UNIVERSITE
DE PARIS X - NANTERRE
CENTRE
DE SEMIOTIQUE
TEXTUELLE
LES ROMANCIERS OUEST-AFRICAINS
FRANCOPHONES A LA RECHERCHE
D'UNE PERSONNALITE NATIONALE
L'EXEMPLE
DE LA' CÔTE D'IVOIRE ET DE LA GUINEE
THESE POUR LE DOCTORAT D'ETAT
ES
LETTRES
ET SCIENCES
HUMAINES
Présentée et soutenue par
Sous la Direction de
LEZOU
DAGO Gérard
M. Guy
MICHAUD
Professeur Emérite
Novembre 1988
A la mémoire de
Claude ABASTADD
A mon épouse
et à mes enfants
pour
leur patiente attention .
•
Nou~ avo»~ me»é ~ette étude à te~me, g~â~e à
la bie»veilla»te atte»tion, à la di~ronibilité et à
l'ouve~tu~e de Mon~ieu~ le P~o6e~~eu~ Guy Mi~haud,
not~e ma~t~e de toujou~~ : ~a dou~e 6e~meté, ~a
~igueu~, ~e~ ~~itique~ ~timulante~, nou~ avaient
déjà valu une ex~ellente thè~e de t~oi~ième ~y~le.
Elle~ ne nou~ o»t pa~ 6ait dé6aut tout le long de
~ette épouvante ~e~he~~he. Nou~ nou~ lui exp~imon~
i~i no~ ~in~è~e~ ~eme~~iement~.
Nou~ ~eme~~ion~ au~~i no~ nomb~eux ami~ et
. ~ollè9ue~ de l'Unive~~ité de Pa~ix X : no~ é~hange~
et leu~~ ~on~eil~ lo~~ de no~ di66é~ent~ pa~~age~ à
Pa~i~ o»t vivement nou~~i not~e ~é1lexion. Pui~~ent
~e p~olonge~ »o~ ~elation~ de t~avail dan~ le~ di6-
6é~ent~ domaine~ de la ~~ien~e litté~ai~e.
INTRODUCTION
GENERALE
- 6 -
Le libéllé du sujet ne présente pas de difficultés
majeures de compréhension. [eux expressions cependant méritent
d'être précisées.
Tout d'abord le syntagme, "~ la recherche", impose une
perspective ~ notre réflexion; en effet, il pose le problème
du sens de la création romanesque dans la double acception du
terme; d'une part, sens comme une orientation, une direction,
ce vers quoi l'on tend; l'objectif de cette littérature; en
termes plus clairs, que vise cette littérature? D'autre part,
sens comme signification de cette orientation pour l'écrivain
lui-même, et pour la collectivité de référence. Ce deuxième
volet restitue les textes ~ leurs contextes, on atteint ici ~
des niveaux idéologiques des oeuvres; notre propos, est donc,
d'une façon générale, ~ la fois une tentative de dévoilement
des formes et des contenus, et une mise au clair des signifi-
cations des oeuvres romanesques dans une perspective ~ la fois
diachronique et synchronigue. Nous restituons donc au mot
"recherche" sa facture dynamique. La première acception suggère
l'idée de quête dont la fonction aussi demandera ~ être clari-
fiée.
La quête, il est vrai, a toujours été au coeur de la
production romanesque; seulement son objet et sa signification
dépendent d'un contexte social et historique: en deç~, au-del~,
ou au coeur-même de celui-ci, mais toujours conditionnés par les
grands problèmes du moment. La littérature négro-africaine, est
~ cet égard, un exemple réussi: elle manifeste une double ~
ture. Rupture avec la société traditionnelle par l'intervention
de l'Occident lors de la lutte pour la décolonisation. Cette
dernière rupture a été politiquement consommée avec l'avènement
des indépendances nationales. Chacune de ces étapes a margué la
production littéraire africaine de profondes empreintes. La
dernière, - rupture politique - justifie non seulement le point
de départ de la tranche historique de notre corpus, mais aussi
l'analyse de la quête du roman au niveau des formes.
- 7 -
La deuxième expression du libellé à expliciter,
c'est "personnalité nationale". Elle met justement l'accent
sur la qualité des formes et des contenus des marques dont
nous parlions à l'instant. Les difficultés qu'elle présente,
ne sont pas de compréhension, mais de délimitation de son
champ conceptuel qui relève à la fois de la psychologie sociale
et de l'anthropologie culturelle. Il s'agira donc pour nous d'en
proposer une définition satisfaisante dans le cadre de nos
préoccupations en vue de construire un modèle d'approche qui
en permette une saisie rigoureuse à travers un corpus litté-
raire. Nous le tenterons en l'abordant d'un point de vue his-
torique.
1 -
DEFINITION DE L'OBJET
Le concept de nation est non seulement occidental,
mais historique. C'est dire qu'il décrit un état de l'évolu-
tion des consciences des ~euples depuis les sociétés de type
traditionnel aux sociétés supra-nationales, en passant par les
sociétés nationales. Mais les différents théoriciens qui
l'abordent sous l'angle évolutif ne parlent guère d'ethnie
l'évolution qui nous a conduits à l'étape dite nationale et
supra-nationale commence à partir des peuples ou sociétés tra-
ditionnelles" (1). Il n'est question d'ethnie que lorsqu'on
aborde les civilisations non techniciennes, en l'occurrence
l'Afrique. Et puisqu'il faut définir ce concept d'ethnie, ils
(1)
- Pierre Fougeyrollas, Pour une France Fédérale, Paris
Denoël
1968.
- Jean René Surateau, L'idée nationale de la Révolution
à nos jours, Paris, P.U.F. 1972.
- Marie Eliou, La formation de la conscience nationale
en République Populaire du Congo, Parls,
Edit. Anthropos, 1977.
- 8 -
le font par opposition à "nation", tout comme ils font procé-
der "nationalité"
de nation, alors que, historiquement, la
nationalité procède de la nation. On peut lire chez Surateau
"Cette notion de nationalité s'est dégagée au
XIXe siècle de celle de nation. La nationalit~
est ce qui justifie ou postule l'existence
d'une nation. Une nationalité, c'est un groupe
humain qui aspire ou bien à former une nation,
ou à se fondre en raison d'affinités dans une
nation déjà existante. Il manque à une nationa-
lité pour être une nation, l'Etat qui lui soit
propre ou qui soit librement accepté par
e l le. • ." (1).
Tout porte donc à tenter une analogie entre ethni-
cité et nationalité, en tant que "pré-nation", lorsque, placé
dans le cadre africain, on est en quête d'un schéma de défini-
tion dans une perspective historique, puisque nous, nous sommes
obligés de partir de l'ethnie. En effet, en Afrique, la "na-
tion" a procédé de l'ethnie. Et c'est par celle-ci que nous
commencerons. Elle est le point de départ de la formation des
consciences nationales dont nous envisageons d'étudier les
manifestations dans la littérature romanesque.
1.
Ethnie, ethnicité, nationalité
Il n'est pas nécessaire de revenir sur les contro-
verses connues autour des concepts de nation, ethnie, etc •.•
De remarquables synthèses existent, en particulier celle de
Marie Eliou (2). Elle souligne en l'occurrence la profusion
de termes avancés pour désigner ethnie: tribu, peuple, groupe
ethnique, nation, pré-nation, culture ••.
(1)
Henri Berr, cité par J.R. Surateau, op. cit., p. 18.
(2)
Op. cit., pp. 19-29.
- 9 -
Les Africains en général ont récusé le terme de
tribu, ~ cause des connotations "primitivistes" que l'Occident
lui attribue, et qu'il réserve aux sociétés pré-industrielles
du Tiers-Monde. Par exemple, en Belgique, on parlera de "que-
relles linguistiques"
entre Flamands et Wallons; mais ~ propos
de l' Af ri que, 0 n cri e r a volon t i ers au tri bal i sm e, la r e cru des -
cence du sentiment ethnique en France (la Bretagne, la Corse,
etc ••• ) n'a rien changé ~ cet état de chose.
Quant aux autres termes, peuple, groupe ethnique,
nation, pré-nation et culture, les uns et les autres privilé-
gient tel ou tel aspect; par exemple, "nation"
privilégie
l'aspect politique, et "culture", l'aspect culturel. On pour-
rait corriger ces distorsions sémantiques, nous semble-t-il,
en examinant les éléments constitutifs de la réalité ethnigue.
a)
Essai de définitions
--------------------
"L'ethnie, écrit P. Fougeyrollas (1), c'est le
peuple considéré du point de vue d'origines raciales, non
pures, mais d'une relative homogénéité".
Cette définition retient deux critères: "origines
raciales", et "homogénéité", mais plus loin, l'auteur insiste
davantage sur les Utraits culturels qui semblent avoir le plus
profondément margué la vie d'un peuple" (1). Ces traits précise-
t-il, fonde la "personnalité" à condition qu'on définisse
l 'ethnie ~ partir de ces traits et non par l'origine raciale.
Nous souligons ici la justesse de la restriction car le critère
de "race"
nous parait difficile ~ retenir dans la mesure oD il
baigne dans un flou sémantique. En effet la race noire ne cons-
titue pas une homogénéité, ~ moins que l 'on prenne ce mot dans
le sens précisément d"'ethnie", c'est-~-dire de "peuple" qui
se réclame d'un ancêtre commun et participe d'une communauté
de langue, dans le sens oD l'on parle de "race"
bété ou baoulé.
(1)
Op. cit., p. 93 . (C'est nous qui soulignons).
- 10 -
C'est du moins dans ce sens que les romanciers eux-mêmes
l'utilisent.
En clair, l'ethnie est plus une communauté socio-
culturelle qu'économique. Le groupe ethnique en effet, réunit
une population dont les limites géographiques sont lâches, mais
que cohère un Ancêtre commun, souvent totémique, à travers des
mythes de création ou sociogénèses. Il est donc, en ce sens,
aussi, une communauté historique. Et s'il se reconnaît à tra-
vers ces éléments, ceux-ci définissent son identité qui, elle-
même, constituera le fondement de la personnalité de ce groupe.
On perçoit déjà que Identité et Personnalité ne se situent pas
au même plan. Celle-là est une donnée subJectivement appréhendée
dans le temps et dans l'espace, celle-ci est une acquisition
active, un désir d'un nouveau mode d'être, objectivement cons-
truit, à partir du sentiment des données innées qui constituent
l'identité.
Françoise Morin, dans un article intitulé "Identité
ethnique et ethnicité : analyse critique des travaux anglo-
saxons" (1) passe en revue les différentes approches anglo-
saxonnes. Nous en tirerons des éléments de définition. F. Morin
distingue:
- Une approche "primordiale" qui considère l'ethnie
comme une unité culturelle caractérisée par des traits objec-
tifs: la langue, le territoire, et certaines formes d'organi-
sation politique, sociale, économique et religieuse. Cette
unité est une donnée, ainsi
"l'identité ethnique est ( ... ) considérée comme
innée, "primordiale", elle devient pour l'indi-
vidu une identité - groupe fondamental qui se
( 1 )
In Pierre Tap (sous la direction de)
Identités Culturelles et
changements sociau~,
Colloque International ~de Toulouse, Sept. 1979.
Edlt. Privat 1980, coll. "Sciences de l'Homme" (pp. 55-58).
- 11 -
manifeste par un sentiment d'appartenance à
un groupe ethnique" (1)
et l'ethnicité constitue alors, "le caractère et la qualité
d'un groupe ethnique". Bien que F. Morin soit réticente à
l'égard de cette approche, estimée "statique, classificatoire
et figée", il importe de souligner qu'elle recoupe à peu près'
les critères définissant les concepts de nation et de nationa-
lité comme nous le verrons plus loin.
- Nous interprétons la deuxième approche, comme
"idéologique" ; elle met en rapport ethnicité et inégalité. La
revendication ethnique, écrit-elle, na't d'une "frustration
économique" ou d'un partage territorial inégal. En d'autres
termes, l'ethnicité na't de la conscience d'une différence
oppositionnelle à caractère défensif. Ce processus, dont on
pourrait dire d'"ethnisation"
pour emprunter le schéma de
Pierre Tap (2), est la prise de conscience d'une ettlnie "engen-
drée par un colonialisme interne" (3).
- Une autre tendance dite "instrumentaliste", relève
aussi de mobiles idéologiques; elle envisage le groupe ethni-
que comme un "groupe d'intérêt politique" et l'ethnicité comme
une "stratégie adaptative de certains groupes qui utilisent
leur identité pour préserver ou conquérir pouvoir et privilè-
ges" (Bell, 1575, cité par Morin, ibid., p. 56).
Cette troisième tendance semble, à notre interpré-
tation l'inverse de la précédente: la consicence d'une diffé-
rence conçue en termes de supériorité à conserver et à étendre
par des conquêtes
de privilèges ou pouvoirs. On peut, dans
cet ordre d'idées comparer les deux derniers points avec ce que
Marie Eliou appelle "conscience ethnique dérivée"
(4)
définie
0)
1b i d ., p.5 5 •
( 2 )
Ibid., p. 12 : l"'Identisation est le processus par lequel l'auteur
social tend à se différencier, à devenir autonome, à s'affirmer par
la séparation, par opposition à "Identification".
," )
, .1
1bid., p. 56.
( 4 )
Marie Eliou, op. cit., p. 21.
- 12 -
soit comme "réaction" ~ des contradictions "qui ne trouvent
pas d'autres moyens d'expression", soit comme le "résultat de
manipulations idéologiques et de mystifications politiques
intéressées". Marie Eliou en distingue deux aspects: le pre-
mier, correspondant ~ ce que nous avons qualifié d'"idéologi-
que" résulte des inégalités économiques, sociales et culturelles,
coïncident pour des raisons historiques et géographiques avec
des inégalités ethniques. Le second aspect qui se rapproche de
la tendance instrumentaliste est le fait "des politiciens qui
cherchent ~ constituer une clientèle sur la base ethnique pour
accéder au pouvoir et s'y matintenir".
- Enfin la dernière tendance dans le recensement de
F. Morin est dite "situationnelle"
: elle définit l'ethnie ~
partir des frontières que le groupe se donne et qui lui sont
assignées par l'Autre (1) et non ~ partir de contenu culturel.
Ces frontières sont objet de changement selon les situations
historiques, économiques, sociales et politiques. L'ethnie
devient alors "une forme d'organisation sociale qui résulte de
l'interaction des identifications du groupe et de l'environ-
nement" (1).
Ces quatre tendances, à notre sens, sont ~ situer
dans une diachronie; elles nous apparaissent comme des étapes
de l'évolution de la conscience collective: de l'existence
passive (innéisme) à une conception défensive contre l'injus-
tice et l'oppression sociales, puis à une conscience offensive
(conquérante) et enfin, à une conception dynamique et dialec-
tique. Ce sont les étapes mêmes de l'évolution de la conscience
nationale en Afrique: prise de conscience de la différence,
revendication de cette différence, (quête d'identité) et
entreprise de construction de l"'Autre soi-même" collectif, la
nation. C'est cet autre soi-même vers lequel on tend que nous
appelons la personnalité collective.
(1)
Françoise Morin, op. cit., p. 57.
- 13 -
L'évolution du Roman Africain rend curieusement
compte de cette théorie (1). En effet la conscience de la
différence liée à la couleur de la peau est consécutive à la
pénétration coloniale. A la suite de sa défaite par les armes
et de la suprématie du Blanc sur tous les plans, le Noir inter-
prète/son "être-soi", donc son identité originelle comme une
tare. C'est en fait une identité octroyée: le Nègre" a
endossé le masque que le Blanc lui a tendu pour les besoins
de l'idéologie colonialiste"
(1). Et corréla 1ivement, il pose
le Blanc comme l'Image Idéale à atteindre. Cette première
"identisation"
pose déjà un processus personnalitaire : le
vouloir devenir. Mais les contradictions internes du régime
colonial vont amener les colonisés à mettre en cause ce projet
personnalitaire. C'est en somme une prise de conscience active
qui débouche sur la lutte émancipatrice: elle a pour signifi-
cation la revendication de l'être-soi, mais dans des formes
nouvelles: le pouvoir. la puissance politique et économi~
que (2). Nous sommes à une deuxième étape des processus iden-
titaire et personnalitaire. cette fois essentiellement
complément4jres. Ce n'est pas encore la prise de conscience
nationale. mais des positions continentales. (panafricanisme),
voire raciales (pannégrisme).
A partir de 1960. il Y a déplacement des centres
d'intérêt. à plusieurs niveaux. La puissance politique est
acquise; des nations sont créées dont certaines occupent des
positions de leader continental. le Ghana. le Nigéria. le
Sénégal. La lutte s'engage pour le leadership effectif. chaque
nation ayant choisi son modèle socio-économique de développe-
ment. Apparaissent alors les identisations nationales d'une
part. et de l'autre. les aspirations nationales (ou processus
personnalitaire). A un autre niveau. celui de l'ethnie. dont
(1)
Cf. notre étude "Aspects de la colonisation dans le roman
africain d'expression française" in Annales de l'Univer-
sité d'AbidJan. série D. Lettres. 1975. tome 8. p. 252.
(2)
Cf. supra: les analyses de la théorie de Marcien TOWA.
-
---_.., - - - - - - -
- 14 -
les manifestations peuvent être intra - ou transnationales.
A l'intérieur d'une même nation, l'ethnie au pouvoir peut favo-
riser les siens en vue de dominer les autres et provoquer la
prise de conscience ethnique, et les rivalités internes que
l'on sait. C'est de tout cet ensemble que doivent émerger les
nations! africaines. La littérature peut-elle rendre compte de
tous ces aspects ?
A ce stade de notre réflexion, nous pauvons poser
un constat: l'unanimité se fait sur les critères qui fondent
l'ethnie: communauté de territoire, de langue, de culture, de
vie économique, et sentiment d'appartenir à un ensemble mani-
festé surtout dans la langue commune. Mais du fait de l'absence
de contours précis et rigoureux concernant le territoire, du
fait aussi de l'absence d'un pouvoir central, l'ethnie constitue
"une réalité mouvante", selon l'expression de Marie Eliou, par
rapport à la nation. Elle est, écrit-elle encore, une "pré-
nation" ou une "nationalité". Et elle souligne enfin, à Juste
titre, que la conscience ethnique n'est pas du "tribalisme" au
sens négatif de destabilisation stato-nationale, elle est au
contraire un sentiment de solidarité dont la signification doit
tenir compte du contexte et du moment de son éclosion. Tout
compte fait, dans le cas particulier qui nous concerne,
"l'édification nationale à l'intérieur des
nouveaux Etats africains dépend largement des
efforts déployés en vue de la réduction des
disparités existantes" (1) au niveau des
ethnies.
Nous ayons souligné plus haut que les théoriciens,
à l'endroit de l'Occident font procéder la "nationalité" de la
nation, bien que, historiquement, celle-là ait précédé celle-ci,
(1)
Marie Eliou, op. cit., p. 21.
- 15 -
comme en Afrique, sont apparus dans l'ordre, l'ethnie, l'eth-
nicité, la nationalité, l'Etat et la Nation. Ce sont les dif-
férentes étapes de l'évolution de la conscience nationale.
Jean René Surateau qui s'attache à l'étymologie du
mot, définit la nationalité comme une "collectivité ayant une
souche commune" (1), définition qui nous renvoie à l'ethnie ou
à l'ethnicité, comme défini plus haut. Il précise encore que,
le premier emploi du terme date de Mme de Staël (De l'Allemagne)
dans le sens de "ressortissant d'un tel ensemble ou d'un tel
état selon les lois et les coutumes". Il faut attendre le
Second Empire pour rencontrer le terme "nationaliste", dési-
gnant les tenants du principe des nationalités: c'est alors
une idéologie; à la fin du Ige siècle, il désignait les par-
tisans d'une politique nationale comme les générations afri-
caines des Indépendances le réclament pour l'Afrique actuelle.
Au total, l'émergence des nationa1it~s est liée à
une oppression interne ou externe, et donc à une revendication
du droit à la reconnaissance et à l'autonomie, dans le cadre
de l'Occident. En Afrique, ethnicité ou sentiment ethnique pro-
vient d'une oppression interne c'est-à-dire intra ou transter-
ritoria1e ou inter-ethnique, alors que la nationalité - on a
parlé de nationalisme - est liée à l'oppression extra-africaine,
précisément la colonisation occidentale, dont une des variantes
se retrouve dans les conflits inter-étatiques au niveau du
Continent. On voit assez clairement que les concepts d'ethni-
cité, et de nationalité décrivent plus des dispositions, des
aspirations diffuses que des réalités concrètes comme le vou-
draient être Nation et Etat. Ils relèvent davantage du domaine
de l'idéologie. C'est pourquoi, le critère de territorialité
qu'on leur attribue manque de rigueur. Il est davantage l'assise
de la nation et de l'Etat.
(1)
J. R. Surateau, op. cit., p. 10.
- 16 -
2.
La Nation et l'Etat
Deux méthodes peuvent alimenter une réflexion visant
à définir le concept de nation:
l'approche historique, et la
méthode des champs sémantiques. Nous tirerons avantage des deux.
Elle aurait sans doute l'inconvénient ici de procé-
der par sélection, compte tenu de l'abondance des ouvrages
traitant de la question, mais l'on comprendra que notre souci
n'est pas d'étudier la réalité anthropologique que constitue
la nation, en tant que telle, mais d'en saisir le contenu pour
l'appliquer à un autre champ d'investigation: la littérature;
l'exhaustivité n'est donc pas notre préoccupation en ce domaine.
La méthode des champs sémantiques révèle deux pôles
autour desquels oscillent les définitions.
La nation comme réalité métaphysigue, ce sont en
particulier les théories s'inspirant de Renan, qui faisaient de
la nation, "un principe spirituel". Jean R. Surateau cite par
exemple, les théoriciens allemands du XIXe siècle pour qui la
nation est
"une sorte d'être qui s'affirme par l'action
inconsciente d'une force intérieure, un instinct
naturel et populaire qui fait la nation non seu-
lement supérieure à tous les individus, monarques
inclus, mais indépendante de leur vouloir, se
manifeste par la langue, la coutume, et trans-
mis inconsciemment par les mythes, les chansons
populaires et établissent la filière des géné-
rations"
(1).
(1)
Jean R. Surateau, op. cit., p. 12 (c'est nous qui souli-
gnons).
---- - - - - - - - - - - - - - - - -
- 17 -
La langue et la coutume seraient les seules mani-
festations concrètes d'un être intemporel et "autonome" qui
serait la nation, une sorte de donnée ex-nihilo. Dans ces con-
ditions, la nation serait immuable et ce serait un non-sens
que de parler d'une évolution de l'ethnie à la nation.
L'histoire des nations nous prouve le contraire.
- La nation comme réalité sociale, ce sont les
définitions de Lénine et leurs prolongements (1)
"La nation est une communauté humaine, stable,
historiquement constituée, sur la base d'une
communauté de langue, de territoire, de vie
économique et de formation psychique, qui se
traduit dans une communauté de culture".
La nation est donc une communauté strictement déter-
minée
cette définition a l'avantage de l'inscrire dans
l'histoire et dans la culture, mais les contours de la "commu-
nauté de territoire"
dont il est question restent assez flous
et mouvants. Des variantes mettront l'accent sur l'un et l'au-
tre aspects :
Guy Michaud, citant le Robert écrit
"Un groupe humain constituant une communauté
politique établie sur un territoire défini et
personnifié pour une autorité souveraine", et
il complète
"un fait économique" et "un fait de civilisa-
tion"
(2).
La nation apparaît dès lors comme une réalité poli-
tique, économique
et culturelle.
(1)
Marcel Mauss, cité par Marie Eliou, op. cit., p. 41
(c'est nous qui soulignons).
(2)
Cf. note 1, p. 18.
- 18 -
Peter Rupp y ajoute une autre dimension, elle est
idéologique, comprise comme projet utopique ayant pour fonction
de galvaniser les consciences, donc en définitive, un fait
d'abstraction, mais totalement à l'opposé des vues métaphysi-
ques que nous avons notées plus haut.
Ainsi donc, nous pouvons retenir que la nation est
une réalité politique, économique, culturelle, "matériellement
et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à
frontières déterminées"
(1). Le pouvoir central définit l'Etat
qui dans le contexte africain a préexisté à la nation. L'Etat
est le garant de l'intégrité et de la sécurité de la nation.
Qu'il soit fédéral ou non, l'Etat est indissolublement lié à
la nation. La ~ation ainsi définie, l'unanimité se fait sur
cinq critères au moins: la communauté de territoire, de lan-
gue, de vie économique, d'histoire, et de culture. Que valent
ces critères dans le conte~te africain? Marie Eliou analyse
finement ce problème à propos de la République Populaire du
Congo.
La communauté de territoire et de langue pose pro-
blème. En effet les sociétés traditionnelles africaines,
paysannes, avaient des liens sacrés avec la terre; celle-ci
servait de médiation entre les ancêtres et leurs descendants,
et constituait ainsi un facteur d'identité. Mais là aussi la
conquête coloniale a porté un coup: elle a été l'origine de
déplacements massifs de populations, fuyant pour échapper aux
exactions coloniales - thème récurrent dans la production roma-
nesque. Même aUJourd'hui encore, les pouvoirs locaux procèdent
de temps à autl'e, à des transplantations de populations pour
installer des équipements socio-économiques, comme des barrages
hydroélectriques. Tout cela a contribué et contribue encore au
démembrement physique et moral des collectivités territoriales.
En outre, les Etats issus de la colonisation, tra-
cé s sans tenir compte des répartitions ethniques, ont imposé
(1)
Guy Michaud, in Revue Ethnopsychologie, nO 2/3, septembre 1971, p. 155.
- 19 -
d'autres réalités essentiellement politiques. Ce sont ces
Etats qui ambitionnent de "créer" les nations ~ rebours, ~
partir de ces nouvelles réalités.
Il en est de même pour la communauté de langue
c'est la langue du colonisateur, infusée du haut qui prétend
réaliser l'unité linguistique, d'où l'épineux problème presque
cocasse d'une identité nationale d'expression étrangère.
Cependant, reconnaissons que, malgré elle, la colo-
nisation, par l'imposition d'une vie économique commune, et
par l'existence même du régime colonial, a favorisé
et ren-
forcé la prise de conscience et la solidarité des collectivités
locales en tant que groupes opprimés. Au niveau économique, ce
sont surtout "la levée des impôts, la création de l'infra~truc
ture routière, le dirigisme de la production et le développement
de la commercialisation qui ont contribué au brassage des dif-
férents groupes"
(1).
Au niveau de l'Histoire, le régime colonial entendait
couper les populations de leur passé - il Y a réuni en partie -
mais en soumettant ces populations "aux mêmes contraintes et
aux mêmes mépris" (ibid) il a favorisé la formation de la cons-
cience nationale. Les cultures traditionnelles quant ~ elles,
ont résisté, et résistent encore de plus belle (2), et ~ une
autre échelle elles ont constitué le fondement du Panafrica-
nisme.
Ces observations montrent l'existence de "l'élan
nationalitaire"
avant même la constitution des Etats-Nations
actuels qui entraînent - ou vont entraîner - un remodélage
des "nationalitarismes" africains. Ainsi,
(I)
Marie Eliou, op. cit., p. 17.
(2)
De nombreuses études ont été consacrées ~ l'unité cultu-
relle négro-africaine, en particulier celles du Sénégalais
Cheikh Anta Diop.
- 20 -
"La constellation des éléments constitutifs
d'une nation représente donc de la manière
suivante dans le cas des pays africains: la
communauté de territoire ayant pris corps à la
suite du découpage administratif de la puis-
sance coloniale avant d'être cristallisée en
Etats, le facteur de la communauté de langue
n'ayant pas de résonance dans la réalité afri-
caine, ce sont les facteurs de vie économique,
d'histoire, et de culture qui s'articulent
progressivement entre eux prenant appui les
uns sur les autres pour déclencher le proces-
sus de la formation de la conscience nationale,
lequel en retour consolide ces articulations et
renforce le processus intégrateur de ces élé-
ments" (1).
Si la méthode des champs sémantiques nous permet de
définir les bases constitutives de la nation: territoire défini
à l'intérieur de frontières sûres, et garanties par une autorité
stable; communauté de vie économique, d'histoire et de culture,
et dans une moindre mesure, du moins dans les circonstances ac-
tuelles, communauté de langue, l'approche historique insistera
sur le mécanisme de formation des nations.
Elle met l'accent sur le processus de formation des
nations. Pierre Fougeyrollas en esquisse un modèle dans son
ouvrage déjà cité, Pour une France Fédérale.
Selon lui, le devenir humain évolue d'un stade plus
ou moins organisé (la société traditionnelle) vers un stade
élaboré (les sociétés modernes ou nations). Trois étapes Jalon-
nent ce processus.
(1)
Marie Eliou, op. cit., pp. 18-19.
- 21 -
La première est la société traditionnelle dont le
mode d'existence est le peuple. Elle se caractérise par une
culture à la fois pastorale, agricole et artisanale. L'expres-
sion orale y domine. la naissance et la propriété du sol y
fondent les hiérarchies sociales.
La seconde étape correspond à la société moderne,
qui connaît comme mode d'existence la nation. Celle-ci désigne
le type de société industrielle, née à la fin du XVIIe siècle,
et au XVIIIe siècle. Elle se caractérise par le machinisme, la
production industrielle, avec prédominance et extension de mas-
se de l'écriture. Sur le plan économique, la société indus-
trielle est dominée par la bourgeoisie capitaliste, d'où la
dimension marchande, qui postule une ouverture impérative sur
des marchés extérieurs, lui est essentielle.
Enfin le troisième stade, est celui de la société
ultra-moderne admettant des communautés supra-nationales comme
mode d'existence. C'est la société post-industrielle caracté-
risée par l'énergie atomique, électronique, avec des perspec-
tives de domination du cosmos. la société post-industrielle
est le lieu du rôle dominant des moyens de communication de
masse, de l'ascension progressive et généralisée des hommes de
la compétence scientifique et technique.
Au total, "la nation, selon Fougeyrollas, est un
produit du devenir historique, apparaissant avec la modernité
classique et devant disparaître avec elle" (1).
Ceci pose comme postulat que les sociétés africaines
seraient tout de même parvenues à la modernité (stade national)
sans l'intervention de la colonisation occidentale. Et non seu-
lement celle-ci a précipité les choses, mais il s'en trouve
pour proposer aux Africains de faire un saut périlleux.
(1)
Pour une France Fédérale, p. 24.
- 22 -
En effet, selon les analyses de Marie Eliou, Jean
Sanvoisin et Boris Erassov défendent de telles thèses. Pour le
premier, "la libération nationale, ne peut être effective qu'~
l'échelle internationale (1)"
puisque la nation-état, comme
montré dans le processus décrit par Fougeyrollas, a terminé son
rôle historique. Pour le second, le développement des particu-
larismes culturels engendrerait des nationalismes agressifs.
De ce fait, "les nouveaux états"
devraient "faire l'économie de
l'étape nationale dans une perspective universaliste"
(2).
Toute évolution contraire devenant anachronique.
De telles positions se fondent sur une conception
européocentrique des choses. Ici la lente évolution qu'a connue
l'édification nationale jusqu'aux nations-états, et qui a per-
mis de cimenter une identité nationale, ne doit pas obstruer
la possibilité d'édifier a posteriori l'identité culturelle et
nationale des Etats africains ~ partir précisément des Etats
vers les nations. La colonisation impose cette démarche. C'est
pourquoi, dans le cadre africain, nous préférons le terme
Etat-Nation.
On peut effectivement craindre les "nationalismes
agressifs"
dont parle Boris Erassov, compte tenu de la rancoeur
d'hier; c'est pourquoi nous proposons ~ la suite de P. Bonnafé
et de Marie Eliou, de distinguer entre nationalitarisme -
"l'élan positif qui porte en avant les pays du Tiers-Monde vers
le recouvrement de leur dignité"
- et le nationalisme - "dévia-
tion monstrueuse du sentiment national"
(3). Nous nous situerons
dans cette perspective terminologique dans cette étude.
Une dernière question se pose: peut-on appliquer le
schéma de Fougeyrol1as aux sociétés d'Afrique? Le processus
(1)
Cité par M. Eliou, in op. cit., p. 22.
(2)
Marie Eliou, op. cit., p. 22.
(3)
Cité par M. Eliou, in op. cit., p. 28.
- 23 -
d'émergence des nations en cours en Afrique obéit à un schéma
plus comple~e. En effet, il semble, a priori, tomber sous le
sens que l'Afrique a évolué de l'ethnie à la nation en passant
par l'Etat, puisque les naissances juridiques de nos nations
datent de 1960, et qu'avant cette date, les puissances coloni-
satrices avaient déjà délimité ces nations, donc créé les
états. Mais en réalité, c'est vingt à vingt cinq ans plus tard
(et il faudra certainement compter davantage pour certains) que
les nations commencent à prendre naissance, sur l'instigation
du pouvoir central et par son habileté à faire valoir l'unité
nationale. C'est à l'état que revient la tâche de créer la
nation, car les "superstructures étatiques ont été plaquées sur
des structures qui leur ont résisté et qui leur résistent en-
core"
écrit Octave dans Demain l'Afrique (1). Pour réaliser la
nation comme nous l'avons défini plus haut, l'Etat doit, en
plus d'infrastructures socio-économiques unitaires, en plus de
la lutte contre les disparités économiques régionales, créer
une mystique nationalitaire : nous sommes alors dans le domaine
des idéologies, des mythes "galvanisateurs". C'est à ce niveau
que devraient se marquer le plus puissamment et le plus profon-
dément les différenciations entre nos Etats.
Que retenir?
L'ethnie, la nation, l'Etat, sont des réalités
sociales déterminées par un conte~te socio-historique, politi-
que et culturel, avec des fluctuations territoriales dans le
cas de l'ethnie, des frontières sûres et garanties dans le cas
de la nation, l'état détenant les moyens de coercition pour
maintenir et défendre l'intégrité nationale.
ùans le cadre africain, la conscience de la perma-
nence et de l'appartenance communautaires existait, prescrite
dans et par les mythes, les socio-génèses en particulier. Cette
(1)
P.U.F., 1981, collection "Perspectives internationales".
- 24 -
conscience est le sentiment ethnique ou ethnicité, qui se mue
en nationalité, fruit de l'étatisation des colonies européennes
d'Afrique. C'est la prise de conscience d'appartenir à un tel
~nsemble étatique, l'acte d'obédience à une autorité centrale
~ar transfert des pouvoirs ethniques locaux. Il appartient à
l'Etat de transform~r la nationalité, ou ethnicité, en une
nationalité-aspiration - nationale pour aboutir à la nation
sociologique. Notre nropos, c'est de montrer comment la litté-
rature romanesque, domaine de l'imaginaire, appréhende ces
problèmes et permet de bâtir une réflexion. Mais avant de nous
demander comment la littérature peut se prêter comme terrain
d'investigation à ce vaste problème, achevons de définir la
dernière série de nos concepts: Identités et Personnalités
collectives ou nationales.
3.
Identités et Personnalités collectives ou nationales
Cette troisième étape de notre réflexion aurait été
une simple conclusion des analyses précédentes, si nous n'a-
vions noté, dans nos lectures, des attitudes particulièrement
"méfiantes" et négatives d'intellectuels négro-africains et
afro-antillais à l'égard du concept de l "'Identité négro-afri-
caine". Ces attitudes commandent que nous insistions afin de
dissiper toute ambiguïté sur nos propos. Faisons tout d'abord
le point.
Nous ayons en effet noté ayec Fougeyrollas, que les
"traits qui semblent avoir le plus anciennement marqué la vie
d'un peuple" fondent la "personnalité~ de ce peuple. Donc,
c'est une des conditions d'émergence de la personnalité; nous
voyons alors que ces deux concepts ne se situent pas sur le
même plan. L'un est de l'ordre de l'existence, du vécu subjec-
tif, il est un fondement et même un postulat. C'est l'Identité.
Françoise Morin ne dit pas autre chose lorsqu'elle parle
d'"identité ethnique innée" ou même "situationnelle", cette
- 25 -
dernière notion définissant l'identification du groupe ethnique
ou national à l'environnement, celui-ci faisant, à notre sens,
partie des données.
L'autre, la Personnalité est du domaine du conséquent,
du déductif, du devoir-être. Il lui faut pour exister un fonde-
ment préalable. Bref, la Personnalité est une construction
logique. Voilà clairement établies les bases de notre réflexion.
On parlera d'identité collective ou nationale ou de personnalité
collective ou nati(nale selon les cas.
Revenons à présent sur la notion d'identité vue par
des intellectuels négro-africains et afro-antillais. Elle leur
inspire une extrême méfiance au point que le problème ne méri-
terait même pas d'être posé, tirant logique du fait de bon sens
que "celui qui se sent bien dans sa peau ne se préoccupe pas de
se définir".
Manga Bekomo (1), s'interrogeant sur le problème de
l'identité pose que "les sociétés en quite d'identité sont
celles qui ( .•. ) privilégient l'oralité et que parallèlement
les sociétés qui n'ont plus de problème d'identité à conquérir
correspondent à celles où grâce à l'écriture, existe une his-
toire". Dès lors cette répartition recoupe la traditionnelle
opposition "civilisé" et "primitif", ou "monde blanc"
et
"monde noir".
Par ailleurs, toujours selon Bekombo, la persistance
du thème dans la pensée négro-africaine tient à son imprécision·
il sert de justification à tout et au terme des détours de la
phraséologie idéologique (car l'identité est avant tout un pro-
blème idéologique) "le nègre se retrouve toujours ce qu'il est,
c'est-à-dire un Nègre"
(2).
(1)
"Idéologie et langues: le problème de l'identité nègre" in Négritude
traditions et développement, pp. 27-28.
(2)
Ibid., pp. 27-28.
- 26 -
Fabien Eboussi-Boulaga lui emboîte le pas: le
négro-africain n'apporte rien au "rendez-yous du donner et du
recevoir", sinon Mlui-même en tant que nié, en tant qu'il est
en soi dépassé. Ce qu'il a rebaptisé ses valeurs, sa personna-
lité, c'est ce que disent les ethnologuQes depuis toujours ...
Son identité n'est que l'affirmation de soi comme négatif de
l'autre ... Elle est ce qui manque à l'autre, mais il ne s'agit
pas de privation, mais d'une privation de privation, d'une
absence de défaut" (1). En fin de compte, l'identité négro-
africaine est un mangue dont le corrélat positif est l'Occident.
Jean Métellus et Maryse Condé expriment ainsi leur
méfiance
le premier écrit:
"Cette méfiance s'explique en partie parce
que Je suis le descendant des nègres marrons et
que devant des catégories établies, je suis
régulièrement saisi par un réflexe de liber-
té"
(2).
Mais peut-on rester seulement au niveau des réflexes
lorsqu'il s'agit de problème
aussi important que celui de
l'identité?
Et Maryse Condé d'ajouter,
"Dès le départ, il faut le dire, cette notion
nOllS a inspiré une certaine méfiance car il
apparraît très vite qu'elle estle résultat
d'un sentiment de menace"
(3).
(1)
Ibid., p. 31.
(2)
"Identités et idéologies", in Négritude: traditions et
développement, p. 63.
(3)
"Propos sur ~ 'identité culturelle", in ibid., p. 77.
- 27 -
Ces différentes positions qui ont toutes l'air de
réactions épidermiques se fondent essentiellement sur l 'his-
toire des rapports entre le monde noir et le monde blanc. Il
est vrai que, pour justifier les humiliations de toutes sortes
traites esclavagistes, spoliations, etc •.• , le monde blanc a
secrété l'idéologie de l'infériorité du monde nègre. Et l 'his-
toire contemporaine de ce monde: sous-développement endémique,
pauvreté chronique, semble confirmer cette idéologie de l'infé-
riorisation. On comprend dès lors que J. Métellus fasse de
l"'exclusion"
le trait commun des Nègres. Il est exclu
non
seulement de l 'Histoire dont il n'est que l'objet et non le
sUJet, mais aussi exclu
de son "espace de vie". Celui-ci étant
aliéné par une main invisible "sous le couvert d'un despote
local". On voit ici l'allusion à l'impérialisme blanc.
Le point de convergence de tous ces développements,
c'est ~ue le discours sur l'identité est un discours idéologi-
que occidental, et que le Nègre se l'appropriant
ne fait que
"retrouver une identité plaquée occidentale"
(1).
Quel~ues réflexions s'imposent.
Tout d'abord, le problème tel qu'il est posé, sépare
le monde en deux ~locs : noir et blanc. Mais peut-on parler
d'une identité noire, ou pan-négrité, et d'une identité blan-
che? Ce serait aJouter de nouveaux mythes aux anciens. Admet-
tons une autre répartition du ~onde, celle-là socio-économique
le monde pauvre et le monde riche ou développé, nous retrouvons
l'axe Nord-Sud, parlerait-on alors d'une "identité des sous-
développés" et d'une "identité des développés"
? Tous les traits
com~uns ne sont ~as des facteurs d'identité.
Aussi la "panné-
grité"
ne serait qu'un mythe dans la mesure 00 elle définirait
une identité nègre en dehors de tout contexte historique et
(1)
J. Metellus, on. cit., p. 63.
-
28 -
et spatial: l'Histoire - environnement moral - et l'Espace -
environnement physique - contribuent à structurer l'identité
comme vécu subjectif. Du coup, nous définissons une communauté
humaine par son histoire et sa situation géographique. Nous
parlerons donc du Négro-Africain, du Négro-Américain et de
l'Afro-Antillais, trois communautés noires au destin aujour-
d'hui différent.
Une autre insuffisance des approches des auteurs
ci-dessus mentionnés, c'est que, lorsqu'il leur arrive de
référer leur obJet à l'Histoire africaine, ils font naître
l'Afrique à l'époque de la rencontre avec l'Occident, puisque
c'est de là que date l'exclusion des Nègres. Mais que fait-on
de l'Afrique précoloniale ? L'Africain moderne, le "néo-afri-
cain" est le produit d'un long parcours historique: l'Afrique
précoloniale, coloniale et post-indépendante. Nous devons
"rapatrier" cette Histoire et l'assumer. Basil Davidson, qui
n'est pourtant pas Africain, nous en donne remarquablement les
éléments (1).
Par ailleurs, si le thème de l'identité est redon-
dant dans la pensée africaine, il n'est pas l'apanage des seuls
africains. On a parlé de "l'éveil des nationalités"
en Europe
entre 1815 et 1848 (2) et le problème n'a pas fini de se poser
de nos Jours, mais en des termes différents. Hier, c'était la
lutte des peuples contre l'oppression d'autres peuples: aUJour-
d'hui, c'est la lutte pour un "mode d'être"
autre. Comment
expliquer autrement en effet, l'éclosion des mouvements à
tendance "naturiste"
comme le Hippysme entre 1960 et 1970, la
floraison des sectes religieuses, les revendications ethniques
(Bretons, Corses, etc.) sinon par réaction contre une société
d'hyperconsommation,
un matérialisme envahissant et par le
refus de la planétarisation de la culture et des centralismes
stato-politiques ?
(1)
Cf. son livre: L'Mri
XXe siècle: l'éveil et le combat du
nationalisme africaln,
eune Afrlque,
pour
e ltlon fran-
çaise). On ne peut nullement soupçonner ce livre d'européocentrisme.
(2)
Jean René Surateau, op. cit., chap. III.
- 29 -
Cette l'notion"
d'identité est effectivement "le
résultat d'un sentiment de menace", une menace ~ l'intégrité
de l'être individuel ou social. Le Négro-africain n'y a pas
échappé; sa situation est même plus complexe.
On le' voit, l'identité est au coeur même d'une pro-
blématique existentielle. On ne peut l'éluder, car les indivi-
dus comme les groupes sont en "perpétuel devenir"
sans se renier
(sauf situation pathologique). Pourquoi le négro-africain de
cette fin de XXe siècle ne se dépasserait-il pas tout en res-
tant fidèle ~ lui-même? Devrais-Je revenir sur la distinction
de G. Devereux: l'identité collective comme "postulat d'exis-
tence" et la personnalité collective comme "schéma conceptuel",
construit ~ partir des données culturelles? Fidélité ~ soi et
dépassement correspondent ~ notre schéma: identité et person-
nalité. Ce n'est pas d'une mise entre
parenthèses de l'histoire
qu'il s'agit, mais ~ la fois d'une assomption et d'une subsomp-
tion de cette histoire. Notre problème justement, est de savoir
comment se situent les écrivains par rapport ~ cette exigence
du négro-africain moderne pour élaborer son être-soi dans sa
contemporanéité, c'est-~-dire, comment subvertir l'Histoire
pour co nj ur e r la "menace" ? Les réflexions de ~'arcien Towa sont
ici éclairantes (1), et corroborent le sens que nous donnons au
concept de personnalité.
La première expérience du colonisé, explique M. Towa,
après l'effondrement de son univers, a été "l'éblouissement par
le monde occidental aperçu dans l'éclat aveuglant de sa vic-
toire" (2) ; dès lors son unique aspiration était de "s'échapper
de son monde vaincu et dévalué et de se Jeter les yeux fermés
dans le nouvel univers (3) ; c'est le temps de l'assimilation
ou quête de l 'Occidentalité. Ensuite, après que son regard se
fut exercé, le Nègre comprit que de "toute manière, l'occident
(1)
roblématique
co
e vue •
(2)
Ibid., p. 23 cf. aussi infra, l'analyse des processus identitaire et
personnalitaire chez les écrivains de la 1ère génération.
(3)
Ibid., p. 24.
-
30 -
l'excluait absolument"
(1), d'oD son retour sur l'ui-même
pour "constituer ou reconstituer son propre monde fondé sur
ses propres valeurs" (1). C'est la négritude. Ni 1~ permière
attitude, ni la seconde ne posent le problème de fond, à savoir
la prise en charge de soi par soi. La négritude a été un rép1i
de fuite.
Nous nous trouvons ainsi devant deux attitudes toutes
aussi inefficaces: celle qui définit
le nègre par une "néga-
tivité absolue" - elle est inopérante -,l'autre, et c'est la
négritude prolongée par l'ethno-phi10sophie, celle qui se fonde
sur "la revendication d'une dignité anthropologique propre"
(2).
Cette revendication, positive à l'origine, a débouché sur
l'exigence du droit à "l'initiative historique". Et depuis les
conditions ont changé: nous avons acquis formellement le droit
d'être nous-mêmes. Il nous faut donc une nouvelle problématique.
Elle doit partir de nos aspirations actuelles. Ici la Négritude
a été impuissante.
Or ces aspirations sont claires: participer pleine-
ment à la maîtrise de notre destin, et à celle du destin du
monde (effacer notre exclusion). A cela un préalable: Jauger
et évaluer nos capacités et nos possibilités. D'oD la question
pourquoi avons-nous été vaincus par l'Europe? Par ce que nous
étions faibles, parce que
nos
sociétés,
nos
cul-
tures permettaient cette intrusion. (3). Le seul moyen donc pour
faire échec à l'Europe, c'est de devenir aussi forts qu'elle,
de nous approprier son "secret"
(4). Contrairement à ce qu'on
peut penser, cette attitude exige de nous un retour sur nous-
mêmes, mais un "retour révolutionnaire", c'est-à-dire une
transformation radicale de notre passé en vue de réajuster le
(1)
Ibid"
p. 24.
(2)
N'Daw, cité par Towa, p. 35.
(3)
C'est ce que disait la Grande Royale à Samba Dia110, L'Aventure Am-
bi~y~ de Cheikh Hamidou Kane. C'est certainement dans ce même sens
qu l
faut comprendre l'incompréhension entre les deux personnages
d'Aké Loba, dans Kocumbo l'étudiant noir: Kocumbo, l'Africain, tra-
vaille à l'acquisltion des technlques occidentales dont veut le dis-
suader Denise, personnage européen, militante communiste pour qui la
machine asservit l'homme.
(4)
Marcien Towa, op. cit., p. 40.
- 31
présent et envisager l'avenir en fonction de nos aspirations
actuelles. Nous sommes donc obligés, à terme, de prendre en
compte notre passé et de l'assumer.
"La volonté d'être nous-mêmes, d'assumer notre
destin, écrit Marcien Towa, nou~ accule finale-
ment à la nécessité de nous transformer en pro-
fondeur, de nier notre être intime pour devenir
l'autre" (1).
Car en nous emparant du "secret" de l'Occident, nous
aquerons les moyens de notre libération, mais à condition de ne
pas prendre ce "secret" comme une "recette", ni comme une "ad-
dition". Cette appropriation "implique que la culture indigène
soit révolutionnée de fond en comble, elle implique une rupture
avec cette culture, avec notre passé, c'est-à-dire avec nous-
mêmes"
(2). Oans une telle perspective, nous passons de l "'ex-
clusion"
~ l'intégration, d'obJet de l 'histoire à sujet de
l'Histoire. C'est dans une telle perspective qu'il faut envi-
sager la construction d'une personnalité négro-africaine.
Il est vrai que les expressions que nous empruntons
à Marcien Towa peuvent inquiéter: est-ce en se niant soi-même
qu'on peut se construire une personnalité?
Certainement
pas.
Nous accordons aux expressions "révutionner la culture indi-
gène", "rompre avec cette culture, avec nous-mêmes", le sens
d'un retour dialectique sur son passé pour le renouveler dans
un nouveau proJet. En d'autres termes, refuser notre "être
actuel" comme définitif, pour le remettre en cause de façon
perpétuelle en tenant compte des composantes de toute notre
histoire. C'est cette incessante construction qu'est la per-
sonnalité dont nous envisageons de saisir l'image à travers la
littérature romanesque.
(1)
Le Malien, Yambo Ouologuem dans son roman Le devoir de violence
(Seuil, 1968)
le démontre justement.
(2)
Ibid., p. 48. Oans l'esprit de ~. Towa, l'Occident ne signifie pas
l'Ouest (= le monde capitaliste),
l'Europe technicienne, indus-
trielle, mais progressiste et révolutionnaire. L'avance technologique
est la même à l'Ouest comme à l'Est, mais son application selon le
modèle socialiste, tel est le choix de Towa.
-
32 -
NouS avons longuement insisté sur l'ouvrage de
Marcien Towa. parce qu'il apporte un éclairage décisif à la
problématique de l'identité et de la personnalité négro-afri-
caines, Car nous prétendons que notre identité ne saurait se
réduire à l'exclusion. Si celle-ci a pu exister. elle n'est JUs-
ticiable que d'une infime partie de l'Histoire africaine. Elle
est aussi le signe de notre "faiblesse" d'antan. L'Africain
moderne doit rélever le défi sans se renier: en effet. si notre
quête révolutionnaire nous rend semblables à l'Occident techni-
cien. écrit Marcien Towa. "en un sens plus fondamental. nous
devenons semblables à nos ancêtres en redevenant comme ils
durent l'être aux hautes époques de leur histoire. créateurs et
libres"
(l).
Le problème de l'identité négro-africain mérite
donc d'être posé. Pour notre part. nous avons choisi de le poser
au niveau de la création littéraire.
Reste à présent à délimiter notre champ d'investi-
gation.
II -
LE CORPUS
Le sUJet est explicite à cet égard: c'est la litté-
rature romanesque qui
nous servira de champ d'investigation. Et
nous entendons déJà comme une inJonction nous disqualifiant:
"
il existe une civilisation noire qu'il
s'agit d'éveiller à ses dimensions et à ses
responsabilités modernes. Sa conscience pro-
fonde gît. pour l'instant. dans la vie humble
des communautés de base (rurales et urbaines).
,gavantage que dans les oeuvres exceptionnelles
créées. à titre individuel. par les talents et
(1)
Marcien Tow a , op. cit •• p. 48.
- 33 -
la science certaine de nos écrivains et
artistes, de nos chercheurs et leaders poli-
tiques occidentalisés"
(1).
Première
question: le roman fait-il partie de
ces créations "~ titre individuel" ? Donc des écrivains comme
Bernard Dadié, Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Cheikh Hamidou
Kane, Ahmadou Kourouma, ne peuvent pas exprimer les civilisa-
tions africaines. C'est du coup affirmer:
1) que la civilisation africaine est figée; elle
dort assoupie et immuable dans les couches abyssales de la
Tradition!
2) que les créateurs "modernes" ont subi une né t a-
morphose telle qu'ils n'ont plus rien de commun avec leur
peuple. Mais alors quelles "civilisations leur demande-t-on
de produire"
? (2).
De telles affirmations méconnaissent la spécificité
de la création artistique, et en particulier de la création
littéraire en raison de ses niveaux de lectures multiples.
Dans l'oeuvre romanesque par exemple,
les questions se posent
de savoir:
1 - si celui qui dit "je" est celui qui écrit,
2 - si celui qui dit "Je" est un "être individuel",
propre ~ l'individu, en l 'occurrence ~ l'auteur;
3 - si l'oeuvre est "individuelle" parce qu'elle
appartient en propre ~ son auteur, qui perçoit des droits d'au-
teur, ou seulement individualiste parce que posant des problè-
mes singuliers.
(1)
"Pour une renaissance de la civilisation noire", in Identité culturelle
négro-africaine, II, Revue Présence Africaine, n° 997100.
(2)
Tel fut le titre d'un colloque: Le critique africain et son peuple
comme producteur de civilisation, Yaoulldé
16-20 Avril 1973.
-
34 -
D'hier à aUJourd'hui, la civilisation africaine a
parcouru du chemin. Celui-ci fait désormais partie de ses
acquis, du patrimoine culturel de l'Africain moderne. Le regard
que celui-ci, même pétri de culture occidentale porte sur
l'Afrique est le résultat d'un contact de cultures. Cela est
aussi une dimension actuelle de la culture africaine. Mongo Béti
lui-même ne pense pas autrement; il écrit
"Le propre de la tradition, est, à l'évidence,
de mourir de mort violente ou de mort naturelle,
et de faire place à une tradition nouvelle.
C'est la loi de la vie; c'est le bons sens
même" (1).
Et il aJoute: "la prétention d'appréhender à travers les tra-
ditions, (l'être africain), sa vérité intime et définitive, est
un non-sens"
(1).
Par
ailleurs, nous aurons l'occasion de montrer que
la figuration romanesque n'est pas celle de l'individualité de
l'auteur: l'oeuvre est touJours un rapport à la société; le
"Je"
de la fiction peut donc avoir une valeur collective. Il
s'agit de savoir lire dans les "interstices" d'un texte, cela,
nous le montrerons aussi. Pour l'heure, contentons-nous d'af-
firmer que la littérature est Justiciable d'une investigation
de l'ordre de ce qui nous préoccupe. Nous nous interregerons
sur l'étendue de ce champ d'investigation.
Le roman ouest-africain francophone, l'exemple de la
Guinée et de la Côte d'Ivoire. Il s'a~it d'un espace géographi-
que, l'ex-AOF, une unité géo-politique définie par l'ex-coloni-
sateur, dont le destin n'est nullement différent, dans le cadre
colonial, de celui de l'ex-AEF.
(1)
Mongo Béti, "Identité et Tradition" in Négritude
tradi-
tions et développement, p. Il.
-
35 -
La Guinée et la Côte d'Ivoire font partie de la
grande région géographique dite Afrique Occidentale humide.
Le climat et la végétation les rapprochent. On y trouve sen-
siblement les mêmes cultures, tant vivrières que d'exportation.
La Basse Guinée, comme le cordon littoral ivoirien, est bordée
de zones marécageuses à mangrove. Mais le paysage varié et dif-
férencié de la Guinée: plaines côtières, massifs montagneux
tourmentés,
hauts plateaux couverts de savanes, "découpés par
le Niger et ses affluents", la grande forêt équatoriale du Sud-
est - fait de la Guinée une image réduite de l'Afrique que les
écrivains évoquent avec fierté. L'historien n'écrit-il pas?
"un pays carrefour, réunissant des fractions
de paysages différenciés qui s'étendent ail-
leurs de façon uniforme, elle y gagne une
diversité d'aptitude et de ressources naturel-
les" (1).
Conakry, la capitale, à "l'extrémité de la presqu'île
de Kaloum offre un spectacle impressionnant avec ses immenses
estuaires, aux chenaux inombrables" (1). Le Fouta-Djalon, "aux
transitions impressionnantes, cascades et chutes d'eau",consti-
tue, écrit encore l 'historien "le château d'où partent les
grands fleuves africains: Gambie, Sénégal, Bafing, Niger"
(1).
On aurait dit que l 'historien a puisé ces phrases dans l'Imagi-
naire romanesque, tant celui-ci est tributaire de l'environnement
soci~l. En effet, le pittoresque du paysage, résumé de celui du
continent, l 'hydrographie exceptionnellement fournie,
"châteaux
d'eau"
de l'Afrique, et les immenses potentialités du sous-sol,
ont dû donner à la Guinée, un moment, le sentiment d'une voca-
tion inter-africaine, voire internationale. Samory dont le
Président Sékou Touré se réclamera plus tard n'est-il pas d'une
de ces ethnies. L'Histoire n'y a-t-il pas inscrit, comme l'écrit
(1)
Ibrahima BABA KANE, Sékou Touré, le héros et le tyran,
Paris, Edit. Jeune Afrlque, collection "Destln", pp. 12-13.
- 36 -
le romancier "les gloires immarcessibles de l'armée samo-
ryenne" ? (1). Les grands héros de la "Race Noire"
(sic) :
Lat Dior, El Hadj Omar, Alpha Yaya et Soundjata n'en sont-ils
pas les ancêtres? (2).
La restriction voudrait répondre à un souci !d'effi-
cacité méthodologique; en effet notre démarche empruntant au
formalisme pose l'oeuvre littéraire considérée comme un système
de signes à décoder suivant une approche objective. A cet égard,
notre corpus est encore trop important (plus d'une quarantaine
d'oeuvres !) et nous obligera à d'autres aménagements de la
méthode le moment venu.
Efficacité méthodologique,soit
mais pourquoi né-
cessairement la Côte d'Ivoire et la Guinée? En plus des rai-
sons affectives évidentes (pour la Côte d'Ivoire), il faut
retenir des raisons essentiellement historico-idéologiques. On
est aujourd'hui habitué à la division de l'Afrique en "Modérés"
et "Révolutionnaires". La Côte d'Ivoire et la Guinée dans le
cadre de l'Afrique noire francophone de l'ouest, nous ont paru
représenter les extrêmes des deux camps. Cette distinction prend
ses sources dans les débuts des nationalismes africains.
En effet, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale,
précisément après la défaite française au Vietnam et la recon-
naissance de l'indépendance au Maroc et à la Tunisie (1956) le
mouvement nationaliste se divise à partir d'une idée d'un de
leurs prédécesseurs de 1935, le Malien Tiémoko Garan Kouyaté (3)
qui proposait un régime fédéral dont la France serait la nation-
guide; chaque colonie africaine devenant un "dominion" autonome
et indépendant, et tous les indigènes,des citoyens français et
de "dominion" (4).
(1) \\Paralako, cp , cit., n. 15.
(2)
Ibid., p. 16.
(3)
Ils étaient en réalité trois: Kodjo Tovalou Huénou (Bénin) Lamine
Senghor (Sénégal) et Tiémoko-Garan Kouyaté, cf. Basil Davidson, op.
cit., pp. 190 et suivantes.
(4 )
Ibid., p. 259.
- 37 -
La première tendance, dont la Côte d'Ivoire, était
en faveur d'une autonomie interne, pouvant devenir indépendance
au sein de l'Union Française. C'était la solution dite fédéra-
lis te.
La deuxième tendance, de loin la plus dominante,
réclamait une autonomie interne de tous les territoires dans
deux fédérations autonomes: les huit territoires de l'AOF, et
les quatre territoires de l'AEF. Ces fédérations pourraient
faire partie de l'Union Française ou non selon l'évolution des
choses; cette tendance réunissait les radicaux du R.D.A. dont
Sékou Touré de Guinée (1).
Lorsque le Général de Gaulle, voulant couper l'herbe
sous les pieds aux leaders radicaux, proposa un référendum dont
les choix portaient sur une "association"
avec la France dans
le cadre d'une communauté franco-africaine, ou une "indépen-
dance totale", étant entendu que dans ce dernier cas, toute
assistance française devrait cesser. Seule la Guinée prit le
risque de dire "non" a la communauté française. Le fossé se
creusa encore davantage entre les états restés dans le giron
français, en particulier les inconditionnels comme la Côte
d'Ivoire, et les autres dont la Guinée. Une guerre des ondes
très sévères opposa la Côte d'Ivoire et la Guinée dans les
premières années des indépendances.
En 1961, les deux pays se retrouvent encore dans la
dichotonomie "progressistes" - "réactionnaires"
: d'un côté
le Groupe de Casablanca, dit progressiste, et de l'autre, le
Groupe de Monrovia dont la Côte d'Ivoire. C'est pourquoi nous
p~nsons que dans une étude comparative de la personnalité
nationale, les différences, si elles existent devraient être
plus marquées entre ces deux pays, ce qui en Justifie le choix.
(1)
Les autres étaient: Djibo Bakary (Niger) affilié au PRA
de Senghor; et Barthélemy Boganda (Tchad).
-
38 -
Enfin une dernière question, relative au corpus,
est celle de la tranche historique. Nous avons choisi la
période des indépendances historiquement comprise entre 1960
et 1980. Mais à cause de la Guinée indépendante en 1958, nous
partirons de cette date. Cela fait 24 ans de production roma-
nesque, Cette tranche historique devrait être Justiciable d'une
problématique autre que celle qui part de 1945 à 1958. En
effet, en 1945 et 1948, la problématique nationalitaire se
posait en termes de libération politique; de 1958 à aUJour-
d'hui, elle se pose en termes de (re)-construction nationale.
Un premier bilan de cette politique de (re)-cons-
truction, aux plans économique, politique
et culturel est
intervenu en 1970 dans un numéro spécial de la Revue Présence
Africaine (1). Les années suivantes ont été, ou auraient dû
être celles d'une éventuelle réorientation, ou d'une exhorta-
tion à la poursuite des voies tracées à la lumière du premier
bilan. De toute manière, celui-ci a omis d'envisager les tenta-
tives de spécification au niveau des Etats-Nations. Il s'est
borné à examiner quantitativement les aspects négatifs et
positifs. Nous voulons approfondir la réflexion en élargissant
l'éventail et en nous limitant à un aspect particulier, la
littérature romanesque.
Une question demeure:
la périodisation littéraire
ne suit pas celle de 1 'Histoire; sur quelle base faisons-nous
correspondre un ensemble d'oeuvres à une tranche historique?
Le seul critère obJectif dont nous disposons est la date de
parution des oeuvres. C'est à la lecture des textes que l'on
pourra distinguer la période couverte (dans le passé ou dans
l'avenir) par les récits. Cette période ou "amplitude" nous
permettra de définir le champ-historique et géographique - des
oeuvres, et par conséquent d'en déterminer les "perspectives"
dominantes.
(1)
Réflexions sur la première décennie des indépendances, n° spécial,
3ème trim.
1971.
-
39 -
Il reste à savoir de quelle manière nous allons
aborder les oeuvres pour mener à bien l'investigation dans
le champ défini.
III -
QUESTIONS DE METHODE
L'identité, est nous le répétons, ce qui se révèle
comme étant le même. Or la conscience de la permanence, du
même, ou de la fidélité à soi ne peut se saisir que dans la
culture au sens le plus large. C'est cela que nous avons
appelé Identité. Son état présent, constaté dans l'histoire
des peuples permet de construire un modèle pouvant finurer
son état à venir. C'est ce dernier état que nous avons appelé
Personnalité. Elle est un construit, un "devoir-être". Iden-
tité et Personnalité inter-agissent ainsi l'une sur l'autre.
La première postule la seconde et celle-ci, pour être, retro-
agit sur l'autre. C'est une interaction dynamique.
Méthodologiquement, nous adopterons
la démarche de
F. Eboussi-Boulaga en inversant les termes:
la notion d'iden-
tité, d'un point vue pratique, recouvre deux dimensions. La
première, c'est l'expérience vécue de la culture et la seconde,
le modèle qui en résulte et qui permet de prévoir les réactions
de la collectivité qui participe de la culture. Du point de vue
épistémologique, ces deux dimensions recouvrent les concepts
d'Identité et de Personnalité. Ils définissent des perspectives,
base de notre approche. C'est pourquoi nous retiendrons l'ex-
pression "méthodologie à visées".
1.
Vers une méthodologie
Nous avons déjà fait remarquer que les études psycho-
sociales, dans leur grande maJorité, établissent une égalité
entre Identité collective et Personnalité, par conséquent, les
méthodologies proposées tiennent compte de cet état de choses.
Cependant, ces mêmes études semblent privilégier deux volets
- 40 -
distincts dans l'approche de cette même réalité: "Identité".
Nous y avons décélé trois "visées", désignant ainsi les pers-
pectives adoptées par le chercheur, ou l'écrivain-créateur par
rapport à l'histoire. Nous distinguons donc, des visées
retrospective, ,retroprospective et prospective.
Ainsi nous entendons par démarche à visée retrospec-
tive, celles qui orientent le chercheur dans le passé des
peuples, dans leur histoire pour en déterminer des substrats
culturels. D'autres démarches postulent à la fois deux pola-
rités : le passé et l'avenir. Elles font inférer l'avenir de
l'analyse du passé; établissement des faits d'une part, et
conceptualisation de l'autre. C'est cette bipolarité que nous
qualifions de retroprospective. Quant à la prospective, elle
est une variante de la proJection. Celle-ci procède d'un méca-
nisme intellectuel: le chercheur à partir de certains
indices
de la conscience des peuples, proJette dans le futur des états
possibles de cette conscience des peuples. La frontière entre
projection et prospective est mince, il est vrai, mais nous
réservons le premier à l'attitude du chercheur, élaboration
consciente et calculée, et le second à celle de l'écrivain,
créateur de proJets utopiques. Il procède par "transduc-
tion"
(1), pour utiliser le terme d'Henri Lefèbvre, par oppo-
sition à l'opération déductive du scientifique.
Philippe J. Bernard, dans son article "Les traits de
culture nationaux dans la perspective sociale"
(2) propose de
partir d'une observation singulière des comportements collec-
tifs de groupes d'individus, pour ensuite extrapoler avec
prudence à un groupe plus large, la nation par exemple. Cette
(1)
Henri Lefèbvre, La Révolution urbaine, Idée/Gallimard
1979, p. 12.
(2)
In Guy Michaud, Identités culturelles et relations inter-culturelles
Ed. Complexe 1978, p. 91.
- 41 -
approche dite "segmentaire" (1) ne va pas sans problème. Mais
par son aspect retrospectif qui la porte sur des productions
culturelles acquises, elle permettrait l'étude des identités
collectives, car les comportements ainsi observés relèvent de
l'expérience vécue de la culture. Soulignons cependant les
difficultés dont il a d'ailleurs conscience: l'extrapolation
des caractéristiques d'individus ou de groupes d'individus à
un ensemble plus vaste, est pour le moins abusive, surtout
relativement au contexte africain. Quel cadre pourrait-il servir
de terrain d'expérimentation initiale? Les caractéristiques
d'une collectivité urbaine par exemple ne peuvent être éten-
dues à une collectivité nationale ou stato-nationale entière.
Le cadre ethnique non plus, car les états-nations africains
sont des groupements d'ethnies dont les différentiations cul-
turelles peuvent dans certains cas être très marquées: cette
méthode permet donc l'étude de l'identité collective d'un
ensemble donné et précis: les Bété, les Baoulé, etc ••• mais
non de l'état-nation.
Le concept de "l'aire de civilisation" suggérée par
Marcel Mauss permet de contourner la difficulté, il fonde une
double visée, rétrospective et prospective.
Marcel Mauss écrit en effet que "une civilisation
constitue une sorte de milieu moral dans lequel sont plongées
un certain nombre de nations et dont chaque culture nationale
n'est qu'une forme particulière" (2), qui implique une démarche
à deux temps
:
(1)
Otto Klineberg, .Psychologie sociale, P.U.F., 1967, p.
(2)
Cité par Philippe Jo Bernard, op. cit., p. 91.
-
42 -
D'abord, prendre pour unité de base, chacune des
aires culturelles nationales, et dégager les caractéristiques
sociales de chacune d'elles, ce que dit explicitement Mauss;
mais pour tenir compte du caractère particulier de la formation
des nations en Afrique, on peut envisager de mesurer ensuite,
l'impact des interrelations culturelles de ces aires d'une part,
et de l'autre, l'impact des mots d'ordre venus "d'en haut" sur
chacune d'elles. De fait,
les pouvoirs publics installés dès
la "naissance Juridique" des nations africaines, "créent" en
amont, des aspirations (des modèles exogènes) en direction des
collectivités ethnico-culturelles, lesquelles, par leur adhé-
sion à ces aspirations, à ces modèles, amorcent en leur direc-
tion, une identification. Par là-même, les pouvoirs publics
Jouent un rôle de niveleur socio-culturel dont il faut tenir
compte. Ces modèles, visant essentiellement à "remplir"
le
cadre tracé par la nouvelle nation constituée par le discours
politique sont de nouvelles idéologies ou mythes modernes (1)
constitutifs des personnalités nationales africaines. L'adhé-
sion à ces nouvelles idéologies et aux modèles socio-économiques
qu'elles impliquent ("Capitalisme Libéral") en Côte d'Ivoire,
"Socialisme Révolutionnaire"
en Guinée) créent de nouveaux
modes de consommation et de rapports sociaux et partant, de
nouveaux modes d'être. On observera donc, pour une étude des
Identités et Personnalités nationales, une interaction verti-
cale: Collectivités/Pouvoirs Publics; et une interaction
horizontale (transculturelle) : d'une aire culturelle à une
autre. Ces différentes interactions génèrent des identités
nouvelles qui postulent des personnalités nationales.
Dans cet ordre d'idées, on peut concevoir un modèle
imagologique, au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire une
(1)
Cf. R. Barthes, Mytholo1ies et aussi Cl. Abastado, Mythes et rituels
de l'écriture, Ed. Comp exe, 1979. C'est ce que les auteurs de Demain
l'Afrique (P.U.F. 1981) appellent "la mystique nationaliste" p. 47.
- 43 -
approche fondée ~ur des "images" comprises comme les attitudes
et les stéréotypes véhiculées par les faits de culture, comme
le souligne Jean Stoetze1 en proposant l'étude de :
"la langue, la religion, ..• les oeuvres littérai-
res et artistiques, la vie quotidienne, la vie politique,
l'histoire, ainsi que les représentations entretenues par les
hommes sur le passé et l'éventuelle mission de leur nation"
(1).
En clair l'auteur suggère l'analyse des faits de culture ins-
crits dans le temps, le passé et le présent de la collectivité
considérée; ce qui
la détermine et à travers quoi elle se
reconnaît:
la langue, la religion, les oeuvres littéraires et
artistiques, la vie quotidienne, la vie politique, 1 'histoire.
Il suggère également l'analyse des attitudes et comportements:
représentations (opinions, préJugés stéréotypes) que la société
entretient sur elle-même, relativement à son passé.
Le tout est complété par une vision prospective
la mission dont cette société se croit chargée lui donne prise
sur le milieu, et partant sur l'avenir; on peut induire une
image prédictive. Cette orientation définit la personnalité
collective.
Décrire les Identités et les Personnalités collec-
tives reviendrait donc à procéder comme par enquête sur le
terrain de l'ensemble sociéta1. Une telle démarche ne convient
pas à notre obJet. D'abord parce que nous n'étudions pas le
système sociéta1, mais un aspect du sous-système culturel;
ensuite parce que notre terrain d'étude est le texte littéraire.
Il est vrai aussi que le récit romanesque est essen-
tiellement représentation, mais ce terme ne recouvre pas le
(1)
Cité par P. Fougeyrollas, dans Pour une France Fédérale, p. 43.
- 44 -
même sens chez les psychosocio1ogues et les théoriciens de la
littérature. Ceux-là saisissent la représentation dans une
situation de stimuli-réponses: l'enquêté, placé en situation
de psychodrame, répond à des questions qui servent à construire
des représentations qu'on pourrait appeler directes. Il en est
tout autrement de la littérature. La représentation littéraire
est d'abord un texte c'est-à-dire un système de signes dont le
fonctionnement doit conduire à un sens. C'est à ce niveau
second qu'on dénote les représentations. Elles sont donc média-
tisées par l'imaginaire: elles requièrent un traitement spé-
cifiqueo
Que nous proposent les méthodologies à visées
prospectives?
C'est le deuxième volet de la démarche proposée par
Philippe J. Bernard dans l'article déJà cité et qu'il appelle
la "méthode des scénarios". "Elle consiste à recenser tout
d'abord quelques grandes caractéristi~ues de la société étudiée,
par exemple si l'on s'attache aux modes de vie, à relever le
niveau technique atteint, les habitudes de consommation, les
attitudes et valeurs en l'honneur et les rapports entre groupes
sociaux; on examinera ensuite comment ces différents états
pourraient se modifier compte tenu des tendances de l'évolution
à la fois internationale et nationale"
(1).
Il s'agit d'une projection dans l'avenir et non d'une
construction imaginaire de l'avenir comme pourrait le faire une
représentation littéraire prospective. D'où qu'on aborde l'étude
de la personnalité nationale, les modèles disponibles nous
(1)
Philippe J. Bernard, op. cit.n pp. 105-106.
- 45 -
situent sur des terrains "concrets"
de la réalité sociale.
Force nous est donc de procéder par analogie après les aména-
gements nécessaires pour une application efficiente à notre
objet, la littérature.
IV -
PERSONNALITE COLLECTIVE ET LITTERATURE
POUR UN MODELE
THEORIQUE.
On aura compris que les procédures d'investigation
jusqu'alors analysées nous pal cent dans la situation d'un cher-
cheur sur "un terrain physique"
: il dispose d'un questionnaire
ou d'un canevas directeur préétabli et évolue dans un milieu
physique humain et moral. Telle n'est pas notre situation.
Notre "terrain", c'est le livre, couvert de signes graphiques
d'un bout à l'autre, agencés d'une certaine manière pour pro-
duire une signification, C'est le texte littéraire. Si
l'objet
en est matériel
(le livre, l'écriture), il est amoral. Il est
non-humain (je ne dis pas inhumain) ; il est non-physique,
c'est-à-dire qu'il ne comporte pas de reliefs, ni de climats,
ni de végétation.
Il n'est rien de tout cela, mais le figure à
travers les signes. C'est par métaphore, ou mieux par analogie
que le langage critique utilise ces termes.
Il est vrai qu'il se trouve des critiques littérai-
res pour s'installer dans ces situations de "reporter journa-
listique"
vis-à-vis du texte; cela tient à une longue tradition
qui pose une adéquation entre l'oeuvre et l'auteur d'une part,
et de l'autre, présente l'oeuvre comme un reflet, une "photo-
graphie"
du réel, lorsque l'acte d'écrire n'est pas présenté
comme une "fureur" d émo ni aque (1).
Mais aUJourd'hui, les approches formalistes sont
assez répandues grâce aux ressources de la linguistique. Elles
(1)
Emilien Carassus, "Recherche et fuite de l'Identité dans l'écriture"
in Identités collectives et changements sociaux, op, cit., p. 389.
- 46 -
ont prouvé leur efficacité dans la mesure où elles permettent
de traiter le discours littéraire obJectivement: elles retien-
dront prioritairement notre attention. Cependant, force est
d'admettre que notre obJet nous oblige à un certain éclectisme
la recherche de l'originalité formelle, des tentatives de se
libérer des poncifs de la littérature classique, ne doit ~as
occulter le désir chez nos écrivains d'exprimer un contenu nou-
veau, le tout devant conduire à une représentation et à une
auto-représentation nouvelles. Nous ne devons pas oublier, dans
une troisième articulation, de restituer les textes à leurs
contextes, car in fine, nous devrons poser le problème de la
relation entre les conditions sociales et la signification lit-
téraire. Nous pensons en effet que la création littéraire est
une réponse irréelle à une situation sociale réelle: elle
incite l'écrivain à produire une histoire, un récit par lequel
il crée un univers de substitution au monde réel. Cet univers
de substitution a pour fonction d'occul~r ou de déformer la
réalité. L'écrivain vise tout simplement à donner au sUJet, non
pas une "satisfaction pleine et entière", mais il "figure un
accomplissement de la satisfaction". C'est ce que Claude
Abastado appelle une "représentation fantasmée" ou Mythe (1).
Telle nous paraît être une définition
on ne peut plus claire
du récit romanesque. Il est une obJectivation fantasmée de la
réalité collective, en tant que représentation de l'Histoire
sociétale. Ce qui explique l'apparence de réel dont il fait
montre, illusion réaliste responsable de tant de méprises de
de lecture. Cette apparence du réel est en fait un simple iso-
morphisme structurel. En tant que récit collectif, le roman est
inscrit dans le temps et l'espace, il y a donc de toute évidence
un rapport d'homologie entre le terrain du psychosociologue et
celui du lecteur, ici le livre; ce dernier, par conséquent est
Justiciable d'un modèle analogique.
(1) Mythes et rituels de l'écriture, Edit. Complexe, 1979, p. 17.
- 47 -
Ces considérations fondent notre hypothèse
maJeure; les récits romanesques africains modernes, d'une
période à l'autre, d'un roman à l'autre, tracent l'Histoire
d'un Mythe qui a pour noms:
"Assimilation culturelle", "Tra-
dition et Modernité", "Développement national"; autant d'as-
pects particuliers d'une même réalité; Identité culturelle,
et d'un même processus; la quête d'une Personnalité. La pro-
blématique de fond;
quelle Identité pour quel Développement?
Ce mythe a secrété, et secrète des idéologies, c'est-à-dire
des systèmes de pensée finalisés qui sont, comme l'écrit encore
Claude Abastado, "des réponses intellectuelles à la perception
affective du réel" (1). Quête d'Identité, Développement National,
proJettent une stratégie nouvelle pour une meilleure domestica-
tion de l'environnement physique et moral, et l'idée d'une
ma'trise du futur. C'est en somme, non seulement l"'Image du
citoyen de demain", elle est mythique, mais aussi une idée de
la cité utopique. D'où la complexité de la démarche et des
perspectives que nous devrons adopter.
1.
Une telle approche ne peut échapper à une des-
cription des formes et des contenus, déJà rendue nécessaire
par l'étendue du corpus. Mais nous gardons à l'esprit le souci
maJeur de faire du texte, l'élément premier de l'analyse. Les
autres réponses à nos questions ne seront que les conséquences
plus ou moins directes de la description des textes. De la
mise au clair des spécificités formelles (structures et repré-
sentations de l'espace et du temps) devraient découler des
spécificités des significations et partant des proJets de
sociétés particuliers. En d'autres termes, notre analyse vise
dans un premier temps à identifier les textes comme langage
particulier et spécifique, et dans un second temps, à déter-
miner les contenus spécifiques et leurs significations.
(1)
Ibid., p. 23.
- 48 -
Ces deux volets sont indissolument liés et en aucun
moment ne donneront lieu séparément à des développements sur
les contenus et la forme o
2.
L'autre niveau d'approche est celui du récit.
L'étude de' l'organisation des séquences du récit, en démon-
trant et en déterminant la logique interne de celui-ci, ou
logique sémantique, par rapport à la logique externe ou chrono-
logique, met en lumière les perspectives du récit et définit
par ce fait même, le rapport des textes à l'Histoire et à
l'Envi ronnement.
3.
Enfin, l'étude du regard et de la distance du
narrateur ou du sUJet nous permettra d'identifier d'une part,
le narrateur ou sUJet, l'auteur et leurs statuts respectifs et
dr~ ~~ part de les situer par rapports aux textes et au lecteur,
donc en dernière analyse, par rapport aux contextes dont le
lecteur est l'image.
Chacun de ces différents niveaux d'approche qui
n'évoquent aucune hiérarchie ici, sera abordé au double plan
synthronique et diachronique.
1.
Au plan de la synchronie, nous procèderons :
- à des comparaisons "intra-spatiales" (1), c'est-
à-dire la comparaison entre des oeuvres formant une unité
historique à l'intérieur d'un même cadre géographique, la
Côte d'Ivoire, puis d'un cadre à l'autre, la Côte d'Ivoire
et la Guinée,;
- à des comparaisons "inter-spatiales: la compa-
raison des oeuvres ivoiriennes et guinéennes de la même unité
historique.
(1)
Nous aurions utilisé l'expression "intra-culturelle", si elle ne pré-
Jugeait des résultats. Elle interviendra dans nos conclusions. On pour-
rait
~enser aussi à l'expression "~ntra-ethnique", si les ethnies
n'étaient pas "transnationales".
- 49 -
Une telle perspective révèlerait les ressemblances
et les différences dues, sans doute,
aux contextes géo-culturels
ou géo-ethniques.
2.
Au plan dt a ch r o ni q ue , il s'agira d'examiner s o us
un angle évolutif, les éléments des différentes unités histori-
ques d'une même "aire nationale", et de l'une à l'autre.
Au terme d'une telle réflexion, on pourra dégager,
du moins nous l'espérons, les différences et les ressemblances,
mais aussi
l'idée de la cité future liée; aux contextes: espa-
ce-temps, cultures, idéologies politiques.
Mais selon quelle
progression?
Notre démarche s'articule en trois grandes parties.
La pr em t er e , "l'Ego Social et l'Environnement", à
partir d'une étude des structures et de l'extension des espaces
fictionnels et des champs historiques romanesques, a pour obJet
de mesurer la profondeur du champ historique, expression de la
mémoire collective comme productrice d'identité. En effet,
l'étude de ces deux éléments,
le temps et l'espace, leurs
représentations et leurs relations par un narrateur: sUJet ou
héros, permet de définir non seulement les limites du champ de
leur investigation, mais aussi les rapports entre l'environne-
ment et la conscience du sUJet, et éventuellement une réinter-
prétation de l'Histoire.
Lad eux i ème par t i e, "L a dis tri but ion des val eu r s "
pose à la fois les valeurs et non-valeurs des univers fictifs
à partir des
lieux d'occurrences, de la distribution des obJets
de valeur et les sUJets, (au double sens actantiel et axiolo-
gique du terme), qui y sont liés. (ette seconde étape devra
conduire à l'analyse et à l'interprétation des configurations
-
50 -
des schémas actantiels et à la mise au clair de la nature de
relations qui unissent les éléments anthropomorphiques étudiés
sous l'angle imagologique.
A ce stade de l'étude, nous aurons des conclusions
(
tangibles à savoir: le contours et la profondeur des lieux de
manifestations de l'Identité et de la Personnalité, d'une part,
et de l'autre, le proJet de société, lieu de tension du proces-
sus personnalitaire.
La dernière partie "Le problème de l'Ecriture" résume
et relance le débat au plan de l'Ecriture. Elle résume d'abord,
car la structuration de l'espace fictionnel et du champ histo-
rique romanesque, la dialectique des valeurs et anti-valeurs,
sUJets et anti-suJets, se manifestent en premier lieu dans un
langage, une écriture dont il faudra faire le point avant
d'étudier les formes spécifiques de l'écriture d'un "vouloir-
dés apparentement" occidental. C'est plus une question qu'un
constat. Puisse l'analyse nous déterminer.
Reste un problème pratique à résoudre, celui des
textes à analyser. Nous l'avons signalé, notre corpus comprend
un grand nombre d'oeuvres. Il ne peut être question de les ana-
lyser toutes en détail. Nous procèderons par regroupements de
"familles de textes"
selon les tendances dont nous choisirons
des exemples. Ainsi nous convrirons l'ensemble des textes
programmés.
PREMIERE PARTIE
L'EGO SOCIAL ET L'ENVIRONNEMENT
-
52 -
CHAPITRE 1
STRUCTURATION DES ESPACES FICTIONNELS
Les textes romanesques africains. dans leur grande
majorité. mettent en scène des personnages itinérants à la
lre)co~quête de leur identité en vue de se construire un de-
venir conséquent. Ce parcours. de l'Afrique à l'Europe (1)
et inversement. ou de la campagne à la ville. structure l'u-
nivers des romans. C'est dire l'importance des espaces comme
lieu à la fois d'identisation et d'identification des sujets
des récits. ou de leur objet. Lesquels récits constituent en
effet. l 'hlstoire d'un sujet individuel ou collectif. par
rapport auquel l'espace se définit.
Abordée sous cet angle. notre étude peut s'appli-
quer aux distinctions de Greimas notifiant deux grandes caté-
gories d'espaces. La première. les espaces topiques •. se subdi-
visent en espaces utopique
et paratopique. Et la seconde.
les espaces hétérotopiques. Les espaces topiques sont les
lieux oD se manifeste
"syntaxiquement la transformation
( ... ) logique située entre deux états narratifs stables"
(2).
Leur premier volet. espace utopique. désigne le lieu de la
performance du sujet, le lieu "oD le héros accède a la vic-
toire"
(2). Il correspond à l "'ici" dans la terminologie de
Propp. Quant a l'espace paratopique (le "H" de Pr-o pp ç) il est
le lieu de la préparation a l'action décisive. ou mieux, le
lieu de l'acquisition de la compétence.
La deuxième catégorie d'espaces de Greimas. l'espa-
ce hétérotopique. désigne les lieux environnants les espaces
topiques. Espaces de "derrière" ou de "devant". ils sont les
espaces de "l'ailleurs". espace étranger de Propp. par opposi-
tion aux espaces familiers que sont les espaces topiques.
(1) Entendre-par la. le ·monde industrialisé: Europe. Amérique; nous
utiliserons aussi indifféremment le vocable Occident pour désigner
cet ensemble.
(2) A.J. GREIMAS. J. COURTES, Sémiotique. dictionnaire raisonné de la
théorie du langage, Hachette Unlversité.
- 53 -
L'avantage d'une telle analyse pour ce qUl nous con-
cerne, est de permettre de situer, au double plan actionne1 et
fictionne1 les espaces africains ou "nationaux" des romans,
par rapport aux espaces européens, d'une part, et de l'autre,
les espaces villageois ou ruraux ltraditionne1s) par rapport
!aux espaces urbains. Ce plan actionne1 et fictionne1 sera ar-
ticulé avec le plan temporel, le temps d"'ici", et "maintenant"
et le temps d'alors. Mais auparavant, posons-nous la question
de la structure des espaces dans la concaténation des récits,
ou le déploiement de l'espace dans les récits.
A - LE DEPLOIEMENT DE L'ESPACE
Nous avons dit que les espaces romanesques africains
se structurent par rapport à une double polarité: de l'Afri-
que vers l'Occident et inversement, ou de la campagne (village)
vers la ville, et inversement aussi. Mais, si les premières
oeuvres ont privilégié la structure Afrique-accident-Afrique
alors que les oeuvres les plus récentes
insistent essentiellement
sur les espaces africains, ou ne peut lier ces types de struc-
turation à telle ou telle période, comme les analyses à venir
le montreront. On peut seulement noter qu'il existe une diver-
sité de structurations : certains romans centrent leurs actions
en Occident comme Chaine de Saidou Bokoum, l1) et d'autres, en
particulier les plus récents, situent leurs actions en Afrique.
Mais une catégorie d'oeuvres construit ses espaces à cheval sur
l'Afrique et l'Occident. Par exemple, dans notre corpus, si
nous prenons la première décennie lde 1958 à 1970 pour la Gui-
née, et de 1960 à 1970 pour la Côte d'Ivoire) nous dénombrons
15 romans dont 11 pour la Côte d'Ivoire et 4 pour la Guinée (2).
Dans l'ensemble, six récits ivoiriens obéissent à la structu-
re
linéaire et "verticale" Afrique-Occident-Afrique sur cinq
(1) Paris Denoë1 1974 l316 p.)
(2) Cette comparaison statistique pose le problème intéressant des rapports
entre la situation sociopo1itique et la production artistique, qui n'en-
tre pas dans nos préoccupations actuelles.
- 54 -
qui centrent leurs actions en Afrique, selon la structure:
campagne-vil le-campagne. Cette dernière est aussi verticale,
dans la mesure où l'espace africain dans le premier cas, ou l'-
espace villageois dans le deuxième cas, sont connotés de charge
moins positive par rapport aux espaces occidental ou urbain. Si
dans le premier groupe, on trouve des o~uvres de valeur, (1)
dans le second, les oeuvres mineures sont plus nombreuses (2) -
trois. Les deux autres constituent à nos yeux, de véritables
chefs-d'oeuvres (3). Sur les quatre récits guinéens (4), un
seul mérite de retenir l'attention: Dramouss, mais nous avons
retenu un deuxième, pour avoir une idée de la structuration de
l'espace d'un texte de cette période, c'est Faralako, roman
d'un petit village africain d'Emile Cissé (1958).
Au total, comme il apparaîtra tout le long de cette
étude, aucune structure spatiale particulière n'est liée à une
période précise; il s'agira d'examiner les dominantes et de dé-
finir leurs visées significatives par rapport à notre objet.
Cependant, nous pouvons déjà retenir deux choses : en premier
lieu, si dans les débuts, l'écrivain paraissait plus à l'aise
dans la mise en rapport des espaces africain et occidental,
son style est plus assuré aujourd'hui lorsqu'il se préoccupe
uniquement de l'espace africain. Ensuite, les premiers romans,
aussi bien guinéens que ivoiriens comportent dans leurs titres,
une connotation spatio-raciale (5) : N'na ou la maman noire,
(1) Bernard B. DADIE, Un Nègre à Paris 1959, Patron de New-York, (1964), La
ville ou nul ne meurt (1968) ; Aké LOBA, Kocumbo, 1'étudlant noir"l190IT)
Sldldy DE~BELE~ Les Inutiles (1960) ; Charles NOKA~, Vlolent était le
vent l196o), Plerre do PREY, Le Pyromane apaisé'(1979),"etc: .. Voir en
annexe, le tableau chronologique des oeuvres du corpus.
(Z) Raphaël Atta KOFFI : Les dernières paroles de Koimé l1961), Maurice
KONE : Le jeune horrrne de Bouake (1963) ; Denl s OOSSOU-ESSUI : Vers de
nouveaux horlzons l1965).
(3) Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances l19b8), Aké LOBA, Les
Fils de Kouretcha (1970).
(4) Maurice MONTRAT : N'na ou la maman noire, (1907) ; Emile CISSE, Faralako
l1958) et Assiatou de septembre (1959) ; Camara LAYE, Dramouss (1966).
(5) La titrologie du roman africain pourrait donner lieu à une recherche fé-
conde.
-
55 -
Kocumbo, l'étudiant noir, Un Nègre à Pari~ etc ... La connota-
tion spatiale contenue dans les titres lespace nègre) fonction-
nerait comme un élément d'identisation, ou de prise de cons-
cience de la différence. On s'en convaincra davantage à travers
des analyses concrètes que nouS menons dans les lignes qui sui-
vent selon une démarche tripartite: d'abord les espaces à che-
val sur l'Afrique et l'Europe, puis ceux qui se limitent à la
seule Afrique et enfin les espaces ayant pour cadre, la seule
Europe.
1 - REPRESENTATION ET EXTENSION DES ESPACES ROMANESQUES
AFRICAINS
1 - Structuration Afrique-Occident-Afrique
les es-
paces ori entés.
Dans ce groupe de romans, la narration présente deux
modalités: certains romans s'ouvrent sur l'espace occidental,
Paris généralement. Et c'est par une série d'analèpses que le
narrateur donne les circonstances et les motivations de son dé-
part, éléments qui donnent un fondement à sa quête. Ce sont
par exemple, Faralako, Les Inutiles, Dramouss, Le Pyromane
apaisé et Aller retour. D'autres, au contraire donnent le ré-
cit de façon linéaire; depuis l'Afrique, montrant les évolu-
tions successives des personnages jusqu'en Europe, puis leur
retour. Ce sont exclusivement des romans ivoiriens: Kocumbo,
Violent était le vent, et Sacrés dieux d'Afrique. Une mise en
place chronologique de l 'histoire dégage au moins deux espaces,
Afrique et Occident, bout à bout, et souvent comparés.
Dans Far a l a ko , tjj, le héros rentre de Paris après sept
années d'absence, à la suite d'une lettre de sa mère annonçant
la mort de ses deux grands parents à lui. et en butte elle-
même à d'ignobles tractations. Ni vient donc à la fois pour
pleurer ses parents (objectif secondaire) et restaurer la jus-
tice sociale et la llberté par une transformation de la coutume.
voire de la société (objectif principal). Telles sont les rai-
sons qui poussent Adou dans Le Pyromane apaisé à quitter fina-
-
56 -
lement la France, au terme d'un débat intérieu~ difficile,
pour son pays natal, la Côte d'Ivoire: devenu médecin
crédi-
ble, il serait plus utile à ses compatriotes. Mais une fois
rentré, il se rend compte que non seulement il est indispensa-
ble en tant que médecin, mais qu'il a plus à faire que de soi-
gner des malades: changer les mentalités. Il part donc en
guerre contre l'ignorance, le mysticisme, et les coutumes alie-
nantes. Fatoman dans Dramouss et ~agnin dans Aller retour, eux,
viennent en vacances. C'est foulant le sol africain, en l'oc-
currence le sol guinéen, que le premier découvre sa vocation
(mais il ne passera pas à l'action) : mettre fin aux luttes
fractricides pour le Pouvoir, créer donc la paix
et l'unité
au sein de sa communauté, au seuil de l'indépendance. Nagnin
lui, a mûrement réfléchi avant de quitter la France : convai~crp,
ses parents de lui permettre d'épouser une femme blanche, seul
moyen, pense-t-il, de lutter contre le racisme. Seul Kanga dans
Les Inutiles quitte Paris, dans une disposition d'esprit tout à
fait particulière: il avait quitté son pays, la C5te d'Ivoire,
dans l'espoir de n'y jamais retourner, protestant contre des
coutumes qu'il jugeait intolérables. Mais son séjour en France
lui ouvre les yeux; il se rend compte de son erreur, d'une
part, et de l'autre, de son inutilité en Europe. Il rentre donc
se réconcilier avec le pays et ses hommes.
Ces quelques indications seront reprises en détail
plus loin, lorsqu'il sera question d'étudier la quête. Ici nous
voulons tout simplement donner une idée du contenu des oeuvres
que nous allons analyser, et plus encore, montrer dans quel
contexte les espaces sont structurés. C'est en effet, à travers
le déplacement du héros, son regard et sa pensée que le narra-
teur structure les espaces, en particulier les espaces africains
qu'ils abordent d'Europe.
Tel Ni qui, sur le chemin du retour, est momentané-
ment abandonné sur un promontoire et domine Faralako son village
natal. Il contemple alors le paysage et son regard balaie l'es-
pace: d'abord, le firmament. Il déploie un ciel "doux" et
- 57 -
"limplide" qui "sourit comme un nourrisson"
{1). Il libère un
soleil qui "féconde la terre et distille la joie et l'amour" ln.
Ensuite, la nature géopastorale et végétale: des collines mon-
trent l'exubérance de leurs "dos", tandis que plus loin, le
"petit cimetière", les vaches, les moutons, les chèvres, la ri-
vière, "magnifique sabre de Samory' se reposent dans la plaine.
Il est aisé de remarquer ici que le regard du personnage est
sélectif: il décrit un espace vertical, ciel/terre, figure de
l'unité cosmique dont Faralako est le symbole. Faralako éclate
ainsi aux dimensions de l'univers, après que le titre l'a assi-
milé au continent africain "Faralako, roman d'un petit village
africain" let non guinéen). Le lecteur est ainsi conduit à des
dimensions mystiques d'extension pannègre : un espace de la
"mystique pannègre".
Dramouss de Camara Laye (1968) déploie, à peu près
le même scénario. Le héros, Fatoman rentre de France au terme
de six ans d'absence; il éprouve d'abord une certaine eupho-
rie en reprenant contact avec "le ciel de (sa) terre natale"(2).
La dernière partie de ce syntagme, extrêmement récurrent, ex-
prime un fort sentiment patriotique chez le héros. En effet,
avant
d'être un objet physique, cette terre acquiert d'abord
une dimension symbolique:
"La terre natale, déclare le héros-narrateur, ...
sera toujours plus qu'une terre: c'est toute la Terre! C'est
la famille, ce sont les amis, c'est un horizon familier et des
façons de vivre que le coeur sans doute emporte avec soi mais
qu'il n'est jamais satisfait de tremper et de retremper dans la
réalité. Au terme de ce voyage, mon grand pays ne fait signe"
( 2 ) •
Puis suit une description physique de l'espace gui-
néen depuis l'avion: " ... basse, très basse ... parce que c'est
une terre comme conquise sur la mer: une terre de lagunes, une
{1) Faralako, p. 11.
(2) Dramouss, p. 9 (c'est nous qui soulignons).
- 58 -
terre rouge ob je devinais des cocotiers, des rizières, et l'-
innombrable armée de palétuviers qui fixent au continent les
boues généreuses l1) jamais lasses de nourrir les moissons, et
elles-mêmes inlassablement nourries par les alluv10ns d'1nnom-
brables fleuves et rivières" (2).
Le regard du narrateur peut alors distribuer l'esp~ce :
A gauche, les hautes montagnes, " ... l '11e de verdure, l "le de
maisons enfouies dans la verdure qu'est Conakry, à l'extrémité
de la presqu"le de Kaloum. Conakry! Conakry!"
(2).
Au loin, le haut sommet de Kakoulima, dont la plaine constitue
l'aérodrome "oD viennent mourir les paisibles collines" (3).
L'aire d'atterrissage elle-même est particulière: "une étendue
désolée. Mais il y avait ici, cette lumière, il y avait cette
fra1cheur de tons qui n'appartiennent qU'à cette terre, qu'à
ma Terre ... une verdure plus nourrie et plus fra1che, un sol
plus éclatant qu'ailleurs. Cette fra1cheur et cette lumière,
c'était bien ma basse Guinnée."
(4)
Cette vision émue s'applique à la capitale, Conakry,
lorsque le héros-narrateur quitte l'aéroport pour atteindre la
ville. Si la banlieue (Madina, Dixim) semble respirer la misè-
re, si le bitume est en mauvais état et les quartiers boueux,
les zones industrielles corrigent la mauvaise impression: les
'les de Loos, "légèrement au sud", l'11e de Kassa, "c'est une
terre allongée, une simple bande de terre, vallonnée dont le
vert lumineux se détache sur une mer sacrée. Et il suffit de
cette terre pour donner à la mer son vrai prix qu'on ne retrou-
ve pas, lorsque, toujours conforme, elle va se perdre à l 'hori-
zon" (5). "Au centre, il y a un ilot, l "le de Roume" (5). "Cha-
que 'le forme un arc de cercle"
(5).
(1) Dramouss, p. 9. (c'est nous qui soullgnonS).
(2) Ibid. p. 10.
(j) Ibid. p. 11.
(4) Ibid. p. 11. lnous soulignons les répétitions et les déictiques qui ex-
priment l'émotion du personnage.)
l5) Ibid. p. 37.
- 59 -
Globalement la capitale appara1t belle;"Oh oui! c'-
est beau! C'est magnifique! On dirait une de ces villes de
Floride qu'on voit au cinéma" (1).11 en sera de même de l'ar-
rière pays (Kour-o us s a ) où Fatoman passe la majeure partie de
son séjour. 11 semble déjà, nous aurons l'occasion de l'étudier
en détail, que le personnage-narrateur est en parfaite conjonc-
tion avec la nature de son "espace national", auquel, il n'hé-
site pas à conférer des caractères mythiques.
Quant à l'espace africain de les Inutiles, il bénéfi-
cie d'une double vision: la vision avant le voyage du héros en
Europe, et la vision après. Nous commencerons par celle-ci,
voisine de celle de Fatoman et Ni, à leur retour d'Europe. En
effet, son séjour en France a mur~
Kanga qui tisse avec son
pays, de nouveaux rapports. Cette Afrique qui "l'avait en main-
tes occasions rebuté"
(2), le prenait à présent aux tripes,
observée par le hublot de l'avion de retour
"Kanga, le visage collé au hublot, ému et impatient,
regardait sous lui, le tableau se dévider" (3-)-.-
C'est donc une réconciliation avec l'espace africain
d'une façon générale ("Dakar et ses baobabs, Conakry et ses
palmiers, Robertsfield et sa minuscule aérogare"). Et singu-
lièrement Abidjan:
"Abidjan, au loin émerge comme un enchantement, en-
touré de plaques d'eau miroitante sous un soleil étincelant,
noyant la verdure sombre des bouquets d'arbres, la blancheur
de ses toits d'ardoise et de tôle, le brun foncé des tuiles
qui tournait au rouge, par endroits"
(4).
(1) Ib id. p. 38.
(z) Sidiki DEMBElE, les Inutiles, Kraus Reprint, Nendeln, 1973
p. 17.
(c'est nous qui soullgnons).
l3) Ibid. p. 93.
(4) Ibid. p. 94.
- 60 -
Les retrouvailles et les épousailles avec Astou (cf.
infra) achèvent de le réintégrer a l'Afnque ; c'est le retour
de l'enfant prodigue. Mais il yale premier volet, l'espace
af r t ca t n vu par Kanga avant le voyage en Europe. Il permet de
comprendre l'importance de la conversion cl-dessous. L'espace
africain y est présenté comme un cadre où le personnage a couvé
la souffrance et l'humil iation qui l'ont conduit à rompre avec
lui, pour son épanouissement personnel. D'un autre côté, l'idée
qu'il se faisait de l'espace occidental, s'avère illusoire d'où
une prise de conscience et une seconde rupture qui le poussera
vers une réconciliation avec l'Afrique.
La première perception prend origine à Séguéla, nord-
ouest de la Côte d'Ivoire. Kanga Koné, le héros en est origi-
naire. Il y fréquente l'école primaire, où un condisciple,
Cissé lui fait connaître très tôt l'humil iation. (cf. l'épiso-
de des "cinq sous"). Ayant perdu son père à seize ans, Kanga
quitte l'école après deux ans d'E P S
pour subvenir aux be-
soins de sa famille. "Commis aux écritures"
(1) dans une mai-
son de commerce de la place, 11 se fixait déjà pour objectif
A~idjan, représentant alors pour lui, un espace rêvé:
"Abidjan, perle des lagunes, métropole de la
Côte d'Ivoire, représentait pour le brous-
sard que j'étais, la capitale du modernisme
occidental, ce modernisme qui
m'avait tou-
jours fasciné et ébloui et au sein duquel
j'allals pouvoir m'lntegrer enfin"
(2).
Abidjan devient par la suite une réalité; le succès social
sourit à Kanga : il dispose a Treichville d'Une garçonnière
spacieuse, "aménagée avec goût", des meubles coquets, un tapis
assorti. Kanga semble satisfait.
"Pécunialrement, j'étais un salarié du sec-
teur privé. Je n'enviais ni le jeune insti-
tuteur de Pont y, ni le jeune médecin auxi-
(1) Ibid. p. 34.
l2) Ibid. p. 35.
- 61 -
liaire sortant. Ma paye suffisante, me per-
mettait d'envoyer de rondelettes mensualités
~ ma mère" (1).
Mais bientôt, la famille et les "corrégionnaires"
abusent des valeurs de l'Ilospitalité et d'entraide. Kanga se
trouve pris entre l'éthique traditionnelle et l"'occidentali-
té" qu'il s'est fixée comme obJectif; il ne tarde pas ~ choi-
sir l'Occident. Dès lors, un autre espace se profile ~ l 'hori-
zon : Paris. Celui-ci prendra définitivement forme lorsque,
après avoir rompu avec certaines valeurs africaines pour se
promouvoir économiquement et individuellement, il envisage de
prendre femme. Mais la belle Astou Diaby lui sera refusée par-
ce que lui, est fils d'esclave. Après de veines tentatives pour
rétablir la situation avec l'aide d'un marabout, il rompt tota-
lement avec tout ce qui peut le rattacher ~ l'Afrique: famil-
les, traditions, croyances et Astou
"L'Afrique et tout ce qui m'était cher, ne
m'avait apporté que déceptions, misère et
désespoir"
(2).
Ainsi donc, la structure des espaces africains dans
Les Inutiles d'Emile Cissé, s'appréhende au niveau d'une double
rupture: une première rupture du héros avec son espace d'ori-
gine, jugé négatif pour l'épanouissement de l'individu, pousse
le personnage ~ une conjonction avec l'espace occidental; mais
celui-ci n'est guère meilleur, et cependant ceux qui
l'habi-
tent ne perdent pas l'espoir de le modifier: c'est une lutte
de tous les Jours. Cet enseignement le conduit ~ rompre avec
ce dernier espace pour renouer avec l'espace africain. Cette
ambivalence oppose d'abord deux espaces Afrique/Occident, et
les réunit ensuite. Si nous ramenons les catégories spatiales
rêvées et vécues par Kanga Koné aux distinctions de
Greimas,
nous constatons que les horizons des espaces rêvés reculent au
(1)
Ibid., p. 36.
(2)
Ibid., p. 82.
,
- 62 -
fur et à mesure qu'ils deviennent vécus. Initialement, Séguéla
représente une partie des espaces topiques; il Y reçoit la for-
mation élémentaire (école primaire) qui, conjointement à la mort
de son père, le mûrit et l'amène à décider d'assumer les tâches
de chef de famille,
le lieu de cette transformation (Séguéla)
est topique. Mais la mise à exé~ution de la décision ne peut
s'opérer qu'ailleurs, en l'occurrence AbidJan, l'espace rêvé
envisagé comme le lieu de la victoire possible. Ainsi Abidjan
n'apparaît-il pas comme un espace utopique tout court au sens de
Greimas, mais un espace utopique potentiel. Une fois sur les
lieux, le succès semble sourire au héros, mais pas pour long-
temps. Car il perd rapidement ses illusions
et postule un autre
horizon, la France, résultat d'une seconde transformation du
personnage. L'espace utopique potentiel redevient le prolongement
de l'espace topique de Séguéla, pour s'élargir à l'Afrique entiè-
re, le lieu d'une nouvelle prise de conscience du désir d'un mode
d'être autre dont le lieu est la France. Une fois en France, les
choses changent radicalement; de nouvelles illusions, mais le
héros acquiert tout de même une compétence décisive, nécessaire
à sa réinsertion dans son cadre originel. Son retour triomphant
qui, à défaut de lui permettre de construire une société égali-
taire et démocratique effective, la rend possible, grâce à
l'acceptation par le héros du cadre "actuel", laquelle réin-
sertion le rend apte à bâtir cette société envisagée. Il n'y a
donc pas de performance menant à la victoire, qui caractériserait
un espace utopique, mais l'artisan de celle-ci est né : Kanga
chargé d'expériences occidentales en passe d'être complétées par
des expériences africaines. Dans un tel ordre d'idées qui reste
la perspective fondamentale du roman, l'Afrique du retour est un
espace paratopique, après avoir été un espace topique lors du
départ du héros. La victoire y est en germination. La formation
ou compétence est acquise, première phase indispensable, la
seconde phase, aussi importante, celle de la connaissance du
milieu sur lequel le héros veut agir, est identiaire, grosse de la dernière,
la phase personnalitaire. Avant de tirer les conséquences d'une telle struc-
turation, examinons celle des espaces de Le Pyromane apaisé, semblable à ce
que nous venons de voir.
-
63 -
Les espaces africains et ivoiriens sont d'abord
"imaginairement" conçus depuis Paris, au terme des débats in-
térieurs d'Adou : c'est avec nostalgie qu'il évoque "les sen-
tiers ombragés de la forêt ivoirienne"
(1). Mais dès la prise
de décision de rentrer, la Côte d'Ivoire et l'Afrique se con-
fondent: " ... il av~it décidé de se vouer à ses frères, à la
Côte d'Ivoire, à l'Afrique" (2). Puis, une fois rentré, il se
cristallise naturellement sur la Côte d'Ivoire. Le romancier
fait circuler son héros dans presque tout le pays, d'est à
l'ouest, et du sud au nord: Abidjan, Anyama, Abengourou,
Agboville, Adzopé, Adiaké, Odienné et Man. Ces dlfférents dé-
placements lui permettent de vivre diverses expériences toutes
soldées par des échecs. Le héros se trouve donc d'abord en
disjonction avec les espaces. Mais il finit ensuite par "s'as-
saqir", "s'apaiser". Il entre donc en conjonction avec ces mê-
mes espaces. Il parcourt à peu près le même itinéraire que
Kanga.
Prenons quelques exemples. Si l'espace abidjanais
émeut
positivement le héros débarquant de Paris, il ne manque
pas de poser des problèmes. En effet, vu d'avion, Abidjan ap-
pa ra it une ville féérique
"
de longues écharpes de brume colorée de
rose par le soleil levant et masquant pres-
qu'entièrement des solitudes de forêts et
de lagunes enchevêtrées" (3).
C'est une ville qui évolue, qui change dans le bon
sens aux yeux du personnage :
"Là ou Adou aurait souhaité une certaine
lenteur tropicale, des chants gratuits,
une humeur bon-enfant, tout avait un air
(1) Pierre du PREY, Le Pyromane apaisé, Abidjan, Les Nouvelles Editions
Afrlcalnes (NEA) 1979 ; p. 9.
(2) Ibid., p. 22.
(3) Ibid., p. ë2.
-
64 -
sérieux, organisé, minuté comme en ë.urope" (1).
Mais toute évolution entraîne ses revers, Treich-
ville en est un exemple, un quartier fait de "concessions", de
"cours encombrées de pots de chambre; de vieux pneus, de piè-
ces détachées, d'autres hors d'usage, nids à larves de mousti-
ques. .. " (2).
"L'Avenue 12" t3), espace des plaisirs, à l'anima-
tion cosmopolite, où pullulent Mercedes, Chevrolets. Et le
narrateur de se poser la question: "Etait-ce vraiment cela
la modernisation, le modernisme ?" (4) Cette question est déjà
une distanciation par rapport à cet espace.
Quant aux autres villes du pays, elles n'ont rien de
commun avec Abidjan, elles restent les fiefs de la Tradition,
en Somme de gros villages. A Abengourou, Adou a failli être
tué pour avoir voulu porter un coup à l'animisme; à Adiaké,
Ass i ni e et Od ienné, 1a force des
traditions 1e rend i neffi cace
à Man, il est victime du tribal isme. Objectivement, tout montre
le rejet du personnage. Mais le texte interprète ce rejet com-
me une incapacité du personnage à faire un effort de compré-
hension, devenu étranger à lui-même de par sa formation occi-
dentale. Ainsi assiste-t-on à la transformation progressive du
personnage vers une adaptation à l'espace. Après avoir pensé à
la rupture, à s'enfuir vers d'autres pays comme Bamako, Accra,
Léopoldville "en attendant d'avoir un contrat d'expatrié, bien
payé, en attendant d'avoir la bourse assez lourde pour quitter
l'Afrique et vivre libre", (5) le personnage change d'avis sous
la pression du milieu.
(1) Ibid. p. 25.
(2) Ibid. p. 26.
(3) Sans doute un
lapsus,c'est plutôt "la rue 12".
t4) Ibid. p. 71,
(5) Ibid. p. 175.
-
65
-
"Vivement la fuite, pense-t-il, un engagement
de l'ONU. Alors Adou découperait et recoudrait
des Kantagais, des Simbas, des Balubas .•• " (1).'
Et puis plus loin
"Je me trouve bien ici •.. Je ne peux plus mettre
le feu ~ la cabane bambou" (2).
On pourrait retenir les mêmes remarques que précédem-
ment, ~ propos des catégories greimassiennes de l'espace, si
dans Le Pyromane apaisé l'échec n'était total par rapport à la
quête initiale du héros: la transformation positive, et l'idéal
acquis en France en vue de la construction d'une société rationa-
liste en Afrique sont battus
en brèche par la "société du roman",
hypostase de la société de référence, en l'occurrence la Côte
d'Ivoire. Si la France, analysée en lexème
spatial, garde son
caractère paratopique, non seulement la Côte d'Ivoire, (l'Afri-
que) n'a aucun caractère utopique, puisque la performance du
héros est tenue e~ échec, mais aucune victoire, même future,
n'y est envisagée comme dans Les Inutiles. Le héros, après une
lutte infructueuse, se convertit radicalement et même Joyeuse-
ment à l'idéologie de l'environnement et en devient un des prin-
cipaux acteurs. Le lieu de la victoire potentielle, dans l~ sens
du progrès, devient le lieu de l'involution. A quelle catégorie
de Greimas rattacher une telle fonctionnalité spatiale? Prenons
le cas précis d'Adou dans Le Pyromane apaisé, ses actions', dès
le début du roman, s'inscrivent sur l'axe de la prospectivité :
Désir de Savoir - Formation en France - Formation réussie -
Désir de communiquer ce Savoir à l'Afrique en vue de sa trans-
formation. Ce processus s'inscrit dans le faire du personnage,
donc dans le "devenir", un "devenir" à la fois personnel et
(1)
Ibid., pp. 147-148.
(2)
Ibid., p. 185 : Justification du titre du roman
"Le pyromane apaisé".
- 66 -
collectif. Le héros entame avec fougue
et enthousiasme, la
dernière étape du processus: la transformation de l'Afrique.
Cela le situe dans l'espace de la Pe~for~ance, mais il n'accède
pas à la victoire, ni ne la pose comme possible: il renonce à
la directionnalité de son parcours pour retomber au point zéro
de son action et non de l'espace. Ce nouveau parcouri, qui con-
sacre la victoire de la "société", mais aussi la défaite du
héros, est réinvesti par ce dernier en terme de victoire. C'est
une re-transformation qui n'est pas topique parce qu'elle ne
s'inscrit pas dans la logique du récit, ni paratopique parce
qu'elle n'envisage aucune possibilité de réorientation. Elle
n'est pas hétérotopique parce qu'elle ne se situe pas chrono-
logiquement avant ou après, C'est le même espace dont le con-
tenu id~(,logique a changé. Nous parlerons d'une isotopie
figurative dont le contenu thématique a regressé, én d'autres
termes une réitération de l'espace topique, avec un contenu
différent. On pourrait parler d'une transformation de l'espace-
obJet de l'action du personnage au fur et à mesure de son
évolution, au point qu'au terme de sa mutation, le héros soit
dépassé et devenu
inefficace. Cette évolution-involution, nous
situe au coeur du débat idéologique qu'initie l'étude des
espaces.
Les catégories greimassiennes considèrent des espaces
statiques à l'intérieur desquels seuls les objets se transfor-
ment. Dans le roman africain, les espaces peuvent évoluer, se
transformer au même titre que les obJets et les héros qui peu-
vent être pris de vitesse.
Reste enfin un dernier roman du groupe d'oeuvre dont
l'univers spatial est orienté de l'Occident vers l'Afrique:
Aller retour de Gaston OUASSENAN.
- 67 -
Parti de Paris par avion, Nagnin survole Ouagadougou
avant d'atteindre la Côte d'Ivoire dont l'espace se distingue
en un espace urbain ou moderne, Abidjan, et un espace villa-
geois ou traditionnel. Celui-ci n'est
pas nommé, mais il se
situe au nord de la Côte d'Ivoire. Il est moins un lexème
spatial qu'un ensemble de caractères et de mentalités: l'ar-
rivée de Nagnin, le héros, donne lieu à une grande fête
d'accueil et de bienvenue pour "l'étudiant parisien", le "plus
grand intellectuel de la région". C'est alors que nous appre-
nons réellement à le connaître: ancien élève de l'école
primaire catholique de Katiola, ancien séminariste également
qui s'est envolé pour la France où il prépare et obtient le
BEPC, le Baccalauréat, et se retrouve à la Sorbonne à Paris.
Le village qui
l'accueille pratique la tradition dans sa pureté
parce qu'il fait partie de ceux "non encore atteints par la
vague de modernisme qui s'abat sur l'Afrique"
(1). Ces carac-
téristiques l'opposent à la ville, et précisément à la ville
d'AbidJan. Mais Nagnin s'y sent relativement à l'aise sans
être entièrement d'accord avec les principes (mysticisme) qui
régissent les rapports humains.
La ville émerveille Nagnin arrivant de Paris: "la
nappe verte de la forêt dense (s'étend) à perte de vue sous
l'appareil"
(2). Et Nagnin "admire lon~uement la ville et eut
(1)
Gaston OUASSENAN, Aller et retour, Editions Saint-Paul,
1977 ; p. 36.
(2)
Ibid., p. 6.
- 68 -
un pincement au coeur" (1). La ville l'impressionne par les
changements intervenus: il constate "avec étonnement les
chantiers en construction, les immeubles et les belles villas
qui se présentent fièrement le long de la routé"
(2).
La présentation de la ville et du village à travers
le regarde de Nagnin marque la préférence de celui-ci pour la
ville ~ la conJonction Nagnin-ville, et la disjonction Nagnin-
village. L'opposition que récèle ces deux lexèmes spatiaux
peut se traduire par Modernité (ville) vs Traditionnalité
(village).
Quelques constatations s'imposent au terme de ce
tour d'horizon des oeuvres, à la recherche des indices de
str.ucturation des espaces romanesques orientés apparemment
d'Europe vers l'Afrique. D'abord, en dehors des textes dont
les espaces se construisent en un avant et après la découverte
d'Europe, tous les autres sont donnés à travers le regard d'un
personnage qui rentre après une longue absence, de six à dix
ans: ils appréhendent donc, dans un premier temps, émotion-
nellement l'espace. Le pays natal, la Côte d'Ivoire ou la Gui-
née, est indistinct de l'Afrique. (Faralako en reste à ce ni-
veau, les autres r om ar.- finissent pas isoler l'entité nationa-
le). Le héros débarquant tombe en admiration devant son pays,
et singulièrement la capitale, Abidjan ou Conakry, symbole des
progrès réalisés par le pays. Ici s'effectue la parfaite iden-
tification du personnage-héros avec son espace d'origine, une
parfaite conJonction. Mais ensuite, lorsque le héros prend pied
dans son pays, la conjonction devient sélective, sinon rejet
total. ConJonction sélective Guinée/Fatoman, car il réprouve
(1)
Ibid., p. 8.
(2)
Ibid., p. 13.
- 69 -
les querelles fratricides consécutives à la course au pouvoir
conjonction sélective Nagnin/Côte d'Ivoire. qui refuse la fer-
meture de certains villages à la modernisation. Il refuse éga-
lement le mysticisme, frein au développement. Il en est de mê-
me de Ni (Fara1ako)·.
Seuls Adou dans Le Pyromane apaisé. Kanga dans Les'
Inutiles et Nagnin dans Aller retour connaissent deux temps
forts. bien distincts dans leur insertion spatiale: avant son
départ pour l'Europe. Kanga a jeté par-dessus bord toute son
africanité. Il acquiert de la maturité en Europe et revient à
plus de séré~ité. qui justifie,à son retou~ sa réconciliation
avec le pays. la Côte d'Ivoire. Adou et Nagnin opèrent leur
mutation psychologique. la réconciliation grâce au contact
avec les réalités locales. Cette tendance semble dessiner déjà
les éléments d'une démarcation du roman ivoirien par rapport
au roman guinéen.
A l'intérieur des différents cadres spatiaux. émer-
ge. mais encore peu nette, l'opposition ville/village, qui
traduit l'opposition ModernitéjTraditionna1ité. La suite de
l'étude clarifiera, sans aucun doute. l'évolution de ces deux
éléments. Notons tout simplement que nous avons déjà les ja-
lous d'une quête personna1o-identitaire.
*
*
*
..,
Le deuxième groupe de romans à structure victorie1-
le. nous l'avons dit. réunit des oeuvres à récit linéaire. de
l'Afrique vers l'Europe. Ce sont en particulier, les romans
ivoiriens: Kocumbo l'étudiant noir. Violent était le vent et
Sacrés dieux d'Afrique.
La caractéristique essentielle de ce roman, c'est
d'élaborer un espace continu. de l'Afrique vers l'Europe. Dans
-
70 -
Violent était le vent de Charles Nokan cet espace est perçu en
deux temps: l'itinéraire progressif depuis le petit village
de Oamar, ~ l'Europe en passant par la ville, bénéficie d'une
vision différente de celle du retour, au terme du séjour en
France. Oans la première perception, le village natal n'est
pas décrit, ni situé. On le devine selon l'itinéraire de Kossia
le héros et sa mère, allant de l 'hinterland vers le littoral
pour y pratiquer le commerce du poisson: le roman commence un
matin. Kossia suivant sa mère, passe la "sav~ne rose", traver-
se une rivière et se retrouve en forët quand le soleil est au
"zénith".
Puis le soir, ils sont dans un village du littoral:
"Je voyais pour la première fois la mer" (1) déclare le héros-
narrateur.
Le second espace cité dans le cadre villageois, c'-
est l'école du village où il n'est question que d'activités
manuelles au cours desquelles le héros devenait le griot-sur-
veillant. Mais ici, déjà la ville est entrevue dans l'imagina-
tion du héros. C'est un jeune garçon, comme dans Sacrés dieux
d'Afrique pour nui, l' col e représente l a vi 11 e :
é
"Un enfant vëtu de culotte noire, de chemise
blanche et de foulard rouge"
(2).
La ville est également perçue ~ travers la doctrine
chrétienne, en tant que lieu de l'évangélisation
"Je voulus ressembler ~ Jésus. Je devins un
scout appliqué et un bel enfant de choeur.
Je découvris un monde différent de celui de
ma prime enfance, une musique calme qui con-
trastait avec la frénésie de nos danses"
(2)
"J'appartenais désormais à toutes les tribus,
à tous les peuples"
(2).
( 1) Charles NOKAN, Violent était le vent, Paris, Présence Africaine, p. 22.
(2) Ibid. p. 28.
-
71 -
A ce stade, on ne perçoit pas encore la moindre opposition en-
tre la perception du village et celle de la ville' ; bien au
contraire, celle-ci se donne comme un espace ouvert ~ la géné-
rosité, ~ la solidarité universelle, aspiration que devrait
nourrir le village. C'est seulement au retour d'Europe que le
héros s'apercevra que le village n'a pas évolué dans les mêmes
proportions que la ville. Celle-ci du nom d'Assoas, s'oppose
alors ~ Damar, le village resté inchangé et moribond comme
Kouamo, dans Kocumbo l'étudiant noir:
"Je retrouvai Damar inchangé
; "les mêmes
cases aux toits de paille noircis par la
fumée,", "un monde inerte, un monde de misè-
re permanente. Ce présent ressemblait ~ un
passé récent"
(1).
Ce passé récent, c'est celui de la colonisation, or
nous sommes dans l'Afrique des indépendances. Si les villes
montrent des signes apparents de progrès, les villages conti-
nuent de croupir dans la misère. L'oppositin ici n'est pas un
fait de Modernité/Tradition, elle réside dans le type de déve-
loppement. Mais loin de provoquer un instinct de fuite ou de
rupture, la misère pousse ~ l'organisation pour la lutte poli-
tique, seule capable de changer le contenu des espaces.
Kocumbo l'étudiant noir (2)éppose systématiquement vil-
lage et ville. Le village de Kouamo se présente d'abord comme
un espace hermétiquement clos qui inspire ~ la fois l'épouvan-
te et la pitié et appelle une "force développante" pour sortir
du marasme. Il permet une liaison avec la ville par une "char-
mille" qui se rétrécit au fur et ~ mesure, de la ville vers le
village. Celui-ci s'encastre dans une forêt dense qui le pro-
tège de la corruption de la ville, lieu sans âme et sans his-
toire, parce qu'appartenant ~ tout le monde. La disjonction
est donc totale entre la ville et le village, alors que la
ville reste ouverte sur l'Europe: elle donne sur la mer où
des bateaux emportent des étudiants vers 1 'Europe,"les premiers
(1)
Ibid. p. 117.
(2) Publié chez Garnier Flammarion en 1960,
nous avons utilisé l'édition
de 1972.
-
72 -
frémissements d'un continent".
Dans Sacrés dieux d'Afrique, de Jean Dodo (1), le villa-
ge s'oppose à la ville par leur contenu, leur trait d'union
étant Gnonléba, dont l'itinéraire nous conduira vers la ville.
Si le village n'est pas décrit, la ville a tous les caractères
coloniaux. D'abord' sa structure: un quartier administratif
jouxtant le bureau du Commandant et le camp militaire. En con-
tre-bas, le quartier populaire et populeux, réservé aux Afri-
cains. Et au loin, à un kilomètre au moins, l'Ecole, espace
d'initiation à la modernité. C'est Lobeville, d'où le héros
Gnonléba gagnera la France. Elle est belle: "coquette petite
cité bâtie sur un plateau entouré de roseaux" (1) . Nous avons
ici la structure classique des villes coloniales romanesques
(cf Ville cruelle de Mongo Séti) reprises par maints auteurs,
et en ce qui nous concerne, La Carte d' Identité de J.M. Adiaffi
que nous étudierons plus loin.
Nous retenons,
d'ores
et
déjà,
dans le ro-
man à structure vectorielle: Afrique-Europe-Afrique, ou Euro-
pe-Afrique, un certain nombre de constantes: l'Occident se
pose comme un espace de l'acquisition du savoir, de la compé-
tence, mais aussi un espace de maturation. Il ne serait pas
exagéré de parler d'un espace d'initiation à la modernité.
Cette dernière est déjà préparée par l'Ecole occidentale en
Afrique, ou la ville. L'Occident est donc un prolongement de
la ville africaine. En outre, les rapports du héros avec sa
terre natale sont identiques d'un roman à l'autre, contacts
émotionnels à leur retour, ce qui implique une conjonction to-
tale, mais "imaginai.re" ou sentimentale. Le vécu des réalités
transforme leur vision et leur inspire une technique d'appro-
che des faits sociaux, c'est en particulier le cas de l'en-
semble des romans ivoiriens étudiés dans ce cadre. Seul
Ni
dans Faralako (Guinée) rompt radicalement. Charles Nokan cons-
(1) Jean DODO, Sacrés dieux d'Afrique, Abidjan, Les Nouvelles Editions
Afrlcalnes 1978 ; p. 78.
- 73 -
titue pour l'instant une exception: son héros koss ie, adhère au
con tex t e non pas
par
con vic t ion 0 u a cc e pt a t ion, ma i spa r ré-
volte. Il ne met pas en cause la tradition avec laquelle il
n'a pas eu de
problèmes. 11 s'en prend à l'ldéologie politi-
que dont il veut entreprendre le changement.
Au total, il Y a une volonté de transformer l' espa-
ce africain ou traditionnel lle développer) et de changer son
contenu idéologique (politique, mentalités traditionnelles,
etc ... ). Ce désir de transformer implique le désir d'une autre
personnalité. Un adjuvant essentiel à cela, l'espace occiden-
tal. La question se pose naturellement du fonctionnement des
espaces centrés sur l'Afrique.
2 - Les espaces centrés sur l'Afrigue
Nous passerons sur trois romans ivoiriens mineurs
Les dernières paroles de Koimé, (1961), Le jeune homme de
Bouaké (1963), Vers de nouveaux horizons (1965) l1) dont la
structure oppose village/ville. Les héros, ayant subi la pres-
sion de l'exode rural, rentrent de la ville, dépités, après
cinq ans au moins d'expériences. Ils rentrent déçus par la
ville qui représentait tout pour eux. Le village qu'ils
avaient rejeté, devient alors un espace positif, demandant à
ëtre amélioré. Dans cette deuxième étape de notre analyse de
l'espace, nous distinguerons les romans décrivant des espaces
de colonisation comme Le cercle des tropiques de Mohamed
Alioun Fantouré, (1972) Wirryamu de W. Sassine, (1976), Masseni
de Tidiane Dem (1977) et La Carte d'Identité de Jean Marie
Adiaffi (1980) d'une part, et de l'autre, les romans dont le
contexte spatial est l'Afrique des indépendances. Ceux-ci étant
nombreux, nous analyserons deux ou trois de chaque tendance en
guise d'exemples. Nous me t trens Lvac cen t , dans chaque groupe,
(1) Respectivement de R. ATTA KOFFI, aux Nouvelles Editions Debresse,
Paris, Maurice KONE, aux Editions du Scorpion, Paris, Denis OUSSOU-
ESSUI, aux Editions du Scorpion, Paris. Voir notre étude: La création
Romanesque devant les transformations actuelles en Côte d'Ivolre, Abl-
djan, les Nouvelles Edltlons Afrlcalnes, 1977, p. 41 et SUlvantes.
-
74 -
sur des textes ayant un traitement particulier de l'espace.
D'abord, la représentation des espaces de colonisa-
tion. Des quatre romans cités plus haut, seule La Carte d'I,-
dentité reprend la structure classique des espaces romanesques
de la colonisation (1) mais en y introduisant des innovations.
Mélédouman, prince du Bettié, ayant fait des études
en France, rentre au pays et s'insère dans son peuple dont il
conduit le destin. Mais c'est justement le règne de la coloni-
sation : Mélédouman est détrôné, et son royaume destructuré
(cf.
Krodasso). Il est arrêté et accusé de manquer de pièce
d'identité. Condamné à une semaine de prison, il perd la vue
sous la to~ture et est libéré sous caution de présenter une
pièce d'identité. Mélédouman entreprend un voyage de redécou-
verte qui confirme son identité.
Le roman présente un espace de colonisation avec sa
structure dichotomique classique, et un volet symbolique que
nous appellerons espace rituel qui apporte une note nouvelle
à la construction des espaces romanesques africains. Le pre-
mier, a pour cadre configuratif, la ville, celle de Bettié en
l'occurrence, qui comprend le quartier indigène, et le quar-
tier européen. Le quartier indigène se situe dans un bas-fond
par rapport au quartier européen. Il est
"enterré dans les
cloaques de la terre, dans les fanges et marais sous l'oeil
vigilant des moustiques, des charognards, des hyènes, des cha-
cals. Insalubre. Immonde"
(2). Il est qualifié d"'amas hétéro-
.clites", de "cité damnée", de "cercle infernal, démonique, aux
souffrances inhumaines", "massures nauséabondes" animées par
"une volonté de libération du cauchemar de l'enfer des abimes
(1) Comme nous l'ont appris notamment les écrivains camerounais: Mongo
BETI, Ville cruelle, Ferdinand OYONO, Une vie de boy, Le vieux nègre
et la médallle, etc ...
(2) J.M. ADIAFFI, La Carte d'Identité, Editions CEDA, 197
p. 18.
- 75 -
et des marécages" l1). En face, au sommet de la colline, le
quartier européen, animé par une "volonté de puissance. lun)
rêve de domination, (une) folie des grandeurs et des sommets.
Rêve de gloire. vertiges des cimes" l1). Une description par-
ticulièrement minutieuse en fait un "sommet des collines ~~j~~Li"':.U
~. Champs-Elysées et Falaise d'Albâtre. Cité des dieux. Site
touristique enchanteur avec une divine vue panoramique sur la
Comoé et ses cascades d'argent"
(2). "Jardin paradisiaque'~ (2)
"cime glorieuse semée de graviers immaculés"
(3).
Les rapports objectifs de ces deux quartiers, sont
ceux de l'abime et des cimes, de l'enfer et du paradis. Ils
sont naturellement unis par une relation de disjonction. Mais
ce n'est que le résultat d'un viol généralisé. En effet, ori-
ginellement. les autochtones habitaient la colline de Krodasso,
"la colline jumelle de celle actuellement occupée par l'admi-
nistration coloniale", siège du royaume. Ce sont les colons
qui ont obligé les Noirs à descendre dans les bas-fonds, le
commandant ayant jugé "dangereux pour sa sécurité, que les in-
digènes habitent sur cette colline, à sa hauteur, face à face
avec lui" l4). Aujourd'hui. Krodasso est un amas de ruines. De
leur nouveau site fangeux. ses habitants espèrent parvenir un
jour aux "sommets olympliens", d'où le seul mode de communica-
tion qui lie ces deux quartiers est conflictuel, comme le dit
si bien. le narrateur
"Bettié est constitué de deux quartiers
principaux, comme toutes villes coloniales
le quartier européen et le quartier indigè-
ne. Les deux quartiers se tournent le dos
pour éviter de se regarder dans les yeux,
rendus farouches par deux volontés opposées:
volonté de puissance. rêve de domination.
folie des grandeurs et des sommets. Rêve de
gloire, vertiges des cimes d'une part, et
d'autre part, volonté de libération du cau-
(1) Ibid. p. 17.
(2) Ibid. p. 19.
l3) Ibid. p. 20.
(4) Ibid. p. 133.
- 76 -
chemar, de l'enfer des abîmes et des maré-
cages" l1).
C'est dans ce contexte que le prince Mélédouman est
sommé de recouvrer son identité sous peine de mort. Il inaugu-
re un espace de quête dont nous allons à présent étudier les
éléments.
Lors de sa libération provisoire, et en quête de sa
pièce d'identité, Mélédouman fait le tour de son domaine. Il
passera d'abord par le "Quartier des génies"
(2) ou la Cité
des Arts, au domicile du Vieil Abadjinan, tout juste "en bas
de la colline résidentielle, dans les contreforts, parmi les
cocotiers, les palmiers, les bananiers" (2), sur le sable fin
des bords de la Comoé. Ce lieu se trouve en amont du fleuve,
et au-delà, un "paysage mystérieux jusqu'à la presqu'île sa-
crée dominée par un fromager patriarcal, palais de tous les
dieux, de tous les génies. C'est le domaine sacré" l3). Mélé-
douman est accueilli en vrai Dihié, c'est-à-dire en prince:
il donne des conseils à ceux qui le pleurent (il est devenu
aveugle des suites de la torture). Cette première étape de son
"voyage au bout de la nuit" est d'une importance capitale: au
quartier des génies, à la Cité des Arts, Mélédouman se ressour-
ce, il est reconnu Dihié. Il retrouve malgré l'identité perdue,
les attributs de roi. Il parvient ensuite à la Mission Catho-
lique, où le père Joseph entre en transe, victime des dieux
africains, et, à l'Ecole, ou il discute, avec l'instituteur
Adé, de l'interdiction des langues africaines. Adé finit par
avouer qu'il n'est qu'un exécutant: une victoire apparente
tl u Di hi é, ma i s il ne r e f use pa s l' Ecole :
"Cette belle école qui aurait da
apporter
la lumière, apporte la nuit, car on veut
utiliser la science, source sereine de vé-
rité, de lumière, comme moyen de domina-
tion" l4).
l1) Ibid. p. 17.
(2) Ibid. p. 76.
(3) La Carte d'Identité, p. 76.
(4) Ibid. p. 102.
-
77 -
Mélédouman exprime par cette réflexion sa conjonction raison-
née avec l'espace Ecole. La quatrième étape de son itinéraire
débouche sur un espace particulier, même fantastique: cet
espace dégage une puanteur indescriptible pendant qu'un ca-
terpillar ravage tout. Dans cet espace empuanti et en des-
truction, Mélédouman cherche en vain sa carte d'identité et
son chemin. La petite Eba Va qui lui tient lieu de guide s'é-
crie :
"Nanan, je ne retrouve plus le chemin"
(1).
La maison de Mélédouman elle-même, n'est plus en
place, tout comme celle d'Abadjinan et l'Ecole. Le toit de la
maison d'Anoh est suspendu en l'air: il ne repose sur rien.
Les êtres rencontrés dans cet espace fantastique
sont tout aussi fantastiques. En effet, Mélédouman rencontre
1)
"Une fillette aux cheveux blancs qui por-
tait sur son dos, un vieillard vigoureux
dormant d'un sommeil d'enfant sage, les
points fermés." (2).
Cette petite vieille indique évasivement la maison
de Mélédouman, devenue introuvable par Eba Va et Mélédouman
lui-même.
2) "Une veuve éplorée"
ayant tout perdu au bord
de la route et qui déclare
"J'attends au bord de la route que Dieu qui
m'a tout pris, vienne me prendre à mon
tour" (3)
(1) Ibid. p. 113.
(2) La Carte d'Identité, p. 119.
(3) Ibid. p. 121.
-
78 -
Son mari, ajoute-t-elle, qui s'appelait Mélédouman
est mort et enterré, son héritage attribué à son neveu Mikro-
douman (= "J'ai un nom"
(1)).
Mélédouman se retrouve donc dans un univers où il
devient lui-même revenant. Mais pour se rassurer il se rend
au cimétière. Il n'y voit pas sa tombe, et reconnaît celle de
ses ancêtres, qu'il invoque longuement: il se donne ainsi à
lui-même la preuve de son existence. Celle-ci lui sera confir-
mée par l'étape suivante, Krodasso, ex-chef-l ieu de son royau-
me : il visite les ruines, et "le sanctuaire de la maison sa-
crée du trône" où il espère retrouver "sa carte d'identité.
C'est la der ni r e chance"
è
(2).
Là, il s'imprègne de la gloire
des ancêtres. Puis il se rend au domicile du guérisseur pour ses
yeux. De retour au "Cercle", à l'expiration du délai - huit
jours -, ce n'est plus la prison qui l'attend, mais le salon
luxueux du commandant: la carte d'identité est retrouvée. Le
commandant reconnaît implicitement sa royauté. C'est en somme
un voyage libérateur, un voyage de redécouverte, de reconquê-
te de soi. On peut en conclure que c'est un voyage de retour
à l'Histoire, ou aux Sources. Mais quelles sources? Mélédou-
man, à la quête de son identité perdue, condition de recouvre-
ment de sa liberté, part du quartier européen vers le quartier
indigène ou traditionnel. Mais il ne retrouve pas la matéria-
lité de celui-ci: rien n'est plus à sa place, tout sent mau-
vais, son identité, dans sa pureté originelle n'existe plus;
le buld oze r est à l'oeuvre. Mais il retrouve l'Histoire: la Ci-
té des Arts ou des Génies, le Cimetière, les ruines de Krodas-
so, le Sanctuaire. A cela se mêlent désormais l'Ecole, l'Egli-
se. L'Histoire a évolué et Mélédouman avec elle. Sa connais-
sance lu; .redonne de l'assurance, de l a di gni té que reconna it
le Commandant. Il ne s'est donc pas retourné aux sources, mais
s'en est s~rvi. Les espaces jonctifs ou l 'Histoire ont permis
la naissance de la nouvelle identité: personnalité de Mélé-
douman.
(1) Ibid. p. 123.
(2) Ibid. p. 138.
- 79 -
Dans La Carte d'Identité de Jean-Marie Adiaffi. la
lutte émancipatrice s'engage non pas entre des individus.
mais entre les espaces. investis d'une idéologie franchement
progressiste. Cela n'est pas. toujours bien perçu par les analystes
de ce roman.
Le Cercle.des tropiques du Guinéen. Mohamed Alioun
f
Fantouré. huit ans plutôt. a esquissé un espace romanesque
..
ayant des éléments à peu prés semblables. Nous sommes à la
veille de l'Indépendance de l'Etat des Marigots du Sud. Bohi
Di. orphelin. souffre de la faim et des mauvais traitements
de la part de sa communauté natale. Révolté et avide de liber-
té. il abandonne cette communauté pour une liberté illimitée
la Nature. Là. il vit de chasse. de rapines. et provoque par
mégarde un incendie dans la plantation d'un Blanc. Les em-
ployés l'arrêtent. le frappent. et finalement. le Blanc l'ac-
cueille et en fait son "boy". Bohi Di connait alors un "havre
de paix"
(1) : il apprend à lire. à compter. à conduire et à
réparer les tracteurs. L'idée de fréquenter une école d'ap-
prentissage. germe en lui. et il décide de partir pour la ca-
pitale des Marigots du Sud: Porte Océane.
Dans le vieux vé-
hicule caracolant vers Porte-Océane. les passagers "déguenil-
lés et osseux" le dévalisent et l'abandonnent dans la forêt.
Des paysans le ramassent: Bohi Di se fait cultivateur au ha-
meau Da ha , puis à la suite d'une mé_vente _ des produits à
Fronguiabé. chef-lieu régional. et d'une escroquerie. Bohi Di
rompt avec cette troisième communauté d'accueil pour le Hameau
Lo nd i ,' accueilli par un vieil homme mystérieux. Wali-Wali dont
il devient le collaborateur. Il s'y marie avec Amiatou qui lui
donne une fillette: TQumbi Die.
Wali-Wali meurt. L'héritage permet de développer les
plantations: canalisations. barrages. etc ... Les grands plan-
teurs de la région. qui ont le monopole de l'exportation pro-
posent
à Bohi Di des aides. des crédits. mais lui refusent le
label d'exportation. Ils finissent par l'exproprier. Bohi Di
(1) Le Cercle des tropiques. p. 23.
-
80 -
/
abandonne tout, femme et enfant pour Porte-Oceane à la
recher-
che d'une meilleure situation.
A Porte-Océane, Bohi passe de chômage en chômage, et
un Blanc l'engage pour la chasse aux lions. A la suite d'un
accident, le Blanc abandonne la chasse. Bohi Di retenu par des
"truands" dans la forêt, devient in~olontairement membre de la
milice clandestine de Baré-Koulé, prétendant aux pouvoirs des
indépendances. Cette milice met au point une stratégie pour
éliminer les opposants, les membres du "Club des Travailleurs".
dirigé par Monchou. Mellé Houré. et Dr Malëkê. Ils arrivent à
leur fin. Cinq ans plus tard Bohi Di revient à Hindouya récu-
pérer sa famille. mais sa femme s'est remariée. Il s'insère
dans la lutte pour l'indépendance que remporte le parti de
Baré Koulé.
Par ce résumé détaillé, on se rend compte que ce ro-
man circonscrit un espace vaste et diversifié. parcouru par un
héros picaresque, Bohi Di. Nous y distinguons
des espaces tra-
ditionnels en mutation. des espaces urbains et des espaces à
la fois de mythification et de mystification.
*
*
Ceux-ci bénéficient d'une double V1S10n, avant et
après le passage du héros en vill~. Nous les présentons dans
l'ordre. D'abord. le Hameau Daha. est un espace paysan ou tra-
ditionnel dont la relation par le narrateur. se fait sur un
mode descriptif appuyé. Il met ainsi en évidence la nature du
travail et de l'effort demandé
aux paysans et récompensé
par l'escroquerie des commerçants de la ville. des chefs reli-
gieux et le parasitisme social lié à la misère ambiante. C'est
une "petite agglomération entourée d'une haute palissade immé-
-
~1 -
diatement suivie par la forêt"
(1). Aucune communication avec
l' extéri eur.
Le second espace traditionnel, le Hameau londi, dans
la province de Hindouya apparaît comme une retraite secrète du
mystérieux Wali-Wali. Il se signale discrètement à l'écart de
la ville:
"Il était proche de la ville, mais personne
ne remarquait sa présence. Les maisons é-
taient comme accroupies dans la brousse" (2)
Après la mort de Wali-Wali, le hameau'devient prospère, mais
l'esprit capitaliste naissant en chasse Bohi Di, abandonnant
sa femme et sa fille, pour Porte-Océane, où il espère gagner
sa vie. Après nombre de tribulations, et d'échecs Bohi Di re-
vient à la recherche de sa famille. Les lieux ont changé: il
trouve une concession de polygammes
famél iques
où les femmes
jouent aux empressées. C'est une vie de morts en sursis (3).
"C'était un vrai supermarché pour célibatai-
res en quête d'aventures" (4)
s'écrie Bohi Di.
Des hommes maigrichons n'ont rien d'autre à faire
que de "culbuter" et d"'étaler"
leurs femmes, insatisfaites.
L'une d'elle, après avoir couché Bohi Di, consent à le condui-
re chez son épouse. Mais plus aucun espoir, celle-ci
a contracté
des engagements avec un autre homme :
"Au fond de mon être quelque chose venait de
mourir. Je retournai le soir mëme à Porte-
Océane" (4).
(1) Le Cercle des tropiques, p. 27.
(2) Ibid. p. 16.
( 3) Ibid. pp. 44-47.
(4) Ibid. p. 51.
~ 82 -
Ces deux lieux se caractérisent par leur isolement
spatial qui exprime leur opposition au contexte général, un
contexte d'oppression. Ce sont des nids de misère. Mais à cô-
té~d'autres lieux sont essentiellement de séquestration. Les
citoyens y sont consignés de peur qu'ils en révèlent le con-
tenu. Bohi Di par exemple, est séquestré dans un village près
du Mont Koulouma par la milice d'Halouma et ne doit son salut
provisoire, qu'à prix d'argent,"l 'agent, tapeur patenté, lé-
galisé, se met à me presser comme un citron ... " (1), nous
apprend Bohi Di. Et il ajoute:
"Je tentai l'aventure. A peine étais-je
sorti du village qu'ils firent un cercle
autour de moi, m'empêchant de marcher"
(2).
Donc espaces de misère, d'isolement, mais aussi de
séquestration, tel est le statut vers lequel évoluent les es-
paces traditionnels ou villageois. Qu'en est-il de ceux de la
ville?
Lors de ses différentes tribulations en milieu pay-
san, Bohi Di avait magnifié la ville, en particulier Porte-
Océane, devenue
l'objet d'une quête irrésistible. Mais les éta-
pes successives qui y conduisent "travaillent" à sa désillu-
sion progressive.
C'est d'abord Fronguia~é, chef-lieu régional:
"Centre florissant avec station de chemin
de fer. J'avais l'impression de passer d'-
un monde à un autre" (3).
La qualité de cité marchande, pépinière d'une socié-
té de consommation ne déplaît pas au paysan Bohi Di :
(1) Le Cercle des tropiques, p. 51.
(2) Ibid. p. 62 (c'est nous qui soulignons).
(3) Ibid. p. 12.
-
83 -
"La majorité des habitants portaient des
pantalons, des chemises, des chaussures en
plastique achetées avec de "l'argent", au
lieu des cafetans, des boubous et despan~
talons
bouffants auxquels j'étais habitué.
On pouvai~
donc entrer dans une boutique
et choisir. On me l'aurait dit, je ne l'au-
rais jamais cru" (1).
Si Fronguiabé flatte la curiosité et les envies de
Bohi-Oi, elle est aussi un lieu d'escroquerie où des commer-
çants prennent les produits à leurs prix, où des chefs coutu-
miers sous le couvert de l'administration escroquent le paysan
et où des marabouts abusent de la crédulité des fidèles. Ce
sera la cause de la première révolte de Bohi Di, celle qui le
pousse vers la quête du bien-être matériel et la liberté, ima-
ginés à Porte-Océane, deuxième et dernière étape de son périple
urbain.
Cette ville est d'abord entrevue dans l'imaginaire
du personnage sous deux volets : un volet attrayant
"Un matin, le coeur gros, je pris congé de
la plantation. Mon patron me versa mon sa-
laire cumulé de plusieurs années de travail
et me donna une lettre de recommandation
pour un de ses amis de Porte-Océane" (2).
Puis un volet repoussant: "jungle de la ville" dit-il après
être dépouillé par ses agresseurs sur le chemin deiPorte-
Océane. Ainsi le mirage de la ville s'estompe avant~d'y parve-
nir.
Le vécu de Porte-Océane confirmera ses appréhensions
il se résume par: chômage, méchanceté, escroquerie et indivi-
dualisme. Le héros-narrateur rapporte ainsi SOn expérience:
"Porte-Océane fut une série de cauchemars
(1) Le Cercle des tropigues, p. 13 ..
(2) Ibid. p. 23.
-
84 -
pendant des années. Je n'avais pas de tra-
vail permanent. J'avais fini par connaître
l a vi 11 e comme le fond de ma . poche, une po-
che trouée qui ne me donnait aucun moyen de
vivre. J'avais découvert une nouvelle facet-
te de la fraternité: le chacun pour soi ou
l'hypocrisie souriante."
l1}
A Porte-Océane on préfère la prison:
"L~, au moins, ils avaient ~ manger, ~ dor-
mir, et à travailler! Un refuge dont je .
préférais me passer après une injustice et
amère première expérience"
(2).
Malgré tout ce contexte, Bohi Di tâchait d'être hon-
nête et passait "pour un imbécile" l2}. Puis il décrit longue-
ment la méchanceté du Marabout, et l'escroquerie de la vieille
Dida .. (3)
Au total, la ville est le triomphe du
principe
mo-
ral "sauve qui peut" et le lieu de l'affrontement des intérêts
politiques: arbitraires, assassinat. Les espaces urbains ne
sont donc pas en opposition par rapport aux espaces villageois,
ils en sont l'image agrandie. La ville agit rétroactivement sur
la campagne en la transformant ~ son image.
Mais ce roman comporte aussi des espaces de mystifi-
cation.lci, ce sont des espaces "secrets" dans lesquels les
pouvoi~s en place forment leurs "agents-tueurs" et élaborent
leurs "idéologies". C'est en particulier le cas du Mont Koulou-
ma où s'organise l'attente du "Messie".
Bohi Di, en quête de travail est engagé par un mar-
chand européen de peau de panthère. Les chasseurs installent
leur camp au pied du Mont Koulouma, dans la Forêt, près d'un
l1} Le Cercle des tropiques, p. 31.
(2) Ibid. p. 31.
(3) Respectivement p. 32 et 33.
-
85 -
hameau mystérieux dont les habitants ne révèlent pas leur
identité. Lorsque le Blanc lève le camp à la suite d'un acci-
dent de chasse, les habitants proposent un marché à Bohi Di :
ils veulent devenir ses employés. Mais c'est un plege, car
Bohi Di n'a ni permis de chasse, ni droit de propriété. A la
vérité, c'est une société secrète à la solde de Baré Koulé qui
vient de séquester Bohi Di. L'étau se resserre jusqu'à ce qu'-
on l'enlève pour une destination inconnue:
"Des inconnus se présentèrent, des humains à
face de fauve"
(1).
Puis Bohi Di réquisitionné sur l'ordre du Messie Koï est en-
voyé au coeur de la forêt du Mont Koulouma, pour un lavage de
cerveau, avec un groupe de citoyens.
"Au bout- de plusieurs semaines d'attente en
pleine forêt, de bourrage de crâne, à coup
de promesses mirobolantes, ce n'était plus
un vulgaire être humain que nous espérions
voir, mais une divinité personnifiée. Le
jour où on nous apprlt la date de son appa-
rition, la partie était gagnée pour lui
nous étions devenus ses adeptes" (2).
Le "Mattre" apparut de nuit: "il cachait ses yeux
derrière de grosses lunettes noires" (3). Et tout le monde
devait lui obéir
"Ceux qui sont ici présents suivront mes or-
dres, ou ils mourront"
(3).
Un de ces ordres est l~ signature
d'un pacte qui
doit conduire à l'organisation de la "Folie des Marchés". Une
opération conçue par le Parti Social de l'Espoir. Elle consis-
te à organiser des troubles dans les marchés du pays et d'en
(1J te Cercle des tropiques, p. 68 .
. (2) Ibid. p. 69.
(3) Ibid. p. 70.
86 -
rendre responsables les membres du Club des Travailleurs en
vue de les éliminer. On recrute donc des innocents dans les
espaces de mystification pour les contraindre à cette besogne.
Les espaces de mystification et de mythification, sont en réa-
lité des espaces terroristes: il y est exercé une violence
idéologique sur des citoyens, un terrorisme idéologique en vue
de les conduire à des actions illégales.
Mais une des caractéristiques de ce roman, qui appa-
raît comme une des originalités du roman guinéen, c'est la
difficulté de passer d'un espace à l'autre: l'isolement, pen-
dant du thème de l'incarcération. Cela nous amène à considérer
ici, les espaces de jonction ou tout simplement, espaces jonc-
tifs.
Le bameau Iondi est en réalité une cachette où Wali-
Wali pratique un travail illicite. C'est pourquoi ce lieu n'a
pas d'ouverture sur son environnement. Dans la République des
Marigots du Sud, les jeunes gens meurent stupidement au ser-
vice militaire. Pour lutter contre cette hécatombe, Wali-Wali,
dans son hameau, ampute les jeunes gens qui le désirent, d'un
de leurs membres pour les rendre inaptes au service militaire,
d'où la clandestinité.
Il en est de même du hameau Daha, "une agglomération
entourée d'une haute palissade, immédiatement suivie par la
forêt" (1).
L'isolement, ou l'absence de communication, ou enco-
re la clandestinité voulue doit être distinguée de la clôture
imposée par le contexte idéologique. Le premier est protecteur:
l'absence de communication empêche les sbires du pouvoir de
découvrir Wali-Wali dans le hameau Iondi, qui effectue un tra-
vail positif aux yeux du héros-narrateur, dans la mesure où il
soustrait à la mort les jeunes qui se laissent amputer. La
(1) Le Cercle des tropiques, p. 27.
- 87 -
clôture de l'univers du hameau Daha lu; évite la visite des
milices de Halouma. Cette clôture-isolement a donc valeur de
rempart contre la mort physique ou morale. En revanche la sé-
questration des villages, et même de Boh; Di et ses congenères
dans la forêt, est une violence idéologique, le fait d'une di-
dacture perçue comme né~ative.
Globalement envisagés, les es-
paces du roman comportent plusieurs sortes de
structuration
1) La relation campagne vs ville est d'abord une op-
position morale: la campagne est le lieu d~ labeur, mais les
produits de ce labeur, vendus à la ville sont injustement dé-
préciés et bradés. Ainsi la campagne reste dépendante de la
ville.
2)
Elle est ensuite continuité, car les maux de la
ville: faim, malhonnêteté et chômage se retrouvent dans la
campagne, si bien que campagne et ville deviennent un même
univers. C'est l'Empire du Mal.
3) Enfin une structuration par noyautage: l'espace
vu dans son ensemble, est constitué de nombreux petits espaces
ou lieux fermés: les "flots". Les uns veulent sauvegarder la
vie, les autres la détruire par le biais de l'idéologie.
Conservation et destruction de la vie au profit de
l'idéologie, telles sont les deux tendances dominantes que la
structuration spatiale du roman incline à lire. Les lieux clos
sont les "centres"
de préparation~de formation à
ces idéo-
logies opposées. Cette structuration rappelle celle de La Car-
te d'Identité: deux univers opposés à tous points de vue: le
quartier indigène et le quartier européen de la ville de Bettié.
Dans Le Cercle des tropiques villes et villages opposés dans
l'imaginaire des personnages, sont dans la réalité le prolon-
gement l'un de l'autre: les villages sont en passe d'intégrer
les idéologies des villes. Mais les quartiers indigènes con-
tiennent encore des "poches de résistance"
dans lesquelles
Mélédouman peut se ressourcer. Elles ont donc une valeur dynamisante
- 88 -
et combattive ~ la différence des "poches" du Cercle' des Tro-
piques qui sont uniquement des cachettes. des lieux de tenta-
tive de survie et non pas de préparation ~ un combat. En effe~
Le Club des Travailleurs qui élabore une idéologie du salut.
ou de la Cité Idéale. sera vaincu. C'est le Parti Social de
l'Espoir qui conduira l'Etat des Marigots du Sud à l'indépen-
dance. Nous examinerons dans cette série. un dernier roman.
dont la préoccupation évidente n'est pas la colonisation. bien
que ce soit le contexte: Masseni de Tidiane Dem (1).
Les espaces sont bien ceux de la colonisation. mais
en dehors des deux allusions. qui marquent la disjonction des
personnages positifs avec cette période. ils n'intéressent pas
du tout l'écrivain. Seuls les lieux de la quête des personna-
ges avec des moyens traditionnels sont retenus: Trois lieux
servent de cadre ~ la quête de Dady/Minignan. En effet le roman
s'ouvre sur Ganda. qui paratt d'abord un espace clos: où
Minignan connait la provocation et où sa quête est sanctionnée
par un échec: Le champ d'action de Dady se limite aux conces-
sions de Mory et Fourougniouniouman. A la faveur d'une grande
séchéresse. Dady rencontre le puissant Djinémakan qui donne
une ouverture à son espace: Kata où la quête devient fruc-
tueuse: Masseni y est née. Puis encore Ganda où Masséni passe
une jeunesse heureuse. Arrive l'étape de Gbin-Tiola. qui s'en-
toure d'attributs négatifs.
Ici les espaces se structurent deux à deux en s'op-
posant autour des héros: Le couple Dady/Minignan. d'une part.
et Masseni de l'autre. non pas en terme de modernité coloniale
et traditionnalité. mais en termes d'espaces bénéfiques et d'-
espaces maléfiques au sens animiste des termes. Mais d'abord.
de quoi s' agit-i 1 dans Masseni ?
Dady.et Minignan. riches et prospères. se sont ma-
riés contre les prescriptions de la tradition; ils connais-
(1) Abidjan. Les Nouvelles Editions Africaines 1977. (nous avons travaillé
avec l'édition 1981. 261 pages).
- 89 -
sent la stérilité. A la fin du Ramadan ils laissent libre
cours à leur joie comme tout le monde. lorsque Nakaridja. dont
la fille avait été éconduite par Dady au profit de
Minignan, se moque de celle-ci, qui cherche en vain un guéris-
seur à Ganda. Mais à la faveur d'une séchéresse inopinée, le
chasseur-géomancien Djinémakan arrive dans le village et lui
promet son aide. Elle devra se rendre dans un village à trois
jours de marche avec son mari. Le counle s'exécute et Masséni
~st née. Belle. Masséni est élevée dans la bonne et pure tra-
dition. Elle est l'objet de convoitise de tous. Elle refuse
son "fiancé" traditionnel, "la peau de chèvre", au profit de
Babou. Mais les agents coloniaux aussi se la disputent. D'a-
bord le garde-cercle, ensuite le Représentant et c'est le chef
de canton qui l'épouse. La "favorite" du chef, après l'avoir
"adoptée", cherche à l'éliminer. Le sort retourne contre elle.
Mais le chef meurt. Les intrigues reprennent: le Représentant
épouse Masséni et divorce. Baladji devient le troisième époux.
Il soumet Masséni à des traitements inhabituels. Elle meurt à
la suite d'un accident.
On le voit, il s'agit essentiellement d'une quête,
qui fera défiler des espaces et des lieux. Ce sont les dépla-
cements de Dady/Minignan. le couple quêteur, et de Masséni qui
déterminent les espaces du roman: il y en a quatre lieux, re-
groupés deux à deux. D'abord les deux espaces de Dady/Minignan,
l'un négatif, l'autre positif.
L'espace négatif de Dady/Minignan est délimité par
ses déplacements à l'intérieur de Ganda. C'est un espace clos
oD ses désirs ne seront pas réalisés, parce que sous l'emprise
des sortilèges de Nakaridja. Le parcours de la quête, à la re-
cherche d'un guérisseur se limite aux concessions de Dady,
Fourougniniouman et Mory qui loge le Marabout. C'est aussi le
lie u des vexa t ion s deN a kar i dj a. 1cil ' i nt e r ve nt ion du Mar a-
bout est sanctionnée par un échec. Après avoir pris de l'ar-
. gent à Dady il quitte le village inopinément. Le second espace,
positif, de Dady/Minignan, est un élargissement de Ganda. Le
- 90 -
chasseur-géomancien promet de guérir le couple à condition
qu'il entreprenne un voyage dans n'importe quelle direction,
à trois jours de marche de Ganda. Au terme de ce voyage-
épreuve qui conduit le couple à Kata, se trouve la vieille
Nadia dont la puissallce contrebalance celle de Nakaridja. Le
résultat est positif: Minignan y enfantera Masséni. Le retour
du couple e t l'enfant transforment l'espace négatif de Ganda en
un espace positif: Nakaridja perd ses enfants et fait amende
honorable auprès des Dady.
Les deux autres espaces, négatif et positif, sont
ceux de Masséni : Ganda et Gbin. A Ganda, Masséni passe une en-
fance heureuse, puis est arrachée à l'affection des siens pour
Gbin, initialement imaginé comme un espace négatif. Mais grâce
à l'entremise du chef de canton, Gbin se révèle être un espace
positif. La mort de son mari, le chef de canton jette Masséni
dans les bras de Baladji. Il l'emmène à Tiola,
et contre son
gré, la fait demeurer là-bas. Elle y trouvera la mort.
Nous avons donc dans Masséni, un univers spatial
subdivisé en sous-espaces ou lieux qui s'opposent deux à deux,
selon les préoccupations des personnages positifs et négatifs:
la disjonction Ganda/Dady-Minignan et la conjonction Kata/Dady-
Minignan se traduisent par l'opposition spatiale Ganda/Kata. De
même que la conjonction Masséni/Gbin et la disjonction Masséni/
Tiola se traduisent en termes spatiaux par l'opposition Gbin vs
Tiola. L'enjeu de ces espaces, c'est le bonheur ou la réalisa-
tion des désirs des personnages positifs. Les espaces qui y sa-
tisfont sont positifs. Ce n'est plus une opposition Modernité-
Traditionnalité, mais entre deux idéologies traditionnelles:
l'affrontement de pouvoirs occultes. Il s'agit de trouver le
plus fort, et celui-ci est toujours du côté des personnages po-
sitifs. C'est ici une vision traditionnalo-animiste du monde.
Tidiane Dem n'a pas cherché à accuser la colonisation comme
Alioun Fantouré, et Jean-Marie Adiaffi. Il a seulement voulu
figurer le fonctionnement de la société traditionnelle pour
l'information des générations des indépendances. Littéralement,
-
-
---_.-.- _.__ .._..._ - - - - - - - - - - - ,
- 91 -
selon notre terminologie, il est préoccupé par les manifesta-
tions de l'identité.
Enfin, dans les r omans don t l'univers représente les
espaces africains de colonisation, nous présenterons Wirriya-
mu (1) comme une tentative méritoire et originale de construc-
tion spatiale' affinant les tentatives en~reprises dans Le Cer-
cle des Tropiques. Il n'a rien de commun avec Masséni. Avec ~
Carte d'Identité,.
les relations se limitent à la thématique,
et sans doute à l'idéologie. La structuration matérielle de
son univers mérite de retenir l'attention.
L'histoire est simple. Kabalango, écrivain, rentre
d'Europe, malade d'une tuberculose grave. Il échoue dans un
village du nom de Wirriyamu, dans une colonie portugaise d'Afri-
que. La saison de pluie l'empêche de poursuivre son chemin
vers son pays où il désire aller mourir. Prisonnier de la sai-
son de pluie et de la maladie, Kabalango est malgré lui de cet
espace colonisé dont il assiste à la destruction par les fas-
cistes portugais. Il assiste aussi à l'élimination d'un albi-
nos, selon les "traditions" de cette région, et à l'enlèvement
d'Agostinho, fils du CommandantdC.d'Arriaga. r~ais les combattants
africains qu'il soutient emportent tout de même la victoire.
Kabalango meurt assassiné au lendemain de la bataille atroce
qui a connu la libération de Wirriyamu.
Ainsi peut-on faire un premier rapprochement entre
ce roman et deux autres: La Carte d'Identité et Le Cercle des
Tropiques: ils finissent sur une victoire dont on ne voit pas
l'exploitation. Ce qui nous retiendra ici, c'est le traitement
de l'espace dans Wirriyamu. Le cadre est d'abord si tué : Wir-
riyamu se localise dans une colonie portugaise et est entouré
d'une forêt dense, non loin d'une ex-"colonie française voisi-
ne", où les hommes sont attendus, "fusil à la main pour les en-
(1) Williams SASSINE, aux Editions Présence Africaine, 1976, (207 p.).
-
92 -
rôler de force dans les travaux inhumains de terrassement" (1).
Il est "très proche de la frontière du pays dont le Président
vouait aux Portugais une haine inextinguible" (2). Abandonné,
délabré, ce village n'abrite que quelques vieux ou des person-
nes qui n'ont plus rien à espérer de la vie. A quelques kilo-
mètes, un autre village, "triste et vide. Semblable à un cime-
tière, dans une "zone libérée" par les combattants. (3). Le
cadre de Wirriyamu est donc un espace clos et prostré. Les com-
posantes internes donnent la même impression.
Il abrite un lieu central, l'hôtel, La Calebasse d'Or
tenu par le couple Robert et Germaine, des colons invêtérés.
Kabalango y loue une chambre, en attendant la fin de la saison
de pluie. L'hôtel lui-même est abondamment décrit: il est
"minable",
"le comptoir est rongé par les termites,"
(4) et
le plafond, fait de vieilles nattes, est surpeuplé de cancre-
lats et de souris. Il comporte un bar, le logement du couple
Robert/Germaine et reste un lieu de rencontres importantes:
c'est là que se retrouvent régulièrement les responsables por-
tugais ; ils y rassemblent leurs soldats pour les instructions.
Kabalango vit dans cet hôtel comme une bête
en cage.
Quand il en sort, c'est pour tourner dans le village. Et grâce
à son itinéraire, le lecteur découvre les domiciles des habi-
tants, et les principaux lieux du village
- le domicile d'Amigo et sa famille, attenant à l'-
hôtel. Ce Portugais prend plaisir à torturer son domestique,
Malick. Il est de ceux qui désirent la rançon de la capture de
l'albinos. Il sera tué par Patience, le chien de l'albinos,
Condélo.
- le domicile du Capitaine David
un réfugié poli-
(1) Wirriyamu, p. 19.
(2) Ibid. p. 101.
(3) Ibid. p. 35.
(4) Ibid. p. 24.
- 93 -
tique dont la tête est mise à prix dans le pays-volsln. Il vit
barricadé avec son fils Ali, sa fille Rabi, et son épouse.
David se drogue pour ne pas voir ce qui se passe dans·
Wir-
riyamu.
- la case du Vieil Ondo, "faite de branches de feuil-
les de palmiers. Il n'ouvrait jamais s~ porte de peur de lais-
ser entrer des démons"
(1). La porte est en paille, et le tout
est décrit comme une "case de boue et de fauve comme dans une
bergerie", une "case mouillée ob les talons s'enfonçaient dans
le sol" (2). Derrière la case, s'étend la vallée.
- la case de Maria, la sourde, la bonne d'Amigo cons-
)
tituée d'une natte étalée sur une "butte de terre"
(3).
- une case ob devisent des vieux, délabrée et se-
couée par la pluie, sous un violent orage.
- la maison du Père Fidel, d'ob par la fenêtre, "il
aperçoit de l'autre côté, vers La Calebasse d'Or, un rond de
lumière mobile" (4). Elle est aussi "délabrée".
- une vieille boutique dont la devanture abritera le
Vieux Kélani et ses petites danseuses.
- ..• et la chapelle, que Kabalango visite pendant un
office. Il écoute et observe: le sermon porte sur la charité
mais les fidèles n'écoutent pas: Kélani dort, Manuel se cure
les dents, Maria sourit, Amigo baille, Américano flirte avec
une fille. Le sermon est simplement "ennuyeux"
pour Vasconcelos.
C'est que son thème ricoche sur la réalité locale.
(1) Wirriyamu, p. 22.
(2) Ibid. p. 72.
(3) Ibid. p. 23.
(4) Ibid. p. 25.
-
94 -
Ce microcosme donne l'image d'un univers prostré,
construit sur une base de claustralité. Il est, somme toute,
d'horreurs: un "petit village agonisant dans cette colonie
oubliée avec des hommes perdus"
comme pense Kabalango (1),
dans la boue, les flaques d'eau et la pluie. Un village prati-
quement vide: un citoyen portugais, vingt-et-un enfants,
quinze femmes, un prêtre, un réfugié politique et sa famille,
le patron de l' hôtel et sa femme, un étranger et hui t person-
nages très vieux. Au total, un village de cinquante quatre
personnages. On y verra les soldats de d'Arria~a exécuter le
Vieil Ondo,s'évanouir le Père Fidel devant cette horreur, la
crucifixion
de Condélo et un carnage incroyable, lors de la
bataille décisive.
Cependant, Wirriyamu reste provisoirement un espace
d'accueil, de protection contre "là-bas", l'ex-colonie fran-
çaise. Mais aussi un espace d'attente pour Kabalango qui y at-
tend la fin de la saison de pluie pour rejoindre son pays et y
mourir, ainsi que pour David qui espère l'élimination du Pré-
sident du pays voisin afin d'y retourner. Espace d'attente qui
a tout d'un espace de réclusion. Non seulement le village est
lui-même entouré d'une forêt dense, mais tous les personnages
y vt ve nt- dan s des lieux clos: maisons, chambres d'hôtel. La
place du village est lui-même devenu une prison pour l'albinos.
Condélo y est attaché à un pieu. De là aux maisons, aux cham-
bres, se livre un jeu de perspectives: Kabalango aperçoit l'-
albinos de sa fenêtre; Rabi aussi l'observe: "Sous le soleil
oscillait mollement un chien pendu. Un peu plus loin, un autre
chien aboya. Elle tourna la tête et aperçut le prisonnier".
Telle est la configuration de Wirriyamu d'où émerge le sème de
la claustralité. Mais alentour, se joue un destin dont Wirriya-
mu est l'enjeu. En effet l'espace environnant fonctionne comme
un étau, qui se referme progressivement sur Wirriyamu.
D'abord la forêt. Deux localités s'y signalent, la
(1) Wirriyamu, p. 65.
-
95
-
cachette de Condélo. l'albinos. ensuite. les déplacements des
combattants. ravisseurs d'Agostinho entre le Quartier Général
des colons et Wirriyamu. Un autre lieu pour lequel le texte
est extrêmement avare d'informations. c'est le camp d'entraî-
nement des combattants ou leur Quartier Général. Il se situe
comme Wirriyamu. du côté de la frontière de l'ex-colonie fran-
çaise. Un autre village est signalé. un "petit village désert
des hommes valides"
(1). sans doute désaffecté. où les combat-
tants et Agostinho s'installent après l'enlèvement.
La cachette de Condélo et son chien. Condélo a rom-
pu les cordes qui le maintenaient au milieu du village. et
s'est enfui dans la forêt avec son chien. Il s'assied sur une
pierre. au bord d'une rivière en cru; le pont est emporté.
Les deux compagnons ne peuvent aller plus loin. ils s'instal-
lent dans une cachette. au creux d'un arbre. puis sur une mon-
tagne. "heureux"
parce que loin de tout. Condélo retrouve une
relative sécurité. De là. il peut rêver à penser à "leur" para-
dis (Condélo et son chien) "très vaste. et dessus. comme ciel.
nous placerons les mains de notre mère" (2) (de Condélo et son
chien). Condélo voit. "de l'autre côté en bas". "le petit vil-
lage de Wirriyamu"
(3). La forêt lui "barre la route"
et la ri-
vière lui "a coupé le pont pour (l') empêcher de fuir" (3).
La seule liaison qu'il a avec le village est le per-
sonnage de Kabalango : celui-ci le rejoint de nuit et s'établit
une véritable fraternité. Amigo qui vient à sa capture est tué
par Patience. Ils sont en fin de compte découverts et Condélo
pris. La forêt. la rivière ont constitué des barrières infran-
chissables pour Condélo. constitué prisonnier en pleine forêt.
D'un autre côté. les combattants rétrécissent l'espace de Wir-
riyamu.
(1) Wirriyamu. p. 106.
(2) Ibid. p. 84. La mère de Condélo a été tuée par les soldats coloniaux.
(3) Ibid. p. 104.
- 96 -
Les espaces des combattants par la ltberté.
Ils sont d'abord entrevus à cent cinquante kilomè-
tres de Wirriyamu. Ils attaquent les hommes de d'Arriaga et
enlèvent son fils Agostinho. Puis ils se dirigent en pleine
forêt, vers Wirriyamu. A quatre-vingt-dix kilomètres, ils tra-
versent une forêt noire; 1 quatre-vingt-cinq kilomètres,
Henrické meurt mordu par un serpent, en protégeant Agostinho,
en pleine nuit. Cet événement rapproche Agostinho des combat-
tants. A soixante-cinq k'lomètres, une forêt dense, sous un
orage déchiré d'éclairs, Agostinho qualifie cette forêt de
"fond" d'une "tombe": "monstre vert apeuré", etc ... A vingt-
cinq kilomètres, une sympathie franche naît entre les combat-
tants et Agostinho. A vingt kilomètres, le lecteur apprend que
les combattants avancent vers Wirriyamu dans l'intention de
franchir la frontière. On les présente encore à quinze kilomè-
tres ; puis à douze kilomètres, Agostinho épouse complètement
les thèses des militants. Il se produit ici une ellipse spa-
tiale : on ne montre pas les combattants entrant dans le vil-
lage. On sait seulement qu'ils doivent y entrer de nuit. Bien
après, le lecteur se retrouve dans le camp d'entraînement des
militants, et cela à la suite d'un horrible carnage que les
personnages hésitent à décrire. Wirriyanlu est tout de même li-
béré des Portugais.
Dans les romans de cette catégorie, espace de colo-
nisation, Wirriyamu montre une construction unique. Un espace
extrêmement dynamique et étouffant, un espace plus que répul-
sif, il digère tout ce qui y vit. Sans,doute l'écrivain veut-
il montrer le visage de la colonisation portugaise et l'ardeur
des combattants africains. En effet, la structure de l'espace
traduit à la fois une stratégie et une idéologie. Une straté-
gie d'abord: les espaces en lutte pour leur libération, sont
du côté de l'ex-colonie française, qui voue une haine inextin-
guible aux Portugais. Malgré son caractère expulsif, il reste
tout de même un pôle, une ouverture possible pour les Noirs de
la colonie portugaise. La forêt, elle, a une fonction d'adju-
vant pour les combattants aussi bien que pour Condélo. Deux
-
97 -
luttes sont menées de front: celle de Condélo pour sa recon-
naissance, et des colonisés pour leur libération. Kabalango
est le maillon qui relie les deux actants.
La structure spatiale traduit une idéologie: l'ex-
colonie n'est pas un exemple de promotion de l'individu, avec
son système "d'investissement inhumain"· mais elle attire les'
,
combattants du seul fait qu'elle s'oppose farouchement aux
Portugais. Ici, c'est la fin qui justifie les moyens. Par la
construction spatiale de son oeuvre, Williams Sassine témoigne
d'une écriture assurée où le discours n'est plus le seul moyen
d'expression: la construction de l'espace est plus significa-
tive, plus parlante. On peut ici tenter une synthèse des ana-
lyses sur les espaces de colonisation.
Des quatres romans étudiés, deux font de la coloni-
sation leur sujet principal, ce sont La Carte d'Identité de
Jean-Marie Adiaffi et Wirriyamu de W. Sassine. Le premier se
sert de la structure classique et la dépasse. Il adapte un
langage symbolique dans la mise en place des espaces qui mani-
festent, une évolution par rapport aux célèbres poncifs de ce
type de romans. On se rappelle Ville cruelle de Mongo Béti,
Une vie de boy et Le Vieux Nègre et la Médaille de Ferdinand
Oyono) C1imbié de Bernard Dadié. On les retrouve dans un roman
aussi novateur que Les Soleils des Indépendances (1968).
D'ailleurs Adiaffi n'y a pas échappé dans La Carte
d'Identité, mais cette dichotomie spatiale traditionnelle lui
sert d'élan. C'est la réalité des villes coloniales. Wirriyamu
représente une évolution très nette, amorcée dans Le Cercle
des Tropiques. Il montre, à travers la disparition progressive
du village de Wirriyamu, ou l'extinction de la vie, la phago-
cytose coloniale. Les personnages qui défendent le village sont
ceux de l'extérieur, les combattants. La forêt étant ici un
refuge sOr. A l'intérieur du village, les lieux clos ou "po-
ches" de survie sont des palliatifs limités dans le temps, il
en est de même pour Le Cercle des Tropiques. Il n'oppose pas
-
98 -
colonisés et colons comme dans La Carte d'Identité et Wirriya-
mu, mais les colonisés entre eux, luttant pour le pouvoir. Les
lieux ou cachettes sont ou des refuges, ou des cadres de pré-
paration à une action négative. Mais l'ensemble de l'univers
est un tourbillon devenu l'empire du Mal. L' idée de cercle,
récurrente dans le texte, et le parcours de Bohi Di, qui dé-
crit un cercle permettent cette interprêtation. Mais le titre
du roman suggère plus: Le Cercle des Tropiques. Les tropiques
évoquent le Tiers-Monde qui compte le plus de régimes dicta-
toriaux. Masséni se rattache à un autre genre dont les ancêtres
sont Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni et Doguicimi (1)
de Paul Hazoumé par exemple. Des romans-vérités dominés par le
souci d'informer. Si le contexte est la colonisation, le roman
ne donne pas dans les figurations spatiales attendues. Au to-
tal, La Carte d'Identité, Le Cercle des Tropiques, et Wirriyaùu,
sont des étapes de l'évolution d'un genre, que nous avons ap-
pelé ailleurs le roman colonial (2). Ce roman avait pour objet
la réalité coloniale. La distribution de l'espace réflétait le
racisme ambiant et le conflit qui oppose les colons et les co-
lonisés. Ce caractère, bien que présent dans les textes ne
confine pas les écrivains à une écriture de reportage. L'Empi-
re de l'Imaginaire s'étend. Nous en tirerons des conclusions
plus conséquentes lorsque nous aurons étudié la vision de 1 ,-
Histoire. Auparavant, nous nous intéresserons à la représenta-
tion des espaces des indépendances. Ceux-ci sont presque ex-
clusivement urbains. La ville estle centre de l'actiDn ; elle
comprend des sous-espaces ou lieux significatifs, et des pro-
longements dont nous verrons la fonction.
Ici une différence notable tombe sous les sens: les
romans guinéens dont nous retenons ces quelques titres, Les
Crapauds-brousse, Le Jeune homme de sable, L'homme du troupeau
(1)
Paul HAZOUME, Paris Larose 1935, (!i11 p.) Edition Abidjan NEA.
.0
(2) Colonial étant un simple adjectif qui signifie de la co l onte , à ne pas
"
confondre avec colonialiste.
- 99 -
dus a he 1. et Le Ré ci t duC i r que. .. (1) me t te nt l' ac ce nt. es-
sentiellement sur le contexte des indépendances alors que. du
côté ivoirien, seul Les Soleils des Indépendances (2) en fait
son objet exclusif. Amadou Koné a emboîté le pas avec Traites
et Courses (3). Ces deux derniers sont des nouvelles et n'ont
d'intérêt que thématique. Ils sont exclus de notre corpus.
D'un roman ~ l'autre, les espaces urbains guinéens
sont ~ peu près identiques. Dans Le Jeune homme de sable, par
exemple un proviseur de Lycée, Tahirou, est arrêté et empri-
sonné pour ses opinions. Les élèves organisent une grève de
soutien et sont arrêtés. Parmi eux, Oumarou, fils d'un député
influent, Abdou. est exclu
du Lycée. Son ami, Ousmane, est
torturé ~ mort. La veille de l'arrivée du Professeur Wilfrang,
ami du Guide, Président de la République, celui-ci organise
une purge de la ville. Et, ~ l'occasion d'un déjeuner qu'offre
le Député Abdou, Oumarou empoisonne le vin. Les invités et
leurs hôtes, dont Abdou, le Di recteur de l a Sûreté kt' El hadj
Karamo meurent. Un des rivaux de celui-ci est nommé Directeur
de la Sûreté. Voulant posséder Hadiza, la troisiè~e épouse d'-
Abdou, il organise une évasion qui est en réalité, l'assassi-
nat d'Oumarou. Il "rapatrie" ensuite Mafory, première épouse
d'Abdou dans son village natal et élimine ainsi les héritiers
légaux. La scène se passe dans une ville empoussiérée où règne
une séchéresse incontrôlable.
Le second roman Les crapauds-brousse met en scène un
groupe de jeunes intellectuels s'abîmant dans une ville où rè-
gne une idéologie des plus déprimantes. Diouldé, technicien
supérieur d'électricité vient d'achever sa formation en Hongrie
et débarque dans son pays. Il est. malgré lui, nommé au Minis-
tère des Affaires Etrangères, directeur des relations avec les
(1) Respecti vement, de Tierno "10 EN Et-1S0 s . Seuil (1979), Wi 11 i ams S,~SS l NE,
Présence Africaine, (1979). Alioun FANTOURE, Présence Africaine (1979).
(2) Ah~adou KOURQUMA, 2e éd.) Seuil, 1970~(Edition oriqinale, Montréal, Les
Presses de l Université de Montréal 1~68).
(3) Les Nouvelles Editions Africaines. 1980.
- 100 -
Pays de l'Est. Dans les premiers moments, il prend son travail
à coeur, mais il se heurte à l'immobilisme de l'administration,
à l'arbitraire politique, dans un régime où n'existe aucune
liberté, même pas de pensée. Pour survivre, il rejoint ses amis
tous les soirs dans la villa de Soriba, et avec leurs épouses,
noient leurs angoisses dans l'alcool. Il rencontre un ancien
camarade d'école primaire, Gnawoulata, qui devient l'espion du
groupe. Diouldé est compromis dans un meurtre, puis arrêté. Sa
femme, après être devenue l'objet des pouvoirs politiques, se
révolte: elle découvre d'autres lieux de la ville: le Tom-
beau et le Paradis. Ce dernier est un lieu de rassemblement
des laissé _pour_compte. Découverts, -ils s'enfuient pour l'au-
delà de la frontière. Rattrapés, une lutte s'engage dont ils
sortent vainqueurs.
Les éléments figuratifs des villes présentées dans
les deux romans ont des points semblables. Les villes ne sont
pas nommées, mais ont des aspects identiques. Dans Le Jeune
homme de sable, la cité est une ville forte, "ceinturée par
tous les valeureux fils du peuple"
(1), et un lit de fleuve.
Elle présente deux parties, une "accablée de soleil" ne con-
naissant la moindre ombre, et l'autre, résidentielle. Ici une
répartition sociale, liée, non plus, à la couleur de la peau
ou au pouvoir politique, colons/colonisés, mais au pouvoir éco-
nomique: riches/pauvres. Le parcours d'Oumarou permet d'en con-
naître l'intérieur et la configuration: à l'intérieur, la vil-
le "cuit"
sous un soleil accablant, tous les volets sont fermés.
Les constructions sont de "lourdes maisons cubiques en banco"
(2). Les bars prospèrent, seuls moyens d'étancher la soif, et
de s'occuper en donnant l'illusion de vivre. C'est une ville
"éclaboussée de poussière et de lumière"
(3). Une ville canicu-
laire où la séchéresse, le soleil, la poussière, et la chaleur
deviennent des thèmes obsédants. La population ne peut s'y épa-
(1) Le Jeune homme de sable, p. 11 •
. (2) Ibid. p. 78.
(3) lbid. p. 80.
- 101 -
nouir, ni en sortir. C'est une prison. Les sous-espaces ou
lieux qu'elle renferme en reflètent l'image.
D'abord les domiciles. Les maisons elles-mêmes sont
toutes closes. La première habitation que présente le narra-
teur est en t revue par une fenêtre, avec une tête d'homme dans
r'encadrement, donnant sur une chambre. Puis nous nous retrou-
vons en présence d'Oumarou, le héros et sa mère, dans cette
maison: ils se gênent et s'étouffent, le soleil règne en maî-
tre dehors. Le texte nous introduit ensuite dans la case de
Bandia, une "zone ob la lumière et la nuit se disputaient" (1).
La case de Bandia jouxte la maison de son maître, le député
Abdou, "inondée de lumière"
(2). Enfin, le domicile de Papa
Ibrahim clôt la série de présentation des domiciles des pau-
vres : un rideau "crasseux"
sépare la pièce en deux, et suit
l'énumération des objets dans l'ordre suivant:"une énorme mal-
le en bois, un couvercle rongé", "une vieille peau de panthère,
des boutei 11 es, un grand boubou ... , une cha i se cassée ... des
cafards, des murs 1èpreux, une "indescriptible odeur de ren-
fermé" (3). Le tout dégage un "écrasant sentiment d'étouffe-
ment".
Ces micro-univers clos et étouffants signifient la
misère et la peur. Et de surcroît, tout le monde est prison-
nier du soleil, de la séchéresse, en un mot de la chaleur.
A côté des domiciles des pauvres, il y a ceux des
riches. Nous avons vu que la case de Bandia, "zone ob la lu-
mière et la nuit se disputaient"
jouxte la luxueuse maison d'-
Abdou, une "vaste concession ... inondée de lumière". "L'éclat
des grosses ampoules accrochées aux arbres de la concession",
(4) éblouit. C'est une maison à deux niveaux: le salon baigne
(1] Le Jeune homme de sable, p. 61.
(2) Ibid. p. 59.
(3) Ibid. p. 124.
(4) Ibid. p. 91.
- 102 -
dans
la "douce lumière d'un lus·cre", "des quatre coins, autour
d'un énorme cactus, grimpaient vers le plafond des lianes d'-
argent." "D'épais rideaux multicolores" voilaient les fenêtres,
" ... et de coOteux chrômes tapissaient les murs."
Face à la
porte, un énorme portrait du Guide etc ... Celui-ci habite dans
un Palais, au balcon illuminé. Le grand salon est constitué
d'une grande table, des coussins moelleux et d'une épaisse mo-
quette.
La représentation des lieux dénote une idéologie:
les rapports riches/pauvres. Les riches, hom~es politiques,
vivent dans un luxe criard
â l'intérieur d un espace de
t
misère humiliante. Cette misère est doublée d'oppression
idéologique.
Mais il Y a aussi les édifices publics ou officiels.
Le tout premier, c'est la Maison du Parti (Le Parti du Lion) :
tout autour, des mendiants dont les pas soulèvent la pousslere
qui "monte en s'épaississant et noie toute la ville" (1). L'in-
térieur est plein d'ombres, de bancs, et de chaleur; partout
des photographies représentant le même homme dans différentes
positions, "le bras droit dans la crinière d'un énorme lion mena-
çant" (1). Tout au fond, "un inquiétant rugissement derrière
une porte" (1) : un homme dispara't, "avalé par une ombre" et
le narrateur se retrouve au milieu d'hommes misérables. En fa-
ce, une estrade sur laquelle trônint des hommes: cette Maison
du Parti, est une prison qui ne dit pas son nom.
L'Hôpital est le second édifice public présenté.
Oumarou s'y est rendu pour rendre visite à Tahirou : il par-
court l'hôpital en passant devant un cabinet dentaire, prend
un grand couloir conduisant au pavillon Z, au fond de la cour,
puis un autre couloir jonché de crachats et mal éclairé, con-
duit à l'asile des aliénés avant d'emprunter un escalier qui
monte à l'étage des pauvres où se trouve Tahirou.
(1) Le Jeune homme de sable, p. 14 : il s'agit du Guide.
- 103 -
Cette description a visiblement pour objet de mettre
l'accent à la fois sur la pauvreté des lieux, et la dichotomie
Sociale.
Enfin la prison, un des thèmes les plus obsédants
d'autant que tout est prison: la Maison du Parti en constitue
une; "minuscule salle inondée de lumière" (1), l'hôpital aus-
si, car Tahirou est gardé dans sa chambre par la milice du
Parti. Le pays tout entier est une prison, comme nous l'avons
dit plus haut. Mais il y a tout de même des batisses-prisons.
Le lieu d'incarcération de Tahirou, "une grande batisse en
banco" (2), "la prison la plus abominable du pays" (3). "Là où
Tahirou
était pendant des années, même quand on a la peau
dure comme lui, on ne s'en tire pas en bonne santé"
(4).
Oumarou aussi a été emprisonné dans "un cachot pas
plus grand qu'une niche de chien" (5), peint à "la chaux blan-
che avec des traces de doigts et de crachats partout, ainsi
que des strtes béantes comme des plaies au niveau des chaises"
(6). Dans ces prisons, règne une torture inimaginable. Mais
feuilletons le second roman.
Le lieu de la scène, la ville que dessine Les cra-
pauds~brousse a, à peu près le même aspect que celle décrite
dans Le Jeune homme de sable, avec la séchéresse en moins.
Elle comporte trois parties: un quartier d'affaires, un quar-
tier résidentiel fait de villas somptueuses, "au bord de la
corniche" (7). Mais son aspect général est plutôt rebutant:
"C'est vrai que la ville écoeure par sa mo-
notonie. Et une sorte de goulot d'étrangle-
ment, que la mer a forgé à coups de cisail-
(0 Le Jeune homme de sable, p. 16.
(2) Ibid. p. 106.
(3) Ibid. p. 105.
(4) Ibi d. p. 100.
~ 5) Ibid. p. 140.
(6) Ibid. p. 143.
(7) Les crapauds-brousse, p. 29.
- 104 -
lements par vagues successives. la coupe en
deux: en deux parties dissymétriques. tel-
les qu'on chercherait vainement un centre •..
Une sorte de bras de terre presque effilé.
avec un rien comme poignet" (1).
Cette ville est incluse dans un espace sans issue: entouré
d'une forêt inextricable. de mares de boue; les citoyens n'ont
aucune autorisation de sortie. A l'intérieur, un jeu opposi-
tionnel entre le clos et l'ouvert apparente ce roman au précé-
dent: Diouldé, dans son bureau, derrière un mur épais, éprou-
ve une impression de sécurité alors que règnent dehors, le so-
leil, la pluie, et la misère. Mais l'atmosphère étouffante et
le désoeuvrement poussent fliouldé à aller chercher de l'air en
ville. Là encore, il sera traqué par les enfants délinquants,
et l'hypocrisie des vieux. Diouldé est assailli par les rado-
tages de Mère, les empressements obséquieux de son "boy". Au-
cun répit. Nulle part. La voix tonitruante et mensongère de
Sâ Matrak emplit les ondes. L'espionnage généralisé, les ar-
restations arbitraires font vivre d'autres lieux de la vill~
le "Tombeau", le "Paradis" et la villa de Soriba.
Le Tombeau a pour équivalents la prison dans Le Jeu-
ne homme de sable, et la Haute Muraille dans Dramouss. Après
l'arrestation de Diouldé. son épouse Rahi, désoeuvrée, décou-
vre dans ses promenades sans but. le Tombeau: "Le Tombeau,
c'est ce morceau de la ville ceinturée par une épaisse murail-
le, longeant la corniche. Là, il n'y avait pas de sonnerie, de
bicyclette. pas d'enfants, ni de pleurs de femmes" (2). Per-
sonne n'en était jamais revenu et les lieux sont gardés secrets.
On y enferme les "traitres", les apatrides. tous ceux qui ont
trahi le président Sâ Matrak et, à travers son honorable être,
le passé. le présent, et l'avenir du.pays" (2).
Les cellules sont inférieures à des cages de lapin.
"Chaque crépuscule, on tir~ au sort vingt prisonniers par leur
(1) Les crapauds-brousse, p. 19.
(2) Ibid. p. 143.
- 105 -
numéro matricule: cinq sont noyés à petites doses, cinq sont
égorgés sec, cinq sont pendus par la clavicule, cinq sont don-
nés comme nourriture aux fauves du zoo
. . . . On récupère les
têtes pour pêcher les requi ns ... " (1).
Nous avons ici un espace de destruct i on et de déshuma-
nisation, qui engendre à son tour des espaces de survie comme
la villa de Soriba, et le Paradis.
La villa de Soriba, à laquelle on peut ajouter l'en-
murement mental du "fou", importe moins par sa matérialité que
par sa signification. C'est le lieu de rassemblement de jeunes
...
intellectuels, Soriba, Tiéba, Diouldé, Kaliva, Pête, Kerfala,
Bôri, ingénieurs et médecins, et leurs épouses, pour détourner
leurs pensées de la situation économique et idéologique inac-
ceptable, en noyant leurs soucis dans l'alcool, la danse et le
sexe. Observons un instant Mamata, la femme de Soriba, et
Diouldé :
"Elle engloutit Diouldé entre son éternel
grand-boubou ( ... ) On ne voit plus qu'un
corps de femme difforme qui avance et recu-
le par ondées lentes et, bien des fois, pi-
rouette" (2).
On pourrait citer nombre de ces situations cocasses
si elles ne se ressemblaient toutes, se répétant tous les soir~
..
..-
"sans rendez-vous ni convocation, au pressant appel d'un rite né d'-
une condition commune"
(2).
Cette situation n'est pas sans rapport significatif
avec celle du prétendu fou. Il vit dans la rue, nourri et soi-
gné par tous. Mais lui, peut dire ce qu'il pense, la vérité:
"Lui, au moin, ne s'effrayait pas devant la
vérité! Il appelait un chat un chat. Igno-
(1) Les crapauds-brousse, p. 145. Ce passage rappelle, étranQement, vingt et
an an ·pluS"tarc, DrarlOuss cie Canara LAYE. L'idée se retrouve également
dans le Récit du C,rque...
(2) Ibid. p. 29.
- 106 -
rant hypocrisie et flagornerie, il suivait
irascible l'élan impétueux de son propre ju-
gement. Il ignorait les marches abruptes de
l'escalier social,
il ne se prêtait jamais
à la lourde comédie qui
s'y déroule" (1).
La villa
de Soriba ou l'empire de l'alcool, et la
!fo1ie, font partie de ce que nous avons appelé ailleurs des
"poches de résistance", une sorte de "paradis artificiels"
pour supporter l'insupportable. Tel est le rôle en partie, du
lieu dénommé "Paradis"
dans Les crapauds-brousse. C'est une bi-
coque obscure, une porte dont on ne pourrait deviner la présen-
ce, donne dans une arrière-cour, sur un sentier traversant un
10ugan, puis une baraque où Kandia donne des cours à des "nés-
ombres, les fouettés-sans-répit, les têtes brûlées, les gueules
béantes"
(2). La structure même du lieu définit sa fonction:
la salle principale est un lieu de consommation d'alcool, où
règne "une atmosphère de désordre et de déchéance ultime" (3).
Tous ceux qui le fréquentent ont en commun: "les regards vides
d'espoirs", mais une fois dans ces lieux, ils retrouvent vie
"quels flux et reflux d'hommes! de mouve-
ments et de mots! Ici la vie coulait sans
demander son reste; qui pouvait dire si el-
le coulait une source joyeuse ou en égoüt,
parfois honteux de faire surface" (3).
Mais la baraque, dans 1 'arrière-cour, était une école
de formation à la lutte de résistance. En effet Kandia, ex-lo-
cataire du Tombeau, confie:
"J'ai alors voulu sceller notre destin, et
tout ce que j'ai trouvé c'est de rassembler
ces gens devant un tableau noir pour ensei-
gner je ne sais quoi. Pourtant, ce que je
voulais c'était appeler, gueuler fort pour
que tous viennent unir les voix et les poings
pour assommer le passé et polir l'avenir" (4).
(1) Ibid. p. 86.
(2) Ibid. p. 156.
(3) Ibid. p. 154.
(4) Ibid. p. 157.
- 107 -
Si l'alcool dans les deux romans, le refuge dans
l'art dans Le Jeune homme de sable, la folie et le Paradis ont
en commun le refus du réel, ici, c'est-à-dire dans Les crapauds-
brousse, il y a une perspective de libération comme dans Le
Cercle des Tropiques et Dramouss. Ce sont de véritables poches
de résistance et de formation à la lutte. A la différence que
dans Lés crapauds-brousse et Dramouss, le mouvement est moins
organisé que dans Le Cercle des Tropiques. D'une façon générale,
la structure spatiale de ces oeuvres projette un espace utopi-
que, idéal,· celui de la libération, vers lequel les personnages
sont orientés: la frontière. En effet, devenu inquiétant pour
le Pouvoir, le Paradis est incendié. Ses locataires, rapide-
ment s'organisent pour Bôwoun-Tchippiro. Il leur faudra passer
le "marigot boueux"
qui ceinture la ville, puis "une forêt
touffue de bambous, de plantes épineuses et de chiendents.
Seuls les fauves s'y aventuraient.Bôwoun-Tchippiro se trouvait
ainsi coupé du reste du pays par une frontière naturelle qui
le protégeait un peu du courroux du régime" (1).
C'est ce lieu inespéré que le groupe du Paradis pro-
jette d'atteindre, il est synonyme de liberté. Il y parvient
au prix de nombre de privations
et de souffrances. Rahi
triomphe, et le fou retrouve toute sa sérénité. Bôwoun-
Tchippiro, lieu de la victoire du groupe du Paradis, est le
prélude
de
la
Liberté.
Le
dernier
chapitre,
(chap. 14) qui consacre cette victoire sur une page (c'est le
plus court du roman) est un des plus beaux textes des Crapauds-
brousse: il est matin; une fin de pluie;
"A travers les interstices du rideau de
feuilles et de branches, quelques rayons d'-
un soleil matinal et blafard ....
Un rayon du soleil prit-Rahi, au coeur comme
à la tête. Elle se mit à siffloter et à lui-
re du visage"
(2)
(1) Les crapauds-brousse, p. 168.
(2) Ibid. p. 185.
-
108 -
La joie renatt, mais le Nfou", lui, reste imperturbable. "Un
fabu l eux trésor" (1).
Tels sont les derniers mots du roman. Au total, Les
crapauds-brousse, comme Dramouss, Le Cercle des Tropiques, et
Le Jeune homme de sable structurent des espaces éjectifs. Ils
réunissent toutes les conditions (idéologiques, économiques et
sociologiques) pour expulser ceux qui les habitent, mais en
même temps, ils sont clos, comme pour empêcher cette fuite.
Celle-ci a tout de même lieu de diverses manières: refuge
dans l'Art, dans l'alcool ou dans la folie; calfeutrage dans
des lieux isolés comme les Hameaux Daha et Iondi dans Le Cer-
cle des Tropiques, le Paradis dans Les crapauds-brousse. Ou
tout simplement une fuite vers d'autres lieux: la frontière.
Cette fuite s'interprête aussi comme une stratégie de lutte.
C'est une caractéristique essentielle du roman guinéen qu'am-
plifie Le Récit du Cirgue ... de la Vallée des Morts. Ce roman
ne raconte pas d'histoire, aussi est-il irrésumable. Il est
une succession de flashes aux thèmes différents, une juxtapo-
sition d'espaces présentant des tableaux d'un psychodrame et
figurant la situation politico-sociale d'un pays qui n'est pas
nommé, mais désigné par le syntagme "Ce-Pays". La structure du
roman offre deux particularités. Au niveau spatial, elle est
une imbrication d'espaces, et au niveau de l 'histoire, un en-
chevêtrement de récits en situation d'intertextualité. Nous
étudierons ce dernier aspect dans la dernière partie de cette
étude. Pour l'instant, revenons à l'espace.
Figurativement, les espaces du roman comportent deux
niveaux
les espaces des lieux fictifs où se déroule l'action
que nous désignons par la terminologie génétienne d'espaces
intradiégétiques. Puis les espaces évoqués dans l'Imaginaire
des personnages ou espaces extradiégétiques.
Le premier niveau est une salle de spectacle réunis-
(1) Les crapauds-brousse, p. 186.
· -
109 -
sant des acteurs et des spectateurs. La salle est close: les
spectateurs en retard ne peuvent y entrer, ceux de l'intérieur
ne peuvent sortir. "Les portes se sont fermées automatiquement
devant eux"
(1) précise le narrateur. Dans l'impossibilité de
sortir, les spectateurs deviennent eux-mêmes des acteurs, à la
deu~ième reprise du spectacle.
"Prisonnier, le public joue lui-même le rôle
du condamné d'une justice absurde. Aussi
inquiétant que cela puisse paraître, les
portes du théâtre resteront closes sur les
milliers d'invités de la "Première"" (2).
Ainsi donc ce micro-univers clos miniaturise l'uni-
vers social réel.
Le second niveau, ou espaces extra-diégétiques se
manifeste dans les espaces évoqués, dans les "jeux" : théâtre
et films. D'abord le théâtre. On joue le Culte du Rhinocéros
Tâcheté, ou du Maître des lieux, appelé ailleurs le Guide, Sâ
Matrak ou Messie-Kai : des trapézistes se livrent à des sauts
périlleux pour un public en quête de sensation forte. Apparaît
alors un personnage monstrueux, "un front, des cheveux, une
tête, peut-être une personnification de la mort"
(3). Un per-
sonnage "paradoxe des apparences entre la hideur de la tête et
la beauté de ses apparats de splendeurs arrangée"
(3). La piè-
ce qui se joue est un rêve de domination, d'exploitation de
"Ce-peuple" et d'absolutisme, par un Vénérable Maitre du "Cul-
te du Rhinocéros".
En face du mons tre , se dresse un inconnu qu i emerge
de la foule et propose aux spectateurs de dire sans "aucun ar-
tifice"
ce qu'il a "sur l'estomac" depuis trente-cinq ans de
chienne de vie" (4). Il procède par projection de diapositive~
(1) Le Récit du Cirque.•. p. 12.
(2) Ibid. p. 30.
( 3) Ibid. p. 12.
(4) Ibid. p. 18.
- 110 -
mais est mis à mort par un spectateur •. ,
Les diapositives
conti,nuent de se dérouler sur l'écran. Elles tournent en déri-
sion les grands principes humanitaires: droits de l'homme.
respect de la dignité humaine. et les organisations interna-
tionales. ou "Clubs ... de mauvaise foi"
(1). "Ce beau monde
de cochons-cadres. de loups-de-garde armée. les caïmans fonc-
tionnaires et les serpents-espions de la multinationale des
systèmes des "libertés concentrationnaires"
(2). C'est le même
ton de dénonciation dans les autres films. Ceux-ci jettent un
éclairage significatif sur tous les aspects de "Ce-pays" et de
"Ce-peuple". En particulier "Ce-pays". à la "situation géo-
graphique enviable et incomparable". point de confluence de
plusieurs fleuves dont le delta a été transformé en marécages
et où ne règne aucune liberté.
Tout l'intérêt de ce roman réside dans la représen-
tation des espaces. Deux espaces dont l'un fonctionne comme
une mise en abyme de l'autre. une explication qui fait prendre
conscience de toutes les horreurs de "Ce-Pays". cadre de l'-
Afrique des indépendances.
On aura compris que le thème central et obsédant qui
résulte de l'analyse de la configuration spatiale des romans
est le carcéral. C'est un univers tout entier traqués par la
pauvreté. la faim. l'idéologie. Cela entraîne comme thème sub-
séquent. la hantise de la frontière ou la fuite libératrice.
ou la hantise de la vengeance comme dans Le Récit du
Cirques ...
Du côté ivoirien. seul Les soleils des indépendances
d'Ahnadou Kourouma se rapproche des romans guinéens. (3) : une
critique sévère et un refus du cadre de vie des indépendances.
Mais avec cette différence i~portante tout de même. que ce ro-
(1) Ibid. p. 22.
(2) Ibid. p. 23.
(3) Cf. notre étude: "Temps et Espace". in Essai sur les Soleils des Indé-
pendance~Abidjan. les N.E.A., 1977. coll. "La Glrafe" et La créatlon
romanesque ...• Abidjan. les N.E.A .• 1977. p. 137-155.
- 111 -
man est tout entier tourné vers le passé. On peut aussi citer
Charles Zégoua Nokan, mais lui, choisit, à terme, la lutte or-
ganisée pour la transformation du cadre de vie. Il est plutôt
tourné vers l'avenir. Les autres textes sont plus nuancés. On
n'y rencontre pas cette obsession du carcéral, ni de la fron-
tière. La disjonction narrateur-espaces, ou personnage positif-
espaces est plutôt sélectivé. Excepté Aké Loba qui constitue à
nos yeux, une originalité qui mérite d'être mise en valeur.
Mai s fa i son s d' ab 0 r d' lep 0 i nt des es pa ces des t ndép end an ces.
Ce sont des
espaces urbains dont la structure ne
rep~ose plus sur les différences raciales: quartiers européens/
quartiers indigènes, mais sur les catégories sociales: quar-
tiers résidentiels habités par les riches et quartiers populai-
res habités par les pauvres.
Ce sont des espaces-prisons où des chefs d'Etat
Guide, Sâ Matrak, Messie-Ko;, etc, règnent en dictateurs sur
un peuple démuni, qui n'a d'autres moyens que la fuite vers d'-
autres horizons ou la lutte clandestine. Ici, la quête person-
nalo-identitaire, telle qu'on l'éprouve à travers l'analyse des
espaces, n'est pas seulement nationale, mais tQut simplement
humaine. On aspire à être un être ou une nation de liberté, et
de dignité, dans la reconnaissance des droits des uns et des
autres pour un développement harmonieux. Faute d'une politique
répondant à ces exigences, les romanciers refusent les espaces
représentés, en général. Mais l'Ivoirien Aké loba nous propose
une autre direction de réflexion. Nous tenterons de le montrer
avec ses deux derniers romans: Les Fils de Kouretcha et Les
dépossédés, publiés aux éditions de la Francité, à Nivelle,
respectivement en 1970 et 1973. Ces deux romans semblent poser
les jalons d'une certaine "littérature nationale", au sens qu'-
•
il nous 'sera donné de comprendre dans le développement qui suit.
B - UN CAS PARTICULIER
L'IVOIRIEN AKE LOBA GERARD
Les Fils de Kou r etc ha (1 970) rel a tel 'h i st 0 ire. d' une
- 112 -
tribu du même nom, vivant dans l'état de Taoufinou, en Afrique
de l'Ouest, dans l'arrière pays du Golfe de Guinée. Elle vit
l 'heure des grandes mutations: le gouvernement du pays, nou-
vellement indépendant, décide de construire un barrage hydro-
électrique sur le Fleuve Kouretcha, une divinité locale. La
tribu est alors divisée: d'un côté, les tenants de la "moder-
nité", désirant l'édification du barrage, de l'autre, les tra-
ditionnalistes, opposés A la profanation du Fleuve, de peur
des réprésailles. Entre les deux camps opposés, l'intrigant
Dam'no, un ancien combattant, tenant de l'ordre colonial, dé-
fend ses intérêts personnels. Son "illustre" passé de collabo-
rateur des premiers coloniaux l'a nanti d'immenses privilèges
et lui fait désirer le retour A l'état colonial.
Tougon, un préfet A poigne, mais aussi de dialogue,
est nommé A la tête de la région. A force de diplomatie faite
de douceur ferme et de réalisme, il vient A bout des résis-
tances et soumet les Fils de Kouretcha. Dam'no ayant échoué,
tue son marabout Moussa Doumbya et demande la protection du
Préfet, ce qui équivaut A son ralliement. Le barrage est réa-
lisé, grâce A la participation de deux techniciens européens,
Franblanc et Demblin.
Quant aux Dépossédés, il a tout d'un roman d' éduca-
tion : le jeune couple, Pais et Akrébié son épouse, fascinée
par la ville, quitte sa tribu pour s'installer A Abidjan, dans
le quartier indigène, habité ~un assemblage hétéroclite de
tribus.
~
Pais apprend A travailler et A avoir le sens du tra-
vail bien fait aux côtés de ses maîtres blancs qu'il apprendra
également à connaître. Le commissaire Guillot, épris d'ordre
et de justice a pour mission de faire coexister des tribus ri-
vales, pendant que le père Tourbillon, s'efforce de leur don-
ner une éducation morale et religieuse.
Akrébié, à l'imitation. des citadines, et profitant
- 113 -
des avantages de son nouvel environnement. s'émancipe des ha-
bitudes villageoises. et devient une femme affirmée. Païs au
contraire. ayant sous-estimé les capacités d'adaptation de sa
compagne. ne la suivra pas dans son évolution. et les deux
consommeront le divorce.
On devine. à travers ces brefs résumés. le caractè-
re antithétique du discours: il se déploie sur deux axes es-
sentiels : un axe spatial (ville/village) et un axe temporel
{Présent/Passé}. Nous nous intéressons d'abord à l'espace.
*
*
*
Les différents cadres spatiaux manifestés par le
discours romanesque et dont les rapports aux personnages et
aux narrateurs nous permettent de dégager les qualités rela-
tionnelles définissant un "nationalisme" ou une adhésion à un
cadre qui serait une nation. fonctionnent de façon opposée.
Ces cadres se ramènent à deux catégories: le village et la
ville.
Par village. il faut aussi entendre. sous la plume
d'Aké Loba. le Traditionnel. qui a valeur d'Archaïque.
1 - Le village
Si dans Kocumbo. le village de Kouamo est minutieu-
sement décrit comme "prostré"
dans la misère et sans aucun au-
tre espoir que celui de disparaître. dans Les Fils de Kouret-
cha et Les dépossédés. les villages existent. mais ils ne sont
pas précisément nommés; ils sont perçus par des personnages
qui en viennent et qui les comparent à la ville. Ils mesurent
ainsi le chemin parcouru. l'évolution réalisée.
Le lieu de la scène dans Les Fils de Kouretcha. est
- 114 -
un vaste village d'Afrique Occidentale, au bord d'un Fleuve-
Dieu, le Kouretcha, autour duquel vit justement la tribu des
Fils de Kouretcha, dans un pays au nom de Taoufinou.
Au plan géographique, cette région, écrit le roman-
cier, "protège de ces redoutables forêts tout le Nord-Ouest
et jusqu'au Sud-Est du Golfe de Guinée, à quelque trois cents
kilomètres à l'intérieur des côtes" (1). Elle est peuplée de
guerriers intrépides, d'une violence exceptionnelle qui n'a-
vaient permis à aucune administration de s'installer sur ses
terres, jusqu'au siècle dernier; un paysage de "jungle bar-
bare" par opposition aux "proportions réduites et discipli-
nées de l 'Europe moderne'~ (2) aux dires de Tougon, personnage
central et positif. Il y a plus, sinon pire, concernant ces
habitants, leurs "instincts se développent avec liberté, im-
prègnent tous les sentiments d'émotions violentes", ils ap-
partiennent à "une société exubérante, expansive" où on a
"beaucoup de mal à discipl iner sa pensée et ses jugements". (3)
Cette société s'incarne dans un personnage, le pa-
triarche Kouretchami, Père de la tribu des Fils de Kouretcha,
qui fait aussi fonction de prêtre. Son nom, précise le narra-
teur, "commençait et terminait tout entretien de quelque im-
portance au point de laisser planer un doute sur la responsa-
bilité collective". Le mot "Vieux", par lequel on le désignait
par déférence, "signifiait ce que l'Afrique avait d'auguste
dans le passé et le présent et imposait l'idée que la vertu de
la tribu passerait toujours par lui pour se perpétuer" (4).
Dans Les dépossédés, le village est perçu à peu
près de la même manière; une "jungle abétissante", une prison
peuplée d"'ignares"
et de "va-nu-pieds". Le seul espoir d'-
(1) Les Fils de Kouretcha, p. 26.
(2) Ibid. P. 53.
(3) Ibid. p. 54.
(4) Ibid. p. 92.
- 115 -
Akrébié, c'est d'être, "enlevée à ses parents par les gardes
de cercle pour aller servir chez un Blanc ou un gradé"
(1),
autrement dit en ville.
On le voit bien, la caractéristique essentielle de
l'espace villageois, ou traditionnel, c'est d'être négatif:
il reste une béance orientée vers la ville qui en est l'image
améliorée. Le village et la ville sont deux états qui néces-
sitent un passage obligatoire (du village vers la ville); ce
passage ou cette transformation encore mieux ce processus s'-
appelle, sous la plume d'Aké Loba, une Evolution, ou le Pro-
~. La ville est l'image du Progrès.
La ville
Elle est, dans Les Fils de Kouretcha, le siège de la
Préfecture dont dépend la tribu des Fils de Kouretcha, et la
capitale de la jeune république de Taoufinou ; elle n'est pas
décrite, mais on sait seulement qu'elle est une "cité aux
buildings serrés"
(2). Il faut attendre Les dépossédés pour
que cet espace urbain soit décrit explicitement, en l'occur-
rence Abidjan: le Musée, l'Hôpital Central, 1 "'avenue lagu-
naire", la chambre de Commerce, le Grand Hôtel (3), font la
fierté de Païs parce qu'il a participé à leur construction,
tandis qu'Akrébié, son épouse, en est à la fois éberluée et
enchantée.
Le narrateur, lui, s'applique à conter Minutieuse-
ment l'histoire de cette ville: c'est une ville neuve: à
l'époque ou Akrébié et Pais y débarquent, elle était la troi-
sième ville après Grand-Bassam et Bingerville, mais elle était
déjà entrevue comme capitale potentielle, pleine de promesses;
son altitude
de 40 m lui vaut d'être "aérée", son inscription
(1) Les dépossédés, p. 25.
(2) Les Fils de Kouretcha, p. 29.
(3) Les dépossédés, p. 33.
- 116 -
entre deux baies et son "pont floitant" lui donnent un charme
particulier. "Abidjan s'inclinait donc, écrit le narrateur,
vers sa lagune comme une amie confiante prête à l'étreinte ou
bien comme un enfant unique qui se regarde dans un miroir et
s'y trouve aussi beau que les adultes le lui ont dit" .•. (1).
"La ville se déclarait ..• la fiancée de la lagune sans pour
autant cesser d'être convoitée par la mer"
(2). On s'aperçoit
qu'autant la description du cadre villageois est négative, au-
tant celle de l'espace urbain est positive: il faut voir la
une inclination significative de l'écrivain. Nous notons enfin
que d'un roman à l'autre, l'écrivain reste fidèle à un certain
espace: Kocumbo présentait un village, Kouamo, prostré dans
une forêt inextricable, et relié à une ville, à moins de cinq
kilomètres, par une chamille à peine praticable. La ville
était alors considérée par les Vieux comme un lieu de déperdi-
tion. Dans le second roman, Les Fils de Kouretcha, village et
ville sont séparés par la même distance, mais réliés par une
piste carrossable, et la ville est devenue le lieu d'une ac-
tivité débordante augurant d'un mieux-être collectif malgré
quelques vélléités d'opposition. Et enfin dans le troisième et
le dernier roman, Les dépossédés, la scène se passe uniquement
dans la ville, devenue une vraie cité: Le village n'est en-
trevue que dans les "souvenirs" des personnages. La relation
entre ses deux cadres spatiaux peut se définir provisoirement
comme une disjonction-conjonction. Disjonction au plan de la
configuration et du contenu: village et ville ne se ressem-
blent naturellement pas. Disjonction également au plan de l'i-
déologie latente du texte à ce niveau de l'analyse. Les per-
sonnages qui ont l'autorité, le pouvoir traditionnels restent
fermés à l'ouverture vers la ville. Mais cependant conjonction
dans la mesure où des pistes ou routes conduisent verS la vil-
le, et où des personnages, en particulier les jeunes, échap-
pent au contrôle des Vieux pour s'introduire dans la ville
nous avons ici, au plan del'écriture, une manifestation du
(1) Les dépossédés, p. 27.
(2) Ibid. p. 110.
- 117 -
conflit de deux espaces, significative du conflit tradition-
modernité.
Nous soulignerons encore la fidélité de l'écrivain à
un même espace qu'il explore d'un roman à l'autre, et pour la
description duquel il trouve des accents particuliers. Nous
nous poserons plus loin, la question du sens d'un tel attache-
ment. Pour l'instant, nous voudrions approfondir l'analyse des
relations qui unissent espaces et personnages.
3 - Rapports entre les espaces et les personnages
Aucun des personnages africains qui évoluent dans
les romans n'est natif d'un espace urbain. Ils sont tous natifs
d'espaces villageois ou traditionnels dont certains veulent
s'émanciper, et que d'autres au contraire veulent "pacifier"
ou transformer. Ces derniers appartiennent à l "'élite". Cette
ambivalence tisse un réseau de relations significatives que
nous analyserons par le biais d'une approche structurale, dans
la mesure où les personnages sont répartis selon leur affinité
ou leur antagonisme avec tel ou tel espace, ou encore selon
leurs actions sur tel ou tel espace. Un exemple suffira à le
montrer dans chacun des romans.
D'abord Les dépossédés. Nous constatons que dès l'a-
dolescence, Akrébié consomme la rupture avec la coutume, méto-
nymie du village, ou du traditionnel: il lui est proposé se-
lon ses désirs d'ailleurs, d'épouser un "commis", jeune (1)
comme elle:
"Qu'importe qu'il soit beau ou laid, pense-
t-elle, riche ou pauvre, instruit ou igno-
rant, comme elle: il était jeune (1) il
avait certainement de la prestance, de la
jovialité, de l'orgueil"
(2).
(1) Le narrateur insiste ici sur la chance exceptionnelle d'Akrébié d'avoir
à épouser un jeune, ce qui est une rupture avec la tradition où les
jeunes filles sont mariées à des personnes qui peuvent avoir plusieurs
fois leur âge.
(2) Les dépossédés, p. 22.
- 118 -
Plus loin, Akrébié poursuit ses réflexions
"une chance unique inespérée était venue la
pousser dans le sillon d'une personne de
son âge (1), et cette nouvelle lUl avalt
causé un véritable saisissement".
Akrébié échappe ainsi au fait de tradition pour se
laisser aspirer par la modernité: le mariage moderne d'abord,
puis la ville où elle doit rejoindre son mari, Païs, produi-
sent déjà des effets sur elle:
"Il s'échappe de ses seins brillants, de sa
taille en plein développement comme un pres-
tige annonciateur d'Abidjan"
(2).
Avant même d'y être, la ville d'Abidjan lui apparaît
déjà comme le "mirage d'une oasis en plein désert" (3). Akrébié
est au comble du bonheur lorsqu'elle foule la terre d'Abidjan
elle est subjuguée par la large "avenue lagunaire", l'asphalte
ombragé, "symbole en quelque sorte d'une victoire sur la jun-
gle" (4). De cette avenue, le regard plonge dans une longue
perspective décrite avec un accent on ne peut plus romantique
les franges des nuages fugitifs du
couchant dessinent "un vio-
let languide", un "halo bleu. de mer" prodigant une teinte "aux
fleurs de nénuphar et aux roseaux, au même instant que la sur-
face argentée de la lagune flambe de toute la lumière de l'as-
tre au pongée" (4). Le tout crée "une sensation poignante au-
tant que brève (qui) apporte l'essentiel de l'attachement de
l 'homme à sa terre et à la révélation d'émotions multiples"
(4). Païs aussi se réjouit de n'avoir pas eu à passer par "la
dure pratique de l'initiation" (5). Enfin pour Akrébié et Païs,
le passage de la campagne à la ville, est comparé au passage
-: des ténèbres à la lumière: "DIJ plus profond des ténèbres, ils
(1) Cf note précédente.
(2) Les dépossédés, p. 22.
(3) Ibid. p. 26.
(4) Ibid. p. 29.
(5) Ibid. p. 24.
- 119 -
se hissaient tout à coup jusqu'aux prémices de la lumière" (1).
Cette analyse permet de dire que les personnages de
Pais et d'Akrébié, sont en disjonction avec les espaces tradi-
tionnels, leurs espaces d'origine, mais en conjonction avec
les espaces modernes, objet de leur quête. L~ narrateur lui-
même, omniprésent et omnipotent, au savoir encyclopédique,
épouse cette perspective, et tente d'y contraindre son lecteur.
Nous y reviendrons, mais voyons dans l'immédiat, l'attitude
beaucoup plus complexe du personnage de Taugon dans Les Fils
de Kouretcha.
Taugon est un Préfet d'une ville qui n'est pas nom-
mée, mais qui est la capitale de la tribu des Fils de Kouret-
cha, dans l'Etat de Taoufinou. Il .est chargé d'une mission de
première importance et délicate: construire un barrage hydro-
électrique sur un fleuve-totem, que borde une forêt sacrée. Il
s'agit donc d'abord de conquérir un espace: l'espace du fleu-
ve et de la forêt; ensuite convaincre les hommes afin de cons-
truire le barrage. Mais Taugon, originaire de cette région, a
des relations particulières avec cette forêt, ce qui rend sa
tâche exemplaire.
Les relations avec la forêt sont décrites et relatées
sur le mode d'une focalisation interne, c'est-à-dire que c'est
lui qui perçoit, entend, et sent. Il sert de caisse de raison-
nance au narrateur-descripteur. Comme le "Promeneur solitaire"
de Rousseau, Taugon communique intensément avec la nature. Il
la contemple, et elle le fascine.L"'odeur d'encens"
qu'elle
exhale l 'énivre et lui rappelle "du plus profond de son âme des
souvenirs agrandis dont la calvacade éblouissante lui communi-
que leurs effluves aphrodisiaques" (2). Cette forêt accède au
rang d'un symbole, celui des splendeurs passées, des grandeurs
ineffables de son terroir:
(1) Les Fils de Kouretcha, p. 62.
(2) Ibid. p. 61.
- 120 -
"Tougon respire à pleins poumons maintenant ...
Tout est intact, oui, c'est la senteur d'-
autrefois, celle-là même qui le fr.appait
et l'accompagnait jadis lorsqu'il rentrait
à la nuit tombante après une journée de la-
beur à la plantation ... ce qu'il sent en
dehors du temps, c'est l'odeur, c'est la
saveur de son pays qui lui parviennent pour
la première fois, toutes ensemble"
(1).
Il prend enfin conscience
de l'importance de cette
nature qui "était devenue pour lui ... un mooument, un document
que l 'homme primitif avait conservé pour comprendre jusqu'à
nos jours encore, la structure de la terre dans les temps re-
culés" (2). Et quand Tougon pénètre dans la forêt, celle-ci
~s'anthropomorphise" et vient au-devant de lui:
"sur l'herbe touffue, des milliers d'arbres
d'égales et diverses beautés, pressés l'un
contre l'autre comme un troupeau paisible
et gigantesque l'accueillent, le vol lourd
des toucans enserre les éclats diffus des
singes de son souffle de locomotion" (2).
Nostalgie et angoisse habitent rougon au moment d'-
exécuter la décision qui le dépasse: détruire ces espaces
traditionnels pour mettre en lieu et place, une unité moderne
de production de haute technologie. C'est par choix raisonné,
parti-pris conscient qu'il sera l'artisan de ce travail que,
dans l'optique du roman, il faut considérer non pas comme une
destruction, nais comme une transformation. Tougon est donc en
conjonction raisonnée avec la modernité, et également en dis-
jonction raisonnée avec les espaces traditionnels. Cette con-
clusion sera riche d'interprétation le moment venu.
Au total, les romans opposent, de façon
régulière,
un espace traditionnel à un espace moderne, le premier éjec-
tant son contenu vers le second, ce qui établit une continuité
(1) Les Fils de Kouretcha, p. 61.
(2) Ibid. p. 62.
- 121 -
de l'un à l'autre. Par ailleurs, un narrateur extérieur domi-
nant le récit, canalise le lecteur vers une interprétation uni-
que: abandonner les espaces traditionnels au profit des moder-
nes, la description de ces derniers utilise des termes méliora-
tifs et des évaluatifs positifs. Le style d'une façon générale,
révèle un attachement profond aux espaces décrits, mais avec
une préférence pour les espaces modernes. L'attachement de
Tougon au terroir traditionnel se saisit à travers une nostal-
gie romantique, une vue de l'esprit qui ne convainc pas le
lecteur. Alors qu'il est plus convaincant quand, non seulement
il dit son attachement à la modernité, mais le "professe".
Nous sommes donc fondés à dire, à ce stade de notre analyse,
que le nationalisme de l'écrivain, est un "nationalisme des
nations à l'occidentale", assimilées aux espaces modernes.
Mais les espaces ne s'inscrivent pas uniquement dans
un contexte géographique, ils s'inscrivent aussi dans le temps.
Nous aborderons ce derniers aspect le moment venu.
Abordant l'analyse des oeu vres d' Aké Loba, pour en
montrer l'évolution et la différence par rapport à l'ensemble
des oeuvres de notre corpus, nous avons dû
anticiper sur cer-
taines de nos analyses, en parti cul ier
la relation # respace-person-
nages,
inscrit au chapitre suivant. Mais cela était indispensa-
ble pour notre démonstration. Nous avons perçu que pour Aké
Loba, à travers l'analyse de ses espaces romanesques, la quête
personnalo-identitaire s'opère en direction de l'Occident ou de
son héritage. L'opposition irréductible village/ville qu'avait
consacrée le roman colonial est définitivement dépassée: l'es-
pace urbain est l'aboutissement logique du développement de
l'espace villageois ou traditionnel. Reste le deuxième grand
volet de l'analyse des espaces avant de conclure: la représen-
tation des espaces extra-africains.
- 122 -
II - LA REPRESENTATION DES ESPACES EXTRA-AFRICAINS
Les espaces romanesques africains débordent le cadre
africain pour s'étendre à l'Occident, entendu ici dans le sens
de pays industrial i s s . Ceux-ci, pour l'instant, se limitent,
ë
dans l'univers romanesque, à l'Amérique, à la France et à l'Ita-
lie. Ces nations sont réduites à leurs capitales. Pour certains
romans, les titres sont très significatifs et répondent bien au
contenu des romans: Un Nègre à Paris, Patron de New York, ~
ville où nul ne meurt, (Rome) (1), Le premier conduit un héros,
sur un ton plaisantin, et avec le regard du faux naïf (2) à la
découverte de Paris; le second présente un personnage plus
critique à la découverte de New-York et le troisième, dont le
héros est vraisemblablement le même que le premier, va à la dé-
couverte de Rome. Dans les autres romans de cette structure, le
style est différent et l'espace "français" y connaft un étale-
ment en dehors de Paris: Charles Nokan dans Violent était le
Vent nous entrafne dans la région de Tours, nous fait parcou-
rir, mais sans insister, les pays de la Loire et de la Seine.
Kocumbo, l'étudiant noir (3), d'Aké Loka parle de la Baule.
Mais dans l'un ou l'autre roman, l'espace occidental
est perçu à deux niveaux. D'abord au niveau "imaginaire", et
ensuite au niveau "réel". Il est évident que ces deux termes ont
un sens métaphorique, car, par définition, l'univers romanesque
lui-même est imaginaire. Mais ce que nous voulons désigner ici,
c'est la vision projetée du personnage romanesque (être imagi-
naire) sur un espace qu'il n'a pas encore "vécu" dans le roman.
C'est un I"maginaire au ~econd degré, appréhendé dans la "pen_
sée"
du personnage. Le niveau "réel"
se définit par raoport
aux précisions que nous venons de donner. C'est le vécu roma-
nesque du personnage. Notre analyse de ce deuxième volet de
l'espace tiendra compte de ces deux niveaux.
(1) Nous n'insisterons pas sur ces ouvrages que nous avons déjà étudiés
avec force détails, voir notre livre: La création romanesque ... pp.
159-199.
(2) cf. Le Persan de Montesquieu.
-
- 123 -
1 - L'Imaginaire africain de l'Occident
Paris, Rome et New-York, sous la plume de Bernard
Dadié, polarisent l'attention.
L'imagination des espaces parisien et romain prod~i
sent un effet irrésistible sur les personnaqes. Si Rome est
entrevue comme le "socle de la civilisation", lieu des valeurs
authentiques de l'Humanité (1), Paris est à la fois une amante
et un fétiche, tant son ascendance sur le personnage de Tanoé
Bertin est importante. Le titre de transport qu'il vient d'ob-
tenir le transforme, le transfigure. Il est un "qri-gri"
(2),
un fétiche puissant qui lui confère de la personnalité. Ce
"gri-gri" se transmue en une "lettre d'amour" (3) expédiée par
l'a man teP a ris et qui, par con ta 9ion, 0 père une muta t ion sur l e
personnage: "Il faut être quelqu'un pour aller à Paris"
(3),
lance-t-il. Par conséquent, son projet d'être à Paris en fait
"quelqu'un", c'est-à-dire, au sens local, une personnalité
importante par opposition à vulqaire. L'immersion orochaine du
héros dans l'espace parisien est comparée à une "auréole" dont
le "parfum"
le grise. Elle sera une consécration qui lui per-
mettra de recouvrir une personnalité nouvelle, celle de 1 'Hom-
me de Paris, ou tout simplement, l "'homme évolué"
(3) au sens
colonial du terme (4). Et le narrateur d'énumérer trois caté-
gories d'hommes évolués: les élus ou "mandataires" parmi les-
quels les notables, les chefs, les présidents d'association,
en somme ceux qui ont des raisons d'approcher le Blanc. Puis
les assimilés, ceux qui fréquentent les concerts, s'habillent
à l'européenne. Ceux, en un mot, qui mènent un train de vie
occidentale. Et enfin les "dociles dans les lignes à suivre pas
à pas"
(5), les soumis aux colons. D'une certaine manière, 1'-
"évolué", le "quelqu'un", c'est l'individu "libéré" des servi-
(1) La ville où nul ne meurt (Rome), Présence Africaine, 1968, p. 10.
(2) Un Nègre à Paris, pp. 8-10.
(3) Ibid. p. 7.
(4) Albert MEMMI, Le complexe du colonisé, précédé du complexe du coloni-
sateur, Jean-Jacques PAUVERT, 1966. C'est dans ce meme sens que S,d,ki
Dembélé emploie ce terme dans son roman, Les Inutiles, étudié ici même.
(5) Un Nègre à Paris, p. 9.
- 124 -
tudes colonisales, le citoyen qui aspire à être l'égal du co-
lon, ou du Blanc de l'époque. Le héros-narrateur appartiendra
désormais à la deuxième catégorie des évolués puisqu'il part
en mission à Paris et que le Ministère des colonies lui a déli-
vré un ordre de mission.
L'imaginé de l'espace amérlcain n'est pas nimbé des
mêmes gloires que celui de Paris. L'Amérique, miniaturisée dans
l'espace new-yorkais, apparatt comme un pays "fabuleux" et
"merveilleux de pionniers attardés" (1), règne du revolver, o~
le Nègre est lynché quotidiennement. Elle surprend par son gi-
gantisme (2) qui en fait un champ clos pour les "nouveaux
dieux", qui veulent diriger le "nouveau monde"
(3). Ce "nou-
veaux paradis" est un "éden divisé en deux parties le Nord et
le Sud. Ce dernier, d'un seul bloc, ressemble étranoement à un
casse-tête; le Nord, par contre a plus de fantaisie, dans ses
contours, donc certainement plus d'ouvertures dans son e~rit"(4).
Quant à l'espace new-yorkais proprement dit, il est
sectaire, un espace de Liberté statufiée, nomifiée, "qui aveu-
gle le peuple tout en permettant à une minorité de voir plus
clair dans les affaires"
(5).
Ce discours humoristique prédé terrrine le héros-narra-
teur avant de prendre contact avec les espaces occidentaux. Si
la France et l'Italie sont entrevues de façon trèsméliorative,
l'Amérique effraie. La réalité confirmera-t-elle le pré/senti-
ment ?
2 -, Le Vécu africain de l'occident
Les espaces parisiens et romains qui semblaient ir-
résistibles de loin, ternissent. Paris, sous la plume de Dadié
(1) Patron de New-York, p. 7
(2) Ibid. p. 58.
(3) Ibid. p. 9.
(4) Ibid. pp. 50-51.
(5) Ibid. p. 50.
- 125 -
frappe par la grisaille et la monotonie, et Rome par l'inva-
sion des panneaux publicitaires: "C'est le symbole d'une ma-
ladie, la marque d'un esprit, le signe le plus évident d'une
volonté de puissance" (1).
Sous la plume de Camara Laye, Paris est présenté par
opposition à l'espace natal, dans ses manifestations. Il est
vécu comme un espace d"'exil", d"'horrible froid" (2) auquel
le héros ne s'habitue pas: " ... Je ne l'aimais guère, je ne
m'y étais jamais fait complètement"
(3).
Nous avons vu, dans Les Inutiles, que Kanga s'est
engagé dans l'armée française pour échapper à l'Afrique des tra-
ditions et des contradictions. A Paris, il s'installe au N° 32
de la rue Clément dans le Xe arrondissement. Il mène "la vie
simple et rangée du vrai Parisien"
(4). Les premiers jours, il
contemple Paris avec les yeux d'un touriste: les monuments,
l'architecture; comme les héros de Dadié admirent les ruines
de Rome, les musées, et en particulier le Panthéon de Paris,
pour prendre conscience de la nécessité de conserver l 'histoi-
re. Si donc Paris apparaît comme un Eden dans les premiers
jours, il ne tardera pas à comprendre que Paris est aussi le
siège
d'oppositions
significatives:
"Le Paradis et l'Enfer, le rêve et la tra-
gique réalité"
(5).
La beauté, le prestige, la richesse, la pompe côtoient l'im-
pudicité, l'indifférence, la décadence, "les ruines humaines
et morales" (5). Ainsi, "la fortune avait ses cast&s et ses
classes"
(6). Mais le Parisien ne fuit pas pour autant son
pays. "Ces prestiges qui faisaient mon enchantement, s'écrie
Kanga, et donnent à Paris son prestige mordial"
(5) ont été
(1) La ville où nul ne meurt, p. 65.
(2) Dramouss, pp. 58-59.
(3) Ibid. p. 9.
(4) Les Inutiles, p. 14.
(5) Ibid. p. 15.
(6) Ibid. p. 86.
- 126 -
forgés par le peuple français. Il a lutté pour rétablir la
justice, C'est ce qui pousse Kanga à retourner dans son peuple
pour jouer son rôle d"'évolué", cette fois au sens d'intellec-
tuel éclairé qui doit amener son peuple à s'insérer dans la
contemporanéité. Cette transformation du personnage s'opère
dans la presque totalité des romans.
Ainsi l'espace européen est-il le lieu de la prise
de conscience du héros qui s'investit une mission auprès des
siens. Sinon, il incite à des comparaisons qui rétablissent
les espaces européens et africains dans leurs justes propor-
tions. Seuls les espaces américains jouissent d'un statut par-
ticulier, qui devient ambigu, comparé à ce qu'en dit Saidou
Bokoum dans Cha~ne (1).
Ce roman est justement le seul roman dans notre
corpus, dont l'action se déroule exclusivement en Occident.
C'est à partir de Paris que, de proche en proche, ou à travers
les souvenirs du héros, le lecteur est introduit, d'abord à
l'intérieur de la Fr~nce, puis dans le reste de l'Europe, et
enfin en Amérique que le héros a visitée avant de connaître la
France. Mais avant tout, que raconte le roman Chaîne.?
K~naan, fils du maudit Cham étudie en France, à l'U-
niversité de Paris-Nanterre. Il subvient aux frais de ses étu-
des par ses propres moyens: concierge à la loge, bibliothé-
caire, il prête de temps en temps ses services à la "plonge".
Il a, en outre, un emploi de graveur dans une entreprise. Sa
vie de concubinage avec la riche bourguignonne Anna de Se~s
lui permet de vivre décemment. Mais hanté par sa malédiction
originelle, Kanaan abandonne tout pour l'errance: il rompt
ainsi les chaînes. L'ennui, la misère, l'entraînent dans le
Paris du vice qu'il embrasse comme animé par un désir d'auto-
destruction. Il s'apprête à se suicider lorsqu'il aperçoit une
lueur: l'incendie d'un Foyer d'immigrés africains. Il se jet-
te à corps perdu dans la lutte pour l'extinction du brasier.
(1) Paris Deno~l, 1974, 316 ·pages.
- 127 -
Il manque de justesse d'y perdre sa vie. Mais l'événement lui
dessille les yeux: il se rend compte des conditions de vie
des Noirs de Paris, et se lance dans la lutte pour la recon-
naissance de leurs droits et l'égalité. Il monte avec ses
amis une troupe théâtrale, le Kotéba qui les conduira vers la
lutte politique.
Ainsi le roman s'ouvre sur l'espace parlslen, dans
une chambre d'étudiant, un matin d'hiver. Il "neigne dehors"
(1). "Un soleil froid" (1), "se déploie à l 'infini~le désert
blanc". (1) Kanaan sort pour se rendre au travail: train à la
station "La Folie" ; Gare Saint-Lazare. Métropolitain direc-
tion Mairie d'Issy, descente à Concorde. Puis refus de conti-
nuer le voyage: Kanaan ne veut plus travailler, à lui la vil-
le de Paris, ne pouvant plus payer ses loyers à la Cité Uni-
versitaire~se fait héberger d'une nuit à l'autre par une fil-
le : Jocelyne, Anne-Marie, puis enfin Sylvie au 103 de la rue
Bobillot.
Barbès, rue Saint Denis, et la Gare Saint Lazare
seront ses lieux d'élection pour lutter contre l'ennui. Ce
dernier mot devient un thème particulièrement obsédant dont
nous étudierons plus loin les différents aspects. Un soir,
Kanaan se retrouve à Montmartre, et du funiculaire, il contem-
ple la ville de Paris: un "grouillement hétéroclite" qui s'-
appelle vie, mais Kanaan préfère la nuit éternelle,
"La nuit depuis le commencement et pour l'é-
ternité. Pourquoi pas le silence définitif
dès le début dans les profondeurs sidérales
de l'éther indifférent à ce tintamarre,
cette petite kermesse suspendue dans le
Néant? Pourquoi pas le Néant ?" (2).
C'est à ce moment précis, de la fascination du Néant
(1) Chaîne, p. 15.
(2) Ibid. p. 82.
- 128 -
que Kanaan aperçoit une lueur: c'est un incendie au n° 3 de
la rue des Colonies"
(1). Le plancher de ce Foyer: "une mix-
ture triste", (2) de "la bouse de vache en plein Paris", (2)
"un village, un Foyer. Village en concentré, village émigré,
perdu dans la ville, galère échouée, dans la nui~ vomissent
sa cargaison avariée"
(3).
Après son séjour en clinique, Kanaan sera un habi-
tué du Caïlcédrat où on le retrouvera quatre fois dans le ré-
cit. Lieu de rencontre des inmigrés, le restaurant qui porte
ce nom se trouve dans un bidonville de la banlieue sud-est de
Paris: Montreuil
"Paris. Banlieue sud-est.Montreuil. Quartie~
populaires. Dédales de ruelles étroites et
encombrées de poubelles, de gamins sales,
de chats gris et de chiens sans laisse tous
sales et criards" (4).
Contigu au Caïlcédrat, le domicile de la tenancière,
Adama sert de lieu de réunions aux délégués des différents
foyers de Noirs africains. C'est de là que partira le mot d'-
ordre de grève générale qui aboutira au coup de force de
Jussieu. Le Caïlcédrat est un point stratégique de la lutte
des Noirs dans le roman. Il fait pendant à la Place de la Coo-
pération où le groupe de Kotéba organise ses répétitions. Vien-
nent ensuite "L'Etoile d'orient", "la Kasbat noire et nordaf'~.
(5), "Au Perchoir d'Haïti"
qui ont à peu près la même fonction:
la "Négraille" s'y rassemble pour manger, danser, et "baiser".
De "L'Etoile d'Orient", Kanaan peut aisément errer
à travers le Boulevard Masséna, Place d'Italie, Place Jeanne
d'Arc par la rue du Départ et rue Lhommond. "Au Perchoir d'-
(1) Chaine, p. 90.
(2) Ibid. p. 91.
(3) Ibid. p. 95.
(4) Ibid. p. 110.
(5) Ibid. p. 114.
- 129 -
Halti", "18, rue des Martyrs", il rencontre Mala, la deuxième
bouée de sauvetage après la Sénéqalaise Sana. Kanaan peut
alors s'écrier:
"Fini pour moi le pourrissement désordonné
dans ces ruelles qui fermentent: fini cet-
te vie boursoufJée de
pustules qui écla-
tent dans mes entrailles envahies par le
venin de la solitude"
(1).
Après le campus universitaire, le 103 de la rue
Bobillot, le 16 de la rue du Dépar~ où Sana consomme la rup-
ture, Kanaan élit domicile à la rue de Patay, avec Maïa. Entre
temps la rue du Départ est devenue "un vrai petit village".
Rue Monge, Boulevard Saint-Germain, le Panthéon, la rue Souf-
flot et le Jardin du Luxembourd, le cimetière du Père-Lachais~
sont les autres lieux où Kanaan traînent sa lassitude et son
spleen avant d'être enlevé par des "loubards"
pour la Forêt de
Fontainebleau, de nuit, pour être violé.
L'espace parisien que nous venons de décrire, est
celui parcouru par Kaoaan, héros essentiellement itinérant. Il
.
connait trois sorties de Paris. La première a lieu à Sens, de-
puis la Gare de Lyon. Mais Sens l'a conquis, sans doute à cau-
se des liens qui l'unissaient à Anna. C'est la. ville natale de
cette dernière:
"Sens. Ses arbres. Leur pelage impeccable et immacu-
lé. En rang, colonnes par deux."
(2). "Sens. L'Yonne. Toutes
ces nuances fugitives qui dansent en bas et qui ont l'air de
jouer à cache-cache avec les reflets pâles des lampadaires
donnent à l'ensemble de la ville l'allure d'un port désuet".
" ... Au fond de la nuit, il y a un chenal balisé. Au~delà, ce
sera la mer, le large, au bout de la jetée. Une douce tor-
peur"
(3).
(1) Ibid, p. 211.
(2) Ibid. p. 24.
(3) Ibid. pp. 24-25.
- 130 -
La chambre d'Anna le fascine: un parfum comme "une
pétulance indécise entre la lavande et la marjolaine" (1).
Cette chambre lui fait remonter deux mots ~ la tête "Altérité.
Identité ..• Cette chambre, c'est MOI" (sic) (1).
La seconde sortie conduit Kanaan aux Sables d'Olon-
ne, village de vacances, sur l'initiative de Maïa, ou Kanaan
manque de se noyer. La description poétique de cette plage
atteste de sa conjonction avec le personnage. La dernière sor-
tie de Paris répond à des impératifs artistiques: la repré-
sentation du Kotéba en Allemagne, au Danemark, en Suède, et en
Espagne. Mais c'est l'Espagne qui retient l'attention de Kanaan,
sans doute à cause de l'intensité de l'amour qu'il ya vécu
avec Sana. Voici ce qu'il a retenu d'Espagne:
"Sa "meseta"
gonflée de sierras en dents de
scie. Madrid. Valladolid. Oviedo. Bilbao. S
San Sebastian. Pampelune, Sarragone, Tarra-
gone, Barcelonne •••
Je n'avais jamais fait autant l'amour. In-
croyable, beau, merveilleux, chouette comme
la mer et le ciel bleus de San Sebastian ..• "
( 2 ) •
Et enfin l'Amérique dont le narrateur se souvient:
"ces immensités couvertes de neige" (3), "Ah!
l'Amérique et ses grands
espaces, ses high
ways, ses échangeurs suspendus dans le ciel,
ses gratte-ciel"
(4).
Contrairement au personnage de Dadié dans Patron de
New-York,
il y a une parfaite conjonction entre Kanaan et les
espaces américains. Si le personnage de Saïdou Bokoum s'est
intéressé aux immensités enneigées, celui de Dadié est plutôt
frappé par les disparités économico-sociales de ce pays qui a
(1) Ibid. p. 26
(2) Ibid. p. 165.
(3) Ibid. p. 55.
(4) Ibid. p. 56 (souligné dans le texte).
- 131 -
la réputation d'avoir atteint le plus haut degré de développement.
Mais faisons le point des espaces décrits dans Chaine de
Saïdou Bokoum.
Il est important de signaler qu'il y a une grande
partie de sa vie parisienne que le oe rsonnaoe ne rapporte pas.
Le temps où il étudiait régul ièrement et filait, le grand amour
avec Anna la Bourguignonne. Le héros-narrateur commence son
récit au moment où il a décidé de
r onpr-e les aria r r e s
avec
la vie. Dès lors, c'est le Paris du "spleen," du "vague à 1 ,-
âme", de la "nausée" (tous mots qu'il emploie abondamment)
qu'il nous rapporte. Mais ce Paris n'est pas présenté d'une
seule pièce, c'est un espace morcelé, en i1ôts, un ensemble de
lieux où ils se passent quelque chose. Les grands boulevards,
les rues sont les lieux du spleen. En dehors de cela, c'est le
Paris de la pègre, et des immigrés: les Foyers, les restau-
ra nt s,le s 1i eux de dis t r act ion. Ace sen droi t s sep ré par ent 1a
prise de conscience et la lutte, une volonté de transformer ce
Paris en un espace vivable.
Dans ces lieux et espace, l'amour tient une place de
choix. C'est lui qui leur donne une valeur, ainsi de l'Espagne
avec Sana, des Sables-d'Olonne avec Maïa, et de Se~s avec Anna
La présence de l'amour illumine, éclaire les lieux. Cette ten-
dance mise en rapport avec la fascination de la "blancheur"
(la neige) esquisse les contours de la quête du personnage.
L'échec de tous
ces amours sauf celui de Maïa, la "Négresse
des Indes", est la prise de conscience qu'à l'origine, il ya
la Grande Obscurité dont le héros porte la marque. Ceci incli-
ne à une réflexion métaphysique que le héros voudrait refuser
à son corps défendant. Le Kotéba et la révolution y pourvoi-
rbnt-il s ?
Retenons pour l'instant que la représentation des
espaces extra-africains se limitent à l'Europe (y compris les
pays nordiques avec Chaine) et à l'Amérique, limitée à New-
York et à quelques villes, notamment San Francisco, citée par
- 132 -
Kanaan. Le monde industrialisé a été un point de mire pour le
Négro-Africain colonisé et sous développé. Dans sa recherche
de modèles de développement et de mode d'être, il s'est orien-
té naturellement vers lui. On n'est donc pas surpris que les
espaces occidentaux préoccupent tant nos écrivains. Le voyage
en Occident est un des volets de la quête de personnalité.
Mais en même temps, cette quête permet de se mettre en ques-
tion soi-même et de se retrouver (la quête de l'Identité).
Mais il y a plus, elle pose ses propres limites.
Le moment est venu de faire le point sur la struc-
turation des espaces fictionne1s.
*
*
*
Les espaces fictionne1s des romans de notre cor?us
/
s'étend~nt de l'Afrique, depuis le village, connote co~me es-
paces tradi t i onne 1s , à l'Europe et à l' Améri Clue. ~!ous avons
apne1é ce dernier ensemble: Occident. C'est donc un univers
vaste au sein duquel le héros et les oe r s onna oe s s'éprouvent et
se découvrent. Par~i ces ro~ans, certains construisent leurs
.un i ve r s à cheval sur l'Afrique et l'Occident, d'autres les
circonscrivent à l'Afrique, et d'autres encore, à l'Occident.
A ce dernier groupe, nous nouvons rattacher la trilolollie de
Dadié, Un Nègre à Paris (1959), Patron de ~ew-York, (1964) et
La ville où nul ne Jl'eurt (Rone ) (1968). Si les deux »r ent ers
font ~artir leurs héros n'Afrique, leur objectif est l'Occi-
dent, CO~i'1e l'objectif du troisième, dont le héros part de
Paris, est Rorne . Ima ot na i r-eme nt magnifié, le vécu de l'Occi-
dent est tout autre, il est non seulement différent de celui
de l'Afrique, mais il n'est pas toujours un no dë l e . Le nodè l e
a~éricain en particulier est à proscrire, sous la ~lul'le de
Dadié. Et cependant, c'est celui 1ui attire le ?lus, Kanaan,
le héros de Chaine de Saïdou Bokoum. Il raffole des im~ensi
tés ennei~ées - la blancheur - nais nous avons vu que c'est
le fait de son subconscient. Son insuccès en France et ses ré-
- 133 -
criminations sont le fait d'une malédiction dont il est l'ob-
jet, et non celui de la France. Sa lutte, associée à celle de
ses frères de race vise aussi bien la libération de son oeuple
que la transformation de l'Histoire de son peuole. On note un
trait COMmun avec Dadié, c'est la prise de conscience d'une
différence, grâce à l "'expatriem~nt". C'est le phénomène d'i-
dentisation dont les espaces occidentaux sont le moteur. Il
rapproche davantage le personnage et son espace natal.
lIi"!nt ensuite le groupe de romans dont les univers s'étendent
~e l'Afrique vers l'Occident. Ici nous avons répéré deux Sous-groupes:
Ceux présentant un héros revenant
de l'Occident après cinq à dix
ans d'absence: Faralako (Guinée, 1958), Dramouss, (r,uinée,
1968) Aller retour (CI, 1977), et Le Pyromane apaisé (CI,
1979). Le rapport des héros j
l'espace africain, est, dans un
premier temps sentimental, donc subjectif. Les héros sont mus
~ar un intense sentiment patriotique qui les conduit à une
identification totale à leurs espaces d'oriqine. Mais ~énéra
lement pas pour longtemps: leurs qrandes idées généreuses,
animées par le désir de chanqer certaines traditions rencon-
trent des obstacles sur le terrain et leur font adopter une
attitude critique qui amène certains personnages à une rupture
radicale, un
exemple unique, celui de Ni dans Faralako. Cette
rupture qui se veut radicale en principe, sous l'éclairage de
la réalité, devient temporaire, puisque le héros finit par se
rallier à son "espace natal". C'est le cas d'Adou dans!:.!
Pyromane apaisé et de Na~nin dans Aller et retour. Cette ten-
dance se prolonge dans le second sous-groupe de romans que
nouS aborderons dans un instant avec Kanga (Les Inutiles),
Gnonléba (Sacrés dieux d'Afrique). Elle équivaut en définiti-
ve à une acceptation de la réalité locale interprétée litté-
ralement comme un assagissement. C'est dire que ces ruotures
,'
et ralliements connaissent des modalités que nous verrons éga-
lement dans un instant. En tout état de cause, le personnaqe
subit une double transformation dans son évolution à travers
les espaces.
- 134 -
Le deuxième sous-groupe de romans présentent des
héros dans leurs contextes spatiaux d'ori~ine, avant et après
la visite de l'Occident. Ce sont: Les Inutiles, (1960),
Kocumbo, l'étudiant noir, (1960) Violent était le vent (1966)
et Sacrés dieux d'Afri~ue (1978), tous ivoiriens. Les espaces
de ces romans, d'une façon qénérale se ,structurent du village
à la ville, et continuent vers l'Occident.
Il délimite ainsi
un espace de formation, mieux, d'initiation au progrès et à la
modernité. A l'exception de Kocumbo, pour qui la ville était
un lieu de perdition, Kangah, Kossia et Gnonléba l'ont ardef\\1-
ment désirée, soit à cause de l'Ecole (Gnonléba), soit pour
jouir d'une aisance matérielle, loin des coutumes aliénantes
du village. La ville est donc une première étape. Si ~nonléba
y trouve satisfaction, un cadre idéal pour des études floris-
santes, Kangah y subit encore les effets de la tradition. D'-
où l'appel de la France: Kocumbo, Kossia, et (.;nonléba pour y
faire des études, et Kangah, pour l'armée. C'est dire que le
cadre ivoirien ne répond pas à la soif de connaissance, ou aux
besoins élémentaires d'épanouissement de l'individu. Mais l'-
Occident comblera-t-il leurs aspirations?
Il leur permettra tout au moins de se situer:
Fatoman et Kocumbo ayant perdu leurs bourses d'étude, frisent
les abîmes de Paris, sauvés de justesse. Kossia, et Gnonléba
réussissent leurs études comme Adou dans Le Pyromane apaisé,
et rentrent dans leurs pays dans l'espoir de l'aider à se dé-
velopper. Kangah, lui, rentre dans un autre esprit: la France
aussi a ses castes, ses riches et ses pauvres. Elle ne peut
donc lui servir
de modèle. Il se révolte et rompt avec l'espa-
ce Occident, autrefois considéré comme l'Eden. Comment s'ef-
fectue leur insertion, leur intégration à l'espace africain de
Côte d'Ivoire? Les modalités sont différentes d'un héros à
l'autre.
Adou, dans Le Pyromane apaisé, s'en Drend à la men-
talité mystique, au tribalisme, à l'esprit bureaucratique gé-
néralisé, qu'il entreDrend en vain de chan~er. Au terme d'une
- 135 -
lutte infructueuse, qui comporte des aspects politiques, et où
il risque de perdre sa vie, il s"'assagit" définitivement:
non seulement conjonction mais identification totale à l'espa-
ce d'origine. Il en est de même de Gnonléba, et de Kocumbo qui
réapparaît dans le second roman de l'auteur sous le nom de
Tougon : celui-ci ne fait pas que se rallier, il est un mili-
tant actif, proche du prosélytisme, de l'adhésion au cadre
spatial, politique et socio-économique. Seul Kossia adopte une
autre attitude. Professeur d'histoire, ayant constaté le désé-
quilibre de la politique de développement d'une ré~ion à l'au-
tre, et la confiscation des libertés essentielles, forme un
parti politique clandestin pour la lutte de libération. Il se-
ra tué.
Enfin, un dernier groupe de romans, a pour cadre
exclusif, l'Afrique. Ici, nous avons deux modes de renrésenta-
tion des espaces: certains romans, bien que parus dans le
contexte des indépendances, continuent de rendre compte des
espaces coloniaux. Ce sont en particulier, Le Cercle des tro-
piques (Guinée, 1972) Wirriyamu
(Guinée, 1976) Masseni (Cl,
1977) et La carte d'identité (Cl, 1980). Puis les romans dont
les espaces exclusifs sont l'Afrique des indépendances. Ce
sont: Les Crapauds-brousse, Le Jeune homme de sable, L'homme
du troupeau du sahel, Le Récit du cirque •.• tous qu i né e ns , pa-
rus en 1979.
Dans les quatre premiers romans, nous noterons que
Masséni n'oppose pas esoaces traditionnels et espaces modernes,
mais deux types d'espaces traditionnels: maléfiques vS béné-
fiques. L'objectif du romancier, ici, comme il le précise dans
son avant-propos, est de montrer aux jeunes qénérations, un
aspect des traditions. La figuration des espaces indiquent ef-
fectivement le fonctionnement de cet univers: celui-ci est
animé d'"esprits" qui peuvent attirer à l'homme 'leur et r.:alheur.
Il dépend de l'homme de se ménager les grâces de ces esnrits,
selon son comportement. Ce qui justifie les interventions des
Marabouts, Sorciers, et Guérisseurs pour orienter le cours des
- 136 -
choses: c'est ce que nous appelons l'animisme. En général, l'homme de bonne
éducation, et généreux a toujours le soutien des esorits
.
, il
peut se les concilier en offrant des sacrifices. Ainsi du cou-
ple Dady/Minignan.
La Carte d'identité est d'une toute autre facture:
des romans aux espaces de colonisation, il retient la structu-
re du site urbain, dichotomisé en quartier eurooéen et quar-
tier indigène, lié de façon conflictuelle. Mais la nouveauté
est que le quartier indiqène, par une transforMation inélucta-
ble, redonne vie à son représentant, sujet authentique de cet
esnace , r~él édouroan après son parcours se hisse au ni veau du Commandant du
Cercle. Cette transformation du personnage
est
dûe à un recours
à l'Histoire, qui elle, demeure malgré la destruction des es-
paces par le colonisateur.
En dehors de Masseni et La Carte d'identité, tous les autres,
sont ~uinéens, à l'exception des Soleils des Indépendances
qui leur ressemblent par certains côtés, mais dont la structu-
re dichotomique rappelle aussi l'univers du roman colonial.
Les romans guinéens développent des espaces étrangement simi-
laires : Le Cercle des tropiques, Wirriya~u,
Les Crapauds-
brousse, Le Jeune homme de sable, L'homme du troupeau du sahel,
Le récit du cirque ... Ce sont tous des romans essentiellement
urbains qui n'opposent plus des races mais des classes socia-
les. Par ailleurs, la ville, généralement pauvre, est close,
et comporte en son sein, des lieux clos dont la fonction est
de protéger ses habitants contre l'arbitraire du déhors, ou de
les maintenir en captivité. Les ensembles urbains sont inclus
eux-mêmes dans un univers plus vaste, le pays (ou la nation,)
dont toutes les issues sont fermées. Au total, les rOMans gui-
,néens, qui ont en commun d'être une
littérature
d'exil, privi-
t éo tent un espace
carcéral, d'où érne r qe un instinct de fuite
vers un pays voisin. Le passage de la frontière est toujours
une épreuve difficile, qui laisse présager une victoire des
fugitifs. Cette structure est fondamentaler.lent différente de
la structure du roman ivoirien: le héros révolté finit par
adMettre son cadre de vie, il n'envisage pas la fuite. Seul le
- 137 -
héros Nokanien lutte jusqu'au bout: la mort.
Mais
celle-
ci n'est pas considérée comme une défaite. C'est une différen-
ce notable qui
impli~ue une différence idéolo~ique Qu'il nous
sera donné d'exploiter plus loin. Mais peut-on oarler d'une
évolution? Oui dans la Mesure où la figuration spatiale tend
A n'être 1u'urbaine et A estOMner d'une part le clivaae ville/
campa~ne, Occident/Afrique, ou Blancs/noirs.
°eut-on utiliser les caté~ories de ~reiMas ? nuels
sont; dans le cadre qui nous occupe, les espaces topiques et
hétérotopi1ues ? Rappelons que les espaces topiques "sont les
lieux où se manifeste la transformation lo~ique entre deux
états narratifs stables",
et les espaces hétérotopiques, les
environnements des espaces topiques. Cela ramené A notre cor-
pus oerDet les constatations suivantes :dans les romans dont
les espaces s'étirent du villa~e africain A l'Occident en pas-
sant ~ar la ville ou l'école, il y a comme une douhle trans-
formation: la première à lieu a la ville africaine ou à l'é-
cole. C'est lA que le héros prend conscience de sa situation,
et désire la changer. Mais souvent cette première formation ne
suffit oas. Il va la complèter en Europe. Et c'est seulement
après qu'il décide d'a~ir. Donc la ville, l'école, ou l'occi-
dent sont des lieux topiques. Et en tant que lieu de l'ac1uisi-
tion de la compétence, ils sont des lieux paratopiques. Nous
disons donc que les lieux paratooiques sont ceux de l'identisa-
tion. Ils permettent au sujet de prendre conscience de son in-
dividualité, de son altérité, individuelle ou collective. Mais
dans ce groupe de romans, les espaces utopiques n'existent pas,
dans la mesure où les héros n'accèdent pas à la victoire. Ils
finissent par être phagocytés par cet espace. Ce sont des ro-
mans de l'échec, à l'exception de Faralako et Violent était le
vent. Ici la quête de l'identité ne débouche pas sur une quête
personnalitaire : elle sombre dans le suivisme plat.
Si nous examinons les romans dont le cadre exclusif
est l'Afrique, et en particulier les romans quinéens, la ten-
dance est légèrement différente. Les espaces paratopiQues res-
- 138 -
tent l'Occident et le Paradis dans Les crapauds-brousse, le
lycée dans Le Jeune homme de sable, et pour les autres, tous
les lieux des humiliations. Au lieu de détruire les héros, ils
provoquent en eUX la révolte libératrice qui projette un espa-
ce utopique: la victoire point à Bowoum-Tchippiro, dans Les
crapauds-brousse, après la bataille d~cisive, ainsi que dans
Wirriyamu
et Le récit du cirque. La mort de Kossia dans Vio-
lent était le vent et d'Oumarou dans Le Jeune homme de sable,
.
-
est interprêtée comme une victoire. Le sang versé est le fer-
ment de la révolte libératrice.
Ainsi la figuration des espaces dans les romans dé-
notent des différences, proportionnellement considérées, entre
la Côte d'Ivoire et la Guinée. Ces différences sont sans doute
liées, aux idéologies, mais certainement à la situation des
écrivains;d'un côté une littérature d'exil, et de l'autre une
"littérature du terroir". Envisaqés sous un an~le historique,
on constate que la chronologie n'a pas grand sens, il y a plu-
tôt des familles de romans.
Mais il est encore trop tôt pour en dire plus. L'é-
tude de la vision historique des romans nous anportera d'autres
éléments d'analyse. La conclusion majeure qu'on peut tirer des
analyses précédentes, est que le roman que nous
étudions
est
essentiellement de quête. Une quête à travers un vaste univers
où le héros éprouve son identité et sa personnalité.
- 139 -
CHAPITRE 2
STRUCTURATION DU CHAMP HISTORIQUE ROMA~ESqUE
Nous
ven0ns par les analyses précédentes, de mon-
trer le champ
d'extension des espaces romanesques; cela nouS
a permis de déterminer le cadre ~ travers lequel le héros ou
le personna~e central effectue sa quête -personnalo-identitai-
re. Dans cette seconde étape, nous nous interro~erons sur
l'extension de la vision historique de l'écrivain. ~Iotre tâche
se complique du fait que notre corpus ne comporte pas, ~ pro-
prement parler de romans historiques, même si o~ peut faire
une petite concession à Violent était le vent de Charles Noka~
et aux Fils de Kouretcha, d'Aké Loba. Sans doute pourrions-nous
ranger dans la catégorie des romans historiques, la chronique
de Simone KAYA, Les danseuses d'Impé-éya (1). Mais en réalité,
ils sont pl us des romans ~ thèmes historin,ues que des romans au-
thentiquement historiques, comme défini par Georges LUKACS dans
Le roman historique (2). Ces romans, même Les Soleils des Indé-
pendances rapportent les aventures collectives et tumultueuses
~ travers les vicissitudes politiques de l'émancipation. Seul
Violent était le vent, montre l'évolution d'un personnage his-
torique, de l'histoire moderne. Mais dans l'ensemble, nous
avons davantage à fair!;des romans à caractère ethnosociologique dont "la
particularité des personnages dérive de la spécificité histori-
que de leur temps" (3). Ils s'apparentent au "roman social réa-
liste du XVIIIe siècle"
(3). Les études de plus en plus préci-
ses sur l'histoire de l'Afrique précoloniale vont certainement
donner lieu ~ des romans véri tabl ement hi stori q~es. Pour l'heure
notre préoccupation est de nous intéresser ~ ce que Anouar
(1) Abidjan,
INADES,1976.
(2) Paris Payot 1965 ; 407 p.
du reste, une étude reste à faire sur le
roman historique africain. Amadou Koné, dans son étude;Du récit oral
au roman, (CEDA 1985) aborde la question mais sans définlr rlqoureuse-
ment le roman historique.
( 3) Georges LUKACS, op. ci t , p. 19.
- 140 -
Abdel-Malik appelle la "profondeur du champ'historique". L'au-
teur écrit notamment qu'il s'a~it :
"Des rapports d'interaction qui s'établis-
sent outre les différentes composantes du
palier culturel entre la sociologie d'une
société ou d'un./e,aire nationale-culturelle-
donnée, à une phase donnée de son évolution
historique, et la spécificité de cette so-
ciété, dans sa maintenance historique et
son surqissemen~sous le choc de la contem-
p o r a n i t
(1).
é
é
"
En effet, nous pensons, comme Marie Eliou, que cette "profon-
deur"
peut être exprimée dans la conscience de la continuité
et par la conscience des liens tissés entre "une communauté et
le paysage qu'elle habite"
(2).
Traduite dans nos préoccupations, cette perspective
pose le problème de la perception imaginaire de la distance
historique et du rapport qu'entretient l'écrivain avec l'his-
toire. Ces deux paramètres sont indicatifs des modalités de la
quête personnalo-identitaire. L'analyse concrète à travers les
oeuvres, se fonde
sur les nrrt at i r-n s ou allusions diverses qui
renvoient au contexte référentiel des récits. Par ailleurs,
par le jeu des perspectives (retrospectives ou prospectives)
le champ historique s'élargit et connaît une extension dans la
remontée de l'Histoire, ou une projection dans l'avenir.
Ces tendances ne sont pas innocentes dans l'analyse de la quê-
te. Mais la vision littéraire n'étant presque jamais linéaire,
l'étude des anachronies, permettant de définir les portées et
les amplitudes des récits, selon la terminologie de Genette,
sera un des moyens d'investigation. Celle-ci comportera deux
niveaux: la fiction, ce que Genette-appelle le récit ou le
(1) cf. "La notion de "profondeur" du champ historique" in Sociologies des
mutations, Paris Anthropos 1970, (528 p.) s/la direction-de G. BALANDIER,
p. 51.
.
(2) La formation de la conscience nationale en République Populaire du Congo,
Parls, Edltlons Anthropos 1977, p. 28.
- 141 -
texte narrat if lui -même, sa durée nous intéressera
au premier
chef, c'est en somme le signifiant temporel du texte narratif.
Le second niveau est celui de l 'histoire, et plus précisément
en ce qui nous concerne, le signifié temporel ou encore le
contexte de référence qui nous permettra d'illustrer la profondeur du
cna~? historique. D'abord, que nous réserve le temos de la fiction?
1 - LE TEt\\PS DE LA FICTIf)N
A une exception près, le compte rigoureux du temps
d"'horloge"
n'est pas une préoccupation majeure du roman ~ue
nous étudions. Celui-ci est dominé par une indétermination
temporelle significative dont nous verrons les modalités. Nous
pouvons, à la lecture, établir le classement suivant: les ro-
mans de l'indétermination temporelle absolue, les romans qui
commencent par un compte rigoureux du temps et finissent dans
l'indétermination, et enfin, les romans dont le compte ~empo
rel de la fiction est tout de même précis.
1 - LES RECITS AU TEMPS FICTIDNNEL PRECIS
Dans cette catégorie, nous trouvons, les trois chro-
niques de Dadié, romans non seulement de quête, mais d"'enquê-
te", et deux autres, à la quête explicitement déclarée, Les
Inutiles et La Carte d'Identité. C'est à travers les notations
diverses que nous arrivons à reconstituer le temps.
Dans Un Nègre à Paris (l'9;-~n par exemple, le héros
nous apprend, à la page 17 qu'il est à Dakar et que cela fait
quarante huit heures qu'il a entrepris le voyage. A la page 2~
il débarque à Paris, à quatre heures du matin, un "14 Juillet",
jour anniversaire de la nrise de la Bastille. Le soir-même, il
participe aux fêtes populaires à la Place de la Concorde et
aux Tuileries. Puis le quinze juillet, dimanche, (p. 61) il se
prépare à quitter Paris Dour l'Italie. La fiction tient donc
- 142 -
sur quatre jours. Dans le roman suivant, Patron de New-York
(1964), on recense douze mois par le même procédé, soit un an.
Et enfin La ville ou nul ne meurt (Rome) se satisfait de sept
jours. Dans ces trois récits, le héros s'est fixé un but pré-
cis : s'informer sur l "Ht s t ot r e et les modes de vie des peu-
pl es de l' Dcci dent, et. il le fait avec un carnet de voyage très
précis.
L'objectif est différent dans Les Inutiles (1960) de
Sidiky Denb l
Nous en connaissons l'histoire: Kan a , arrès
é
é
,
ç
avoir rompu avec les traditions africaines pour l'Europe,
s'assagit et rentre pour la réconciliation. Le lendemain de
son arrivée à Abidjan, son ami Cissé rencontre Astou pour ten-
ter de la convaincre de prendre Kanga pour époux. La conversa-
tion prend fin à 11h 30 mn. Dans le même temps, Kanga, à la
recherche d'un logement, regagne son hôtel à 12h 30. Le jour
suivant, Vendredi à 18h, les deux amis reçoivent la visite
d'Astou, la réconciliation a lieu. Le samedi soir, ils se ren-
dent tous au "Désert", un dancing de la place pour sceller leur
réconciliation définitive. Le récit ayant commencé le jeudi à
Paris, lors du départ de Kanga, et se terminant samedi après
la réconciliation, il aura duré trois jours. Mais il comporte
des temps forts qui intéressent davantage le héros: l'arri-
vée, la rapidité des démarches et leur succès. Ici les jours
et les heures comptent. C'est ce que le récit a voulu faire
sentir. Vient ensuite, La Carte d'Identité, (1981) dont la
pré c i s ion du hé r 0 s~ Mé l éd 0 uma n lui est di ct ée de l' ex t rie ur.
é
J
Arrêté et incarcéré pendant huit jours, il est
libéré sous
caution pour retrouver sa carte d'identité, pendant une semai-
ne. Il se présente devant le Commandant le lundi de la semai-
ne suivante. Cela fait exactement seize jours.
2 - LE TEMPS FICTIDNNEL PRECIS ET INDETERMINE
A LA FOIS
Dans ce genre de récits, le décompte, impératif au
départ, ou à un moment quelconque du récit, s'estompe pour
- 143 -
laisser une impression de
durée illimitée. Ainsi de Faralako,
(1958), Dramouss, (1966) La souche calcinée, (1973) et Wirriyamu
(1976). Tous ces romans ont en commun de dérouler des récits
ouverts. La dernière page survient alors que le lecteur en at-
tend encore la conclusion. Nous connaissons l 'histoire de
Faralako. Venu pou~ secourir sa mère et transformer la coutume
dans le sens de la modernité, Ni est obligé de capituler devant
la réalité. En trois jours, il rétablit la justice, mais tout
ne s'arrête pas l~. S'il vient ~ bout des prétentions de Samak~
d'ascendance noble, sur sa fia~cée Makalé, il ne réussira pas
l'union des deux clans ennemis qui constituent le village. Il
devra fuir le village s'il veut garder la vie sauve. Et quel-
ques "années plus tard", on le retrouve ~ Daloa en Côte d'Ivoi-
re. Combien d'années exactement après ses trois jours de triom-
phe, on ne le sait. Nous avons exactement la même structure
dans Wirriyamu. Le texte est conçu comme un "journal de bord".
Il comporte trois journées, et une partie indéterminée:
le premier jour, (pp. 11-39) commence ~ 11 h 20 et finit à
23h 56.
- le second jour (pp. 43-115) commence ~ 7h 20 et finit ~ 21 h•
- le troisième jour (pp. 119-186) commence à 8 h et finit à 18h•
- et "quelques mois après ... ".
Dans ce roman, les trois premiers jours sont ceux de
la lutte des combattants pour la libération de Wirriyamu. Cet
objectif atteint, le reste arrive comme un épilogue relatif ~
l "'installation des indépendances".
Dramouss et La souche calcinée viennent clore cette
série. Dans Dramouss, Fatoman prend l'avion au mois d'août ~
Orly (les jour et heure ne sont pas indiqués) et débarque ~
Conakry un peu avant midi
(p. 11). A quatorze heures, il est
déjà dans les rues de Conakry. C'est ~ ce moment que le temps
commence ~ compter. Ce premier jour, en compagnie de sa fian-
cée, Fatoman s'endort à minuit; ils passent ensuite deux
jours à Conakry, puis le troisième jour, il prend le train
- 144 -
avec sa fiancée, Mimie pour Kouroussa où ils resteront deux
jours. Une fois ces deux étapes connues, le temps s'estompe.
Le lecteur n'a plus droit qu'à des indications vagues du gen-
re
"Les jours s'écoulaient. Et déjà, je pensais
à mon retour à Paris" (1).
Puis
"Ce fut enfin le jour de mon départ. Le train
était en gare ... " (2).
Intervient alors une longue ellipse: on ne sait dans
quelles conditions Fatoman et Mi~ie sa fiancée retournent à
Paris. Quelle vie y ont-ils menée? Ce sera le silence complet.
Puis arrive cette information:
"Quelques années plus tard, lorsque MiMie et
mOl, entoures de nos enfants, nous retrou-
vâmes cette terre de Guinée, nous nous em-
barquâmes, sitôt l'avion au sol, dans le
train pour Kouroussa"
(3).
La temporalité irrégulière de la fiction trouve sa justifica-
tion, d'abord dans le projet initial du roman: Fatoman racon-
te après coup ses vacances: le mois d'août au pays natal. Il
est donc de retour à Paris au mois de septembre. Les six an-
nées vécues à Paris sont des souvenirs qui affleurent à la
surface de sa conscience: une retrospective dans laquelle il
se remémore comment il incarnait le désir d'un peuple: aller
se former à l'école du Ma~itre (le Colon) pour se pourvoir des
armes de développement de son pays et de son peuple. C'était
la première quête, entreprise, il est vrai, avec beaucoup de
préjugés. Il livre des témoignages sur ses revirements succes-
(1) Dramouss, p.
157.
(2) Ibid. p. 239.
(3)
Ibid. p. 240.
- 145 -
sifs, l'effritement de ses préjuQés, les transformations dont
il a été l'objet, et sa propre réinterprétation de la Société
et de l'Histoire. Mais cette irrégularité de la temporalité
trouve aussi une explication dans le caractère du genre: ro-
man de formation, ou d'éducation. En effet dans ce roman, le
récit dure le temps de la formation du personna~e. Ce qui fait
confondre souvent fiction et biographie du héros, qui, elle-
même est un "morceau"
de l'Histoire Sociale. Ces analyses sont
vraies pour des romans comme Kocumbo l'étudiant noir, (1960)
Vers de nouveaux horizons (1965), Violent était le vent, (1966).
Ils définissent en partie, par anticipation, les romans du troi-
sième groupe.
3 - L'INDETERMINATION TEMPORELLE ABSOLUE
Ce roman se caractérise par un vague temporel qui
laisse une impression d'éternité. C'est en particulier le cas
des Soleils des Indépendances, qui, après les activités trépi-
dantes de Salimata et Fama, réduit leur temps à des indications
comme "un lundi matin" (p. 135), "Mercredi, le soleil arriva au
point de la troisième prière"
(p. 138) etc ... Et lors de l'in-
carcération de Fama, le narrateur abolit com~lètement le temps:
plus de jour, plus de nuit, c'est l'éternel "présent". Il en
est de même du temps de l'agonie expiatoire de Fahati dans ~
récit du cirque ... Ce sont des romans d'expériences de vie,
dont Aller retour, Sacrés dieux d'Afrique et Le Jeune homme de
sable
représentent la meilleure forme d'expression. Le récit
de Nagnin dans Aller et retour comporte deux volets. Le récit
biographique d'un individu, depuis l'école primaire à Katiola
jusqu'aux études secondaires et supérieures à Paris. Il rentre
en vacances une première fois après plusieurs années d'absence,
puis une seconde fois avec une éoouse française, malgré l'oppo-
sition des deux familles, et deux enfants. Le second volet est
le récit d'un mariage interculturel et les oroblèmes qu'il pose,
en somme l'aventure d'un intellectuel africain entre deux cul-
tures. Ce second volet insère le récit dans un cadre sociologi-
- 146 -
que et fait du personnage un
"spécimen"
dont l 'histoire est
celle de la collectivité. L'itinéraire de Valentin Gnonléba
dans Sacrés dieux d'Afrique est exactement similaire
: éduca-
tion traditionnelle, puis scolaire en Afrique et en France
rupture et réconciliation avec l'Afrique, l 'histoire d'une
transformation, ou le "retour de l'enfant prodigue".
Un dernier exemple, qui tout en étant lié aux précé-
dents, marque un petit écart, c'est Le Jeune homme de sable.
Tout y est vague. Entre le lever et le coucher du soleil,
Oumarou connaît une a~nèse temporelle. Il n'indique que le
temps des différentes scènes: le matin, le soir, la nuit. En-
tre ces extrêmes: la chaleur et la poussière. Oumarou, comme
Fama dans Les Soleils des IndéDendances, comme le "peuple des
militants" dans Les Crapauds-brousse et Wirriyamu, ne vit pas
dans son "présent". Son reqard oscille entre le passé et le
futur. Un exemple caractéristique: dès le début du roman, on
annonce l'arrivée du Professeur Wolfrang pour "demain". Le mo-
ment venu, cette arrivée a été élidée. Nous apprenons encore
qu'il déjeunera "demain" chez le député Abdou, et bien plus
tard, nous apprenons qu'ils
ont été tués au courS du reoas. De
même la libération de Tahirou avait été programmée pour "demain
ou après-demain", mais il ne sera jamais libéré. Les choses
sont annoncées, mais on ne les voit jamais "arriver", ou on l'-
apprend par analepse. Celle-ci énonce le passé immédiat, non
pas pour s'y reconnaître, mais pour mesurer l'ampleur de la
servitude et de l'oppression. Le refuge dans l'Art, le rêve ou
la prospective, est une stratégie de libération.
Nous ne saurions conclure sur le temps de la fiction,
sans mentionner deux tentatives d'originalité.
- 147 -
4 - VERS UN ESSAI D'ORIGINALITE
MASSENI ET LE
RECIT DU CIRQUE.
D'abord Le Récit du cirgue ••• de la vallée des morts
Ce roman déroule son histoire
à deux niveaux:
le
niveau du récit romanesque proprement dit, niveau premier, et
le niveau de la représentation dramatique, ou niveau second.
Car une pièce de théâtre se joue dans le roman, dont les per-
sonnages sont spectateurs. Au deuxième tableau, Safbel-Ti
décide d'arrêter les pendules, de multiples micro-récits
s'emboîtent les uns dans les autres sans aucune allusion au
temps.
Ils déroulent tou~j un temps étale et imprécis.
De gros plans successifs montrent la traversée de la Forêt
Sacrée par Fahati.
La marche vers la Vallée des Morts dégage la même
impression: après plusieurs jours de marche, la Forêt est
seulement en vue, et l'auteur multiplie les indications tem-
porelles pour concrétiser l'impression de durée illimitée.
Le Récit du Cirgue ••• montre le châtiment d'un
tortionnaire, et tout l'art de l'écrivain est de présenter
sans déplaire, la destruction lente et sûre d'un sanguinaire.
Il y a ici, à la fois, une parodie du théâtre, et la figuration
d'une idéologie: les dictateurs ne seront pas impunis. L'ori-
ginalité de l'écrivain est de le montrer à deux niveaux.
- 148 -
Dans Masseni, la temporalité comporte des cycles
le cycle du Ramadan (pP. 13-86) : le compte est riaoureuse-
ment mené de la première à la douzième journée, puis il est
suspendu. Le couple Dady/~inignan connait alors un profond
désespoir. La suspension temporelle allonge ce supplice.
- le second cycle est la période pendant laquelle Dady et
Minignan r et r ou ven t l'espoir d'être guéris. C'est le cycle de
Fourougniouniouman. C'est elle qui s'informe, orend contact
et aménage les rencontres avec les guérisseurs ~otentiels. Le
compte reprend (pp. 92-96) jusqu'à l'obtention du médicament
salvateur. Ce temps compte cinq jours.
- le troisième cycle reprend lorsque Dady retrouve sa virilité.
Cette fois, non plus en Jour~mais en semaines et en mois, et
cela jusqu'à la naissance de ~asseni.
Ici, il tombe sous le sens que la durée importe peu, encore
moins le temps de formation d'un personnage. Le temps aoparait
en fonction des sommets du récit et par référence à des événe-
ments importants de la vie des personnages. Son apoarition cor-
respond aux moments de l'espoir, mais aussi de l'impatience
d'aboutir à un résultat po~itif. Lorsque disparaissent ces pos-
sibilités, les héros sombrent dans le désespoir qui implique
une durée psychologique indéterminée.
Pour conclure en partie sur ces premiers aspects de
la temporalité, nous notons une évolution d'ensemble de l'uni-
vers temporel fictif des romans. Cette évolution n'est pas ri-
goureusement chronoloqique. Par exemple La Carte d'Identité,
paru en 1981 appartient au premier groupe. Force est de noter tout
de même
que les romans les plus récents sont plus nombreux
dans la catégorie des romans à indétermination temporelle abso-
- 149 -
lue. Le contexte géographique, Guinée ou Côte d'Ivoire, n'a pas
grande signification.
Relativement aux tendances selon les catégories, dans
le roman à temps fictionne1 précis, dominent les récits à quête
explicitement individuelle. C'est à une lecture de deuxième de-
gré qu'on découvre leur caractère collectif. La quête est plus
identitaire que personna1itaire : les héros se découvrent à la
fois semblables et différents des Européens, et certains, en
particulier Kanga dans Les Inutiles prennent la résolution de
revenir sur leurs positions tranchées. Dans la seconde catégo-
rie, coexistent les deux aspects identitaire et personna1itai-
re, mais le dernier semble dominer. En effet les héros consta-
tent les insuffisances de leur système social d'origine, et dé-
cident de le dépasser, de le transformer au risque de leur vie.
Cette perspective de la lutte justifie l'indétermination du
temps fictionne1. Et enfin la dernière catégorie, l'indétermi-
nation temporelle absolue, préfigure une vision politique: le
temps est celui de l'expérience de la vie. Cette expérience est
capitale pour l'orientation de l'action dans un sens ou dans
l'autre.
Nous avons noté deux récits originaux: Le récit du
Cirque ... et Masséni. L'originalité du premier réside dans l'é-
criture nouvelle, le second, dans la fidélité à la vision tra-
ditionnelle du temps. C'est la dernière étape denotre analyse
de l'espace et du temps: l'extension et la vision de l'Histoi-
re, qui nous donnera des conclusions déterminantes.
II - LES CONTEXTES SOCIO-HISTORIQUES DES ROMANS
Par cet intitulé, nous voulons étudier les contextes
de référence des récits. Ceux-ci renvoient, par des allusions
explicites ou implicites, à 1 'Histoire, dans laquelle dominent
souvent des descriptions d'intérêt sociologique, et des
Mythes. L' in-
- 150 -
térêt d'une telle analyse est de mesurer non pas seulement la
profondeur du champ historique, mais d'apprécier aussi les
rapports entre les différents contextes avec les personnages
ou le narrateur. Dans la relation de l 'histoire africaine, on
rencontre trois paliers essentiels: l'Afrique coloniale, pré-
coloniale, et les indépendances. Puis, il y a la para-
histoire,
qui
donne
parfois dans les mythes, et enfin ce
qu'on appellerait abusivement "1 'histoire occidentale", qui,
chez Bernard Dadié, a souvent partie liée avec des références
bibliques. Nous aborderons cette partie par le palier histori-
que, dont le premier volet sera l'Afrique des indépendances.
1 - LES REFERENCES A L'HISTOIRE DES INDEPENDANCES
L'on pense généralement au roman Les Soleils des In-
dépendances. Mais en réalité, ce roman couvre l'Afrique mythi-
que, féodale, précoloniale, coloniale et post-coloniale. Il
est en effet difficile de trouver un récit qui ne se réfère
qu'aux indépendances. Trois romanS guinéens: Le Récit du Cir-
que .•• , Le Jeune homme de sable, Les crapauds-brousse, sont, à
ce titre une exception. Ils ont directement prise sur la socié-
té guinéenne indépendante. La caractéristique essentielle de
ces romans, c'est de n'avoir pas de profondeur historique.
Dans Le Récit du Cirque, la société moderne, qui sert
de référence se compose des détenteurs du Pouvoir: économique
et politique, qui ont droit de vie et de mort sur le peuple. Et
le peuple qui n'a même pas droit à la mort, mais à la dispari-
tion. Cette société de référence n'est jamais désignée que par
les expressions: "Ce-pays", "Ce-monde", et leurs équivalents
temporels: "Ce-temps", "Cette-époque", "Ce-siècle". Citons
quelques exemples :
-1. "Je rêve d'une caserne-forteresse pour les enfants de
Ce-pays"(p. 17).
- 151 -
-2. "Cet Etrange Animal ... , ce monstre infâne a été créé par
l'accouplement d'une panthère et d'un rhinocéros pour l'-
imposer ensuite comme dieu à Ce-peuple"
(p. 32).
-3. Critiquant la complicité de la société des nations devant
les agissements des tyrans, le narrateur conclut:
"Ainsi, pour les puissants aux intérêts universels
qui gouvernent Ce-monde, il n'y aura plus de peine de cher-
cher des gardes-chiourne, des donneurs de mort-subite ou de
misère organisée. L'idéal serait que les puissances consom-
matrices des produits du système Rhinocéros-Tâcheté en
terre - en voie - d'évolution bloquée puissent s'épargner
la peine d'engager des milliers de milliards
d'unités de
comptes sur les tocards qui ne pourraient que leur apporter
des désillusions au bout d'un an ou deux"
(p. 23).
-4. "Forteresse taillée dans la montagne des intérêts et des
ambitions. Ces énormes murs sculptés dans le roc semblent
sortir de terre pour anéantir les espoirs. Forteresse bâtie
en fonction des intérêts de Cette-époque, de Ce-siècle"
(p.
108).
- etc ...
On comprend par ces exemples que l'écrivain omet dé-
libérément de citer des pays. Les critiques, sévères, s'adres-
sent bien sûr à la Guinée, mais surtout à la société contempo-
raine dont la Guinée fait partie; en particulier les méfaits
de la coopération et l'impuissance, sinon la "connivence" des
organisations internationales chargées d'assurer la paix. Au-
delà de la Guinée, au-delà de l'Afrique, c'est le monde entier
dans son "actualité" que l'écrivain critique. A la différence
des autres écrivains, Alioun Fantouré refuse de s'en prendre à
la seule Afrique, encore moins, à la seule Guinée. Celle-ci
bénéficie de l'aide d'une chaine mondiale des exploiteurs,
"CLUB ... de la mauvaise foi, du sadisme, du cynisme, ... " et
- 152 -
leurs "serpents-espions de la multipolarisation des systèmes
des libertés concentrationnaires".
S'il se trouve des nations qui ferment les yeux sur
ces iniquités. elles sont coupables d'autant. car leur indif-
férence (lexème obsédant} contribue ~ la mort des peuples.
N'est-ce pas ce que signifie le message remis aux spectateurs
à la sortie du théâtre. La disposition typographique de ce mes-
sage ajoute ~ son sens :
R
E
T
o
U
R
N
E
Z
A
VOTRE
l
N
o
l
F
F
E
R
E
N
C
E (1)
(1) Ibid. p. 151.
- 153 -
La croix matérialise la mort. Ce qui signifie que les
spectateurs, au cours du spectacle, oubliant la réalité ont vé-
cu une vie authentique, prenant conscience des maux de leur so-
ciété. La fin du spectacle replonge chacun dans le train-train
quotidien, l'indifférence généralisée, synonyme de la mort.
Au total, Alioun Fantouré ne se préoccupe pas de savoir ce que
nous avons été,
ce qui aurait donné une profondeur à sa vision historique.
Son problème, c'est que notre ETRE aUJourd'hui, est menacé. C'est lui qu'il
faut rétablir, par la lutte des exploités comme écrit l'auteur
"L'ironie du sort a fait que ce ne sont pas
les prolétaires du monde entier qui ont
réussi à s'unir, mais les plus puissants qui
ont réalisé ce défi. Aujourd'hui, le puis-
sant n'a pas de tripes, il a simplement le
courage de ses finances et de ses armes. C'-
est le règne des hommes sans coeur, aux
moyens de domination effroyables ... Aurefois,
un envahisseur, ou tout autre conquérant pour
gagner une guerre, brûlait certes les récol-
tes, rasait les villages et villes, menaçait
quelques centaines de personnes et mettait à
sac une région s'il le fallait, mais, en
a qt s s a nt' ainsi, il prenait des risques par
le fait qu'il menait lui-même l'attaque sur
le terrain des opérations ... Aujourd'hui, le
puissant qui assassine tout un peuple par le
moyen des armes les plus perfectionnées, dé-
clenche le plus atroce des massacres ... " (1).
Mais tout espoir n'est pas perdu, les tyrans paient
toujours leur forfait. La lente agonie de Fahati, présentée en
gros plan, le montre. Sa mort préfigure la naissance d'une So-
ciété Idéale. Elle émerge une théâtralité nouvelle, exprimant
une authenticité véritable, et fondée sur l'Action, ce que
Bernard Mouralis appelle "le triomphe du Drame sur le Théâtre"
(2). Cette quête d'une nouvelle théâtralité, donne au roman le
(1) Ibid.
pp. 20-21.
(2) B. MOURALlS, "Le théâtre dans le roman: A. Fantouré et Saïdou Bokoum"
in Négritude: traditions et développement, op. cit., p. 118.
- 154 -
caractère d'une réflexion sur la création artistique en ~éné-
o
ral, et sur le théâtre en narticulier : c'est ce que nous
avons apparenté au procédé de "dénudation", comme le décrit
T. Todorov, dans Poéti~ue de la prose (1). Le contexte de ré-
férence est celui du monde Moderne, en particulier l'Afrique
indépendante, avec ses misères, sa tyrannie, ses univers car··
céraux comMe nous l'avons vu dans Le Cercle des Trooi~u~, Les
Crapauds-brousse et Le Jeune homme de sable. Les deux derniers
finissent sur l'espérance: Tahirou et Ournarou sont assassiné~
dans Le Jeune homme de sable, Mais leur mort est interorêtée
comMe une seMence pour des lendemains Meilleurs. En effet une
voix dit à OUMarou, lors de son agonie:
"Tu ne mourras pas, Oumarou. On ne oarlera
pas rle toi, mais toi, tu donneras tout le
tem~s aux autres le coura~e d'agir contre le
mal, tout le temps, tu parleras aux autres:
c'est ça Y"'imp-o-rtH1t-é" (2).
LI .N""" l''f\\.0 ~o. .e té"
Dans Les Cra~aurls-brousse, ce sont les exploités, symbolisés
par Rahi, qui viennent à bout des tyrans par la force des ar-
mes
"Rahi piqua une crise de sanqlots ; sa main
fouilla Mécani~uement sous son ~an,ne, elle
visa Daouda en pleine poitrine et tira" (3).
Si ces romans ne donnent aucune ouverture sur le pas-
sé, s'ils ne "cherchent" pa s dans l'Histoire, ils se nr occ u-
é
pent du ~résent et de l'avenir: que sommes-nous aujourd'hui,
et que serons-nous demain? L'Identité présente et à venir.
L'Histoire contemporaine de la Guinée Justifie cette écriture prospective
seule modalité constitutive d'une profondeur du champ historique, dont le
point de départ est le présent.
Nous nous devons d'insister, avant d'aller olus loin, sur deux
exemples assez typiques: ce sont Chaine de Saïdou Bokoum et
(1) Seuil, 19
, p. 39.
(2) Le Jeune de sable, p. 1B5.
(3) Les Crapauds-brousse, p. 183.
- 155 -
Wirriyamu de Williams Sassine. Ces deux écrivains ont acquis
une Mâturité de style oui leur permet un traiteMent particu-
lier de l'Histoire. Saidou Bck oun voit l'Histoire d'un seul
tenant. Le mythique et le réel s'y côtoient. Elle comMence de-
puis Noé, c'est l'aspect mythique auquel nous consacrerons un
développement à part. Puis il y a eu la colonisation, Berlin,
et la décolonisation. A ces différentes étapes, les fils de
Cham n'ont jamais pris part aux décisions qui les concernent,
ni mêne à celles qui ont conduit à l'indépendance. Celle-ci
apporte la sécheresse, la mévente des produits agricoles, le
désert, "Le désert de sable était devenu une Misère Morale, un
dessèchement délétère et total du présent et de l'avenir de la
grande famille dispersée en quête de puits et de travail in-
trouvables" (1). D'où l'émiqration au pays de Japhet, la France.
Cela était écrit dès le Premier Jour
"Et Nouakchott, et Abidjan, et Konakry, et
Dakar, et Bamako? Et Ouagadougou? Et
Niamey? 0 mon frère, que la vie est devenue
dure depuis le lever du soleil noir! Tous
s'étaient rencontrés sur les chemins: sauva-
ges de l' i mmi qr at i on s auv aue ou forcée" (2).
On attend la fin de l'indépendance qui ne vient pas.
L'issue est sans doute dans la révolution, le Kotéba. Dans ce
- - -
mélange du mythique et du réel, le lecteur comprend que les in-
dépendances ont déçu les peuples africains. On retrouve les mê-
mes accents dans Le Cercle des Tropiques (3) : le peuple est
indépendant, il a chanté et dansé. Mais "Les Marigots du Sud
étaient devenus en quelques mois un territoire à complots pré-
fabriqués."
L'Histoire de l'Afrique indépendante n'échappe pas
non plus au roman Wirriyamu. Celui-ci se déroule en colonie
portugaise, encore en lutte pour son émancipation. Mais le nar-
(1) Chaîne, p. 201.
(2) Ibid., pp. 201-202.
(3) Le Cercle des Tropiques, p. 131 (voir pp. 128-137).
- 156 -
rateur et les personnages font de temps en temps allusion aux
pays indépendants d'Afrique, en particulier à un pays limitro-
phe qui
n'est jamais cité. La situation de la famille David,
réfugiée à Wirriyamu est un indice: le père David, son fils
Ali, sa fille Rabi et la mère se barricadent dans une maison,
évitant d'entendre et de voir Condélo, attaché sur la place
publique du village pour ne pas avoir à intervenir. Car il est
un réfugié politique condamné par tontumace
par le ~ouverne
ment de son pays. Sa tête est mise à prix. Par ailleurs, les
colons clament contre ce pays
"Votre président est si oueulard que si vous
le ratez, à la moindre ~qratlgnure, il hur-
lera que des mercenaires sont en train d'é-
gorger son peuple" (1).
Les allusions et les lexèmes qui les introduisent,
"président gueulard", "mercenaire"
ont une fonction indicielle,
au sens où Barthes utilise cette expression à propos du récit.
En effet ils renvoient indirectement au pays limitrophe non
cité et à son Président: la Guinée de Sékou Touré. L'idée d'-
un président à la parole intarissable et omniprésente, est du
reste obsédante dans tous les romans guinéens, à l'exception
de Faralako. Quant à "mercenaire", il renvoie à la politique
de purge organisée périodiquement pour éliminer les opposants
au régime. Du coup, le lecteur comprend que la colonie portu-
qaise dont fait partie Wirriyamu est la Guinée-Bissau. C'est
dire que même les pays encore sous domination étrangère, n'en-
vient pas le sort des pays indépendants.
2 - LES REFERENCES A L'HISTOIRE COLONIALE
ET PRECOLO~IALE
Les autres romans, dont la grande majorité est ivoi-
rienne, couvrent les trois paliers: précolonial, colonial, et
post-colonial. Cela permet des comparaisons entre les diffé-
(1) W. SASSINE, Wirriyamu, op. cit., p. 138 (c'est nous qui souliqnons).
- 157 -
rents types de sociétés.
a)
Les références à l 'Histoire coloniale
Pour Emile Cissé, l'auteur de Faralako, la coloni-
sation est un prétexte pour magnifier les "Grands Guerriers"
(sic) africains. Il passe en revue les Grands Guerriers de la
"RACE NOIRE" (sic) : Lat-Dior, El Hadj Omar, Alpha Yaya,
Soundiata, autant de noms illustres contre la conquête colo-
niale (1).
C'est bien dans cette l'litière éthérée du ciel de
Faralako que se prélassent aujourd'hui, les mânes de tous les
i 11 ustres généraux qui font l' orguei l de l a race, l a RACE
NOIRE", ceux-là qui ont été empalés, qui sont tombés, piétinés,
enfouis pour que vive l'Afrique"
(2)
(sic). Faralako appara,t
ain,i comme un haut lieu de la résistance, un vestige de la
lutte anti-coloniale, une fierté pour le narrateur.
Quant à Kocumbo l'étudiant noir, et Vers de nouveaux
horizons, ils donnent des répères assez précis de l'histoire
coloniale. Kocumbo parle du départ en France du premier con-
tingent d'étudiants ivoiriens: "Voilà un peu plus d'un an que
bon nombre de Jeunes vont en France pour étudier"
(3).
D'autres
allusions comme la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, la sup-
pression des travaux forcés, situent le récit entre 1945
et
1960.
( 1 )
Cf. Histoire, Cours moyen l et 2, Abidjan, CEDA 1982,
chap'tre 19 : "Les Africains contre la conquête".
( 2 )
Faralako, p. 15.
( 3)
Kocumbo, p. 29 (nous sommes sans doute courant 1948, car
les pionniers étudiants africains en France sont partis
en 1946).
- 158 -
La vision de l'Histoire de Denis Oussou-Essui dans
Vers de nouveaux horizons, ne remonte guère plus haut. Les tra-
vaux forcés en constituent la toile de fond. Ce passé récent,
est "un passé d'insomnies, et d'implacables luttes obscures, un
passé de déceptions
accumulées, un passé funèbre ... " (lI.
Les exactions coloniales, la lutte émancipatrice, sont Iles thè-
mes majeurs de la plupart des romans. La colonisation apparaît
comme une charnière du temps à partir de laquelle les auteurs
apprécient 1 'Histoire préco10nia1e qui se confond avec les my-
thes, et jaugent l'avenir avec espoir ou incertitude selon l'-
idéologie qui gouverne les textes. Mais elle a permis aussi la
prise de conscience de l'identité problématique dont l'Africain
est l'objet: Dramouss, Violent était le vent et La Carte d'I-
dentité le démontrent. Nous ne reviendrons pas sur Le Cercle
des Tropiques. Ce sont des romans essentiellement centrés sur
1 'histoire de la lutte de libération et le début des indépen-
dances : ces deux répères permettent de confronter le projet
et la réalité. Prenons Dramouss, d'abord des dates précises:
Fatoman a quitté la Guinée en 1947, il avait vin~t ans environ.
Il y revient six ans plus tard: nous sommes en 1953 aux mois
d'août et septembre, lorsque le roman commence. Puis dans une
de ses récriminations contre le système scolaire, il parle de
la Loi-Cadre, ou Loi Gaston Deffère (1956). L'autonomie accor-
dée par cette loi, donne le départ de la lutte interne pour la
course au pouvoir. Le 2 Janvier 1956, le R.D.A. prend le pou-
voir contre le B.A.G. "La Section RDA de Guinée ( ... ) dirigée
par un tribun et fortement soutenue par les femmes,
les enfants,
les ouvriers ..• " (2) doit son succès au "Fondateur du RDA ( .•• )
Ministre d'Etat à Paris ... Sans son prestige, en Afrique et en
France, sans son soutien moral et substantiel, le RDA en Guinée
eût été battue par le BAG qui avait en son sein plus d'hommes
de valeur"
(3). Mais le tribun, devenu Chef d'Etat sème la te-
neur et l'arbitraire:·
(1) Vers de nouveaux hori zons, p. 55-56.
(2) Dramouss, p. 192.
( 3 ) ibid. p. 194.
- 159 -
"Depuis ton départ, beaucoup de gens sont en
prison. Beaucoup d'autres aussi ont fui vers le
Sénégal, vers la Côte d'Ivoire, le Libéria, la
Sierra-Leone et d'autres pays limitrophes" (1).
Aux yeux de l'écrivain Charles Nokan,
la Côte d'Ivoire
connaît le même itinéraire et les mêmes clivages: grâce à
cette loi Deffère, "le pays eut à envoyer deux représentan~s
au parlement français" (2). Le candidat du Parti de "l'Avant-
Garde" l'emporte contre le Parti des "fonctionnaires privilé-
giés qui croyaient que l'Afrique sans les "colons" ne.ipe ut
connaître le progrès .•• " (3).
Mais dès son élection, le Président Kôtiboh se sépare des for-
mations de gauche et entame une politique conservatrice. Il
soutient la Communauté Franco-Africaine en 1958, invente un
complot en 1963, pour éliminer des cadres intellectuels.
On croirait lire des livres d'histoire:
le tribun
de Guinée, c'est bien l'ex-Président Sékou Touré. De même que
le kôtiboh de Charles Nokan ressemble au Président Houphouët.
Le parti des fonctionnaires n'est rien d'autre que le Parti
Progressiste, parti d'intellectuels, homologue du B.A.G. de
Camara Laye, opposé au R.D.A.
L'on sait qu'en 1951, le RDA,
initialement affilié au Parti Communiste, s'en est séparé. Ces
deux romans rapportent l'histoire authentique de la décoloni-
sation, à la différence de Jean-Marie Adiaffi, qui la figure,
la stylise.
Nous voyons à quel point l'histoire coloniale: la
conquête, la résistance, et la décolonisation, préoccupe les
écrivains. Comme nous l'avons déjà noté, la majorité des ro-
mans guinéens, et quelques romans ivoiriens, en particulier
ceux de Charles Nokan, n'ont pas une rétrovision de l'Histoire: le champ
historique manque de profondeur. En revanche, ils bénéficient d'une grande
prospectivité. C'est une différence notable dont nous tirerons plus loin
la signification.
Il importe à présent de mesurer la place du monde pré-
colonial.
(1)
Ibid., p. 142.
(2)
Violent était le vent, p. 99.
(3)
Ibid.
p,
- 160 -
b) Les références au monde précolonial
L'écrivain ne démêle pas toujours dans le monde pré-
colonial, la part du mythique, et celle de l 'historique. Nous
allons présenter ce monde comme tel pour en extraire la signi-
fication par la suite. La vision ethnoloqf que y occupe une place de
choix. C'est pourquoi nous c onme nce r ons par ce mode de présenta-
tion du monde précolonial. Mais précisons d'abord que l'ethno-
logie
renvoie au monde traditionnel parce qu'elle décrit une
manière d'être et de vivre qui appartient
essentiellement au
monde précolonial même si certaines de ces coutumes se prati-
quent encore de nos jours. La presque totalité des romans ivoi-
riens y consacrent des développements plus ou moins importants-.
Ils
se
recrutent
davantaqe
dans les romans
.
-
,
d'après 1970. C'est un aspect par lequel
ceux-ci
renouent
avec ceux de la période coloniale. Notons que la siqnification
de cette ethnologie dans
les
romans colonial et post-colonial
n'est pas la même, et ne relèvent pas de la même idéoloqie, A
quelques exceptions près: Masseni de Tidiane Dem, et Sacrés
dieux d'Afrique de Jean Dodo dont l'idéologie de l'ethnographie
renoue aussi avec le roman colonial. Abordons maintenant les
exemples. D'abord Les Inutil·es (1960) de Dembélé Sidiky. Nous
connaissons l'histoire: la situation de Kanga pose le problème
du conflit entre tradition et modernité. Kanqa est le produit
du résultat d'une mésalliance, où plutôt d'une alliance incon-
trôlée entre l'Afrique et l'Europe. On a voulu aller trop vite
l'Afrique ne voit pas ses problèmes: le matriarcat, les caste~
qui, tant qu'ils resteront irrésolus, laisseront une fausse no-
te
dàn s la "cohabitation" entre l'Afrique et l'Europe. Cette
cohabitation ne sera qu'une juxtaposition comme le
,
dit si bien
le texte:
"L'instituteur, en attendant la retraite, se
contentait de blanchir de petites têtes
noires enseignant l 'histoire des révolutions
sociales sans un mot pour la réforme de sa
propre société"
(1).
(1)
Les Inutiles, p. 82.
- 151 -
Dans cette situation, , 'Occident a sa part.de respon-
sabilité : elle a compris la colonisation comme
l'imposition
d'une culture, la sienne, sans chercher A connaître et A com-
prendre celle qu'il a trouvée sur place, comme le montre aussi
La Carte d'Identité d'Adiaffi. Il en résulte une "nouvelle" so-
ciété, un nouvel homme comme Kanga, sans aucun fondement, sans
aucune racine, Kanga n'est donc pas un individu, mais un spéci-
men d'une génération. L'auteur décrit abondamment les oratiques
- -
'
anciennes pour en montrer les inconséquences et leur incompati-
bilité avec la société moderne. ~atriarcat, maraboutage ou ani-
misme, esclavage passent sous sa plume. Pierre Du Prey leur
fait écho dans Le Pyromane apaisé. Le jeune médecin essentielle-
ment engagé pour le progrès est interloqué devant le matriarcat
qui déshérite les enfants au profit du neveu, ou du cousin ma-
ternel, l'animisme stérilisant et aliénant, le maria~e forcé
des filles prises au berceau, etc ... Gaston OUASSENAN dans ~-
1er et Retour élargit le champ de l'ethnoloCjie:
la querelle
des générations liée à la suprématie de l'âge, le rituel des
salutations: par exemple, pour saluer une personne plus âgée,
on "tend" la tête en signe de soumission; pour un égal, on
tape dans la main; A un enfant, on caresse les cheveux en si-
gne de protection, on salue une femme les bras croisées avant
de tendre les mains. (1)
L'animisme constitue également un trait important de
la description
des
coutumes
: le jeune Nagnin de retour de
France, ne peut être initié avant d'être "confié aux fétiches
afin qu'ils le gardent sous leur protection et écartent de lui.
tout mal possible" (2). C'est en somme une sorte "d'action de
grâces", car ce sont ces fétiches qui ont protégé la tribu lors
des guerres samoriennes et qui ont permis A Nagnin de réussir
ses études en Europe.
Mais Masseni (1977) et Sacrés dieux d'Afrique appa-
raissent comme les meilleurs romans du genre de notre corpus.
(1) Aller retour, p. 21.
(2) Ibid. p. 33.
- 162 -
Masseni, outre l'animisme, s'attarde longue~ent sur l'éducation
traditionnelle et les rites matrimoniaux. L'éducation tradition-
nelle était, pour la jeune fille, essentielle~ent fondée.sur la
for~ation à sa future vie d'épouse:
"Les jeunes filles étaient soumises à une-
discipline de fer qui les marquait pour
toute la vie."
(1)
Elles ne devaient pas braver les re~ards des hommes
en ne les regardant jamais en face. Cette éducation se donnait
dans des "Clubs"
formés par des jeunes gens des deux sexes, de
la même classe d'âge, et dirigés par une structure démocrati-
que. Ils formaient une jeunesse saine. Le narrateur présente
cette jeunesse comme suit:
"Plus pès de la nature, elle menait une exis-
tence plus poétique. Travaux sains, sports
allant de la course à pied à l'équitation en
passant par les jeux et la danse, lui assu-
raient une constitution physique à toute
épreuve. Son éducation basée sur le respect
de la tradition, commençait dans sa famille
dès son jeune âge et se parachevait durant
son adolescence, au sein de clubs de jeunes
bien structurés"
(2).
Ces clubs étaient également chargés de l'éducation
sexuelle des jeunes. Chaque jeune fille avait son "sigisbée"
désigné par le club, chargé de sa protection tant au sein du
Club que dans la vie du village"
(3). Elle pouvait avoir un
"amant officiel"
qui n'était pas forcément du club. Leurs rela-
tions excluaient tout rapport sexuel. Mais comment ces amoureux
se déclaraient-ils l'un à l'autre? Cela se passait générale-
ment les jours de marché. Le prétendant faisait remettre "une
baguette blanche"
à l'élue. Celle-ci la brise en deux et remet
une moitié à l'envoyé sans plus. Ce geste signifie que la dé-
claration d'amour est acceptée. La réponse venait généralement
(1) Masseni, p. 37.
(2) Ibid. p. 115.
(3) Ibid. p. 116.
- 163 -
plusieurs Jours après, exprimée par ce syntagme imagé: "la
baguette a flambé". L'élu se faisait alors conna'tre de sa
future belle-mère en lui remettant dix noix de colas blanches.
L'"amant", en réalité le fiancé devenait ainsi responsable de
la virginité de la Jeune fille vis-à-vis de la communauté. La
coutume voulait que la jeune fille soit mariée dans la famille
maternelle, à un neveu maternel; cette pratique, explique le
narrateur, s'appelle "la peau de chèvre". Quant à la cérémonie
nuptiale et la première nuit de noces, elles constituent tout
un rituel longuement décrit (1).
Le narrateur des Sacrés dieux d'Afrique, lui, donne
un véritable cours sur la société traditionnelle. A la lecture,
le lecteur sent qu'il nourrit une véritable inquiétude, celle
de ne pas être compris, d'où le foisonnement d'explications.
D'abord, il tente de justifier les raisons de l'imprécision de
l'âge chez certains Africains: dans une tradition de l'oralité,
les répères temporels sont les grands événements qui "ont retenu
l'attention des gens"
(2) et comme pour conclure à propos de
Gnonléba, il décla/re
"On voit qu'il n'est pas né dans une mater-
nité mais sous le regard du firmament éter-
nellement impassible aux vagissements des
enfants qui débarquent inopinément de cette
manière ••• sans assistance"
(2).
Et une page plus loin, il aJoute: "Gnonléba avait
donc douze ans tout au plus"
(3).
Le narrateur passe ensuite à une série d'informations
sur la notion de la "grande famille" (3), l'éducation tradi-
(1)
Cf. Masseni, p. 149.
(2)
Sacrés dieux d'Afrique, p. 9.
3)
Ibid., p. 10.
- 164 -
tionnelle fondée sur l'observation de la vie quotidienne, " ...
aucun moyen n'est mis en oeuvre pour sa formation et son déve-
loppement. Gu petit Africai~ Tout autour de lui, l'éveille,
l'instruit ... Il n'est soumis à aucune discipline: il évolue
sans contrainte et se laisse gagner à son issu par une sorte de
code social, de code de moralité et civilité naturellement éta-
bli ... " (1).
Ailleurs, il s'ingénue à expliquer l'application
symbolique des chiffres 3 et 4 à l'un ou l'autre sexe: "3 fa-
vorise le système spirituel de la femme, et le chiffre 4 celui
de l'homme" (2). Il donne de larges informations sur le "Kété-
kéli", jeu violent, mais d'entra'nement à la force et à l'a-
dresse en pays bété avec d'amples détails sur l'ancêtre fonda-
teur (3).
Puis enfin, la conception de la mort: liée à l t a ni rn i s me , la
mort comme la maladie est toujours le r-é s ul t a t v s oi t (l'un sort
jeté à la victime, soit d'un mauvais comportement, d'où la pu-
rification collective après un tel événement. Quant aux morts,
ils ne sont point tout à fait morts, ils communiquent avec les
vivants par des signes, et continuent de vivre parmi eux. Leur
présence peut être bénéfique ou maléfique selon l'attitude des
vivants à leur égard.
On peut se demander ce que peuvent signifier ces des-
cr i-rt ions documentaires
de l'Afrique.
Nous disions plus haut
qu'elles n'ont
pas 'toutes le même sens. En
effet, l'ethno-
sociologie
romanesque
coloniale
avait
pour
objet
de montrer au monde blanc que l'Afrique a une Histoire et des
traditions. Elle s'inscrivait à la fois dans la quête d'identi-
sation et d'identité. Cette préoccupation n'est pas absente des
romans que nous étudions. Mais la problématique est différente.
(1) Ibid. p. 11.
(2) Ibid. pp. 9-10.
(3) Ibid. pp. 11-12.
-
165 -
A l'exception de Masseni et de Sacrés dieux d'Afrique, les ro-
mans que nous étudions posent le problème de l' incapacité de l' Afri-
que à discerner entre les facteurs du progrès, et ceux du sous-
développement. Les Inutiles de Sidiky Dembélé et Le Pyromane
apaisé, posent clairement ce problème. Celui-ci
devient plus
compl exe
; e n termes prosaïques, il est c e l ui de s avo t r ce flue
nous sommes et ce que
nous devenons.
Une identité à assumer
et à adapter aux exigences du monde moderne. Nous sommes ici au
coeur de notre problématique fondamentale, la recherche d'une
personnalité. Masséni et Sacrés dieux d'Afrique, avons-nous
dit, renouent avec le roman colonial. Ici encore, il faut ad-
mettre des nuances: le roman colonial exprimait une inquiétude.
Mais les deux romans dont nous parlons posent le problème avec
une parfaite sérénité. Une intention délibérée d'informer. L'-
Afrique a une culture, cela est incontestable. Il faut en in-
former les jeunes générations. Si Jean Dodo sent le drame de la
coexistence des deux cultures africaine et occidentale, Tidiane
Dem semble regreter l'Afrique traditionnelle. Son intention est
claire dans son avant-propos
"Romans de moeurs, ce petit livre ne prétend
point satisfaire les amateurs de littérature.
Ceux qui veulent des phrases bien tournées,
des expressions de style élégant et poétique
"sauteront vingt feuillets pour en trouver la
fi n .
.
Mais ceux qui liront avec patience, n'y re-
cherchant qu'une source d'informations, con-
naitront de l'Afrique un passé récent et déjà
si lointain."
(1)
Le regard de l'auteur oscille entre un "autrefois" et
un "aujourd'hui", avec une préférence pour 1 "'autrefois". Tout
ce que nous avons montré sur l'éducation traditionnelle et
ses
aspects appartiennent à "autrefois". Aujourd'hui, tout est dif-
férent.
(1) cf. Masséni, "avant-propos", p. 7.
- 166 -
"AuJourd'hui, nous assistons à un relâchement des moeurs
tels que l'on peut voir des jeunes filles bavarder avec
des hommes, leur serrer la main, manger en public et
faire toutes choses inimaginables dans notre société
d'autrefois" (1).
C'est avec beaucoup de nostalgie que l'auteur évoque cet autre-
fois:
"Autres temsp, autres moeurs.
La jeunesse, en ces temps-là, ignorait les soucis des
temps modernes" (2).
L'ethnographie apparaît ainsi comme le mode de réfé-
rence essentiel à l'Afrique précoloniale. Celle-ci, a proprement
parler, n'est presque jamais abordée comme période historique;
les Mythes y dominent.
Contrairement à nos conclusions précédentes relatives
au roman guinéens, le roman ivoirien accorde une grande place
au passé précolonial : il met l'accent sur l'ethnosociologie
des peuples africains avant l'arrivée des Européens. On peut
réellement parler ici de profondeur de champ historique, avec
absence de prospectivité. Reconnaissons cependant que la part
n'est pas souvent faite entre Histoire précoloniale et Mythe.
c)
L'Histoire et le Mythe
La démarcation est presque impossible à faire. Cepen-
dant il faut distinguer le traitement mythique de l'Histoire,
des Mythes cosmologiques, qui sont des textes insérés dans le
corps du roman. Nous en parlerons plus en détail dans la troi-
sième partie. S'agissant du traitement mythique de l'Histoire,
un premier exemple nous est donné par Faralako. Il consacre
des développements à cette Afrique Eternelle qui constitue la
"mémoire collective" qu'on ne peut dater, mais qui est maté-
rialisée par des signes qui parlent aux sens et à l'imaginati~n. Ainsi du
"fromager séculaire" "3) planté au coeur du village, derriè:e la mosquée
qui éveille en Ni, d'innombrables souvenirs. C'est à la recherche de cette
"Afrique antédiluvienne", aux dires du narrateur, cette Afrique qui récèle
(1)
Ibid., p. 37.
(2)
Ibid., p. 115.
(3)
Faralako., p. 12.
- 167 -
"la mystique de l'âme africaine" que part"le héros. Il veut s'énivrer du savoir
par l'expérience, par la c ommun i on occulte avec l'ésotérisme en
rejetant la "culture livresque". Le héros est ici sous l'empire
de l'irrationnel
"Tout ce qu'il croyait normal, vrai, et uni-
versel, toute sa culture livresque s'écroule
dans sa malheureuse cervelle
cependant que
les inaccessibles de la mystique investis-
sent son âme et que lui remontent à la mé-
moire les tendres et douces berceuses de son
e nf a nce" (1).
L'Afrique ancienne est idéalisée au point d'en faire un Eden.
De là aux Mythes modernes, le pas est vite franchi: La souche
calcinée de Denis OUSSOU-ESSUI en donne un bon exemple. Des al-
lusions d'abord transparentes: il est question de la lutte d'-
un homme qualifiée
d '''événement de grande importance", "un homme
sorti du rang" (qui] avait parcouru le pays dans tous les sens
pour semer, bon gré malgré, la bonne parole"
(2). Cette action
conduit à "l'abolition des travaux forcés et l'ouverture des
porte s de l' Eu r 0 peau x Afrie a i ns " ( 3). "Cha c un r ecu e il lait ses
paroles comme celles de l'Evangile" (3). Cette allusion qui dé-
signe explicitement M. Félix Houphouet-Boigny, leader du mouve-
ment d'émancipation, incline déjà dans la voie de la mythifica-
tion. Les expressions
soulignées sont des parodies de l'Evangile,
qui élèvent le personnage au rang de Jésus-Christ Sauveur, et
aussi au rang de Saint-Pierre, qui ouvre les portes de Paradis
aux Africains, ces "anciens de quarante six" sur "l'initiative
de Lokossué", nom désignant Houphouet. "Lokossué"
est un féti-
~he baoulé. Ainsi le Président Houphouet, à cause de son ardeur
d'antan pour la lutte anti-coloniale, est élevé au rang du sur-
naturel. Nous voici alors au confluent de l'Histoire et
du My-
the. C'est un des procédés par lesquels la littérature crée des
(1) Ibid. p. 14.
(2) Ibid. p. 30 (c'est nous qui soulignons)
(3) Ibid. p. 31.
- 168 -
mythes modernes.
Mais il Y a aussi les cosmogénèses, ou mythes fonda-
teurs, dont "Ablaha Pokou" (1), récurrent dans plusieurs textes
ivoiriens raconte l'origine des Baoulé (2). Selon le roman de
Denis Oussou-Essui, la Reine a dû sacrifier le jeune prince de
trois mois à un fleuve pour le passage afin d'échapper à l'en-
nemi. Après la traversée du fleuve, le groupe de la Reine se di-
rigea à l'ouest de Gbêkéklo (Bouaké) et s'installa "sous un
oualé, cet arbre à feuilles de parassol ... " d'oD le nom du vil-
lage Oualèbo. Nanan Kolia et les siens s'installèrent dans la
vallée hospitalière qui devint "Koliaklo"
c'est-à-dire le villa-
ge de Nanan Kolia". Le chef planta sa tige de manioc qui mourra
plus tard; cette tribu s'appela les "Djinoh", puis par la suite
les "Angba", c'est-à-dire "manioc".
Comme nous l'avons montré dan s l'étude citée en réfé-
rence, ce mythe a pour fonction "de maintenir la cohésion du
groupe, de ceux qui se réclament d'une origine commune".
(3)
Ces mythes fondateurs sont un procédé de définition de
l 'identité tribale. Ici encore, force est de constater qu'ils
sont plus nombreux dans le roman.
Mais l'Occident n'a pas échappé aux préoccupations
de nos écrivains.
III - L'"HISTOIRf'lIn LES MENTALITES [lE L'OCCIDENT
Nous plaçons "Histoire" entre puillemets parce que
les héros de Bernard Dadié ne s'intéressent pas à l'histoire
(1) in La souche calcinée, p. 24-25.
(2) cf. "La légende de la Reine Pokou : exploitation littéraire en Côte
d'Ivoire", in Revue de l 'ILENA, n° 2, Université d'Abidjan.
(3) Ibid. p. 47.
- 169 -
de l'Occident en tant que telle, mais ils enquêtent pour com-
prendre ou s'expliquer les mentalités.
Dans
cette
enquête, Histoire et Légende se confondent. Trois romans sont
intéressés: Un nègre à Paris, (1959), Patron de New-York,
(1964) et La ville où nul ne meurt (Rome) (1968).
Tanoé Bertin, le héros d'Un nègre à Paris recourt à
l 'histoire de France, précisément de Paris, depuis le Moyen-
Age. Il informe que Sainte Geneviève est la Patronne de Paris,
que Clotilde, reine des Francs est épouse de Clovis 1er, guer-
rier intrépide converti au catholicisme par son épouse. Et
continuant ses investigations dans les légendes, il rapporte
que "1 'arrière-grand-père de Clovis eut pour père un monstre
marin". Et il ajoute en s'exclamant:
"Vraiment on peut être Parisien et raisonner
comme un Agni ... ce qui nous rapproche de ce
peuple et nouS le rend sympathique" (1)
De même, les conclusions que le héros narrateur tire
de ses références moyen-âgeuses sont étonnantes. En effet, du
fait que Paris ait pour marraine et pour patronne une reine et
une sainte, lui fait conclure
"Donc si cette ville est si urbaine, si aimée
des dieux, c'est qu'elle a pour marraine et
pour patronne une reine et une sainte"
(2).
Ces conclusions inattendues, placées dans l'ensemble
des oeuvres de Dadié acquièrent une signification d'importance.
Chez Dadié, il y a un souci constant de rechercher sous les di-
vers cieux, la commune humanité, ce qu'on pourrait appeler un
"substrat humain" au-delà des scories liées au temps et à l'es-
pace. C'est véritablement la quête d'une authenticité humaine.
Tel est essentiellement l'objet de la quête à Rome du héros de
La ville où nul ne meurt; il déclare
(1) Un nègre à Paris, pp. 32-33
(2) Ibid. p. 37.
- 170 -
"Il me faut toucher du doigt le socle sur le-
quel les hommes d'ici bâtissent leur société
socle à comparer au nôtre. Les autres aspect~
me paraissent secondaires: excroissances
dues aux temps, aux fantaisies, aux caprices,
à la fortune ou à l'infortune des peuples.
Nous nous sommes tellement tous laissé éblouir
par les nouvelles couleurs de nos habits que
les couleurs ont pris le pas sur les habits et
les hommes. Nous nous jugeons désormais par la
rutilance de nos vêtures, Dar la forme de nos
Lb.allits flue leS coOl eut S oll'L pt i! le pas sur
~ 9S habi ts eL 1es --n-elRlRe5. NeHJS RgU5 ju§eens
G@sgrmii5 pal
l a I tltil alise de r:lOS viitllres, par
la forme de nos balcor:lS) la peinture hardie
d'une pirogue, par la quantité de nos flèches
et le nombre de nos généraux, et surtout par
nos réserves d'or. A Rome, je souhaite retrou-
ver l'homme et non une caricature. Ce vieux
peuple doit avoir dépassé le stade des parades
et des façades d'où l'on surplombe une foule
anonyme souvent famélique et dépenaillée." (1)
Ici, il montre que le Français aime les contes ou les légendes
comme l'Agni. (2) La fabulation est un trait de l'esprit humain.
Au total le recours au Moyen-Age français est une quête de dif-
férence, mais aussi de ressemblance. La citation ci-dessus montre
qu'elle est aussi la recherche d'exemples.
L'Amérique est aussi l'objet d'enquêtes historiques,
mais l'objet est différent de celles effectuées en Europe. Le hé-
ros remonte jusqu'aux XVIe et XVIIe siècles. Il s'intéresse à la
formation de la Nation américaine: les débuts de l'émigration
européenne en Nouvelle Angleterre, nous apprend-il, remonte
à
1620 ; ils furent d'abord cent seize, puis précisément le Onze
... novembre, le "May flower" (3) débarque, cinquante hommes, trente
femmes et trente quatre enfants. En 1704 sort le premier journal
de Boston, le "Boston News Letter". Et enfin le 4 Juillet 1776,
il y eut la déclaration d'indépendance. Mais la Guerre d'Indé-
pendance, elle, ressemble à toutes les guerres d'émancipation.
La puissance colonisatrice, en l'occurrence l'Angleterre, pré-
(1)
La ville où nul ne meurt lRome), p.
11.
(2) Une ethnie de la Côte d'Ivoire.
(3) nom de bateau.
"
- 171 -
tendait protéger le Nouvel Etat par sa présence. Du côté des
colonisés, Américains, Noirs et Blancs pensaient combattre la
même ci11e, mais au fond, leurs intérêts divergeaient: les
Noirs croyaient en leur libération, mais les Blancs voulaient
plutôt repousser les Anglais pour devenir maîtres de la situa-
tion.
Nous voyons-là, l'analogie avec la situation afri-
caine, d'ailleurs bien décrite par Charles Nokan dans Violent
était le vent et qu'il présente en ces termes dans sa préface
"La plupart des peuples colonisés, dans leur
mouvement d'émancipation, passent par deux
phases essentielles: la phase de libération
et celle de séparation.
Dans la première, presque toutes les
forces vives de ces peuples luttent pour se
d l ivrer du joug col ond a l • Les opprimés de ce
é
qu'onël ru nommer le tiers-monde fraternisent,
car ils ont le même but •••• Aujourd'hui,
beaucoup de nos peuples ont dépassé cette
phase. Ils sont en la seconde où les intérêts
divisent les hommes, où la paupérisation des
masses devient profonde" (1).
C'est un peu cette situation que Dadié nous présente
à propos de l'Amérique. Une fois l'indépendance acquise, Blancs
et Noirs s'opposent par la couleur de leur oeau.
Ce rappel l'-
introduit à la critique du racisme aux Etats-Unis. En effet,
ajoute-t-il avec humour, que la première fille blanche née sur
la terre américaine: Virginia Dare, épousa le premier Noir,
Williams Tuckers, comme pour montrer que, non seulement le Noir
est un natif authentique de l'Amérique, mais il est le maître
dù sol, en tant que premier mâle né sur cette terre.
L'écrivain s'est aussi intéressé à la Guerre de libé-
ration des Noirs dont il situe la fin en 1863, avec l'intégra-
tion des Noirs (2), et à la Guerre civile ou de Sécession dont
(1) Violent étiat le vent, Préface, p. 8.
(2) Patron de New-York, p. 34.
- 172 -
l'enjeu était le choix entre le fédéralisme et le confédéralisme
Toutes choses qui rappellent la situation de l'Afrique dans les
années 1958 à 1960. L'auteur souligne également le rôle
'"
deter-
minant de la femme dans l'émancipation de l'Amérique, faisant
allusion à l "'Insurrection des Jupons"
en 1760, désignée comme
cause lointaine de la Guerre d'Indépendance. On ne peut s'empê-
cher de penser à la révolte des femmes ivoiriennes et à leur
marche sur la prison de Grand-Bassam.
On pourrait encore citer plusieurs exemples de l'-
histoire américaine si tous ne visaient le même but. L'auteur
veut montrer d'une part que toutes ~:es luttes pour l'indépendance
se ressemblent, et que d'autre part, tout peuple a été plus ou
moins colonisé. Cela lui donne sans doute des assurances pour
assumer son destin.
Mais ce qui surprend davantage le lecteur, c'est que
les références ne se limitent pas à l 'histoire, ni aux mythes,
elles se rapportent aussi à la Bible. C'est le fait de deux ro-
mans, Un nègre à Paris et Chaîne. Dans Un Nègre à Paris, la ré-
férence à la Bible se fait sur le mode humoristique, pour ex-
pliquer l'admission du héros à un voyage en Europe. Car cela
n'est pas donné à n'importe qui. En effet, traditionnellement,
dans la colonie concernée, ce sont les représentants de peuples
ou de groupes qui bénéficient d'un titre de voyage pour l'Euro-
pe. Ceux-là sont des "quelqu'un", des gens qui ont "une masse
derrière" ou "une masse devant"
(1). Mais le héros fait partie
des "pauvres en masse", des "grdngalets, les poitrinaires que
le Christ avait même ou~iés d'appeler à lui, sur la montagne,
màis qu'il appellera un jour, parce qu'il est bon, juste et é-
quitable" (1). Le héros ironise sur Saint Mathieu, "Le Sermon
sur la montagne"
(2), comme pour s'étonner d'avoir obtenu de
voyager à Paris. Il s'étonne également de la qualité du Dieu
que l'Occident nous prêche, et cela à propos de la "Montagne
Sainte Geneviève"
à Paris: Clovis y a construit une basilique
(1) Un nègre à Paris, p. 9.
(2) Chapitre 5, Versets 1 à 12.
- 173 -
"en honneur des saints Pierre et Paul. Le premier détiendrait
la clé du Paradis où nul ne peut entrer sans son ordre ... ,à la
clé du Paradis, s'est ajoutée une autre, celle de l'Enfer, un
lieu où brûleraient les âmes des pêcheurs ... Leur dieu ldes Pa-
risiens) n'est pas du tout paternel" (1). Tout en s'étonnant,
le héros marque une différence.
Dans Chaîne, la Génèse sert de toile de fond pour
justifier ce que le héros croit être la malédiction du Nègre
Dieu le créateur,du nom de Amma,a· créé le premier homme, le Père
de la race humaine et l'a nommé Noé. La première femme créée par
Dieu s'appela Anima, elle est issue des eaux des cinq fleuves:le
Pishôn, le Gihôn, le Tigre, l'Euphrate et le Nil. Ces fleuves
"se gonflèrent, firent en leur sein, un noeud qui s'élançait
vers le ciel en forme de lotus, telle la divine fleur qui a mê-
me nom. Et quand Noé regarda le fond du lac d'où s'élevait la
fleur d'eau mousseuse, il vit la créature .•. " (2).
Anima donna trois fils à Noé: Sem, Japhet, et Cham.
Celui-ci, maudit pour avoir vu la nudité de son père, fut chassé.
"Cham s'enfonça dans les ténèbres, chassé d'-
Eden où s'abattit une pluie de feu" (3)
Sem et Japhet s'installèr~nt dans l'Eden. Japhet fi-
nit par déposséder Sem et construisit une "Ville"
sur les décom-
bres de l'Eden. Ainsi Kanaan, descendant de Cham est poursuivi
par la malédiction qu'il traîne en France. Son histoire est cel-
le de la négation. L'écrivain trouve dans la Bible, la justifi-
cation de la situation actuelle du Nègre.
*
*
*
(1)
Un nègre à Paris, p. 32.
(2) Chaîne, p. 8.
(3)
Ibid. p. 9.
-
174 -
Le regard que l'écrivain porte sur le contexte his-
torico-sociologique s'étend sur tous
les paliers de l'his-
toire africaine et en déborde: les contextes de l'indépendan-
ce. de la colonisation. de l'Afrique traditionnelle. Mais l'é-
crivain "cherche" aussi dans l'histoire occidentale.
~!oto·ns
encore une fois que l'histoire précoloniale. ne se
démarque
pas toujours des sociogenèses ou des cosmogènes. Celles-ci ont
une fonction à la fois d'identification et de cohésion
des
groupes ethniques concernés. On rencontre ces récits dans le
roman ivoirien. Vers de nouveaux horizons par exemple. D'au-
tres ont une fonction à la fois pédagogique et explicative.
Elles agissent comme des références authentificatric?s. Cès
sortes de récits sont plus nombreux dans le roman Quinéen. par
exemple Dramouss. Le Récit du Cirque ••.• etc ..• Mais en dehors
de ces exemples. il existe des romans dont l'objectif et d'ex-
humer l'Afrique traditionnelle non pas par le biais de l'His-
toire. mais par la description ethnographique. Ils sont tous
ivoiriens: Masséni. (1977) Aller retour t1977) Sacrés dieux
d'Afrique t1978). Le Pyromane apaisé (1979) et La Carte d'Iden-
tité (1980). A l'exception de Masséni. tous ces romans montrent
la nécessité de construire et conforter le présent en s'inspi-
rant du passé. et cela sans brusquerie. Ce trait apparait dé-
sormais comme un caractère dominant du roman ivoirien.
Le monde colonial est l'autre palier décrit par le
roman. Romans guinéens et ivoiriens abordent indistinctement ce
palier. Si Faralako rend hommage aux résistants. les autres in-
sistent davantage sur les exactions coloniales comme les tra-
vaux forcés et la lutte de libération. La loi Gaston Deffère
qui accorde· l'autonomie interne aux colonies françaises en 1956
est longuement évoquée dans Dramouss. et Violent était le vent
ainsi que la victoire du R.D.A. contre les partis d'opposition
de l'époque. Les allusions au feu Président Sékou Touré de
Guinée. et au Président Houphouët-Boigny sont transparentes.
C'est à propos de la perception de l'Afrique indépendante qu'-
une différence de taille s'introduit entre les romans guinéens
et ivoiriens.
- 175 -
En effet, dans le roman ivoirien, en dehors de Charles Zé~oua
Nokan, l'Afrique indépendante n'est pas l'objet de critiques
aussi sévères que dans le roman guinéen. On note souvent une
velléité de révolte et de refus du personnage principal ou du
héros. Mais le récit le montre évoluant vers une composition
avec la société. Il n'en est pas de même des romans guinéens
dépeignant cette période: Le cercle des tropiques (1972), ~
Récit du Cirque ... , (1975), Les crapauds-brousse (1979) et ~
jeune homme de sabl e (1979). Ces romans ne donnent aucune ou-·
verture sur le passé. Ils braquent leurs projecteurs grossis
sur l'Afrique actuelle, en dénombrent minutieusement les maux
dont la solution réside dans la révolution, c'est-à-dire le
changement radical du type de société en place. La question
n'est pas de savoir ce que nous étions hier, mais ce que nous
sommes aujourd'hui, et ce que nous serons demain. C'est dire
que le roman guinéen, dans sa majorité pose plutôt le problè-
me de la personnalité que celui de l'identité, c'est un roman
à vision plus prospective que rétrospective. Du côté ivoirien,
le champ historique est plus profond: l'écrivain se réfère
aux traditions, aux légendes cosmogoniques, à l 'histoire co-
loniale et aux contextes des indépendances. Mais en dehors de
Charles Zégoua Nokan qui a une vision du futur, d'Ahmadou
Kourouma qui ne voit aucune issue à la société indépendante
bloquée, tous les autres écrivains sont conc11iants. Les indé-
pendances comportent des bienfaits qu'il faut sauvegarder. El-
les sont le fait d'un guide éclairé qui ne saurait se tromper.
Considéré chronologiquement, on constate une évolu-
tion thématique et idéologique assez nette dans le roman gui-
néen : des espérances suscitées par les indépendances aux dé-
sillusions d'une part, et de l'autre, de la lutte anti-coloniale,
à la lutte interne pour une société juste. L'ivoirien Charles
Nokan appartient à cette catégorie. Du côté ivoirien, les cho-
ses sont plus complexes: les romans postulent une transforma-
tion progressive de l'Afrique traditionnelle à l'Afrique indé-
pendante. Cette indépendance n'exclut pas le désir profond de
collaboration avec l'ancien colon, condition d'accès à la
- 176 -
technologie. Les romans dénoncent ou corrigent les fougues
révolutionnaires des personnages. Les raisons de ces diffé-
rences doivent être recherchées dans l 'histoire des deux
nations. Mais on peut se demander la valeur de l'incursion
de l'écrivain dans l 'histoire occidentale.
Comme nous l'avons dit à propos de Dadié, le voyage
en Europe, est un voyage à la fois d'enquête et de quête.
L'Européen - le colon - a joui
d'un grand prestige en Afrique.
Ses pouvoirs économique, politique et son prestige social en
ont fait un modèle en Afrique. C'est pourquoi le héros de Dadié
va se rendre compte sur place mais avec l'arrière-pensée d'en
tirer des exemples. Cela répondrait à son souci de savoir c~
qui, au-delà de la couleur de la peau, au-delà du pouvoir poli-
tique et économique, peut constituer un substrat humain. Les
conclusions de l'écrivain sont positives: le Français "rai-
sonne"
comme l'Agni, et l'Italien n'est pas au-dessus de tout
soupçon. Quant à l'Américain, il a râté sa vocation. L'homme
est le même sous tous les cieux.
En fin de compte les romans du corpus distinguent
le temps fictionnel ou de la durée subJective, et l'histoire
ou contexte de référence dont le premier n'est qu'un signe.
En apparence, il est pauvre d'interprétation parce que le
décompte du temps d'horloge ne semble pas avoir grande impor-
tance: il indique tout simplement le déplacement du héros et
donc la perte de contact avec son vécu originel qui lui permet
de se redéfinir, et de vouloir ou non une insertion. Mais c'est
au niveau de sa valeur subjective comme temps psychologique que
son importance apparaît: la suspension du décompte accuse ou
l'intensité dramatique, ou le retentissement de l'événement sur
le personnage. Ces caractéristiques sont d'ailleurs conformes
à la vision africaine du temps qui n'a de valeur que par rap-
port aux préoccupations de l'homme: il est ce qu'on en fait,
- 177 -
non ce gu'il est. C'est pourquoi l'autre dimension, - la
valeur référentielle - requiert plus d'importance au plan de
la signification.
En effet, le temps fictionnel est celui de l'indi-
vidu-héros, même s'il s'investit comme le spécimen d'une
collectivité. Seule une lecture au deuxième degré permet d'y
parvenir. Quant au temps référentiel, il est d'emblée perçu
comme collectif. Il est une interprétation de l'Histoire,
mieux un proJet de relecture de l'Histoire: celle-ci est
extrêmement aplatie
par la base dans la vision guinéenne,
mais prolongée dans l'utopie. Cependant que la vision ivoi-
rienne, sans grand prolongement dans l'avenir, prospecte un
passé plus lointain, même mythique. Dans l'un ou l'autre cas,
la préoccupation personnalo-identitaire n'est pas exclue.
Mais du Mythe ou Proto-Histoire, à l 'Histoire, et à l'Utopie,
l'écrivain tisse un lien structurateur.
- 178 -
IV - LA VISION SPATIO-TEMPORE[LE ET SA ST~UCTURATION
Nous venons de rendre compte du champ d'extension
des espaces et de 1 'histoire: les espaces et les temps cou-
verts par les récits. A présent, nous voulons montrer comment
l'écrivain relie les différents paliers du temps. Les analyses
précédentes montrent assez nettement que le cadre colonial est
l'élément fondamental de structuration: il représente un point
charnière entre un passé qui
peut inclure le mythe et un présent
souvent dénoncé, mais qui ne manque pas de perspectives heureu-
ses dans certains cas, assez rares. D'autres romans en restent ~
comparer le temps d'autrefois, et celui d'aujourd'hui afin de
poser les termes d'un choix. Nous avons déj~ effleuré cet aspect
à propos de Masséni.
Insistons encore.
Kocumbo, l'étudiant noir, accuse cette vision avec
des relents des accents de la Négritude. Par exemple, "AUTREFOIS"
symbolise la pureté raciale, qu'explique la fermeture des tribus
sur elles-mêmes par l'absence de voies de communication
et de
contacts. Mais cela est curieusement érigé en valeur par opposi-
tion ~ 1 "'AUJOURD4HUI"
du personnage, modelé p~~
l'Ecole
occi-
dentale, la création de villes reliées aux villages par des voies
de communication. Cette modernité qui attire les jeunes, en l'oc-
currence Kocumbo, offusque les patriarches, le vieil Oudjo par
exemple, père de Kocumbo. Cette tension est significative du con-
flit des générations qui, dans le cas d'espèce, se résoud par le
départ de Kocumbo ~ la ville et à l'Ecole, ce qui est caractérisé
par son père comme un abatardissement de ·la culture traditionnel-
le, liée à une "mentalité d'école". Mais le roman n'emmure pas
le lecteur dans cette vaine alternative, puisque le patriarche
finit, à l'audition de fables de La Fontaine
et de poèmes de V.
Hugo lus par Kocumbo, par
comprendre que la "nouvelle sagesse",
celle contenue dans les livres, n'est pas fondamentalement dif-
férente de la sienne. Il manque à celle-ci, le moyen d'être fi-
xée, l'écriture. Et pas seulement l'écriture, mais la technici-
té, car il exhorte, en fin de compte, son fils à apprendre ~
"faire voler un plus lourd que l'air", parlant de l'avion. On
- 179 -
croirait lire avant la lettre, les propos de la Grande Royale
de Cheikh Hamidou Kane, dans L'Aventure Ambigu~ (1) : "appren-
dre à vaincre sans avoir raison". L'opposition entre "hier" et
"aujourd~hui", à la différence de Masseni (2) ouvre des pers-
pectives optimistes: la vision des "Vieux", dans le conflit
des générations le cède à celle des "Jeunes". Kocumbo s'est
rendu en ville, a été à l'école, puis a continué ses études en
Europe. Cette tension ouvre des perspectives nouvelles, mais
sans précisions sur les contours de la société envisagée. Dans
lesromans suivants de l'auteur les contours se précisent, en
se démarquant des autres romans. C'est pourquoi nous les étu-
dierons à titre exemplaire, à la fin de ce chapitre. Si~nalons
d'ores et déjà que le roman ivoirien dans son ensemble, pose
toujours la problématique du choix entre le retour au passé
et le présent. Mais cette problématique se résoud toujours par
la tolérance du présent: Le Pyromane apaisé, Sacrés dieux d'-
Afrique et Aller retour, sont les formes achevées de cette ten-
dance. D'autres romans ne se conten~ent pas de tolérer le pré-
sent, ils le dépassent et proposent une société nouvelle: la
Cité Idéale. C'est la quasi totalité des romanS quinéens, en
particulier Chaine de Saidou Bokoum, Le Jeune homme de sable
de Williams Sassine, Les Crapauds-brousse de Tierno Monénembo,
et Dramol!ss ete Camara t evc . Il faut leur ajouter l'Ivoi rien
Charles Zé~oua Nokan, Violent était le vent. Ces romans ont en
commun la lutte idéologique: le thème central, est la persé-
cution du peuple par un chef d'Etat. Tyran-Sanguinaire et une
poignée de "privilégiés", à la solde du tyran. Alors émerge un
leader parmi le peuple qui conduit la résistance: Rahi dans
Les Crapauds-brousse, Tahirou et Oumarou dans Le Jeune homme
de sable, Kossia, dans Violent était le vent. Ils luttent pour
une société égalitaire, juste et socialisante. Les militants
(1)
Paru aux éditions Julliard, 1961.
(2) Masseni est le premier tome d'un ensemble, dont le second
vlent de paraître: Mariama les Nouvelles Editions Africaines, 1987.
L'héroïne de Masséni, meurt à la fin du roman, laissant un bébé, du nom
de Mariama. Massenl appartenait à l'époque du colonialisme, Mariama est
le "pont" qui introduit dans l'ère des indépendances. Que deviendront
les traditions? L'auteur continue- donc de s'interroger sur le sort de
nos traditions, de notre passé.
- 180 -
sont presque toujours vaincus ou assasslnes, à l'exception de
~ahi, mais leur mort est considérée comme un ferment pour la
Révolution sociale envisagée comme imminente, fondement de la
Cité Idéale. Nous notons ici une différence idéologique nota-
ble, liée au contexte socio-politique sur lequel nous aurons
l'occasion de revenir longuement. Quand à l'étude des perspec-
tives, elle sera davantage éclairée par l'approche séquentiel-
le que nous aborderons ultérieurement. Pour l'heure, nous vou-
drions présenter deux romans qui offrent une structuration spa-
tio-temporelle originale, chacun en son genre. Ce sont Wirryamu
de Williams Sassine, et les deux derniers romans d'Aké Loba.
*
*
*
D'abord Wirriyamu.
Jusqu'à présent, nous avons considéré séparément l'-
espace et le temps. Mais en fait, ils constituent les deux dimensions
d'une
même réalité. Dans les exemples qui suivent, ces deux
aspects seront étudiés ensemble parce que la structure des tex-
tes ne permet pas de les envisager séparément. Nous le verrons
par l'exemple.
Si nous considérons Wirriyamu, l'analyse de l'espace
temps met en valeur une double perspective et un double mouve-
ment qui se manifestent dans des analepses et prolenses. D'a-
bord les analepses. Elles concernent l'histoire du village de
Wirriyamu et le passé des personnages. Le village de Wirriyamu
était autrefois prospère, le "temps oD tout fleurissait à mer-
veille .•. " mais voilà que le caoutchouc commence à perdre de
sa valeur et que les villageois désertent pour céder aux mili-
taires, puis arrive le temps du diamant, où les villageois sont
complètement dépossédés. Alors entrent en scène les personnages
répartis en personnages africains et en personnages européens.
Chez les premiers, le passé de Maria et Kabalango in-
téresse le narrateur. Maria avait été mariée il y a dix ans
- 181 -
l 'homme disparut ensuite "dans les mines de diamant après trois
mois seulement de vie conjugale en la laissant enceinte"
(1) de
Li za , devenue un souffre-doul eur, la "maudi te pet i te", régul i ère-
ment battue.
En ce qui concerne Kabalango, "Cela faisait mainte-
nant huit années longues et des mois de désillusions, de déboi-
res, de désenchantements, de froid et de faim"
(2).
/
Ces huit années, il les a passées en France. Son idéal était
alors de "devenir architecte pour bâtir .aux pauvres de super-
bes villas en face de toutes les étoiles du monde"
(3).
La même perspective est utilisée pour présenter les
autres personnages: Condélo, le Père Fidèle, etc •.. Quant aux
personnages européens, c'est leur temps des colonies qui inté~
resse le narrateur. Ainsi de Germaine et Robert. Depuis vingt
et deux ans, ils vivent en Afrique. Ils y sont venus à la re-
cherche de la sécurité après la deuxième Guerre Mondiale.
Robert raconte comment, enfant, il menait ses études, et les es-
poirs que ses parents plaçaient en lui. Ce couple regrette sa
"vie actuelle", constituée de la lutte de libération que con-
duisent les colonisés. Mais il ne cherche pas à revenir à leur
situation d'avant l'arrivée en Afrique. Seuls le Commandant d'-
Arriaga semble satisfait de ses fonctions actuelles.
Envisagée sous l'angle de la vision des personnages
africains, la perspective historique semble se dégrader, depuis
l'époque précoloniale : commerce des esclaves, de l'ivoire, du
caoutchouc. C'est la précolonisation, car le Blanc ne s'appe-
lait pas encore le colon, parce qu'il ne s'était pa3 installé,
ma i s c'est lui qui inaugura la. traite- triangulaire des esclaves.
Pui s leur arrivée effective a entraîné la dépossession des autochtones
"Tout Wirriyamu et des kilomètres à la ronde
(1) Wirriyamu, p.
23.
(2)
Ibid. p. 44.
(3)
Ibid. p. 45.
- 182 -
furent déclarés zone minière. Les commerçants
furent expulsés"
(1).
Quant·au vécu des personnages, leur "présent:'Wirri-
yamu en donne une image saisissante: la désolation, la pauvre-
té, la mort en sursis. La biographie des personnages (Maria,
Kabalango, le Vieux Kelani) en témoigne. Ce vécu est envisagé
comme la conséquence de la colonisation, mais y-a-til une vi-
sion de l'avenir, un projet de société? Ce projet se construit
dans la guerrilla, le maquis pour les combattants de la liberté.
Mais les personnages eux-mêmes, comme le village, sont prostrés.
Sauf Condélo et Kabalango qui sombrent dans le mysticisme. Il
faut attendre ce qui sert d'épilogue au récit pour avoir une vi-
sion de l'avenir. Celui-ci se présente comme une société décolo-
nisée, qui retrouve son identité, une société "indépendante".
Elle semble trouver ses fondements dans une ultime bataille A
Wirriyamu. dont il ne reste rien. C'est au contraire le "camp
d'entra'nement" des maquisards qui donne les premières images
des indépendances: on y trace un "Chemin de l'Indépendance"
qui coupe le camp en deux parties: l'Est, avec des hommes en
armes, dirigés par Edouardo ;' l'Ouest: les dortoirs des com-
battants et une sortie où domine une colline. On y commet aussi
un assassinat, celui de Kabalango, confondu avec Lwanga. Mais
Kabalango laisse une femme enceinte, promesse d'avenir. Tout
cela est déjA le vécu concret des personnages. C'est dans leur
"Imaginaire" que se projette la Cité Idéale.
*
*
*
Les prolepses ou Imaginaire des personnages ne sont
pas, dans Wirriyamu des projections d'actions romanesques, mais
des réalisations idéelles des personnages. La vision apocalyp-
tique qu'offre Wirriyamu, les souffrances atroces qu'endurent
les habitants, celles en particulier de Condélo et Kabalango
(1)
Ibid. p. 19.
- 184 -
A côté des personnages ordinaires, nous
avons les
militants, les combattants pour la liberté. Eux, rêvent d'un
monde plus concret, fondé sur une idéologie politique, par op-
position aux idéologies précédentes, plutôt mystiques. Ils
proclament :
"Lorsque cette guerre sera terminée, au lieu
de nous inspirer des modèles occidentaux en
adoptant les critères de compétition, d'ef-
.ficacité, d'industrialisation des sociétés
capitalistes, nous saurons nous rapreler que
chez nous, continuent d'exister des communau-
tés dont l'organisation a survécu à cinq cents
années de domination" (1)
C'est dire que les traditions seront mises à contri-
bution pour l'édification de la société moderne. Celle-ci exclut
le capitalisme sauvage et s'inspire du modèle traditionnel que
Sékou Touré appelait la "Communaucratie". Donc une personnalité
africaine, adaptée aux temps modernes, ne peut se concevoir qu'-
en référence à l'"être"
africain profond, à son identité.
Si le mouvement de la vision historique est un efface-
ment progressif du souvenir de Wirriyamu, et une correction rai-
sonnée du passé par rapport aux exigences de la modernité, le
mouvement spatial, est un mouvement d'encerclement et d'étouffe-
ment qui vise à l'effacement total du Wirriyamu des colons. Au
fur et à mesure du temps, un temps d'horloge inexorable, l'étau
se resserre de plus en plus autour de Wirriyamu jusqu'à sa dispa-
rition totale. Ici, espaces et temps suivent le mouvement. Pour
éviter de nous répéter, (cf. supra) nous présenterons ce double
mouvement, espace et temps dans un tableau.
(1)
Ibid. p. 163.
-
l J5 -
Tel'1(ls
Es~aces/1ieux
Actions
Jours
Heures
1ère
Wirriyamu : une chambre
Kaba1anqo détient des manuscrits
journée
d'hôtel : "La Calebasse
refusés'par une maison d'édition
d'Or"
Malade, il attend dans une cham-
bre d'hôtel, l'occasion d'aller
mourir chez lui, dans 4 jours.
13h 30
Wirriyamu : Ami~o à son
• Amigo embrasse des portraits
domlclle.
de parents proches (père, mère
et enfants) assassinés Dar des
travailleurs nèqres.
.
Wirriyamu : la famille
. Condé10 attaché ~u milieu du
Davld enfer~ée dans son
village.
domi cil e.
David (son fils et sa fille
Rabi) réfu~ié politique, con-
damné par contumace" vit "tra
qué" dans sa maison.
16h 30
Wirriyamu . devanture
Le Vieux Ké1ani, à la devanture
d'une boutique abandon-
d'une boutique désaffectée, at-
née
tend de livrer une danse avec des
fillettes. La danse a lieu.
17h 15
Wirriyamu
clans la case Le Vieil Ondo, enfermé dans sa
du vlell Ondo
case qu'il n'ouvre jamais, de
peur de laisser entrer les démons
reçoit la visite de Kaba1ango.
Wirriyamu : dans la cass Dans sa case, faite d'une natte
de Mana.
étalée sur "une butte de terre",
Maria se prépare à se rendre
chez le Père Fidèle, à la demande
de celui-ci. Elle est en, compagnie
de sa fille Liza.
Wirriyamu : La CalebassE Regrets de Germaine, vivant en A
d'Or, chez les patrons.
frique depuis 22 ans avec son mari
Appauvrie, elle s'ennuit et désire
rentrer.
19h 05
Wirriyamu: une case
Quelques vieux devisent dans la
case, sous un orage. Fuite de l'
albinos.
19h 18
Wirriyamu
la maison
Maria parvient au domicile du Père
du père Fidèle
Fidèle, sous la pluie, mais elle
est "indisposée". Le père la ren
voie et lui demande de revenir
"demain matin" (P. 28) "Il aper
çoit de l'autre côté, vers La
Calebasse d'Or, un rond de lu-
mière mobile.
- 186 -
Temps
Espaces/1 ieux
Actions
Jours
Heures
1ère
journée
19h 50
Dans la Forêt
au bord d'-
Condé10 en fuite est bloquée
lsuite)
une rlvlère
par une rivière en crue, le
Dont est emporté. Il est as-
sis sur une pierre au bord
de la rivière.
20h 30
Les combattants
~ 150 km
John apprend ~ d'Arriaga que
de Wirrlyamu
1es colons ont été attaqués :
3 morts, un disparu,J'(u~ustinho
enlevé par les combattants.
20 h 30
Dans la forêt ~ 90 km de
Les combattants en compagnie
d'Auaustinho, traversent la
Wirriyamu
forêt en pleine nuit noire.
23h 35
Wirriyamu:
a) Chambre d'Hôtel :
Kaba1anqo est réveillé de
La Calebasse d'Or
nuit par les souris. Une
b) dans la rue
n1uie diluvienne le "récon-
cilie avec lui-même, il
sort dans la nuit et sous la
pluie.
23h 42
Un village désaffecté, ~
Dans un "petit village tris-
85 km de'Wlrrlyamu
te et vide. Semblable ~ un
cimetière" (o. 35), une "zo-
ne libérée" ~ar les combat-
tants. Ceux-ci prennent place
dans une classe désaffectée.
Un serpent mord Henrické.
23h 45
Wirriyamu: une chapelle
Kaba1anqo, sorti, s'arrête
pendant la messe
devant une chaoe11e, écoute
et observe les' différentes
réactions des fidèles: des
réactions négatives.
23h 56
85 km de Wirriyamu : dans
Mort d'Henrické des suites
la Forêt
de la morsure du serpent.
L'événement raoproche
Augustinho des combattants.
2ème
journée
Wirriyamu : Chambre d'Hôtel
Kaba1anqo se réveille avec
"La Calebasse Noire"
tous les souvenirs de la
veille; l'idée lui vient
de capturer Condé10 pour
payer sa chambre et aller
mourir chez lui. Le Père
Fidèle serait le père de 1,-
albinos.
-
187 -
Temps
Espaces/1 ieux
Actions
Jours
Heures
2ème
journée
il 25
Dans la Forêt: cachette
Patience. le Chien de Condélo.
(suite)
de Condélo. au creux d'un
capture leur nourriture : un
arbre
rat.
8h 10
Wirriyamu : chez le Père
Le Vieil Ondo entraîne Kabalango
dans la demeure du Père Fidèle.
qui lui confie ses obsessions
sexuelles.
8h 30
Wirriyamu : demeure d'-
Malick, fait la toilette de son
Amlgo. cabinet de toilette
patron Amigo.
8h 55
Wi rriyamu : dans l a rue. er description du village: "Ce pe-
dlrectlon de la demeure du
tlt vl11age agonlsant. dans cet-
vieux Kélani
te colonie oubliée avec des hom-
mes perdus" (p. 65). Kabalango
se dirige vers la demeure de
Kélani.
gh 45
Dans la Forêt
à 65 km de
Les combattants et Augustinho en
Wlrrlyamu
marche; celui-ci raconte à ses
ravisseurs. les lubies de son
père.
10h 16
Wirriyamu : la demeure du
Description de cette demeure :
vrsn Ondo
"une porte en paille", "une odeur
de boue et de fauve comme dans
une bergerie". une "case mouillée
où les talons s'enfoncent dans le
sol" p. 76.
ll h 30
Dans l a forêt : l a cachette Condélo s'achemine avec son chien.
de Conde10 : "une haute
vers la montagne, "heureux".
montagne remplie d'arbres e
et de silence" p. 84.
11 h 30
Wirriyamu : dans le bar de Robert et son épouse Germaine,
l' hôtel
Amigo et Kabalango dans le bar de
la Calebasse d'Or. Ils dévisent :
les Nègres, l'albinos. la jeunes-
se de Robert et la leçon de la
vie.
Wirriyamu
chambre d'hôtel Kabalango ressasse tout ce qu'il
a vécu depuis qu'il est à Wirri-
yamu : "les soucis du capitaine
David. les tourments du Père
Fidèle. les illuminations du
Vieil Ondo. le racisme insolent
d'Amigo. la fraternité muette du
- 188 -
Temps
Espacesll i eux
Actions
Jours
Heures
2ème
vieux Ké1ani, et en surimpression
journée
la figure douloureuse et traquée
(suite)
de l'albinos avaient secrètement
déposé les germes de sa crise :
l'inspiration" p. 91. Puis suit
un poème, Liza indique la cachet-
te de Condé10 à Kaba1ango.
à 150 km de Wirriyamu;
Le soba est sommé d'indiquer les
la torture d'un soba,
ravisseurs d'Auaustinho, dans le
dans le bureau du Com-
bureau du Commandant d'Arriaga.
mandant.
dans la Forêt: la ca-
Soliloque de Condé10 avec son
chette de Condé10.
chien: leur mère n'est pas ~orte
ils lui diront de punir les gens
qui font souffrir les autres.
14h 10
à 50 km de Wirriyamu :
Dans "un petit village désert de
dans un petlt vlllage
ses r'l'èr~,,!s val idês" (p. 106) les
combattahts, Augustinho, un chef
et un enfant discutent de violen-
ce et de prière. Ils réusslssent
à convaincre Augustinho que la
violence est parfois indispensa-
ble.
dans la Forêt: la ca-
Rencontre et fraternisation de
chette de Condé10, la
Condélo et Kaba1anqo.
nuit.
3ème
journée
dans la Forêt: la ca-
Mort d'Ami go, tué par Patience
chette de Condélo
en voulant capturer Condé10.
8h 35 Wirriyamu : La Calebas
Kaba1ango, délogé de sa chambre,
se d'Or.
veut prendre sa valise et rejoin-
dre Condé10.
gh 55
dans la Forêt : à 25
Les combattants et Augustinho en
km de Wlrrlyamu.
marche dans la forêt : une sym-
pathie nait
entre les ravis-
seurs et leur ôtaqe.
9h 55 Wirriyamu :
Le Commandant d'Arriaga organise
une fouille systématique, recense
les villageois (54 personnes) fer-
me toutes les sorties.
- 189 -
Temps
Es pac e s y l ieux
Actions
Jours
Heures
3ème
9h 55
dans la Forêt: la ca-
Kabalango rejoint Condélo dans sa
journée
chette de Condélo
cachette avec sa valise après
(suite)
avoir mis le feu quelque part.
Rassemblement de la population
dans la chapelle, pour l'inciter
à capturer les ravisseurs.
dans la Forêt
à 20 km
Les combattants avancent vers
de Wlrnyamu
Wirriyamu ~ans l'intention de pas-
ser la frontière.
Wirriyamu : La Calebas-
Recherche d'Amigo, début d'une
se d'Or
révolte des Noirs. Préparation
d'un coup d'état par le capitaine
David aidé par les Portugais.
dans la Forêt: la ca-
Kabalango et Condélo refléchissent
chette de Condélo.
sur 1eur sort.
Wirriyamu : la chapelle
Exécution du vieil Ondo pour faire
exemple; d'Arriaga fait appeler
le vieux Kélani.
dans la Forêt à 15 km
Les combattants et Augustinho en
de Wlrrlyamu
direction de Wirriyamu. Augustinh~
à la suite d'une entorse, est por-
té par Edouardo, le chef des com-
battants. Ils attendent la nuit
pour entrer à Wirriyamu.
Wirriyamu
la chapelle
Evanouissement à la vue de l'exé-
cution du vieil Ondo.
Wirriyamu
la chapelle
Tortures du Vieux Kélani.
dans la Forêt : cachet-
Condélo et Kabalanqo se dirigent
te de Condelo
vers une destination inconnue.
dans la Forêt à 15 km
Edouardo assure l'instruction ci-
de Wlrrlyamu
vique et politique d'Augustinho :
il lui explique les mécanismes
d'exploitation et de dépersonna-
lisation.
13h
Wirriyamu . la cbapelle
Tortures du vieux Kélani par Jones
t p. 164).
Wirriyamu : Chez le ca-l Rabi qui entend les tortures de-
pltalne David.
mande à son père de s'y rendre.
Celui-ci prend des somnifères et
1 s'endort.
- 190 -
Temps
Espaces/l ieux
Actions
Jours
Heures
3ème
13h 55
Wirriyamu : la chapel-
Tortures de la famille Kélani.
journée
le
(suite)
14h 10
Forêt : à 12 km de
Augustinho épouse les thèses des
Wlrnyamu
comba ttants.
1
1
14h 30
Wirriyamu
la chapel-
Tortures de la famille Kélani ;
le
la petite Chakupa est brûlée vi-
ve.
Wirriyamu
La Cale-
Les soldats ramènent le corps d'-
basse d'Or
Amigo.
à la Calebasse d'Or,
Germaine meurt à la vue de ce
corps.
15h 30
Forêt :CCachette de
Découverte de Condélo et Kabalan-
LOriOélo
go par Creva ; fuitef ; Kabalango
pris d'un violent malaise.
16h 10
Wirriyamu
D'Arriaga interroge Condélo et le
torture.
16h 22
Wirriyamu
place du
La crucifixion de Condélo.
vlliage.
17h 30
Wirriyamu
Carnage : On do est décapité,
Maria exécutée.
18h
Wirriyamu
Incendie : le Père Fidèle met le
feu au village.
Quelques
Camp d'entraînement
Assassinat de Kabalanqo.
mois plus
des combattants
tard
La mention "à 150 km de Wirriyamu"
apparaît deux fois
dans ce tableau : la première journée à 20h 30 et la deuxième
journée à 13h, miis sans aucune précision de lieu.
Seulement
le texte fait comprendre que c'est là que se tiennent les bureaux
du
commandement supérieur des Portugais. Ce serait donc un village
- 191 -
d'où opèrent les colons à travers la colonie.
Un coup d'oei l d'ensemble sur le tableau, rend compte de 1'-
aménuisement progressif de l'espace de jour en jour et d'~eure
en heure, et parallèlement la vitesse du récit augmente. On en
tire l'impression d'une i nt e ns-i t
dramatique accrue dont l'apo-
é
théose, la bataille décisive est élidée. En outre, la chronolo-
gie est exemplaire la première journée, de ll h 30 à 19h 18.
Puis succède une anachronie créée par une vision tantôt alter-
native, tantôt simultanée dont l'intérêt apparaîtra dans l'étu-
de des séquences.
Retenons enfin que les analepses sont privilégiées
pour raconter l'histoire individuelle - la biographie - des
personnages, et les prolepses pour esquisser les "projets" de
société. En réalité, Kabalango, Condélo, et les autres person-
nages ont plutôt des visions fantasmatiques de l'avenir; celles-
ci relèvent des hallucinations. Seuls les combattants ont une
véritable idéologie constructive, influencée par les théories
de la "communaucratie"
selon Sékou Touré. Cette double pers-
pective : autrefois et demain, avec le "gommage" du présent,
relève bien de la quête de l'Identité-Personnalité.
L'autre exemple oriqinal que nous avons signalé est
l'écrivain ivoirien Gérard AKE LOBA, auteur de Les Fils de
Kouretcha et Les dépossérlés (1) qui offrent une autre vision de
l' espace-temps.
Deux lexèmes excessivement rédondants et leurs équi-
valents textuels (lexématiques) ponctuent les récits d'Aké Lob~
ce sont "autrefois" et "aujourd'hui". A y regarder de près, ils
introduisent dans la vision temporelle des récits, une cassure
dont la fonction est essentiellement disjonctive. Ils posent le
Passé au regard du Présent.
(1)
Respectivement}
Nivelles, Editions de Francité 1970 et 1973.
- 192 -
1 - Le Passé
"Autrefois" ou le Passé, passe pour le temps de la
barbarie ou de l'ignorance. Tout ce qui y touche est méprisable
et ridicule; nous étudierons trois exemples.
Le premier, c'est le fleuve-totem Kouretcha qui passe
aujourd'hui, comme l'enjeu du développement. Autrefois juste-
ment, les nuits étaient peuplées de sacrifices humains, au bord
de ce fleuve. Une description dont l'effet est d'horrifier le
lecteur fait état d'un tel sacrifice "à l'occasion de la mort
du descendant des anciens rois ... " (1).
Autrefois également, c'était le temps des éternelles
querelles tribales, comme le montre la description des rapports
des représentants de deux tribus ennemies dans Les dépossédés,
les Tété et les Joug qui se sont jurés la perte l'un de l'autre.
Mais il n'y a pas que ce passé lointain de l'Afrique
que désigne l'écrivain, il y a aussi le passé récent, nous vou-
lons parler du passé colonial. Celui-ci est fustigé à travers
un personnage, Dam'no, opposé à toute tentative d'orientation
socio-économique contraire aux visées coloniales et colonialis-
tes. L'écrivain le montre sur plusieurs pages en gros plans. Il
le saisit dans son accoutrement des grands jours: Dam'no invi-
té par l'Ambassade de France pour la commémoration de la Révo-
lution Française, le 14 juillet, prend sa tenue d'ancien com-
battant. Ce "sexagenaire" aux grands yeux vifs et rusés, aux
oreilles pointues et à la bouche rentrée portait "une défroque
militaire", "espèces de loques grotesques toutes fraiches sor-
ties de quelque malle humide" (2). Sa veste à la doublure "am-
ple" et démesurément 'l onque "retombait par derrière jusqu'à la
mi-jambe", "Les poignets ma t nt ef ot s reprisés donnaient l'idée
d'un tricot arrêté par la plus triste des parques" (2).
(1)
Les Fils de Kouretcha, p. 30.
(2) Ibid. p. 9.
- 193 -
Et le narrateur de conclure
"La couleur initiale de cet ensemble curieux avait
dû être le blanc comme toutes les grandes tenues des arMées co-
loniales, car, tout compte fait, c'était bel et bien la tenue
de parade d'une époque que cet homme avait endossée. En somme,
t
rien ne manquait à sa ressemblance avec un épouvantail, jusqu'-
au cas~lle profond devenu roux avec le temps et ~u b~ton dont il
faisait souvent des moulinets. Le bonhomme semblait inconscient
de l'étrangeté de son accoutrement ; il ne voya i t pas non pl us
les sourires goguenards des rares matinaux, vieilles gens au
sommeil difficile, croisés en cours de route" (1).
Et cependant, ce personnage est un symbole des gran-
des personnal ités d'autrefois: il représentait "le point d'é-
mulation et la visée suprême des Fils de Kouretcha"
(2)
"commis
expéditionnaire de première classe", il était le "bras droit du
commandant blanc", "craint et redouté", "chaque frère voulait
mettre son rejeton à l'école pour qu'il devienne un jour comme
Dam'no, les mères désiraient pousser leur fille dans les bras
de cet homme"
(2).
Le discours descriptif, tenu d'un point de vue déta-
ché et superleur, par un descripteur qui nourrit un parti-pris
défavorable au personnage, et qui, concomitamment veut produire
un certain effet sur le descriptaire, (destinataire de la des-
cription) par l'usage des termes évaluatifs classe définitive-
ment Dam'no comme un oersonn~ge dépassé, un ancien combattant
qui s'exhibe et se réflJoie dans un passé révolu.
Le descripteur va encore plus loin dans sa volonté de
détruire et de convaincre: à ceux de la génération nouvelle,
(les descriptaires intra-textuels) qui ne comprendraient pas,
il explique, démontre et conclut. Il émaille ainsi son discours
de clés qui permettent de le lire. Ce sont en particulier des
(1) Ibid. p. 9-10
(2) Ibid. p. 11.
- 194 -
termes articulatoires qui dessinent une logique interne et con-
duisent insensiblement le lecteur à la conclusion que veut le
narrateur: la condamnation du passé comme ayant couvé des ins-
tincts barbares. et récelant des mentalités non propices au dé-
veloppement des jeunes nations. Par exemple: "les poignets
mainte fois reprisés donnaient l'idée d'un tricot arrêté par la
f
plus triste des Parques ... " ; il ne se contente pas de décrire
le costume. il dit à quoi il fait penser. ce qu'il siqnifie.
D'autres particules comme "un ensemble curieux
". "car tout
compte fait. c'était bel et bien ... ". "en somme
" ne font
rien d'autre que d'expliquer. de démontrer et d'infléchir. et
enfin. il tire la conclusion générale pour son lecteur; exhi-
ber la tenue de parade d'un temps révolu. fait de Dam'no un
être niais.
C'est pourquoi nous disons que le discours d'Aké Loba.
est fortement émaillé de balises programmatiques aux fins de
conduire son lecteur au sens désiré de son oeuvre: adhérer à
l'idée de modernité. de Progrès. ce que semble caractériser le
Présent. Et dans la mesure où ce Présent réfère à l'ouverture
sur les cultures technocratiques. et en ce qui nous concerne.
aux nations indépendantes. nous sommes confortés à définir le
"nationalisme" de l'écrivain. comme un détachement à l'égard du
passé et une exaltation de ce qui constitue le Présent des tex-
tes. Le Présent c'est la modernité. et la modernité. c'est l'-
héritage légué par l'Occident. y compris les nations indépen-
dantes.
2 - Le Présent ou la Modernité
Si dans Les dépossédés nous sommes à l'avant-veille
de l'Indépendance et assistons à la naissance du Port d'Abidja~
dans Les Fils de Kouretcha nous sommes aux premiers jours de
l'Indépendance. Ici où là. les romans traduisent l'effervescen-
ce de l'enthousiasme désordonné de ces époques.
Dam'no a 60 ans. il a servi loyalement sous la colo-
- B5 -
nisation, dont il tire ses lauriers de gloire, mais aujour-
d'hui, il perd pied.
"Aujourd'hui, le voilà qui débouche sur la place. L'-
endroit est désert ou presque. Quatre femmes blanches et une
noire ,attendent devant une gerbe de fleurs" (1). Il a beau pré-
ciser qu'il est là "en tant que fidèle serviteur de la France",
c'est à peine si on lui prête attention.
Même les coutumes matrimoniales ont chan~é : non seu-
lement Marie-Claire, quinze ans, refuse d'épouser ce sexagénai-
re, mais sa mère s'avoue vaincue, acquise à l'idée que la femme
doit choisir librement son conjoint. C'est d'ailleurs ce que
font Akrébié et Païs dans le troisième roman de l'auteur.
Nous pouvons donc comme nous l'avons fait pour l'es-
pace, analyser les rapports des personnages avec leur temps en
termes de disjonction/conjonction: les personnages attachés au
passé (Dam'no) sont en disjonction avec le présent, et par con-
séquent en disjonction avec les personnages qui ont choisi de
vivre selon les habitudes des temps modernes.
Au total, il Y a comme une superposition spatio-tem-
porelle dans les romans d'Aké-Loba. Le passé correspond à l'es-
pa cet r:a dit ion ne l (v i l l age), et lep rés en t, à l' es pac e mo der ne,
(ville). L'écrivain a choisi de s'insérer et d'insérer ses lec-
teurs dans le Présent, c'est-à-dire l'Afrique qui connait le
contact avec l'Europe technicienne, c'est-à-dire encore, l'~fri
que des nations telles que nous les vivons aujourd'hui. On peut
se demander l'enjeu de ce choix.
3 -
Cet enjeu, c'est le orogrès
Nous l'avons vu, sous la plume d'Aké Loba, l'évolu-
tion se manifeste par l'abandon des pratiques traditionnelles.
( 1)
l b id. p.
13.
-
196 -
Cette tension vers l'avenir et l'adoption des comportements qui
le manifestent s'appellent Progrès ou Développement. Or ce Pro-
grès ou Développement, est l'aboutissement d'un long processus:
le passage d'un "hier", ou d'un "autrefois" à un "aujourd'hui".
Ce passage connait trois figurations dans ses romans: l'Ecole,
le Barrage, et la construction de la personnalité africaine.
Tous les personnages centraux sont plus ou moins "let-
trés", même ceux qui tiennent les positions les plus "retrogra-
des". Nous pensons à Dam'no, qui a d'abord été un artisan du
Progrès, avant de se ranger contre lui (par égoîsme.) Les plus
instruits, Tougon, et les techniciens européens par exemple,
seront non seulement les "développeurs", mais les formateurs.
Nous verrons par la suite que la formation n'est pas que scolai-
re, ou livresque.
La première manifestation de la lutte pour le Progrès,
est figurée par l'antagonisme autour de la conception et du rô-
le de l'Ecole. S'opposent ici, l'instituteur, Bayolaboyard et
Dao'no. Nous connaissons déjà le second. La présentation physi-
que du personnage de l'Instituteur en fait un homme "féroce", (1)
mais de décision et de volonté. Doux et patient avec les enfant~
Les qualités pédagogiques dominent.
Son objectif ou sa quête, faire de son école, une oeu-
vre d'éducation et de forMation pour les filles et les garçons
à titre égal.
L'accent mis sur la formation des filles fait de
lui un révolutionnaire par rapport aux traditions de sa tribu.
Son modèle sera d'ailleurs une jeune fille, Marie-Claire dont
la réussite étonne tout le village: sa "tête est plus blanche
que noire"
; "on la contemple comme un prodige, on se la montre
du doigt comme si elle ne vivait pas depuis toujours dans le
village" (2) : vêtement à l'européenne, coiffure, tout, chez
ln Ibid. p. 76.
(2) Ibid. p. 79.
- 197 -
elle, sans aucun discernement, faisait l'objet d'admiration:
"c'était une admiration de la part de tous, les vieux, les jeu-
nes, les filles, les ~arçons" (1). Un modèle qui semble tout plaqué.
Mais au pied de la lettre s'exprime l'idée que tout développe-
ment ou tout progrès passe par la formation.
Autour de l'Instituteur, deux groupes opposés. Ceux
qui le soutiennent: le village entier, d'une façon générale,
mais en particulier les parents de Marie-Claire, et Dicotoigno~
le gendre de Dam'no, propulsé au devant de la scène par sa fem-
me Kousso. Dicotoignon est d'une laideur infâme (~), mais ra-
chetée par sa femme à la beauté légendaire l3). L'Instituteur
bénéficie également du soutien discret du Préfet Tougon, et des
techniciens européens.
En face de lui, se dresse Dam'no que nous connaissons
déjà et qui nourrit des desseins contraires. La quête, sinon sa
contre-quête est multiforme: faire revivre la période colonia-
le. Mais pour cela conquérir la place de Chef-canton du village
- tête des Fils de Kouretcha, devenir député de la nouvelle As-
semblée Nationale, et, moyen ultime, épouser la vedette du jou~
Marie-Claire. Toutes choses qui doivent le propulser au premier
plan de l'actual i t
pol itique. La quête se résume en trois mots,
é
la conquête du Pouvoir.
Quant à sa méthode, elle consiste à rédiger des rap-
ports anonymes accusant l'Instituteur de pratiquer la médecine
illégale, à provoquer des troubles en vue de déstabiliser le
régime. Mais il échouera sur tous les plans, et connaîtra même
l'humiliation suprême: le sexagénaire sera giflé par une jeune
fille de quinze ans, en signe de rupture radicale. Il apparaît
clairement que le texte donne avantage à l'Ecole, à la forma-
tion des filles, et à la liberté de celles-ci de choisir leurs
conjoints
la résolution du conflit se fait à l'avantage de ce
(1)
Ibid. p. 37
(2)
Ibid. p. 131
(3) Ibid. p. 125.
-198 -
qui va dans le sens du Progrès dont le deuxième enjeu est le
barrage.
L'antagonisme autour du Barrage est à la fois plus
large et plus profond: le fleuve kouretcha est un dieu tuté-
laire, et la forêt qui l'entoure, sacrée. Toute tentative de
destruction de cette forêt, et toute construction sur ou dans
le Fleuve (Pont ou Barrage) est une profanation. Au départ donc,
tous les Fils de Kouretcha s'y opposent malgré ce que représen-
te le barrage comme gain matériel et moral
: il comprend en ef-
fet le barrage proprement dit, fait d'une station hydroélectri-
que, d'un lac artificiel de 20.000 km 3 , puis d'une fonderie de
cuivre et d'aluminium, et des constructions de puits de pétrole.
Les premiers qui adhèrent à l'idée du Barraqe sont des
jeunes lDicotoignon, Ahyban et Douk) qui viennent renforcer les
positions du Préfet et des
deux techniciens blancs lFranblanc
et Demblin). Les vieux (Kouretchami, l'Ex-Chef-Canton, Dam'no)
auxquels s'ajoutent deux autres jeunes: l'Instituteur et Marie-
Claire) d'abord opposants, rejoindront le camp du Progrès sous
la douce et confiante pression du Préfet Touqon.
Parmi les partisans du Barrage, nous connaissons déjà
Dicotoignon. Ahyban, lui, n'est pas physiquement engageant, mais
son profil moral est en divorce avec les valeurs traditionnel-
les: il affiche un esprit d'indépendance marqué. quant à Douk,
il existait déjà dans Kocumbo l'étudiant noir; il étudiait
alors aux Arts et Métiers à Paris. Ici, il est ouvrier spécia-
lisé, et ami des techniciens blancs qui le trouvent honnête.
Nous connaissons aussi tous les opposants: le Vieux Kouretcham\\
l'Instituteur, Dam'no et Marie-Claire.
A côté de ces deux groupes qui s'opposent, évolue un
groupe "flottant", que nous appelons le "groupe-arbitre". On
peut y classer le Préfet Tougon, à cause de son rôle thématique
apparent, mais nous retiendrons d'abord les deux blancs.
- 199 -
D'abord Franblanc. Présenté comme une silhouette "ample", "une
chair splendide et bien colorée" (1), il est toujours gai et a
un rire communicatif. C'est un amoureux de l'Afrique et des
Africains aux côtés desquels il s'est profondé~ent engagé. D'-
abord matelot, puis agent de douanes, trésorier-payeur du nou-
vel état, il a déjà essuyé plusieurs sanctions pour sa sympa-
thie à l'égard des Noirs et son grand sens de la justice en
régime colonial. Son collègue Dembl in, ingénieur des Ponts et
Chaussées, a une peur panique de la brousse depuis qu'il a é-
chappé à une attaque
des Fils de Kouretcha.
Si nous insistons sur la description des éléments en
présence, c'est parce que cela fait partie du style de l'écri-
vain. Les éléments oeuvrant pour le Progrès sont positivement
décrits; si leur physique est moins engageant, le moral
l.es
rachète. Les autres sont négativement présentés, à charge pour
Tougon de les rallier. C'est à ce rôle qu'il s'attèle effecti-
vement.
Le rôle de Toujon est en effet le plus important dans
n. e s Fil s de Ko ure t cha
: cel uide con cil i a te ure t de ré con cil i a -
teur. Nous savons la profondeur de son attachement à la forêt,
figuration d'un aspect de la tradition. C'est pourtant, lui,
qui en taisant ses sentiments, conduira à la destruction de
cette Forêt pour céder au Barrage hydroélectrique par parti-
pris pour le Progrès. Il utilise une méthode caractéristique,
sur laquelle il nous importe d'insister en trois points: la
connaissance de la nature humaine, le dialogue et la fermeté.
A une solide formation intellectuelle, Tougon joint
une expérience du terrain et une pratique des hommes. Par exem-
ple, avant la rencontre avec le Vénérable Kouretchami, il prend
le temps d'étudier l'empire précolonial des Fils de Kouretcha,
son ad min i st rat ion, sa rel i g ion. Ce qui lui 0 e r me t de con na it r e
les points faibles du Grand-Prêtre et de l~ convaincre.
( 1)
1b id.
p. 46.
•
- 200 -
Mais une de ses armes les plus sûres, c'est le Dia-
logue, qui pourrait être défini, ~ partir des oeuvres d'Aké
Loba comme une disponibilité faite d'humilité, de respect et
de patience. Le meilleur exemple, c'est celui du contraste
créé par la rencontre Tougon/Ganko. A la démarche mar.tiale, ~
la "fureur sourde"
des yeux de Ganko, Tougon oppose la douceur
et une impuissance feinte qui flatte l'orgueil de l'autre. Par
cette attitude, il le dispose non seulement à une bonne écoute,
ma i s l'a ide ~ s'e x prime r .
Sa prédisposition ~ la concertation n'exclut pas la
fermeté, mais là encore, Tougon ne manque pas d'astuces: même
dans ses invectives les plus violentes, il s'adresse toujours
à un "nous"
inclusif qui montre que lui aussi est concerné:
"Le fait qu'il employât le "nous" annulait la susceptibilité
et l'amour-propre de chacun" l1) précise le narrateur.
Le personnage de Tougon, dans le discours romanesque
d'Aké Loba, incarne profondément l'idéologie du Progrès, ce
qui en fait un destinateur-délégué, en même temps qu'une méto-
nymie, ou mieux, une hypostase du destinataire collectif. Le
personnage reste un symbole, celui du "jeune cadre ~ l'ivoi-
rienne", Son discours et sa méthode que nous venons de décrire
fonctionnent
comme un déclic qui enclenche le lecteur sur le
"hors-texte", il interpelle le lecteur. C'est un élément à
prendre en compte dans une interprétation des textes d'Aké Loba.
Il Y a enfin un troisième enjeu, la construction de
la personnalité d'Akrébié.
c)
~~_~9~~!~~~!j9~_9~~~~_P~~?9~~~lj!~J_!!9j?j~~~
~!}j~~_9~_~r2gr~~
Ici, les antagonismes sont moins prononcés: d'un cô-
té les coutumes "barbares" lquerelles tribales, pol y qam i e , as-
(1)
Ibid. p. 103.
- 201 -
servissement de la femme). De l'autre, les "pacificateurs"
et
formateurs: le commissaire blanc, Guillot, le Père Tourbil-
lon, et leurs auxiliaires. Akrébié passe pratiquement d'un
monde à un autre sous la houlette d'un représentant de la loi
lGuillot) et des bonnes moeurs ou de la religion lLe Père
Tourbillon) ; elle a troqué l'initiation traditionnelle contre
une initiation à la modernité, sinon à la "civilisation". Il
en sort une figure finale d'un personn~ge féminin initié à la
liberté, devenu conscient de ce que peut faire la femme dans
la société. Mais la transformation de l'homme et de la société,
le Progrès, n'est possible que par le travail. C'est pourquoi
il y a dans les romans d'Aké Loba, une véritable célébration
du travail. Sur plusieurs pages, il décrit des personnages au
travail, leur attribue des gestes précis, minutieux, patients,
un auguste maintien, comme ce vieux gardien de musée
"Le vieux travailleur enlève la pousslere
avec le soin d'une mère qui soigne son nour-
risson" l1).
Et plus loin:
"Il n'y a pas à dire, l'automatisme de ce
sexagenaire a quelque chose de fascinant.
Il
est seul parmi les figures de bois et s'ab-
sorbe dans sa tâche comme si chaque seconde
de sa vie dépendait de son activité mécani-
que ou comme si les applaudissements d'un
parterre invisible lui parviennent"
l2).
Ce personnage a une haute conscience de la valeur du
travail, mais aussi de la valeur travail. Le travail vaut indé-
pendamment de ce qu'il peut apporter à l'homme: il est une di-
mension essentielle de l'ëtre humain. En tant que tel, il a
donc une valeur en soi.
*
*
*
l1) Les dépossédés, p. 10.
l 2) 1b. id. p. 11•
- 202 -
Bien de problèmes ont été évoqués dans cette analyse
qui se voulait au pied de la lettre et d'un point de vue tem-
porel. Mais l'écriture d'Aké Loba refuse cette unicité d'appro-
che. Il importe donc, avant de conclure, de dresser un tableau
récapitulatif-interprétatif.
L'on peut essayer une récapitulation de ce que don-
nent à comprendre les textes d'Aké Loba, au plan de l'analyse
temporelle.
Nous retenons que la vision littéraire d'Aké Loba
est essentiellement antithétique. Mais l 'anti-thèse se résoud
toujours dans un sens préétabli et prédéterminé, celui du Pro-
grès, du Développement. Par ailleurs, les cadres du Progrès,
du Développement, ce sont par excellence ceux des nations d'-
aujourd'hui, dirigées par des hommes éclairés, des hommes de
Dialogue comme le personnage de Tougon, et qui recherchent la
coopération avec les pays développés (Franblanc et Demblin).
Au plan de l'idéologie nous retenons une mystique du
Progrès: on sent chez les personnages positifs, comme une bou-
limie du Progrès; la description montre que tous ceux qui s'-
opposent au Progrès sont laids, et une transformation morale
positive commence à se dessiner dès que le personnage adopte
une attitude positive à l'égard du Progrès. Quant au contenu
juste de ce lexème, il ressort des éléments textuels analysés
que c'est d'une part, la ressemblance point par point au Blanc,
(cf. Marie-Claire, Akrébié) et que d'autre part, c'est l'in-
sertion dans une société technocratique (cf. le barrage).
Au total, l'écriture révèle un attachement profond,
et plus encore, un certain prosélytisme pour un type d'espace,
l'espace moderne, l'espace urba in, image et creuset de nos
nations africaines, nations à l'occidentale. Le nationalisme
de l'écrivain Aké Loba, c'est donc celui-là, construire une
Afri que, i mage de l' Occ i dent.
-
203 -
Ces observations sont telles que permet la matéria-
lité du texte, ce qu'il donne à comprendre à partir de la com-
binaison des signes qui le constituent. C'est son sens. Nous
sommes dans le domaine de la compétence. Mais on peut aussi
poser la question de la signification du texte, de ses "effets
de sens", c'est-à-dire son ~ens en tant qu'il peut être éclai-
ré par le "hors-texte". Ici, nous sommes dans le domaine de la
performance. Nous avons montré en effet, au cours de l'analyse,
que 1e texte, de temps en temps cl igne de l'oeil au lecteur,
qu'il aménage des ouvertures sur la société, la société qu'il
signifie. Pour éviter les émiettements et les répétitions,
nous y consacrerons ultérieurement un développement.
Concernant la vision temporelle, aucun roman de no-
tre corpus ne peut être considéré comme se complaisant dans
une vision passéiste de l'Afrique. Même si Masséni donne cet-
te impression, celle-ci ne peut induire une conclusion dans la
mesure où il est le premier tome d'une suite. Les analepses et
prolepses envisagées les unes à la suite des autres, donnent
plutôt une vision évolutive liée, avec des modalités différen-
tes. Le roman ivoirien, dans son ensemble envisage la colonisa-
tion comme un répère : l'avant-colonisation tente et séduit,
par rapport à la période coloniale contestée, par rapport aussi
à l'indépendance. Ce sont les éléments d'un conflit de généra-
tions dans lequel les jeunes ont toujours raison des anciens.
Cette inclination du roman souligne assez l'idéologie des tex-
tes et partant, la position des écrivains. Les indépendances,
malgré les critiques acerbes dont elles sont l'objet, sont to-
lérées par la majorité des romans, dans la mesure où elles
doivent conduire à une post-indépendance effective, grâce à la
collaboration des anciens colonisateurs et à des choix déchi-
rants et même aveugles pour le Progrès, la Technocratie-
Progrès et Technocratie légitiment toutes idéolo~ies, même les
plus arbitraires, c'est du moins ce qui ressort de l'analyse
des oeuvres d'Aké Loba et qui fait son originalité. D'autres
au
contraire,
acceptent
les
indépendances:
mais
il faut organiser à tout prix une lutte interne pour éviter de
- 204 -
remplacer le colon blanc par un colon noir: la lutte de libé-
ration n'est donc pas terminée. Elle continue pour l'avènement
d'une société juste, libre et solidaire, qui tienne compte des
valeurs fondamentales positives de la société traditionnelle,
en l'occurrence une sorte de social isme africain, ce que Sékou
Touré
appelait la communaucratie. Telle est l'idéologie do-
minante des romans qu t née s s , auxquels s'ajoutent ceux de l'é-
crivain ivoirien Charles Nokan. Les unes et, les autres tendances
ne posent pas moins le problème de l'Identité et de la Person-
nalité. La pluralité des tendances accuse la gravité du pro-
blème. Si Aké Loba semble mépriser le passé pour se cramponer
à la société industrielle et post-industrielle, il manifeste
son refus du carcan où l'on enferme le Nègre pour la construc-
tion d'un nouvel être africain, une personnalité africaine mo-
derne.
Mais on peut seulement s'inquièter que cette nouvel-
le personnalité n'ait pas de racine. Ceux qui refusent la cas-
sure et s'inscrivent dans une continuité améliorée posent la
même problématique personnalo-identitaire.
Il apparaît alors nécessaire de s'interroger plus
à fond sur la qualité des relations entre l'environnement
et les personnages positifs ou les héros.
- 205 -
CHAPITRE 3
LA RELATION DE L'ESPACE-TEMPS
Notre objectif ultime, dans ce chapitre, est de mon-
trer les rapports qu'entretiennent avec leur environnement les
personnanes positifs, ou les héros, ou les sujets des discours,
ou encore les narrateurs. Ces rapports peuvent ~tre de conjonc-
tion ou de disjonction. Dans l'un ou l 'autre'cas, nous devrons
en dégager la signification. Mais pour arriver à cette conclu~
sion, nous devons d'abord déterminer l'identité du narrateur
et ses rapports avec la diègèse. Nos analyses des textes nous
ont permis de déterminer deux grandes catégories: le narra-
teur "absent comme personnage de l'action", et le narrateur
"présent comme personnage dans l'action" (1). Empruntant à
Gérard Genette, nous appellerons le narrateur absent, narra-
teur extradiégétique et le narrateur présent, narrateur intra-
diégétique. Et selon que celui-ci raconte une histoire qui le
concerne ou non, il est homodiégétique ou hétérodiégétique.
Mais trois romans, presque des exceptions utilisent à la fois
un narrateur extra-hétérodiégétique et intra-homodiégétique.
Ce sont [es Inutiles de Sidyki Dembélé, Le Jeune homme de sa-
ble de W. Sassineet Le Récit du cirque .•. de Fantouré. Nous
étudierons d'abord, les récits à narrateur extradiégétique.
Sur plus d'une vingtaine de récits répertoriés, huit
sont à narrateur intradiégétique. C'est dire que le premier
groupe est de loin le plus important. Il comporte deux sous-
groupes: le récit à narrateur extradiégétique à focalisation
zéro, puis des récits à focalisation mixte. (2).
(1) cf. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, tableau, p.
204.
(2) cf. Genette, ibidem, pp. 206-211.
- 206 -
A - ETUDE DU NARRATEUR
l - ROMANS A NARRATION EXTRADIEGETIQUE
1 - Narrateur à focalisation zéro
Citons-les pour mémoire: Fara1ako (1958), Kocumbo
(1960), Vers de nouveaux horizons
(1965), Les
dépossédés
(1973), Masséni
(1977), Sacrés dieux d'Afrique (1978), Le Py-
romane apaisé (1979), Les Crapauds-brousse (1979) et La Carte
d'Identité (1980). Tous c~s r0mans ont p0ur type dominant, le
:;ar~ateur extradiégétique, et p0ur régime général, la focali-
sation zéro.
Dans Faralako, l'acteur principal et héros, c'est Ni,
mais son histoire est racontée par une voix extérieure, et per-
çue non seulement par un regard omniprésent, mais doué d'un
don d'ubiquité. Ce qui permet à l'auteur de cette voix de réu-
nir les informations les plus diverses: les séances de divina-
tion à la fois chez Kanfi1a et chez le Vieux Tidiani par exem-
ple. Il dévoile d'avance au lecteur le dénouement du récit. Ce
narrateur qui est aussi hétérodiégétique parce que 1 'histoire
qu'il raconte n'est pas la sienne, détient le mode d'emploi du
roman. Il guide le lecteur en lui précisant la nature des dif-
férentes forces en présence. Par exemple, il informe que le
camp de Ni est constitué de "bons" personnages: Na, la mère
de Ni, Maka1é, sa fiancée, Astou, le Vieux Tidiani et le chef
Mansa. Ce camp représente la ligne pure de la Tradition,
ou-
verte sur l'extérieur, favorable à une transformation positive
de la société. L'autre camp, celui de Samaké, est constitué de
"mauvais"
personnages. Ce sont Modou, le père adoptif de Ni,
Alpha le père de Maka1é, et le féticheur Kanfi1a. Ces person-
nage représentent l'aile dure de la tradition, le refus de 1 ,-
ouverture au monde extérieur. Le narrateur est tout à fait
partial parce qu'il impose son idéologie au lecteur et a un
parti-pris pour Ni. Le camp de Ni et Ni lui-même, luttent pour
que les jeunes filles choisissent librement leurs conjoints,
-
207 -
pour une justice sociale fondée sur l'égal i t
fondamentale
é
(abolition des castes). Tous les romans désignés dans ce sous-
groupe mettent en scène un narrateur de ce type: extériorité
par rapport à l'histoire, omniscience et parti-pris. Nous in-
sisterons sur deux à titre d'exemples: Masséni et Sacrés
dieux d'Afrique.
Le narrateur de Masséni domine de loin les personna-
ges et même le lecteur. Il raconte les événements d'un point
de vue supérieur, connait le passé et l'avenir. Il est non
seulement natif du terroir révélé, mais il en est un expert
des traditions et coutumes. Il sait interprêter les signes et
les commenter. En voici quelques exemples: lors du retour à
Gbin de la caravane du chef, à l'entrée de la ville, "à main
gauche" (1), un oiseau chante. Ce signe est un mauvais augure
qui s'est vérifié: le Vieux Nalélé est mort et le narrateur
de commenter :
"Ailleurs, on s'en serait peut-être étonné; on
serait même tenté d'en rire. Mais ici, rien
n'est moins surprenant. Les oiseaux parlent un
langage que certains initiés comprennent et
interprètent parfaitement" (2).
De même, à la suite de la démarche de sa soeur pour
convaincre le chef de s'initier et d'entrer dans la confrérie
d'OrokéAé, "éclata un concert de hullulement de hiboux: on
eût dit à l'instigation de sa soeur ... " (3). Le narrateur ex-
plique alors la place du hibou dans la comosgonie malinké :
"Le hibou est le symbole de la sorcellerie. Aus-
si son hullulement présage-t-il toujours un
malheur qui est prêt à s'abattre sur quelqu'un,
voire sur la communauté tout entière"
(4).
(1) Masséni, p. 165.
( 2 ) l bid. p.
168.
( 3 )
l bid. p. 210
( 4)
I bid. p . 211
- 208 -
Par ailleurs, l'épouse d'Orokélé ayant appris que
la peine de son mari a été commuée, danse le "Maraba Vassa".
Et le narrateur d'expliquer cette danse après l'avoir décrite
elle se "danse pour remercier Dieu ou le Diable d'avoir exausé
des voeux formulés en secret •.. " (1).
Mais ce narrateur extra-hétérodiégétique, est aussi
un historien des traditions, Par habitude, il connaît les éta-
pes à venir d'une cérémonie en cours. Ici, il s'agit des ré-
Jouissances qui vont marquer la rupture du jeûne du Ramadan:
"Tout à l' heure, di t-i l, après l a rupture du
Jeûne commenceront les réjouissances. On
Jubile à la perspective des ripailles aux-
quelles on se livrera ce soir" (2).
On se rend compte que le narrateur est très au fait
des traditions islamo-malinké. A ce titre, il veut son discours
limpide aussi bien pour ses corréligionnaires, les étrangers
éventuels et en particulier les Jeunes. L'auteur, nous l'avons
dit, l'a affirmé dans son "Avant-propos".
Soucieux d'éviter tout malentendu, tout quiproquo,
il se fait le commentateur de son propre discours et de celui
des autres personnages, Nous citerons quelques exemples:
- après l'altercation avec NakaridJa, Dady a eu un
entretien avec sa femme que le narrateur vient de rapporter.
Puis, il conclut:
(1)
Ibid"
p. 212.
(2)
Ibid., p. 14.
-
209 -
"Cet entretien eut un effet bénéfique sur l'hu-
meur de Minignan. Elle eut un sourire qui en
dit long à son mari"
(1)
- à l'interrogation de Dady, Djinémakan le ~aglclen
répond par une expression sybilline ("tranche le citron"),
inaccessible au non initié, et le narrateur d'ajouter:
"Cette expression veut dire que ce que le magi-
cien a vu est inéluctable" (2).
Djinémakan avait déjà utilisé cette expression à l'adresse des
notables de Ganda (3), sans explication supplémentaire, car
eux sont imprègnés de la culture locale et comprennent même à
demi-mot. Ici, ce pourrait être un clin d'oeil au lecteur non
initié, car il est impensable que Dady ne soit pas initié.
Le narrateur utilise aussi des parenthèses explica-
tives du genre suivant: "une calebasse pleine de niofaran
(breuvage de farine, d'eau et de miel)" (4).
Il n'hésite pas à surgir dans les dialogues des per-
sonnages sous forme de parenthèses, pour donner des éléments
d'infor~ation ou de précision. Exemples:
"Les deux femmes bavardaient tandis que Minignan
dfnait devant la cuisine."
"
Cadette, cria Dady (c'est ainsi qu'il appe-
lait sa femme)"
(5)
Dady, chez Fourougniouniouman, salue
"- Bonjour ma femme, {c'est ainsi que Dady 1'-
( 1 ) Massén~ , p. 29.
( 2) 1bid. P. 91.
( 3)
1bid. p. 84.
(4 ) 1bid. p. 94.
(5)
1bid. p. 14.
- 210 -
appelait parce que non seulement elle était de
la génération de sa grand-mère, mais était de-
meurée une amie de la fa~ille)" (1).
Ce narrateur, lui aussi, a catégorisé les personnages: tous
ceux qui sont dans le sillage de Dady et Miniqnan sont les
"bons", et naturellement, Masséni, leur fille qui les anapho-
rise. En revanche, le groupe de Nakaridja est rejeté par le
narrateur. Il va de soi que les options de Dady/Minignan, puis
de Masséni ont valeur normative. Ce niveau d'analyse corrige
quelque peu les conclusions que nous avons tirées de l'analyse
exclusive de l'espace-temps. En effet, nous avions vu, dans le
regard rivé sur le passé et les espaces traditionne~~, un
refus du présent et de l'avenir. Or Minignan et Dady, par leur
mariage ont transgressé la coutume; puis en refus~nt la "peau
de chèvre"
pour Masséni, ils remettent en cause cette même cou-
tume. En devenant stériles par réprésailles Minignan et Dady
sont victimes de leur désir de changement. Mais leur bonne édu-
cation et leur savoir-faire au plan traditionnel leur permet-
tent de venir à bout de l'adversité, représentée par Nakaridja.
Masséni nous présente donc un narrateur qui est un
min e nt s pé c i al i ste duc
par 1er ci t . Son sa vo i r
é
0 ntex ter é vé l é
é
est indiscutable et conduit de main de maître personnaqes et
lecteurs. C'est un narrateur absolument crédible dont la pré-
sence en texte par les commentaires détermine les options et
les préférences. C'est un guide de choix pour le lecteur. Notre
deuxième exemple conduit aux mêmes conclusions: le narrateur
extra-hétérodiégétique de Sacrés dieux d'Afrique donne des in-
formations purement et simplement, s'il estime qu'elles ne
posent aucun problème au lecteur. Mais la propension à expli-
quer et à commenter est grande, par exemple ce qui suit:
"Le petit est l'aîné de deux garçonnets de son
père et de sa mère: détail qui ferait sourire
un maitre-de-langue, si l'on n'expliquait pas
tout de suite qu'ici, parce que l'on n'a pas
(1)
Ibid. p. 21.
- 211 -
la notion de demi-frère et de mot pour désigner
le cousin qui est frère, il faut tout préciser
au risque de se perdre dans des précautions su-
perflues." (1)
Abondent aussi les notes infrapaginales qui tradui-
sent les mots de la langue maternelle de l 'aute~r, comme:
"Ato Bozo = Papa Bozo, Bobolo et vaca : Ecureuil et Bouc"
(2).
Certaines expressions écrites en Français sont aussi accompa-
gnées de traductions infrapaginales :
"un fortifiant-pour-homme : aphrodisiaque."
"une fois suffit pour que la femme soit doublée
pour que la
femme conçoive" (3).
Nous avons dans le sous-groupe que nous venons d'é-
tudier, le type narratif auctoriel de Jaap Lintvelt : le nar-
rateur "remplit la fonction de centre d'orientation aux plans
perceptif-psychique, temporel et verbal" (4). Or ce narrateur
est posé comme infaillible dans le corpus que nous venons d'é-
tudier. Oes perspectives spatio-temporelles nous seront indis-
pensables pour déterminer la qualité des rapports avec l'envi-
ronnement. Ailleurs, ce narrateur utilise un "Nous" inclusif
qui pourrait faire penser qu'il est présent dans l'action, c'-
est en particulier dans Les Fils de Kouretcha (5) et La Souche
Calcinée. Dans ce dernier roman, le narrateur désigne le genre
humain dont il fait partie. Et s'élevant au-dessus des person-
nages et même du lecteur, il se livre à des réflexions d'ordre
général: il "philosophe". Telle est par exemple la situation
dépeinte par le narrateur de La souche calcinée: en guise d'-
explication, mais aussi de conclusion à l'inquiétude qui enva-
hit Lagou au moment de quitter Akoua, le narrateur affirme
"C'est ainsi. Nos actes quotidiens, ceux-là mêmes qui nous
(1) Sacrés dieux d'Afrique, p.
10.
(2) Ibid. respectivement p.
13, note
et p.
17, note 1.
(3) Ibid. p. 27.
(4)
JAAP Lintvelt, Essai de typologie narrative: le "point de vue". Théo-
rie et analyse. Parls, [lbralrle José Cortl, 1981, p. 42.
(5)
(Nous avons abordé ce problème dans un de nos ouvrages, à propos des
Fils de Kouretcha, La création romanesque ... NEA, 1977, pp. 63 et
suivantes).
- 212 -
échappent parce qu'ils sont insignifiants pour être décidés au
moment où ils se produisent,. sont des préludes ~ des événements
de plus grande importance. Si nous pouvions les noter tous au
fil des jours, ce serait avec étonnement que nous
découvririons
dans l'avenir qu'ils ont été annoncés dans le passé" (1).
C'est une idée fondamentale de Denis OUSSOU-ESSUI.
Pour lui, tout événement se rattache à un vécu antérieur, tout
est prédéterminé.
Si nous avons pris des cas extrêmes, on ne peut fai-
re autrement dans une étude comme la nôtre, il faut convenir
qu'il est difficile de trouver un roman construit sur le même
type de focalisation d'un bout à l'autre. Dans le type aucto-
riel que nous venons d'étudier, les deux romans présentent
aussi deux cas de focalisation interne, il importe de les con-
sidérer de près. Dans Masséni, trois personnages sont focali-
sés : Blari, la soeur du chef et le chef.
Blari est l'esclave de famille du chef. Il remplit
les fonctions d'un confident sérieux. Lors de la séance d'ex-
plication après le forfait de la favorite par Orokélé interpo-
sé, Blari n'a pas condamné la favorite comme l'assemblée des
notables. Il connait les souffrances qu'elle a endurées. C'est
lui, Blari qui pense ces souffrances, même si elles sont dites
par le narrateur. La soeur du chef, elle, est prête à défendre
la favorite. Ses réflexions, ses pensées sont révélées par le
narrateur: sa belle-soeur aurait eu raison à condition que le
contenu de la corne soit un philtre d'amour et non un poison
(2). Enfin le chef (3). Pendant l'intervention de l'Iman, le
chef dévide le rouleau de l 'histoire ~ laquelle l'Iman fait
allusion. On a ainsi un double plan narratif: une rétrospec-
(1)
La Souche Calcinée, p.
144.
(2) Masséni, p. 105.
(3) Ibid. p. 198.
- 214 -
Dans Wirriyamu de Williams Sassine, nous le savons,
le récit est construit sur la base d'une narration extra-hétéro-
diégétique. Mais le narrateur utilise plusieurs centres focaux
selon la nature du message. Sur le mode de la focalisation zé-
ro, le narrateur témoigne d'une grande connaissance des per~
sonnages qu'il présente et dont il analyse les sentiments. Par
exemple, à propos de Kabalango, il énonce:
"Partout où il allait, il emportait avec lui,
précieusement, toutes les paperasses qui por-
taient chacune de manière désespérante, toutes
les marques de ses échecs. Parfois, il se de-
mandait si ce n'était pas seulement par maso-
chisme" (1).
Le narrateur rapporte et analyse à la fois les sen-
timents de Kabalango. A propos de Maria, il confie:
"Elle pensa un instant: "coucher avec un reli-
gieux, c'est se rapprocher de Dieu"
(2).
Ce type de focalisation justifie la technique unanimiste mise
en valeur par le tableau montrant le double mouvement spatial
et temporel étudié précédemment (3).
Cependant, comme si son savoir ne suffisait pas à
appréhender toutes les facettes de la vie du village et des
hommes, il emprunte leur regard et leur pensée. C'est la foca-
lisation interne. Elle est variable: sur le Vieux Kélani, el-
le relate l'histoire du village de Wirriyamu ; Maria nous fait
connaître sa vie antérieure par des monologues intérieurs et
Kabalango le héros, exhume ses souvenirs d'Europe et s'auto-
analyse. Condélo juge les attitudes des hommes alors qu'-
Augustinho, opère un rapprochement avec ses ravisseurs. Sur ce
mode de focalisation, le narrateur attribue aux personnages
t1) Wirriyamu, p. 12.
t2) Ibid. p. 24.
(3) cf. supra, pp. 131-136.
- 215 -
des fonctions et révèle indirectement leur "individualité".
Cette structure narrative incline à penser que le narrateur
n'est pas du village. Ainsi 1aisse-t-i1 à d'autres. le soin de
penser l' hi st 0 ire de ce vil1 age (Ké 1an i ). 11 se ra it do nc un
avatar de Kaba1ango qui vient d'Europe et ne connaît pas les
personnages (les habitants du village) dont il fera le tour
pour s'informer et voir. C'est cela qui le conduit chez Ké1ani.
et Maria. etc •.• Cette situation l'amène à occuper également
une position d'extériorité et à ignorer même ce que le lecteur
connaît. Ceci nous conduit au troisième type de focalisation
la focalisation externe. Deux exemples nous suffiront.
- Les combattants sont en pleine nuit noire dans la
forêt. un orage éclate. leur lampe s'éteint. un personnage ré-
agit :
"Cette fois-ci. nous devons nous attendre au
pire. lança une voix inquiète. tout près de la
lampe qUl venalt de s'ételndre"
(1).
Le narrateur en l'absence de lumière. ne sait pas
qui a parlé.
- "Le sergent Jones s'approcha du commandant d'Aria-
ga et lui chuchota quelque chose à l'oreille" (2). "le comman-
dant Jones dit quelque chose en dialecte et les villageois ap-
plaudirent." (3)
Le narrateur ignore ce qui a été chuchoté et dit.
Il a perdu son omniscience. Nous sommes confortés à af-
firmer que ce narrateur est étranger dans le milieu comme
Kaba1ango. Les trois romans suivants utilisent les deux
pre-
miers types de focalisation: Les Fils de Kouretcha. Aller
(1)
(2) Wirriyamu. p. 130.
(3)
Ibid. p. 132.
- 216 -
retour et La Carte d'Identité. Le narrateur du premier roman
présente les événements en focalisation zéro, sur le mode his-
torique, mais non sans irruption de temps à autre pour recti-
fier ou préciser le sens de certains mots ou comportements à
l'attention du lecteur. Ainsi du personnage de Dam'no répon-
dant à une invitation de l'Ambassade de France: le personnage
est minutieusement décrit sur tous les plans (1). Il en est de
même de la présentation des personnages de Tougon, Demblin et
Franblan, puis de la description de la nature extérieure: la
forêt, les plans d'eau, etc ... Tout cela est fait du point de
l 'historien qui note les faits et les interprête. Dans Aller
retour, c'est une biographie, celle de Nagnin, le héros, que
le narrateur donne. Ses larges connaissances des us et coutu-
mes du terroir lui permettent d'éclairer l 'histoire de Nagnin,
personnage exemplaire. Il la commente, l 'interprête et la jus-
tifie, approuve ou réprouve au besoin. Par exemple, c'est avec
une réelle satisfaction et un ton admiratif que le narrateur
rapporte l'insertion harmonieuse de Nagnin dans sa communauté
d'origine (2). Mais à la fin du récit, son point de vue a no-
tablement varié: il réprouve le comportement mensonger de
Nagnin dont il entretient régulièrement le lecteur, à l'insu
des autres personnages. Et par le même procédé, il arrive à
isoler Nagnin, car le lecteur et Jacqueline, l 'épous~ savent
le résultat de son attitude "criminelle"
à l'égard de Cathéri-
ne, sa concubine. Et il peut enfin le déclarer, mettant le
lecteur de son côté:
"Au lieu d'attribuer cette triste situation à
son égoïsme criminel, à la rupture de tous les
liens avec sa famille africaine, de les déplo-
rer au besoin et de chercher à les renouer, il
regretta plutôt de n'être pas resté auprès de
ses beaux-parents"
(3).
Autant le narrateur applaudit Nagnin lorsqu'il allie
(1) Les Fils de Kouretcha, pp. 9-43.
(2) Aller retour, chapitre 3.
(3) Ibid. pp. 126-127.
- 217 -
africanité et occidentalité, autant il le condamne lorsqu'il
devient un tissu de mensonge et de contradictions. Mais le
père de Nagnin, lui, conserve un beau rôle: sérénité, dignité,
qui inspirent respect, même à Jacqueline. Il acceptera la ré-
conciliation avec son fils, lorsque celui-ci aura réintégré la
"famille". Cette même attitude de parti-pris du narrateur
extra-hétérodiégétique domine dans La Carte d'Identité. Il
"surplombe"
les personnages antagonistes Mélédouman et Kakati-
ka~qu'il juge et départage, soutenant Mélédouman à propos du-
quel il déclare:
"Toujours calme, serein, et digne, malgré la
pluie dilùvienne qui tombait sur lui, Mélédou-
man répondit par un autre proverbe"
(1).
Mais ces trois romans, nous l'avons dit, utilisent
aussi la focalisation interne. Le narrateur utilise le "point
de vue" d'un ~rsonnage. Dans quelles situations précisément?
Dans Les Fils de Kouretcha ce mode narratif est utilisé surtout
dans les anachronies - rétrospectives ou prospectives. Cela ne
l'empêche pas d'intervenir pour expliquer et apprécier. Nous
savons, grâce à lui, que Dam'no est un colonialiste attardé ou
un néo-colonialiste, se battant pour ses propres intérêts, que
Franblan, sous des dehors grottesques, est un personnage tra-
vailleur, engagé aux côtés des Noirs; que Bayolaboyard, comme
les autres fils de Kouretcha, est perfectible. Le récit est
justement l'épopée de leur transformation, de leur évolution.
Dans Aller et retour, la focalisation interne s'opè-
re sur Nagnin, en particulier, à l'occasion de son retour de
France. Son regard s'ouvre sur la ville d'Abidjan, son pays,
il analyse et juge, dans le silence,les mentalités des popula-
tions. Le voici débarquant à Abidjan, il est émerveillé"
par
le développement de la ville, frappé par la "nonchalance" des
Abidjanais, 1 "'atmosphère d'éternelle kermesse", et une "am-
(1) La Carte d'Identité, p. 6.
- 218 -
biance bon enfant [une] insouciance
qui
constituaient le ca-
ractère essent iel de sa race ... " (1).
Quant à la ville, elle est ~une ville coquette qui
s'embellit chaque jour davantage. Malgré son cadre exotique,
elle n'a rien à envier aux grandes villes"
(2). Il sait aussi
apprécier les autres, comme il le fait de Katia, ce paysan et
ami d'enfance: "Franchement, il est très intelligent, ce
Katia" (3).
Mais le narrateur utilise aussi les guille~ets, le
style direct pour marquer son objectivité. Par exemple ici,
Nagnin porte un jugement de valeur sur les siens
"Ils sont plus natfs que je ne l'avais pensé.
Ou bien j'ai vraiment évolué" (4).
Ce souci d'objectivité l'anime lorsqu'il se fait
ethnographe et historien tout en se trahissant de temps en
temps, en particulier lorsqu'il parle du "miracle ivoirien".
Tout le jeu de la narration consiste à vouloir main-
tenir au narrateur sa suprématie de régisseur, d'organisateur
du r r c i t . Ce souci est encore présent lorsqu'il emprunte le
é
regard et la conscience d'un personnage, dont les opinions sont
des informations complémentaires qu'il peut redresser au besoin.
Dans La Carte d'Identité, la focalisation interne s'-
opère sur Mélédouman et Eba Va. Elle permet d'extérioriser d'-
une part les peurs et l'étonnement de la petite fille, et d'au-
tre part, d'exprimer l'étonnement profond de Mélédouman devenu
aveugle.
(1) A11 er retour, p. 14 •
( 2 ) 1bid. P • 31.
( 3 ) 1bid. p. 68.
l4 ) 1bid. p.
21.
- 219 -
Devenu "Philosophe", Mélédouman s'interroge non seu-
lement sur son identité, mais sur son existence,
ici
le
narrateur ouvre une brèche sur la focalisation externe
pour
donner plus de profondeur au doute fondamental. Mélédouman ne
sait pas, et le lecteur non plus, pas davantage le narrateur:
"Au point où en est Mélédouman, rien ne peut
plus l'étonner. Il décide donc de se rendre au
cimétière. En prenant cette résolution quel
sentiment en lUl fut determlnant ? Il ne le
salt. Slmple sentlment de curloslté ou senti-
ment inconsclent beaucoup plus pUlssant, plus
profond: doute sur sa propre eXlstence."
(1)
Cette instance narrative est rarissime dans notre
corpus. Et pour cause. Nous y reviendrons. Pour l'heure, exa-
minons les trois romans qui semblent faire exception à la rè-
gle de la majorité: Les Inutiles (1960), Le Jeune homme de
sable (1979) et Le Récit du Cirque .•. (1975).
II - LE CAS DE : LES INUTILES, LE JEUNE HOMME DE SABLE
ET LE RECIT DU CIRQUE ... DE LA VALLEE DES MORTS.
Les deux premiers romans présentent des narrateurs
occupant tour à tour, la position de narrateur extra-hétéro-
diégétique, et la position intra-homo-diégétique.
qui perçoit, qui raconte dans Les Inutiles? Nous
avons à proprement parler, une "instance perceptive", où un
seul regard et une seule conscience, sont assumés par le seul let
même personnage, Kanga Koné, et deux instances narratives. A
vrai dire, le roman est la relation du vécu d'un personnage.
Mais ce vécu est d'abord objectivé par un personnage extradié-
gétique à la troisième personne, ensuite par le héros lui-même
à la première personne. Si ce second aspect
parait évident,
- 220 -
le premier l'est moins. En effet le narrateur extra-diégétique
semble hésiter entre deux modes narratifs: la focalisation
zéro et la focalisation interne. Au premier abord, il nous dé-
crit le héros: il a vingt-sept ans, de haute taille, d'une
"fine musculature", les joues balafrées "~ l'ancienne mode
dioula, de la tempe A la naissance du menton"
(1). Non seule-
ment le narrateur connaît parfaitement le personnage mais il
est aussi versé dans l'anthropométrie régionale. C'est un nar-
rateur extra-hétéro-diégétique, A focalisation zéro. Mais li-
sons encore :
"Kanga s'était installé ~ Paris. Non par goût
de l'aventure, mais pour des raisons intimes
qui lui revenaient de temps ~ autre, au moment
de certaines lassitudes"
(2).
Ces "raisons intimes"
ne sont pas révélées; le nar-
rateur ne les sait-il pas? Ou est-ce une omission volontaire,
une paralipse ? (3) Ou sommes-nous en présence d'une focalisa-
tion interne? Dans toute la première partie du roman, le nar-
rateur maintient le lecteur dans cette situation d'incertitude.
Mais dans le même temps, il ne se départit pas du point de vue
du personnage. Ce sentiment se confirme dans la seconde partie,
où le narrateur cède la parole aux personnages: tantôt A Ciss~
tantôt ~ Astou, tantôt ~ Kanga le héros-narrateur, intra-homo-
diégétique qui laisse libre cours A une longue introspection,
situation parfaite de la focalisation interne. Le récit
de
Kanga est une autobiographie parfaite que les autres personna-
ges confirment, y compris le récit du narrateur, ce qui justi-
fie la coïncidence de sa perception avec celle du héros.
Donc en définitive qui parle? Le narrateur, extra-
diégétique, le héros-narrateur, intradiégétique, et d'autres
(1) Les Inutiles, p.
14.
(2) Ibid. pp. 14-15. C'est nous qui soulignons.
(3) cf. Genette, Figures III, p.
93 "Ici, le récit ne saute pas
comme dans l 1 ell1 ps e , pa r-dessus un moment, il passe à côté
d'une donnée. C'est une "ellipse latérale".
- 221 -
personnages à l'occasion. Mais selon une seule et unique per-
ception, celle de Kanga Koné, héros. Il est le sujet exemplai-
re dont la "conscience" est objectivée, et par rapport auquel
l'espace et le temps acquièrent une profondeur: biographie
(celle de Kanga par le narrateur), autobiographie, (celle de
Kanga par lui-même) constituent le récit du roman.
Les choses se présentent avec moins d'artifice dans
Le Jeune homme de sable, mais sont littéraire~ent plus élabo-
rées. Le narrateur varie, occupant tour à tour les deux posi-
tions extrêmes: extra-hétéro-diégétique et intra-homodiégé-
tique. Dans le premier cas, il bénéficie d'abord d'une focali-
sation zéro. Ici, l'intérêt du narrateur porte tour à tour sur
des personnages différents. D'abord, c'est le personnage d'-
Oumarou qui retient son attention et révèle ses pensées pro-
fondes: Oumarou connait particulièrement ceux qui l 'entouren~
et n'hésite pas à s'identifier à certains d'entre eux. Dans les
lignes qui suivent, le narrateur révèle les analyses que fait
Oumarou, dans le silence, sur les comportements d'Hadiza, la
troisième épouse de son père:
"Il savait qu'elle aurait réagi ainsi. Depuis
quelques temps, il savait ce qui se passait,
même dans la tête de ses concitoyens. Exacte-
ment depuis le jour où le soleil avait décidé
de conquérir cette cité. Comme si, avant de
faire plier les volontés, il avait d'abord
simplifié toutes les volontés. Au début,
Oumarou jouait à deviner les réactions de ceux
qui l' en t 0 ur aie nt; i l Prit ra pide me nt pla i sir
à ce jeu qui
procédait de l'auto-identifica-
tion psychologique, si bien qu'il se
surpre-
nait à remuer les livres face à un interlocu-
teur ; a lors il reprena i t tout à son compte e t,
à la fin,
les yeux pleins de compréhension et
de sympathie, il acceptait tout" (1).
A propos du Vieux Ibrahima, le narrateur
révèle
Mariama et Mafory
requièrent Ibrahima pour préparer un "gris-
(1)
Le Jeune homme de sable, pp. 29-30, soul igné dans le texte.
- 222 -
gris" afin que Mafory devienne la préférée d'Abdou. Pendant
l'exposé des motlfs de leur visite, Ibrahima rêve à son enfan-
ce, à son fils Ousmane assassiné avec l'aide d'Abdou, et à son
infirmité. Seul ce retour à son passé lui redonne vie, puisque
son présent est un cauchemar.
La focalisation zéro permet au lecteur d'avoir accès
à la conscience des personnages auxquels un régime autoritaire
a ôté toute possibilité d'expression. Elle est une accusation
indirecte du régime désigné.
Mais intervient aussi la focalisation externe sur
des personnages choisis: Elhadj Karamo vient de faire l'amour
avec une femme non identifiée, dans son bureau. Le narrateur
observe de l'extérieur par les volets. Les comportements des
deux personnages sont décrits, et leurs propos, rapportés avec
détachement. Le lecteur saura, plusieurs chapitres plus loin,
et par des recoupements que la femme est Hadiza : elle se don-
ne au Directeur de la Sûreté pour lui demander un service en
retour. Le narrateur évoque la corruption sans le dire. (pp.
55-57). Quelques pages plus loin, il présente Bandia et son
épouse Halima. Bandia est un ami d'Oumarou : vieux, pauvre et
infirme, éhontément exploité par le député Abdou ; Oumarou
éprouve un profond amour Dour lui. Sa femme Halima, a accouché
toute seule dans la brousse, et n'a droit à aucun repos. Le
ménage n'a aucune ressource pour élever le bébé. La nouveauté
est que le narrateur ne fait aucun commentaire, ne prononce
aucun jugement de valeur. Il expose. Au lecteur de faire des
recoupements et de tirer les conclusions. Sont mises en valeur
ici, la faim, l'injustice sociale, la vénalité et l'exploita-
tion des pauvres. C'est l'échec d'une société où l'individu,
Bandia par exemple, est obligé de s'inventer des fantasmes
pour survivre.
~
L'autre position extrême, c'est~e narrateur intra-
homo-diégétique. Le récit cannait par deux fois cette situa-
-
223 -
tion : au chapitre 1er de la première partie, le "Je-narrant"
est Oumarou, donnant sa propre histoire sous forme de phantas-
mes (rêve) par des flashes
plus ou moins cohérents: il ra-
conte son procès où il est à la fois acteur et témoin. Au cha-
pitre 1er de la troisième partie, il donne le récit de son
incarcération par analepse. Les circonstances de son interven-
tion en tant que personnage narrateur racontant son propre ré-
cit sont assez significatives, elles montrent que le procès se
déroule à huis-clos et que seul lui-même peut en témoigner,
que la lutte qui le conduit en prison est clandestine. C'est
dire que le lecteur ne peut être informé de ces situations que
par l'acteur lui-même. Une manière de mettre en valeur l'op-
pression sociale. A travers ses rapports avec son père, on de-
vine ce qu'il pense de cette société. En effet, celui-ci est
partisan d'une idéologie faite de petits calculs
politiques,
d'arrivisme, de mensonge et de soumission inconditionnelle au
Président-Guide. Il a fait torturer à mort Ousmane et tuer
Bandia. C'est pourquoi, ami fidèle des pauvres, et en particu-
lier de Bandia, Oumarou n'hésite pas à coucher avec la troisiè-
me femme de son père et à le tuer. Dans l'optique du texte,
Oumarou est un personnage positif poursuivant la même quête de
liberté et de justice que Tahirou et le peuple. Leur rapport
avec le contexte nous déterminera sur l'idéologie du texte. Le
dernier exemple est celui du Récit du Cirque ... de la vallée
des morts. Ce roman représente un cas de figure unique
dans
notre corpus, et sans doute dans le roman africain d'expression
française. En ce sens, il requiert une analyse détaillée.
L'identification du narrateur relève de niveaux très
complexes. Le roman met en scène un présentateur et un narra-
teur. Ce dernier non plus ne se laisse pas saisir facilement.
Le présentateur est celui du spectacle. Il util ise le "Nous" et
le" Je". Il nous' i nfor me a i nsi, au dé but dus pe c tac l e
"Ainsi quand débute, à cet instant, le Récit de
la Vallée des Morts, nous entrons comme des
intrus dans un nouveau-tnéâtre qui donne
son
- 224 -
premier spectacle"
l1)
Ce "Nous" qui parle est arrivé en retard et a manqué
la première partie du spectacle. Il apprend au lecteur que ce
spectacle a été minutieusement préparé loin des regards indis-
crets. Son auteur a pour pseudonyme, Saibel-Ti, qui lui-même
tient un rôle dans le jeu. Dans le "Générique" l2). après avoir
été présenté par un personnage qui ne se dévoile pas, il re-
prend la parole à la première personne du singulier:
"Je crois que notre manipulateur dont le nom se
lrouve inscrit au début du texte de notre
spectacle devrait se surveiller un peu. En me
passant la parole, Saibel-Ti me donne le droit
absolu de m'exprimer comme Je l'entends et de
mener cette partie du Film à ma guise et en
toute liberté. Je l'en remercie" (3).
Il devient évident que le présentateur est un per-
sonnage intradiégétique. Il fait partie de l'univers fictif de
Saibel-Ti, l'auteur du spectacle, il est acteur. Dans la suite
du récit, il semble nous conduire vers son dévoilement progres-
sif, mais en même temps, il brouille les pistes. Il
présente
ainsi le quatrième chapelet:
"Afrikou vient de donner le signal de départ.
Je n'ai pas le coeur à m'enfoncer dans la
nuit ..• " (4).
"Je", c'est qu'il est acteur, mais en même temps na't un dou-
te : qui est le "manipulateur"
? Saibel-Ti ou Afrikou. Plus
loin, une parenthèse explicative semble nous éclairer:
"C'est moi, Saibel-Ti qui vient de vous parler
'"
-
A partir de ce moment, Afrikou prend la
parole. Tant que je n'interviendrai pas pour
m'annoncer comme nouveau narrateur, c'est que
l1) Le Récit du Cirque ... p. 10.
(2) Ibid. pp. 50-56.
(3) Ibid. p. 50.
l4) Ibid. p. 70.
- 225 -
je suis moi-même auditeur de notre compagnon
et puis Afrikou est si passionnant à écouter.
Mere;''' (1)
Le lecteur est à peu près fixé sur l'identité du
narrateur-présentateur. Saïbel-Ti, auteur de la pièce, délègue
son pouvoir à un narratéur-présentateur-acteur, et le reprend
quand il veut. Il vient de passer ce pouvoir à Afrikou, qui
devient ainsi personnage-narrateur. Mais pendant le récit
de
celui-ci, alors que Saïbel-Ti
n'a pas encore prévenu le lecteur,
une voix se fait entendre:
"On ignore pourquoi, mais ni les auditeurs d'-
Afrikou, ni les spectateurs n'entendent plus
la suite de la légende de la Communauté des
Intolérances ... Ils n'entendent plus que la
voix de Saïbel-Ti qui commente les extraordi-
naires images qui défilent sur l'écran. Les
mots et les images se confondent, se marient,
s'aiment jusqu'à l'extase".
Ce procédé met au clair, les deux plans de l'aventu-
re: le plan de l'action, des personnages, et le plan de la
création, celui de Saïbel-TI, créateur et acteur, le second
étant une hypostase du premier. In fine, le roman nous apparaît
en partie, comme une parodie de la conception littéraire mode~
ne : personnages et auteur, narrateur et auteur sont des vues
de l'esprit. Nous reviendrons sur ces aspects plus loin. Pour
l 'heure, résumons-nous pour mieux cerner notre sujet.
Nous avons posé des sous-catégories pour les besoins
de l'analyse. Mais aussi bien dans les récits où domine la fo-
calisation zéro, que ceux où les deux modes narratifs sont d'-
égale importance, les conclusions se rejoignent à peu de chose
près. La variante importante à retenir est celle qui concerne
la position du narrateur par rapport à l'histoire: extra-
hétérodiégétique, caractérisé par l'omniscience et le parti-
pris, ce qui explique sa présence en texte par des déictiques
(1)
Ibid. p. 72.
- 226 -
et des éva1uatifs, malgré son absence dans l'action. C'est gé-
néralement un intellectuel analyste qui manie les déductions
et oriente le lecteur. Cette tendance répond è un souci chez
l'écrivain africain: celui-ci s'attribue un rôle d'éducateu~
et d'éclaireur de conscience. Il ne laisse pas au lecteur la
liberté de mener une réflexion personnelle è partir des textes
qui lui sont soumis; il les "lit" et les interprète pour lui.
Cette écriture a suscité une critique littéraire caractérisée
par les ré1evés thématiques, les appréciations des contenus:
le critère esthétique étant l'engagement ou le non-engagement
idéologique de l'écrivain. Ce qui est pour nous, insuffisant
et même irrécevab1e. Le seul intérêt de cette écriture pour la
présente étude, est qu'elle ouvre des perspectives d'analyse
pour la définition des identités et des personnalités cu1tu~
re11es de nos peuples, d'après les romans, dans la mesure où
la "parole" du narrateur a valeur normative. Quant ~ la foca-
lisation interne qui intervient sous cette catégorie, elle est
utilisée pour les anachronies, les "autobiographies" et les
jugements de valeur que le personnage porte sur lui-même, et
les autres. Mais ici, encore, nous avons vu que le narrateur
s'immisce dans le discours des autres pour apprécier et recti-
fier s'il y a lieu.
Trois textes ont été étudiés comme un exemple limi-
te : Les Inutiles, Le Jeune homme de sable et Le Récit du Cir-
que. Dans le premier, on note les deux types de narration,
extra-hétérodiégétique et intra-homodiégétique, mais avec une
seule et unique perception, celle du héros Kanga. Ces deux ty-
pes de narration se retrouvent aussi dans Le Jeune homme de
sable, plus complexifiés, comme d'ailleurs l'écriture elle-même
du roman, est plus élaborée. Le narrateur hétérodiégétique s'-
intéresse d'abord au personnage principal, le héros, Oumarou.
Il le présente au lecteur, sous la focalisation zéro, avant
d'en faire son centre focal. Le narrateur a ainsi accès è la
conscience des autres personnages par Oumarou, le militant po-
litique aux idées pures et révolutionnaires. Ces personnages
sont des résignés, ils n'ont pas droit à la parole dans un ré-
- 227 -
gime total itaire. Ainsi, Oumarou devient la "bouche de ceux qui
n'ont pas de bouche".
Ce mode narratif s'accommode de la focalisation ex-
terne dans Le Jeune homme de sable. Ici l'intérêt du narrateur
est indistinctement porté sur Elhadj Karamo et Hadiza ; les
fossoyeurs de la liberté. Le narrateur refuse d'accéder à leur
conscience. Leur comportement extérieur en dit long sur leur
conscience. Il en est de même de Bandia et Halima son épouse,
dont l'attitude est faite de résignation silencieuse. Enfin Le
Jeune homme de sable, utilise le mode narratif intra-homo-
diégétique : Oumarou raconte sa propre histoire, son procès à
huis-clos, sa lutte clandestine pour la liberté. Il ne peut en
être autrement, car il est à la fois acteur et témoin. Le Jeu-
ne homme de sable reste un texte très "libéral", mais aussi
idéologiquement connoté. Le récit du cirque s'inscrit dans
cette lignée, mais son narrateur fluctuant, navigue sur la
frontière mince entre l'auteur et l'acteur. A présent, nous
allons examiner les romans dans lesquels domine le type de
narration intradiégétique.
III - ROMANS A NARRATION INTRADIEGETIQUE
Dans cette seconde catégorie, peuvent se ranger la
trilogie de Dadié : Un Nègre à Paris (1959) (1), Patron de
New-York, (1964) et La ville où nul ne meurt (Rome) (1968), et
d'autres romans comme Dramouss de Camara Laye, (1966), Violent
était le Vent (1966) de Charles Zégoua Nokan, Le Cercle des
Tropiques, d'Alioun
Fantouré (1972) et Chaîne de Saïdou Bokoum,
(1974). Nous passerons rapidement sur les chroniques de Dadié
dont l'identité des narrateurs est évidente. Ils ont pour noms
Tanoé Bertin dans Un Nègre à Paris, Bernard dans Patron de
New-York, Le narrateur de La ville où nul ne meurt (Rome) est
anonyme.
Il est désigné par le "Je-narrant". Tous sont des en-
(1) Nous avons utilisé l'édition de 1976.
- 228 -
quêteurs munis d'un journal de bord, notant leurs impressions,
leurs expériences, leurs découvertes, au bénéfice d'un tiers,
Ivoirien et Africain. Ils se permettent des comparaisons entre
les peuples, des conseils aux Africains, et retiennent ou non
des modèles. Cette inclination les conduit de temps à autre à
se détacher de leurs récits pour se livrer à des réflexions'
générales, adoptant la position d'un faux narrateur hétérodié-
gétique. C'est que ces personnages, héros narrateurs se sen-
tent investis d'une mission, parlant au nom de leurs peuples.
Ils racontent non seulement l 'histoire de leur propre voyage,
mais à travers elle, ils vivent l'aventure d'un peuple. Ils
sont, stricto sensu, des narrateurs intra-homodiégétiques, et
intra-diégétique tout court, plus informés que le lecteur. Ils
sont les seuls personnages de leurs récits censés s'adresser
à d'hypothétiques destinataires qui sont leurs correspondants.
Cela est plus évident dans Un Nègre à Paris. Cette structure
du héros narrateur est de mieux en mieux exploitée dans les
autres romans.
Tous les récits sont donnés à la première per-
sonne "Je"
ou "Nous"
; désignant des personnages engagés dans
l'action et racontant à la fois leur propre histoire, et celle
de leurs peuples, et cela sans aucun artifice.
Fatoman, dans Dramouss se raconte et raconte l'aven-
ture de la décolonisation. Il ne ménage aucun effet de surpri-
se, aucun doute, tout est expliqué corrmenté selon sa propre op-
tique. Sauf en trois occasions où il cède la parole à des tiers,
mais pour des récits étrangers à la diégèse romanesque:
- le récit du griot Kassery
- l'intervention du père du narrateur expliquant le
sens de la créat~on artistique
- le récit fantastique de Dramouss.
Ces récits sont en situation intertextuelle et fe-
ront l'objet d'une analyse détaillée appropriée. Nous voulons
montrer ici que le relais de la parole se justifie. Il en est
de même du Kossia de Violent était le vent. Nous insisterons
- 229 -
sur deux romans moins connus, Le Cercle des Tropiques et Chaî-
ne. Le premier met en scène, un héros-narrateur, Bohi Di, uti-
lisant le "Je"
et le "Nous, surtout dans la partie où il rela-
te son expérience de paysan. Le "Nous" désigne le groupe dont
il est membre et qui subit la sévérité de la nature, l'escro-
querie des commerçants et des dignitaires administratifs
et
religieux. Mais il se singularise par le "Je"
pour refuser la
soumission de ses congénaires.
Le "Je"
exprime la distance critique et la révolte:
"Peu de temps après, rapporte-t-il, abandonnant
tout espoir, je prenais congé de mes compa-
gnons" (1).
Bohi Di apparaît donc comme la conscience critique
du groupe paysan, il est en transformation progressive vers une
conscience politique plus aiguë qu'il atteindra à Porte Océane:
il est plus la voix d'un groupe qu'un personnage individuel ou
héros. En même temps, il semble être le porte-voix de l'auteur,
par le refus d'une vision théocentrique du monde qui interprè-
te tous les malheurs et les exploitations comme des épreuves
de Dieu qu'il faut accepter. Ce dont profitent les dignitaires
religieux. Bohi Di se désolidarise de cette "mystique humilité"
en devenant "Je".
Le sujet du discours ici, c'est la société des ex-
ploités. Mais le narrateur-énonciateur est Bohi Di, héros en-
richi des pouvoirs de l ~auteur dont il bénéficie de la sympa-
thie. Bohi Di est une parole d'autorité. Ses options sont nor-
matives. Cette structure narrative se retrouve à peu près dans
les mêmes termes
dans Chaîne de Satdou Bokoum. Le "Je-
narrant"
est Kanaan, personnage central du roman. Il a trente
ans et raconte son itinéraire intellectuel et moral, en fait
l'histoire de sa déchéance qui est apparue in fine, comme sa
(1)
Le Cercle des Tropiques, p. 15.
- 230 -
résurgence gr~ce au Kotéba. Mais "Je"
est plus vaste qu'il ne
parait. il incarne une race. celle de Cham. Kanaan vit l'aven-
ture d'un peuple. la "Négraille". la "diaspora nègre". Il est
ce "Je" lyrique. ce cri viscéral d'un Césaire dans Le Cahier
d'un retour au Pays natal. ou d'un Fanon dans Peau Noire mas-
ques blancs. comme le souligne si adroitement Bernard Mouralis '
(1). La double fonction du "Je", référence à un personnage ro-
manesque et référence à une humanité est un des aspects origi-
naux de l'écriture de Saïdou Bo koum , lisons plutôt
"Je sais qu'à l'origine. tout avait commencé
par une gigantesque enculade. Mais il a fallu
qu'avec moi ça se pass~t ainsi. littéralement.
dans ma chair ... " (2).
Nous remarquons que dans cette catégorie de romans à
narration t nt r ad i qé t i qu e , le consensus est total. Le narrateur
é
est' à la fois individuel et collectif. Individuel en tant que
personnage romanesque. un "Je"
ayant une identité textuelle.
Mais fortement codé et connoté. ce personnage devient un spé-
cimen social et historique. Le référent d'une humanité. ou d'-
un groupe social. Il est doué d'une autorité qui rend sa parole
crédible dans ses critiques et ses propositions de choix de
sociétés. Sa quête s'annonce donc exemplaire et normative.
*
*
*
Si nous gardons la terminologie de Jaap Lintvelt.
nous pouvons distinguer deux grandes catégories de narration
la narration hétérodiégétique de type auctoriel. et la narra-
tion homodiégétique de type auctoriel. En combinant les con-
cepts de Lintvelt et ceux de Genette, nous cernons mieux notre
(1) "Le thé~tre dans le roman: A. Fantouré et Saïdou Bokoum". in Michaud,
Négritude: traditions et développement, p. 104 et 29.
(2) Chaine, p. 76.
- 231 -
objet: la narration extra-hétéro-diégétique de type auctoriel
et la narration intra-homo-diégétique de type auctoriel. Dans
le premier type, le narrateur est omniscient à tous points de
vue. Il domine de très haut les personnages et même le lecteur
concret auxquels il déchiffre, commente et interprète l'his-
toire et les phénomènes (Masséni). Il oriente la lecture et la
compréhensi on du texte dans l' intérêt de l a communauté : les
valeurs qu'il choisit sont généralement la justice, la liberté,
le progrès social. Il est caractérisé par l'omniscience et l'-
omniprésence totales. Le second type, le narrateur est un per-
sonnage-acteur, généralement posé comme un spécimen. Celui-ci
n'est pas toujours positif. Généralement il évolue du négatif
au positif (Kanaan dans Le Jeune homme de sable) ou inversement
(Kanga Koné dans Les Inutiles). Il est un spécimen ou un modèle
dans le sens qu'il est le produit d'une aire interculturelle
mal maîtrisée. Nous avons alors des récits biographiques. Mais
dans notre corpus,
personnages -acteurs et personnages-narrateurs
sont assumés par la même instance. Nous avons alors des récits
autobiographiques: c'est la superposition des types auctoriel
et actorie11 de la narration homodiégétique.
Nous avons très peu d'exemples de types narratifs
neutres ou focalisation externe. Le narrateur ou le personnage
ne pénètre pas la conscience des personnages ou des acteurs.
Il ne relate que ce qui est perceptible par les sens. Chaîne,
Wirriyamu et Le Jeune homme de sable en donnent les exemples
les plus élaborés. Il faut le dire, ce sont des romans d'une
facture assurée. La Carte d'Identité adopte cette perspective
pour poser le doute ontologique.
Nous voyons à ces analyses que le roman que nous
étudions a une forte connotation idéologique. C'est pourquoi
il importe d'étudier les relations entre le narrateur, le per-
,.
sonnage ou le héros,
et
l'environnement.
- 232 -
B -
LA RELATION AVEC L'ENVIRONNEI1ENT SPATIO-TEMPOREL
Notre objectif, dans les lignes qui viennent, est de
montrer la nature des rapports qui existent entre l'histoire
~es communautés décrites lespace et temps) et les personnages
de valeur, ceux-ci étant définis comme tels par des "narra-
teurs savants", détenteurs de la parole authentificatrice. Une
telle analyse nous conduit à répertorier les romans dans qua-
tre groupes. Etant bien entendu que ces catégories sont des
schémas d'analyse. Considérés dans les détails, ces romans
peuvent combiner plusieurs cas de figure, mais nous avons choi-
si de raisonner en termes de prédominance. Les quatre catégo-
ries identifiées sont :
1- Les romans dont les personnages de valeur consom-
ment une rupture radicale avec leur contexte d'origine.
2- Ceux dont les héros après une bonne observation
de la société africaine, vont à la découverte de la société
occidentale en vue de comparer et trouver une meilleure voie
ce sont les personnages-juges sereins de l'Occident.
3- La catégorie des romans réformateurs : les per-
sonnages ont effectué une longue quête en Afrique, qu'ils ter-
minent en Occident. Ils rentrent avec des idées
généreuses;
leur contact avec l'Afrique est d'abord émotionnel, une con-
jonction parfaite se réalise à ce niveau. Mais avec le temps,
ils se rendent compte du fossé intellectuel qui les sépare de
leur contexte d'origine. Tentés par la rupture, ils se ravi-
sent pour transformer l'Afrique de l'intérieur.
4- Enfin, la quatrième catégorie est celle des ro-
mans révolutionnaires. Le héros constate la cassure idéologi-
que qui le sépare de son milieu, mais plutôt que de romore, il
décide de changer les choses par la lutte idéologique, avec la
certitude de changer radicalement la société par la victoire.
L'espérance en une Cité Idéale fonde cette catégorie.
-
233 -
Examinons à présent chacune de ces catégories.
1 - LES ROMANS DE LA RUPTURE RADICALE
En réalité. très peu de romans figurent des ruptures
radicales entre les personnages héros et leurs contextes. Dans
la grande majorité. les personnages évoluent toujours vers un
compromis. Nous avons rangé sous cette catégorie. Faralako.
roman d'un petit village africain (1958) et Les Soleils des
Indépendances (1968). Mais seul ce dernier pourrait être rete-
nu dans cette catégorie. En effet le héros Fama. bien que bé-
néficiant de la condescendance du lecteur concret. ne retient
pas l'estime du narrateur-conteur qui le fait balloter du ca-
dre urbain au cadre traditionnel. en vain. pour le faire échouer
en prison. et mourir à la frontière de deux pays. Ridicule dans
son comportement et dans ses allégations. Fama est un homme dé-
passé. et mieux. un homme déclassé: il n'appartient ni au mon-
de traditionnel. ni au monde moderne. il est abandonné. ou il
abandonne à la croisée des chemins. Il est exemplaire de la
rupture radicale. mais une rupture qui ne donne rien. une rup-
ture qui est un échec. Tel n'est pas tout à fait le cas de
Faralako. C'est la fin de ce roman qui le fait ranger dans cet-
te catégorie: la fuite sans espoir de retour. Il est retrouvé
quelques années plus tard. à Daloa. en Côte d'Ivoire. Un con-
texte d'accueil sans doute différent du contexte d'origine.
Mais avant d'en arriver à cette fuite. il a connu la conjonc-
tion émotionnelle avec son milieu. Débarquant d'Europe. Ni s'-
identifie à l'espace et à l 'histoire de son village. de la
Guinée et de l'Afrique. C'est un regard d'adolescent qui re-
trouve
et redécouvre son pays natal après sept ans d'absence.
Plus qu'un émerveillement. c'est une fascination qui trahit un
langage lyrique et métaphorique. Les éléments naturels. per-
sonnifiés. non seulement acquièrent vie et intensité, mais en
dispensent. comme ce ciel qui "sourit comme un nourrisson". ce
sol e i l qui " f écon de l a t e r r e et dis t i l l e l ' amo ur" (1). Le
(1) Faralako. p.
11.
- 234 -
nourrisson, la fécondation de la terre par le soleil, et la
distillation de l'amour sont vie et promesse de vie, tous at-
tributs de la terre natale. Les métaphores font de Faralako,
le symbole de la Grandeur Perdue, des Hauts faits de l 'Histoi-
re Africaine et construisent insensiblement une mystique de la
pannégrité dont Faralako est le centre. Par exemple, "l'es co-
quettes cases de Faralako" sont désignées comme des "énormes
encensoires dans le feu des superbes flamboyants". L'encens
est une substance aromatique qu'on répand en signe d'adoration
dans les cérémonies religieuses ou pour chasser les mauvais
esprits dans la tradition africaine. Faralako est donc un lieu
de recueillement de la Nature, et par conséquent, un lieu
ex 0 r c i s é, pur i.f i é par le" feu des fol am boy a nt s ". V0 i l à l e v i l -
lage élevé à des dimensions mystiques qui éclatent les hori-
zons physiques pour faire de Faralako la sève vivifiante du
genre humain:
"Ni a le sentiment qu'en abandonnant le peuple
Noir de Faralako, le genre humain perdrait le
plus inestimable des forces vives, la plus
limpide des sources de valeur de simplicité
grandiose" (1).
Faralako apparaît comme le dernier rempart de l'Hu-
manité devant les assauts répétés de la "civilisation nouvel-
le:
"La nature en parturition parle un véritable
galimatias que peuvent débrouiller les seuls
enfants de Faralako, vivant la vie bucolique
et ~ystique de leurs ancêtres, évoluant dans
l'écheveau inextricable d'une coutume antédi-
luvienne demeure égale à elle-même par delà
les successions du temps". (2)
Le héros n'est pas seulement un élément de l'ensem-
ble, mais il fa it corps avec cet
ensemble .
( 1 ) l bid. p. 96.
( 2 ) lb id. p . 13 •
- 235 -
"Tous les mystèr.es de l'Afrique gonflent main-
tenant le coeur de Ni" (1)
Nous avons une identification totale du héros avec le milieu
extérieur, ou une conjonction totale avec le contexte africain
à côt~ duquel l'Occident apparaît comme une lézarde, un acci-
dent dans "le Mur des Temps", "montagnes lépreuses", "arbres
poussifs", "lacs manufacturés". Ce contexte produit des anti-
valeurs comme les "éléphants mécaniques", des hommes "somnam-
bules".
Ces métaphores expriment le détachement du héros par
rapport à l'espace-temps occidental. La disjonction avec l'Oc-
cident conjoint le héros à l'Afrique, mais momentanément. Son
désir de transformer la société africaine provoque le courroux
des traditionnels inconditionnels: Ni est obligé de quitter
le village et le pays. C'est une rupture radicale, mais non
souhaitée. La catégorie suivante des romans est celle où le
héros n'est pas disjoint par rapport à l 'Occident, ~ais en est
plutôt un juge serein.
II - LES ROMANS OU LE PERSONNAGE PRINCIPAL JUGE
L'OCCIDENT AVEC SERENITE
Dans cette catégorie, on compte la trilogie de Dadié
et Kocumbo l'étudiant noir (1960). Dans sa trilogie de l'Occi-
dent, l'écrivain Dadié garde à ses héros narrateurs, sensible-
ment les mêmes rapports avec l'environnement extérieur. Le hé-
ros narrateur y adopte deux attitudes: le détachement de l'-
enquêteur d'une part, et de l'autre, l'analyste qui compare
ses notes avec son expérience africaine. C'est ici qu'il s'im-
plique dans son discours. En dehors de l'exemple américain qu'-
il rejette (2), le personnage conseille le discernement dans le
(1) Ibid. p. 16.
(2) cf.
notre étude, La création romanesque ... p. 180 et sui-
vantes.
- 236 -
choix des modèles. Nous prendrons en exemple. le dernier titre
de la trilogie: La ville où nul ne meurt (Rome). Sur le mode
de la comparaison critique. le personnage-narrateur analyse et
montre son incapacité à vivre à Paris. Il veut plutôt s'en
échapper: "Mon passé lutte contre le nouvel homme que j'ai v
voulu devenir" (1). Son passé. c'est son vécu africain. ses
traditions. Imaginairement le personnage croyait devenir autre
par son séjour parisien. il pensait accomplir sa mue. A la ba-
se. il y avait donc une négation de son être ancien. de son
être africain. son identité. Le nouvel être qu'il recherche
représente une personnalité occidentalisée. Il se rend compte.
qu'au terme de sa quête.
il est resté i nass imil abl e. ou pl utôt
il refuse consciemment l'assimilation: il renvoie l'Europe et
l'Afrique dos à dos. En effet. la guerre est un des fondements
de ses réflexions critiques. Ici. il compare les situations de
belligérance de l'Europe et de l'AfrilJue : si on ne peut approu-
ver que dans l'ancienne Afrique. des tribus se fassent la gue~
re. on peut le comprendre compte tenu de leur état d'évolution.
Mais cela est inadmissible des occidentaux. "Etre à la fois si
avancés et si retardataires! Troublant"
(2).
Le personnage-narrateur est tout aussi sévère sinon
plus à l'endroit de l'Afrique: celle-ci n'a pas toujours fait
preuve de discernement dans son mimétisme. Il critique par
exemple la course frénétique au diplôme:
"Le parchemin en effet. n'octroie à personne la
science de vie et ne devrait accorder à
nul
homme une préséance dans une société normale-
ment évoluée et organisée"
(3).
L'homme est aussi apprécié par rapport à son avoir
et non par rapport à son être
( 1)
La vi 11 e 0 ù nul ne me urt. p. 7.
( c ' est nous qui sou 1i gnons ).
(2)
Ibid. p. 20.
(3)
Ibid. p. 22.
- 237 -
"La valeur de l'homme se mesure aux fonctions
qu' il occupe, aux
mo l uments qu
é
1 il
cumul e, à
la longueur de la carapace du véhicule, à la
richesse de l' habit qu' il porte" (1).
Toutes ces critiques, portées à l'endroit de l'Afri-
que, et particulièrement de la Côte d'Ivoire, lui sont inspi-
rées par son séjour occidental. En définitive, chacune des
deux sociétés a du bon et du mauvais. Il faut du discernement
dans la recherche des modèles. Kocumbo aboutit à la mëme c on-
clusion, à partir de l'observation de ceux qui ont voulu sans
discernement l'Occident comme Durandeau, cet Ivoirien qui a
changé son nom pour "sonner occidental". La différence est que
Kocumbo fait un retour sur lui-mëme, alors que les héros de
Dadié "pioche"
dans les deux cultures pour reconstituer une
nouvelle culture, viable, bénéficiant des erreurs de l'Occi-
dent et de l'Afrique.
Les rapports des différents personnages de valeur
avec leurs contextes spatio-temporels sont de conjonction in-
tellectuelle : non rejet de la société occidentale, ni rejet
de la société africaine, mais une synthèse faite de discerne-
ment pour une société enrichie. Cette catégorie de romans sem-
ble s'opposer à la suivante: le roman réformateur.
III - LE ROMAN REFORMATEUR
Ce sont des romans dont l es personnages, à l' excep-
tion de deux, Vers de nouveaux horizons de Denis OUSSOU-ESSUI
et Masséni de Tidiane DEM ont visité l'Europe, y ont reçu une
formation solide et viennent servir leur pays. Ce sont: Dra-
mouss (1966), Vers de nouveaux horizons (1965), La Souche
Calcinée (1973), Les Inutiles (1960), Masséni (1977), Aller
retour (1977), Sacrés Dieux d'Afrique (1978), Le Pyromane
apaisé (1979), La Carte d'Identité (1980).
(1) Ibid. p. 54.
-
238 -
Tous ces romans fiqurent deux types de rapport entre
leurs personnages et les contextes dans lesquels ils vivent:
négation de l'Afrique qui les conduit en Europe, puis désillu-
sion qui les ramène vers l'Afrique. Cette structure concerne
les personnages qui se sont formés par l'expérience de la vie
comme Kanqa Koné dans Les Inutiles. Elle connaît une variante
pour les personnages qui sont allés faire des études en Europe:
la négation, une f o rme de disjonction, n'est pas à l'origine
de leur départ, mais une quête évidente du savoir et du mieux-
être. Dans un cas comme dans l'autre, le retour s'opère tou-
jours par un contact émotionnel. Etudions des exemples. Prenons
Les Inutiles. Avant la visite de l'Europe, l'Afrique, et en
particulier la Côte d'Ivoire, est relatée, à travers les mani-
festations de son contenu. Le souvenir de Kanga porte d'abord
sur Séguéla, perçu à travers le oersonnage de l'écol ier Cissé,
qui le malmenait pour l'escroquer, à travers l'imaqe de son
père alcoolique, mort prématurément, et à travers sa vie pro-
fessionnelle précoce pour aider sa mère. Abidjan lui oarut
alors comme un bouet de sauvetage, l'espace de la libération
économique et sociale, réplique "du modernisme occidental" (1J.
Mais dans un deuxième temps, lorsqu'Abidjan devient une réali-
té, elle déçoit les espoirs du héros. Il passe ainsi de la
conjonction "imaginée",
à une disJnnction vécue. Abidjan qui
paraissait une image réduite de l'Europe, n'a pas encore ter-
miné sa mue. Kanga trouve les l'lots les plus durs pour siani-
fier sa rupture avec l'Afrique et sa conjonction avec l'Euro-
pe :
"La coutume, avec son cortège de devoirs, de
privations, d'austérité l'avait en maintes oc-
casions rebuté. Alors étaient venus le décou-
ragement, la l ass i tude mora le, sources des
grandes décisions. Il avait senti naître en
lui, un sentiment égoïste, celui d'aller ail-
leurs et, le sort aidant, d'y vivre sa vie,
pleinement, à l'abri de toutes les zizanies de
la mentalité africaine"
(2).
(1) Les Inutiles, p. 35.
(2) Ibid. pp. 63-64.
- 239 -
Il n'est pas besoin d'insister davantage
oour
se
rendre compte du style de la rupture et
re
la
disjonction.
Mais la vie en Occident n'a pas comblé les espérances du héros,
il trouvera les mêmes accents pour stigmatiser sa mé~rise. Son
séjour français sera désigné par le vocable redondant d'''exi1''
il conclut que la société française a aussi ses castes et ses
classes. Sa fuite en Europe devient donc égoïsme et se convainc
de 1'" i nut il i té" de 1a présence des Nègres en Fra nce. D'où 1e
titre du roman, les Inutiles:
"Nous formions, dit-il, le bataillon de l'Afri-
que dépersonnalisée, la classe improductive des
volontaires de l'aventure: autant de bras que
réclamait le pays, autant de cerveaux qui s'é-
paississaient, ici, à singer plutôt qu'à édu-
quer là-bas" (1).
Puis vient la décision capitale:
"las de jouer à cache-cache avec les autres et
moi-même, je décidai de rentrer. Peu m'impor-
tait la modicité de ma contribution que j'ap-
porterais à l'Afrique: elle s'ennoblissait de
la paix de ma conscience.
Je n'aurai pas été pour mon pays un inuti-
le" (2).
Donc la décision de retourner en Afrique, n'est pas
seulement une réconcil iation avec l'Afrique, mais aussi une ré-
conciliation avec soi-même, en somme une reconquête de sa per-
sonnalité. A partir de ce moment, le récit chanqe de ton, il
devient lyrique: d'abord le paysage africain vu d'avion émeut
le personnage. Abidjan l'émerveille, l'enchante et fouette son
orgueil national
(3). Il décrit minutieusement les principales
avenues, rues, et places. Après s'être réconcilié avec Cissé
dans l'avion, avec l'espace africain et abidjanais, avec Astou
(1)
Ibid. p. 87, (c'est nous qui soulignons)
(2) Ibid. p. 89.
(3)
Ibid. pp. 93-94 et 97.
- 240 -
qui réussit à surmonter ses propres contradictions et à rompre
avec ses parents, il se préfigure un univers, celui de l'Afri-
que de demain, dans l'image du "Désert" :
"Le Désert", ce soir-là, connaissait l'anima-
tion des premiers samedis des mois. Dès vingt
heures, les tables avaient été prises d'assàut
par un publ ic divers, de tous rangs, de toutes
conditions. Le maître, au bras de sa cavalière,
côtoyait le domestique et la servante; le pe-
tit commis et la dactylo bousculaient leur
chef de bureau; le matelot en bordée, épris
d'exotisme, poussait devant lui, au son d'une
samba, la premi ère two -two (1) rencontrée à
Treichville ; le médecin, la sage-femme, l'avo-
cat, les boys et les chauffeurs, les plantons
et les manoeuvres, Blancs et Noirs, Métis, cha-
cun et sa chacune s'agitaient avec frénésie,
oubl iant pour un soir leurs différences et leurs
complexes ... L'orchestre animé par le Sénéga-
lais Mbengue distillait tango, mambo,
rumba,
slow,
swi nn , samba et bee-bop. Les costumes
allaient du-complet noir à la chemisette samba,
de l'opulente robe de soirée ail pagne ghanéen
et à la camisole dioula, du pantalon féminin à
la culotte de plage. La démocratie et la liber-
té s t exor ima ient ici avec toute la fantaisie de
l'extravagance et du sans-9ê~e vestimentaire"
( 2 ) •
La société rêvée dans ce texte est celle où sont abol ies
les différences liées aux conditions sociales, de sexe, ou de
race. Une société d'égalité fondamentale, et de liberté. C'est
pourquoi, avant l'épisode du "Désert", Astou a rompu avec ses
parents, c'est-à-dire avec les traditions maintenant l'homme
dans des castes, et la soumission inconditionnelle.
Tous les développements précédents répondent à la
question du rapport entre l'environnement social et le héros.
Ce roman fait de Kanga le sujet central
: sujet du discours,
sujet de l'action, et en ce qui nous concerne ici, le sujet de
1.1)
note de l'auteur "Two-Two
fille publique, d'origine nigérienne" p.
127.
(2) Ibid. pp. 127-128.
- 241 -
l'espacé-temps. Il intériorise les phénomènes à tel point qu'il
les vit intensément. Dans la première phase de son évolution,
celle du "reniement" (1), il ressent les habitudes de vie de
l'Afrique comme une humiliation à la fois personnelle et col-
lective. Il se sent intimement lié à l'espace-temps africain
malgré ses efforts pour s'en défaire. Il n'y réussit d'ailleurs
pas, puisque l'espace occidental auquel il se sentait lié in-
tellectuellement n'a constitué qu'un prétexte de prise de cons-
cience de son "africanité" et de son rôle en tant qu"'évolué",
au
sens de l'époque. Au terme de son parcours, le résultat est la
profonde conjonction intime, viscérale, entre lui et son cadre
d'origine, sans pour autant se "détacher"
du contexte occiden-
tal auquel il ~st intellectuellement conjoint. Cela s'appelle
de l'ouverture. On comprend alors la description réaliste et
lyrique de la ville
d'Abidjan: le Pont Flottant, Place
Lapalud (actuelle place de l'Indépendance), "Avenue 13, rue 17
(adresse de Diaby Astou), Boulevard Antonetti, Avenue Lamblin
Boulevard Colomb, Avenue Delafosse, etc ... marquent l'attache-
ment viscéral avec ces lieux. Alors que l'''UFOCI'', et le "Dé-
sert" sont des lieux de sa vision de l'Afrique de demain. Le
premier aurait pu être le creuset de l'unité nationale et afri-
caine: les fonctionnaires "de toutes les races, de tous les
territoires de l'A.O.F." s'y retrouvaient. "Les amitiés qui s'y
nouaient étaient solides, sans sectarisme, sans ce régionalisme
congénital qui
s'éveillait parfois à Treichville."
(2) Il abo-
lissait les frontières.
Le second, le "Désert" abolissait les
classes sociales. Ces deux lieux ramènent à fleur de texte,
l'idéologie de base du roman. C'est par celle-ci que le héros
reste intellectuellement attaché à la France de la Révolution,
qui n'a cependant pas réussi à passer ces idées dans les faits.
La "fortune" y a "créé ses castes et ses classes" (3).
(1) cf. introduction du roman: "Jai puisé ces idées aux sour-
ces du Reniement et je les renvoie à la face de mes frères,
en désordre et sans prétention ... à la manière de chez nous".
(2) Les Inutiles, p.
53.
(3) Ibid. p. 86.
- 242 -
Au total, le parcours de Kanga dans les espaces
Afrique-Occident est un itinéraire de formation.
Il n'oppose
pas, in fine, ces deux espaces, mais les rend complémentaires.
C'est un rapport qui obéit au schéma identisation/identification,
dont l'aboutissement pour Kanga est l'intériorisation de l'es-
pace africain. Identisation par rapport à l'espace occidental
dont le héros prend un recul raisonné, mais sympathigue. Il se
pose ainsi comme Sujet, s'identifie à l'espace africain qu'il
intériorise en vue de sa transformation. Ses rapports avec
l'espace entraîne ceux avec l'Histoire. Une histoire à la fois
individuelle et collective: Kanga est le fruit du résultat
d'une mésalliance ou plutôt d'une alliance incontrôlée entre
l'Afrique et l'Europe. On
a voulu aller trop vite de part et
d'autre: en conséquence, l'Afrique n'a pas vu ses problèmes
internes: le matriarcat, les castes, dont la persistance des
problèmes qu'elles posent font de la rencontre Afrique-Occident,
un placage de surface comme le dit si bien le texte ci-dessous:
"L'instituteur, en attendant la retraite, se
contentait de blanchir de petites têtes noires
enseignant l 'histoire des révolutions sociales
sans un mot pour la réforme de sa propre socié-
t e u
e .
Dans cette situation, l'Occident a sa part de respon-
sabilité
il a compris la colonisation comme l'imposition
d'une culture, la sienne, sans chercher à connaître et à com-
prendre celle qu'il a trouvée sur place. Il en résulte une
"nouvelle société", un nouvel homme comme Kanga sans aucun fon-
dement, sans aucune racine. Kanga n'est donc pas un individu
mais un spécimen d'une génération. Il est un élément de la nou-
velle classe sociale créée par la colonisation:
l"'évolué", un
mot qui appartient aussi à l 'histoire collective. L'évolué ap-
partient aux classes supérieures, du fait de son pouvoir intel-
lectuel, économique et politique. Salarié dans une société de
consommation naissante, l'évolué a les moyens de s'organiser
- 243 -
une vie décente comme Kanga a Treichville :
"Pécuniairement, j'étais un privilégié du sec-
teur privé. Je n'enviais ni le jeune institu-
teur de Pont y, ni le médecin auxiliaire sor-
tant. Ma paye, suffisante, me permettait d'en-
voyer de rondelettes mensual ités a l'la mère" (1).
Mais "lettré", "intellectuel", l'évolué a accès a l'-
arène politique coloniale, et peut ainsi participer a la ges-
tion de la cité. C'est ce que montre Christophe Wondji à propos
de Fama dans les Soleils des Indépendances:
"Dans un monde en pleine mutation, où prédomi-
nent la mobilité sociale et la tendance au ni-
vellement, où les fils instruits passent a la
fonction publique et délaissent les entreprises
familiales, la vieille couche marchande ne dis-
pose plus des atouts des époques précédentes:
la nombreuse parentple et la grosse clientèle
qui étaient naguère au service du dugutigui".(2)
En effet, les normes de la hiérarchie sociale coexis-
tent avec les anciennes qui leur résistent. Par exemple, a l'é-
poque précoloniale, la société malinké se structurait en trois
castes :
1. les "famade"
nobles et assimilés, chefs
les "horon"
politiques et soldats, nobles
de la terre et nobles du li-
vre (marabouts)
2. les artisans (spécialis-
forgerons, coordonniers,
tes de l'industrie et
griots
des arts.)
(1)
Ibid. p. 36.
(2) Christophe WONDJI, "le Contexte historique des Soleils des Indépendan-
ces", in Essai sur les Soleils des Indépendances, AbldJan, Les NEA,
Coll. "la Glrafe", 1977, p. 24.
- 244 -
3. les "dyon"
auxiliaires dans les travaux
ou les esclaves
domestiques et agricoles,
l'industrie et le commerce.
Or le problème précisément de Kanga, est qu'il est fils d'es-
clave, il ne peut donc prendre épouse que dans la caste des dyon et
ses enfants seront "castés dyon". Mais son niveau de vie écono-
mique lui permet de vivre comme un"famade" ou un "horon" bien
qu'il n'en ait pas les prérogatives traditionnelles,d'où ses
accents de réformateur.
Autre fait historique attesté, c'est le problème de
la scolarisation. Il est vrai qu'à l'époque coloniale, les fa-
milles nobles répondaient aux exigences du pouvoir colonial en
échangeant leurs enfants contre les enfants d'esclaves, dans
les écoles, ce fait historique fonde en partie la notion redon-
dante de la batardise dans Les Soleils des Indépendances.
Au total, cette pr erm er e partie de l'histoire de
Kanga est plus collective qu'individuelle. L'(auto.J-biographie
ici a une valeur d'exemplarité. Les sociétés de référence ne
sont ni l'Afrique précoloniale, ni l'Afrique coloniale, en tant
que telles, mais une société interculturelle et 1 es problèmes
qu'elle pose. Ici le problème de l'Identité.
L'autre partie de l'histoire de Kanga concerne son
séjour parlslen : le héros perd ses illusions, mais en même
temps, il se ragaillardit. Constater que la France a aussi ses
castes et ses classes, apaise ses craintes pour l'Afrique. L'-
histoire lui apprend aussi les luttes héroïques des peuples
d'Europe (la Révolution Française de 1789 en particulier) pour
l'abolition des privilèges nobil iaires et l'acquisition des
libertés fondamentales. L'Afrique ne lutte pas, ou elle ne
lutte que contre l' lEtranger", le colon, mais pas pour son
évolution interne. Cette prise de conscience l'éclaire sur son
- 245 -
rôle en tant qu'évolué, intellectuel ayant pour charoe d'éclai-
rer la conscience du peuple aussi bien sur la situation interne
que sur ses rapports avec l'Occident
"J'étais, disais-je, un évolué. Qu'était l'évo-
lué sinon un combattant, un chargé de mission
dont le rôle se plaçalt au seln de sa proore
société r-TT était au service de ses freres,
pour leur éducation, leur formation, avec pour
armes l'amour, la patience, la tolérance"
(1).
Ce discours est trop transparent pour ne pas être
restitué à son contexte. Créateurs, critiques et intellectuels
africains s'en font écho, à telle enseigne qu'il a engendré une
théorie littéraire et esthétique: l'écrivain ou son porte- -
parole est un mage ou un guide qui a pour mission d'éclairer le
peuple. Il a une mission d'éducation. la théorie littéraire qui
en émane est une analyse de contenu à la recherche des "idées
militantes ou révolutionnaires". Quant à l'esthétique issue de
cette Ecole, elle condamne tout approche d'obédience formalis-
te. Elle voue aux
gémonies, toute oeuvre dite "non-engagée".
Car pour ces critiques, n'est engagée que l'oeuvre "révolution-
naire", appelant abusivement ainsi toute oeuvre qui rejette ex~licitement
l'oppression sociale et critique les pouvoirs politiques en
place. Ainsi deux catégories esthétiques servent de critères
d'évaluati6n d'une oeuvre, ce sont "réactionnaires" et "pro-
gressistes". Par conséquent, la critique littéraire négliqera
les formes, les structures, pour ne s'en tenir qu'aux idées.
Ce qui limite, dangereusement, à notre avis, l'approche des
arts de l'écrit ou de la parole, car ce sont des arts du langa-
ge. les Inutiles de Sidiky Dembélé, sans être révolutionnaire,
définit la mission de l'intellectuel qu'est son héros, un édu-
cateur éclairé. Ayant pris la mesure réelle de la situation de
la société africaine qu'il condamnait, il revient sur lui-mëme
pour s'y insérer et pour participer à son amélioration. l'Occident
aura été le lieu de cette prise de conscience. Dans Aller retou~
(1) les Inutiles, p.
88. lc'est nous qui soulignons)
- 246 -
Sacrés Dieux d'Afrique et Le Pyromane apaisé, etc, le lieu de
la prise de conscience de la mission du héros, représentatif
des positions idéologiques de l'auteur, est l'Afrique, et par-
ticulièrement la Côte d'Ivoire. Tel est le cas d'Adou, héros
de I.e Pyromane apaisé.
De Paris, au cours d'un débat intérieur, rentrer ou
non en Côte d'Ivoire, il évoque avec nostalgie, "les sentiers
ombragés de la forêt ivoirienne"
(1). Dès la prise de décision
de rentrer, la Côte d'Ivoire et l'Afri'lue font tout un :
"
Il avait décidé de se vouer à ses frères,
à la Côte d'Ivoire, à T' Af r t que " (2'.
Puis il se cristallisera sur la Côte d'Ivoire une
fois rentré. Rappelons qu'Adou est médecin-chirurgien. Il avait
été tenté par son installation en France, où il mènerait une
vie tranquille, avec un salaire suffisant. Sa décision de ren-
trer en Côte d'Ivoire est un sacrifice de soi, qui obéit à la
structure intellectuelle que nous avons définie précédemment à
propos de Kanga dans Les Inutiles.
Comme Ni pour Faralako, Fatoman pour Conakry, Kanga
et Nagnin pour Abidjan, les espaces abidjanais saisissent émo-
tionnellement Adou. De l'avion, il est médusé devant
"De longues écharpes de brume colorée de rose
par le soleil levant et masquant ~resqu'entiè
rement des solitudes de forêts et de laqunes
enchevêtrées"
(2).
t'Une dizaine de quartiers neufs avaient poussé
là où il avait laissé des palmeraies et des
marécages" (2).
Adou parcourt le pays dans tous les sens et se lais-
(1) Le Pyromane apaisé, p. 9.
(2)
Ibid. p. 22.
-
247 -
se séduire par certains traits de coutumes comme le collecti-
visme, le respect des anciens et des morts, la solidarité.
Mais il désapprouve d'autres comme le fétichisme et la menta-
lité mystique. De temps en temps, sa fougue est tempérée par
un sursa ut de réal i sme
"Qui aurait dirigé la société nouvelle: les
chefs traditionnels ou des technocrates éduqués
à
Prague 7 Socialisme scientifique 7 Sociali~
africain 7 Une voie africaine du Socialisme 7"
( 1 )
Des questions sans réponses qui montrent son embarras
quant au choix de société. Mais il ne demeure pas moins en dé-
saccord profond avec l'administration moderne locale qui place
les médecins dans les bureaux au lieu de les envoyer sur le
terrain, en désaccord également avec les mentalités tradition-
nelles gouvernées par l'animisme: il a failli se faire lyncher
dans son village pour avoir voulu soigner un malade se croyant
possédé par les esprits
"J'ai dû
fuir.
Plus question pour moi d'y met-
tre les pieds ... Le divorce est complet. Déci-
dément, ils sont trop cons pour moi ... " (2).
Il est en désaccord également avec les prétendus "é-
volués"
qui se complaisent dans la situation "d'affreux bour-
oe o i.s " ayant peur que leur "nom soit gâté au village" (3).Puis
le narrateur ajoute
"Non, il n'avait rien à voir avec ces repus,
ces nantis, qui trouvaient confortable la si-
tuation présente et ne lèveraient pas le petit
doi gt pour faire progresser, à grands coups le botte
si nécessaire~ une masse, leurs frères, embour-
bée dans le néolithique."
(4)
( 1 ) 1bid.
( 2 ) 1bid. p.
6"
( 3) 1bid. p. 63
( 4) 1bid. p. 64.
-
248 -
En face d'Adou qui veut faire progresser à la Qrande
vitesse, "à grands coups de bottes", ses amis évolués, Georges
et sa femme, Emilienne, Blaise, Michaud, son cousin Marcel et
son oncle Roger, proposent la prudence et la voie des compro-
mis. Ils sont tous, disent-ils, "des enfants prodigues", c'est-
à-dire des gens qui ont opté pour le progrès, le changement des
mentalités, mais lentement et non "à coups de bottes". Cette
méthode n'innoverait en rien, par rapport au procédé colonial.
En effet, pensent-ils:
"Les vieux ont leur V1Slon du monde. La forêt,
l'isolement ont conditionné des êtres. L'édu-
cation les a moulés. Et tu voudrais que tes
unités de mesure et les leurs,que tes critères
et les leurs soient identiques". (1)
Et Michaud d'y ajouter:
"Les masses sont fragiles. La tradition, pour
elles, c'est le connu, c'est un cocon rassuran~
sol ida ire, où des petits fil s rel ient chaque
pièce du grand muséum animiste
Toutes nos
coutumes ne sont pas négatives
Donne leur le
temps de tuer ce qu'ils gardent et ce qu'ils
rejettent" (2)
Que tirer de ces analyses? Au départ, Adou est pré-
senté comme un héros positif: l'élu des anciens pour acquérir
la science occidentale en vue du développement de son peuple.
Il mérite la confiance placée en lui en réussissant des études
de médecine, devenu un habile chirurgien. Même si la tentation
du bonheur sol itaire le visite, sa générosité l'emporte: il
se met entièrement au service de son peuple. Intellectuellement
honnête, mais manquant de pratique des hommes, et considèrant
l'Occident comme modèle, il veut brûler les étapes sans prendre
la peine de connaître le mil ieu qu'il veut développer. Il essuie
ici des échecs qui le poussent à désirer s'expatrier. Mais les
autres personnages: parents, amis, autorités administratives
(1)
l b id.
p. 63.
(2) Ibid. p. 65.
- 249 -
et politiques, jouent les modérateurs. D'accord avec lui sur
le fond et les objectifs, ils conseillent un autre rythme, une
autre vitesse. Du coup, ces personnages sont posés comme modè-
les qu'Adou finira par accepter. Adou passe de la conjonction
à la disjonction puis à la conjonction avec son milieu socio-
logique et politique. Telle est l 'idéoloqie des romans cons-
truits sur
ce modèle: l'instruction ne suffit pas, il faut
encore l'expérience du terrain. Celle-ci s'acquiert aux côtés
des aînés, dans les ranqs de ceux qui sont en place. Cette
idéologie e~t si forte, si puissante qu'elle "apaise le pyro-
mane". Cette structure et cette idéologie intègrent nombre de
récits, ceux de la catégorie que nous étudions, dans le con-
texte national ivoirien: rejet d'abord, intéqration ensuite
par la force de la persuasion des aînés: il s'aqit de déve-
lopper la société sans la changer radicalement. Nous l'avons
dit, c'est un des traits caractéristiques qui distinquent le
roman ivoirien du roman guinéen. Le roman ivoirien est essen-
tiellement réformateur. Point n'est plus besoin d'aborder d'au-
tres exemples, ils ne seront que répétition, et conduisent aux
mêmes conclusions.
Abordons maintenant la dernière catégorie, le roman
révolutionnaire.
IV - LE ROMAN REVOLUTIONNAIRE
Nous avons catégorisé sous cette appellation, des
romans qui mettent en scène, un héros, qui, après avoir consta-
té le fossé idéologique qui le sépare de son contexte décide de
le réduire par la lutte avec le ferme espoir d'y parvenir, même
si dans l'immédiat il échoue. Appartiennent à cette catégorie,
des romans comme Violent était le vent, (1966) Le Cercle des
Tropiques, (1972), Chaîne (1974), Le Récit du Cirque ... (1975),
Wirriyamu, (1976), Le Jeune homme de sable, (1979), Les Cra-
pauds-brousse, (1979).
-
250 -
Les romans de cette catégorie sont faciles à compren-
dre et à étudier. Ils utilisent un style sans artifice et con-
duisent à des conclusions logiques: l'idéoloqie est à fleur
de texte: à la fin de ses études, Kossia, dans Violent était
le vent, rejoint son pays. Il y trouve une bourgeoisie politi-
que qui exploite et maintient dans la misère un peuple démuni.
Toute possibilité de s'organiser en syndicat ou parti politi-
que pour faire face à la situation est interdite. Kossia orga-
nise alors un parti clandestin d'opposition. Trahi, il sera
condamné à mort, son exemple sera poursuivi, l'espoir est per-
mis. On trouve la même structure dans Les Crapauds-brousse. ~
Récit du Cirque ... est une allé~orisation de cette structure:
la lutte tourne à l'avantage des victimes qui font durer l'ex-
piation.
Ce n'est plus dans l'ordre des possibles, mais du
réel. D'une manière générale, l'espace et l'histoire sont hos-
tiles au personnage positif ou au héros qui refuse de s'y allie~
Nous nous attarderons sur quelques exemples. Dans Le Cercle des
Tropiques, on distingue le cadre rural et le cadre urbain. Le
premier est improductif, c'est "une étendue immense de paysage
chauve cruellement marqué par le feu de brousse qui semblait
avoir éliminé toute vie de l'espace où nous allions" (1). La
dèscription de la campagne utilise des termes extrêmement né-
gatifs : le soleil y "chauffe à blanc", des rayons "tyranni-
ques" qui "devenaient un calvaire". Tout cela rend l'effort du
paysan surhumain pour un résultat dérisoire: "De la total ité
des produits de nos efforts, il ne restait plus que les deux
tiers, le troisième était volatilisé en
dons"
(2). Donc en
plus des méfaits de la nature, l'escroquerie des hommes.
Le cadre urbain n'est guère plus engageant. Il est
incarné par des commerçants voleurs, "méprisants" et "escrocs".
Quant à la métropole, Porte Océane, elle permet
la relation
des moeurs politiques des années des indépendances.
Au total, ni le cadre traditionnel, ni le cadre moderne ne sont
(1)
Le Cercle des Tropiques, p. 11.
(2) Ibid. p. 12.
- 251 -
intériorisés. Ce sont des espaces et des ternes de rupture. Le
nouveau cadre à construire devra surgir, ~ terme d'une lutte
de classes entre le Parti Social de l'Espoir et le Club des
travailleurs. Le Cercle des Tro~iques comme Wirriyamu, racon-
tent l 'histoire de la dépossession des citoyens.
Si nous prenons Le Jeune homme de sable, la descrip-
tion des espaces géographiques nous les a présentés comme ina~
ceptables : sécheresse, soleil, faim, carcéralité. Le contexte
moral est fait de terrorisme idéologique et de délation. Le
seul refuge, ce sont les souvenirs d'enfance, et les phantas-
mes. Mais ils ne sont que des "retraites"temporaires. Cette
situation bloquée comporte des fissures: Tahirou, Oumarou,
Ousmane, mènent la lutte et iront jusqu'à la victoire. Dans
Chaine, c'est un genre particulier de disjonction. C'est d'a-
bord la disjonction d'une race entière, celle de Cham, avec
l'histoire de l'Humanité. L'Afrique s'inscrit, maudite dans
cet ensemble. Elle est le résultat de la négation originelle.
Kanaan veut récréer une nouvelle histoire par la Révolution
des Fils de Cham: le Kotéba les met sur la voie.
Les romans de cette catégorie ont une structure homo-
gène, et une idéologie claire. Faisons le point.
-
252 -
Notre objectif dans cette première partie de
l'étude était de montrer comment l'"E90 social" s'intègre
dans l'espace et le temps. Les assume-t-il ou non? S'y
identifie-t-il ou non? Car des interactions de l'Histoire
et de la Géographie - du milieu - en un mot, sur le SUJet, et
des efforts de celui-ci pour transformer ce milieu surgissent
l'Identité et la Personnalité des groupes sociaux et des
nations.
En ce qui nous concerne, l'Histoire est complexe. L'évo-
lution des sociétés traditionnelles avec leur dynamique
interne a été interrompue par l'irruption de l'Occident : ~
coloni~ation. Celle-ci a modifié les comportements des hommes
et leurs rapports avec la Nature. Un autre milieu sociologi-
que s'est surimposé au premier. Puis il y a eu les indépen-
dances. Elles ont, à leur tour, imprimé des comportements
nouveaux, des idéologies nouvelles d'un Etat à l'autre. D'où
notre question fondamentale, dans cette partie de l'étude:
comment l'écrivain, "cette voix de la nultitude", se situe-
t-il par rapport à cet amalgame? Nous avons retenu des
niveaux d'analyse pour mieux sérier les problèmes.
Nous nous sommes aperçus que le champ spatial roma-
nesque est vaste:
il s'étend de l'Afrique (depuis le village
à la ville) à l'Europe et à l'Amérique, subsumées sous le
vocable d'Occident. Le champ historique lui, s'étend des
Mythes, c'est-à-dire du monde précolonial aux indépendances
qui créent d'autres mythes, les mythes modernes, avec des pro-
Jections dans certains cas dans le Futur, image de la Cité
Idéale. Une différence s'est imposée ici entre le roman ivoi-
rien et le roman guinéen. Cette vision profonde de l'Histoire
qui remonte à l'Afrique des Mythes, est particulière au roman
ivoirien, qui, à quelques exceptions près, se préoccupe peu
des proJections dans l'avenir, Le roman ivoirien pose vérita-
blement le problème de l'Identité. En revanche, la vision
-
253 -
historique du roman guinéen se limite à la colonisation et
s'apesantit lourdement sur les indépendances. La vision
prospective est plus importante. Ce roman pose davanta~e le
problème de la Personnalité.
Nous avons aussi opéré des catégories par rapport
aux parcours des héros, D'abord le héros itinérant de
l'Afrique à l'Occident ou inversement, structure un espace
de quête et d'action; la quête du savoir occidental, la
science et la technologie, conduit du village à l'Ecole ou
à la ville et à l'Occident. Le savoir acquis,
le retour du
héros vise une action de transformation et développement du
milieu. Ceci ne va pas toujours de soi, car la formation
livresque est presque toujours en "déphasage"
par rapport
à la réalité. Cette tendance est plus accentuée dans le
roman ivoirien qui soumet le héros à la réalité du milieu
pour un réapprentissage surtout idéologique. Il subit donc
une double transformation sous la pression des espaces et de
l'Histoire: transformation intellectuelle à l'école occiden-
tale, et transformation "sociologique", et surtout idéologique,
à "l'école du terrain". Le héros acquiert ainsi une double
compétence qui fait des deux espaces, occidental et africain,
des espaces topiques, et singulièrement paratopiques complé-
mentaires, figuration on ne peut plus claire de l'idéologie
ivoirienne de la coopération Nord-Sud, et singulièrement de
la coopération Franco-Ivoirienne. Cette structure du roman
ivoirien se caractérise d'une part, par la prise de conscience
de l'identité des héros et des personnages positifs, du fait
de leur passage en Occident, et de l'autre, par l'identifica-
tion à l 'histoire et aux espaces de leur nation, et leur
intériorisation, après de vaines tentatives de refus: il faut
ici excepter le roman de l'Ivoirien Charles Zégoua Nokan,
dont
le héros refuse de composer avec l'idéologie nationale telle
qu'elle est déduite de la configuration de l'itinéraire des
personnages. Nous avons par exemple noté une figuratiun très
- 254 -
accusée et significative, chez Aké Loba, qui fait montre
d'une conception "darwinienne" de l'Histoire. Pour lui, la
société moderne africaine, celle des indépendances, est
l'aboutissement logique d'une évolution amorcée depuis la
nuit des temps, ainsi des personnages d'Oudjo et Kocumbo
dans Kocumbo l'étudiant noir, à Tougon dans Les Fils de
Koureteha, pour les personnages masculins, et de Kousso,
Akrébié à Marie-Claire pour les personnages féminins.
Il en
est de même pour l 'histoire et les espaces des nations
des
tribus à la nation unifiée, de la Forêt Sacrée au long du
Fleuve-dieu, au barrage hydroélectrique; et aussi de l'évo-
lution ges mentalités: de l'animisme au christianisme, grâce,
respectivement à la coopération d'ingénieurs et techniciens
européens, du Commissaire Guisot et au Père Tourbillon. Le
roman guinéen refuse ce flirt avec l'idéologie dominante.
Le roman dont le contexte exclusif est l'Afrique,
c'est la deuxième catégorie répertoriée, nous a permis de
distinguer les romans figurant l'Afrique sous la colonisation,
et l'Afrique indépendante. Dans le premier volet, les deux
romans intéressés apportent quelques innovations. La Carte
d'Identité reste encore assez "classique", mais il ébauche une
stylisation de l'espace et du temps. Ceux-ci deviennent des
adJuvants essentiels pour la reconquête de l'Identité et de
la Liberté. Quant à Wirriyumu, il ne donne aucune profondeur
à l'Histoire, mais fait des espaces un discours et une stra-
tégie de la prise de conscience et du combat anticolonial.
Extrêmement dynamique, l'espace se fait étouffant et répulsif.
C'est lui qui fait tout l'intérêt du roman. Avec ce roman
guinéen, l'espace cesse d'être un simple décor pour devenir
une composante essentielle de l'Imaginaire. Concernant le
second volet, les romans figurant l'espace-temps des indépen-
dances sont plus nombreux. Ils constituent l'exclusivité des
romans guinéens, mis à part Faralako et Dramouss. Les narra-
teurs, avec détachement et aversion, relatent l'univers
DEUXIEME
PARTIE
LA DISTRIBUTION DES VALEURS
-
259 -
Nous avons déterminé, dans les chapitres précé-
dents, les espaces-temps où évoluent les personnages et les
sujets-quêteurs, mais sans étudier la quête elle-même. Les
objets de quête sont des valeurs qui sémantisent non pas
seulement les cadres spatiaux et historiques de leurs occur-
rences, 'mais aussi les agents quêteurs (1). Nous aurons donc
ainsi, selon la qual ité de l'objet de quête, objet de valeur
ou de non-valeur, des espaces-temps de valeur ou de
non-
valeur, et des héros ou anti-héros. La présente partie de no-
tre étude voudrait souligner la distribution des valeurs se-
lon les espaces et les temps et leur conjonction ou non avec
le sujet-quêteur d'une part, et de l'autre, la configuration
actantielle des univers représentés afin de mieux les inter-
prèter.
CHAP ITRE l
LE DEPLOIEMENT DE LA QUETE
Le parcours du héros, à travers les Espaces et
1 'Histoire, déploie une syntagmatique de valeurs se matéria-
lisant de plusieurs manières, et investissant sinqulièrement
certains espaces et lieux, que nous appellerons des champs
de valeur dans la double acception de champs historique et
spatial. Ce parcours de l'agent-quêteur est presque toujours
motivé - ce pourquoi la quête est entreprise, le sentiment
ou la puissance, ou encore les mobiles qui poussent le sujet
à se lancer à la quête de valeurs pour une fin déterminée.
Donc derrière la motivation se profile l'image du Destinateur
qui en même temps projette celle du Destinataire. Ces deux
termes esquissent les autres actants, les valeurs qu'ils pour-
suivent, et les espaces-temps de leurs occurrences. C'est en
(1) cf. A.J. GREIMAS, "Un problème de sémiotique narrative: les objets
de valeur", in Sémiotiques textuelles, Lan~ages n° 31/sept 1973
pp. 13-35.
.
-
261
-
"objet magique", c'est-~-dire un des "attributs essentiels
de la com~étence humaine ... instaurant, justifiant et ren-
dant possible le faire de l'homme"
(1!. Mais ici, le Savoir
confère, en plus, la diqnité, en somme le respect et l'effi-
cacité. C'est une véritable transformation de l'être ancien,
"être-non-instruit", "êtré irrationnel" en vue d'une nouvel-
le personnalité que Tanou désire conquérir.
La quête du Savoir, chez Kossia (2), transite d'a-
bord par l'Ecole de la ville. Kossia doit donc quitter son
village natal, non sans nostalgie: aucune raison particu-
lière ~ cela; c'est un principe admis par la communauté.
Mais une fois en ville, la tenue vestimentaire d'un garçon
de son âge le fascine:
"Un jour, dit-il, je vis un enfant vêtu de
culotte noire, de chemise blanche et de
foulard rouge. Pour être comme lui, il me
fallait appartenir au groupe des scouts" (3).
Il dut apprendre plus tard que les scouts appar-
tiennent ~ une grande famille dont les membres sont des dis-
ciples de Jésus-Christ. Et le héros de désirer ressembler ~
Jésus :
"Je voulus ressembler ~ Jésus. Je devins un
scout appliqué et un bel enfant de choeur.
Je découvris un monde différent de celui
de ma prime enfance, une musique calme
qui contrastait avec la frénésie de nos
danses.
Je ne distinguais plus mon père des
autres adultes. J'appartenais désormais ~
toutes les tribus, ~ tous les neu ol e s ... "
.
.
(3)
(1) Greimas, op. cit.
(2) Charles NOKAN, Violent était le vent, Présence Africain~
1966 :
(3) Ibid, p.
29.
-
262
-
Les motivations de Kossia lui étaient tout à fait
étrangères. En acceptant d'aller à l'école, il obéit tout
simolement à ses parents. Mais au contact de la ville,
il
se
donne
des
raisons,
en voyant les autres élè-
ves
: d'abord la tenue vestimentaire, et surtout la doctri-
ne que vivent les porteurs de ces habits, le Christianisme
qui enseigne la fraternité universelle. Le héros est
con-
fronté à des principes de vie oui mettent en cause, la clô-
ture tribale, l'ethnocentrisme. Il vise à un éclatement de
la tribu que lui permet l'Ecole où s'entretient cette idéo-
logie. Dès lors l'Ecole (le Savoir) devient un objet de dé-
sir. Il l'obtint et réussit son Certificat d'Etudes Primai-
res. Les possibilités de poursuivre des études en Occident
s'ouvraient devant lui. Cette éventualité est envisagée
comme "la grande-route qui mène au bonheur" ln. Il en oar-
le à son oncle qui n'oppose aucune résistance. Seules la
douleur de la séparation et l'inquiétude des siens.l 'attris-
tent. On peut en effet lire
"La séparation fut douloureuse ... Je
serrai
la main d'Amoin qui murmurait: "Il faut
nous revenir le plus tôt possible. Ne nous
oublie pas, ne deviens pas un étranger .•.
Il faut nous revenir le plus tôt pOSS1-
ble ... ". Elle pleurait aussi. Le soleil
couchant versait une lueur triste sur leurs
visages d'ébène."
(1).
L'objet désiré, au-delà de l'Ecole et des études
en Occident est le bonheur. On notera que dans les deux ré-
cits de Charles Nokan, aucune ooposition aux premiers désirs
des héros-quêteurs ne se manifeste. Seule la peur de perdre
Amah pour Tanou, et Amoin pour Kossia étreint les héros,
mais ne constitue pas une opposition à leur départ. Du côté
des leurs, l'inquiétude qu'un déracinement moral, qu'une
(1)
Ibid, o. 45, c'est nous qui soulignons.
-
263 -
aliénation ne vienne assombrir leurs espoirs n'est pas né-
gl igeable. Quant à l'objet-valeur, il est métonymiquement
désigné Ecole ou Savoir, mais en réalité, il implique des
valeurs morales comme Dignité, Bonheur, Fraternité Univer-
selle dont la conquête commence à l'Ecole de la Ville et se
poursuit en Occident. Tanou, Kossia et Djaha qui recherchent
l'instruction, donc ces valeurs, sont posés, à travers leurs
motivations, comme des sujets de valeur, et les espaces de
quête, la Ville et l'Occident, les espaces de valeur, dont
l 'histoire est contemporaine. Les transformations du héros
commencent avec l'Espace-Ecole, ou l'Espace-Ville, c'est-à-
dire avec l 'histoire moderne. Ces espaces et leur histoire,
s'opposent apparemment et provisoirement à ceux des villa-
ges et leur histoire (1). Mais les ressortissants, eux ne
s'opposent pas: les parents des héros représentant
des
espaces-temps villageois, adhèrent aux désirs des héros-
quêteurs, représentant de la modernité, Ville-Occident.
Trois autres romans émergent la même structure
motivationnelle : Chaine de Saïdou Bokoum (1974), Aller
retour de Gaston Ouassenan (1977), et Le Pyromane apaisé de
Pierre Du Prey (1979). Le fort désir du
héros d'aller à la
conquête des diplômes ne rencontre aucune opposition, même
si les résultats finaux des quêtes sont différents, comme
nous le verrons.
Kanaan, dans Chaine était bien lucide au départ:
"J'étais venu ici en France Dour faire des
études, obtenir des diplôme~" (2).
(1) Le critique perçoit cette opposition par une analyse déductive. Mais
les textes ne le donnent pas comme telle. Des analyses ultérieures
permettront d'affiner ces premières conclusions.
(2) Chaine, p. 49.
- 264 -
Cette idée est reprise plus loin nvec la même
insistance:
"J'avais des idées en venant ici en Occi-
dent. Des projets comme on dit ... " (1).
Au moment où commence le récit, le héros est déjà
à Paris, à l'Université de Paris X-Nanterre. S'il nous rap-
pelle retrospectivement ses motivations (obtenir des diplô-
mes), il ne dit pas si les siens ont adhéré tous à ses pro-
jets. Il en est ainsi dans Le Pyromane apaisé et Aller
retour. La quête d'Adou connaît une double orientation dont
les motivations ne se révèlent qu'après COUD. Le roman s'ou-
vre sur la fin de son cycle de formation de médecin-chirur-
gien.
Son retour en Afrique, et singulièrement en Côte
d'Ivoire, est motivé par son désir d'aider ses "frères", non
pas seulement en soignant, mais en participant à leur éduca-
tion sanitaire par la restauration d'une mentalité ration-
nelle en opposition avec le fatalisme mystique, cause de
nombreux décès. Les motivations sont donc claires: partici-
per à l'émancipation intellectuelle, et à la promotion sani-
taire de son peuple, en somme, oeuvrer au développement so-
cial des peuples de son pays. Et cette quête, qui est une
mission, est orientée vers l '~frique. Mais dès son retour,
le premier objet, jusque-là occulte, celui-là qui l'a con-
duit vers l'Occident est révélé: l'instruction. La forma-
tion d'Adou, médecin-chirurgien, chatouille l'orgueil des
siens. Ils sont tous unanimes pour l'instruction scolaire,
mais divergent sur la finalité de cette instruction. C'est
sur cet aspect que le personnage d'Adou, héros-quêteur
devra changer la trajectoire et son itinéraire de quête. Le
retour de Nagnin dans Aller retour provoque les mêmes réac-
tions~ L'instruction est la clé, le point de départ néces-
(1) Ibid, p. 89.
-
265 -
saire, mais insuffisant. Ces romans postulent une autre quê-
te complémentaire en terre africaine pour rendre le sujet
opérateur efficace. Ce lexème contient tout un programme
idéologique qui
reste à expliciter. Mais terminons-en avec
les trois derniers romans, dont la quête suit l'itinéraire
classique: Vers de nouveaux horizons (1969), Dramouss (1966)
et Sacrés dieux d'Afrique (1978).
L'objet de désir de Georges Bessongo, est bien la
scolarisation et l'instruction scolaire. A cela s'opposent
sa tante d'abord, puis l'épouse de son tuteur qui l'empê-
chera ensuite d'aller à l'école. Mais Georges dont les modè-
les sont Charles et Jules par leurs moeurs et comportements
occidentaux dus à leur instruction a l'appui de sa mère.
Cette dernière est toute nostalgique du passé. Le présent lui
fait peur et elle se pose des questions sur l'avenir. Loin de
s'opposer, elle conseille de ne pas violenter les règles de
la solidarité traditionnelle. Il faut donc informer la "fa- ~
mille"
de la décision d'envoyer Georges à l'Ecole. Elle re-
cherche les valeurs d'équilibre social et de sauvegarde
de
l'Identité dans l'aventure de l'évolution. Ce sont également
le comportement et la tenue vestimentaire de Robert Koré qui
font naître en Gnonléba, le désir de lui ressembler en al-
lant à l'Ecole, mais non sans une solide formation tradi-
tionnelle par son grand-père Bozo. Ses deux parents s'oppo-
sent. Mais Valentin Gnonléba s'entêtera jusqu'à réaliser son
.
désir.
Nous constatons, au terme de ce survol, que l'ol:>jet-
valeur Ecole, ou Savoir, est un tremplin
qui pousse vers
d'autres valeurs. L'Ecole garde ainsi sa valeur locative qui
ouvre sur des objets-valeurs authentiques. Elle ouvre sur la
Dignité, le Respect, l'Efficacité, la
Rationalité.
Elle est
aussi un moyen de détribalisation positive (Charles Nokan),
dans la mesure où elle véhicule l'idéologie judéo-chrétienne
de l'Amour, de la Fraternité Universelle. Mais elle est encore
-
2b6 -
un puissant moyen d'évolution si elle peut opérer une trans-
formation sans rupture radicale avec le passé, si elle peut
respecter l'Identité dans la transformation des sujets. Ain-
si le diplôme qu'elle confère,
n'est pas un objet de fin de
course, mais ~n objet qui qualifie, ou une "épreuve quali-
fiante". C'est pourquoi, son espace est autre. L'Ecole ap-
partient en effet à l'espace de la ville. Si elle se tient
dans le village, elle se situe en retrait, en dehors de
l'agglomération. C'est en somme un lieu d'initiation qui
comporte deux parties. Celle dispensant le Savoir primaire,
en Afrique, et celle préparant à des diplômes de niveau su-
périeur, en Occident, lieu de l'épreuve décisive. Et c'est
toujours du village que pnr~ le sujet comme pour suivre un
itinéraire qui décrit une histoire, de la traditionalité à
la modernité. Lorsque le récit commence "in medias res", le
narrateur nous ramène, par analepse, aux premiers jours du
"voyage". Le destinateur est presque toujours la collectivité.
Si celle-ci est absente au départ, elle aval ise à la fin
pour tenter de récupérer. C'est le cas dans Le Pyromane apaisé
et Sacrés dieux d'Afrique. Au total, l'Ecole du village est
une image de la ville, comme l'Europe est le prolongement
de la ville. Tous lieux de circulation des objets de valeur.
Mais n'anticipons pas, nous n'en sommes qu'aux motivations
de la quête des sujets. Pour l 'heure, interrogeons-nous sur
les motivations autres que d'ordre scolaire.
II - LES AUTRES FORMES DE MOTIVATIONS
1 - La trilogie occidentale de Dadié
Nous commencerons par la trilogie de Bernard Dadié.
Rappelons que les chroniques occidentales de Dadié ont un
point commun: la quête de la commune humanité au-delà des
races et de la couleur de la peau. Dans Un nègre à Paris le
-
267 -
héros table sur une donnée: le Blanc en Afrique, a tous les
attributs de la personne: dignité, droit au respect, liber-
té, et aisance matérielle. Ces attributs, refusés au Nègre
constituent un manque que l'objectif du héros-quêteur n'est
pas de combler, mais d'en constater les raisons. C'est donc
plus la curiosité que le désir de conquête qui le motive.
Il
l'affirme d'ailleurs en ces termes:
"Je vais là-bas ouvrir tout grands les
miens (yeux) et j'ouvrirai aussi mes pores
et tout mon être" (1).
En d'autres termes, voir le Blanc chez-lui, et se
rendre compte de ce qui fait son humanité autre. Mais cela
entraîne un autre problème, celui de "l'être-soi-du nègre-
dans le monde".
Pour être autorisé à se rendre au pays des Blancs, il ne
faut pas être un "nègre-nègre", mais un "nègre-évolué". Il
lui faut donc une qualification, le billet d'avion, dont
nous avons déjà parlé.
C'est au terme de son seJour à Paris que lui vient
le désir de visiter Rome. En effet, les Parisiens lui par-
lent de Rome. Ils lui rappellent notamment les propos d'un
sage romain:
"Deux vices opposés, la cupidité et le luxe,
travaillent la cité, deux fléaux qui ont
renversé tous les grands empires" (2)
Et le héros narrateur et quêteur d'ajouter
"Le désir montait en moi de visiter un pays
où les sages parlent comme les anciens de
chez-nous" (2).
(1) Un Nègre à Paris, p. 8.
(2) La ville où nu lne meurt, (Rônel ;' p. 9.
- 268 -
A cela s'ajoute la curiosité personnelle du voyageur, expri-
mée en plusieurs occasions. Rome étant une cité anti~ue,
pense le héros-narrateur,
"son peuple si vieux est certainement un
peuple d'hommes heureux" (1).
Et il ajoute
"Il me faut toucher du doigt le socle sur
lequel les hommes d'ici bâtissent leurs
sociétés, socle ~ comparer au nôtre"
(1).
Et enfin
"A Rome, je souhaite retrouver l'homme et
non une caricature. Ce vieux peurle doit
avoir dépassé le stade des rarades et des
façades d'où l'on surplombe une foule ano-
nyme souvent famélique et dépenaillée .....
Pour tout dire, aurais-je affaire ~ un
peuple qui sait donner à l'homme une olace
honorable dans la cité"
(2).
Au total, le quêteur va ~ la recherche de ce ~ui
constitue l'humanité de l'homme occidental, mais aussi d'une
certaine sagesse dans la mesure où l'Europe Occidentale est
réputée comme le Vieux Monde. Ce voyage devra lui donner des
éléments "pour comparer, raisonner et tenter de chercher ce
qui nous sépare des autres" (3). Le héros est donc aussi à
la recherche d'exemples pour l'Afrique. Ce sentiment ne
l'effleure pas à propos de l'Amérique dont il est déj~ ques-
tion dans La ville où nul
ne meurt. En effet le héros quê-
teur noue le dialogue avec un de ses co-voyageurs, un rabbin,
juif am é r i ca in. De leu r convers a ti on, l e héros
tir e
dé j à l e
canevas de son voyage à New-York: la Liberté statufiée et
momifiée "qui aveugle le peuple tout en permettant à une mi-
(n La ville où nul ne meurt (Rome), p. 10.
(2) Ibid, p. 11.
(3) Ibid, p. 30.
- 269 -
norité de voir plus clair dans les affaires ... " (1) les Nè-
gres d'Amérique, "des gens indigestes qui respectent les ans
et les intempéries"
(1). Enfin, il est invité à visiter
l'Amérique, "ce nouveau paradis qu'il
(le rabbin) me montre
sur un prospectus. Cet Eden est divisé en deux parties, le
Nord et le Sud. Ce dernier, d'un seul bloc, ressemble étran-
gement à un casse-tête; le Nord par contre a plus de fan-
taisie dans ces contours, donc certainement plus de rondeurs
dans son esprit."
(2).
Après Paris et Rome, c'est le tour de New-York de
chatouiller la curiosité du héros-quêteur, mais pas pour
les mêmes raisons. A Paris, il vient pour se rendre compte
de l "'importance réelle"
du colon, à Rome pour se mettre à
l'école des Sages, et en tirer des exemples pour l'Afrique,
à New-York, pour tenter de comprendre les raisons qui ren-
dent le Nègre "indigeste", inassimilable et justifient le
racisme des Américains blancs. Au demeurant, tous les attri-
buts de l'Amérique: violence, démesure, la rendent fantas-
tique. Tout un registre particulier la décrit: "comète
gigantesque", (3) "immense laboratoire" spécialisé dans les
"mixtures étranges", en outre, elle se veut un "patron", un
modèle. Tout cela fouette la curiosité de Bernard, le héros
de Patron de New-York.
Tout compte fait, la motivation essentielle des
héros-quêteurs de la trilogie de Bernard Dadié, c'est une
sorte de curiosité, animée par un certain humanisme: con-
naître l 'homme et ses mobiles d'action afin d'en
tirer pro-
fit ou s'en méfier. Les sujets prennent les initiatives de
leur propre chef,
mais
s t r iqe nt
d'emblée
en repré-
é
(1) La ville où nul ne meurt (Rome), p. 50.
(2) Ibid, pp. 50-51.
(3) Patron de New-York, p. 58.
- 270 -
sentants de leurs compatriotes qui devront bénéficier des
résultats de leurs recherches. Voyons à présent les motiva-
tions des autres textes dont l'instruction scolaire n'est
pas la préoccupation.
2 - Les autres textes
Même si en fin de compte, les objets ultimes des
quêtes se rejoignent, les motivations explicites de départ
sont souvent différentes. On peut distinguer les héros moti-
vés par l'émancipation des coutumes ancestrales. Ils
vont
donc mener une lutte pour la transformation de celles-ci. On
peut y ranger des récits comme Faralako, (1958) Les Inutiles
(1960), Les dépossédés, (1973), Masséni, (1977).
Il est vrai que la motivation explicite de Ni dans Faralako,
est la lettre écrite par sa mère lui annonçant la mort de
ses deux grands parents. Mais la lettre précise également
les traitements indignes dont Na, la mère de Ni est l'objet.
Son mari désire prendre une deuxième épouse, une jeune fille
de dix-huit ans. Et la coutume interdit à une jeune fille de
cet âge d'avoir pour co-épouse une femme ayant été la mère
d'un "petit blanc" ; la mère de Ni risque donc d'être tuée
pour que soit supprimé l'obstacle au mariage avec Kadhy, la
jeune fille de dix-huit ans. Par ailleurs, Makalé, la fiancée
de Ni a été promise à Samaké, enfant légitime, et d'ascen-
dance noble, au détriment de Ni, "bâtard", oarce Que mulâtr&
Toutes ces raisons motivent le jeune Ni à entreprendre la
lutte en vue de transformer, non seulement
ces
coutumes, mais ré-
tablir la justice et instaurer la liberté pour chacun
de
choisir librement son conjoint. C'est par une révolte Qu'il
commence sa quête. La révolte guide également Kanga dans Les
Inutiles: le parasitis~e social érigé en solidarité fami-
liale, l'hermétisme des castes qui empêche l'union Kanga/
Astou viennent à bout de sa patience: il choisit l'exil
- 271
-
pour son épanouissement moral et économique. On note les mê-
mes motivations chez le couple Pais et Akrébié : non seule-
ment liberté du choix de son conjoint, mais les conjoints
doivent être à peu près de même âge, et aspirer à une civi-
lisation techno-industrielle. Telles sont en particulier les
orientations d'Akrébié qui deviendra une femme de dééision
et de caractère. Le couple Dady/Minignan, dans un roman qui
se veut une apologie des coutumes, s'oppose au choix de
leurs parents, et se marie selon leur propre conception; le
narrateur peut ainsi souligner la situation:
"C'était en effet une grande révolution
dans l'ordre social établ i, dont Dady et
Minignan venaient d'être les
promoteurs" (1)
Mais le couple en récoltera les fruits:
il n'aura
pas d'enfant et toute la quête des personnages sera motivée
par le désir d'avoir un enfant, soit de la considération so-
ciale. Au total, les valeurs motivantes ici, sont essentiel-
lement le désir d'émancipation des coutumes aliénantes, en
particulier dans le domaine du mariage, et le désir d'une
relative aisance matérielle, intellectuelle et sociale. Ces
motivations comportent un volet politique, mais celui-ci
n'est atteint qu'à un second niveau de lecture. D'autres ro-
mans en font leurs mot i vat ions ex pl ici tes de départ. Ce sont
par exemple, Le Récit du Cirque ... (1977), Les Crapauds-
brousse, (1979) et Le Jeune homme de sable (1979). La moti-
vation fondamentale dans
ces trois romans, est le désir de
Liberté: liberté de pensée, d'expression, et de circulation
à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Dans Les Crapauds-
brousse, les intellectuels sont traqués et épiés.
Ils ris-
quent à tout moment d'être arrêtés et exécutés arbitrairement.
Ce désir de liberté est partagé par le petit peuple. La quê-
te qui va s'en suivre est donc commandée par le Peuple, au
l1) Masséni, p. 27.
- 272 -
sens noble, c'est-à-dire toute la population à l'exception
des dignitaires politiques à la tête desquels le Président
"Sâ Matrak", Président de la République.
Il en est exacte-
ment de même dans Le Jeune homme de sable, où la dictature
politique bat son plein, entraînant la corruption. Nous au-
rons l'occasion d'insister sur Le Récit du Cirque ... lors-
que nous étudierons la quête proprement dite. La motivation
en reste le désir de liberté, même si le parcours prend
d'autres formes.
Reste enfin le dernier tvpe de motivations diffi-
cile à désigner sous un ter~e. Ce sont des motivations mul-
tiformes, ou animées par d~s désirs multiformes. Des romans
comme Les Soleils des Indépendances, (1960) Les Fils de
Kouretcha, (1970) Le Cercle des Tropiques, (1972) Wirriyam~
(1976) etc ... s'y rangent.
Elles
comportent
un vo-
let politique, un volet socio-économique, puis une sorte de
nostalgie du passé où se manifeste une tension Tradition!
Modernité. Nous appellerons motivations idéologiques, ce
dernier type. Les Soleils des Indépendances en est un des
meilleurs exemples. Le couple de héros-quêteurs Fama et
Salimata, dont le niveau de vie a notablement baissé depuis
les indépendances, est à la recherche des moyens de
~ieux
vivre. Mais leur situation économique est liée à l'étiole-
ment de la société traditionnelle où les grandes familles
jouissaient de privilèges nobiliaires. La société moderne
ne prend en compte que les "lettrés". Fama n'a donc aucune
chance de s'y insérer, et
l'ancien
monde est
ré-
volu
à jamais. Le tout, compliqué par la stérilité du cou-
ple qui marque la fin d'une génération. La quête de Fama!
Salimata est multiforme comme les motivations.
Elle est, de
liberté politique, de bien-être socio-économique, et d'une
société qui ne soit pas une rupture avec
le
passé,
mais qui l'intègre. Si Les Fils de Kouretcha re-
prend à peu près le même schéma, il choisit la rupture avec
-
274 -
la plateforme de base à partir de laquelle la quête va se
déployer. Elle définit aussi
les premiers contours des ob-
Jets de quête, appelés à évoluer sans doute, Pour l'heure,
un constat clair s'impose. Le dés~r de s'instruire est une
motivation dont l'objet est d'abord le diplôme. Mais une
fois acquis, il devient un moyen qui confère d'abord la res-
pectabilité et ensuite la possibilité d'entreprendre des ac-
tions de développement fondées sur la rationalité. Seuls des
romans ivoiriens du corpus décrivent cette polarité. Les ob-
jets de valeur entrevus ici sont Respectabilité et Dignité,
Rationalité et aptitude au Développement. Les motivations
naissent dans le contexte (espace et temps) traditionnel, et
les valeurs postulées appartiennent à des contextes autres,
ceux de la modernité: Ecole, Ville ou Occident. Le program-
me de quête est ainsi tracée. Les oppositions sont rares,
quand elles se manifestent, elles sont vite résorbées. Et la
puissance qui inspire le héros-quêteur est la Morale Sociale
ou son incarnation. Il s'agit ici du Destinateur. Le Destina-
taire lui, est toujours l'ensemble de la collectivité. C'est
à son bénéfice que
les transformations sont désirées.
B- LA aUtTE PROPREMENT DITE
Pour l'efficacité de l'analyse, nous distinguerons
les romans dont la quête s'achève sur un échec relatif, et
ceux dont la quête aboutit à un succès. Nous utilisons ces
notions d'échec et de succès avec beaucoup de précautions,
car en fait de résultats, nous
considérons le résultat
final, celui qui donne son sens à l'ensemble du texte, Quant
aux notions d'échec et de succès, elles dépendent de la ligne
de lecture choisie.
l - LES ROMANS A QUETE NEGATIVE OU DE L'ECHEC
L'étude des motivations des personnages-quêteurs
nous a permis de connaître leurs manques:
le Savoir ou
l'instruction scolaire pour certains, la Liberté pour d'au-
tres,
l'Emancipation sociale pour d'autres encore, etc .•. La
volonté de combler ces lacunes oriente leurs actions. ~ais
chemin faisant,
la résolution du manque initial, qui aurait
été un succès, ne met pas fin à la quête; cet obJet devient
un moyen pour atteindre d'autres obJectifs, par exemple les
Libertés républicaines chez Nokan. La plupart des héros
échouent à ce deuxième parcours (1) : le deuxième manque
révélé par la récupération du premier n'est pas comblé. Ce
dernier ayant été perçu comme fondamental pour la "survie"
de la Communauté nationale, nous considérons sa non-obtention
comme un échec: une telle quête est négative, Mais cela n'em-
pêche pas d'ouvrir sur des perspectives heureuses. L'analyse
nous en donnera la signification. Mais ici encore, nous devons
distinguer des sous-groupes:
le roman de l'échec total carac-
térisé par la rupture radicale entre le héros-quêteur et la
collectivité: celui où le héros-~uêteur échoue, mais est
récupéré par la Communauté, Et enfin, le roman dont l'échec
du héros ouvre sur des perspectives heureuses, malgré le
triomphe immédiat des opposants. Le héros-quêteur reste
réfractaire à la récupération,
(1)
Cette structure obsessionnelle du roman africain a donné lieu à un
séminaire sur "L'échec dans le roman africain", à l'Université
d'AbidJan, les Actes sont encore sous presse.
-
276 -
1 - Le roman de l'échec total
Il compte plus de titres dans le roman colonial.
Notre corpus nous en donne un seul titre. Ce genre de récits
ne donne aucun espoir. Les Soleils des IndéDendances en se-
rait un prototype. De ce roman nous ne retiendrons ~ue les tlspects
encore insuffisamment étudiés (1). Farna est en quête de
sa
royauté perdue: (honneurs, richesse, pouvoir). Mais cette
déchéance n'est pas isolée, tous les Mal inké en 'sont atteints,
c'est donc une quëte collective de dignité et aussi d'iden-
tité. Ces valeurs ne se situent nulle part dans le ca~ pré-
cis de Fama. Elles ne se retrouvent ni à Togabala dans le
Horodougou où Fama se rend en vain, (espace), ni dans le
temps, car l 'Histoire est irréversible: plus de guerres sa-
moriennes qui "faisaient le Malinké", ni colonisation. Seuls
les soleils des indépendances continuaient de briller. La
s~ule solution, c'est la révolution que Fama envisage un
instant :
"Le pays couvait une insurrection. Et nuit
et jour Fama courait de palabre en pala-
bre. Les bruits les plus invraisemblables
et les plus contradictoires se chucho-
taient d'oreilles à oreille. On parlait de
complots, de grèves, d'assassinats politi-
ques. Fama exaltait ... il lui parut impos-
sible que tous ces malheurs ne tombassent
pas, qu'ils ne vinsent pas balayer les
pouvoirs des illégitimes et de~ fils d'es-
claves." (2).
Mais Fama sera plutôt la victime de cette insurrection.
Il
(1) James EMEJULU, Lectures sémiotiques du roman ouest africain: Ahmadou
Hampaté Bâ, Ahmadou Kourouma, Yambo Ouologuem, Thèse pour le Doctorat
d'Etat, Unlverslté ParlS X-Nanterre,
M'LANHORO Joseph (sous la direction de.• ) Essai sur Les Soleils des
Indépendances, Abidjan, Les Nouvelles Editlons Afrlcalnes, "Co'lec-
tlon La Glrafe", 1977.
etc ...
(2) Les Soleils des Indépendances, p. 160.
-
nï -
est en outre frappé de stérilité. Il connait symboliquement
une double mort.
Son épouse Salimata est à la quête d'un enfant
pour sa dignité de femme et celle de son mari Fama.
Mais
cette stérilité a, elle aussi une histoire: excision, viols,
impuissance de Fama, etc ... Le temps et le lieu n'y font
rien: Salimata n'enfantera pas. Ainsi, aucun espace et au-
cun temps ne sont valorisés. Fama et Sal imata sont des Sujets
de non-valeur, dans la perspective du roman. Cette perspec-
tive d'analyse confirme nos vues sur la distinction entre
l'idéologie du texte et l'idéologie du sujet-auteur. Elle
donne lieu à trois schémas actantiels : celui de la quête du
texte (Fama et Salimata), celui implicite de la quête du
sujet-auteur avec son idéologie progressist~ latente, ou la
quête de la Cité Utopique. Mais cette dernière n'est pas
avalisée par le texte qui veut montrer la déchéance d'un hé-
ros passéiste. Le troisième schéma est celui de la contre-
quête :
l
(a)
Restauration
Société Féodale
de la société féodale
D2
(Fama )
Dl~s
1
Fama
>\\0Di{nité/Identité (Enfant).
Salimata
(Pouvoir)
Indépendances
Parti Unique
Opp.
En vue de la restauration de la société féodale,
pourvoyeuse de Dignité et d'Identité Fama et Salimata entre-
- 278 -
prennent une quête (celle justement de Dignité et d'Identi-
té) qui se manifeste entre autres par la recherche d'un en-
fant.11'héritier qui permettrait de mieux asseoir lil Société
Féodale dans l'intérêt de Fama. Mais à ses désirs s'oppo-
sent les Indépendances et le Parti Unique dont c'est le rè-
gne. Dans ce cas de figure, ce sont les Indé pe nda nce s qui
l'emportent: c'est le triomphe de l'idéologie au pouvoir,
Fama meurt et avec lui, c'est la fin d'un monde, d'une gé-
nération, à jamais. Les Indépendances et le Parti Unique, à
l'encontre de Fama, entreprennent et réussissent une contre-
quête dont le but est d'asseoir une "société bâtarde", "dé-
gradée", règne de l'arbitraire, dans l'intérêt d'une mino-
rité. Le schéma peut être ainsi représenté:
l
(b)
Instauration
d'une société moderne
"Société Moderne"
01
(Bâtarde, arbitraire)
I~
Indépendances
S
Le Pouvoir absolu
Parti Un ique
(Pouvoir politi-
que)
Fama
opp.
Mais il existe un troisième schéma actantiel, implicite,
dont les critiques ne soupçonnent pas la présence, c'est
celui qui représente la quête de l'auteur concret:
- 279 -
1 (c)
Démocratie
authentique
Société Moderne (nouvelle)
01
.Dz.
S
o Justice sociale, (épanouisse-
A. Kourouma
ment de la collectivité) par
la Révolution
Le Pouvoir concret
Lecteurs
concrets.
La détermination de ce schéma
1 (c)
relève du
hors-texte. Il fait appel à une le€ture
interprétative pre-
nant en compte ce que Jaap Lintvelt (1) apoelle l'auteur
concret et le lecteur concret, oar opposition aux personna-
ges fictifs de narrateur et narrataire, êtres de papier.
Dans le cas particulier de Les Soleils des Indépendances, le
critique est obligé, à notre avis de pousser l'investigation
jusqu'à ce niveau, car le texte l'y interpelle, par l'emploi
obsessionnel de termes évaluatifs et dépréciatifs à l'égard
de Fama. Il est un personnage ridiculisé et refusé rour met-
tre en valeur ses options inacceptables. (2) Ainsi l'auteur
condamne les quêtes matérialisées par les schémas I(a) et
I(b), et prépare, sans le dire explicitement, la quête va1o-
( 1) cf. Essai de Typologie narrative. Le "Point de vue", Librairie José
Corti
1981 (315 p. J.
(2) Voir notre étude, "Temps et Espace" dans Essai sur les Soleils des
Indépendances, op. cit. op. 27-42.
----------------~-----
- 280 -
risée par le schéma l (c). Il pose le problème sans le ré-
soudre, laissant au critique la tâche de poursuivre la ré-
flexion. On ne saurait le lui reprocher comme le suggère
Barthélémy Kotchy en ces termes
"Kourouma qui pa~ le jeu du style innove et
pose de ce fait même le problème de la
lan9ue, reste à mi-chemin sur le plan idéo-
logique car son roman en ce début des Indé-
pendances où le peuple s'est très tôt senti
frustré par les nouveaux maîtres, n'a pas
su lui donner quelques réponses "aux ques-
tions les plus brGlantes du moment" (1).
Le critique a pourtant bien perçu ce que montre les
deux premiers schémas, c'est-à-dire l'explicite du texte, il
écrit notamment
"En définitive ce roman est un roman de l'é-
chec du héros individuel. Cet échec est le
résultat des luttes de classes: Fama, hé-
ros de l'aristocratie finissante contre la
bourgeoisie naissante des Soleils des Indé-
pendances. Cette aristocratie dont la puis-
sance était fondée sur la propriété terrienne
le commerce; sur la possession des esclaves
est désormais écrasée par l'indépendance
qui se définit par l'instauration du parti
unique, c'est-à-dire le parti de la répres-
sion, de l'oppression et, de l'exploitation
du peuple, de la corruption". (2)
Echec du personnage
de ne pouvoir partici-
l d é p i t é ,
per au partage du legs de la colonisation, et incapable de
restaurer la pré-colonisation. Incapable non plus de s'insé-
rer dans le monde moderne dont les valeurs dominantes sont
celles d'une minorité exploitatrice de la masse. Une solution
concrète n'est pas en vue. L'horizon reste bouché. La posi-
(1) Barthélémy NGUESSAN KOTCHY, ibidem, p. 93.
(2) idem; ibidem, pp. 91-92.
-
281
-
tion de l'auteur reste celle de l'intellectuel: il a une
conscience claire de la situation, mais n'a ni les moyens ni
la force de la changer. Au total, aucune transformation ne
s'opère chez les héros quêteurs (Fama et Salimata). Sujets
de non-valeurs opérant dans un espace-temps de non-valeur.
Le Pouvoir politique ('schéma lb) est lui-même entâché de
non-valeur, dans un espace-temps abâtardi. La quête de l'au-
teur qui n'a pas lieu, postule un espace-temps utopique, avec
des valeurs en gestation. Fama et Salimata
recherchent
donc
une personna lité probl émat i que, dàns l a mesure où celle-ci vou-
drait se confondre avec l'identité, avec l'être ma l i nké de
l'époque féodale africaine. L'échec est total. Examinons à
présent la deuxième sous-catégorie du roman de l'échec.
2 - Le roman de l'échec et de la récupération
du héros
Ces héros-quêteurs connaissent un revirement total par rap-
port à leurs quêtes initiales, un revirement qui est en fait
une récupération par la communauté de base. Ces romans sont
quantitativement peu nombreux, mais tous ivoiriens. Retenons
par exemple: Les Inutiles (1960), Aller retour (1977), ~
crés dieux d'Afrique, (1978) et Le Pyromane apaisé, (1979).
L'analyse détaillée de deux exemples suffiront à le montrer.
D'abord Aller retour.
Nous connaissons le~ objets de valeur initialement
désirés: le Savoir et l'Occidentalité. Mais des transforma-
tions surviennent au cours de l'évolution du personnage de
Nagnin qui lui font entamer des quêtes complémentaires. Il
rencontre l'Européenne Jacqueline qu'il désire épouser. Les
sentiments sont réciproques. Le mariage mixte représente
pour les deux, une quête de "Fraternité Universelle". En ef-
fet les "enfants métis" que désire Jacqueline, seront une
"synthèse des qualités des Blancs et des Noirs" (1), pouvant
(1) Aller retour, p. 32.
- 282 -
leur faire prétendre à une "citoyenneté universelle". A
terme, les deux personnages poursuivent le même but
l'universalité de leurs conditions. Ce qui signifie en
clair: la reconnaissance de l 'humanité fondamentale sous
les apparences des différences raciales et anthropométri-
ques. Telles sont aussi les orientations de Valentin Gnonléba
et son épouse européenne Olga: lutter contre le racisme en
enfantant des mulâtres, dans Sacrés dieux d'Afrique.
Au total, l'instruction scolaire acquise, consti-
tue un
succès puisque c'est le motif initial de leur quête,
mais elle est insuffisante; elle leur permet de désirer
plus: l'Unité des Races dans un premier temps. Cela corres-
pond à une première transformation de leur personnalité,
consécutive à la formation scolaire et humaine reçue au con-
tact de l'Occident. C'est une compétence qui
demande à être
mise à l'épreuve en Afrique. Le destinateur de cette première
quête qui aboutit à l'acquisition de la compétence est le
Vieux NKONGO qui parle au nom des Ancêtres. C'est donc un
Destinateur qui représente la Communauté tribale et dont les
souhaits vont en direction de cette même Communauté
Nagnin,
nanti du pouvoir intellectuel pourrait sortir le pays du
sous-développem~nt social et économique, et lui faire pré-
tendre à l'égalité avec les Blancs. Cette première étape est
franchie. Nagnin a le savoir comme Gnonléba, mais ils voient
alors plus grand que leurs mandats: l'ouverture sur la
Communauté Universelle. Ainsi l'espace-occident, et le
savoir acquis se transforment en sUJet-opérateur agissant
sur les SUJets-Quêteurs. Le champ d'opération de ceux-ci
sera l'Afrique, comme déJà dit.
En Afrique, Nagnin élar~it l'obJet de sa quête:
l'ouverture sur la Communauté Universelle passe par la trans-
formation des mentalités. Ainsi pense Nagnin, mais aussi
-
2b3
-
Adou et Gnonléba, respectivement sujets-quêteurs d'Aller
retour, Le Pyromane apaisé et .Sacrés dieux d'Afrique. Mais
cette deuxième étape de leur quête sera utoniQue, s'ils
n'acceptent de s'insérer dans le terroir, autrement dit,
s'ils ne laissent complèter leurs formations occidentales
par une formation africaine. Les objets de quête, objets de
valeur subissent donc des transformations successives pour
aboutir a un "objet-valeur de synthèse", manifestation de la
rencontre des lieux de l'acquisition de la compétence et de
la mise en oeuvre de la performance. Les sujets devront
abandonner leurs prétentions "civilisatrices", et parfois
révolutionnaires, pour composer avec la Communauté de base.
Cette situation émerge également plusieurs Sujets-Quêteurs
qui finissent par se subsumer en un seul Sujet de valeur. Ce
sont d'abord les femmes villageoises (traditionnelles), puis
Nagnin et Jacqueline, et enfin le Vieux Nkongo, le sujet
principal retenu. Ceci donne une deuxième série de schémas
relatifs a Aller retour.
II a.
Confort immédiat
D2
Dl
1:s Filles
(vie de facilité)
S
>~
Les femmes
IN'9"i". occide",,1i"
traditionnelles
type col oni al!
Adj
Nagnin
opp.
Les femmes
Jacqueline
Les u jet - quê t eu r, "1 es f emm es" " dés ire Na gni n pou r
-
284 -
leurs filles. rêvant d'un bonheur immédiat et superficiel.
L'objet de désir des femmes. n'est pas le personna~e de
Nagnin en tant que tel. mais ce que sa situation de "néo-
colon"
pourrait apporter à son éventuelle épouse: des ser-
viteurs. une main d'oeuvre facile. Cette "Occidentalité" est
dne non-valeur. et du coup. fait du Sujet. un Sujet de non-
valeur. Il sous-tend une idéologie petite-bourgeoise_ qui
valorise quelque peu les opposants: d'abord Nagnin qui res-
te insensible à leurs avances à peine yoi)ée~. ensuite
Jacqueline que Nagnin aime d'un amour partagé.
Nous sommes
à une étape de l 'histoire où Nagnin était encore sincère. Les
programmes narratifs de Nagnin et Jacqueline poursuivent sen-
siblement le même but: Nagnin désire le mariage avec Jacqueline
pour la Fraternité Universelle (L'humanité). de même que
Jacqueline désire Nagnin au nom de la Citoyenneté Universelle
et aussi dans l'intérêt de l 'Humanité. d'où le second schéma
actantiel :
II b
Fraternité
D2
Universelle
Humanité (enrayer le racisme)
Nagnin
S
Opp. - Les parents de Jacquel ine
- La "famille" de Nagnin
- Cathérine.
- n5 -
II b (bis)
Citoyenneté
Humanité
Universelle
02 (enrayer le racisme)
s Jacquel i ne
Nagnin
- Les parents de Jacqueline
Opp.
- La "famille" de Nagnin
- Cathérine
De tels programmes, bien que nobles, manquent d'en-
racinement, donc de réalisme: On veut aller à l 'Humanité, à
l'Univers sans avoir aucune prise sur son milieu d'origine,
son pays, sa nation, c'est bien ce que Nkongo veut faire
comprendre à son fils en ces termes:
"De par le monde, des hommes voulant para'-
tre plus réalistes parlent surtout chacun
de son pays et de construction nationale.
Tu me diras que très peu font effectivement
quelque chose. Mais au moins, ils ont l'-
honnêteté nécessaire de limiter volontaire-
ment leur prétendu champ d'action."
(1)
Il est d'ailleurs symptomatique que ces quêtes n'aient pas
d'adjuvants, et aient des opposants aussi bien en Europe qu'en
Afrique. Le mariage mixte, sans être un objet de non-valeur,
appara,t comme un objet utopique pour les programmes envisa-
gés par les sUJets qui eux-mêmes, apparaissent comme des
illuminés, des idéalistes.
(1)
Aller retour, p. 44.
-
286 -
Au contraire des "femmes"
(II ,a) dont le programme
est disJoint, (aucune de leurs filles ne retient l'attention
de Nagnin), ceux de Jacqueline et de Nagnin connaissent d'a-
bord une conJonction, (les deux amoureux se marient, ils ont
trois enfants). Mais ils se disJoignent à la pratique du
terrain et donnent raison à la sagesse et à l'expérience du
Vieux Nkongo. L'union Jacqueline/Nagnin ne peut réussir dans
le contexte culturel que vivent les parents de Nagnin ; ils
divorcent. D'opposant, donc de Sujet d'une contre-quête,
(lIb, et lIb (bi)),
Nkongo passe SUJet de Quête positive:
il mène une quête d'intérêt collectif. Elle est inspirée par
la société africaine et orientée vers elle. Elle est ensuite
fondée sur un enracinement profond et une connaissance de
l'Homme. Intégration des valeurs culturelles d'une part, et
de l'autre, connaissance de la psychologie humaine pour in-
sérer avantageusement les acquis de l'Occident. C'est ce que
nous avons noté sous les vocables de transformations progres-
sives des mentalités grâce à l'apport de l'Occident et que
Nagnin n'a pas réussi. Il échoue, mais il n'est pas reJeté
par la Communauté, il est récupéré pour un renforcement de
sa formation africaine. Le schéma de la quête de Nkongo se
présente comme suit:
1 I , c .
La Société Africaine
Dl (NKONGO)
~ NKONGO
S
AdJ
.:
Op p ,
Nagnin
La "Famille"
Jacqueline
Cathérine
- 287 -
En fait, le Sujet-Quêteur authentique est Nagnin,
mais mandaté par Nkongo, représentant la Société. Il ne va
pas au bout de sa quête, et le désir de son père se réalise
tout de même. è'est donc ce dernier, en réalité qui réussit la Quê-
te totale: Nagnin a le Savoir, mais il refuse de s'insérer
dans son peuple pour le transformer de l'intérieur. Nkongo
le récupère. La Société met en olace une intrigue: Cathérine
se fait engrosser. par Nagnin qui divorce d'avec son épouse
occidentale. Les analyses de Sacrés dieux d'Afrique et Le
Pyromane apaisé, aboutissent aux mêmes résultats. Nous di-
rons quelques mots du dernier.
Adou a obtenu l'objet de sa quête initiale: le
Savoir-faire. Il est médecin-chirurgien. Il a été porté dans
cette première recherche par une partie de la Communauté de
base, ouverte à l'adaptation de la société traditionnelle,
aux valeurs modernes, l'autre pa r t i e , tenant à l'intangibi-
lité des coutumes s'y oppose. Mais celle-ci connaîtra la dé-
faite à ce premier niveau de la quête. Adou, et les Ancien~
favorables à l'ouverture sont aidés par les Jeunes. Cela
donne le schéma suivant:
III
Les ANC JENS l1)
Société Africaine
01 (traditionalistes
(Modernité)
ouverts)
;02
~ S
ADOU
> 0 Progrès social lEcole)
~
Les ANCIENS l2) ltraditiona-
oh· listes orthodoxes)
-
288 -
Le cadre de cette quête réussie est l'occident.
Cette première réussite pousse Adou à désirer plus: le
Bien-être Social et Intellectuel de sa communauté de base.
Médecin, il se propose d'aller, non seulement soigner les
hommes, mais de participer à leur éducation sanitaire et à
la transformation de leurs mentalités, du mysticisme animis-
te au rationalisme, par des moyens de coercition énergiques.
C'est-à-dire sans tenir compte du niveau et du pouvoir de
compréhension des intéressés, de force; méthode qui ressem-
ble au procédé colonial. Les divergences portent donc sur la
philosophie d'action d'Adou. Celui-ci contre lui, non seule-
ment les Pouvoirs politique et administratif,
mais aussi
les jeunes cadres de sa génération, qui entreprennent de le
raisonner. D'abord Blaise:
"Les vieux ont leur vision du monde. La fo-
rêt, l'isolement ont conditionné des êtres.
L'éducation les a moulés. Et tu voudrais
que tes unités de mesure et les leurs, que
tes critères et les leurs soient identi-
que s ... " l 1 )
Ensuite Michaud
"Les masses sont fragiles. La tradition,
pour elles, c'est le connu, c'est un cocon
rassurant, solidaire, où des petits fils
relient chaque pièce du grand muséum ani-
miste. Toutes nos coutumes ne sont pas né-
gatives ... Donne leur le temps de tuer ce
qu'ils gardent et ce qu'ils rejettent ... "
( 2 )
Adou même aura l'occasion de vivre effectivement cette soli-
darité qui achèvera d'annihiler ses prétention "révolution-
naires". En effet nommé médecin à Man, et dans sa généreuse
fougue d'améliorer les conditions de vie des populations, il
les fait côtiser pour l'équipement du Centre de Santé. Mais
l1! Le Pyromane apaisé, p. 63.
(2) Ibid, p. 65.
- 289 -
on sait qu'Adou est rival d'Augustin, à propos d'Henriette.
Par ses relations, Augustin réussit à isoler Adou en jouant
sur la fibre tribale (Adou est un homme du sud, affecté dans
l'ouest) en l'accusant de détournement de fonds. Les "famil-
les"
d'Adou récupèrent leur "fils", et le tirent du mauvais
pas. Adou comprend alors l'intérêt du grégarisme familial
et tribal. Il accepte de marquer le pas comme les autres in-
tellectuels, ses congénères et réintègre la "famille". Le
narrateur rapporte ainsi l'apaisement d'Adou
"Adou promena son regard sur ses amis, l'ar-
rêta sur Henriette qui souriait
- Pour moi, plus de problème. Je me
trouve bien ici. .• C'est que j'ai une fa-
mille maintenant .•• Je ne peux plus mettre
le feu à la cabane bambou."
(1)
Cette réinsertion familiale équivaut à un assagis-
sement auquel les Pouvoirs politique et administratif sont
sensibles. Quelques années plus tard, Adou est "élu membre
du Bureau Politique ••• " l2).
Strictement parlant, c'est un échec pour Adou, mais
un succès pour la Société et le régime. A terme, Adou lui-
même interprête cela comme un succès: une promotion écono-
mique et sociale. C'est cela que nous appelons la récupéra-
tion. Mais nous avons une troisième sous-catégorie, où l'é-
chec est irrécupéré.
3 - Le Roman de l'échec avec des perspectives
heureuses
C'est le roman, avons-nous dit, où le Sujet-Quêteur
(0 Le Pyromane apaisé, p. 185.
- 290 -
reste réfractaire à la récupération: il considère son échec
comme une étape vers le succès, une partie remise. C'est le
sous-groupe le plus important, numériquement. En dehors des
oeuvres de Charles Zégoua Nokan, ce sont tous des romans
guinéens. Nous étudierons cinq exemples: Faralako, Dramouss,
!
Violent était le vent, Chaine et Le Jeune homme de sable.
Nous proposerons Le Récit du Cirque comme un cas extrême de
cette structure.
Nous connaissons les motivations de la quête de Ni
dans Faralako. Mais elle commence réellement lors de l'arri-
vée à Faralako, un mercredi matin
"Ce matin-là, un enfant de Faralako lui re-
vient après sept années, sept hivernages,
sept fois douze lunes d'absence"
(1).
Mais cette longue absence ayant quelque peu altéré son iden-
tité, il doit d'abord renouer avec les Ancêtres avant de
vouloir agir sur le milieu. Sa première étape sera le cime-
tière : la visite de la tombe de son grand-père, en comoa-
gnie de sa mère Na et Astou
"Ni prend une pierre noire et franchit le
premier la porte du silence. Il dépose
pieusement cette pierre modeste symbole de
la communion des morts et des vivants au
pied de l'ombre du Grand-Père"
(2).
La seconde étape, est la remise d'un objet magiqu~
qui le rendra apte à l'action que Ni veut entreprendre. Sa
mère lui remet un bijou en or, spécialement préparé par Grand-
Père en précisant
"Avec ce bijou, son esprit sera sur ton
(1)
Faralako, p. 37.
(2) Ibid. op. 45-46.
-
291
-
corps, dans ton coeur, et dans tes muscles.
Il te préservera de tous les mauvais sorts"
( 1 i.
Ce bijou est ainsi composé:
- une pi ncée de terre de l il tombe, séchée dans du
blanc d'oeuf,
- une pincée de
piment séché dans du sang de pan-
thère,
- sept poils d'un chat noir séchés dans trois gout-
tes d'eau d'un verset écrit par le grand-père de
sa main gauche, avec le sang fumant d'une vipère
blanche.
Avec le tout, Ni reçoit la bénédiction de sa mère en ces ter-
mes :
"Ni, le tonnerre gronde dans le ciel: la
justice d'Allah triomphera de l'injustice
des hommes ! Soi s généreux mon enfant. Béni
soit le fils qui accède aux désirs de sa
mère. Maudits ceux qui le maudiront. Bénis,
ceux qui le béniront"
(1).
Dans une troisième étape, Ni est conduit à la ren-
contre de sa fiancée Makalé :
"Il lève son regard: un ange noir dans un
halo de lumière? Makalé debout, immobile
comme une tige dans l 'herbe géante, sèche
une larme amère ... Elle sanglote,
il la
caresse" (2).
Mais l'on constate que cette première rencontre ne réalise pas
(1) Ibid. p.
47.
t2)
Ibid. p. 46.
- 292 -
la communication entre les deux personna~es. Makalé ne com-
prend rien au geste de Ni qui veut l'embrasser. Elle prend
la fuite
Ni ne s'est pas encore totalement délesté de
Paris:
"Tu respires encore l'air de Paris et tu es
malheureux d'ëtre revenu dans ton village
natal" (1),
proclame Makalé. Ni, dans sa détresse prend le chemin du
village et en , une sorte d'hymne à l'amour, les deux amou-
reux échangent dans une mélopée dialoguée (2).
Ils réalisent
leur fusion intime avec la Nature, et à travers celle-ci,
leur rencontre a lieu. Makalé achève de racheter Ni. Elle
l'exprime ainsi:
"Aujourd'hui comme hier, l'amour nous a fait
égaux. Ensemble, nos yeux ont nleuré"
(3).
Dès lors, Ni peut parcourir le villa~e, mais il ne
peut encore embrasser Makalé :
"Non. Tu n'es
plus aussi nur. Tu as encore
le froid de Paris dans les narines" (3).
Et enfin la quatrième étape de l'initiation de Ni, le Pacte
de sang, avec Makalé, (4). Celle-ci symbolise l'Afrique-Mère
dans sa pureté virginale en laquelle Ni doit se ressourcer
et s'identifier. Il coupe le sein gauche de Makalé et en
boit le sang, et Makalé fait de mëme pour Ni. Les deux per-
sonnages se sont fondus en un seul. Ainsi libéré de sa gan-
gue d'occidentalité, Ni opère sa reconversion culturelle,
(1)
1bid. p.
4S.
( 2 ) 1b id. cf. pp. 49-52.
( 3 ) 1b id. p.
52.
( 4 ) 1bid, cf. pp. SO-81.
-
293 -
entre autres, l'initiation A la "Danse des Sabres" ou danse
de vérité, point de départ de la rupture. Il faut noter que
leur rencontre a aussi transformé Makalé. Elle accepte de
suivre Ni qui
refuse de se plier aux interdits de caste, et
met en cause la poly~amie dont il veut libérer sa mère. Au
total, recouvrement de l'Identité, mais en l'adaptant au mon-
de moderne. C'est une quête de Personnalité.
Mais cette quête de transformation culturelle de
Ni, aidée par Na et Makalé, comporte un volet politique.
"Je souhaite, dit Ni, de tout mon coeur que
mes frères soient libres et heureux. Mais
je ne souhaite pas que notre pays tombe un
jour, sous la domination d'un individu ou
d'une minorité"
(1).
Relue aujourd'hui, cette citation prend une valeur
prémonitoire en son temps, puisque le pays dont il s'agit,
la Guinée, est justement "tombé, sous la domination d'un in-
dividu (et) d'une minorité"
(1). La quête imaginaire de Ni a
échoué comme celle du peuple Quinéen entre 1960 et 1983. Ni
voulait une libération Dar la sagesse et le travail et non
par les armes. Par le t r-av a i l , satisfaire "les exigences quo-
tidiennes", "préciser notre individualité et ensuite Drétendre
~ renforcer celle des autres" (2). Donc un développement éco-
nomique sans reniement de la spécificité, et la solidarité
avec les autres peuples. En 1958, ces paroles avaient du sen~
c'était le moment du choix entre l'indéoendance et la Commu-
nauté Franco-Africaine proposée par le Général de Gaulle. Le
choix de la Guinée, l'indépendance, était propre ~ galvaniser
les consciences, dont celle d'Emile Cissé. Mais comme Dar
ironie du sort, la quête de son héros échoue avant la lettre.
(1) Ibid, pp.
35-36.
(2)
Ibid, p. 118.
-
294 -
L'autre direction de la quête du héros, c'est l'ac-
quisition de la rationalité. En effet, la supériorité blanche,
pense-t-il, n'est pas liée à une technicité sans âme, mais à
"une certaine manière de penser et de raisonner" (1). C'est-
à-dire un type de relation entre l 'homme et la Nature qui
n'est pas une domination de l 'homme par la Nature, le mysti-
cisme, mais la domination de la Nature par l'homme. Cela ap-
pelle un esprit scientifique. C'est la seule condition pour
que l'Association Blancs-Noirs soit envisageable. Le program-
me narratif de Ni est ainsi clair: la réinsertion culturell~
la libération sociale par le travail, la sagesse et la révo-
lution technologique, la libération politique par l'instaura-
tion de la Démocratie. Telles sont les valeurs que poursuit
Ni ; elles sont culturelles, morales et politiques. A ses cô-
tés, sa mère, le chef Mansa, à qui le pouvoir colonial inter-
dit des cultures vivrières, autour des habitations, et natu-
rellement Makalé, sa fiancée. Mais on ne voit pas comment le
personnage fera la jonction entre le projet culturel et le
projet politique sans révolution puisqu'à celle-ci, il oppose
la "sagesse". Voilà le fondement de son échec. On le retrou-
vera en Côte d'Ivoire, dans sa course éperdue. Mais que de-
vient Makalé, l'autre volet de la quête personnalo-identitaire
de Ni.
Elle représente la plénitude de la Tradition. Mais
celle-ci vient de connaître le virus de la modernité: l'AR-
GENT. C'est en son nom que Makalé est arrachée à son fiancé
pour Samaké. Elle refusera donc d'obéir, devoir sacré de la
Tradition, et publiquement, pendant la "Danse des Sabres" :
"Pour la première fois dans la mémoire des
griots, une jeune fille de Faralako vient
de bafouer l'autorité des parents. Le scan-
dale est inouï; la faute trop énorme pour
être réoarée"
(2).
(1)
Ibid. p. 119.
(2)
Ibid. p. 179.
-
295
-
En outre, elle supprime Samaké, le fiancé indésiré, et prend
la fuite au cours de laquelle elle moura :
"La vierge noire a fermé les paupières. Le
sourire attardé sur ces douces lèvres dis-
sipe l'ombre de la nuit et la fine rosée
qui
perle sur ses pommettes tamise l'auro-
re" (1).
Sa mort apparaît non pas comme une perte, mais comme un sa-
crifice, un ferment pour la bonne cause: son sourire, dis-
sipation de l'ombre, la fine rosée, l'aurore annonce une
naissance, une promesse de vie. L'échec Ni/Makalé n'est que
partie remise.
Ni et Makalé sont les sujets-quêteurs, ils ne sont
pas isolés: Na, Mansa et Tidiani sont les adjuvants. Na, la
mère de Ni, espère le salut, de la France, c'est de lA que
viendra son fils pour la sauver. Les vieux Mansa et Tidiani
comptent sur le dynamisme des jeunes. Les objets recherchés
l'équil ibre culturel, social et économique, la libération
politique et l'esprit scientifique. Le Sujet quêteur a acquis
sa formation, et donc sa transformation initiales en France.
Mais cela n'a pas conduit à sa
réinsertion. Na et Makalé entre-
prennent une seconde formation et transformation. Un échange
réciproque Ni/Makalé crée l'équilibre d'où surgira l'Afrique
moderne.
Mais à l'opposé, ~10dou, Samaké, Kanfila, et Alpha
développent un programme contraire, ce sont les opposants.
Ils sont orientés vers l'ARGENT prétextant l'authenticité:
Ni est un enfant bâtard, et Samaké, non seulement de famille
noble, mais riche. Ces deux camps opposés luttent pour le
même Destinataire, le Développement de l'Afrique.
(1)
Ibid. p. 185.
- 296 -
Nous retenons que la quête initiale est orientée
de l'Europe vers l'Afrique. Ni a acquis sa compétence qui le
transforme en partie en France. Il y prend conscience du rô-
le qu'il doit jouer. Mais ce rôle se précise en Afrique
(Guinée). La, il subit une seconde formation et transforma-
tion qui consiste à bien connaître l 'homme et le contexte
qu'il sera amené a transformer. Ainsi l'Afrique n'est pas
seulement l'espace de la performance, mais aussi de la com-
pétence. Il faut la synthèse des deux espaces, culturels et
historiques, et par conséquent de deux compétences pour ren-
dre le Sujet opérationnel et lui donner une chance de succès.
Ces considérations poussent à reconsidérer les catégories
topologiques de Greimas. Nous y reviendrons à la fin de l'a-
nalyse de la Qûête.
Matérialisation de la quête de Ni
( IV)
Développement
Social
Développement Social
D2
Libération sociale, cultu-
Ni
S
turelle, économique et po-
Makalé
litique.
Modou
Na
op p .
Samaké
Mansa
{
ARG'NT
Kanfila
Tidjani
Alpha
Les Jeunes
-
297
-
Dramouss et Violent était le vent, tous deux parus
en 1966, s'analysent dans cette perspective. Motivations sco-
laires, nous le savons. Premiers manques comblés: Fatoman
obtient, difficilement mais tout de même son diplôme de tech-
nicien au Lycée d'Argenteuil, Kossia, lui, finit agré9é d'his-
toire. Les deux Sujets sont relativement satisfaits: ils ont'
répondu aux espoirs des leurs et sont a priori aptes à s'in-
sérer dans le tissu social pour son développement. Ainsi s'é-
tablissent les schémas de la première partie de leurs quêtes:
Dramouss, schéma V, Violent était le vent, schéma VI.
Dramouss (Va)
Parents,(Société)
02
01
Développement social
Fatoman
S
Diplôme
Diabaté
F-roid (Temps atmosphérique)
Stanislas
Opp.
Pierre
Police.
Il n'y a pratiquement pas d'opposition à la quête
de Fatoman. Seul le froid de l'hiver amoindrit son ardeur,
mais ne la supprime pas. Si le Lycée d'Argenteuil lui donne le
Savoir et lui permet d'obtenir le diplôme, Je contexte occi-
dental contribue à son remodé1age mental. En effet, au départ
de l'Afrique, Fatoman nourrisait de nombreux préjugés défavo-
b1es à l'égard du Parisien. Mais voilà que Diabaté, dès l'aé-
-
298 -
roport l'aide à monter dans le car qui le conduira à Paris,
puis Stanislas, un Blanc, lui prête son concours pour le Mé-
tropolitain. Puis à Argenteuil, le Marseillais Pierre le con-
fie à un aqent de Police qui le guidera vers le Lycée. Dès
lors le Sujet commence sa mutation, il voit désormais les
choses au tr erne nt et l'avoue :
"Lorsque je me rassis sur la banquette, je
me dis que l'homme est pour l'homme, un
frère. Le Peuple de France serait-il aussi
fraternel? C'est le temps, oui, les nom-
breuses années que je devrais passer dans
ce pays, qui me le révèleraient" (1).
La dernière partie de la citation en rajoute à sa
Quête initiale. Subsidiairement, il aboutira à l'affirmation
"Oui, le Peuple de France est aussi fraternel". A ses moments
les plus difficiles, lorsque, voulant poursuivre ses études
dans une Grande Ecole, le Gouvernement lui retire la bourse
d'études, c'est une Française, qu'il
baptisa "Tante Aline",
tenancière du bar "Le Capoulade", qui le prendra en mains. Le
Sujet-héros, affirme encore:
"
Argenteuil, où j'avais vécu d~ec les
jeunes Français, sans subir (mais c'est peu
dire, sans sentir) aucune discrimination
raciale, pour suivre désormais des cours à
Paris même" (2).
Mais Fatoman découvre aussi d'autres volets de la
réalité sociale, tout aussi importants pour sa formation com-
plète
dans un bar, La Pergola, "un vieux Blanc le caresse",
il en retire du dégoût et s'écrie en ces termes:
"Je sortis écoeuré de cette chose nouvelle
que j'avais apprise, de cette chose sordi-
de" (3).
( 1) Dra mou s s, p. fi 9 .
(2) Ibid. p.
73.
(3)
Ibid. p. 82.
-
299 -
Il découvre également la primauté rle l'Argent et
prend conscience de l'injustice sociale et se demande:
"Quand est-ce que l'on va planifier la so-
ciété ? m'écriai-je souvent en me lamentant.
Est-il normal que les uns, une minorité,
soient millionnaires ou milliardaires, et
que nous, nous mourrions si bêtement de
faim ? .. Une société comme celle-ci est
une drogue, pensai-je. Lorsque l'argent
vous y tombe dans les mains, vous oubliez
tout, pour vous offrir un des leurres qu'of-
fre la civilisation occidentale"
(1).
Non seulement Fatoman tend vers une philosophie relativiste:
il faut apprécier chaque élément culturel dans son contexte,
pour en dégager alors aisément les aspects positifs et néga-
tifs, mais à défaut du Diplôme de technicien supérieur, il a
accumulé des expériences qu'il exploitera dans son rays
perte des illusions et assagissement. Le héros lui-même l'af-
firme
"
Une transformation intérieure s'était,
à mon insu produite en moi: les épreuves
préliminaires de la vie avaient fait de moi
un être qui se satisfaisait de peu de chose.
J'étais devenu simple. Et désormais, dans
tout ce que je faisais, même aux repas, je
me surprenais à supprimer ce qui n'était pas
indispensable"
( ).
C'est, armé, de toutes ces experlences qui en font
un être mûr que Fatoman regagne son pays. Cette deuxième étape
de la quête est à la fois un échec et une réussite. Echec
parce qu'il n'a pas pu présenter le Diplôme de technicien su-
périeur, à cause de l'opposition du Gouvernement, mais forma-
tion humaine satisfaisante, ce qui donne le schéma suivant:
t V, b)
(1) Dramouss, p. 91.
- 300 -
V, b
Efficacité
Fatoman
o~p.
AJj
Tante Al ine
Gouvernement
Pauvreté.
En lieu et place du Diplôme de technicien s up r i eur,
é
Fatoman a eu une formation humaine complète. Elle comporte
un volet politique. En effet, si Paris accepte la différence
et lui permet de demeurer lui-même tout en étant en France,
(1), elle est aussi une ville de Démocratie et de liberté,
valeur qu'il désire profondément pour la Guinée. Ce qu'il
obtient, ~ défaut de ce qu ' il voulait, donne le schéma sui-
vant (V, c) dans lequel l'espace Paris est devenu l'Adjuvant
qui a permis la transformation, au point de faire désirer et
obtenir par le héros les valeurs indiquées. Dans la structure de
la quête qui prend naissance à partir de ce schéma en faveur
de l'AfriClue, Paris fonctionnera également comme un Adjuvant
l V, c)
Efficacité
Afrique
1 "';;'oppement
Fatoman
> 0 Formation
~;"'
~Démccratie
liberté
Transformation
Acceptation
de la dif-
férence
Adj
Tante Aline
Opp. Gouvernement
Paris
Pauvreté
(1) cf. ibid. p. 103 et suivantes.
-
301
-
Il est intéressant de noter que dans les deux pre-
miers schémas, la case de l'actant "Adjuvant", c omp or t e aussi
bien des Noirs que des Blancs (cf. V, a) pour le premier, et
un Blanc (V, b) pour le second. Ceci explique que le refus
d'épouser Françoise, la petite-fille de Tante Aline, n'est
pas un fait de racisme de la part de Fatoman, mais un trait
de sa mentalité. Tante Aline fonctionne comme sa mère; toute
relation d'ordre sexuel avec Françoise serait incestueuse. Le
dernier schéma (V, c) décrit le summmum - le climax - de la
quête de Fatoman en direction de l'occident. Dans l'étape
suivante, l'itinéraire est inversé: Fatoman part de Paris
vers son -pays. Mais avant de l'étudier en détail, comparons
les deux premières étapes de Fatoman aux étapes similaires de
Kossia (Violent était le vent) et Kanaan (Chaine).
L'itinéraire de quête de Kossia est en tous points
semblable à celui de Fatoman. Il obtient son diplôme et pa-
rallèlement, accomplit sa formation humaine et politique.
D'abord, le contexte général le déçoit: la grisaille de
Paris, le froid, l'existence des classes sociales, pauvres
et riches, achèvent de détruire l'image qu'il se faisait de
la France. Si celle-ci n'est pas le Paradis auquel Kossia
rêvait, elle est tout de même le lieu de l'expression des
libertés fondamentales. Quelques jours avant son départ de
France, il assiste à une conférence organisée par une asso-
ciation d'étudiants d'Afrique. C~est là qu'un certain discours
achève de le transformer; le conférencier déclare
"Dans presque toute l'Afrique, il n'existe
qu'une liberté, celle d'exploiter les oau-
vres. Nous devons lutter contre cette si-
tuation ... " (1).
Et Kossia de s'inquièter
"L'image poétique que j'avais gardée de mon
(1) Violent était le vent, p. 58 ; (C'est nous qui soulignons).
- 302 -
Afrique mourait; je percevais le change-
ment du paysage humain, la prosaïsation de
mes rêves. Comment l'être nouveau qui m'ha-
bite regardera-t-il cette réallté ? Vivrai-
je comme un étranger dans mon propre pays ?"
t 1 ).
Ici le Sujet a fini sa mue, sa formation est comrlète et to-
tale
le diplôme, la formation humaine et idéoloqique en
font un être nouveau, qui va désirer une Afrique, une Côte
d'Ivoire, à sa hauteur. C'est le point de départ d'une nou-
velle quête. Mais la quête initiale ne s'est pas dédoublée
comme celle de Fatoman. Celui-ci, après l'obtention de l'ob-
jet initial, le diplôme de technicien moyen, en désirait un
autre, mais Kossia, grâce à la disponibilité de ses amis pa-
risiens, en particulier Liliane et Madeleine, réussit la Li-
cence, puis la Maîtrise et l'agrégation d'histoire, le tout
subsumé dans "objet Diplôme. Mais en plus, il a la forma-
tion humaine et idéologique, soit une transformation complè-
te de son être initial d'où le schéma suivant:
(VI, a)
Société Africaine
de l'Afrique
Kossia
+ formation morale et
idéologique : trans-
formation Dositive.
"être nouveau"
Adj
Liliane
Madeleine
autres amis
(1) Violent était le vent, p. 58
(C'est nous qui soulignons).
-
303 -
Comme précédemment, les adjuvants de Kossia sont
Français, s'il perd ses illusions, il perd aussi ses préju-
gés défavorables sur la France et les Blancs, puis se trans-
forme positivement, apte à entreprendre une quête de trans-
formation de l'Afrique. Ce dernier aspect constitue la deu-
xième étape de la quête de Kossia. Les choses sont f onde men -'
talement différentes chez Kanaan : la premlere partie com-
porte deux étapes comme chez Fatoman, mais les résultats sont
tout autres.
L'échec de la quête initiale de Kanaan, est lié à
des causes existentielles. Le Sujet n'en est pas personnel-
lement responsable. Des tares congénitales, conséquences de
la malédiction des descendants du fils Cham dont il est,
le
conduisent,
malgré
ses
efforts et sa volonté, à
l 'irréalisation de ses désirs, l 'Histoire ayant disqualifié
sa Race comme Sujet. Ainsi, inopinément, il décide d'aban-
donner son travail de graveur qui lui per~et de subvenir à
ses frais d'études. Du coup, il quitte tout ce qui lui pro-
curait quelques pécules: aide-bibliothécaire, concier~e sur
le campus universitaire. Il exprime ainsi son refus de tra-
vailler :
"Non! Je n'irai pas ce matin à Issy-les-
Moulineaux: Je n'irai plus à Issy-les-
Moulineaux ..• Plus envie de me branler
avec une graveuse. J'étais venu pour tout
autre chose que de devenir un imbécile de
Code du travail. Non !" (1).
Et encore
liA présent, Vla loge, la bibliothèque, la
plonge, les livres. Je m'en fous. Manqer,
boire, tout ça me fait chier"
(2).
-
(1)
Chaine, p.
17.
(2) Ibid. p. 44.
-
3U4 -
Et voilà qu'il rompt aussi avec Anna, cette amie qui le se-
courait avantageusement:
"Mais voilà, dit-il, s'est imposé à moi un
beau jour, de façon nette et irrévocable
quitter Anna. Mais pourquoi ? •• Rien.
Néant." (1).
'
Dès lors, Kanaan est l'objet d'une transformation
radicale. Il est hanté par la tentation du gouffre; cela
devient une quête irrésistible: l'obsession du vice, et no-
tamment du sexe, en l'occurrence les filles blanches, en un
mot l'obsession de la déchéance. L'angoisse, le spleen, pré-
cisent l'attrait du vice; il devient l'obsession du suicide.
Ce dernier est encore manqué, grâce à un incendie d'un Foyer
d'Emigrés. A ce moment, apparaît dans la vie de Kanaan, Sana,
la "bouée de sauvetage". "Et puis voilà, dit Kanaan, c'était
réoarti avec ma vie, avec sa vie. Je remontais la pente. Elle
aussi. Pouées de sauvetage. C'est cela la vie. Chacun pour
l'autre, pour la vie."
(2) Mais la Saint-Louisienne du Séné-
gal, Sana, n'est pas une "vraie Blanche", ce qui n'est pas
pour plaire à Kanaan, mais elle-même est une mulâtresse qui
ignore son statut, une "bâtarde" (3). Elle quitte Kanaan
parce que "HOMME DE CASTE"
(sic). Kanaan retombe dans la dé-
chéance :
"Sana partie, ma vie reprit son cours nor-
mal. En quelque sorte. Cette vie qui aurait
pu s'en tenir à une rencontre anonyme à "La
Poule d'Or". Non, il lui fallait faire des
fantaisies
dans son déroulement incohérent
et enchevêtré de non-sens ..• Sana, un acci-
dent dans une série cahotique d'accidents"
( 4 ) •
(1)
Ibid. p. 50
(2) Ibid. p.
165.
(3)
Ibid: idée obsessionnelle, cf. pp. 178-181
p.
183,
etc ..•
(4)
Ibid. p. 190.
-
305 -
Là, finit la quête explicite de Kanaan, elle se
solde par une série d'échecs: échec scolaire, échec de la
vie. Les différentes variantes du schéma VII résument les
étapes de ses transformations.
VII (a)
Bien-être
Société Africaine
Social et Matériel
D2
01~
~~iP16meUniversitair
/
\\
(Et,de)
Opp.
AdJ
Travai l rémunérateur
- Malédiction essentielle
Anne
(Cham)
- Sujet casté
- Sana
Cette premlere quête échoue: abandon des adJuvants
qui
conduit à l'échec: abandon des études. Le Sujet glisse sur
le versant opposé, hantise de la déchéance qui devient quête
du NEANT
Ici commence la transformation du Sujet: transfor-
o
négative. Le SUJet y échappe momentanément grâce à l'incendie
(cf. schéma VII, b).
VII, b .
Malédiction
Kanaan
essentielle
Dl
~ Kanaan
o Déchéance
NEANT (suicide)
Sana
Adj -:
=
\\
Incendie
Caste
Opp.
Subconscient
de Kanaan.
-
306 -
Kanaan frôle le fond du gouffre, mais n'y reste
pas.
Il continue de désirer la mort par le suicide. Les deux
autres schémas le structurent, selon que le révèle la psycha-
nalyse (1), le subconscient du personnage, et à travers cela,
le subconscient de la diaspora noire. En effet, ces schémas
manifestent l'explicite, ou la quête apparente. Parallèlement,
Kanaan poursuit une quête de "blancheur", de façon implicite.
Elle est tributaire d'un subconscient collectif, celui d'une
malédication originelle de la race noire, en tant que des-
cendant de Cham. L'examen de sa vie privée, émergée par son
psychanalyste le montre:
Kanaan, Guinéen, a vécu à Bamako au Mali, et en
Algérie, pays musulmans oD les "femmes sont invisibles sous
leurs voiles et évanouies dès 19 heures" (2). Le seul soula-
gement sexuel est "la Kasbah du soir oD les copains et moi
allions tirer notre coup hygiénique une fois par semaine"
(3),
raconte Kanaan. Nous sommes en 1964 en Algérie ("Les Français
sont partis donc ... ")
(3)
(sic). L'obsession sexuelle est
alors polarisée sur la femme blanche, la seule "visible" et
pourtant inaccessible. D'oD les trois mots qui hantent l'in-
conscient de Kanaan : "SAINT JEAN PO", déformation de "SEINS-
JAMBES - PEAU". Les deux premiers lexèmes ne posent pas de
problèmes, ils proclament la sexualité. Le dernier désigne
une "peau blanche". C'est ce que lui révèle son psychanalyste,
et Kanaan d'aJouter
"Bien sûr, j 1 avais appris quelque chose, des tas de
choses au cours de cette analyse. Je savais par
exemple d'oD venait Saint Jean Po, et comment il
s'était travesti depuis ce Jour oD Bocar, Sory,
Ousmane et moi nous nous étions Jurés de ne lever
que des toubabesses une fois que nous serions au
pays des toubabes" (4).
Cette structure de l'inconscient explique les ob-
sessions sexuelles de Kanan et ses congenères,
leur empêtre-
(1)
La Psychanalyse, non pas comme théorie analytique, mais comme
vécue
dans l'imaginaire du roman.
(2)
Chaîne, p. 56.
(3)
Ibid., p. 57.
(d)
Ibid., p. 79.
- 3U7 -
ment dans le vice. Du reste, le désir de la "blancheur" est
un thème obsédant dans le roman. Kanaan est épris des J'immen-
sités couvertes de neige avec ça et là, des tâches verdâtres ...
Partout, dans les pays des toubabs, c'est ce qui me fascine
toujours:
la neige"
(1). Ici, le héros-narrateur et quêteur
parle des paysages américains. Mais les paysages français lui
donnent le même sentiment: nous sommes au campus universitaire
de Nanterre; un matin d'hiver, par la fenêtre, il contemple
"Devant moi, au-delà de la fenêtre, se déploie à l'in-
fini le désert blanc que J'embrasse chaleureusement du
profond de ma so11 itude..
.te m'arrache à l a trop grande
pureté du paysage" (2).
Ainsi lui apparaît par ailleu:s, la ville natale d'Anna,
Sens
"Sens. Ses arbres. Leur pelage impeccable et imma-
culé .•• " (3).
Les références à la "blancheur" connotant la pureté originelle
sont nombreuses. Anna fut une de ses cîmes, et après elle, les
innombra~ es frasques avec les Blanches. N'est-ce pas cela qui
explique son échec avec Sana, la "semi-blanche"
? Elle-même
n'est-elle pas à la recherche de cette pureté, elle qui refuse
les castés, et qui pourtant est "bâtarde" ? La damnation prin-
cipielle, le Désir inconscient du retour à la pureté édénique
(le Pays de Japhet) sont autant de tests qui empêchent Kanaan
de suivre le cours de la vie qu'il s'est tracé. Ce Désir se
traduit par la fascination du "noyau", du "centre", du "dia-
mant", lexèmes particulièrement redondants. Mais "le centre
n'est-(il pas) partout et nulle part"
? (4).
La psychanalyse
aide
Kanaan
à prendre
cons-
cience de l'inanité de sa quête. A l'origine, il y a eu la
"Gigantesque Encvlade" dont tout "Etant" est le reflet et la
répétition. Lui Kanaan est casté. Sana ne sait pas ses ori-
( 1 )
Ib i d • ,
p.
55.
( 2 )
Ibid., P 15.
0
( 3 )
Ibid., p.
24.
( 4 )
Ibid., P. 81.
- 308 -
gines. La mère de Sylvie et celle d'Anna ont plusieurs "hom-
mes"
en plus de leurs maris: la toute-puissance du sexe dé-
truit la certitude d'une origine pure. Que faire? L'assumer.
La Révolution en est un moyen. Maïa, l'Antillaise sera l'ai-
de précieuse.
Ici s'opère la deuxième transformation du per-
sonnage, une transformation positive, ou la quête révolution-
naire.
*
*
*
L'itinéraire de Kanaan, orienté vers le gouffre,
la destruction de soi a atteint deux pointes maximales dans
sa quête. La première est "l'enculade" de Fontainebleau par
les "loubards". Désemparé, il s'interroge
"Je sais qu'A l'origine, tout a commencé
par une gigantesque enculade. Mais il a
fallu qu'avec moi, ça se passat ainsi,
littéralement, dans ma chair.
Eoaves parmi les énaves .•. A orésent,
marqué au fer rouge par les déclassés eux-
mêmes qui se démarquent ... Les marginaux
eux-mêmes crachent sur moi, me rejettent
après avoir éjaculé sur moi ...
Mais où irais-je à présent, ne pou-
vant plus descendre plus bas? Je flotte,
surnage. Mais je n'ai même plus le droit A
la noyade nocturne.
En clair, je vois ce
qui me reste A faire:
foutre le camp ail-
leurs. Filer en biais dans la folie. Mais
voilà, comment? Me déchiffrer, m'exécuter
à l'envers alors?" (1)
Et puis
"Oui, j'étais à la croisée des chemins.
Courbé. !~ais pourquoi donc ainsi? Enculé"
( 1) .
l1) Ibid. p.
76.
(C'est nous qui soulignons)
- 3U~ -
Il prend alors la décision qui sera le déclic révolution-
naire :
"Marquer le but. Forcer. J'ai échoué en
tout. A présent, il faut que j'aille jus-
r
qu'au bout: échouer définitivement. Je
ci~!e-s.t;~ la médiocrité même dans la façon de
rater sa vie. Je suis en train de crever
doucement comme un taré. Il faut en finir"
( 1 ) •
Mais il n'en finira pas, c'est à ce moment précisément que
l'incendie se signale et lui permet de se raviser: récla-
mer la vie, la changer pour lui, et pour les autres. Deux
adjuvants essentiels, MaTa, et "Le CaYlcédrat". Parallèle-
ment à cette lente évolution, la troupe théâtrale, "Le Koté-
ba"
tient ses répétitions à la Place de la Coopération.
Kanaan y apprenait à connaître, non seulement le milieu des
étudiants africains de Paris, (Sana, Gasmi, Le Prince,
Pogba ... ) mais aussi celui des travailleurs. Le tout aboutit
à la décision de grève générale prise au CaTlcédrat. C'est
l'origine d'une nouvelle quête, non plus celle de la pureté
originelle, mythique, mais une quête active qui doit engager
une transformation radicale de la société. Elle commence par
une critique de l'Afrique indépendante: une "mascarade" où
tout doit être repris à zéro
"A trente ans, après la NéC'lritude, l'authen-
ticité africaine et la panafricanité, je
vais devoir reprendre le tout à zéro! No-
table à Dao! A Doumbelane, c'est autre
chose! Et bien, j'irai un jour à Doumbe-
lane dès que j'aurai un passeport Lapon,
pour mettre de l'ordre dans leurs castes"
( 2 ) •
Et plus loin
(1)
Ibid. p. 83-84.
(2)
Ibid. p. 186.
-
310 -
"Il faut TOUT reprendre à zéro dans cette
sombre Afrique. Surtout, surtout, il fau-
dra commencer en l'an moins 2000. Car il
y a longtemps vraiment longtemps qu'elle
avait commencé, la grande partouze qui
continue en une chaine d'enculades" (1).
Mais pour l 'heure, ce changement commence par la France: un
défilé monstre des grévistes soutenus par les étudiants a-
boutit à Jussieu où le Prince perd la vie. Cette révolte qui
postule la victoire à 1 'horizon donne le départ d'un voyage
de Reto~ à caractère mythique vers le Sud, la Cabora Bossa
un retour à l'identification de soi. Matérialisans-
par un
schéma.:
( VII
c)
Incendie
TRAVAILLEURS E~IGRES
D2 (Diaspora noire)
Afrique
Kanaan
S
La vie (par la transformation
de la Société = Révolution)
Maîa
App.
Les bour~eois occidentaux
Le Caîlcédrat
Le Kotéba [théâtre)
Les étudiants africains
Les travailleurs émigrés
Cette quête est annonciatrice de la victoire,
Kanaan renonce à la tentation du suicide et redonne de l'es-
poir aux "laissé-pour-compte".
(1) Ibid. p. 188.
- 311 -
L'analyse exhaustive de la quête de Kanaan nous
oblige à reconsidérer les Sujets et Objets de 0uête du ro-
man Chaine. Nous avons distin~ué une quête apparente et une
quête "souterraine". Si les deux formes se rejoi~nent en fin
de compte, leur objet au départ est différent.
L'objet de la quête apparente est évident: le ~i
plôme pour Kanaan. Mais les autres Africains, les Emigrés
sont en quête d'un bien-être matériel et moral. Ils se sont
"exilés" en Occident pour trouver du travail et aider à dis-
tance leurs parents restés en Afrique.
Indirectement, les
deux Quêtes se rejoignent: le diplôme n'est pas recherché
pour lui-même, mais pour les avantages qu'on oeut en tirer,
donc le bien-être matériel, moral et social. L'Occident en
est le lieu.
La quête souterraine a pour objet, la pureté éde-
nique
Kanaan est rejoint en cela par Sana. La blancheur
des espaces enneigés de l'Occident d'une part, et de l'autre,
la femme blanche, sont des succédanés de l'expression d'un
subconscient né des conditions de vie relationnelle dans les
pays musulmans de traditinn puritaine. Ici encore, les lieux
de la Quête sont l'Occident. Mais à la vérité, cette quête
exprime plus l'aventure d'un oeuple que celle d'un individu.
Ceci pose le problème du S~jet.
La double Ouête de Kanaan lui donne un double sta-
tut. L'échec de la première quête est lié
à l'abandon vo-
lontaire des études, à son insertion recherchée dans le mon-
de du vice. Il est à cet égard, un Sujet négatif. La cure
psychanalytique ne le rachète pas, bien au contraire, la
prise de conscience de sa damnation originelle en fait à ses
yeux, un sujet maudit, voué à la destruction. C'est à partir
de l'assomption de sa "nature"
et le désir de la transformer
qu'il acquiert de la valeur, c'est-à-dire, c'est au moment
-
312 -
où il s'arrache au suicide qu'il devient sujet de valeur.
Donc Kanaan évolue de Sujet de non-valeur dans son refus de
conjonction avec la valeur "Diplôme"
à un sujet de valeur
dans son désir de transformer sa condition.
Il postule ainsi,
avec l'ensemble des immigrés, de nouvelles valeurs oour une
nouvelle société. Il devient un Sujet révolutionnaire au mê-
me titre que Kossia, Oumarou et Tahirou.
Ainsi donc, l'espace occidental apoaraît à la fois
comme le lieu de la transformation du personnage (prise de
conscience) et le lieu de l'acquisition, potentiel et réel
du Savoir.
Examinons, à présent, dans cette catégorie de ro-
mans, les parties des quêtes qui se déroulent en Afrique.
*
*
*
L'itinéraire est à présent inversé: de Paris, l'-
Occident vers l'Afrique, et dans le cas précis de Fatoman
(Dramouss) de l'Occident vers la Guinée. Dans la réalité, ce
retour n'est pas une quête.
Il s'agit d'aller appliquer les
"leçons" reçues. Fatoman a acquis une maturité intellectuel-
le et idéologique et son retour intervient après un choix
conscient dont les termes sont Françoise et Mimie. Ne dit-il
pas à Françoise:
"Ta grand-mère nous a prêché l'amitié pure,
dont nous tirons un bonheur sans mélange ...
Ne sommes-nous pas bien comme nous-sommes
en toute amitié ?" (1)
Fatoman prêche ici, la fidélité à soi. Il n'a pas
(1) Dramouss, p. 94.
- 313 -
de
programme de quête précis, mais des questions, comme
celle-ci:
"En me préparant au départ, je me posais
intérieurement des questions. La vie al-
lait-elle se dérouler là-bas conformément
à mes prévisions ?" (1).
Ces prévisions, on les devine à partir de ses oré-
occupations parisiennes: "consolider l'Union fraternelle
franco-africaine"
(2),mener la lutte libératrice, le combat
contre les profiteurs et non "une lutte systématique contre
les Blancs" (1), dans un cadre qui amorce son dévelopnement.
Mais une fois rendu au pays, son programme de quête se cons-
titue. Comme Ni et Makalé, il faut d'abord que Fatoman se
fasse accepter par Mimie pour son insertion sociale. Cela se
réalise, le mariage a lieu. C'est après seulement que Fatoman
examine la situation de son pays: celui-ci est aux mains des
étrangers; les fraudeurs s'enrichissent immensément, des
violences politiques annihilent toute possibilité d'expres-
sion démocratique.
Il a alors recours à un objet magique pour
entrevoir l'avenir. Celui-ci donne lieu d'espérer, à travers
un rêve intitulé justement "Dramouss" que nous étudierons
dans "les intertextes merveilleux". Plusieurs années après,
la situation ne s'est guère améliorée, mais l'espoir demeure.
Nous n'avons donc pas une véritable quête, mais un constat
d'échec, non sans espoir. Violent était le vent et ~e jeune
homme de sable, eux dessinent une véritable quête.
Avant de s'embarquer pour la Côte d'Ivoire, Kossia
se pose à peu près la même question que Fatoman. Sachant l'-
exploitation de l'Afrique par les nouveaux dirigeants, qui
méritent l 'appelation de "néo-colons", Kossia se demande:
(1) Dramouss, p.
108.
(2) Ibid. p.
205.
- j14 -
"comment l'être nouveau qui m'habite regardera-t-il cette
réalité ? •• " Son projet pour la Côte d'Ivoire, c'est d"'en-
seigner l 'histoire et la géographie, répandre la lumière ... "
(1). Mais pour être tout à son pays, il devra se séparer de
Liliane qu'il aime d'un amour sincère et
partagé,
car
pense-t-il, il appartient à la "génération perdue", c'est-à-
dire celle qui ne peut vivre pour elle-même et qui doit pré-
parer l'amour pour la génération suivante. Il le dit en ces
termes à propos de Liliane et les Européens:
"Je pense que nos enfants et les .leurs au-
ront la liberté de s'aimer. J'appartiens à
une génération perdue, je dois dominer mes
passions" (2).
L'objet de son retour en Côte d'Ivoire, c'est de
lutter pour les libertés démocratiques et l'égalité sociale
dans la solidarité. Or la "réalité"
est tout autre. Liliane
ne saurait vivre dans un tel contexte, elle serait sacrifiée
comme lui. C'est donc plus par générosité et réalisme qu'il
rompt avec Liliane. De fait, dans son pays, il retrouve
Kotiboh, le héros des indépendances, redevenu bourreau de son
peuple. Il a abandonné ses idéaux d'antan pour s'inféoder à
l'Occident, comme il le dit lui-même:
"J'a i choi s i l ' Dcc i dent parce que son systè-
me politique n'étouffe pas l'individu. J'ai
horreur du Communisme, du totalitarisme qui
est un nouvel esclavage"
(3).
Kossia tend vers l'instauration du Socialisme, Kotiboh a
choisi le Capitalisme. C'est un bras de fer qui se brandit
entre les deux protagonistes. Kotiboh confisque toutes les
libertés: de réunion, de pensée, et d'expression. Kossia
(1)
Violent était le vent, p. 76.
(2)
Ibid. p.
73.
(3)
Ibid. p. 208;
-
31t> -
choisit la clandestinité et forme un groupe de résistants.
Ils seront arrêtés et Kossia condamné à mort. Mais comme le
montre le texte, sa mort est le germe de l'espoir. Les der-
niers mots de Kossia sont:
"Je vous aime tous. Je vous demande de lut-
ter pour un monde meilleur, une existence
plus sereine et plus belle.
"Camarades, la victoire est à nous, à vous
courage ! courage ! courage ! 10 (1).
Samois prend la tête du groupe et réalise dans la clandesti-
nité , l'idéal socialiste. Cette fin de quête donne le se-
cond schéma actantiel de Violent était le vent (voir premier
schéma, VI,
supra).
VI,
b.
Emancipation Sociale
Peuple
01
02
(Peuple)
-.
Libertés démocratiques -
Ko s s i a
o Lumière Socia~ismp Révolu-
+
(Les Jeunes
tion
militants)
Kôtiboh
Capitalisme
Opp.
(Pouvoir politique)
Adj
Formation
occidentale
Le Jeune homme de sable (VIII) introduit dans un
univers axiologique à peu près semblable. L'histoire se dé-
roule dans un champ clos, miné par des objets de non-valeur
(1)
Ibid. p.
160.
- 316 -
et animé par des Sujets de non-valeur. Des personnages cour e>
geux, des élèves en majorité, veulent le transformer en champ
de valeur: c'est la ville embrasée de soleil, étouffée de
poussière, et affamée; règne de la dictature politique.
C'est
cela que Tahirou et ses amis veulent transformer en une oasis
de prospérité et de justice sociale.
Les Sujets de quête ou de valeur, c'est le peuple
incarné par Tahirou et Oumarou. Le premier meurt incarcéré.
Oumarou vaincu, et aidé par une intrigante intéressée, cher-
che la frontière pour échapper à la mort, mais il ne l'at-
teindra pas. Il meurt d'une mort interprêtée comme promesse
de libération. La structure actantielle peut être figurée de
la façon suivante:
(VIII)
Peuple
/'
Oumarou
o Prospéri té et Justice sociale
Tahirou
Adj
(Hadiza)
Pouvoir politique
Hadiza
Cette structure actantielle est itérative pour le reste des
romans de cette catégorie: Le Soleil noir point de Charles
Nokan, (1962) Le Cercle des tropiques d'Alioum Fantouré,
(1972) et Les Crapauds-brousse de Tierno Monénembo, (1979).
Nous analyserons pour terminer, la quête du Récit du cirque,
qui présente une facture particulière.
Dans ce roman, les formes de la quête rompent avec
-
j 17
-
ce que nous .venons d'étudier. On pourrait en d s i qn e r l'objet
é
sous la forme ramassée de "Quête de l'humain", dont les con-
tenus sont la vérité et le courage pour la proclamer quoiqu'
advienne, la suppression de l'indifférence, cause de l'alié-
nation de l'Homme dans le monde. Le moyen d'expression de
cette quête est d'une façon générale, la création artistique,
et d'une façon particulière, une théâtralité nouvelle. Le
Récit du Cirque manifeste, à cet égard, une triple mise en
scène
- un spectacle initial, mise en scène du Culte Rhi-
nocéros-Tâcheté par Saibel-Ti.
- un contre-spectacle, celui de Mihi-Moho, dont le
but est de dire la vérité, et saper l'indifférence des spec-
tateurs par l'action, en vue d'une prise de conscience libé-
ratrice.
- une mise en scène de l'acte d'écrire ou de la
création prétexte d'une réflexion sur l'objet et la fonction
du Mythe.
Observons tout d'abord qu'il n'existe pas de héros,
au sens classique du terme, c'est-à-dire un personnage non
seulement important par sa présence en texte, mais aussi com-
me centre focal des valeurs normatives: personnaqe, modèle
exemplaire.
Ici, nous avons plutôt un débat sur des formes de
sociétés, les valeurs qu'elles impliquent, et les fins aux-
quelles elles conduisent leurs auteurs. C'est l'aspect mora-
lisateur de la vision de Fantouré, mais à coup sûr, la vision
par laquelle il rejoint la vision africaine traditionnelle du
monde.
Et, paradoxalement,
les actants qui développent
l'anti-program~e narra~if, dominent et déter~inent également
la force thématique de l'oeuvre. Ils sont les Sujets du s pe c -
- 31ti -
tacle initial. Le contre-srectacle n'a pas de Sujet parce que
celui-ci appartiendrait à une société qui n'a pas encore cours
et les acteurs s'improvisent. C'est justement ce spectacle
qui propose un programme narratif. Au total, dans la structu-
ration du texte, c'est l 'anti-programme qui engendre les va-
leurs, contrairement aux textes jusqu'alors étudiés. Reore-
nons le texte à ses différents niveaux:
1. Le spectacle ou les cpntre-valeurs.
D'entrée de jeu, le spectacle préparé rar Sai-bel-
Ti, et qui se joue dans l'univers imaginaire, ne vise à as-
souvir que les amateurs de sensations fortes. Mais passé le
premier quart d'heure, "comme émoussé, le public devient peu
à peu indifférent aux artistes qui
continuent de prendre des
risques"
(1), puis apparait un "représentant"
du Culte ~hi
nocéros qui énonce des rêves méqalomaniaques, comme on peut
le constater dans l'extrait suivant:
"Moi, Rhinocéros-Tâcheté de Ce-pays, dis
aux sujets rhinocéros-tâchetés, comme à
tout autre, s'il en existe ... je dis, ...
Cette année! .•• Pour cette commémora-
tion ! ... Je veux
! •..
des festivités!
grandioses! ... qui marqueront pour un
temps ! ... l 'histoire de Ce-pays! ... "
(2) ... (sic)
"Je rêve de la crasse organlsee et de la
jun91e sous mon contrôle absolu l
"(2).
Ce premier spectacle dont on ne saura jamais la
suite, montre les valeurs en recherche dans l'univers du Rhi-
nocéros : une puissance absolue sur un peuple à exploiter et
annihiler: c'est la Dictature. Mais bien que médiatisé par
le mime sur une scène, il reste encore des mots qui sollici-
tent l'imagination et édulcorent la réalité.
Il ne secoue pas
assez l'indifférence des spectateurs. C'est pourquoi, il faut
(1) Le Récit du Cirque, p.
11.
(2)
Ibid, p. 17.
- 319 -
une nouvelle forme de théâtralité, en gestation dans le
contre-spectacle.
2 - Le contre-spectacle ou les valeurs
Cette nouvelle forme de théâtralité, consiste en
des "diapositives en noir et blanc et celles en couleurs,
prises sur le vif à travers le monde"
(1),
comme le fait l'-
inconnu qui surgit de la salle. Ces diapositives ont l'avan-
tage de conserver au réel son agressivité et de supprimer la
médiation de la parole comme au théâtre. En rnërne temps qu'_
une atteinte à l'indifférence, c'est aussi une quëte de ~
rité, puis d'assez de courage pour la proclamer. Seule une
telle forme de spectacle peut contribuer à une prise de
conscience et à l'unité des exoloités du monde entier:
"En vérité, écrit l'auteur, ce ne sont pas
les injustices dans les sociétés de notre
époque qu'on doit combattre, c'est l'indif-
férence qu'on devrait attaquer ... Quel es-
poir si devant un crime, l 'homme qui cher-
cherait la vérité tenterait soudain le défi
de s'attaquer aux indifférents, avant de
chercher le criminel dans le tas de foin" (2)
Tels veulent ëtre les "récits"
des différents ta-
bleaux : de gros plans de diapositives pour faire effet sur
le spectateur:
- description et historique du "Cu1te Rhinocéros-
Tâcheté"
(pp. 32-36)
- les épisodes du voyage de Fahati et d'Afrikou
(pp. 70-72, et 94-95)
- le récit d'une ancienne victime de Fahati (pp.
108-113)
(1) Ibid. p.
19.
(2)
Ibid. p.
25.
- 320 -
- le récit de la mort de Fahati.
Ces récits montrent la participation des soectateurs, mais
surtout, la tenue effective du rôle par ceux qui l 'ont vécu
réellement dans la vie: Vice-I-Mille et Fahati, en particu-
lier. A défaut de diapositives, l'artiste exprime les vérités
par la médiation du discours écrit. Dans ce cas, l'acte d'é-
crire lui-même doit être figuré, "exposé", mis en scène
c'est le procédé de la "dénudation".
3 - La mise en scène
la démystification ou la dé-
nudation.
Nous désignons par ces termes, le procédé qui con-
siste à dévoiler la création des mythes et leurs fonctions
d'une part, et de l'autre, leur place dans la création lit-
téraire. C'est en somme une réflexion, sous le couvert de
l'imaginaire, sur le théâtre, le mythe, et la création artis-
tique. Saibel-Ti, auteur-créateur, tout en écrivant son text~
le "cha'non manquant"
de l'épisode du mythe de la Communauté
des Intolérances, dévoile le jeu et la fonction de tout acte
d'écrire (ce qui justifie l'emprunt du terme de T. Todorov,
"dénudation", qui s'applique à une sorte de mise en abyme oD
l'auteur dévoile ,le jeu de l'écriture). Le tout a oper a t com-
î
me une tentative de démystification du
spectateur, dans le
cadre de l'univers diégétique, et du lecteur dans le cadre de
l'univers social.
Saibel-Ti s'attaque d'abord aux illusions par l'a-
nalyse des mythes cosmogoniques ou sociogènes, comme le "Cul-
te du Rhinocéros-Tâcheté", la "Communauté des Intolérances"
et le Mythe du "Fleuve Faha". L'auteur, Saibel-Ti, démontre
que ce sont des mythes séculaires qui avaient
Dour le peuple,
une fonction d'identification, de cohésion, et qui lui procu-
raient une impression de sécurité. Mais les pouvoirs modernes
-
j 21
-
en ont fait un moyen d'oppression du peuple en leur donnant
un contenu idéologique différent de l'originel. Il écrit par
exemple:
"En vérité, le Rhinocéros-Tâcheté existait
bien avant 1e système qui régit actuelle-
ment Ce-pays.
Il s'est passé qu'à un moment
déterminé de l 'histoire de Ce pavs au mo-
ment où le peuple était le plus vulnérable
dans son évolution, le Rhinocéros-Tâchetf
qui avait disparu de son territoire pendant
un certain temps a simplement réaDparu et
qu'un petit groupe d'hommes sans scruDules
s'en est emparé pour en faire un moyen d'a-
liénation du peuple"
(1).
Quant aux mythes de la Forêt Sacrée et de la Vallée
des Morts, ils immortalisent la mémoire d'une communauté de
résistants à la colonisation. Cette communauté avait refusé
l'aliénation et l'humiliation, et grâce à cette forêt qui
avait servi de rempart, elle avait vaincu l'ennemi. :Aujourd'-
hui, les mythes sont devenus des instruments de mort au b~
néfice du Pouvoir.
Il est donc important que le peuple pren-
ne conscience de la valeur réelle des mythes et en découvre
la vérité d'hier et d'aujourd'hui. Comme illustration, Saïbel-
Ti improvise deux textes: l'él imination de Vice-I-Mille et
le rétablissement du "Chainon manquant"
de la Communauté des
Intolérances.
Vice-I-Mille, dignitaire du régime du Rhinocéros,
prend conscience de la fausseté de sa situation: il décou-
vre la vérité, donc doit être éliminé. Cela procède de plu-
sieurs hypothèses dont le dramaturge doit choisir la plus
signiticative pour l'effet qu'il veut produire.
- Première hypothèse :
Vice-I-Mille est arrêté à la descente d'avion du
(1)
Ibid. p. 72.
- 322 -
retour d'une mission. Profitant de la nuit, il tente de fuir,
mais il est rattrapé et tué.
Vice-I-Mille a accepté héroï-
quement la mort en trainant le Culte du Rhinocéros dans la
boue. Une telle mort le sacre martyre de la liberté. Le com-
mentateur récuse une telle hypothèse, car la "mort n'est ja-
mais speétaculaire sauf au cinéma et que le héros n'est par-
fait qu'après la victoire"
(1). Une telle fin fait preuve de
naïveté.
Ici le commentateur refuse l 'héroïsme gratuit qui
exprime toujours la victoire au futur, comme nous l'avons vu
à propos de Charles Nokan dans Violent était le vent, W.
Sassine dans Le Jeune homme de sable, et Les Crapauds-brousse
de Tierno Monénembo, comme tous les romans orchestrant une
idéologie du genre intellectuel de gauche.
- Deuxième hypothèse :
A la descente d'avion, Vice-I-Mille est déclaré li-
bre. On lui donne une voiture officielle (piégée) pour ren-
trer chez lui. Il sort indemne de l'accident mortel qui lui
avait été préparé. On lui redonne une autre voiture, mais
l'entrée de sa demeure est condamnée, pendant qu'il tente
d'ouvrir, un personnage mystérieux, masqué, surgit et l'atta-
que. Vice-I-Mille se précipite dans sa voiture pour fuir, et
s'écrase contre un arbre:
"On ne saura jamais si c'est un suicide.
Moi le Guide, je le sais, mais ne livre ja-
mais mon secret, au risque de me perdre aux
yeux du mortel"
(2).
Ce secret, le lecteur le devine, un assassinat,
accompli avec hypocrisie et mensonge. On annoncera une dispa-
t1)
Ibid. p.
52.
(2) Ibid. p. 56.
- 32:3 -
rition comme il est de règle dans l'univers du Culte du Rhi-
nocéros, pour éviter de faire du sujet, un martyre de la li-
berté, comme l'aurait fait une mort spectaculaire. Ce procé-
dé, tout en dénonçant l'univers du Rhinocéros, montre que le
créateur est maître de son univers qu'il ploie selon la si-
gnification et l'effet qu'il veut produire. Ainsi des déten-
teurs du Pouvoir, qui sont d'excellents manipulateurs. Toute
création s'inspire du réel, mais en même temps ambitionne
d'agir sur le réel, de le transformer. A cet égard, l'écrire
littéraire est comparable au dire mythique, domaine dans le-
quel excelle le Pouvoir.
L'écrivain approfondit son procédé, avec la recons-
titution du "Chaînon manquant" du mythe de la "Communauté des
Intolérances". Cette reconstitution récuse d'abord deux hypo-
thèses :
Première hypothèse récusée
Les animaux attaquent, tuent les membres de la Com-
munauté, mais ne retrouvent pas le Rhinocéros-Tâcheté. Le
commentateur estime cette hypothèse "trop simpliste".
Deuxième hypothèse récusée
Les animaux font le siège de la "Col'lmunauté des
Intolérances et tuent toute personne qui s'en éloigne. Cette
hypothèse jugée "trop mélodramatique", exacerbe la violence,
l'outrance des expressions et des sentiments. Par cela même,
elle crée l'invraisemblance des situations.
C'est la troisième hypothèse qui est agréée
"ad-
mettons dit, le narrateur-écrivain, que je l'l'éloigne un peu
de l'histoire commencée par Afrikou, que je crée mon propre
chaînon manquant, qui, sans être exactement celui d'Afrikou,
-
324 -
pourrait tout de même me satisfaire."
(1) C'est l'essence
même de la création artistique. Elle consiste en la construc-
tion d'univers dans lesquels les problèmes sont résolus:
l'auteur apporte des solutions fantasmatiques à des questions
qui elles-mêmes relèvent de l'Imaginaire, donc du fantasmati-
que (2). Pour y par ven i r ; l e cr a te ur po se' un pré a l ab le: un
é
plan dont la structure détermine déjà les conclusions. Repre-
nonS le texte de Saïbel-Ti
:
" ... Pour conclure mon chaînon manquant que j'inti-
tule bêtement - Le passé qui revient ....
. . . . . . . . . . . . . . . . . animaux/Rhinocéros-Tâcheté
/Bètes
/Termites
. . . . . . . . . . . . . . . . , hommes /Afri kou
/Saîbel-Ti
/Autres
. . . . . . . . . . . . . . . . . décor
/Forêt Sacrée
/Termitière
/Brousse
/Te r r i to i re
/Maisons
/Ruines
/Filets
/Marécages
. . . . . . . . . . . . . . . . . Période /Nuit
/Lune
/Jour
/Soleil
. . . . . . . . . . . . . . . . . Objectif /ETRE.
Avec ces mots découverts pour me servir, construisons notre
(1) Ibid. pp. 78-79.
(2)
cf. Claude AB.t\\STADO, Mythes et rituels de l'écriture,
Edltlons Complexes, 1979, 350 p.
- 325 -
cha~non manquant"
(1)
(sic).
L'"objectif : ETRE"
signifie, compte tenu du contexte du ré-
cit, EXISTER, VIVRE pleinement et librement. Cela suppose
l'annihilation des tueurs, des oppresseurs, en l'occurrence
Fahati et le régime qu'il sert. Cela nécessite la résurgence
des forces authentiques de la Forêt Sacrée, celles qui
avaient jadis anéanti les négriers. C'est dire que la conquê-
te du "Cha no n manquant" est aussi un retour
î
à l'identité, ce
qui en justifie le titre: "le Passé qui revient". La suite
du récit, à partir du "Cha~non manquant" nous conduira à la
fin de Fahati, à travers la Forêt Sacrée vers la Vallée des
Morts, devenue inaccessible. Les souffrances grossies de
Fahati, les voix multiples de ses victimes qui lui reviennen4
sa putréfaction anticipée due à la boue de chair humaine de
ses victimes, satisfont un besoin de justice des spectateurs,
et du lecteur conditionné à prendre partie pour le peuple.
C'est à cette fin que Saïbel-Ti crée un contre-mythe dévelop-
pant des valeurs opposées aux premières. Donc une quête de
vérité et de justice dans un monde qui en est dépourvu, même
si cette quête doit instaurer la loi du talion:
L'analyse a permis de poser en vrac les différents
obj e t s
de
valeurs
recherchés.
Ha t s
le
plu s
difficile à déterminer,
ce sont les sujets de valeurs.
Les distinguer nous permettra de restructurer les objets.
Chaque spectacle et chaque récit ont leurs héros
auxquels sont attachées certaines valeurs. Nous entendons
très précisément ici, héros comme force thématique qui struc-
ture le récit, sans que lui soient attachées forcément, des
valeurs positives. Il est Sujet dans l'univers axiologique
qui est le sien. Ainsi du spectacle initial, qui manifeste
(1) Le Récit du Cirque, ... p.
79.
- 326 -
l'univers du Rhinocéros-Tâcheté, c'est-à-dire l'univers de
Ce-pays. Le Sujet-acteur, le "Vénérable-Maître", privilégie
les valeurs de dictature, d'aliénation, et de mystification,
en un mot, les valeurs de Mensonge. En termes actantiels, et
dans la structure syntaxique du spectacle, Fahati, l'acteur
principal est le Sujet, dont le manda~t est le Culte du Rhi-
nocéros-Tâcheté, au bénéfice de Ce-Pays. La structure axiolo-
gique se représente comme suit: (IX)
IX, a
Le Culte du
Rhinocéros
0,<. Fahati
Dictature
Aliénation
Mystification
Dans ce programme narratif, les spectateurs ne re-
présentent aucune force.
Ils sont indifférents: triomphe de
la dictature. Tel est l'idéal poursuivi par le Régime, le
Pouvoir politique. Ce n'est que dans la deuxième partie du
spectacle qu'apparaît la contestation par Mihi-Moho, tué par
un élément du Public, lequel élément n'a jamais été identifié
la peur cautionne le mensonge. Le schéma précédent se trans-
forme comme suit : IX, b
Le Culte du Rhinocéros
Ce-Pays
tTriomphe du Rhinocéros)
°1
/
0,
Dictature
~ Fahati
S - - - - - - >
0
M
Aliénation
\\
ensonçe
Mvs t ifi cat i on
Opp. Mihi-r~oho
/
Adj
Spectateur (?)
Und i fférence)
-
j 2 7 -
Mihi-Moho, dont le nom signifie "homme-homme", homme de véri-
té et de courage expose un contre-programme qui dévoile les
mécanismes du procédé de Fahati, et postule la vérité et la
justice sociale. Son programme est renforcé par un archi-
actant, Afrikou et son anaphorique: la Mort; juqes suprêmes
par qui 'se réalisent l'él)alité et la Justice Suprême. Ce der-
nier programme, est favorisé par Saibel-Ti, poursuivant le
volet démystification par la création artistiaue. On a alors
un renforcement du schéma précédent IX b, en IX c :
IX, c
Le Culte du Rhinocéros
°1~s
Dictature
Fahati
Al iénation
Mystification
Opp.
Mihi-Moho
Adj
Spectateurs (?)
+
Afrikou (Mort)
Saïbel-Ti
Anciennes victimes de
Fahati
Cette interprétation, (schémas IX, a, b, c) révèle
une vaste parodie. Il faudrait renverser le dernier schéma,
(IX, c), pour comprendre le texte. En effet, Alioun Fantouré
veut montrer que l'univers dénommé "Ce-Pays" est un monde à
l'envers, l'écriture du roman montre le rétablissement, la
mise à l'endroit progressif. Donc, ce que les schémas actan-
tiels permettent de désigner comme actants-sujets, sont en
réalité les actants-opposants. Les véritables Sujets sont
Mihi-Moho, Afrikou, Saîbel-Ti, etc ..• D'où le schéma suivant
- 328 -
(IX, d )
Un ordre social
Saïbel-Ti tauteur)
juste et égalitaire
°2
'/0
M<hi-Moho
~~~~~~.>
Y' i
erl tée h
°
umalne 'h
\\
"té
umanl
th
au ent ilQue )
Adj
Afrikou
Opp. Indifférence
Anciennes Yic-
Pouvoir Politique (Fahati)
times de Fahati
Au total Le Récit du Cirque ... de la Yallée des
morts, est un roman d'un type exceptionnel
dans la littéra-
ture romanesque de l'Afrique subsaharienne
il faut le com-
pre ndr eau t r e me nt que ce qu' i l don ne à l ire : c' est une l 0 n-
gue parabole. Il est, sous les aspects de la cruauté, une
quête de vérité humaine, d'identité humaine, de l 'homme uni-
versel, dans un univers à l'envers où l 'humain est devenu
l'objet de la voracité des tyrans. Mais deux ~uestions se po-
sent ceoendant : à quel destinataire, ou en clair, à quel
"lecteur concret", selon l 'exnression de Jaap Lintvelt, ren-
voie cette écriture d'une part, et d'autre part, quelle va-
leur donner à une telle écriture?
L'analyse des différentes positions du narrateur a
fait relever que
- dans la premlere oartie, l'écrivain s'adresse à
tous les hommes de bonne volonté, Africains ou non, exacte-
ment comme le faisait le roman colonial. En effet celui-ci
voulait jeter à la face du monde, l'iniquité de la situation
coloniale et prendre à témoin l'opinion mondiale. Mais en mê-
- 329 -
me temps il s'adressait à tous les exploités de la terre, dont
les Africains, afin qu'ils reconquièrent leur dignité perdue.
C'est en somme un plaidoyer pour la,conquête de l'humain.
- dans la deuxième partie, le lecteur concret est
multiforme: il est d'abord explicite, le "vous" auquel s'a-
dresse Afrikou, la Mort, Comme l'Immortel au Mortel:
"
Par un jour comme un autre, avec le
temps qui s'écoule comme le fleuve dans son
lit, comme la désespérance dans la Va}lée
des Morts, comme votre sang dans vos veines,
comme la sève de Vle que rien n'emoeche de
vieillir, et le temps me sert car je suis le
Vainqueur des Vainqueurs de toute existence"
( 1 ) •
Il s'agit de l'homme générique, la commune humanité Clue l'é-
crivain met en garde contre la tyrannie. Donc, il s'adresse
indirectement aux tyrans, à travers le traitement infligé à
Fahati, dans sa lente agonie épouvantable.
Mais par l'aspect réflexion sur le théâtre et la
création artistique, l'auteur ne peut atteindre qu'un faible
public: les créateurs, les spécialistes des approches litté-
raires, et les intellectuels. Ses recherches formelles har-
dies, les structures complexes qui s'enchevêtrent, font du
texte une véritable architectoniquequ'onêpeut difficilement
démêler, même
la critique universitaire" y buterait à plus forte
raison les "prolétaires" qu'il souhaite atteindre. Alioun Fantouré est
un esthète dont l'oeuvre est trop
élaborée pour prendre dans
le grand public, le peuple
dont
il veut hâter la prise de
conscience. Les contradictions entre l'écriture et la desti-
nation de l'oeuvre
Confortent l'idée - que nous pa r t a oe ons -
toute création fondée sur un parti-pris idéologique a fort
(1)
Ibid. p.
128.
- 33U -
peu de chance d'être une oeuvre d'art.
*
*
*
Les analyses le montrent suffisamment: dans ce
sous-groupe de récits, par une série de transformations, et
re-transformations, qu'on voudrait bien appeler évolutions,
les sujets quêteurs restent fidèles à
leurs idéaux de départ
se former afin de participer au changement ne leurs sociétés
respectives. La formation n'est pas seulement que scolaire ou
livresque, elle est aussi morale, politique et idéolo~ique.
Elle est le point de départ d'une prise de conscience décisi-
ve dont le lieu est l'Occident. Les résultats du désir de
formation ne sont jamais totalement négatifs: là où la for-
mation scolaire échoue, la formation humaine réussit, et sou-
vent le Sujet acquiert les deux formes de formation (Kossia).
Mais c'est le retour au pays natal qui pose le plus de pro-
blèmes : d'abord, pour certains, la formation occidentale ne
suffit pas; ou elle demande à ëtre complétée par une initia-
tion à l'Afrique lNi, Fatoman) avant de produire des résul-
tats
ou, elle est inconciliable avec l 'idéolo~ie du pou-
voir Sur le terrain. Le Sujet ne se laisse pas récupérer, il
choisit l'opposition interdite, au risque de sa vie. Mais la
perte de celle-ci est un ~age de succès. On note enfin que la
transformation effective du Sujet, et donc du récit, ce à
partir de quoi le héros change radicalement la trajectoire de
son itinéraire, et change, pour ainsi dire d'objet de quête
se produit dans l'espace occidental, en partie, et se comolète
en Afrique pour la plupart des récits à l'exception de Chaîne,
Le Jeune homme de sable et Le Récit du Cirque ... Le premier
se déroule exclusivement en Occident, et le second en Afrique.
Le déclic transformationnel de Kanaar. a eu lieu, une nuit, à
Montmartre, d'où il aperçoit une lueur, qui lui permettra de
connaître les différents lieux que fréquentent la diaspora
- 331 -
noire et les nord-africains de Paris. Ce sont ces lieux qui
agissent sur lui et hâtent sa transformation. Tahirou et
Oumarou sont déjà accomplis au moment où commence le récit.
Ils évoluent sur un terrain déjà miné qu'il faut changer ou
dont il faut échapper dans un premier temps. Ce n'est pas la
fin de la lutte'. Dans Le Récit du Cirque ... il ne s'agit pas
de transformation du Sujet, ni d'une réorientation du récit,
mais d'un renversement: le récit pousse des excroissances
au fur et à mesure de son évolution. On n'a plus un récit,
mais des récits, dont l'ensemble constitue l'envers de l'uni-
vers du roman que le narrateur voudrait établir comme l'en-
droit. Les personnages ne changent pas de lieu, c'est le dé-
cor qui change. Nous verrons plus tard les conséquences d'une
classification topologique de telles structures. Reste un
avant-dernier sous-groupe de récits, le roman du succès total.
4 - Le Roman du succès total
Nous désignons ainsi des récits dont les Sujets-
quëteurs atteignent le but visé. Ce sous-groupe comporte des
titres aussi hétérogènes que les oeuvres du conformisme poli-
tique d'un Aké Loba, celles combattantes comme Wirriyamu, d'un
W. Sassine, et celles réformatrices d'un Tidiane Dem ou d'un
Jean !larie-Adiaffi. Nous commencerons par celles d'Aké Loba,
qui au plan actantiel, forment un tout cohérent. Kocoumbo l'é-
tudiant noir est le point de dé~art d'une quëte qui aboutit au
Fils de Kouretcha. Si l'on tient compte des contextes référen-
tiels des trois romans, on peut les étudier dans l'ordre sui-
vant : Les dépossédés,
l1973), Kocumbo l'étudiant noir (1960)
et Les Fils de Kouretcha (1972). Le premier roman se situe à
l'époque coloniale proprement dite. Il a tout d'un roman d'é-
ducation, ou d'initiation à la société moderne. Akrébié,
l 'héroïne, a choisi d t oou s e r Païs parce ou'il est jeune (1)
é
(1) cf. notre étude: "Aké Loba, oionni er d'une littérature nationale",
in Littérature de Côte d'Ivoire, 2. Ecrire aujourd'hui, Notre Librai-
rie, na 87, Avrll-Juin 1987.
- 332 -
et citadin. Par ce choix, elle échappe à l'initiation tradi-
tionnelle et à l'éventualité d'être obligée d'épouser un
"Vieux". Son désir, à vue d'oeil, c'est de s'é~anciper de la
société traditionnelle. En ville, aux côtés de Païs, elle
apprend les "manières" citadines en regardant vivre les au-
tres femmes.
Ensemble avec Païs, elle tentera de se défaire
du poids d'un passé jugé oppressif: les querelles tribales,
l'insécurité, la polygamie. Le couple est aidé par le Père
Troubillon pour son éducation morale et reli~ieuse, et du
Commissaire Guillot pour la paix sociale. Akrébié accède
ainsi à la conscience claire du rôle que la femme peut jouer
dans la société moderne. Sa transformation s'accompaQne du
sens du travail bien fait comme son mari Païs. Le travail
est hissé au rang de valeur. Au total dans Les dépossédés il
s'aQit davantage de la transformation d'Akrébié, son acces-
sion à une nouvelle personnalité. Cela se traduit par le pas-
sage d'un monde traditionnel, (le village et les pratiques
coutumières,) au monde moderne: la ville et les valeurs
qu'elle' implique: la modernité ou les valeurs du pro~rès
technique. Les dépossédés donnent lieu au schéma actantiel
suivant: schéma X.
Les dépossédés
X.
PROGRES
La Femme (Akrébié)
et
la Société entière
D2
Akrébié
1
Païs
La Modern ité
- Traditions et structures tribales.
Opp.
les "Civilisa-
Le villaoe (lieu de non épanouis-
teurs" blancs:
sement de 7'individu)
Le Père Troubillon
Le Commissaire Guillot
Païs
- La ville
-
333 -
Akrébié atteint son but: la vie citadine la trans-
forme complètement. Analphabète, mais suffisamment évoluée
pour comprendre ses devoirs et ses droits. Dans cette course
vers l'émancipation, elle a été plus vite que son époux Pal~
qui à un moment donné, devient un frein à son olein épanouis-
sement. Il n'a pas cru à la capacité d'adaptation d'Akrébié,
ni à son farouche désir de changer de condition. Akrébié s'en
sépare et consomme le divorce. Dans l'évolution des personRa-
ges, Akrébié reste fidèle à elle-même en s'améliorant, Pals
surpris devient un actant oDposant presque ~al~ré lui. Le
triomphe d'Akrébié reste le sens fondamental du roman. C'est
la quête d'émancipation réussie d'une analphabète. Dans
Kocumbo l'étudiant noir, cette quête d'émanciDation nasse par
l'Ecole. Les valeurs désirées sont nombreuses et peuvent être
résumées en un seul mot: Progrès. Elles s'analysent en valeurs
techno-humanistes. C'est le désir du Vieil Oudjo, père de
Kocumbo. Il recherche de l'Occident l'écriture qui permettra
à son peuple de conserver son Passé, en particulier les con-
tes, comme les fables de La Fontaine que son fils lui traduiL
Mais certains de ses congénères préfèrent les valeurs techno-
matérialistes: l'instruction Dermettra de travailler moins
(en évitant les travaux champêtres) et de s'enrichir. Kocumbo
lui-même est flatté par cette perspective, ~ais il a olutôt
choisi les valeurs technocratiques: le règne de la machine,
la technocratie, seule condition Dour hâter le
développement
social. Toutes ces valeurs représentent les virtualités de
quête du peuple du Vieil Oudjo, expression de la volonté col-
lective (1). Son rôle de "tribun et protecteur", "élément de
modération et pilier de bons exemples", "oardien sévère de
toutes les coutumes", incarnation de "la science des morts".
Il tient son pouvoir des dieux. En effet, ceux-ci font "un
tri parmi les hommes, ne laissent vieillir que les rares mor-
tels qui ont vécu sans haine et sans excès pourqu'ils condui-
sent la génération suivante." (2). "Il n'intervient que Dour
(1) cf. Kocumbo, l'étudiant noir, pp. 25-26 et suivantes.
(2) ibid. p. 25.
- ::134 -
trancher un débat difficile et surtout lorsque l'intérêt gé-
néral de la tribu est en jeu"
(1). Or, ~ ses yeux, son uni-
vers moral ne manque pas d'humanisme, mais des techniques de
conservation de la parole, donc l'Ecriture et le Livre.
"La France, dit-il, était comme son villaoe,
elle possédait de grands patriarches qui-
notaient et conservaient leurs pensées sur
des feuilles"
(1).
Lors du départ des enfants pour la France, le narrateur note
ainsi l'attitude des parents:
"Les yeux des pères sont graves et traver-
sés de lueurs d'espérance: ce n'est plus
leurs simples fils qu'ils regardent, mais
les fut urs ré a lis a te urs des gr and s des sei ns.
Demain, ces jeunes gens-l~ reviendront en
maîtres pour leur apprendre ce qu'ils n'ont
eux-mêmes jamais su ..• " (2).
Et un des jeunes de préciser
"Mon père me dit d'aller a pp r e ndr e rien que
pour avoir mes diplômes" (3).
Il est clair que pour les Vieux, l'objet de quête n'est pas,
dans ce roman, la philosophie, les idéologies, mais le savoir-
faire, la technique qui peut améliorer les conditions de vie
sociale et matérielles des populations. Le Destinateur, ~
travers le Patriarche Oudjo, c'est la Communauté tradition-
nelle entière, et le Sujet, Kocumbo. Mais avant même d'attein-
dre, la France, Kocumbo remarque parmi les étudiants, quel-
qu'un, au comportement d'occidental, c'est Durandeau, modèle
~ ses yeux, de l'Africain émancipé: Costume bleu-marine élé-
(1) Ibid. p. 25.
(2) Ibid. p. 36.
(3) Ibid. p. 47.
- 335 -
gant,venu tout droit de Paris, "il parlait plus que les au-
tres, et s'écoutait visiblement"
(1) ; "il croisait les mains
derrière son dos et dégageait sa dextre ... et une montre au
clinquant tapageur apparaissait" (1). "C'était un évolué,
très au fait des subtilités sociales européennes, très fier
de marcher sur les talons des Français dans "ce domaine et de
ne rien porter sur toute sa personne, pas même son stylo, qui
ne vint directement de Paris" (1). Koukoto qui, pour faire
européen a changé son nom en Durandeau se perçoit comme tel
et entreprend d'éduquer Kocumbo. Rendus à Marseille et en ga-
re de train pour Paris, Kocumbo et ses camarades reçoivent
ces conseils de Durandeau :
"Le dernier conseil que je puisse donner en-
core, c'est de récolter de bonnes notes,
quant à toi Kocumbo, je me charge de sur-
veiller sérieusement ton travail afin que
tu ne nOUS fasses pas honte: je suis prêt
à
te protéger. Comptez tous sur moi. Il faut
que nous rentrions tous les quatre en Afri-
que avec des grands diplômes"
(2).
Durandeau apparaît pour l'instant comme un adjuvant. Donc le
schéma actantiel de départ pour la conq~ête du manque "Diplô-
me" se structure ainsi
:
Kocumbo l'étudiant noir, (XI, a)
La Communauté
Communauté
traditionnelle (Oudjo)
(Développement social et matériel)
D1
D2
~ Kocumbo
5
Diplôme
Durandeau
Mr. Gale (un Français de CI).
(1) Ibid. p. 39.
(2) Ibid. p. 84.
-
336 -
Mr. Gabe lui avait remis au départ de la Côte
d'Ivoire l'adresse d'un couple français, les Brigaud, chargé
de l'accueillir.
A Paris, lieu de la conquête du Diplôme, à la vue
du Métropolitain, Kocumbo s'esclame
"C'est beau, c'est merveilleux, c'est magni-
fique, c'est un travail magnifique! L'Eu-
ropéen travaille c'est incontestable, il
travaille pour tout le monde, pour l'homme
d'aujourd'hui comme pour l'homme de l'avenir.
Les Européens sont moins égoïstes qu'on le
croit." (1)
Nous assistons, non seulement à un renforcement des motiva-
tions de Kocumbo, mais
il entame sa transformation, la cor-
rection de ses opinions sur les Européens. Son étonnement est
grand lorsqu'une femme blanche l'aide à prendre le Métropoli-
tain; montant à l'adresse des Brigaud, au deuxième étage
d'un immeuble, il croise un Blanc dans l'escalier. Celui-ci
s'excuse; Kocumbo est bouleversé
"Le jeune homme se demanda s'il avait bien
entendu. Cet homme ne l'a va i t pa s bouscu lé,
ne lui avait pas marché sur les pieds, ne
l'avait même pas frôlé, et il lui demandait
pardon: c'était surprenant ... Une femme
croisée un peu plus haut, vint éteindre son
doute. Elle avait bien dit, elle aussi:
"Pardon Monsieur"
(1).
L'accueil chaleureux des Brigaud, plutôt que de le rassurer,
lui fait penser à un monde de rêve; était-il bien en France?
L'accueil affable du Porviseur du Lycée d'Anonon-les-Bains,
la disponibilité de Jacques Bourre, cet élève de Seconde qui
l'aide à travailler achèvent de le "décevoir". Les valeurs
(1)
Ibid. p. 86.
- 337 -
affichées par ces Blancs: bonté, humanité, sont trop acces-
sibles pour être désirées; Duraodeau était certainement le
vrai modèle. Kocumbo se rabat sur Durandeau et le suivra
jus qu'à ce qu' i l s e r end e co mpte de l' i na nit é des e s val eu r s.
En effet Durandeau est un escroc qui se fait entretenir Dar
ses maîtresses: l'appartement qu'il habite aDpartient à une
Américaine, r~l1e de Salmon, la voiture qu'il exhibe est à la
Française Lucienne, à la~uelle il a soutiré deux-cent mille
francs pour s'en aller en Norvège avec une autre maîtresse,
Agnès. Au total, Durandeau ne fait pas d'études, mais il est
toujours reçu aux examens, "il connaît tout le monde"
(11.
Dans un sommaire remar~uable, Kocumbo résume la somme de ses
expériences et des valeurs rencontrées
"Depuis qu'il était en France, il recher-
chait toujours un modèle idéal pour calquer
sur lui sa conduite. Il avait admiré l'hon-
nêteté, et la loyauté des Brigaud, la bonté
et la solidarité de Jacques Bourre; il
n'avait oublié, ni la patience, ni la pon-
dération de ses professeurs, ni l'esprit
judicieux et conciliant de son proviseur.
En un mot, il avait été enchanté par tant
de vertus; mais il n'en pouvait ressentir
de satisfaction s'il ne croyait pas ces ver-
tus des Blancs accessibles aux Noirs, ou du
moins à un petit nombre d'entre eux. Duran-
deau avait incarné pour lui un ensemble de
valeurs humaines. Tout ce ~u'il avait obser-
vé de beau et de bon, il l'avait reporté
sur lui pour l'en parer d'un vêtement incom-
parable, cher à son coeur d'artiste. Duran-
deau était à ses yeux, le modèle des hommes
noirs; il personnifiait l'Afrique en crois-
sance. Aussi était-ce bien plus qu'une dé-
ception qu'il éprouvait à voir son héros
renversé: c'était une vraie dépossession
de lui-même, la mort de ses illusions.
Seuls les liens d'un idéal peuvent
amarrer solidement la vie. Qu'un rien les
dénoue, l'homme se trouve alors désemparé,
ballotté comme un bouchon de liège dans un
(1) Ibid. p.
168.
- 338 -
courant d'eau.
Ko c umb0 é t ait ce b0 uc h0 n de 1 i è 0,e ... " (1).
La rupture de Kocumbo d'avec Durandeau, le laisse
désemparé. Durandeau lui-même ne l'est pas moins lorsque
Luc i en ne 1u ire tire 1a v0 i tu r e :
"La perte de la voiture ... l'atteignit au
plus intime de lui-même. Avouer qu'il ne
possédait plus de voiture, c'était chanter
son De profondis ...
Avec la voiture, sa grandeur, son succès,
sa réussite, sa force lui avaient été ra-
vis. C'était un Samson noir pleurant sa
chevelure coupée"
(2).
"Bouchon de liège dans un courant d'eau", Kocumbo
tente sa quête de façon désordonnée en plusieurs directions
il s'accroche d'abord à Abdou, un communiste intransigeant;
ensuite à Mou, ancien séminariste qui a aussi sombré, tous
deux rencontrent Tougon, droit mais soupçonneux, il s'était
méfié des relations Kocumbo/Durandeau. Imbu
de justice et
de solidarité, il passait pour le défenseur des Noirs de la
Cité Internationale. Sa rigueur morale et intellectuelle, sa
culture encyclopédique l'isolent. Mais il est très conscient
du rôle qu'il sera amené à jouer, un rôle de "civilisateur"
essentiellement.
"Un peuple,civilisé, dit-il, c'est un peu-
ple dont les moeurs conviennent à tout
étranger. Une fois arrivé, l'étranger vi-
vant chez ce oeuple sans gêner personne,
sans être gêné, sans désirer en partir" (3).
(1) Ibid. p. 188.
(2) Ibid. p. 184.
NB. Samson, juqe hébreux du 12e siècle avant J.C. la
légende raconte qu'il est doué d'une force surhumaine qui l'aidaà
lutter contre les Philisti ns
Cette force résidait dans sa chevelure.
(3) Ibid. pp. 203-204.
- 339 -
La morale est celle de la coexistence pacifique et universel-
le comme nous la verrons à l'oeuvre, dans le dernier roman de
l'auteur, Les Fils de Kouretcha, dont Tougon est le Sujet de
valeur. Mais Kocumbo ayant rejoint le milieu professionnel de
Paris, n'aura pas l'occasion de pratiquer Tougon. A l'usine 1
toutes sortes de difficultés l'assaillent: grèves, enrôle-
ment idéologique par la communiste Denise qui devient son
amant~. Mais Kocumbo ne se laisse pas séduire par le système
de pensée qu'elle défend. Il peut l'apostropher ainsi:
"Croyez-vous que j'ai pris le bateau, que
j'ai laissé ma famille, mon pays, mon tOU4
pour m'enga~er dans une lutte que je ne
comprends pas ?"
(1).
La mort
sépare
Deni se de Kocumbo, celui-ci se libère lui-même
de Durandeau, puis reçu à son diplôme de na qi s t r a t , il regagne
l' Afri que. t1a i savant son retour, il romot avec Durandeau :
"Posément, sans hâte, il
gifla
Durandeau
comme son père lui avait appris à faire
pour les fourbes: sur les yeux. Durandeau
s'écroule" (2).
La quête de Kocumbo est exemplaire: il a obtenu
son Diplôme, mais en mêl'le temps que celui-ci, plusieurs
voies se sont offertes à lui, plusieurs modèles, il semble
n'avoir rien retenu, en dehors du Diplôme. Il a été olutôt
ébranlé. On devine son choix à travers ses refus et hésita-
tions
iQuranrleau : modèle colonial. Refus
Famille BrigaUd[ modèles authen-
Proviseur Lycée
tiques.
Jacques Bourre
) Refus
Kocumbo
Diplôme lt--..........1Abd~u 1 communistes: Refus
lDenlseL
l r~ou
sans opinion
1Tougon
sans opinion.
(1) Ibid. p. 237.
(2) Ibid. p. 267.
- 340 -
S'il a refusé les modèles de "Blancs Humains", les
Brigaud, le Proviseur, et Jacques Bourre, c'est en raison de
son aliénation coloniale: Il est impossible à Kocumbo de
concevoir qu'un Blanc puisse être autre~ent que l'image que
le colon lui en a faite. Ces Blancs lui paraissaient donc
suspects. Mais après la rupture avec le
prototype colonial,
Durandeau, il a comme des regrets, sans oser revenir en ar-
rière. Il refusera systématiquement le Communisme tAbdou et
Denise), mais reste sans opinion sur Mou et Tougon. En réali-
té Mou fait partie des épaves qu'il est devenu, tous deux ont
besoin d'une bouée que pourrait représenter Tougon.
Au total, Kocumbo a été fidèle aux préceptes du
Destinateur, le Diplôme et rien que le Diplôme: il a réussi
l'exploit que Samba Diallo, le Sujet quêteur de L'Aventure
Ambiguë a manqué. C'est un héros qui se veut d'une pureté
normative. Il réapparaît sous ces traits dans Les Fils de
Kouretcha avec Douk, qui l'avait dissuadé de suivre Abdou,
et qui l'avait félicité après sa giffle à Durandeau
"Bravo! Je t'ai vu à travers la vitre! Je
m'attendais à tout, sauf à ça ! Tu es un
vrai juge de paix! Maintenant, il nous
respectera tous ,!"
(1).
Rappelons quelques éléments de la quête des Fils
de Kouretcha sans reprendre l'étude détaillée que nous en
avons faite! ailleurs. (2). L'univers axiologique de la quête
rappelle un peu celui du Récit du Cirque ... Deux mondes aux
valeurs opposées s'affrontent, et, petit à petit, le premier,
chronologiquement le plus ancien, le monde établi, cède au
second. Le monde établi, c'est le' traditionnel qui, mutatis
(1) Kocumbo, l'étudiant noir, p. 267.
(2) cf. La création romanesque ... op. cit., pp. 48-71 et en particulier,
pp. 123-136.
-
341
-
mutandis, a intégré l'ordre colonial. Dans celui-ci, Dam'no,
commis expéditionnaire et interprête, était une personnalité
de premier plan. IL régentait tout et était le modèle incon-
testé de cette société interculturelle : les femmes dési-
raient lui donner leurs filles en mariage, et les garçons
lui' ressembler: il fut le modèle d'un temps. Mais au moment
où commence le récit, il est un modèle dépassé. Le pays indé-
pendant s'attèle à son développement économique et social,
avec un accent particulier sur le développement technologi-
que, grâce à l~occident. Dam'no sera amené à se dévoiler à
deux niveaux. Au niveau de l'Ecole d'abord. Du temps où il
détenait des parcelles du pouvoir parce que collaborateur de
l'administration coloniale, il avait fait construire une éco-
le pour les fils de Kouretcha, mais n'entendait nas y envoyer
les filles. Les temps ont changé, l'instituteur Bayolaboyard
lutte pour la scolarisation des filles, dont Marie-Claire est
l'un de ses modèles.
Il convainc la population qui le sou-
tient. Dam'no lui, le sexagénaire considérant que les filles
n'ont pas besoin de faire de grandes études, envisa0e d'é-
pouser Marie-Claire, une adolescente de moins de vingt ans.
En outre, il estime que les filles n'ont pas leur .mot à dire,
seuls les parents doivent décider. Ceux-ci, conquis aux idées
modernes, consultent et écoutent Marie-Claire. Excédée,
Marie-Claire gifle
Dam'no pour lui signifier son désaccord.
Mais la gifle
en dit plus long : c'est la rupture avec une
société révolue. Le Sujet-Quêteur ici, c'est Dom'no, aidé de
son charlatant Doumbya. Il recherche, comme Fama le retour à
la société féodale, mais plus encore, la présence coloniale,
à laquelle
il doit ses lauriers de gloire. Sa quête se ma-
térialise comme suit lXII a)
- 342 -
XII a,
Dam'no
Dam'no
01
Dam'no
S
Ecole (sans instruction des Filles)
Société coloniale + quelques élé~
~ents de traditions.
Bayolaboyard
Doumbya
les fils de Kouretcha
Le Pouvoir des Indépendances.
Ce schéma montre la quête de non-valeur et le Su-
jet Dam'no, un Sujet négatif.
L'apparition du personnage de Tougon change les
données. Et le second affrontement a lieu autour du Barrage.
Tougon dévient alors l'actant quêteur, et Dam'no l'opposant.
Voulant naturellement maintenir les fils de Kouretcha dans
l'obscurantisme, il s'oppose a la construction du barrage
hydro-électrique et conditionne les fils de Kouretcha à le
repousser, sous prétexte que cette réalisation technologique
profanerait le Fleuve-dieu, Kouretcha. Mais le Préfet Tougo~
doué d'une prodigieuse force de persuasion retourne la si-
tuation. Le barrage est réalisé pour le bonheur de tous. La
quête s'achève sur le schéma suivant
XII, b .
.D2.
Le Pouvoir des
La Communauté
Indépendances
des Fils de Kouretcha
-.
/
Tougon
>~ ~;veloppement (Barrage)
~eCh",109iq",
i La Commu-
Dam'no
nauté des Fil s
Doumbya.
de Kouretcha.
Opp.
Expérience du terrain.
-
343 -
Le véritable héros est Tougon, un succédané de
Kocumbo, dont la quête aboutit à des résultats positifs.
Dam'no a lutté pour le maintien de la société coloniale dans
son seul intérêt. Mais dans le même temps, il prétend sauve-
garder certains aspects de la tradition,
l'impossibilité pour
la Jeune fille de choisir son fiancé, et la confiner dans les
tâches de la procréation. Cela aussi pour son intérêt, car il'
aurait pu ainsi épouser Marie-Claire. Dam'no est donc un anti-
sUJet, même si
le roman s'ouvre sur son programme et s'il
semble être le héros de la première partie. L'évolution du
récit montre la prise de conscience progressive de ceux ~u'il
manipulait. Non seulement il devient solitaire, mais, il devient
aussi l'objet dela vindicte des fils de Kouretcha.
Il doit la
vie au Préfet Tougon, représentant du Pouvoir qui
le prend sous
sa protection. Cette fin de roman signifie une intégration idéologique.
Tougon doit sa victoire, non pas seulement à sa solide formation occiden-
tale
(il est magistrat) mais a une bonne connaissance du terrain (les men-
talités traditionnelles) et à sa grande conjonction avec les Pouvoirs publics.
Nous passons sur Masséni et La Carte d'identité dont l'analyse
à ce niveau n'apporte rien de nouveau à ce que nous savons déjà.
Examinons plutôt Wirriyamu. Kabalango, nous le savons, poursuit
une quête multiforme. le désir d'être architecte pour loger tous les peuples
de la terre, le pousse à étudier en Europe. le lieu de la performance n'est
donc pas précis, c'est une solidarité universelle qu'il postule, Quant à son
désir d'écrire et de se voir publier, il lui naît en Europe, c'est là qu'il
confie son manuscrit à un éditeur, mais le public visé est Africain, donc
le champ d'application de sa quête est encore l'Afrique. Enfin la "mort
honorable" et le "Pays natal" se recherchent aussi en Afrique. Il y a donc
un rapport de conjonction sentimentale avec l'Afrique, la diSjonction est
idéologique, elle est relative à la situation coloniale. Donc le lieu de la
performance est d'abord l'Afrique, puis en désespoir de cause, l'J1Imaginaire".
Le paradis de Condélo. Les bénéficiaires, en sont les pauvres d'une manière
générale dont l'Afrique semble être une métonymie.
Condélo est l'autre SUjet de quête:
recherche de
la sécurité que seule la Forêt peut lui procurer, et à défaut,
il postule cette sécurité dans le "Paradis". Donc
con jonc-
-
344 -
tion relative avec la Forêt, et disjonction totale avec
Wirriyamu. Il recherche la sécurité matérielle pour lui-même,
alors que tout le monde bénéficiera de celle que procurera
son "paradis". Et enfin la qu t e collective de tout \\~irriya
ê
m~ représenté par les combattants. Comme Condélo, elle s'ef-
fectue dans la Forêt, lieu de haute sécurité, mais au béné-
fice de Wirriyamu. Il s'agit donc d'une disjonction provi-
soire et stratégique avec Wirriyamu et une conjonction de
même nature avec la Forêt. Celle-ci est le lieu de la mise
en forme de la stratégie de la libération donc le lieu de la
formation en vue des opérations qui, elles, se dérouleront à
Wirriyamu.
Du côté des colons, les choses sont simples : ~ir
riyamu (l'Afrique ou la colonie) est le lieu de la perfor-
mance, la compétence ayant été acquise ailleurs (Europe). Au
total, Wirriyamu ou la colonie, est le lieu d'occurrence de
valeurs et d'anti-valeurs, et d'affrontements de sujets et
d'anti-sujets. Il s'agit d'extirper les anti-valeurs et les
sujets-porteurs pour rendre l'espace et l'histoire viables.
Cela donne le tableau suivant:
XIV
Destina-
Sujets
Objets
Destina-
Adjuvants
Opposants
teurs
taires
Sujets et
valeurs
écrire
a)
Afrique
Kabalango
Afrique
Europe
publier
mort hono-
saison de
b)
Kabalango
Kabalango
rabl e
Kabalan90
pluie
pays natal
tuberculose
c)
Pauvres
Kabalanqo
architecte pauvres du Europe
monde
sécurité
Foret
Tradltlons
d)
Condélo
Condélo
Condélo
liberté
Patience
Amigo
Kabalanqo
(Blanc)
e)
Combat-
Noirs
Wirriyamu
'libération
Forêt
Colons.
. tant s
(Wirriyamu)
- 345 -
anti-
Soumis -
sujets
Combat-
f)
Portugal
d'Arriaga
sion des
Colonie 1 Soldats
tants
anti-
Noi rs
valeurs
Patlence
g)
Amigo
Amigo
Condé10
Amigo
Opinions
Kaba1ango
h)
Robert
Robert
réussite
Robert
malhonnê-
teté
1
Les combattants libèrent la colonie: les quêtes de d'Arriaga,
Amigo, et Robert tournent court. Kaba1ango trouve une mort
honorable: il est compté rarmi les héros des indépendances.
La quatrième sous-catégorie, les romans dont la
quêtes 1 a c hè ve sur uns uc c è s t 0t al, mê 1e,fIItt! des romans à i dé0 -
logies diverses: progressistes, réformatrices et conserva-
trices. Elle réunit également des romans ivoiriens et gui-
néens. Le critère démarcatif de cette sous-caté0orie doit
donc se trouver ailleurs. Mais achevons l'analyse de la quête
par ce que nous avons appelé le roman de l'expèctative.
111.- LE ROMAN DE L'EXPECTATIVE
Nous avons dénommé ainsi, une catégorie de romans
dont la quête laisse une impression de
béance ou d' i nachève-
ment. Nous y rangeons volontiers la
tri logie
de Bernard
Dadié, Vers de nouveaux horizons et La souche calcinée de
Denis OUSSOU-ESSUI.
Toutau 10ng des 0n pa r'c 0urs, Tan 0é Ber tin dan s ~
Nègre à Paris, observe, découvre et apprécie. La première
escale est Dakar qui l'émerveille par son caractère moderne
d'abord: des buildings,
des maisons neuves. Sur le
plan idéo1ogiqu~ ensuite il constate une relative liberté
-
j4ti -
d'opinion et une vie culturelle ~ui honorent le Sénégal et
dont son pays est dépourvu. Ce sont des images de Progrès qui
fascinent Tanoé Bertin, le Sujet-quêteur. A Paris, son émer-
veillement est encore plus grand. Non seulement ce monde a
domestiqué la nature, mais encore, il a su conserver son pa-
trimoine culturel qui lui révèle à chaque instant son identi-
té. A Paris, l 'Histoire vit et parle par les monuments.
Mais il a cependant un regret: le culte de l'ar-
gent accentue l'individualisme, la solitude (1) et en fin de
compte aliène l'individu. Ce dernier aspect est immensément
développé sous les cieux américains où l 'homme apparaît com-
me un cobaye pour la promotion du Progrès. Là comme ici, le
racisme demeure tenace. A Rome, le héros de Dadié découvre
la même ambivalence ~u'à Paris: si par certains côtés l'Oc-
cident peut servir de modèle, tout n'est pas à prendre. La
~uête en Occident aura appris au héros de Dadié, le discer-
nement.
Ces personnages posent un constat mais n'engagent aucune ac-
tion comme nous l'avons vu dans les romans précédents. Sans
doute est-ce parce qu'ils ne rentrent pas encore dans leurs
pays comme les sujets-~uêteurs des autres romans.
Il en est
de même pour l es deux romans de Deni s OUSSOU-ESSUI. Si C'iar l es
Bessongo dans Vers de nouveaux horizons échoue dans ses études
et perd ses parents justement par ignorance, il prend cons-
cience de
la nécessité de l'instruction, même si elle n'est
pas livresque. Une juste information sur les soins de santé
primaires, la nécessité de consulter un médecin en cas de be-
soin le prédisposent à un nouveau programme de quête dont on
peut espérer une
suite favorable. Dans son second roman, La
souche calcinée, l'auteur laisse encore le lecteur dans
l'expectative. Nous savons que Lagou a été soutenu par tous,
(1) Un ~ègre à Paris, Pp. 20-21.
- 347 -
depuis ses compatriotes, j us q u a ux professeurs et aux élèves
t
français,
tous ont participé à la réussite de son prooramme,
initié longtemps auparavant par son frère a'né, pour le oré-
parer aux fonctions de chef, puis permis par le nrovidentiel
Lokossoué en 1946. Cette quête de savoir en vue d'une ma'tri-
se de soi et des autres, d'un mieux-être collectif aura ren-
contré l'opposition de la maladie et de la mort de M.
Elert,
toutes choses indépendantes de la volonté humaine, malS qui
n'arrêtent pas l'élan du Sujet f]uêteur.
Il
termine avec suc-
cès ses études. Reste à entamer son oeuvre d'émancipation
r""rI he!'/'
attendue:
Le héros s'apprête à r.efltel' au pays natal
lorsque
finit
le roman.
Le roman de l'expectative laisse le lecteur dans
une attente dont l'issue a des chances de succès: le héros
est a~uérri et est en possession de tous les movens pour me-
ner à bonne fin son oeuvre.
*
*
*
Voilà circonscrites les Quêtes et contre-nuêtes
des Sujet et anti-Sujets.
Nous avons dû percevoir
du
même
coup, les différents programmes qui s'affrontent. Résulnons-
nous.
Deux formes de motivations ont retenu notre attention.
D'abord l'instruction scolaire ou le diplôme nui entraîne
une disjonction d'avec l'espace familier:
le villaoe no ur
certains, l'Afrique pour d'autres.
Ensuite le besoin d'épa-
nouissement personnel ou de découverte d'autrui. L'esnace fa-
milier, peut être le villaqe ou espace "traditionnel", dont
la disjonction conduit vers un espace autre, ou eS'lace "mo-
derne".
L'analyse a montré que ces deux notions, "esnace tra-
ditionnel" et "espace no d e r ne " ne recouvrent. na s toujours une
ter l' it 0 l' i al i té 9é 0 gl' a r hi que, mai sun e q uil lit (~ d' es p<1 U'.
En
effet, l'espace moderne oe ut
t r e situé
o"llnl'II)lliqul~lIll'llt dans
ê
- 348 -
le village, mais isolé, c'est l'Ecole, lieu où commence l'ac-
quisition de la compétence. On y parle un autre lannaQe, on y
vit une autre mentalité, une autre réalité désincarnée. C'est
une autre histoire qui s'ébauche, qui remodèle une autre géo-
graphie, une autre configuration de la carte du villa~e. Ce
cadre est postulé ch~mD de valeur parce
qu'initiateur de
l 'occidentalité : rationalité, technicité, aisance matérielle
et sociale. Telle est d'ailleurs l'image de l'Ecole inculquée
par les colonisateurs et longtemps entretenue. On comprend
que la nouvelle idéologie ivoirienne du "Retour A la Terre"
ait des difficultés A convaincre. L'espace Ecole est prolongé
dans la ville, pour un niveau d'instruction moyen, et en Oc-
cident pour un niveau supérieur. Mais dans certains cas,
l'espace ville en tant que tel, répond A un besoin d'épanouis-
sement individuel. Tel l'ont présenté Kanga et Akrébié.
Les autres formes de motivations sont la curiosité,
ou la découverte d'autrui. Elles conduisent en Europe. A ce
niveau des motivations, les champs de valeurs sont l'Ecole,
la ville et l'Occident vers lesquels les Sujets et leurs man-
dats sont polarisés. Il s'agit de s'approprier un nouvel es-
pace, et une nouvelle histoire, donc une nouvelle personnali-
té. Les mandataires
doivent revenir, leur formation terminé~
transformer les espaces traditionnels, en faire des espaces
développés. Nous avons suivi ces héros dans la réalité de
leurs quêtes. Nous avons constaté que certains ont obtenu
leur objet de quête, d'autres l'ont manqué. Mais tous ont
opéré des mutations profondes. ~ous en savons les résultats.
Dans un chapitre suivant, nous voulons tirer les conséquences
par un examen des schémas actantiels.
- 349 -
CHAPITRE
II
ESSAI D'INTERPRETATION DES SCHEMAS ACTANTIELS
L'examen attentif des schémas montre une structure
essentiellement dynamique: les "triangles actifs" ou "con-
flictuels" selon la terminologie d'Anne Ubersfeld (1' y domi-
nent. Elle appelle ainsi des schémas où l 'opnosition porte
soit sur l'objet, soit sur le sujet. La prédominance de tel-
les structures souligne l'imoortance des enjeux pour l'uni-
vers représenté. Nous voulons à présent étudier ces deux ca-
tégories d'opposition et les autres variantes possibles, puis
nous en tirerons la signification.
1 - L'OPPOSITION PORTE SUR L'OBJET
Les structures actantielles des romans de l'échec
suivi de la récupération du Sujet, et ceux du succès total
portent l'opposition sur l'objet de la quête. Nous v comptons
la presque totalité des romans ivoiriens, et un seul roman
Guinéen: Wirriyamu, encore que ce dernier peut faire l'objet
d'une lecture différente (2). Dans ce groupe, les quêtes A
motivation scolaire structurent un objet évolutif. D'abord le
Diplôme. Le départ pour sa conquête ne connait pratiquement
aucune opposition. Les velléités des Mères des Sujets-nuêteurs~
hésitantes, les craintes de quelques patriarches de voir leurs
mandataires aliénés, sont vite résorbées. Le Oiplôme est donc
considéré comme un passage obligé pour atteindre A un plein
épanouissement intellectuel, social, moral et matériel. Cette
structure traduit l'aspiration collective à une société nou-
(1) Lire le théatre, p. 77 et suivantes.
(2) Nous avons considéré Wirriyamu comme un roman du succès total, parce
que la communauté noire se 116ère des colons, et Kabalango trouve une
mort honorable. Tous les voeux sont comblés. Mais par ailleurs, le ro-
man nous laisse aussi dans l'exoectative : dès les oremiers jours de
l'indépendance, les intérêts divisent les militants d'hier, des assas-
sinats se commettent. L'indéoendance n'est-elle nas hvpothéquée ? On
peut clore la lecture par une telle question.
- 3SU -
velle, une société reconstruite avec la force que donne le
Diplôme. C'est après cette première étape que les oppositions
se dessinent liées aux mutations du Sujet et de leurs objets
de quête. Les compétences acquises élargissent les horizons
des Sujets: certains postulent l'universalité, d'autres, la
transformation des mentalités traditionnelles pour réussir
leurs projets. Les obstacles qui se dressent sont d'ordre
conjoncturel
: le diplôme ne suffit plus pour agir efficace-
ment. S'il est apparu un moment comme un objet magique qui
qualifie, mais tout objet ma~ique est culturel, son efficien-
ce n'est pas garantie dans un autre contexte. Il a besoin
d'être adapté. Ainsi de Na~nin, Adou, et Gnonléba, etc ... La
première transformation qualifiante conférée Dar le diplôme
devra être complétée: c'est la redéfinition de soi, le re-
tour au recouvrement de l'identité. La communauté de base
désire que le Sujet la reconnaisse, d'où l 'opDosition ~ tou-
te volonté de tout détruire Dour construire sur des cendres.
Tel est l'un des enjeux de fond: C'est d'une transformation
réciproque qu'il s'agit. Une double transformation du Sujet
une première le rapDroche de l'Occidental, une seconde le
ramène aux siens qui, eux aussi, doivent opérer la leur sans
brûler les étapes. Le ooint de rencontre est ~ mi-chemin en-
tre l'Occidental et l'Africain traditionnel: la personnali-
té recherchée est une résultante. Les Sujets se laissent co~
vaincre et se réinsèrent dans le tissu social. Dès lors, ils
n'ont plus aucune action sur celui-ci. C'est particulièrement
le cas du roman ivoirien. Nous avons ici des héros velléitai-
res sur lesquels les eSDaces ont une grande influence.
Les romans ~ motivations non scolaires structurent
un objet de quête stable. Il ne change pas: les combattants
de Hirriyamu désirent libérer leur peuple des colons portu-
gais, Tougon désire construire un barrage hydroélectrique
dans Les Fils de Kouretcha, Akrébié souhaite son émancina-
tion sociale dans Les dépossédés, et Kocumbo, un modèle de
- 3 S 1 -
développement. En dehors de celui-ci, dont la mentalité colo-
niale fonctionne comme un opposant, les opposants sont fixes:
respectivement les Portugais, Dam'no et la tribu de Kouretcha,
Païs. C'est la situation globale qui change. Elle évolue dans
le sens voulu par le Sujet de Valeur, c'est-A-dire le sens
du Progrès. C'est une mutation idéologique. La transformation
vient de la qualité des actants. Les actants positifs d'abord
opposants, deviennent sujets et emportent la victoire.
Wirriyamu est un cas limite: le fils du Commandant
d'Arriaga enlevé par les combattants entame une transforma-
tion profonde pendant la traversée de la forêt.
Il érouse
pet i t A pet i t les th ès e s des co mba tt an t s , ma i sil ne con na; t r a
pas le dénouement de la lutte, tué par ses propres compatrio-
tes, involontairement, dans une rafale de feu.
Ici l'affron-
tement armé: colons/colonisés étend l'opposition sur les
Sujets. S'ils ne cèdent pas A leurs prétentions, ils seront
tués. Ainsi l'autre
forMe rle triangle actif, dans le cadre
de notre
corpus, n'est pas auss ttpur " qu'Anne Ubersfeld le défi-
nit: l'opposant s'oppose au sujet: l t opno s i t i on A l'objet
glisse sur le Sujet.
II - L'OPPOSITION PO~TE SUR LE SUJET
Le sujet fonctionne comme un "adversaire essentiel~
Assez curieusement, comme nous venons de le démontrer, A
propos de Wirriyamu, dans le cadre des conflits autour d'un
modèle de société, on peut difficilement trouver une opposi-
tion A un type de société, sans que le projet de promotion
de cette société ne soit lui-même menacé. C'est plus ici une
question de degré que de caté~orie.
Ni dans Faralako veut libérer sa mère et transfor-
mer la société. Mais la libération de sa mère n'est qu'une
conséquence. Il lui faut d'abord transformer les mentalités~
- 3~2 -
réformer les coutumes. A cela, lui-même constitue l'opposi-
tion. Si son séjour occidental lui a fait prendre conscience
du phénomène, il lui faut d'abord s'insérer, s'intégrer har-
monieusement pour être efficace. Mais la transformation des
coutumes met en jeu les intérêts de certaines couches de la
population. Il devient alors le danger à abattre. Ni a acquis
une double compétence, en France, et dans le terroir. Mais
la forte opposition met sa vie en danger d'où la fuite. Fui-
te aussi du groupe de Kandia dans Les Crapauds-brousse,
d'Oumarou dans Le Jeune homme de sable. Mais il sera tout de
même tué comme Tahirou et Kossia. Cela se comprend fort bien
les sujets qui envisaqent une transformation de la société,
opposent une idéologie au pouvoir en place. Le triomphe de
l'une implique la disparition de l'autre. Ses moyens sont la
révolution.
Les Soleils des Indépendances et Le Récit du Cir-
que ... sont des cas limites de cette structure.
L'objet de Fama : la royauté perdue qui implique
dignité, identité, au sens d'authenticité. Mais cela) sous
"les soleils des indépendances", c'est-à-dire des républi-
ques. Ce n'est ni le temps, ni l'espace, sauf un coup de
force, la révolution. Mais il en a été la victime, les pou-
voirs des indépendances étant plus forts. En concurrence,
nous avons un proj~t de société féodale, et une société mo-
derne "abâtardie" appliquant la loi de la jungle. Le person-
nage Fama reste fidèle à lui-même, mais la situation elle,
évolue, (cf schémas la, et lb.). Ces deux schémas sont ceux
de la quête du texte. Ils montrent que Fama est hors-jeu. La
mort est dans son cas, la solution idéale, il ne peut rien
espérer du passé, ni du présent. Le discours implicite per-
met un troisième schéma (I,c) qui exprime l'idéologie de
l'auteur. La situation de Fama se trouve résumée dans le
"triangle psychologique" d'Anne Ubersfeld : l'objet ne dépend
- 353 -
pas des seuls goûts de Fama, il résulte de toutes les déter-
minations socio-historiques dans lesquelles il s'inscrit.
Le Récit du Cirque ... représente la situation exac-
tement inverse: plusieurs quêtes dans des directions diffé-
rentes dont les résultats rétablissent l'endroit jusqu'alors
considéré comme l'envers.
L'analyse actantielle des récits permet dans l'en-
semble, malgré de petites variantes, une double internréta-
tion : il met en évidence des contenus axiologiques contra-
dictoires qui rend l'univers extrêmement dynamique et con-
flictuel. Mais en même temps, ils élaborent un modèle trans-
formationnel préfigurant une solution, tout au moins idéolo-
gique. C'est ce qui fait dire à Greimas que le récit est "à
la fois affirmation d'une permanence et des possibilités de
changement, affirmation de l'ordre nécessaire et de la liber-
té qui brise ou rétablit cet ordre" (1). Cette définition se
vérifie particulièrement dans notre corous. Et nous voudrions
saisir l'occasion pour revenir sur le problème des rapoorts
entre les transformations et les catégories topoloqiques de
Greimas.
En introduction, au premier chapitre de la premiè-
re partie, ,(2), nous soulignions l'importance des espaces
pour notre corpus romanesque, dont les héros sont essentiel-
lement itinérants. Nous entendions examiner les catégories
définies par Greimas, à la lumière des données de nos textes.
Il nous est apparu, à la fin de cette première oartie, que
les espaces, occidental et africain, ne peuvent être disso-
ciés en catégories distinctes, compte tenu de leur fonction-
nement dans les textes. Et depuis, l'espace est resté en toi-
(1) Sémantigue structurale, 00. cit. p.
213.
(2) cf. supra: "structuration des espaces fictionnels".
- j54 -
le de fond de notre réflexion, ce qui nous empêchait de con-
clure. Au terme de cette réflexion dont l'espace constitue la
base. nous pouvons nous demander où et quand s'opèrent exac-
tement les transformations décisives.
l'analyse actantielle montre nettement. oour les
romans ayant pour théâtre, l'Occident et l'Afrique, une dou-
ble transformation: la première a lieu après l'obtention de
l'objet initial de quête. en Occident. C'est ~ ce moment pré-
cis que nanti de la force Que confère le Oiplôme. le héros en-
trevoit plus large pour son pavs : Fatoman. Kossia, Adou.
Magnin, Gnonléba,. etc ... Subitement il leur vient comme une
foi
d'apôtre d'aller mettre l'Afrique sur la voie du Dévelop-
pement. Pour ceux qui échouent au Diplôme comme Kanaan, et les
non-scolaires comme Kanga, le contact avec l 'Eurooe finit tou-
jours par leur donner le sentiment de possibilités immenses
qu'ils
récèlent. en l'absence du Diplôme, ils acquièrent
une formation humaine et idéolooique suffisante pour s'insérer
efficacement dans le tissu social d'origine.
Ils sont devenus
des "êtres nouveaux", qros de la "renaissance africaine". Cet-
te fonction fait de l'Occident, un espace topiqu~. et sinnu-
lièrement "paratopique", comme "emplacement des épreuves pré-
paratoires ou qualifiantes"
(1). En effet, l'Occident fonc-
tionne comme lieu de l'acquisition de la compétence. Et de ce
ooint de vue. l'espace ut on i que v l e "1 ieu fondamental où le
faire de l'homme peut triompher de la permanence de l'être"-
(2) serait l'Afrique. Mais cela reste justement un rêve. car
cette Afrique que les personnages entrevoient dans leur ima-
ginaire parisien ne se réalisera pas. D'espaces utopiques,
l'Afrique se transmue en un esoace paratooique. car dans le
meilleur des cas. le sujet doit encore se mettre ~ l'école
( 1) GREIMAS. Maueassant. la sémiotique du texte : exercices pratiques.
Pans, $eul1, 1976 (276 oages), p. 100.
(2)
Ibid; n . 99.
- 355 -
de la Tradition, se reconnaltre en elle afin d'avoir une ac-
tion positive sur elle: c'est la phase identitaire qui doit
nécessairement précéder la phase personnalitaire. Ainsi,
l'Afrique devient le prolonoement des espaces paratopiques
qu'était l'Occident, reculant alors, les horizons des espaces
utopiques postulés. Dans certains romans militants, 9uinéens
en particulier, cet espace est entrevu mais non vécu: le
groupe de Kandia accède A la victoire, A la fin du roman. Du
fond de leur retraite, du côté de la frontière, ils surpren-
nent le~ assaillants, mandatés par le Pouvoir. Ils les désar-
ment. Rahi tue Daouda, le bourreau de son mari. Une belle fin
de roman. Le lendemain de cette victoire, une nouvelle jour-
née commence. Le narrateur la décrit: beauté du style, beau-
té des images, beauté de l'univers final figuré. Juqeons-en
"La nuit était passée. De la pluie, il ne
restait nlus que quelques ~outtes çA et lA,
sur les herbes et sur les arbres.
A travers les interstices du rideau de feuil-
les et de branches, quelques ravons d'un so-
leil matinal et blafard. Le sol était enco-
re humide. Mais les rayons de soleil s'en-
hardissaient ; ils avaient fini nar traver-
ser les branches et les feuilles.
Ils arri-
vaient dans la forêt et apportaient un peu
de lumière et de chaleur.
Un rayon de soleil prit Râhi, au coeur com-
me A la tête. Elle se mit A siffloter et à
luire du visage.
Que t'arrive-t-il
7 demanda Kandia.
C'est la faute A...
A qu i
7
Au soleil.
Puis elle s'adressa au fou qui s'appuyait
la tête contre un arbre, sans dormir. le
nez largement ouvert au vent :
"N'est-ce pas que c'est A cause du soleil 7"
Le fou ne répondit pas.
"C'est pourtant A toi que je parle. N'est-
ce pas à cause du soleil 7"
Le fou ne répondit toujours nas. Il restait
le même. distant et impénétrable. comme
s'étant décidément juré de garder sa cale-
basse A paroles. Un fabuleux trésor." (1)
(1) Les Crapauds-brousse, pp. 185-186.
- 356 -
Il en est ainsi de Faralako, de Wirriyamu, du Récit du Cir-
~ ••. , de Chaine et aussi du roman de l'Ivoirien) Charles
Nokan, Violent était le vent. Les horizons de l '''u-toph'' (1)
ne sont pas pour demain (2). Mais, comme dit Henri Lefebvre,
ils relèvent du "possible" (3), bien entendu dans l' il'1a9in~ire
des écrivains. "Ce qui n'a pas de lieu se trouve chez soi
partout" (4). Les propos qu'entend Oumarou dans son agonie ne
sont pas différents:
"Tu ne mourras pas, Oumarou. On ne oarlera
pas de toi, mais toi, tu donneras tout le
temps aux autres le couraqe d'agir contre
le mal, tout le temps tu parleras aux au-
tres : c'est ça l'immortalité"
(5).
Cette voix "off", venant comme d'outre-tombe, dési-
gne ce "non-lieu", cette "possibilité", ce temos-espace vir-
tuel vers lequel tendent les constructions imaginaires. La
victoire est différée, mais reste possible. Telle est la ten-
dance de la grande majorité des oeuvres que nous avons étu-
diées : la mort du héros ou sa défaite provisoire sont consi-
dérées comme les signes d'une victoire. Au total, les espaces
utopiques connaissent aussi des mutations, des translations.
Lieux de la performance, ils accueillent le Sujet dont les
actions ne portent pas les fruit~ escomptés, les espoirs dé-
çus mais non annihilés, le Sujet observe une trêve. Ici se
rangent tous les romans catalogués comme structurant un échec
qui débouche sur une perspecti ve heureuse. Ce sont l es romans
de l'idéologie progressiste.
(1) cf. Henri LEFEBVRE~ La révolution urbaine, Idées/Galli-
mard, 1970 (248 p.).
(2) Paraphrase d'un titre du romancier ghanéen, Armah-Ayi-
Kwei, L'Age d'or n'est pas oour demain, Paris, Présence
Africalne, 1976 (207 pages).
(3) cf. Henri LEFEBVRE, op. c t t , pp. 79-81.
(4 ) Ibid. p. 56.
( 5 ) Le Jeune homme de sable, pp. 184-185.
- 357 -
Mais que dire des autres: Le Pyromane apaisé,
Aller retour, Sacrés dieux d'Afrique, Les Fils de Kouretcha,
Les dépossédés ••. ? Le Sujet, au terme de sa course est vain-
cu. Il considère sa défaite comme "raisonnable" et réintègre
l'idéologie de l'adversaire. La scène de l'action et de la
défaite peut-elle encore être appelée un lieu utopique si
l'on considère que "l'espace utopique est celui où le héros
accède à la victoire"
? C'est le lieu où se réalisent les rê-
ves du Sujet. Ce problème que nous inspirent les romans ci-
dessus cités, définit les rapports entre le Sujet et le Des-
tinataire. Celui-ci refuse les valeurs qu'introduit le Sujet,
contestées par l'Opposant, même si celui-ci agit dans son in-
térêt, généralement, l'Administration et le Pouvoir politiqu~
dans notre corpus. La transformation du récit se fait alors
au bénéfice de l'opposant, favorisé innocemment par le Desti-
nataire. Cela traduit que le Sujet ignore les besoins fonda-
mentaux du Destinaire, il n'est donc pas un Sujet, même si le
lecteur lui en a donné les attributs. Ce genre de textes
laissent deux possibilités de lecture selon l'idéologie du
lecteur concret. Dans la perspective d'une recherche person-
nalitaire, le Sujet ainsi posé est "a-topique" et anachroni-
que. Il est négatif. Ce sont par exemple Adou (Le Pyromane
apaisé), Nagnin (Aller retour), Gnonléba (Sacrés Dieux d'A-
frique). Le cas de Fama est légèrement différent: il est
~on seulement a-topique, mais achronique aussi. Dans le pre-
mier cas, ce sont les forces conservatrices qui emportent la
victoire, leur mandataire passe d'Opposant à sujet. Il s'ac-
croche à une recherche identitaire vaine. Dans le second cas,
le Sujet ne peut être revendiqué ni par les forces conserva-
trices, ni par les forces progressistes. C'est un sujet perdu.
C'est le cas de Fama. Tougon, dans Les Fils de Kouretcha se
situe.
en deçà de ces deux catégories. Il a choisi le Pro-
grès selon la philosophie: "la fin justifie les moyens".
Même si la fin du roman donne les contours de la Cité Idéale,
l'utopie, celle-ci reste encore une question.
- 358 -
Revenons A présent au deuxième volet des catégories
topologiques de Greimas: les espaces hétérotopiques. Litté-
ralement, ce sont les espaces autres que des espaces utopi-
ques. ou pour citer Greimas, "les lieux qui les englobent en
les précédant et/ou en les suivant."
(1) Donc en font partie,
les espaces que quitte le héros lors de son déolacement. Dans
notre cas. le cadre villageois. en dehors de l'école, le pays
tout entier, ou même l'Afrique peuvent faire partie des ~
ces hétérotopiques. Ils correspondent princioalement dans no-
tre corpus. A l'espace familier de Propp. mais aussi A l'''ail-
leurs", l'Occident. Celui-ci est perçu comme un espace étran-
ger au départ, et devient paratopique A l'arrivée. fonction
qu'il partage aussi avec l'espace africain, au retour du héros.
Au total, les plus significatives dans les textes
que nous étudions, sont les catégories topiques (paratopiques
et utopiques). C'est dire que la tendance personnalitaire est
plus forte. Articulée sur les modalités temporelles. on remar-
que que les récits romanesques privilégient le temps énoncif
qui renvoie au programme narratif de base. c'est-A-dire A
l'épreuve décisive annonciatrice d'un futur prophétique. C'est
l'expression du vouloir-être ou du devoir-être du Sujet énon-
ciateur. A cela s'oppose une antériorité dont il faut se dé-
faire ou qu'il faut transformer. Ce sont du moins les polari-
tés dominantes du roman ivoirien qui expri~e. comme
nous
l'avons vu, une profondeur historique. Le roman guinéen in-
siste davantage sur le "présent du sujet", ou sur les indépen-
dances déshumanisantes A partir de quoi s'ébauchent des récits
prophétiques. Enfin de compte. les polarités essentielles, au
plan spatial sont paratopiques et utopiques, et au plan tem-
porel. antériorité et postériorité. Entre les deux, l'''actua-
lité" est niée. jugée insatisfaisante.
(1) GREIMAS, Maupassant ... op. cit. p.
99.
.... - - - - - - - - - - - - -
- 359-
*
*
*
L'interprétation des schémas actantiels articulés
sur les catégories spatio-temporelles de Greimas permet de
distinguer clairement les polarités axiologiques de l'univers
représenté. Ses préoccupati ons sont l' ldent i té et l a Person-
nalité, c'est-A-dire l'être-soi et son devenir. Certaines mo-
dalités de ces deux pôles sont discutables comme nous l'avons
vu. L'autre résultat important est que la quête itinérante,
plus d'une fois relancée après l'obtention d'un premier man-
que, rend les catégories topoloqiques de Greimas difficile-
ment apnlicables. Cela nous a amené A introduire un néologis-
me, pour désigner deux sous-catégories définissant les rap-
ports d'un certain type de Sujet au temps et A l'espace: le
sujet atopique anachronique et le sujet atopique achronique.
Le premier désigne un sujet dont la recherche n'est justicia-
ble d'aucun espace et manque d'une juste appréciation du
temps, de l 'Histoire. Le second désigne un sujet ionorant A
la fois les deux aspects: temos-espace. Ces car~ctères ren-
dent leurs quêtes vaines.
Cependant, l'analyse a confirmé une autre démarca-
tion de Greimas. Il répartit les récits en deux gr~ndes clas-
ses :
1) "Les réc i ts de l'ordre présent a c cen t
(1),
é
"
dont le point de déoart est la constatation d'un certain or-
dre existant qui a besoin d'être justifié et exnliqué.
2) "Les récits de l'ordre présent refusé", "L'or-
dre existant est imparfait, l 'homme aliéné, la situation in-
tolérable". Et le "schéma du récit se projette alors comme
un archétype de médiation, comme une promesse de salut ...
(1) GREIMAS, Sémantique Structurale, op. cit., p. ~13,
- 360 -
L'homme. l'individu doit prendre ~ sa charqe le sort du mon-
de, le transformer par une succession d'épreuves et de lut-
tes •.• " (1).
Nous retrouvons ces deux classes dans notre cor-
pus: la deuxième. telle que définie par Greimas, mais la
première présente chez nous, un point de départ différent. Ce
n'est pas le constat d'un ordre existant ~ justifier, mais
celui d'un ordre ancien, devenu caduc. qu'il faut prendre le
temps de connaître afin de l'améliorer, le changer au besoin,
dans le sens d'un progrès social.
Nous prendrons le temps de conclure largement cette
deuxième partie de notre étude, après le chapitre suivant.
Son objet, est, selon la méthode imagelogi~ue, ce que le hé-
c:l~
ros retient des uns et'f.autres oeuples, au terme de son péri-
ple.
(1) GREIMAS, Sémantique Structurale, op. cit., p. 213.
- 361 -
CHAP lTRE 1II
~A RELATION A L'AuTRE
Toutes les analyses précédentes ont montré la pré-
sence d'un héros ou d'un personnage principal, de caractère
collectif, A la recherche d'une identité ou d'une personna-
lité, aussi bien A travers des espaces géoqraphiques que
dans l 'Histoire. Dans leurs différents périples, des rela-
tions s'établissent... entre eux et l t e s pe ce vt emo sç que nous
avons étudiée~ mais aussi entre eux et des ~roupes sociaux,
des personnages; ils collectent des opinions sur eux-mêmes
et leurs sociétés, s'en forment aussi sur les autres, et l eurs
sociétés. C'est ce que nous entendons étudier dans le pré-
sent chapitre, "La Relation à l'Autre", élément du nr oc e s s us
d'identisation et d'identification. En effet le Sujet se po-
se en s'opnosant, ou en assimilant: les formes de l'assimi-
lation nouvant ëtre diverses. En ce qui nous concerne, il
s'agit de rechercher les manifestations du "sentiment nnti')nal~
A quel type d'ensemble le Sujet de l' Imaqinaire semble-t-il,
ou cherche-t-il A appartenir?
A - LES ÉCHELONS
DES RELATIONS
Si la pluoart des textes attestent l'existence des
Etats ou des Nations, parce qu'ainsi désignés ou sunqérés
(1), la
conscience ethno-tribale reste encore très forte (2);
nombre de héros tentent de la déoasser. Nous distin~uerons
(1i En particulier dans Faralako, Dramouss, Les Soleils des Indéhendan-
ces, Les Fil s de Kouretcha, Le Cercle des Trop11ues, La souc e car·
CTnée, Chalne, Les dépossédés, Le Réclt du Clrque, Wirrlyamu,
Masseni, Aller retour, Sacrés dleux d'Afrlque, Le Pyromane anafsé,
Le Jeune homme de sable, et l'ensemble des oeuvres de Charles NOKAN,
etc .••
(2) En particulier dans: Kocumbo, Les Soleils des Indépendances, Les
Fils de Kouretcha, Les dépossédés et La Souche calclnée, Les lnüti-
les et Vers de nouveaux horlzons, etc ...
- 362 -
pour l'analyse. deux 9randes échelles de relations. à l'in-
térieur desquelles peuvent se constituer des échelons. ou
des sous-échelles. Par exemple. les rapports des 9roupes so-
ciaux de l'Imaginaire peuvent se définir au niveau de l'Etat-
nation. ou au niveau des Continents.
1 - LES RELATIONS A L'ECHELLE DE L'ETAT-NATION
Les récits utilisent volontiers les concepts de
Nation. de Pays et d'Etat. indifféremment. Ils dési~nent un
ensemble territorial sous l'autorité d'un Chef. ou d'un
leader politique. Si les rremiers récits guinéens nomment le
pays, la Guinée (cf. Faralako (1958) et Dramouss (1966). les
plus récents le taisent, ou le remplacent par des périohra-
ses transparentes comme "Les Marigots du Sud" dans Le Cercle
des Tropiques (1972), ou des exnressions dont le contexte
éclaire le sens. comme "Ce-Pays"
dans Le Récit du Cirque ...
(1975). Du côté ivoirien, le pays n'est oas toujours nommé
non plus. Fama parle de la "République de la Côte des Ebè-
nes"
pour dési~ner la Côte d'Ivoire, et de la "République
de NikilaT". dont l 'idéolo~ie suggère la Guinée. Dans Les
dépossédés d'Aké Loba, le récit se passe dans la jeune "Ré-
publique de Taouffinou". Les romanciers figurent donc des
Etats. des Républiques ou des Nations. Les noms des diri-
geants font l'objet d'autant de discrétion. mais empruntent
largement au vocabulaire qu'utilisent les peuples africains
pour désiqner leurs chefs-d'Etat: le Guide. le Timonier.
le Bélier ...• des noms emblématiques souvent en contradic-
tion avec les attributs que les narrateurs leur donnent:
dans le roman guinéen. ils sont tous décriés. ils le sont
moins dans le roman ivoirien. adulés dans Les Fils de Kou-
retcha d'Aké Loba.
Les récits qui font circuler les héros d'un "Pays"
- 363 -
A l'autre, ou d'un cont i nent A l'autre, pe r ne t t e nt d' entre-
voir certains types de relations entre ces différents ter-
ritoires. La Guinée, par· exemple, en tant qu'ensemble ter-
ritorial distinct et circonscrit entretient une conscience
plus prononcée que la Côte d'Ivoire. La structure carcérale
de l'univers qui la caractérise interpelle le lecteur pour
une prise de conscience d'une "réalité" guinéenne. Les trois
premiers romans ci-dessus nommés ont des prolongements my-
thiques de ce sentiment que l 'Histoire expliquera sans dout~
Si Faralako, ce "petit vi l l a qe africain"
est le berceau de la
Race Noire, Dramouss, témoi~ne d'une conscience claire de la
Guinée en tant qu'Etat-nation, le syntagme redondant "ci-
toyens guinéens"
le prouve assez. Elle est le fondement de
l'ensemble interafricain dans la mesure où, oense le narra-
teur, le bien-être social de ce pays devra bénéficier à tou-
te l'Afrique:
"
Ces arbres plantés dans l'étendue de
notre pays, prodigueront leurs bienfaits
au-delà des populations voisines, et enco-
re au-delà, jusqu'en des pavs africains
fort éloignés ... " (1).
La Guinée est l'amont de la "source" Afrique
"Les fleuves Niger, Sénéqal, Gambie, pren-
nent leùr source en Guinée, du
Fouta-
Djalon et qu'en conséquence, la nrosoéri-
té d'un certain nombre de oays dépendra
toujours du soin que nous prendrons de nos
forêts ••.. même le cl imat de l'Ouest Afri-
cain. dont le château d'eau se trouve en
Guinée pourrait s'adoucir aussi. en consé-
quence de nos efforts ... " (1).
l'Afrique est connotée ici comme un don de la Guinée, et ce-
(1) Dramouss, p. 174.
- 3b4 -
la €onstitue
la fierté ~ui exacerbe le sentiment national de
Fatoman, mais non sans cet élan généreux d'une vision Dana-
fricaine.
Neuf ans plus tard, un roman particulièrement dur
pour
la
Guinée
et
l'Afrique
en
n,énéral,
re-
prend cette thématique: la Guinée, ici dénommée "Ce-Pays",
jouit d'une "situation géo~raphi~ue enviable et incomDara-
ble"
(1), "tous les climats de la terre"
(1) s'y retrouvent.
En effet, la Guinée est le delta de la plupart des cours
d'eau de l'Afrique aujourd'hui transformé en marécages Dour
les besoins de la politique du carcéral. Ces marécaQes don-
nent naissance au plus célèbre des cours d'eau qui nourrit
toutes les légendes de la Nation,
il
s'agit du fleuve "FAHA"
(sic).
Il prend sa source on ne sait où, aborde la terre
ferme dans "Ce-Pays", "al imente Ce-Pays en ressources de
toutes sortes. On dit que Faha draîne vers Ce-Pays la rlu-
Dart des grandes ressources minières et a~ricoles de notre
planète" (2). Mais il va l'envers du décor, "Faha drague
aussi les cadavres de toutes les victimes des sociétés hu-
maines" (2). Nous retenons ici, le caractère de "oint nodal
que les écrivains attribuent à la nation guinéenne Dar rap-
port à l'Afrique et à l'humanité (cf. expression "sociétés
humaines" de la citation). La Guinée se perçoit,
à travers
ses écrivains, non pas seulement comme une nation, mais com-
me une hypostase de l'Afrique, d'où l'émergence d'une vision
panafricaine qui caractérise le roman guinéen, et à laquelle
se rattache l'Ivoirien Charles Nokan.
Dans sa grande majorité, le roman ivoirien accuse
davantage le sentiment de nationalité ("être Ivoirien") que
celui de la nation. Les Soleils des Indépendances en donne
quelques exemples. Le personnage de Sery est ivoirien, il
(1) Le Récit du Cirque, n.
3~.
(2) Ibid. p.
33 (souligné par nous).
- 365 -
accuse les autres nationalités: les Dahoméens, les Sénéga-
lais sont responsables des maux de l'Afrique, et singuliè-
rement des Ivoiriens: ils prennent les emo1ois qui auraient
dü revenir aux Ivoiriens, et une fois installés, pratiquent
le népotisme. Cette vision caractérise le chauvinisme étroit,
creuset des micro-nationalismes engendrés par les indépen-
dances. Mais c'est déj~ une forme élaborée des relations
ethno-triba1es.
1 - Les relations ethno-triba1es
Il n'est oas rare que les récits s'attardent sur
des traits ethniques de certains personnages, comMe pour
marquer la différence. Ainsi du personnage de Kanga dans Les
Inutiles. Originaire du Nord de la Côte d'Ivoire, le narra-
teur insiste sur ses traits anthropométriques qui l'aoparen-
tent aux Peu1h, ethnie répandue au Mali, en Guinée, et dans
une moindre mesure au Burkina-Faso.
Kanga présente une "fine
musculature", des "joues ... finement balafrées ~ l'ancienne
mode diou1a, de la tempe à la naissance du menton" (1,1.
D"' a s c end a nc e no rd i que",
Kan qat i e nt des Peu 1h 1a fin e s se
de ses traits, et du Malinké, ses scarifications tribales.
Mais il est de Ségué1a, cet ancien grand carrefour commer-
cial des caravaniers. C'est dans et par cet ensemble qu'il
se perçoit. ,Au plus fort de sa déconvenue, dans sa retraite
de Treichvi11e, le sentiment ethno-triba1 remonte ~ la sur-
face :
"Ma chute amorcée, dit-il, était la leur,
ma honte, celle de Ségué1a, notre commun
village dont chaque enfant avait charge de
faire honorer et respecter le nom"
(21.
(1) Les Inutiles, p.
14.
(2) Ibid, pp. 51-52.
- 366 -
Dans Kocumbo, le village de Kouamo
reste une en-
tité territoriale fermée, sur laquelle rèqne le oatriarche
Oudjo. Situé au sud de la Côte d'Ivoire, Kouamo considère
les peuples du nord comme des étrangers, perturbateurs de
l'ordre social ancestral par leur présence qui introduit
d'autres manières de vivre. Le narrateur de Vers de nouveaux
horizons, est Baoulé, il orésente ainsi Jean, un alloqène,
représentant des forces de l'ordre de l'administration colo-
niale :
"Un colosse noir, joufflu: a la bouche
proéminente, meublée de dents taillées en
biseaux ... recruté dans une réqion loin-
taine, ne parle pas un mot de Baoulé" (1).
Nous savons que Les Soleils des indépendances orivilé~ie les
Malinké, dont Fama se fait une haute idée. Tous les non-
r~alinké sont des "dégénérés de bâtards" (2) ou des da rnn s ,
é
en particulier Babou, le orésident du Comité P.D.C.I. de
Togobala. Les vrais Malinké, ceux de la génération de Fama,
sont des commerçants, par atavisme, et de braves querriers.
Leur cadre de vie, le Horodougou (région de Séguéla) ont
abrité les grands marchés d'Afrique autrefois. On pourrait
citer dans la même veine Les Fils de Kouretcha. Les déoos-
sédés et La Souche calcinée. Ce dernier insiste sur la tri-
bu Akan dont il raconte la génèse (3) pour marquer son iden-
tité et sa cohésion. Celle-ci, la cohésion intra-ethnique
(ou intra-tribale) est souhaitée et encouragée par les sohè-
res dirigeantes. Le Pyromane apaisé en donne un bon exemole
(4), où le Pouvoir oppose des ethnies pour des fins noliti-
ques.
(1) Vers de nouveaux horizons, o.
18.
(2) Les Soleils des Indépendances, p.
18.
(3) La souche calcinée, pp. 24-25.
(4) Le Pyromane apaisé, cf. Le discours du Ministre, p. 172.
- 367 -
Mais si la différenciation ethnique est un thème
redondant, et un procédé permettant à l'écrivain de décrire
les ethnies et leurs coutumes, elle permet de créer aussi
des situations qui montrent le désir de dépasser le cadre
ethno-tribal. Nous l'avons déjà dit à propos d'Aké Loba. la
construction d'une nation moderne est une longue maturation,
une évolution qui commence depuis l'ethnie. Ce que l'écri-
vain refuse, l'écrivain ivoirien en particulier, c'est la
rupture brutale. Mais il montre d'autres formes de différen-
ciation, la différenciation idéologique par exemple.
2 - Les différenciations idéologiques
A l'intérieur du cadre étatique, national ou ethno-
tribal, certains clivages s'opèrent,
intégrant les ethnies
et les tribus.
Ils sont les prolégomènes d'une lutte pour
un choix de société.
Ils se présentent sous la forme, soit
d'un tiraillement entre le traditionnel et le rno de r ne , c'est
la tendance de la plupart des romans ivoiriens, dont ceux
d'Aké Loba sont une particularité. Soit de deux visions op-
posées de la société moderne. C'est sur ce dernier asoect
que nous voulons insister. Nous pouvons retenir entre autres
Le Soleil noir point, Violent était le vent, Oramouss, ~
Récit du Cirque .•. et Les Crapauds-brousse. Dans les deux
pr em i e r s r c i t s , ce sont le R.D.A. et le Parti Progressiste
r
é
qui s'affrontent en oremier lieu: le Rassemblement Démo-
cratique Africain, (RDA) soutenu par les partis de gauche
occidentaux, en particulier le Parti Communiste, réclame
lJémancipation politique et l'indépendance immédiate, en vue
d'une société égalitaire et autocentrée. Le Parti Progres-
sistene croit à aucune
possibilité d'évolution sans la présen-
ce des Européens.
Il représente aux yeux du romancier, les
intellectuels qui
voi e vt
leurs intérêts menacés avec la
montée des masses. Le R.D.A. l'emporte, mais il change de
- 368 -
position; il devient non seulement un parti persécuteur
des intellectuels, mais un parti bourgeois qui exploite les
masses populaires. Ces analyses sont affinées dans Violent
était le vent, puis reprises dans le roman guinéen Dramouss.
Dans les autres romans, la situation a notablement évolué.
Ce sont par exemple Le Cercle des tropiques, Le Récit du
Cirque ... , et Le Jeune homme de sable. On pourrait aussi
ajouter Violent était le vent. Ce ne sont plus des nartis
politiques structurés qui s'opposent, mais un Parti-Etat, et
un peuple sans défense. Le Parti-Etat instaure un régime de
dictature et de terrorisme idéologique dans un peunle qui
croupit dans le dénuement matériel et moral. Des groupuscu-
les s'organisent spontanément; certains s'abîment dans le
vice et la folie (Les Crapauds-brousse) sorte de drogue so-
porifique pour supporter le système idéologique. Mais d'au-
tres mettent en place une organisation informelle tels
Kandia et Rahi dans Les Crapauds-brousse pour battre en re-
traite, en attendant une meilleure occasion pour la lutte
ouverte. Tous les opposants - dans l'univers imaginaire -
organisés ou non, rêvent d'une nation aux lois républicaines.
Nous voudrions à présent nous attarder sur Le r.prcle de~
tropiques qui propose une analyse plus détaillée de la si-
tuation avant et après l'indépendance.
Au moment où commence le récit, Les Marigots du
Sud sont encore une colonie, saisie dans l'immédiat avant
l'indépendance. Le débat centré autour de celle-ci se dérou-
le entre le Parti Social de l'Espoir, soutenu par les colons
et le Club des Travailleurs, désirant l'indépendance effec-
tive. Par ces deux partis politiques, ce sont deux concep-
tions des indépendances nationales qui s'opnosent. D'abord,
celles du Parti Social de l'Espoir.
Ce Parti, soutenu par les colons est présidé par
Baré_ Koulé. S'y inscrivent les détenteurs du pouvoir écono-
mique. Ses méthodes sont l'intimidation et le mensonqe.
Il
recrute exoressément des personnes qu'il forme pour créer
l ' i ns écu rit é en vue d' a c c use r leu r sad ver sai r es. Ce 0 l a n
réussit, et Monchou, un des responsables du parti adverse
est arrêté et inculpé. Le juge d'instruction ayant conclu à
son innocence, il est transoorté "à la prison militaire de
la gendarmerie nationale"
(1) où on lui désigne de nouveaux
juges d'instruction: le Capitaine de Gendar~e~erki, "tail-
lé dans un roc massif et lourd", et le colonel Fiqueira qui
" r e s semblai t à un j 0 urS ans riz, une pla nche à r e J1 as se r , sec,
le regard fouineur"
(2) l'accusent de communisme. Au c o ur s
du tribunal, le défenseur de Monchou, Maitre Almamy
réussit
un révirement de situation: Baré Koulé venu déooser en tant
que partie civile, devient l'accusé, les jurés démissionnen~
le tribunal est renvoyé à une troisième session, l'instruc-
tion de nouveau confié à un juge d'instruction civile. Pen-
dant ce temps, Baré Koulé ameute ses milices oour créer un
incident au cours duquel
il provoque une mêlée volontaire,
où
Monchou perd la vie.
A travers ces analyses et celles de la camoagne
électorale de Baré Koulé,
il ressort une idée de l'indépen-
dance nationale: un objet
qu'il
faut s'aoproprier Dar
tous les moyens. Elle est un phénomène anthrooomorphique,
une divinité qui "a~portera de la nourriture, du travail,
des 'vêtements, des richesses" (3). Elle suoprimera les impôts
et "donnera une maison
à chaque famille,
fertilisera les
terres, le sol, nous fera don de ses trésors cachés. C'est
la volonté de Dieu et de Baré Koulé"
(3)
Une mystifi-
cation du peuple, qui naturellement réclamera ces choses
promises une fois l'indépendance en place. Toute autre est
(1) Le Cercle des Tropiques, p. 82.
(2)
Ibid, p. 83.
(3) Ibid, p.
112.
- 3tp-
la conception du parti adverse: Le Club des Travailleurs.
Ses dirigeants sont Benn Na, Mellé Duré, Melêkê.
Ses principes d'action: courage et vérité. Il est d'une
structure efficace, présente dans tous les coins du pays.
Pour le Club des Travailleurs, l'indépendance sera ce que
les citoyens en feront, seul le travail la sauvera (1).
A la veille des indépendances, il constate avec
amertume
"Il n'est plus possible de distinguer un
Toubab colon d'un indigène colon, les deux
s'acharnaient à renforcer ou à se créer
une position inattaquable. Notre pauvre
indépendance sentait le vice depuis le
jour où les anciens maîtres avaient décidé
de l'accorder aux Marigots du Sud" (2).
Une hypothèque pèse déjà sur cette indépendance.
En effet Baré Koulé est élu président de la République.
La
mutation souhaitée devra se lire dans sa politique nationa-
le : une politique de mythomanie et de démobilisation qui
entraîne la révolte. Celle-ci est le symbole de l'espoir.
Nous avons voulu montrer par cette brève analvse
que les relations intra-nationales ne sont pas seulement
interethniques. Elles connaissent une é~olution avec ou sans
connotation d'idéologie politique qui dépassent les strates
ethno-tribales. Dans les factions politiques qui s'opposent
à la recherche d'un même i dé a l f une nation aux lois républi-
caines, ni l'ethnie, ni la tribu n'interviennent. Cette
structure de l'imaginaire fonctionne à notre sens comme un
indice: des libres alliances politiques ou idéoloqiques,
(1) cf. ibid, p.
113.
(2) ibid, p.
114.
~
- 370 -
créatrices d'émulation et d'auto-régulation, naîtra une sai-
ne vie politique, c'est une des directions de la quête de
personnalité nationale. Il existe une autre direction, celle
que postulent les relations intercontinentales et inter-
raciales.
II - LES DIFFERENCIATIONS CONTINENTALES ET INTER-
CONTINENTALES
Le parti-pris de structurer un héros-quêteur iti-
nérant implique la comparaison des états et des continents.
Mais le plus important, c'est de pouvoir dégager l'objet des
comparaisons intra ou inter-continentales. Dans l'ensemble,
le héros positif éprouve confusément un sentiment panafri-
cain: l'Afrique soudée en face de l'Europe pourrait consti-
tuer un poids non négligeable sur l'échiquier po l i t i qu e . Si
telle est la position clairement affichée d'un Charles
Zégoua Nokan, et de la majorité des romans nuinéens, La sou-
che calcinée de Oussou-Essui, et Chaîne de Saidou Bokoum
l'expriment aussi à des degrés divers. Bernard Dadié, sans
paraître panafricaniste dans l'univers de ses récits, est le
seul, dans notre corpus, à comparer véritablement deux états
africains, notamment dans Un Nègre à Paris, mieux,deux capi-
tales, Dakar et Abidjan. Son héros, séjournant à Dakar avant
de regagner Paris, constate que la capitale sénégalaise est
une ville libérale.
Il y existe une liberté effective de
pensée et d'expression. La preuve en est qu'on y trouve des
journaux de toutes les t endan c e s • Il
ajoute que l '''Humanité''
est interdit à Treichville où l'on livre la chasse aux com-
munistes (1). Puis le héros narrateur de s'interroger:
"Je crois que nous tombons dans un autre
excès. Sommes-nous réellement dans un ré-
gime de liberté d'opinion ?"
(2)
(Il Un Nègre à Paris, pp. 50-51.
(2)
ibid. p.
14.
- 371
-
Le "nous"
interpelle les ressortissants du pays de
Tanoé Bertin, c'est-à-dire la Côte d'Ivoire.
Par ailleurs le héros éprouve de l'admiration pour
Dakar, ville culturelle, à la différence de la Côte d'Ivoire
d'alors:
"Beaucoup de librairies fréquentées oar des
Africains, dit-il. Pas assez cependant
comme le devrait faire un peuple décidé à
réaliser, à conquérir et à exercer norma-
lement ce qu'il revendique" (1).
A vue d'oeil, le héros préfère Dakar à Abidjan.
Dakar représente un idéal qu'il
poursuit intérieurement. En
dehors de ces pages, la vision littéraire est plutôt inter-
continentale, Occident/Afrique. Elle se situe au niveau des
mentalités, des aspects socio-économiques et des idéologies.
Au niveau des mentalités, Faralako, Dramouss, ~
crés dieux d'Afrique et Aller retour nous serviront d'exem-
ples. Du reste Faralako donne les poncifs de la ~égritude :
le Nègre se caractérise par l'irrationnel et l'ésotérisme.
Sa compréhension du monde est intuitive et il
vit
en symbio-
se avec lui. Essentiellement humain, sa relation aux autres
est fraternelle:
le Nègre est la sève vivifiante de l 'Huma-
nité. Les Blancs au contraire, imbu de rationalité, procède
par la déconstruction de la réal ité et de l'Autre, pour com-
prendre. C'est une civilisation de la mort. Un tel contenu
rappelle le Cahier d'un retour au pays natal et le Discours
sur le colonialisme d'Aimé Césaire. A ce èataloquede diffé-
rences de mentalités, tous les récits ajoutent l 'éqoïsme et
l'individualisme cultivés par l'Occidental. Fatoman affirme;
"personne ne semblait s'occuper de personne: chacun s'occu-
(li Ibid. p.
14.
- 372 -
pait de soi-même"
ll). Des personnages européens aussi don-
nent leurs points de vue: Jacqueline dans Aller retour,
Olga dans Sacrés dieux d'Afrique et Josiane dans Les Cra-
pauds-brousse.Tous sont mariés ~ des Africains. Après sa
première rencontre avec un groupe d'Africains ~ Paris, Olga
apprécie: elle trouve les Noirs "communicatifs", "un monde
qui, s'il est différent du sien, avait quand même l'avantage
d'être exceptionnellement ouvert, où les propos et l'expres-
sion par les gestes étaient un reflet sincère de l'âme l ... )
Le olus beau l ... ) fut cette manière de devinette de son
propre cru, qui
lui permit d'aoprécier une façon, teintée
d'humour mais aussi franche, confiante et simple, de dire
les choses sérieuses"
(2).
Josiane, elle, pense comme le narrateur de Farala-
~' que le Noir est la "sève viviante de l 'humanité". En ef-
fet, "rebutée par les charmes arides de la civilisation in-
dustrielle, elle en était venue à chercher comme un instant
de vie, de repos, aux mamelles de l'Afrique" (3). Puis elle
ajoute, en style direct:
"Chez-nous, la jeunesse a eu aussi son âge
d'or, sa vitalité; mais cela est devenu
une vitalité d'énergùmènes qui a vite
tourné au mouron
Nous nouS sommes essouf-
flés sur le futile,
nous avons brisé notre
force sur le vertigineux chemin de l'immé-
diat. C'est chez-vous que demeure la ri-
chesse intérieure qui nous fait défaut, le
trésor de patience et d'amour. Vous avez
une rivière fertile qu'il vous faut ex-
ploiter ~ ooint."
(4).
Mais le narrateur africain des Sacrés dieux d'Afrique a des
(1) Dramouss, p.
66.
(2) Sacrés dieux d'Afrique, p.
112.
(3) Les Crapauds-brousse, p.
90, (c'est nous qui soulignons)
(4) Ibid. p. 91.
- 373 -
raisons d'admirer l'éducation occidentale, il envie les
relations parents-enfants chez les Occidentaux. A propos
d'Olga et ses parents, il note des échanges francs et directs,
dans la confiance et l'amour:
"D'autres personnages, dit-i 1. Une autre
atmosphère. L'atmosphère d'une famille où
tout est réglé comme une horloge, mais où
on laisse l'initiative à l'unique enfant.
Des personnages d'un autre âge, d'une au-
tre civilisation, dont le sacro-saint patri-
moine héréditaire est inviolable. Des
personnages qui ont pris la peine d'éduquer
par devoir et amour, et qui ne souffrent pas
de faille au "dogme familial"
(1)
Ce chassé-croi sé de perceptions - Jeu de miroir -
montre assez les désirs et hésitations de l'écrivain africain.
Car lui seul est auteur de ces visions a f ri ca i 11(:': et européen-
nes. Concernant la comparaison des aspects socio-économiquES
il n'est pas besoin d'un grand développement,
les héros posent
le constat de l'inégalité des richesses et du bien-être
social
liée à l'avance technologique de l'occident, C'est ce
vers quoi
tendent leurs quêtes que nous avons globalement
désignées sous les vocables de "Développement".
Un mot sur
la trilogie de Dadié avant de conclure.
*
*
*
Dans leurs observations comparatives,
les héros de
(1)
Sacrés dieux d'Afrique, p. 113.
- 374 -
Dadié se sont particulièrement intéressés ~ Paris (la France)
et New-York (les Etats-Unis d'Amérique). Le constat des dif-
férences Parisien/Africiin porte d'abord sur les mentalités.
Le Parisien est réputé discipliné, (en particulier l'automo-
biliste) discret, économe et tempérant. Par exemple le qua-
torze juillet, jour commémoratif de la prise de la Bastille,
seuls les édifices publics arborent les drapeaux, et oas
toutes les rues, ni les magazins, ni les habitations privées,
comme il est de coutume chez le héros-narrateur. Le Parisien
est en outre, un homme méthodique et prévoyant, un esprit
fait de "casiers", de "tiroirs" et de "classeurs", mais "pen-
sant constamment à l'avenir et qui met tout en oeuvre pour
que cet avenir se présente ~ lui sous un jour agréable" (1).
Le Parisien a aussi le sens de la mesure
en ef-
fet, l 'histoire enseigne que Sainte Genéviève est la Patron-
ne de Paris, la Reine Clotilde, la marraine de cette ville,
et que Jeanne d'Arc a vaincu les Anglais. Ceoendant, ~ Paris,
il n'existe pas de "p r oce s s i ons aussi bruyantes que celles de
chez-nous" en l'honneur de Jeanne d'Arc. Bien sûr le Parisien
.
ne manque pas de contradictions, comme d'être sectaire au
point de ne pas admettre la tolérance religieuse, comme en
témoigne la
"Saint Barthélémy", et cultiver da ns le même
temps, la liberté: les écrivains, les artistes, les journa-
listes que le héros-narrateur appelle des "jongleurs", jouis-
sent d'une totale liberté d'expression et la défendent:
"Vestales de la Liberté, dit-il, prêtres au
service de la dignité humaine, ils ont, par
leurs sacrifices fait de Paris, cette ville
où chacun aime vivre parce qu'on y respire
~ l'aise" (2).
Puis comparant son peuple ~ celui de Paris, Tanoé
(1) Un Nègre ~ Paris, pp. 33-34.
(2)
Ibid. p.
21.
- 375 -
Bertin le trouve indiscirliné et exhibitionniste
"C'est un plaisir, dit-il, pour chacun de
violer la règle, de klacsonner. Ça met en
vedette, fait de vous quelqu'un"
(1).
Le narrateur critique ici la mentalité du "tape a
l'oeil", surtout celle du "nouveau riche" si répandue dans
les pays en voie de développement.
Il
préfère la discrétion
du Parisien.
Mais plus encore, Paris donne le bon exemple dans
d'autres domaines, ceux Dar exemple de la conservation de
l'Histoire, et de l'enracinement culturel: des mu l t i n l e s in-
vasions et occupations, Paris est sorti
indemne.
Il
le tient
de son enracinement culturel, de "ses racines n r o f onde s qui
lui permettent de traverser les orages". Paris n'a oas sous-
estimé son histoire, sa culture, son art;
il
"n'a pas
baillonné ses hommes de culture, ni artistes". Les Parisiens
d'aujourd'hui, d'hier et d'avant-hier "se donnent la main à
travers le temps. Et c'est tout ça qui rend Paris imorenab1e,
il faudrait pour prendre Paris, prendre avec lui, les cinq
millions de vivants, les pierres, les monuments, les é~oûts,
les pots de résédas sur les bords des fenêtres,
le cerceau
des enfants, le tic du garçon du café, la colère de la bonne,
les frites, la marche sautillante, le doux reoos de la
Sei-
ne ... " (2).
Au total, le milieu, la longue histoire ont façon-
né l 'homme à leur image et le Parisien en est fier.
Ce soubassement culturel manque à l'Africain: il
en est fragilisé
et les pouvoirs publics, asphyxient la
(1) Ibid. p.
25.
( 2 )
- 376 -
production culturelle, favorisent le déracinement de l'Afri-
cain qui va chercher ailleurs ce qui lui manque. Tanoé s'est
retrouvé dans cet engrenage sans aucune défense, il s'est
laissé happer
d'où son aporéhension :
"Il est teMps que je parte de ce pays. Ces-
sant d'être l'observateur impartial, je
risque de me creuser un lit, de ne plus
rien sentir. J'ai surtout neur d'être pris
dans l'engrenage ... " (1).
Le narrateur exprime les différences à l'avantage de Paris,
qui peut nous être utile à bien des égards. Ce statut, il le
refuse à New-York.
Les textes de Dadié se lisent toujours avec une
"double vue". On pourrait croire, à la lecture des I i nne s
précédentes, qu'il dénie à l'Africain toute culture. Pas du
tout.
Il a dit ailleurs que le Parisien ressemble à l Aon
t
i .
Très humoristique, il critique le mimétisme qui caractérise
les intellectuels et dirigeants, prêts à ingurgite! et ~r
giter sans digérer. Cela est valable non pas seuleMent sur
le plan de la gestion quotidienne et politique, mais aussi
sur le plan de la création artistique et de la réflexion mé-
thodologique. Bien sûr, l'occident peut nous apporter beau-
coup et sur des points essentiels, mais nous qagnerions à
interro0er aussi notre passé.
Au total, l'Occident a été (et est encore) un ooint
de
mire pour nos peuples malgré certains reproches; les
créateurs l'ont simulé dans leur imaginaire. On peut se de-
mander la nature des résultats de la rencontre: opposition
irréductible ou complémentarité.
(1)
Ibid. p.
106.
-~
~----
-
J79
-
B - LA NATURE DES RELATIONS
Les relations entre les éléments catégorisés en
groupes sociaux: ethnie, état, nation ou races. peuvent
s'analyser assez rapidement sous trois formes: aqressivité.
sympathie ou complémentarité. L'une ou l'autre implique des
conséquences pour notre thème d'étude. On note des rapports
agressifs, même armés, dans le cadre de lutte anticoloniale.
Pour notre corpus Wirriyamu et La Carte d'Identité manifes-
tent ce type de rapports.
Ils sont irréductibles. sauf au
terme d'une victoire de l'un des camps. La victoire des com-
battants noirs pour la liberté, de Wirriyamu, annonce le dé-
part des Blancs. De telles relations sont d'emblée interra-
ciales. Nous n'excluons pas le racisme voilé mais violent,
dont les héros sont l'objet en Occident. Olga et Valentin en
font les frais dans un "Café" à Paris:
le "barman", visible-
ment ennuyé de la présence de Gnonléba. aux côtés de la blon-
de Olga, lui sert "son dern i
sans enthousiasme". A la fin de
l'entrevue. les deux amoureux "sortirent discrètement du café
sous le nez des autres clients qui continuaient A jaser;
mais le barman, à qui leur moindre geste n'échappait, leur
lança au passage. un "au revoir, monsieur et dame" avec un
malicieux sourire en coin" (1 J.
Ces situations redondantes dans les romans dont une
partie se passe en Europe n'entachent pas les relations des
héros avec le "Pays". Nous ne nous y attarderons pas.
Les autres rapports d'agressivité sont de nature ethno-triba-
le
comme les Joug et Teté dans Les dépossédés. et entre na-
tionalités. les Ivoiriens et les Dahoméens. dans Les Soleils
des Indépendances. Ce sont des cas isolés par ranoort A l'en-
(1) Sacrés dieux d'Afrique. p.
108.
- 380 -
semble du corpus. Les véritables relations d'a~ressivité que
privilégient les textes, sont celles liées aux conditions de
vie, donc à l'idéologie. Ce sont des rapports de classes:
Violent était le vent, Chaine, Le Cercle des trooiques, ~
Récit du Cirque ... , Les Crapauds-brousse, Le Jeune homme de
sable figurent amplement cette opposition. Elle transcende
les races, et oppose les riches aux pauvres, les bourgeois
aux prolétaires. C'est à ce niveau que le débat sur un modè-
le de société est le plus aigu.
Le second volet des relations entre éléments dié-
gétiques, est de conjonction. Celle-ci épouse des nréoccupa-
tions différentes selon qu'il s'agit des Vieux ou des Jeunes.
Chez les premiers, le Blanc représente un état
d'évolution que le peuple noir doit poursuivre. Les jeunes
devront connaître leurs modèles de développement pour l'adap-
ter.
Ils désirent la technicité pour lutter contre la misère,
mais une technicité sur un fond d'humanité. Le VielJX Mansa
de Fara1ako a le mot juste, acquérir la technicité pour se
libérer des Blancs. Marcien Towa développe à ~eu près la mê-
me idée dans son Essai sur la problématique phi10sophigu!
dans l'Afrique actuelle (1). La supériorité du Blanc est
technique, pour pouvoir ~oser les termes d'un vrai dialogue,
d'égal à égal, il faut maîtriser sa technique, donc
la
pre-
mière étape du développement selon ce point de vue; c'est
l'identification au Blanc technicien. Mais les Vieux esqui-
vent les questions fondamentales, celles concernant les
structures sociales qui cimentent les mentalités. Quelle
technicité pour quelle structure sociale? Les jeunes conti-
nuent le débat sans lui trouver une issue.
En effet, eux, ont soif de justice, d'initiative,
et de liberté. Toutes choses plus ou moins compromises dans
( 1) Edition CLE, Yaoundé 1979, (l'édition originale est de 1971), coll.
"Point de vue".
- 381
-
une société gérontocratique. Kossia affirme
"Il nous faut changer de structure sociale,
répartir équitablement le revenu national,
dépasser la charité. Atteindre ~ la justi-
ce, c'est-~-dire faire qu'il n'y ait olus
de candidats ~ l'aumône" (1).
Cette philosophie
implique une idéologie communis-
te, c'est-à-dire l'athéisme. Ce qui ne va pas sans problème.
En effet
"Comment le répandre (le communisme) en une
société où le mystérieux joue un rôle pré-
pondérant 7
Ne plus exécuter la danse par laquelle nos
pères com~uniquaient avec Yanh~ien, ne plus
sculoter les masques,
les statuettes qui
représentent les divinités, n'est-ce pas
renier notre culture 7" (l'i.
Le problème de fond est posé. Toute technicité est fille d'un
esprit, comment créer un ménage harmonieux entre la rationa-
lité occidentale et le mysticisme africain 7 Com~ent instau-
rer une idéologie athée dans une société essentiellement mys-
tique 7 Ne serait-ce pas accuser davantage l'aliénation 7 Ce
débat est présent dans tous les romans.
Certains
sur-
tout Guinéens proposent une société nouvelle qui tienne comp-
te des valeurs de la société traditionnelle africaine, mais
sans préciser lesquelles. En tous les cas, les jeunes, sont fasci-
nés par l'avance technologique de l'Occident.. et certains as-
pects de la mentalité occidentale. A preuve Fatoman exprime
ici une de ses agréables surprises
"Les trains d'ici ne restent Même pas aussi
longtemps en gare qu'en Afrique. A oeine
(1)
Violent était le vent, p. 123.
(2) Ibid. p.
133.
-
382
-
arrivés, ils repartent" (1).
Cela permet d'aller vite, de travailler dans le
temps et de progresser rapidement. La jeunesse de l'Imaginai-
re africain voudrait bien, par certains côtés, s'identifier
à l'Occident.
A son exemple, elle voudrait transformer les
mentalités africaines en agissant sur les structures socia-
les et comme les Vieux, ils veulent aussi
libérer l'Afrique
des contraintes matérielles que sont la faim,
la maladie et
la dictature politique, qui semble être un succédané des
structures gérontocratiques de nos sociétés féodales. Mais
cela suppose un changement des structures sociales, un con-
ditionnement mental. Comment y parvenir sans révolution?
*
*
*
Notre objectif, dans ce chapitre, était de montre~
à
partir des comparaisons ries différents tyoesde sociétés, le-
quel emporte l'adhésion des héros positifs des romans. Nous
avons abordé le problème à différents niveaux.
Nous avons noté d'abord que l'Imaginaire manifeste
un sens national
indéniable.
En termes numériques, celui-ci
est plus accentué dans le roman guinéen que dans le roman
ivoirien. Le roman guinéen fait un pas de plus: il fait de
la Guinée le centre-moteur de l'Afrique. Quant au roman,
ivoirien, bien que structurant aussi un sens national, déve-
loppe davantage, thématiquement le sens ethno-tribal. Mais
les personnages et en particulier le héros thématique, lut-
tent pour le dépassement de l'ethnie. Celui-ci trouve son ex-
pression dans les affrontements idéologiques, redondants,
surtout dans le roman guinéen. Ethnie, tribu et nation se
(1) Dramouss, p.
66.
- 383 -
fondent dans les affrontements idéo109iques, manifestation
scripturale de la recherche d'un modèle de société. Il est
posé à l 'horizon, une société égalitaire, auto-centrée, et
aux lois républicaines, à tendance socialisante et à terme,
communiste, d'une part, Et de l'autre, une société totali-
taire et oligarchique, éprouvant une horreur morbide pour le
communisme. Nous avons aussi noté un moyen terme: une société
sans étiquette, qui tienne compte des traditions africaines
et évoluerait lentement en intégrant la technologie occiden-
tale. Cette tendance est maJoritaire dans le roman ivoirien.
Nous avons ensuite noté des différenciations au
niveau des continents. Et c'est l'écrivain Dadié qui jette
d'abord un coup d'oeil comparatif entre deux capitales afri-
caines, Dakar et AbidJan
Son héros donne la préférence à
Dakar, ville de culture et de liberté. Puis viennent ensuite
les comparaisons entre continents qui
recoupent celles,
intel'-
raciales. Entre l'Européen et l'Africain, Faralako pose les
poncifs de la Négritude:
l'Africain vit en symbiose avec la
Nature; il procède, pour la connaissance de l'Autre, par rap-
ticipation et intuition, en opposition à la culture européenne,
culture rationnel le qui procède par destruction. Cette dicho-
tomie raciale, d'ordre intellectuel, est dépassée par les
relations à l'intérieur d'un cadre colonial: disJonction
agressive irréductible, sinon au terme de la victoire de l'une
ou l'autre race. Mais pour le reste,
les conditions de vie
socio-économiques des occidentaux sont Jugées enviables et
désirées par les héros positifs africains. Au total,
les
héros désirent s'identifier à l'Occident pour certaines de
ses valeurs: société de droit,
liberté de pensée et d'ex-
pression et la technologie. Mais dans le même temps,
il est
freiné par d'autres valeurs:
l'individualisme et l'athéisme.
~ Cette hésitation pose le débat de la (luêt~personna1io-identt-
- 384 -
taire. On remarquera que lorsque l'écrivain compare
l'Afrique à l'Occident, il oublie les nations, il devient
parafricaniste. Ce chapitre complète les précédents sur la
distribution des valeurs. Il permet de remplir la liste de
celles-ci.
*
*
*
Que retenir au terme de cette seconde partie de
notre étude?
Nous avions un triple objectif
à l'origine de
cette partie: déterminer la qualité des valeurs selon les
espaces-temps et partant la qualité de ceux-ci. L'analyse
actantielle de la quête nous apermis d'y parvenir. Puis
l'étude du regard que
le héros pose sur les différents com-
portements et les mentalités ont expliqué en partie les
choix des SUJets-Quefeurs.
Il nous est apparu,
lors de nos
investigations,
une tension extrême vers l'objet Diplôme, dont le contenu
est plus large que le parchemin. Il confère des responsabi-
bilités aux SUJets, par exemple: veiller à l'émancipation
sociale et politique de la population.
Il fait du SUjet
un Mage et un redresseur de torts. Les valeurs qu'il comporte
sont Jugées cardinales, SAVOIR rt EDUCATION. Elles sont rec~erchées à
l'Ecole et en Occident.
Ecole du village
et
Ville appa-
- 385 -
raissent alors comme des métonymies de l'Occident et même
des synecdoques. Car ces deux mots évoquent des espaces,
mais aussi des types de cultures et de civilisation, celles
de l'occident fondées sur le rationalisme scientifique, en
un mot des cultures technoloqiques qui font la supériorité
du Blanc dans le rapnort des forces initié par la colonisa-
t i on.
Mais la formation à laquelle ouvre le Diplôme appa-
raît insuffisante à la nrati~ue du terrain. Elle a besoin
d'une formation complémentaire reçue en terre africaine, dont
l'objectif est l'insertion sociale imposée oar la Communauté,
alors ~ue le Sujet entend agir immédiatement sur cette commu-
nauté. Cette insertion oeut être simplement sociolo~i~ue,
comme celle de Ni et Kan0ah, noliti~ue comme dans le roman
guinéen, ou les deux à la fois comme dans la majorité des ro-
mans ivoiriens. Précisons que dans Faralako, Ni a nettement
distingué les deux niveaux d'insertion.
Il accomnlit docile-
ment son initiation sociale, mais refuse l'asoect idéologique
de ces rites, qui consacrent la domination d'une partie de la
population par une autre.
Oans Les Inutiles, l'intégration de
Kangah est totale, sociologique et politique. Cette différen-
ce dans les deux premiers romans de notre corpus (Faralak~,
1958, côté guinéen, et Les Inutiles, 1960, côté ivoirien) se-
ra maintenue dans les productions postérieures. Ce oui rend
le roman qUlneen, plus pro~ressiste, voire révolutionnaire,
et le roman ivoirien, plus conformiste, et quelquefois réfor-
mateur, à l'exception de celui de Charles Zéqoua Nokan qui
partaqe les mêmes options que le roman guinéen.
Du point de vue de la distribution snatio-temoorel-
le proorement dite des valeurs, nous notons une unanimité:
l'Occident est détenteur des valeurs opérationnelles; nous
-
386 -
voulons dire des valeurs permettant d'aborder et d'analvser
un problème par la méthode rationnelle. Cenendant, ces va-
leurs ne sont pas suffisantes. Pour qu'elles soient effica-
ces, elles ont besoin d'être comolétées par des ~aleurs ex-
périmentales ; celles acquises par la pratique du terrain,
la connaissance concrète du milieu. C'est du côté ivoirien
que cette polarité est la plus forte.
Ce qui explique que le
Sujet, anrès sa première formation occidentale, est toujours
soumis à une seconde formation africaine. Ainsi, les esnaces
africain et occidental ou ce qui en tient lieu fonctionnent-
ils comme des adjuvants du Sujet. Nous avons ici deux problé-
mat i que s [1 ers 0 nna 1 i ta ire s : 1e roma n ré vol u t ion nair e (f] u i néen),
se cherche dans l'avenir, un avenir possible, ce qui, pour
Henri Lefèbvre constitue la véritable utonie. nuant au roman
ivoirien, réformateur, il emprunte une voie syncrétique entre
l'Afrique et l'Occident. C'est un roman oui nostule une double
polarité: tenir compte du nassé tout en intéqrant les apports
de l'Occident.
Mais on peut aussi se demander si à la lecture des
textes, le lecteur perçoit une conscience des nations chez
l'écrivain. Nous savons que les continaences rie 1 'Histoire
ont réparti
le continent africain en Etats-nations de fait.
Des territoires circonscrits, dirigés Dar des Présidents
de Répu-
blique, avec tous les attributs extérieurs: drapeau, hymne
national, etc ... En d'autres termes, les nations africaines
ne sont pas le fait ri'une lonflue évolution comme en Occident.
Et les écrivains les prennent comme telles:
ils désignent
indifféremment leurs territoires par les termes d'Etat, ~e
na t ion 0 u deR pub 1 i que. C' est don c un fa i t a t tes té dan s l'en-
é
semble. Mais la conscience nationale, le sentiment d'apoarte-
nir à un ensemble structuré, oour lequel le Sujet s'enf]age
sont plus accentués dans le roman guinéen que dans le roman
ivoirien. Les clivages dans le roman guinéen sont nlus idéo-
logiques qu'ethno-tribales. Le roman ivoirien au contraire,
-
3ti7
-
montre une conscience ethna-tribale que le héros tend A dé-
passer pour une vision unitaire de la nation. On y trouve
aussi des clivages idéo1oqiques, en particulier chez Charles
Z. Nokan.
Au total, les visions romanesques guinéenne et ivoi-
riennes sont orientées dans le temps, dans l'espace et au
plan de l'idéologie. Elles tendent A une redéfinition des
rapports de l'individu avec son milieu, A une redéfinition
des idéologies de déve1onoement. Toutes ces tentatives mani-
festent la recherche d'un être autre.
C'est bel et bien une
recherche de personna1 ité.
Dans la partie suivante de notre étude, la derniè-
re, nous orientons nos
investigations sur un autre plan, ce-
lui de l'Ecriture: du point de vue de l'orqanisation interne
des discours, - la logique co~oositionne11e des séquences -,
du point de vue de l'utilisation des langages conventionnels
- clichés, description, parodie -, et du point de vue de
l'insertion de textes "étrangers", comment se situent les é-
crivains, les uns par raDport aux autres A l'intérieur d'une
même aire géographique, et d'une aire à l'autre?
TROISIEME
PARTIE
ASPECTS DE L'ECRITURE ROMANESQUE
- 389 -
Nous avons, dans les deux parties précédentes, mon-
tré tour ~ tour, la place de 1 "'Ego"
dans 1 'environne~ent
spatio-temporel et les modalités d'appropriation de celui-ci
dans l'Imaginaire; puis l'univers axiologique et les trans-
for~ations qu'il subit. A présent, nous voulons nous interro-
ger sur les "manifestations itératives et stéréotypées des
formes"
(1), d'abord, au plan de la logique interne des ré-
cits, puis de l'utilisation de certaines conventions formel-
les comme la description. C'est ce que nous voulons entendre
ici par Ecriture. Mais au cours de nos
investi~ations, la ~
rodie et l'int~textualité sont apparues aussi comme des di-
mensions essentielles de cette écriture.
Cette étude devra donc, à terme, conduire ~ demon-
trer le modèle structural de certaines unités fonctionnelles,
les fonctions des clichés et des stéréotypes d'une part, et
de l'autre, celles de la parodie et de l'intertextualité.
CHAPITRE l
LE SYSTEME STRUCTUREL DES RECITS
La premlere question qui se pose ici, est de savoir
~ quel
niveau opérer les découpages des unités dont 1 'ol"oani-
sation permettra d'étudier la logique des récits. Viennent à
l'esprit les notions de fonction et de séquence. En effet, la
s que nce, telle que dé fin i e par T0 d0 r 0 v, cor r es po nd ~ 1a
é
fonction de Propp, ~ savoir une unité syntaxique supérieure ~
la proposition; il s'agit d'une histoire achevée, une anec-
dote complète (2). Propp définissait la fonction comme "l'ac-
tion d'un personnage définie du point de vue de sa significa-
tion dans le déroulement de l'intrigue"
(3).
Il est évident
(1) A.J. GREIMAS, J. COURTES, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la
théorle du langage, tome 1, Hachette Uni-
verslté 1979, p. 115, "Ecriture".
(2) TODOROV, Poétique de la prose, Seuil, 1971, p. 55.
(3) cité par Cl. BREMOND, dans Logique du _réc~t, Seuil, 1973.
p.
nI.
-
390 -
que découper un récit sur la base de la fonction serait fas-
tidieux, surtout lorsqu'on a un corpus important comme le nô-
tre. C'est pourquoi Claude Bremond propose d'élargir la no-
tion de fonction et l'appelle séquence: celle-ci est une sé-
rie de fonctions, "un groupe plus souple (de fonctions) dont
la base est une série élémentaire de trois termes correspon-
dant aux trois temps qui marquent le développement d'un pro-
cessus : Virtualité, passage à l'acte, achèvement. C'est sur
cette base que nous effectuerons le découpage des textes en
séquences, ce sont des ~acro-structures par rapport aux fonc-
tions ou
micro-structures. Sans doute faudra-t-il
tenir
compte de ces deux niveaux dans l'étude de la logique de nos
récits.
En effet la structure peut ne pas ëtre significative
à tel
ou tel niveau. Nous nous inspirerons, de ce que Roland
Barthes appelle la "syntaxe fonctionnelle" ou la "grammaire"
des fonctions.
(1 J. Les séquences peuvent se rel ier les unes
aux autres de diverses manières: juxtaposition, implication,
emboîtement ou conséquence ... Notre propos à présent, est de
montrer la domlnante structurelle des récits.
(2)
D'entrée de jeu, nous notons que la liste des rap-
ports proposés par Claude Bremond et T. Todorov n'est pas
exhaustive. Notre corpus nous en donne de nombreuses combi-
naisons dont nous donnons ici
un aperçu.
1 - JUXTAPOSITION ET ALTERNANCE
Si nous prenons par exemple Violent était le vent
de Eharles Nokan, un découpage en séquences donne:
- Formation
- Engagement social et politique
- Lutte politique et échec.
(1) in Poétique du récit, op. cit., pp. 25-32.
(2) cf. ~que du récit, OD. cit.
- 391 -
Cet ordonnancement est thématico-linéraire comme
dans la plupart des romans de ce genre (roman d'éducation).
Il est sans grande signification. Il faut opérer un autre dé-
coupage pour rendre l'analyse opérationnelle; nous accédons
alors au niveau des fonctions que nous appellerons aussi des
sous-séquences ou micro-séquences dans la suite cette étude.
Nous obtenons, pour trois séquences, huit micro-séquences.
Soit:
a) Formation
a,l. Djaha, ou l'idéologie bourgeoise
a,2.
Kossia ou l'idéologie populaire
b ) Engagement social et politique
b,l.
Progressisme des jeunes
b,2.
Inertie des anciens.
c) Lutte politique
c,l.
Kotiboh ou la lutte pour l'indépendance
c,2. les fonctionnaires, ou la lutte pour le "sta-
tut quo"
c,3. lutte pour un socialisme africain
c,4.
lutte pour une aristocrati~ africaine.
C'est à ce second niveau de découpage que la struc-
ture du récit devient significative. Si, au premier niveau,
(des séquences) nous avons une juxtaposition linéaire résul-
tant d'une relation spatio-temporelle, au second, les rap-
ports sont dialectiques. Les sous-séquences s'opposent deux ~
deux et le récit connaît une progression saccadée. Cela jus-
tifie, sans doute, la composition en tableaux, matérialisa-
tion formelle de la théâtralisation. Cette logique connatt
une variante, la juxtaposition alternée dans Dramouss et
l\\11er retour.
- 392 -
Dramouss s'articule sur binq
séquences se juxta-
posant dans un ordre chronologique. Ce sont:
a) Retour au pays natal: le voyage
b) Les vacances au pays natal
c) "Dramouss"
d) Retour en France (séquence élidée)
e) La Guinée moderne.
Chaque séquence suppose la suivante. La séquence d) est an-
noncée : on voit Fatonlan
préparer son retour en France ~ la
fin des vacances scolaires, en compagnie de sa femme Mimie.
Puis intervient un saut spatio-temporel. Le lecteur n'a au-
cune information sur le voyage du retour des vacances, la vie
qu'il a menée en France avec son épouse.
Il le revoit quel-
ques années plus tard en Guinée, en compagnie de sa femme et
ses enfants. Comme dans Violent était le vent, cette structu-
re donne l'orientation spatio-temporelle du récit et sans
plus. Au second niveau, elle est plus comolexe :
a)
Le voyage du retour au pays natal
a,1. L'arrivée (ou l'accueil ~ Co na kr-v ) . Cette sous-
séquence est essentiellement descriptive: le héros admire,
depuis l'avion, la beauté des paysages. A la descente,
il ob-
serve et décrit la ville de Conakry, présente le cérémonial
d'accueil au domicile de son oncle, les préoccupations de sa
fiancée, Mimie.
a,2.
Kouroussa : la c amp a qne f a
i
j
t ) nous présentait
la ville capitale,(a,2) fait état de l'évolution de la campa-
gne par rapport ~ la ville.
Ici encore, la beauté des paysa-
ges retient l'attention, en particulier les montagnes du
Fouta-Djalon. Puis c'est l'arrivée ~ Kouroussa, dans la mai-
son pat e r ne l l e" l ' 0 c cas ion de pré sen ter une sec 0 nde
foi s,le s
- 393 -
usages d'accueil, une description ethnologique appuyée,
à intention
informative (1), Fatoman parti
de Paris, est
à présent en famille,
la séquence est close sur une inquié~
tude:
l'impuissance de Fatoman à alléger la vie matérielle
de ses parents vieillis. Commence une seconde séquence b,
les vacances.
b)
Les vacances
b,l.
La première nuit à Kouroussa est sanctionnée
par une insomnie qui
permet une
longue retrospective sur
Paris,
b,2.
Au réveil, il
réfléchit sur la situation
sociopolitique de Kouroussa : elle n'est pas reluisante.
b,3.
Le Griot Kassery.
Insertion d'un conte dans
le tissu romanesque.
b,4.
La situation socio-économique de Kouroussa :
appauvrissement des artisans locaux "depuis que les Libanais
ont apporté de la camelote dix fois moins chère ... " (2).
b,5.
Retrospective
un aspect de la vie du héros
(1)
Cf. Dramouss, pp. 52-53.
(2)
Ibid., p. 159.
- 394 -
à Paris: l'Assemblée Territoriale de Guinée lui a enlevé sa
bourse d'étude, d'où les difficultés pour poursuivre ses étu-
des.
b,6. L'atelier du Père
une méditation sur la
fonction de l'art.
b,7. La lutte politique RDA/BAG.
Fatoman renrette
les luttes fratricides qui mettent déjà une hypothèque sur les
indéoendances nationales. La vi ve inquiétude du héros le POLIS-
se à interroger l'occulte pour en savoir sur la Guinée de de-
ma ln.
c) "Dr arno us s " (pp.
196-231)
Le rêve
La séquence "Dr a nou s s :", fondamentale sur le plan
sémantique peut se répar"tir en trois sü~ls-séquenrrs :
c,l.
La muraille de fer (196-219). Sombre et circu-
laire, d'une hauteur fabuleuse, elle est gardée pa r "un homme
taillé en colosse". A l'intérieur, un pe u p l e enfermé, prison-
nier, "un peuple d'hommes affamés et déguenillés, qui pour la
plupart, s'agitaient et geignaient sous les coups de fouet de
gardes aussi hauts, aussi robustes ... " (1).
Le principe moral
de base de ces lieux se résume en cette phrase
"La raison du plus fort ( •.. ) est sur cette
terre la seule qui compte" (2).
C'est donc un univers fondé sur l'arbitraire, mais aussi sur
l'égoïsme le plus exacerbé:
(1) Dramouss, p.
197.
(2) Ibid, p.
198.
- 395 -
"Lorsque, sur ta route, tu rencontreras un
arbre tombé, tu feras tout pour le surele-
ver. Si les fruits de cet arbre sont comes-
tibles, ils seront d'utilité publique. Et
s'il ne s'a~it pas d'un arbre fruitier. son
ombre. l'ombre que produit son épais feuil-
lage sera d'utilité publique. Mais lorsque
sur ta route. tu rencontres un homme en
difficulté, un homme qui s'enlise. si tu le
relèves, à peine sera-t-il debout qu'il
te
donnera un coup de pied, si
rude. si
barba-
re, si
i no r a t qu'il
te couchera pour tou-
jours" (1 J.
Vient ensuite une description détaillée ne la mu-
raille.
c.2. "Dramouss" (pp.
219-220) la belle femme rny s t é -
rieuse.
c,3. Samokoro, (pp. 220-221)
: un v i l l a c e désert,
règne la faMine; le héros décide d'attendre sous un caîlcé-
drat. autour des cadavres.
d ) Retour en France (séquence
l i d e '
é
é
e) La Guinée moderne: Fatoman et ses enfants sont
rentrés au pays quelques années plus tard,
ils trouvent ce
pays plongé dans la désolation: ses amis Konaté et Bilali
ont été tués. victimes du dernier complot.
Les séquences obéissent à une logique de consécu-
tion. une chronologie spatio-temoorelle : Fatoman étudie à
Paris
ses vacances scolaires au pays natal supposent un re-
tour en France. puis à la fin de ses études. un rapatriement
définitif. C'est cela qui arrive. Mais les sous-séquences rom-
pent cet ordre
b t , b2. b3 et b4 sont dans un rapport de jux-
(1) Dramouss. p.
203.
- 396 -
taposition dont le lien n'est pas évident, de même Que c1,
c2 et c3, ce qui crée entre les séquences b) (vacances) et
c) (Dranouss) une sorte de parallélisme ou de simultanéité.
En effet ces deux séquences sont gouvernées par le sème com-
mun de
vacances, alors que le héros vit des oréoccupations
différentes, dont les unes (les sous-séquences de cl expli-
quent les autres (les sous-séquences de b). Il v a ici un
rapport explicatif, non pas par la méthode analytico-déduc-
tive, mais magique. En effet la séquence c) a été provoquée
à la demande de Fatoman pour lui
dévoiler le destin de la
Guinée, compte tenu de ses inquiétudes du moment (cf.
l'épi-
sode de la boule noire, sous-séquence a2).
Quant aux sous-séquences b1 et b5, ~ui sont des
analepses, elles se répondent en écho
le lecteur rencontre
Fatoman débarquant de Paris, mais il ne sait pas pourquoi
il
y était allé, et comment il y a vécu. Elles viennent donc
combler de loin en loin une attente du lecteur. Elles fonc-
tionnent comme des éléments d'une même sé~uence disséminée.
Elles sont symétriques par rapport aux sous-sé~uences de c,
Qui sont des prolepses.
Une telle structure répond à une Ques-
tion obsédante dans ce roman de Camara Laye: si nous sommes
ceci aujourd'hui (cf. a2, b2, b4, b6, et b7) Que serons-nous
demain? (cf. séquence ct . La réoonse est positive: "La lé-
gal i té r ev i end ra" (1), mat é ria lis é e par le" ~i~~
nO i r ." La
sous-séquence b1 et la séquence c sont aussi parallèles
l'une (b t ) est un rêve éveillé, et l'autre (C,I un "rêve en-
dormi". L'une montre la réalité parisienne de Fatoman, et
l'autre la Guinée de demain.
Nous avons, dans l'exemple de Dramouss, une logique
de juxtaposition plus élaborée. Un lien chronologique unit
les macro-séquences juxtaoosées, alors que les micro-séquences
(1) Dramouss, p.
245.
-
397 -
nourrissent des rapports olus complexes, imQlication A dis-
tance, alternance, avec des visées retrospectives et oros-
pectives A intention exolicative. Les séquences A visées,
nombreuses, sont des retours en arrière du narrateur, soit
dans les mvthes, soit dans le oassé immédiat (le départ et
la vie de Fatoman à Paris). D'où l'alternance passé-présent.
L'unique séquence prospective a une valeur prémonitoire. Elle
est orovoquée de façon magique. Les relations entre les sous-
séquences qui
la comoosent sont apparemment de juxtaposition,
même si un lien d'explication déduit de l'analyse les unit.
Mais au plan de l'écriture, on perçoit un lien sémantique. La
séquence prospective e l l e -méne , est le "miroir" de tout le
récit.
Elle éclaire et exnlique la situation présente de la
Guinée, et en donne une ima~e future. Au total
les sous-sé-
quences b3 (le conte du Griot Kassery) et b6 (l'atelier du pè-
re de Fatoman) restent indépendantes, par rapport à la qram-
maire du récit.
Il
faut chercher leur sens dans leur fonction
pédagogique à l'égard du héros:
b3 donne une leçon sur l'i-
nutilité de la jalousie conjugale, et b6, une leçon sur la
fonction de l'art. Si les relations de juxtaposition sont le
fait des macro-séquences, au niveau des micro-séquences, les
unités s'impliquent ou se rénondent de loin en loin.
Cette structure séquentielle se retrouve, de façon
appuyée, dans Aller retour de Gaston DUASSENAN. Relevons-les
d'abord:
1) Retour de Nagnin A Abidjan
redécouverte d'Abi-
djan après plusieurs années d'absence.
2) Jacqueline Lasserre: après avoir accompagné
Nagnin A l'aéroport pour son retour A Abidjan, elle se remé-
more l 'histoire de leur amour: un retour en arrière où s'in-
sère une parenthèse sur la colonisation qu'elle critique.
- 398 -
3) Arrivée et accueil de Nagnin :
3a) L'arrivée à Abidjan: émerveillement devant la
ville, premier dîner en famille: discussions sur le monar-
chisme (le père de Nagnin) et le républicanisme (Nagnin).
3b) Voyage de Nagnin au village en train: Nagnin
est perçu par les femmes du village comme un modèle.
4) A Paris, Jacqueline s'ennuie de Nagnin.
4a) La carte postale de Nagnin, expédiée de Ouaga-
dougou.
4b) La lettre de Nagnin
Jacqueline échafallde
des
projets.
5) Nagnin au villag~
5a) Présentation de Nagnin aux fétiches de son clan.
5b) Tradition et Modernité: le village de Naqnin
est encore épargné des effets de la modernité.
5c) le face à face de Nagnin et ses parents
le
problème de Jacqueline.
5d) Ses parents essaient de détourner Jacquel ine de
Nagnin.
Indifférence de Mr Ba1dinot, le "préposé".
Se) Un épisode de 1 'histoire coloniale raconté par
Nkongo pour montrer l'inefficacité des intellectuels. En ef-
fet au RDA, se sont opposés les intellectuels, se prétendant
progressistes.
Sf) Ses parents essaient à nouveau de détourner
Jacqueline de Nagnin. En vain.
- 399 -
5g) Nagnin rencontre un ami d'enfance:
Katia. Ce-
lui-ci le subjugue par son intelligence pratique et sa capa-
cité de réflexion.
5h) Rencontre d'explication Jacqueline/Baldinot :
chacun des deux est fiancé et ne tient pas à se laisser pren-
dre dans les filets de Mme Lasserre.
5i) L'Art africain et la Négritude: Nkon90 met en
relief les contradictions de Nagnin : il chante la Négritude
et veut épouser une Blanche.
5j) Rencontre Nagnin/Cathérine
la du pl i c i t
de
é
Nagnin.
5k) Troisième tentative de dé tour nement
de Jac(jueli-
ne
indifférence de Baldinot.
51) Retour de Nagnin et Cathérine à Abidjan
l'i-
dylle a no ur e us e .
6) Lettre mensongère de Nagnin à Ja c q ue l i ne : il
parle d'ennui et d t amo ur alors qu'il a promis ma r i a oe à Ca-
thérine.
7) Retour de Nagnin à Paris
Jacquel i ne se donne
de bon gré à Nagnin.
8) La lettre de Cathérine : Jacqueline
doute de
la fidélité de Nagnin. Entre temps, Cathérine annonce à
Nagnin qu'elle est enceinte de ses oeuvres.
9) La décision des parents de Nagnin
la doubU
rupture
9a) Nagnin écrit à ses parents pour expliquer 1'0-
- 400 -
bligation dans laquelle il se trouve d'épouser Jacoueline.
Ceux-ci lui intiment l'ordre de choisir entre eux et Jacque-
line. Nagnin choisit Jacqueline.
9b)
Informés du mariage Nagnin!Jacqueline, ses pa-
rents prennent l'initiative de rompre.
10) Le suicide de Cathérine
10a) Lettre de Cathérine à Nagnin, où elle décide
de se suicider: "Par amour pour toi, je préfère donc me sui-
cider afin que tu vives heureux." (p.
121)
10b) Jacqueline découvre la lettre de Cathérine.
10c) Suicide de Cathérine.
11)
"Le retour de l'enfant prodigue"
11a) Un retour sans accueil.
11b) Révolte de Jacqueline par suite du comDorte-
ment de Nagnin.
11c) Retour de l'enfant prodigue: le divorce est
prononcé, Nagnin demande la réconciliation avec ses parents.
Dans leurs grandes lignes, les structures séquen-
!ielles de Violent était le vent, Dramouss et Aller retour
sont semblables. Elles mettent en lumière, à l'exception de
Dramouss une technique narrative qui est la technique unani-
miste : le narrateur bénéficie d'une ubiquité qui lui permet
de rendre compte des événements qui se passent à la fois à
Paris et en Afrique (cf. les séquences 2 et 4 dans Aller et
retour). Fatoman dans Dramouss a recours aux rêves et aux
- 401 -
souvenirs. Mais d'un roman à l'autre, les modalités structu-
rales des séquences se compliquent; par exemple, les diffé-
rents types de liaisons entre les séquences et les micro-
séquences dans Aller retour. Trois modalités dominent: la
juxtaposition, l'alternance et l'implication. Les relations
de juxtaposition concernent les séquences 1 et 2,
2 et 3, 3
et 4, 4 et 5 ; et 5 et 6.
Ces juxtapositions tirent leur sens
non pas d'une consécution motivée sur le plan de la syntaxe
mais d'une relation naradigmatique, construite par le lecteur
et dont il tire un sens: pendant que Nagnin est en chemin
pour la Côte d' Ivoire, (séquence 1 J,
le narrateur présente
J a c que 1i ne Las s e r r e à Par i s, (s é que nc e 2). Apr è s l a fl rés e nt a -
tion de l'accueil de Naqnin à Abidjan,
(séquence 3) on nous
présente Jacqueline, lisant une carte postale et une lettre
de Nagnin, (séquence 4). La relation de ces deux séquences
est implicite; à proprement parler, l'une ne commande pas
l'autre. C'est cela que nous aflpe10ns une relation de juxta-
position, obéissant à une chrono-logique spatio-temporelle.
Les différents éléments se suivent dans le temns, Je loin en
loin, sans qu'ils se motivent l'un l'autre, .n i sur le plan
formel, ni
sur le plan du contenu. Le lecteur, de sa lecture
d'ensemble du texte, trouve un lien de sens entre ces diffé-
r e ntes s é que nces.
l l peu t end d u ire une c e r ta i nef 0 r
é
1'1 e
d' a l -
ternance : entre deux séquences qui se répondent, il peut
s'insérer olusieurs autres.
Les relations d'implication sont plus déterminantes
pour la dynamique du récit. Nous entendons ainsi la relation
entre un antécédent et un conséquent. Le premier appe11 e néces-
sairement, logiquement et inéluctablement le second. Ce type
de relations séquentielles est quantitativement plus impor-
tant que celui déterminant les relations de juxtaposition.
Pour en revenir à Aller retour, la séquence1
i rno l i c ue 3 qui
implique 5.
Il en est de même de 6,8, et 10. Les autres im-
plications conduisent à des micro-séquences ou y prennent
-
402 -
naissance. Par exemple, la séquence 4 qui n'est motivée par
au c une au t r e, i mpli que l ami c r 0 - s que nc e 5d (1:, à pa rt i r de 1a-
é
quelle nous avons des imolications consécutives 5d, 5f, 5h,
5k. La micro-séquence 5d implique encore la séquence 9.
Alors
que la micro-séquence 5j imolique les séquences 6, 8 et la.
La micro-séquence 5e, impliquée par la séquence 2, imolique
à son
tour 5i. La micro-séquence 3a impl ique 3b qui
impl ique
51. La
séquence 11, la dernière du récit, n'a aucune rela-
tion particulière avec les autres séquences. Elle est le lie~
de convergence de toutes les séquences. Ce qui la définit
bien comme une conclusion au sens classique du terme.
Un coup d'oeil sur le diagramme des structures sé-
quentielles d'Aller retour rend compte de la comolexité des
relations: les séquences aui ne semblent pas avoir de rela-
tion d'antécédent, ni de conséquent, donc juxtarosées, sont
raccordées à des sous-séquences qui
les réintroduisent dans
le "réseau central". Par exemple la séquence 2 (cf. diagramme.
page~o4) "indépendante" par rapoort à 1 et 3, est raccrochée
à la micro-séquence 5e avec
laquelle elle est en rel~tion sé-
mantique. Par ce biais, 2 est rattachée à 5 qui, par diverses
structures, entre en relation avec 6, 8, 9 et 10. Au total,
l'univers des séquences constitue une véritable cYbernétique
littéraire où chaque élément communique avec l'ensemble, par
les multiples liens d'imolications.
Une telle dominante d'o-
rientation, dénote un parti-oris d'explication. En effet, la
logique d'implication manifeste une volonté analytique. Mais
nous retiendrons deux des séquences qui obéissent à une rela-
tion sémantique: les séquences 2 et 5 et particulièrement la
sous-séquence 5e. Dans la première, Jacqueline Lasserre ouvre
une parenthèse sur 1 'histoire coloniale: elle éprouve de la
honte à penser ce que fut la colonisation pour les peuples
noirs d'Afrique:
"Ainsi donc, dit-elle, des Qens de ma race
ont pu faire cela, sans quïaucune voix ne
(1) cf. diagramme des structures séquentielles d'Aller retour,
infi-a p. 404.
-
403 -
s'élève pour les accuser ?" (1)
Dans la seconde, Nkongo 'ri tique l'attitude des
intellectuels pendant la lutte émancipatrice.
Ils se lais-
saient corrompre par les colons, car ils ne risquaient pas
de réprésai11es en choisissant le camp des plus forts:
"Hormis quelques exceptions, les intellec-
tuels de ce temps-là étaient dans le camp
adverse, parce qu'il n'y avait aucun ris-
que de ce côté" (2).
Nagnin, intellectuel des indépendances est compare a ceux
d'hier:
il a choisi, selon le Vieux Nk o noo , la voie de l' i-
dé a 1 i s me, plu s fa cil e à pra t i que r .
Ces deux séquences ont de commun la critique de la
colonisation; ce qui
institue un rapport sémantique entre
elles, mais la seconde a dsvant ace
une fonction expl icative
elle justifie 1 'attituoe défaitiste de Nagnin, au re~ard de
son père: sa qualité d'intellectuel
ne le rend pas crédible,
au regard de l'Histoire. En somme, les séquences indénendantes
peuvent être aussi explicatives, mais elles sont surtout une
des formes de référence à 1 'Histoire.
(1) Aller retour, p.
12.
(2) Ibid, p.
54.
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séquences d'une même sé-
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~faisceau de séquences.
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-
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~ simples relations sémanti-
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ques.
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-
405 -
Ainsi, dans un modèle fondé sur
la juxtaposition
et l'alternance, l'implication intervient dans une large me-
sure comme un élément explicatif. Au total,
une logique
d'implication manifeste, explicite les Juxtapositions et
alternances peu éclairantes.
Dans le second qr o u pe de romans, les logiques d'im-
plication et d' interprêtation sont les modèles de base.
11 - LAC 0NSEC UT ION ET L1 Hi PLI CA TION
INTERPRETATION
DE L'HISTOIRE
Far a 1a k0 et Les 1nu t i l~ se r vi r 0 nt d' ex e mpl es à cc
second groupe.
Faralako, rorlan d'un petit village af r i cai n,
compor-
te trois macro-séquences dont la troisième reste une séquence
ouverte :
1.
Le retour au pays natal
la décision de retour-
ner au pays natal est prise en France. Le voyage du retour se
fait donc de Paris vers la Guinée. Lorsque le roman s'ouvre,
Ni est déjà en Guinée, non loin de son village natal, sur un
promontoire dominant ce village, abandonné par un véhicule en
panne.
2.
Ni au village (la réinsertion sociale). Cette
séquence nous conduit à l'acte décisif qui permettra à Ni et
Makalé de se déterminer clairement par rapport à la tradi-
tion. La rupture se traduit par une violence: mort de Sama-
ké, tué par Makalé pour sauver Ni.
3. La fuite: Makalé et Ni s'enfuient. Une pour-
suite effrénée s'engage dans la forêt: les partisans de
- 406 -
Samaké, les conservateurs poursuivent le couple, suivi de
Sory. Celui-ci est
rattrapé et tué. Makalé meurt, piquée
par un serpent. Ni rendu invulnérable par le "gri-gri"
de
Grand-Père reçu au cimétière, échappe.
Il est découvert plus
tard par un colporteur dioula, au marché de Daloa, au bord
de la démence, chantant la complainte de Makalé.
Ainsi analysée, la macrostructure du récit obéit à
une relation de consécution temporelle:
retour,
insertion,
révolte.
Elle donne l'orientation spatio-temporelle de l'u-
nivers imaginaire
un univers d'éclatement à la recherche
d'un ailleurs. On peut s'interroger sur les micro-structures.
1.
Le retour au pays natal
a1) L'arrivée
- - - - - - - - -
Cette sous-séquence comporte une description dé-
taillée du paysage local, comparé au paysage français, avec
une préférence appuyée du premier. Puis le narrateur se re-
met à son souvenir, d'abord le passé immédiat:
la France
qu'il
vient de quitter, ensuite l 'Histoire des hauts faits
d'Afrique, symbole de la Race Noire.
Rappel de la vie scolaire misérable à Séguéla, fai-
te de manques; vie professionnelle désorganisée par les cou-
tumes, à Abidjan, ce qui le détermine à aller chercher le
"bonheur" en Occident. Mais la vie quotidienne à Paris assa-
git le héros qui en tire des leçons pour l'Afrique.
Dès que le héros se met en route, il y a une
- 407 -
ellipse spatio-temporelle: on ne sait rien de ce qui se pas-
se entre le départ et l'arrivée.
2.
Ni au village (la réinsertion sociale)
a2) ~!_~_~~~~!~~Q : cérémonie d'intégration. le
cimétière.
b2)
~2_~~~~_!~_~2!1~g~ : informations diverses
sur la situation socio-politique du village (préparation à
l'action).
la rupture.
3.
La Fuite
Mort de Sory et Makalé, découverte de
Ni en Côte d'Ivoire.
On constate que c'est à ce deuxième niveau de
structuration que s'organise la logique du récit: celle-ci
n'est plus d'ordre temporel comme dans la macrostructure.
Elle focalise le lecteur sur une interprétation de l'Histoi-
re ; une visée bidirectionnelle: retrospective (a1 à c1) et
prospective (a2 à 3)
:
le passé et l'avenir, mais celui-ci
considéré comme le "fils" de celui-là.
Le discours a une double texture:
la biographie
linéaire d'un personnage, et le commentaire de cette
biogra-
phie, conçue comme exemplaire. insérée dans l 'Histoire globa-
le.
Une étude menée par un procédé semblable conduit à
déterminer trois macro-séquences dans Les Inutiles
1- L'expérience parisienne
2- Le retour au pays natal
3- La Grande Réconciliation.
- 408 -
Ces séquences sont également fondées sur des rela-
tions de consécution temporelle. Mais les termes "retour", et
"réconciliation", supposent qu'il y a eu un "aller" et une
"rupture". Celle-ci est la cause de celui-l~. Le récit tout
entier est donc la relation et l'analyse du désaccord primi-
tif jusqu'à la réconciliation Qui a pris, dans Faralako, le
nom de réinsertion, d'ailleurs manquée. Dans Faralako, le dé-
part en France du héros qui a eu pour résultat une accultura-
tion-déculturation, a été voulu par la collectivité, il
n'y a
donc pas eu de rupture. Tandis que dans Les Inutiles, Kanga
est parti de son propre fait,
rompant personnellement avec
des coutumes jugées asservissantes. Au terme de ses multiples
expériences en France, le héros se rend compte de la vanité
de ses premières positions, et revient se réconcilier avec sa
terre natale.
C'est donc l 'histoire d'une rupture qui constitue
le récit de ce roman, et qui oermet de dépasser l~ structure
apparente en trois séquences.
Le second niveau se répartit en
douze microséquences que nous nous contenterons de citer dans
un plan-résumé:
1. L'expérience parisienne
a l ) Les Noirs de Paris (Ce sont des "inutiles")
a2) Présentation du héros à Paris: un ~odèle de
vie "petit-bourgeois"
a3) Les premières expériences de Paris, (une re-
trospective de trois ans).
2.
Le retour au pays natal
b t ) Les enseignements de l'''exil" : le réalisme
b2) Les raisons de son départ en France (une re-
trospective)
-
409 -
b3) Le voyage du retour
b4) L'épisode des "cinq sous"
(une retrospective
relative à l'enfance du héros)
b5) Le récit de la vie du héros (une retrospective
de seize ans).
b6) Autres aspects de la vie parisienne (redondan-
ce) .
3. Abidjan: la Grande Réconciliation
c t ) L'arrivée
c2) La reconquête d'Astou
c3,1 La Grande Réconciliation.
L'originalité du récit, est encore sa double tex-
ture comme précédemment (Les Inutiles apparaît comme une exa-
gération de ce procédé).
Il y a en effet deux récits, ou
mieux le même récit raconté deux fois. Dans le premier récit,
la narration est donnée par un narrateur
extra-diégétique.
Il commence par la fin:
ici nous avons une structure logique
soit d'implication, soit de consécution: les séquences se
suivent ou se répondent à distance. Dans le deuxième, le hé-
ros lui-même raconte sa vie à la première personne du singu-
lier: une reprise en ordre chronologique des ~ëmes faits
avec d'autres termes. Ce deuxième récit finit avec 1e séjour
français (la bouc1e est fermée), puis le narrateur extradié-
gétique continue par la partie ivoirienne du retour en train
de se dérouler, (sous forme de commentaires)
: insta11ation,
reconquête d'Astou, et réconciliation. Au total, le premier
récit assure une fonction de balisage (récit métalinquisti-
que) ; le second assure une double fonction:
une fonction
d'authentification dans la mesure où il apporte la preuve de
ce que dit le premier récit; et une fonction interprétative
par son caractère enchâssé. En effet, le récit enchâssant
s'auto-analyse à travers le récit enchâssé. Celui-ci est une
mise en évidence du "thème secret", comme l'écrit Todorov
- 410 -
dans Poétique de la Prose (1), c'est-A-dire la mise en évi-
dence d'une propriété essentielle du roman.
Ici, la biogra-
phie de Kanga comme exemplaire, ou la vie des générations en
âge scolaire sous la colonisation.
Cette forme structurelle demeure une constante
dans cet ensemble d'écrivains mettant en scène un héros iti-
nérant entre l'Afrique et l'Eurooe. Les chroniques de Dadié
et le Kocumbo d'Aké Loba, malgré leur linéarité apparente,
se structurent en profondeur selon le modèle ci-dessus étu-
dié. Chez l'un comme chez l'autre, nous avons la juxtaposi-
tion thématico-temporelle de surface: la décision du voyage,
le voyage,
la découverte de l'Europe; puis une quatrième
séquence s'ébauche?mais on en voit pas la fin. Cette impres-
sion d'inachèvement et de béance est moins oerceptible dans
Les Inutiles parce que la séquence finale est sublimée dans
une scène métaphorique ~ue nous avons interprêtée comme une
métonymie de la Cité Idéale. Constante aussi
la structure
verticale qui s'opère au niveau de la conscience du person-
nage: un retour dans le temps, qui est en fait, une descen-
te en soi, qui se manifeste dans la narration sous forme
d'insertion de la biographie du héros dans le récit (Kanga
dans Les Inutiles) sous forme d'évocation d'un passé dont le
héros fut le principal protagoniste (l'épisode de Dakar dans
Un Nègre à Paris et Patron de New York), d'évocation d'un as-
pect de l 'Histoire de l 'Humanité à laquelle participent le
héros et son peuple (1 'éoisode de Lisbonne dans Patron de
New York). Derrière cette linéarité chronologique apparente,
s'élabore une logique d'enchâssement, doublement oolarisé :
rétrospection et prospection. Par cette double visée, l'écri-
vain affiche sa volonté d'interprêter l 'Histoire. Celle-ci
s'analyse A travers la biographie d'un personnage exemplaire
dont la quête a valeur exemplaire. Elle explique et détermine
les comportements et attitudes des héros. La loqique de con-
sécution et d'implication, rend les rapports nécessaires et
inéluctables: l'aliénation de Kanga qui le pousse A renier
(1) cf. pp.
37-40.
- 411 -
sa culture, est un fait de l 'histoire. La colonisation l'ex-
plique. Son séjour à Paris le persuade de ses erreurs, il se
ressaisit et remet en cause cette histoire de la colonisa-
tion.
Il affiche alors l'idée de participer à l'élaboration
d'une nouvelle histoire, ou d'une nouvelle personnalité. La
logique structurelle ainsi définie, avec sa visée bidirec-
tionnelle manifeste une quête dans le temps: le passé et
l'avenir. La juxtaposition et l'alternance privilégiaient
plutôt l'espace. Mais ce ne sont que des pôles de dominantes
(Juxtaposition/alternance et Consécution/implication'. En
effet, dans ces modalités structurales, d'autres combinai-
sons existent, mais quantitativement peu importantes. Nous
avons par exemple les différentes modalités d'emboîtement,
qui appelle une autre orientation intellectuelle, la démons-
tration, ou la logique ana1ytico-déductive. Les Soleils des
Indépendances inaugure ce type structurel de séquences.
III - UNE LOGIQUE ANALYTICO-DEDUCTIVE : LA DEMO~STRATION
Dans Les Soleils des Indépendances, l'intrigue est
simple: Fama, un dignitaire ma1inké, descendant de la dynas-
tie des Doumbouya du Horodougou, est spolié par la colonisa-
tion.
Il a participé activement à la lutte de décolonisation,
mais n'est pas récompensé à la mesure de ses peines.
Il en-
treprend alors une lutte désespérée pour restaurer la société
féodale et sa dignité perdue. Non seulement il ne le peut,
mais il est frappé de stérilité: il n'aura même pas d'héri-
tier. Avec Fama, c'est un monde qui finit.
Ce récit se structure en quatre macro-séquences
1. La déchéance de Fama
Cette séquence présente d'entrée de jeu, le fossé
entre le prince d'autrefois et la situation de presque men-
- 412 -
diant du personnage, avant de décrire le processus de sa dé-
gradation: l 'histoire personnelle de Fama.
Cette séquence
se subdivise donc en deux micro-séquences:
la) Fama déchu
lb) le processus de la déchéance.
Cette sous-sé-
quence empiète déjà sur la deuxième macro-séquence par les
allusions à Salimata, l'épouse de Fama.
2.
La déchéance de Salimata
Celle-ci se développe exactement de la mê~e maniè-
re que la première
d'abord la situation actuelle de Sali-
mata et le processus oui l 'y a amenée. Soit:
2a) Salimata déchue.
L'impossibilité de procréer
est pour une femme le suprême déshonneur. Mais pourquol
Salimata ne peut-elle enfanter?
2b)
Le processus de la déchéance de Salimata. Tout
commence par l'excision, dont les effets sont aggravés par
les différents viols (Tiécoura, Baffi,
Tiémoko etc ... l. Vient
ensuite une longue séquence descriptive
3.
La vie quotidienne de Salimata.
(pp. 56-80)
: Salimata est
présentée tour à tour au marché, dans son ménage, chez ses
marabouts. Cette séquence est le sommet de la déchéance du
couple. Après elle, s'amorce le dénouement.
4. Le voyage de Fama pour le Horodougou.
Ce voyage au triple objet se déroule en deux micro-
séquences
- 413 -
4a) l'Aller:
il a pour objet explicite la célébra-
tion des obsèques du cousin Lacina. et pour objet de fait.
l'expérimentation de visu. de ce que les "soleils des indé-
pendances" ont fait du monde des anciens: les socialismes.
les libéralismes
ont balkanisé l'Afrique.
4b) L'échec et le retour: l'objet implicite du
voyage était une tentative de retour aux sources: une re-
conquête de l'identité. Le tout se solde par un échec. Fama
demande son retour à la capitale. mais au jour dit. les augu-
res prédisent un malheur. Fama s'entête.
5. Arrestation et mort de Fama.
Fama revenu avec Mariam. une jeune épouse. fait
l'expérience amère d'un foyer polygamique. Survient une in-
surrection dans laquelle Fama est injustement impliqué.
Il
est arrêté. Libéré. il est assassiné à la frontière entre la
République de la Côte des Ebènes. et celle de Nikilaï.
Si nous considérons les macro-séquences. les deux
premières sont dans un rapport de parallélisme; les trois
dernières n'ont pas de relations évidentes. il faut se repor-
ter aux micro-séquences pour saisir leur modalité de structu-
ration. Cependant. la troi~ième séquence
"La vie quotidien-
ne de Salimata"
n'est pas indispensable au récit. Elle est
une simple expansion qui porte à leur paroxysme les malheurs
déjà connus du personnage.
Considérons à présent les micro-séquences : les
deux premières : ~ et ~ ; et les deux secondes ~ et ~.
entretiennent des relations d'explication: présentation des
faits:
"Fama décnu". ou "Salimata déchue". puis explication
ou démonstration de cette déchéance. La quatrième est moti-
vée par le décès de Lacina. Fama aurait pu rester à Togobala
si le Parti Unique n'y avait pas essaimé. et détrôné les di-
- 414 -
gnitaires traditionnels: les conditions de vie démontrent
par elles-mëmes l'impossibilité de restaurer les anciennes
structures sociales. Le retour est décidé. Les oracles dé-
clarent le jour du retour néfaste, mais Fama s'entëte. La
cinquième séquence sera donc la démonstration de la "Vérité"
des oracles. Nombreux sont les romans du corpus qui montrent
cette volonté de démonstration. Ce sont par exemple Les Fils
de Kouretcha, Le Cercle des Tropiques, La Souche Calcinée,
Les dépossédés, Sacrés dieux d'Afrique, Masséni et Le Pyroma-
ne apaisé.
Insistons encore sur deux ou trois exemples. Sans
reprendre le découpage détaillé des séquences, nous retien-
drons que dans Le Cercle des Tropigues, nous dénombrons qua-
tre macro-séquences: Les hameaux Daha et Iondi, Porte-
Océane ou La Révolte de Bohi Di, Le Retour à Hindouya, à la
recherche de sa famille et Retour à Porte Océane: la "folie
des marchés". La relation est spatiale: l'itinéraire d'une
vie. Les éléments explicatifs se dénombrent au niveau des
micro-séquences: tout montre que la structure du récit est
centrée sur le personnage de Bohi Di ; ce sont ses transfor-
mations successives vers une conscience plus aiguë du deve-
nir de la société qui nous sont relatées. Ce devenir se con-
fond avec sa propre personnalité. Bohi Di n'est pas un in-
tellectuel comme les personnages unificateurs des romans de
quëte personnalitaire, c'est un paysan qui se forme au con-
tact de la réalité sociale de l'avant-veille de l'indépendan-
ce.
Il témoigne d'un homme du peuple. Ainsi les séquences
marquent-elles ses retours successifs sur lui-mëme, pour met-
tre en valeur ses différentes étapes (cf. les aller et retour
entre la campagne et la ville, séquence III et IV). Puis à
l'intérieur des séquences, les micro-séquences sont de cons-
tants retours en arrière: la micro-séquence 1 est une inver-
sion, elle est reprise dans la séquence III : l'expérience
de la vie paysanne reste une marque importante du personnage,
elle est un des motifs de sa révolte et de son départ vers la
ville, le premier motif ayant été les mauvais traitements
qu'il subissait après la mort de ses parents. Si le premier
- 415 -
motif visait un certain bonheur, et une certaine liberté ma-
térielle,
le second vise une libération intellectuelle et éco-
nomique. Ce désir l'ayant conduit à Porte Océane, ouvre ses
yeux sur ses semblables qui vivent le même sort que lui; son
désir d'émancipation individuelle se transforme en désir d'é-
ma nci pat ion co 11 e c t ive.
En définitive, le récit est donné après coup, non pas dans un
ordre chronologique, mais dans une optique analytico-déducti-
ve : le narrateur passe d'un événement à un autre, de manière
sélective, avec des illustrations à l'appui
pour la meil-
leure compréhension du lecteur. C'est un récit plus explica-
tif que narratif. Cette conclusion est valable pour Masséni.
Ce roman s'analyse en douze séquences dont les deux
premières sont d'une importance capitale pour la lisibilité
du récit, tout entier cousu de sous-entendus. La toute pre-
mière, Dady et Minignan à la recherche d'un enfant, en donne
une des multiples clés. En effet, la grande analepse qui ou-
vre un gros plan sur un passé de cinq ans de Dady et Minignan
montre qu'on ne peut impunément se détourner de la tradition
on ne s'étonne donc pas que ce couple soit stérile. Par ail-
leurs, cette séquence montre également la puissance de l'oc-
culte qu'utilise Nakaridja contre le couple. Mais en même
temps, l'écrivain exprime son désaccord avec les pratiques
maraboutiques tout en reconnaissant une efficacité au guéris-
seur-géomancien: Djinémakan (Séquence II). Tel semble être le
sens de la longue disgression sur les faux marabouts et les
guérisseurs, et le rappel de la vie du couple Dady. On remar-
quera que ces deux séquences obéissent à une succession chro-
no-logique: recherche d'un enfant, obtention de l'enfant,
avec deux cassures temporelles dont l'intérêt est d'informer.
Les quatres séquences suivantes connaissent une im-
brication les unes dans les autres: Babou et Masséni s'ai-
ment réciproquement, mais leur quête est suspendue par l'en-
- 416 -
trée en scène du garde-cercle qui désire Masséni. Cette der-
nière quête est suspendue à son tour par l'intervention du
Représentant, lui;même limité dans ses prétentions par le
chef de canton. Celui-ci réalise son projet d'épouser Masséni.
Ici encore, de larges échappées dans la tradition: l'éduca-
tion des jeunes, les fiançailles, "la peau de chèvre": Masséni
comme ses parents, ne s'est pas mariée selon les normes tradi-
tionnelles : elle a refusé "la peau de chèvre", elle a été
arrachée à l 'homme de son choix, Babou, et a perdu la virgi-
nité dans des conditions non prescrites par la tradition.
Les trois séquences suivantes se juxtapo~ent les unes aux au-
tres : la "favorite" essaie tous les moyens comme ils lui
viennent pour éloigner Masséni de l'époux commun
- en agissant sur les co-épouses,
- en agissant sur le mari commun
- en agissant directement sur Masséni.
L'échec d'un procédé entraîne l'autre sans aucune hiérarchie
dans la succession. Mais l'accent est surtout mis sur la
puissance de l'occulte.
Les trois dernières séquences connaissent un ordre
de causalité implicite: après la mort du chef de canton,
Masséni éconduit les prétendants légaux, alors réapparaît le
Représentant qu'elle épouse. Mais le Représentant n'ayant pas
respecté le contrat, Masséni divorce. Or la tradition inter-
dit le célibat, donc elle accepte, malgré elle, Baladji.
Nous voyons qu'il n'y a pas de principe général de
liaison entre les séquences. Chaque groupe de séquences défi-
nit ses modalités de liaison interne. Une telle organisation
définit des pôles thématiques dont l'histoire et l'ethnogra-
phie sont des aspects privilégiés: le maraboutage, la sorcel-
lerie, l'occultisme, l'éducation traditionnelle, le mariage
- 417 -
et la maternité. Mais aussi le thème de la réconciliation:
après la résolution du premier manque, (naissance de Massénil
le couple Dady/Minignan se réconcilie avec Nakaridja. Puis
Masséni et la "favorite"
se réconcilient lorsque celle-ci est
au plus fort de sa maladie. Ce thème et sa place dans le ro-
man sont indicatifs de la mentalité africaine: à chaque évé-
nement douloureux de la vie (maladie, perte de parents pro-
ches ... ) il faut faire la paix
avec ses "ennemis"
car les
mauvais esprits profitent de ces occasions.
Au total, tout le récit est dominé par le souci de
démontrer, de prouver et convaincre. Il en va de même pour
Le Récit du Cirque ... malgré la complexité de sa configura-
tion spatio-temporelle.
En effet ce roman s'organise en tableaux: l'écri-
vain les répartit en sept tableaux qu'il appelle des "Chape-
lets". Chaque "spectacle" porte un titre qui donne la clé
d'une lecture particulière. Par exemple, il intitule le pre-
mier chapelet: "Théâtre. Culte du Rhinocéros-Tâcheté - Un
homme dans la foule". Cet intitulé donne le contenu du spec-
tacle qui va se dérouler: une mise en scène du despotique
Culte Rhinocéros Tâcheté. Mais il n'aura pas lieu, car à pei-
ne aura-t-il commencé qu'un homme surgi de la foule, propose
un contre-spectacle:
"Tas de têtes molles, dit-il, je voudrais
bien vous parler, moi, à coeur ouvert! Je
vous promets de ne faire appel à aucun ar-
tifice, de dire ce que j'ai sur l'estomac
et que je n'ai pas réussi à digérer en tr
trente-cinq années de chienne de vie! Je
jure de ne me référer qu'aux réalités exis-
tantes de Ce-temps. Nous sommes tous con-
cernés. Je ne jouerai pas à interprêter la
trop cynique, sadique, réalité d'aujourd'-
hui comme le fait Sa"ibel-Ti ... Que ceux qui
sont d'accord avec moi lèvent la main ... " (n.
(1) Le Récit du Cirque ... , pp. 18-19.
- 418 -
L"'homme dans la foule"
critique le théâtre clas-
sique, qui implique passivité chez le spectateur et propose
un nouveau théâtre, un déploiement de la réalité vivante,
avec une participation active du spectateur. Le second cha-
pelet, "Signes mortels", donne à la fois une interprétation
du tableau précédent, et celle de l'ensemble du spectacle à
venir. En effet, l "'homme dans la foule", du nom de Mihi-
Moho, a été tué au cours de son intervention par une balle
tirée de la foule. La violence que l'on voul ai t "r e pr s en t e r'
é
s'est manifestée concrètement, le spectacle n'aura plus lieu.
Les propos qu'il profère deviennent gênants, car ils devraient
montrer la vérité et le courage, deux signes essentiellement
mortels dans l'univers du "Culte-Rhinocéros lâcheté". Ces
mêmes ~ignes mortels apparaîtront dans le chapelet suivant,
sous la forme d'une reviviscence de la conscience chez Vice-I-
Mille, ils lui méritent la mort. On aura compris que les
chapelets l et II ont approximativement le même thème. Ainsi
les mêmes thèmes chevauchent plusieurs tableaux, ce qui ra-
mène les sept chapelets à trois séquences:
Séquence 1 : "Un homme dans la foule" ou la Vérité traquée:
la) Le spectacle de Saïbel-li : le rêve mégaloma-
niaque du Culte Rhinocéros-lâcheté, au détriment du peuple et
du développement national.
lb) Vice-I-Mille, découverte d'un cadavre déchique-
té, porteur de signes mortels.
Séquence 2 : La Vallée des Morts et la Forêt Sacrée
2a) Elimination de Vice-I-Mille devenu sujet de
conscience.
2b) Le personnage d'Afrikou et les Mythes de la
Forêt sacrée et de la Vallée des Morts.
- 419 -
Séquence 3 : Le voyage expiatoire de Fahati : 1e Mythe devenu
une réa1ité idéo1ogique est réuti1isé contre son inventeur.
3a) Mythes et réa1ités : "1e chainon manquant".
3b) La Vanée des Morts
ou "rêve de survie".
3c) Le Mont Dounouya, au pied duque1
se trouve 1a
Va11ée des Morts.
3d) Agonie et Mort de Fahati
1'expiation d'un
tyran.
Dans ce récit, macrostructures et microstructures
se recoupent, se10n un modè1e simp1e : des faits à 1eur i1-
1ustration, ou encore, 1a sub1imation fantasmée de ces faits
et 1eur i11ustration. En c1air, 1a première séquence est un
exposé des.faits du pays du Rhinocéros-Tâcheté avec 1'aide
internationa1e. Ces faits, nous 1e savons, sont la dénéga-
tion de l 'humain. La seconde séquence i11ustre ces faits,
c'est une démonstration: l'aliénation du peuple. La troisiè-
me séquence est en grande partie, une "recomposition" du
"réel" : l'écrivain met son personnage, Saïbel-Ti, dans la
position de l'écrivain concevant une histoire, un monde pour
échapper au poids du réel
: le voyage expiatoire de Fahati
sous la conduite d'Afrikou fait partie du "chainon manquant"
que Saïbel-Ti a reconstitué. Nous retrouvons ici la logique
de démonstration réduite à sa plus simple expression. Par ce
biais de l'organisation logique des récits, nous retrouvORs
une des caractéristiques essentielles des romans de notre
corpus, celles d'un roman "déclaratif" dans sa grande majori-
té. En effet, la logique démonstrative: exposition des faits,
et illustration sont l 'héritage du style académique, la "lan-
gue de la dissertation". Elle manifeste une volonté de prou-
ver, persuader, convaincre. Ce n'est pas un hasard si quanti-
tativement, les romans ivoiriens dominent dans cette catégo-
- 420 -
rie de structure séquentielle. Nous avons eu l'occasion de
montrer, dans des développements précédents, la différence
essentielle qui s'esquisse entre les romans ~uinéen et ivoi-
rien:
le premier est imaginairement et stylistiquement plus
élaboré que
le second. Les analyses ultérieures mettront sans
doute en lumière, d'autres caractéristiques différentielles,
en attendant, revenons à l'analyse séquentielle qui nous
oriente cette fois, vers un autre type de structuration plus
complexe: chaque roman réunit plusieurs modalités structu-
rales, à tel point qu'il est difficile d'y trouver une domi-
nante.
IV -
UNE LOGIQUE DE STRUCTURATION COMPLEXE
En effet, un groupe de romans dont Chaîne, Wirriyamu,
et Le Jeune homme de sable ne permet pas de délimiter précisé-
ment des séquences. Si nous prenons par exemple Chaîne, il
comprend, au plan de la composition linéaire, deux parties
la déchéance de Kanaan qui commence dès le début du roman
Jusqu'au suicide manqué; puis l'élan révolutionnaire, nourri
par le Kotéba. Mais envisagés sous l'angle des séquences, les
différents éléments semblent partir de "sources" données et
se diffracter en plusieurs directions. Nous avons précisément
trois sources: Anna, Sana, et Maïa" Chacun de ces personnages
féminins ponctue la vie de Kanaan, et l'oriente dans un sens
ou l'autre. C'est pourquoi, plutôt que des séquences, nous
parlerons de "cycle" : le cycle d'Anna, celui de Sana, et
cel uide r~ aï a .
Le cycle tel que nous le concevons, est une unité
narrative qui ne se laisse pas définir comme la séquence de
Claude Bremond: virtualité d'action, action et achèvement.
Il est constitué d'une série de processus inachevés, dissé-
minés dans le tissu narratif. Un processus apparaît alors
comme une action significative dans le déroulement de l'in-
- 421 -
trigue.
Il est déclenché par un élément maJeur en l'occur-
rence Sana, Anna, Maïa, etc .•. Mais l'analyste doit recons-
tituer l'ensemble au terme de la lecture pour reconstituer
une unité de la valeur d'une séquence au sens de Bremond,
par le détour de· la fonction de Propp.
La séquence ainsi
constituée est très souvent béante. Nous lui conservons le
nom de cycle. C'est pourquoi, dans l'analyse des oeuvres
suivantes, nous parlerons plutôt d'unités fonctionnelles que
de séquences, Les unités fonctionnelles que conditionnent les
cycles Anna, Sana et Maïa dans Chaîne s'en boîte nt les unes
dans les autres, et se développent par petits pans distillés
dans le récit_ Approfondissons cette analyse avec ~irriyamu,
Ce roman comporte quatre grands cycles, constitués par des
unités irradiant le récit. Nous pouvons les fixer de la
manière suivante:
I.
Présentation de Wirriyamu et de ses habitants
(pp. 11-30)"
Cette unité est essentiellement descriptive.
Kabalango, échoué dans le village en fait le tour:
il y
observe la misère puante; Condélo y est mis à l'attache,
puis s t c nap pe ,
é
II.
La fuite de Condélo
Ce second cycle narratif reste ouvert. Ses éléments
constitutifs sont disséminés dans le récit, en une douzaine
d'unités et encadrent d'autres récits. Il ne sera clos que
par une unité narrative du cycle IV "La crucifixion de
Condélo". Celle-ci se rattache au Cycle Condélo et intercale
Je cycle des "combattants" qui,
lui comporte neuf unités
fonctionnelles. Celles-ci montrent l'évolution des maquisards
- 422 -
en compagnie d'Augustinho vers Wirriyamu. Et enfin le
cycle de Wirriyamu constitué de flashes sur la misère et
l'atmosphère du village. Ce cycle finit par un affrontement
sanglant, entre combattants de la liberté et Portugais.
Les grandes unités fonctionnelles:
"Présentation
de Wirriyamu", "La fuite de Condélo" etc •.. sont des têtes
de faisceaux dont les éléments se distribuent dans le texte.
A chacun de ces éléments, se rattache une série d'événements
épars dans le récit. Leurs occurrences ne répondent pas à un
ordre syntaxique, ou mieux, syntagmatique. La relation est
paradigmatique, gouvernée par un sème central; "Wirriyamu",
"Condélo", "Combattant".". Le sème "Wirriyamu" par exemple,
relie tout ce qui concerne la présentation physique du vil-
lage : la faim,
la misère, les tortures morales et physiques,
les exécutions sommaires. Le sème Condélo, qui évoque l'al-
binos ou la malédiction, rapproche
les développements relatifs aux
origines, aux conditions de vie, à la fuite, à la capture, et à lil mise à
mort de Condélo. De même que le sème "combattant", évoque non seulement
la détermination des "maquisards" à libérer Wirriyamu, mais aussi l'évo-
lution mentale d'Augusthino,
leur otage"
Nous sommes proches d'une situation achronique : le narrateur
doué d'une totale ubiquité, et usant d'une technique unanimiste, raccorde
d'un point de vue supérieur, toutes les unités fonctionnelles, à une
unité-mère. C'est une relation d'ordre sémantique .. La non-consécution
syntaxique des unités narratives crée un système complexe d'emboîtement,
de chevauchement, d'enchâssement et d'alternance. On retrouve cette moda-
lité structurelle dans Le Jeune homme de sable.
Ce récit est constitué de tableaux sans lien apparent. C'est,
une fois la lecture terminée qu'on en perçoit la logique. A première lec-
ture, le roman est constitué de trois grandes parties: "Le Lion", "Le
Mouton", "La Lionne". Ce découpage (celui de l'auteur) est à la fois
- 423 -
énigmatique et suggestif. Les titres s'expliquent par des recoupements
et des références à l'idéologie locale. Par exemple, la première partie,
"Le Lion" comprend neuf chapitres. Le thème du rugissement y est obses-
sionnel, mais ce n'est pas le Lion qui rugit. Ce sont les hommes, les
militants du Parti du Lion. Celui-ci se propose pour but d'amener chaque
habitant du pays à "s'affranchir de son humanité" pour se faire "Lion",
ressembler davantage au Lion:
"Le Guide a dit que pour la survie de la grandeur de
notre cité, tout le monde doit se débarrasser de sa
nature humaine et de toutes ses faiblesses pour res-
sembler chaque jour un peu plus au Lion de notre
invincible Part;.o." (1).
Le thème de l'oeil y est aussi obsédant: l'oeil inquisiteur
dans un espace où chacun espionne chacun, où chacun est un lion pour
chacun. Les neuf chapitres de cette partie se développent comme suit:
1,1).
Le procès. Dans un cauchemar dont le texte est un
ensemble de flashes irrésumable, fait de lieux et d'actes, Oumarou se
représente accusé d'avoir rédigé un tract insultant contre le Guide et est
arrêté, jugé et Jeté en prison. Il y découvre d'autres prisonniers.
1,2).
Hadiza et Oumarouo Oumarou accompagne sa belle-mère
Hadiza (la troisième coépouse de son père Abdou) en voiture chez sa cou-
turière Aïssa. Celle-ci n'est pas prête. Les deux personnages reviennent
sur leurs pas, et Oumarou continue son tour de ville.
1,3).
Le Guide: l'interview du Professeur Wilfrang. Inter-
viewé d'un aéroport occidental, à destination d'Afrique, le Professeur
Wilfrang présente le Gui~e, son ami depuis quarante ans: le Guide est un
"travailleur honnête et sensible aux faibles". Il est né sous le signe du
Lion et a tout de cet animal. Il a créé le Parti du Liono le professeur
revient en Afrique lui présenter la lionne à lui offerte, et qui a grandi.
1,4).
A la boutique de Moctar. Faisant son tour de ville,
Oumarou rejoint Moctar dans sa boutique.
(1)
Le Jeune homme de sable, p. 16.
- 424 -
I,5).
Bandia. Ce personnage est perçu la premlere fois au
puits et présenté depuis ses origines (forgeron de naissance, fonction
désacralisée depuis l'arrivée des Blancs) ; il perd ses parents et sa
première femme. AUJourd'hui, serviteur du député Abdou, il est réduit à
rien.
I,6).
La mère d'Oumarou.
Oumarou et sa mère sont dans une
maison; le soleil chauffe dehors. La mère proteste contre son fils qui
fume et boit. Scandalisée, elle rappelle l'exclusion d'Oumarou du Lycée.
Lui-même se rappele les criconstances de son exclusion: il avait lancé
des mottes de terre sur un ambassadeur, au cours d'un échange d'allocu-
tions avec un représentant du Guide.
I,7).
ElhadJ Karamo, Directeur de la Sûreté. Il est perçu par
une fenêtre accomplissant un acte sexuel avec une femme dont le nom n'est
pas révélé.
Il lui promet d'aider quelqu'un à cause d'elle. Infirme de la
voix et du pied, Karamo est le "sabre impitoyable du Guide" (1). Il est
chargé d'assurer la sécurité du professeur Wilfrang : il examine le dossier
d'Oumarou qui contient un tract à propos duquel il avait torturé, à mort,
un enfant. Il désire tout abandonner et se prépare à une action d'éclat.
I.8).
Bandia, du retour du puits. Il rentre chez lui, une
jarre d'eau sur la tête. Pauvre, il est méprisé par tous, sauf Oumarou qui
le reJoint. Bandia a un bébé, mais il n'a pas les moyens de l'entretenir.
I,9). Le rêve de l'épouse du Guide
un cauchemar.
A la suite d'un cauchemar de sa premlere épouse (des gens
armés sont entrés au Palais et ont tué l'épouse), le Guide convoque ElhadJ
Karamo pour s'enquérir de la situation et prendre des mesures de sécurité
surtout à cause du professeur Wilfrang. Il met au point un plan pour
"apurer" la société après le départ du professeur. Il envisage ensuite une
cure d'amaigrissement pour ressembler plus au Lion qu'à l'Ours.
(1)
Ibid., p. 56.
- 425 -
Si nous considérons ces neuf chapitres comme des
unités narratives, aucun lien logique ne justifie leur consé-
cution : elles ne sont pas dans un rapport chronologique non
plus. Le sens global fait opérer des regroupements. Par exem-
ple les chapitres 1,1 et 1,6 : le procès d'Oumarou n'est pas
qu'un cauchemar, il a existé parce que provoqué par le sujet
lui-même. 1,1 et 1,9 n'ont de lien que de nature: ce sont
des cau che mars. 1,3; 1,7; et l} 9 0 nt un ra pp0 r t des 0 l i da rit é i m-
plicite. A ce niveau de l'analyse compositionnelle du récit,
deux séquences s'ébauchent:
- La promenade d'Oumarou, 12; 14.
,
,
- Le professeur Wilfrang 1,3; 1,7; 1,9.
Considérons maintenant la deuxième (II) rartie :
"Le Mouton". Le texte reste absolument muet sur ce titre. Mais
il est vraisemblable que Bandia soit le "mouton" : il est
soumis corps et âme à son patron: lorsqu'Abdou viendra le
prendre pour l'''immoler'', il ne posera pas de question. Il se
laisse tuer croyant tout simplement au "mauvais pr s a oev qu i l
é
v
vient de connaître: l'étoile filante. Cette partie est cons-
tituée de huit chapitres:
II,1). Promesse de libération de Tahirou. Tahirou
sera "peut-être" libéré "demain" ou "après demain". Le cousin
envoie chercher Oumarou qui, après hésitation, suit. Sur l'in-
terminable chemin, il entre dans un bar, évoque des souvenirs
anciens et se raconte grâce à l'alcool.
II,2). Oumarou et son père. Abdou reproche à son
fils sa conduite et lui recommande de suivre la voie de la
"sagesse",c.elle tracée par le Guide.
II,3). Rencontre Tahirou-Oumarou. Oumarou parvient
(1) Ibid, p. 119.
- 426 -
à l'hôpital,
veille de la libération promise de Tahirou : les
deux rappellent des souvenirs. Tahirou se montre insultant à
l'égard du régime devant le garde et compromet sa libération.
II,4). Mafory : Mafory, la deuxième épouse d'Abdou
se raconte et présente ses coépouses : Fati, la première, mè-
re d'Oumarou, et Hadiza, la troisième.
II,5). Bandia : ses croyances.
II,6). Oumarou/Hadiza. Vendredi, le député emporte
Bandia pour l'immoler. Dès que Hadiza le lui apprend, Oumarou
l'entraîne et lui fait l'amour.
II,7). Mariama et Mafory chez Papa Ibrahim: Mafory
demande l'intervention magique de Papa Ibrahim pour la dis-
grâce de ses coépouses.
II,S). L'assassinat de Bandia.
Si l'on perçoit des liens logiques entre:
I 1,1 et I 1,3 : une log i que d 1 i mpli ca t ion ; 0uma r 0 u ré pond
positivement (113) à la demande de Tahirou. C'est l'ébau-
che d'une séquence encore béante: Libération de Tahirou.
I~2 et I~6 : une logique de conséquence: Oumarou répond
avec mépris (116) aux recommandations d'Abdou (112), les
1
,
autres formes de relations sont d'ordre paradiqmatique,
ou sémantique: leur mise en regard produit un sens: 114
1
et I~7 ; 1\\5 et I~S.
D'une partie à l'autre, différents
éléments, conjoints, constituent une séquence complète du
nom de Bandia : ~5
~S
I~5
I~S: ce sont des pans suc-
cessifs de la vie de Bandia, tissés dans un rapport non
nécessaire, mais dont l'imagination rétablit le lien im-
plicite.
- 427 -
Abordons enfin la troisième partie, "La Lionne"
(III). Ici, le titre trouve sa justification. D'abord, le
professeur Wilfrang est là avec la lionne. Ensuite, à la mort
du professeur, la lionne laissée en liberté tue toute person-
ne "suspecte". Mais Hadiza aussi devient lionne: elle réus-
sit à faire rapatrier Fati, sa première coépouse et Oumarou,
après la mort de Mafory, pour devenir l'héritière légale
d'Abdou. Sa toute puissance en fait une lionne.
Les quatre chapitres qui constituent cette partie
peuvent s'analyser comme suit:
III,n.
Incarcération d'Oumarou.
A la suite de l'assassinat du professeur, d'Abdou
et Karamo, Oumarou quitte la ville pour le village natal mais
il est intercepté et incarcéré. Le personnage raconte lui-
même l'événement par analepse.
111,2).
L'assassinat d'Oumarou.
Le cousin d'Hadiza, ex-rival d'Abdou, devenu direc-
teur de la Sûreté en remplacement de Karamo, et heureux d'é-
pouser Hadiza, propose la libération d'Oumarou pour le con-
duire à la frontière. Mais en réalité, il le fait assassiner.
111,3). Les tractations d'Hadiza
: dévoilement de
l'intrigue mise au point. Pour faire hériter Hadiza d'Abdou,
le nouveau directeur de la Sûreté a fait "retourner définiti-
vement (Mafory) dans son pays" et a donné l'ordre à Ahmédou
de conduire Oumarou "loin de la ville pour le faire dispara'-
tre" (1).
111,4).
La mort d'Oumarou.
(1)
Ibid, p.
159.
- 428 -
Ces quatre chapitres se succèdent de façon chrono-
logique et constituent une unité fonctionnelle répondant à
la définition d'une séquence: L'assassinat d'Oumarou.
En dehors de la troisième partie dont les diffé-
rentes unités fonctionnelles se tiennent dans un ordre
chronologique pour former une séquence complète: L'assas-
sinat
d'Oumarou,
les éléments fonctionnels du récit ne se
laissent pas délimiter rigoureusement. Un examen serré révèle
des éléments disJoints
de la séquence. Par exemple: 1.6,
1.6, 1.7 sont trois fonctions disJointes de la séquence
"cauchemar". Leur caractère épars dans le récit permet une
explication par récurrence. De même 1.2 et 1.4 sont des fonc-
tions disJointes d'une séquence inachevée, La promenade. De
la même manière, nous avons les séquences Bandia (1.5, 1.8,
II.5, II.8), Le Professeur Wilfrang (1.3, 1.7, 1.9) Mafory
(11,4, II.7). Nous retrouvons le même procédé de structura-
tion que précédemment (cf. Wirriyamu) qui nous a conduit à
la notion de cycle. Si nous devions absolument caractériser
la logique qui sous-tend cette quatrième catégorie, nous
l'appellerions un mélange de logique de l'inaccomplissement
et de l'enchevêtrement. C'est le fait d'une unité narrative
qui naît, et dont l'évolution s'interrompt et se reprend à
distance, au point qu'elle donne l'impression d'inachèvement.
Quand elle s'achève, l'écheveau est si entremêlé qu'on ne peut
en distinguer les différents éléments. Ce sont des construc-
tions très élaborées qui
laissent une grande place à l'imagi-
naire, à l'intuition de l'analyste, mais aussi à sa compétence,
au sens de Chomsky. En effet, le sens du texte découle de son
aptitude à établir des corrélations entre les unités narra-
tives : ce sont des relations essentiellement sémantiques,
procédant de la paradigmatique. L'étude des titres sont aussi
- 429 -
d'un grand secours pour approcher le sens des textes, surtout
les romans guinéens qui, en la matière, posent des énigmes
apparemment irrésolues en fin de parcours, comme Le Cercle
des tropiques et Le Jeune homme de sable. Une piste de
recherche s'offre ici au chercheur. En ce qui concerne Le
Jeune homme de sable nous nous sommes déJà interrogés, mais
l'analyse fonctionnelle apporte des éclaircissements supplé-
mentaires à nos premières conclusions. Contrairement aux
titres des trois chapitres, relevant d'un axe zoologique
(le lion, le mouton, la lionne), le roman affiche un titre
générique évoquant à la fois le minéral et l 'humain. Le
sable surtout celui du désert, comme le souligne si bien
l'éditeur (1) évoque "l'irnpermanence et la fragilité de ce
qui coule, mais aussi la dure,
l'imputrescible, l'inenta-
mable minéralité des choses qui Jamais ne changent". Cepen-
dant, la Jeunesse, elle, est "vulnérable, exposée, de peu
de poids face aux puissances du monde" comme il a été montré
tout au long du récit, mais elle est "forte et immortelle".
Aussi l'impression d'inachèvement qui laisse
planer l' ima-
gination du lecteur veut-elle signifier que les puissances
de ce monde ne viendront jamais à bout de la volonté humaine,
de la pureté de la Jeunesse, et de l '''éternité'' du minéral.
C'est en somme, la détermination d'une quête inlassable d'une
personnalité humaine.
*
*
*
(1)
Cf. quatrième page de couverture.
- 430 -
Au terme de l 'an~ly~e des structures logiques, trois
constats s'imposent: les récits connaissent généralement deux
niveaux de structuration. D'abord un niveau macro-structurel,
où le découpage est peu si9nificatif. Les types de relations
dominants sont d'ordre spatio-temporel. La succession est plus
souvent chronologique qu'autre. Vient ensuite un niveau micro-
structurel plus significatif. C'est là que se dessine la logi-
que du récit. Le deuxième constat est qu'on peut difficilement
catégoriser un récit dans un type
de logique, tant les combi-
naisons sont diverses.
Dans les quatre dominantes que nous
avons retenues
: juxtaposition et alternance, consécution et
implication, démonstration~et structures complexes, l'implica-
tion est présente mais à des dégrés divers, et la logique dé-
monstrative rassemble le plus d'oeuvres. C'est une tendance
qui caractérise fondamentalement, non pas seulement les textes
de notre corpus, mais le roman africain dans son ensemble. El-
le définit le roman comme une écriture finalisée:
l'écrivain
veut communiquer, mais il s'adresse à l'intelligence. Il se
veut rationnel dans son interprétation de l'Histoire et dans
sa quête personnalitaire.
Il veut
emporter l'adhésion du lec-
teur. Il n'est donc pas étonnant de constater que la plupart
des romans à fortes connotations idéologiques se rangent dans
cette catégorie. Ce sont des romans qui veulent apporter la
preuve de ce qu'ils disent: s'ils stigmatisent une société,
c'est parce qu'elle comporte des tares réelles, ou, pour tenir
compte de nombre
de romans ivoiriens, les valeurs proposées
ont fait leurs preuves, par exemple la société occidentale,
leur modèle. Cette structure logique s'explique par les objec-
tifs historiques qui avaient été assignés à la littérature
africaine à l'origine. Mais une démarcation s'opère lentement,
c'est.
le
troisième
constat,
l'empire
de
l 'ima~inaire
envahit la création romanesque: la "structure en vrac" en est
un
témoignage. Ce n'est point une péjoration, bien, au contraire,
des fi l s très ténus -
de sens par exemple -
tiennent discrète-
ment les différents ensembles fonctionnels: c'est une modali-
té structurelle de la relation sémantique. Ces romans sont en-
- 431 -
core peu nombreux. En ce qui concerne notre corpus, la Guinée
en compte davantage: Chaîne, Wirriyamu, Le Jeune homme de
sable en portent témoignage.
Tout porte à c r o i re qu' i l Y a une doubl e démarcation:
historique d'une part et spatiale de l'autre. Comment le ca-
dre géographique peut-il justifier cette différence d'écritu-
re ? Nous reviendrons sur ce problème.
Pour l'heure portons no-
tre attention sur un autre volet de l'écriture: les conven-
tions formelles.
- 432 -
CHAP ITRE II
LANGAGE ET CONVENTIONS FORt1ELLES
Le langage comme ensemble signifiant (1) est une
réalité historique et contextuelle: le milieu, le genre
le modèlent et le remodèlent sans cesse. Aussi son évolu-
tion 1aisse-t-elle des traces ou des marques peu ou prou
dans
la création, soit pour faire effet, soit pour créer
des sens nouveaux. Pour le cas particulier
de l'écrivain
africain, qui
utilise la langue française et les arts du
langage qui èn résultent directement, le problème est
d'une brûlante actualité. Le Français, de fait, demeure
pour lui, une langue
secondaire: apprise à l'école, dans
les livres, et à travers des "morceaux choisis", et typés
comme modèles.
La langue africaine romanesque s'en ressent
fort bien naturellement, en particulier l'utilisation des
"normes" descriptives, de conventions formelles comme la
citation, le proverbe, la parodie ou tous stéréotypes
significatifs. Nous rassemblons tous ces éléments dans
l'expression stéréotypes discursifs, ou tout simplement,
procédés d'écriture et de style plus ou moins stéréotypés.
Ils nous préoccuperont dans le présent chapitre. Cependant,
il importe d'accorder la même attention aux écrivains qui
tentent d'innover l'écriture romanesque comme Charles
Zégoua Nokan et Ahmadou Kourouma.
Nous nous attarderons dans le présent chapitre,
d'abord sur le style descriptif ensuite sur la parodie.
(1)
A.J. GREIMAS
J. COURTES, Sémiotique, dictionnaire raisonné de
la théorie du langage, op. cit., p. 203.
- 433 -
l -
LES PROCEDES D'ECRITURE ET DE STYLE STEREOTYPES
Nous ne dresserons pas une liste exhaustive des
stéréotypes: notre premier critère de sélection sera le
"commun" ou le "particulier" : les stéréotypes communs à
la plupart des écrivains, ou ceux particuliers à certains,
à une aire culturelle, ou à une période historique"
Le
deuxième critère sera la "fréquence". Les éléments qui
réunissent les deux critères donnent l'ordre hiérarchique
d'analyse. Ainsi aborderons-nous d'abord la description.
1 -
La description
Le style descriptif est de loin le plus affectionné
dans notre corpus. Il répond non seulement à un souci de pré-
cision et de réalisme, mais il focalise à la fois la conscience
du héros et le regard du lecteur sur des points jugés sail-
lants et significatifs. La description crée un phénomène de
cristallisation qui, selon les évaluatifs utilisés, provoque,
ou bien l'euphorie,
(l'identification et/ou la fusion du per-
sonnage avec l'obJet ou les lieux décrits), ou bien la dyspho-
rie: dégoût ou refus. En ce sens, la description comme pra-
tique littéraire, constitue, en partie, des balises program-
matiques dans les textes littéraires négro-africains. Ce n'est
pas un hasard si ce sont les mêmes éléments qui sont souvent
décrits d'un roman à l'autre, et d'un auteur à l'auteur:
le
village, et tout ce qui s'y rapporte ou s'y identifie (le hé-
ros, sa mère, sa fiancée,
le patriarche, les danses, les Jeux,
etc.,.). Chez d'autres ce sera l'Ecole; (les batisses, le
- 434 -
directeur, les instituteurs, leurs pratiques pédaQoqiques) et
la ville. Nous montrerons des exemples de modalités descrip-
tives en examinant tour A tour des descriptions d'espaces et
de lieux.,let de personnages.
Sous la plume d'Emile Cissé, et A travers le regard
de Ni le héros, le village de Faralako et tout ce qui l'en-
toure
l'inanimé -- prennent vie et se découvrent proQres-
sivement de haut en bas co~me sortant d'un voile qu'une main
invisible relève avec une extrême délicatesse. D'abord, le
firmament apparait sous un "ciel qui sourit comme un nourris-
son et son visage se mire, doux et limpide dans le voile azu-
ré des tropiques
(1). Quant au soleil, la "chaude clarté de
son âme féconde la terre, distille la joie, et l'amour" (1).
Ensuite apparaît l'environnement végétal:
"verte exubérance",
"dos rond des collines. Et voici la Rivière, "magnifique sa-
bre de Samory
dans le giron de la grande colline, elle
fond, la rivière, incendiée par la folle réverbération de
l'hivernage, dans la chair verte et grasse de la plaine" (1).
Et enfin surgissent les cases, "énormes encensoirs", "les co-
<luettes cases fraichement parées de milliers de colliers de
fumée blanche, se blottissent dans l'entrecuisse de deux col-
lines" (2).
Le descripteur ayant parcouru le firmament de haut
en bas, élargit la base du cadre ainsi tracé: au loin, la
mosquée au "front mâle", "regarde la face brQlante du soleil"
(2). Enfin il conclut;
(1) Faralako, op. cit. p.
11.
(2) Ibid, p.
12.
-
435 -
"Le nuage de tristesse répandu naguère sur
le visage de Ni se dissipe peu à peu. Dans
la sève de son coeur et la moelle de ses
os. confluent la belliqueuse émotion d'un
retour au village natal et l'ineffable eu-
phorie que laissent sourdre les paysages
lascifs de Guinée" (1) (sic).
En effet. toute cette description aux images fortes
métaphores anthromorphiques -- a pour objet de figer le
saisissement du personnage. sa transfiguration et enfin sa
fusion dans le paysage. comme le narrateur le dit si bien:
Ni "transpire de grosses gouttes de sueur tel le coros d'un
malade qui sort d'une fièvre comateuse"
(2).
C'est un "pélé-
rin abordant la terre de promission". pélérin auquel "le fro-
mager séculaire" souhaite la bienvenue. Alors:
"Tout ce qu'il croyait normal. vrai. et
universel. toute sa culture livresque s'é~
croule dans sa malheureuse cervelle cepen-
dant que les insaisissables de la mystique
investissent son âme et qui lui remontent
à la mémoire
les tendres et douces berceu-
ses de son enfance"
(2).
Le narrateur voulait justement montrer la dérision
et la déliquescence d'un savoir livresque devant l'insondable
de la mystique africaine. Cette description pourrait paraître
incomplète: elle ne comporte pas d'introduction formelle.
mais
elle
est motivée; Ni. abandonné fortuitement sur un
promontoire domine le paysage dont son village natal. Son re-
gard embrasse d'un seul coup d'oeil le panorama. Il le con-
temple avant d'y accéder: une contemplation rigoureusement
ordonnée en fonction d'une conclusion préétablie. D'abord le
firmament qui comporte le ciel. et le soleil; ensuite la vé-
gétation. puis la rivière. et enfin le village et ses cases.
(1)
Faralako. op. cit. p.
12.
(2) Ibid. p. 14.
-
436 -
Cette contemplation, cet élan émotionnel, l 'immer~ent dans sa
Terre natale avec laquelle il fusionne mentalement avant de
la fouler. C'est une sorte d'ascèse préparatoire à un res-
sourcement, à une identisation-identification : l'immersion
dans son cadre naturel le débarrasse de sa gangue occidental~
Il est redevenu lui-mëme ; ce qu'il fallait démontrer. Une
description en trois temps, allant du général au particulier,
ce dernier étant l'objet de la cristallisation, et une con-
clusion persuasive. L'objet de la cristallisation sera l'en-
jeu de l'action principale. Les exemples sont plus transpa-
rents dans des romans comme Sacrés dieux d'Afrique, Aller
retour, Le Pyromane apaisé. Dans le premier roman, le narra-
teur décrit un cadre dans les règles de l'art (1). Le Vieux
Bozo et son petit-fils Gnonléba, à la fin de la journée de
travail, quitte leur paillotte pour rejoindre le village. Il
indique d'abord le temps et le lieu, puis les acteur~ prétex-
te pour présenter l'intérieur de la paillotte, avant de mon-
trer la piste, le "dehors"
troublé par une pluie fine sous
un soleil finissant. Les perspectives du "dehors" montrent
le sentier, la végétation, Kouko et Gakou en hauteur et Bozo
et Gnonléba en contre-bas. Le descriptaire comprendra plus
tard que cette opposition territoriale, recouvre une opposi-
tion idéologique.
La case de Bozo au village sera également décrite:
d'abord la configuration d'ensemble, puis les caractéristi-
ques particulières: un sanctuaire à la porte étroite et bas-
se, où on entre de dos. Et enfin l'intérieur, peuplé d'objets
mystiques dont la puissance est décuplée par la description.
C'est en somme une description donnée dans les règles de l'
art: phrases brèves, vives et simples. Elle signifie par le
rapport des éléments qui composent l'espace. Bozo et Gnonléba
d'un côté, Kouko et Gakou de l'autre. Cette description an-
nonce l'action principale: l'affrontement Bozo VS Gakou et
Kouko.
(1) Sacrés dieux d'Afrique, op. cit. p. 7 et sv.
- 437 -
Dramouss de Camara Laye nous donne un exemole non
moins significatif: Fatoman débarque de Paris, A l'aéroport
de Conakry. Depuis l'avion, il a une vue générale: la Guinée
est:
"basse, très basse ... parce que c'est une
terre conquise sur la mer: une terre de
lagunes, une terre rouge où je devinais
des cocotiers, des rizières et l'innombra-
ble armée de palétuviers qui fixent au con-
tinent les boues généreuses jamais lasses
de nourrir les moissons, et elles-mêmes in-
lassablement nourries par les alluvions d'
innombrables fleuves et rivières" (1).
Puis le descripteur de distribuer l'espace
A gau-
che, l es hautes montagnes, "l' île de verdure, l' île de ma i sons
enfouies dans la verdure qu'est Conakry, A l'extrémité de la
presqu'île de Kaloum: Conakry! Conakry!" (2).
Au loin, le haut sommet de Kakoulima, dont la plaine constitue
l'aérodrome "où viennent mourir les paisibles collines"
(3).
A la descente d'avion, le regard se promène: l'aire
d'atterrissage n'est pas comme les autres, "une étendue déso-
l ée. r~ ais il y avait i c ic e t t e lumière, il Y avait cette f ra; -
cheur de tous qui n'appartiennent qu'A cette terre, qu'A ma
Terre .•. une verdure plus nourrie et plus fraîche, un sol plus
éclatant qu'ailleurs ..• Cette fraîcheur et cette lumière, c'é-
tait bien ma basse Guinée •.• " (4).
Enfin, la
deuxième journée de vacances, Fatoman se
promène dans la ville de Conakry et décrit (2) : l'île de Loos
(1) Dramouss, op. cit. p.
10.
(2) Ibid. pp. 10-11.
(3)
Ibid. p. 11-
(4) Ibid. pp. 37-38.
- 438 -
au Sud, celle de Kassa, "une terre allongée, une simple bande
de terre, vallonnée dont le vent lumineux se détache sur une
mer nacrée. Et il suffit de cette terre pour donner A la mer
son vrai prix, ce prix qu'on ne retrouve pas, lorsque, tou-
jours uniforme, elle va se perdre A l'horizon".
"Derrière cette bande de terre
Tamara ... Chaque
fle forme un arc de cercle."
"Au centre, il y a un flot, l'ile de Roume."
Puis la conclusion attendue:
"Oh oui, c'est beau ! ... C'est magnifique! On di-
rait une des villes de Floride qu'on voit au cinéma".
Le texte montre que le descripteur orésente d'abord
une vue d'ensemble du cadre, puis procède A une distribution
des éléments (du contenu), A gauche, au loin, derrière, au
centre. Le même schéma est retenu une page plus loin pour la
présentation de la ville: au sud, derrière (sans doute le
nord ?) et au centre. Puis intervient la conclusion attendue.
Elle était attendue parce que le style lui-même le prés~eait
Celui-ci se caractérise par la redondance de lexèmes comme le
possessif "ma", le démonstratif "ce", "cette", puis celui for-
tement connoté de "Terre", associé A une redondance sémanti-
que: en effet l'insistance sur là proximité de la mer, l'a-
bondance des alluvions, la fraicheur révèlent le sème ~riches
se" qui appelle celui de "beauté", créée par le contraste:
vert lumineux/mer nacrée. Ce style descriptif se caractérise
par la comparaison: lumière, frafcheur et verdure comparent
la Terre Guinéenne au paysage parisien, avec une nette préfé-
rence pour la terre natale, la Guinée. Donc, outre le souci
d'information,de persuasion et de rigueu~ le descripteur mon-
tre une volonté d'afficher un style ornemental.
- 439 -
Nous ne quitterons pas ce chapitre de la descrip-
tion des espaces et lieux sans avoir donné des exemoles de
descriptions A intention péjorative.
*
*
*
les villages de Kouamo dans Kocumbo l'étudiant noir,
le hameau de Wali-Wali dans le Cercle destrooiques, et IHr-
riyamu dansle roman du même nom sont des exemoles siqnificatifs.
Kouamo est ainsi nr s en t
dans l'ordre: situation
é
é
qéographique,disposition architecturale, l'atmosphère d'en-
semble qui en découle et enfin les habitants et leurs activi-
tés. Cette description n'est nas introduite, elle commence
directement le roman: dès la première ligne du oremier chapi-
tre :
"le petit village de Kouamo est situé dans
les entrailles mêmes de la forêt vierge.
Il est unlforme ; il est identlque à ses
frères de la jungle. la brousse, barbelée
de ronces, flanquée d'éperons véqétaux qui
s'épaulent et dissimulent les rares meur-
trières, protèqe sa vie érémistique, le
rempare, en fait une place inaccessible"
( 1 ) •
le descriptaire est situé. Des images se bousculent en lui,
se représentant ce village; images d'un villaQe non-viable.
Puis le descripteur passe A l'aspect général des cases, A
leur disposition: c'est un village "cloîtré". les cases "qisent",
"serrées les unes contre les autres", "A la merci de l'air em-
brasé."
(2) Elles constituent deux ranqées "de chaque côté
d'une bande de terre battue qui fait figure d'artère princi-
pale" (2).
(1) Kocumbo, p.
9, c'est nous qui soulignons pour une exoloi-
tatlon ultérieure.
(2) Ibid, p. 10.
- 440 -
Quant a l'atmosphère de Kouamo. elle est oesante.
de peur: "un silence inéluctable vous impose sa compaqnie
ensorcelante". "la chaleur a chassé les oiseaux qui ont gagné
les hauteurs". Le soir. "une animation sans retenue. et une
joie frénétique". et. cacaphonique : "les enfants couverts de
poussière. s'éparpillent dans la rue. fô1atrent. batifolent.
roulent leurs corps dans le sable sans se SOUCler des automo-
biles qui viennent parfois à passer. et poussent des cris
émoustillés" (1). "On entend les fracas des pilons qui tom-
bent ... dans les mortiers. les coups secs du bois que l'on
casse •... les coqs qui battent les ailes en jetant leurs der-
niers cocoricos" (2).
Cette descriotion essouff1ante. digne de la vision
d'une Afrique diabolique de l'auteur de "Le roman d'un spahi"
(3). se voudrait réaliste. Elle est intentionnellement. nous
semb1e-t-i1. éva1uative : inspirer une attitude au lecteur et
justifier par avance le prochain départ de Kocumbo en Europe.
pour apprendre le "secret" d'avoir raison de cette nature
pour le moins hostile. Elle a donc une double fonction. Une
fonction d'abord cataphorique. explique par anticipation le
départ de Kocumbo. à la quête des moyens de développer
Koua-
mo. De par sa situation dans la concaténation du récit. elle
prépare ce grand événement. Et une fonction péjorative. de
disjonction descriptaire/cadre de vie. Cette dernière fonc-
tion'est téléologique: une description finalisée pour agir
sur le récepteur.
Il en est de même de la description du hameau de
Wa1i-Wa1i dans Le Cercle des tropiques. Bohi Di vient d'ëtre
recruté au service du mystérieux Wa1i-Wa1i. il le suit a son
(1) Ioid. PD. 22-23.
(2) Ibid. p. 23.
(3) Pierre Loti.
- 441 -
domicile. A l'arrivée, il décrit les lieux depuis l'entrée
jusqu'aux activités qui s'y pratiquent. Il situe d'abord les
lieux:
"Ce qui m'a frappé dès mon arrivée chez le
vieux Wali-Wali, c'était l'emplacement
discret de son hameau ... " (1).
Cette phrase introduit toute la description et en particulier
la situation géographique du hameau: "proche de la ville mais
personne ne remarquait sa présence"
(1). Puis l'aspect général
des maisons, "accroupies dans la brousse"
(1). Le descripteur
montre ensuite comment on y parvient : "traverser un cours
d'eau et emprunter un chemin de forêt" (1), pour si~nifier au
descriptaire, sans le dire, les difficultés d'accès. Puis il
décrit les habitants rapidement pour s'attarder sur les acti-
vités de son nouveau patron: "Tous quittaient le hameau avec
une partie de leurs membres en moins, mais ils continuèrent
d'affluer ... " (2). Les activités pratiquées dans ce hameau
expliquent sa situation retirée, et la discrétion des accès.
En effet aux "Marigots du Sud", les jeunes gens appelés "sous
les drapeaux" n'en revenaient jamais; aussi trouvaient-ils
le moyen de se rendre inaptes en se faisant amouter d'un mem-
bre au hameau par Wali.Wali. Le descripteur ici, est le
oersonnage-narrateur, Bohi Di. Wirriyamu de William Sassine
présente le même modèle de description: l'objectif étant de
montrer l'état de dénuement
absolu de ce village en voie de
disparition s'il n'est pas libéré des Portugais.
Donnons aussi quelques exemples de description de
villes. La ville d'Abidjan dans le miroir d'Ahmadou Kourouma.
Le descripteur emprunte ici le regard du héros, Fama. Celui-
(1)
Le Cercle des trooiques, p. 16.
(l) Ibid. p. 17.
- 442 -
ci se rend "aux funérailles du septième jour de feu Koné
Ibrahima"
(1) : son regard se porte d'abord vers le "soleil"
qui "remplissait le ciel, grillait, assoiffait .•• " lI). c'est
un soleil d'après-midi. Puis il revient a son itinéraire:
les badauds qui encombrent la rue et le trottoir et l'anima-
tion qui en résulte: "klaxons. pétarades des moteurs. batte-
ments des pneus, cris et appels des passants et des conduc-
teurs" (2). Cet itinéraire comporte un pont que traverse le
héros: des perspectives s'offrent à lui; du côté gauche, au
loin: des îlots, des forêts se confondent avec l'horizon;
puis "l'aire du pont encombrée de véhicules multicolores mon-
tant et descendant.,,"
(2), Le regard se porte ensuite vers
le côté droit du pont: plus près le port, "et plus [o tn encore
la lagune maintenant latérite, la lisière de la forêt et en-
fin un petit bleu: la mer commençant le bleu de l'horizon"
(~). Devant le héros la ville se déploie: toits de tôles,
palmiers, "les touffes de feuillage et d'où émergeaient deux
ou trois maisons à étaqes avec des fenêtres persiennes" (2).
Et enfin, le descripteur lâche la conclusion:
", .. C'étaient les immenses déchéance et
honte, aussi grosses que la vieille pan-
thère, surprise disputant des charognes
aux hyènes, que de connaître Fama courir
ainsi pour des funérailles." (2),
A partir de cette conclusion, en fait un sommaire! le des-
criptaire non seulement comprend les motivations, mais aussi
le sens et la fonction de cette description. Montrer le dé-
classement, la dégradation du Prince d'hier: Fama marche a
pied, dans une foule anonyme, sous un soleil de plomb vers
des funérailles, non pas par compassion, mais pour profiter
des dons qui seront offerts aux participants. Le prince est
(1) Les Sol ei l s des Indépendances, op. ci t , p. 9.
(2)
Ibid. p.
ID,
- 443 -
devenu mendiant: ce sont "les immenses déchéance et honte... "
ponctuées par la métaphore de la "panthère qui dispute des
charognes aux hyènes". Fama, la "panthère" des temps féodaux,
des temps samoryens et des soleils de la colonisation, est
devenu "~yène" A l'ère des indépendances. La description crée
une emphase dont la fonction est expressive, en plus de la
fonction sémantique.
Si nous décomposons cette description en ces diffé-
rents éléments, nous avons une introduction formelle:
"Aux funérailles du septième jour de feu
Koné Ibrahima, Fama allait en retard .•. Il
était A l'autre bout du pont reliant la
ville blanche au quartier nègre A 1 'heure
de la deuxième prière; la cérémonie avait
débuté."
L'objet du déplacement, le lieu de départ, le temps lheure)
l'itinéraire y sont évoqués. Mais le corps de la description
commence par le temps ,qu'il fait: le soleil, tout en repré-
cisant le moment de la journée: l'après-midi. Et elle conti-
nue par la description de l'itinéraire. D'abord la rue encom-
brée, puis le pont. Mais la perception de celui-ci déroge A
l'ordre logique: gauche, l'aire du pont, droite, devant. Le
de s cr t ot eure aurait attendu dans l'ordre: l'aire du Dont et
les perspectives de devant, gauche et droite. Puis la conclu-
sion aDporte un commentaire sur la situation de Fama.
A la fin de la cérémonie, Fama quitte les lieux et
la description de la ville reprend. L'introduction montre dans
quel état le héros quitte la cérémonie
"Il se précipita par une sortie. Deux hommes
coururent pour le retenir. Il se débattit,
les traita tous les deux de bâtards de fils
de chien'et s'éloigna" (1).
(1)
Ibid, p.
17.
- 444 -
Fama reprend la rue et son regard balaie la ville. D'abord la
rue. Sa situation: "une des plus passantes du quartier nègre
de la capitale"
(1). Puis grâce au jeu des perspectives, le
descripteur donne la configuration d'ensemble de la ville. "A
droite,du côté de la mer", des nuages conforodent l'horizon et les mai-
sons. A gauche, des "gratte-ciel du quartier des Blancs"
ll),
des nuages également. Entre les deux quartiers, un pont s'é-
tire. Puis encore une fois, le regard se pose sur les nuages
qui jouent un rôle démarcatif :
" •.• et le soleil, déjà harcelé Dar les
bouts de nuage de l'ouest, ava i t cessé de
briller sur le quartier nègre pour se con-
centrer sur les blancs immeubles de la
vllle blanche"
(1).
Puis arrive la conclusion attendue:
"Damnation! bâtardise! le nègre est dam-
nation! ( ... ) Donc, étaient dégoütant de
damnation tous ces Noirs descendants et
mo ntan t l a rue ... " (2)
De la configuration d'ensemble de la ville, du com-
portement des éléments naturels, idéologiquement investis, le
descripteur déduit une conclusion: la damnation du nègre. La
première description montre un temps hostile, celui des indé-
pendances. et la seconde, une ville hostile, une ville des
indépendances qui n'est rien d'autre qu'Abidjan, jamais nom-
mée dans le roman. Avec la même palette mouillée, le descrip-
teur de Tierno Monenembo dans Les Crapauds-brousse (3i, dé-
peint la ville de Conakry sans la nommer.
L'introduction prédispose déjà le descriptaire à ce
(1)
Ibid. p. 18.
(2)
Ibid. p. i s ,
en Les crapauds-brousse, op. c t t , cf. pp. 19-20.
- 445 -
qui va suivre: "C'est vrai que la ville écoeure par sa mono-
tonie". C'est la thèse dont la description constitue la dé-
monstration
la ville est successivement perçue de la façon
suivante :
L'aspect général
"Un goulot d'étranglement, que la mer a
forgé à coups de cisaillements par vagues
successives, la coupe en deux: en deux
parties dissymétriques, telles qu'on cher-
cherait vainement un centre ... "
Cette ville est "un bras de terre presque effilé, avec un
rien comme poignet". Le sème dominant ici, c'est l'étroitesse,
un espace étriqué se repartissant en zones résidentielle et
populaire.
-- Le Quartier résidentiel
Il est constitué de "quelques bâtiments officiels"
aux "ternes étages"
et quelques "villas luxue~ses
qui
se
cachent désespérément, enfouies dans les buissons de fleurs.
Elles bordent la corniche et ceinturent la ville".
On peut noter le caractère éminemment polysémique de la des-
ciption. Elle évoque à la fois la tristesse et le désespoir
pour ces villes de ne pas être c~ qu'elles paraissent. L'an-
tiphase : "De luxueuses villas se cachent désespérément, en-
fouies dans des buissons de fleurs", résulte d'une catachrè-
se, figure de rhétorique qui consiste à détourner un mot de
son sens propre. "Fleur" ici enlaidit au lieu d'enjoliver:
le quartier résidentiel, malgré ses "parures", ne se libère
pas des relents du quartier populaire.
-- Le quartier populaire, appelé le "reste" sous la plume du
descripteur, aligne, pour sa description, un lexique étudié:
-
446 -
"Le reste, un fatras de bicoques. Paille
sèche, branches d'arbres, briques d'argile,
tôles rouillées se mêlent dans un bric-à-
brac fou de murs tordus et de toits bas.
Masures, chaumières, baraques croulantes
s'enjambent, se chevauchent, s'embrassent,
se tiennent comme pour se retenir, se trico-
tent en grappées de bidonvilles: un engrenage
sans fin .•• ".
Le sème dominant est celui de pauvreté, appuyé par
ceux de désordre, de cacophonie, de dysfonctionnement, repris
dans la description des voies de communications urbaines.
-
Les voi es de communi cat ion
"Les chemins, note de descripteur, font une
gymnastique compliquée pour se frayer un
passage, quelquefois au ras des murs ..• ".
La seule autoroute qui
"fend la ville", "a été transformée
en dépotoir .•• ".
Voilà une description en bonne et due forme: elle
pose son obJet en introduction: une ville monotone. Puis
ouvre un gros plan où chaque élément est repris en détail
pour en montrer la monotonie, la laideur et le désordre.
Nous passerons sur la description des lieux comme
"La Muraille" (Dramouss), "Le Tombeau", "La forêt"
de Pellé
N'Gayou, "Le Paradis"
(Les Crapauds-brousse), "La Maison du
Parti" (Le Jeune homme de sable). Nous passerons aussi sur
la description de scènes ou d'atmosphères, comme "Les Funé-
railles du Septième Jour"
(Les Soleils des Indépendances),
les réjouissances à la villa de Sory (Les Crapauds-brousse),
les cultivateurs au champ, en compagnie de Bohi Di (Le Cercle
des Tropigues), dont les modèles de base ne sont pas différents
des précédents. Mais, nous nous attarderons quelque peu sur la
description de personnages.
- 447 -
En dehors des patriarches, personnaqes "hors-pair",
les autres sont souvent présentés par couples : Fatoman/Mimi~
Makal é INi, Kocumbol Al ouma, Kangahl As tou, Di oul dé/Rahi, Famal
Salimata etc .•• Cependant, certains, au rôle presque mysté-
rieux, même macabre comme Daouda, Gnawoulata, sont présentés
seuls. Par commodité, nous analyserons les descriptions en
commençant par les personnages féminins.
Ceux-ci sont généralement positifs en dehors de
Rahi qui évolue de l'insouciance vers une prise de conscience
politique) de Salimata, pi t oya bl e, de ceux de Saidou Bokoum qui
ne comportent aucune charge positive ni néqative. Prenons
Makalé, la fiancée de Ni dans Faralako. Ni débarquant de
Paris, avant de gagner le village, commence par se réconci-
lier avec les esprits des ancêtres. Au sortir d~ cimetière,
il entend une voix, qui
l'appelle:
"Il lève son regard: un ange noir dans un
halo de lumière? Makalé debout, immobile
comme une tige dans l'herbe géante, sèche
une larme amère" ll).
C'est le regard de Ni qui sert de projecteur au descripteur
extra-textuel, omniscient. Il exprime la surprise de Ni ~e se
trouver subitement en présence d'un être de beauté, avant de
réaliser qu'il s'agit de Makalé. Puis vient l'évocation de la
discrétion de Makalé, signe de sa bonne éducation:
"Oui, elle était là, la cérémonie durant,
mais s'est gardée d'interrompre la solen-
nité du moment" (1).
Puis les deux marchent l'un vers l'autre, "les yeux dans les
ll) Faralako, op. cit. P.
46.
- 448 -
.yeux". Nous assistons ainsi a la première rencontre Nil
Maka1é: seules l'émotion de part et d'autre, et la beauté
de Maka1é sont signalées, avec un indice Sur son éducation
la discrétion.
Puis dans une mélopée lyrique dialoguée, une espèce
de chant d'amour, ponctuée d'indications du narrateur-régis-
seur, celui-ci révèle progressivement Maka1é. Répondant a une
sollicitation de Ni, Maka1~ prouve son authenticité, sa pure-
té, et le narrateur de préciser :
"Coquette, divinement, Makalé découvre son
corps" (1)
Puis elle se rassure:
"Je suis ~, dit-elle, Je suis belle? Je
suis le ~et de ton Ame"
(1J.
"Un ange égaré parmi les démons 1/ (i::), ajoutera un
"Grand-Père" de Ni, puis, plus loin, une description plus ap-
puyée, plus détaillée, donnée du point de vue supérieur du
descripteur extra-textuel (3) : Maka1é est ici au champ avec
de jeunes soeurs; pour adoucir les rayons du soleil, elle
décide de se baigner dans le ruisseau. Elle "laisse glisser,
allègrement, son joli pagne bariolé. Adorable fille du jour!~
puis découvre "sa hanche ronde et pleine". Un sourire "indé-
finissable .•. le sourire moYte des lèvres nues de la belle
Maka1é" éclaire un ·visage ombré" d'oD "sourd un doux regard
sur deux seins la veille éclos. Une lumière, plus vierge que
la crudité du jour, coule sur le grain uni de sa peau fine •..
Souffle onduleux et léger, effleurant a peine de ses menus
pieds la montueuse crinière du champ, Maka1é court livrer
toute sa pudeur a l'eau fraYche du ruisseau". Puis au sortir
(1)
Ibid. p. 50.
(2)
Ibid. p. 58.
(3) Ibid. pp. 120-123.
- 449 -
de l'eau, "son cou dont les plis recèlent tant de grâce ... "
retient l'attention du descripteur.
Mais Makalé, au cours de la danse des Sabres vient de choisir
Ni comme époux~désobéissant
à ses parents, et plus encore,
elle tue le prétendant indésirable. Elle doit se sauver: la
brousse aura raison de ses forces. Le descripteur porte un
dernier regard sur Makalé mourante
"La vierge noire a fermé les paupières. Le
sourire attardé sur ses douces lèvres dis-
sipe l'ombre de la nuit et la fine rosée
qui perle sur ses pommettes tamise l'auro-
re. La brise du matin étale le voile imma-
culé sur son visage serein"
(1).
Le style descriptif est constitué chez Emile Cissé
de touches sélectionnées. Les éléments apparaissent dans un
ordre quelconque: après l'émotion provoquée par la forme
féérique de Makalé, sont perçus ses yeux, puis tout son corps
"pur",
"reflet" de l'âme de Ni. Le deuxième ensemble des-
criptif montre successivement la hanche, le sourire, les lè-
vres, le visage, la poitrine, la peau, les pieds, et le cou.
L'auteur ne sépare pas description physique et description
morale; l'une est déduite de l'autre. La discrétion et la
bonne éducation la retiennent de se jeter dans les bras de
Ni, la "crudité de ses lèvres", la plénitude de ses hanches
expriment sa pureté morale: la virginité, évoquée de façon
redondante. Cette écriture conduit le descripteur à user de
nombreuses figures de style, et d'un lexique varié. Des méta-
phores comme "ange noir", "souffle onduleux et léger", "vier-
ge noire", peignent à la fois la beauté, la finesse, aussi
bien au plan physique que moral,
mais une beauté surhumaine:
un ange noir,"divinement coquette". Elle est lumière, l'espé-
rance qui dissipe l'ombre, la fine rosée, l'aurore. Emile
Cissé préfigure, par cet aspect, le style nokannien en parti-
culier dans Le Soleil noir point et Violent était le vent.
(1)
Ibid. p. 185.
- 450 -
La danse est
un autre champ de description: la
jeune fille n'est vraiment belle qu'en dansant. Si l'agilité
de Makalé n'a pas été mise en valeur au cours de la Danse des
Sabres, (1) c'est qu'il y avait d'autres préoccupations: sau-
ver sa peau et celle de Ni. Alouma exhibe toute sa splendeur
a son fiancée Kocumbo. lors d'une danse de réjouissance
"La jeune fille au corps vibrant. les ~
a demi fermés. les épaules un peu rehaus-
sées. penchée en avant. le tronc parallèle
au sol. avec ses beaux seins lUlsants poin-
tés vers la terre. avancalt. étalait toute
sa grâce et sa beauté". l2)
Kocumbo ayant répondu a sa danse. Alouma redouble d'adresse
"Elle traduisait une certaine joie. mêlée
d'amertume. Ses bras fins semblaient implo-
rer du ciel son drolt à l'existence. alors
que ses jambes affirmaient d'une manière
héroïque cette existence même. Puis toutes
ces mimiques manifestèrent un grand conten-
tement. Chaque fois qu'elle redoublait d'é-
lan. on aurait dit que sa poitrine allait
embrasser la terre." l3)
Comme précédemment. la description physique induit le carac-
tère moral. Le corps apparaît d'abord dans sa totalité. puis
tour a tour les yeux. les épaules. le tronc. les seins; le
tout "étale la grâce et la beauté". Le deuxième ensemble des-
criptif aligne les bras fins. les jambes. la poitrine. Kocum-
bo pense a cette danse (un souvenir de la veille) au cours d'
une chasse par laquelle il devra démontrer sa virilité pour
mériter Alouma. Mais c'est aussi la dernière danse. car Kocum-
bo devra s'envoler pour l'Occident.
Les personnages féminins
dont nous venons de pré-
l1) Faralako. op. cit. p.
179.
l2) Kocumbo. op. cit. p.
1~.
l3) Ibid. p.
19.
- 451 -
ter la description sont positifs. Ce sont des Jeunes filles,
fiancées à de Jeunes gens dont elles servent d'amarre à la
patrie. Elles sont belles au physique et au moral, comme la
Terre Natale des héros, leurs fiancés. Elles sont plus des
symboles que des personnages. Leur description, à y voir de
près, suit un principe général: d'abord une vue d'ensemble
du corps qui en donne l'esquisse de sa beauté globale, mais
plus encore, une impression d'ordre moral. Ensuite apparais-
sent, tour à tour, des touches sêlectionnées :
1) Dans le visage (ou la tête), les yeux retiennent
l'attention. Ils expriment la timidité, la douc~ur et la can-
deur. La manière de regarder un homme dénote la bonne éduca-
tion : une Jeune fille, ou une femme baisse le regard devant
un homme. La bouche, elle, découvre des dents blanches. Les
cheveux sont longs et touffus.
2) Le cou
il est plissé et exprime la grâce.
3)
Dans le buste, la description s'attarde volon-
tiers sur les seins. Ils sont fermes, comparés à des avocats
ou des papayes. Si la jeune fille danse, le mouvement des
épaules et des seins sont des cibles de choix du descripteur.
4)
Le bassin met en valeur les fesses rebondies,
les hanches rondes et pleines.
5) Les membres, bras et pieds sont fins et expriment
l'aisance et la souplesse.
Ces éléments du corps féminini constituent les cri-
tères significatifs de la beauté féminine. Et la description les
prend généralement de haut en b3s. Soulignons pour terminer Que la beauté
de la jeune fille s'appréhénde véritablement Quand elle danse.
- 452 -
Au rang des jeunes filles. il faut ajouter celles
de Saïdou Bokoum dans Chaine: Anna. Sana. et Maïa.
Elles
sont de l'Occident. D'abord Anna. elle est introduite dans le
discours
par analepse : Kanaan est à la gare. en direction
de Sens. à la rencontre d'Anna; il se rémémore alors leur
première rencontre. C'était un soir. dans une "Botte de nuit'
où Kanaan l'avait invitée à danser. Puis il introduit la des-
cription :
"C'est seulement une fois que nous sommes
sur la piste de danse que je la vois pour
la première fois" (1).
Suit la description de la jeune fille de haut en bas: un
"foulard de soie couleur vert olive". "un cou menu", le buste.
pris dans un "shetland" vert. donnant Sur "un bleu électrique
la jupe qui bat les genoux dans ses gigotos". Et enfin les
jambes qualifiées de "pas mal" (1). Et la description qui a
commencé par le cou. reprend une ligne plus bas. par le visa-
ge : "de petits yeux espièqles". une "coiffure bizarre" des
"cheveux courts". anormalement courts pour une fille au goat
de Kanaan qui se demande :
"Vrai miracle qu'elle fut née toubabesse.
sinon comment tresser des cheveux aussi
courts ?" (1).
Puis les deux partenaires engagent une conversation. Anna
sourit: l'occasion de décrire sa bouche: "au fond ... une
molaire en argent"
(2). Anna regarde le plafond. elle "massa-
cre" le rythme en "dansotant".
Quant à Sana. il la saisit nue: elle vient de s'a~
racher à son étreinte. elle "arpente la petite Dièce ... ciga-
rette au bec". Le regard se porte d'abord vers les jambes:
(1) Chaine. op. cit .• p.
19.
(2)
Ibid. p. 20.
-
453 -
"deux fuseaux gracieux" (1). Puis les fesses, "un peu A la
toubab, c'est-A-dire pas proéminentes comme celles de nos né-
gresses au pays. Elle compense cette petite défaillance d'ail-
leurs par ce poli de la peau: tannée et claire comme de l'am-
bre ... Superbe, cette gazelle qui se déhanche lA, devant moi"
(1). Sana se place de face, au milieu de la pièce. "Et ses
deux petites ventouses couleur de cacao se mettent A me nar-
guer. Je les oubliais très souvent ses petits seins quand nous
faisions l'amour"
(1).
~nfin, le récit nous transporte au "Perchoir d'Hai-
ti" ; un groupe de jeunes danse dont Kanaan. Josiane suit sa
soeur des yeux, c'est Maïa, et A travers les yeux de Josiane,
Kanaan décrit : "une négresse qui a un petit quelque chose
d'Indien (les cheveux? une crinière épaisse)
; les yeux
deux lacs sous un soleil de minuit. Une de ces symbioses qui
donnent les joyaux, ces perles noires que l 'homme blanc nous
pique pour les foutre entre les pattes de Satiricon, ah ! ces
salauds de chorégraphes, d'accessoiristes !" (2).
f1aïa lui ayant adressé la parole, Kanaan l'observe
de plus près:
"Le coton fin de mini-sari de liménéa cou-
leur indigo est pris de légers frémisse-
ments. Tout le Perchoir en tremble, comme
un papaver lourd de fruits ... " (3).
Puis le regard du descripteur revient en détail sur le cou
orné de "coraux"
; les yeux "lisses et blancs comme des cau-
ris: deux joyaux, deux turbulences, des ronds d'espièqle-
rie t ••• " (3).
Ma'la danse
les yeux deviennent des "lacs", "deux
(1) Ibid. p. 176.
(~) Ibid. pp. 209-21U.
(3)
Ibid. p. 210.
- 454 -
diamants dans la nuit l"
(1). Tout le corps, "ce corps frêle,
pris dans la ronde de la rumba rumbita et de ses petites no-
tes comme issues de millions de mirlitons"
(2).
Mala et Kanaan se sont enfin liés, ils vivent rue de
Patay à Paris, échafaudent des projets et s'apprëtent à se
rendre aux Sables d'Olonne. Kanaan fou de joie et d'amour per-
çoit ainsi Maïa:
"Mata! La fille des Indes noires. Mata, une
flamme dans la nuit. Mala comme un cri, un
da ! un do !, une douleur qui s'affaisse en
douceur. Je connais une négresse qui s'ap-
pelle Mata. Je vis avec Maîa. Mata et Moi.
Mata, un sourire rendu à un sourire"
(3).
La description des jeunes filles occidentales ne
déroge pas au principe de base. Il y a seulement une démarca-
tion par rapport à quelques traits: le cou d'Anna, à défaut
d'ëtre plissé est "menu";
les yeux sont "esoièoles", la
coiffure "bizarre"
et les cheveux "courts". Sana, bien qu'
ayant des jambes gracieuses, a des fesses plates, considérées
comme une "défaillance", comoensée par le poll de la peau,
elle est une "superbe gazelle". Maîa, la négresse d'Occident,
incarne la beauté idéale, mais elle est décrite nue. D'une
manière générale, la description met en valeur leur sensuali-
té. En effet dans la situation de Kanaan, que nous connais-
sons, elles sont un peu comme le repos du guerrier. Nous rete-
nons le modèle descriptif, l'essentiel demeure.
En dehors de Salimata, la femme mûre n'est pas dé-
crite pour elle-mëme, bien qu'elle ait une fonction détermi-
nante : la belle
Kousso dans Les Fils de Kouretcha rachète
la laideur de Dicotoignon ; c'est elle qui le conseille de
( 1)
1b id. p. 2 10 •
( 2) 1b id. p. 211.
(3) Ibid. p. 221.
- 455 -
choisir le progrès, le barrage. Rahi et ses conqénères, Mama-
ta et autres présentées d'abord dans le groupe de Soriba com-
me sans personnalité et de moeurs légères, disparaissent dans
l'évolution du récit. Seule Rahi subsiste comme victime inno-
cente de l'arbitraire. Elle en tirera une maturité politique.
Salimata
est
véritablement décrite comme femme d'age
mûr. Mais elle est saisie dans des situations particulière-
ment "pénibles". Nous en donnons quatre exemples:
10 /
Fama ressasse ses malheurs. Ici, il est en
prière dans une Mosquée, il s'oublie et ses pensées vagabon-
dent du côté de Salimata : est-ce possible qu'elle soit sté-
rile ? Elle, si belle, et en qui tous les attributs de la ma-
ternité se retrouvent?
"Salimata, une femme sans limite dans la
bonté du coeur, les douceurs des nuits et
des caresses, une vraie tourterelle; fes-
ses rondes et basses dos, seins, hanches-
et bas-ventre llsses et infinis sous les
doigts, et toujours une senteur de qoyave"
( 1 ) •
Le moral et le physique se conjuquent pour faire de
Sa1imata une femme accomolie : bonne parce que qénéreuse de
coeur, et sensuelle à souhait. Belle parce que "fesses rondes
et basses, dos, seins, hanches et bas-ventre lisses et infi-
nis sous les doigts".
Cette description est donnée du point de vue de
Fama, l 1 époux.
20 /
Fama continue de s'interroger sur la sincérité
des prières et des "gris-gris" de Salimata. Le descripteur
montre dans le détail, le comportement de Salimata avant le
coucher
(1) Les Soleils des Indépendances, op. cit. p. 26.
- 456 -
"Avec fièvre elle déballait gris-gris, cana-
ris, gourdes, feuilles, ingurgitait des dé-
coctions sûrement amères puisque le visage
se hérissait de grimaces repoussantes, brQ-
lait des feuilles, la case s'enfument d'o-
deurs dé~oûtantes ( .•• J, elle se plantait
sur les flammes, les fumées montaient dans
le pagne et oénétraient évidemment jusqu'à
l'innommable •.. D'abord elle rythmait, bat-
tait, damait; le sol s'ébranlait, elle
sautillait, se dégageait, battait des mains
et chantait des versets mi-malinké mi-
arabe ... " (1J.
3v /
Cette fois, Salimata se trouve dans la case du
marabout Abdoulaye. Après la consultation, celui-ci "tira à
arracher le pagne"
(2). Devant les réticences de Salimata,
elle
"fut projetée, dispersée et ouverte sur le
l i t ; il ne restait
qu'à sauter dessus.
Il ne le put; car elle hurla la rage et
la fureur et se redressa frénétique, oossé-
dée, arracha, ramassa un tabouret, un sor-
tilège, une calebasse, en bombarda le mara-
bout effrayé qui courait et criait ... " (3J.
4°/ Enfin, Fama rentre de Togobala avec une deuxième
épouse, Mariam, et dans la seule case conjugale "quand Mariam
et Fama couchèrent, le tara grinça, Salimata hurla: "Le grin-
cement m'endiable l"~ trépiqna, se précipita et les rejoignit
au lit. Il s'ensuivit une lutte dans les ténèbres, combat de
silures dans les fanges. On alluma. Salimata se précipita de-
hors, revint en pointant un coutelas et en hurlant: "Je suis
endiablée! endiablée! Le grincement m'endiable l"~ (4),
(1) 1bid. o. 28.
( 2 J 1bid. p. 78.
( 3)
Ibid. p. 79.
(4 )
1bid. pp. 158-159.
- 457 -
La description cnez Ahmadou Kourouma se caractérise
aussi par l'emphase, les avalanches de termes: noms et ver-
bes
se
bousculent pour enqendrer une impression de désor-
dre. Salimata est belle femme, mais elle est aussi une ti-
gresse. Elle est entière dans ses réactions, sans retenue,
des attitudes osées: son seul souci étant d'enfanter. Le
descripteur montre ce caractère par un style ampoulé et hy-
perbolique.
Avant de conclure sur le style descriptif, il im-
porte d'analyser la description du personnage masculin.
..
*
*
Nous suivrons le même procédé que précédemment: la
description des héros et des anti-héros. Dans Faralako, le
descripteur ne s'attarde pas sur Ni
: celui-ci est lon~uement
décrit au début du roman, aux abords de son villaqe en ren-
trant de France, puis une seconde fois, très brièvement, lors
de sa première rencontre avec Makalé sa fiancée. Dans le pre-
mier cas (1), la description se cristall ise sur six aspects
du personnage
1) D'abord l' i mpres sion généra 1e du héros en contem-
olant le paysage natal: Ni est tant ému qu'il Ua l'impression
que la sente se dérobe sous ses gros souliers et qu'il glisse •
sur le rebord déclive d'une immense vasque d'ombres paradi-
siaques".
~on attitude chancelante dirige le regard sur ses
pieds, engoncés dans de gros souliers.
(1) Faralako, op. cit. p. 13-15.
- 458 -
2) Puis "machinalement" sa main s'ouvre, "laisse
choir une serviette de carton achetée, la veille même à
Paris" : Ni ne se contrôle plus, il "transpire de grosses
gouttes de sueur tel le corps d'un malade qui sort d'une fiè-
vre comateuse ..• ".
Si la vive émotion le fait transpirer, la comparai-
son n'est pas qu'un effet de style. Elle est une affirmation:
Ni est malade de son exil français dont il est en train de se
guérir. C'est en même temps un exorcisme par lequel il récu-
père son authenticité. La main est le deuxième élément de son
corps signalé, mais en tant qu'elle visualise avec la trans-
piration, son émotion.
3) Le front ensuite: 11 dégouline de sueur. Ni est
alors comparé à "un pélérin abordant la terre de promission".
4) Les souvenirs envahissent alors son "coeur" qui,
"ivre de ce passé lointain, entonne déjà l 'hymne sacré des
ménagères et la prosodie mutilée de quelque vieil avarié gi-
sant au bout du chemin de la prostration.".
5/b) Il "s'assied péniblement ... Le visaQe grave
soutenu par ses deux mains fébriles, le regard rutilant perdu
dans ce morceau de ciel guinééen ... ".
L'attitude qénérale du héros, la lassitude se lit
sur son visage et son reqard vague, perdu dans le lointain.
Le deuxième ensemble descriptif de Ni couvre à peine
cinq lignes: il vient de voir Makalé pour la première fois,
depuis son retour de France. Aux supplications de Makalé vou-
lant en savoir sur l'amour de Ni pour elle, celui-ci répond
par un égarement sentimental que le descripteur fiqe en ces
termes :
- 459 -
"Le jeune homme, éperdu d'amour, arrête
brusquement sa marche et, sans se retour-
ner, confie à la nature son tourment, sa
passion ... " (1).
La description fait de Ni un personnage pré-romantique inspi-
ré de Chateaubriand, de Jean-Jacques Rousseau. Il fait partie
du même registre littéraire que les personnages de Charles
Zégoua Nokan : Tanou du Soleil noir point, et Kossia de Vio-
lent était le vent. Ce n'est pas la description physique du
personnage qui est recherchée, mais la révélation de son état
d'âme: Ni et Makalé communient totalement, et à travers
Makalé, la communion est totale entre Ni et sa Terre Natale.
Dans Les Inutiles, les deux protagonistes sont par-
tiellement décrits, juste ce dont on a besoin pour comprendre
l'inimitié entre Kanga et Cissé : le narrateur vient de nous
présenter le train de vie de Kanga à Paris où il vit depuis
•
,,~
trois ans. Mais le narrataire ne sait pas encore ses origines
ni sa nationalité, d'où la description qui comporte deux par-
ties (2) : d'abord son aspect qénéral
: "un homme de vingt
sept ans, originaire de la Côte d'Ivoire, dont la haute tail-
le et la fine musculature trahissaient une ascendance nordi-
que". Puis la description en vient à des asoects particuliers
du visage: "joues finement balafrées, à l t an c t enne mode
dioula, de la tempe à la naissance du menton" : des yeux
grands et clairs exprimant la "douceur et l'ironie" et' la
"résignation". "Le reste du visage est bana l . .. : nez épaté,
front bombé, teint noir.".
Cette description ne dit pas si
Kanga est beau ou
laid; il est fin, sans doute d'ascendance peulh, il est
grand, doux, ironique et résigné. C'est un indice sur sa si-
11) Ibid. p. 49.
(2) Les Inutiles, op. cit., cf. p.
14.
- 460 -
tuation sociale: un homme de caste astrelnt a vivre comme
tel. Mieux, son jeune âge l'avait préparé à cette vie. Dix
pages plus loin, la description du deuxième protagoniste l'ex-
plique. Cissé, son bourreau "était petit et large, avec une
grosse tête et des yeux rouges dont la fixit{ glaçait Kanga"
( 1) .
Son maintien physique dégage une force certaine qui le con-
duit à écraser Kanga (cf. l'épisode des "cinq sous").
Seul le visage a retenu ici l'attention du descrip-
teur. Chez Aké Loba en revanche, la description abonde. Ko-
cumbo est d'abord saisi à la chasse: pour mériter la consi-
dération de sa fiancée Alouma, et pour prouver qu'il est "ca-
pable de fonder un foyer" (2), il faut qu'il "tue un gros
animal"
(3). La partie de chasse proprement dite est décrite
en trois étapes: (4)
1) Les préparatifs: le matin très tôt, Kocumbo
rassemble "ses chiens squelettiques."
2} Le départ: Kocumbo avance "sous les broussat l-
les", parmi des herbes drues, le "corps ruisselant de rosée".
3} La chasse proprement dite: le descripteur com-
mence par affirmer la "science" de Kocumbo, "celle que tout
jeune homme devait acquérir avant de pouvoir fonder un foyer".
Le reste du texte consiste à démontrer cette affirmation.
a) la manière d'armer la lance: "Il allait, sa
lance à hauteur de la tempe droite, le coude pointé vers le
sol ... "
(1)
Ibid. pp. Z4-2S.
(2)
Kocumbo, l'étudiant noir, op. cH., p. 16.
(3)
Ibid. p. 13.
(4) Ibid. pp. 15-16.
- 461 -
b) le sacrifice rituel: il sort "un neuf frais du
petit sac qui pendait ~ son flanc et le jeta contre un arbre
en guise d'offrande au lieu de la forêt.
Puis "il s'accroupit ... Son corps le démangeait sur
tout son épiderme. mais comme les aboiements des chiens s'ac-
céléraient. il ne se gratte pas. La viande fraîche et sa ré-
putation de chasseur valaient bien le supplice". Cette der-
nière phrase est une conclusion partielle qui répond au pour-
quoi des mortifications de Kocumbo.
Au fur et ~ mesure, l'atmosphère devient lourde.
tendue: "Les épines, les fourmis piquaient son ventre collé
~ la terre noirâtre". Dans cette posture difficile, Kocumbo
entrevoit déj~ la conclusion de la partie: "Il entrevoyait
la satisfaction de ses parents et le contentement de tout le
village".
Ailleurs. Kocumbo est saisi en pleine danse comme
sa fiancée A1ouma. Il danse précisément pour répondre ~ la
danse d'A1ouma : tout son coros se met ~ frémir, "~ ce tré-
mousser de bas en haut" (1). Puis son ventre se "contracte",
"se creuse". Le descripteur alors explique les raisons de
l'application du danseur:
"Il s'appl~quait ~ faire montre de toute sa
science, ~ ce qu'aucun des gestes de son
exhibition n'échappât ~ la jeune fille"
(1) •
Il braque ensuite ses projecteurs sur les muscles
des bras qui se "dilatent", "s'étirent". Il conduit le regard
aux pieds, aux talons. S'ensuit une mimique: extension puis
rétraction des mains,
les jeux d'yeux exprimant la tendresse, les
(1)
Ibid. p. 19.
- 462 -
virevoltes autour d'Alouma : toute une "pantomime", selon le
mot du descripteur, à l'adresse d'Alouma. La danse appara,t
alors comme un langage par lequel Kocumbo et Alouma communi-
quent entre eux et avec le oublie qui observe et approuve.
Le portrait proprement dit de Kocumbo ne sera donné
qu'au moment de son départ pour l'Europe: costume européen,
chaussures aux pieds, le tout le gène:
"Kocumbo se tenait immobile devant ses pa-
rents. Son grand corps mince, aux éoaules
solides, flottalt dans son vilain costume
mal coupé; les jambes trop larges de son
pantalon fléchissaient sur les bouts jau-
nes de ses souliers blancs, et son feutre
a larqes bords, relevé par derrière rabat-
tu par devant, dissimulaient en partie sa
physionomie renfrognée" (1).
En dehors des
informations sur la grande taille
mince, et les épaules solides, de Kocumbo, le descripteur se
moque visiblement de sa tenue européenne qui lui sied mal. Il
revient encore sur les chaussures qui "lacéraient tous les
nerfs de son corps et qu'à ce moment même il était obsédé par
le désir de lancer dans
l'océan" (2). C'est une des caracté-
ristiques essentielles du style d'Aké Loba, maîtrisé à mer-
veille dans Les Fils de Kouretcha, surtout à prooos du person-
nage de Tougon.
Celui-ci est de fait, moulé sur mesure pour produire
un sens et un effet oréc1s. Le descripteur au savoir encyclo-
pédique le présente de manière à expliquer et à justifier le
caractère et l'attitude de Tougon à la base de la grande oeu-
vre civilisatrice qu'il est appelé à accomplir. La description
elle-même est introduite par une ohrase très significative.
(1) Ibid. pp. 37-38.
(2) Ibid. p. 39 ; cf aussi Dadié.
- 463 -
"Tougon fait partie de ces hommes qui semblent
inquiets et mélancoliques dès qu'ils sont à la
recherche d'une ligne de conduite"
(1).
Il appartient à une catégorie particulière d'individus.
"celle qui a discipliné par elle-même et sur le tard sa
pensée" (1). Le descriptaire comprend à l'avance que Tougon
est un être exceptionnel. Ce que le reste du texte démontrera.
Ce fut d'abord à Paris. "à l'époque où Saint Germai~
des-Prés exportait son utopie d'existentialisme à travers le
monde occidental et en donnait le ton à la Jeunesse, l'étudiant
d'alors prit le chemin de l'isolement"
(1). Il manifeste donc
une forte personnalité. car il fallait être un spécimen "rare"
et curieux pour ne pas se laisser happer, et prendre la ~esure
réelle du "Quartier Latin comme un gouffre de perdition"
(1).
Tougon a ainsi développé son monde intérieur, attitude en
contradiction avec sa mentalité d'origine, où "les instincts
se développe~t
avec liberté. imprègnent tous les sentiments
d'émotions violentes", une "société exubérante, expansive" où
on a "beaucoup de mal à discipliner sa pensée et ses Juge-
ments"
(1). Tougon devait se faire violence pour sortir du
lot. Et il Y a réussi, mais au prix d'une véritable ascèse
"rendu insociable" par les études. il avait une vision pessi-
miste de la société et de l'homme: "Il voyait le monde cor-
rompu, l'homme à refaire"
(1). Ses amis le trouvaient "har-
gneux". Mais sa droiture et son honnêteté le firent désigner
comme responsable de "La Maison des Etudiants Africains".
Cette situation aiguisa les inimités. On le trouve "intolé-
rant comme un idéologue"
(2). ainsi s'était-il "vu peu à peu
abandonner de tous ses amis; lui, l'ami de tous, il était
devenu l'ennemi de tous"
(2),
(1)
Les Fils de Kouretcha. op. cit., p. 54. Au lendemain de la libéra-
tion, le courant philosophique, l'Existentialisme. dont Jean Paul
Sartre sera le théoricien envahit la pensée française. Il a connu
ses formes de vulgarisation dans la littérature, la politique et
même la mode. C'est à ce dernier aspect qu'Aké Loba fait allusion.
(2)
Ibid., p. 55,
- 464 -
Ses études terminées, Tougon se rend dans son
village, et, par excès de générosité,
il décide de prendre
pour épouse, une fi lle i lletrée. La présentation de celle-ci,
renvoie à Tougon
"La fille, bien qu'ignorante, avait du carac-
tère, et, ce qui est assez rare dans ces cas,
beaucoup de douceur"
(1).
Tougon s'était donc "mis à la former,
lui
apprenait à lire,
avait vaincu la pudeur de la Jeune villageoise pour l'obliger
à se promener à son bras" (2), Mais malgré toutes ces précau-
tions qui ont pour objet l'émancipation de la femme,
la femme
"regagna un Jour définitivement le foyer paternel, elle donna
pour motif de sa fuite que son mari
la diminuait,
lui enle-
vait son rôle de femme pour le donner aux domestiques, qu'à
la fin, son mari était insupportable et tyrannique" (3).
Doué d'une grande capacité d'intériorisation,
Tougon en déduisit ses torts:
il parachevait ainsi sa for-
mation humaine:
"Auj o ur d t h u t , pense-t-il, il sait que tous
ceux qui
l'avaient fui,
n'étaient pas des
i
ingrats ou des opportunistes comme il
le
croyait autrefois ...
Il
avait révisé complè-
tement sa conception des choses et s'était
permis de connaYtre,
avant de prendre une
position quelconque,
la société et ceux qui
la composaient, ceux qui
l'animaient" (3).
Ici s'exprime le secret de la réussite de Tougon à Fort-
Faidherbe:
(1)
Ibid., p.
55.
(2)
Ibid., p. 55.
(3)
Ibid., p. 56 (c'est nous qui soulignons).
- 465 -
"C'est ainsi qu'~ Fort-Faidherbe, sa nouvelle
expérience lui avait été d'un grand secours et
même il avait pleinement réussi dans son rôle
de pacificateur, l~-bas, on parlait maintenant
de Tougon, grand connaisseur d'hommes, bon ~
nisateur, celui qui sait toujours où il va.-s-Dn
avenir serait maintenant et grâce a cette expé-
rience douloureuse, brillant. Pourtant, aujour-
d'hui, réussirait-il parml ces Fils de
Kouretcha ?"
(1).
Cette question annonce la nouvelle mission de
Tougon et les difficultés qui
l'attendent. Ce sera l'obJet
d'un autre volet descriptif et non des moindres. Mais en
même temps, le descripteur nous en prédit l'issue, puisque
Tougon est promis ~ un "avenir brillant". Toute la descrip-
tion du personnage de Tougon est un clin d'oeil au contexte
idéologique de la Côte d'Ivoire.
Elle épingle le portrait
idéal et normatif du "JeuneCadre Ivoirien", tel que le
présentent les pouvoirs publics, un portrait moral fondé
sur le pragmatisme dont on dit être un de~ attributs essen-
tiels du Chef de l'Etat.
le personnage de Tougon est une seconde fois saisi
dans un cadre qui met en valeur la lutte qu'il se livre ~
lui-même pour se départir de son "être ancien", au nom du
progrès. le voici ~ l'orée de la Forêt, cette Forêt Sacrée
que la raison commande de détruire pour construire le barra-
ge (2) : la Forêt l'attire et il avance comme un somnambule,
"il foule l'herbe rasée, déJ~ repoussée du chantier et
s'arrête avant d'atteindre les premiers arbres". Dans cette
attitude, le personnage s'enivre d"'odeur d'encens"
qu'exhale
( 1 )
l b t d , , p. 56 (,-' est no us qui sou 1 i g non s ) .
(2)
Cf. les Fils de Kouretcha, pp. 61-63.
- 466 -
la forêt et qui lui rappelle, "du plus profond de son âme
des souvenirs agrandis dont la cavalcade éblouissante lui
communique leurs effluves aphrobisiaques". Cette Forêt
devient ainsi un symbole, non pas de son enfance, elle
n'évoque pas non plus son père "mais c'est tout ce que, dans
la fratcheur de ses Jeunes années, il a éprouvé auprès de
celui-ci, qui lui est rendu", puis suit une évocation roman-
tique de la Forêt, qui en réalité, révèle l'état d'âme du'
personnage :
"Brise motte, émanations d'humus, teintes
rousses vertes, passées comme les couleurs
au manteau d'un aïeul, brillantes comme
des larmes de Joie".
Tougon reste interdit, debout, "stupide" devant le
paysage personnifié qui "le dévisage comme un enfant regarde
un inconnu, avec sérieux, avec crainte, avec insistance".
Des interrogations sans réponse se bousculent: "Pourquoi
cette liane droite, tendue comme un cable, monte-t-elle au
ciel? Comment a-t-elle pu se hisser Jusque-là sans point
d'appui ? .. ". Tout cela le saisit au plus profond de lui-
même et démontre ce qu'il en coûte de se départir de ses us
et coutumes, mais l'enJeu étant le progrès, le sacrifice en
vaut la peine. Cette description annonce un grand événement,
un grand bouleversement: la destruction de la Forêt, la
profanation du Fleuve Kouretcha, mais en contre partie, la
construction du barrage, symbole du Progrès. Tougon a choisi. Après
s'être convaincu, il lui faut convaincre et persuader les autres, en
- 467 -
particulier le Vieux Kouretchami
: sa méthode, le dialogue,
fait d'humilité, et de compréhension. Ce sera le troisième
gros plan sur Tougon, en association avec Kouretchami.
Tougon mit donc au point sa stratégie pour soumet-
tre le Vieux dont l'ascendance sur toute la population est
irrésistible. Ce fut d'abord Dam'no, un des ppposants au Pré-
fet Tougon qui entreprit de contacter Kouretchami. Mais avant
la rencontre ultime, le narrateur-descripteur prend soin de
présenter le Patriarche:
"Le Vieux seul en effet dont les ancêtres
entretinrent des relations diplomatiques
avec les kalifes et réqirent tant de
royaumes nèares, pouvait l'aider à voir
clair" (1).
Il jouit d'un pouvoir spirituel incomparable:
"C'était un homme devenu silencieux, voire
enigmatique. Ses sorties consistaient
à
se rendre au temple matin et soir, seul.
On le trouvait parfois sur les bords du
fleuve, en contemplation devant un monde
mystérieux, un monde en train de s'en al-
ler doucement, inexorablement, vers une
rive inconnue. Personne ne pouvait se van-
'ter de connaitre sa pensée"
(1).
Seule la décision de ce Vieux,
"Cette grandeur suprême, cette incarnation
de l'antiquité, cette majesté légitime d'
une dynastie de dieux, dont les directives
spirituelles pesaient si fort sur les dé-
cisions de chacun ... M (2).
(1)
Ibid. p. 90.
(2) Ibid. p. 91.
- 468 -
pouvait basculer les Fils de Kouretcha dans le camp du Préfet
Tougon (le Progrès) ou dans celui de Dam'no, (la Tradition).
Son simple
"nom commençait et terminait tout entretien
de quelque importance au point de laisser
planer un doute sur la responsabilité col-
lective.
Le nom en lui-même avait aussi
quelque chose de singulier; il était ar-
rivé olus d'une fois à Touqon de penser
qu'il symbolisait tout ce qui tenait le
plus au coeur humain. Le Vieux, à y réflé-
chir encore un peu, siqnifiait ce que l'A-
frique avait d'auguste dans le passé et le
présent et imposait l'idée que la vertu de
la tribu passerait toujours par lui pour se
perpétuer." (1) etc ...
C'est ce "représentant de tant de gloires défuntes"
(1) que
Tougon ~ura à convaincre: Kouretchami rie décider la
construction du
barrage, grâce à la stratégie qu'on lui connait. Au premier
abord, l'apparence physique du Vieux le décontenança:
"Le sourire est malicieux, les membres
longs, agiles, robustes, pourraient appar-
tenir à un adolescent. Les mystères de l'
antiquité africaine se corsèrent devant un
tel ensemble: Tougon se trouva dépaysé,
ému même, un rien aurait pu faire couler
ses larmes. Prêt à s'en aller afin de ne
oas laisser voir son trouble, il prit le
parti d'écouter puis de tenir ses yeux
baissés pour être en mesure de rassembler
ses idées ... " (2).
Il peut ainsi percevoir les limites du raisonnement du Vieux,
se rendre compte de ses problèmes, et de ses besoins. Il prend
alors la parole à bon escient:
"On l'écouta. A la place du vieil entêté
(1)
Ibid. p. 92.
(2) Ibid. p. 93.
-
469 -
il trouva un esprit souple. Il fit la con-
quête du Vieux par sa connaissance de la
religion et ces quelques phrases qui calmè-
rent plus d'une inquiétude: "Kouretcha est
puissant au-dessus des puissants; comment
voulez-vous qu'il perde sa puissance à cau-
se du travail de l'homme 1. .. " (1).
Cette longue description aboutit à une conclusion
attendue: la victoire de Tougon, donc du Progrès. Tougon ne
pouvait oas perdre la partie avec toutes les qualités qui
lui
sont attribuées, renforcées par un style volontairement emphati-
que et même hyperbolique. L'imoortance sociale du personnage
de Kouretchami, atteste de l'efficacité de la méthode de
Tougon : un dialogue fait de bonne écoute, et d'une bonne
connaissance du milieu. Tougon est un "homme"
formé à la fois
dans les amphithéâtres, et sur le terrain: il est un respon-
sable réaliste.
Ces exemples donnent un modèle de description de
personnages positifs, par souci d'équilibre, nous prendrons
aussi des exemples de description de personnages négatifs. Le
principe étant le même, nous nous limiterons à quelques exem-
ples pris chez Aké Loba, Tierno Monembo, et Ahmadou Kourouma.
Aké Loba campe deux personnages négatifs, Durandeau
dans Kocumbo l'étudiant noir et Dam'no dans Les Fils de Kou-
retcha.
Les étudiants admis à poursuivre leurs études en
Europe attendent de partir sur le quai d'embarcation. "On re-
~
marquait surtout l'un d'entre eux, précise le narrateur-des-
cripteur, un grand qui tâchait de démontrer son importance par
le jeu de ses avant-bras" (2).
(1) Ibid. p. 93.
(2)
Kocumbo, l'étudiant noir, op. c i t . , p. 39.
- 470 -
Par cette introduction, le descripteur attire
l'attention sur le comportement exhibitionniste du per-
sonnage de Durandeau. L'expression "tâchait de démontrer
son importance" signifie pour le narrateur les "prétentions",
au sens péJoratif, du personnage. Pour le reste, il est
"grand", et donc domine physiquement les autres ce qui le
met encore plus en valeur. Puis le descripteur continue de
camper sa tenue vestimentaire:
l'obJectif est de visualiser
l'attitude d'emprunt du personnage et le complexe de colo-
nisé qu'il nourrit. On sent l'antipathie du descripteur,
Celui-ci suit son personnage à Marseille au débarquement,
et dans le train en direction de Paris. Six ans plus tard,
un de ses compagnons de route, Nadan le rencontre à Paris:
"la face plus épanouie que Jamais une ser-
viette en peau de crocodile bourrée à craquer
sous l'aisselle" (1).
Toute la description désobliQeante du personnage
de Durandeau trouve sa Justification vers la fin du roman
il est un parvenu qui met à profit ses accointances avec les
pouvoirs publics:
"Il veut de toutes ses forces obtenir un
poste important en Afrique. Il complote, soudoie, fait mar-
cher ses relations .. ,"
(2). Son Jeu découvert, le narrateur-
descripteur le fera détruire par celui-là même qui
l'avait
porté aux nues: Kocumbo. Celui-ci, s'étant rendu compte de
toutes ses fourberies, "Posément, sans hâte ( ••• ) gifla
Durandeau comme son père lui avait aprris à faire pour les
fourbes: sur les yeux. Durandeau s'écroula"
(3). Le modèle
qu'il représentait est ainsi refusé.
(1)
Ibid., p. 171.
(2)
Ibid., p.
261.
(3)
Ibid., p.
26.
- 471 -
1!
Il a un répondant dans Les Fils de Kouretcha
Dam'no.
Aké Loba décrit minutieusement ce personnage : au-
cun aspect n'est oublié, mais dans l'intention de détruire le
modèle qu'il représente. C'est lui qui ouvre le roman, il est
saisi "au petit matin" allant a la commémoration de la prise
de la Bastille, un quatorze juillet
"Un homme sortait de sa case et longeait la
grande rue déserte au milieu des logis en-
core tout convertis de brume" (1.1.
Ainsi introduite, la description même du personnage
commence
d'abord "son apparence".
Elle semble
"devoir produire l'effet contraire a tout
ce dont on peut s'attendre de la part d'un
robuste sexagénaire"
11).
Cette indication crée un effet d'attente suscitant la curio-
sité du descriptaire ; alors apparait son visage: une "mine"
qui n'a "rien d'extraordinaire a part de grands veux vifs et
rusés qui s'harmonisaient bien avec des oreilles en Dointe et
sa bouche rentrée"
(1).
L'harmonie n'est p~s seulement physique, elle est
aussi morale: un masque grincheux qui dénote la roublardise
et la malhonnêteté.
Vient ensuite la description des vêtements. Ils ne
peuvent être "définis", "situés; qu'après un examen attentif;
le descriptaire ainsi troublé par cet accoutrement bizarre,
reçoit l'aide du descripteur qui le renseigne: c'est "une
(1) Les Fils de Kouretcha, op. c t t . , p.
9.
- 472 -
défroque militaire", "ces espèces de loques grotesgues
toutes
fra'ches sorties de quelque malle humide" (1). Le parti-pris
du descripteur tend A persuader que Dam'no est un ancien com-
battant qui s'exhibe, se réfugiant dans un passé révolu.
Dam'no porte une "veste droite", démésurément longue qui "re-
tombait par derrière jusqu'A mi-jambes", "les poignets maintes
fois reprisés donnaient l'idée d'un tricot arrêté par la plus
sinistre des Parques"
(1). "La filasse dédorée des épaulettes
emmêlées au velours autrefois marron permettait la même compa-
raison" (1). Puis survient la conclusion, le sens profond de
toutes ces apparences
"La couleur initiale de cet ensemble curieux
avait dû être le blanc comme toutes les
grandes tenues des armées coloniales, car,
tout
compte fait, c'était bel et bien la
tenue de parade d'une époque que cet homme
avait endossée. En somme, rien ne-manquait
à
sa ressemblance avec un épouvantail,
jusqu'au casque profond devenu roux avec
le temps, et au bâton dont il fa1sa1t des
mou11nets. Le bonhomme semblait inconscient
de l'étrangeté de son accoutrement; 11 ne
voyait pas non plus les sourlres goquenards
des rares matinaux, vieilles gens au som-
meil difficile croisés en rou~e"
(2).
Tout en révélant d'avance le rôle que jouera Dam'no
dans la suite du récit, par les métaphores savantes, la des-
cription atteste du niveau de culture du descripteur: la
Parque représente, dans la Mythologie, chacune des trois
déesses (Clotho, Lachésis,
Atropos qui filent et tranchent le
fil des vies humaines). Dam'no représente ainsi la vie et la
mort: la vie pendant la période coloniale, mais la mort, A
l'époque des indépendances. Développée en quatre étapes:
apparence générale (le coup d'oeil d'ensemble), le visage
(yeux, oreilles, bouches), les vêtements et la conclusion, la
( 1)
1b id.
p. 9.
,
(2) Ibid. pp. 9-10.
1
1
- 473 -
description fige le personnage: il est dépassé.• "un homme
d'autrefois", il arbore la tenue de parade d'un temps rt:volu,a pré-
sent perçu comme un épouvantail. Et de plus, il en est incons-
cient. Cette description affiche au moins deux· fonctions : une
fonction narrative: elle crée le suspense: le descriptaire
attend longtemps le nom du personnage, ainsi que le nom du
lieu de sa destination, car il est saisi de bon matin, itiné-
rant, l'air pressé; cette fonction se prolonge d'une autre
qui est son corollaire, celle de maintenir le contact avec le
descriptaire, la fonction phatique. Elle avive la curiosité
du descriptaire, croît son intérêt, ~ telle enseigne que lors-
que le sujet est nommé. le nom n'apparaît plus comme un lexème
tout-~-fait vide.
La deuxième fonction est sémantique; elle fonction-
ne comme un signe de lecture. Elle démontre. explique et con-
clut avec un emploi surabondant de termes évaluatifs : "défro-
ques militaires". "loques grotesques·',
"malle humide". "en-
semble curieux", "épouvantail" sont de tels termes, "ils im-
pliquent un jugement, ou une attitude particulière du sujet
de l'énonciation" (1). Ici le jugement du descripteur (sujet
de l'énonciation) est dépréciatif et tente de qa qne r l'adhé-
sion du descriptaire. La fonction sémantique a ainsi des pro-
longements métalinguistiques.
Aké Loba utilise un autre procédé descriotif. que
nous retrouverons chez Ahmadou Kourouma : la description in-
directe. Nous l'appelons ainsi parce qu'elle concerne direc-
tement les "spectateurs" de Dam'no. Nous savons que l'"accoul=te.._
~ent" de Dam' no ne lai sse personne i ndi fférent. On regarde
passer "l'homme" dont le nom sera
révélé
plus tard:
"Pierre Dam'no - tel est son nom - se hâtait" (2). Cette pe-
( 1)
O. DUCROT ; T. TODOROV. Dictionnaire enCtclOpédi~ue des
sciences du lanqage. Seull,
972. co 1.
"Polnts". p. 406.
IL) Les Fils de Kouretcha. p. 10 et suivantes.
- 474 -
tite phrase constitue l'introduction de la description indi-
recte : sa vue provoque l'étonnement, et la description s'é-
tend longuement sur les manifestations de cet étonnement. Le
~l
lexique, et la focalisation interne sur les spectateurs, ren-
1
voient naturellement A Dam'no comme par exemple: "les piétons
1
1
,
,
s'arrëtaient pour le regarder, observer sa degaine". Il est
1
comparé A "un panneau de réclame accrocheur", il est un "pas-
1
,1
sant farfelu"
qui ne ressemble "ni A un porteur d'eau, ni A
1
un porte-faix". Les spectateurs le considèrent enfin "comme un
phénomène suranné, voire historique". Dam'no est devenu un spéci-
men rare qui provoque A la fois l 'hilarité et la curiosité. Le
lecteur ne s'étonne pas de constater, A la suite du récit que
Dam'no est l'exact corrélat négatif de To uqon auquel
il sera
opposé. Dam'no sera naturellement vaincu. Tierno Monénembo
utilise A peu près le mëme procédé dans Les Crapauds-brousse
les personnages en vedette sont Diouldé, Gnawoulata et Daouda.
Diouldé préoccupe de loin le descripteur. Celui-ci
commence par montrer ou expl iquer l'affaissement moral
et de
la volonté du personnage. Rentré d'Europe plein d'entrain, le
technicien supérieur qu'il est se voit confiner dans un bureau.
LA encore, il ne manque pas d'enthousiasme, mais
"la négligence du patron, l'insouciance des
collègues et l'abandon qénéral ont eu rai-
son de son enthousiasme. Le cadre honnête,
capable et rompu au travail est mort. Sa
volonté est devenue comme flasque, sa cons-
cience a commencé A sonner le creux et,
surtout, une insupportable manie s'est em-
parée de lui: se forger une personnalité"
(1)
(sic).
Diouldé est donc un personnage positif qui, Sur l'
influence du milieu, reqresse vers la veulerie comme nous al-
lons le voir. Se donner une personnalité, c'est d'abord adop-
ter un nouveau timbre de voix:
(1) Les Crapauds-brousse, op. cit. p.
12.
- 475 -
"Sa voix s'est tellement a~sourdie qu'elle
a fini par se nouer, et il faut que sa
secrétaire se dresse
surla ~ointe des pieds,
s'étire le cou à nlen plus finir et ouvre les
oreilles à la dimension du monde pour enten-
dre son l'bous boudrez bien me dermer la borde".
Il prononce ces mots avec une autorité qui
décidément n'a rien d'autoritaire"
(1).
Et le descripteur de passer à la démarche de
Diouldé
"
ce n'est ni une démarche d'aristocrate,
ni celle d'un général victorieux ou dlun
chef elein de presti~e, mais bel et bien,
une demarche de pantln"
(1).
Les vêtements eux, n'ont pas subi de grands changements:
"pantalon large, difforme, toujours trop court"." (l).
Quant à son "grand-boubou", "l'on peut à loisir (le) prendre
pour une oeuvre d'art ou une toile d'araignée •.. Mais en
grand-boubou ou en veston, l'élégance lui manque" (1).
Et enfin la conclusion
"Vraiment une poitrine de moineau! Des
épaules peu fournies, de ~etits bras argués
recouverts d'une peau mol e et grasse. Les
Jambes, des Jambes de bancal, de vieilles
Jambes, mais Qui semblent tenir bon, ce
Qui lui donne une fausse garde de sportif.
Le visage est fin, presque agréable, si l'on
oublie les nombreux points hérités d'une
(l)
Ibid., p. 13.
-
476 -
variole d'enfance. Une moustache. mince fi-
let de duvet entretenu avec soin. mais qui
n'impressionnerait pas même une mouche. Une
poignée de chair. en somme. d'où jaillit
une personnalité lamentable. anodine, et
que mi 11 e atours recherchés ne couvrent que
d'un snobisme franchement ~iséreux." (1)
On pourrait encore prolonger cette description.
tant Diou1dé nourrit l'inspiration du descripteur. Mais résu-
mons-nous après son double échec: mettre sa technicité ~ la
disposition de son pays ; ~ défaut. mettre une administration
rationnelle en place. Diou1dé se laisse aller ~ l'incurie gé-
nérale qui profite aux personnalités du pays. Celles-ci de-
viennent pour lui. objet d'imitation. se forgeant une person-
nalité d'emprunt que le descripteur stigmatise. Il veut d'a-
bord se donner une autori té mora 1e en chanqeant de mani ère de
parler. de démarche. puis en s'affublant de vêtements somp-
tueux. Mais le résultat est nul
: la voix se fait sourde et
inaudible. La démarche est de pantin. et les habits ne lui
donnent aucune prestance. Son portrait physique que le des-
cripteur aborde par la suite n'est pas engageant: petite
taille. corps ramassé. Le tout conduit ~ une conclusion: une
poitrine de moineau, des épaules chétives. des bras arqués. au
total un personnage laid dont la moustache bien qu'entretenue
dénote "une personnalité lamentable".
Le style descriptif réunit tous les atouts pour pro-
duire les effets désirés: il ne r.écu1e pas devant les formu-
les hyperboliques invraisemblables comme. "la secrétaire
.
ouvre les oreilles ~ la dimension du monde pour entendre
".
ni devant les catachrèses. un genre de métaphore où le mot va
au-de1~ de son sens strict. comme "démarche de pantin". "poi-
(1) Ibid. p. 14.
- 477 -
trine de moineau". etc ... ni devant des antithèses comme "une
autorité qui
n'a rien d'autoritaire".
Cette catégorisation du personnage. répond bien à
son rôle thématique: un personnage sans volonté. manipulé et
balloté par Gnawoulata et Daouda, et qui finira par la prison.
Gnawoulata est un "même-âge"
de Diouldé. lsic) Il
est introduit dans le récit de façon inopinée: Diouldé le
rencontre dans le bureau du Ministre et le reconnaît. Il rap-
pelle d'abord les circonstances de leur première rencontre:
ils avaient vécu la même expérience scolaire dans leur enfan-
ce et déjà à ce moment, Gnawoulata montrait un "tempérament
mercantile et
un
sens tôt affirmé de la combine"
ll). Il
vendait des bonbons qu'il portait "dans la large poche de son
boubou et y plaquait ses petits doigts entrelacés" (1). Il re-
fusait de vendre à crédit, "d'où son surnom Gnawoulata" l2).
Diouldé le revoit "quinze années plus tard"
(3)
:
"Tout avait changé chez le présumé commer-
çant, tout, sauf le nez: un véritable ap-
pareil à renifler les sous. Il n'y avait
qu'à voir la descente brusque de l'arête
qui finissait à la base par un bourrelet
massif où s'ouvraient des narines sur-creu-
ses logeant des poils durs et touffus. Ce
nez, pris de bougeotte, éternel renifleur.
Diouldé le reconnut à l'instant même où il
vit Gnawoulata"
(3).
Puis Diouldé le regarde de plus près:
"une calvitie avait occupé le crâne de ce
dernier, une calvitie sur ce que tout le
monde à l'école appelait la haute plaine
ll) Ibid. p. 63.
(2) "Pas-de-crédit", traduction de l'auteur. note infrapagi-
nale (1) p. 63.
(3)
Ibid. p. 64.
- 478 -
(sic), ce sacré bouillon de teignes grises
et de gâ 1es brunâtres" (1).
Il porte ~ présent "deux vilaines rides", "discrètes". "Les
dents étaient parties; il Y avait maintenant des dents en
or, signe de richesses certes, mais de lasse jeunesse aussi.
En plus, il portait l'obésité •.• " (1). Cette richesse est ac-
quise grâce au trafic du diamant. Il mène une vie aisée:
"une luxueuse voiture", quatre épouses, treize enfants qui
rendent Diou1dé jaloux
"Que le même Gnawou1ata, avec son visage
inexpressif, son front bas, son corps be-
donnant, fût le mari légitime de ces qua-
tre lunes, la chose était pénible ~ ava-
ler" (2).
Dès lors Diouldé devient une proie facile pour Daouda, qui l'
attirera dans ses filets par les soins de Gnawoulata.
Daouda est un ami de Gnawoulata, sans doute un de
ses soutiens qui lui permirent de s'enrichir. Gnawoulata le
présente à Diouldé :
"L'homme ... portait une petite tunique cola,
un pantalon kaki légèrement moulant. Il
portait aussi des lunettes. Il était svel-
te, au point de rappeler une girafe. On
eût dit que son corps manquait de chair.
Seuls ses petits yeux clignotants et sa
foisonnante moustache semblaient vivre. Si-
non, il exhalait un repos de momie, son
corps entier était impassible, sans mouve-
ment aucun. Un ëtre de silence et d'inertie
qui glaçait l'atmosphère" (3).
Les trois amis se retrouvèrent dans un restaurant
(n Ibid. p. 65.
( 2 ) 1bid. p. 71.
( 3 ) Ibid. p. 95.
- 479 -
"Ils mangèrent. Durant tout le repas, Daouda
ne broncha. Son comportement frisait l'éni-
gme et exaspérait Diouldé au plus haut
point" (1).
Cet homme mystérieux, énigmatique, est destiné au
suivi des activités de Diouldé. Il le compromettra dans une
affaire de crime, le fera mettre en prison, et violera sa fem-
me, Rahi. C'est celle-ci même qui le supprimera à la fin du
récit. Ici encore, le portrait est conforme au rôle thématique
des personnages
: Gnawoulata, un personnage qui s'est enrichi
de manière illicite, Daouda, un espion du régime. Entre les
deux, Diouldé, un homme faible, avide de prestige et quelque
peu naîf. Les descriptions physique
et morale prédestinent
les personnages à leurs fonctions dans les textes. Elles si-
tuent le descriptaire qui
n'est pas surpris de ce qui s'en sui-
vra, excepté le cas de Rahi. Ce personnage a suivi le courant
jusqu'à un point et en est sorti pour s'y opposer. Différent
est le sort du personnage de Fama qui a résolument refusé de
suivre et la description en témoigne aussi. Quelques exemples
nous suffiront.
La présentation du héros est d'ailleurs curieusement
introduite: les Malinkés dépossédés par les "soleils des in-
dépendances", vivent des offrandes et sacrifices donnés dans
les funérailles, aussi les appelle-t-on, "très méchamment, les
vautours" ou "bande d'hyènes". Et c'est dans ce cadre que Fama
est présenté par anti-phrase :
"Fama Doumbouya ! Vrai Doumbouya, père Doum-
bouya, mère Doumbouya, dernier et légitime
descendant des princes Doumbo~ya du Horo-
dougou, totem panthère était un "vautour""
l 2 ) •
(1) Ibid. p. 96.
l2) Les Soleils des Indépendances, op. cit. p. 9.
- 480 -
Et pour être a l'heure lors du partage des offrandes
,
"Il se dépêchait encore, marchait au pas
redoublé d'un diarrhéique ... " (1).
Mais la voie est encombrée par des badauds, alors
"Il fallait bousculer, menacer, injurier
pour marcher. Tout cela dans un vacarme a
arracher les oreilles ... " (2).
Cela fait prendre conscience de la profondeur du gouffre où
tombe Fama :
"Lui, Fama, né dans l'or, le manger, l'hon-
neur et les femmes ! Eduqué pour préférer
l'or à l'or, pour choisir le manger parmi
d'autres, et coucher sa favorite parmi cent
épouses! Qu'était-il devenu? Un charo-
gnard ... " (2).
rIais il arrive tout de même en retard, et le partage des of-
frandes n'est pas faite selon les règles de la coutume; il
pique une juste crise de colère
"Fama se leva et tonna à faire vibrer l'im-
meuble ....
Il
se crut sans limites; il
avait le palabre, le droit et un parterre
d'auditeurs ... Il dégagea sa gorge par un
hurlement de panthère, se déplaça, ajusta
le bonnet, descen~it les manches du boubo~
se pa vanna de sorte que partout on le vit,
et se lança dans le palabre" (3).
Le style descriptif de Kourouma contraste singulièrement avec
les descriptions classiques d'un Loba et autres. Ampoulé, vo-
(1) Les Soleils des Indépendances, op. cit. p.
9.
(2)
Ibid. p. 10.
(3) Ibid. pp. 12-13.
- 481 -
lontairement chargé et répétitif, il rappelle l'esthétique
baroque, mais en réalité c'est la langue du griot traduite
ici en français. Du point de vue sémantique, la description
met d'abord en valeur l'origine sociale du personnage, pour
ensuite le replacer dans son contexte "réel" de vie. Ce pro-
cédé permet au descriptaire de jauger l'écart entre le Fama
d'autrefois et celui d'aujourd'hui
;une évolution iné1uctab1~
mais qui ne prend pas en compte les valeurs sociales,
et
brûle les étapes. Ce qui explique la véhémence du refus de
Fama, restituée dans la véhémence du style.
Avant de passer à la seconde forme de particularités langagières,
caractérisons
la description: nous ferons le point sur le re-
gard du descripteur, les modalités descriptives, le style et
les fonctions de la description.
Concernant le système de focalisation, nous rencon-
trons trois situations: des descripteurs extérieurs et omnis-
cients, des descripteurs empruntant le reqard du héros (foca-
lisation interne) et enfin la situation où le descripteur est
le héros. Si dans les détails, le descripteur omniscient se
retrouve davantage dans le roman ivoirien, d'une manière géné-
rale, l'ensemble des romans utilise la focalisation interne
sur le héros, ou le héros lui-même pour décrire les espaces.
Cette même modalité est utilisée pour décrire le personnage
féminin, celui-ci étant la fiancée, l'épouse ou l'amante du
héros. C'est donc le héros qui perçoit et apprécie.
S'agissant de la composition de la description, l'
une ou l'autre modalité n'a aucune importance: les "systèmes
démarcatifs et signalétiques"
(1) restent les mêmes d'une mo-
dalité ~ l'autre: les descriptions utilisent, ou non, des
(1) Selon l'expression de Philippe HAMON, Introduction ~ ,'a-
na1~se du descriptif, Paris, Hachette Unlversltê, 1981.
(26
p.)
- 482 -
signaux introductifs, sans que cela ne tienne A la nature de
la vision du descripteur: les descripteurs omniscients de
Kocumbo l'étudiant noir, Sacrés dieux d'Afrique, etc •.. comme
le héros-descripteur de Dramouss, Cha'ne, introduisent formel-
lement ou non la description. Dans Kocumbo l'étudiant noir,
par exemple, le récit s'ouvre Sur la description du cadre;
elle est une préparation A l'action qui va s'y dérouler. LA,
il n'y a pas besoin d'une introduction. Il en est de même dans
Dramouss, Faralako et Les Inutiles: la position des héros est
telle que leurs regards embrassent le paysage, ce geste crée
une attente chez le descriptaire qui est comblée à travers une
focalisation interne. Un souci de réalisme et de vraisemblance
régit donc la description.
En revanche, celle-ci comporte toujours une conclu-
sion
elle est un sommaire, ou une réponse, ou une déduction
logique que la description a rendus indispensables. Ces con-
clusions sont toujours persuasives. Entre l'introduction
(quand elle existe) et la conclusion, l'ensemble des descrip-
teurs s'accorde sur un schéma d'"analyse" : le principe géné-
ral, qu'il s'agisse d'une description des espaces ou des per-
sonnages est la perception de l'objet de haut en bas et du gé-
néral au particulier. Pour les espaces, le déveloopement de la
description passe par les étapes suivantes
1) la situation (temps et lieux)
2) les acteurs
3) les perspectives (la distribution des espaces)
ou encore
1) la situation géographique
2) la disposition des éléments qui occupent l'espace.
3) les activités et atmosphère.
Quant A la description des personnages, si elle obéit
aux deux grands principes: de haut en bas, et du Qénéral
-
483 -
au' particulier, elle ne respecte pas strictement le développe-
men t en t roi s é ta pes. Led e s cri pte ur r et i en t ce r t a i ne spa rt ies
du corps: la jeune fille décrite est toujours belle; la ferrrne
d'âge mûr n'est Jamais caractérisée de vilaine, elle est à la rigueur
~~...
~v~lai"e
: Salimata est belle mais pitoyable, Fourou-
gniouniouman, dans Masséni est âgée, expérimentée et servia-
ble, aucune allusion sur son apparence physique. Donc le per-
sonnage féminin n'est pas perçu laid, seulement des parties
de son corps sont particulièrement décrits: ce sont dans l'
ordre d'importance, (d'après le décompte numérique) : les
seins (ou poitrine), les fesses, (associées souvent aux han-
ches), le visage, le cou (généralement plissé), les jambes et
les pieds, le ventre.
S'agissant des personnages masculins, certains sont
réputés laids comme Diouldé, Dam'no ; d'autres cyniques pré-
tentieux, immoraux, comme Daouda, Gnawoulata, Durandeau, etc...
Mais nulle part, ces derniers ne sont dits laids. Cependant
leur caractère moral
recoupe ceux des personnaqes laids. Il y
a donc confusion entre laideur morale et laideur physique. La
description du personnag masculin ne s'attarde pas sur des
parties du corps, sauf quand il danse: il est grand ou petit,
il a une certaine démarche. Leur description est donnée par le
narrateur, ou un autre personnage masculin, jamais par un per-
sonnage féminin.
Les autres éléments dignes d'intérêt de la description
sont le style et le lexique. Comme le dit fort justement
Claude Abaitado (1), la description est la forme élémentaire
de la composition française, à ce titre entre autres, pensons-
nous, elle apparaît, surtout dans notre corpus, comme un exer-
cice de style. Elle rassemble le plus grand nombre de figures
de style, en particulier la Métaphore et ses dérivées comme ta
(1) Claude ABASTADO, "La Rédaction ?" in Revue prati~ue Théo-
rie, Pédaqogie, n° 29
Mars 198
- 484 -
comparaison. Nous avons souligné dans l'étude du descriptif,
des images fortes comme "un ciel qui sourrit comme un nourris-
son", des "énormes ascensoirs" désignant des cases chez Emile
Cissé. Pour le descripteur d'Aké Loba, Kouamo est un village
"cloîtré" dans Kocumbo l'étudiant noir; le costume de Dam'no
est tissé par la "plus triste des Parques'} dans Les Fils de
Kouretcha Diouldé sous la plume de Monémembo sera tour à tour
"pantin", "moineau". Enfin nous nous souvenons de Fama, àla
fois "panthère", "vautour", et "charognard".
Ces métaphores sont souvent accompagnées d'un lexi-
que recherché: par exemole, la brousse qui entoure Kouamo
protège une vie "érémétique" ; lequel village est relié à la
ville par une "charmille"
; que passe une automobile, et se
dégage de la "limaille". Voici Fantouré décrivant l'atmosphère
d'une manifestation:
"Un jeune qarçon fut coTncé dans la foule.
Il criait, criait, puis commençait à râler
comme un agonisant ... Son ventre creux lui
collait presque au dos, des convulsions
spamodiques secouaient sa longue pOltrlne
précocement développée ... " (1).
Là c'est Aké Loba qui décrit PaTs, dans un musée:
"Alors, il s'enfonce comme emporté par des
séraphins vers le fond de la salle ... " (2).
Aussi la description apparaît-elle comme un choix
raisonné de style et de lexique. C'est un travail de l'auteur
sur son écriture. Elle veut discipliner l'imagination au pro-
fit du rationalisme comme souligne encore Abastado. Elle veut
faire voir mais en même temps, elle reste une éducation à l'
attention (observation) et à la rigueur
un gros plan dans
(1) Le Cercle des Tropiques, op. cit. pp. 34-35.
(2) Les dépossédés, op. cit. p.
11.
-
485 -
lequel les obJets apparaissent dans un ordre arrêté (1) :
la vue,
l'ouïe, l'odorat, le goOt,
le toucher. Dans notre
corpus, trois de ces sens sont privilégiés:
1a~,
l'ouie et le toucher. Au total la description montre une
volonté du bien dire et du bien écrire. Cette fonction
esthétique est tout aussi importante que les autres. Mais
que sont-elles ces fonctions de la description?
Pour nous en tenir à nos textes, la description est
le procédé d'écriture de loin le plus répandu. Elle a des
fonctions multiples
La plus apparente est la mise en relief
d'un espace-lieu ou d'un personnage, ce qui expli~ue l'accu-
mulation des redondances. Cette mise en relief prépare le
descriptaire à une action d'importance:
la longue descrip-
tion du paysage des villages et villes des héros, à leur
retour d'Europe, préfigure leur immersion prochaine en vue
de leur identification même si cette description est décep-
tive en fin de compte, C'est par exemple le cas d'Adou et de
NI. Chez Tougon, la longue description de la forêt, signale
l'importance de la décision à prendre et la valeur du sacri-
fice qu'il consent au profit du Progrès_ La mise en relief ou
gros plan peut donc être une Justification par avance, (fonction
cataphorique) ou après- coup
(fonction a nap ho r i q ue l d'une ac-
tion. Elle est aussi
le lieu d'un investissement idéoJogi~ue
important, surtout lorsqu'elle utilise des éva1uatifs comme
cela est courant dans notre corpus:
la description des per-
sonnages responsables politiques dans le roman guinéen, la
description de Kocumbo, Durandeau et Tougon.
Ils représen-
tent chacun un modèle dont la description montre minutieu-
sement la valeur pour en retenir certains (Tougon et Kocumbo)
et en reJeter d'autres (Durandeau, Dam'no). Dans ces cas, la
description finit par une conclusion qui dévoile clairement la
position du descriptaire. En même temps qu'elle devient une
explication du texte, elle définit et précise le rôle thémati-
Que du héros: Nous avons ici
la fonction métalinguistique.
- 486-
Enfin une dernière fonction, celle qui consiste ~ combler un
vide, c'est la fonètion de lisibilité. Mais ~ notre sens,
toutes ces fonctions ne sont
pas plus importantes que la fonction
ornementale comme l'écrit EMEJULU dans sa thèse (1) :
t'La fonction de la descript\\on n'est nul-
lement en premier lieu décorative, esthé-
tique .•. Elle est plutôt d'ordre explica-
tif, d'ordre symbolique, elle sert ~ qua-
lifier les personnages, les lieux, et à
leur attribuer un ou plusieurs investisse-
ments sémantiques relevant, dans la plu-
part des cas, de l'idéologie, de la cosmo-
gonie ambiante".
La fonction esthétique nous semble volontairement recherchée
par nos écrivains, pour montrer qu'ils possèdent la langue au
mëme titre que les locuteurs natifs, qu'ils ont assimilé les
modèles Flaubert, Maupassant, etc ... La description, pour nous
résumer est un des styles privilégiés du roman négro-africain
ses fonctions
sont esthétiques, narratives, sémantiques, ana-
phoriques,
cataphoriques, métalinguistiques et auto-référen-
tielles.
2 - La parodie
L'autre caractéri stique importante de l' c r i ture
é
romanesque est d'ëtre parodique. Mais contrairement ~ ce qu'
écrit Claude Abastado : "Derrière toute parodie, il y a une
oeuvre ou un groupe d'oeuvres" (2), et en conformité avec no-
tre corpus, nous disons: derrière toute parodie, il y a aus-
si un discours politique ou un comportement social. En ce
sens, la parodie est effectivement une "duplication"
(2), et
(1)
pour le
414.
(2) Claude ABA5TADO, "La Parodie" in Cahiers du 20ème siècle,
n° 6/1 976 Kli nck sied<, p. 20.
- 487 -
se réfère "à un dit antérieur" (1). Elle emprunte en raillant.
Elle est imitation et dérision. Le contexte politique des
après-indépendances africaines a secrété une abondante écri-
ture parodique. En ce qui nous concerne, nombre de romans
guinéens: Le Cercle des Tropiques, Le Récit du Cirgue, Les
Crapauds-brousse, Le Jeune homme de sable pourraient faire l'
objet d'une recherche approfondie et complète sur ce sujet.
Dans la présente étude synthétique de comparaison, nous re-
tiendrons quelques traits saillants du corpus. En matière de
parodie, ce sont essentiellement des discours ou des comoor-
tement~ de dérision politique. Nous étudierons en exemples,
Les Soleils des Indépendances, Le Cercle des TrooiQues, ~
Récit du Cirque, Les Crapauds-brousse, et Le Jeune homme de
sable. Ces romans mettent en scène, les comportements, ou re-
prennent les discours politiques des dirigeants pour en ex-
traire le grotesque.
Le Récit du Cirque ... est un heureux
exemple sur lequel nous passerons car dans tous ses asoects,
il manifeste la parodie du régime guinéen de Sékou Touré.
Prenons d'abord Les Soleils des
Indépendances.
A l'occasion des obsèques de Koné Ibrahima, Fama
se retrouve à Togobala du Horodougou, jadis fief des Doum-
bouya. Mais, comme on le sait, le Parti Unique des Indépen-
dances y a pris racine. Son représentant, Babou décide de
rencontrer Fama. Le jour dit, il se présente. Le narrateur
rapporte ainsi ses propos:
"Le président du comité avançait dans le
dire comme on marche dans un marais, en
tâtant, en promenant des regards interro-
gatifs, recueillant quelques aporobations
(1) Claude ABASTADO, "La Parodie"
in Cahiers du 20ème siècle,
n0 6/ 1976 Klin ck sie ck , p. 20 .
- 488 -
avant de lâcher un autre mot. Dans sa bou-
che, Fama devint un grand militant (l'in-
téressé même fut interloqué par l'affirma-
tion). Le parti était la lutte contre la
colonisation et Fama avait défié les Tou-
6abs à Tog06ala même, (ne l'avait-on pas
spolié de la chefferie ?) et dans le Sud
ensuite" (1).
Puis le narrateur, après une description désobligeante de l'
attitude de l'orateur, revient sur ses thèmes favoris
"Oui, Fama était sans pareils, sans limi-
te. Oui! L'humanisme et la fraternité
sont avant tout dans la vie des hommes ...
Tout cela s'amenait après des regards
flamboyants, des intonations variées et
des proverbes, l'assistance exultait et
buvait ... " (1).
Mais l'autorité morale de Fama ne pouvait être balayée si fa-
cilement ; des orateurs protestèrent contre le président du
comité, ce "fils d'esclave" (2). Alors, pour ne pas laisser
s'échapper "1 'humanisme et la fraternité", pour sauvegarder
l'unité,
"Les anciens convoquèrent Babou et Fama,
au milieu de la nuit le mardi soir, la
veille du palabre au cimetière devant les
mêmes des aleux. Malheur ~ celui qui
laissera s'échapper un bout! Le conseil
secret des anciens palabra, évoqua les
choses anciennes: Fama resterait le chef
coutumier, Babou, les Doumbouya resteront
toujours ~ Togobala. Et on se réconcilia"
( 3 ) .
Plusieurs thèmes politiques sont ici tournés en dé-
rision
d'abord, la légitimité des élus. Babou manque d'assu-
(1) Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 139.
(2) Ibid. p. 138.
(3) Ibid. pp.
141-142.
- 489 -
rance, il est ~ la recherche de "quelques approbations" sur
les visages de ses administrés. Il recherche leurs points
sensibles en revenant sur le thème éculé de la colonisation
dont il reconnaît que Fama fut un héros, ce que les pouvoirs
modernes n'ont jamais reconnus. Puis il aborde deux autres
thèmes récurrents des temps des indépendances: l'humanisme
et la fraternité qui n'ont de valeur que verbale, ce qui n'em-
~êche pas le peuple d'exulter et d'applaudir. Enfin, l 'huma-
nisme et la fraternité doivent conduire ~ l'unité, dont il
faut convenir devant les esprits des anciens, dans le cimetiè-
re, une conjuration mystique. Babou et Fama sont ainsi accor-
dés, Fama entre dans le Comité du Parti Unique. Et l'on sait
les conséquences dA'une union si factice: elle est réalisée
dans la peur des esprits, sous la pression et non par une
adhésion personnelle, une conviction intime. De telles unions
sont plutôt des brasiers. Tel est le sens second, le sens "pa-
rodique" du discours rapporté et des comportements de Babou et
du peuple.
Le héros, Fama, vit une autre situation semblable
vers la fin du roman: il avait été arrêté, sur la foi d'un
rêve, mis en prison et condamné à vingt ans de réclusion. Mais
voilà que le Président de la Réoublique, Dar magnanimité, dé-
cide de le libérer. A l'occasion, il doit "prononcer un impor-
tant discours". Mais il eut de la peine ~ prendre la parole:
les trémoussements et les applaudissements du peuple l'en em:
pêchèrent plusieurs fois. Il parla enfin:
"Il parla, parla de la fraternité qui lie
tous les Noirs, de l 'humanlsme de l 'Afriqu~
de la bonté du coeur de l'Afncain.
Il ex-
pliqua ce qui rendait doux accueillant no-
tre pays: c'était l 'oubli'des offenses,
l'amour du 1rochain, 1 'amour de notre
pays ••. " (1.
(1)
Ibid, p. 180.
- 490 -
Et que
"Lui, le présldent, était la mère de la ré-
publique et tous les citoyens-ën étaient
les enfants. La mère a le devoir d'être
parfois dure avec-res enfants. La mère fait
connaître la dureté de ses duretés-rQrsque
les enfants versent par terre le plat de
ri z que' l a maman a p r pa ré pour son amant.
é
Et l'amant ~ lui, le président, était le
développement économique du pays, et le
complot compromettait aravement cet avenir"
l 1 ) •
Indirectement, le narrateur, par ces extraits stig-
matisent les manies des leaders politiques africains ~ ressas-
ser les thèmes de la colonisation, à toujours opposer l'Afri-
cain au Blanc comme si l'Afrique indépendante n'avait pas as-
sez de problèmes à résoudre.
Ils recommandent l'amour du pro-
chain, l'oubli des offenses quand ils commettent quotidienne-
ment des atrocités. Et enfin le culte de la oersonnalité et la
personnalisation du pouvoir: la mère de la r publ i q ue ,
é
l'amant du développement économique. Les citoyens sont les
enfants de ce pouvoir-mère. Ce sont des variables du vocabu-
laire politique bien connu en Afrique, "le Père de la Nation",
le "Militant Suprême", le "Guide", le "Timonier", etc ...
Dans Le Cercle des tropiques, le héros-narrateur,
Bohi Di présente dans la paqe suivante, que nous citons en
entier, le spectacle qu'offrent les premières festivités des
indépendances :
"Puis le drapeau de la République des Mari-
gots du Sud fut présenté au peuple. Le peu-
ple applaudit, s'accroupit, salua, très di-
~ne.
Le peuple est indépendant.
La nouvelle garde républicaine joua notre
(1) Ibid.
p.
181.
- 491 -
hymne national. le peuple se mit au qarde-
-à-vous. tëte nue. silencieux. recueilli.
Lorsque ce fut fait. le peuple applaudit,
fier.
Le peuple est indépendant.
Le nouveau chef de l'Etat se présenta. leva
le bras. Le peuple applaudit. content.
Le peuple est indépendant.
Le président présenta son gouvernement. Le
peuple applaudit. Libre.
Le peuple est indépendant.
Le défilé commença. Les soldats, les qendar-
mes passèrent, les blindés suivirent. Le
peuple applaudit. détendu.
Le peuple est indépendant.
Le défilé continua. La milice de Baré KouJé
et de son Parti Social de l'Espoir arriva à
son tour. chemises rouges et pantalons bleus
peu rassurants.
Le peuple murmura. les mains moites, mais
applaudit, craintif.
Le peuple est indépendant.
Lorsque le signal de la séparation fut donn~
le peuple se demandait. à qauche et à droite,
où se trouvait le lieu des banquets. Le peu-
ple rëve de bombance. heureux.
Le peuple est indépendant.
Pendant que la tribune officielle se vidait,
le peuple s'éparpillait.
Il
rejoignait sa
niche.
Parlait de la journée mémorable. Des
légendes sur l'indépendance prenaient corps"
( 1) .
.
Cette page devient parodique. replacée dans l'ensem-
ble du roman:
la solennité de l'événement. les convictions du
peuple. en porte à faux avec celles du Président 8aré-Koulé :
la répétition du syntaqme : "Le peuple est indépendant". forme
d'insistance. sonne
en creux. Chaque paragraphe finit par un
qualificatif du peuple: (digne. fier. content. libre. détend~
( 1) l b id. p.
128.
- 492 -
craintif, heureux) dont l'ensemble à l'exception de l'avant
dernier, constitue le portrait robot du type d'homme projeté
par la société. Mais la parodie nait du décalage entre ce pro-
jet et la réalité: celle-ci est la confiscation des libertés,
la crainte permanente.
Sur le même ton, le narrateur des Crapauds-brousse
met en scène, le Président Sâ Matrak : Diouldé, rentré tout
apathique du travail, cherche à éviter sa mère et son épouse.
Mais celle-ci, distraitement, tourne le bouton du poste-rad10,
alors vrombit la voix habituelle d'un émissaire du Président
Sâ Matrak :
"Très chers compatriotes, aujourd'hui, le
devant de l'actualité est occupé par un é-
vénement grave, très grave. Qui l'eût cru?
Qui l'eût seulement imaginé? Pendant que
notre peuple entier serre les ranqs derriè-
re Sa Matrak, notre illustre président, et
s'en va à l'assaut du progrès et de la li-
berté, des individus obscurs, des créatures
nées par hasard sur notre sol maternel ram-
pent dans l'ombre, élaborent des plans ma-
chiavéliques contre notre oays, notre peu-
ple, notre cher président.
"Que se passe-t-il ?
"Un groupuscule, sournoisement infilitr<5
dans nos rangs, a dangereusement qravi les
marches de notre démocratie révolutionnaire
jusqu'à y occuper des postes de la plus hau-
te importance, ceci pour perpétrer des cri-
mes contre nos valeureux dirigeants, abat-
tre notre démocratie révolutionnaire et re-
mettre le pays sous le joug de l'impéria-
lisme international.
"Voici les faits: la viqilance de nos for-
ces de sécurité a permis de découvrir hier
un important stock d'armes chez Soriba,
haut fonctionnaire au ministère des Affai-
res étrangères.
"Mais qui est Soriba ? C'est cet élève mé-
diocre qui échoua deux fois au baccalauréat
avant de réussir celui-ci et de bénéficier
d'une bourse d'études en Allemagne dans le
- 493 -
cadre du noble programme de scolarisation
entrepris par le gouvernement sous l'égide
de notre chef immortel. Peu enclin aux étu-
des, il y mena une véritable vie de débauche
et réussit avec mille difficultés un diplôme
d'économie. De son propre aveu, on sait
maintenant que c'est quand il faisait ses
études dans ce pays qu'il fut recruté par
les services secrets d'une puissance très
grande. Son passé scolaire peu brillant et
le peu de confiance qu'il suscitait du fait
de ses fréquentations douteuses n'empêchè-
rent pas nos dirigeants de lui conférer la
haute responsabilité qu'il occupait.
"Mais, chers compatriotes, un proverbe bien
de chez nous dit: "On ne peut changer les
longues oreilles du lièvre."
Le tra'tre
vient de dévoiler son vrai visage. Le peuple,
tout le peuple ne tardera pas à lui infliger
la juste sanction qu'il mérite. Nous sommes
déjà sûrs que la vigilance et la lucidité de
ceux qui ont la lourde mission de nous con-
duire au bonheur ne failliront pas à cette
volonté du peuple."" (1)
Ce discours surprend par sa conformité dans la structure, dans
le fond et même dans le lexique,
avec
ceux
rituels du Pré-
sident Sékou Touré. Et plus encore, des expressions devenues
communes pour la plupart des responsables politiques africains
lorsqu'ils veulent "supprimer" un citoyen. On note par exemple:
"Q u i lie Ût cru ? Qui l' eût i ma gin
?" que s t ion s qui exp rima i ent
é
l'embarras du personnage
'"
cornelien dans le Cid, sont utilisées
pour montrer l' énormi té hors-mesure d'un comportement, au de-
meurant fabriqué de toutes pièces. "Notre peuple entier se
serre les rangs derrière Sâ Matrak"
l'notre illustre président"
progrès, liberté: Voilà les valeurs en péril, menacées par
"des individus obscurs", aux "plans machiavéliques".
Et comment y sont-ils parvenus? Ce sont des hypo-
crites, des "irresponsables" dit-on aussi, ailleurs, des
(1) Les crapauds-brousse, op. cit. pp. 113-115.
- 494 -
"groupuscules" soudoyés par "l'impérialisme international",)si
ce n'est le Parti Communiste. qui ont profité de la débonnai-
reté du régime pour "occuper des postes de la plus haute im-
portance".
Les Faits? Un stock d'armes découvert chez un des
meneurs qui fut "élève médiocre". et qui pourtant a bénéficié
d'une bourse d'étude grâce à l'incommensurable bonté et cha-
rité du "chef immortel".
On s'en remet enfin à la justice du peuole. Quoi de
plus classique que ce scénario dans l'Afrique moderne. Tout
lecteur ou auditeur (de radio) africain sourit, à le lire ou
,-
à l'entendre.
Tierno Monenembo ne s'en prive pas pour ridicu-
liser le Pouvoir. Le narrateur l'utilise entre quillemets pour
bien montrer qu'il n'en prend pas la responsabilité. On per-
çoit le même accent dans Le Jeune homme de sable de Williams
Sassine. Le souffle pUlssant de la radio annonce
"Les élèves dont les noms suivent sont ex-
clus jusqu'à nouvel ordre, en attendant
que notre Guide bien-aimé décide de leur
sort. ..
Il est temps de mettre de l'ordre
dans notre pays.
Il ne sera posslble de le
faire que quand les brebis galeuses, les
élèves pervertis et ..• " (1) etc ...
GUide bien-aimé, mettre de l'ordre, brebis galeuses, sont les
autres f l eurons du nouveau lexique politique de l'Afrique mo-
derne. Et cependant, le peuple danse quand le Guide bien-aimé
disparaît.
Quelques pages plus loin dans le même roman. un Mi-
nistre répond à l'allocution d'un ambassadeur
"Notre Guide bien-aimé vous prie de dire a
tous vos compatriotes que toutes les portes
l1) Le Jeune homme de sable, 00. c t t , , p. 51.
-
495 -
leur
sont ouvertes. Les étran~ers que nous
combattons ne viennent pas seu ement de 11
extérieur; on les rencontre chaque jour
parmi n~s enfants, nos frères" (1).
Les données immédiates du discours politique et la réalité
vécue
sont
en
parfaite
contradiction. C'est ce qui crée
la dérision. Nous avons des exemples ivoiriens d'un autre or-
dre : ce sont des discours ou comportements hypertrophiés, à
visée positivante.
Ils n'entrent donc pas dans la parodie,
nous y reviendrons dans le bilan thématique. Concluons à pré-
sent sur ce chapitre.
*
*
*
Nous avons fait le point du style descriotif et énu-
méré ses principales fonctions: certaines sont d'ordre essen-
tiellement littéraire, d'autres d'idéologies contestataires,
ou approbatrices. La parodie, elle, est refus: elle ridiculi-
se les discours et comportements politiques; montre leur di-
Sonance
par rapport à la réalité. Par exemple parler d'huma-
nisme, de fraternité, d'unité, d'amour du prochain, dans une
Afrique où les Pouvoirs affectionnent les crimes politiques,
l'arbitraire, une Afrique où~au nom du Développement Economi-
~, tout est permis. Enfin le discours parodique raille la
personnalisation du Peuvoir et le culte de la personnalité.
En ce sens, la parodie, apparait en partie comme un prolonge-
ment du sens de la description. Mais parodie et description
relèvent d'une longue tradition littéraire venue de l'Occi-
dent que nos écrivains adaptent à la spécificité de produc-
tions artistiques. Parmi eux, certains tentent de frayer des
chemins nouveaux. Ce sera l'objet du chapitre suivant.
(1) Ibid. p. 53.
-
496 -
CHAPITRE III
VERS UNE NOUVELLE ECRITURE
Deux procédés d'écriture sont concernés dans ce
chapitre: celui de Charles Zégoua Nokan, tout à fait parti-
culier, comme l'est le discours de l'espace-temps chez Aké
Loba dans la première partie de cette étude. Le second pro-
cédé est celui de l'écriture intertextuelle, commune aux
deux aires géographiques, mais avec une prédominance dans
le roman guinéen. Chez Charles Zégoua Nokan,
il s'agit essen-
tiellement de l'utilisation des couleurs comme forme d'expres-
sion qu'il est difficile de taire même si
l'exemple est unique
dans la mesure où l'auteur tente une écriture originale.
A -
CHARLES ZEGOUA NOKAN
LE LANGAGE DES COULEURS
La critique universitaire a retenu comme aspects
novateurs de l'écriture nokanienne,
le mélange des genres,
la
structure apparemment décousue de ses oeuvres,
le traitement
particulier du personnage féminin:
une Egérie protectrice de
la vie contre toutes les formes de.politique avilisante et
déshumanisante (1). Les thèmes baudelairiens de la chevelur~
du parfum et de l'azur)
les relents romantiques)
manifestent
l'évocation de la Nature: ciel, nuit, Jour, é~oiles, lune,
vent, aurore, crépuscule,
•.• ont souvent occulté l'effort
d'adaptation personnelle de son écriture à sa vision du
mon de (2).
( 1)
Gérard D. LEZOU,
(2)
Gérard D. LEZOU,
- 497 -
Bref, l'étude des influences a empêché de s'intésser à
l'excessive polychronie des univers nokaniens. Or ce dernier
aspect pose aussi question. En effet, les couleurs ne sem-
blent pas touJours signifier ce qu'elles désignent. Ainsi,
passe-t-on à côté d'une dimension essentielle de l'oeuvre si
on ne s'interroge sur le sémantisme des couleurs chez Charles
Zégoua Nokan.
Dans les pages suivantes, nous voudrions sou-
ligner quelques aspects à partir de : Le Soleil Noir point,
Violent était le Vent, et Les Petites rivières (1).
Il nous est apparu, à la lecture que les couleurs
du monde nokanien se répartissent en deux grandes zones:
les
couleurs franches ou entières, et les nuances ou couleurs
mitoyennes. Celles qui expriment soit la demi-clarté, soit
la demi-obscurité selon qu'elles tendent vers le clair (le
"clair-obscur") ou vers le sombre. Nous avons étudié ailleurs,
et de façon approfondie, ce microcosme coloré, par la méthode
des champs sémantiques. Nous nous contenterons ici de livrer
les résultats. Cette méthode a consisté à répérer les lexèmes
de couleur, et à les soumettre à une étude contextuelle. On
arrive ainsi à construire des figures lexématiques, d'où se
dégagent
les
réseaux
significatifs (2). ~1ais
elle a nécessité, au préalable, une étude statistique des
couleurs d'un texte à l'autre (3) .. Celle-ci met au clair les
différents types de couleurs (franches et nuances) et démontre
que des trois récits de Charles Zégoua Nokan, Le Soleil noir
point, Violent était le Vent, et Les Petites Rivières, .
(1)
Respectivement les éditions Présence Africaine, 1962, Présence Afri-
caine, 1966 et CEDA 1983. Les Petites rivières débordent de notre
corpus, mais nous l'avons intégré à dessein pour avoir une idée
exhaustive du discours des couleurs.
(2)
(3)
étude statistique des couleurs des oeuvres
- 498 -
le premier représente l'univers
le plus lumineux
: 129
lexèmes de luminosité, soit un univers à 43,4 % lumineux,
puis arrive en seconde position, Les Petites rivières:
102 lexèmes de luminosité, soit un univers à 34,3 % lumi-
neux, et enfin Violent était le vent:
66 lexèmes, soit
un univers à 22,2 % lumineux
Ce dernier roman est en
revanche à 37,9 % sombre, contre 31,4 1, pour Le Soleil noir
point et 30,5 % pour Les Petites Rivières. Considéré dans
sa globalité, l'univers nokanien est à prédominance claire
ou lumineuse, soit 54 % de luminosité, 39,27 % sombre, et
par voie de conséquence 6,73 % rouge. Mais nous reconnais-
sons que dans l'étude des nuances, toute une frange de cou-
leurs a été occultée, le tableau ne permettant pas de la
mettre en valeur, il s'agit de l'assemblage de couleurs que
réalise le discours littéraire pour créer des nuances. D'où
l'intérêt de l'analyse sémantique fondée sur la mise en place
des figures lexématiques.
Nous nous sommes inspiré dans ce dernier aspect,
des travaux du Groupe d'Entrevernes, notamment dans son
ovurage Analyse Sémiotique des textes.
Introduction, théorie,
Pratigue (1).
La démarche consiste à examiner les différents
contextes d"occurrence des lexèmes désignant une couleur.
Ce procédé conduit à mettre en valeur les différents effets
de sens, ou le signifié de chaque lexème et ses différentes
réalisations dans le parcours discursif. Ces réalisations
constituent des sémèmes.
Précisons davantage: le lexème
(1)
Presses Universitaires de Lyon, 1977, pp. 89-99.
- 499 -
c'est le mot tel qu'il est donné par le lexique d'une langue.
Par exemple, comme nous le verrons dans les analyses à venir,
(Noir) est un lexème, défini dans le dictionnaire comme
"absence de lumière", ce signifié ou sème en constitue le
noyau stable. Mais en réalité, c'est un paquet de sèmes qui
porte uniquement sur le contenu d'unités
lexicales. Il peut
se réaliser dans plusieurs énoncés sous des significations
différentes (ou effets de sens), reliées non plus à des mots
ou lexèmes, mais à des contextes ou à des situations de dis-
cours, ce sont des.sémèmes (1). D'où les notions de figures
lexématiques et de parcours sémémiques que nous sommes amené
à utiliser, sachant que "figures" désigne des "unités de
contenu qui
servent à qualifier, en quelque sorte, à habiller,
les rôles actantiels et les fonctions qu'ils remplissent" (2).
En ce qui nous concerne précisément, il s'agit de figures
lexématiques, c'est-à-dire, "des unités du contenu, stable
définies par leur noyau permanent dont
les virtualités se
réalisent diversement selon les contextes" (3). Compte tenu
du dénombrement exhaustif des éléments lexicaux, nous ne
retiendrons que
les lexèmes de couleur ayant au Inoins cinq
occurrences que nous référon$ aux distinctions posées au
début:
couleurs franches et couleurs d~ nuance.
1 -
LES COULEURS FRANCHES
A titre d'exemple, nous nous limiterons à l'étude
du lexème
Blanc
et ses substituts lexicaux dans Le Soleil
noir point.
(1)
A.J. GREIMAS
Sémanti~ue structurale, Larousse, 1966, pp. 27-28
et 42-5 •
(2)
Groupe d'Entrevernes, p. 89.
(3)
Ibid., p. 91.
- 500 -
Dans le roman, le lexème
blanc
connaft
76 occurrences (94 avec les lexèmes voisins, que nous avons
appelés ses substituts lexicaux) et déploie un réseau de sept
sémèmes. La première apparition du mot est telle Que le diction-
naire le définit: il s'agit d'une "pirogue (qui) touche un
banc de sable blanc où l'ombre semblait s'évaporer" (sic)
lors
de l'arrivée de Tanou et Amah à l'embarcation d'un
petit village côtier, le petit matin. La fuite de l'ombre an-
nonçant le petit matin renforce et confère un autre sens au
lexème blanc. Il devient la lumière du jour par opposition à
"colon" en Afrique. Mais une fois en Europe, le héros élargit
son sens à l'idée de "race"
sans lui affecter une connotation
raciste.
Ici, le lexème devient extrêmement
polysémique. Tour
à tour,
il sera le symbole de l'amour lorsqu'une Européenne,
en guise de déclaration d'amour, offrira au héros une "rose
blanche à la senteur douce"
(p. 24), l'expression de la nos-
talgie lorsque pensant à "la blanche mousse du vin de palme",
les souvenirs de son Afrique natale l'envahissent. Le (blanc)
est aussi le signe de la modernité, incarnée par la ville du
type occidental, par opposition au village africain sv~bole
de la traditionnalité. En effet, revenu dans son pays natal
après ses études en France, le héros voit partout des maisons
blanches à la place des cases d'autrefois. Précisons que mo-
dernité, dans cet exemple précis du Soleil noir point signifie
simplement évolution, changement. Elle n'impl ique pas forcé-
ment une connotation positive. Mais le (blanc), c'est aussi
une couleur de "mort" : un "visage e xs a ncu.e" (p. 43) est ce-
lui d"'une chair exsangue"
(p. 44), une chair sans vie. Cette
brève analyse permet de construire la figure lexé~atique du
mot blanc dans Le Soleil noir point.
Figure lexématique
(blanc)
noyau stable
"couleur blanche"
parcours sémé-
miques
21 31
'J 51 6
7
,
,
,
colon
race
j our
Afri que
Amour
Modernité
Mort
(1 umi ère)
- 501 -
On constate que le parcours déployé est relativement
riche (7 sémèmes) dont deux négatifs: "colons"
et "mort".
Nous avons cependant noté un emploi particulier que cette
figure occulte. Par un phénomène de réduplication, (blanc)
acquiert un sens superlatif, qui est ici, curieusement appli-
que a un personnage blanc, Julien, "un Blanc au coeur d'ar-
gent, l'ami des Noirs, chassé par ses compatriotes" (p. 52).
Le "coeur d'argent", c'est le "coeur plus que blanc", "pur",
"sans méchanceté", "sans pr j uqé s ", un "coeur généreux".
Il
é
faut à ce coeur, donc à Julien, une telle force sémantique
pour transcender les contradictions internes et conJoindre
la traditionnelle disJonction Blanc vs Noir.
Les autres lexèmes de couleurs franches pouvant
être considérés comme des substituts ou des prolongements
de "blanc" sont: Soleil, (15 occurrences), lumières (la
occurrences), Jour (14 occurrences).
Une analyse semblable des lexèmes des couleurs a
conduit à dresser d'une part un tableau récapitulatif des
figures
lexématigues de la clarté et de l'autre, un tableau
récapitulatif des figures lexématiques de l'obscurité dans
l'ensemble des récits de Charles Nokan (1). Nous retenons
pour l'instant que
l'ensemble des couleurs franches expri-
mant le Blanc ou la Lumière, donne lieu à des parcours qui
totalisent environ 64 sémèmes dont 5 seulement négatifs;
nous plaçant ici dans l'optique des textes, ce sont "colon",
"mort", "infini", (Dieu), "vieillesse" et "tristesse". C'est
dire que le monde de la "clarté"
exprime chez Nokan, un
univers à dominance euphorique, et plus encore optimiste
comme nous le verrons plus loin. En effet, la plupart des
signifiés dérivant de ces lexèmes se ramènent soit à un état
(1)
Cf. Annexe
Tableau 2
récapitulatif des figures léxématiques
de la clarté.
- Talbeau 3
récapitulatif des figures lexématiques
de l'obscurité.
-
502 -
d'euphorie proJetée, disons mieux, à un processus dont le
résultat sera euphorique: Libération, Force libératrice,
Eveil ou Prise de conscience, Naissance, Espérance, On note
également que l'état d'euphorie,
lui-même est souvent passa-
ger : le monde de la clarté, de la lumière. est pour demain,
un demain à inventer. Cela explique la récurrence du sémème
"Espérance"
présent dans les parcours de la quasi totalité
des
lexèmes dénotant la notion de "clarté".
Il connaît comme
variante: force libératrice. naissance. éveil
(prise) de
conscience.
Quant au lexème
Noir
et ses substituts, il connaît
un parcours composé de trois sémèmes : "race". "beauté".
"mort". Comme nous l'avons vu précédemment pour le lexème
(Blanc),
(Noir) ne comporte aucune connotation valorisante,
ni dévalorisante lorsqu'il désigne la "race". C'est un
lexème sémantiquement très pauvre. En revanche.
(Nuit) qui
le prolonge est relativement riche avec ses 24 occurrences.
Il garde en grande partie son sens lexical propre:
"dispa-
rition de la lumière du Jour. de soleil". Mais ses sens
connotatifs et métaphoriques.
lui donnent le sens de "p r c-
tection des secrets des amoureux". de "cadre généreux".
parce que Justement la nuit abrite les réjouissances popu-
laires et sert de refuge contre l'adversité. Elle est le
lieu du bien-être, du bonheur. et le berceau de l'espérance
dans la mesure où elle enfante le jour et la lumière. On
rencontre souvent le terme dans un syntagme qui en renforce
le sens par exemple "nuit qui chante"
comme dans la lettre
de Tanou à Sarah, dès son retour en Afrique
"Douces sont la perpétuelle présenEe de
l'absente
La non-union des corps
L'éternité de la nuit qui chante 1"
(LSNP, 35) (1).
(1)
Lire
Le Soleil noir point, p. 35.
- 503 -
Ici la nuit devient le lieu du bonheur sans fin,
parce que rémémorant des souYenir~ inoubliables.
La réduplication "obscure nuit" (1) qui
insiste sur
l'intensité de la nuit entraîne un superlatif d'égale valeur
pour l'intensité de la lumière du Jour qui en naîtra. Plus
la nuit est noire, plus l'espoir est 9rand d'en sortir.
Mais la nuit n'est pas qu'euphori~ue : elle peut
aussi être ou engendrer la tristesse,
le malheur. et la mort.
C'est dire que le même terme, selon les contextes, peut enge~
drer, chez Charles Zégoua Nokan, des si9nifiés contraires.
Au total, et contre toute attente,
le lexème "nuit"
développe un parcours sémémique très riche, une dizaine
d'éléments plus positifs que négatifs:
la nuit est un pas-
sage vers un monde meilleur.
Il est complété par le lexème
(ténèbres) apparaissant quatre fois, et se réalisant en deux
sémèmes.
Les ténèbres sont source de la révolution.
Appliquant le même procédé aux deux autres récits
de l'auteur (2), on constate que
le (Noir) développe un par-
cours sémémique plus riche dans Violent était le vent (7
sémèmes) que dans Les Petites Rivières (4 sémèmes) et l!
Soleil noir point (3 sémèmes). Mais tous les trois récits
ont deux sémèmes en commun "race"
et "beauté", alors que
(Noir) donne lieu à 5 sémèmes nouveaux dans Le Soleil noir
point, "Afrique-continent", "peur", "méchanceté" et "sau-
vagerie", deux dans Les Petites Rivières:
(Noir) est source
(1)
Le Soleil noir point, op. cit., p. 60.
(2)
Cf. Tableau 3, annexes.
- 504 -
de vie, donc espérance et, en même temps qualifie une foule
indénombrable: une pléthore. Dans le cadre de la couleur
noire, seul Le Soleil noir point associe à cette couleur
j'idée de "Mort".
La deuxième couleur prolongeant l'idée de noir
est
la Nuit, (24 occurrences) dont les contextes et les champs
sémantiques sont aussi ceux de (obscurité) (6 occurrences),
(ténèbres) (4 occurrences) soit un total de 34 occurrences.
Il développe des parcours d'égale richesse dans les trois
récits, mais l'idée récurrente et commune dans les trois
textes à la fois, c'est que la nuit est protectrice et dis-
crète, d'une façon générale: elle protège sinon couvre les
secrets amoureux, comme elle protège les militants de la
révolution et singulièrement,
les guérilleros des Petites
Rivières.
Elle apparaît ainsi comme "source de destruction
du mal" ; somme toute, porteuse d'espérance.
Reste enfin le lexème
Rouge.
En tant que lexème de couleur, il produit un effet
déceptif, compte tenu de l'étiquette qui
lui est accolée, et
qui constitue aussi un stéréotype:
la révolution. En effet,
il connaît 13 occurrences dans Le Soleil noir point (8,5 %
des
lexèmes de couleur de ce récit), 7 occurrences dans
Violent était le vent (6,4 1), 17 occurrences dans Les Peti-
tes Rivières (14,6 1) soit un total de 37 occurrences sur
376 lexèmes de couleur que connatt l'univers des trois
récits réunis (9,8 %). Ces chiffres contrarient, A première
vue, les a priori des lecteurs qui associent le "Rouge"
~
l'idée de révolution. L'idée étant effectivement récurrente
chez l'auteur,
quelle interprétation donner ~ l'univers
très peu "rouge"
de son monde ?
-
505 -
En klutre les réalisations de ce lexème sont quati-
tativement pauvres. Il signifie, prononcé par l'amie occiden-
tale de Kossia, Sarah, "le bonheur total". Dans ses autres
occurr~nces, il signifie ou la beauté (surtout de la nature)
ou la Joie éphémère, celle que pr o cu r e nt les "paradis artifi-
ciels"
comme le vin,
l'amour ... Notons que sous la plume de
Charles Nokan,
le feu,
la flamme,
et le crépuscule sont
rouges. Le crépuscule apparaît souvent dans les mêmes con-
textes que "pourpre". Il annonce le "commencement" ou la
"naissance" du repos, du bien-être, de la dignité, ou, pour
tout dire la libération (1). L'ensemble des occurrences du
lexème et ses variantes se réalisent au moins, en 20 éléments
dans les trois récits qui peuvent se résumer en quelques
mots: destruction des injustices, espérance de la libéra-
tion qui sera consécutive à la révolution que paraît symbo-
liser le Rouge.
II -
L'UNIVERS DES NUANCES
Dans nos propos liminaires,
nous annoncions un univers
de nuances. En effet, dans l'Univers imaginaire de Charles
Zégoua Nokan, à côté des couleurs entières que constituent
le blanc, le noir et le rouge,
il y a une partie faite de
nuances, de demi-teintes que nous avons aprelées aussi des
couleurs-mitoyennes. E11~aussi méritent une exploitation.
Nous distinguerons parmi ces couleurs, celles proches du
clair: c'est le "clair-obscur", et celles qui tendent vers
(1)
Cf. Annexe, Tableau 4 : Récapitulatif des figures
lexémati~ues de
Rouge
.
- 506 -
le noir, ou le sombre. Nous partirons d'un rélevé exhaustif
consigné dans un tableau (1). L'examen du tableau permet
les remarques suivantes:
a)
Le "clair-obscur"
les couleurs ainsi quali-
fiées sont celles lexicalisées dans les termes:
lueur de
la lune, des étoiles, aurore, rose, aube, j a une . De ces
couleurs, quatre seulement apparaissent dans Le Soleil noir
point:
"clair de lune",
"aurore" et "rose". Elles totali-
sent 20 occurrences sur 41 couleurs ~ue compte l'univers
des nuances de ce récit; trois apparaissent également dans
Violent était le vent
aurore, rose, et aube pour un total
de 14 occurrences sur 35 couleurs de nuance que compte ce
récit. Avec Les Petites Rivières, qui compte 55 occurrences
de couleur de nuance,
nous dénombrons 6 couleurs du "clair-
obscur"
: lueur de la lune, aurore, rose,
aube, étoile, Jaune,
qui
apparaissent 26 fois dans
l'oeuvre.
b)
Les couleurs tendant vers le sombre: elles sont
au nombre de 5 dans Le Soleil noir point: ombre, sombre. roux,
vert, bleu, gris. Elles totalisent 14 occurrences. Dans Vio-
lent était le vent,
deux couleurs seulement tendent vers le
sombre,
~
et
connaissent 21 oc c ur r e nc e s . Les
Petites Rivières connaft 6 couleurs de nuances: ombre, som-
bre, roux, vert, bleu, gris dont 29 occurrences. Des trois
récits,
la tendance au clair est plus accusée dans Le Soleil
noir point,
les deux autres tendent vers le sombre.
(1)
Cf. Annexes, tableau 5
Récapitulatif des couleurs de
nuances.
- 507 -
Dans l'ensemble, l'univers des nuances est plus
clair que sombre: sur 131 occurrences de lexèmes de couleurs
de cette nature, nous dénombrons 67 occurrences du "clair-
obscur" et 64 occurrences de la tendance vers le sombre. Ce
qui confirme nos vues extraites de l'analyse du tableau 1.
Donc, la toute première vérité du discours des couleurs,
relative à l'univers imaginaire de Nokan, c'est qu'il exprime
un univers lumineux. La lumière serait-elle un symbole et de
quoi? Et que signifieraient alors les univers à dominante
sombre ?
Le sens profond de l'oeuvre, au plan du discours
des couleurs, pourrait être révélé
par les réseaux qui se
tissent, par opposition, ou association
III - ANALAYSE CONTEXTUELLE ET RESEAU DE SIGNIFICATION
1)
Au niveau des couleurs franches
La premlere impression qui ressort de ce rélev~
exhaustif, est une impression de dispersion - de dispersiol1
sémantique - Car aucun signifié précis n'est attaché à llll
lexème de couleur précis: plus explicitement, on ne peut
pas dire que (Noir) signifie telle chose dans l'oeuvre de
Charles Nokan, comme on peut dire par exemple: la Gifle signi-
fie la rupture définitive dans les romans d'Aké Loba. Le
lexème (Noir) partage des signifiés avec les lexèmes (blanc),
(rouge) et vice-versa. Donc,
au plan de la lecture des COu-
leurs, nous n'avons pas de clé, l'auteur ne nous a pas encore
livré son "secret". Nous avons vu plus haut que (Blanc) et ses
prolongements, selon les contextes, signifient: amour, bonheur,
joie, beauté, liberté, libération, force libératrice, ~veil ou
-
508 -
prise de conscience et même mort. Dans ces signifiés, existent
aussi l'idée d'un processus, d'une tension vers un but. Le
monde de la lumière est à créer, à inventer, ce qui explique
la récurrence et l'omniprésence du sémème "espérance" dans les
lexèmes désignant la couleur blanche et ses prolongements.
Nous retrouvons tout cela, dans les réalisations d~ lexème
(Noir) qui ajoute à la liste, l'idée de discrétion dans la
protection des secrets amoureux, de refuge pour les militants,
les guerrilleros mais aussi source de destruction des injus-
tices sociales qui cachent la lumière. Ce dernier sémème appa-
raît également dans les réalisations du lexème (roulle) dont
les parcours restent sensiblement les mêmes que précédemment.
D'où la difficulté de mettre en place des réseaux d'opposi-
tions hermétiques--Rouge, Noir et Blanc/lumière, entrent en
conjonction pour créer un monde nouveau, les disjonctions sont
vite résorbées. C'est en réalité une conjonction sur fond de
disjonction. Deux exemples suffisent pour le montrer: blanc et
noir qui s'opposent au plan de leurs signifiés iMmédiats dé-
signent aussi
la race. Mais le texte précisément, pour éviter
d'inférer de l'opposition de couleur une opposition raciale à
caractère raciste, utilise pour marquer l'antagonisme, le le-
xème colon qui s'oppose naturellement à colonisé, étant enten-
du qu'il se trouve des Blancs qui n'ont pas la mentalité du
colon, comme Julien dans Le Soleil noir point. Un autre réseau
d'oppositions apparait dans ombre VS lumière, mais ici "ombre"
renvoie à obscurantisme qui s'oppose à éveil de conscience.
Prenons par exemple la citation suivante:
"Il nous faut nous réveiller, ouvrir
grandement les yeux, créer une vie nou:
velle. L'ombre épaisse qui nous entoure
annonce l'aurore de la liberté" (VEV, 98).
La lumière matérialisée dans l'éveil, les yeux qui s'
ouvrent, dissipent le colonialisme, l'ombre épaisse, et annon-
ce l'aurore de la liberté. Dans le rapport obscurantismelcolo-
-
509 -
nialisme VS lumière. le lexème (ténèbres) appara~t souvent.
associé à colonialisme. Mais survient touJours la victoire
de la lumière contre le colonialisme. L'obscurantisme.
l'exploitation de l'homme par l'homme ne sont d'aucune race.
Ceux que nous
avons vécus ont été un accident de l'histoire
et ceux 'lue nous vivons
sont en grande partie endogènes. Nous
avons commencé une autre histoire,
tributaire de la première.
bien entendu. mais nous en sommes les acteurs essentiels.
Mais enfin, comment se tissent ces réseaux, et que
disent-ils au niveau des couleurs de nuançes ?
2)
Au niveau des couleurs de nuances
Sous
la plume de Charles Zégoua Nokan,
la lueur de
la lune et des étoiles énoncent des cadres descriptifs dont
sourd la poésie. Dans le premier tableau,
les lueurs mettent
en valeur la beauté des corps qui se meuvent dans une piro~ue
glissant sur le Barna. Le contraste créé par les corps noirs
des personnages, entre le blanc laiteux de la lune, et le banc de
sable blanc sur lequel accoste la pirogue
enC]l'JHll'e une harmonie
douce et bienfaisante.
Ce même scénario est repris quelques
pages plus loin
"La nuit. au bord de la lagune!
Douces sont la fraîcheur.
la promenade
de la lune sur l'eau !"
Ici. ce sont les militants Nob a , Soma. Co n i a , et
é
Mohassé qui se prélassent et rêvent en attendant de s'organi-
ser pour aider le peuple à prendre conscience de sa situation.
La clarté de la lune et des étoiles, un thème descriptif et
hautement poétique fonctionne comme adJuvant des militants
nokaniens. Par sa poésie. l'auteur se fait chantre de la beau-
té de la nature. et même des hommes,
car chez Charles Nokan.
le militant est touJours beau. Qu'on se rappelle Sarmanan dans
- 510 -
Les Petites Rivières et surtout Aube dans Le Soleil noir point.
Personnage, Aube est d'abord une couleur, et comme telle,
il'
est un lexème particulièrement affectionné par l'écrivain.
Il
partage
ses
fonctions poétiques et descripti-
ves avec l'aurore "plus belle que la nuit", lit-on dans Le
Soleil noir point. Mais plus significative encore, est la for-
te connotation des deux termes qui semblent constituer des
pièces maîtresses du projet de société nokanien. En effet, au-
be et aurore sont bien entendu beauté, mais aussi symbole du
"commencement", de "l'origine", et de "l'avenir". Si Nobéa,
personnage du Soleil noir point invoque Sas sou comme "berceau
de l'aurore de (sa) vie",
le "djombolo" de l'artiste,
toujours dans le même récit,
"chante un avenir. Je suis l 'aube ~leue
qui marche, la mprveilleuse aurore de la
liberté !" (1),
Et lorsque, à la fin du même récit, Kofi est arrêté
pour ses activités politiques, le narrateur déclare:
"Kofi, nous ne t'oublions pas, tu seras
ici quand l'Aurore s'éclaircira. Tu re-
viendras avec le Soleil noir qui, là-bas,
à l'horizon, lutte pour sa dé l t v r a nce I Z) .
v
On comprend aisément, à la lumière de ces analyses
que sous la plume de Charles Nokan,
(aube) et (aurore) sont
interchangeables au plan sémantique:
ils forment un réseau
d'association. On pouvait s'en douter, car au-delà de la cou-
leur, à laquelle renvoient ces deux termes, ceux-ci désignent
une même réalité, le petit matin. La conjonction des tons en-
traîne ici, une conjonction de sens. A l'opposé, il yale
crépuscule, tantôt jaune, tantôt rose, tantôt rouge: tout en
signifiant "fin", il exprime également l'espérance et la beau-
(1)
Le Soleil noir point, op. cit., p. 51.
( 2)
1bid., p. 70.
- 511 -
té. Le principe semble jouer en partie en passant de (aurore/
aube) A (rose) et (jaune). En effet, si dans Le Soleil noir
point, la couleur rose symbolise la gaieté, et l'espérance,
elle est la couleur de l'aurore et de la be au té dans Violent
était le vent: "la plus belle fille"
a des "yeux roses dans
un visage noir", de même que la belle femme est parée d'un
"corsage rose"(l).
Au total, les tons exprimant une couleur orientée
vers le "clair obscur", décrivent des univers de passage vers
un univers de clarté totale d'où seront absentes les injusti-
ces, l'exploitation de l'homme par l'homme.
*
*
*
Mais nous avons noté aussi des nuances à dominante
sombre. Ce sont
ombre,
sombr"e,
'"aux,
vert,
bleu, gris. Nous savons que les tons clairs sont supérieurs
en nombre dans Le Soleil noir point et inférieurs dans les
deux autres récits. Si la clarté signifie l'optimisme, comment
expliquer que les univers de nuances soient plus sombres dans
les deux autres romans, et singulièrement dans Les Petites
Rivières alors qu'ici, les combattants pour la liberté ont ga-
gné la victoire et que Niangue est au pouvoir 7
"L'armée révolutionnaire a pris presque
toutes les villes. Sonne l 'heure de notre
qrande victoire, historique, se lève le
matin de la véritable liberté, du socia-
lis me ... " (2) .
Et une page plus loin:
"Niangue est élu président de la Républi-
que Populaire de Tassiano. Assis, son
vaste front dans sa main gauche, il rédi-
(1)
Violent était le vent, op. cit., p. 21.
(2)
Les Petites Rivières, op. c i t . , p. 108.
- 512 -
ge un appel aux prolétaires africains" (1).
Est-ce l'âpreté du combat qui a assombri l'univers
du roman? Tentons une analyse contextuelle de quelques lexè-
mes de couleur de nuances, en premier lieu, le lexème (ombre).
Nous ne pouvons répondre d'emblée à la question compte tenu de
la polysémie du lexème. Les contextes sémantiques lui attri-
buent des valeurs quelquefois opposées. Si dans Le Soleil
noir point, il connote l'espérance, parce qu'au bout de l'om-
bre il y a la lumière, il préfigure la libération prochaine
dans Les Petites Rivières
"Bientôt, proclame le narrateur, le grand
arbre rouge étendra sur notre pays son
ombre bienfaisante."
(p. 80).
Mais il ne demeure pas moins que l'ombre exprime le
déclin du jour et plus, l'approche de la mort. Le lexème abri-
te entre autres, deux sémèmes contradictoires: mort, vie. C'
est surtout dans Violent était le vent que l'auteur exploite
toutes l es ressources de ce lexème, que nous ne pouvons reprendre
ici parce que ce ne serait que redites, retenons seulement que
ce roman accentue l'opposition ombre VS lumière parallèlement
à l'opposition obscurantisme VS éveil
de la conscience. En fin
de compte, la prise de conscience qui débouche sur la lutte de
libération est toujours postulée comme devant réussir. Donc la
présence de l'ombre n'est pas nécessairement néqative, l'ombre
est grosse de lumière comme la mort du combattant au front
galvanise les militants.
Au total, le monde des couleurs de nuances apparaft
comme un univers en pointillés, en passe de devenir un univers
ensoleillé, la Cité Idéale au sens des idéologies utopistes.
Cet univers est déjà beau avant la lettre, s'il est en plus
bleu. Mais un aspect échappe si l'on n'y prend garde, c'est le
(1)
Ibid., p. 109.
- 513 -
fait que les textes vont au-delà des lexèmes de couleur comme
si ceux-ci ne suffisaient pas à réaliser des nuances parfaites.
L'auteur associe ainsi lui-même, un certain nombre de couleurs
et leur prédésigne un senso On a ici, au niveau du discours
des couleurs, un niveau auto-interprélatif, un métadiscours
à l'attention du lecteur. A l'analyse, il nous est apparu que
c'est dans ces amalgames que se dessinent les véritables con-
tours des prOjets de sociétés des univers nokaniens. Et l'ar-
mature de base de ces projets, c'est la beauté. Le monde qui
se crée, qui se rêve, est d'abord un monde beau, c'est pres-
qu'un critère de son efficacité.
Mais les ensembles de couleurs qui instaurent la
beauté, ne sont pas tOUjours les mêmes. Par exemple, l'ensem-
ble blanc/vert Qui constitue l'identité de Sarah (la blonde
aux yeux verts) en fait une femme belle, de même qu'Amah, la
Négresse aux dents blanches est belle femme. Ce sont des pon-
cifs, il est vral, dont l'écrivain est tributaire à son insu.
Mais aux pages 37-38 du Soleil noir point, il définit la beau-
»0..\\ r,·e.
té idéale, elle est "gnasséence", (de Gnassé,
la ~ar1;ie ima-
ginaire du personnage), une reine de, beauté, qui donne ainsi
son identité:
"Princesse de Gnassé, mon nom est Aube,
parce que Je naquis à l'heure où l'aurore
gnasséenne apparaît plus belle que la
nuit étoilée, parce qu'en outre mon teint
est clair",
La beauté apparaît essentiellement sous une couleur
de transition. Mais elle a besoin d'un cadre pour s'épanouir.
Celui-ci est généralement formé de la conjugaison des couleurs
rouge, rose, bleu, des couleurs du crépuscule (pourpre et or),
le blanc, et le vert. C'est un cadre de rêve qui permet l'éclo-
sion de l'amour et sa consommation. C'est pourquoi, il procure,
non seulement le bonheur physique, mais aussi un état d'8me
auquel contribue l'azur:
la paix.
- 514 -
Enfin la vision de la Cité Future, très poétique-
ment décrite A la page 31 de Les Petites Rivières, eMbaume le
narrateur d'espérance, contenue dans plusieurs ensembles de
couleurs comme blanc-bleu, rose-soleil et l'addition de soleil,
rouge et noir. Nous terminerons Dar deux citations qui circons-
crivent bien les projets de sociétés nokaniennes, dans Les Pe-
tites Rivières.
1) "Je rêve aux soirs rouges sur les rives
de l'Abamao, aux man ou i e r s et acacias
en fleurs,
à nos soeurs noires et claires comme
des oranges mûres. Je rêve à des temps
plus lumineux que ceux d'hier, d'au-
jourd'hui, A un avenir ensoleillé, et
les jours me paraissent 10nQs" (p. 31).
2) "Je t'accompagnerai jusqu'à la lumière
Qui va sourdre
de ton dur comb a t ...
Des oiseaux verts, jaunes et rouges
volent de branche en branche ... " (p.72)
Il nous faut répondre à un certain nombre de ques-
tions à
présent.
Un premier constat nous a fr~rré. c'
est l'assombrissement progressif des univers des oeUVI'ps, du
premier au troisième récit. La réponse est psycho-sociologique,
avec des i mpli c a t ion s i dé 0 l 0Cl i que s : Le Soleil no i '=- l~l_in-.!. est
une oeuvre de jeunesse. L'auteur à ce moment-là, voy~it cer-
tainement la vie en rose, pour parler familièrement. S~ con-
fiance en la libération de l'Afrique n'était traversée par au-
cun doute. Ce grand optimisme transparaît dans l'oeuvre. Quand
parait Violent était le vent, nous sommes en 1966. L'euphorie
créée par les indépendances de 1961 commençait à être battue
en brèche. Kotibôh y a contribué grandement. En outre, ce ro-
man a été écrit en prison, qu'on pourrait métaphoriser dans le
terme de ténèbres. Quant A Les Petites Rivières, dont l'uni-
vers est plus sombre contrairement à l'attente du lecteur, les
raisons nous viennent de l'idéologie même du texte: nous
avons vu dans nos analyses précédentes que, plus l'obscurité
- 515 --
est grande, plus l'espoir d'en sortir est grand. Or une lec-
ture au plan du contenu comme il sied bien aux oeuvres de
No kan , rend bien compte de la gravité de l'enjeu, et de l'im-
portance des risques qu'ont pris les guerrilleros : les souf-
frances, les destructions, les morts ne pouvaient Que ternir
l'univers de l'oeuvre, sans altérer la capacité des militants
à vaincre.
Nous le savons maintenant, nuit, ténèbres, ne sont
pas forcément synonymes de tristesse, désespoir et mort.
D'ailleurs nous l'avons vu aussi, le lexème (nuit) produit
des signifiés plus positifs que négatifs, la nuit est porteu-
se d'espérance.
Enfin.1dernière question, pourquoi des univers très
peu rouges, venant d'un écrivain révolutionnaire? Si le Rou-
ge symbolise la révolution, chez Charles Nokan, il est poly-
sémique comme toutes les autres couleurs. En outre, si l'é-
crivain met en scène des personnages révolutionnaires, les
situations, elles ne le sont pas. Cette réponse n'est pas
suffisante, mais les textes ne nous donnent pas plus d'élé-
ments. De toutes manières, il ne nous semble pas qu'il y ait
une symbolique des couleurs chez Charles Légoua Nokan. Les
couleurs sont polysémiques. Si nous prenons par exemple le
Noir et le Rouge, sur le plan sémantique, ils se recoupent:
ils ont le sémème "beauté" en commun bien que d'autres soient
différents et même opposés. Noir désigne en outre race, mé-
chanceté, sauvagerie, mort et par métonymie, Afrique. Et
Rouge, bonheur total, joie éphémère. Sur le plan connotatif,
les
deux
couleurs
se
confondent
presque
le
Noir
enfante
la
Lumière,
il
est
passage
verS
l'espéran-
ce,
le
bonheur.
Il
est
lieu
de
pr~paration,
- 516 -
source de la révolution libératrice. Bref, le Noir est le dé-
but du commencement. Le Rouge lui, surtout celui du crépuscule,
ou l'aurore, il est "commencement", "naissance". La couleur
n'est donc pas un symbole poétique chez Charles Nokan, elle
est une relation codée, dénotative. Son sens n'est pas figé,
il est dynamique au double sens du terme. D'abord au olan dé-
notatif comme nous venons de le montrer et ensuite par sa re-
lation dialectique avec les autres couleurs. Il n'y a pas d'
opposition irréductible entre le Noir et Te Rouge, ni entre le
Blanc et le Noir. De la conjonction des deux surgit une situa-
tion neuve et meilleure. Résumons-nous.
L'examen au double plan lexématioue et sémantique
des deux catégories de couleurs dans les oeuvres de Charles
Nokan, montre que l'univers nokanien n'est pas une dichotomie,
ni un manichéisme fixistes.
Il y a une situation conflictuelle
entre les couleurs noires et les couleurs blanches, entre le
sombre et le clair; mais elles sont douées d'un dynamisme in-
terne qui tend à la résorption du noir et du sombre. En d'au-
tres termes, si le Riche (ou le Pouvoir) est à la lumière, au
soleil, il a aussi un pied dans l'ombre, celle-ci n'aura de
cesse que de combattre la lumière et de s'en emparer, car la
nuit peut "aveugler le soleil". L'Univers de Charles ~Iokan
est orienté de la Nuit vers la Lumière; la nuit ou l'ombre
est un monde de passage, un monde de transition dont l'abou-
tissement positif est la lumière, entendue comme la Cité Idéa-
le. C'est nourquoi, quel que soit le bout par lequel on entre
dans son oeuvre, et si l'on prend la peine de s'intéresser au
niveau sémantique, tout ramène pour l'instant à un noyau que
l'on pourrait appeler un "archsémème", : ESPERANCE, mais l'es-
pérance en un monde de BEAUTE.
- 517 -
Charles Nokan nous initie à un discours des cou-
leurs, comme on parle depuis peu, d'un discours de l'espace.
Ainsi, parti du lexique et de l'influence pré-
symolistes, en particulier ceux de Charles Baudelaire, Zégoua
Nokan élargit, non seulement l'éventai l de ses couleurs, mais
adapte leurs contenus à une idéologie donnée,
la sienne.
Il
en résulte une écriture tout à fait personnelle quel 'on peut
dés 0 r mai s a JOu ter au nom br e des e sin nova t ion s f 0 r rn e l les. Le
langage des couleurs participe pleinement de la quête de per-
sonnalité littéraire,
autant que de la quête de la
cité
1dé ale,
une des for mes i magi n air e s de l a pel' son n a lit é n a t i on ale .
Mais Charles Zégoua Nokan se préoccupe aussi
des autres formes
d'écriture qui s'élaborent ici et là,
dans
le monde négro-
africain francophone,
comme par exemple,
la CO-OCClll'ence de
tex tes de 9e nr e set de fa c tu r e s d i f f é r en t s d Cl nS ,1 a
t l' a111 e
romanesque.
Dialogisme,
intertextualité ou transtextualité,
cette écriture occupe une place de plus en plus importante
dans
la création romanesque africaine.
B -
VERS LA TRANSTEXTUALITE
Mikhail Bakntine a défini
le roman
comme une ~
phonie, une "pluratié des voix et des consciences indépen-
dantes et distinctes" qui se répondent; d'olJ son concept
de Dialogisme (1). Et Julia Kristeva,
commentant ce concept
(1)
M. BAKHTINE, La Poéti9ue de Dostoïevsky : Moscour, 1963
(Traductlon, Paris, Seuil, 1970), p. 32.
- 518 -
et renforçant cette idée,
écrit dans la présentation de l'ouvrage
cité en référence:
"L'oeuvre littéraire (est) un sptème de
signes, une surface objectale ou se com-
binent des éléments déjà là,
une structure
où se mire le sens transcendantal
soutenu
par une conscience transcendentale des sUjets
toujours
là".
C'est dire que l'objet "texte-sif)ne" dépasse de
loin son auteur.
Il
procède d'un "Je" démultiplié,
Un texte
est donc unre rencontre de plusieurs textes. A partir des
travaux de Bakhtine, J. Kristeva a systématisé Illle théorie
de l 'intertexte désignant ainsi
la coprésence de plusieurs
textes dans un discours
littéraire.
C'est dans ce sens ~ue
no usa b0 rd 0 ns l' é t u de de l '" 1nt e rte xte" .
Le rom a n est une h i s toi 1-e, don c un," li c i t, don né
par un n arr a te ure t qui est do ué d 1 une
l o q i q ue i Il te," Il e , p ,1SS il n t
par des étapes obligées:
une situation initiale. llil noeu~,
et
un dénouement. Mais ce cursus, qui
déjà pal'ticipe dlt dialoqisnle
tel que défini
par Bakhtille, est souvent i n t e r r nrun u pal" des
digressions ou expansions qui sont de
véritables
récits,
de
véritables histoires,
à fonctionnement plus ou moins autonome,
insérés dans
le
tissu
romanesque.
L'ensemble de ces ré-
cits, dans leurs rapports avec le récit-mère,
constitue une
situation intertextuelle. Dans notre projet initial, nOLIS
(1)
M. BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevsky : Moscou, 1963
(Iraductlon, ParIs, Seuil, 1970), p. 32.
- 519 -
avons pris le concept dans un sens très larae, incluant toutes
les formes de citations: depuis la simple citation d'une li-
gne jusqu'aux véritables récits entiers, poèmes ou chansons,
en passant par le proverbe. La documentation réunie, surtout
en ce qui concerne le oroverbe, est propre à donner lieu à une
recherche intégrale, fondée sur une méthodologie particul ière.
Aussi, bien que le proverbe soit un mode d'expression oarti-
cul ier, et malgré son usage abondant dans les ro~ans (nous
avons
"
repéré plus d'une centaine), nous
l'excluons de la pré-
sente étude. Nous retenons donc dans l'étude de l'intertextua-
lité, l'insertion de ooèmes, chansons et récits rle cir~ li~nes
J
noins et étrangers à la trame du roman. Par~i ces derniers,
nous distinguons les récits ordinaires et les récits merveil-
leux. Signalons pour mémoire que nous avons repertorié, dans
le corpus retenu, quarante-deux situations intertextuelles
dont dix-huit dans le roman ivoirien, et vingt-quatre dans le
roman quinéen. Clarifions encore un point de terminoloqie.
Gérard Genette, dans une de ses dernières livraisons
(1), pr opos e un "dictionnaire" des types de situations inter-
textuelles, qu'il subsume sous une appelation ~énériQue de
transtextual ité, dont l 'hypertexte semble recouper, sinon
remettre en cause l 'intertexte dans son sens habituel. Dans la
présente étude, nous
avons choisi d'aller de la oratinue à la
théorie.
En d'autres termes, nous considérons provisoirement
que les "excursus" à l'intérieur des textes romanesques sont
des intertextes. C'est seulement après avoir mis en valeur
leurs fonctionnements et leurs sens que nous poserons le pro-
blème de la classification, à la lumière des définitions com-
parées prises chez Genette et chez d'autres. Donc pour l'heure
nous abordons l'étude de l'intertextualité en trois étapes:
les chansons et poèmes, les récits ordinaires et les récits
(1) Gérard GENETTE, Palimpsestes. La Littérature au second de-
gré, Seull, 1982, (467 p. J.
-
520 -
merveilleux, étant entendu que nous utiliserons indifféremment
pour l'heure
les concepts de transtextualité ou d'intertextua1ité.
l - LES CHANSONS ET POEMES EN SITUATIONS TRA~STEXTUELLES
Le roman Fara1ako insère deux chansons dans la trame
du récit. Dans la première, c'est "un vieillard i mno t e nt " qui
"chante les
louanges de la misère" (1). Nâ, la mère de Ni, re-
fusée de tous
dans le vi11aoe n'a pu obtenir d'acheter du
ooisson au marché, les marchandes refusant de la servir. Son
fils Ni a dû intervenir énergiquement, menacer pour procurer
du poisson à Nâ. Celle-ci rentre chez elle avec son fils, et
"à l'autre bout du cheinin", en face d'eux,
le vieillard enton-
ne la chanson. Celle-ci
(2) est une prière
"Seigneur
Qui commandez le jour et la nuit
Le vent et la pluie
Je ne sollicite point la profusion ...
Rendez-moi
les dix-sous de chaque jour
Calmez la brûlante soif de ma misère
Am in a ! ,.
Au même moment, "un El Hadjf richement accoutré"
apparaît et "prodigue une importante somme de bénédictions" au
pauvre, sans rien de plus. Nâ, la démunie, la "paria" du vil-
lage "glisse discrètement les dix sous" au vieillard.
Cette chanson-orière>chant de misère met en valeur
deux comportements opposés: la sol idarité des oauvres et l'é-
goïsme des riches.
La deuxième chanson clot le roman. Elle occuoe les
(1) Fara1ako, op. cit. p.
106.
(2)
Ibid, pp. 106-107.
- 521 -
trois dernières pages: c'est la "Complainte de Makalé"
(II
chantée par Ni. Nous savons que celui-ci, a or s la mort de
è
Makalé, a été découvert à Daloa, "sur les grands marchés de
colas, au bord de la démence", chantant cette complainte. Elle
comporte six couplets entrecoupés du même refrain:
"Belle Makalé
Dieu te préserve
Be 11 e Ma ka l é
Dieu te conserve"
A la sixième reprise, le refrain ne s~ réfère plus a la Makalé
de'Ni, mais à toutes les 1·1akalés de la terre, c'est-à-dire il
toutes les jeunes filles qui
périssent sur le chemin de la
quête d'émancipation:
"Belles l1akalés
Dieu vous préserve
Bel les Ma ka lés
Dieu vous conserve
1"
nuant aux couplets, dans les quatres premiers, le
poète cherche, réclame sa Makalé, en interroqeant d'abord dans
le vague, puis au marché, à la mosquée, et enfin au cimetiè'-e.
Par t 0 ut
i l are ncon t ré les i l en ce, 1er ire, et les po,' tes cl 0 -
ses. Les deux dernières strophes répondent aux interronations
du poè te:
l a Bel l e Il a ka l é est Dar t 0 LI t et nul lep art
; el l e
est une romance, une confidence, une chanson.
Elle est devenue
un souffle, symbole de l'omniprésence qui féconde la justice.
Les deux chansons sont des hymnes d'espoir: elles
apparaissent dans le récit à des moments caractéristiques:
quand Nâ est au comble du désespoir, abandonnée de tous, un
plus malheureux chante la misère; quand traquée par la dou-
leur, au bord de la démence, la complainte de Makalé lui par-
(1) Ibid. pp.
187-189.
- 522 -
vient pour le convaincre que celle-ci n'est oas morte qratui-
tement.
Les deux poèmes semblent avoir les mêmes justifica-
tions que ci-dessus:
le preMier (1) prend olace au moment de
la mise en terre de NA décédée. A la suite de "la orière so-
lennelle qui arrache à son fils une mère, sources de tendres-
ses, trésor unique au monde l"~
(2),
Ni se jette à genoux et
"consacre à Dieu sa douleur, aux hommes et au monde ses impré-
cations", objet du poème. Celui-ci
pleure les souffrances de
NA, les injustices des hommes et celles de Dieu. Dans la der-
nière stroohe,
le poète évoque la multivalence de Nâ
:
"Mère?
NA
!
Soeur ?
NA
Père ?
Nâ
Afrique?
Nâ
Toujours Nâ ... "
Comme Makalé dans la complainte qui oorte son nom,
Nâ devient à la fois
le symbole de la ~ère Idéale et de la
"Patrie Afrique", et aussi de la Souffrance, une f i our e chris-
tique qui rachète le monde par sa souffrance.
Le deuxième poème, dit par Ni,
intervient immédiate-
ment après la mort de Makalé,
(3)
:
"Tête à tête avec son insidieuse destinée,
Ni atterré interroge Allah sur les rai-
sons de son indifférence:
Une liesse insolite flâne dans l'air.
A Faralako, le dounouba vo~it ses viscères.
(1)
Ibid. pp. 157-160.
(2)
Ibid, p. 157.
(3) Ibid, o. 185.
- 523 -
A Faralako, l'ivresse hurle li tue-tête.
A Faralako, la Danse des Sabres bat
au rythme bousculé d'un pouls en
fièvre
Au loin
'orage cliqne des yeux ... "
Ici le poète chante sa douleur, devant l'indifférence de la
Nature.
D'une manière qénérale, dans Faralako, le chant ou
le poème crie la douleur, exprime une émotion intpnse. ~ des
moments cruciaux de l'histoire.
Chez Charles Zéqoua Nokan, la poésie et la cllanson
sont un mode d'expression courant dans le récit. Oalls Le So-
leil noir ooint, par exemple, un poème ouvre le r e c i t
"La lueur et la lune baignaiellt leul"s
corps noirs.
Leurs fréles Illaills
somb,"es
remuaient les pagaies gui
f a i s a i e n t
o mi r
é
le fleuve.
La pirogue voguait vers Abidjan.
Il
fallait qu'ils y a r r i va s s e n t ,1V,1nt
l ' ,1111' 0 r e .
L'au-delà de l'eau chantait,
La Bama se fâcha
;
et les vagues bond i s s a i c n t •
Et 1 a 0 i l' 0 que sa u t ait
~ e l I « ~ ,1 Il t .1 i t
t \\\\ Il ,i (Hl r ~ ,
Le vent se calma tout soudain,
Les en fan t s
cou t aie nt 1.1 V(\\ i \\ mv s t " " i eu -
é
~,' d l' LI f 0 rê t
La p i l' 0 gue t 0 ucha un b,1 nrd,' 5.1 b l e
b1a nc 0 ù l' 0 mbr e sem b1 ait s' t' l' ,11\\" r e " .
Amah et Tan 0 use r e po 5 i' n' n t ,1li 111 i 1 i eu
des roses et des
ketmies '"OllneS et bleues
" (1).
Ce poème fonctionne comme la description dans les autres ro-
mans:
il prépare le lecteur li l'événement qui
Vil
s e produire
(1)
Le Soleil noir point, op. c i t . p.
35.
-
524 -
Amah et Tanou, fiancés, cheminent ensemble de nuit, vers la
ville d'où Tanou partira Dour la France. La séparation sera dl
autant plus poignante que les deux personnanqes vivent une
certaine intimité embellie par le cadre poétique: le miroite-
ment de la terre dans l'eau, bordée de fleurs roses, rouges et
bleues. Le second poème (,) est un appel des éléments naturels
à la révolte
pour que naisse un monde nouveau:
"Force de l'Univers, anénatis ton père
Car l'oeuvre peut écraser son auteur!"
,
(
) .
Un autre poème,
(2) montre un affrontement: Julien,
personnage européen, lutte aux côtés de ses amis africains
pour la liberté, dans une organisation clandestine.
Les mili-
tants sont trahis par un des leurs, et l'affrontement est pré-
/
. .
sente sous forme poetlque,
"Voici
la lumière qui disoaraît
et l'ombre qu i ne vi ent pas.
Voici
l'inconnu ... "
La rencontre des jeunes n i l i t a n t s et celle des forces de l'or-
dre symbol isent la rencontre de la lumière et de l'ombre, de
- - - -
- -
l'espérance et de la d s e s oé r anc e .
é
Mais au cours de leu!- fuite effrenée
"Un tronc vient de c oqn e r Julien
Sa blanche cervelle s'est répandue sur
l'océan rose ....
Et l a terre e st semée de morts
Et mon coeur
déchire sa solitude
Et mon soleil
luit d'un exceptionnel
éclat teinté d'ombre ... ".
t t ) Ibid, p. 41.
(2) Ibid, tableau 50.
- 525 -
Ce poème est dit par Somra, le personnage-poète du arouoe. Si
nous prenons Violent était le vent, nous V retrouvons la même
alternance de textes poétiques et de récits.
Il comporte un
prologue qui est un poème (1)
: il apparaît comme une dédica-
ce aux héros de la lutte pour l'indépendance:
"Biadou, Zaou i
Lumumba
é
,
Ruben Um Njobé, Mounié,
Fabia,
vous tous qui êtes morts pour notre
patrie
j'ai trempé ma plume dans votre sang pour
écrire ce livre.
Vous avez défriché,
labouré péniblement
le terrain;
Nous sèmerons les graines de la liberté
et de la justice
Alors viendront ceux qui
cueilleront
les fruits ... "
Ce poème donne à la fois
le ton et l'idée du roman:
"v i o l e nt
était le vent",
le vent qui
balaya les iniquités coloniales.
Plus loin c'est K6tikoh lui-même qui murmure un poème:
"Le jour v i e nd r a où la mort, ô orand mal
Où sur mon corps étei nt, 6 mon cher frère!
tu déposeras l'insensible t e r r e ... "
Ces ver s vie nne ntau x 1è vr e s de Kô t i k0 h , <1 U fa î t e du
bonheur, et regrettant de ne pouvoir être éternel. On sait en
effet que
K6tikoh, après l'indépendance, a oromu uru: politique
colonialiste.
Ici,
il qoGtte le bonheur aux c~tes des Blancs,
regardant les Noirs danser a nr s le "travail o b l i qa t o i r e " (2).
è
Cep 0 ème est un r e q r e t dut e '~I pS qui pas se, d' un il o111111 e
Cl
é
0 ï ste -
ment accroché à la vie. L'épiloque de ce roman, est encore un
long poème de deux pages (3).
Ce beau poème est un t'accourci
de 1 'Histoire africaine, et un appel
à la réconciliation
il
commence par un constat, ce qu'est l'Afrique aujourd'hui
une
(1) Violent était le vent, op. cit., pp. 13-14.
(2)
Ibid. p. 87.
(3) Ibid. pp.
177-178.
- 526 -
"immense nuit ensanglantée de l'esclavage / une lueur au fond
d'un abîme". Ses "fils
et filles ont faim" alors qu'elle
regorge de "riches terres d'ignames". Tout simplement parce
que "les marchands de bras noirs vinrent et
elle
fut esso-
rée". Puis suit une promesse de victoire
" No usé c ras e r 0 nsIe s 1 ion set les vip ère s.
Il
nous faut tendre les mains aux
cultivateurs, boulangers, coordonniers
mineurs, mécaniciens, maçons de partout."
Un avant dernier paragraphe programme la paix
"Paix pour l'ouvrier,
Paix pour le pêcheur,
Paix pour le paysan.
Paix pour tout le monde
Le jour du pardon va naître
et les achetés embrasseront les dchetelll"S
et les vendeurs"
LaI i bé rat ion de t 0 u tes 1e s con t rai ntes est (: e l' t cl i Il e
"Nous marcherons dans la nuit de ns e
Vers une aurore inouïe .. "
Sig na Ion s Il ue Cha r l e s Nok a n est und e s Il i 011 Il i e ,.s li t'
cette littérature qualifiée aujourd'hui de "totale"
: elle 111';-
1e t 0 usIe s 9en r es .v co mpris 1eth é â t r e. LOI" S que l' o Il 1" e \\1 ,\\1' li,'
du cfité de la littérature traditionnelle vivante, 11011 pas cel-
le écrite dans les 1 ivres, mais celle vécue le soir autour des ro ye rs
ou au clair de lune, on ne peut nier l'apparentement. Le r e c i t
du conteur comporte a la fois des chansons, des devinettes. Le
conteur lui-même danse et quelque fois aussi Ies aud it e ur s s ue c t a-
v
·teurs. Charles Zégoua Nokan semble avoir puisé
a cette source.
Mais ne précipitons pas les conclusions.
Il nous reste à ex-
ploiter un exemple de taille: les chansons et poèllles en situ~
tion intertextuelle dans Wirriyamu.
- 527 -
Dans Wirriyamu de Williams Sassine, non seulement le
thème de l'écrivain tient une place de choix, mais la littéra-
ture (Poésie et Récits)
y prend aussi de l'importance.
Ouatre
poèmes sont insérés dans le récit romanesque. Nous les étudie-
rons les uns après les autres
:
1. Le pauvre mendiant et le riche (1). C'est une
chanson composée de six strophes et construite autour de deux
idées essentielles: la loi du pauvre qui consiste ~ donner
méme au risque de se dépouiller totalement.
Et la loi du ri-
che:
recevoir toujours méme le superflus. C'est le monde de
l'égoïsme. Le vieux Kélani chante ce poème en fumant du 1 i al~l
ba, c'est-~-dire du "tabac ilallucinogène" (2}, après e vo i r
présenté la situation de Wirriyamu, "réduit
une dizaine de
à
cases habitées par des vieillards et des enfants misérables"
(3).
Cette chanson triste arrache des applaudissements à 1'.\\1-
b i nos en cha i nés url a pla ce du vil l age, et Ké l an ire t r 0 uve le
sourire;
"Un étrange sourire venu du temps oD Wir-
riyamu rayonnait de la beauté de ses
femmes éclaira le visaqe réveur du Vieu\\
Kélani" (4).
Il existe un rapport certain entre le thème de lJ
cha nson etc e 1 u i dur a man,
\\~ i r r i ya mur é du i t ~ rie n,
con t i Il LI"
d ' être es sor
pa r l es co 1on s. Lac ha nson fa net i on ne a 1
é
0 r 5
" " .. -
me une parabole explicitant l'idéologie du pauvre en laqu~lle
l'a l bi nos s e r e con na it etc e l l e dur i che. t~ ais une a ut r e f 0 Il l -
t i on semble plus apparente,
lorsqu'on met en rapport la chan-
son et le liamba d'une part, et de l'autre,
le bonheur, même
éphémère, qui
illumine le visage de Kélani
; la chanson-po~me
(1) Wirriyamu, pp. 20-21. Les titres non inscrits entre guil-
lemets sont de nous.
(2)
cf. traduction infrapaginale, p.
18
in Wirriyamu.
(3)
Ibid. p.
19.
(41
Ibid. p.
21.
- 528 -
permet de se détourner provisoirement des dures réalités de la
vie, en tant qu'art, elle est un refuge dans l'Imaqinaire.
2/3. Le temps des pauvres (1)
Kabalango, en proie à une crise morale et physique,
passe en revue tout ce qu'il
a vécu et enregistré depuis qu'
il est à Wirriyamu :
"Les soucis du capitaine David, les tour-
ments du ~ère Fidèle, les illuminations
du vieil Ondo, le racisme insolent d'Ami-
go, la fraternité muette du vieux Kélani,
en surimpression la figure douloureuse et
traquée de l'albinos avaient secrètement
d~posé les germes de sa crise:
l'inspi-
ration.
l I t ira à 1 u i f b r i 1e me nt s a val i se,
é
y saisit un cahier sur ses ~enoux essaya
de libérer ses doigts de la folle lourde
fièvre qui s'y déposait" (2).
Cette fièvre constitue le poème. Celui-ci est une
invitation à la lutte pour que disparaissent sur la tel"re,
toutes les douleurs, par l'alliance avec tous les tvpes de
prophètes; une invitation à s'unir sous la forme d'un syndi-
c a t, a ve c t 0 utes 1e s for mes der e l i 9 ion pou r dé t r ui 1"e "1 e s
q 1 i ses,
1est e mp 1es et 1es mo s qué es", a fin d' in ter di 1"e 1e pa r
é
radis aux méchants.
Et puis trois pages plus loin, Kabalango
replonge dans ses souvenirs d'enfance; le prince Kabalango
des contes de sa mère lui font retrouver ses ardeurs cOlohati-
ves, et lui rappellent un de ses anciens poèmes
(3)
:
le dé-
sespoir l'accable:
"Le temps des pauvres
Depuis longtemps ne fait plus d'enfants ••• "
(1) Ibid. pp. 91-92 et 95-96.
(2) Ibid. p. 91.
t 3; 1bid. pp. 95- 95 .
- 52~ -
Mais il espère aussi
"Le temps des pauvres .••
Son ouvrage achevé, il prie de retrouver
Son amant fécond,
Le vent de la révolution
Pour semer des étoiles d'espérance
Dans leur coeur résiqné".
L'introduction de ce poème est fortement motivée:
c'est un cri
viscéral arraché par la douleur et les conditions
de vie.
Il a une fonction cathartique dans la première oartie,
écrite, et une fonction motivante pour la lutte de libération
dans la seconde partie, remémorée.
4.
"Si je savais mon Qieu ... " (11
Un conte de Condélo rappelle à Ka ba l a noo ses illu-
sions
en Europe, il s'est aperçu que le monde est "rond",
et aue les hommes aussi
"sont ronds au-dedans d'eux-mêmes ... ",
c'est-à-dire égoïstes.
Et il ajoute:
"Moi aussi, il me semble
qu e je suis rond à l'intérieur.
J'ai écrit un i o ur ce poème ... "
Ce poème exprime la relativité des choses: un enfant
oriait Dieu de lui donner sa puissance quand il
sera qrand
afinde rendre à chaque a ni ma l (éléphant, serpent ... ) et à cha-
que chose (fleurs, balances ... ) leurs attributs essentiels et
rétablir l'équilibre dans le monde. Mais quand l'enfant devint
grand, plus rien n'existait; plus d'éléphants, plus de ser-
pents, plus de fleurs, plus de balances, plus d'hommes. Et l'
enfant de s'écrier:
"Si je savais mon Dieu,
Je t'aurai demandé de me faire roi
Pendant que j'étais encore enfant."
(1) Ibid. pp. 143-144.
-
530 -
5. Les atrocités de Wirriyamu (1)
Ce poème est un sommaire des atrocités de Wirriyamu
"Tu peux lire chef, dit-il. J'ai laissé
quelque chose de moi-même à Wirriyamu.
Ouelque chose de très important. J'espère
pouvoir le reprendre par ce poème."
Lequel
passe en revue les principaux thèmes du roman: l'albi-
nos torturé, les tribulations de Malick, les oreilles d'Ondo,
et de Marie, les yeux et le nez de Kelani, les intestins de
Liza, le coeur du père Fidèle, etc .. En som~e
il est une re-
prise des points forts du récit en un lan~aqe poétique, que le
poète considère lui-même comme une récupération de soi.
Fai-
sons provisoirement le point avant d'aborder l'étude des in-
serts en prose.
La question qui
se pose ici au chercheur, est celle
de savoir, à quel moment précis de la t r a rne de l 'histoire l'
écrivain éprouve le besoin d'insérer un poème ou une chanson,
leurs sens et leurs fonctions.
Si nous orenons Faralako
d'Emile Cissé, et Wirriyamu de W. Sassine.
l'auteur des chan-
sons et poèmes, ou celui qui
les dit,
(les or o t r e ) n'est pas
è
forcément le narrateur, ni
le héros, même si c'est le plus
souvent ce dernier. Ce sont respectivement dans les textes ci-
tés, un vieillard, pauvre hère, qui chante sa misère en même
temps qu'il demande l'aumône, le vieux Kélani, qui, en fumant
du "liamba", chante et fait danser les petites filles pour ou-
blier sa misère et retrouver la vie dans l'Imaginaire. Dans
les deux textes, les héros sont également auteurs et proféra-
teurs de poèmes. Ni chante et écrit sa douleur et sa solitude
à la mort de sa
mère et de sa
fiancée. Mais
il
retrouve aussi
la consolation dans le dire et le chant qui
idéalisent, immor-
talisent les "chers disparus"
: Nâ est la ~1ère Idéale, le Sym-
(1)
Ibid. pp. 194-198.
- 531 -
bole de l'Afrique souffrante, et la Rédemptrice du monde par
sa souffrance. Makalé, svmbole des femmes qui
luttent pour
leur libération, est devenue le Souffle Invisible, omniprésent
et fécondant.
De même Kabalango, écrivain lui-même, trouve l'
inspiration libératrice dans ses dures moments de souffrance.
Et ses poèmes sont des catalogues des atrocités du peuple, de
sa proore souffrance, une prise de conscience de son être. En
somme les poèmes et chansons sont une sorte de mise en abyme
"solennisée" des thèmes essentiels de l'histoire.
Ils ambi-
tionnent de redonner vie et courage aux victimes de la socié-
té romanesque, aux tournants décisifs de la vie des oersonna-
ges.
Ils produisent un effet de détente sur le lecteur.
Chez Charles Zéqoua Nokan, en plus de ces fonctions
et sens, la chanson-poème joue aussi
le rôle de la description
non pas parce que descriptif, mais en tant que préparation à
un événement important:
telle la fonction du poème qui ouvre
Le soleil noir point.
La c ha ns o n po ème est aussi un homm a qe
v
aux grands militants, un appel
à
la révolte (chanson auerriè-
rel mais aussi un appel
à la réconcll iation et chant d'espoir.
Comme Kabalango est écrivain dans Wlrriyamu, Somra est poète
dans Violent était le vent:
la chanson-poème donne le ton du
récit ou en amplifie l'idée. [)u'appode de plus l'insertion
des récits?
II - LES RECITS EN SITUATION PHERTEXTUELLE DM'S LES ROM.fINS
Comme nous l'avons sianalé plus haut, le caractère
merveilleux de la plupart des récits inSérés nous obl ige à po-
ser le distingo
les récits merveilleux et les récits "ordi-
naires".
1 - Les récits "ordinaires"
Nous utilisons ce terme dans son sens littéral, par
- 532 -
opposition a "extraordinaire". Ce sont des récits donnés très
simplement, sans aucun caractère merveilleux, ni
fantastique.
Dans notre corpus, nous n'en avons répéré qu'un seul exemple,
et qui plus est, n'est pas catalogué comme récit dans la no-
menclature de la littérature orale traditionnelle.
Il est à
proprement parler une "devinette". Nous le citerons en entier,
compte tenu de son caractère singulier:
"Il
v avait un jeune oa r c o n qui n'avait
jamais vu la "chose-terrible" et qui s'
entêtait a la connaître ...
(Longue pause, puis diversion)
"Je vous défie de m'apporter une pincee
de tabac de la cachette de vos Illères sans
qu'elles s'en rendent compte ...
(Les enfants détalent, Gnonléba revient avec le tabac de sa
mère, le vieu)' hume et éternue, les enfants attendent qu'il
énonce son totem, comme on le fait dans ces cas, Zokou le con-
teur satisfait leur attente :)
- Fourmi
( Pu i s sui t
l il
l é 9end e dte'
l 3 f 0 Li r mi )
Et le guetteur, dont la bouche dll fu-
sil était pointée sur la nuque dl' l';lll(('-
t r e , vit bau qe r cel u i - ci, une f 0 li " 111 i l '
ayant pincé, devançant le coup de fell ...
(Puis Zokou revient a son conte)
" ... Ce garçon, qui
n'avait jamais vu la
chose-terrible, est parmi vous. Réfléchis-
sez tous bien, et me dites si quelqu'un
d'entre vous n'a pas l'intention de tra-
verser à gué une rivière dont il ne con-
naît pas la~ profondeur, ou de prendre un
chemin sans savoir où il aboutit .•.
-
533 -
(Réponse)
"
C'est lui,
Gnonléba qui
s'entête à voir
lac h0 s e - ter r i b lep u i s qu' i l
veut a l l e r
à
l'école . . . .
Voyez-vous,
mes enfants,
dans
la
vie,
il
ne
faut
jamais
p a s s e r outre à l'avis des
parents.
Ils sont
"venus" avant vous et
c'est
o r
c e à eux que
vous
existez ... " [1\\
â
Ce texte contient tous
les genl'es
traditionnels
le
récit et la devinette,
avec
la participation des auditeul's.
Il
est donné
par le vieux Zokou
à la
demande des
parents
de
Gnon-
léba
pour
le détourner de
son projet d'aller à l'école.
En mé-
me temps qu'un
jeu d'adresse
intellectuelle
(lil devinette)
le
pro .i e t
duc 0 n te ure s t
d'a men e l' l' a u dit e u 1- :, d ci c o LIV r i r
lui - mé Il' c
la morale du récit.
Derrière
le texte,
eillerqe
toute une
cultu-
r e,
t 0 u te une
p éd a q0 9 i e sou s
les a p par e n ces
l u d i 0 ues.
1. a
f 0 IL -
tion est ainsi
claire
: didactique et
ludique d'une part, et
de l'autre,
narrative,
dans
la mesure o~ il
accroche
le
lec-
teur.
On peut y adjoindre
une
fonction
identitaire dans
la 111,'-
sur e 0 ~ i l man i f est e l a volon té der e n o LI e r
il ve c l e d ire
t 1" a d i -
tionnel.
Abordons,
il présent,
d a n s
l c s Ct'Llils.
l'étude dl's
i n s e r t s merveilleux
en
commençant
pa r
vo i r
clair dans
les d e-
finitions.
2 - Les
récits merveilleux
/
Lorsqu'on est amené
à refléchir
en
profondeur sur
le Merveilleux,
ce qui
frappe d'abord,
c'est le flou
sémanti-
au e qui
en t 0 ure l e con cep t.
Les
d i c t ion n air es,
en
pil r tic u lie l'
le Robert
(1968)
et
le Larousse
le définissent comilie "ce qui
(1)
Sacrés dieux
d'Afrique,
op.
cit.
pp.
37-39.
- 534 -
est inexplicable de façon naturelle, le surnaturel", et ils
ajoutent,
"élément d'une oeuvre littéraire se référant à l'i-
nexplicable, au surnaturel, au fantastique ..• " Et si l'on
cherche à définir ce dernier lexème,
les mêmes dictionnaires
le traduisent comme ayant "rapport à des événements qui Re
peuvent advenir dans la vie réelle", donc des événements sur-
naturels. Le fantastique est donc'relégué au ranq du surnatu-
rel, comme le Merveilleux. Au lieu d'une r no ns e , l'on a un
é
problème, celui de la frontière entre le Merveilleux et le
Fantastique.
Et pour peu
qu'on approfondisse la réflexion, un
troisième concept surgit, l'Etrange.
Il
faut donc définir le
Merveilleux par rapport au Fantastique et à l 'Etran~e. Nous
nous
limiterons à l'étude de T. Todor o v ,
Introduction à la
1 ittérature fantastigue,
(1) qui a l 'avantaqe de faire le
point des études
sur la question.
Todorov définit d'abord le concept de fantastique
par rapport à ceux du réel
et de l'imaginaire;
il
pose l 'hé-
sitation comme un facteur déterminant.
En d'autres termes, le
fantastique se caractérise par l 'hésitation du personnage ou
du lecteur à exoliquer les événements rapportés par des cau-
ses naturelles ou surnaturelles, à telle ensei0ne que cette
hésitation devient un thème de l'oeuvre. Mais dès que l'hési-
tation cesse, dès que
le lecteur, sinon le per'sonnaae estime
que les lois naturelles sont "intactes", l'oeuvre devient tout
simolement étrange. Si en revanche, ces fiqul"es textuelles,
acceptent le recours à de "nouvelles lois, pour expliquer le
ph é nom è ne", no usa von s du r~ e l' ve i l leu x. T0 dol' 0 v tir e de ce tt e
a na lys e, une dé fin i t ion lac 0 ni que
: "1 e Me l' ve i 1"1 eux, c' est l e
surnaturel accepté" mais nous y ajoutons: c'est aussi le
fantastique accepté:
l 'hésitation entretient le fantastique,
la rationalisation après coup crée l'étrange. Todorov précise
encore :
(,) Paris, Seuil, 1970, coll.
"Points".
-
535 -
"Le Merveilleux correspond A un
phénomène
inconnu,
encore
jamais
vu,
A venir:
donc
futur;
dans
l'Etrange, en
revanche, on
ramène
l'inexplicable A des
faits
connus,
A une expérience
préalable,
et par
lA
au
passé.
Quant
au fantastique
lui-même,
l'
hésitation qui
le caractérise ne .peut,
de
toute évidence,
se situer qu'au
présent"
( 1 ) .
Cette dernière citation
sera déterminante
Jlour l'a-
nalyse des
oeuvres que nous exploiterons,
à cause dt'
la
dou-
b lev i sée
: pas sée t
a ven il',
l' i che d 1 i n ter pré t a t 1 0 Il.
~1 ais n a u s
y reviendrons.
Pour l'instant,
nous
remarquons Que la
fro n t i
r e
è
en t l' e
l e
Fan tas t i que e t
leM e l' v e i l leu x est
t rè s t l' !lU e
sin 0 n
évanescente:
le
présent
ce qui
amène
Todorov à distinguer
l e
Fan tas t i a u e é t l' a n 9 e,
l ' Et l' a n g e pur,
l e
Fa r:l.as t i que ~, er ve i l -
leux et
le Merveilleux
pur.
Le premier définit
"dt''; o vé ns me n t s
qui
par ais sen t
sur n a t ure l s
t 0 u t a u
Ion q d e
l 1 h i s t (1 ire.
V
r e -
ç 0 ive n t
à 1 a fin
une exp lie a t ion
ra t ion ne l le".
() u ,1 Il 1 Z,
l' Et l'a n-
ge
pur,
il
"relate des
événements
qui
peuvent
p a rra i tem e n t
s'
expliquer
par
les
lois
de
la
raison,
mais
qui
sont
d'une ma-
n i ère 0 u d' une
a ut l' e,
i n CI'O Ya b 1 es,
e x t ra 0 l' d i ~~f" l' ';,
(Il () qLJ a n t s ,
sin 9 u 1 i ers,
i n gui é tan t s , ln sol i ~€2' .. " (2) cet t (' "1 t (J,1 t ion
provoque des
"réactions"
chez
le
personnaqe ou
l e
l e rt o u r .
~1ais à la limite de l'Etranqe et du Merveilleux ~I' t ro u ve
le
Fantastique Merveilleux;
des
récits
qui
se p r
s e n t rn t. comme
é
fantastique et qui
se
terminent comme une accept~t \\011 du
sur-
naturel.
Et que
dire alors
du
Merveilleux
pur?
T'11t'Il'OV
préci-
se qu'il
n'a
pas de
limites
nettes:
il
comporte d,'s
l'véne-
ments surnaturels,
mais
ne
provoquant
pas
de
réa(t 11111
particu-
lière ni
chez
le
lecteur explicite,
ni
chez
le p c r s o n n e q e .
(1)
Ibid.
p.
47,
c'est nous
qui
soulignons.
(2)
Ibid.
pp.
51,.52.
- 536 -
Le Merveilleux reste donc un concept difficile
à définir
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Fantasti~ue
Etrange et Merveilleux relèvent du même paradigme. ET Todorov
affine
encore sa classification en poussant plus loin ses
distingos
les merveilleux: hyperbolique, exotique, ins-
trumental et merveilleux scientifique ou science-fiction.
Le schéma trouve de nombreuses illustrations dans notre
corpus. Mais notre objectif on le sait, n'est pas une étude
typologique du Merveilleux,
il
vise essentiellement dans ce
chapitre, à montrer son fonctionnement comme forme d'expres-
sion originale des identités et personnalités culturelles.
C'est pourquoi dans les applications à venir, nous subsu-
merons sous
le vocable de Merveilleux toute situation
extraordinaire, défiant les
lois de la raison, sauf si à
l'analyse des
allusions pertinentes nous y obligent. Ceci
étant, nous
aborderons séparément,
l'insertion des
l'écits
merveilleux dans le roman
ivoirien et dans le roman guinéen.
A -
L' INTERTEXTE MERVEILLEUX DANS LE ROMAN IVOIRIEN
Des quatre récits merveilleux intertextuels, un
seul caractérise son espace:
"La légende Baoulé" (1)
: une
forêt épineuse à travers laquelle les fugitifs conduisent
une marche harassante;
le passage miraculeux du fleuve
"Koumoin". Les autres ignorent totalement l'espace. Le
cadre intervient donc peu ici pour l'établissement du Mer-
(1)
Récit trop connu pour être repris ici.
- 537 -
veilleux. En revanche, deux récits ra~portent un temps du
Merveilleux,
celui de Yadi
et de l'Eléphant dans Sacrés
dieux d'Afrique (1)
: "il y a très l o n qt ernp s" énonce le
premier, et "dans la nuit des temps",
le second. Les autres
récits ignorent également le temps.
Dans Kocumbo l'étudiant
noir,
le conteur dit "Un Jour", mais ce Jour remonte à la
pénétration coloniale.
C'est au plan du contenu ~ue se manifeste davantage
le caractère merveilleux des intertextes ivoiriens.
Dans Kocumbo l'étudiant noir,
un personnage raconte,
au cours d'une discussion
l'histoire d'un Jeune prêtre blanc
qui entreprend de détruire les dieux traditionnels, outre-
passant les protestations et
les conseils des anciens. Après
son forfait,
il
trouve la mort,
victime de la vengeance du
dieu Dibi. Celui-ci
a la capacité de rendre les hommes invi-
sibles, et invulnérables par balles et par toute arme blanche.
Le conteur a vu "une longue épée tranchante refuser de rentrer
dans le corps d'un vénérable prêtre et se briser en trois mor-
ceaux" (2). Sacrés dieux d'Afrique r e s t i t ue deux situations
intertextuelles ; le premier rend compte de l'origine du pou-
voir de guérison de l'adi. Elle le tient de "Kié-Dogbo de la
tribu des Gnazaboa".
"1 l Y a très
longtemps",
l'épouse de cet
ancêtre brisait du maïs
lorsque se fit entendre un grand bruit
sous le foyer:
il en sortit Bobolo et Vaca (Ecureuil et Boucl,
puis "une colonne d'eau" supprimant hommes et animaux. Seul
(1)
Respectivement, pp. 16-17 et p. 43.
(2)
Kocumbo,
l'étudiant noir, p. 48.
- 538 -
Kié-Dogbo fut épargné.
Il sauva Bobolo et Vaca. En reconnais-
sance de cela, ceux-ci
lui donnèrent le pouvoir de guérir les
luxations et les fractures.
Le second récit explique l'origine d'un totem:
tué par un chasseur, et dépécé par les villageois,
l'éléphant
se transforme en pierre. C'est depuis ce temps que
les habi-
tants de ce village l'adoptent comme totem.
Et enfin la
"Légende baoulé." dont Denis Oussou-Essui donne une version
détaillée. Elle est devenue un véritable thème littéraire
en Côte d'Ivoire.
On note que sur le plan du contenu,
les "e xc ur s us "
mervei lleux des textes ivoiriens développent des thèmes tout
à fait étrangers à ceux du roman.
Ils sont tous des récits
cos m0 90 n i que set des soc i 0 9é nès es. Ce car aL t t:r e IIi 0 Il t r e une
de leur fonction,
celle d'enclancher un processus identi-
taire. Poursuivons l'analyse par la nature des personnages.
Ceux- c i sor t e nt de l' 0 r d i n ai;" e.
Les pers 0 Il n a '1e s
anthropomorphiques ont des vertus surhumaines. Les Jnimaux
Bobolo et Vaca,
l'Eléphant,
accomplissent des pl"odiges qlli
dépassent l'entendemain humain.
Il y a un pel"SOnnage divin
Dibi. A ce niveau le caractère surnaturel des récits est
indéniable. A s'en tenir aux d~finitions de Todorov, nous
disons que les excursus des textes ivoiriens manifestent tout
simplement le Merveilleux dans
la mesure où les figures tex-
tuelles, destinataires ou lecteurs acceptent le recours à de
"nouvelles lois"
pour expliquer les phénomènes. Manque à ce
cadre merveilleux, le caractère hyperbolique des dimensions
,~ (espaces, personnages, et obJets). On peut ranger ces inserts
dans
le Fantastique Merveilleux.
- 539 -
Quant A leurs fonctions et significations dans le
roman, elles apparaissent A travers l'étude des modalités de
leur introduction, et de leurs motivations.
Ici, les motivations définissent les fonctions et
entraînent les significations: le personnage de Kocumbo cite
la légende du dieu Dibi et du jeune prêtre blanc pour démon-
trer aussi bien la puissance de ce dieu traditionnel que pour
appuyer la véracité de ses dires. Les mêmes raisons motivent
l'histoire de l'Eléphant-Totem par le vieux Gozo
en plus de l'
intention d'expliquer l'origine d'un phénomène. Les motivations
du récit de Yadi,
raconté par elle-même, sont données par le
narrateur:
"Yadi raconte cette histoire non pas par
fierté pour ses origines, mais pour émer-
veiller ceux qu'elle traite et gagner
leur confiance"
(1).
Emerveiller et convaincre, deux verbes qui
renvoient au desti-
nataire. Toutes ces histoires, ont d'abord en commun une fonc-
tion de véridiction, une fonction authentiflcatrice.
Et enSU1-
te pour certaines, une fonction explicative du pourquoi et
comment de certains phénomènes, le plus souvent d'ordre ethn0-
logique. Quant à leurs significations, elles sont une réponse
à
la philosophie de la table-rase jadis déveloDpee Dar les co-
lonisateurs : les dieux africains, les croyances africaines
sont vrais,
ils sont même plus "puissants" que les croyances
occidentales.
Dans l'état actuel
des développements des littéra-
tures africaines francophones, le roman guinéen semble privi-
légier ce type d'écriture. C'est pourquoi nous y consacrons
une analyse très détaillée.
(1) Sacrés dieux d'Afrique, p.
16.
-
540 -
B -
L'INTERTEXTE MERVEILLEUX DANS LE ROMAN GUINEEN
Nous mènerons
de front
l'étude des cadres spatio-
temporels,
des contenus,
et e x am i ne r o ns
les modalités d'in-
sertion des
textes merveilleux.
Celles-ci
conduisent à
déterminer
leurs fonctions
et significations,
L' Intertexte Mervei lleux tel
que nous
l'avons
env i s a g é JUS qu' à pré sen t,
est u n ré c i t mer ve i l leu x i n s é \\' é
dans
le corps romanesque.
1 l manifeste un unive,·s
différent
de
celui
du récit -
premier dont il
est une simple trans-
formation,
ou
une
imitation,
ou tout simplernent u n e mp r u n t .
1 l peu t
en
ê t r e une exp l i c a t ion 0 u une dé," i s i (1 Il.
l' cl 111111 e n ç 0 ns
par
l' a n a lys e des
tex tes eux - rn ê ln es,
soi t
L' EIl f ,)11 t
no i r (1)
et Dramouss
de Camara Laye.
Dans
ces deux
romans:
nous avons
d,illoI1111r,i
trois
uni ver sin ter tex tue l s don t
de u x ses i tue n t
d ,)11 S u n ,'S P ace
de
rêve.
Ils
connaissent tous,
une
insertion 111(1\\ iVt;'"
[J,)n5
L'Enfant noir,
le contexte spatial
se présente 5,1(IS dt'lI'
pla n s , d' ab 0 l' d au pla n rn ê rn l'du
tex te - pre mie l'
;
l ,\\ t' 1) ur
fa mil i ale de
l' en fan t,
au t 0 ul' deI cl cas e du Pl' 0' t',
l" t' 5 t
li n
espace familier où
apparaît
un objet insolite:
le
"serpent"
qui
con s t i tue
un" i nt e l' tex te",
en
tan t
que cul tu r t' l l t' nie n t
cha l' g é,
c' est
un" tex tes 0 c i
t al"
(2).
Ens u i le ,\\ LI P l ,1 n d LI
é
rêve,
car
le serpent est apparu au père en rêve.
t't
le dis-
(1)
Nous incluons L'Enfant noir, (qui déborde de notre COI'pUS) pour avoir'
une idée exhaustive du roman guinéen,
mais aussi. et sur t out !Jal'ce
que Dramouss est une suite de L'Enfant noir, cf. L'Enfant noi r ,
Livre de poche, 1970, Dramouss, Presses Pocket, 1974.
(2)
Il est une représentation de la société globale du clan du père
de l'enfant, cf. infra.
-
541 -
cours qu'il
rapporte après coup est celui de son entretien
avec lui.
Sur le plan des contenus,
L'Enfant noir est
le
récit d'une enfance heureuse sous
les ailes protectrices
d'un père forgeron très attaché aux valeurs traditionnelles
et qui
initie aux mystères de la vie. Ce bonheur sera per-
turbé par l'école qui
introduira chez
l'enfant le dét'aci-
nemen t.
L'enfant noir,
répondant au nom de Ca~ara Laye
comme son auteur,
tisse ses premières relations avec le mer-
veilleux par le serpent noir.
Il
a six ans
lorsque celui-ci
a ppar a î t dan s son uni ver s 1ud i que
: i l " sep rom e nait a u t 0 U l'
de la case" (1) de son père, et
l e n a n
t
t ,
tout naïvement se
ï
met à Jouer avec lui.
Il
lui
i nt r o o u i t
une tige de roseau
dans la gueule et le serpent "l'avalait comme une p r o i e ...
Les yeux brillants de bonheur, et s: tête,
petit-à-petit,
se rapprochait" (1)
de la main de
l'enfant et celui-ci
d'a JOU ter "i 1 vin t un m0 men t 0 ù 1e " 0 s eau set r a u vat e r " i -
blement proche de mes doigts"
(1).
Dès lors,
le texte
0prou\\e comme une nécessité
d'expliquer la nature du serpent, et les r ap oo r t s de celui-
ci
avec le père de l'enfant. Ainsi
l'insertion qui
p a r a i s s a i t
immotivée le devient répondant à la curiosité de l'enfant.
L'explication de la mère d'abord, et du père ensuite, met
l'enfant, personnage intradiégétique et le lecteur, figure
extra-textuelle au même niveau.
Ils découvrent en mêm~ temps
que le serpent
est un "génie"
tutélaire du père et Que
celui-ci
lui
doit son succès social,
(1)
L'Enfant noir, op. c i t . , p . 9,
-
542
-
En plus de cette fonction
anaphorique qui a s s ur e la li-
sibilité du texte, l'excursus du serpent a aussi une fonction
sémantique, il exp1 ique la valeur de l'actant serpent. Par cet
épisode, le père assure l'éducation de l'enfant, son initia-
tion aux mythes du clan, dépositaires des vertus cardinales
l'altruisme, la générosité. L'épisode du serpent noir joue
donc, dans la société fictive du roman, le même rôle que le
conte dans la société réelle, c'est-à-dlre une fonction péda-
gogique.
Ces fonctions se retrouvent dans le récit des "Aven-
tures d'un homme jaloux"
qui s'apparente à un véritable conte
inséré dans le tissu romanesque; il est fortement motivé:
Fatoman, revenu de France a retrouvé sa fiancée,
ils viennent
de se marier. A la question de Mimie, la nouvelle épouse, de
savoir si Fatoman est jaloux, celui-ci répond pal' la n é q a t i ve ,
et reporte à plus tard, les détails.
"
Ce serait trop long. MJis si tel
est
ton désir, à notre arrivée à Kouroussa,
je demanderai au griot Kassery de te ra-
con ter les a ven t ure s d' un il 0 11111 e j a 10 ux
et tu verras qu'elles sont p111S enqagean-
tes"
(1).
Et Mimie de répondre
"Je l'écouterai bien v o l ont i e r s ( ... ) J'ai
hâte d'être là-bas pour décOllvl'ir de bon-
nes joueuses de cauris".
Une centaine de pages plus loin, le couple passe sa deuxième
nuit ~ Kouroussa. le griot Kassery est venu leur souhalter la
bienvenue :
"à tour de rôle, chacun de nous entendait
(1)
Ibid. p. 34.
- 543 -
rappel er l es hauts fa i ts de ses ancêtres ..•
La cora soutenait sa voix. accompagnait
ses chroniques. les truffait de notes ...
Mlmie couchée sur le divan-lit. dans un
coin de la case. avait entendu se dévider
les couplets; elle avait entendu comme
nous,
les belles histoires que contait le
griot, mais cela ne lui suffisait pas.
El-
le désirait que fut contée son histoire à
elle.
Et elle n'attendit plus t o nqt e mn s ,
car soudain elle murmura; Fatoman. deman-
de à ton griot de parler de l'homme jaloux".
Puis commence "l'histoire de Moussa" (1).
On le voit bien, l 'histoire répond bien à l'attente
d/un personnage. Le texte ne pouvait la taire. C'est donc une
motivation d'ordre interne.
Il a pour thème un des thèmes du
roman, le récit premier: le problème de la fidélité.
Fatoman
et Mimie se posaient des questions sur la conduite de l'un et
de l'autre; Fatoman à Paris et Mimie à Dakar. D'autre part,
les rapports de Fatoman et Françoise avaient inquiété !1imle.
Le conte vient donc à propos pour donner une leçon; on ne
peut empêcher une femme d'ëtre infidèle, ce qui
rend la ja-
lousie inutile. Par ailleurs, aucune éducation ne peut détour-
ner la femme de son instinct féminin,
(Kadidia). Le conte ap-
parait donc comme une mise en abyme à fonction expl icative et
pédagogique. Le roman se réfléchit en partie dans le conte
pour s'y expliquer. Donc, encore une fois, fonction structu-
relle ou narrative (par l 'anaphorisation), et sémantique. Mais
en plus, le conte donne dans un stéréotype, et même un arché-
type, celui qui
fait de l'homme, la "victime" de la femme;
au plan moral, celle-ci est l'éternelle tentatrice, l'incarna-
tion de l'idée primitive du Mal.
Mais ces deux romans sont. dans le domaine africain
d'expression francaise. du genre classique, sans doute le ré-
cit des "Négriers", dans Le Récit du cirque, qui appartient à
(1i Ibid. pp. 126-128.
-
544 -
un roman d'une autre forme d'écriture, nous donnera-t-il d'
autres éléments d'interprétation. L'insertion de cette histoi-
re est "aopelée"
par le récit-premier. En effet, après avoir
montré les différentes manières dont un réQime peut se débar-
rasser d'un de ses dignitaires devenu gënant,
(vice I-Mille),
dont celle la plus plausible est de simuler le suicide, un
film commenté par un personnage énigmatique, identifiable au
personnage de la Mort Afrikou tel qu'il
sera présenté dans la
suite du récit, visualise la scène: celle-ci met face à face
deux dignitaires à la conscience chargée, Vice-I-Mille et
Fahati
: les deux s'accusent mutuellement au point qu'ils ne
peuvent pas se supporter, Fahati est éliminé. Son épouse Kikée
se retrouve elle aussi, face à face avec Afrikou, méton,ymie de
la conscience. Elle prend peur, mais Fahati la déclare inno-
cente, car, "depuis son adolescence, depuis cet instant où
elle a pris conscience des réalités de sa terre natale, Kikée
a toujours trainé cette angoisse. Elle est comme le sYlnbole
d'une terre humiliée par trop d'injustices, d'abus et d'excès"
(li.
Mais Afrikou lui
reproche tout de mênle son indifférence.
"Depuis des années, Kikée vit dans u ne
forteresse d'indifférence. Elle a même
appris à ignorer son entouraqe et à ne
plus vouloir se rappeler de rien, encore
moins, se faire complice des l"éaJjtes
quotidiennes de Ce-Pays. Et c'est ce qu'
Afrikou lui
reproche" (2).
Cependant,
il
la rassure et propose de lui raconter
une histoire: "L'histoire que je vais te raconter a eu lieu,
quelque part dans le monde, je crois bien qu'elle a eu lieu
en Afrique Noire: Mais quoiqu'on puisse penser, l'épisode
qui va ëtre conté est et reste propre à l 'humaine condition"
(2). Alors il
insère l 'histoire des Négriers qui
introduit
(1) Le Récit du cirque, p.
62.
(2) Ibid. p.
63.
- 545 -
celle de la Vallée des Morts et de la Forêt Sacrée. L'histoire
des Négriers est extrêmement motivée; elle a pour objet de
convaincre un personnage, Kikée, de la nécessité de la solida-
rité comme valeur d'inaliénation par rapport à l'indifférence
pronee comme valeur dans le récit premier. C'est dire que
l'
histoire des Négriers fonctionne comme un contre-récit ou ré-
cit subversif par rapport au récit-premier. Ses rapports avec
celui-ci sont de deux ordres
- un thème leur est commun, mais il est utilisé à
des fins différentes. Le récit-second n'est pas une réflexion
du premir, mais une réorientation sémantique dans un but di-
dactique ; Kikée est une figure hypotasiée du lecteur, à laquelle
le récit-second apprend indirectement que l'échec des Négriers
est due à la solidarité des habitants des hameaux, et à leur
adhésion à "l'espace national" ou plus simplement, à la fidé-
lité à leur identité.
- il explique la méthode de récupération par le pou-
voir des mythes qui existaient déjà:
la Forêt Sacrée, etc.
Ces mythes dont le récit-second exp1 ique l'origine, avaient
une fonction de cohésion et de protection sociales. La forêt
servait de rempart à la population, aujourd'hui,
le pouvoir
en a fait un 1 ieu de perdition.
Ici
le récit joue un rôle cos-
mogonique (révèle l'origine du mythe) et cosmologique (expli-
que le rôle du mythe et laisse dewiner le mécanisme de l"écu-
pération que le narrateur mettra à nu plus tard.). Par ce rô1~
le récit-second renoue avec la tradition orale (fonctions so-
ciales du conte).
L'examen de ces trois inserts étudiés nous permet de
p r c i ser notre
notion de motivation interne. Les récits romanrs'1ues créent ,
é
dans leur développement syntagmatique, une béance qui attend
d'être comblée. Ainsi, le serpent constitue u~
myst~re pour
l'enfant qui pose question:
"Père, quel est le petit serpent
- 546 -
qui te fait visite? "Fatoman promet de faire raconter une
histoire à Mimie, qui,
impatiente va l'exiger. Afrikou a
seco~é Kikée de frayeur;
la rassurant,
il
lui propose une
histoire. Bref les différents narrateurs mettent leurs allo-
cutaires, ou narrataires dans des situations qui
les poussent
à désirer une histoire qui
vient immanquablement sous forme
enchâssée. C'est de cette situation, ~ui est d'abord interne,
intratextuel le, que nous tirons
la notion de motivation
interne.
El le relève des codes à la fois herméneutique et
proaïréti~ue (1) qui
interpellent la sagacité des
lecteurs,
mais les solutions de l'énigme et des
actions posées sont
intérieures au texte. Le récit "enchâssé" se o r s e n t e sous
é
la forme d'une expansion textuelle culturellement co dé • C'est le
cas du "petit serpent" de L'Enfant noir; au-delà du
r c i t
é
explicatif du père,
le serpent lui-même apparaît comme un
" 0 b jet"
t 0 t é mi que, qui
é v0 que un arr i ère pla n cult ul'e l à
valeur ethnologique. Le récit-second peut encore se présen-
ter sous
la forme d'une réflexion du récit-premier;
il en
reprend un thème, développe une histoire nouvel le qui
appa-
raît comme un commentaire indirect du texte-mère,
C'est
alors une mise en abyme explicative. C'est le cas des "Ave 11-
tures d' un homme jaloux" et aussi
le cas du r ri c i t des Nég"jers
avec l a part i cu l arité qu' i l contredit
le réci t-prel71i el",
dans une
intention pédagogique.
Jus~u'à,ce s t a de de notre
réf l e x ion,
l' i ns e r t ion d' un tex te dan s l e t i s SUI' 0 III a Il e s q LIe
correspond à un investissement idéologique:
révélatioll d'une
ide nt i t é par lie t h n0 log i e, par les sté r é 0 t YPes, o li pa)' un
discours métalinguistique indirect.
C'est par ce dernier
aspect que les insertions à motivation interne rejoignent
ceux à motivation externe.
(1)
Au sens où J. CALVIN emploie ces termes dans son interprétation
de R. Barthes. Roland Barthes. Un regard politique sur le signe.
Petite Bibliothèque, Payot
1973, pp. 140-143.
- 547 -
Les récits intéressés par cette deuxième modalité
sont celui de "Dramouss"
dans le roman de même nom dont deux
excursus
Jnt déjà servi à illustrer les motivations internes,
tous les micro-récits du Récit du cirque. _. de la vallée des
Morts à l'exception
de celui
intitulé "Les Négriers". Prenons
d'abord "[)ramouss". C'est un univers hypnagogique provoqué
pour répondre à des préoccupations angoissantes du personnage
de Fatoman eu égard à ce qu'il voit autour de lui. La question
qui
le préoccupe: que sera la Guinée de demain? Cette in~uié
tude prend sa source dans le chapitre intitulé "Réunion de
Comité" (1). Fatoman s'étant informé sur la vie politique de
sa Guinée natale, caractérisée par des affrontements sanglants
entre R.D.A.
(Rassemblement Démocratique Africain) et B A G
(Bloc Africain de Guinée),
il prend conscience d'une forme de
dictature. Le R.D.A. se
cnnst ru i t dans le sang.
Il est alors
partagé entre ce qu'il
appelle ses deux "Moi intimes"
un
"Ho i " est "plus proche de son éducation traditionnelle, fait
d'animisme, d'islamisme, et "enrichi par la culture fran-
çaise". Ce "Moi" est "plus proche de (son) sens de la vie"
(p. 186)
et un "moi" qui,
"par amour pour la t e r r e natale,
allait trahir sa pensée, en revenant vivre au sein de ce
régime" (2), un régime sans coloration:
ni
socialisme, ni
capitalisme, ni
tradition africaine.
"Régime bâtard en ges-
tation, après s'être fait soutenir par l'Eglise, par la
Mosquée, et par le Fétichisme,
renierait Dieu après son
triomphe" (2)_
C'est dans cet esprit d'''impuissance devant la
querelle des deux "Moi" que Fatoman parvient à la case pa-
ternelle o~ il voit un "serpent noir; celui-là même qu'on
m'avait interdit de tuer, dit-il, et que secrètement,
J'avais nourri
l'espoir de voir cet après-midi à l'ate-
lier ••• " (3). Ce serpent se mit à prédire l'avenir du couple
(1)
Dramouss, pp. 170-195.
(2)
Ibid., p. 186.
(3)
Ibid., p. 188. Le "serpent", à la fois thème et code culturel est
récurrent
dans les deux romans de Camara Laye.
-
548 -
Fatoman/Mimie. "Il veut dire, interprète son père, que vous irez à
Paris, vivants, que vous reviendrez vivants et que vous me trouverez
moi-même vivant" (1). Encouragé par ces révélations, Fatoman s'inquiète
de l'avenir du pays; il s'adresse à son père en ces termes
"Tu dois connattre quelque chose. Le serpent noir t'a déjà
entrouvert cet avenir ... " (2). En guise de réponse à cette interrogation
indirecte son père "sourit". Puis d'un air de défi il se pencha vers son
lit en terre battue, y prit l'orei l le r , l'ouvrit avec un pet i t canif. Il
en retira une boule blanche cernée de cauris et il me la tendit - tiens!
dit-il, mets-le sous la taie d'oreiller et cette nuit, demande aussi que
Dieu t'éclaire sur l'avenir de ce pays" (2).
Le récit intitulé "Dramouss" est Justement le rêve provoqué
par la boule blanche sous l'oreiller.
L'insertion de ce récit nécessite des commentaires féconds:
deux phénomènes se conj uguent pour l' appe1er à l'ex i s tence. D'une part,
l'angoisse de Fatoman devant les réalités politiques inquiétantes de S0~
pays qui le poussent à désirer connaître l'issue. nais nul n'est censé
connaHre l'avenir et le texte aurait pu le taire; il n'aurait aucune-
ment nuit à sa 1i sibi 1ité, puis'~.e de toute façon, lorsque Fatoman r-ev i ent
de France, il perçoit cet avenir devenu présent:
"Un drapeau rouge, Jaune et vert" flotte au "fronton d'un
bâtiment clair, aux lignes simples".
Et plus loin, il apprend
"itotr e régime tue nos enfants Dour un oui, pour
un non ... " (3).
Il retrouve donc la dictature du R.D.A. qu'il avait crainte .•.
Et le militant qu'il prétend être ne peut que penser un avenir meIlleur.
Il l' entrevo it grâce à un "deus
ex mach i na" que déc1anche 1a bou le b1an-
che. Celui-ci fonctionne comme un méta-discours. Les autres fonctions se
définissent dans les rapports de l 'intertexte avec le texte premier.
(1)
Ibid., p. 189.
(2)
Ibid., p. 195.
(3)
Ibid., p. 242.
- -S49--
Celui-ci se réfléchit en partie dans le second, pour l'aspect
politique
(violence du pouvoir, arbitraire, etc ••• ) mais il préfigure la fin du
récit, c'est l'aspect prospectif. Cette fin est effectivement reprise
dans le cursus normal du récit après l'avoir d'abord enchâsséeo L'ex-
trait "Dramouss" apparaît, au plan structural comme une mise en abyme
"retroprospective"
(1); elle réf1échit l'histoire en déco~ant les
éléments antérieurs et les éléments postérieurs à son point d'ancrage
dans le récit. En ce sens, elle a une fonction narrative parce qu'elle
dote "l'oeuvre d'une structure forte", en assure mieux "la signifiance".
Mais ce procédé pourvoit aussi l'oeuvre "d'un apoareil d'auto-interpré-
tation", trait du code métal i nqui s t i que, Et surtout, ce à quoi on ne
pense pas souvent, il manifeste un discours de véridiction, Telle est
davantage la fonction des trois inserts au troisième degré, dans Le
Récit du cirque de la Vallée des Morts. Chacun requiert une motivation
particulière.
D'abord, l'Histoirl~ de la Communauté des Intolérances",
Dans les pages qui l a précèdent (cf, P[1. 70-71), le narrateur commente
1e voyage vers la Forêt Sacrée et remarque l a peur qui s'empare des
voyageurs dans une nature en furie. Un abri est vite trouvé au niveau
d'une caverne, près d'une source souterraine. Et Afrikou précise,
"Ce fameux fleuve auquel se r at t achent toutes les
légendes de ce-pays, ce lui que l'on prétend po r teur
de tous les morts de l'injustice de la terre .. ,",
Et Saibel Ti poursuit
"On se demande parfois où naissent les mythes. 1l
y en a de si extraordinaires qu'on finit par y croire
à force de s'en persuader, de se laisser prendre au
Jeu. Dans Ce-pays, les légendes et les mythes ont
toujours eu une certaine emprise sur les gens ; moti-
vent souvent leurs réactions; altèrent leur pulsion
combative ou l'activent, tout dé[1end" (2).
(1)
DALLENBACH (Lucien)
"Intertexte et autotexte", in Po~tjque,
Revue de Théorie et d'Analyse littéraires,
nO 27/76.
(2)
Le Récit du cirque, pp. 71-72.
- 550 -
Le personnage éniqmatique d'Afrikou intervient en-
core
pou r dé mol i r la" l 9end e d u Fleu ve Fa ha" etc e l l e du
é
Rhinocéros-Tâcheté, accréditées par le récit-premier, et expli-
quer le mécanisme de leur création
"Ainsi légende ou mythe, le fleuve souter-
rain Faha est une de mes créations, ce
mythe a été inventé de toute pièce. Sur
un autre plan, le mythe du Rhinoceros-
Tâcheté est également le résultat d'une
de mes expériences d'approche d'une des
mTTTlers de Solutlons posslOTes d'aliéna-
tion des hommes ... Ën verlté,
le Rhlnoce-
ros-Tâcheté existait bien avant le systè-
me qui régit actuellement ce Days.
Il s'
est passé qu'à un moment déterminé de l'
histoire de ce pays, au moment où le peu-
ple était le plus vulnérable dans son
évolution, le Rhinoceros-Tâcheté qui
avait disparu de son territoire pendant
un certain temps a simplement réapparu et
qu'un petit groupe d'hommes sans scrupu-
les s'en est emparé pour en faire un
moyen d'al iénation du peuple. Les exem-
ples ne manquent pas ... " (1).
Et comme pour illustrer son propos, il annonce une
histoire dite "La communauté des Intolérances" relative à la
Forêt Sacrée, vers laquelle les voyageurs se diriqent. Cette
histoire est donc fortement motivée, et est donnée comnie une
illustration de la démonstration précédente. Elle n'est pas
particul ièrement désirée par une structure du texte, mais est
imposée au texte. Elle est en réalité un hors-texte qui sert
de commentaire, de "faire persuasif".
Il en va de même pour "le chaînon manquant",
une composition de Sa'bel-Ti. De même que dans le roman, il y
a des projections de films qui
réfléchissent l'univers du ro-
man, de même Saîbel-Ti écrit un récit qui s'intèqre au roman.
Il énonce deux hypothèses qui ont pour
objet de rétablir le
(1)
Ibid. D.
72. C'est nous qui soulignons.
- 551 -
"chalnon manquant". Les ayant éliminées, il propose
"Admettons que je m'éloigne un peu de l'
histoire commencée par Afrikou, que je
crée mon propre récit d'événements.
Peut-
être retrouverai-je mon propre chalnon
manquant, qui, sans être exactement ce-
lui d'Afrikou, pourrait tout de
même
me
satisfaire ... " (1).
A partir de cette proposition,
il conçoit un plan
que nous connaissons déjà et (2) dont l'objectif est "ETRE".
Le plan rend compte de l 'intentionalité de la deuxième versio~
onposée à celles des deux hypothèses
précédentes;
celles-ci
prévoyaient l'élimination des hommes,
l'instauration de la
peur permanente, celle-là prévoit le contraire: elle postule
la VIE comme valeur à atteindre. Au total ce texte nous démon-
tre que les idéologies font et défont les mythes.
L'a na lys e de l' h i st 0 ire " é cri te" • "i nven t é e ", qui
rétabl it le "c ha i no n manquant" est conforme à l'objectif du
plan, c'est un "mythe anti-mythe". Un mythe de libération con-
tre un mythe d'aliénation.
En effet le "c ha t no n manquant" est
une profusion de symboles de libération; les mill iards de
termites qui deviennent autant de combattants, la mobilisation
de la nature autour d'Afrikou, autant d'éléllients qui symbol i-
sent la solidarité. Le texte lui-même, extrênlelnent poétique
est un hymne à la vie: une musique d'abord douce, puis un
tam-tam endiablé, qui
laisse la place à "un choeur aussi
puis-
sant que celui que formerait tout le peuple des sans-espoirs
se fait entendre.
Il cbante un hymne venu de la nuit de la dé-
sespérance" (3). Enfin spectateurs et acteurs deviennent un
seul et même public, le public des acteurs, auquel
le spectre
( 1)
lb id. p.
79.
(2) Cf. Annexes: cf. supra.
(3) Ibid. p. 80.
- 552 -
montre la voie de la libération.
L'insertion du récit de la photographie, obéït A ce
même schéma: c'est l'illustration du fait eue tout méfait est puni
le film montre tour A tour, le Mont Dounouya, la Vallée, ...
et Fahati qui se souvient, ne les supporte pas. L'histoire de
la photo est la réviviscence d'un condamné du Mont Dounouya.
Elle est comme la voix de la conscience accusatrice de Fahati.
Les récits au troisième degré sont des illustrations d'un dis-
cours critique d'un discours dénotatif diriqé vers le lecteur.
,
.
C'est en cela qu'ils sont à motivation externe, et s'apparen-
tent au discours de véridiction.
Ils servent d'appui au méta-
dis cou r s dus econ d de 0 réd ans 1e Ré ci t duc i r que. .. ,de la '1 J l 1_é0
des morts dont il nous reste à étudier la dernière série des )-écits du
troisième
deqr l e "Voyaqe vers la vallée des ITlOt-ts et le Mont Dounouya".
é
C'est un long récit,
réparti sur sept
épisodes dont l'insertion est globalement motivée: un des di-
gnitaires du système, vice-I-Mille, vient d'être victime d'un
des "signes mortels" de son univers
la conscie~~. nais la
prise de conscience du t1al que l'on a fait, ne suffit pas à
/
pardonner le sujet. Ainsi Fahati, Maître du culte Rhinoceros
ira jusqu'au bout du châtinent, tel
est le but du voyage. C'
est donc un voyage expiatoire dans les contrées qu'il a lui-
même bâties pour les autres, les innocents. Ce voyage n'est
rien d'autre qu'une autre réviviscence, sous forme de repre-
sentation filmique, du réel
médiatisé par le récit premier.
Ainsi
le récit filmique, à l'intérieur du récit ronlanesque,
apparaît comme le réel
"défantasmé" dont la représentation n'
est jamais totale au théâtre. Ainsi les différents épisodes
représentent les étapes du voyage sans fin de Fahati, "étapes"
l'
au double sens de séquences dans la concatenation du discours,
et de l'expiation (voyage intérieur) de Fahati que marque le
discours des intertitres (O. Ceux-ci constituent un plan du
(0 Ils constituent le "Paratexte" de G. GENETTE, cf.
Palimp-
ses tes .
La 1 ittérature au second degré, Seuil 1982, pp. 9-
1a.
- 553 -
métadiscours général du texte;
le dernier s'intitule JUs-
tement "film-théâtre .•. L'être interrompu"
qui évoque la
conjonction du théâtre et du cinéma pour enfin restituer
le lecteur au théâtre,
c'est-à-dire la triste vie quoti-
dienne, ou indifférence, synonyme de Mort.
Nous pouvons à présent conforter notre définition
de motivation externe
c'est lorsque
le texte inséré est
explicitement tourné vers
le lecteur. Mais reprécisons.
Dans l'un ou l'autre cas de mode d'insertion,
les analyses
peuvent toujours révéler des éléments Justificatifs internes.
Ce ne sont Jamais que
des effets d'un style de transition,
somme toute un fait de Rhétorique classique. Mais alors que
les motivations internes ne sont ~ue cela, sans plus; 1es
excursus à motivation externe privilégient expl icitement
)a
figure extra-textuelle du lecteur dont elles requièrent
exp1icitement la complicité ouverte pour ensuite le convain-
cre,
l'amener à adhél"er à l'idéologie du texte. Far consé-
quent,
les inserts à motivations externes sont le mi r o i r pat"
lequel
les textes artistiques (du moins pour ceux qui
nous
concernent) réfléchissent la société.
C'est POUI"Quoi
les
allusions sont si
transparentes dans ces discou'"S
au second
et troisième degrés. Par exemple:
1e "régime s a ns colora-
tion" dont parle "Dramouss", fait
allusion à l'oPPol"tunisme
pol i t i que dur é g i me gui née n,
qui,
a p r è s s'
t r e a 1 lié 1e s
ê
différentes religions pour se conso1ider,
leur déclar"e
la
guerre. Le roman parle aussi
de doctrine-importée,
des
enfants qu'on "fusi11e pour un oui ou pour un non",
r e j o i v
gnant ainsi Le Récit du cirque qui
dans
le récit du "voyage"
signale "les signes mortels", allusion à l'élimination de
toute personne suspecte de lucidité,
comme Vice-I-Mi11e,
critique transparente de la politique du complot permanent
Qu'a connue la Guinée. C'est une histoire trop connue pour
Qu'on y insiste.
- 554 -
Ces faits se déroulent dans un espace merveilleux
à en croire par la
description, notamment dans le récit des
"aventures d'un homme Jaloux". Celui-ci fait cohabiter des
personnages humains (l'Imam Moussa et son épouse,
le berger)
et des
personnages divins
(Dieu
lui-même et l'Ange). Les
premiers évoluent dans un cadre humain,
celui du récit-pre-
mier. Les seconds donnent
lieu à des espaces fantastiques
(1)
éclatés et illimités.
Cet élargissement des espaces vers
l'Infini
(ou sa transformation) en un espace unitaire reliant
directement l'homme à Dieu se reproduit dans "Dramouss".
Le temps n'y existe pas:
il se présente comme une
éternité où deux forces contraires,
le Bien et
le Mal
se
livrent une
lutte gigantesque dont le premier sortira vain-
queur.
Quant aux espaces des récits
intertextuels du
Récit du cirque ... , ils sont multiples.
Il y règne le des-
pot i que
cul te duR h i no c ras _ Tâ ch été,
é
0 Ù
l a pro ma t ion
s'obtient en versant le plus de sang possible. C'est dans
cee a d r e que
cou 1e l e F leu ve Fa ha,
don t
1e lie u par tic u lie "
est un souterrain Jonché de morts, Au fur et à mesure des
divers micro-récits, ces espaces déjà multiples s'amplifient.
Au total,
]' analyse des cadres spatio-temporels
des univers
intertextue1s ont au moins trois éléments communs
la démesure,
l 'inter-communicabi lité infinie et l'atempol"a1itJ.
Ils sous-tendent en outre des thèmes qui
loin d'expliquer l e ur
caractère incommensurable,
leur attribuent une fonction
res-
triction des
libertés par leur caractère carcéral.
Les interrelations entre les différents espaces et,
entre eux et les personnages conduisent vers d'autres éléments
de sens,
à savoir le rejet de cet univers, dans
lequel
l'écri-
vain ne se reconnaît pas, au profit d'un autre à créer.
(1)
Cf. Dramouss, op.
c i t , , p. 141.
- 555 -
On le voit,
les espaces et l'histoire des récits
merveilleux intertextuels Justifient bien le caractère
merveilleux de cet univers,
ainsi que les personnages et
leurs actions entrevues dans
les développements précédents
qu'il est inutile de répondre en détail,
ici.
Nous devo,ns
à présent récapituler.
*
*
*
L'univers merveilleux intertextuel
a révélé des
thèmes à tous
les niveaux des analyses.
Et nous constatons
que ces t h ème s s e ré Dar t i s sen t , c 0mm e i nd i '1 u
dan s l' é t ude de
é
T.
Todorov sur le fantastique
(1), en deux systèmes
le
système "perception-conscience" qui définit une structura-
tion des rapports de l'homme au monde; et
le système qu'on
pourrait traduire par "relation de l 'homme avec son désir"
qui
décrit des actions "sur le monde environnant".
Dans notre corpus,
le premier système s'est illus-
t rés 0 i t
dan s l a fig urat ion d' e spa ces
i nter s i d r a ux (" DI' JI110 USS " ,
é
"Les aventures d'un homme Jaloux"), soit celle d'espaces
labyrinthiques interminables
(Le Récit du cirque). A cela il
faut ajouter le gigantisme surnaturel,
aussi
bien chez les
personnages, que
chez les objets,
au olan physique connue ,HI
plan moral:
le "monstre" q o l i e r ,
l'Imam f10ussa,
la h a ut e
é
muraille, qui
traduisent un rêve de puissance. Et enfin les
nombreuses métamorphoses que nous savons
liées au besoin de
communication infinie. La démesure correspond à la volonté
de surpasser le pouvoir social en place, caractérisé par la
dictature. Fatoman est un enjeu de taille dans
la lutte entre
"Dramouss" et le géolier herculéen.
Il faut un être s ur nat ur e l
pour vaincre celui-ci, d'où le recours au Merveilleux.
Il en
est de même entre Afrikou et les autres. Personnage de la
(1)
Introduction à l'étude du Fantastique, op. cit.
- 556 -
Mort, il est immortel et sa présence donne la mort.
Il
est donc plus fort que le pire des dictateurs, en particu-
lier Fahati. Cet univers de la démesure règle un nouveau
rapport au monde. C'est le rêve d'un monde de puissance.
L'autre réseau de thèmes,
"relation avec le monde
environnant"
est de loin le plus fourni:
la violence et la
mort,
la cruauté et toutes
leurs variantes. Afrikou prendra
le temps de faire mourir lentement Fahati, si
lentement que
celui-ci entamera sa putréfaction avant d'expirer. Et d'ail-
leurs il
n'a pas encore expiré que le lecteur prend congé
de lui.
Au-delà des apparences,
les textes
laissent appré-
hender une structure profonde: elle est binaire et
antago-
nique: Bien vs Mal. Le Bien, puissant, est tOUjours
représenté dans les éléments merveilleux.
Il signifie un
projet de société,
un avenir.
Nous voyons là une i~Jnifes
tation du projet personnalo-identitaire.
Essayons de dégager le sens profond de cette
écriture.
Qu'ils soient motivés de façon
intel"ne ou externe,
les textes
insérés dans un tissu romanesque, posent d'une
façon générale les problèmes de l'identité et de la création.
De la création d'abord:
écrire dans une langue nationale
africaine reste un problème toujours posé, Inais 11 n'empêche
pas de créer et les écrivains puisent de plus en plus dans
les traditions africaines:
l 'uti lisation des mythes,
des
contes, est un emprunt aux traditions orales. Leur insertion
dans le tissu romanesque, en même temps que, parfois, des
pages poétiques, crée un genre particulier qu'on a appelé
la "littérature totale".
Il est propre à l'art du récit oral
africain. C'est une des voies offertes aux romanciers
- 557 -
africains. En effet, ils sont longtemps restés dans le
sillage des romanciers français du XIXe siècle, d'ailleurs
plusieurs y restent encore attachés. La chose était aisée
à comprendre, car le roman, comme genre littéraire, est par
rapport à nos écrivains, un
des apports de l'Occident.
Ils
l'ont adopté avec ses canons et ses exigences pas toujours
maîtrisés. AUJourd'hui,
l'on connaît mieux nos cultures, nos
traditions, en particulier la littérature orale, Elle ne cesse
d'informer la littérature moderne écrite et de ce fait, elle
participe de la recherche de la personnalité, aussi bien par
sa présence dans les textes romanesques ~ue Dar la forme
particulière qu'elle imprime à ces textes
En outre, elle en
ajoute à l'esthétique romanesque par sa fonctionnalité et à
la signification des textes.
En plus des fonctions déjà définies:
digressions,
explicatives, résumés, réflexions prospectives ou retro-
prospectives,
un certain nombre de textes enchâssés, au
second ou troisième degrés,
(en particul ier dans Le Récit
du Cirque de la Vallée des Norts) sont une réflexion,
nous
voulons dire un discours sur la création l i t t
r e
é
i r e ,
comme
fiction ou mythes dont
la société est
le maitre-d'oeuvl"e.
Le rôle de l'artiste-créateur (Afrikou et SaTbel-Ti) est ou
de perpétuer les mythes, ou de les "détourner", en fonction
du but visé. C'est ici que nous
rejoignons
l'aspect identi-
taire du problème. Tout po uvo i r crée des rlytlles en vue de
sa consolidation; dans
le cas du Récit du Cirque ... ce sont
des t·ly the s d' al i é na t ion.
1 l s son t
cr é é s de t 0 ut e pi è ce, pro-
fitant de la situation psychologique de la société. C'est
ce mécanisme qu'Afrikou et Saïbel-Ti entreprennent de démon-
trer dans
l'intérêt du lecteur. Ce qui
donne au roman, ~
Récit du Cirgue ... une facture spéciale. Il superpose en
réalité deux romans:
le "roman-fiction", "dans lequel
Afrikou se révèle, crée (raconte) les mythes, celui du
Rhinocéros-Tâcheté, celui du fleuve Faha, etc .•• profitant
- 558 -
du besoin immense du peuple de Justifier le malheur qui
lui
arrive. Puis le "roman-antifiction" ou tout simplement le
"roman anti-roman", dans lequel Afrikou démonte les mythes
qu'il avait créés, et Saïbel-Ti montre le mécanisme de créa-
tion de mythes, ou les "mythes modernes"
(1), en créant lui-
même un mythe qui nie celui qu'il
a engendré,
"Le chaTnon
manquant". C'est ce que nous appelons
le procédé de "dénu-
dation".
Il consiste pour l'écrivain à dévoiler son "Jeu"
de l'écriture. C'est pourquoi
nous avons assimilé ces aspects
du roman, à un métalangage.
Cette écriture, nouvelle dans
la création romanes-
que négro-africaine, s'inscrit, nous l'avons dit, dans le
processus de la quête de l' identité et de la personnalité.
Dans sa forme banale (résurgences des mythes et des contes)
elle définit, ou cherche à définir son auteur et la société
de référence,
comme groupe enraciné dans des traditions
(le côté ethnologique en somme), mais dans sa récupération
comme forme d'écriture nouvel le,
(littérature totale ou
mélange de genres) ou comme écriture de démythification, ou
de désaliénation, elle participe de la quête de spécificité
a us s i b i e n a u pla n de l' é c )" i tUt" e que de l' ê t r e .
Ici, nous devons souligner la différence ent."e les corpus
guinéens et ivoiriens;dans ces derniers: les thèmes des inserts sont
différents de ceux du récit-mère. Ils sont très peu importants en nombre
et en dimension par comparaison avec les intertextes merveilleux guinéens.
Au plan de la fonctionnalité, ils ne s'opposent pas aux récits-mères, ni
ne les contredisent, comme c'est le cas dans le corpus guinéen, ils les
explicitent, les confortent et témoignent de la permanence culturelle des
traditions africaines. C'est au plan de l'explication
commune
aux textes
ivoiriens et guinéens, que s'introduit une autre dimension du discours
que nous avons appelée, le métalangage ou le métadiscours qui semble ~tre
le critère classificatoire des genres de la transtextualité.
(1)
Cl. ABASTADO : Mythes et rituel de l'écriture. Edit. Complexe, 1979
(p. 13) des représentations "labiles" dont les figures
sont profanes et d'apparition récente dans la cons-
cience collective.
- 559 -
1)
pour un essai de typologie
La question se pose en effet de savoir si nous devons parler
d'hypertextes merveilleux, d'intertextes merveilleux ou de parodies.
Nous avons Jusqu'alors utilisé, à dess0in, le concept d'in-
tertexte dans son sens le plus courant, c'est-à-dire, une "relation de
coprésence entre deux ou plusieurs textes ( ... ) la présence effective
d'un texte dans un autre" (1). Nous l'avons utilisé concurerrment avec les
les notions d'insert, et d'excursus, beaucoup plus neutres. Il nous faut
clarifier à présent. Nous ne reviendrons pas sur l' intertexte dont la
définition ci-dessus nous satisfait, neus voudrions voir ses rapports
avec la parodie, que nous avons déjà étudiée et ce que Genette appelle
l 'hypertexte. Il le définit comme "tout texte dérivé d'un texte antérieur
par transformation ou par imitation" (2). Sur le texte antérieur ou hypo-
texte se greffe un autre
texte (hypertexte) d'une manière qui n'est pas
celle d'un com~entaire. L'hypertexte est une fiction qui dérive d'une
fiction. La relation de commentaire donne lieu à un autre genre
de
Iranstextualité qui est le métatexte. rIais Genette ne nous parait pas
explicite quant à la fonctionnalité propre de l'hypertexte. Par
ailleurs,
la notion d'Mtériorité, pose le problème du temps et de l'espace de
l'occurrence de l' hypertexte. L' hypertexte et l' hypo t exte peuvent- ils
coexister dans le même roman? Ou le "roman-hypotextuel" doit-i l ê t r e
distinct et antérieur au "roman hypertextuel" ?
C'est dans l'analyse de la pa'"odie que Genette aborde le
problème de la fonctionnalité: la paro di e est un "détournement de texte
à transformation minimale" (3). C'est-à-di,"(' que la parodie reprend
"littéralement un texte connu pour lui donner une signification neuve-
le" (4). Par conséquent, l'hypertexte de Genette définit aussi la parod ie .
A cela, nous avons ajouté les mises en scène caricaturales des comoorte-
ments et attitudes. La parodie est un langage au second degré" (5).avec
une nette volonté de dérision. Elle s'en prend à l'idéologie d'un mo dè Ie
et à son univers imaginaire. Tous ces éléments la définissent comme une
écriture. Mais la parodie est aussi une lecture dans la
mesure où
(1)
G. GENETTE, Palimpsestes, p. 8, inspiré de J. Kristevas
Sémeiotikè, Seuil, 1969.
(2)
Id. Ibid., p. 14. C'est nous qui soulignons.
(3)
Id. Ibid., p. 33.
(4)
Id. Ibid., p. 24.
(5)
Ibid., p. 17.
- 560 -
elle présuppose chez le lecteur, la capacité de reconna~tre
des textes, "identifier des procédés, décéler l'écart entre
les textes"
(1). Toutes choses que les "extraits merveilleux"
étudiés en particulier dans le roman guinéen nous ont permis
de décéler.
En outre, les fonctions de la parodie telles que
définies par Abastado, trouvent illustration dans les textes
que nous avons étudiés. A savoir que:
1)
la parodie est "l'image" de ce que M. Bakhtine a
appelé la littérature "carnavalisée", c'est-à-dire qu'elle est
renversement des valeurs.
2)
la parodie est un métalangage, "un discours qu i
prend pour objet un autre discours".
3) elle est aussi
"une voie de l'invention", c'est
une création. "L'Oeuvre nouvelle a pour fonction de déranger
un paysage, de contester une vision du monde.
La parodie est
le premier moment de cette mise en cause; elle manifeste la
duplicité d'une attirance et d'un refus" (2).
Ce bref rappel
des contenus des deux concepts, hy-
pertexte et parodie, nous rapproche de la constatation de
Genette, à savoir, que "l'hypertexte peut englober d'autres
genres (le pastiche, la parodie, le travestissement) ... (3).
Dans le cas d'espèce, nous parlerons d'hypertexte parodigue.
Ici nous comprenons plus nettement ce que Genette appelle
"commentaire" lorsqu'il denie à l'hypertexte une relation de
commentaire, c'est pensons-nous, le discours épistémologigue,
ou un métalangage à vocation scientifique. Telle n'est pas la
vocation du métalangage parodique, mais celui-ci existe bel
et bien dès lors que l'un des objectifs de la parodie est la
( 1)
l b id.
p. 27.
(2)
Ibid; p.
33.
(3) Palimpsestes, p. 15.
-
561
-
dérision, c'est-à-dire volonté de réinterprétation des textes
parodiés. De la même manière,
la parodie comme lecture postule
un horizon d'attente, elle donne donc la clé pour une
lecture
optimale du texte. C'est en ce sens que la parodie, tout en
étant une fiction,
relève du code métalinguistique. Résumons-
nous:
le texte parodique et 1 'hypertexte ne s'opposent pas.
La parodie est un aspect de 1 'hypertexte mais le dépasse dans
la mesure où elle peut ne pas être un récit.
Nous proposons de
donner à 1 'hypertexte, un sens large, et un sens restreint. Au
sens large,
1 'hypertexte est dérivé d'un texte (ou de textes)
antérieur à condition que ce texte antérieur, soit un récit,
une histoire constituée. Nous verrons les extensions de sens
possibles liées à la définition du genre ronlanesqlle.
Au sens restreint l 'hypothèse et 1 'hypel"texte peu-
vent conna'tre une co-occurrence dans le même rOIIIAn,
l'un
étant antérieur à l'autre, dans le déroulement sYlltagmatique
du récit. Ceci
le distingue de la mise en abYllle qui
peut ré-
fléchir d'avance,
une partie non encore citée du recit t'n
cours.
Ici,
il y aura à réexamlner la situation dll texte en-
châssé intitulé "Dramouss" dans le roman du même nom. Ceci dit
revenons à notre corpus de départ.
Na u spa uvon s à pré sen t pré c i Sel" 1e S Cl l' 111" l' scie s cl i f -
férentes situations "transtextue11es" l'élevées d a n s notre étu-
de.
No u sn' y dis tin g u0 ns à pro pr e men t pil r 1e)" q li l' dl' sin ter tex -
tes et des hypertextes merveilleux.
2 - Les types des Merveilleux transtext~~L'_l_?
Compte tenu de nos définitions précédelltes, l'irlter-
texte, c'est la relation de coprésence de deux ou plusieurs
textes dans un récit sans qu'interviennent les Ilotjons d'anté-
-
562 -
riorité ou
de postériorité qui
sont affaire de compétence de
l'analyste.
Il
répond au dialogisme de
Bakhtine.
Dans
ce genre
nous rangerons
les deux situations
transtextuelles de
l'Enfant
noir et Dramouss
le "serpent noir" et
les
"aventures
d'un
homme Jaloux" et
"Dramouss".
L'épisode du "serpent noir"
n'introduit pas un texte au
sens
rigoureux du terme, mais
une
vision du monde à
laquelle est rattachée toute une
culture,
un texte sociétal
(1).
Le serpent est un "symole identitaire
du clan en même temps qu'i l
révèle
la personnalité du groupe.
Cel l e - cie s t
p0 sée co mm e m0 d è l e no r mat i f
à a t t e i n ci J" e
: qé n é -
rosité,
altruisme.
Ce type d'intertextualité relève de ce que,
Louis-Jean Calvin,
interprètant Roland Barthes appelle "code
gnomique"
(2)
ou
"code culturel".
Vient ensuite,
les
"Aventu-
res d'un homme Jaloux" qui
est
un texte autonome.
Il
a valeur
de proverbe,
"ce que femme
veut,
Dieu
le veut"
;
la f e nuue est
la source
du Bien et du ,"1al.
No us
retrouvons encore
ici.
le
cod e g nom i gue,
e tau sen s de
Ba khi ne,
und i seo li J' S ct i a l 0 Cl i que
mais non
carnavalesque,
il
est
de
consolidation.
Nous
l'~ngeons
ici
tous
les
intertextes merveilleux
i v o i r i e ns .
Par
ail leu r s ,
no u s s a von S que
lac l' i t i que
,1 f r ; c a i ne
a eu
des
ré q c t ion s né 9 a t ive s s é v è r es
à l' en ct l' l' i :
cl eL' ~ Id ,1 Il t
no i r -
a u xque l les
l' au t e uJ" il
r é p 0 n d u par
DI' ,11lJLl L , S.
0 Il CO '1 P r e Il d
a l 0 r S pou r quo i
les e con d r 0 [Tl and e l ' au t e u l'
PO)' t t'
co mme t i t r e ,
l ' i n ter t i t r e "Dr am 0 us s"
rée i t
e n c h â s s
C' est .1 .• ste III e n t O.H ce
é
,
.
que
"Dr am 0 us s" est
l a par t i e
l a plu s
i ln p o r t a n t e ,Ill l' 0 n:.î n a u x
yeux de
l'écrivain
elle est
la réponse
aux c ri t i q ue s . En
effet,
"Dramouss" se veut plus
"critique",
relevant
de
ce que
Oallenbach appelle "auto-texte".
En effet Lucien Diillenb.lch (3),
(1)
Cf. Guy ~ICHAUD et Edmond MARC, Vers une science de la civilisation,
Edit. Complexe 1981 pp. 48-50 : les aut eur-s dlstinqueiiT"'roans une
civilisation (ou dans une sociéte cons i dér ee corll';e'lIn(' totalité
(= système sociétal) quatre sous-systèmes: le social, l'JconQmi~ue,
le politique et ie culturel dont l'ensemble compose le système sociétal.
(2)
L. J. CALVIN, Roland BARTHES, Un regard politique sur le signe, Petite
Bibliothè~ue, Payot, 197.), p. 141.
(3)
L. DALLENBACH, op. cit., pp. 282-283.
-
563 -
partant de la distinction de Jean Ricardou (1) entre une
"intertextualité externe" (rapport d'un texte A un autre
texte) et une "intertextualité interne",
(rapport d'un texte
à lui-même), propose une "intertextualité autarcique" ou
"auto-textualité", circonscrite par l'ensemble des relations
possibles d'un texte avec lui-même, d'où la mise en abyme est
un autotexte particulier. Tel
est le cas de "Dramouss", un
r ef l e t du présent et du futur.
Ici
intervient
la "carnava-
lisation : l'univers du texte est retropi-ospectif,
renversé
dans l 'intertexte, et donne une image de l'avenir.
C'est ce
caractère de "Dramouss" qui
le fait ranger parmi
les Inter-
textes. Mais cet extrait peut relever d'une double classifi-
cation par une extension de sens.
Au sens restreint, nous pouvons note,' tous
les
textes "enclavés" du Récit du cirque ... Qu'ils soient du
second ou du troisième degré,
ils reprennent tous sous forme
dé for mé e, 0 u t l' ans for mée , un épi s 0 de du 1" 0 man qui
] eu r est
antérieur dans un but explicatif, démonstratif, ou carica-
tural, ou simplement contradictoire. Mais
l'aspect carica-
tural est plus accusé, car ces hypertextes affectionnent le
grossissement comme pour dégoûter le lecteur, et le d i s pos e r
favorablement à l'idéologie défendue par le ,"écit hypertex-
tuel. Celui-ci en facilite la lecture par l'utilisation
abondante des intertitres (2),
(1)
Cf, Pour une théorie du nouveau roman, Seuil, 1971.
(2)
Ce Que GENETTE appelle "paratexte".
- 564 -
Ainsi,
les hypertextes que nous avons recensés,
n'ont pas seulement pour objet de reprendre des épisodes du
texte pour les transformer - une relecture du texte - mais
de reproduire 1 'histoire sociale, véhicule du discours idéo-
logico-politique, véritable hypotexte du Récit du cirgue et
de l'extrait "Dramouss" du roman du même nom. Voilà une des
Justifications de l'usage abondant du code métalinguistique.
Les hypertextes apparaissent en fin de compte comme des méta-
textes, sur le texte sociéta1.
Il n'est donc pas étonnant
qu' ils sel' e cru te nt da van t age par mil es" e nch â s s e III e nt s " il
motivation externe.
En effet, ce type de transtextllalité,
ayant pour cible le lecteur, sont des ouvertures sur la réa-
lité sociale.
Il confirme le discours scientifique (1) et
Journalistique (2) sur la Guinée de Sékou Touré: par exenlple
l'opportunisme politigue (Dramouss p.
188, Le Récit du cil'que,
p.
71)
les mythologies politiques et la mythomanie du Régime
Guinéen (Le Récit du cirgue
p.
72). Le discours hypertextuel
a pour origine l'hypotexte que constitue le discours politi-
que Guinéen.
Mais s'adressant à un public très large, plus
large que la Guinée et l'Afrique,
il se dote non seulement
de bal i ses narr a t ive s , mai s d' un a pp il l'e i 1 l a Cl e d' il LI t 0 - i nt e ,'-
prétation qui sont Justement les hyp e r t e xt e s . Ceux-ci ouvrent
également d'autres perspectives,
(1)
Cf. en particulier la pénétrante analyse de Claude RIVIERE dans son
ouvrage Mutations sociales en Guinée, Paris Editions rtll'cel Riviè"e
et Cie
1971 (415 p.).
( 2)
Cf. Jeune Afrique Plus, Sékou TaURE et la Guinée a~r~s Sékou TOUI'é,
Les Editions Jeune Afrique, 51 Avenue des Ternes,ar1s 17, n° 1941/8
Juin 1984. On peut aussi consulter l'ouvrage de Claude Abou DIAKITE.
Guinée enchaînée ou Le Livre Noir de Sékou Touré, Edit, D.A.C.,
50 rue du Ranelagh, Paris XVI, 1972, (266 p.).
- 565 -
Nous l'avons dit, d'une façon générale que les
disgressions
introduisant le Merveilleux dans le tissu roma-
nesque, sont le lieu de l'investissement idéologique des
textes.
Il
apparaît à présent clairement que cette Idéologie
comporte trois volets. D'abord, elle manifeste la quête de
l'Identité-Personnalité, au sens anthropologique. L'idéologie
affichée par les hypertextes se manifeste ensuite par la
volonté de démythification et de démystification rlu lecteur,
hypostase du peuple.
Ete nfin,
cet t e l dé a log i e pro pas t'
il n
nIl II VI' l
, [' l de
la représentation:
le théâtre est déjà un pa'>
important par
rapport à la poésie et au roman, mais
il
reste insuffisant.
Il procède d'abord du Théâtre de Pont y, et nlalgr~ les efforts
pour s'en départir,
il
ne d i s s i pe r a Jamais
la passivité du
public. D'o~ la proposition d'un théâtre-tém(}iqna~e, oG cha-
que c i t a yen vie ndl' ait exp ose l',
à tau l' der ô 1C, s o n exp é J' l en c e
de vécu concret. Au total,
ces trois volets l'l'lèvent bien
des préoccupations identitaires et personnalitaires.
Notre abject if dans cette dern i ère part i e, curllnlt' II<1iiS l ' avons
défini, visait à étudier l'Ecriture
sous trois anq]e,> ; LI /11(110",.2
interne des récits, l'utilisation des conventions torme l l c-, et les situa-
tions transtextuelles,
A chaque fin de chapitre, nous avons résulné 11''' princ i paux
acquis. Aussi, dans la présente conclusion de cette tro i s t ème par t i e ,
pour éviter les redites, nous n'insisterons que sur les points les plus
saillants d'une part, et de l'autre, sur les diffé)'ences significatives
constatées dans les écritures des deux aires géographiques envisagées.
Notons d'abord les points saillants.
•
Sur le plan des structures logiques des )'écits, nous avons
répéré deux niveaux de structuration: un niveau mar rn-s t rur t.ure l , et un
micro-structurel. C'est à ce deuxième que se révèle l. véri t.ab le logique
les récits mêlent plusieurs types de combinaisons sequent ic l lc s dont le
- 566 -
plus important est la logique analytico-déductive. Cela reste une
tendance générale du roman africain que le roman ivoirien
continue de perpétuer. Seul
le roman guinéen,
(dans notre cor-
pus, bien entendu) s'oriente vers une structure "en vrac",
faisant plus appel
à l'imagination qu'à l'intelligence.
Quant à la description, elle s'élabore selon les mê-
mes principes dans les deux aires géographiques données dans
leurs grandes lignes: du général
au particulier, et de haut
en bas. Elle se développe en trois étapes pour les espaces,
et 1 ieux. Lorsque l'objet est un personnage, cette règle en
trois étapes ne joue pas:
le descripteur choisit les parties
à décri re. Pour 1es personnages fémi ni ns,
il
porte son regard
sur les parties du corps qUI mettent en valeur leur feillinité,
ou qui signifient la fécondité.
Le personnage fenlinin est
toujours beau,ou tout au moins bon.
Il
faut cependant excep-
ter les personnages féminins de Sardou Bokoum dont l'impor-
tance tient plus à leurs fonctions dans le texte qll'à leur
état. En outre,
ils sont toujours décrits par un pe'"sonnage
mascul in, 0 u par foc a 1 i s a t ion
i n ter ne sur un pers 0 n nil q e III a s -
culin. Les personnages mascul ins, eux, sont très Dell decrits
et par un reg al' d mas cul in.
L' il cee n tes t da van t il q t' III i s S LIr"
1e ure a r a c t ère mo ra l
: 1e s pel' son nage s p0 s i tif s S o 11 t q L' Il ~ r ale -
ment beaux, et les personnages négatifs, laids, "'-t'actionnai-
res" ou douteux.
Dans l'ensemble, la description peut être
introduite formellement ou non selon les nécessites du texte.
Mais elle comporte toujours une conclusion. Celle-ci est gé-
néralement un sommaire ou une fo~mule persuasive. SU," le plan
fonctionnel, la description prépare à une action importante à
venir, ou comble un vide gênant la compréhension dl! ,"écit.
Elle est aussi le lieu de l'investissement idéologique. La
description est enfin un exercice de style, le cadre d'un~
performance lexicale, en ce sens, elle a une fonction esthé-
tique de premier plan.
- 567 -
Notre troisième élément d'analyse de l'écriture, a
été la parodie qui, à la lumière des travaux de Genette, est
un aspect de la transtextualité. Nous avons ainsi parlé d'hy-
pertexte parodique. On pourrait étudier le roman quinéen tout
entier comme une vaste parodie des comportements et discours
politiques. Celle-ci caricature et ridiculise. Dans le roman
ivoirien, en dehors des Soleils des Indépendances qui emprun-
te la même voie que celle des romans guinéens pour ce Qui est
de la parodie, les autres tiennent un discours hypertrophié,
mais positivant sur les comportements politiques. L'étude de
la parodie nous a conduit à un autre niveau de la transtex-
tua1ité : 1 'Intertexte.
Celui-ci nous est apparu dans le cadre
d'un mer-
veilleux, plus développé et plus élaboré dans le roman qui-
néen que dans le roman ivoirien. Dans ce dernier le 11lerveil-
1eux a une fonction de véridiction et d'authentification des
récits premiers;les thèmes des récits insérés sont différents
de ceux des récits-mères. Alors que les fonctions sont mu l t i >
p1es dans le merveIlleux quinéen : les récits merveilleux ill-
sérés sont pour la plupart des digressions explicatives, des
réflexions prospectives ou r e t r os pe c t i ve s . Ils sont le prolon-
gement des récits-premiers
ils poussent la hardiesst' jllSqll'~
t roi sni ve a ux na l' ra tif s.
1l sam bit ion ne nt de dé v0 i le"
1es 111 t' -
ca n i sm es d' a lié na t ion des peu ples, 0 u mie ux, dé non ce,' les
Mythes Modernes. Malgré ces divergences,
les me r ve i l l e ux i vo i-
riens et guinéens s'accordent sur leur orientation pe r s o nna l u-
identitaire.
Pour un essai de classification des différents types
d ' 1nter tex tes, no usa von s mon t ré que l a par 0 die est Il nr f n ,'III,'
d'hypertexte, mais plus large que celui-ci. Et nous avons dis-
tingué l 'hypertexte au sens large, dérivé d'un (ou plusieul's)
antérieur, à condition qu'il soit un récit,
a101'5
~U{'
la
_ 5ti~ _
paradoie peut porter sur des non-textes. L'hypertexte au sens
restreint connaît une co-occurrence de 1 'hypo-et
de 1 'hyper-
texte dans
le même roman,
l'un étant antérieur à l'autre.
Enfin,
un autre aspect de
l'écriture,
le "discours
des cou leu r s " un l an gag e par tic u l i ère 1:, en tex pre s s i f et i dé 0-
logiquement investi, propre à Charles Zégoua Nokan : nous
avons noté un assombrissement progressif de son univers du
premier au dernier roman.
Compte tenu de la signification
des couleurs dèns cette oeuvre, nous pouvons interprêter cela
comme une évolution de l'euphorie au désenchantement.
En
outre, son univers apparaît peu rouge contrairement à l'éti-
quette que
les critiques ont collée à l'auteur:
c'est que
che z Cha r les Nok an,
i ln' y a en cor e pas une s y rn bol i que des
couleurs. L'analyse détruit un autre stéréotype qu'on attri-
bue à cet écrivain:
un univers dichotomique et manichéen.
Non
l'univers nokanien est dichotomique, mais non manichéen,
il est une orientation de la Nuit
vers
la Lumière, de l'af-
frontement des contraires surgit le Nouveau.
En tout état de
cause,
les écrivains africains et particulièrement ceux qui
nous préoccupent sont à la quête d'une
c r i t ur e nouvelle,
au
é
,.lême titre qu'ils
recherchent
une
identité. Ainsi
nous a)'ri-
vons
au terme de l'analyse pl"Oprement dite des textes de
notre corpus.
Il
importe de dresse}" à présent un bilan
général.
concurs l ON GEr~ERALc
'.
- 571 -
1
La différence ici, avec le roman guinéen est sans
contexte. En dehors de ceux cités plus haut, et en plus des
oeuv res de Charles Zégoua Nokan et de celle d'Ahmadou
Kourouma, Les soleils des Indépendances le roman guinéen a
une réaction tout à fait contraire:
l'espace-temps référen-
tiel, l'Afrique, - la Guinée n'est Jamais explicitement nommée -
est répulsif et le demeure
de tout en bout dans les récits.
L'Univers est une succession de clôtures. Au plus haut niveau,
le pays est entouré de marécages qui empêchent d'en sortir,
sinon extraordinairement gardé par des gardes-frontières. A
l'intérieur,
les lieux clos:
la haute Muraille de Dramouss,
le Paradis et le cimétière des Crapauds brousse,
la Forêt du
Mont Koulouma,
les hameaux Daha et ron~ dans Le cercle des
tropique,
la Vallée des Morts dans Le récit du cirgue ....
Et encore les prisons, thème présent dans tous les romans
guinéens. Mais ils ne se limitent pas au carcéral physique
il y a aussi
l'emmurement moral:
la folie et le mutisme des
intellectuels dans les Crapauds-brousse dont la seule façon
de s'exprime: est de passer pour des fous ou s'abimer dans
l'alcool et le vice.
L'emmurement moral également dans
Saint Monsieur Sacy (1), dont le titre aurait dû évoquer
autre chose que ce "huis-clos dans
lequel
la malveillance et
la mesquinerie des habitants enserrent impitoyablement toute
volonté de "changer de vie"", (2) selon l'expression de Jacques
Ch vi e r . En effet ce roman est l'histoire d'un instituteur,
é
qui, à la retraite décide de fonder une école pour les
déshérités, aidé d'un vieil aveugle Mohamed, et d'un lépreux,
reJeté par tous. Des obstacles, il ne lui en manque pas.
Mais il réussit à force de lutter, son projet. Aucune topo-
graphie ne permet de figurer l'espace de ce roman;
le person-
naqa y est moralement isolé. Do nç un cadre s p a t ia l clos, mais
(1)
Williams Sassine, Saint Monsieur Baly, Paris, Présence Africaine,
1973 (223 p.)
(2)
Jacques Chévier, "Williams Sassine, des mathétiques ci la littérature"
in Litturature Guinéenne, Not"e Librairie, n088/89 Juillet-
Septembre 1987, (pp. 110-118).
- 57)J-
aussi moralement et idéologique assiégé. Le tout aggravé
naturellement par la famine. la peur et l'insécurité générali-
sée. Le problème est de "survivre", ce dernier mot devient un
thème dans Le récit du cirgue. On comprent ici que la rupture en-
trele personnage principal et le cadre spatial soit radicale
une désappropriation. un
reniement de l'espace et de
l'Histoire récente.
Quant à la vision historique. elle ne remonte pas
plus loin que les années 1956, époque de la Loi-cadre et
pour cause. C'est dire que l'Imaginaire guinéen manque de
profondeur. Mais la structure oppressive de son univers
incite les personnages positifs à la lutte, celle-ci croît
a priori en une Société Future qu'elle pr oa h é t i s e . Mais
ajoutons que les personnages des romans guinéens ne sont pas
tous des résistants idéologiquernent formés comme ceux d'un
Charles Zégoua Nokan. Certains sont des "1 utteurs" de bout
en bout, mais sans organisation, et par simple refus de la
mort. C'est quand ils sont acculés au fond de l' inlpasse qu'ils
réagissent, c'est le cas de Rahi
d'autres ne r e qi r o nt pas
é
du tout comme Diouldé. A une interview de Marcel Sow et
Al h as san e
Di a11 0,
l' au t e ur des
Cr apau ds - br 0 U s s e r ,;p0 nd que ses
personnages sont "paumés" parce que "l'Afrique moderne exprime
un certain désarroi, un désarroi profond" (1),
J'intellectuel
africain "est J""l1""peu
consistant",
il est "sans noyau".
Mén2n2mbo emprunte cette dernière expression dU r om an , Ll
Jeune homme de sable de Williams Sassine à p r op os d':1ur:l.lI"OU
On le voit
dans iJirriyamu en partie. Les Crapauds-brousse
et à un degré moindre, dans Le Jeune homme de sable. Tahirou
et Oumarou résistent, dans ce dernier. mais c'est une révolte
de potaches. inorganisée. La volonté de refus existe, mais dans
un premier temps c'est la fuite qui prédomine: sauver sa peau
(1)
"Tierno Monenembo. Grand Prix littéraire d'Afrique Noire, 1986"
in Littérature guinéenne. op. cit •• p. 107.
- 5 7~ -
D'où le thème pendant, la sortie du pays vers la Côte
d'Ivoire,
le Libéria, le Sénégal et la S1erra Leone. Au
total, réconciliation avec l'espace et récupération de
l 'histoire, en vue d'une transformation progressive, dans
le roman ivoirien; rupture radicale dans le roman guinéen,
qui dans ses récrimination n'épargne pas la Communauté
Internationale pour sa coopération dans la cruauté et son
indifférence.
Cette thématique, bien
entendu, figure
l'Afrique moderne indépendante. En résumé,
l'indépendance est
perçue, en dehors des Soleils des
Indépendances et du
violent était le vent,
par le roman ivoirien comme une
nouvelle ère riche de promesses malgré les trébuchements du
parcours:
la célébration du travail facteur du Progrès, d'une
part, et de l'autre,
la coopération avec l'Occident, l'unité
nationale
p a t i e nrne nt
forgée par des cadres intellectuels
en collaboration avec
l c s vv i e ux ? ,
la réinsertion de ceux
qui) un m0 men t ses 0 nt
car tés du" bon che min" : Kan ga, Ad0 u ,
é
Gnon1éba, Naguin, etc ... Le thème de la violence politique et
idéologique n'apparaît que dans LèS Soleils des Indépendances
et Violent était le vent. Le désenchantement n'est pas absent,
mais il est considéré comme un passage obligé. Ainsi se
trouve marquée,
la différence,
à ce niveau thématique,
dvec
le roman guinéen.
Deux autres thèmes, qui datent déjà,
persistent:
la colonisation et la décolonisation.
En réalité, un seul roman dans le corpus traite
de la colonisation, comme nous avons eu coutume
de le lire
chez les écrivains de la première génération, c'est La Carte
d'Identité de Jean-Marie Adjaffi
: l'arbitraire, les s p o l i a-
tions,l'oppression culturelle sont des thèmes connus. Mais
AdJaffi Joint à cela, le discours de la dissertation philoso-
phique sur les fondements et les présupposés de la colonisation
sans oublier toute la thématique de la stratégie de récupéra-
tion de l'identité. Les autres
romans traitent de la
- 576{-
décolonisation, au sens dynamique du terme: ce sont Dramouss
Violent était le yent, Le Cercle des tropiques et Wirriyamu.
Les trois premiers figurent les luttes" fratricides"
de
l'avant-veille des indépendances. A l'idée du départ du
colonisateur, s'organise la course au Pouvoir;s'opposent
généralement deux partis, un parti "bourgeois" et un parti
populaire comme le présentent les romans guinéens:
le RDA
et le BAG dans Dramouss, Le Parti social €'lc,l'Espoir
et le
Club des travailleurs dans Le cercle des tropigues.
Dans
Violent était le vent, les deux partis qui s'opposent sont
celui de "l'Avant-garde" dirigé par Kôtiboh et un autre formé
par "q uel que s fan c t ion nair e s pr i vil é g i é s
qui
, r o \\1 ,1 i en t
que
l'Afrique sans les colons ne peut connaître le progrès
en conséquence, ils voulaient le "statu quo" (1) Mais une
fois
l'indépendance acquise, Kôtiboh change de camp, son parti
phago11te toute opposition; il en est de même du RDA dans
Oramouss et du Parti Social de l'Espoir dans Le cercle des
tropiques. Wirriyamu ne débouche pas sur cette dernière phase,
il finit sur une bataille sanglante qui a rassemblé les
colonisés contre les colons.
Nous n'insisterons pas sur le thème de l'acquisition
du Diplôme, mis en valeur par l'étude de la quête. Le Diplôme
en tant qu'objet magique qui
transforme le sUjet qu~teur en
sUjet opérationnel, est en passe d'être éculé. Mais pointe
une nouvelle thématique, celle de la Nation et de la conscience
nationale.-
Les romanciers n'attachent pas encore de
l'importance à cette réalité historique qu'est la nation:
ils
utilisent indifféremment les concepts de nations, d'état, de
pays et de république. Quant à savoir la conscience que les
personnages positifs ou les héros ont de cette réal i t
on cons-
é
,
tate que, toutes proportions gardées, elle est plus accentuée
dans le roman guinéen que dans le roman ivoirien, ce dernier
exhibe une conscience
,
ethna-tribale pour le dépassement de
...-
'auqe' 'e tous les ef f o r t s sont dép l oyés.
(1)
Violent était le vent, op.
cit .• p.
99.
- 57Ç-
Nous youdrions. pour terffiiner cette récension
thématique, insister sur quelq~es th~mes nouveaux:
le thème
de la voix. commun à tous les romans guinéens, celui du livre,
assez répandu dans le corpus, et ceux du spleen ou le Mal de
vivre, de l'indifférence et la complicité internationale dans
l'annihilation du peuple, respectivement propres à Chaîne de
Saidou Bokoum, et Le Récit du cirgue ... de Mohamed Alioum
Fantouré.
A propos du th~me de la voix, nous devrions dire
pou r ê t r e pro che dus en s que
lui
a t tri bue nt les rom a ne i e " 5
guinéens,
le thème de la logorrhée.
En effet dans le "Olilan
guinéen la voix emplit l'espace: elle est partout,
à la
radio, dans les maisons, elle raisonne dans le cerveallX,
elle obsède. Et toujours invariablement, elle porte accusa-
tion ou elle est lue, répétée par un tiers qui s'accuse.
Cetaspect est apparu dans l'étude de la parodie. Nous en
retenons ici un traitement particulier dans Le Jeune homme
de sable.
Dans ce roman,
la voix est associée à l'oeil. Voix
et *,oeil
intimement liés dans
le premier chapitre,
résistent
à l'explication.
Lisons plutôt
"Une tête s'encadre à la fenêtre,
avec li Il flot
de nuit encombrante dans la chambre:
"Tu n'es
pas encore parti à l 'école ? " crie une vp i,
avant de disparaître,
tirée par une autre-
v0 i x
gr and 3 nte. En mê met e mps , 1a l umi è " t'
revenue, un oeil grandit à travers la serrure
de l a po rte, 9lOb e bl an c r 0 ul a Il t dan s t ous
les sens son disque noir",
(1).
Lorsque nous apprenons plus tard qu'Qumarou a été
exclu du Lycée, nous sommes tentés d'assimiler cette voix
et cet oeil à ceux de la conscience. En effet lit-on
l'oeil "pèse une éternité"
(1), on ne peut le surprendr'e
et le crever!
Il disparaTt"
(1). Et sa disparition procure
au personnage une sensation de liberté, et de bien-être,
Mais aussitôt revient la voix:
(1) Le Jeune homme du sable, op. cit., p. Il.
(4)
-
577 -
"A cette voix qui
vient de
recouvrir tout
notre ciel en une épaisse plaque sombre,
je
me heurte et je retomb e
pendant que .•.. Oui
la plaque fond au-dessous d'innombr~b1es cris
de br01és découvrant dans chacun de ses trous
un solei 1. Toute l a terre craque d a n s un
immobile incendie qui
s'élève jusqu'à l'écorce
bleue du ciel"
(1).
Si
l'oeil
semble être celui
de
la conscience,
celle
qui
gronde et qui
conseille la conservation de
soi,
la voix
déconseille la fuite en dehors de
la ville.
il
faut y vivre,
subir et mourir.
Elle pousse à la distraction de
la peur,
encourage à travers
les rugissements,
autre
thème obsédant
lié à celui
du lion.
A ce niveau,
il
semble exister une
dualité difficilement conciliable dans ces deux thèmes.
Une autre association apparaît plus
loin avec oeil
"une main bandée de blanc"
menace,
et sur cette main,
l'oeil
puis
"une rafale de
vent chaud apporte avec elle de
nouveaux hurlements de
suppliciés"
(2).
En poursuivant
la
l l'ct ure 0 n S e r end c 0 mpte que
l' 0 l'il
han t l'OU 1Il <1 r ~ Il
:
"J'ouvre la porte,
dit-il.
Lù brume
de po us s r e r e
qui
r c ul e efface
tout
devant elle.
L'oeil
é
revient en même temps que
le soleil
qui me
pousse
à l'intérieur ...
Un homme se
lève et
ln J r che,
t ê t e bas se,
s a ,l s
l' est r a ci e , Cel u i qui
l'a a p pel é t i e n t
~I ;1 pet i t car Il e t à l a mai n . . . " ( 2 )
.~f'oMj
Nous
alol-&ftS ici
à l'intérieur de
la ':<1ison du Parti
du Lion.
Et
l' 0 e i l s e pré sen te a l 0 r seo mm e
u Il i nqui s i te u r
qui
che r che des cou pa b les à i n s cri r l'pO U r des co 1:1 plo t s à
venir.
Dans
le second chapitre,
la voix
anonyme devient
celle du Guide:
les "grésillements qui
déchirent
l'air
souvent pour semer la panique,
pour arracher des
avoeux à
des accusés,
annoncer des complots fantaisistes
(3) ou pour
(1)
Ibid.,
pp.
11-12.
(2)
Ibid.,
p. 13.
(3)
Ibid., p.
40-41 et 51.
(c'est nous qui
soulignons).
\\...1.."
t=~t.J-1 Â ?-3<i..a.É'-',. .es:» ~? Af.J.. -to...... ./~ .
- 578 -
flatter le peuple.
De cette analyse de contenu, une thématique
à
deux volets se dessine:
- l'oeil
inguisitorial, celui de la dictature qui
traumatise, accuse et cherche des coupables:
l'oeil espion.
- la voix du Guide, celle qui
remplit l'espace pour
semer la terreur, fabriquer des cOlfplots, et des avoeux. La
voix dans ce sens est liée à l'oeil
inquisitorial,
la voix
et l'oeil du Parti du Lion.
Mais en réalité,
la voix est polysémique:
à la fin
du roman, Oumarou en fuite,
sentant approcher la front ère,
exulte de Joie en échafaudant
des projets
l'instinct de
survie prend le dessus. Ce qu'une voix lui reproche et
ajoute
"Je suis venue pour te donner le courage
d'agir" (1)
Puis elle révèle à Oumarou,
le
misérable fugitif un aspect
de son identité à lui:
il est un étranger:
"Oumarou, en réalité tu es
un é t r a nqe r po ur
ton peu p le; c' est pou l' cet te)' il i son que
t li
es content de partir ... Un étranger, c'est
quelqu'un qui dit chaquefois
( ••. ) : demain
Je ferai ceci, demain je ferai
cel~, pendant
que ses frères désespèrent; c'est quelqu'un
qui a la tête encombrée de connaissances qui
l'empêchent de penser dans sa langue .•• " (1)
Cette double identité que la voix définit à Oumarou : déser-
teur et aliéné en fait une voix de la conscience, u~voix
mobilisatrice qui s'oppose à celle du Guide. Elle précise sa
prQpre identité:
0)
Ibid., p. 176.
-
579 -
"Je suis une voix que
l es oo uver nement s traquent
t 0 ut l e t emps ; 0 n m' as son ne, 0 n me
bas ton ne,
on me tire dessus, maisJ'~neil2nsJal11ais; Re6~eOtl
on m'appelle désespoir, folie, ennui, mais je ne
....:~"W1"'ac.-~ jamais.
Tu
as même
pe ns e que j'étais
.'
ta conscience, Non,
la conscience ne déranqe
plus personne. Moi,
je n'arrive que quand
quelque chose de grave menace un peuple. Alors
Je viens, je m'installe,
d'abord dans un corps,
p ui s
dans d' autres.corps et ensemble on
entreprend de débarrasser toutes les pourritu-
res" (1).
Cette voix pousse à une prise de conscience collec-
tive et crée des liens solidaires. Les corps qu'elle incarne
sont des militants et des s uj e t s humiliés, assassinés. Elle
"habite un corps" pour lui faire "pousser des cris de révolte"
et
ne plus rien respecter. Même ceux qui ont servi
le
régime comme le député Abdou,
le Directeur de la Sureté
Nationale Karamo, possédaient une parcel le de cette voix. L2
débuté Abdou ne disait-il pas
" o ua nc on a la main .Ja ns la
gueule d'un caïman il vaut mieux le chatouiller que frapper"(2).
L'instinct de
surv i e
comme l'appelle Mohamed Alioun Fantouré,
à un moment donné devient plus fort et
l'homme n'est plus
responsable des actes qu'i l commet. Cette thénlatique du
Jeune homme de sable rappelle étrangement cel le du personnage
0nigm~ti0ue
d'Afrikou et Kikée. Afrikou c'est
la Mor't
personnifiée, qui rassemble les voix et les irnaqes délnultip-
liées des victimes du culte du Rhinocéros-Tâcllété. A la
fin des deux récits,
la Parole ou la Voix donatl'ice de la Mort,
devient la victime. C'est un renvel'sement des
valeurs dont
seuls Sassirre et Fantouré ont le secret.
Ils ne condamnent
pas les déserteurs,
ils les comprennent. Dans l'univers
décrit
il n'y a pas d'alternatives.
L'autre ensemble thématique dans
le roman guinéen,
est celui du livre et de l'écrivain.
(1)
Ibid., p. 183.
(2)
Ibid., p. 184.
- 580 -
Livre, Ecrivain, Ecrire, sont les éléments d'une
même thématique Qui ne
recouvre pas la même réalité.
Entre les années 1935 et 1960, le thème du livre, lié à
celui de la lecture abondait dans le roman africain franco-
phone. Le livre est présenté a~ec son aspect instrument du
savoir. Les héros de Sembène Ousmane et Charles Nokan
lisent:
ils se forment. La mère de Kocumbo entoure les liv-
livres de son fils d'une f crvcur fétichiste.
Dans le roman
que nous étudions
(1958-1981),
le livre n'a plus cette
fonction.
Et le thème disparaît peu à peu au profit de
celui d'écrire (ou l'écriture,
l'acte d'écrire), qui
définit
la fonction de l'écrivain. Mais disons deux mots sur le
livre puisqu'on en trouve des échox dans Le Jeune homme de
sable et Chaîne. Dans W. Sassine, plusieurs conceptions du
livre
d'abord, celle du Guide qui écrit de "volumineux
ouv r a qe s " où "il parle de l'organisation de notre cité, de
ses différentes perspectives d'avenir, après avoir décrit
les grandes phases de la reconquête du soleil pour faire
apparaître les mesures à adopter pour le r po us s e r " (1).
é
Pour le Guide et son régime,
le livre est un moyen d'endoc-
trinement idéologique et d'abétissement. En cela ils s o nt
pro 1i f i que s e t net 0 l ère n t pas d' a ut l' e s
cri t s. Tl' l' ! :'
,1 U t r e
é
est la conception des élèves et du Proviseur. Pour les
premiers,
le livre est signe du savoir, de culture,
il
i mpli que de l ' a dm i l' il t ion. ~1 ais 1e Pro vis e urT ahi" 0 li pen s e
que le livre est une étape, et stimule la réflexion, Inais
n'apprend pas la vie, il éloigne du réel. C'est cette dernière
conception qui prévaudra dans tout le roman:
l'opposition
entre les connaissances livresques et la vie pratique (2).
La réalité, telle Qu'elle est vécue,
5"115 le
ciel d'Qumarou,
" 1e Jeu ne ho mm e des ab le", est i né narr ab le. Les l i v,' es
sonnent faux, même
r.euxdu Guide.
(1)
Le Jeune homme de sable, op. cit., p. 17.
(2)
cf.
Ibid., pp. 108-109, 160 et 167.
- 581 -
Le livre dans Chaîne de Saïdou Bokoum oriente une
thématique toute différente ou plutôt résulte de cette
thématique:
la hantise du Néant et les vertiges du gouffre
à la
manière des "poètes maudits"
du XIVe siècle, le spleen
en un mot conduisent Kanaan à la lecture de La Nausée.
Il
recherche dans les
livres
l'explication et/ou la j us t t f i c a-
t i o n de son
"mal de v i vr e ", de ses angoisses et de sa
déc hé a nce,
l e
dann é qu' i les t
de p u i s l ';lU J e
des te mps, l 0 r s
de la malédiction
des Fils deC~aY<- Cela est tout à fait
no uveau ete xcep t ion ne l dan s 1er 0 man af ri c ai n d' exp" es s ion
française.
Ailleurs, se sont Ecrire et deveni,' Ecrivain qui
préoccupent. Lisons
"Nous avons très peu
d'écrivains, dit Lo uqo n ;
personne ne pense à écrire.
D'ailleul'S, c'est
un métier difficile,
( ... l La lutte pour
enrayer la misère ou bien un manque de
maturité,
de courage, que sais-Je? Peut-être
que chacun de nous considère que ses idées,
ses expériences,
s'il en a, ne peuvfnt avoil'
de val eu r que pou r lui se u 1. Et pu i s , dia b0 r d ,
avan t des e l i vr e r àèll in) i
,
i l fa ut
~ ;1 r 0 li ve r
ce besoin de se déterminer,
je se c o nn aî t r e vt l ) .
Et plus
loin,
il
aJoute:
" Pou r ê t r e
cri v a in,
i l f a ut a \\ 0 t r li Il e con cep -
é
tion bien déterminée des choses, en faire une
con vic t ion i nt i IDe a fin de p o LI V 0 i r l' é lev e "
JUs qu'a u n tv eau de l' ex i 9 e ncel a plu 5 en t i r e
è
de l' e SpI' i t " (2).
A la fois des interrogations et des affirmations.
Lesconditions de vie précaires,
le manque de maturité
(laquelle ?),
l'absence de courage expliqueraient la rareté
des écrivains. En d'autres termes
les préoccupations essen-
tielles seraient la lutte pour la satisfaction des besoins
immédiats. Par ailleurs, c'est là l'affirmation: écrire a
des exigences; se déterminer soi-même, puisqu'il s'agit
(1)
Aké Loba, Les Fils de Kouretcha, op. cit., p. 123.
(2)
Id.
, l b t d , , p. 124.
- 582 -
avant tout de se révéler au monde, mais plus encore, parvenir
à capter la sensibilité universelle,
"l'exigence la plus
entière de l'esprit".
Il est attribué,
ici, à la littérature,
une fonction à la fois d'identisation, et d'identification
à "l'humaine condition".
Il y aurait place ici pour une
recherche sur les fonctions du créateur, de l'artiste dans
l'Imaginaire romanresque.
Nos romans comptent des écrivains
(romanciers, poètes et conteurs), et des musiciens. L'étude
de l a fig ure
(12
l'a r t i ste ne man que rai t
pas ri' i nt é r ê t. t1 ais
ce ne
s 0 Il c pas Il 0 S pré 0 c c uil a t ion s . P. e ven 0 ns SU)' t Il ème deI a
création littéraire avec Wirriyamu.
Le héros de ce t'oman,
Kabalango est un écrivain
romancier et poète. Le roman s'ouvre sur le refus opposé à
un de ses manuscrits par une Maison d'Edition,
ce refus est
ainsi exprimé entre guil lements dans
le texte:
"Nous avons
lu le manuscrit du t'oman que vous
nous avez envoyé.
Nous ne pouvons accepter
ce manuscrit, mais nous
le regrettons
énormé-
men t.
Il s'agit en effet d'un très bon romall
;
c ' est
cri t
a ve c for ce.
L' 0 UV)' d li L' est COll V a i n-
é
cant, bouleversant ... f
"Mais ce qui
nous gène dans Cl' livre
accusateur,
c'est
le visage trop évidemment
dévoilé de l'accusé ...
Nous ne pouvons a
cause de notl"e vocation panaf,'icaine.
assut'et'
une accusation si
personnelle" (1).
Le roman est bon, mais on ne peut le publier parce
qu'il accuse: mise en cause de la liberté de l'expression.
Ce refus hantera le personnage Jusqu'à ce que son ami Condelo
lui propose un exutoire imaginaire:
lI)
W. Sassine. Wirriyamu, op. cit., P.
Il.
- 584 -
Wirriyamu (1). Rien que ce rôle est déjà très important:
l'édification de l'identité. C'est ce même thème du livre
et de l'écrivain qui conduit à celui
de l'indifférence.
~
chez Mohamed Alioum Fantouré.
Il couvre deux volets chez ce
dernier:
Le Récit du cirque ... construit un personnage
écrivain-artiste. SaTbel-Ti est romancier,
dramaturge et
metteur en scène. Ces rôles thématiques lui
commandent de
secouer les spectateurs en les faisant participer au Jeu
théatral
. Sur l'écran.
il
fait apparaYtre
les IllotS
"LACHETE TRAITRICE CRIME (2). puis
"Votre indifférence aux injustices et aux
crimes commis au nom d'une légalité d'un
intérêt d'une vérité fera de votre monde de
privilèges une mer o~ vous vous noierez un
Jour ... à Jamais ... " (2).
En tan t qu' é cri v a in,
i las soc i l'le l l'ct e II l' à l a
cr a t ion de
l'
(c f
é
0 l'UV re
pou l' ven i l' à b0 ut des a pas s i vit é ,
"Le Ch e i no n manquant").
Indifférence ou passivité POUl" les
"auteurs intradiégétique"J' elle devient complicité pour
l ' é cri va i n 0 u l'" au t l'ur e xt l' a ccl i é gé t i que", il l a q II (' 1 l e
participe la coopération internationale,
"Il
p a r t i c u l i e r POUl"
1a con cep t ion e t l' i ns t a l lat ion des " mac h i ne s dei a III 0 1" t " ,
d l o
le thème de l'Ingéniosité de L' ar ch t t e c t urc ra rc r a l e .
ù
é
Il fait ici
avouer Fahati,
un spécialiste de la "1II0t"t octroyée";
"
admettons qu'une nuit,
un matin ou un
après-midi. peu importe la garde du culte
Rhinocéros-Tâcheté vous
invite pour une
entrevue dans mons
[1,112is du Mont llouno uy a ...
Nous ignorons tout de ce dont vous ~tes
accusé et je crois mê~e que vous êtes
innoncent ••• Vous arrivez. entrez dans mon
vaste bureau "desing". vous vous
installez
dans un fauteuil
très confortable, en face
de moi. .. et que soudain en appuyant sur un
simple bouton vous descendiez droit sans
(1)
Ibid., p. 193.
(2)
Le Récit du cirque •••• op.
cit., p.
39
(écl"it en
lettres d'imprimerie dans
le texte.
- 585 -
aucun dégât corporel au sous-sol.Là des
serviteurs dévoués au culte vous attendent,
vous conduisent à travers des couloirs sou-
terrains Jusqu'à une sortie sans retour.
Un
faitcertain, Je vous considère comme
disparu"
(1)
Et encore
"Tout citoyen de ce pays présumé coupable de
rien du tout,
doit tout avouer au culte
RhinoCéros-Tâcheté ... " (1).
Les principaux thèmes du discours politique guinéen
sont ici
résumés
l'arbitraire,
le complot perillanent,
les
di s p a r i t ions.
Enfin quelques thème mineurs - par leur extension
-
la quête de la "bonne mort" une mort non gratuite (KabJ-
l an qo ) , la quête de la sainteté
incarnée par les de ux f i q ur e s
christiques: Monsieur 8aly et Condélo, donnent une
colora-
tion particulière à l'oeuvre de Williams Sassine.
Ce b i 1 a n thé mat i que s 0 III mai r e pel' met rle s c r end l'e
compte de l'évolution de s thèmes du roman f r a nc o p bo ne . De
cri s t a 11 i s é qu' i 1 é t ait s ur l' i III il ge duC 0 Ion etc l' ] ) t' dt'
colonisé,
immortalisée par Albel-t Memmi,
le roman africain
f r a nc 0 ph 0 ne don t no t r e cor pus est une xe mp l e , a pr i' s s' ê t l' e
attardé sur les
indépendances, s'élève à des thèmes r e l a ti fs
à la condition de
l'Homme, bien entendu par rapport:l des
contextes spécifiques. A ce niveau thématique comme aux
autres,
nous avons noté des différences et des convergences
dans
la figuration de l'Imaginaire dans
les deux aires
géographiques considérées. Tentons à présent d'expliquer,
surtout les divergences à la lumière de 1 iHistoire, et sans
doute aussi
de la Géographie.
(1)
Ibid.
pp. 101-102.
(2)
Ibid., p.
97.
- 586 -
II - TEXTES ET CONTEXTES
Nous
avons vu,
dans
la partie Justifiant
le corpus
d'étude de notre introduction générale,
les
destins
histori-
ques de
la Guinée et de
la Côte d'Ivoire,
mo d l s par
é
é
l'idéologie,
d'une part,
et
de
l'autre,
la position géoqra-
phique de
la Guinée,
Jugée avantageuse.
La
littérature
romanesque exacerbe ce sentiment et en
fait
un moteur de
la
création.
En effet,
dans
la
lutte qui
oppose
11'
1~1J1\\ au GAG,
cet t e v0 c a t ion
i n ter a f l' i c a i ne de vie n t
u n t h è Ille ~ t rue t u l' a t e ul'
dans
Dramouss
:
"Ces arbres
plantés
dans
l'étendue
de
notre
pays prodigueront
leurs bienfaits
du-delà
de
nos
populations
voisines,
et
~Ilcore
au-delà Jusqu'en des
pays
afrir.lills
éloignés"(l).
Pu i s
l' 0 l' a t e ure 0 n tin ue,
po san t
l a Gui née
co 1J1I:1l'
!' J:~ 0 n t
de
la "source Afrique"
:
"L es f leu ve sNi gel',
S né gal,
Gel
é
IIltl i l',
~H e il, ~:
source en
Guinée,
au Fouta OJ.11t1l1,
et qu'en
conséquence,
la p r o s p r i t
d
é
é
t
u n ll'I't.1in no mb r s
de pays
déPendrd
toujours du s o i n qLlt'
no o s
pre n d r 0 n s d e Il 0 s for ê t s . ,.
Mê III l'
1l'
r l i mat de
l ' 0 uest
a f ri ca i Il
don t
le c il a t p ,111 .; "
t " 0 Li V e en
Gui née pou l' rai t
S ' . l do u cil',
l li i
d Il .; < i ,
en
con s é que n ce de
Il 0 S
e f fOI' t s ... " ( .' ) .
Réseau hydrogrpahique,
situation q é o q r a p n i q ue . o n s tj t uea t
aussi
le soubassement de l'IllIagill.1il'e 'il' /lohaliled-/\\liourn Fantouré
" Ici,
l' ho rn rn e a e u l' ho n ne ul' de ç u n S t l' u ire
tout
le
long de
ses frontières
lIllt'
zone
infran-
chissable de Marécages
l n s a l ub r o s
I z ) .
v
(1)
Dramouss,
op.
cit.,
p.
174,
(2)
Le Récit du cirque •••
op.
cit.,
p.
32.
- 587 -
Ces Marécages reçoivent le légendaire fleuve Faha
qui draine vers "ce pays la plupart des grandes ressources
min i ère set a gr i col es den 0 t re pla nè te" (1) . Ce t te s i tua t ion
avantageuse au plan géographique, a nourri
une importante
thématique. C'est de là que Fantouré tire le nom Ou pays,
"La République des Marigots du Sud" que décrit Le cercle des
Tropigues.Allusion transparente à "Rivières du Sud" nom
historique que portait cette colonie française Jusqu'en 1930,
date à laquelle elle devient "Guinée Française".
Mais si
Emile Cissé,
auteur de Faralako et Camara
Laye associent à cette thématique une certaine fierté,
dans
tous les autres romans, elle est associée à celle de la Forêt,
autre élément important de la végétation ~uinéenne, mais
avec un détournement de sens:
les marécages encerclent le
pays, empêchant d'en sortir de même que la forê~ en témoignent
Le cercle des tropigue~ Les Crapauds-brousse, Le Récit du
cirque ...
Mais
la Forêt joue aussi
un rôle de protection
c'est essentiellement le cas dans Wirriyamu, en par~ie dans
Les Cl' apau ds - bl' 0 us s e e t Le Ré c i t duc i r·~ ue. DaIl s ses de)' nie r s
romans,
la Forêt,
les Marécages,
les Fleuves, sont une méta-
phorisation de la violence qui
trouve son explication dans
l ' His toi l' e l' é ce nt e de l a Gui née. Avan t der est i tue l' ces e COll .1
l' é s eau
thé mat i que à l 1 His toi r e , t. i ,. 0 Il S les COll S é que n ces de
l'orchestration par l' Imaginai)'e de l'espace réel.
Même si
le paysage ivoirien n'est pas aussi
varié
que celui
de la Guinée, il
comporte autant de forêts et suf-
fisamment de marécages couverts de forêts de mangroves, tout
le long du cordon littéral. Mais
cela n'a pas donné naissance
à une veine
littéraire. Mis! à part l'investissement idéolo-
gique de ces espaces par les pouvoirs publics à des fins
inavouables,
le cadre naturel guinéen a servi à une cons-
truction
élaborée d'un Imaginaire:
la forêt,
les ceintures
de fleuves ont inspiré une plume assurée,
un art consommé
(1)
Ibid., p.
33,
- 588 -
où la nature n'est plus un décor, mais comme nous
l'avons
déjà dit,
un discours et/ou un actant. Mieux, cet Ima9inaire
n'est pas unitaire, d'un seul bloc;
il est un agencement
de microcosmes qui engendre des récits aux second et
troisième degrés dont les uns
sont les orolongements
exrli-
catifs ou illusrratifs des autres, ou une destruction à
rebours des récits premiers pour s ubst i t uer
une idéologie à
une autre. C'est ici que
le merveil Jeux a un rôle appuyé.
Dans le roman ivoirien,
l'empire de l'Imaginaire n'a pas
encore cette puissance; et les inte-actions des récits ont
une fonction de véridiction ou d'authentification.
Il en
est de même pour les structures
logiques:
alors que le
roman guinéen évolue vers une composition en vrac,
"imagina-
tive",
le roman
ivoirien en reste encore largement à une
composition "intellectualiste".
Le contexte géographique donne-t-i l quelques
Justification? Nous ne pensons pas.
Il y a sans doute lieu
d'interroger le contexte idéologique,
lui-même fils de
l'Histoire. L'Histoire récente de la Guinée est celle de la
violence institutionalisée.
Il
faut dire qu'au
lendemain de la Loi-Cadl"e en
1956,
la possibilité d'une direction du pays par des cadres
politiques nationaux se profi lait nettement à l'horizon.
Elle a donné lieu, partout,
à des
luttes de factions poli-
tiques internes, d'une grande violence,
d'ailleurs préparée
longtemps avant, puisque Baba Kaké affirme qu'à partir de
1952, la section RDA de Guinée recevait une
aide financière
de la Côte d'Ivoire (1). Le romancier reprend ce fait
d'histoire en écrivant que sans l'aide du fondateur du RDA,
"sans son prestige en Afrique et en France,
sans son soutien
moral et substantiel, le RDA en Guinée eût été battu par le
BAG qui comptait en son sein plus d'hommes de valeur" (2).
(1)
SEKOU Touré,
le héros et le tyran, op. cit.
(2)
Dramouss, op. cit., p. 192-193.
- 589 -
La situation en Guinée est la réplique mot pour mot de celle
de la Côte d'Ivoire que décrit Charles Z. Nokan dans Violent
était le vent.
Dès l'accession à l'indépendance, tous les
partis d'opposition furent phagocytés oar le parti au
pouvoir, et les syndicats fondus en un seul: Partis Uniques,
Syndicats Uniques, furent les premières réalisations politi-
ques des
indépendances,
Cela fut parfois accompagné de
violences inouïes. La Guinée ne constitue donc pas un cas
isolé. Son originalité est d'avoir érigé la violence en
i ns t i tut ion é t a t i que. Enef f et,
une des est 0 u tes pre ln i
e s
è
"
déclarations consécutives à la proclamation de la République
fut :
"Hommes, femmes, Jeunes et vieux du RDA, vous
au r e z à sur ve i l l e r t 0 ut
lem 0 n de,
à co mm e nce)'
par le Président Sékou Touré,
dans
les moindl"eS
attitudes publiques comme privées, Tous ceux
que vous considérerez comme susceptibles de
faire honte à la Guinée et l'Afrique,
dénoncez-
les" (1).
Le monde extérieur, et peut-être le guinéen lui-
même, n'a pas compris dans
l'immédiat,
la portée de ces
paroles. Mais on se rendra compte plus tard que
les enfants
son t d r e s s s con t rel e urs par e nt s,
les f e rn
é
III e s
con t rel eu,' 5
maris. Bref,
la Guinée devient une Jungle o
l
ù
t ho mme
est un
loup pour 1 'homme.
La
suspicion généralisée fait de tout
ci~oyen un prisonnier en sursis. On ne s'étonne donc pas de
la redondance du thème de l'inquisition,
(Le Récit du cirqut' ... ),
de celui des agents doubles, comme Daouda (Les Crapauds-brousse),
de celui de l'oeil et du lion dans Le Jeune homme du sable.
Ainsi "l'homme-au-carnet", entendre l'inquisiteur, proclan:e":
"Le Guide a dit que pour la survie et
la
grandeur de notre cité, tout le monde doit se
débarrasser de sa nature humaine et de
toutes ses faiblesses pour ressembler chaque
Jour un peu plus au Lion de notre invincible
Part;' .. " (2).
(1)
Baba Kaké, op. c i t . , p. 91.
(2)
Le Jeune homme de sable, op.
cit., p. 16.
-
590 -
te r(euJ"
Mai s cel u i qui sème
l a til Il Il b11"" end e y i en t
l a vic t i me
le régime guinéen,
dans
la cr a int e
perpétuelle des rébellions,
organise périodiquement des
"purges"
au terme desquelles ont
toujours
lieu
des
arrestations massives,
des exécutions
sommaires,
des disparitions ou des séjours
dans
l'un des
«camp s de
l a mol' t ".
:~ 0 h am e d Ali 0 um- Fan t 0 u l' é par l e de
l a
"Mort octroyée"
dans
Le Récit du cirque,
Les
crapauds-brousse
et le Jeune homme de sable
analysant finement
le phénomène
le désignent pudiquement par le terme d'''apuration de
la
société";celle-ci
a eu
lieu,
dans
Le Jeune
homme de sable,
avant l'arrivée du Professeur Wolfang,
et à la suite d'un
cauchemar dit prémonitoire de
l'épouse du Guide.
C'est
le
thème du
"complot permanent ou
le stalinisme à la guinéenne"
selon
l'expression de Siradiou Diallo,
Journaliste à Jeune
Afrique.
Il
donne
l'occasion au Guide de se mettre en
verbe
(cf.
thème de
la voix et de
la pal"ole).
Le Guide doit être
partout et toujours,
le
"primus
in pares".
Ainsi
donc
le
devoir
lui
échoit
d'éliminer:
"Tous
ceux qui
a va i e n t
le savoir
(cadres
civils
et militaires,
intellectuels),
la fortune
( ho rn ln es
d' a f f 3 i '" e s \\
l 3 Tl J i s san ce
(me ln b r e s de
grandes
familles) ... " ,11.
D' 0 ù l a né ces s i té de fa br i q li e 1" "à
c n s C ci Il S 0 Il co mp lot" selon
le mot de
Baka L a k é
q u i
c r i
é
t
:
"L ' exp é l' i elle e a f 1" i c a i ne
des
t r e n tes der n i ère s
années
confirme
ce que beaucoup tiennent pour
une règle:
il
existe dans
l'histoire des
dictatures
une ou plusieurs périodes
charnières
Où soudain tout bascule dans
le sens
du
verrouillage
le plus
strict. On a atteint
là
comme un seuil
au-delà duquel
le peuple perd
totalement espoir.
Le dictateur peut alors
cueillir en toute quiétude
les fruits
de
ses
e f for t s ,
a s sur é qu' i les t
que
l a b 0 uc Je
est désormais
bouclée et qu'il
peut notamment
disposer
librement
de
la vie des autres,
(1)
Siradiou Oiallo, "Le complot permanent ou le stalisme à la guinéenne"
in Sékou Touré et la Guinée a~rès Sékou Touré, Jeune Afrique
"Gbes", n08, Juin 1984, p. 2 .
- 591 -
quoiqu'il
advienne"
(1).
Cette citation s'applique parfaitement à la situa-
tion que décrit Le Récit du cirgue, •. Ainsi
passé le Grand
~1aître" dans tous
les arts de
la parole comme de
l'écrit,
le Guide peut
"programmer" des complots à l'avance. A partir
des fiches
de police,
des dossiers de
la fonction publique,
des ordres et rapports de mission à l'étranger~ des cadres
vis é s ,0 n leu r
ta i 1 1 ait un a ct e d' a c cu s at ion SU)" 111 es u r e a ve c
for ce
dé t ail s sur 1e ul' vie,
les
d a tes
de 1eut' s dép l il C e 111 e n t s ,
les noms des personnes en compagnie de gUI'ils ont été vus"(2),
L'acte d'accusation est
alors
lu,
ou par
la victime SUt"
les
ondes de
la radio,
sous
la torture,
en particulier' la
"diète
noire"
'3),
ou par un représentant du Guide sinon
lui-même.
I lac c 0 mpli s sai tee l' i t e a vecu ne l' are hab i 1e té.
Ci ton sen COI' e
Siriadou Diallo
:
"Grand martre de
la pat'ole,
le dicLaLeul'
défunt
savait tenir
'II
haleine un a u d i t o i re
de mil lie r s de pers 0 n ne s pen dan t
c i nq,
VOl r l~
dix heu r es d'a f fil é e.
San s sel as sel',
san s
lasser
le public.
Plus
d'une fois,
SOll
re d 0 u t ab l e t ale n t
0 rat 0 i )' e,
sel' v i l ' J l' II Il
a p l o rnb ex t l' a 0 r d i na ire,
lui
a p e l'III 1 S cl,' S ,lU ver
des
s i tua t ion s b i e n c 0 mp l' 0 111 i ses"
(<1).
Cet t e Par 0 l e 0 u V0 i x qui
e mpli t
l' es p ,1 C "
i 111 a o i Il ,1 i t'e
guinéen,
n'est
autre que celle de Sé ko u Touré qui
,\\ vl",,'l(,i
dans
la Guinée moderne. Mais
à l'occasion,
elle s'est
11I11,;e
e n é cri t ure.
Ici 0 n a par l
de· sel' i b om.i nie '".
Selon
l'
é
,1 Il,1 lys e
de Bernard Mouralis,
l'écriture chez Sékou To u ré , est
"ulle
tentative d'autoJustification".
En effet,
il
est de
ceux qui
(1)
Ibrahima Baba Kaké, op. cit., p. 115.
(2)
Siradiou Diallo, op. cit., p. 25.
(3)
On appelle ainsi, un séjour de huit Jours sans buire ni manger
dans les géoles de la mort, avant l'interrogatoire.
(4)
Id. Ibid., p. 22.
- 592 -
~ccèdent à l'écriture parce qu'ils détiennent déj~ le
pouvoir.
Celui-ci
confère une légitimité qui
devra marquer
ses discours.
Ainsi
le Prince peut se poser comme modèle
et ne tolèrera aucune écriture de peur de
le concurrencer(l).
En effet Sékou Touré donnait
la chasse non seulement
aux intellectuels, mais
aussi
à toute forme d'écrits,
pour
mie u x i mp0 sel' les sie ns.
I 1 fut
e nef f et" u née r i v a i n '1 t" '1 l i -
fique
dont
la bibliographie
s'élèvait au moment de sa mort en
lS::;~
à
o l us d'une trentaine de
volumeS
(2)
dont
il
i m.i o s a i t
l ale c t ure.
La Gui née v i vait a i n s i dan sun e "a u t ,1t' cie
intellectuelle" selon
le mot de Tierno Ménenembo.
Les consé-
quences
de toute cette dictature politique,
idéolo~ique et
intellectuelle, sont les c arnp s
d'internement dont
r e oo r çe a i t
la Guinée.
['est sans
doute cela
qui c::qli'llleque l'lmaqinaire
guinénen apparaisse comme une vaste prison.
La Gui née c 0 mpte rai t
une qui n z a i ne dc r ,1111 Ps d e
concentration dont
les plus
connus
sont
les
camps fllfa Yaya,
Kémé Bouraima,
El-Hadj Omar,
et ceux de
Kindia,
de Kankan,
etc e lui
"u l t ras e cre t
de
Da l a b a"
(3).
Lep l li S
" li 1i' 111' e
d' en t r e
eux t 0 use s t
l e Cam p B0 i r 0,
d i ri 9 é par
1e cap i 1.1 i JI l' S i a k a
Touré,
neveu du président o f u n t . Moilamed Selll,lll1i
é
l ' I l
décrit
a i ns i l a s t r u c t ure
i n ter ne s u J" 1are lat ion d' li 11 l' \\ - dli t e n u (4).
o' a b0 rd, une "c a b i net e c il n i que", "u Tl 1i,' li dl' pas s age
ob l i 9 a toi r e pou r t 0 us
les
dé te nus
d' 0 pin ion.
El l t'Ill t' S li r e
dix mètres carrés,
une corde pend du plafond.
"fllI milieu de
la pièce,
une immense table en fer et une gég~n0 ~lectrique
de fabrication soviétique.
Ces
trois éléments
constituent
le
matériel
de
torture,
sous
la lumière d'une lampe ~ pétrole".
(1)
Bernard Mouralis, "Sékou Touré et l'écriture; réflexions sur un cas
de scribomanie", in Littérature guinéenne, op. ci t .• pp. 76-85.
(2)
Bernard Mouralis, op. cit;, p. 77.
(3)
Ibrahima Baba Kaké, op. ct t ,; p. 160.
(4)
in Jeune Afrique "Plus", pp. 35-39.
-
593 -
Ensuite, "une cellule de six mètres carrés"
où
on
pouvait entasser une dizaine de détenus.
Et enfin "la cellule dénommée "tête de mort"
:
quatre ~urs
sans toit où
l'on enfermait les opposants
"dangereux" .... qui
devaient mourir à tout prix".
On y
"nfermait
au moins
"deux crnts"par mois et
il
en
mourait s i x par
semaine".
Ce camp comptait soixante seize cellules.
Ibrahima Baba Kaké
en
donne aussi
u ue
image
dans
les
lignes suivantes:
"De la rue séparant
le camp Boira de
l'hôpital
Donka,
les passants peuvent
ape,"cevoir
les
bureaux de commandement situés
à l'entrée.
Un
peu plus
loin,
sur la gauche,
se trouve le pe-
tit bâtiment où se
déroulent
les
interrogatoi-
res.
La fameuse
"cabinr, technique",
dont la
seule évocation fait
trembler chaque prisonnier,
est à deux pas.
Construite avec
le concours
de spécialistes tchèques et allelnands
de
l'Est,
à l'initiative
de Fodéba k ït a ,
alors ministre
é
de
la Défense et de
la Sécurité,
cette chambre
comporte une riche qamme d'instruments
de
torture:
depuis
le "téléphone",
appareil
électrique que
l'on applique a u x oreilles
de
l'a c c usé, JUS qu' a u x é l e c t J"a des tI est i née 5 à
être b,"anchées sur
le sexe,
ell
passant par
des menottes de fer et
autres
crochets desti-
nés
aux pendaisons pa,"
la clavicule"
(1).
Ce contexte Justifie bien
l'obsessiun il u thème du
carcérall dans
le roman guinéen et met un a u t r e en
lumière
1 a co 0 pé l' a t ion as sis sin e,. une
au t re ré a lit é Cl ue l ' 1ln agi n air e
a reprise,
Au total,
le contexte idéologique de
la Guinée
'r
mo der n eç c e l l e de l'Indépendance,
a traumatisé ,Ill
plus haut
point
le citoyen guinéen et
interloqué l'observateur exté-
rieur. A la fin de l'année 1969, plus de
cinq cent mille
(1)
Ibrahima Baba Kaké, op.
cit.,
p ,
160.
- 594 -
guinéens
avaient quitté le pays malgré
les
contrôles sévères
aux frontières
et
les
interdictions de sortie.
Le thème
de
l'''appel
des frontières",
ponctué par celui
de
l'évasion
par
la Côte d'Ivoire,
le Sénégal
et
la Sierra-Leone,
trouve
ici
une autre Justification.
L'Histoire
récente
de
la Guinée
éclaire donc d'une
lumière éclatante
les
oeuvres
de
la
Diaspora.
En effet
la
littérature guinéenne est une
littéra-
ture d'exil.
Est-ce ce caractère qui
fait
sa qualité
7
11 a us
cam pre non s que
l' é r r i v a i n exp l' i ln e
les mal il e li t' S
des a n
peuple,
son
refus
de
pactiser avec un régime dictatorial
et
trouve des accents
appropriés
pour
le dénoncer.
MJis
cela n'explique pas
l'assurance
du style,
le
raffinement
de
l'Imaginaire.
Nous
aurions plutôt
pensé
le
contraire.
[n effet
le roman colonial,
polarisé sur
la dénonciation
du régime,
restait
collé à un réalisme plutôt plat,
dans
s .
volonté,
de
dire
"vrai".
JI;
cont sxt ;
presque aussi
humiliant,
aussi
déshumanisant,
sinon plus,
a donné
lieu
à une
littératut"e
" e fi ) 2 \\' ér "
. L' exp l i c a t ion est san s d 0 u t e dan s s o n r a r a c t ère
d'exil.
Vivant
loin
de son pays et ne
sacilant de
~.,i
que ce
qu'en
dit
la presse,
l'éct'ivain guinéen
"tl'availle" o a v a n t a os
surl' imagination.
En olitre,
il
subit
les
grandes
tendances
de
lac réa t ion
litt é rai 1" e de
l' 0 cci de n t
0 li
i l
vit.
~, ah
il
nous semble encore plus
convaincant
de
p e n s e r que
le
r e fus
du pré sen t
;:; 0 li Ssel'é Ct" i v a i Il
à sel' f u Cl i e l' li a n s
l e
é
Futur,
donc dans
l'Imaginaire.
C'est sans doute
le sect"et
de
la création
li ttéraire de
la diaspora guinéenne.
AliOllm
Fantouré déclare à Philippe VERRIELE
"J'écris simplement,
je mets
dans Ines
livres
l'angoisse du futur,
l'angoisse de
l'intolé
rance et
le refus
de
baisser
la tête même
si
je doix mourir"
(1).
0) "L'exil: une forme de présence" interview réalisée par Philippe
Verriele in Littérature guinéenne, op. cit., pp. 122-124.
- 595 -
L'exil
a certainement con~ribué ~ inventer le sentiment
national.
Cherchons
à présent à savoir si
l'écriture
roma-
nesque
ivoirienne
trouve
une Justification ou
une explication
dans
le contexte ivoirien.
Les
grands
thèmes particuliers
au
roman
ivoirien sont
la
réconci liation
ou
l'insertion des
Jeunes,
qui
se présente encore sous
la forme
du
dialogue des
générations,
la construction d'une société dOlllinée par une
te c h n 0 log i e de
po i nt e san s r e ,', i el'
l e [J <1 S S 1;.
Lep l' 0 q l' ès
consiste en une
lente transformation du p<1ssé par
l'adaptation
des
valeurs
au monde
contemporain:
la dOLlble
formation,
occidentale et
africaine en constitue une
des
stratégies
de bas e.
I l e s t é v ide nt qu' une
telle
t h ti III <1 t i que
t l' 0 U v e u n
répondant
dans
l' Hi stoi re
récente de
1 a Côte d' 1 voi r e ,
Nous
avons
dit
plus
haut que
l'itinéraire p o l i ti q ue des
républiques
africaines
est
le même:
élimination ou
phagocytose
de
toute
opposition,
érection
de
régimes [Juissants
n~
le Parti
et
l'Exécutif se
confondent.
Mais
l 'oriqill<11 ité de
la
Côte
d'Ivoire est que
les
opposants
ne sont pas
ufficiellement
t l' ait é sen
" e n n e mis".
1 1s son t
r écu p é r t; S (' 1 P 1 <1 C é s
il des
po ste s de
ha ut e
l' e s po n sa b i 1 i té,
L' a p p J t
li Il q <1 in,
de
13 )' i che s s e
subite
ar r i ve souvent
à bout des
p l u s 1'(;1'.1], i tr a n t. s .
C'est
ai n s i
que
1es
an cie n s mil i tan t s
deI a I". 1 . 1\\ • N. F . , (1 \\
,';',,",' '1 è
mal' x i ste deI' 0 r g an i s a t ion est u d i d n tin c li l' J ,1dis
t i en ne Il t
a uJOu rd' hui
1e s p 0 ste s s t r a t é 9 i q li C s li li
l'l; q i 111 e .
Ils
sot
3 10 r S
d e ven us I e s
d f e n s e urs
z é 1
é
é s du/' é CJ i 1111'.
P Il i S qu' ils e Il t i r e nt
pro fit.
C' est cel a 1a pol i t i que d' i n t é 9 l' cl t i o n des
Jeu n es.
th ème f 0 rt
deI a pol it i que
i v0 i rie n ne/' e p l' i s dan s
1 a c r é a t ion
littéraire:
Sacrés
dieux
d'Afrique,
Al lei:, r e t o u r ,
le
Pyromar. e
a pa i sée n son t
1es me i Ile u r~ i 1 1us t rat i 0 Il s.
Les
th ème s
politiques
de
la Paix,
du
Dialogue,
de
l'Union et
du
Lr av a i l
devenus
des mythes modernes habilement distil lés
dans
le
discours quotidien
(la presse écrite et orale,
les chansons)
ont eu les effets escomptés:
la
littérature
les
a intégrés.
(1)
Fédération des étudiants
d'Afl'ique No i re en lrance ,
- 596 -
Et Aké Loba s'en fait le porte-parole autorisé. Seul Charles
Zégoua Nokan et Ahmadou se sont écartés de cette thématique
Ils mettent plutôt l'accent sur la corruption qu'engendre un
tel contexte. Ce thème est largement exploité dans les
nouvelles d'Amadou Koné que nous n'avons;~tenues dans
notre corpus.
Roman du progrès et réformateur, peu critique, le
roman ivoirien réf1ète aussi dans une large mesure son
contexte. Mais à la différence du roman guinéen, sa trop
grande fidélité au réel l'empêche de construire un Imaginaire
de la trempe de celui du roman guinéen. Doit-on, dire du roman
ivoirien en paraphrasant Lukacs, que les temps heureux n'ont
pas de littérature, relativement à la Guinée bien entendu.
Lukacs écrivait que "les temps heureux n'ont pas de philosophie""
car celle-ci, "en tant qu'elle détermine la forme et le
contenu de la création littéraire, est toujours le symptôme
d ' une fa i l le en t rel 1 in té r i ure t l' ex t é rie ur." ( 1). Ain si
è
l'écrivain ivoirien n'aurait pas encore senti le décalage
entre les aspirations du peuple et le vécu rée1
Seule cette
0
conscience pose des questions fécondantes de la création
littéraire" Une telle hypothèse, dans le cadre de la Côte
d'Ivoire n'est pas satisfaisante.
L'avance subite du roman guinéen en qualité tient
aux souffrances collectives savamment organisées du peuple
guinéen. La situation a soudé les guinéens entre eux, cimenté
une conscience nationale et donné un élan à la création
littéraire, conçue ici comme un moyen de défense et d'expres-
sion différée. La quête personnaJ o-identitaire, tourmentée
s'oriente vers la révendication de l 'humanité, alors que du
côté ivoirien, cette quête est plus sereine et recherche le
progrès technologique dans le respect des traditions.
(1)
Georges Lukacs, La théorie du roman, Edition Gonthier, 1963, p. 20.
- 597 -
Au total, si l'espace gU1neen procure à l'écriture des
effets sentimentaux: la fierté et la répulsion, il n'explique
pas l'assurance de l'écriture et les conceptions
élaborées
de l'Imaginaire. Sans doute la psychologie de l'écrivain exilé
explique-t-elle ces différences. En revanche, 1 'histoire
politique des deux Jeunes républiques explique nombre de
différences thématiques.
Il faut à présent conclure.
Notre ob j e t justement étai t de démontrer, à travers
un corpus romanesque guinéen et ivoirien situé entre 1958
et 1980, les manifestations, ou la formation, ou encore la
volonté d'instaurer
une conscience nationale de façon
comparative, dans une perspective à la fois synchroni~ue et
diachronique. Il nous a fallu avant tout définir très préci-
sément notre obJet. On ne peut définir la personnalité
nationale ou collective sans faire référence à l'identité
nationale ou collective, les deux pôles d'un même processus.
Il va sans dire qu'il faut définir la Nation et donc l'Ethnie,
sachant que la réalité ethnique, chez nous a été, (et est en-
core) le creuset de la Nation. Nous avons
établi que, si
en Afrique, la.communauté de lanque et de culture, fonde
l'ethnie, la nation elle, est une réalité d'abord politique,
ensuite économique et culturelle. Elle résulte d'une volonté
politique des Etats créés par les puissances coloniatrices.
Les nations ainsi
"données" par les contingences historiques
et incarnées par des leaders dont une des fonctions essen-
tielles est de leur insuffler un
contenu. Des choix politiques
des modèles de développement et du degré d'adhésion ou de
non adhésion de leurs peuples résulte un nouveau vouloir être
collectif qu'est la Personnalité Nationale. Quant à l'Identité
nationale,elle est la donnée immédiate, subjectivement
appréhendée comme conscience de l'existen':e. L'une, l'Identi-
té, est un état, l'autre, la Personnalité, un processus. Au
- 598 -
total, Identité et personnalité ont des volets d'une même
réalité.
Mais il existe dans le monde négro-africain, un
très fort courant qui disqualifie toute réflexion sur
l'identité culturelle. Selon ces intellectuels, poser le
problème de l'identité installe d'emblée dans la vision
européocentriste du monde: c'est s'accepter comme exclu
de l 'Histoire. Et cependant, la vérité est que le Nègre a
été exclu de l'Histoire; et son problème actuel est de
subvertir cette Histoire non pas pour y avoir seulement accès,
mais pour en deve~ir aussi sUJet. Le problème est donc
d'actualité. Avoir le courage de l'aborder, c'est s'assum er
pleinement et en même temps se "reconstruire". Donc Identité et
Personnalité nationales sont deux concepts Justiciables
d'une analyse objective et nous avons choisi de le faire à
travers la littérature romanesque. Nous avons conçu cette
analyse en trois grandes étapes, la structure et la représen-
tation de l'Environnement social étudie les cadres spatial
et temporel de l'Imaginaire et la nature des rapports que le
sujet (héros et/ou narrateur) entretient avec cet environne-
ment. La Distribution des valeurs a rendu compte des direc-
tions et contenus des quêtes. Ces contenus ou valeurs ont
défini, non seulement la nature des quêtes mais aussi la
qualité des personnages quêteurs, des espaces et lieux des
quêtes, et les réseaux des relations qui lient ces quêteurs
aux autres personnages. Une pré-conclusion a permis de
dresser le bilan thématique et de restituer les textes à
,( leurs contextes.
+
+
+
- 599 -
Nous avons retenu que le champ d'opération des
récits est vaste; de l'Afrique vers le monde industrialisé,
l'Europe et l'Amérique. L'Afrique, elle) se
répartit
iHr(po.1:i-
monde traditionnel, le village et monde en voie de modernisa-
tion, la ville. En réalité celle-ci est un aspect de l'Occident
comme l'Ecole, même lorsque cette Ecole se situe dans le
village. Elle est un lieu d'initiation àl'occidentalité. Nous
tirons de la représentation de l'espace, une différence de
style entre les deux aires géographiques, mais aussi une
évolution.
Dans le roman ivoirien et singlièrement dans le
roman guinéen, la configuration spatiale est en voie de
résorber la dichotomie oppositionnelle du type racial,
même si on trouve encore des relents dans La Carte d'Identité
Elle devient économique et annihile les clivages raciaux. En
effet, dans l'Afrique indépendante, des Nègres riches ont
pris la place des colons blancs. Au plan de la quête, l'Afri-
que et 1 'O-cident sont des espaces complémentaires des héros.
S'agissant du style, le roman guinéen évolue nettement vers
une stylisation des espaces: ils ne sont plus de simples
décors, comme dans la plupart des romans ivoiriens, mais
assument des fonctions actantielles et tiennent un discours.
Le temps constitue l'autre aspect de la figuration
de l'univers romanesque. Nous avons répéré deux aspects:
le temps comme durée mesurable, temps de réalisation d'une
action, n'a d'importance que pour signaler la durée de la
formation
qui correspond à un exil. Cela justifie l'expression
de la nostalgie et accuse le dépaysement, sinon le degré
d'aliénéation du héros.Mais il s'estompe lorsque le person-
nage est aux prises avec les difficultés d'insertion. Le
second aspest, est celui du temps comme Histoire. Considérée
globalement, l a vision historique a une amplitude "illimitée".
- 600 -
Elle s'étend, de fait, depuis l'Afrique des mythes jusqu'à
l'indépendance et se projette dans le futur. Une démarcation
J
.
s'est opérée ici entre les deux aires géographiq ues : la
profondeur de la vision historique, dans le sens de la rétros-
pective est dominante dans le roman ivoirien. En revanche,
celui-ci n'a pas grande prise sur le Futur, à l'exception des
oeuvres
de
Charles Zégoua Nokan.
Il privilégie la conso-
1id at ion du présent. sur l' in spi rat ion du Pas s
I 1 n' y a
é
,
donc pas de rupture entre le Passé et le Présent et tous deux
doivent enfanter l'Avenir dont les contours ne préoccupent
pas le romancier outre-mesure. Le roman guinéen présente les
choses autrement; la rétrospective de la vision historique
se limite à la période de la décolonisation, sensiblement
autour
des années 1946 (naissance du RDA) avec deux points
culminants, l'un en 1956 (année de la publication de la Loi
Gaston Deffère), l'autre en 1958 (indépendance de la Guinée).
Elle se cristallise sur les indépendances qu'elle passe au
crible., dénonç ant 1es comportements des nouveaux pouvoi rs.
La désillusion aboutit au refus de
la société créée par les
indépendances et à un projet d'une société républicaine. Ce
qui explique la vision prospective de ce roman. L'é~ocation
des mythes fonctionne comme un support pédagogique, d'une
part, et de l'autre, elle "visualise" le mécanisme cie l'édifica-
tion des mythes modernes. Elle n'a nullement la valeur d'une
information ethnographique comme
dans le roman ivoirien. Au
total la figuration de l'espace-temps
gUlneen, à travers sa
production romanesque, révèle un univers clos: un espace
carcéral d'une part, et de l'autre, une histoire sans passé,
et dont la seule issue est la fuite en avant,
C'est dans ce cadre historique et géographique, que
personnages et héros positifs s'éprouvent et se découvrent.
Il est effectivement un espace-temps de quête des valeurs
de développement. Ni l'Occident, ni l'Afrique n'en sont les
dépositaires exclusifs, c'est de la conjugaison des deux
- 601 -
cadres que se construisent le citoyen et la société de
Demain. Celle-ci exige dans le roman guinéen, une cohésion
et une solidarité effectives, en un mot,une
conscience
nationale aigu~, et dans le roman ivoirien, le dépassement
de la conscience ethnotribale. Enfin l'analyse de l'Ecriture
a marqué d'autres convergences et différences. Ces dernières
se sont accusées dans les structures logiques des textes,
et l'utilisation de la transtextualité.
Au niveau de la logique des récits, nous nous
sommes aperçus de deux formes de structuration: des macr~
séquences et des micro-séquences. Celles-ci revèlent la
véritable logique des récits. Elles connaissent plusieurs
combinaisons dont la plus importante est la logique analy-
tico-déductive : le roman analyse, démontre et déduit. Il
veut convaincre intellectuellement, donc rationnellement.
En cela, l'analyse de la description confirme les résult3ts
acquis lors de l'étude du narrateur et de la narration. La
prédominance du type auctoriel, de l'omniprésence du regard,
de l'omniscience du personnage définit les oeuvres comme des
romans essentiellement "déclaratifs" et interprétatifs. Ils
se veulent réalistes. Mais nous avons observé dans le roman
guinéen, des tentatives de "structure en vrac" qui implique
non seulement la participation du lecteur, mais aussi son
aptitude à l'imagination. L'écrivain commenc~ ici à viser
la sensibilité du lecteur plutôt que son intelligence.
A propos de Charles Zégoua Nokan, nous nous sommes
intéressés à une analyse statistique et sémantique des
occurrences des lexèmes de couleurs, ceux-ci nous ayant
apparu comme une particularité langagière de cet écrivain.
Nous avons observé que son univers évolue en s'assombrissant
d'une part, et que de l'autre, cet univers affiche deux
pôles: un pôle sombre et un pôle clair. Entre les deux,
existe une forte occurrence des couleurs de nuances. Celles-
- 602 -
ci expriment un passage, au sens dynamique de ce terme, du
sombre vers le clair. Ces deux lexème, n'entretiennent
aucune opposition de sens, ils sont
en rélation dialectique;
Du "Noir" naTt le "Blanc", et les demi-teintes tendant vers
la clarté expriment le commencement, la naissance ou
l'espérance. Cette analyse tout à fait nouvelle dans l'appro-
che des textes africains, détruit un stéréotype affecté à
l'oeuvre de Nokan : connaissant son idéologique explicite,
on est tenté d'attribuer à la couleur "Rouge" sous sa plume,
le sens de révolution, et on s'attend à une oCcurrence
obsessionnelle de ce lexème. Il n'en est rien. Il est un
des lexèmes à occuJrence réduite et polysémique. Au total,
en l'état actuel de l'oeuvre de Charles Zégoua Nokan, on ne
peut figer le sémantisme des lexèmes de couleurs. C'est
pourquoi nous avons dit, malgré leur usage abondant, qu'il
n'existe pas une symbolique de couleur chez Charles Zégoua
Nokan.
S'agissant de la co-occurrence de textes de factures
différentes, dans un même récit, nous avons, in fine, adopté
la terminologie de Genette qui
appelle transtextualité,
cette situation dialogique. Elle englobe la parodite et
l'intertexte,
étant entendu que la parodie est une forme
d'hypertexte. Le roman guinéen utilise abondamment la parodie
pour caricaturer les comportements et les discours politiques.
Ici, c'est la société réelle toute entière, qui se révèle
comme un hypotexte. Concernant l'intertexte proprement, il
est essentiellement merveilleux dans le roman guinéen. Mais
ce merveilleux intertextuel fonctionne comme
unesubversion
des valeurs affichées par le récit-premier. Il signifie le
désir de r t ab l
é
t s s eme nt
de l'''endroit'' présenté dans les
récits-premiers comme l "'envers". Au deuxième degré, l'in-
tertexte guinéen sert d'illustration au texte-premier. Du
côté ivoirien, les thèmes des récits-seconds sont différents
de ceux des récits-premiers. Ils assurent une fonction de
véridiction et d'authentification.
- 603 -
C'est dans la description que l'on trouve le plus
de couvergence dans l'écriture des deux aires culturelles.
Elle comporte explicitement une conclusion se donnant comme
un résultat attendu, celui d'une démonstration qui a fait
l'objet du corps de la description. Cette structure de la
description aJoute au caractère déclaratif du roman dont
nous parlions plus haut. En outre, la description pst soumi-
se à un princip/e de base: le regard du descripteur va du
général au particulier et de haut en bas. Elle se développe
en trois étapes lorsqu'il s'agit de la description d'espaces
et lieux: situation (le cadre spatial et temporel), vue
d'ensemble et détails particuliers. Le regard
est sélectif
lorsqu'il s'agit de personnages: le descripteur choisit
les parties du corps qu'il veut montrer. Pour les personnages
féminins, les traits signifiant la fécondité ou la féminité
sont retenus. Le descripteur est toujours un regard masculin
même quand son objet est un homme. En outre, la femme est
toujours belle, à défaut, elle est bonne, alors que le
personnage masculin est beau quand il est positif, et laid
quand il est négatif. Les catégories morales et esthétiques
(ou idéologiques) se recoupent. enfin, sur le plan fonction-
nel, la description est d'abord un "gros plan;' une mise en
relief, en ce sens, elle attire l'attention du lecteur sur
un objet ou un phénomène; elle assure alors une fonction
conative parce qu'orientée vers le destinataire (ici le
lecteur) et une fonction phatique parce qu'elle est une
expansion dont le but est de maintenir le contact. Mais la
description est aussi une préparation à une action décisive
elle préJ~ose, prévient et crée d'avance le désir d'aboutir,
de joindre la fin, c'est la fonction cataphorigue. Elle est
enfin le lieu d'un investissement idéologique et un exercice
de style. Cette dernière fonction esthétique nous semble de
loin la plus importante.
- 604 -
Aux différents niveau~ de no~ analyses, on
s'aperçoit de l'expression d'un nouveau vouloir être qui
trouve sa meilleure illustration dans
la quête des pers on-
nage sou hér 0 s : cel l e - c i s' e f f e c tue dan s l' e spa cee t le temp s1
~se cristallise sur le Diplôme.
Il Y a plus encore, la tentative de réappropriation
du genre romanesque. Le roman est une forme littéraire
d'importance, et tout à fait récente. On y retrouve encore
les traces des maîtres: les Chateaubriand, les Maupassant,
les Balzac, mais on note une tendance de plus en plus nette
à s'inspirer de la littérature orale traditionnelle:
le
mélange des genres, l'insertion de contes, des mythes dans
la trame des roamns en sont une de ses manifestations.
L'évolution est certaine; nous l'avons vu dans
l'apparition
de nouveaux thèmes ou le redéploiement des anciens. Le tronc
commun reste encore important, mais les différenciations sont
notables: la quête personnalo-identitaire s'effectue vers
des directions divergentes. L'Histoire récente de nos répu-
bliques nous en a donné les raisons. Les choix idéologiques
de chaque pays, les méthodes de gouvernement, on été un fac-
teur différentiel d'importance. Il ya donc bel et bien une
quête personnalo-identitaire. Mais la tâche ne semble pas
facile si l'on pense à la langue d'expression, et le problème
reste posé à l'ensemble de l'Afrique francophone. Le roman
guinéen s'attarde sur l'absence des libertés fondamentales
et les réclame. Le roman ivoirien situe la solution dans le
développement technologique et la réalisation de l'unité
nationale. Bien qu'importantes, ces voies ne suffisent pas.
Il y a de nombreux paramètres dont il faut tenir compte.
Nous l'avons indiqué, l'Afrique navigue à rebours du
processus qui
a éclos les nations européennes. Ses diffé-
rents pays se sont trouvés installés d'emblée dans un cadre
national imposé par l'ex-colonisateur, mettant fin à leur
évolution interne, et les coupant de leurs assises naturelles
- 605 -
l'ethnie, la langue, les coutumes dont un des traits
essentiels est l'animisme.
Dans les "nations" actuelles l'ethnie résiste,
mais les langues ont lâché du lest; elles sont en voie de
disparition. Sans doute la troisième génération d'écrivains
connaîtra des auteurs-locuteurs d'aucune langue africaine:
nous aurons des artistes nationaux d'expression étrangères.
Williams Sassine effleure le problème lorsqu'il indique le
caractère aliénant de la langue d'expression d'Oumarou, le
Français. Les autres romans font demême en soulignant
l'insuffisance du savoir livresque. Mais aucun, à ce niveau
précis ne propose une voie de sortie.
Le premier rôle, à notre sens, revient à l'Etat et
les solutions sont politiques. Pour conserver à l'etnie, sa
qualité de creuset du couple Identité/Personnalité, il faut
la maintenir et favoriser le développement des langues
locales en les fixant par écrit. On a souvent agité l'épou-
vantail du grand nombre qui effraie. lIais l'on sait
aujourd'hui que c'estun faux problème. Pour ne citer que le
cas de la Côte d'Ivoire, des études récentes ont réparti la
Nation Ivoirienne en quatre aires linguistiques: les groupes
Akan 41 %, Mandé 25,3 %,
Krou 16 %, et Burkinabé 16 %. La
fixation des langues nationales développerait les cultures
locales, dont la pluralité n'est pas une faiblesse, mais une
force qui consolide la personnalité nationale, c'est-à-dire
la résultante de l'expression des vécus authentiques, les
cultures régionales.
Pour notre part, nous nous sommes intéressés, à
l'Imaginaire romanesque qui manifeste bien ce désir, par
d'autres voies: la littérature. Notre modèle est donc
littéraire, dont la mise en place du schéma théorique est
un des intérêts de notre étude; partir de la configuration
- G06 -
des espaces-temps pour mesurer la qualité de leurs
rapports
avec les héros, les personnages positifs ou les narrateurs
et estimer l'étendue des quêtes, la valeur de leur objet,
caractérise la vision idéologique et ethnique que l'écrivain
porte sur l'être collectif. Puis les particularités scriptu-
rales permettent de juger l'écart que prennent les écrivains
par rapport à leur modèle originel. Tel est le canevas qui
a permis cette étude.
Mais l'abondance
de la matière nous a
obl tr-é
à
laisser de côté certains éléments comme l'utilisation des
proverbes dans le récit romanesque, la fonction de l'artiste,
le relais de la parole que nous appellerions volontiers le
"dialogue triangulaire" et la symbolique des chiffres. Le
dialogue triangulaire consiste à s'adresser à son interlo-
cuteur par un tiers. Cette forme de discours est abondante
dans le roman africain et mérite qu'on le prenne en compte
dans la circonscription de la personnalité nationale litté-
raire de nos peuples. Nous nous intéresserons ultérieurement
à ces pistes de réflexion, et espérons qu'elles trouveront
un écho chez d'autres chercheurs.
B l B LIa G R A PHI E
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265 p.
HENAULT (Anne)
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- 624 -
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ris Librairie José Corti, 1981, 315 p.
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Le Roman historique. Paris. Payot. 196~
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NEA. t977. coll. "La Girafe". 99 p.
MOURALIS lBernard)
Littérature et développement. Essai sur
le statut. la fonction et la représen-
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ne d'expression française. Thèse pré-
,
s e nt e devant l'Université de Lille III.
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le 19 Juin t978. Librairie Honoré
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(traduit de l'anglais par Daniel Delas)
Paris, Flammarion, 1971, coll. "Nlle
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L'Imaginaire, Paris, Gallimard,
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Sémiologie de la représentation: théâtre, télévision, bande
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Théorie de la littérature: textes des formalistes russes
réunis, présentés et traduits par T.
Todorov ; Paris, Seuil, 1965, 315 p.
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Ebauche d'une cité idéale dans le ro-
man et le théâtre négro-africain: sa-
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doctorat de 3ème cycle, Université de
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TODOTOV (T.)
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1971,
1978~, coll. "Points", 188 p.
TODOROV (T.)
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tique, Paris, Seuil, 1970, coll.
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YEPRI (Léon-S.)
Pacéré Titinga, une écriture de la poé-
sie, Thèse pour le Doctorat de 3ème
cycle, Université de Paris X-Nanterre,
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Variations sur le personnage (collectif), Abidjan, CEDA, 1985.
coll. "Essais, Documents-Recherches".
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de l'âge d'homme, coll."Bibliothèque
de littérature comparée'~ 1978, 265 p.
\\
A N N E X E S
TABLEAU CHRONOLOGIQUE DES ROMANS DU CORPUS
- 630 -
Année
Côte d'Ivoire
Guinée
de parution
1953
Camara LAYE, L'Enfar,t
L'Enfant noir
1958
Emile CISSE, Paralabre
1959
Bernard B.DADIE, Un Nègre à Paris
Emile CISSE, Assiatou
de Septembre
1960
Aké LOBA, Kocumbo l'étudiant noir
Sidiby DEMBELE, Les Inutiles
1961
Raphaël ATTA-KOFFI, Les deuxièmes
paroles
1962
Ch. ZEGOUA Koimé NOKAN,
Le Soleil noir point
1963
Bernard B. DADIE, Patron de
New-York
1965
Denis OUSSOU-ESSUI, Vers de nou-
veaux horizons
1966
Charles ZEGOUA NOKAN, Violent était
Camara LAYE
le vent
Dramouss
1968
Bernard B. DADIE, La ville où nul
ne meurt
Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des
Indépendances
1970
Aké LOBA, Les Fils de Kouretcha
1972
A. WANTOURf, Le cer-
cle-des tropiques
1973
Denis OUSSOU-ESSUI. La Souche
W. LASSINE, Saint
calcinée
Mons i eur Ba ly
Aké LOBA. Les dépossédés
1974
Saïdou BOKOUM.
Chaîne
A. FANTOURE. Le
Récit du cirque
\\
- 631 -
Année
Côte d'Ivoire
de parution
Guinée
-1975
B. SACKO, Da1anda ou
la fin d'un amour
1976
Gaston OUASSENAN, L'homme gui
vécut trois vies.
Simone KAVA, Les danseuses
d' Impé-eya
1977
Tidiane KAVA, Masséni
Jean DODO,
Wazzé
Gaston OUASSENAN, Aller retour
1978
Anoma KANIE, Les Malheurs
d'Amangoua
1979
Denis OUSSOU-ESSUI, Les saisons
T. MONENEMBO, Les cra-
sèches
pauds-brousse
W. SASSINE, Le Jeune
homme du sable
A. FANTOURE, L'homme
du troupeau du Sahel.
1980
J. M. ADIAFFI, La Carte
d' Identite
\\
- 632 -
Etude statistique des couleurs des oeuvres
de Charles ZEGOUA NOKAN
Tableau 1
L S N P
V E V
L P R
TOT A L
1) Cou-
Noir
45 29,6% 58 53,7%
38
32.7%
141
37,5 %
leurs
Blanc
94 61,8% 43
39,8 % 61
52,5%
198
52,6 %
fran-
ches
Rouge
13
8,5% 07
6,4%
17
14,6%
37
9,8 %
TOTAL
152
108
116
376
Lune
7
0
2
9
Rose
6
J
5
14
Or
1
5
5
11
2) Nuan-
Aube
7
8
8
23
ces
Jaune
2
0
5
7
clai-
res
Crépuscu-
4
3
6
13
le
Aurore
7
4
4
15
Etoiles
1
0
2
3
Clarté
P
0
4
4
TOTAL
35
23
41
99
Sombre
5
10
8
23
Ombre
9
3)
11
9
29
Nuan-
ces
Bleu
3
1
3
7
som-
bres
Gris
2
.
0
a
2
Vert
2
2
5
9
Roux
1
a
0
1
Azur
1
0
a
1
TOTAL
23
24
28
75
\\
- 633 -
Tableau 2
Récapitulatif des Figures lexématiques de la clarté
1. Le Soleil
II. Violent
III. Les Petites
TEXTES
Noir Point
était le vent
Rivières
Parcours
Parcours
Parcours
Lexèmes
Noyau stable
sémémiques
sémémiques
sémémiques
Blanc
"couleur blanch~' 1- colon
colon
2- race
race
+
3- jour (lumière) jour (lumière)
4- Afrique
5- Amour
6- Modernité
7- Mort
8-
Europe
y-
Bonté
10-
vieillesse
11-
pureté
50l eil
"astre du jour"
1- bonheur(joie)
+
+
2- chaleur (joie
-
de vivre)
3- Afrique
4- vie
+
5- infini Dieu
6- espérance/
+
+
espoir
7- force (libé-
-
+
ratri ce)
8- mort
libération
liberté
Lumière
"clarté"
1- beauté
+
2- espérance/
+
+
eSDoir
3- vie
+
+
4- bien-être
5- joie
6- bonheur (maté
+
ri el)
7 -
savoir/instru<t +
8
-
civilisation
-
9 --
libération
-
10
-
éveil (poésie dec
Lueur
"un point de
1
-
tristesse
clarté, petite
2
-
espérance
lumière"
3
-
joie
4
-
bonheur
Jour
"journée", "lu-
1- bonheur
+
mière du jour"
2- lumière
3- naissance
4- journée
5- vie
6- libération
7- espérance
+
28
21
15
\\
1
-
634 -
r
Tableau 3
Récapitulatif des Figures lexématiques
.
de l 1 obscuri té
Lexèmes
Sémèmes
L S N P
V E V
L P R
Race
+
+
+
Beauté
+
+
+
,
Mort
+
-
-
Afrique
-
Afrique
-
Noir
Peu r
-
peur
:
-
Méchanceté
-
méchanceté
-
Sauvagerie
-
sauvaqerie
-
Vie (source de)
-
-
vie (source de)
pléthore
-
-
pléthore
3
6
4
Protection
+
-
-
Générosité
+
+
+
Refuge tmilitants)
+
-
+
Nuit +
Espérance (berceau
+
+
+
Tristesse
+
-
+
Ténèbres
Malheur
+
-
+
Mort
+
+
+
Libération (projet
+
-
-
Colonialisme
+
colonialisme
-
Souffrances
-
souffrances
+
Prison
-
rrison
-
Rêve, bonheur.
-
-
rêve, bonheur
8
5
8
11
11
12
- 635 -
Tableau 4
Récapitulatif des Figures lexématiques de lRougeJ
Lexèmes
Sémèmes
L S N P
V E V
L P R
1
Rouge
bonheur total
+
+
+
beauté (nature)
+
+
-
joie éphémère
+
+
-
( amou r )
colère
+
-
-
1
l,bération
-
-
+
espérance
-
-
+
liberté
-
-
+
révolution
-
-
+
Pourpre
bien-ëtre
+
-
-
- feu, flam- matériel
me
destruction
+
-
+
lespérance)
l i be r t é
+
-
-
révolution
-
+
-
vie
-
-
+
7
'1
8
Crépus cule
commencement,
+
-
-
naissance :
- du repos
+
-
-
- du bien-être
+
-
-
- de la dignité
+
-
-
libération
+
-
-
bonheur des sens
(amour)
-
+
-
5
1
0
12
5
8
V
25
i,
\\
- 636 -
1
Tableau 5
Récapitulatif des fiqures lexématiques
des couleurs de nuances
Couleurs
l S N P
V E V
l P R
1°] le clair-obscur clair de lune
+
7
-
+
2
clair des étoi-
-
-
+
2
les
aurore
+
7
+
3
+
4
rose
+
6
+
3
+
5
aube
+
7
+
8
+
8
jaune
-
-
+
Total des occurren-
ces tendant vers la
27
14
26
67
clarté
2°' Tendance ver le
sombre
ombre
+
9
+
11
+
9
sombre
+
5
+
10
+
8
roux
-
-
+
3
vert
-
+
5
.
bleu
-
-
+
1
gri s
-
-
+
3
Total des occuren-
14
21
29
64
ces tendant vers l 1
obscurité
TABLE DES MATIERES
\\
- 63R -
1
INTRODUCTION GENERALE................................
3
I. Définition de l'Objet...................................
7
1. Ethnie, Ethnicité, nationalité •. ..•...•...•
8
a) Essai de définition....
9
b) Récapitulations
14
2.
La Nation et l'Etat
]6
3. Identitéset Personnalités collectives ou
nationales •.•.• o...........................
24
II. Le corpus .. ........ ...
.. 32
III. Questions de méthode ................•..•....•
39
1. Vers une méthodologie . .. ... .. . . . ...... ...
39
~
a) Démarches à visées retrospectives ... .. .
40
b ) Démarches à visées retro-prospectives ..
41
c) Démarches à visées prospectives
44
•
•
<;1
•
•
•
•
•
IV. Personnalité collective et Littérature
pour un modèle théorigue
45
CHAPITRE 1
Structuration des espaces fictionne1s
A.- Le
dl~·)loier:12n·~ de l'Espace
53
1. Re résentation et extension des es aces
romanesg ues a r1 ca 1ns
55
1. Structuration Afrique-Decident-Afrique .•.. 55
2. Les espaces centrés sur l' Afri que ...•••. 73
a) Espaces de colonisation .....••..•..... 74
b) Espaces des Indépendances .•.••..•••..• 98
B.- Un cas particulier: L'Ivoirien Aké Loba G.. 111
II. L'Imaginaire africain de l'Occident •...•. 122
1. L'Imaginaire africain de l'Occident ..... 123
2. Le vécu africain de l'Occident •..••••••• 124
- 639 -
CHAPITRE 2 : Structuration du champ historiq~e
r oro ane sque •••• "., •• , •• , , , , • • • • • • • • • • • • • • • • •
139
I.
Le temps de la fiction
,
141
1. Les récits au temps fictionnel précis •.•...•....
141
2. Le temps fictionnel précis et indéterminé à
la fois
,
.
142
3. L'indétermination temporelle absolue ••...••.••..
145
4. Vers un essai d'originalité: Masséni et Le
recit du cirque •••.•.........•....••..•••.•••••..
147
II. les contextes socio-historigues des romans •....••.
149
1. Les références à l'histoire des indépendances ..•
150
2.
Les références à l t hi s t o f r e coloniale
et précoloniale
.
156
a) Les références à l'histoire coloniale ........
157
b) Les références au monde précolonial •••....••
160
c) L'Histoire et le Mythe
.
166
111.L'UHistoire" et les mentdlités de l'Occident ..•...•
168
IV. La vision spatio-temporelle et sa structuration. '"
178
CHAPITRE 3
: La relation de l'espace •••..•.•.•••.•.•.•.•
205
A.- Etude du narrateur ........... . .....
. 206
1. Romans à narration extradiégétique ..••.••••.••.•.
206
1. Narrateur à focalisation zero .••...••••••••...•
206
2. Narrateur à focalisation mixte .••...••..••••.•.
213
II. Le cas de : les inutiles, le
jeune
homme de
sable et le récit du cirgue •.•.••.••.•.•.••.....•
219
III. Romans à narration intradiégétigue ••••••.•
227
B.- La relation avec l'environnement spatio-temporel •.
232
1. Les Romans de la rupture radicale .•.•••.••....•••
233
II. Les Romans où le eersonnage principal juge
l'Occident avec serenlte •.•••••••••.•••••.•••.•••
235
- 64(1 -
III. Le Roman réformateur
23]
IV.
Le Roman réyolutionnaire •.•••.••••• , •.•.•.•.•.
249
Deuxième Partie:
LA DISTRIBUTION DES VALEURS
==================
CHAP ITRE 1
Le déploiement de la quête .•..••.....••••
255
A.- Les motivations de la quête
260
1. Motivation d'ordre scolaire ••..••....•••....•..
260
II. Les autres formes de motivations .....•...••..••
266
1. La trilogie o~cidentale de Dadié •••.•..•...•..
266
2. Le s autres t~xt~s. .•..•....•..•....•.....••...
270
B.- La quête proprement dite ..••..••..•...••...••..•
274
1. Les romans à quête négative ou de l'échec
275
1. Le roman de l'échec total . . . . .. ........ .... . .
276
2. Le roman de l'échec et de la récupération
du héros ....... ..... . . ... ... . . .. .. ...........
281
3. Le roman de l'échec avec des perspectives
heureuses
289
• • • • •
l ,
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
• • • • • • • • • • • • •
4. Le roman du succès total ...... . .. ...... ......
331
CHAPITRE 2 : Essai d'interprétation des schémas
actantiels
349
1. L'opposition porte sur l'obJet ••••.•.•••••••..•.•
349
II. L'opposition porte sur le sujet
351
CHAPITRE 3 : La Relation à l'autre ••.....••..••..••..••
361
A.- Les Echelons des relations •.•......••.••••••••..
361
- 641 -
1. Les relations a l'échelle de l'Etat~Nat1on ., ••••.
362
1. Les relations ethno-tribales .....•.•••.•••.•.•.
365
2. Les différenciations idéologiques ....•.••••...•
367
II. Les différenciations continentales et
iner-continentales ..•...•..........•••••..•.....
370
B.- La nature des relations
379
Troisième Partie
ASPECTS DE L'ECRITURE
================-==
CHAPITRE 1:
Le système structurel des récits ••.••.....
389
1. Justification et alternance .........••....••.......
390
II. La consécution et l'implication:
interprétation de l'Histoire ...•...•••..••.•.•.•.•.
405
III. Une logique analytico-déductive : 1a démonstration ..
411
1V•
Une logique de structuration complexe
420
CHAP ITRE 2
Langage et conventions formelles
432
1. Les procédés d'écriture et de style stéréotypés •..
433
1. La description . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . .
433
. a) La description des espaces et lieux .••.•••...
434
b) La description des personnages ..•••••.•....•.
447
2. La parodie......................................
486
CHPITRE 3 : Vers une nouvelle écriture ••••...••.••••...•.
496
A.- Charles Zégoua Nokan : le langage des couleurs ...•
499
1. Les couleurs franches ...........
. 499.
-
- 642 -
II. L'uniyers des nuances " . , " ' , . , ' , ••. ,', •.•.•.•
505
III. Analyse contextuelle et réseau~ de significa-
tions
50]
1. Au niveau des couleurs franches •.•••••.••....
507
2. Au niveau des couleurs de nuances ..•••.•..•..
509
B.- Vers l.a
transtextualité
517
1. Les chansons et poèmes en situation transtextuelle.520
II. Les récits en situation intertextuelle
531
A. L'lntertexte merveilleux dans le roman ivoirien.
536
B. L'lntertexte merveilleux dans le roman Guinéen ••
540
1. Pour un es sai de typologie ..... .. ...........
559
2. Les types des merveilleux transtextuels ..•••.
561
\\
CONCLUSION GENERALE .•.••••...•.........•••.••...•..•• 569
1
i,
1
1. Pour un bilan thématigue .......•.....•••.••.•. 572
1
II. Textes et contextes •.••..••••...•..••••••.•... 586
1
BIBLIOGRAPHIE .............. .. ........................ 607
J
ANNEXES •••••••••••••••••••••••••••••••.••• """"""",,.,," 628
1
1
~
......
-
-
1
!
1