas
(1).
- GUEROULT. - opus cité, tome l, p. 109.

-
323 -
entendre par là qu'il existe dans la nature deux ou plusieurs
substances et que ces substances ont alors ~s attributs
diff~rents. Et il faut noter que ce n'est pas en raison de
l'identité de leurs attributs qu'elles n'existent pas mais
en raison de leur causalité impossible
(1). Ce que déjà
Spinoza a signalè à la proposition 3, que redouble la propo~
sition 6. Ce qui laisse, par ailleurs, présager que l'attri-
but ne recouvre pas la substance
(2). Mais n'anticipons rien.
D'autre part, dans la démonstration de la proposi-
tion 4, Spinoza affirme:
"Il n'y a rien hors
èe l'entende-
ment, à part les substances et leurs affections". Cela ne
signifie pas l'existence d'une pluralité de substances, ou

d'attributs ou d'affections, mais que l'ensemble des choses,
s ' i l existe, se distribue en deux classes, l'une est celle
qui répond à la définition de la "substance", l'autre à
celle d'affections". Mais la proposition dans sa démonstra-
tion ne se prononce pas sur la question de savoir si l'une
ou l'autre de ces deux classes comprend un ou plusieurs re-
présentants, ou aucun.
En réalité, il n'y a pas ici de progression linéai-
re au terme de lacuelle va se "déduire" la substance uniaue.
.
-
(1). - SPINOZA. - Ethique l, prop. 6.
(2).
- SPINOZA. - Court Traité,
IIême Partie, § 4,
("Les
attributs qui -(avouons-le)
-
sont substance").
~oter le singulier !).

-
324 -
Car il Y aurait eu un problème insoluble de la conciliation
des huit premières propositions avec les suivantes, dans la
mesure où" si l'on affirme que la proposition 5 pose qu'" il
Y a autant de substances que d'attributs~ on forge un obsta-
cle insurmontable quant au passage à l'affirmation d'une
substance unique/dont la réalité passe en force la transfor-
mation des substances à un seul attribut en attributs de la
substance unique. Le rapport de Spinoza à Descartes devient
ainsi un rapport d'intériorisation alors qu'il y a entre
eux hétéronomie.
En fait,
Spinoza procède moins par déduction nue
par élimination d'hypothèses absurdes dans lesauelles la dis-
tinction numerique des attributs aboutiraient à une distinc-
tion numdrique des substances.
(1). C'est ce que montre la
proposition 5 en finale de sa démonstration :
"il n'y aura
qu'une" substance
(2).
C'est dire que chez Spinoza,
le rapport de la subs-
tance et de l'attribut constitue une bien grande difficulté
dont l'élucidation est non moins difficile. En effet,
la
difficulté vient du fait que Spinoza pense ce qu'il dit
(la
Substance, l'attribut, le mode)
dans un concept qui n'est
pas clairement et distinctement le concept de ce qu'il dit,
dans la mesure où le rapport existant entre le concept
(1). - SPINOZA. - Ethique l, prop.
5, démonstration
(2).
- SPINOZA. - Ethique l, prop.
10, Scolie.

-
325 -
scolastique de la substance, de l'attribut et de mode et son
concept de substance,
d'attribut et de mode, est un rapport
d'un type singulier où se note quelque chose d'étranae et de
paradoxal. Qu'est-ce à dire?
Spinoza importe en sa problématique les concepts sco-
lastiques de substance, d'attribut et de mode ou affections.
Mais entre le contenu des concepts scolastiques qu'il impor-
te en sa problématique et le contenu effectif qu'il leur con-
fère,
i l y a un décalage qui ne se donne pas à voir immédia-
tement, même s ' i l se donne à sentir, puisque chez Spinoza, i l
n'y a pas une théorie des éléments constitutifs de la théorie.
La difficulté c'est que chez Spinoza 10~ t'attribut
se distingue du "propre
(ou propriété), et est dit constituer
l'essence de la substance dont i l est l'attribut. 2°) Un~'
substance peut avoir plusieurs attributs. La difficulté se
situe dans l'expression:
"constituer l'essence", car cette
expression masque et dévoile à la fois quelque chose. Elle
révèle que l'attribut est la réponse que l'entendement donne
à la question: Qu'est-ce que? Exemple: Qu'est-ce que
Dieu? Réponse de l'entendement: Dieu est chose étendue.
(res extensa)
ce qui veut dire que l'étendue constitue l'es-
sence de Dieu ; elle la constitue en tant que Dieu est res
extansa.
Dieu est aussi chose pensante
(res cogitans). L'en-
tendement envisage l'essence de Dieu sous deux angles dis-
tincts et différents. C'est ici que le "de" de la définition
prend toute sa signification:
"l'attribut est ce Gue

-
326 -
l'entendement perçoit de la substance comme constituant son
essence." Ainsi l'infinité des attributs implique une infi-
nité de perspectives de perception de l'essence de Dieu par
l'entendement qui, lorsqu'il est fini/n'en a que deux: La
Pensée et l'Etendue. Mais, comme nous l'apprend la proposi-
tion X dans sa Scolie "bien que deux attributs soient con-
çus, comme r~ellement distincts, c'est-à-dire l'un sans le
secours de l'autre
(conçus par soi), nous n'en pouvons ce-
pendant pas conclure qu'ils constituent deux êtres, autre-
ment dit
deux substances différentes"
(1). Car "chacun ex-
prime la réalité ou l'être de la substance."
(2).
D'a~lleurs, on remarque que Spinoza, dans la
démonstration de la proposition la, inverse l'ordre de l'u-
sage des définitions 3 et 4 qui se subordonne la défini-
tion 3.
(3). Cette inversion est immédiatement justifiée com-
me non absurde par Spinoza dans la scolie de la Proposition
la : "Il n'est donc nullement absurde d'attribuer plusieurs
attributs à une seule substance".
"Car i l est de la nature
de la substance que chacun de ses attributs soit conçu pour
soi puisque tous les attributs qu'elle possède ont toujours
(1).
-
SPINOZA. -
Ethique l, prop.
la, Scolie
(2).
- SPINOZA. -
Ibidem, p.
317.

-
327 -
ete ensemble en elle, et que l'un n'a pu être produit par
l'autre."
(1). On remarquera ici encore que "être en soi"
et "être conçu par soi" sont réglés par l'autonomie de leur
causalité.
C'est donc chaque fois le même être ou la même es-
sence que constitue l'infinité des attributs. Mais alors
qu'est-ce que l'essence? Voici ce que ma soue ou ne dit pas
Spinoza
son concept d'essence.
M. Guéroult
(+)
prend absolument pour une définition
de l'essence,
la définition 2 de la deuxième partie de
l'Ethique oü i l est, en fait,
d i t :
"Je dis qu'appartient à
l'essence d'une chose ce qui,
étant donné,
fait que cette
chose est nécessairement posée, et qui,
supprimé, fait que
cette chose est nécessairement supprimée, autrement dit,
ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue et oui
inversement ne peut,
sans la chose,
ni être, ni être conçue n •
(2). En fait,
ce dont il s'agit dans cette définition 2,
c'est moins de l'essence que de ce qui lui appartient,
à sa-
voir ses propriétés, ses attributs, modes,
c'est-à-dire l'en-
semble des éléments qui donne à connaître l'essence, et la
donne à l'être. De sorte que cette définition n'intervient
que deux fois dans l'Ethique II
: dans la démonstration de
(1).
-
Ibidem,
p.
317
(2).
- SPINOZA. - Ethique II, définition 2,
(+).
- M.
GUEROULT.
- Spinoza tome II,
p.
20 et 21.

-
328 -
la proposition 10 et de la proposition 37, et Gui sont des
propositions négatives.
La proposition 10 affirme:
"A l'essence de l'homme
n'appartient pas l'être de la substance
(esse substantia),
autrement dit,
la substance ne constitue pas la forme de
l'homme". Car ce qui appartient à l'être de la substance
c'est l'existence nécessaire,
la perfection,tinfinité, l'im-
mutabilité, l'indivisibilité et plus précisérnrnent la causa-
lit~ (1). Ce qui appartient à l'essence de l'homme, c'est
le mode.
"L'essence de l'homme est constituée par des modi-
fications définies des attributs de Dieu".
(2). Car l'essen-
ce de l'homme est quelque chose qui est en Dieu de sorte que
"l'essence de l'homme,
sans Dieu ne peut ni être,
ni être
conçu" autrement dit,
l'essence de l'homme est "'une affëction
ou un mode qui exprime la nature de Dieu d'une façon défi-
nie et déterminée"
(3).
C'est dire que "appartient à l'essence d'une chose
ce sans quoi la chose ne peut ni être,
ni être conçue" c'est-
à~dire sa raison et sa cause, qui, en l'occurence, est Dieu,
cause de soi et de toute chose,
raison de sa propre
intel-
ligibilité et de l'intelligibilité de tout.
(4).
(1).
- SPINOZA. - Bthique II, prop.
10, dém. et Scolie
(2). -
SPINOZA. - Ethique II,
prop.
10, corollaire,
(3).
- SPINOZA.
-
Ibidem,
corollaire,
(4).
- SPINOZA. -
Ibidem, Scolie 2.

-
331 - ~
que cette réécriture est l'inscription du spinozisme dans le
cartésianisme,
inscription rendue possible par la médiation
des concepts cartésiens importés par Spinoza en sa problé-
matique de la détermination de l'être qui est substance.
"De
là, dit Guéroult,
i l résulte que la conception par soi des
attributs, qui fonde leur distinction réelle et par quoi
on les avait posés d'abord comme des substances à un attri-
but,
loin de rendre impossible leur union en une même subs-
tance, est précisément ce qui la rend possible, en tant
qu'aucun être ne peut appartenir à une substance comme l'un
de ses constituants,
s ' i l ne se conçoit pas par soi."
(1).
Malheureusement si le décalage permet ou autorise
une telle interprétation de l'attribut, du fait de son arti-
culation sur le cartésianisme, i l autorise heureusement aus-
si une interprétation spinozienne de l'attribut et de son
rapport à la substance.
En effet,
la proposition 10 de l'Ethique l, nous
dit dans sa scolie : "Encore que deux attributs soient conçus
comme réellement distincts, c'est-à-dire l'un sans le secours
de l'autre, nous ne pouvons en conclure cependant qu'ils
constituent deux êtres ou deux substances différentes." Quel
type d'erreur Spinoza veut-il corriger?
(1).
-
Ibidem, p.
161, § 3

-
332 -
Dans les Principes de la Philosophie,
Descartes écrit:
"Mais encore que chaque attribut soit suffisant pour faire
connaître la substance,
il y en a toutefois un en chacune
qui constitue sa nature et son essence, et de qui les autres
dépendent."
(l).
Ainsi pour Descartes "chaque substance a un
attribut principal"
(2)
qui constitue son essence. Mais peut-
on, de là, affirmer que la distinction réelle est signe de
l'existence séparée chez Descartes? Il faut plutôt préciser
que pour Descartes la distinction réelle des attributs prin-
cipaux entraîne la distinction réelle des substances. Et
c'est cette distinction réelle des substances qui entraîne
à son tour l'existence séparée.
Or chez Spinoza,
l'attribut n'est nullement "l'at-
tribut principal ll ,
(puisque, chez lui, i l n'y a pas Une hié-
rarchie des attributs), ni l'attribut cartésien/propre).
(3)
On ne peut donc de la distinction réelle des attri-
buts passer à l'affirmation de l'existence séparée sinon par
la médiation de la distinction réelle des substances.
Or, chez Spinoza,
la distinction réelle des attributs
n'entraîne pas la distinction des substances, car la distinc-
tion réelle des substances, si elle était possibl~entraînerait
'1
(1). - DESCARTES. - Les Principes de la Philosophie l,
(Paris, Gallimard,
1953), coll. La Pléiade,
§ 5
(in Oeuvres et Lettres) .
(2). -
DESCARTES.
- Ibidem, p.
595
(3). -
*
- Ibidem, p. 596

-
333 -
l'existence séparée. Mais celle-ci est impossible, selon la
proposition V de l'Ethique l, car i l n'est pas absurde de
conférer à une substance unique une pluralité d'attributs.
D'ailleurs, Descartes l'admet
(1)
qui place une différence
hiérarchique entre les attributs d'une même substance. Ce
qui laisse voir que si la distinction des attributs est chez
lui une condi tion n~cessaire de la distinction des substances,
elle n'est pas une condition suffisante.
Ce malaise est exprimé par Spinoza dans la proposi-
tion V de l'Ethique 1.
Soit l'hypothèse 1. -
"S'il y avait plusieurs subs-
tances distinctives d'après la diversité des attributs,
...
on admettra qu'il n1en existe qu1une."
Soit l'hypothèse II.
"S'il y a deux substances de
même attribut . . . il n1y en aura qu1une."
L'identité des conclusions signale l'absurdité des
hypothèses de départ.
Ainsi,
l'articulation de la philosophie de Spinoza
sur celle de Descartes se révèle en même temps comme désar-
ticulation des concepts cartésiens, désarticulation où ils
manifestent leur équivocité qui,
rétroactivement rejaillit
sur les concepts spinoziens qui se disent sous leur dénomi-
nation. Ce qui induit des interprétations conflictuelles.
(1).
-
Ibidem, p. 596-597

-
334 -
La àésarticulation commence par le décalage l
por-
tant sur la substance et son ambiguïté cartésienne. Elle
aboutit à l'élaboration d'un objet théorigue,
"la substance
à une infinité d'attributs~, dont Spinoza tire des effets
théoriques définis.
Pour comprendre le fonctionnement théo-
rique de cet objet théorique,
"substance", au sens spinozien,
il faut voir la possibilité de son fonctionnement dans un
"jeu"
: celui d'un décalage théorique interne au concept
lui-même. Mais ce "jeu" est masqué alors qu'il est ce qui
permet le fonctionnement théorique de l'objet qu'il a pro-
duit. Le masquage s'opère dans le fonctionnement de l'objet
théorique sous le "décalage l qui n'est possible que par
report et le transfert de ce décalage l
sous la forme d'un
décalage II, qui rend seul possible le fonctionnement théo-
rique de la solution correspondante."
(1)
De sorte que le
discours démonstratif ou argurnentatif inscrit la chaine des
"solutions" dans une autre chaine,
la chaine des décalages
pertinents.
Décalage l
: La Substance spinozienne : Dieu.
Contrairement à ce que pense Guéroult,
les huit pre-
mières propositions définissent les conditions de la substan-
ce qui est Dieu, plutôt qu'une théorie des éléments qui le
(1). - ALTHUSSER. -
opus cité, p. 5.

-
335 -
constituent. Car la substance au sens spinozien est définie

par les limites absolues du champ théorique dans lequel est
posé le problème de la substance chez Descartes.
En effet,
la problématique de la substance infinie
(tautologie) découle de deux questions qui inaugurent la
première partie de l'Ethique
1°) Comment deux choses peuvent se distinguer?
2°)
Comment deux substances doivent se distinguer?
Dans les Principes de la Philosophie,
(I, paragraphes
48,
49,
51,
52,
53,
54, 55, 56,
57,
60, 61. .. 66), Descartes
nous dit qu'il n'existe que des substances et des modes.
(1)
Le mode est en autre chose,
tandis que la substance est en
soi. Le mode suppose toujours une substance qu'il
suffit
à nous faire connaître/mais i l faut noter que c'est par la
m€diation
d'un attribut dit principal que les modes impli-
quent et qui constitue l'essence de la substance. Dès lors
deux ou plusieurs substances se distinguent et sont connues
distinctivement par leurs attributs principaux. Ce qui si-
gnale, chez Descartes,
l'existence d'une triple distinction
(2)
La réelle,
la modale, et la distinction de raison.
-
La distinction réelle est celle que nous concevons
entre deux ou plusieurs substances.
(1). - DESCARTES.
- Les Principes I,
§ 48, p. 592.

- 336 -
-
La distinction modale qui est,
selon Descartes,
double
(1)
1°) celle que nous concevons entre le mode
(la
façon)
et la substance dont i l "dépend et qu'il diversifie"
2°)
entre deux modes d'une même substance.
-
La distinction de raison est celle que nous fai-
sons entre la substance et son attribut principal, c'est-à-
dire attribut "sans lequel néanmoins i l n'est pas possible
que nous en ayons une connaissance distincte."
(2).
Spinoza va ici lever l'équivoque que comporte ces
trois distinctions cartésiennes, car cet équivoque recouvre
une double ambiguïté :
1°)
L'ambiguïté de la distinction de raison, de la
distinction modale et de leur rapport.
Cette ambiguïté apparaît dans l'usage des termes
comme "mode",
"attribut",
"qualité". En effet, un attribut
quelconque étant donné,
i l est "qualité" parce qu'il quali-
fie la substance comme telle ou telle ; mais i l est aussi
"mode" en tant qu'il diversifie la substance. Quant à "l'at-
tribut principal" son statut n'est pas clair. En effet, i l
ne peut être séparé de la substance que par abstraction.
Il
est la propriété que la substance a de changer, c'est-à-dire
d'avoir des figures variables ou des pensées diverses. En
tant que tel,
l'attribut principal ne saurait être dans la
distinction, quelque chose de subsistant par soi. L'extension
(1).
-
Ibidem, l,
§ 61, p.
599
(2). -
Ibidem, l,
~ 62, p. 600

-
337 -
et la Pensée sont distinguées de leurs substances respecti-
ves comme des "modes" ou des "dépendances".
On peut donc noter que,
chez Descartes, dans la
distinction réelle,
les attributs distinguent les substances
qu'i~qualifient. Dans la distinction modale, se distinguent
des substances de même attribut. C'est dire que l'attribut
constitue 1°)
l'essence de la substance/ce qu'il qualifie;
2°)
l'essence des modes qu'il rapporte aux substan-
ces de même attribut.
Il y a ici une difficulté que Spinoza souligne dans
le cart~sianisme
qu'il y a de$substances de même attribut.
Qu'est-ce à dire? Qu'il y a des distinctions numériques
qui sont en même temps réelles ou substantielles.
2°)
L'ambiguïté de la distinction réelle.
çette distinction constitue une difficulté en elle-
même. Elle est une donnée de la représentation :
"deux subs-
tances, dit Descartes, sont réellement distinctes l'une et
l'autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clai-
rement et distinctement sans penser à l'autre."
(1). C'est
pourquoi dans les Quatrièmes Réponses,
Descartes explique à
Arnauld que le critère de la distinction réelle est l'idée
(1).
- DESCARTES. - Les Principes l,
§ 60 ,
p. 598-599.

-
338 -
comme complète
(1). Descartes lui rappelle aussi qu'il n'a
jamais confondu les choses conçues comme réellement distinc-
tes avec les choses réellement distinguées. Toutefois le pas-
sage des unes aux autres lui paraît légitime dans la mesure
où pour lui, ce n'est qu'une question de moment. En effet,
dans kr Mêd~tionSl Descartes passe du Dieu créateur et vé-
race à l'idée que Dieu manquerait de véracité s ' i l créait
les choses autrement qu'il nous en donne l'idée claire et
distincte.
Ainsi la distinction réelle ne possède pas en soi
la raison du distingué, mais cette raison se trouve fournie
par la causalité divine externe et transcendante qui crée
la substance conformément à la manière dont nous la conce-
vons comme possible.
Ici, toute sorte de difficultés nais-
sent en rapport avec l'idée de création qui conduit Descar-
tes à parler de substances créécr.Ceci n'est possible que du
fait de l'ambiguïté principale qui se tisse au creux de la
d~finition cartésienne de la substance : "Une chose qui peut
exister par soi-même"
(2).
Mais n'y a-t-il pas contradiction à poser l'existen-
ce par soi comme n'étant en soi qu'une simple possibilité?
(1).
- DESCARTES.
- Réponses 'aux Quatrièmes Objections,
in Oeuvres et Lettres, La Pléiade, p. 443-445.
(2). -
DESCARTES.
-Réponses aux Quatrièmes Objections,
in Oeuvres et Lettres, La Pléiade, p.
445.

-
339 -
Cons~quence : Le Dieu créateur nous fait passer des
substances conçues comme réellement distinctes aux substan-
ces réellement distinguées.

En définitive,
la distinction réelle, soit entre
substanc~d'attributs différents soit entre substances de
même attribut, s'accompagne d'une division des choses c'est-
à-dire d'une distinction numérique qui lui correspond. C'est
à partir et en fonction de ces deux points que s'organise le
début de l'Ethique.
Spinoza se demande en quoi consiste l'erreur quand
nous posons plusieurs substances de même attribut. Et il dé-
nonce cette erreur de deux façons:
1°) par une démonstra-
tion par l'absurde 2°)
par une démonstration fondée sur l'in-
finité.
1. - S'il Y avait plusieurs substances de même at-
tribut,
elles devraient se distinguer par les modes. Ce qui
est absurde puisque la substance est par nature antérieure à
ses modes et ne les implique pas.
(Ethique l
prop. 5, Scolie)
2. - Deux substances de même attribut seraient seu-
lement distinctes in numero. Or les caractères de la distinc-
tion numérique excluent la possibilité d'en faire une distinc-
tion réelle ou substantielle.
En effet, d'après le scolie de la Proposition 5 de
l'Ethique l, une distinction ne serait pas numérique si les
choses n'avaient pas le même concept ou la même définition,
une cause externe par laquelle elles existent en tel nombre.

-
340 -
On comprend donc que dans la définition cart~sienne de la
distinction réelle est introduite,
l'idée d'existence, donc
celle de Dieu. Car deux ou plusieurs choses numériquement
distinctes supposent autre chose que leur concept. Dès lors,
on comprend pourquoi chez Descartes des substances ne peuvent
être numériquement distinctes qu'en renvoyant à une causalité
externe capable de les produire.
Mais dire qu'une substance est produite, c'est dire
que l'on a une idée confuse de la nature de la substance. En
effet, nous disons que les substances ont une cause mais nous
ne savons pas comment cette cause procède.
En fait,
pour Spinoza,
la causalité n'a de sens au'à
l'égard des modes qui ne peuvent pas exister par soi. Appli-
quer la causalité aux substances c'est le faire jouer hors
de ses conditions légitimes. En réalité,
la causalité exter-
ne et la distinction numérique ne s'appliquent qu'aux modes
et seulement qu'à eux.
(1)
En définitive, de la nature de la distinction numéri-
que, Spinoza conclut son application impossible à la substan-
ce. De la nature de la substance,
i l conclut son infinité,
donc impossibilité de lui appliquer des distinctions numéri-
ques.
(2).
(1). - Ethique l,
prop.
6, dém.
corollaire, et autre démonst.
(2). - Ethique l, prop. 8, Scolie.

-
341 -
La Proposition 9 est la proposition qui consacre la
rupture de Spinoza d'avec le càrtésianisme, dans un passage
à la limite et de la limite du champ théorique de la posi-
tion du problème de la substance.
Il s'agit de rompre avec
la tradition qui établit une correspondance biunivoque entre
substance et attribut,
car il ne s'agit pas de démontrer
qu'il n'y a seulement qu'une substance par attribut mais au
contraire qu'il n'y a seulement qu'une substance pour tous
les attributs.
Ce changement de problématique théorique qu'est por-
teuse la proposition 9 se comprend aisément quand on sait
que la distinction numérique n'est jamais réelle et que
réciproquement,
la distinction réelle n'est jamais numérique.
D'OÜ l~argument de Spinoza:
les attributs sont réel-
lement distincts; or la distinction
réelle n'est pas numé-
rique/donc i l n'y a qu'une seule substance pour tous les at-
tributs. Comment cela ~•
Argument l
:
"Plus une chose a de réalité ou d'être,
plus lui appartiennent d'attributs"
(1)
Argument II
:
"Plus on reconnaît d'attributs à un
être, plus il faut lui accorder l'existence"
(2).
(1).
-
Ethique l,
prop.
9, p.
316
(2).
- Ethique l, prop.
11, p.
319.

-
342 -
On remarquera que la définition 4 est invoquée com-
me élément de la démonstration de la proposition 9, sans
autre commentaire, comme i l se doit.
Mais cette laconicité de la démonstration de la pro-
position 9 qui se fonde sur la définition 4 montre bien que
celle-ci définit de manière rigoureuse le champ théorique du
problème de la substance et indique par là qu'aucune solu-
tion n'est possible qui impliquerait un élément extérieur à
ce champ lui-même.
Pas donc, comme chez Descartes, de solu-
tion transcendante impliquant le recours à un tiers : Dieu.
La seule solution possible est strictement intérieure au
champ théorique constitué par la "substance" et "l'attribut"
dont il faut redéfinir les concepts : changer la manière de
les penser. D'Où l'instauration d'un nouveau type de rapport
entre substance et attribut.
D'abord, ce nouveau type de rapport va impliquer que
l'attribut ne soit plus une "dépendance" de la substance (1).
C'est le décalage II qui commande par sa solution, la solu-
tion du problème suscité et produit par le décalage l
: la
substance.

Ensuite, que la substance ne soit pas une simple pos-
sibilité de "subsister par soi"
; mais que sa définition
enveloppe l'existence nécessaire,
et que "conséquemment
( 1). - Ethique I, prop.
10, dém., p.
31 7

-
343 -
son existence doit être conclue de sa définition"
(1).
Décalaqe II
: l'Àttribut.
oC
M. Guéroult voit dans la proposition 10,
l'identifi-
cation de l'attribut et de la substance.
"Ain~i, l'attribut,
dit-il, n'est rien d'autre qu'une substance en chair et en
os,
révélée dans ce qui constitue sa nature propre. c'est
pourquoi attribut et su~bstance sont interchangeables"
(2).
Nous avons déjà fait remarquer qu'il y a inversion
de la démarche au niveau de la proposition 10 dont la démons-
tration procède d'une inversion de l'usage des définitions
3 et 4. Examinons la chose de plus près.
La Proposition 10 dit ceci :
"chaque attribut d'une
substance doit être conçu par soi". Pourquoi Spinoza ne dit-
il pas que chaque attribut doit aussi être en soi et par soi
mais seulement "doit être conçu par soi".
?
La définition 3 dit ceci:
"Par substance j'entends
ce qui est en soi et conçu par soi . . . "
En effet, i l y a une différence que signale l'absen-
t
ce, dans la Proposition ID, du syntagme "est en soi" qui est
le critérium de la substantialité. Cette différence signale
dès lors la différence entre l'attribut et la substance.
(1). - Ethique l, prop. 8, dém. Scolie 2, p.
316.
(2). - GUEROULT. - opus cité, tome l,
p.
47

-
344 -
"L'attribut est "conçu par soi~ marque en tant qu'ex-
pression, une rupture d'avec la tradition cartésienne qui
considère l'attribut comme une àépendance de la substance et
donc par là fait le départ entre attribut, mode, et propre.
D'autre part, l'expression situe une distinction entre les
différents attributs de la substance:
"chaque attribut ... ".
En effet, chaque attribut est incommensurable aux autres.
Il
est infini en son genre et comme tel il n'implique pas le
concept d'un autre attribut.
: Il est donc conçu par soi, il
est indépendant.
La proposition 10 donc signale que l'attribut n'est
pas un degré d'être,
n'est pas un propre. De sorte que la
distinction réelle des attributs n'implique plus ici
(chez
Spinoza)
une distinction numérique des substances. D'ailleurs
chaque attribut est unique en son genre.
Ainsi faute d'avoir saisi cela, on n'a jamais su dé-
finir Dieu dans sa nature car sa nature a toujours été con-
fondue avec ses propres.
(1). En effet, Descartes par exem-
ple, a toujours cru que la nature de Dieu consiste dans l'in-
finiment parfait. Or l'infiniment parfait n'est pas un at-
tribut mais un propre.
Qu'est-ce que le propre? Le propre est ce qui
ap-
partient à une chose mais~ n'explique rien et jamais ce que
(1).
- SPINOZA. - Court Traité,
1ère Partie, chap. 7, § 6
in opus cité, La Pléiade,
p.
38.

-
345 -
connaissance qui suit "de soi-même"
(1)
puisque fonction de
"la norme de l'idée de l'Etre le plus parfait"
(2).
c'est pourquoi nous ne pensons pas comme Guéroult
que la Science intuitive" qu'est la connaissance du troisiè-
me genre se définit "comme un procès déductif" allant de
l'idée de Dieu à la connaissance de l'essence des choses"
(3) même si la proposition 40 dans son Scolie II nous dit
que "ce genre de connaissance progresse de l'idée adéquate
de l'essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu'à
la connaissance adéquate de l'essence des choses"
(4)
; ce
qui semble indiquer un procès déductif Où la connaissance
de l'essence des choses est déduite de l'idée adéquate de
l'essence formelle de certains attributs de Dieu.
En réalité,
ce qui fait problème ici c'est le mot
"progresse de . . .
jusqu'à ... " qui laisse ouverte la possibi-
lité d'une interprétation en termes de déduction, comme la
notion d'expression laisse ouverte la possibilité d'une
interprétation en termes d'émanation en ce qui concerne le
rapport entre la substance et ses modes.
'"
(1). - SPINOZA.
- Réforme de l'Entendement, § 44, p. 115
(2).
-
-
Ibidem,
§ 38,
p.
114
(3). - GUEROULT.
- ~inoza,
tome II,
p.
447
(nous soulignons)
(4). - SPINOZA.
- Ethique II,
prop.
40, Scolie II, p.
395
(nous soulignons).

-
346 -
cette ChOSé est. Les propres sont donc des adjectifs qui ne
nous font rien connaître de la nature substantielle de la
chose. Une chose ne serait pas ce qu'elle est sans eux, mais
ce que la chose est,
. . . n'est pas par eux (les propres).
Les propres, selon Spinoza, sont des imputations. Les propres
de Dieu ne sont que "des modes qui peuvent lui être imputés"
(l) .
Ainsi,
infini, parfait,
immuable, éternel,
sont
des propres qui se disent de tous les attributs . . . Alo~s que
omniscient, omniprésent sont des propres qui se disent d'un
attribut déterminé
(la pensée, l'Etendue).
Nous ne voyons pas et ne pouvons pas savoir par ces
propres,
"quelle est l'essence et quels sont les attributs de
l'être auquel appartiennent ces propres"
(2). On remarquera
la distinction entre "essenqi',
"attribut" et "propre", car
elle n'est pas insignifiante.
En définitive,
les propres ne sont pas des attributs
car ils ne sont l'expression d'aucune essence. Ce qu'est
l'attribut.
Disons que, chez Spinoza, i l y a trois catégories
de propres. La première indique les modalités d'essence
~nfini, parfait), la seconde indique des relations
(causali-
té),
la troisième désigne des déterminations extrinsèques
(1). - SPINOZA. -
Ibidem l,
chap.
7, § 7
(2). - SPINOZA. -
Ibidem l, chap.
7, § 6,
(nous soulignons).

-
347 -
indiquant la manière dont les hommes imaginent Dieu
(éminen-
ce, bonté,
justice). CelleS-ci ont une visée pratique en tant
que modèleset règles de vie, en tant que régulateurs de notre
foi.
La conséquence du décalage II,
c'est de produire des
effets théoriques conduisant Spinoza à récuser la suffisan-
ce théorique du clair et du distinct qui fonde la méthode car-
tésienne et son exercice.
En effet,
la méthode de Descartes prend pour premier
impact l'idée selon laquelle par l'analyse
(1),
la décomposi-
tion du complexe en idées simples caractérisées par le clair
et le distinct, on fait voir "comment les effets dépendant
des causes". Ainsi nous avons une connaissance claire et
distincte de l'effet avant celle de la cause. Exemple du
Cogito comme fait d'intuition immédiate avant la saisie de
sa cause. Sans doute,
la connaissance de l'effet suppose une
connaissance de la cause mais une connaissance confuse
(2).
Si la connaissance claire et distincte de l'effet
suppose une connaissance confuse de la cause,
i l est clair
qu'elle ne dépend pas d'une connaissance plus parfaite de la
cause qui dépend alors de la connaissance claire et distincte
de l'effet.
Il y a un paradoxe que signale Spinoza qui fait
(1).
-
DESCARTES.
- Quatrièmes Réponses in Oeuvres et Lettres,
La Pléiade,
p.
463
(2).
-
DESCARTES.
-
Méditation IIème et IIIème,
Ibidem,
p.
275 et 284

-
348 -
voir que c'est une méthode d'inférence et d'implication qui
constitue la base des Méd~ltions Métaphysiques. Cette méthode
d'inférence nous révèle comment 1€S
effets dépendent des cau-
ses. En effet, à partir d'une connaissance cl&Jre de l'effet,
nous tirons au clair - nous inférons -
la connaissance de la
cause qu'il impliquait et par là, nous montrons que l'effet
ne serait pas ce que nous le connaissons être s ' i l n'avait
telle cause dont ildépend nécessairement.
Mais, que l'effet dépend de la cause ce n'est pas là
le problème. Le problème est de~ontrer de façon plus par-
faite.
Comme le souligne Spinoza, à partir d'une connaissan-
ce claire de l'effet nous pouvons parvenir à une connaissan-
ce confuse de la cause mais non à une connaissance adéquate.
La connaissance confuse ou claire ne nous livre qu'une cer-
taine connaissance des propriétés de la chose qui ne nous
conduit qu'à une connaissance négative de la cause
(1), c'est-
à-dire que nous ne connaissons de la cause que ce que nous
connaissons de l'effet.
(2)
Ainsi est récusée la suffisance du clair et du dis-
tinct au profit de l'idée adéquate.
Il faut montrer comment
(1). -
SPINOZA. - Court Traité l, chap.
7, § 4, p.
38
(2). - SPINOZA. - Traité de la Réforme de l'Entendement,
9 19, p. 107.

-
349 -
la connaissance vraie de l'effet dépend de la connaissance
adéquate de la cause : la connaissance ou "La science vraie
procède de la cause à l'effet" et non pas inversement, car
l'efLet n'est connue que dans la mesure où la cause est elle-
même et d'abord mieux connue. La cause du point de vue de
la connaissance vraie doit être antérieure à l'effet
(1).
c'est dire que le clair et le distinct ne trouvent leur fon-
dement que dans l'ad~quat. En effet, connaître par la cause
est le seul moyen de connaître l'essence. Car la cause est
le moyen terme qui fonde la connexion de l'attribut avec le
"sujet" qu'est la substance", la raison ou le principe d'où
découlent tous les propres ou propriétés qui reviennent à la
chose.
(2). C'est pourquoi la recherche de la cause se con-
fond avec la recherche de la définition qui doit être le con-
cept intuitif de l'objet,
la science intuitive.
(3)
"Pour
être dite parfaite,
la définition devra rendre explicite
l'essence intime de la chose et nous prendrons soin de ne pas
mettre certaines propriétés de l'objet à la place de son
(1).
- SPINOZA. -
Ibidem,
§ 85, p.
133, § 92, p.
134-135
(2). - SPINOZA.
- Traité de la Réforme de l'Entendement,
§ 95,
p.
136.
("on ne comprend pas la propriété des
choses tant qu'on ignore leur essence").
(3). - SPINOZA. - Court Traité II,
chap.
l, § 3, p.
45 et
p.
46.
,

-
350 -
essence."
(1).
Mais qu'est-ce que l'essence? C'est ici que les cho-
ses se compliquent. En effet,
si la définition réelle doit
rendre explicite l'essence, quel est le concept de cette es-
sence qui fait que la définition peut être dite génétique ?
Deleuze nous dit que les définitions sont génétiques quand
"elles énoncent la cause de la chose, ou les éléments géné-
tiques"
(2). Mais la cause d'une chose n'est pas la chose,
n'est pas son essence. Ainsi,
par exemple,
"causa sui", qui
est une propriété de Dieu.
La définition 2 de la Deuxième partie de l'Ethique
énonce moins une définition de l'essence que les effets théo-
riques du décalage II
(3)
sur la détermination spécifique-
ment spinozienne de l'essence dont i l ne nous dit pas expli-
citement le concept. En effet,
la définition 2 ne nous dit
pas ce qu'est l'essence mais ce qui "appartient à l'essence".
A savoir:
1°) ce qui fait que la chose est nécessairement
posée = la cause de cette chose 2°) ce qui, supprimé fait
que la chose est supprimée = son "attribut" essentiel = sa
raison d'être
(ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est).
(1). - SPINOZA. - Le Traité de la Réforme de l'Entendement,
§ 95, p.
135
(2).
- DELEUZE
(G.). - Spinoza, Philosophie Pratique
(Paris,
Minuit,
1981), p. 85
(3).
- SPINOZA. - Court Traité l,
chap.
7, § 9.

-
351 -
3°)
ce qui,
sans
la chose, ne peut ni être,
ni être conçue:
ses propres
(ou ses modes ou affections).
Par cette définition, Spinoza opère une rupture
d'avec le cartésianisme et pose que le mode n'est pas comme,
chez Descartes
(1), une altération de la substance, de sorte
que l'on ne peut pas dire chez Spinoza que la substance ap-
partient à l'essence du mode. La distinction numérique des
modes n'autorise pas qu'on leur confère la substantialité,
quoiqueXdes modes, par la médiation de ses attributs. Ce aui
va permettre à Spinoza de surmonter l'impensable de Descartes
à savoir que Dieu a des modes,
(2)
et que des modes corres-
pondent à ce que Descartes appelle improprement "substance
crées". Dloü le décalage III.
Décalage III.
- Les Modes.
Selon l'axiome l,
de l'Ethique l,
i l n'existe que
deux catégories d'!tre : d'abord "ce qui est en soi" et en-
suite "ce qui est en autre chose". Ce qui n'est qu'en autre
chose n'est rien d'autre qu'une affection de la substance
qui,
selon le décalage l, est seule l'être qui est en soi et
se conçoit par soi et est ce par quoi tout ce qui est doit
!tre conçu.
De ce fait la substance
(esse in se)
exprime une
réalit~ unique et est l'unique réalité qui, en elle-même
(1). -
DESCARTES. -
Principes l, § 53-56 et Principes II,
axiomes 2
(2).
- DESCARTES.
- Principes de la Philosophie l,
§56, p. 596.
X t(J.. ~~cJ2
~ -x.e:~a.iJt.~ ..f"~ -el- ...& V\\.7X~- -.-

-
352 -
est sa propre cause. Ainsi, l'essence de la substance envelop-
pe la cause de soi. Mais si l'essence de la substance inclut
la causalité absolue c'est qu'elle inclut aussi la puissance
causale absolue, en même temps que l'intelligibilité de tout
être.
Dès lors, le mode ne peut être une simple "manière
ou façon d'être" inconsistante, mais acquiert consistance en
tant qu'il consiste en un effet de la substance - cause de
soi - Nature-Naturante.
Dans la définition que Spinoza donne des modes on
peut reconnaître le concept d'une essence réelle. Cependant
on note que l'être du mode n'a pas son concept en lui-même
et son existence ne se conclut pas de son essence. Ce qui
montre qu'il y a un rapport symétrique entre la substance et
le Mode. Comment découvrons-nous l'essence réelle du mode?
Faut-il sortir de la définition du Mode ? Répondre à ces ques-
tions, c'est tenter d'élucider le rapport spécifique et ca-
ractéristique du mode à la substance qui est son principe
d'être et d'intelligibilité. En d'autres termes, c'est mettre
en évidence dans la structure intelligible du réel,
le lien
ontologique du mode.
Si la première partie de l'Ethique est intitulée:
de Dieu, on peut comprendre que le procès de détermination
rationnelle de l'être modal ne conduit, pour Spinoza, qu'à
une connaissance abstraite de son essence. Le dépassement
d'une telle connaissance s'impose donc.
D'Oü sa dépréciation

-
353 -
au profit d'une connaissance supérieure capable de saisir
l'être concret du mode dans l'Etre de sa cause.
Npar mode,
dit Spinoza,
j'entends les affections de
la substance, autrement dit,
ce qui est en autre chose, par
quoi i l est aussi conçu"
(1).
c'est dire que le mode n'a ni son être en soi, ni
~
p
son concept en soi et par soi. Car être en autre chose, et
'conception par autre chose~ nous tracent les limites de son
lieu ontologique caractéristique ; de sorte que son essence
en tant que modale est celle d'un être qui est, mais qui a
son être en une autre chose qui permet de le concevoir. Dès
lors,
l'être modal n'est qu'en tant qu'il implique un rapport
à la Substance, c'est-à-dire à l'être qui est en soi, se
conçoit par soi parce que cause de soi. L'être du mode, son
intelligibilitê sont contenus dans la substance, comme dans
autre chose.
Le mode n'est plus comme, chez Descartes, une alté-
ration mais à la fois une altérité et inhérence à la subs-
tance, car s ' i l est,
i l n'est pas ce en quoi il est, mais
i l est ce en dehors de quoi i l ne peut être. Le mode est
dans la substance sans ~tre la substance. Il est dans la
substance sans être la substance.
Il est "esse in alio".
(1). - SPINOZA. - Ethique l, déf.
5.

-
354 -
Dé'couvrir le mcx:ie spinozien comme "esse in alio" simplement,
c'est l'interpréter à la manière hégélienne comme relevant
d'un acosmisme
(1), dans la mesure où dit Hegel,
"chez
Spinoza au contraire, c'est précisémment ce fini qui n'est
pas quelque chose de substantiel, mais seulement un mode".
(2) •
Mais interpr~ter le spinozisme comme un "acosmisme"
c'est ne point tenir compte du d~calage III et prendre au
mot Spinoza au moment de l'importation en sa problématique
du concept scolastico-cartésien de mode.
En faisant fonctionner le décalage III, on conçoit
le mode comme une réalité concrète à savoir que sa réalité
concrète "consiste" en tant que telle, dans la mesure où,
l'''esse in alio" est et ne peut se comprendre que comme
"esse per causa", c'est-à-dire que l'autre chose en quoi
le mode existe sans "ex-ister" et par quoi i l est conçu, est
comprise comme sa cause, en vertu de l'axiome 4 de l'Ethiaue
I. Si "tout ce qui est, est en soi ou en autre chose"
(3)
par conséquent,
"Tout ce qui est, est en Dieu, et rien,
sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu"
(4), car selon
l'axiome 4,
"la connaissance de l'effet dépend de la
(1). - HEGEL.
- Leçons sur •
Spinoza,
(1825-26), in Cahiers
Spinoza, nO 4,
(Paris, République,
1983), p.
115
(trad. Pierre Garniron)
(2). - HEGEL. -
Leçons de 1823-24
Ibidem, p. 95.
(3). - SPINOZA. - Ethiaue I,
axiome 1
(4). -
~
-
Ibidem I, prop.
15

-
355 -
connaissance de la cause et l'enveloppe"
(1). Donc,
selon
le corollaire 1 de la proposition 16,
"Dieu est la cause
efficiente de toutes les choses qui peuvent to~~er sous un
entendement infini"
(2).
Ainsi le rapport entre la substance et ses modes est
a la fois un rapport d'inhérence (puisqu'un rapport "déduc-
tif" selon le corollaire 1 de la Proposition 16 de l'Ethique
I), un rapport d'altérité
(puisque un rapport de causalité
où le mode a l'être d'un effet), un rapport d'immanence
(3)
(puisque l'effet n'''ex-iste'' pas mais reste dans sa cause et
n'en sort pas), et enfin un rapport de transcendance
(4)
(puisque entre la substance et le mode,
il y a une distinc-
tion radicale découlant d'une relation de subordination).
a.
- Le rapport'd'inhérence :
La proposition 16 de l'Ethique l
pose ou mieux iden-
tifie le rapport entre la substance et ses modes avec le
rapport d'une essence a ses propriétés. D'Où l'exemple du
rapport d'un triangle a l'égalité de ses angles a deux droits.
(1) .
Ibidem l, axiome 4
(2).
-
Ibidem l, prop.
16, corollaire 1
(3).
-
Ibidem l, prop.
18, dém.
(4).
-
Ibidem l, prop.
17, Scolie

-
356 -
Ce qui explique et justifie l'usage du mot "déduction" ou
de l'expression équivalente:
"doivent suivre", dans la pro-
position 16
:
"De la nécessité de la nature divine doivent
suivre une infinité de choses en une infinité de modes ... "
(1)
Ce qui signifie que de la substance à ses modes,
il
y a une relation ou un rapport d'implication, d'inhérence
puisque la substance les implique nécessairement dans sa na-
ture. Et c'est ce que signale la démonstration:
"Cette
proposition doit être ~vidente pour tous, si on a fait atten-
tion que, de la définition donnée d'une chose quelconque,
l'entendement conclut plusieurR propriétés, qui réellement
sont les conséquences nécessaires de cette définition
(c'est-
à-dire de l'essence même de la chose) ... "
(2).
Comment Spinoza passe-t-il du rapport d'inhérence au
rapport de causalité ? Comment peut-il opérer une telle trans-
formation?
b. - Le rapport de causalité.
Dans la substance divine, Spinoza pose une infinité
de l'essence qu'exprime l'infinité de ses attributs. Mais ce
qui permet la conversion du rapport d'inhérence en rapport
(1).
- SPINOZA. -
Ethique l, prop.
16, p.
327.
(2).
-
Ibidem l,
prop.
16, dém.
p.
327,
(nous soulignons).

-
357 -
d'efficience et de production c'est le fait que dans la sub-
stance divine i l y a une causalité absolu€
et non seulement
une essence infinie.
En effet, la nature infinie de la substance divine
implique, dans le rapport d'inhérence, une infinité de mo-
des.
Ici tout au plus,
le rapport d'inhérence ne peut se
convertir qu'en relation de causalité formelle,
car l'exis-
tence des modes ne peut être qu'une existence possible.
Mais si l'on comprend dans la nature de la substan-
ce divine une causalité absolue faisant équation à l'infini-
té de son essence alors, dans sa nature infinie, i l faut non
seulement comprendre qu'elle implique en soi tout ce qui est,
mais aussi comprendre dans cette même nature l'acte par le-
quel elle s'affirme elle-mê~e (causa sui) et aff~rme en soi
toutes choses. C'est faire voir que, puisque les trois corol-
laires de la Proposition 16 de l'Ethique l
sont des consé-
quences découlant de la position de la nécessité de la natu-
re divine, l'infinité des attributs
(qui constituent la sub-
stance dans son essence), cette infinité des attributs ex-
prime non seulement l'être de la substance mais aussi et
surtout son acte d'affirmation absolue de soi
(1).
(1). - SPINOZA.
- Ethique l,
d~f. 6, explication p. 310.

-
358 -
c'est ce qu'explique le Scolie de la Proposition 17
de l'Ethique l
:
"Je pense avoir montré assez clairement
(voir la proposition 16) que de la souveraine puissance de
Dieu,
autrement dit, de sa nature infinie, une infinité de
choses en une infinité des modes, c'est-à-dire toutes choses,
ont nécessairement découlé ou en suivent toujours avec la
même nécessité... c'est pourquoi la toute puissance de Dieu
a été en acte de toute éternité et demeurera pour l'éternité
dans la même actualitf."
(1).
Ainsi les essences des modes ne peuvent rester de
simples possibles mais, par la médiation de l'acte éternel
de la "souveraine puissance de Dieu, elles sont des êtres
r~els existants. Si au niveau du rapport d'inhérence, l'es-
sence d'un mode se déduit de l'essence infinie de la subs···
tance c'est que cette essence de mode a été conçue par son
attribut qui constitue sa raison formelle.
En effet, selon
la proposition 6 de l'Ethique II,
"les modes d'un attribut,
quel qu'il soit, ont pour cause Dieu, en tant seulement
qu'ilSenveloppent le concept de leur attribut"
(2). C'est
en rattachant les modes à leur nature substantielle c'est-à-
dire à leur attribut que l'on saisit le lieu intelligible de
leur être. Mais au niveau du rapport de causalité
(qui seul
(1).
-
Ethique l, prop.
17, Scolie, p.
329,
(nous soulignons)
(2).
- Ethique II, prop.
6 et sa démonstration p.
359.

-
359 -
explique leur existence effective),
la déduction se trans-
forme en production car c'est en rattachant les modes à
leur cause qui est en soi cause de soi
(qu'enveloppent la
substance et l'infinité de ses attributs)
que leur existence
trouve son lieu ontologique dans la Substance - Cause-de-soi
qui est leur raison ontologique.
c.
- Le Rapport d'altérité.
En tant que tel,
c'est-à-dire en lui-même,
le mode
n'a qu'un être d'effet, ou mieux, n'a que l'être d'un effet
et qui toujours reste dans la dépendance de sa cause, comme
sa raison d'intelligibilité. Car l'intelligibilité du passa-
ge de son essence à l'existence lui vient comme conséquence
d'un principe qui est puissance et puissance à la fois
d'exister et d'agir:
"la puissance de Dieu est son essence
même \\1
(1).
La réalit~ de l'être des modes est toujours détermi-
née comme ce qui suit, découle, et doit être conclue de la
nature divine.
(2)
Ainsi du point de vue de son essence pro-
pre,
son existence est une existence possible qui n'a pas
elle-même la puissance de son actualité et de son effect~vi­
té, car la n~cessité de son existence lui vient de la puis-
sance de Dieu qui est cause de soi. Même si l'être des modes
(1). - SPINOZA. - Ethique l, prop.
34, p.
345.
(2).
- SPINOZA.
- Ethioue l, prop.
16, prop.
21,22,23, etc ...

-
360 -
s'affirme lui-même c'est en tant qu'effet.
Il y a donc une
réelle distinction radicale de la réalité du mode oue ne
peut annuler son affirmation COmIIl€
production nécessaire
s'inscrivant dans une suite nécessaire procédant de l'essen-
ce nécessairement existante de sa cause qui est Dieu. Par où
est levée la contingence de son existence.
Toutefois, comme dit Hegel,
il s'avère oue "le sin-
gulier est toujours ramené à l'absolu ... Tout apparaît chez
Spinoza en tant que modification i de sorte que l'ensemble
entier des étants n'est qu'un mode de la substance"
(1).
d.
-
Le Rapport d'immanence.
Dieu n'est cause efficiente des modes qu'en tant que
leur cause immanente.
(2).
On sait que Descartes instituait, par l'idée d'émi-
nence,
une inégalité dans l'Etre entre l'Etre de Dieu, et
celui des substances créées, en raison de l'axiome selon
lequel "le néant n'a pas de propriétés"
(3) .Mais, comme le
souligne G. Deleuze,
"il semble bien à Spinoza que Descartes
n'a pas saisi le sens et les conséquences de la proposition:
(1).
- HEGEL.
- Leçons sur Spinoza
(1823-24),
in Cahiers
Spinoza, n° 4, p.
101
(2).
-
SPINOZA.
- Ethique l, prop. -18,
p.
331.
(3). -
DESCARTES.
-
Principes l,
§ Il, p.
575.

-
361 -
Le néant n'a pas de propriété"
(1).
En effet, cet axiome doit conduire logiquement à po-
ser que
1°) Toute propriété est celle d'un être;
2°) Tout est ou bien être ou bien propriété, ou bien
substance ou bien mode ;
3°) Toute pluralité de substance est impossible ;
4°) Par conséquent, il n'y a pas d'inégalité par les
substances, car les substances devraient tenir quelque chose
du n~ant ;
5°)
Il n'y a qu'une seule et unique substance;
6°)
L'éminence n'est qu'une propriété et qu'en tant
que telle, elle n'introduit pas d'inégalité dans l'Etre. Car
de cet axiome i l découle que
a. - du point de vue de la qualité,
toute réalité
est perfection ;
b. - du point de vue de la quantité, toute propriété
est propriété d'un être;
c. - du point de vue de la causalité i l doit y avoir
au moins autant de réalité dans la cause que dans l ' e f f e t ;
(1).
- DELEUZE
(G.).
- Spinoza et le problème de l'Expression,
(Paris, Minuit,
1968), p.
151, aussi Spinoza:
Les Principes de la Philosophie de Descartes, l
§ 9
in opus cité, La Pléiade, p. 168.

-
362 -
d. - du point de vue de la modalité,
il ne peut y
avoir d'accidents à proprement parler puisque l'accident
est une propriété n'impliquant pas nécessairement l'être au-
quel on le rapporte.
En posant Dieu comme cause immanente de toute chose,
Spinoza donne une interprétation nouvelle de cet axiome,
interprétation qui s'inscrit dans une conception particuliè-
re et originale de la notion platonicienne et néoplatonicien-
ne de Participation qui inaugure une théorie de l'immanence,
où la cause de soi et la cause efficiente se trouvent embras-
sées dans l'univocité de leur concept, de même que l'être de
la substance et du mode. Dès lors,
le mode ne peut se com-
prendre dans son sens cartésien c'est-à-dire qu'il n'est
plus conçu comme un accident qui n'a pas de réalité.
D'ail-
leurs,
il faut dire avec Deleuze, que si les modes ne sont
pas réels, chez Descartes,
c'est "parce au'ils ont besoin
d'une causalit€
externe qui, en quelque sorte,
les "mette"
dans la substance elle-même"
(1). Spinoza, en opposant le
mode à l'accident, nous montre que la nécessité est la seule
"affection"
de l'être. C'est pourquoi Dieu est cause de
toute chose au même sens que cause de soi et que tout est
nfcessaire par son essence ou par sa cause. La supériorité
(1).
- DELEUZE.
-
Ibidem, p.
151

-
363 -
de la cause sur son effet n'implique donc pas que la cause
contient une forme ~e réalit~ supérieure à celle de l'effet.
Affirmer le contraire, c'est opérer un passage illégitime.
C'est pourquoi· la hiérarchie instituée par Spinoza entre la
substance et ses modes n'est pas une hiérarchie entre les
formes d'être, car ces form~d'être sont les formes du mê-
me Etre -
Un : la substance divine. Aussi l'être du mode ne
saurait-il diviser le participé.
Comment donc le mode "participe"-t-il à l'essence de
la substance? Comment évite-t-il la déréalisation et la di-
vision ?
Selon Deleuze, ce qui permet à Spinoza de poser l'é-
galité dans l'Etre du mode et de la substance c'est le con-
cept d'immanence car ce concept "exprime la double univocité
de la cause et des attributs, c'est-à-dire l'unité de la cau-
se efficiente avec la cause formelle,
l'identité de l'attri-
but tel qu'il constitue l'essence de la substance et tel
qu'il est impliqué par les essences des créatures"
(1)
dans
la mesure où "l'être se dit formellement au même sens de
l'un et sont impliqués par l'essence de l'autre."
(2)
L'im-
manence serait donc,
selon Deleuze,
"la nouvelle figure que
prend la théorie de l'univocité du réel chez Spinoza."
(3).
(1).
- Ibidem, p.
150
(2).
-
Ibidem, p.
150
(3).
-
Ibidem, p.
150

-
364 -
En effet,
la cause immanente est une cause dans
laquelle l'effet est "immané" au lieu d'en émaner. Ainsi la
cause immanente se définit par le fait que l'effet est en
elle, mais reste en sa cause comme dans autre chose. Dès
lors,
la distinction d'essence entre la cause et l'effet
ne saurait s'interpréter comme une dégradation, une diffé-
rence dans l'être. Aussi Deleuze a-t-il raison de dire que,
dans le cadre de l'immanence, la distinction d'essence im-
plique et ne met pas en cause l'égalité d'être, dans la mesu-
re où c'est le même être qui reste en soi dans la cause mais
aussi c'est le même être dans lequel l'effet reste comme
dans autre chose. Ainsi l'Un n'est pas autre chose que l'Etre
mais plutôt,
l'Un n'est que la propriété de l'Etre qui est
substance. Car comme Un,
l'Etre est égal en soi et également
présent dans tous les êtres, comme leur "cause prochaine"
et non éloignée.
Dans le cadre de l'immanence,
i l n'y a pas
éloignement de la cause à l'égard de ses effets, de sorte
que les êtres qui sont les effets ne sont pas définis par
leur rang dans une hiérarchie oü ils seraient plus ou moins
éloignés du Principe, mais participent à l'égalité de l'Etre,
recevant immediatement tout ce qu'ils peuvent en recevoir
d'après l'aptitude de leur essence, indépendamment de toute
proximité et de tout éloignement.
En conclusion, disons que l'immanence à l'état pur,
exige un Etre univoque qui forme une Nature et qui consiste
en formes positives communes au producteur et au produit,
à la cause et à l'effet.

-
365 -
e. - Le Rapport de transcendance.
Nous avons vu que le rapport d'immanence conduisait
Spinoza à poser l'égalité de l'être ne rendait pas caduque
le rapport de transcendance entre la substance et le mode.
En effet c'est ce rapport de transcendance qui permet la
distinction radicale des essences de la substance et du mo-
de bien que celui-ci soit intérieur à celle-là qui est sa
cause immanente. La cause est supérieure à son effet.
(1)
L'essence de la substance enveloppe l'existence
(2), tandis
que l'essence des modes ne l'enveloppe pas.
(3).
Il faut noter que dans la cinquième définition de
l'Ethique l,
le rapport d'inhérence et d'altérité posé
entre la substance et ses modes implique donc un rapport de
causalité dont la détermination recouvre une double relation
la relation d'immanence en laquelle se convertit le rapport
d'inhérence et la relation de transcendance en laquelle se
convertit le rapport d'altérité et de distinction radicale.
Ainsi,
la transformation de l'existence accidentelle du mode
en existence nécessaire résulte de la transcendance de l'Etre
éminemm~toriginel qui est cause en soi-même de soi et de
toutes choses, principe de la nécessité interne de soi et de
(1).
- SPINOZA.
- Ethique l, prop l,
p.
311, Ibidem,
l, prop.
17, Scolie, p.
329-330
(2).
-
SPINOZA. - Ethique l,
prop.
7,
p.
313, l, prop.
20,
p.
332.
(3). -
SPINOZA.
- Ethique l,
prop.
24,
p.
334.

-
3~ 6 -
toutes choses, principe de la nécessité interne de soi et
de tout, Acte de tout acte dont l'être ne peut être saisi
dans son essence en dehors de son rapport à ses modes. D'Où
la circularité de la saisie de l'essence telle qu'elle est
définie dans la définition 2 de l'Ethique II
: Pas de modes
sans substances, Pas de substance sans modes, Aussi,
la con-
naissance aâéquate des modes ne consiste-t-elle qu'à les con-
cevoir non pas à partir de leur finitude mais à partir de
l'infinité dont ils dépendent et qu'ils doivent comprendre
dans leur propre concept dans la mesure où "la connaissance
de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'envelop-
pe"
(1).
(1).
-
SPINOZA. - Ethique l,
axiome 4.

-
367 -
III. - Omnis determinatio est negatio.
"Un-e proposition majeure de Spinoza est : ornnis deter-
minatio est negatio,
tout fini est negatio.
Il n'est rien
assurément dont on ne puisse montrer que c'est quelque chose
de déterminé, que c'est quelque chose d'opposé, et q~'il
inclut ainsi une négation: d'où i l suit que puisque Dieu
serait cet affirmatif,
tout le reste ne serait rien de subs-
tantiel, mais seulement modification."
(1).
Dans cette "pro-
position majeure", Hegel voit ce qui signale, dans le spino-
zisme,
le "point de vue de la substance" c'est-à-dire ce qui
révèle l'impuissance de Spinoza à penser une dialectique du
sujet. Car le connaître spinozien est "un connaltre d'enten-
dement"
(2). Dans la mesure où fidèle à la raison classique,
Spinoza pense que les contraires s'excluent et de ce fait ne
peuvent coexister ou se co-maintenir,
"convenir entre eux"
pour constituer ensemble un même être ou un même "sujet".
C'est ce qu'exprime la proposition 5 de l'Ethique III :
"Des
choses sont de nature contraire, c'est-à-dire ne peuvent être
dans le même sujet, dans la mesure où l'une peut détruire
l'autre."
(1). - HEGEL.
-
Leçons sur Spinoza
(1823-24),
in Cahiers
Spinoza, nO 4, p.
96.
(2). - HEGEL.
- Ibidem, p. 96.

-
368 -
Or pour Hegel, non seulement les contraires peuvent
bien coexister dans un même sujet, mais encore c'est l'unité
des contraires qui constituent la nature du sujet et qui est
le principe du processus vivant de son auto-développement.
Ainsi en expulsant la contradiction, ou la négativi-
té de tout "sujet", Spinoza s'empêche de penser la dialecti-
que dans un sujet, comme Hegel. Toutefois comme la pensée de
l'Absolu implique nécessairement une pensée dialectique,
Spinoza apparaît à Hegel comme la philosophie qui a pensé
l'Absolu dans une dialectique sans sujet c'est-à-dire dans
le concept d'une substance qui n'est pas sujet: point de
vue de la substance qui,
selon Hegel, rattache Spinoza à
l'Orientalisme et à l'Eléatisme.
Par delà
la philosophie hégélienne de l'histoire,
nous nous efforcerons de voir si Spinoza ne se laisse pas
regarder à partir de l'Est d'une part et d'autre part à par-
tir d'Elée. Quels sont les repères constitutifs d'une telle
grille de lecture ?
Cependant précisons d'abord le sens de l'axiome:
"omnis determinatio est negatio".
(Toute détermination est
négation.). En effet cette expression est un axiome
(1)
dont Spinoza se sert dans son argumentation visant à expli-
quer que Dieu ne peut être dit unique qu'improprement. En
(1). -
SPINOZA. - Lettre 50 à J. Jelles, La Pléiade, p.
1231.

-
369
-
effet,
l'unité, ou le nombre,
la diversité, la figure etc ...
ne sont que "de simples modes de penser"
(1), des "êtres de
raison" qui "ne peuvent absolument pas être rangés parmi les
êtres, car ... par leur nature même,
ils ne peuvent exister"
(2). Dire que l'Etre est Un ou que Dieu est un être unique,
ne signifie pas que le "Un" est "quelque chose de réel hors
de l'entendement"
(3), quelque chose qui s'ajouterait à l'ê-
tre. Ce serait, dit Spinoza, confondre "des êtres de Raison
avec l'Etre réel"
(4), dans la mesure où Dieu ne peut être
dit un ou unique qu'en tant que "nous le distinguons des
autres êtres."
(5).
C'est ainsi que dans la lettre 50 à J. Jelles, se
servant de la figure comme exemple d'illustration de cet
axiome, Spinoza montre que concevoir, une chose déterminée
c'est la concevoir dans sa manifestation existentielle, c'est-
à-dire selon la manière dont elle se manifeste
(6). La
(1). - SPINOZA. - Pensées Métaphysiques l, chap. V La Pléiade
p.
259
(2).
- SPINOZA. - Pensées Métaphysiques l,
chap 1 in opus cité
La Pléiade, p.
245.
(3). - SPINOZA.
- Ibidem l,
chap 6, p.
260
(4). - SPINOZA. -
Ibidem l,
chap.
6, p.
260
(5). - SPINOZA. -
Ibidem l,
chap. 6, p.
260
(6). - Lettre 50 à J. Jelles, p.
1230 et p.
1231.

-
370 -
détermination étant une modalité d'être n'est donc pas un
être,
n'a pas de positivité. Elle ~st donc négation.
Dès lors,
l'axiome " omn is determinatio est negatio"
signifie que là où i l y a manifestation d'une propriété par-
ticulière ou mieux là où i l y a mode,
là,
l'entendement ou
l'imagination a opéré une sorte de prélèvement sur l'essence
intelligible totale qu'est la substance à laquelle appartient
cette propriété ou ce mode.
Et un tel prélèvement est abstrac-
tion. C'est pourquoi la connaissance doit procéder de la
substance à ses affections,
exclusion faite de tout recours
au possible et à toute négativité. De sorte que l'on est fon-
dé à dire que dans le procès de connaissance spinozien
i l
J
n'y a pas de négation surmontée
dépassée ou intégrée. La
J
connaissance du troisième genre est la connaissance de ce
dont le concept exclut toute négation
c'est se placer du
J
point de vue de la durée et donc de la contingence
c'est
J
s'adonner à la représentation abstraite où la chose est dé-
terminée négativement c'est-à-dire à partir de ses limites J
en la séparant de Dieu qui agit en elle. Connaître la chose
dans sa .pos1tivité.,c'est la connaître selon la connaissan-
ce du troisième genre
c'est-à-dire se placer du point de
J
vue de l'éternité où la chose est perçue dans sa réalité
physique singulière/d'après la nécessité immanente qui l'en-
gendre dans la substance selon une loi de causalité qui est
celle-même/par laquelle la substance se produit elle-même
dans la mesure où c'est la substance qui se produit elle-
même dans ses affections.
Se placer du point du vue de

-
371 -
l'éternité,
pour envisager une chose quelconque,
c'est la
comprendre en elle-même,
sous les espèces de son éternité,
c'est-à-dire en tant que son essence n'est pas contradictoi-
re,
en tant qu'elle ne peut être détruite sinon par une cau-
se extérieure
(1).
Ainsi,
le fini exprime l'Absolu,
c'est-à-dire l'unité
de la substance. Or que signifie eette notion d'expression
chez Spinoza? Et c'est ici qu'une étude technique de la
pensée de Spinoza échappe difficillement à l'intertextuali-
té ou à la philosophie comparée,
car i l s'opère invincible-
ment une récurrence incidente du savoir dans la conscience
du lecteur, d'autant que la pensée de Spinoza,
à travers
les décalages théoriques qui la produisent s'inscrit dans
une double chaine logique contradictoire
la chaine de la
logique d'inspiration mathématique et la chaine de la logi-
que de l'essence active ou "conatus".
En effet, c'est dans cette double chaine logique
que se trouvent fondées l'interprétation acosmiste, éléa-
tisante et orientalisante ainsi que l'interprétation dialec-
tisante du spinozisme. On notera donc que chacune de ces
interprétations éludent les difficultés de la pensée epino-
zienne dans la tentative d'en présenter une figure unitaire
et homogène sous les espèces de la systématicité présumée.
(1).
-
SPINOZA.
-
Ethique III,
prop.
4, p.
420.

-
372 -
a. - La logique mathématique.
Concernant le problème du rapport de la substance
au monde des "phénomènes" chez Spinoza, les difficultés sont
multiples qu'occulte la notion d'expression. En effet, cette
notion comme toute notion philosophique historiquement char-
gées, comporte en soi diverses obscurités et contradictions
dont la solution ne s'obtient qu'au prix de nouvelles diffi-
cultés.
Ainsi,
l'interprétation acosmiste est irrécevable si
l'expression est comprise selon le modèle mathématique ou
mieux géométrique, dans la mesure où le rapport des modes à
la substance est conçu sur le modèle de la relation entre la
définition d'un être mathématique et les propriétés qui en
découlent immédiatement selon un rapport d'inhérence. Ce··
qui interdit de penser les modes comme des manifestations
illusoires puisque l'illusion est fonction de la perspecti-
ve d'un sujet connaissant. Dans cette logique d'inhérence,
les modes
sont saisis dans leur enchaînement effectif
(la
connaissance du second genre)
et le lien de certains d'entre
eux à la substance est,
Kuno intuitu", perçu en leur lieu
ontologique sans dissolution
(la connaissance du troisième
genre). Mais ici de nouvelles difficultés surgissent qui ren-
dent incompréhensible le rapport déductif,
instauré entre la
substance et ses modes, difficultés qui permettent un réin-
vestissement de l'interprétation acosmiste. En effet, en
poussant jusqu'au bout la logique interne du modèle mathé-
matique, on se rend compte que le rapport d'inhérenc~ n'est

-
373 -
pas un rapport de succession mais une relation de simultanéi-
té. Les propriét~s d'un être mathématique se prése~en par-
faite simultanéité avec leur support. Aussi, dire qu'elles
"suivent" ou "découlent" de la définition même qu'elles se
bornent à expliciter
(expressio, explicare est), c'est re-
tomber dans les travers de l'abstration imaginative décriée
par Spinoza; c'est aussi faire voir que la notion d'un en-
chaînement causal des modes pour leur venue à lJexistence ou
leur maintien dans l'existence perd tout sens, sinon métapho-
rique,
dans la mesure où elle implique l'élément de la durée.
c'est donc tout le sort du devenir qui est décidé comme il-
lusion, car dans la lettre 12 à L. Meyer, Spinoza affirme
que le temps,
le nombre et la mesure "ne sont que des auxi-
liaires de. l'imagination"
(1). Dès lors la logique d'ïnspi-
ration mathématique conduit à poser le spinozisme comme un
immobilisme de la substance et à concevoir les essences sin-
gulières comme constitution d'un monde statique. D'Où l'Eléa-
tisme du spinozisme,
car sous l'angle de l'ontologie, la
substance n'est qu'un autre nom pour l'Etre de Parménide.
b. - La logique de l'essence active.
Pour donner consistance au devenir,
à l'enchainement
causal, Spinoza, à la proposition 34 de l'Ethique l, assimile
(1).
-
SPINOZA. - Lettre 12 à Louis Meyer in opus cité,
La Pléiade, p.
1099

- 374 -
en Dieu,
son essence et sa puissance.
Il peut ainsi donner
sens aux notions de perfection, de passage d'un mode à une
perfection supérieure ou inférieure et par là à la théorie
des passions et à la morale. La logique du "conatus" dyna-
mise ainsi la notion d'expression et introduit un négativis-
me dans la substance qui peut alors s'épancher dans et à
travers les modes qui eux-mêmes peuvent aussi connaître un
devenir en exerçant les uns sur les autres une pression.
Mais ici, aussi des difficultés surgissent i car, la
logique du conatus fait penser la participation des modes à
l'être de la substance comme une violence au participé. Par
où se profile l'interprétation platonisante et néoplatoni-
sante du spinozisme. Interprétation d'autant plus tentante
que Spinoza, bien qu'il affirme que le fini exprime l'infini,
opère une coupure entre l'infini et le fini dans la défini-
tion 2 et à la proposition 28 de l'Ethique l, et dans les
propositions 9,
13
(lemme III)
de l'Ethique II, coupure qu'il
tente de suturer par la théorie des modes infinis médiats et
immédiats
(1). Ce qui laisse ouverte,
la possibilité d'une
interprétation rég~essive du passage de l'Absolu au relatif,
passage dans lequel, selon Hegel l'infini s'épuise et se
(1). - SPINOZA. - Ethique l,
prop.
21,
22,
23 et Scolie de la
prop. 28.

-
375 -
dissoud dans le fini,
de sorte que le passage est compris
dans un sens platonicien, comme procession. Car, selon la
logique du conatus,
si l'essence de Dieu est identique à sa
Puissance,
l'essence du mode est un degré de puissance c'est-
à-dire partie intensive de la puissance divine.
(1).
A.
- L'orientalisme du Spinozisme.
Toute interprétation est inscrite au sein d'un en-
jeu idéologique qui en détermine les grandes orientations.
Cet enjeu est toujours celui d'une polémique.
En effet,
le rapprochement opéré par Hegel entre la
doctrine de Spinoza et l'Orient renvoie à la "Querelle du
panthéisme"
(2),
bien que, par ailleurs, ce rapprochement
sera en dernière instance, une tentative de river Spinoza
à l'Orient dans une commune réprobation.
Toutefois, disons que ce rapprochement vise, dans
un premier temps,
à laver Spinoza de la redoutable accusa-
tion d'athéisme en interprétant sa doctrine au sens d'un
acosmisme qui semble être, aux yeux de Hegel,
l'expression
métaphysique caractéristique de l'Orient en général et de
l'Inde en particulier. On connaît l'importance, chez Spinoza
(1). - SPINOZA. - Ethique IV, prop.
4, démonstration p. 494.
(2). - Voir A. Philonenko. -
Introduction à la traduction de
Qu'est-ce que s'orienter dans la pensé?
(Paris,
Vrin,
1959), p.
15-27.

-
376 -
de la notion d'expression. Or toutes les philosophies pure-
ment expressionistes c'est-à-dire les philosophies qui ré-
cusent la notion d'éminence et rejettent l'exigeance chré-
tienne de la transcendance de l'Etre divin sont accusé€s
de
panthfïsme par le christianisme.
Et le panthéisme est une
forme singulière d'athéisme.
Inhibés donc par cette accusa-
tion qui les menace,
les philosophes de la Renaissance et
de la Réforme se sont souciés moins d'approfondir leurs pen-
sées dans le sens de l'immanence expressive que de chercher
à concilier les droits d'une immanence expressive ou d'une
transcendance émanative avec ceux d'une création exemplai-
re ex nihilo. Mais une telle tentative de réconciliation
n'est possible que dans la mesure d'une conception analogi-
que de l'Etre permettant de distinguer des degrés dans l'E-
tre en vue de conférer éminence à l'Etre divin.
Au contraire, Spinoza,
par sa théorie de la Substan-
ce sive Deus sive Natura s'est engagé délibérement dans une
conception de l'immanence expressive d'où toute similitude
imitative ou exemplaire est exclue. Par la thèse donc de la
substance unique,
Spinoza abolit tout dualisme qu'il résoud
dans l'unite de la substance unique. Mais ce faisant,
i l
se heurte à la conception traditionnelle de Dieu. D'Où la
résistance des théologiens et l'hostilité du public "qui ne
cesse de l'accuser d'athéisme"
(1). On sait qu'à la fin
#
h
(1).
-
SPINOZA.
-
Lettre 30 à Oldenberg, p.
1175

-
377 -
du XV1Ième jusqu'au fort du XVIIIème siècle,
le nom et la
doctrine de Spinoza cristallisaient discrédit, exécrétion,
athéiame et scandale.
(1). Jusqulen 1785, cette réputation
est restée vivace à telle enseigne que Jacobi dans ses
Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza,
écrit:
"le spinozisme, c'est l'athéisme"
(2).
En effet,
selon Jacobi,
la pente naturelle de la
raison l'entraînant dans le sens du déterminisme absolu,
le
Deus sive Natura de Spinoza est l'aboutissement ultime de
tout rationalisme conséquent. Or le déterminisme ôte toute
signification axiologique à la morale; d'oU la nécessité
pour Jacobi d'invalider la raison au profit d'une conver-
sion fidéiste dévoilant la liberté de la personne dans sa
relation au Dieu vivant. Jacobi inaugure ainsi une théologie
du sentiment religieux en lutte contre l'Aufklarung, et dont
l'ambition était la réconciliation de la religion avec la
culture du temps. D'oU le conflit avec Hegel qui nourrit le
même projet dont l'accomplissement passe, pour lui, par un
panrationalisme qui est retour en force de 11 AufkUirung.
Hegel est alors dénoncé comme un Spinoza redivivus, c'est-
à-dire comme un athée. C'est alors que dans cette polémique
Hegel va définitivement contribuer à fixer l'image de "Spinoza
(1). - FRIEDMANN
(G.).
- Leibniz et Spinoza,
(Paris, Galli-
mard,
1962), p.
2a7 - 2 14 •
(2).
- cité par Hans-Christian LUCAS.
-
"Causa sive Ratio"
in Cahiers Spinoza nO 4, p.
186, note 36.

-
378 -
l'Oriental" d'abord comme fossile rare d'une espèce disparue
qui/vivant en Hollande en plein XVllème siècle, aurait réin-
troduit sous un déguisement cartésien des modes de pensée
pré-chrétienne, préhéllénique voire orienta~ ... A ce niveau,
il s'agit,
pour Hegel, de mettre à découvert la déficienee
du spinozisme comme pensée incapable de dialectique.
Dans la période berlinoise, l'acosmisme devient le
concept fondamental qui fonctionne comme dénominateur commun
entre le spinozisme et le mode de pensée orientale, tout en
fournissant au spinozisme un moyen de défense contre l'accu-
sation d'athéïsme ou de panthéisme. En réalité, Hegel veut
faire voir que le spinozisme nlest accusé d'athéisme que
parce que le panthéïsme est interprété au sens d'une identi-
fication directe de Dieu à la somme empirique des choses
finies et singulières. Il retourne donc l'arme de ses adver-
saires contre eux-mêm~en montrant que ce soi-disant pan-
thèïsme n'est en fait qu'une "divinisation idolâtre de toute,
choses"
(1)
par ceux qui sont incapables de nier le monde
car leur entendement conçoit plus aisément la négation de
Dieu que celle du monde dans la mesure où le refus de la
substance infinie exprime l'entêtement de la subjectivité
empirique à se maintenir en face de cette substance.
(2).
(1).
- HEGEL. -
L'encyclopédie, Préface.
(2).
- HEGEL.
- Leçons sur l'histoire de la philosophie
(Paris,
Gallimard,
1970), coll. Idées,
tome II, p.
170 à 174.

-
379 -
On comprend pourquoi Hegel dira de la philosophie de Spinoza
qu'elle est une philosophie du commencement et qu'en tant
que telle,
elle constitue le vrai comrrrencement de toute sai-
ne philosophie à laquelle,
i l faut revenir pour se délivrer
du sentimentalisme et de la pensée d'entendement que consti-
tue la fausse modernité incarnée par la théologie du senti-
ment des romantiques comme Schlegel, Schlei~rmQ~... Les
m€taphores
du feu et de l'eau (1)
que Hegel applique au con-
tenu du spinozisme et de l'orient, dans les leçons sur l'his-
toire de la philosophie, visent à exprimer une fonction ca-
thartique de
(2), purgatoire de l'Esprit, car la pensée de
la substance serait pour Hegel, et c'est là son aspect posi-
tif,
comme l'élément purificateur et régénérateur dans lequel
toute réflexion doit commencer par se plonger. Puisque, de
même que l'orient représente dans l'Histoire,
l'"aurore" de
la conscience de soi, de même,
"lorsqu'on commence à philoso-
pher,
i l faut d'abord être spinoziste"
(3). Schopenhauer
opèrera le même parallélisme lorsqu'il déclarera à propos
de Giordano Bruno et de Spinoza:
" ... pour des génies de ce
genre, la vraie partie c'était les bords du Gange !"
(4).
(1).
-
HEGEL.
- Leçons sur l'histoire de la philosophie.
(Paris, Gallimard,
1970)
trad. Gibelin, tome II, p.
9
(2). -
HEGEL.
-
Ibidem,
tome II,
p.
170
(3).
- HEGEL. -
Ibidem,
(Paris, Gallimard,
1954), p. 254
(4). -
Cité par R. SCHAWB.
- La Rennaissance Orientale.

-
380 -
Ainsi, comme on le voit,
tout se passe comme si la
philosophie de Spinoza vilipendée, à la fin du XVllème siè-
cle, canme une doctrine subversive ne trouve et n'acquiert
droit de cité, dans La pensée occidentale dominante que moyen-
nant l'octroi d'un statut de résident étranger, dans la me-
sure où i l est considéré, dans sa déportation à l'Est comme
le repr~sentant en Terre chrétienne du Brahmanisme, du Bou-
dhisme et de l'Indouisme.
C'est pourquoi Hegel identifie la substance tantôt
au "Brahman" des Oupanishads, tantôt à "Krishna", le Dieu
suprême de la Bhagavad-Gitâ. En mettant l'accent sur la
transcendance du principe suprême, i l le pose comme l'absolu
en face duquel toute réalité finie s'évanouit. D'Où l'acos-
misme, comme conséquence ultime de l'axiome:
"omnis deter-
minatio est negatio", qui confère à la notion de détermina-
tion une valeur privative.
(1). Ainsi l'absolu de l'acosmisme
apparaît comme l'abîme où s'engloutissent toutes les diffé-
rences. Mais cela n'est possible que parce que l'absolu est
ici déterminé par une réflexion qui est celle d'un entende-
ment extérieur à lui. Dans une telle détermination, le fini
n'a, alors, de réalité que privative. Dès lors, Hegel peut
s'autoriser à identifier la triade substance-Attribut-Mode
à
la "trinité cosmogonique hindoue : Brahmâ (principe créa-
teur- - Vishnou
(principe "conservateur")
- Shiva
(principe
de transformation et de destruction)
:
"De même que dans le
(1). - SPINOZA. - Ethique l, définition 7.

-
381 -
spinozisme le mode comme tel est vrai, que tout doit être
ramené à elle, ce qui donne un engloutissement de tout conte-
nu dans la vacuité, dans une unité purement formelle,
sans
contenu,
de même Siva est de nouveau le grand tout, ne diffé-
rant pas de Brahma, Brahma lui-même. C'est-à-dire oue la
différence et la détermination ne font que disparaître à
nouveau,
sans être maintenues,
sans être dépassées, et que
l'unité ne devient pas l'unité concrète, que la scission
n'est pas reconduite à la réconciliation.
Le but le plus éle-
vé pour l'homme installé dans la sphère du naître et du pé-
rir, de la modalité généralement parlant, est l'engloutis-
sement dans l'inconscience,
l'unité avec Brahma, l'anéantis-
sement
;
c'est la même chose que le nirvana boudhiste, le
nibban, etc . . . "
(1).
La pensée du fondement substantiel aboutit parado-
xalement à un "effondement" oü toutes choses s'effondrent
ou se fondent.
Ainsi,
par exemple,
le savoir de l'Absolu se
réalise dans l'extase immédiate
(la béatitude) ou Amour
intellectuel de Dieu et de ce fait se transforme en son con-
traire.
Cependant, i l faut dire que l'assimilation hégélien-
ne du spinozisme à l'orientalisme ne va pas sans problème.
En effet, commeutse peut-il qu'un ~uif d'Amsterdam
pense comme un Indou des bords du Grange ? Faut-il pour
(1).
-
HEGEL.
- Science de la logique
(La Théorie de la Me-
sure)
(paris, PUF,
1970), trad.
Doz, p.
22).

-
382 -
répondre à cette question évoquer la théorie hégélienne de
la persistance anachronique de la coquille de l'Esprit du
Temps? D'ailleurs le judaisme ne relève-t-il pas de l'Orient?
Sans doute la théorie hégélienne de la persistance anachro-
nique rend pensable la préservation dans la sphère de la
pensée du mode oriental de représentation dégagé de toute
attache directe à la réalité sociale immédiate.
Toutefois, si c'est en tant que juif que Spinoza
est censé avoir opéré son "orientalisation" du cartésianis-
me,
il faut avouer que, bien que légitime, une telle solu-
tion reste à bien des égards insatisfaisante.
Dans l'encyclopédie et dans les leçons sur l'histoi-
re de la philosophie, Hegel ne manque pas de signaler une
sorte d'asymétrie entre le spinozisme et le brahmanisme.
Car comparer le spinozisme et le brahmanisme ce n'est pas
affirmer leur recouvrement terme à terme dans une sorte
d'adéquation sans reste, mais au contraire, c'est s'en tenir
à la répétition, au dénominateur commun ou, dans une pers-
pective dynamiste, s'en tenir à l'asymptote. Et cela est
particulièrement clair sur le plan de la morale. C'est ain-
si, que Hegel, défendant Spinoza contre des théologiens,
pose sa morale "comme la conséquence directe de son systè-
me" et dit que cette morale "est la plus sublime qui soit"
(1)
en ce qu'elle a pour principe la connaissance et l'amour
(1).
- HEGEL. - Leçons sur "Spinoza"
1823-24 in Cahiers
Spinoza, nO 4, p.
103.

-
383 -
intellectuel de Dieu. Par contre, l'ascèse, le yoga,
la
méditation brahmaniste comme effort par l'individu de s'i-
dentifier à Brahma,
lui apparait comme une entreprise sys-
tématique d'auto-abrutissement.
(1). C'est pourquoi Hegel
distingue le "sublime morale de Spinoza du sublime propre
à l'orient car celui-ci est un sublime de l'enthousiasme re-
ligieux et de l'imagination poétique, voire de la morale
(2).
Toutefois, malgré les divergences au plan moral,
spinozisme et brahmanisme,
selon Hegel, relèvent d'une seule
et même position métaphysique dont l'axiome majeure est
"omnis determinatio est negatio". En effet, dans le mode de
penser oriental, l'absolu est posé dans l'"éloignement de
t
toute représentation"
(3).
Il est "tout ce qui est objectif,
c'est-à-dire le simple, ce qui est identique à soi,
san~ dé-
termination, l'unité abstraite
(le négatif)
c'est aussi,
en même temps, affirmatif ; c'est ce que nous appelons es-
sence"
(4). Et "une philosophie qui ne dépasse pas ces com-
mencements abstraits se trouve au même niveau que celle des
chinois".
(5). Tel est donc le principe de l'assimilation du
(1).
-
HEGEL.
- L'expression "absorption médiative" in Michel
Hulin
Hegel et l'Orient,
(Paris, Vrin,
1979), p.
161
163
(Annexe
Un essai de Hegel sur la Bragavad-Gitâ
(2).
- HEGEL.
- Sur la Bhagavad-Gitâ
(2ème Article)
in M.
Hulin
opus cité, p.
162-164.
(3).
- HEGEL. - Leçons sur l'histoire de la philosophie, tome
2,
p.
99.
(4).
-
Ibidem, p. 99
( 5) •
1 b id em ,
p . 9 9

-
384 -
spinozisme aux philosophies orientales dans la mesure oü
"en Orient,
. . .
le principal est le substantiel,
. . . l'éva-
noui&sement de l'individu dans le substantiel
Dans la
religion orientale,
la substance est ainsi en soi et pour
soi déjà l'essentiel et c'est bien là en effet, une idée
philosophique;
le rapport de l'individu à cette substance
doit être considéré comme un point important, surtout en
tant que s'y exprime la négation de l'individu comme fini.
Mais le sujet n'est pas représenté,
ainsi que dans la philo-
sophie européenne comme se maintenant dans la substance,
ni comme cette subjectivité de la liberté qui ne s'évanouit
pas dans son union avec le substantiel, mais qui se libère
au contraire pour la véritable liberté."
(1).
En fait,
comme le fait remarquer Michel Hulin,
"sous
l'appellation générique d'"0 r ient", c'est en fait aux seu-
les philosophies brahmaniques telles qu'il pouvait à l'épo-
que les connaître à travers les monographies de H.T. Cole-
brooke parues dans Asiatic Researches que Hegel a cherché à
assimiler la doctrine de Spinoza. Il a bien perçu, en effet,
que le Taoisme,
par exemple, ou même le Bouddhisme
ob~issaient à une toute autre logique interne. Au contraire,
les philosop~s brahmaniques présentent toutes, par delà
leurs nombreuses
di vergences, certaines tendances qu' onpourrai t
(1).
- HEGEL. -
Ibidem, p.
75

- 385 -
appeler "substantialistes" par lesquelles elles se quali-
fient,
en principe, pour une confrontation avec le spino-
zisme."
(1)
Car, poursuit Hulin,
"tOu.s ceux qui, nourris de
philosophie brahmanique abordent Spinoza ne peuvent pas ne
pas ressentir une certaine impression de déjà vu."
(2).
Et cette récurrence du savoir brahmanique dans le
spinozisme n'est pas arbitraire, dans la mesure où celui-ci
rompt avec le concept aristotélicien ou cartésien de "l'ou-
sia" , de "res extensa ll ,
ou "cogitans" au moyen des àécalages
théoriques que nous avons déjà signalés chez lui.
Ainsi, comme pour Spinoza, pour le Brahmane versé
dan, le Veda,
"la pluralité n'existe pas



dans l'univers"
(3). En conférant donc aux choses singuliè-
res,
le statut de modes de la substance unique, Spinoza se
place sur le même terrain que les philosophies brahmaniques
qui affirment avec insistance:
"la Brahman n'a pas toutes
choses pour essence
(âtmatâ) mais toute$choses ont le
brahman pour essence"
(4). Ce qui est une expression
(1).
- HULIN lM.). -
"Spinoza l'oriental ?" in Cahiers
Spinoza, n° 4, p.
147-148
(2). -
Ibidem, p.
149
(3). - Brihadâranyaka-Oupanishad, IV,
4,
19, cité par Hulin
opus cité, p.
149
(4).
- Formulé cité par Hulin.
-
Ibidem,
p.
149-150

-
386 -
correspondant au concept spinozien de "cause immanente non
transitive"
(1)
inaugurateur de l'expressionnisme spinozien
de la substance.
Le rapprochement peut être poussé plus loin si l'on
donne à la notion d'expression chez Spinoza le sens d'un
processus évolutif représentant le passage de la substance
au mode comme un mouvement d'émanation selon une perspective
néoplatonicienne. La substance est alors assimilable à l'Un
qui devient multiple dans une sorte de déploiement cosmique
"qui est compris en Inde,
comme un processus de dispersion,
de dissipation, de déchéance du principe suprême."
(2).
c'est ce que Hegel appelle le négativisme de toutes pensées
de style oriental.
"
Dans la représentation orientale de l'émanation~
l'absolu est la lumière s'éclairant soi-même. Pourtant il ne
s'éclaire pas seulement soi-même mais s'épand également. Ses

expansions sont des éloignements de la clarté sereine ; les
produits suivants sont plus imparfaits que les précédents
dont ils surgissent. L'acte de s'épandre est pris seulement
comme un év~nement, le devenir seulement comme une perte con-
tinu~.Ainsi l'être s'obscurcit-il toujours plus, et la nuit,
(1). - SPINOZA. - Court Traité l, chap.
III, p.
31 et
Ethique l,
prop.
18, p.
331
(2).
- HULIN. - opus cité, p.
151

-
387 -
le négatif, est le terme dernier de la ligne qui ne fait
pas retour d'emblée dans la première lumière."
(1).
Dès lors,
la substance est conçue comme "la puissance universelle néga-
tive, en quelque sorte seulement cet abîme sombre
informe
l
qui engloutit en lui tout contenu déterminé,
comme étant ori-
ginairement du néant,
et ne produit rien qui ait en soi-
même une consistance positive"
(2).
D'ailleurs, comme l'a noté Macherey,
"l'interpréta-
tion orientalisante du spinozisme est un lieu commun de la
philosophie allemande"
(3). Mais l'invincibilité de l'orien-
talisation du spinozisme est dûe à la possibilité de conce-
voir l'expression comme émanation. On remarquera que Kant ne
considère le spinozisme comme "une sublimation métaphysique"
du "panthéisme des Thibétains et d'autres peuples orientaux"
que dans la mesure où, pour lui,
les "deux doctrines" lui
(1). - HEGEL. - Science de la logique,
(Paris, Aubier,
1972)
trad. Labarrière, tome II, p.
242
(2). - HEGEL. - L'encyclop~die,
(Paris, Vrin,
1970)
trad. Bourgeois, p.
586
(3). - MACHEREY. - Hegel ou Spinoza,
(Paris, Maspéro,
1979)
note.
23, p.
40.

-
388 -
semblel«"affiliées à l'un des plus vieux systèmes, celui de
l' émanation".
( 1) .
Or,
comme l'a fait voir Deleuze, malgré leur diffé-
rence,
l'émanation et l'immanence ont été historiquement
assimilées car "dans le néo-platonisme et sous des influences

stoïciennes, une cause véritablement immanente se joint en
fait à la cause émanative"
(2).
Ainsi,
intégrant l'expression dans le système de
l'émanation, Hegel s'autorise-t-il à présenter la substance~
l'attribut et le mode comme des moments du processus au cours
duquel se réalise l'absolu. Mais à partir de l'ordre de suc-
cession dans lequel ces moments apparaissent,
ce processus
est donné par Hegel comme un mouvement de dégradation où
l'être initial de la substance s'épuise dans ses effets ul-
times en se transformant en réalité modale par l'intermédiai-
re de ses attributs qui,
selon Hegel,
assument la fonction de
faire sortir ou de sortir la substance de l'unité qui l'en-
ferme en elle-même
(conçue par soi)
en l'explicitant dans des
cat(gories abstraites empruntées au travail réflexif de l'en-
tendement : ce qui confère aux attributs leur caractère
d'extériorité que semble signaler le "de" partitif dans la
définition 4 de l'Ethique I, et que l'interprétation gué-
roultienne ne prend pas en compte puisqu'elle le considère
(1).
- KANT.
- La Fin de toutes choses, trad. Festugière,
cité par P. Macherey : opus cité, p. 40,
note.
23
(2). -
DELEUZE
(G.). -
Spinoza et le problème de l'Expres-
sion (Paris, Minuit,
1968), p.
158

-
389 -
comme un déterminatif qui met en équation substance et at-
tribut,
d'où son interprétation constructiviste de la sub-
stance à une infinité d'attributs.
Néanmoins,
l'interprétation dite "formaliste"
(1)
de l'attribut ne résulte pas nécessairement de l'applica-
tion immédiate des catégories kantiennes au
spinozisme.
Sans doute,
entre Spinoza et Hegel,
i l y a eu Kant. Et
c'est parce qu'il y a eu Kant que Hegel ne peut se satis-
faire d'une lecture interne du concept spinozien d'attribut
oulet d'entendement. Cependant, il est aussi clair que,
chez Spinoza,
l'attribut n'est pas la substance, que
"l'attribut est le concept de la substance en tant qu'essen-
tialit€,
il exprime la substance, non pas en son concept
propre comme Etre, mais à travers une essence subs~~n~elle
qui détermine la nature de la substance, ce qu'elle est"
(2).
L'attribut, c'est le principe d'intelligibilité de
tout être. Or i l n'y a que deux classes d'être:
la subs-
tance et ses modes.
Il n'y a donc pas lieu àe mettre en
équation et sur le même plan la substance et l'attribut.
Car la réalité de l'attribut se situe "en son point d'iden-
tité avec l'être de la substance" c'est-à-dire en tant
qu'il est une essence réellement existante.
(3). D'ailleurs
(1).
- GUEROULT.
-
Spinoza I,
p.
428
(2). -
DUFOUR-KOWALSKA
(G.).
-
L'origine
(l'essence de l'o-
rigine selon l'''Ethique" de Spinoza),
(Paris,
Beauschesne,
1973), p.
166
(3).
- DUFOUR-KOWALSKA (G.).
-
opus cité, p.
167

-
390 -
dans la lettre 9 à Simon de Vries, Spinoza écrit:
"Par
substance,
j'entends ce qui est en soi et est conçu par soi ...
c'est la même chose que j'entends par attribut, à cela près
que ce terme s'emploie du point de vue de l'entendement qui
attribut à la substance telle nature déterminée."
(1).
Ainsi la lettre 9 à Simon de Vries qu'on
invoque
pour identifier substance et attribut est celle-là même qui
fournit tous Les éléments d'une interprétation kantienne de
l'attribut et de son statut gnoséologique. L'attribut est un
point de vue de l'entendement qui confère une détermination à
l'Etre de la Substance. Or toute détermination est négation At
la subsuance est indéterminée en soi. C'est pourquoi Spinoza
dit bien que c'est aux yeux de l'homme que Dieu peut être
dit Un ou Unique . . .
Evidemment, on peut toujours invoquer le dogmatisme
(2)
de Spinoza pour refuter
l'interprétation formaliste de
l'attribut/en reconduisant une réorganisation du discours spi-
nozien pour lui conférer une systématicité telle que toute
velléité kantienne en soit exclue.
Le système est une volonté de cohérence postfestum.
En tant que tel,
i l nous apparaît comme un effet de lire en
miroir des miroirs, puisqu'il n'y a pas de lecture sans ré-
currence du déjà lu.
(1). - SPINOZA. -
Lettre 9 à S. de Vries, p.
1089-1090,
(nous soulignons).
(2). - GUEROULT. - Spinoza l, p.
433 ou Macherey
(P.).
Hegel ou Spinoza, p.
117.

-
391 -
CHAPITRE III.
Le "mos geometricus", stratégies et artifices littéraires.
INTRODUCTION
L'artifice du commencement.
Hegel, nous l'avons vu, reprochait à Spinoza de
n'avoir pas su commencer, puisque selon lui, la philosophie
de celui-ci était une philosophie du commencement absolu,
commençant absolument.
En effet,
le véritable commencement n'est, pour
Hegel, dans sa déterminité, qu'indétermination. Dès lors,
toute tentative de commencement absolu est. invalidée. Car,
comme l'enseigne Hegel, dans le livre l
de la Science de la
logique,
traitant du problème du commencement de la science
le savoir absolu ou "le savoir pur est la certitude parvenue
à la vérité, ou la certitude qui n'est plus en face de l'ob-
jet, mais l'a intériorisé,
le sait comme elle-même, et qui
tout aussi bien, de l'autre côté, a abandonné le savoir de
soi comme quelque chose qui serait en face de ce qui est
l'objectif et ne serait que son anéantissement, s'est exté-
riorisé et est une unité avec son extériorisation."
(1). Le
(1). - HEGEL. - Science de la logique
(Paris, Aubier-Montai-
gne,
1972)
trad. Labarrière,
tome l,
livre l, p. 39
(nous soulignons).

-
392 -
savoir pur est appelé donc,
poursuit Hegel, à sursumer "tout
rapport à un autre et la médiation est immédiateté simple"
(1),
c'est-à-dire unité devenue de la certitude et de la vé-
rité.
Ainsi dans la philosophie,
le concept qui fait pro-
blème dans l'entreprise de systématisation, c'est celui du
fondement du commencement du savoir absolu, car Ille commen-
cement de la science absolue doit être lui-même commencement
absolu,
i l ne peut rien présupposer"
(2). Le commencement
doit donc être, un "immédiat" puisqu'il doit n'être média-
tisé par rien et ne doit pas avoir de fondement devant être
lui-même le fondement de toute science.
(3).
Or un tel commencement est abstrait ;
i l est "être
pur",
sans détermination et sans contenu. Donc, que "le
commencement de la philosophie doive être soit un médiatisé
soit un immédiat,
i l est facile de montrer qu'il ne peut
être ni l'un ni l'autre, c'est ainsi que l'une et l'autre
manière de commencer trouve sa réfutation. 1I
(4).
Solution:
"on doit convenir, et c'est là, dit Hegel,
une considération essentielle . . . que le progresser est un
retour dans le fondement et un retour à l'originel dont
(l) .
- opus cité, p.
40
(2) •
- opus cité, p. 40
(3) •
- HEGEL.
- Ibidem, p. 40
(4) . -
";,
- Ibidem, p. 41

-
393 -
dépend ce qui servit de commencement. C'est ainsi que la
conscience,
cheminant à partir de l'immédiateté par laquel-
le elle commence, est reconduite jusqu'au savoir absolu,
(entendu)
comme sa vérité. Ce dernier,
le fondement est
donc aussi ce dont sort ce qui est premier, ce qui d'abord
entrait en scène comme immédiat ...
l'essentiel est, à pro-
prement parler, non pas qu'un purement immédiat, soit le
commencement, mais que le tout est un cycle dans soi-même,
un cycle dans lequel le premier est aussi le dernier et le
dernier le premier. Par conséquent,
i l est tout aussi néces-
saire, de l'autre côté,
de considérer comme résultat ce
dans quoi le mouvement fait retour comme dans son fondement."
(l) .
A prendre ainsi le commencement, on ne sauve la
vérité du système qu'à mesure de l'y enfermer. Que le com-
mencement est la fin et mutatis mutandi, nous voici dans la
nuit oü la chouette de Minerve prend,
toute légère, son
envol et survole dans la grisaille nos consciences avachies.
Dans ces conditions, i l faut bien attendre le Jugement
Dernier pour savoir qui est qui dans l'unité du progressif
et du rétroactif.
Mais, ce dont i l s'agit, c'est la nécessité ou de
la possibilité, pour tout système "de faire,
comme dit
(1).
-
Ibidem, p.
41-42

-
394 -
Hegel,
un cercle de la ligne qui exprime l'avancée de la
Science."
(1).
Zorro est donc arrivé!
car,
le philosophe
est l'homme au lasso! Qu'est-ce à dire? Que "ce qui fait
le commencement,
en tant qu'il est là,
le non encore déve-
loppé,
le sans contenu,
n'est pas encore connu véritable-
ment;
car c'est ainsi qu'il est dans le commencement c'est-
à-dire encore avant la science; c'est seulement celle-ci
et dans son développement total, qulen est.la connaissance
achevée,
pleine de contenu, et seulement alors véritablement
fondée."
( 2) .
Faire un cercle de la ligne droite ! Métamorphose de
la ligne qui fait un Zorro philosophe
! C'est pourquoi le
commencement est la fin et qu'ainsi "chaque pas de la pro-
gression sur le chemin de la détermination, chaque pas par
lequel le contenu s'éloigne du commencement indéterminé, mar-
que en même temps un retour à ce commencement, de sorte que
ce qui a pu apparaître tout d'abord comme deux choses distinc-
tes
(le commencement e
(s)
t
la fin),
la justification ré-
troactive du commencement et la progression vers de nouvelles
déterminations de celui-ci n'en font au fond qu'une."
(3).
(l) .
- HEGEL. - Ibidem, p. 43
(2) •
-
/ /
- Ibidem, p. 43
( 3) .
-
/ /
opus cité,
trad.
Jankélévitch,
éd. Aubier,
tome II,
p.
570

-
395 -
Ainsi, par exemple, dans la déduction,
i l y a de
l'Un,
le Deux n'est qu'apparence subjective:
"le progresser
ne consiste pas en ce qu'un autre serait déduit ou en ce
que l'on passerait à quelque chose de véritablement autre ... "
(I).
En effet, dans la perspective qui "fait un cercle de
la ligne",
le premier est tout aussi bien le fondement et le
dernier un déduit. Car en tant que l'on part du premier et
que,
par le truchement de déductions correctes, on parvient
au dernier comme au fondement,
alors celui-ci est en fait
résultat.
Le progrès à partir de ce qui fait le commence-
ment n'est en outre qu'une détermination ultérieure de ce
commencement, de sorte que cela se trouve demeurer au fon-
dement de tout ce qui suit et n'en disparaît pas."
(2).
N'est-ce pas avouer et dénier à la fois que le com-
mencement est illusoire? et que "partir" se meurt d'être
réel? La prémisse est aussi la conclusion qui n'est pas
conclusion mais retour à soi de la prémisse.
Si Hegel fait un cercle de la ligne droite, c'est
qu'il veut toujours un seul temps en ignorant les rétroac-
tions différées. Le temps hégélien est continu; le mouve-
ment dialectique ne connaît qu'un seul principe de périodi-
sation qui,
fait d'un seul tenant, se clôt sur lui-même.
Dès lors,
la connaissance absolue se donne comme le
(1).
- Science de la logique,
trad. Labarrière, tome l, p.
43
(2).
- HEGEL.
Ibidem, p.
43.

-
396 -
remplissage progressif de l'extérieur par l'intérieur,
le
venir-au-jour du contenu de la forme et selon l'exténudÙOn
de la forme elle-même.
Chez Marx,
i l n'y a pas un principe unique de pério-
disation, car i l n'y a pas de commencement qui ne soit comme
nous l'avons déjà signalé, assigné par la nouveauté incom-
mensurable de la clôture périodisante.
Il n'y a pas fusion
possible de la progression et de la rétroaction.
Il faut
donc penser l'écart qui les sépare dans les artifices mêmes
qui le recouvrent en fonction de leur principe de suture.
Ce n'est que dans ces conditions, que nous pouvons jouer de
la métaphore du cercle qui se tisse de la ligne.

-
397 -
1. -
De l'opinion initiale à la certitude finale.
A ne pas comprendre le commencement comme artifice,
on s'engagerait à dire de la démarche philosophique qu'elle
consiste en ceci: aller de l'opinion initiale à la certitu-
de finale qui récupère rétroactivement l'opinion initiale.
Pour nous,
le système,
sous les espèces de sa figure
de clôture ou de cercle, est une structure de reconnaissance
en miroir de la question dans sa réponse. C'est là l'inver-
sion idéaliste qui caractérise la démarche philosophique com-
me dialectique du qui pro quo.
En effet, un système philosophique est une structure
en miroir o~ les problèmes posés sont précisément les pro-
blèmes élus en fonction de la réponse préalable mais qui se
donne réactivement ou rétroactivement comme la réponse qu'il
leur fallait.
Le problème philosophique est second.
Il est
inscrit au coeur de la réponse comme sa 'vocation irrésisti-
ble, de sorte que la philosophie se présente, sous son angle
de cercle, comme irréfutable,
dans la mesure où toute réfu-
tation est nécessairement hors-jeu parce que posant des
questions hors-cercle. La réfutation est aussi assignée à
résidence.
L'asile des fous est llunique lie~du "horlieu"
du système.
Un système philosophique n'est pas une mécanique qui
se monte et par conséquent, ne saurait être démonté en piè-
ces détachées, car chaque terme,
dans son mode local de

- - - - - - - - - - - _..
-
398 -
présence au tout,
ne peut être appréhendé que par la média-
tion des familles de parties qui l'entourent. La logique de
la géographie d'un système philosophique est d'adhérence
topologique et non d'appartenance mécanique. Nous l'avons
précédemment signalé.
La mécanique n'est donc pas un attribut du système
philosophique. C'est d'ailleurs pourquoi,
selon l'injonction
hégélienne, il faut faire un cercle de la ligne. Mais la
circulation de la pensée n'est nullement linéaire. Car, s ' i l
faut parler de ligne, i l faudrait l'inscrire dans une cir-
culation plurielle et affirmer que derrière la circulation
des pensées, i l y a d'autres types de circulations multifor-
mes de la pensée. Même derrière la déduction, i l y a la pensée
qui se pense elle-même dans son propre cogito. Ainsi, par
exemple, quand Spinoza pense Dieu,
i l le pense selon un tri-
pIe canon correspondant :
1-
- à la représentation dite "vulgaire
2.
- à la représentation scolastique et cartésienne
3. - à la représentation spécifiquement spinozienne
de l'idée de Dieu comme substance, posée en exclusion du
Deux, qui est une infirmité du multiple, dans la mesure où
l'Un-Substance n'a pour effet que la multiplicité infinie
intégrale c'est-à-dire, hors de toute abstraction, l'infini-
té des infinis.
Cette triple circulation conduit à l'idée que la
substance a des attributs mais que chaque attribut n'a pas
sa substance.

-
399 -
Mais dire que nous sommes conduits, c'est dire que
nous butons sur un cercle qui,
pour être passé, nous impose
d'assum€r
la présence inaugurable du résultat,
sous les
espèces de ce manque secret vers quoi se meut la circulation.
En effet, cette représentation originale de la sub-
stance, c'est le produit de l'intuition philosophique propre-
ment spinozienne,
sa sensibilité philosophique,
l'immédiat
qui ne doit être médiatisé par rien, comme dit Hegel. Nous
appelons cela l'opinion initiale de Spinoza, car c'est une
intuition acritique qui, d'emblée, apparaît comme le siège
de la raison elle-même,
à
jamais présente à soi depuis le
commencement.
L'opinion initiale,
c'est la réponse préalable qui
va inscrire comme origine un problème élu ou la problémati-
que théorique commandant le système en son entier, grâce à
l'~ludation des questions critiques de la réponse puisque
celles-ci constituent ses interdits théoriques et par là,
son champ de cécité. Si la réponse est préalable, pourquoi
une problématique? Un système ne peut et ne saurait s'ache-
ver sans passer par l'épreuve du feu c'est-à-dire par la
question, mais une question reconnue dans et par la réponse.
Le questionnement est son "achèvement ll au sens mélioratif.
Car c'est dans cet "achèvement ll que le système est intégrant
de lui-même et de sa totalité. C'est pourquoi Hegel dit
"le progresser ne consiste pas en ce qu'un autre serait

-
400 -
déduit ou en ce que l'on passerait à quelque chose de véri-
tablement autre ... "
(1).
Pour dire la démarche philosophique, disons que,
prétendûrnent, elle se résume à ceci: aller de l'opinion
initiale à la certitude finale.
La certitude en tant que
terme de la démonstration ou de la déduction se prétend
différente de l'opinion et prétend se passer d'elle. Mais
entre l'immédiat et le médiat,
la différence est d'abstrac-
tion,
aussi le présent prend-il l'allure d'une écha~ vers
le futur ou le passé. Entre l'opinion et la certitude,
...
~
l'histoire est comme le repos apres le mouvement, le present
qui clôt la démarche.
De l'opinion à la certitude,
l'histoi-
re est une histoire de cercle. Les cercles, ce sont,
si j'ose
dire, des "clubs" et les "histoires de clubs", ce sont des
histoires de connivences, voire de conspirations. Suivre
donc le cheminement qui, de Il l'opinion initiale', mène à la
certitude finale,
c'est faire voir dans l'entre-deux comment
le repliement du deux produit l'Un. Comment l'opinion se
transforme en certitude ? Stratégies et artifices littéraires
La réponse est à prendre dans le mode sur lequel se présente
l'opinion dont on part à la découverte de la vérité.
(1). - HEGEL. - Science de la logique,
trad. Labarrière,
tome l, p.
43.

-
401 -
A. -
L'opinion initiale.
D'abord,
l'opinion initiale n'a pas, comme nous
l'avons déjà remarqué,
le sens "vulgaire ll IId'avoir une opi-
nion ll ou de donner son opinion ll •
D'ailleurs, selon Hegel,
"le commencement, en tant qu'il est là, le non encore dévelop-
pé,
le sans contenu, n'esf pas encore connu véritablement. Il
(1).
L'opinion initiale apparaît donc comme une tentative
(un essai)
qui est une hésitation, une première tentative de
repérer sans en avoir d'avance le critère,
le conceptualisa-
ble ou le dialectisable. L'opinion initiale est donc un non-
savoir dans la mesure où tout commencement est tâtonnement
à la recherche de quelque chose de précis mais qui n'a pas
encore son nom. D'Où l'idée hégélienne selon laquelle III'ab-
solument vrai devrait être un résultat et, à l'inverse, qu'un
résultat présuppose un premier vrai, qui pourtant, parce
qu'il est premier considéré objectivement, n'est pas néces-
saire et selon l'aspect subjectif, n'est pas connu, a, dans
les temps modernes, produit au jour la pensée que la philo-
sophie ne peut commencer qu'avec un vrai hypothétique et
problématique, et que le philosopher, par conséquent, ne
peut ~tre d'abord qu'un chercher"
(1) mais non uniquement
(1). - HEGEL.
- Science de la logique,
trad. Labarrière,
tome l,
p.
43
(2). -
Ibidem, p.
42.

-
402 -
rien qu'un chercher. Car le "vrai hypothétique" "n'est pas
simplement quelque chose que l'on a admis arbitrairement,
mais est en fait,
pour une part,
le vrai et pour une part,
le premier vrai"
(1).
C'est dire que l'opinion initiale est un schème
initial qui est un non-savoir mais le possible d'un concept,
celui de la certitude qui s'enracine dans la vérité et qui
est différente de l'opinion en tant que l'opinion est une
hésitation polarisée bien que dans une sorte d'indétermina-
tion, une sorte d'indéfinition.
La scanâion temporelle du système en moments,
(oeuvres de jeunesse, de maturation et de maturité) corres-
pond donc à l'idée qu'il existe un écart entre l'opinion
initiale et la certitude finale.
Ainsi dira-t-on que dans les
oeuvres dites de jeunesse, existe un complexe de notions-
clés qui déterminent structurellement leSChème initial cons-
tituant le possible du concept final puisque ce schème con-
tiendrait le modèle réglant la constitution du concept fi-
nal. Autrement dit,
le schème impliqué dans la texture des
oeuvres dites de jeunesse
(les Essais), porterait ainsi
en creux le conceptualisable à conceptualiser ou à dialec-
tiser. On s'autorise, dès lors,
à penser à son insu, par
récurrence, que les oeuvres de jeunesse contenaient déjà
(1). -
Ibidem,
p.
42.

-
403 -
les problèmes et les thèmes majeurg
de la philosophie de la
maturité puisqu'en fait,
i l s'agirait d'un effort soutenu
d'approfondissement de leurs solutions.
Pour nous, un système ne commence pas. Sa réponse
n'est pas seconde mais première. Ce qui est second, c'est
sa problématique. Ce n'est pas la question qui appelle une
solution,
une réponse, mais c'est la réponse, qui, parce
qu'elle est antérieure à la question, appelle toujours "sa"
question c'est-à-dire le problème qu'elle élit comme pro-
blème nécessaire dont elle est la réponse ou la solution
nécessaire. C'est pourquoi si un système philosophique s'a-

chève par sa mise en question, cette mise en question est
une mise à la question puisque celle-ci fait figure de
"phase expérimentale"
: Ruse de la raison conquérante.
Que dans le commencement,
le philosophe n'ait pas
trouvé ni nommé son concept ne signifie pas absence de
certitude car l'opinion initiale est toujours le concept
en tant que celui-ci n'est que la forme de lui-même sans
être le possible de sa propre ·conceptualisation. Le schème
du possible d'un concept n'est pas ce dont on extrait ce
concept.
B. -
La certitude de la conclusion.
Il faut qu'un système soit certain de soi avant de
se systématiser. Le temps de la systématisation n'est donc
pas un temps chronologique. La relation entre les oeuvres
de jeunesse, de maturation et de maturité n'est pas une

-
404 -
relation uniformément linéaire et de développement conti-
nuement homog8ne.
De l'opinion initiale à la certitude fi-
nale,
i l n'y a pas un principe de périodisation unitaire,
comme le laisse accroire Hegel. Le commencement est illu-
sioniste. D'Où l'ambiguïté de la certitude qui accompagne
le système, car elle le précède.
En effet, contrairement à ce que pense Hegel qui
construit la certitude comme point de rencontre de la vérité
et de la pensée à la fin de l'histoire,
la certitude se pré-
cède elle-même. La certitude anticipe sur elle-même en tant
qu'elle est la forme même du système. Nous savons, par exem-
ple, que Descartes ne doute pas quand il doute, puisque le
doute lui-même est, en tant que tel, une certitude. Toute cri-
tique,
tout doute implique l'assurance de la fermeté de la
certitude. Aussi Descartes est-il certain de penser en dou-
tant. Il Y a donc une certitude préalable qui accompagne et
précède l'entreprise cartésienne.
Les philosophes systématiques défendent la certitude
primordiale et primitive de leur entreprise. Tout leur appa-
reil de démonstration est orienté et guidé par la certitude
initiale. C'est pourquoi Nietzsche a pu dire que la con-
science philosophique est une conscience fausse
:
"la volonté
de système, dit-il, est un manque de loyauté."
(1). En effet,
(1). - NIETZSCHE. - Crépuscule des idoles
(Paris, Denoël-
Gonthier,
1976), trad. A. Henri,
l,
26, p.
14

- 405 -
les raisons qu'elle donne sont déjà données. C'est son recul
perpétuel par rapport à elle-même,
sur son précédant et son
succédant. Alors que la conscience réelle et quotidienne est
suc~ive, temporelle et irréversible. La conscience philo-
sophique a cette qualité étonnante d'être d'une temporalité
réversible. Elle peut remonter son propre temps. Quand elle
pense,
elle a toujours pensé.
Qu'est-ce à dire? Le philosophe avait-il pensé sa
pensée avant de l'étendre noir sur blanc? Est-ce que cela
veut dire mettre en forme sa pensée ?
Quant nous disons que la conscience philosophique

est une conscience fausse,
une conscience toujours en arriè-
re et antérieure d'elle-même, qu'elle est retrograde, nous
voulons dire que, pour elle,
la possibilité est beaucoup
plus essentielle que la réalité et cette possibilité n'est
jamais devant soi. C'est pourquoi lorsque dans la philoso-
phie,
la pensée se présente comme du constituable à partir
duquel elle devient un constitué, i l faut y lire un procédé
logistique de mise en cercle. Car le constituable n'est an~··
q~
apparence~ne sorte de matériau informe; il est déjà pré-
formé,
informé, et formé. Nous nommons ici les artifices
littéraires et stratégiques de la systématisation à partir
de la fiction du commencement.

-
406 -
II.
- Artifices littéraires et stratégies,
philosophiques.
Tout système philosophique se construit selon une
stratégie théorique déterminée par un modèle d'organisation
de la cohérence fonctionnant comme médiation dans le discours
en système. Dans un système de philosophie, la vérité qui
se dit comme accord de la pensée avec elle-même ou comme adé-
quation immanente est l'autre nom de la cohérence qui fixe
le statut formel de son inscription. Poser que la vérité et
la cohérence son~ réciprocables, c'est poser que la pensée
n'a pas d'extérieur sensible et que la cohérence comme lieu
d'inscription de la vérité trace les configurations d'une
topologie qui scelle sa clôture ou sa fermeture par la
forclusion du réel,
lequel revient, en forme de marteau,
nous soustraire à l'errance divine de la pensée close. On
pourrait même se risquer à dire que c'est parce que le réel
est l'impasse de la pensée que l'idéalisme se donne la fi-
gure de système comme lieu de "passe-en-force" du réel. Ce
qui ne va pas sans une logistique des frontières, puisque
pour instruire la question de sa vérité i l doit rendre compte
de ses titres quant à son passage en douane.
Cette logistique des frontières implique un t~ansfert
de l'impossible solution théorique à la place de l'autre de
la théorie c'est-à-dire en faisant occuper la place du réel
par le théorique de sorte que le réel, comme impasse de la
théorie, apparaisse comme le non-réel ou comme la fausse

- 407 -
monnaie dont on se croit riche d'en avoir les poches pleines.
Ainsi de l'ambiguïté de l'évidence on pose que la fin est
l'évidence. Relève donc de cette logistique,
la première rè-
gle de la méthode cartésienne :
"ne recevoir jamais aucune
chose pour Vraie que je ne la connusse évidemment être tel-
le"
(l).
Mais la méthode ne peut recommander l'évidence que
dans la mesure où s'est déjà faite la distinction de celle-
ci d'avec les pseudos-évidences. C'est d'ailleurs pourquoi
Spinoza, comme Hegel,invalide le projet d'une méthodologie

de la connaissance, car i l n'y a pas, en réalité, de méthode
préalable à l'exercice de la pensée puisque la méthode en
tant qu'idée de l'idée présuppose d'abord une idée. La cer-
titude est donc
première/qui ne peut avoir l'erreur pour
agent commercial de sa vérité.
La logistique des frontières est donc un système de
détournements tactiques du réel,
une logistique du passage
en douane. Elle se présente d'abord comme une logistique de
la persuasion.
(1). - DESCARTES. - Discours de la Méthode,
(2ème Partie)
in Oeuvres et lettres,
(Paris, Gallimard,
1953),
coll. La Pléiade,
.
137.

- 408 -
A. - La logistique de la Persuasion.
Un système de philosophie est un véritable exercice
de polémologie. Le problème du commencement est une aporéti-
que suscitée par la raison polémique visant à la persuasion,
ou mieux à la science absolue,
inattaquable et souveraine.
Le commencement, cette chose inconnue par excellence,
exerce sur notre esprit un attrait irrésistible. Connaître
le commencement et par le commencement, c'est connaître
absolument. Mais l'intérêt pour le commencement est déterminé

par le fait que, précédant tout savoir, le commencement se
propose à la pensée sans se poser en elle et se présente com-
me une possibilité indéterminée portée vers la présence-
absence du terme inconnu vers lequel i l tend et qui s'annonce
en lui, en lui dictant sa loi.
Le mode d'exposition à partir du commencement est un
artifice qui se joue des apparences de la véritable recher-
che c'est-A-dire de celle dont le chemin n'est point d'avan-
ce tracé et qui est tout d'abord contrainte de frayer sa
voie,
l'ordre d'apparition des idées se révélant comme mode
d'apparition de phénomènes successifs.
Cependant dans un système philosophique, nous l'avons
dit, la certitude est préalable. Le savoir de l'origine est
saisie d'une essence métaphysique par la vertu d'une intui-
tion sui generis dite intuition intellectuelle.

-
409 -
Dès lors, la problématique du commencement de la
science est, nous semble-t-il, une aporétique, puisque le
commencement n'est qu'apparence, qui fonctionne comme le
masque de la ruse de la raison en quête d'un artifice d'ex-
position ou de présentation, artifice qui trouve sa justifi-
cation dans l'opposition philosophique ou dans le prétendu
déséquilibre entre ce que Descartes appelle l'"assensio" et
la "persuasion.
On sait que chez Descartes, l'"assensio" renvoie à
ce que nous appelons l'opinion initiale et à ses effets de
convictions, ou ~ l'assentiment qu'elle suscite. Descartes
écrivait, je cite: "Lorsque j'eus la première fois conclu,
en suite des raisons qui sont" contenues dans mes Méd~tions
que l'esprit humain est réellement distingué du corps ... je
me sentais à la vérité obligé d'y acquiescer, parce que je
ne remarquais rien en elles qui ne fût suivi, et qui ne fût
tiré de principes très évidents suivant les règles de la
logique."
(1).
Mais Descartes nous apprend que s'il se sent obligé
de donner son assentiment, il note aussi que cet assentiment
irrésistible coexiste avec une persuasion hésitante : "Tou-
tefois, je confesse, dit-il, que je ne fus pas pour cela
(1). - DESCARTES. - Réponses aux 6èmes Objections, in Oeuvres
et lettres, La Pléiade, p. 541-542

-
410 -
pleinement persuadé ... Mais après que j'eus passé plus
avant et qu'appuyé sur les mêmes principes,
j'eus porté ma
considération sur les choses physiques ou naturelles, exa-
minant premièrement les notions ou les idées que je trouvais
en moi de chaque chose, puis les distinguant soigneusement
les unes des autres ...
je reconnus qu'il n'y avait rien
qui appartint à la nature ou à l'essence du corps, sinon
qu'il est une substance étendue . . . "
(1).
La distinction
réelle des attributs implique une distinction réelle des
substances. Cette thèse cartésienne fait-elle l'objet d'une
hésitation chez Descartes ? Nous ne le pensons pas.
En fait,
l'idée d'une différence entre "assensio"
et "persuasio" au nom d'un prétendu retard de celle-ci sur
celle-là résulte d'une stratégie polémique permettant tl'in-
troduire la thèse de la persistance anachronique de la men-
talité enfantine chez l'adulte. Ce prétendu retard de la
"persuasion" sur l'''assensio'' est moins une expérience
vécue qu'une fiction dramatique.
Il faut donc le prendre com-
me une figure de style dont la fable constitue chez Descar-
tes le genre littéraire privilégié. N'oublions pas que,
chez Descartes, parmi la variété des genres littéraires choi-
sis pour l'exposition de sa pensée, figure la fable comme
mode de narration de l'histoire de son esprit. Ainsi le
retard présumé entre l' "assensio" et la "persuasion" est un
(1).
-
Ibidem, p. 542,
(nous soulignons).

-
411 -
jeu de fiction dramatique visant à produire un effet de réa-
lité signalant la fermeté de la certitude comme résultant
d'une recherche laborieuse de la vérité.
En effet, le problème fondamental des philosophes
systématiques est celui de la rupture du cercle de la solitu-
de où les enferme leur certitude. Comment passer de la "con-
naissance de la vérité" à sa communication? C'est alors que
la communication des idées pose aux philosophes la question
oubliée du genre littéraire et du style,
la question des rap-
ports de la vérité avec la rhétorique. Et Descartes était

sensible à ce problème qui écrivait, à propos de ses décou-
vertes philosophiques à Mersenne :
"je ne sais pas si je
serais capable de la faire entendre à tout le monde, en la
même façon que je l'entends ...
j'éprouverais en la Dioptrique
si je suis capable d'expliquer mes conceptions et de persua-
der aux autres une vérité après que je me la suis persua-
d~e ... "
(1).
Pour résoudre la question, on envisagera un art
d'argumenter qui provoquera la persuasion en doublant l'art
de démontrer qui provoque l'assentiment. Tels sont dans la
philosophie systématique,
les véhicules du passage en douane.
Mais ce n'est pas tout.
(1). DESCARTES. - Lettre à Mersenne du 25/11/1630 cité par
Henri Gouhier : La Pensée métaphysique de Descartes,
(Paris, Vrin,
1969), p. 94,
(nous soulignons).

-
412 -
Il Y a, en effet,
le sophiste pour qui le discours
comme pêche à la ligne de la vérité ne met la vérité à sa
place que dans de beaux draps
!
Pour éviter donc Charibde,
la philosophie systématique se donne comme philosophie sans

rhétorique. La communication des idées claires et distinctes
n'exigera rien d'autre que leur présence:
le secours de la
rhétorique sera donc exclu. Alors on tombe en Scylla, en
posant comme préalable de la communication philosophique,
la réforme de l'entendement en vue d'en expurger les fantas-
mes et les fantômes de l'imagination. Le passage en douane
implique une logistique des frontières. A l'opposition enten-

dement/imagination va correspondre l'opposition philosophie/
rhétortque : cadre traçant les configurations de l'Univers
carcéral oü nos facultés sont mises en cellule d'enfermement.
Le sophiste est le traumatisme du philosophe. Sous
le pr~teXte qu'avec le sophiste, l'art de parler représente
pour l'art de penser une menace permanente, la philosophie
se met hors de la rhétorique qui, dès lors se réduit à la
dialectique tournée vers un certain public, le public ~a-
teur non pas de la "sophia" mais de la "gastrosophie".
Ceci est le résultat d'une longue histoire: celle
de la démocratie occidentale dont la grecque est le modèle
dominant. On sait qu'Athènes est une démocratie de la parole
où l'orateur occupe, en conséquence, une position puissante
tant devant les tribunaux que dans les assemblées politiques.
Aussi ouvre-t-on, au milieu du Vème siècle, des écoles de
rhétorique oü les jeunes Athéniens apprennent la théorie

-
413 -
de la pratique de l'art du simulacre. Il s'agit de persuader
et la persuasion implique victoire,
succès et réussite.
Il
y a réussite quand l'orateur arrive à rendre sa cause vrai-
semblable, ou l'accusation invraisemblable. La rhétorique,
en raison de cette tendance, apparalt comme "un immoralisme
de l'efficacité" puisque indifférente aux moyens,
à la jus-
tice et à la vérité. Calliclès, le personnage fictif du
Gorgias en est le symbole. Toutefois, la position de Platon
en la matière semble nuancée. La leçon du Gorgias, c'est
que l'on ne peut séparer l'art de parle~ et l'art de penser.
Mais pour Platon,· la persuasion ne doit être que l'effet
propre à la vérité, tandis que la flatterie n'est que l'ef-
fet produit par la persuasion oratoire. La philosophie ne
saurait se passer de la dialectique qui est aussi un art
de la parole pour persuader. La critique platonicienne ne
met donc pas la rhétorique hors de la philosophie, même si
elle subordonne celle-là à celle-ci, dans la mesure où cette
technique doit être gouvernée par la Science.
Chez Aristote,
la dialectique est essentiellement
discussion et non science.
"Est dialectique, dit-il, le syl-
logisme qui conclut de prémisses probables."
(1).
(1). - ARISTOTE. - Topigues I,
100 à 30,
(Paris, Vrin,
1939)
trad. Tricot, p.
2. Voir aussi Les réfutations sophis-
tigues I,
165a
(Paris, Vrin,
1977), trad. Tricot, p.2.

-
414 -
Si la dialectique n'est pas savoir, elle est néanmoins un
moyen pour y parvenir. Pour lui,
la dialectique est argumen-
tation dialoguée et en tant que telle,
proche parente de la
rhétorique.
Conception qui sera reprise et amplifiée par la
tradition scolastique du XVllème siècle et notamment par
Descartes, pour qui,
la rhétorique est art de bien dire ou
"cette méthode de raisonnement
(qui)
n'est d'aucune utilité
pour la connaissance de la vérité"
(1)
et qui "enseigne les
moyens de faire entendre à autrui les choses qu'on sait ou
même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant

celles qu'on ne sait pas"
(2).
Ainsi,
la rhétorique ~st le "horlieu" de la philoso-
phie. Mais comme l'a souligné Alain Badiou :
"ce qui existe
hors-lieu,
s'y trouve placé sous la loi du lieu."
(3), car
le "horlieu" indique la puissance négative du lieu dont il
est exclu et son effet sous-jacent d'abolition. L'exclusion
de la rhétorique est donc un refoulement. La rhétorique est
le refoulé du "vrai" philosophique, comme "index sui". Reje-
ter la rhétorique hors de la philosophie, n'est-ce pas, dans
.
la philosophie même, mettre en vacances le langage et par là
(1). - DESCARTES. - Règle X in Oeuvres et Lettres, La Pléiade,
p.
72
(2). - Préface des Principes, cité par H. Gouhier, opus cité,
p.
103.
(3). - BADIOU (A.). - Théorie du Sujet,
(Paris, Seuil, 1982),
p.
97.

-
415 -
même dénier l'existence d'une rhétorique philosophique qui,
dès lors qu'elle existe est cela même que la philosophie
refoule ?
Le refoulement philosophique de la rhétorique fonc-
tionne selon une stratégie spécifique : celle de la logis-
tique des frontières, qui, dans la philosophie, est une po-
litique des démarcatioI11de la "raison" par rapport à ce qui
est son "autre" et l'autre: la "doxa", la mémoire, l'imagi-
nation que cristalise le symbole de l'enfant qui joue, chez
Descartes, par exemple, le rôle du "Vieil Homme" condamné
par Saint-Paul. La vérité d'un système se doit de régner
sans partage. Aucune coexistence n'est permise entre le phi-
losophe et le non-philosophe. D'Oü le retour de la rhétori-
que mais d'une rhétorique se présentant non plus comme tel-
le mais comme une tactique contre la mémoire,
le déterminis-
me cérébral, l'imagination et en définitive contre le faux
savoir et son porteur. Ce n'est que dans ces conditions que
la vérité est "index sui", qu'elle est à soi-même son pro-
pre signe, qu'elle est évidence et qu'elle peut s'imposer
d'elle-même par le seul éclat de son évidence, de sorte que
la communication des idées claires et distinctes n'exige
rien d'autre que leur présence et ce, dans la série de leur
enchaînement.
Le "mos geometricus" en tant que souci d'encha!ner
des évidences n'est pas rhétorique mais "pédagogie" de la
persuasion ! Et comme toute pédagogie, elle implique une
"psychologie" de la persuasion, dans la mesure oü l'ordre

- 416 -
des idées est d'abord ordre d'exposition pour "l'aut~'. Il
faut donc tenir compte à la fois de la "logique" des idées
et de la "psychologie" de cet "autre".
C'est pourquoi le philosophe qui pense l'ordre de
ses idées comme un itinéraire exemplaire recommande à son
lecteur de bien vouloir méditer avec lui, c'est-à-dire d'é-
couter le guide. En effet,
livré à lui-même, le lecteur,
"l'autre", est présumé plus apte à imaginer qu'à concevoir,
plus apte
à se souvenir qu'à soutenir un effort intellec-
tuel continu. La démonstration devient alors une "monstration ll
pour que la thé~ie passe en force le réel en impasse de la
persuasion.
IIL'ordre des raisons ll est d'ailleurs, cette au-
tre fiction dramatique qui prend le relais de la l'fable ll
de l'histoire de la pensée. Car la certitude ou la vérité
qui inaugure le système ne peut se partager qu'en s'organi-
sant selon IIl'ordre des raisons ll c'est-à-dire en cessant
d'être historique pour se donner la figure de la géométrie.
Le IImos geometricus" est une forme d'effacement du
concept comme lettre, mise en vacance illusoire de la rhéto-
rique littéraire qui revient en force,
sous forme de rhéto-
rique de la scientificité.
C'est ainsi que pour Spinoza,
i l n'y a ni sophisme,
ni anthropomorphisme à assimiler la validité d'une règle du
type "la somme des angles d'un triangle est égale à deux
droits ll à la proposition VII de ~'Ethique 1 selon laquelle
lIil appartient à la nature de la substance d'exister ll ou
encore, à la proposition XX (Ethique I):IIL'existence de Dieu
, 1

-
417 -
et
son essence sont une seule et même chose".
Il n'y aurait
d'ailleurs sophisme et anthropomorphisme que pour ceux qui,
habitués à imaginer,
se satisfont de la connaissance du pre-
mier genre où nous avons coutume de "penser" les essences
séparées de l'existence. Mais l'essence de Dieu, pour l'en-
tendement délivré des scorIeS
de l'imagination, est "notum
per se"
; i l n'est pas possible de penser Dieu sans recon-
naître qu'il existe. Qui connaît ce qu'est un cercle ne peut
le dire carré ! A partir de cette distinction présumée entre
l'entendement et l'imagination, Spinoza, comme Descartes
d'ailleurs,
font apparaître leur conviction comme une vérité
rationnelle à l'intérieur d'une argumentation comparative
qui choisit toujours ses analogies et ressemblances du côté
des mathématiques.
Que l'existence des choses finies soit une existence
possible c'est-à-dire séparées de leu~essences, c'est une
règle connue de tous. Mais que l'essence de Dieu inclut
l'existence nécessaire, cela est une exception que seuls
peuvent saisir tous ceux qui ont su et pu vaincre en eux,
la résistance psychologique de l'imagination enclineà séparer
l'existence réelle de l'essence.
Tel est le dispositif stratégique qui assure la ra-
tionalité de la démonstration. Il se double, chez Spinoza,
d'une invalidation de la théorie arist~icienne du concept
pour laquelle l'existence réelle ne saurait jaillir d'une
idée. Spinoza ne disait-il pas, pour invalider cette théorie,


-
418 -
que "Dieu n'est l'espèce d'aucun genre"
(1)
?
Il faut donc
de nouvelles dispositions psychologiques pour faire jouer le
dispositif métaphysique spinozien dans le sens de la nouvel-
le preuve. Si l'on se persuade,Xcette exception, c'est qu'on
est incapable d'élever son esprit au-delà des choses sensi-
bles. Faire donc prendre conscience des difficultés psycho-
logiques de la connaissance de Dieu est partie intégrante du
dispositif argumentatif du système.
Mais la lutte contre les obstacles psychologiques
est le masque que se donne la rhétorique philosophique dont

le trait saillant est le "discours d'importance".
Comprendre le "mos geometricus" comme "une connais-
sance de l'existence de Dieu par la seule considération de
sa nature" qui s'imposerait comme "nota per se", c'est, nous
semble-t-il,
commettre un oubli significatif, l'oubli du
fait que le "mos geometricus" n'est pas géomét:rie mais simu-
lacre ou simulation de la scientificité géométrique et par-
tant rhétorique de la scientificité géométrique caractéris-
tique de la rhétorique philosophique du XVllème siècle.
En effet, au-delà des présupposés non explicites,
quelles relations déductives traversent par exemple, les
(1). -
SPINOZA.
- Court Traité, 1, chap.
7, §3, in opus cité,
La Pléiade, p.
38 .
• .1
ta. -.hLLt_'cJIi/ 0. ~~" IIi CC?t-
X dit'5~CA- r"
1
A:<. if ~ dL
VJ#-
-na2W.
!JA.eu 1 •

-
419 -
propositions 20 et 34 de l'Ethique l
? Entre ces deux propo-
sitions,
i l y a une différence de nature quant à la relation
qu'elles posent chacune. La proposition 20 affirme "L'exis-
tence de Dieu et son essence sont une seule et même chose".
Elle pose entre l'essence et l'existence de Dieu une rela-
tion de nécessité statique. Tandis que la proposition 34
("la puissance de Dieu est son essence même")
affirme une re-
lation dynamique de causalité. Comme s ' i l faisait feu de
tout bois, Spinoza exploite indifféremment chacune de ces
relations pour sa démonstration de l'existence de Dieu ...
Que Spindza ait abouti aux mêmes conclusions que
Descartes malgré la différence de leurs démarches, montre
bien que le "mos geometricus" n'est rien moins qu'un artifi-
ce rhétorique ne déterminant en rien la nature de la conclu-
sion qui de fait se révèle comme une certitude préalable.
Par oü le problème du commencement s'avère une aporétique
ou mieux une exotérique.
Bref, le commencement n'est qu'apparence, ruse de
la raison, artifice de présentation et partant pure textua-
lité. Ce qui est au commencemen~, c'est le système. Le sys-
tème est antérieur au commencement. Le commencement c'est
"l' histoire logique" du "déji-li!", du "déj i!-fai t". Cette his-
toire logique renvoie à un temps lui-même logique qui n'a
plus les lenteurs ou les rythmes saccadés et accidentés
de la chronologie réelle. Le commencement est artifice de
présentation, c'est-à-dire, construction idéale des séquen-
ces temporelles logiques dont l'enchaînement est plutôt

-
420 -
pédagogique qu'historique. Le commencement est institué par
la démarche récurrente coupée de toute préoccupation de
restituer l'articulation des moments réels tels qu'ils ont
été vécus ou réalisés. On a pensé le commencement comme le
"à faire" c'est-à-dire,
le "pas encore'l ou le "à venir" mais
en l'inscrivant dans une sorte de téléologie de l'avenir de
quelque chose qui n'est pas encore. Ce qui n'est pas sans
ambiguïté. Car, dans cette téléologie,
le lien entre l'avant
et l'après est un lien hiérarchique fragile parce qu'inver-
sable. L'avant peut se réduire à l'après sous les espèces
de la préformatioh, de la préfiguration, de l'anticipation
et,
inversement, l'après est-réductible à l'avant puisque
tout était en un sens déjà-là, enveloppé dans les ombres de
la préexistence.
L'histoire d'un système, comme le disait Descartes,
est "une fable" qu'il faut aussi prendre au sens d'Esope ou
de Jean La Fontaine : une histoire moralisante, comme dirait
Nietzsche dans ses Considérations Intempestives II,
(1), une
histoire visant à séparer le "bon grain" de "l'ivraie", le
"vrai" du "faux" ... etc . . .
(1).
- NIETZSCHE
(F.). - Considérations Intempestives II,
(Paris, Aubier-Montaigne,
1979), trad. G. Bianquis,
coll. Bilingue des classiques étrangers, tome l
et II
p.
217.

-
421 -
Mais i l faut aussi dire que poser le problème du com-
mencement, c'est poser celui du surgissement de l'"opinion
initiale" qui,
comme l'a bien vu Kant, renvoie à la question
des intuitions de la sensibilité philosophique, Objet du
criticisme,
lequel, en toute rigueur n'échappe pas A cette
problématique, puisqu'il pose en préalable,
"le soin de rec-
tifier les principes"
(1), c'est-A-dire d'inviter la raison
à
"la connaissance de soi-même, et d'instituer un tribunal
qui la garantisse de ses prétentions légitimes et qui puis-
se en retour condamner toutes les usurpations sans fonde-
ments."
(2). En effet, avec Kant,
si le problème du commence-
ment absolu relève quant à sa solution, d'un tour de "magie"
(3),
i l n'en demeure pas moins que,
chez lui,
subsiste enco-
re l'idée de commencement de toute bonne philosophie comme
problème réel dont précisément le criticisme est la seule et
unique solution.
(4).
Toutefois, nous sommes au rouet, dans la mesure où
nous restons toujours dans le cercle de la raison.
La cri ti-
que de la Raison Pure, c'est la raison qui se divise en deux
(1). -
KANT
(E.).
- Préface de la 1ère Edition, Critique de
la Raison Pure,
(Paris, P.U.F.,
1971), trad. ~ p. 5
note +
(2).
-
Ibidem, p.
7
(3).
-
Ibidem, p.
7
(4).
-
Ibidem, p.
7

-
422 -
pour résoudre le problème des raisons divisées, car incapa-
ble d'une critique de la rationalité,
faute d'avoir compris
que le commencement est textualité, dont le "Kampfplatz"
(1)
est le terrain d'exercice logistique de la Métis, appareil
d'exclusion, de limitation, et d'appropriation, principe de
renversement, de détournement voire de sédition.
D'abord, appareil d'exclusion,
la Métis opère le par-
tage 1°)
entre "ubris" et "logos",
2°)
entre le langage et
la pensée,
3°)
entre discours vrai et discours faux.
Ce
scénario en trois actes constitue le système de la Métis
philosophique où le discours prescriptif se donne les ap-

parences du discours descriptif. Dans le tracé de la ligne
de partage entre philosophie et rhétorique, entre entende-
ment et imagination, entre raison et passion
(oppositions
binaires et termes fantômatiques évanouissan~dans la tex-
tualité d'un discours de Métis braconnant aux lisières), la
dialectique répète les rapports de maîtrise et de servitude.
Enfin,
la rigueur des constructions théoriques ne va
pas sans la violence de l'argumentation, car entre le dis-
cours produit gr~ce à la médiation des procédures qui se veu-
lent rigoureuses et l'empirie qu'il prétend objectiver, s'ou-
vre un espace où se logent les différences, les déséquilibres,
les déplacements qui signalent à côté de la "raison", quelque
chose qui la fait vaciller et qui dénonce dans les arrières-
(l).
-
Ibidem, p.
5.

-
423 -
mondes du système la présence d'une petite déesse astucieu-
se : Métis. Déesse par qui, chaque système crée et secrète
son autre,
son propre contraire ou contestataire, sa propre
négation et dénégation. Principe de possibilité des lectu-
res contraires des ·systèmes dont l'une insiste sur la cohé-
rence ou la cohésion topologique interne des thèses de l'au-
teur,
l'autre portant la "lumière" sur ses ruptures et ses
décalages occultés par les alibis fondateurs inspirateurs
de la fiction du commencement ou de l'origine,
fiction uti-
le à la logistique des frontières et du passage en douane de
la vérité systématique.
B. - ~5ocratylisme.
Le commencement,
avons-nous dit, est textualité.
Mais s ' i l est problème, c'est parce que la philosophie de-
puis Platon, s'est présentée, selon le mot de Gérard
Genette, éomme "voyage en cratylie"
(1). C'est pourquoi,
nous pensons qu'il est une aporétique grâce à laquelle la
lettre philosophique se l i t comme absence de lettre, rature
évanouissante de la trace ou de l'écriture philosophique,
absence de textualité s'effaçant, comme dit Derrida, dans
"cette amitié entre la forme et le fond."
(2). Cette aporé-
tique fonctionne comme un masque,
le masque non seulement
(1).
-
GENETTE
(G.). - Mimologiques,
(Paris, Seuil, 1976).
(2). - DERRIDA (J.). - L'écriture et la différence,
(Paris,
Seuil,
1967), p.
15-16.

- 424 -
de la ruse de la raison polémique et hégémonique mais aussi
du "cratylisme"
dont le héros éponyme n'est pas Cratyle mais
Socrate qui donne le discours de la science philosophique
comme un "miroir"
(1)
du réel, c'est-à-dire, comme un::: dou-
ble de réalité sur lequel i l se modèle. Comme le dira
Spinoza, quoique d'une autre manière,
l'expression est une
explication. L'entendement ne pensant jamais des "possibles",
i l ne saisit rien qui ne soit dans la nature.
Le parallélis-
me épistémologique spinozien
(2), comme principe de la con-
naissance adéquate
("l'ordre et la connexion des idées sont
les mêmes que l'ordre de connexion des choses"
(3), laisse
transparaître l'idée que le discours philosophique est un
~ode de l'expression divine dont la puissance de penser est
égale à sa puissance actuelle de produire et d'agir
(4).
La mise hors-jeu du langage et de ses succédanés
littéraires et rhétoriques est un ex-placement traçant les
limites de la configuration du discours philosophique qui,
dans ces conditions s'affirme comme puissance démiurgique
dont l'entendement, puissance-du-Vrai est l'expression con-
centrée. Ainsi, discours d'origine, le discours sur l'origine
coule de source. L'''onoma" grec est "rhèma" et "rhéin" c'est
"couler", disait le Cratyle. Mauvais jeu de mots, Rhéma est
(1). -
PLATON.
-Th~étète 206 d, trad. Chambry.
(2). -
DELEUZE
(G.). -
Spinoza et le problème de l'Expression
(Paris, Minuit,
1968), p.
99
(3). - SPINOZA.
- Ethique II,
prop.
7, La Pléiade, p.
359.
(4) .
Ibidem, p.
360

-
425 -
de la famille d'un vieux verbe
(disparu)
qui veut dire
parler,
alors que rheuma
(le flot,
le courant)
est de la fa-
mille du verbe couler. Le Cratyle joue,
ici. Le mot sera
donc interdit de séjour en philosophie à moins de s'identi-
fier à l'essence, d"'imiter" l'essence.
(1).
Le philosophe est,
dès lors, un "onomaturge"
(2)
ou mieux,
un "nomothète", c'est-à-dire, cette sorte d'arti-
san "qui se rencontre le plus rarement chez les hommes,"
autrement dit, tout le contraire de ce "premier venu" que
Mallarmé . . . appellera "Monsieur Tout-Le-Monde", et qui, com-
me Cratyle sout\\ent que les noms appartiennent naturellement
aux choses et qu'il n'est pas donné à tout le monde d'être
artisan des noms
(3).
Descartes repètera le geste cratylien, lui qui se
posa la question du style et du genre littéraire en philoso-
phie. Mais la question du genre littéraire et du style
n'était pour lui qu'une question, annexe, de la communica-
.
tion des idées qui, dès lors qu'elles sont claires et dis-
tinctes se passent aisément de littérature. Aussi,
sa phi-
losophie se présente-t-elle à sa conscience cratylienne com-
me un discours sans littérature, comme un discours phJsi-
cien.
(4).
(1).
-
SPINOZA.
-
Traité de la Réforme de l'Entendement,
§ 88,
et 89,
Ibidem, La Pléiade, p.
133-134
(2).
-
GENETTE
(G.). - opus cité, p.
15
(3).
-
PLATON. -
Cratyle,
390e.
(4).
-
DESCARTES.
-
Lettre-Préface au Traité des Passions.

-
426 -
Spinoza,
de son cOté, a mis le langage hors-jeu de
l'ordre rationnel de la pensée. Le "mos geometricus" est un
discours sans littérature que produit l'entendement connais-
sant l'essence des choses. La Mathématique n'a pas comme la
rhétorique "le pouvoir d'attirer, mais celui de convaincre
tout le monde"
(1). C'est pourquoi, chez lui, la certitude,
est toujours certaine de soi et toute résistance à la vérité
est esclavage,
succédané de la sujétion de l'entendement à
l'imagination, au finalisme,
à l'utilitarisme, corollaire de
l'an~pomorphisme (2) ...
Spinoza repète aussi le geste cratylien qui pense

que l'arbitraire du mot est la conséquence de la médiocrité
de l'imagination tandis que l'adéquation du concept ou nom
philosophique de l'essence, relève de la compétence de l'en-
tendement du philosophe qui, de ce fait,
apparaît comme un
"onomaturge professionnel." Ecoutons Spinoza:
"Les mots
font partie de l'imagination, en ce sens que nous concevons
nombre de fictions selon ce que les mots composent entre eux
dans la mémoire grâce à quelque disposition du corps, il
est donc certain que les mots comme l'imagination peuvent
~tre la cause d'erreurs graves et multiples, à moins que
nous ne nous mettions en garde très vigoureusement contre eux.
(1).
- SPINOZA.
- Ethique l, appendice, La Pléiade, p.
353.
(2).
- SPINOZA. -
Ibidem, p.
350.

-
427 -
"Ajoutons que les mots sont créées arbitrairement et
suivent le niveau du vulgaire. Aussi ne sont-ils que des si-
gnes des choses telles qu'elles apparaissent à l'imagination
et non à l'entendement. Ce que montre clairement le fait qu'â
toutes les choses qui sont seulement dans l'entendement, et
non dans l'imagination, on a souvent imposé des noms négatifs
comme incorporel, infini, etc ... et qu'on exprime aussi néga-
tivement beaucoup de choses positives et inversement, par
exemple: incréé,
indépendant, infini, immortel, etc ••• sans
doute parce que nous imaginons beaucoup plus facilement leurs
contraires. D'Où vient que ceux-ci vinrent d'abord â l'esprit

des premiers hommes et usurpèrent les noms positifs. Nous
affirmons et nions beaucoup de choses parce que la nature des
mots et non celle des choses souffrent ces affirmations ou
négations . . . "
(1).
Le discours méthodique,
(Spinoza dit :
"Notre Métho-
de"),
"reproduit objectivement la structure réelle de la
nature dans sa totalité et dans ses parties"
(2).
Comme on le voit, c'est par un détournement tacti-
que qui réduit le langage à sa fonction sémantique conçue
comme relation exclusive entre le mot et la chose que la
(1). - Traité de la Réforme de l'Entendement, § 88-89,
La Pleiade, p.
133-134
(2).
-
SPINOZA. - Ibidem,
§ 91, p.
134.

-
428 -
philosophie pense son discours comme un acte qui se rapporte
aux choses ; tant i l est vrai qu'elle considère son langage
comme une collection de concepts
(ou de vocables)
dont la fonc-
tion s'épuise en s'atomisant dans un rapport de désignation
ponctuelle : relation où le mot comme nom se l i t comme une
définition dont i l assure,
selon le mot de Jean Bollack, la
fonction "déictique" et "épidéictique"
(1). Que Dieu soit
l'éponyme de la substance,
cela ne fait pas l'ombre d'un doute
chez Spinoza' C'est bien le nom caché dans ce mot
: la sub-
stance, c'est-à-dire "ce qui est en soi et est conçu par soi",
causa sui, perfection, infini . . .
cause et ratio du monde .

Ainsi le réseau des définitions "Deus sive substan-
tia sive Natura" recouvre la réalité dans la signification
éminente qui est l'unité de Dieu. Richard H6nigswald a rai-
son de dire
"le mos geometricus n'est pas seulement une
voie menant à Dieu,
i l est lui-m~me à proprement parler Dieu."
(2). La méthode se confond avec son objet,
le mot s'identifie
à
la chose dans l'effacement de la lettre.
La lettre/référée
à
la littérature et à la rhétorique,
actes imaginatifs dont
seul se fait gloire le vulgaire,
se l i t comme transparence
à soi du réel.
(1). -
BOLLACK
(J.).
-
"L'en-deçà infini" in Poétique II,
p.
310, cité par Genette
opus cité,
p.
24.
(2).
-
HONIGSWALD (R.). -
"Spinoza" in Textes pour l'histoire
du Spinozisme, (Darmostadt, Norbert Altwicker, 1971) p.80

- 429 -
Il faut donc toucher du doigt la lettre refoulée
pour faire réapparaître, à la lumière,
le réel en impasse de
la théorie dans la mise à découvert de la textualité, envers
du décor qu'est le "mos geometricus" dont la consistance
n'est pas de géométrie mais de topologie, car produite par
adhérence grâce à des médiations rhétoriques d'un type par-
ticulier.
III. - Le "Mos geometricus" ou La Rhétorique refoulée.
Comme Descartes, Spinoza, dans l'exposé de sa philo-
sophie a essayé ~ivers genres littéraires : le dialogue
(entre l'Entendement, l'Amour, la Raison et la Concupiscence
entre Erasme et Théophile), le cours
(Court Traité; Traité
de la réforme de l'Entendement ... ), la lettre, et enfin le
style géométrique (Principes et l'Ethique).
Spinoza semble avoir privilégié ce dernier genre,
peut-être, parce que le "mos geometricus" est le "pharmakon"
de toute "gastrosophie" qui prend lises entrailles" pour la
"raison"
(1).
Hegel, on le sait, a vigoureusement combattu après
Kant, l'usage du modèle mathématique en philosophie. Et plus
dlun commentLateur de Spinoza a considéré le "mos geometricus"
comme quelque chose d'artificiel.
(1). - SPINOZA. - Lettre 76 à Albert Burgh,
Ibidem,
La Pléiade, p. 1290.

-
430 -
Pour nous,
le "mos geometricus" est la forme pure de
la rhétorique philosophique qui ne peut efficacement se dis-
simuler qu'à mesure de simuler la scientificité. La rhétori-
que de la scientificité est l'espèce sous laquelle la rhéto-
rique philosophique s'avère et se révèle tout en se déniant.
Si le discours spinozien est friand de comparaisons
et d'exemples mathématiques, c'est bien parce que ceux-ci
assurent une fonction tactique précise : produire un effet
de vérité scientifique,
un effet-de-réel qui permet à la
théorie de passer en force le réel et d'arracher la convic-

tion.
De même que la poésie, par la médiation des tropes,
de la mimésis phonique ou graphique, produit des effets sen-
sibles, de même,
les exemples mathématiques et la forme dis'"
.
-
cursive qui leur est propre produisent dans la théorie philo-
SGphique
un effet de vérité là OÜ l'expérience fait défaut
pour soutenir l'argumentation logique.
A preuve,
lorsque Albert Burgh demande à Spinoza :
"Qu'est-ce que toute votre philosophie? Il et répond:
"une
illusion pure,
une chimère; et c'est elle qui fonde la
tranquilité de votre âme dans cette vie comme votre salut
dans l'autre ! ...
Votre doctrine, prétendez-vous, est la
vraie philosophie. D'Où vient cette assurance qu'elle l'em-
porte sur les philosophies déjà établies ou celles qui

-
431 -
peuvent l'être un jour? . . . "
(1).
Il poursuit plus loin sa
diatribe en posant, dans une sorte d'anticipation, des pro-
blêmes três kantiens à Spinoza :
"Comment pouvez-vous con-
naître les essences de toutes les choses créées alors que
vous ne pourrez jamais décider avec certitude l'origine des
idées? Comment, sans faire appel .•. à l'expérience ..• ,
pouvez-vous définir précisément et établir avec certitude,
par la seule force de vos principes,
l'existence ou la non-
existence,
la possibilité ou l'impossibilité de l'existence
de la baguette divinatoire . . .
?"
(2). En conclusion, Albert

Burgh ne voit dans toutes les ratiocinations spinoziennes
que "ruse"
(3), ruse de la raison, prétentions que Kant
s'efforcera de mettre à découvert dans sa Dialectique trans-
cendantale.
La réponse spinozienne à ces critiques a d'abord
consisté à les apprécier comme discours des passions non en-
core maîtrisées par la raison. Aussi Spinoza invite-t-il le
jeune homme à "lire dans un esprit égal ~t sans passion"
(4)
(1). -
BURGH
(A.).
- Lettre 67 à Spinoza in opus cité de
Spinoza, La Pléiade,
p.
1265
(2).
-
Ibidem,
p.
1268
(3). -
Ibidem, p.
1266
(4). -
SPINOZA.
- Lettre 76 in opus cité, La Pléiade,
p.
1288.

-
432 -
sa philosophie. Mais ici, nous sommes en territoire connu
La psychologie de l'autre dont se démarque la Raison.
Néanmoins,
répondant frontalement à la question,
Spinoza écrit :
"je ne prétends pas avoir rencontré la meil-
leure des philosophies, mais je sais que je comprends la
vraie philosophie. Si vous demandez comment je puis savoir
cela,
je dirai que c'est de la même manière que vous savez
que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits
et personne ne dira que cela ne suffit pas, s ' i l a le cerveau
sain et s ' i l ne rêve pas d'esprits impurs nous inspirant des
idées fausses semblables à des idées vraies : le vrai, en
effet,
est la marque et du vrai et du faux."
(1).
Exemple illustratif de la volonté de puissance philo-
sophique et de sa dénégation ; où la volonté du vrai dissimu-
le le désir d'excellence! Les mathématiques sont le masque.
Et la théorie de la certitude ne peut fonder la certitude
de la théorie, où mieux, dans la sphère des justifications
idéologiques où seule la "conscience" juge les hommes.
"Ve-
rum index sui et falsi"
! Tel est le renversement idéologi-
que où le monde, comme dit Marx, est mis la tête en bas.
Sans doute, toute certitude est affirmation de son
savoir comme savoir, et manifestation de la puissance d'af-
firmation enveloppée dans l'idée de son idée comme dirait
(1).
-
SPINOZA. -
Ibidem, p.
1290

-
433 -
Guéroult.
(1). Mais, c'est faire de la rhétorique myst~fica­
trice que de nous faire accroire que la question se situe
entre l'ignorant et le philosophe, entre celui qui ne sait
pas et celui qui sait qu'il sait, car i l est plutôt interne
à la philosophie elle-même comme "Kampfplatz" où s'affrontent
les puissances de persuasion usant d'artifices littéraires
spécifiques.
C'est pourquoi, nous plaçant par delà la théorie
spinozienne de la certitude, c'est-à-dire la théorie de
l'idée de l'idée, nous nous efforcerons de comprendre le
"mos geometricu6" comme substitut rhétorique usant de la
puissance de persuasion des mathématiques. Notre objectif
sera double: montrer d'une part la rhétoricité du "mos geo-
metricus" et, d'autre part, le type de cohérence qu'il im-
plique et que nous avons qualifiée
.de consistance topolo-
gique,
à prendre comme distincte de la cohérence géométri-
que puisqu'elle se joue de la métaphore de la géométricité.
Nous conclurons par une analyse illustrative.
A. -
Le Vrai e(s)t le Tout ou la consistance topologique.
Si toute philosophie systématique prend une allure
démonstrative,
cela n'est pas un hasard:
la démonstration
est un procédé d'administration de preuve, un appareil pour
(1). -
GUEROULT.
- Spinoza II,
p.
251.

- 434 -
établir la preuve. A la limite, on peut dire que le système
philosophique est une preuve administrée à un adversaire
sceptique.
Chacun sait que l~analyse technique d'un système de
philosophie, consiste à "découvrir" le système comme une
totalité dans laquelle s'installe le vrai. Seul le tout est
vrai et le vrai est le tout. Cette "découverte" implique la
mise en lumière de l'aspect démonstratif, polémique et de
preuve. Révéler l'aspect démonstratif consiste en une mise
en place et en une mise en ordre des éléments de tout le
système.

Mais qu'est-ce que cela signifie? Mise en place et
mise en ordre des éléments ? Si les éléments sont à mettre en
place et en ordre,
c'est qu'ils ont eu déjà lieu dont cette
place est le second lieu de placement en ordre. Systémati-
ser sa pensée est-ce dévoiler une genèse répétitive où pen-
ser se divise ou se multiplie par deux, où penser c'est pen-
ser deux fois ? En est-il du système comme de Narcisse ?
Qui est son être ? Et qui est son double ? La question res-
te ouverte car l'argument du "RE" conduit à celui du troi-
sième "RE" reprenant ainsi celui du troisième homme qui
participe de la régression à l'infini.
Hegel, nous l'avons vu, est le philosophe de la
manière dont on fait ou met en place et en ordre toute phi-
losophie. Mais comme cette idée de faire ou de mettre en
place une philosophie est ambigüe,
la théorie hégélienne

-
435 -
de la manière de faire un système ne manque pas d'arnbigulté.
C'est d'ailleurs là, selon lui, chanter aux choses leur mé-
lodies dialectiques.
Faire un système, c'est le supposer terminé, c'est-à-
dire qu'on ne peut commencer non pas en sachant comment "çà"
va finir mais on ne peut commencer que s ' i l est achevé. En
effet,
l'idée d'un tâtonnement philosophique est une idée
empiriquement juste mais fausse en soi. C'est pourquoi le
commencement est à lui-même sa propre fin
:
tout système
philosophique se présente comme l'unité,
l'égalité, l'iden-
tit~ de son po~nt initial et de son point final, par absorp-
tion et résorption de ses points terminaux.
Qu'est-ce à dire? Quand on commence un système phi-
losophique, on "déroule" une constante entreprise d'id'nti-
fication de l'identité dans laquelle le point d'arrivée
est déjà donné, ou déjà absorbé par le point de départ. C'est
pourquoi tout départ d'une philosophie est une idée circu-
laire. Ce qui met en cause, et en crise,
l'idée hégélienne de
l'indétermination du commencement,
car la métaphore hégé-
lienne de la ligne dont on fait cercle se l i t comme une con-
fusion de la linéarité textuelle
(en tant que servitude lin-
guistique et comme exotérique de la preuve)
avec la circula-
ri~é qui définit le système comme circonférence, comme clO-
ture, piège.
L'idée de philosophie de l'invention est, en effet,
trompeuse, car ici, une idée trouvée est une réitération de
l'idée qui s'appelle le système. Cette réitération est

-
436 -
identification permanente où l'idée se dit pour elle-même.
Ainsi,
tout ce qui se "déroule" à l'intérieur du système
entre le "début" et la "fin" est simplement de l'argumenta-
tion,
ou, comme on dit, mise en place de la démonstration,
mise en ordre des raisons ou du système. Mais ceci repré-
sente un simple processus de transition qui crée l'illusion
de la linéarité, un processus par lequel on dispose ou
mieux, on disjoint son idée en idées à charge du lecteur.
La démonstration est disjonctive, disjoignante :
d~-monstration. Elle implique un principe, la mise en oeu-
vre d'arguments et une conclusion. Elle se présente par piè-
ces détachées comme si elle s'est décomposée en ses princi-
pes qui sont ses fondements,
pour établir que les idées sont
bien fondées.
Elle est donc une "décalque" des modèles logi-
ques et mathématiques, car ceux-ci articulent l'argumentation
en insistant sur le corps intermédiaire.
Mais, dans un système philosophique, ce modèle lo-
gique ou math~matique ne convient pas ou est simplement si-
mulé, dans la mesure où,
ici, c'est le principe lui-même
qui est argument. Par exemple, la philosophie de Spinoza se
construit sur le principe de causalité. Mais ce principe
est très peu argumennateur puisqu'il est non seulement un
argument extrêmement perfide comme l'a montré Kant, mais
encore i l porte derrière lui ou par devers lui, des présup-
posés qu'il n'explicite pas. On connaît les arguments de
Hume qui montre que le principe de causalité n'est pas neu-
tre car comme dira Kant, i l porte une puissance d'argument.

- 437 -
La relation de la cause à l'effet comporte une monstruosité
latente qui accorde qU'il y a des causes et que ces causes
sont possibles, réellement possibles et réellement réelles,
tout en affirmant l'incommensurabilité de la cause avec
l'effet, au nom de leur différence, et en admettant aussi
leur commensurabilité, au nom de la n~cessité du rapport
lui-même qui serait alors inintelligible puisque le néant
n'a pas de propriété. Un tel principe est chargé d'ontologie
et de métaphysique qui affirme et dénie,
à la fois,
la dif-
férence ontologique et existentielle entre ce qui est dit
cause et ce qui est dit effet. Le passage de la cause à l'ef-
fet n'est pas analytique mais le devient, car passage en
force et solution en force: on
~a d'ailleurs, une preuve
a fortiori pour dissimuler qu'elle est ab affectu, celle-ci
dévoilant que l'affectivité ou le désir,
fait son nid quel-
que part, au creux de la chaîne des raisons.
Le passage qui va de l'idée de Dieu à son existence
est un passage sournois mais i l se donne comme indubitable,
car au nom du principe de causalité, i l y a identité affir-
mée entre la réalité formelle de l'effet et la réalité objec-
tive de la cause et conséquemment, entre celles de l'idée.
Le principe de causalité est non pas un principe dont on
tire quelque chose mais un principe qui a force d'argument
puisque chargé d'arguments.
La partialité spinozienne à l'égard de l'entende-
ment comme puissance du vrai est l'argument fondamental à
travers lequel on l i t la possibilité de la Métaphysique.

-
438 -
Alors
que chez Kant,
la théorie de la sensibilité
(dont
l'argument définit la sensibilité comme n'étant pas un pou-
voir de l'entendement mais une passivité)
rend la Métaphysi-
que impossible. La sensibilité porte l'argumentation de la
philosophie critique.
Il apparaît donc manifeste, que tout système philo-
sophique porte en soi et à partir de son argument fondamen-
tal le type d'idée et de rationalité qu'il met en oeuvre.
C'est en ce sens qu'il est une raison ambulante qu'on déve-
loppe et porte avec elle : la raison définie par ce système.
Les raisons ph~losophiques ne sont pas transposables, car il
y a autant de raisons qu'il y a de systèmes. Tout système
est une raison en développement ou en mouvement mais non une
raison du genre commun dans la mesure où i l porte sa raison
en même temps qu'il la définit et i l se définit en elle en
excluant de lui-même les autres types de raison. Albert
Burgh ne pouvait qu'être fou!
Une raison définie par la clarté et la distinction
conduit à l'affirmation qu'il n'y a
aucune raison puisque
la rationalité comme clarté ne peut être
9U~mmédiateté, de
sorte que la rationalité est objet d'une appréhension direc-
te.
La raison toute nue est donc le fantôme de la philo-
sophie, ou une sorte de résidu intertextuel de toutes les
différences des philosophies entre elles. Car ce qu'il y a
de commun, c'est une forme,
c'est-à-dire un type d'explica-
tion totalitaire qui fait noeud de l'être-ensemble de ses

-
439 -
éléments.
En effet, quelle que soit la définition de la raison,
elle fonctionne dans chaque système comme intégrante. Elle
est intégrante de tous les contenus. Un système est l'absorp-
tion inconditionnel de tout l'empirique et de tout le pur.
C'est pourquoi les philosophes se sont préoccupés de tous les
problèmes. Car tout système est une synthèse à priori quelle
que soit sa forme.
Il est un rassemblement itinérant de tous
les contenus, une puissance d'intégration que Kant appelle
mouvement synthétique a priori. Car l'expérience que brasse
le syst~me, il ne la fait jamais, ne l'a jamais expérimentée.
Mais, dans cette synthèse a priori,
les éléments et
les connaissances rassemblées entretiennent les uns avec les
autres une relation de consistance qui est non pas de conca-
ténation géométrique mais d'adhérence topologique.
B.
- L'adhérence topologique: une illustration.
La consistance topologique prend les choses lien
paquet". C'est le voisinage, les familles d'appartenance,
la variation locale ou le système des décalages qui en cons-
tituent le domaine comme géographie ensembliste, synapse
dans laquelle chacun adhère à chacun pour former le tout où
i l fait son site.
Nous avons dit que le "mos geometricus" spinozien
était une rhétorique géométrisante.
Il ne faut donc pas ten-
ter de cueillir la géométrie en fleur au pied de la métapho-
re. A l'ignorer, on s'engage à comprendre "le mos geometricus"

-
440 -
comme Guéroult, c'est-à-dire sur le modèle de la démarche
géométrique.
(1).
En effet, contrairement à la thèse guéroultienne,
le "mos geometricus" n'est pas une démarche génétique, une
construction ou une reconstruction du complexe à partir du
simple. La "norme de l'idée vraie donnée" n'est pas le sim-
ple,
et l'idée de Dieu n'est ni simple ni complexe. Lorsque
Spinoza met au point, l'idée d'"automate spirituel " (2)
c'est en vue du rejet des "automates totalement dépourvus
d'esprit ll
(3)
c'est-à-dire qui ne pensent pas puisqu'ils ne
font,
en guise ae pensée, qu'appliquer une méthode extérieu-
re à la pensée.
"Pour prouver la vérité, dit Spinoza,
. . . i l n'est
nul besoin d'instrument ll
(4).
"La méthode la plus parfaite
sera celle qui montre comment l'esprit doit être dirigé
selon la norme d'une idée vraie"
(5). Et, cette idée vraie
est ql'idée de l'Etre le plus parfait"
(6). Cette idée vraie,
(1). - GUEROULT. - Spinoza l, p.
169-172
(2). -
SPINOZA. - Traité de la réforme de l'Entendement,
§ 85, La Pléiade, p.
133
(3). -
Ibidem, § 48, p.
117
(4).
- SPINOZA.
- opus cité, § 44, p.
115-116
"
(5).
-
Ibidem, § 38, p.
114
(6). -
Ibidem, p.
114

- 441 -
telle qu'elle est en nous est "comme un instrument inné qui,
par sa compréhension même, nous
(fait)
comprendre en même
temps la différence entre une pareille perception et toutes
les autres."
(1).
A la limite, si comme le prétend Spinoza, la vérité
se révèle elle-même, sa démonstration est superfétatoire.
Mais au moment où Spinoza soutient cette thèse,
i l la dénie
dans le même geste:
"puisque cela n'arrive jamais ou rare-
ment,
j'ai été dans l'obligation de poser ces principes
pour que nous puissions cependant, grâce à un plan décidé
d'avance, acquérIr ce qui ne peut nous arriver par heureuse
chance, et en même temps pour qu'il fût clair que, pour prou-
ver la vérité et bien raisonner,
i l n'est nul besoin d'ins-
trument sauf la vérité elle-même et le bon raisonnement."
(2).
Le "mos geometricus" est donc une administration de
preuve à charge de lecteur. Mais nous insistons sur le "mos"
comme signalement de sa métaphoricité et de sa rhétoricité.
C'est pourquoi nous ne nous en3~eons pas sur la voie de sa
compréhension comme une construction génétique de complexe
à partir du simple. Nous ne croyons pas comme M. Guéroult que
la démarche aboutit à la définition génétique de Dieu sur le
modèle de la définition géométrique du cercle. Car ce serait
( 1). - Ibidem, § 39, p.
114
(2). - Ibidem, § 44, p.
115-116

-
442 -
supposer comme Guéroult que l'idée de Dieu est "une idée
complexe,
c'est-à-dire impliquant une pluralité d'éléments
simples"
(1).
Une telle supposition rend d'ailleurs incompré-
hensible l'opposition ou la distinction spinozienne entre
infini de l'imagination et l'infini pur ou en acte, l'unici-
té indivisible de Dieu. L'exemple géométrique de la produc-
tion du cercle à partir de son rayon donné par Spinoza a une
signification illustrative de la puissance de l'entendement
"la forme de la pensée vraie doit être cherchée dans cette
pensée même et déduite de la nature de l'entendement."
(2)
Et
comme l'avait déjà enseigné Descartes,
la nature de l'enten-
dement est telle que j'ai d'abord en moi la notion de l'in-
fini avant celle du fini.
Il n'y a donc pas lieu de construi-
re l'infini à partir du fini!
C'est dire que la différence
entre une idée mutilée c'est-à-dire fausse,
inadéquate et
une idée complète ou adéquate n'est pas de soustraction mais
de perception pure qui n'est ni additrice ni multiplicatrice.
C'est donc un problème d'aperception pure qu'il s'agit et
non de composition.
L'idée guéroultienne d'une construction spinozienne
de Dieu, est donc,
à notre avis, controuvée. Toutefois, elle
indique par défaut une autre chose, le caractère synthétique
(1).
- GUEROULT.
- opus cité, tome l, p.
171-172
(2). - SPINOZA. - opus cité, § 71, p.
127

-
443 -
du principe de causalité en tant qu'argument fondateur de
la preuve de l'existence de Dieu à partir de son idée ou
concept.
Que llidée de Dieu implique son existence, cela im-
plique au préalable une théorie de llidée où le principe de
causalité a déjà fait son nid, dans la thèse
de l'identi-
té entre réalité formelle de l'effet et la réalité objecti-
ve de la cause,
correspondant à la réalité formelle de l ' i -
dée et à sa réalité objective.
Nous avons dit que du principe,
lion ne tire rien

mais qulil est déjà chargé d'arguments.
La polémique entre
cartésiens et thomistes autour de la causa sui
(où tout se
passe comme si "être en soi",
"cause de soi",
"n'avoir pas
besoin d'une cause hors de soi" équivaut à "être sans cause")
tient précisément au fait que la définition par l'essence
qui est une définition par concept est comprise comme oppo-
sée à la définition par la cause. Sciemment ou à son insu,
Spinoza déconstruit une telle opposition en identifiant
"esse in se" et "esse· per se ou a se" et conséquemment,
la
preuve a priori et la preuve a posteriori.
(1). C1est bien
pourquoi les propositions XX et XXXIV de l'Ethique l
sont
identiques,
car si la substance est causa sui,
son existence,
sa puissance et son essence sont une seule et même chose.
Descartes,
nous llavons déjà signalé,
a fait remarqué que la
démarche a posteriori était souvent un a priori déguisé.
(1).
-
SPINOZA.
-
Ethique l, prop XI, Scolie La Pléiade p. 139.

-
444 -
La thèse de l'identité de la réalité objective de
l'idée et de sa réalité formelle
(1)
implique que les idées
" ex hibent" quelque chose pour laquelle elles sollicitent un
jugement d'existence,
car "le néant n'a pas de propriété".
La théorie même du concept ou de l'idée est le montage d'un
dispositif dont le principe de causalité est le ressort,
puisqu'il est porteur d'une ontologie des idées où se glisse
un dispositif susceptible de déclencher un jugement d'exis-
tence.
Cela signifie qudi
partir de cette théorie de l'idée,
fa .
tout être n'est pensé comme être que dans la relation àfc;au-
se qui le fait ê~re. Mais cette relation est ambigüe, dans la
mesure où la cause peut être pensée soit comme étant l'es-
sence même
(alors elle est dite "cause de soi")
soit comme
extrinsèque à la chose,
alors elle n'est plus l'essence de
la chose.
Comment décider de cette ambivalence sans partiali-
té préjudiciable à la " v érité" de la démonstration ?
Spinoza ne résoud le problème que par une solution
en force, en faisant jouer son socratylisme latent : nommer
les choses par leur nom. D'OÙ la proposition l
: "La substan-
ce est antér ieure à ses affections. Il C'est précisément en
vertu du socratylisme que s'organise la démonstration qui
invoque comme fondement de la proposition,
les définitions
(1).
- SPINOZA.
- Ethique l, prop XXX, dém.
La Pléiade,
p.
339 et Traité de la Réforme de l'Entendement § 41
et 42, p.
114 et 115.

-
445 -
3 et 5. Mais le socratylisme se dissimule en se présentant
sous les espèces de l'axiomatique. Dès lors,
la proposition
se donne elle-même comme un axiome qui a perdu son nom du
seul fait qu'il fait l'objet d'une démonstration,
selon
Gueroult
(1). En effet,
"les postulats et les axiomes, c'est-
à-dire des notions communes de l'esprit, sont des proposi-
tions si claires, si évidentes que tous ceux qui ont simple-
ment compris correctement les mots ne peuvent que donner
leur assentiment."
(2).
Cette démonstration dont les définitions 3 et 5 sont
les moyens termes,
on peut en convenir, n'a rien de géométri-
que car ces définitions ne sont pas de simples "explications
de termes ou de noms," mais de véritables positions de thèses
où les ~léments se rassemblent par affinité en vue de créer
dans le tout un air de famille.
C'est bien pourquoi la démons-
tration n'exploite pas les axiomes l
à VII ni les définitions
l,
II, et IV voire VI, car ils suscitent des problèmes qui
sont précisément ceux qui sont éludés ou différés et, notam-
ment,
la question du statut de la pensée et de l'étendue
qui font l'objet des propositions 1 et 2 de l'Ethique II.
La proposition l
de l'Ethique l
élude à dessein le
problème de la pensée, car il faut d'abord occuper, sur le flan
(1).
- GUEROULT.
- opus cité, tome l, p.lll
(2). -
MEYER
(L.).
- Préface aux Principes de la Philosophie,
de Descartes,
in opus cité de Spinoza, La Pléiade,
p.
147.

-
446 -
théorique,
une position de force pour aborder cette question
épineuse.
En effet, dans la perspective thomiste, comme le rap-
pelle Caterus à Descartes,
la réalité objective de l'idée
n'étant qlJJune modification de la pensée, on ne doit pas la
traiter comme un être qui requiert une cause de son être. La
réalité objective des idées ne constitue pas un être sui
generis. Les idées ne doivent donc être considérées qu'en
tant que modes de la res cogitans. Leur "être" nia pas la
consistance de l ' ê t r e :
l'idée de cercle n'est pas ronde .

L'"être" des idées renvoie à celui de la chose dont elles
sont modes, c'est-à-dire à la structure de la réalité actuel-
le ou formelle de la "chose pensante".
Contre cette perspective, Descartes pense en ce qui
concerne la réalité objective de l'idée qu'être objectivement
dans l'esprit ou dans la pensée ne signifie pas simplement
être tout uniment pensé, mais aussi signifie que les idées
diff~rent entre elles par leur contenu représentatif qui est
quelque chose,
(1)
et a un être propre, distinct de l'être
de la chose pensante. Dans cette hypothèse,
i l faut appliquer
à cet "être" de l'idée,
les lois de l'être, c'est-à-dire C.e/ïe5
qu'elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l'esprit dont
elle est seulement un mode, clest-à~dire une manière ou
(1). -
DESCARTES.
- Méditations III,
in Oeuvres et lettres,
La Pléiade, p. 290-291.

-
447 -
façon de penser. Or, afin qu'une idée contienne une telle
réalité objective plutôt qu'une autre, elle doit sans doute
avoir cela de quelque cause dans laquelle il se rencontre
pour le moins autant de réalité formelle que cette idée con-
tient de réalité objective. Car si nous supposons qu'il se
trouve quelque chose, dans l'idée qui ne se rencontre pas dans
sa cause,
i l faut donc qu'elle tienne cela du néant. Il
(1).
Et puis,
on ne peut pas indéfin~ent faire naître une idée
d'une autre idée. Donc,
lIil faut à la fin parvenir à une pre-
mière idée, dont la cause soit comme un patron ou un origi-
nal,
dans lequel- toute la réalité ou perfection soit conte-
nue formellement et en effet, qui se rencontre seulement
objectivement ou par représentation dans ces idées ll
(2).
La théorie cartésienne des ~grés d'être confère
ainsi à l'idée,
le statut d'un type particulier d'être qui
n'est ni celui du sujet pensant ni celui de la chose même et
qui constitue le point d'application du principe de causalité.
Mais i l s'agit pour Descartes de s'ouvrir une "brêche ll lui
permettant de sortir des idées pour entrer dans ses idées.
Car,
la question est de savoir comment à partir de la réalité
objective on peut retrouver une réa.li..té formelle c'est-à-
dire faire en sorte que la réalité objective d'une idée
(1).
-
Ibidem, p.
291
(2).
-
Ibidem,
p.
291.

-
448 -
requiert une cause dont la réalité formelle soit autre que
celle de la chose pensante surtout qu'après le "cogito" tou-
tes les idées sont appréhendées comme étant les effets de la
réalité formelle de la chose pensante. La solution cartésien-
ne, comme celle qui va se dessiner à partir de la proposition
l
de l'Ethique l,
ne pourra s'obtenir que par le biais de la
notion d'infini.
Car l'ontologie des idées doublées d'une
hiérarchie des degrés d'être combinée à l'exigence de causa-
lité constitue un dispositif dans lequel/en introduisant
l'axiome selon lequel i l doit y avoir au moins autant dans la
cause efficiente-et totale que dans l'effet de cette même
cause
(1), on règle la question de l'existence de Dieu à par-
tir de son idée dont l'innéité est démontrée par le simple
retournement de l'opinion scolastique qui conçoit négative-
ment notre représentation de l ' i n f i n i :
"je ne dois pas
m'imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable
idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de
même que je comprend$le repos et les ténèbres par la néga-
tion du mouvement et la lumière"
(2).
Le plus ne pouvant pro-
venir du moins,
i l faut bien mettre le plus avant le moins et
reconnaltre,
car "cela est évident par la lumière naturelle",
que "j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de
(1).
-
DESCARTES.
- opus cité,
p.
293
(2).
-
Ibidem,
p.
294

-
449 -
l'infini que du fini"
(1).
"La substance est par nature an-
térieure à ses effections"
!
Le plus c'est la substance,
le
moins,
ce sont les affections.
Il faut déjà comprendre ici
que la substance est en virtualité d'être par ses affections
plus nombreuses qu'elle-même puisque son essence se met en
traverse du multiple pour ourdir leurs essences singulières,
en s'appropriant tous les attributs.
Par où l'on voit que la première proposition de
l'Ethique
est aussi bien dernière,
comme elle peut être la
onzi~me ou la neuvième ... Car si anodine qu'elle puisse paraî-
tre,
elle est lourde d'une charge historique, d'un héritage
conceptuel incommensurable .
Si la proposition l
élude donc la question du statut
de la "res cogitans" en la différant,
c'est que Spinoza a
déjà pris position quant à son statut, de sorte que dans sa
position de thèse il n'y a pas d'opération critique sus cep-
ti.ble de s€parer
ou de détacher la réa li té formelle de la
r~alité objective qu'exhibe l'idée dont la présence en mon
esprit ne peut être douteuse,
l'entendement ne pouvant se
tromper qu'à condition de ne pas répondre à son concept ou
à son nom.
C'est pourquoi l'entendement procédera du plus'
au moins,
la substance à ses af fections.
Ce qui indique que ~e­
recours aux définitions impliquent l'idée d'une identifica-
tion de la substance avec la cause,
et des affections avec
(1).
-
Ibidem,
p.
294

-
450 -
les effets. D'Où l'évidence de l'antériorité de celle-là par
rapport à celles-ci puisque leur rapport est traduit en ter-
mes de causalité. Spinoza laisse ainsi comprendre que les
affections portent mal leur nom ; ce ne sont pas des "pas-
sions" mais des "modes", ce ne sont pas des "manières" d'être
mais des "êtres", et des êtres réels.
La proposition II de l'Ethique l
:
"Deux substances
qui ont des attributs différents n'ont rien de commun entre
elles" .
Cette proposition est une thèse qui a été donnée
comme un axiome par Descartes sous la forme
"Il est de la

nature des substances de s'exclure mutuellement"
(1). Mais,
comme on le sait, cette thèse ne fait pas l'unanimité parmi
les philosophes.
(2). Spinoza en la démontrant par le re-
cours à la définition 3 ne fait que répéter le même argument
pour deux propositions différentes,
c'est-à-dire, donner
aux choses leurs noms. Dès lors,
il laisse de côté dans
la démonstration les attributs dont i l fait mention pourtant
dans la proposition. Comme l'a remarqué M. Guéroult, la dé-
monstration "se développe comme s ' i l s'agissait simplement
I l . ,
,
Il
l
( 1 ) .
-
DESCARTES. - Quatrlemes Reponses ln Oeuvres et
ettres,
La Pléiade, p.
446
(2).
-
GUEROULT. - opus cité,
tome l,
p.
113

-
451 -
d'établir que "deux substances différentes n'ont rien de
commun entre elles."
(1). Mais,
en fait,
ce vice de forme n'a
pas d'importance pour Spinoza, car, qui comprend le sens
des mots ne peut s'apesantir sur ces détails, dans la mesure
où l'idée même d'une pluralité des substances est invalidée
par le nom ou la définition de la substance. On comprend
"
pourquoi la démonstration ne recourt qu'à sa définition qui
est, dès lors plus importante que l'énoncé même du problème
ou de la proposition. Ce qui laisse voir que "la Proposition
5 ne conditionne pas la proposition 2 ni d'ailleurs non plus
celle-ci, celle-J.à"
(2).
Par où Guéroult lui-même avoue que
l'ordre des raisons n'est pas si linéaire qu'il se donne à
voir. C'est pourquoi l'idée selon laquelle la différence des
substances consisterait en la différence de leurs attributs
sera à la fois démontrée par la démonstration de la proposi-
tion 5 et démentie dans le scolie de la proposition X de
l'Ethique I. C'est aussi pourquoi la définition 4 et la dé-
finition 3 ne sont pas réciprocables, car, si l'attribut
n'enveloppe pas le concept d'une autre chose cela ne signifie
(1).
- GUEROULT.
- opus cité, tome I,
p.
113
(2). -
Ibidem, p.
114.

-
4~2 -
pas que l'attribut recouvre enti@rement celui de la. substan-
ce :
"bien que deux attributs soient conçus comme réellement
distincts,
c'est-à-dire l'un sans le secours de l'autre,
nous
n'en pouvons cependant pas conclure qu'i~ constituent deux
êtres,
autrement dits deux substances différentes"
(1).
Concevoir le "mos geometricus" comme un proc@s déduc-
tif continu et linéaire interne à la brochette des proposi-
tions,
c'est masquer leur discontinuité et le passage en for-
ce à la proposition XI.
Résumons la démarche
La Proposition l
a posé l'antériorité de la substance

par rapport aux modes,
grâce à la traduction, en termes de
causalité, de leur rapport.
La Proposition II, pose l'impossibilité de tout rap-
port causal entre deux choses à partir de leur incommensura-
bilité.
On notera que la démonstration tire de l'impossibi-
lité du rapport causal,
l'impossibilité qui en résulte pour
elles d'être connue l'une par l'autre alors qu'il fallait
tirer de leur incommensurabilité,
l'impossibilité du rapport
causal. Car "le néant n'a pas de propriété."
L'incommensurabilité signifie que deux choses n'ayant
rien de commun entre elles ne peuvent avoir entre elles un
(l).
-
SPINOZA.
-
Ethique I,
Prop.
X, Scol ie, opus ci té,
La Pléiade,
p.
317.

-
453 -
rapport quelconque et don~ aucun rapport de causalit~ ne
saurait s'établir entre elles.
Or Spinoza pose le problème
non àe la r..ature des choses et de leur rapport mais celui
des conditions de leur connaissance. Ce qui est tout autre
chose.
Mais ceci est une feinte. C'est 116vitemment d'une
difficulté que soulignait la lettre IV à Oldenburg :
"De
deux choses incommensurables,
l'une ne peut être cause de
l'autre puisque n'y ayant rien dans l'effet qui lui fût com-
mun avec la cause, elle devrait tirer du néant tout ce qu'-
elle aurait."
(1).
Et Descartes disait,
nous l'avons vu
:
"qu'il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la
cause efficiente et totale que dans son e f f e t : car d'où
est-ce que l'effet peut tirer sa réalité,
sinon de sa cause?
Et comment cette cause la lui pourrait-elle communiquer,
si
elle ne l'avait en elle-même ?"
(2).
En effet,
l'incommensurabilit6 exclut tout rapport
puisque le rapport implique une commune mesure. Mais le con-
cept de cause est un concept complexe qui exige à la fois
l'incommensurabilité entre la cause et l'effet et leur com-
mune mesure.
C'est ce caractère contradictoire de la relation
(1).
-
SPINOZA.
-
Lettre IV à Oldenburg in opus cité,
La Pléiade,
p.
1067-1068.
(2).
-
DESCARTES.
-
Méditations III,
opus cité, La Pléiade,
p.
289

-
454 -
de causalité que Kant signalait quand il y voyait tout à la
fois un principe logique et un principe réel.
Ce qui rend
malaisé la déduction,
à partir de l'incommensurabilité, de
l'impossibilité ou de la possibilité du rapport causal et
vice versa. Et c'est ce que signalait Oldenburg à Spinoza
"Dieu en effet n'a formellement,
rien de commun avec les
choses créées et la plupart d'entre nous, cependant,
le tien-
nent pour la cause de celle~ci" (1). En conséquence Oldenburg
conclut par ce constat:
"Ainsi, puisque ces axiomes ne me
paraissent pas absolument à l'abri du doute, vous comprenez
que les propositions que vous fondez sur eux ne me paraissent
pas inébranlables."
(2).
La Proposition IV ne nous fait pas avancer non plus
puisqu'elle est une simple variante de l'axiome l
qui pose
qu'il n'y a pas d'autres distinctions que la distinction
r~elle et la distinction modale. Donc reconduction des défi-
nitions 3 et 5. Nous ne pensons pas comme Guéroult qu'ici
i l y ait identification de la substance avec l'attribut. Car,
l'expression:
"ou, ce qui est la même chose" ne traduit
qu'une nuance au même titre que les expressions similaires
utilisées par Spinoza:
"autrement dit",
"ce qui revient au
même",
"c'est-à-dire", etc ... qui ne traduisent pas une

(1). -
Lettre III d'Oldenburg à Spinoza,
in opus cité de
Spinoza, La Pléiade, p.
1064
(2).
-
Ibidem,
p.
1064-1065

-
455 -
identité totale ni des synonymes. Mais que vise à établir la
proposition IV ? Que les substances se distinguent par leurs
attributs ? Par leurs affections ? Nous pensons que cette
l
et prépare la Proposition 5 qui, dans sa dQmonstration
n'établit rien. Elle rappelle seulement l'axiome l
et prépa-
re la Proposition 5 qui, dans sa démonstration, va établir
1°) qu'il n'existe qu'une substance "de même nature ou attri-
but"
(ce qui~signifie pas une substance ayant qu'un seul at-
tribut.
Car "même nature ou attribut"
ne met pas en équation

"nature" et "attribut").
2°)
que la distinction modale ne peut autoriser la position
d'une pluralité de substance.
Ici encore i l y a reconduction de la proposition I,
de la définition 3 et de l'axiome 6 qui est, en fait,
la
thèse de l'entendement comme puissance du Vrai. Les éléments
du système sont rassemblés dans un Tout où se crée un esprit
de famille.
Le système va,
à partir de là,
se "dérouler".
Mais on remarquera que Spinoza n'exploitera jamais
ta Proposition IV même si c'est dans sa démonstration que la
définition de l'attribut rait sa première apparition. N'est-
ce pas pour dire qu'elle n'est pas une thèse spinozienne ?
La Proposition VI pose l'impossibilité du rapport
causal entre deux substances. Mais une telle question ne se
pose pas,
puisqu'il est déjà dit que dans la nature il ne
peut y avoir qu'une seule substance à la fin de la démons-
tration de la proposition V. Cependant, comme un système

-
457 -
la famille:
les propositions 5 et 7 qui sont à considérer,
selon Spinoza, comme axiome ou "notion commune"
(1).
Le
scolie 1 reprend l'idée cartésienne selon laquelle le fini
est négation et l'infini affirmation; ce qui correspond,
nous l'avons vu, au renversement de l'opinion thomiste. Le
scolie 2 avance un argument d'autorité qui condamne tout con-
tradicteur à la déraison et à la confusion, conséquence de
l'anthropomorphisme. Pour exorciser ce défaut,
Spinoza in-
troduit sa théorie de la définition vraie c'est-à-dire cel-
le qui "n'exprime rien d'autre que la nature de la chose
définie"
(2)
et-nous retrouvons le problème de l'identifica-
tion de la cause dans l'essence ou hors de l'essence. La
solution spinozienne est que l'essence ne peut être objet
d'une distinction numérique alors,
là où il y a distinction
numérique,
i l Y a des essences modales; ailleurs,
l'essence
est causa sui.
"Il faut conclure absolument que tout ce
dont la nature permet l'existence de plusieurs individus
doit nécessairement avoir une cause extérieure qui les fait
exister ll
(3)
en un tel nombre. La substance infinie est une.
(1).
- SPINOZA.
- Ethique l, prop. VIII,
scolie 2, opus cité,
La Pléiade,
p.
315
(2).
-
Ibidem,
p.
315
(3).
- Ibidem, p.
316

-
458 -
Ainsi au terme de la Proposition VIII,
i l est acquis
que
10)
la substance est une
2 0 )
elle est causa sui
30)
elle est infinie.
La substance ainsi "constituée" n'est pas,
comme le
pense M. Guéroult,
"le concept des substances comportant un
seul attribut"
(1), mais le concept spinozien de la substan-
tialité en général, c'est-à-dire, d'une substance de même
nature ou de la substance d'un attribut quelconque .

La Proposition IX inaugure un autre mouvement de la
pensée de Spinoza, celui du passage de l'idée d'une "seule
substance de même nature ou attribut" à l'idée "d'attribuer
plusieurs attributs à cette seule substance." Car "la subs-
tance d'un attribut, quel qu'il soit, ne peut être qu'unique"
(2) •
La proposition IX est, comme l'a souligné M. Guéroult
une combinaison d'axiomes nés de la théorie cartésienne des
degrés de réalité ou d'être :
"Plus une chose possède de
réalité ou d'être, plus d'attributs lui appartiennent."
Cependant, on note que curieusement, Spinoza ne
démontre cette proposition IX que par la définition 4 qui
(1).
-
GUEROULT.
- opus cité, tome l,
p.
142
(2).
-
SPINOZA.
-
Ethique l,
prop. VIII,
scolie 2, opus cité.

-
460 -
Reste alors à spécifier les caractéristiques de ce
nouveau concept d'attribut. Et c'est là l'objet de la propo-
sition X :
"chaque attribut d'une substance doit être conçu
par soi".
Comme
on peut le voir,
cette proposition a un carac-
tère normatif qui la signale comme conception inédite de
l'attribut. Il est aussi significatif de noter que la démons-
tration exploite les définitions 3 et 4 en inversant l'ordre.
En effet,
selon la définition 4,
seul l'attribut per-
met de conna1tre la nature de la substance, car l'attribut
déterminant la nsture de la substance au plan gnoséologique,
i l ne peut être conçu que par soi c'est-à-dire sans recours
au concept d'une autre chose puisque l'essence de la substan-
ce est celle d'une "causa sui" et que c'est celle-là même
qui exprime l'attribut. On pourrait dire,
en parodiant Hegel,
que l'attribut permet à l'entendement de chanter à l'essence
de la substance sa mélodie substantielle. L'invocation de la
définition 3 vise donc à rappeler la règle de la connaissance
d'une chose dont l'essence enveloppe l'existence. Et l'attri-
but, dit le scolie,
"exprime la réalité ou l'être de la subs-
tance."
(1). Hors de l'attribut, point de l'signe" qui puisse
nous faire connaître la substance. Par où l'on voit que la
pensée de Spinoza n'est ni taxinomique ni géométrique puis-
qu'elle récuse la pensée par genre et par différence spéci-
fique,
en ce qui concerne la substance.
(1).
-
SPINOZA.
- Ethique l,
prop. X,
Scolie, Ibidem, p.
317

-
461 -
Dès lors,
la distinction des attributs, qui est réel-
le, n'est pas une distinction substantielle mais une distinc-
tion selon le genre
:
"bien que deux attributs soient conçus
comme réellement distincts c'est-à-dire l'un sans le secours
de l'autre, nous n'en pouvons cependant pas conclure qu'ils
constituent deux êtres, autrement dit, deux substances"
(1).
Que "chaque être doit être conçu ~ quelqu'attri-
but "
(2)
ne signifie pas que chaque être est substance mais
qu'il peut être,
par exemple, mode de l'attribut de la subs-
tance.
C'est pourquoi,
les propriétés ne peuvent servir à
connaître l'essence mais une fois l'essence connue par le
moyen de l'attribut, on peut en déduire les "propres" et les
"modes". Telle est la mise en garde spinozienne contre le
cartésianisme. D'Où les injonctions signalées par le mot
Il
Joitll.
En effet,
la thèse que défend la proposition XI c'est
que la distinction des attributs faite par Descartes entre
lires cogitans ll et lires extensa" n'implique pas l'existence
séparée des substances. Le caractère normatif donc de la
proposition X marque et signale une rupture d'avec les propo-
sitions 2 et 4 qui autorisaient la formule
:
lI au tant
d'at-
tributs,
autant de substances ll . Placées dans le voisinage du
(1).
- SPINOZA.
- Ethique l, prop. X, Scolie
Ibidem, p.
317
l
(2).
-
Ibidem,
p. 317

-
463 -
l'existence de Dieu sur le mode de l'analogie avec celle de
l'existance de la substance. D'où le recours rhétorique d
l'axiome 7 et à la proposition 7 ainsi qu'à la proposition 3
dont nous avons vu la précarité.
La réponse au problème était première. C'est pour-
quoi les définitions les préc~dent. Aussi, lorsque Spinoza
pose sa problématique en guise de conclusion de sa démons-
tration :
"Donc, ou bien rien n'existe ou bien l'Etre abso-
lument infini existe nécessairement aussi ... 11
(1)
le "donc"
ne doit pas nous faire illusion d'une conclusion. Car i l
inaugure une pr6blématique consistant en une épreuve de feu
où le système ne se met en question que pour être intégrant
de lui-même et de sa totalité. La réponse préalable est que
"nous existons non pas en nous-mêmes mais en autre chose
qui est Dieu-Substance et qui existe nécessairement."
(2).
Ainsi,
l'ensemble des propositions qui suivent le
scolie de la Proposition XI seront un système de questions
suscitées par la réponse préalable
(la définition 6) qui ne
se met en crise que pour expérimenter sa "vérité".
En effet,
la Proposition XII affirme l'indivisibilité de
Dieu et la met en cause en simulant l'objection scolastique
(1). -
Ibidem,
p.
318
(2). -
Ibidem,
p.
319
(3ème dém. prop.
XI).

-
464 -
et cartésienne contre l'idée d'une substance constituée par
une infinité d'attributs,
la constitution impliquant la com-
position et celle-ci la divisibilité.
Dans la réponse à l'objection, i l s'avère que l'in-
divisibilité est l'autre nom de l'infinitude qui est incom-
mensurable au nombre qui,
lui est fiction imaginative produi-
te par l'imagination calculatrice.
L'idée même d'une constitution de Dieu est impensa-
ble comme une composition additive ou multiplicative. Car
interpréter Dieu comme un composé,
c'est interpréter l'attri-

but comme une partie et précisément comme une substance
finie
(1). Mais cela est une confusion qui tient au fait que
1°)
on conçoit l'infini à partir du fini,
(exemple
la ligne est conçue imaginativement à partir du point).- - .
2°)
on conçoit le vide comme quelque chose alors que
c'est une fiction résultant de la division qui est abstrac-
tion.
3°)
la quantité infinie n'est pas mesurable et ne
peut donc être composée de parties.
(2).
C'est dire que les "parties~ de l'infini ne se dis-
tinguent que modalement et non réellement.
(1). - SPINOZA. -
Ethique l, prop.
XIII,
corol. opus cité,
p.
321.
(2).
-
prop. XV, Scolie, p.
325-326

-
466 -
(La Pensée)
est un attribut de Dieu,
cette supposition est-
elle déjà lourde de conviction et de certitude.
En défi~itive, nous pensons qu'à partir des Proposi-
tions XIV et XV,
le système est rebouclé puisqu'il fut tou-
jours bouclé. Mais i l ne se boucle que grâce à une série de
dérapages qui constituent ce que nous avons appelé des déca-
lages théoriques qui font de la ligne un cercle, un cercle
d'enfermement de la raison.
De sorte que le "mos geometricus"
est moins un procès déductif qu'une l'logique des voisinages"
(1)
à consistance topologique. Dans une telle log~que, chacun

des termes se fait cordelier pour se mêler des affaires de
tous afin que ses préférences indivisent le tout et ce, par
forçages des places vides, en vue de faire noeud d'une chaîne,
la chaîne du discours.
(1). - BADIOU
(A.).
- Théorie du sujet,
(Paris, Seuil, 1982)
p.
237-239.