UNIVERSITË DE PARIS - SORBONNE
(Paris IV)
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LA
VISION
DU SENEGAL
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CHEZ
OUSMANE
SEMBENE
THÈSE POUR LE nocrORAT DE 111 0 CYCLE
EN LETIRES MODERNŒS'\\'\\V;~;H I\\'.;r'!,~" '\\J .,..,. .~~;::""_
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PRÉSENTÉE PAR DAOUDA
MAR
~
Sous la direction du Professeur Jeanne-Lydie ~e:t~~
1984

Me~ nemenciement~ le~ plu~ ~inc~ne~
à. tou~
ceux qui, de pn~~ 0 u de loin, a.u
Sénéga.l comme en Fna.nce, m'ont a.idé da.n~
me~ nechenche~,nota.mment à. Mme Goné qui
a. pa.tnonné cette.th~~e.
Abréviations utilisées:
co 1 .
colonne
éd.cit.
édition citée
i bi d .
ibidem
P .
page
t.
tome

-3-
INTRODUCTION
Il peut sembler paradoxal de construire une étude
sur la vision, c'est-à-dire la r~présentation, d'un
pays africain chez un auteur, même si celui-ci s'appelle
Ousmane Sembène. Le Sénégal existe, toutefois. Sembène
lui-même précise que, par exemple, Le De~nie~ de l'Empi~e
est un II rom an sénégalais ll (l). Mais avant d'aller plus
loin dans l'explication de notre sujet, il nous faut
d'abord donner des éclaircissements sur la méthode que
nous avons utilisée. Il nous a fallu d'abord dénombrer de
la façon la plus complète les films et les textes de fic-
tion de Sembène, et enquêter sur la vie de l'écrivain ci-
néaste et sur les circonstances qui ont pesé sur elle.
Il nous a paru aussi nécessaire de faire des recherches
sur la littérature, le cinéma au Sénégal et sur l'histoire
du pays. Nous nous sommes trouvé devant une matière énorme,
en raison non seulement de l'activité littéraire et cinéma-
tographi~ue
des Sénégalais, mais aussi de l'intérêt qu'ont
eu pour le Sénégal de nombreux voyageurs ou écrivains étran-
(1) - SEMBtNr (Ousmane) : Le De~nie~ de l'Empi~e,
Paris,
Edit ion s L1 Har mat tan, 1981, t 0 ni e 1, p. 3.
Déjà, en 1935, Ousmane Socé DIOP qualifiait son récit
Ka.~ im de Il rom ans é né gal ais Il; i n Ka.~ im, Par i s, 30
édition, Nouvelles Editions Latines, 1948; sous-titre.

-4-
gers. Nous avons utilisé les documents qui nous permettent
de mieux approfondir notre recherche.
Notre critique se veut franche, équitable. Notre pro-
pos n'est pas d'établir des comparaisons entre les nouvelles,
les romans
et
les
films de
Sembène. L'auteur a adapté
à l'écran plusieurs de ses oeuvres. Dans ce dernier cas,
sauf indication contraire ou précision au cours de notre
travail, nous ne citons que les nouvelles ou les romans,
c'est-à-dire les textes écrits. Nous soulignerons, quand
cela nous paraîtra nécessaire, les différences d'avec les
films qui sont des changements de perspective, ou de simples
nuances. En effet, la nouvelle, le roman, le film sont des
moyens propres à exprimer fondamentalement la même vision
du monde et la même idéologie, chez Sembène.
L'essentiel de notre analyse consistera à montrer
par quel travail le Sénégal est traité comme objet litté-
raire et cinématographique. Nous nous sommes demandé si
le militant marxiste Sembène pouvait s'accommoder d'une
présentation objective du réel sénégalais. Sembène apporte
sa contribution à la création artistique d~ns le contexte
culturel de son époque. Il s'inspire principalement des
réalités sénégalaises. Les héros et les décors exotiques
des oeuvres de fiction de son époque ou des décenniesprécé-
dentes sont bousculés par notre auteur. Il est le véritable

-5-
créateur du roman ou du film social et politique au Séné-
gal, en essayant d'exprimer notamment des moments de civi-
lisation . Certes, pour Sembène, l'avenir doit permettre
l'établissement d'un régime socialiste, mais son oeuvre
pose des problèmes et des interrogations qui invitent au
dépassement de la réalité. L'univers romanesque vit par la
confrontation de forces contradictoires.
Sembène fait, pour ainsi dire, de l'art ou du récit
romanesque et cinématograp~i~ue une épopée. Les dimensions
historique, sociologique, géographique, économique du Séné-
gal constituent avant tout un tremplin; elles
servent à
construire un univers imaginaire. Il ne faut pas oublier le
car~ctère artistique des oeuvres étudiées; elles ne sont
pas des livres d'histoire. Nous pensons, par exemple, qu'un
roman est avant tout un texte de fiction. Notre travail est
d'ordre littéraire. Le récit fictif est une construction,
même si l'auteur utilise des lignes de rupture que sont la colonisation et
la décolonisation; elles servent à mieux situer un espace his-
torique, pour ainsi dire, qui rende plus aisément compréhen-
siblesles oeuvres.
Quant aux limites géographiques, elles sont constituées
par celles du Sénégal du XXe siècle. Toute notre étude sera
fondée sur cet espace. Léopold Sédar Senghor n'hésite pas à

-6-
parler de IINation sénégalaise ll qulil définit comme lI une
certaine façon, commune à la quasi unan-imité- des Sénéga-
lais, non seulement de penser le monde et de réagir au
monde, mais, plus vitalement, de penser leur situation
dans le monde e.t de réagir à celle-ci ll (l). Dans l'oeuvre
de Sembène, le Sénégal est un lieu symbolique à déchiffrer.
Il faut 1 lexplorer comme un espace romanesque qui se veut
vraisemblable. Ceci est la raison pour laquelle, après
avoir enquêté sur la biographie de Sembène et sur l'histoire
du Sénégal et la création artistique chez dlautres écrivains
ou cinéastes dans une première partie, nous consacrons les
deux
d.e r nj ère spa rot i e s den 0 t r e t r avail à une é t ude e xc 1us ive
des
oeuvres d'Ousmane Sembène, en nous interrogeant sur
sa vision idéologique et sur son réalisme.
(1) SENGHOR (Léopold Sédar) : Potitique, Nation et Vévetoppe-
ment mode~ne, Rufisque, Imprimerie Nationale, 1968, p.15.

PREMiÈRE PARTiE
OUSMANE SEMBËNE : ENQUËTE BIOGRAPHIQUE.
LE SËNËGAL DANS L~HISTOIRE~ LE CINËMA ET
LA LITTÉRATURE.

-8-
INTRODUCTION
Préalablement à toute étude de la vision du Sénégal
chez Sembène Oasmane, un détour par l'enquête biographiquet
1 'histoire, la création ou la_tradition artistique,
,
littéraire, cinématographique est nécessaire. Les deux
phénomènes de l'oralité et de l'écriture se côtoient, si-
non s'imbriquent depuis longtemps au Sénégal. La littéra-
ture orale a inspiré beaucoup d1écrivains, du baron Jacques-
François Roger à_ Birago Diop. C.eux-ci, en général, ont
le souci de conserver et de faire connaître des oeuvres
plus ou moins menacées de disparition.
Nombreux sont les créateurs sénégalais qui aspirent
ou revendiquent le droit à une inspiration nationale. Ce-
pendant, l'image du Sénégal qu'ils nous présentent est
variée, même si nous y découvrons plusieurs constantes,
qui sont en général des références à la même histoire, à
la même société, au même pays. Marqué par le quotidien,
l'extraordinaire, le singulier ou 1 'insolit~, le Sénégal
semble être un domaine prédestiné à toutes les transfigu-
rations que permettent le conte, la légende, la fable,
la
poésie, la nouvelle, le roman, le film,
le théâtre, les
mémoires, entre autres. A la fois héritier et inspirateur,

-9-
Ousmane Sembène se trouve, pour ainsi dire, à la croisée
des chemins. Cette situation nous donnera la possibilité
de dégager les éléments à partir desquels et contre les-
quels la vision du Sénégal siest construite chez cet auteur.
Les créations artistiques sénégalaises, qu'elles
soient réalistes, lI ex otiques ll , historiques, folkloriques,
satiriques, épiques, lyriques sont plus ou moins marquées
par des exclusives. L'introduction et le
traitement de
certains thèmes et de certains personnages, sans aucune
compl'aisance, n'est pas la moindre manifestation de l ·ori-
ginalité de Sembène. Le passé et le présent ne paraissent
pas comporter de tabous pour lui. Il est important de sou-
ligner à quel point la scène du romanesque est riche et
diverse au Sénégal.

-10-
CHAP1TRE l
OUSMANE SEMBÈNE
enquête biographique.
Ousmane Sembène est né le 1er janvier 1923 à Ziguin-
chor. Son père, Moussa Sembène, un pêcheur 1ébou, était
allé jusqu'en Casamance, à 600 kilomètres de Dakar, en
quête de richesse. Monogame, celui-ci avait épousé une autre
'femme " ayant
divorcé
avec 1a mè._..\\"7'd'~,J 'auteur. Sembène
'~\\'y!;\\~- :' i '- i-: / j\\/~~_;.~'>\\
Idusmane dut débuter dans 1a vie....•. v.v.. ~~ ~~ n~:•.\\l. e par 1e mé-
tier de pêcheur. Mais, n'étant ~~f~ r.î5e dernier,

\\
,r
car i 1 avait 1e mal de mer , ne s,I.e t end an
J ',s non p1us
\\'.'"
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.,{.,;.v
ave c sam a r â t r e, i 1 fut env 0 yé à t1'a:K:!!~i l' und e ses
oncles. Celui-ci le trouva très turbulent et le renvoya au-
près de Moussa Sembène. Ousmane Sembène fut recueilli pa~
Abdou Rahmane Diop, un frère aTné de sa mère, qui fut le
premier instituteur de Marsassoum en 1922. Ousmane dit
à pro p0 s des 0 n pè r e et de cet 0 nc 1e : II ~·1 0 n père, qui é t ait
analphabète en français, possédait la nationalité française.
C'était un homme assez ouvert. J'ai surtout ét~
élevé par
mon oncle~bdou Rahmane Dio~, qui était érudit aussi bien
en arabe qu'en français.
Il était profondément religieux et

-11-
a écrit un certain nombre de documents sur la vie sociale
et l'idée de Dieu. Moi, je ne suis plus croyant, je crois
se ulem en t e n l' ho mme. ~1 ais j' ai gard é des 0 n éd uc at ion l' i -
dée qu'il fallait éviter de se laisser IItoubabiserll~c'est­
à-dire européaniser]lI(l). Sembène Ousmane précisera, en
1979, son opinion sur la religion :1111 faut être vigilant.
Un individu qui détient à la fois le pouvoir spirituel et
le pouvoir temporel est
capable de tout. Quant à la tolé-
rance, [ ... ]
un jour Cheikh Ousmane Badji s'est permis de
détruire les lieux sacrés des Diola. Pourquoi saccager ce
en quoi les autres croient? Clest une atteinte à la liber-
té individuelle. Je crains qu'avec le développement de ce
mouvement nous ne tombions dans un État fasciste [ ...J. Chaque
ci t 0 yen do i t con t r ô 1er les act ion s du po li v0 i r s p.i rit ue 1.[•• ~].
Actuellement 1 les
musulmans
sont
un
des
piliers cen-
traux du pouvoir de Senghor. A tel point que nos députés
sont obligés d'avoir le label du Cheikh marabout pour pou-
voir être investis. Même les partis d'opposition composent
avec la religion ll (2). Lors d'une conférence, en 1975, Sem-
bène insiste sur l~importance des croyances:
(1) SEMBtNE (Ousmane)
: Propos recueillis par Guy HENNE-
BELLE, IICinéastes d'Afrique noire ll , in L'A6Jt.ique. L.itté.-
Jta.iJte. e.t AJtt~~t.ique., n° 49, Paris, 3° trimestre, 1978,
page 114, colonne 2.
(2) SEMB~NE (Ousmane) : Propos recueillis, in Je.une. A6Jt.ique.,

976, Paris, 19 septembre 1979, p. 74, colonnes 1-2.

-12-
comme ~~ de tette~ ~~m~t~tude~ ne ~e ~et~ou-
va~ent pa~ chez te~ G~ec~. Tou~ te~ peupte~
p~at~quent te 6ét~ch~~me. It~ ont tou~ de~ ob-
jet~ qu~ conc~ét~~ent teu~~ e~oyance~f.~
Chez te~ peupte~ p~~~onn~e~~ ent~e t'o-
te 6ét~ch~~me, t'an~m~~me dom~nent. Le ~p~~~tua­
t~~me ~e ~e-~t~uctu~e à chaque étape. Cont~a~~e­
ment à ce qu'on peut pen~e~ de[t'époque de t'e~­
ctavage], cette att~tude n'éta~t pa~ une 6u~te
ve~~ te pa~~é, c' é.:taLt Un ade d' auto-pltote,c..t..i.on. CM
t'ewtenc'e d' atoM étaU dé~e comme étant une cata.mUé.
Et. en ~éat~té., c'en éta~t une~ •.}
Ce~te~, te~ oeuv~e~ d'h~e~ tette~ que
ma~que~, ~tatuette~ en bo~~ ou en b~onze et tout
te ~ymbot~~me de ta v~e de~ ancêt~e~, ne jouent
à p~é~ent aucun ~ate ~oc~at. Ette~ n'en dem~u!tent
pa~ mo~n~ pAé~ent~~ dan~ ta 'con~c~ence de
t' homme et ~e~ act~v~té~ quot~d~enne~"(1 J.
L'oncle Abdou Rahmane Diop est mort en 1935. Auparavant,
il s'était retrouvé sans emploi, ayant eu des démêlés avec un
(1) SEMBtNE (Ousmane): Man ~~ Cuttu~e, Lrhe Six Annual Hans
H0 l f f ~1 em0 r ; a l Le c t ure, 5 1'v1 arc h 1975], Af r i c anS t udie s
Program, Bloomington, Indiana University, 1979, respec-
tivement p. 14, p. 16, p. 18.

-13-
administrateur colonial; l'agriculture et les
travaux sur
la religion remplirent sa vie après cet incident. Un an
après sa mort, son neveu Ousmane Sembène revint à Dakar. Il
ne put passer son certificat d'études, qu'il préparait à
l'âge de treize ans; il avait frappé, en 1937, le directeur
d'école, Pierre Péraldi. Les responsables des établissements
scolaires refusèrent de le reprendre, invoquant son âge trop
avancé.
Le jeune Ousmane devint alors
mécanicien, puis
maçon, en 1938, comme certains de ses frères. A l'instar de
beaucoup de jeûnes Dakarois, il consacrait la plupart de ses
soirées au cinéma. Le film de Léni Riefenstahl, Le~ V~eux
du ~tade fut une révélation pour lui, comme il l'affirmera
plus tard; cette oeuvre relate, entre autres, le triomphe
du Noir américain Jess Owens aux Jeux Olympiques de I~unich,
alors qu'Adolphe Hitler régnait en Allemagne :1111 faut dire
que ce film était vraiment bien fait. Je me souviens qu'à
l'époque il était devenu LE film des jeunes de ma génération.
Le hasard a fait qu'aux derniers jeux de Munich j'ai rencon-
tré·
[ .•• ]
Jess Owens et Léni Riefenstahl! Je les ai rerner-
ciés , bien que cette femme ait été du côté nazi et ait cru
à la théorie de la race supérieure. Je l'ai mise en face de
Jess Owens et je lui ai serré la main ll (l). En 1938, Sembène
(1) SEMBËNE (Ousmane), Propos recueillis par No~l rSONY, in
L'A6~~Que L~ttl~a~~e et a~t~~t~Que, n° 49, 1978, éd.cit.,
p. 115, colonne 1.

-14-
suivait également des cours du soir. A cette époque, il
eut une crise de mysticisme qui dura jusqu'en 1940, il
se rasa la tête et s'adonna à la prière. Il faut noter
que Sembène appartient à une famille très religieuse.
Sembène faisait partie de la confrérie
des t~djane. Son
frère El Hadji Takha Diop est actuellement iman de la
mosquée de Grand-Dakar. El Hadji Arona Diop, un autre membre
de sa fa mille "- a été ca dia u tri bu na 1 de Da ka r. Ver s
les
années 1930-1940, Sembène fréquentait des syndicalistes,
mais aussi une bande de je~nes gens qui n'avaient pas
une très bonne réputation; il retrouvait, également, en
compagnie de ceux-ci, le vieux conteur Yahi Lalo, grand
connaisseur de l'Afrique traditionnel. Sembène s'engagea,
de son plein gré, dans l'armée, en 1942, au 6e Régiment
d'Artillerie Coloniale, sous le numéro matricule 689. Jus-
qu'en 1946, date de sa démobilisation et de son retour à
Dakar, les péripéties de la guerre llont mené au Niger,
au Tchad, en Afrique du Nord et à Baden Baden en Allemagne.
Le militaire Sembène ne bénéficia pas du certificat de bonne
conduite.
Il
participa à la grève des cheminots de la
Régie des chemins de fer du Dakar-Niger, en 1947-1948.
En 1948, il revint en France. Il travailla pendant
trois mois chez Citroën à Paris, avant d'aller s'installer
à Marseille où, dès 1949, il commença sa vie de docker. Il
s'intéressait aussi à la littérature
"aux éctivains de la

-15-
diaspora noire: Claude Mac Kay, Jacques Alexis, J.
Brière, Léon G. Damas, René Maran, Jacques Roumains.Des
écrivains sénégalais chercnaient' à s'imposer: Léopold
Sédar Senghor, Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, Birago
Diop. Sembène a dû commettre quelques poèmes au début de
sa carrière d'écrivain; sa tentative d'être peintre n'a
pas laissé de traces. A Marseille, il fréquentait les mem'o'res
des Cahi~~~ du Su~ ~t ceux du Théât~~ Quotidien. Il
menait en même temps que son travail une action syndicale.
En 1950, il s'inscrivit au Parti Communiste ~~ançais dont
il fréquenta l lécole des cadres. Il visita l'U.R.S.S. en
1957, la Chine Populaire et le Vietnam du Nord en 1958; il
alla aussi dans les autres pays de llEurope. Son premier
livre, Le Vocke~ noi~, fut publié en 1956, aux éditions
Debresse. Un accident à la colonne vertébrale mit fin, dans
,."
la vie de Sembène, aux travaux manuels trop pénibles. 0 pay~,
mon beau peuple!, son deuxième livre, parut aux Editions
Amiot Dumont en 1957; et le roman Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu
sortit aux Editions du Livre Contemporain en 1960. A Paris,
Sembène rencontrait les Français
Aragon, Simone de Beauvoir,
Jean-Paul Sartre, Paul Eluard, Paul Vaillant-Couturier, les
Africains Tchicaya, Senghor, Quénum, Mongo Béti, Camara Laye,
Bernard Dadié, les Antillais Glissant, Ai.é Césaire, l'Améri-
cain Richard Wright, entre autres. La revue P~é~ence A6~~ca~ne
publia en 1961 son recueil de nouvelles VoltaZque.

-16-
De retour en Afrique en 1960, après douze ans d'absence,
$embênefit un voyage qui le conduisit au Mali, au Ni-
ger, en Côte-d'Ivoire, au Congo. Il se rendit compte que les
oeuvres des écrivains africains étaient très peu lues en
Afrique, alors que le cinéma attirait les foules. Il prit
conscience de ~ 'importance de ce moyen audio-visuel et déci-
da de réaliser des films. Sembène pr~cise ses pensées dans
L'~ma9~
e~nématoq~aph~qu~ ~t la poé~~~ ~n A6~~qu~, texte
écrit pour une intervention orale à la Rencontre interna-
tionale des Poètes, à Berlin, du 22 au 27 Septembre 1964 :
nv~pu~~ la na~~~ane~ du e~néma,
vo~ei p~l~
d~ ~o~xant~-douz~ an~, l~~ pay~ a6~~ea~n~ ~ont
~oum~~ a l'~mag~ du e~néma oee~d~ntal ~t a ~on
mouv~m~nt ~ythm~qu~. Su~ l~~ ée~an~ d'A6~~qu~
No~~~ n~ ~~ p~oj~tt~nt ~ouv~nt qu~ d~~ h~~to~~~~
d'un~ plat~ ~tup~d~té, ét~angl~~~ a not~~ v~~[ •••].
Pou~ nou~, A6~~ea~n~, l~ p~obllm~ e~némato­
g~aph~qu~ ~~t au~~~ ~mpo~tant qu~ d~ eon~t~u~~~
d~~ hôp~taux, d~~ éeol~~, donn~~ a mang~~ a no~
populat~on~. L'~mpo~tant ~~t pou~ nou~ d'avo~~
not~~ e~néma : e'~~t-a-d~~~ d~,~~ ~~vo~~, d~ ~~
~a~~~~, d~ ~~ eomp~~nd~~ ~o~-mêm~ pa~ l~ m~~o~~ d~
l'ée~an.[ .•• ].
Nou~ [e~néa~t~~ a6~~ea~n~] voul~on~, eomm~
no~ polt~~, no~ ~omane~en~, appo~t~~ au pat~~mo~n~

-17-
i.'A61t'<'que."!7J.
Sembène obtint une bourse de lIU.R.S.S. pour 1961-1962.
Il sien alla à ~1oscou. Il fut initié à l'art cinématographique
par deux grands
cinéastes soviétiques, Marc Donsko' et
Guérassimov, aux studios Gorki. Son roman L'Haltmattan parut
aux Editions Présence Africaine, en 1963. Avant Boltom Saltlte.t,
"son
vrai
premier film, il a réalisé un court métrage sur
les Sonhrai, une éthnie du Mali, L'Emp'<'lte. -6onhlta,z."Au Fès-ti-
val de Tours, en 1963, surgissait et s'imposait, en vingt
minutes de film, le premier cinéaste noir, Ousmane Sembène.
Et Boltom Saltlte.t nlétait pas le vagissement d'un cinéma nais-
sant, mais, dlemblée, une oeuvre maTtrisée et riche. Riche
surtout ll , écrit Jean Delmas (2). Le prix de la première oeuvre
fut accordé à Sembène au Festival de Tours,de cette an-
née. Ecrivain et cinéaste, désormais, il publia aux Editions
Présence Africaine véh'<'-C'<'o-6ane. et Le. Mandat en 1964 et réa-
lisa le court métrage N'<'a~e.. Le film La No'<'lte. de. ••• , qui date
de
1966""
obti nt J cette même année, le prix Jean-Vigo, l'An-
tilope d'argent au premier Festival mondial des Arts nègres
( 1 ) SEMBtNE (Ousmane)"in Sembè.ne 0l0mcV1e. c..'<'né.a-6te., Paulin
Soumanou VIEYRA, Piris, Présence Africaine, 1972, respec-
tivement, p. 165, p. 166, p. 173.
( 2 ) DELMAS
(Jean), jnUAult'<'que. L'<'tté.lta'<'lte. e.t Altt'<'-6tique.,
n° 49, édition citée, p. 111, col. 1.

-18-
tenu au S~n~gal
et le Tanit d'or aux Journ~es Cin~matogra­
phiques de Carthage. Sembène fut membre du jury du Festival
de Cannes en 1967 pour les longs m~trages; il fut aussi, en
juillet 1967, membre du jury du Festival de
Moscou pour
les courts m~t~ages. En 1968, il fut pr~sident du jury du
Festival cin~matographique de Carthage. La même ann~e,
il
r~alisa son premier film en couleurs, L~ Mandat,qui obtint
aussitôt le prix de la critique internationale à Venise ..
Pour faire ce film, Sembène avait b~n~fici~ d'un cr~dit de
11300 000 francs", comme il sien explique lui-même :"Au festi-
val des Art s Nè 9r e s de 0akar [e n 19 66],CA ndr ~ Mal r a u81 avait
promis de soutenir le cin~ma africain. Et C... ) la commis-
sion des Affaires culturelles a d~bloqu~ une somme assez im-
portante pour le meilleur sc~nario - français ou francophone-
qui lui parviendrait. Une quarantaine de sc~narios ont ~t~
exp~di~s. Le mien ayant ~t~ finalement retenu, je me suis
retrouv~ (. .• ) avec un cr~dit virtuel de 300 000 F, versable
au producteur de mon choix ll (1). Sembène devait disposer, à
la fin, d'un budget de"140 millions d'anciens francs" et sur-
tout avait "le droit de choisir lui-même son producteur et
d ' i mpo-s ers e s pro pre s con dit ion Sil, C e qui ~ t ait un con t rat
II sans pr~c~dent dans l'histoire du cinéma africain"(2). Il
(1) SEMB~NE (Ousmane) : propos recueillis par-Jean-Claude
MORE.LLET, in J~UI1~ A6Jt-i.qû.~, n0373, Paris, 26 février-·
3 mars1968, p. 42, col. 1.
(2) MORELLET (J.C.)
: IICinéma'africain : Premiers pas en-'
liberté", in J~UI1~ A6Jt-i.qu~, n° 373, Paris, 26 Février-
3 mars 1968, p. 42, col. 1.

-19-
a fondé une maison de production appelée Vomi~ev,ce qui
signifie ilLe fils du paysll. Des télévisions européennes,
notamment celle de la Suisse et celle de la France, font
quelquefois appel à Sembène. Aux Jeux Olympiques de Munic~
en 1972, il fait partie des dix spécialistes de cinéma qui
réalisent le film officiel sur cet événement, pour la par-
tie africaine. Il est président de l'association des cinéastes
s é hé gal ais.
Se.m bè n e f ait
paraître
Xa.la., en 1973, aux
Editions Présence Africaine et Le Ve~nie~ de l'Empi~e, en
1981, aux Editions L'Harmattan. Il réalise un court métrage,
Ta.w, en 1970, pour le compte du National Council of the
Christ américain: ont été décernés à ce film, en 1971, le
Lion d'or de Juda, au Festival du Film d'Asmara, en Ethiopie,
et, e n 1972, l' Ai 91e d 10 r du Un i t e d st. tes t 0 un cil 0 u Non
Technical Events. Trois longs métrages ont suivi ce film:
Emita.Z, en 1971, médail d1argent au Festival de Moscou, de
la même année, Xa.la. en 1974 et Ceddo en 1976.
Sembène pense que le multipartisme sénégalais est une
IIbonne chosell(1), même slil ne se reconnaît lui-m€me
et ne
milite dans aucun parti. Il est toutefois un ami de Cheikh
Anta Diop, universitaire et dirigeant du Rassemblement Na-
tional Démocratique, et d'Abdoulaye Wade, avocat et fondateur
(1) SEMBtNE (Ousmane) : Propos recueillis,
in Jeune A6~ique,
n° 976, 19 septembre 1979, p. 75, col. 1.

-20-
du Parti Démocratique Sénégalais~ Après la révision consti-
tutionnelle d'avril 1981, nous comptons/parmi les partis
de l'opposition: le Parti Africain de l'Indépendance de
Majhemout Diop; le Mouvement Républicain Sénégalais, conser-
vateur, de Boubacar Guèye; le Mouvement Démocratique et Po-
pulaire, socialiste auto-gestionnaire, de Mamadou Dia; la
Ligue Démocratique/~~ouvement pour le Parti du, Travail., mar-
xiste-léniniste, de Babacar Sané. Le Par~i $'Oc:\\aliste, "an-
- . , . '
r "
\\"'1
.
-
'-" 1.
'J
)
( : l
C i en ne
Uni on Pro gr e s sis te Sé né 9a la i se, e s1--)'~/~'o U v0 i r. Lor s
du VIe con 9r ès de l' Uni on Pro gr e s si,$-;~,Ji~~(Q ais e, en j an -
""".....,......IilOiIlIIfiII7"
vier 1968, Léopold Sédar Senghor
définit ainsi le rôle du
parti :
nle P4~~i
~~~, ~k dil~~~t~u&, l~ p~~n~~pat
mOV~K
d~ dtv~lopp~m~Kt : le moyen le plu~
pu~~~ant d'éducat~on et d'act~on, de ~énlex~on
une 6o~~, l'Homme e~t au commencement et a la n~n
du Développement? .. C'e~t en ce ~en~ qu'on peut,
a bon d~o~t, pa~le~ de la p~~.4u~i d~ l4 'ot~t~qa~.
Et au~~~ du Pa~t~.
Cependant, nou~ le con~taton~, nou~ jeton~ le
c~~ d'ala~me depu~~ ju~llet 196Z, où nou~ avon~
commencé de p~écon~~e~ l'4K~M4t~oK du 'ft~t~, l'U-
n~on P~og~e~~~~te Sénégala~~e, ayon~ le cou~age
de le con6e~~e~1 n'a pa~ ~empl~ tou~ ~e~ devo~~~

-21-
enve~~ la Nat~on. Non pa~ qu'elle ne 6ût un
gal-ltf.."l 1 J.
Senghor poursuit, plus loin
"La ~a~~on 60ndamentale de la malad~e,
à
la pol~t~que pol~t~que
a la pol~t~que qu~
e~t 6a~te pou~ le b~en publ~c c... ]. La malad~e,
d~agno~t~quée,
c'e~t la pol-lt-lqut J~ ~lAn, qu~
donne la p~~o~~té - et la p~~mauté -, dan~ le~
dépa~tement~ et ~ég~on~, au ma~nt~en a la d~~ec-
t~on de SAMBA ou a la conqulte de la d~~ect~on
pa~ DEMBA. De cette cou~~e a ce que la mode pol~­
t~que appelle le leade~~h~p, âécoulent le~ v~ce~
~ont, d'une pa~t, l'oubl~ de~ "com~té~" et "-60LL~-
pa~t"lZJ.
( 1 ) SENGHOR (Léopold Sédar) : Pol~t~que, Nat~on et Développe-
ment mode~ne, Rapport de pol itique générale; VIe
con-
grès de l'Union Progressiste Sénégalaise, 5, 6 et 7 jan-
vier 1968; Rufisque, Imprimerie Nationale, p. 145.
( 2 ) SENGHOR (Léopold Sédar) : Pol~tique, Nation et Développe-
ment mode~ne, éd. cit., p. 146-147.

-22-
Senghor met en exergue à son rapport cette citation de Pla-
ton :
"La vl~itable 6in que doivent pou~~uiv~e
ment
toyeM plu.6 heMeux
et mo~alement meilleu~~". ( 1 )
Entre autres syndicats, nous trouvons, en 1982 : la
Confédération Nationale des Travailleurs du Sénégal, proche
du pouvoir; l'Union des Travailleurs Libres du Sénégal; le
Syndicat Unique et Démocratique des Enseignants du Sénégal,
proche de l'opposition; le Syndicat National
de l'Enseigne-
ment Elémentaire, sorte de contrepoids au précédent. Sembène
garde son indépendance par rapport à toutes ces organisations.
Il affirme à propos du marxisme africain :"11 ne pourra jamais
être appliqué comme en Chine, en Union soviétique au au Viet-
nam. Souvent le marxisme est assimilé au domaine économique.
Or 1 'homme a besoin d'autre chose que de son bol de riz, de
ses queuesde poisson ou de sa goutte d'huile. Au Mozambique
et en Angola il y a des tentatives de rech~rche pour instau-
rer un marxisme original. C'est très intéressant!"(2). Il
( 1 )
SENGHOR d{LéOp o1d S~dar) : Politique Nation et Développe-
ment ma è.~ne, ed. Cl t., p. 57.---!:......-~'.....;.:..:..:....:...=..:....:...:.........:::.:.::.......::....::-~.=:::::.:::.t:..J::..:::.
( 2 ) SEr~BnIË (Ousmane) : Propos recueillis ,in
Jeune A6~ique,
n° 976, 19 septembre 1979, p. 75, col.l.

-23-
ajoute: "Qul i u~
Nye r e r e [p rés ide nt
de laT a nzan i e ] me
fascine. C'est le seul qui nage à travers tellement de
contradictions et qui arrive quand même à se maintenir
en exerçant un pouvoir charismatique que tout le monde
respecte. Il est en train de faire quelque chose de nou-
veau à partir de son option socialiste"(I). Sembène ne
fait pas partie des chantres de la négritude, mais il ac-
corde une importance capitale à la culture:
"Le~ eivili~ation~ dialoguent toujou~~
Mai~, rou~ moi, l'À6~ique e~t-le eent~e
du monde;. l'Eu~ore e~t limit~orhe. J'ai dia-
logué avee le~ G~ee~, le~ F~ançai~, le~ Alle-
mand~. Il~
ont leu~ eultu~e et j'ai la mienne.
LrA6~ique e~t le eent~e du monde ra~ee que
e'e~t mon eontinent. Pou~ l'Eu~oréen, e'e~t
l ' Eu~oref' -}
Ma valeu~ n'e~t ra~ liée à ma teinte
à de~ eomrlexe~ ~e6oulé~ devant le~ eanon~ de
la beauté g~eeque. No~ aneêt~e~ ont e~éé de~
monument~ et de~ ma~que~ dont nou~ ~omme~ t~è~
(1) SfM6ENE (Ousmane)
: Propos recueillis in Jeune A6~iQue,
°ri 0 976, Par i s, 19 sep te mbrel 979, p. 75, col. 1.
(2) Ibid., p. 73, col. 3.

-24-
Lors du séminaire sur "La dimension culturelle du développe-
ment ll , organisé par l'Institut Culturel Africain, du 20 au
25 avril
1983, à Dakar, Sembène a donné son avis en ces
termes :
-
»Il ne ~'agit pa~ d'enleve~ a no~ 6emme~,
-
a Va~a~} le~ voitu~e~ qu'elle~ condui~ent et
qu'elle~ ont acqui~e~ g~ace a leu~ t~avail.
Elle~ ont intég~é cela a leu~ vie quotidienne.
Il ne ~'agit pa~ non plu~ de me 6ai~e ~eveni~
dan~ le village de mon pè~e. Qu'e~t-ce que j'y
6e~ai~? Il était pêcheu~ et je ne ~a~~ pa~ pê-
dote~ de~ moyen~ d'un dév~-
loppement
ha~monieux : leu~ cultu~e. Elle e~t
la autou~ d'eux, en eux, il~ baignent dedan~.
C'e~t ça leu~ outil»(7).
Il avait déjà dit en 1979
"Nou~ devon~ mene~ de 6~ont la lutte
que la cultu~e e~t le levain de la polit~que.
La cultu~e pe~met de ~e conna2t~e et donc de
m~eux ~avoi~ ce que l'on veut"(2).
(1) SEMBËNE (Ousmane) : Propos recueillis par Elizabeth
NICOLINI, "Vive l'arbre à palabre!", in Jeune A6~iQue,
n° 1166, Paris, 11 mai 1983, p. 56, col. 2.
(2) SEMBËNE (Ousmane) : Propos recueillis in Jeune A6~~Que,
n° 976, Paris, 19 septembre 1979, p. 73, col. 2.

-25-
Sembène veut que le Négra-Africain soit
conscient des va-
leurs de sa civilisation et de celles du monde moderne:
"La. c.ultuJte., à. tOU-6 é.ga.Jtd-6, e.-6t poLi.t-i.q ue. •
Ne. d-i.-6on-6-noU-6 pa.~ qu'e.lle. e.-6t l'e.n-6e.mble. de.-6
be.-6o-i.n-6 de. l'homme., ta.nt ma.té.Jt-i.e.I-6 que. -6p-i.Jt-i.-
c.e.a.u e.t la. tombe..
La. c.ultuJte. d'h-i.e.Jt que. c.e.Jtta.-i.n-6 ont voulu
Jté.du-i.Jte. à. une. -6-i.mple. ma.n-i.6e.-6ta.t-i.on de. pJt-i.m-i.t-i.6-6,
à. un -6ymbole. d'-i.na.pt-i.tude., va. e.n61a.mme.Jt de.-6
m-i.ll-i.e.Jt-6 e.t de.-6 m-i.ll-i.e.Jt-6 d'homme.-6 e.t de. 6e.mme.-6.
-
Ce.tte. c.ultuJte. e.-6t le.va.-i.n.
-
PouJtta.nt, c.e.ux qu-i. l'a.va.-i.e.nt 6a.çonné.e.,
c.Jté.é.e., ta.-i.llé.e., -6c.ulpté.e., c.ha.nté.e., t-i.-6-6é.e., pe.n-
-6é.e. pouJt
e.ux-même.-6 e.n le.uJt te.mp-6, e.n d'a.utJte.-6
e.t butUlte.-6 à la. pltO-6 tlta.tio VI..- La. va.le.ult de. la.
c.-i.v-i.I-i.-6a.t-i.on de.-6 a.nc.êtJte.-6 e.-6t -6-i. gJtande., ave.c.
-6e.-6 -6ymbole.-6, -6on e.-6thé.t-i.que., qu'on pe.ut -6e. de.-
mande.Jt -6-i. e.lle. n'e.-6t pa-6 dange.Jte.u-6e.. Le. c.ulte. dont
e.lle. e.-6t l'obje.t n'e.-6t--i.1 pa-6 "é.got-i.-6me." : le. c.ulte.
du Hoi?
L'homme.-Ie. Né.gJto-A6Jt-i.c.a-i.n d'h-i.e.Jt -
ave.c. -6e.-6
va.le.uJt-6, -6e.-6 -6ymbole.-6 e.t -6e.-6 mythe.-6 pe.ut--i.l Jté.-
-6oudJte. 1e.-6 pJtoblème.-6 de. -6on homologue. d'a.ujouJt-
d'hu-i., Je. me. pO-6e. la que.-6t-i.on.

-26-
nég~o-a6~~Qa~n. Ca~ tout a~t, à ~e~ o~~g~ne~,
e~t ~aQ~é.
Qa~ne e~t pauv~e en 6o~me~d'exp~e~~~on nouvelle~.
S~ la ~evend~Qat~on de l'anQ~enne Qultu~e e~t
6~e~n au p~og~è~. L'obl~gat~on de 6ai~e aujou~­
d'hu~ Qomme le~ anQêt~e~ e~t un ~~gne de dé6~­
Q~enQe ~ntelleQtuelle. P~~e, Q'e~t le ~e6let
d'un manque d'emp~~~e ~u~ la v~e quot~d~ennef.~.
L'anQ~en mode de v~e ne ~épond plu~ aux
nom~e mode~ne dom~ne. Il n'e~t pa~ que~t~on de
de lu~ donne~ une o~~entat~on"lll.
Enfin~ pour Sembène;'1IHOMME est le symbole de llart ll , si nous
tenons compte des traditions africaines
"Il e~t lu~-même ART
Bon ou mauva~~
"ART" ~elon ~e~ aQte~
quot~d~en~, ~elon la 6açon dont la Qommunauté
le pe~ço~t et le juge, en un mot l'homme e~t la
-
6~nal~té de la v~e.
(1) S01Bt:NE
(Ousmane)
: Malt ~~ ':ultu~e, éd. cit., respective-
ment p.
20-21 et p. 22.

-27-
Avant lrane~e et le pap~e~, l'homme a
~e~~t avee ~a ~ueu~, ~u~ le ~ol, le~ plu~
belle~ page~ de po~~~e : lrex~~tenee égaie
nou~~~tu~e" ( 1 ) •
Marié, père de famille, ayant,entre autres, un enfant
métis, l'écrivain et cinéaste Ousmane Sembène occupe une
place de choix dans le milieu culturel sénégalais.
*
*
*
Pour présenter les Oeuvres de Sembène, il est indis-
pensable de tenir
compte de l'époque où l'auteur.situe
l'action principale de chacune d'entre elles.
Dans Le Voeke~
no~~, Falla Diaw, parti de son Sénégal
natal, à l'époque coloniale, mène à Marseille une existence
misérable; il rêve de devenir un grand écrivain, mais se
heurte aux difficultés de la vie d'un docker
et aux préju-
gés raciaux, tandis que sa mère, restée à Yoff, meurt de cha-
grin. iJ Pay~, mon beau peuple! raconte l'histoire dlOumar
Faye qui retourne au Sénégal, après un long séjour en Europe
où il a fait la guerre de 1939-1945. Le roman Le~ 6out~ de
bo~~ de V~eu met en scène les cheminots du Dakar-Niger, qui
(1)
SEMBtNE (Ousmane)
Man ~f.J Cultu~e,
éd.cit., p. 13.

-28-
s ' é t aie nt mis en gr è ve du la ·tt ct 0 br e 1947 au 19 ma r s 1948.
Le recueil de nouvelles Voltalque englobe pl.usieurs périod~s
l'action
de
la
nouve·ll e
intitulée Communautl a lieu
au "temps jadis où les hommes et les bêtes se parlaient"(l),
tandis que celle de Voltalque se situe au moment où "les
grands problèmes" étaient constitués par "l a situation du
Congo ex-belge, l'éclatement de la fédération du Mali, la
guerre d'Algérie" (2). Les nouvelles traitent de sujets aus-
si variés que la polygamie, les difficultés de la vie conju-
gale, la condition des Africains en France, l'origine des
balafres de certains Africains, la prise de conscience, la
nostalgie, les classes sociales. Dans L'Hakmatt.an, Sembène
tente de faire revivre la campagne pour le "Non" au référen-
dum de septembre 1958.
Le film Bokom Sakket recrée la vie d'un charretier
dakarois, dans le Sénégal indépendant :"C'est l'histoire
d'un "bonhomme charrette" qui fait le taxi avec une carriole
tiréepar.un cheval"
. (3). Le film N-i.aye,tiré de V~h-i.-C-i.o-
!.lane, est un "conte populaire conçu selon l'ancienne tradi-
tion africaine"(4); un chef de village polygame a eu des
r B. pP0 r t sin ces tue ux ave c sa
fil l e qui i l a t.e ndue
( 1 ) SEMBrNE (Ousmane)
Voltalque, Paris, Présence Africaine,
1962, p. 117.
( 2 ) Ibid., p.
189.
( 3 ) SEMBËNE (Ousmane), Propos recueillis par Guy HENNEBELLE
in L'A6~-i.que L-i.ttéka-i.ke et A,~!.lt-i.que, na 49, éd. cit.,
p. 115, col. 2.
( 4 ) SEMBENE (Ousmane), cité par Jean DELMAS, in L'A6k-i.que
L-i.ttéka-i.ke et Akt-i.-6ti.qa.e, nO 49, éd. cité., p. 111, col. 1.

-29-
enceinte, à l'époque coloniale. Adapté d'une nouvelle du
même nom, le film La No~~e de .•• raconte la triste histoire
,d1une
domestique sénégalaise qui a suivi en France ses
patrons, des coopérants; cette oeuvre qui II pa rt d'un fait
divers vrai ll donne l'occasion à Sembène de poser le pro-
b1ème des rapports qui peuvent exister entre la littérature
et le cinéma :lI pour l'Afrique, j'aurais préféré qu'il yait
davantage de lecteurs que de cinéphiles. Je considère la
littérature comme un art plus complet où, vraiment, on peut
fouiller un homme en profondeur. Tandis que le cinéma, chez
nous, cela reste à un niveau très é1émentaire ll (l). Le Séné-
gal républicain constitue de plus en plus un terrain de pré-
dilection chez Sembène. Ainsi en est-il dans le roman et le
film Le Mandat:
la réception d'un avis de mandat transforme
la vie du
Dakarois Ibrahima Dieng; la première présentation
du film au Sénégal eut lieu le lundi 2 décembre 1968 au Théâtre
Nat ion a '1
Daniel . So~ano
, en présence du Président de la
République, Léopold Sédar Senghor, en ce temps-là. A propos
du Mandat,Sembène déclare :lIj'ai toujours dit que si je vou-
lais faire un cinéma militant, je n'entendais pas pour au-
tant faire un II c inéma de pancartes ll ni proposer des solu-
tions parachutées"(2).Le critique Jacques Gomis qualifie ce
(1) SEMBËNE (Ousmane), Entretien avec M. RÉGENT, à l'O.R.T.F.,
France-Culture, avril 1967; cité par P.S. VIEYRA, Semblne"
Ou~mane c~nla~te. éd. cit., p. 188.
(2) SEMBËNE (Ousmane),
Propos recueillis par G. HEMNEBELLE ,
in L'A6~~que L~ttl~a~~e et A~t~~t~que, n° 49, éd. cit.,
p.
117, col. 1.

-30-
film de II cou rageux ll :IIEspérons seulement que nous aurons
beaucoup de films de cette veine, qui nous d~barrasseront
de ces réalisations bétifiantes dont nous sommes actuelle-
men t 9 a vé s ~ Il ( 1 ), é cri t - il. Ta.w est un fil m sur l e c hômage
des jeunes, surtout de ceux qui sont issus des milieux très
modestes,
au Sénégal, en 1970. Le film Xa.la. est ~iré du
roman du même nom: Sembène y tourne en ridicule un homme
d'affaires qui se découvre impuissant le soir où il doit
consommer son troisième mariage avec sa jeune épouse; selon
l'a ut e ur, Il Xa.la. est, d 1 une ce r ta i ne man i ère, 1er é ci t d 1 une
histoire vraie :celle des actuelles bourgeoisies du tiers-
monde dont les représentants, après avoir combattu dans le
passé les colonialismes français, anglais ou américain, par-
fois aux premières lignes, se sont constitués depuis les
indépendances en nouvelles classes qui ne savent qu'imiter
les bourgeoisies occidentales ll (2).
L'action du film Emita.Z nous ramène quelques années
en arrière: elle se déroule en Casamance, chez les Dio1a,
pendant la guerre de 1939-1945; la France avait besoin
d'hommes et de denrées alimentaires pour ses troupes. Sem-
bène aurait voulu mettre en relief la vie d'une femme
IIj'étais intéressé par l 'histoire d'une héro~ne sénégalaise,
(1) GOMIS (Jacques), cité par P.S. VIEYRA, in Semblne Ou~ma.ne
Co i n é. a.~ t e ,
éd. c i t ., p. 2 10 .
(2) S01BËNE (Ousmane) 1 Propos recueillis par G. HENNEBELLE,
in L'AOkique Litté.ka.ike et Akti~tique, nO 49, éd. cit.,
p.
120, col. 1.

-31-
AnS i t 0 ë, qui a u co urs de laS e con de Gue r reM 0 ndia l e a
mené la lutte contre les troupes coloniales venues réqui-
sitionner dans son village cinquante tonnes de riz, soit
environ trente kilos par personne. En faisant des recherches,
je me suis aperçu cependant que la légende était
trop belle, et j'ai été agacé par le mysticisme d'An Sitoë.
Aussi l'ai-je écartée du sujet principal ll (l). Le tournage
du film a duré une année; les habitants du village de Dim-
béring II mi-musulman, mi-chrétien oiJ subsiste un vieux fond
fétichiste ll (2) y ont participé. Le film Ce.ddo évoque le
Sénégal précolonial. Selon Sembène, il
II re trace
cette époque
ancienne
l 1 héroïsme et
la bassesse des hommes. Trois
éléments vont modifier le cours de la vie sociale: la reli-
gion musulmane, le catholicisme et le négoce. Pour acquérir
armes, alcool, etc., il fallait des esclaves. Qui possédait
un fusil, traquait et troquait hommes, femmes, enfants. Les
représentants des religions ont eu chacun leur méthode:
ceux de la religion musulmane s'attaquaient au sommet de la
hiérarchie sociale,aux princes régnants, ceux de la religion
c a t Il 0 l i que s 1 a t t aqua i e nt à l a bas e : Il badol 0 Il [p e t i t peu pl e]
ete sel a ve s Il ( 3 ). Lia ut e ur aj 0 ute: Il Le fil mes t s i tué a u XV l le
ou XVIIIe siècle, mais il n1est pas exactement daté. J'ai
(1)
SEMBENE (Ousmane), Propos recueillis par G. HENNEBELLE
in L'A6kique. Litt~kaike et Akti~tique., n° 49, éd. cit.,
p.
117, col. 2.
( 2) l bi d ., p. 11 9, col. l.
(3) SEMBENE (Ousmane), Propos recueillis par Catherine
RUELLE, in L'A6kique Litt~kaike. et Akti~tique, n° 49,
éd. cit., p. 125, col. 2, p. 126, col. 1.

-32-
surtout voulu que ce soit un film de réflexion
afin que
t
nous
Africains,ayons le courage d'essayer de réfléchir
t
sur notre propre histoire et les éléments que nous avons
reçus de l'extérieur et que nous cessions de faire des
films pour pleurer sur notre misère ou solliciter la con-
descendance des autres"(l). Le. Oe.Jr.n.ie.Jr. de. l'EmpiJr.e., roman
de politique-fiction, raconte la disparition mystérieuse
du Président de la République du Sénégal et ses consé~uences;
·et cet "ouvrage", écrit Sembène, "ne veut être pris
pour autre chose qu·un travail d'imagination. Notre cher
et beau pays n'a fécondé, façonné, que des femmes et des
hommes dignes de notre estime, de notre confiance absolue
pour être à la place qu'ils occupent même momentanément"(2).
En conséquence, l'oeuvre de Sembène est riche et diverse.
Bien
que les films
y
prennent une importance grandissante,
les romans demeurent ses créations les plus approfondies,·
pour ne pas dire essentielles.
L'homme Ousmane Sembène et son oeuvre sont devenus des
symboles pour le Sénégal et pour l'Afrique. A force de tra-
vail e t de con vic t ion, Sem bè ne sie s t c réé u'n uni ver s. Sa vie
(1) SEMBËNE (Ousmane), Propos recueillis par Catherine
RUELLE, in L'A6Jr.ique. LittéJr.aiJr.e. e.t AJr.ti~tique., nO 49 t
éd. cit., p. 126
col. 1.
t
(2) SEMBËNE (Ousmane)
: Le. Oe.Jr.n.ie.Jr. de. l'EmpiJr.e., Paris,
Edit i on s 1 1 Har mat t an t
1981, t. 1.1 p. 6.

-33-
est pleine de péripéties. Il n'est à aucun moment un ama-
teur. Dans un entretien daté du
21 août 1982, il npus
a affirmé que la création est, selon sa conception, un
problème de travail plus que d'inspiration.
Son oeuvre, qui a façonné sa vie, est devenue une vé-
ritable nécessité pour lui. En général, les autres grands
écrivains sénégalais ont ou avaient une autre profession
Léopold Sédar Senghor était professeur avant de devenir
homme politique;
Birago Diop est médecin vétérinaire; pour
ne citer que ceux-là. Ainsi, 1 'oeuvre est un moyen qui per-
met à Sembène de lutter et d'obtenir la gloire, mais aussi
de gagner sa vie, depuis, au moins, le moment où il a mis
fin à son métier de docker.

-34-
CHAP!TRE II
LE St:NÉGAL
histoire etsociêtê.
Le nom IISénégal ll est l'objet de plusieurs tentatives
d'explication. Avant d'aborder l'histoire et la société
sénégalaises, il est intéressant de donner des êclaircisse-
ments sur l'origine de ce mot et quelques généralités.
Le père Jean-Baptiste Labat notait déjà, au début du
XV III e s i è c 1e : Il En par 1an t de 1a Ri v i ère deS ene gal, j e
l'a y a ppel 1é e i ndi f fer am e nt de c e nom, 0 u de cel uy deN i 9e r .[. . .].
Deux choses ont contribué à faire donner au Niger
le nom de Senega ou Senegal : la première est un Harigot [ .. .J
que cette Rivière fait dans les terres sur la côte
septentrionale environ à dix lieues de son embouchure dans
1a r'1 e r, 0 n lia ppel 0 i t 1e ~1 ar i 90 t deS e ne 9a, peu t - ê t r e à
cause de quelque Nègre de ce nom qui demeurait en cet en-
droit. On peut croire que le nom de ce Marigot s'est à la
fin étendu à toute la rivière. La seconde est que des Euro-
,
péens étant arrivez à l'embouchure de cette Rivière, et ne
la connaissant pas, ils en demanderent le nom à des Pes-
cheurs qu'ils y rencontrerent; celuy à qui ils parloient
n'entendant que très imparfaitement ce qu'ils luy disoient,
crut qu'ils luy demandoient son nom,et leur répondit Zene~a

-35-
ou Ianaga, que ces Européens prirent pour le nom de la
Rivière.De ce nom siest formé dans la suite celuy de
Senegal, que la plOpart des Européens donnent à cette
Rivière ll (l). Par contre, l'abbé Boilat pense que ce fut
Denis F,ernandez considéré comme Ille premier Européen qui
passa l'embouchure de Sénégal ll , en 1446, qui donna ce nom
au fleuve;
l'abbé
écrit :lI nom facile à expliquer quand
on connaît la langue woloffe, car il l 'appelle Sanaga ou
S~n~gal.
Il me paraît évident qu'il dut demander au premier
piroguier qulil rencontra le nom du fleuve; celui-ci crut
qulil demandait le nom de sa pirogue, et lui répondit:
Samagal (mon bateau), ou bien Sounougal (nos bateaux), et
qu 1 il crut entendre Sa.naga pour Samagal, ou Sénégal pour Sounougal'ZJ.
Vincent Monteil cite Monod et Mauny qui donnent pour étymo-
log i e du Il Sé né gal Il lia pp e l lat ion des Il Ber bère s Zen a9 il qui
[ ... ]
peuplaient la rive nord ll (3) du cours d'eau. Le Sénéga-
lais Majhemout Diop affirme que le vrai nom du Sénégal est
IISénéghana ll (4).
En tout cas, les premiers documents écrits sur le Séné-
gal font commencer généralement l 'histoire de ce pays au Xe
( 1 ) LABAT (Le Père Jean-Baptiste)
: Nouvelle ~elation de
l'An~i ue Oeeidentale: eontenant une de~e~~ t~on exaete
u Senega
e
e~ t2a~~ ~~ ue~ ent~e
e
ap _ Bane et
a
~~v~è~e de s~e~~el~onne;Approbation du livre :27 février
1726]. Paris,
Institut national des langues et civilisa-
tions orientales, 1974, t.rr, p. 113-114. {}licrofiche].
( 2 ) BOILAT (P.D.)
: E~qui~~e~ ~~n~gala.i~e~ : phy~ionomie du
palJ~, eeuplade.6 .eomme~ee•••
[Reproduction de l'édition
de ParlS, P. Bertrand, 1853J. Paris, Hachette, 1975, t.I,
p. 199. U" i cr a fic hëj.
( 3 ) MONTEIL,
(Vincent) : L'I~lam noi~, Paris, Editions du
Seuil, 1971, p. 102.
(4 ) DIOP (Majhemout)
: Hi~toi~e de~ ela~~e~ ~oeiale~ dan~
l'An~ique de l'oue~t. II. Le Sènègal, Paris, F. Maspèro,
ITT2, p. 13.

-36-
siècle. A cette 6poque, lors de son périple dans l'Empire
du Ghana, le voyageur arabe Ibn Haoukal visite le Tékrour,
pays situé du côté nord du Sénégal, habité par un peuple
noir de haute taille qui s'adonne à l'agriculture et à l'éle-
Vage. En 1445, le Portugais Gadamosto arrive a la pres-
qu'île du Cap-Vert; c'est à cette époque que les Portugais
s'installent à l'île de Gorée. En 1659, le Français Louis
Gaull ier s 'établ it dans l'île de Ndar avec un corps de logis
baptisé Saint-Louis. Selon le Père Labat, c'est IIla Compa-
9nie des 1ndes Oc cid e nta les, é ri 9é e par liE dit duR 0 y [d e
France]du mois de Mars 1664 que l'on doit regarder comme la
première Compagnie d'Afrique établie par l'autorité du Prince,
avecuh
privilège
exclusif pour faire le commerce depuis
le Cap Blanc jusqu'à celuy de Bonne Espérance, pendant le
tems de 40 années ll (l).
Une notice manuscrite sur le Cayor, datée de 1870, re-
late l'histoire du grand royaume ou de llempire du Djoloff
qui comprenait le Walo, le Saloum, le Sine, le Baol et le
Cayor, c'est-à-dire une grande partie du Sénégal actuel. La
II c ons titution de ce vaste Etat remonterait au XIIe siècle ll ;
cha que pro vin c e Il é t ait c 0 mman dée et ad min i s t r ée par un Go uver -
,
.
ne ur nommé par le Bour-ba Djolof (le Roi du Djolof)lI; IIAu
milieu du XVIe siècle, Déthié-fou-N'Diogou-, alors Lamane-
(1) LABAT (Le Père Jean-Baptiste) : Nouv~tt~ k~ta~~on d~
t'A6k~qu~ Oc.c.~d~n~at~ ... , éd. cit., t. l, p. 16.

-37-
Cayor [gouverneur du CayorJ, qui négl igeait aepuis quel ques
a nnée s
dé j à - de
pay e r
certaines coutumes au Bour-ba,
entre autrescelle d'envoyer du sable pour embellir les cours
de la demeure Royale, refusa de payer le tribut annuel et
résolut de devenir
indépendant. Le Roi leva aussitôt une
armée, en prit le commandement et se mit en marche
pour le
Cayor, dans 1 'intention de châtier le Lamane. Mais cette
armée avait à peine dépassé les frontières du Djolof, qu'elle
etait
battue à Danki et mise en déroute par les troupes
due ay0 r corn man dé e spa r
[A ma r y1- n 1 go né fil s de Dé t h i é - fou_
NID i 0 9 0 U Il; 1e l am aA e - Cay 0 r Il déc 1ar a 1 1 i ndép end a nc e duC ay0 r
qui, depuis lors, est resté séparé du Djolof et forma un
Royaume qui fut plus tard considéré comme le plus puissant
Etat de la Sénégambie. Le Lamane prit le titre de Damel [ .•. ]
et clest sous Ce nom que régnèrent jusqu'à nos jours tous
ses successeurs ll (l). Le père Labat ajoute que les IIGouver-
neurs des Provinces s 'érigèrent en Souverains et rie voulurent point
le reconnaître ll (2). Ainsi le.Sénégal offrira-t-il
au XIXe siècle 1 limage dlun pays morcelé, facilitant, en
conséquence, la pénétration européenne.
Déjà au XVIIe
siècle, la rivalité entre les Européens
est très rude. Les Hollandais IItraitèrent avec Biram Roi du
Cap-verd en 1617, qui leur céda ll l'île de Gorée ou Goerée qui
(1) No~~ee ~u~ le Cauo~, 1870, Archives du Sénégal, Dakar,
co te [1 G 36], p i è ce n° 1, p. 1- 2 .
(2)
LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elat~on de l'A6~~que
Oee~dentale... , éd. cit., t. II, p. 249.

-38-
signifie dans leur langue "bonne rade"(l). Les Anglais
prennent l'île de Gorée en 1663, et les Fran~ais sien
emparent en 1678 : ceux-ci étaient sous la conduite du
r~ ar é cha 1 d' Est rée s
( 2 ). Par aille urs, ,1 e sAn 9 1ais, "ét a -
blis dans la Rivière de Gambie, ne voioient
qu'avec une
extrême jalousie que le Commerce de la Compagnie
des [Indes
Occidentales
.,
fleurissoit tous les jours de plus en
plus"(3).
Clest en 1864 que la colonie du Sénégal est créée.
Toutefois, Lat-Dior-Ngoné-Latyr Diop, Damel du Cayor, com-
battra les Français pendant trente ans jusqu'à sa mort à
Dékheulé en 1886, lors .d'une bataille. Un décret daté du 18
octobre 1904 donne au Sénég a 1 ses 1i mi tes actue 11 es. IILes
Sénégalais avaient acquis une conscience, qui allait per-
mettre plus tard à la première colonie française d'Afrique
noire, de disposer d'institutions politiques et administra-
tives, aptes à limiter, un jour, la toute puissance des
Gouverneurs"(4). En 1956, la Loi-Cadre confère la semi-auto-
nomie au Sénégal et aux autres territoires de l'Afrique Oc-
cidentale Française. Aux élections de 1957, le Bloc Progres-
,
siste Sénégalais, parti de Léopold Sédar Singhor, obtient 47
(1) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouve.Le.e.. Jte.f.atiol1
de.
f.'A6Jtique. Oc.c.ide.l1taf.e.. .. ,éd.cit., t. IV, respectivement p.l06,p.107.
( 2 ) Ibid., t.
IV, respectivement, p. 109, p. 110.
( 3 ) LABAT (Père Jean-Baptiste)
: Nouvef.f.e Jtef.at.ion de
f.' AuJt.ique Oc.c..identaf.e .. ., éd.
c i t., t.
IV, p. 210.
( 4 ) StNtGAL (République).
Information (Ministère)
:CaJtte
d'.ident.ité du Sénégaf.,
Dakar, 1971, p. 3.

-39-
élus à l'Assemblée Territoriale contre 13 pour le Parti
d'Action Socialiste de Lamine Guèye. Au référendum du 28
septembre 1958, par 97,6% des suffrages, le Sénégal répond
1I 0 ui ll
à la Constitution proposée par le Général de Gaulle.
Par une résolution de l'Assemblée Territoriale, le 25 no-
vembre 1958, l'ancien territoire du Sénégal devient un Etat-
Membre de la Communauté. Le même jour, la République du Sé-
négal est proclamée et le Président Mamadou Dia déclare
IICette nation,à laquelle nous aspirons, consacrera l'Unité
Africaine; c'est pourquoi l'Etat du Sénégal devra s'intégrer
dans un système plus vaste à caractère fédéral ll (I). La capi-
tale est alors transférée de Saint-Louis à Dakar. La Fédéra-
tion du Mali, qui regroupait le Sénégal et l'actuel
Mali,
éclate dans la nuit du 19 au 20 aoQt 1959, par suite de di-
ve~gences entre les responsables des deux pays; le Sénégal
proclame aussitôt son indépendance. Une autre crise se pro-
duit le 17 décembre 1962; Mamadou Dia, Président du Conseil,
est destitué, pour avoir tenté un coup d'Etat. Le régime pré-
sidentiel
est institué; aux élections du mois de février
1963, Léopold Sédar Senghor est réélu Président de la Répu-
blique. La troisième Constitution, datée du 7 mars 1963 et
qui avait été approuvée au référendum populaire du 3 mars
de la même année, stipule que le Président de la République,
élu au suffrage universel et direct, pour quatre - ans
et
rééligible, lI es t le détenteur exclusif du pouvoir exécutif ll ;
il II nomme et révoque les ministres qui ne peuvent être membres
(1) DIA (Mamadou) : V~cla~ation du P~t~ident VIA (Mamadou)
à l'occa~ion de la c~êat~on de l'ETAT SENEGALAIS, Saint-
Lou i s [
Nd a r], l e 25 nove mbr e 1958, p. 1 .

-40-
'de llAssemblée et sont responsables devant lui "; la
Cou r Supr ê me est cha r gé e de" ve i l 1er à lac o·n s t i tut ion na -
lit é des loi s" e t der é g1er '1 e s con f lit sen t relIe xécu tif
et le législatif; une Haute Cour de Justice, composée de
députés, "juge le Président de la République, en cas de
haute trahison, ainsi que les membres du gouvernement pour
les crimes et délits accomplis dans l'exercice de leurs
fonctions"(l).
En février 1970, une réforme constitutionnelle crée
un poste de Premier ministre: Abdou Diouf, ancien ministre
du Plan et de li Industrie fût le premier a l'occuper. -
Au mois de décembre 1980, le Président Léopold Sédar Sen-
ghor quitte le pouv.oir : il donne les raisons de son acte
dans un entretien avec un journaliste du quotidien sénéga-
lais Le SoleLf. : "l'une des raisons de ma démission était
que le temps était venu de passer le flambeau à un plus jeune
à Abdou Diouf, alors Premier ministre -; qui, de par
sa jeunesse même, discernerait, mais surtout sentirait mieux
les changements à réaliser dans la continuité"(2). Aux élec-
tions présidentielles et législatives de février 1983, Abdou
(1) BRIGAUD (Félix) : Etu.de/~ -6énéqalai-6e-6, nO 9, Connai-6-6anc.e
du. Sénégal. Fascicule Il : H~-6to~~e mode~ne et c.ontempo-
~a~ne du. Sénégal,
Saint-Louis du Sénégal, C.R.D.I., 1966,
p. 88.
( 2 ) SENGHOR (Léopold Sédar),
["Senghor: méthode et mesure",
entretien avec HamadounTOURÉ}, in Le Soleil, Dakar., 4 et
5 juillet 1981, p. 4, col. 1.

-41-
Diouf est élu Président de la République; quelques mois
après, il supprime le poste de Premier ministre. Le Séné-
gal, qui a pour devise lI un peup1e,un but, une foi ll , se veut
lI un e
terre de liberté et de tolérance. Les principes géné-
raux du droit comme celui de la liberté de la personne hu-
maine, de 1 légalité des citoyens devant la Loi y sont sa-
crés ll ;
la République est 1I1aïque, démocratique et socia1e ll (1).
Importante escale maritime, carrefour de routes aériennes
internationa1es,le Sénégal est situé à l'extrémité
Ouest de 1 1 Afrique tropicale, entre 12° et 16°30 de latitude
Nord, 11°30 et 17°30 de longitude Ouest. Pays très plat, sauf
à l'est, il a une superficie de 196.192 km 2 . En 1971, la
population du Sénégal est
estknée à 3.822.000 habitants dont
50 000 non Africains; la densité moyenne est de 19,5 habitants
au km 2 ; la population urbaine représente 25% de l'ensemble;
le taux d'accroissement démographique est évalué à 2,2% par
an.
L'enseignement primaire, en français, fit ses débuts
au Sénégal avec les soeurs de Saint-Joseph de Cluny, en 1820,
et les frères de P1oërme1, en 1841. Faidherbe crée des écoles
laïques franco-musulmanes et une Ecole des Fils de Chefs ou
Ecole des Otages en 1855. Ce ne fut qu'en 1903 que 1 l enseigne-
(1) SÉNÉGAL (République).
Information (Ministère)
CaJr.te
d'~dent~té du Sénégal, Dakar, 1971, p. 5-6.

-42-
ment
orinaire fUt
organisé sur le modèle français.
L'Ecole ~ormale fédérale William-Pont y est ouverte à Saint-
Louis en 1903, puis
transférée à Gorée avant la guerre de
1914-1918; elle finit par s'installer à Sébikhotane en 1938.
Cette école fut Pune pépinière d'instituteurs, de commis
dlAdministration et de futurs élèves-médecins"(l). Une Ecole
Normale
de
filles est
créée à Rufisque en 1939. L'enseigne-
ment
secondaire,
après une tentative avec l'abbé Boilat
en 1843, fait sa véritable apparition à Saint-Louis en ·1883;
ses programmes ne seront conformes à ceux de la métropole
qu'à partir de 1910. Le Lycée Faidherbe de Saint-Louis ne
devient Lycée véritablement qu'en 1924. Le Cours Secondaire
de Dakar ouvert en 1920 sera appelé Lycée Van Vollenhoven en
1940. En 1924 est créé un Brevet de Capacité correspondant
au Baccalauréat. L'Institut des Hautes Etudes ouvert en 1950
deviendra l'Université de Dakar en 1957 ; celle-ci connut
les troubles de 1968,entre autres. De 3652 en 1906, le nombre
d ' é 1è ves, dan s
1e s é col e s
primaires,est passé à près de
320 000 sur une population scolarisable d'environ 1 million
500 000 jeunes de 6 à 14 ans en 1977 (2). Ceci montre qu'il
y a encore d'énormes efforts à faire pour alphabétiser tous
les Sénégalais.
( 1) BRIGAUD (Félix)
: Etude.J.> J.>é.I'l.é.ga..ea..tJ.>e.J.>, na 9, Conna..tJ.>J.>a.I'l.c.e.
du
Sé.né.ga..e. Fascicule Il : H~J.>to~~e. mode.~ne. e.t c.on-
te.mpo~a.Zne. du Sé.né.ga..e, éd. cit., p. 68.
( 2 ) BRIGAUD (Félix) : Etude.J.> J.>é.né.ga..ea..tJ.>e.J.> , n0 9, Fascicule Il :
H.tJ.>to.t~e. mode.~ne. e.t c.onte.m o~aZne. du Sé.né. a..e, éd. cit.,
p. 67, et KANE
Abdou aye , " 'echec de
'ecole sénéga-
laise" in Ta.xa.w, Dakar, na 6, décembre 1977, p. 25, col.2.

-43-
Cette chronologie et ces données générales nous ont
permis d'avoir une certaine vue d'ensemble sur 1 'histoire
du Sénégal.
*
*
*
Nombreux sont les documents, études et analyses qui
nous renseignent sur les différents aspects du Sénégal.
La campagne sénégalaise était particulièrement riche
d'animaux de toutes sortes, ~pndant la première moitié du
XIX e siècle, comme le note l'abbé Boilat :
"Je ne m'a~~lte~ai pa~ a dtc~i~e le~
imp~e~~ion~ qu'tp~ouve l'ob~e~vat~u~, en
voyant ~u~ le~ eaux, tantôt dl~ poi~~on~ de
toute e~pèce et de toute g~andeu~, ~autant en
l'ai~ et tombant quelque6oi~ dan~ ~a nacelle,
tantôt de~ caZman~ allongeant leu~~ tltM~u~
la ~u~nace de~ eaux, tantôt de~ hippopotame~ ~e
baignant dan~ le~ ma~igot~, tantôt, dan~ le
lointain et ~u~ le continent, de~ lion~ et de~
pant~è~e~ che~chant leu~ p~oie; ou, du~ant la
nuit, de~ hyène~, de~ chacal~, de~ chat~-tig~e~,
~ôdant autou~ de~ ca~e~ pou~ t~ouve~ de~ volaille~
et
de~
agneaux;
tantôt de~ ~e~pent~ et ~u~tout

-44-
d'éno~me~ boa~ ~e ~u~pendant aux a~b~e~ pou~
6ai~e la cha~~e et magnéti~ant :. en quelque
~o~te, le~ pintade~, le~ poule~ de Putipha~
et de Pha~aoni tantôt une ~épublique de ~inge~
qu~ le~ chaleu~~ du jou~ avaient 6o~cé~ de ~'en­
6once~ dan~ le~ ~olitude~, ~o~tant a la 6~a2-
mille bond~, ~autant ~u~ le do~ de~ boeu6~ pou~
teu~ et ~'a~~êtant a ce~taine di~tance, pou~
l'examine~"l 11.
La beauté des paysagesa souvent émerveillé les voyageurs.
L'agent commercial Duranton parlait ainsi du Bambouck, en
1 824 :
"Le Bambouck. ne peut,~elon mo-<., êae
mieux compa~é, quoique ~ou~ le ~appo~t de l'é-
tendue il Y ait de la di66é~ence, qu'a ce~ va~te~
pa~c~ c~éé4 en Eu~ope pou~ le~ plai~i~~ de~
g~and~ et dan~ le~quel~ l'a~t ménage avec ~oin
de~ bo~quet~ ~iant~ qui pui~~e~t, au be~oin, ~e­
po~e~ l'oeil 6atigué de tableaux d'un gen~e plu~
~évl~e et plu~ mono~one.
(l) BD l LAT (P. D.)
: E~qui~~e~ ~énégalai~e~ ... , éd. ci t. ,
t. I, p. XI -XII.

-45-
Le~ env~~on~ de chaque v~ll~ge ~e~~emblent
d ce~ bo~quet~; le ~on~e~, de~ B~mbou~ ~~n~ nomb~e,
plu~~eu~~
e.ôpèc.e.ô
de
oJtêne.ô,
le T~m~~~n~e~
~emblent ~e ~éun~~ pou~ 6o~me~ le p~y~~ge et l'é-
g~ye~ p~~ l~ v~~~été de leu~ 6eu~ll~ge. Ch~que
v~ll~ge e~t d~n~ une ~~tu~t~on ch~~m~nte, entou~é
ou ~u mo~n~ d p~ox~m~té d'un.~~0.~n ~empl~
d'e~u
d~ ~ m@v~e ~~on et qM, ~~pe~n.t ~vec un doux
mu~mu~e d~M le v~on, ~~ppeUe cu ~~v~èJr.u a.Yl.gl~u
qu~ embell~~~ent no~ j~~d~n~".(lJ
Selon l'abbé Boilat, ..
[chaque]
jour amène ses merveilles" :
"La principale chose qui frappe la vue, cJest ce bel horizon
sans nuage, pendant six mois de 1 Jannée, de couleur grise,
transparente, sur lequel se détachent merveilleusement tous
les objets, comme sur le plus beau tableau du plus habile
des peintres", écrit-il (2). Au XIX(I siècle, le Cayor était
une région très belle, surtout dans la partie qui longe 1'0-
céan Atlantique
"Toute l~ côte, en e66et, e~t bo~dée de
,
h~ute~ dune~ de ~~ble ~e~~embl~nt d une ch~Zne
de mont~gne~ ~b~upte~ du côté de l'oue~t, ce~
( 1 ) DURANTON (MJ : R~ppo~t de M. Vu~~nton ~gent comme~c~~~
~ux memb~e~ de l~ ~ocZltl de G~l~m, Baquel, le 2 Avril
1824, Archives du Sènègal, cote [1 G8]
,pièce n° 1,
p. 15-16.
( 2 ) BOlLAT (P.O.) : E~Qu~~~e~ ~énég~l~i~e~ ... , éd. cit.,
t. l, respectivement p. IX, p. VII.

-46-
dune~ ont
une douce décl~v~té du côté de
l'e~t; leuk kaccokdement avec le ~ol okd~­
na~ke pké~ente tantôt le~ ba~~~n~ ~nondé~
pak le~ plu~e~ de l'h~veknage et al~menté~
pendant la belle ~a~~on pak le~ eaux d'~n6~l-
tkat~on pkovenant de~ dune~ elle~-même~, tan-
tôt de va~te~ pka~k~e~ toujouk~ 6ka2che~ et
tance de belle~ 6okêt~ de palm~ek~{le~ n~ayL~ );
plu~~euk~ lac~ gkand~ et pko6ond~ avo~~~nent
le~ vallée~ pak~emée~ de vék~table~ oa~~~.
Pu~~ ~e dékoulent a pekte de vue de belle~
et va~te~ pla~ne~ dont le tekka~n e~t dél~c~eux
pouk le~ cultuke~ et dan~ l~queU~ on apekç.o~t
de gkand~ v~llage~ peu élo~gné~ le~ un~ de~
autke~ .( ... ].
Paktout de~ lac~~ de~ ku~~~eaux, de~ pal-
m~ek~, de~ akbke~ de haute 6uta~e, une végéta-
t~on luxuk~ante et une douce tempékatuke qu~
~édu~~ent le~ voyageuk~"{lJ.
,
La nature est propice à la méditation. Le traitant
Joseph du Sorbie~s de la Tourrasse évoque le soir à Kelle,
à la fin du XIXe siècle:
(1) Not~ce ~uk le Cayok, Dakar, Archives du Sénégal, cote
[Hi36J. 1870, pièce n° 1, p. 39-40-41.

-47-
"La cont~te e~t plate, peu accidentte;
mai~ je ne ~ai~ pou~quoi elle m'imp~e~~ionne
tt~angement. Une atmo~phè~e douce et chaude
6lotte da~~ la b~ou~~e; de~ oi~eaux multico-
lo~e~ empli~~ent l'ai~ de leu~~ chant~ et
mille b~uit~ indi~c~et~ et ltge~~ montent de
ce ~ol vie~qe et 6tcond. Je m'en6once dan~ la
6o~êt, le~ ~onie~~ d~e~~ent leu~~ 6ût~
tlanct~, ~u~montl~ de petit~ bouquet~ ve~doyant~.
On ape~ç.oit, le ciel pa~tQutfe.e. g~and
ciel d'A6~ique qui ~ev~t, aux heu~e~ indtci~e~
d'un demi-c~lpu~cule , de~ ton~ adouci~ et
~epo~t~. Une 60lle vtgttation encQmb~e l'inte~-
valle de~ a~b~e~. C'e~t la que je me couche pou~
~êve~ ou me ~ouveni~."(lJ.
Sorbiers nous décrit
aussi un jour d'hivernage
"Cette même natu~e, quelque~ in~tant~ avant
~i calme et qui ~emblait voluptueu~ement do~mi~
d'un ~ommeil magique et tte~nel, ~e ~tveilla
~oudain en p~enant de~ ai~~ de bataille. Elle
che~cha a lutte~. Vain~ e66o~t~! La tempête ~e
(1) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
: Au pa!l~
de~ Wolo66~ (~ouveni~~ d'un t~aitant du Sénégall.
Tours, Alfred Mâme et fils êditeurs, 1897, p. 93.

-48-
déchaZn~ avec de~ éclat~ de 6u~eu~ ~auvage;
pliè~ent et ~e ~ompi~ent. Ce 6ut un tou~noie-
ment 6anta~tique de b~anche~, de 6euille~, de
~a~le, que la to~nade balaya dan~ le ~illonne­
ment de~ écla-<~~ et le g~ondement du tonne~~e.(. . . J.
Le vent tomba tout à coup. La natu~e
~'a~~êta,
comme étonnée; toute~ le~ cata~acte~
du ciel ~'ouv~i~ent à la 6oi~, et un déluge
d'eau ~'abattit ~u~ la te~~e alté~ée.
Quelquefois, des calamités naturelles s'abattent sur le
pays et y portent la désolation. Parfois,"comme des nuées
si grandes et si épaisses qu'elles cachent le soleil selon
le vent qui les pousse ll ,
les sauterelles "dévorent tout ll ;
"après qu'elles ont consommé les fruits, les grains et les
herbages, elles mangent les feuilles des arbres, les bour-
jans et jusqu'aux écorces"(2).
Néanmoins, les contrées du Sénégal sont très riches.
liOn sçait en gros qulil y a une infinité de bois précieux
( 1 ) SORBIERS DE LA .TOURRASSE (Joseph du) : Au pa!f~ de~
Wolo66~, éd. cit., p. 55.
( 2 ) LABAT (Père Jean-Baptiste)
: Nouvelle ~elation de
ltA6~ique Occidentale ••• , éd., cit., t. II,p. 176-177.

-49-
dans tous ces pays, que l 'Ebène y est commune; que le Cot-
ton y vient en perfection aussi bien que l'Indigo, la casse,
l e ~ Tamar i nset qua nt i' tés d'- a ut r e s c h0 ses Il ( 1 ): Apr è s
avoir évoqué" des troupeaux de boeufs en bosse, des mou-
tons à poils longs et soyeux et des cabris ll ,
l'abbé Boilat
ajoute :IIJe n'en finirais pas si je voulais vous offrir
seulement un résumé de ce qu'il y a d'extraordinaire dans
ce pays; je serais obligé de vous conduire jusque dans ces
régions dont les rivières, les ruisseaux charrient des
paillettes d'or mêlp.es avec le sable du rivage ll (2). le ca-
pitaine André écrit au Gouverneur du Sénégal, le 18 novembre
18 68 : Il l e sh a bita nt s du Cay 0 r ont une certaine ais a nc e ...._
mais la culture n'est pas le seul moyen qu'ils aient pour
l'obtenir: ils élèvent une grande quantité de poules [ ... ]
et leur plus grande richesse consiste dans leurs troupeaux
de boeufs, qui sont nombreux, assez beaux et bien nourris;
ces troupeaux sont le plus ordinairement soignés par des
Peules qui viennent tout exprès pour être pasteurs ll (3). Au
sujet des agriculteurs, le père Labat affirme :IIIl n'y a
point de Nation Nègre qui cultive leurs terres avec plus
de so in et de propreté que les Cereres Il (4). Après l' abo lit i on
(1) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elation de l'A6~ique
. Occidentale ... , éd. cit., t. II, p. 155-156.
( 2 ) SOIlAT (P.O.) : E~qui~~e~ ~énégalai~e~ ... ,éd. cit.,
t. l, respectivement
p. XI, p. XII.
( 3 ) ANDRÉ (Capitaine)
: Mi~~ion politique du Capitaine And~é
cha~gé de ~u~veille~ dan~ le Cayo~ et le Baol le~ ag~~~e­
ment~ de Lat-Vio~, Saint-louis, le 18 novembre 1868;
Dakar, Archives du Sénégal, cote [1 G35], p. 4.
( 4 ) lABAT (Père Jean Baptiste) : Nouvelle ~elation de l'A6~ique
occidentale .•• , éd. cit., t. II, p. 158.

-50-
de la traite des esclaves, les principaux produits commer-
cialisés au Sénégal, au XIXe siècle, sont "l'or, la gomme,
le caoutchouc,les plumes, les peaux, les graines, et en
particulier l'arachide"; "C'est le Cayor qui produit l'ara-
chide la plus estimée du monde"(l). La guinée est la mon-
naie principale de l'échange, à cette époque; c'est une
pièce d'étoffe de "quinze mètres, qui se vend de neuf à dix
francs à la côte"(2). Le Sénégal est, selon Sorbiers,"[une]-
des c6loniesles plus riches du monde", une "contrée mer-
veilleusement fertile"(3).
Quant aux constructions, elles ne sont pas très diver-
sifiées dans~la campagne sénégalaise. L'exemple des demeures
du roi du Walo, le Brac, que décrit le père Labat au début
du XVIII~ siècle, est révélateur:
"Se~ mai~on~ ne di66e~oient de celle~ de~
aut~e~ Nèg~e~ que pa~ leu~ g~andeu~, du ~e~te
c'étoit la même con~t~uction,
la même a~chitec-
tu~e, a peu p~l~ le~ même~ meuble~. Ce qu'elle~
av oient de pa~ticulie~, c'e~t qu'elle~ étaient
~en6e~mée~ dan~ une enceinte dé ~o~eaux qu'il~
appellent une tapade, qui lai~~oit une g~ande
place au milieu omb~agée de plu~iau~~ a~b~e~,
(1) SORBIERS DE LA TOURRASSE~Joseph
du)
: Au pa!i~ de~ (.:Jolo66~,
éd. ciL, p. 76.
(2) Ibid., p. 79.
(3) Ibid., respectivement p. 80, p. 81.

-51-
ca~e~ de ~e~ 6emme~ et de ~e~ p~~nc~paux 066~­
c~e~~. La po~te ou la ba~~~è~e de cette tapade
éta~t ga~dée pa~ c~nq ou ~~x Nèg~e~ a~mez de
~ab~e~ ou de ~aguaye~n[l).
La disposition des pièces dans une maison, si le mari est
polygame, relève de règles précises, comme l'indique un
écrivain expéditionnaire sénégalais, au début du Xx.Q. siècle
"La première mariée habite dans le fond du carré tout. ~
fait ~ llouest : c'est l'emplacement préférable que lui choi-
sit son mari. Les autres qui pourront venir après elle
oc-
cuperont la partie est du carré"(2).
La civilisation industrielle apporte un élément nouveau
dans le paysage. Le chemin de fer Dakar-Saint-Louis date de
1885. En cette fin dit XIXQ. siècle, les deux trains, l'un ve-
nant de Dakar, l'autre de Saint-Louis, se rencontrent près
du village de Kelle, au coeur du Cayor; le traitant Sorbiers
note la réaction des autochtones ~ l'égard de ces machines:
( 1 ) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elat~on de l'A6~19ue
Occ~dentale ... , éd. cit., t. III, p. 156-157.
( 2 ) KANE (Elimane-Racine) : [Lettre adressée au chef de service
des
. Affaires musulmanes au Gouvernement Général ~
Dak ar], .i,n_ Pot~t~que mu~ulmane; act~v~té d~ mMabout~,
1906-1917; Dakar, Archives du Sénégal, Cote ,[13 G 67],
p i è c e 12 1, p. 6.~

-52-
"Une g~ande paix ~lgne aux envi~on~ @e
Kell~, t~oublé.e ~eulement pa~ l'a~~ivé.e du
t~ain (•••J. Le~ c.a~avane/.l, qui viennent de
t~l~ loin, ~'a~~~:ten:t é.tonné.e~ de voi~ pou~
-
c.~ac.hent la 6lamme et la 6umé.e et di~pa~ai~~ent
en haletant à l'ho~izon.
"T,ubab L mou~, le~ blanc.~ ~ont malin~",
di~ent-il~, mai~ il~ ne pou~~ent pa~ plu~ loin
leu~ admi~ntion et ~e c.ontentent d'ajou:te~ ~en-
tenc.ieu~ement :"S'il~ ont 6ait c.ela, c.'e~t que
tlte c.omp~enan:t que c.ette
indu~t~ie eu~opé.enne
~e~a pou~ eux un in~t~ument de ~e~vitude"(lJ.
L'urbanisation, qui s'est accélérée au XX~ siècle,
était un phénomène très restreint auparavant. Saint-Louis,
qui est la ville la plus importante de toute la côte occi-
dentale de l'Afrique, jusqu'à la fin du XIXe siècle lia
l'air d'une grande ville, mais d'une gran~e ville comme il
devait y en avoir du temps de Babylone. Imaginez-vous de
grandes maisons blanches avec des toits à terrasses, de longues
~ ue s toutes droites où l 'on e nf 0 nc;e dans le s ab1 e

JUs-
qu'aux chevilles, la mer qu'on entend gronder tout près sans
(1) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
Au pay~ de~
Wolo66~, éd. cit., p. 81-82.

-53-
la voir~ des cases pointues adossées aux maisons, des pal-
miers et des cocotiers dressant leurs têtes au-dessus des
toits, des caravanes de chameaux montés par des Maures si-
lencieux avec d'énormes femmes voilées en croupe ~.J; des
chalands descendants le fleuve,
le pavillon national pen-
dant inerte sur la hampe au-dessus de l 'hôtel du gouverne-
ment; la langue de Barbarie, limite extrême du Sahara,
étincelante sous les feux d'un soleil implacable ll (l). Cette
ville avait à cette époque, plus précisément en 1878, 16 000
habitants; en 1960 elle en aura 50 000.
Ainsi, sous la poussée des événements et du temps, le
Sénégal se transforme de plus en plus,surtout dans ses as-
pects physiques.
*
*
*
Dans leur vie quotidienne, les Sénégalais conservent
beaucoup d'habitudes héritées de leurs ancêtres, bien que
des bouleversemenunotables aient eu lieu au cours de l'his-
toire.
La circoncision est une pràtique traditionnelle; ~ous
les enfants qui ont été circoncis ensemble contractent une
(1) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
: Au pay~ de~
Woio66~ , éd. cit., p. 138-139.

-54-
certaine alliance qui fait qu'ils se regardent comme frères
le reste de leurs jours ll (l). l'excision existe, mais unique-
ment dans certaines régions comme la Casamance.
le mariage traditionnel obéit à tout un cérémonial:
-
IIlorsqu'un jeune homme a fait son
choix, il en prévient
ses parents; ceux-ci convoquent toute la parenté, même la
plus éloignée; on se réunit en conseil, on délibère, et
quand on est d'accord, on prévient les parents de la~jeuné.l
fille qu'on désire faire une demande; ces dernie~s se con-
sultent aussi en grande réunion et décident pour ou contre ll (2).
Si tous les partis consentent au mariage, les II v ieillards
les plus respectables sont députés par les parents du futur
pour faire la demande et apporter en même temps un présent ll :
ceci consistait, entre autres, en argent, en or, en pagnes,
en boeufs, en moutons, en chevaux; lorsque le jour du mariage
est
fi~é,' 'un
marabout est prévenu pour le bénir au nom
de Dieu (3). Quand un enfant naît, ses parents ne lui donnen~
de nom que le huitième jour :lIalors on le fait sortir
pour la première fois, on lui fait faire quatre fois le tour
de la maison, on se réjouit, on danse, on chante et l'on.
,
lJlange ll (4) •
(1) lABAT (Père Jean-Baptiste)
: Nouvelle ~elat~on de l'A-
6~~que Oc.c.~dentale.. ., éd. cit., t. II, p. 272-273.
(2) BOIlAT (P.O.)
: E-6qu~-6-6e-6 -6é.né.gala~-6e-6...,é~. cit.,t. l,
p.
321.
(3) Ibid., t. l, p. 321-322.
(4) Ibid., t. l, p. 322.

-55-
L'évocation de la polygamie permet au père Labat de
mettre en scène André Brue qui fut directeur de compagnie
e nt r e 169 7 et 170 2, 1714 e t 1718, 171g- -e t 1720, e t les 0 U ver a i n
du CayorJLatir-fal-Soucabé
"Une de~ cho~e~ qui lui [Lati~-6al-Sou­
cabé]6oi~oient plu~ de pei~e, étoit que le
Roi [de F~anceJ n'av".it qu'une 6emmej ca~ ~i
elle e~t g~o~~e ou malade, di~oit-il, que 6ait
vot~e Roi pendant ce tem~-~a? Il attend, di-
~oit M. 73~ue.. Alle.z, ~epondoit ce. P~ince, vot~e.
Roi~ pui~~ant comme. vou~ le. dite~, a t~op d'e.~-
La polygamie musulmane a ses exigences, comme llexplique
Elimane-Racine Kane, au début du XXQ. siècle :IILa base prin-
cipale de la polygamie serait,pour les mahométans,dléviter
les actes d'adultère ll (2); IIUn mari redevable de reliquats
de dot et qui veut avoir une femme de plus, est tenu de faire
connaître
à
ses précédentes femmes le projet qulil vient
de
[.. :} former;
il dédommage également ces femmes par des
cadeaux dont l 'importanc~ dépendra du degré d'ancienneté des
épouses"; lIune huitaine de jours est[alors]acc·ordée"au mari
(1) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouve.lle. ~e.lation de. l'A-
6~ique. Occidentale ••• , éd. cit., t. IV, P • 188.
( 2) KAN E (E l i man e - Ra c i ne)
:
[L e t t r e adr e s sée a u che f de
service des Affaires musulmanes au Gouvernement Général
à Dakar],
in Politi ue. mu~ulmane.,
activ~té~ de.~ ma~about~,
1906-1~17, Dakar, Archives du Sénegal, coter13 G 6 ,
pièce 121, p.2.

-56-
pour ses noces avec sa nouvelle épouse, si celle-ci est
"une
fille'; s'il s'agit"d1une veuve', l'époux n'a. que trois
jours: "Au bout du huitième jour pàur le premier, et
[du]
troisième jour pour le second cas, le mari continuera à
pas se r, à t 0 ur çj e r ô 1e, une [n ui t] et une j 0 ur née che z cha -
cune de ses femmes", ilLe mari malade reste alité dans la
case de la femme chez laquelle la ma1adie" 1 la frappé; si
cette maladie s'aggrave, il est transporté chez sa premi-
ère épouse; "Une femme qui accorde gratuitement sa main à
un mari ayant une, deux ou trois épouses, avance une dot
ou· un cadeau quelconque à son nouvel époux"(l); de plus,
le "ma ,tre qui désire fa~r~ de sa servante sa concubine,
n'aura qu'à avertir de l'affaire un de ses voisins, adulte
et sain
d'esprit"; " s eu1es les nuits de chaque jeudi et
de chaque vendiedi sont permises au mari d'aller chez cette
dernière ll ;
si la concubine "en fante", elle jouit des mêmes
avantages que les autres épouses (2).
Pour ce qui est de la mort, les Sénégalais accomplissent
Dn ritueJ qui peut varier selon 1es.couches sociales
Il
.
Il
ou les ethnles. Il arrive que le corps dlun mort soit en-
terré dans une maison: ceci est accordé,en général.
(l) KANE (E1imane -Racine)
: [Lettre adressée au chef de
service des Affaires musulmanes au Gouvernement Général
à Daka~; in Pol~t~ ue mu~ulmane· act~v~té~ de~ ma~about~,
1906-1917; Dakar, Archives du Sénega , cote
[13 G '67 ,
pièce 121, p. 3~4.
(2) Ibid., p. 5.

-57-
aux grandes personnalités, aux princes et aux seigneurs (1).
les "Wolofs ont une grande vénération pour la :dépouille mor-
telle de leurs parents. Ils font inhumer le corps du défunt
sur lequel ils appellent les prières de beaucoup de mara-
bouts"; le huitième jour après la sépulture, ils organisent
une cérémonie: les mets sont distribués aux écoles corani ques
et aux malheureux lIafin qu'ils prient pour le défunt";
il en est de même le jour anniversaire du décès; liCe n'est
pas tout: persuadés que les morts ont besoin de nourriture
dans l'autre monde, tous l es soi rs [1 es Wolof] donnent la
part du défunt à un malheureux ou même à un domestique qui
la mange; c'est alors comme si c'était le mort lui-même
qui eût soupé dans l'autre vie. Cet usage est si sacré que
les chrétiens eux-mêmes y manquent rarement"(2). les rites
funéraires ont un autre aspect chez les fétichistes, notam-
ment chez les Diola :
"Au~~itôt qu'un Dhiola a~~endu le de~nie~
~oupi~, ~e~ pa~ent~ le lavent ~oigneu~ement avec
de l'eau tiède, et l'habillent ~ichement j~i
expo~e le dé6unt, homme ou 6emme, ho~~ de ~a ca~e,
-
(1) lABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elation de l'A-
6~ique Occidentale ... , éd. cit., t. III, p. 74.
(2) BOIlAT (P.O.) : E~qui~~e~ ~énégalai~e~ ... , éd. cit.,
t. l, p. 320-321.

-58-
-6uJe. une. e.-6tJe.ade. oJe.née. de. be.lle.-6 natte.-6; .il e.-6t
a-6-6.i-6, le. dO-6 appuyé contJe.e. la tapadt de. la
ca-6e.; on appoJe.te. toute.-6 -6e.-6 malle.-6 Je.e.mpl.ie.-6
d'e.ô6e.t-6 e.t de. b.ijoux; on ôa.it a-6-6e.mble.Je. -6e.-6
tJe.oupe.aux de.vant lu.i; on n'oublie. Je..ie.n de. ce.
qu'.il po-6-6éda.it. Toute. -6a 6am.ille. e.t même. le.-6
paJe.e.nt-6 it-6 plU-6 élo.igné-6 {'e.ntouJe.e.nt e.n gJe.ande.
te.nue. : on convoque. le. v.illage. e.nt.ie.Je., e.t, lOJe.-6que.
çe. mDnde. e.-6t a-6-6e.mblé, on -6e. t.ie.nt dan-6 un
pJe.o6ond -6.ile.nce.. Pu.i-6 le. pa.Jr.e.nt le. plU-6 pJe.oche.
pJe.e.nd la paJe.ole. e.t lu.i d.it :uEh b.ie.n, che.Je. pa-
Je.e.nt, pouJe.quo.i ve.ux-tu nOU-6 qu.itte.Je.? V.i-6-nou-6
ce. que. nou-6 t'avon-6 6a.it, pouJe. ne. voulo.iJe. plu-6
Je.e.-6te.Je. aupJe.l-6 de. nou-6? •• u
Le. -6o.iJe. aJe.Je..ivé, ne. pouvant lu.i aJe.Je.ache.Je.
aucune. Je.épon-6e., la 6am.ille. -6e. con-6ole.; .il a.ime.
m.ie.ux, d.it-on, -6'e.n alle.Je. Je.e.tJe.ouve.Je. -6e.-6 aZe.ux
que. de. de.me.uJe.e.Je. ave.c nOU-6, .il e.-6t jU-6te. de. con-
te.nte.Je. -6e.-6 dé-6.iJe.-6. Le.-6 tamtam-6
-60nt aJe.Je..ivé-6,
la dan-6e. e.t le.-6 chant-6 comme.nce.nt; on poJe.te. le.
moJe.t e.n te.Je.Je.e., e.t l'on Je.e.v.ie.nt -6e. Je.éjou.iJe., pe.n-
,
dant hu.it jouJe.-6, de. -6on e.ntJe.ée. tJe..iomphante. dan-6
le -6é.fouJe. de.-6 b.ie.nhe.uJe.e.ux U (lJ.
( 1) BO l UH
(P.O.) : E-6qu.i-6-6e.-6 -6énégala.i-6e.-6, éd. ci t. ,
t. l, p. 431-432-433.

-59-
Toutefois, les réjouissances sont loin d'être toujours
liées aux funérailles; elles correspondent souvent à des
célébrations religieuses. Par exemple, la solennité du IIGam-
mou ll qui paraît antérieure à la religion musulmane semble
avoir été instituée IIdans un but moral et politique: moral,
c'est-à-dire qu'on s'y serait proposé de réformer les moeurs
par des épigrammes lancées contre certains vices, certains
dé f aut s
[•• 1; pol i t i que, par ce que, t r è sad roi te men t,on y
dépeint avec ironie les défauts des rois et des grands ll chez
les Wolof (1).
Par ailleurs, l'hospitalité et la
charité sont des
vertus primordiales chez IItous les peuples du Sénégal ll (2).
IIl eur charité envers les malheureux est très remarquable.
Il faut observer qu'il n'y a de malheureux que les aveugles
et les estropiés ll , écrivait l'abbé Boilat au XIXo siècle (3);
et Sorbiers confirmait :IIC'est une touchante coutume des pê-
che urs W0 lof f s d' a ban don ner (. • .] une par t i e de leu r pê che
[sur le rivage] aux voyageurs, qu'Yallah
[Dieu] ne manquera
pas d 'envoyer ll (4'.' l'e?prit communautaire est une autre ver-
tu. Par exemple, l'abbé Boilat note que les mines d'or du
Bambouck n'appartiennent pas au chef de cette contrée:
II c 'est une propriété nationale, placée sous la protection du
(1) BOIlAT (P.O.)
: E-6qui-6-6e-6 -6éltéga.la.i-6e-6 ••• , éd. cit.,
t.
l, p. 6l.
(2) Ibid., t. l, p. 319.
(3) lbid., t. l, p. 320.
(4) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
Au pa.Y-6 de-6
Wolo66-6, éd. cit., p. 170.

-60-
~ouvernement et de ses F~rims, ou ses subordonnés. Tous
les habitants exploitent les mines situées sUr leur terri-
toire .•• [Le~ mineurs rendent compte des bénéfices au Farim
de l'endroit et lui remettent l'or pour être partagé entre
les famillesll(l). Léopold Sédar Senghor précise que IIl a
propriété des produits agricoles et artisanaux est collec-
tive, étant collectif le travail lui-même. D'oD cet avantage
.
capital

chaque homme est assuré, matériellement, du
minimum vital selon ses besoins. IIQuand la récolte est mare,
dit le Wolof, elle appartient à tous ll • Et cet autre avantage,
non moins important du point de vue de la vie perspnnelle ~
,
.
l'acquisition du superflu, luxe nécessaire,est rendue
possible par le travail, la propriété individuelle étant ré-
glée et restreinte, non éliminée ll (2). Senghor insiste égale-
ment sur l'importance de la famille :IINon seulement la fa-
mille est, chez les Nègres, comme ailleurs la cellule sociale;
mais,encore la société est formée de cercles concentriques
de plus en plus larges, gui s'étagent les uns sur les
autres, imbriqués les uns dans les autres, et formés sur le
type même de la famille ll (3). Celle-ci est généralement diri-
gée par un patriarche.
BOILAT (P.O.)
: E.6qt.L,t~.6e..6 .6é.né.ga..la.,t.6e..6 ... , éd. ciL,
t. I, p. 415.
( 2 ) SENGHOR (Léopold Sédar)
: L,tbe.~té. 1, Né.g~,ttude. e.t hu-
ma.n,t.6me., Paris, Editionsdu-Seuil, 1964, p. 30.
(3) Ibid., p. 27-28.

-61'-
Ainsi l a vie sociale est marquée par un certain nombre
de constantes qui régissent les rapports entre les in-
dividus et les groupes.
*
*
*
Des différences et des
disproportiDns existent entre
les composantes de la société sénégalaise; elles relèvent
souvent de l'appartenance sociale.
La qualité des vêtements est parfois le signe de la
situation de l'individu qui les porte dans la hiérarchie
sociale. Le père Labat décrit ceux du roi du Walo, au début
du XVIIIe siècle: l 'habit de celui-ci est fait de pagnes
qui sont IId l une finesse extraordinaire, et aussi lustrés
que le plus beau satin. Les bandes qui les composent ont un
demy pied de large, elles sont blanches et noires. La pièce
qui contient deux aulnes et demie sur trois quarts d'au1ne
de largeur, est estimée de la valeur d'un captif. Sa culotte
étoit de même étoffe, fort ample et fort plissée. Il portoit
sur son est 0 mac un C. • • j é t uy de ma r 0 qui n r 0 uge, dan s l e que l
étoit son Alcoran ll ;
le roi avait"un brodequin de maroquin
rouge qui lui venoit jusqu'au gras de la jambe ll et IIdes épe-
rons ll (l). Au XIXe siècle, l'abbé Boilat remarque la différence
(1) LABAT (Père Jean-Baptiste)
: Nouvelle ~elat~on de l'A-
6~~que Occ~dental~••~éd. cit., t.III, respectivement
p. 7, p. 8.

-62-
d' habi 11 ementchez
l es Wo.eo~ :' III es gens du peuple ne
portent,
dan~
le~
vil1~ges 1 qu'un pagne 'autour des
reins et attaché par un énorme grigri qui leur sert de
ceinture; et sur les épaules un autre pagne, le tout or-
dinairement teint en bleu. Leurs femmes sont vêtuesde la
même manière, mais elles portent sur la tête un mouchoir ll ;
par contre, les II gens c.omme .i..l. 6a.ut G.~] ont une culotte
à la turque, des sandales aux pieds, une camisole sans
manche appelée mboube, ou une robe à grandes manches arri-
vant jusqu'aux genoux, appelée c.kou~~a.be, et un pagne sur
les épaules. Ce costume est de différentes étoffes et quelque-
foTs
très
riche";
les, femmes,de ces derniers 1I 0n t plu-
sieurs pagnes leur servant de jupons, une camisole sans
manche [•.. ], de beaux pagnes sur les épaules, plusieurs mou-
choirs arrangés sur la tête, des pendants d'oreilles faits
d'or massif, et des colliers d'or, des bracelets d'argent
aux mains et des perles d'or ou d'argent ou de corail aux
pieds ll , sans compter IItrente ou quarante tours de verrote-
ries de toutes couleurs ll au niveau des reins (1). La confor-
mation physique des Sénégalais est aussi très nuancée :IILes
uns sont d'un noir d'ébène, les autres d'une nuance un peu
plus claire, d'autres sont d'un cuivre foncé, d'autres rou-
geâtres, d'autres enfin sont simplement basanés"(2). L'abbé
Boilat trouve IIdifficile de caractériser les traits de la
(1) BDILAT (P.O.) : E~Qu.i..~~e~ ~énéga..ea..i..~e~ ••• , éd. cit.,
t. l, p. 325.
( 2)
lb; d ., t.
l, p. XI II .

-63-
physionomie qui
pourraient distinguer les Wolofs des Nones,
des Sérères et des Mandingues ll , constatant IIla même couleur
noire, les mêmes laines sur la tête, le nez épaté, les lèvres
épaisses,
la
même
taille
grande
et élancée, la même
force de tempérament et le même caractèrell(l). Sorbiers, de
son côté, écrit que les IIWoloffs du Cayor sont les plus beaux
de tous les noirs sénégala~s et de tous les nègres ijIAfriq~e. leur peau
est aussi noire que l'ébène. Ils ont le front bombé, le nez presque aquilin,
les cheveux crépus et la partie supérieure du corps si belle, si bien pro-
portionnée, qu'ils pourroient servir de modèles à des
statuairesll(l).
Au sujet du portrait moral et intellectuel des Noirs,
le baron Roger,qui a vécu au Sénégal au début du XIxe siècle,
déclare ;IICes hommes, quoiqu'on en puisse penser, ne diffèrent
des
Européens-
que
par
la couleur. Prétention bien étrange
que
celle
de
vouloir les trouver meilleurs; mensonge impu-
dent de les dire plus méchans!II(3). les Sénégalais attachent
une importance très grande aux pratiques de politesse; selon
l 'abbé Boilat,"C'est un moyen efficace de gagner la confiance
des noirs, que de se montrer honnête et de bon ton ll (4). Sen-
ghor nous renseigne sur les qualités que l'individu, sénéga-
lais, négro-africain, doit avoir;
(1) BarlAT (P.O.)
: E-6qu.t-6-6e.-6 -6é.né.ga.la..t-6e.-6, éd.cit.,t.I, p.324-325.
(2) SORBIERS DE lA TaURRASSE (Joseph du)
; Au pa.y-6 de.-6
wolo66-6,éd. cit., p. 94.
(3) ROGER (Baron Jacques-F-rançois) : Re.c.he.Jr.c.he.-6 ~h.ilo-6ophLque.4
4U/l.
la. la.n ue. ouolo e., -6u.tv.tu cl' un voc.a. ula..ur.e.
ab~lràè- ~a.n a.~-6-ouO 0 • Paris, Dondey-Dupré père et fils,
29, p. 7.
(4) BaIlAT (P.O.)
E-6qu.t-6-6e.-6 -6é.né.ga.la..t-6e.-6 ••• , éd.cit.,
t. I, p. 363.

-64-
"[ L'J altt de. la. v..i.e. po.6tule. un .iclia.t., dont
on pe.ut d..i..6t..i.ngue.~, che.z le. Woto', de.ux a..6pe.ct.6
ce.lu..i. du PVimbou~, de. l'honn~te. homme., e.t ce.lu..i.
du $4mb4-L4K9ut~,
du noble..
A~~~ton.6-nou.6 d'a.bo~d a ce.lu..i.-la. Il ~e.pO.6e.
.6u~ uo..i..6 qua.l..i.té..6, na.t..i.ve..6 -"ve.~tu.6" hé.~é.d..i.ta...i.~e..6
ou don.6 de V..i.e.u - e.t .6u~ une. qua.l..i.té. a.cqu..i..6e..
Ce. .6ont
be.a.uté. e.t la. 6o~ce. phY.6..i.que., plutôt la. p~e..6ta.nce.
qu..i. ..i.mpo.6e. le. ~e..6pe.ct; 2° le. wtu~4~u ('Lfie.it4~J.
C'e..6t l'a...i..6a.nce. ma.té.~..i.e.lle. e.t le. .6uccè.6 da.n.6 le..6
-
d..i.66é.~e.nt.6 doma...i.ne..6 de. l'a.ct..i.v..i.té. huma...i.ne.; le.
.4~k4 (hoftt~~~J. C'e..6t le. ~~auk t~a.n.6po.6é. .6u~
le. pla.n mo~a.l, c'e..6t-a-d..i.~e. la. ~..i.che..6.6e. e.t l'e.x-
ce.lle.nce. de. l'âme.; le. tlgulA (U~4~~a4 J. C'e..6t
la. d..i..6t..i.nct..i.on da.n.6 le..6 ma.n..i.è~e..6 e.t le..6 pa.~ole..6,
d..i..6t..i.nct..i.on que. donne.nt l'é.duca.t..i.on e.t l'ob.6e.~va.nce.
de. la. ua.d..i.t..i.on" (1 J.
Senghor poursuit plus loin
"[Le.] pJl..iM..t· dt. .e' Hon"e.u1L nou.6 ..i.mpo.6e. de..6
de.vo..i.~.6. Ce. .6ont : 1° la. tIJl4~g~ [ftOnGAJ. C'e..6t
(1) SENGHOR (Léopold Sédar)
L..i.be.~té. 1, Né.g~..i.tude. e.t huma.n..i..6me.,
éd. cit., p. 76.

-65-
l'on ~end a quelqu'un ou que l'on ~eço~t (de
tallA! : "~e-6pec.t"); Zo la kèJl.44 (pIlÂaJL). C'e-6t
un mot -6ynonyme, avec. une nuanc.e de pudeu~, de
-
-
~é-6e~ve. Ajouton-6 deux devo~~-6 pa~t~c.ul~e~-6
l'oJLm& (gJL4t~.).
C'e-6t la ~ec.onna~-6-6anc.e que
-
nOU-6 devon-6 a toute pe~-6onne qu~ nou-6 a obl~gé-6;
Zo La touyibo (p~et4A). C'e-6t la ~ec.onna~-6-6anc.e
p~eu-6e que l'on do~t plu-6 p~t~eul~è~ement a -6e-6
pa~ent-6 .np~end~e -6o~n de -6a mè~e, d~t le p~ove~be,
e-6t du doma~ne de la tOllyaho"l1J.
L'individu a aussi des devoirs envers lui-même :IIÏl ne s'a-
git pas seulement d'exiger et de recevoir des marques de
te~anga",
mais encore et surtout de s'affirmer lIessentielle-
ment par le c.ou~age et la géné~o-6~té, qui sont vertus nobles ll ;
le ~uicide est l'exigence dernière de la Susceptibilité, fille
de l 1 Hon ne ur"; l e Il dyom Il est Il les e nt i men t que l' 0 nad e s a
dignité personnelle ll (2).
Au Sénégal, en particulier chez les WaLDo,
les SiAiJlt
et les raueout~uJl, il existe des castes ou des ordres carac-
térisés en général par la profession, l 'hérédité et l'endo-
gamie. Les c.eddo [ou t~edoJ formaient la milice royale; ils
étaient des guerriers. Les WalD' s'adonnaient à la chasse
II par distraction ou par circonstance ll ;
lIils sont adroits et
(1) SENGHOR (Léopold Sédar) : L~be~té 1, Nég~~tude et human~-6me,
éd.cit., p. 76-77.
(2) Ibid., p. 77-78.

-66-
manquent rarement leur coup"; -ils ne craignent ni les lions
ni les autres bêtes féroces; ils les attaquent de front et
sont
sûrs de les tuer ll ,
note l'abbé Boilat (1). Les grandes
castes·
héréditaires
sont···· constituées par les nobles,
les artisans des différents
métiers et les griots. Parmi
les
griots, ceux qui n'étaient que bouffons, courtisans
et se r vite urs é t aie nt t r è s mé pris é s : qua nd ils· mou rai e nt,
au lieu de les enterrer, les villageois les portaient loin
des habitations dans un arbre creux, ordinairement un vieux
baobab qui leur seY'Vaït de tombeau (2). Certes,le Sénégal
était un endroit 00 les esclaves destinés aux Amériques
étaient en transit:"Le'2 ju'iliet "18'46, on débarquait [à Go-
ré~deux cent cinquante noirs des deux sexes du bord d'un
trois-mâts négrier, pris dans le golfe de Guinée, nommé.
L ' El.i. z.i.a " ( 3 ). Cep end an t, l' es c l a vag e est lac 0 ndit ion d' une
partie de la population: il IIn l a jamais, à la côte et au
Cayor, le caractère de trafic humain qu'il revêt dans les
marchés du Soudan. Les esclaves appartiennent absolument au
maître, il est vrai; mais il est rare qu'ils soient maltrai-
tés par lui. Ils font pour ainsi dire partie de sa maison,
c 0 mm e [d e s] ge ns des e r vic e Il ( 4 ). Une par t i e des t r 0 upe s de t i -
,
rai l leu r s n0 i r s é t ait c 0 mp0 sée d'" e s c l ave sac he tés a u Sou dan" (5).
(1) BOILA~ (P.O.) : E~qu.i.~~e~ ~énéqala.i.~e~ ••• , éd. cit.,
t. l, p. 308.
(2) Ibid., t. l, p. 315.
(3)
Ibid., t. l, p. 34.
(4) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
Au pay~ de~
Wolo66~,
éd. cit., p. 71-72.
(5) Ibid., p. 139.

-67-
Il est écrit dans un acte notarié fait à Gorée le 26 fé-
vrier 1823 que huit esclaves rachetés au prix de "trois-
cent-soixante francs quatre-vingt-deux-centimes" par homme
"sont et demeurent libres à la condition d'entrer au service
du
Roi, de
le servir pendant quatorze ans et d'être in-
corporés immédiatement au bataillon de Gorée"(I).
Une répartition nouvelle se greffe sur les catégories
sociales traditionnelles. Dans la société contemporaine,
notamment pendant la première décennie qui suit la proclama-
tian de l'Indépendance, les capitalistes sénégalais "ne sont
pas une dizaine, ou à peine. Ce sont quelques-uns des P.D.G.
des grosses sociétés commerciales, ou des sociétés françaises
ou .franco-sénégalaises"(2); la moyenne bourgeoisie com-
prend "300 gros commerçants, une dizaine d'industriels",
"quelques dizaines d'entrepreneurs divers" et une dizaine
d'hommes spécialisés dans les professions libérales (3);
les prolétaires sont à 60% d'origine ouvrière; 80% d'entre
eux se trouvent dans le Cap-Vert et ses environs (4).
Quant aux femmes, leur rôle est capital dans la société.
( 1 ) Aete~ nota~~é~,[n°
973 du répertoire des actes
d'étu-
de~ 18231; Oak.ar, Archives du Sénégal, - cote[1 Z 25] •
( 2 ) DIOP (Majhemout) : H~~to~~e de~ ela~~e~ ~oe~ale~ dan~
l'A6~~que de l'Oue~t. II. Le Sênêgal, éd. cit., p. 230.
( 3 ) Ibid., p. 236.
( 4)
Ibid., p. 246.

-68-
Déjà t au XIXe siècle t la vanité des mulâtresses était très
rem ar qué e : à Gor é e t l 0 r s que l 1 une d' e l les par t ait env 0 y ag e,
elle
fa;s â i t
porter par une douzaine de petites filles
"des calebasses vides recouvertes de madras ll (l) pour laisser
supposer qu'elle avait de nombreux objets à transporter. Ce-
pendant t les femmes t dans
leur majorité t travaillent beau-
COUPt notamment à l'époque où n'existaient pas encore les
mac hi ne s act u e l les : Il C' est à e l les à pi 1er 1eR i s t l e r~ a hi s
ou gros Mil et le Millet t à faire le couscous t le sanglet,
à accommoder le manqer et les boissons, filer le cotton t fai're
les'habits t teindre les'pagnes oU,le fil t cultiver le ta-
bac et les ~rains, nettoyer les cases, avoir soin des bes-
tiaux, amasser les bois, apporter l'eau ll (2). Younousse Seye,
peintre et actrice t qui joue le rôle de la seconde épouse
d'El Hadji Abdou Kader B~ye dans le film Xala, a une haute
idée de la place des femmes: IIl e s femmes apportent un sang
neuf. Si la femme prend conscience du rôle qui est le sien,
elle pourrait apporter beaucoup d'énergie en donnant une san-
té morale d'abord et une santé politique et économique à sa
société ll (3), dit-elle. Dans l'histoire du Sénégal, des reines
ont dirigé des Etats; Ndaté Valla a régné au Walo, succédant
à sa soeur Ndhieumbeute,au XIXQ siècle (4). la puissance de
(1) SORBIERS DE lA TOURRASSE (Joseph du)
: Au Pay~ de~
Wolo66~ , éd. cit., p. 25.
(2) lABAT (Père Jean Baptiste)
: Nouvelle ~elat~o~ de l'A-
6~~que Oc.c.Ide~tale••• , éd. ci t. t t. II, p. 30l.
(3) SEYE (Younousse) :IIYounousse Seye, peintre t actrice,
femme ll , propos recueillis par Same N'Gosso, in A6~~que,
n° 13 t londres,juillet 1978, p. 108 t col. 2.
(4) BOIlAT (P.O.); E~qu~~~e~ ~é.~é.9ala~~e~, éd. cit., t. I t
p.
285.

-69-
la reine mère est immense. André Brue entretenait une cor-
respondance étroite avec la IIlinguère ll mère du souverain
du Cayor, le dll'lle' latir-fal-Soucabé: II Il avoit reconnu
qu'elle étoit bienfaisante, généreuse, populaire, extr~me-
ment obligeante, et que par son autorité elle empêchoit
une partie des violences et des extorsions de son fils ...
Elle lui envoya un jour un jeune Nègre de ses parents, et
le pria de le garder auprès de lui, et lui faire apprendre
la langue Françoise, afin qu'elle pût avoir un Interprète
fidèle et de confiancp' lI (l).
Ceci pose la question des langues au Sénégal. Au XVIIIe
siècle, par exemple, les marabouts et les grands seigneurs
lise servent des caractères Arabes pour écrire leur propre
langue ll (2). Au XIXC2 siècle, les chrétiens utilisent le wo-
lof:
l'abbé Lambert fit imprimer un catéchisme en Wo10f(3);
selon Sorbiers, le II wol off est la langue la plus répandue
dans toute l'Afrique occidentale. Elle est parlée non seule-
ment sur le littoral, dans le Cayor, le Walo et le Ojoloff,
mais encore sur tout le cours du Sénégal. les traitants et
le personnel [autochtone] administratif liant introduit dans
le Soudan, oD elle est la langue des affaires et du commerce ll(4);
(1) lABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elat~o~ de l'A6~~que
Oc.c.~dentale ••• , éd. cit., t. IV, p. 204-205.
( 2)
l b id., t.
II,
p. 151.
(3) BOIlAT (P.O.)
: E-6qu-i.-6-6e-6 -6éYLégala-i.-6e-6 ... "
éd.cit.,
t. l, p. 18.
(4) SORBIERS DE lA TOURRASSE (Joseph du)
: Au pay-6 de-6 Wolo66-6,
éd. cit., p. 181.
-

-70-
il précise que cet "idiome n'est point aussi barbare qu'on
pourrait se l'imaginer"(l); il a même trouvé, dans le wo1of
des mots comme'~aleubone" qui est prononcé lors d'une fête
qu'il rattache à une tradition biblique (2). Le baron Roger
affirme, de son côté
'ie~ peuple~ du Sénégal ava~ent]~u déjà
donne~ à l'ouolo6 beaucoup d'en~emble, de
dél~cate~~e et de ~égula~~té. Que de comb~na~­
~on~, quel e~p~~t d'o~d~e n'ont pa~ ex~gé ce~
p~~nc~pe~ de convent~on, autou~ de~quel~ tou~
le~ te~me~ du langage ph~lo~oph~que n'au~a~~t
pa~ 6a~t m~eux? Le ha~a~d ne c~ée ~~en de ~em­
blable. Cette oeuv~e ~uppo~e un peuple doué
If
d'un ~en~ d~o~t, d'une heu~eu~e o~gan~~at~onb.J(3).
L'abbé Boilat se demande comment des hommes "sans grammai-
riens, sans académie" ont dans leur langue "tant d'ordre,
de règles d'ensemble et de méthode"(4). Actuellement, le
wolof est
transcrit en caractèl1=~ latins;'mais des problèmes
se posent entore
. Pendant
longtemps,
le film Ceddo a
été banni des salles de cinéma du Sénégal, ~arce que le Pré-
( 1 ) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
Au pay~ de~
Wolo66~, éd.cit., p. 180.
( 2 ) lbld., p. 98.
( 3 ) R~GER (Baron Jacques-François).: Re~he~ch.e~ lh~lo~oph~q,u.e~
.". ~u~ la langue ouolo6 ••• , ed. Clt., p. 1 .
( 4 ) BOILAT (P.D.)
E~qu~~~e~ ~énégala~~e~... , éd. cit."
t.
l, p. XIV.

-71-
sident de la R~publi~ue imposait l '~criture du mot avec
un seul "d", soit "c edo", ce que Sembène Ousmane refuse
catégoriquement; Sembène s'en explique dans une lettre
ouverte, en décembre 1977 :
pubt~cat~on du t~v~e Ceddo en woto6, COmme
~t 6a~t ob~t~uct~on a ta p~oject~on du 6~tm.t.~.
Ce déc~et e~t ~cété~at, ~ét~og~ade.
Le pouvo~~ ab~otut~~te condu~t tôt ou
ta~d a ta d~ctatu~e d'abo~d du ve~be, de
t'exp~e~~~on, en~u~te a t'opp~e~~~on
et
de~ déc~et~ ~~m~ta~~e~ qu'un gouve~nement
en~ég~mente tout un peupte, te ~oumet et
te met en taute"lll.
Pour Senghor, l'étude de deux langues est une n~cessité
"En ce XX~ ~~è.cte de t' ùz.te~dépendanceC•• ~,
te b~t~ngu~~me ~'~mpo~e [ ...] a nou~. rt ne peut
lj
avo~~ de doute ~u~ ce po~nt.~.~.
rt ~'ag~t, tout d'abo~d, de cho~~~~ une
( 1) SEM BËNE (Ousmane)
: liOn ne déco l on i sera pas liA f r i que
avec les langues ~trangères", Lettre à tous les Séné-
galais et à Monsieur le Pr~sident de la République, in
Taxaw, n° 6, Dakar, décembre 1977, p. 13, col. 1 et
co1.2.

-72 -
lGftSU& K4~lOft4le pa~mi le~ nomb~eu~e~ langue~
an~icaine~ du Te~~itoi~e.G .•}
L'e~~entiel e~t que tout An~icain pui~~e
li~e et lc~i~e dan~ ~a langue"(]).
Le français, écrira plus tard Senghor, II ne sera pas enseigné
comme une langue morte. Non plus, au Sénégal comme une langue
-
maternelle, mais comme une langue l~angè~e vivante ••• Il
s'agit, en somme, comme le fait, au Sénégal, le mouvement
pédagogique du Français moderne, de considérer la langue
-latin, français ou wolof -
comme un fait social, très précisé-
ment, un in~~ument de communication en~e le~ homme~"(2).
Cheikh Anta Diop pense que grâce à l'utilisation de la langue
nationale le II génie créateur, déverrouillé, s'éveille et rem-
place le psittacisme. L'apprentissage des langues étrangères
est accéléré Il, des IIdéputés de souche popu1aire ll pourraient
siéger au Parlement et une fédération avec la Gambie serait
faci1itée(3).
Ce problème des langues traduit, entre autres, la com-
p1exité de la société sénégalaise dans laquelle de fortes
pesanteurs se font encore sentir.
(1) SENGHOR (Léopold Sédar)
Libe~tl l, Nlg~itude et humani~me,
éd.cit., p. 230-231.
(2) SENGHOR (Léopold Sédar) : Politique, Nation et Vlveloppe-
ment mode~ne. Rufisque, Impr. Nationale, 5, 6 et 7 janvier
1968, p. 86.
(3) DIOP (Cheikh Anta) : IILa véritable promotion des langues
nationales: une exigence fondamentale du peuple sénéga1ais ll ,
in Taxaw, nO 6, Dakar, décembre 1977, p. 12.

-73-
*
*
*
Trois grandes religions coexistent au Sénégal
l'animisme, l'islam, le christianisme; bien que la majorité
de la population actuelle soit musulmane.
En 1939, dans liCe. que. .t'homme. noiJr. a.PP0Jr.t.e.", Senghor
écrit:
"Le. NlgJr.e. e.~t. monot.hti~t.e.,
e.n e.66e.t., ~i
.toin que. .t'on Jr.e.mont.e. da.n~ ~on hi~t.oiJr.e.,
e.t.
pa.Jr.t.out.. I.t n'y a. qu'un ~e.u.t Vie.u, qui a. t.out.
cJr.tt, qui e.~t. t.out.e. pui~~a.nce. e.t. t.out.e. vo.tont.t.
Tout.e.~ .te.~ pui~~a.nce.~, t.oute.~ .te.~ vo.tont.t~ de.~
gtnie.~ e.t. de.~ Ancêt.Jr.e.~ ne. ~ont. que. de~ tma.na.-
t.ion.~ de. Lui.
Ma.i~ ce. Vie.u, nou~ di~e.nt. .te.~ ge.n.~ bie.n
in6oJr.mt~, e.~t. va.gue. da.n~ ~e.~ a.t.t.Jr.ibut.~,
e.t. i.t
~e. dt~int.tJr.e.~~e. de.~ homme.~. A pJr.e.uve. qu'on n.e.
lui Jr.e.nd pa.~ de. cu.tt.e., qu'on ne. .tui o66Jr.e. pa.~
de. ~a.cJr.i6ice.~.
Et. e.n e.66e.t., I.t e.~t.
a.mouJr. : on
n'a. pa.~ à ~e. dt6e.ndJr.e. de. ~a. co.tlJr.e.. I.t e.~t. pui~­
~a.nt. e.t. he.uJr.e.ux : i.t ne. ma.nge., ni n'a. be.~oin
de. .tiba.t.ion~.
Ma.i~ ce. n'e.~t. pa.~ un die.u de. boi~,
une. ~OJr.t.e. de. "~o.tive.a.u".
Me.~ gJr.a.nd~-mlJr.e.~ Si.Jlè.JU.4,

-74-
je me le ~appelle,ava~ent ~ecou~~ a Lu~ dan~
Certaines familles possèdent des lieux particuliers du nom
de
tou~e où ils font des libations tous les samedis: elles
y II ve rsent du lait et de lleau-de-vie ll (2). les fétichistes
ont leurs bois sacrés, par exemple, lecana~~, à ~~bour :lIlà,
dans le mystère de la forêt, dans un lieu caché, ils ont des
vases appelés canaris, dans lesquels ils vouent (3)11 un cul te
a ux es prit s.
les
Sé né gal a-i s
.. no t amm en t. 1es wo' 0 f, cr 0 i en t
aux génies:
homme~ ~upi~~eu~~ a nou~ et qu~ ne meu~ent
jama~~. Il ne 6aut pa~ le~con6ond~e avec le~
ange~ dont ~l~ ont une t~è~ ju~te ~die, n~ avec
du pichi et qu'~l~ abho~~ent. Le~ gin~e~ ~ont
de~ homme~ qu~ ont le d~o~t de ~e ~end~e v~~~ble4
quand ~l leu~ pla2.t, ou même de p~end.~e la
6o~me d'un an~mal quelconque. Plu~~eu~~ même
,
~ont pa~ent~ avec nou~ G.. ]. B~e6, telle~
~ont
( 1) SEN GHO R (l é 0 pol d Sé ri a r ) : "c e que 1 1 ho mm e no ira pp0 rte Il ,
in L~be~té l, Nig~~tude et human~~me,éd. cit., p. 25-26.
(2) BOIlAT (P.D.)
E~qu~~~e4 ~inigala~~e~... , éd.cit.,
t. I, p. 66.
(3) Ibid.

-75-
no-6 mlU-60n-6, dan-6 nO-6 l2.a.mpa.gne.-6, -6uJl. la. 1iIe.Jl.
e.t -6uJl. le.-6 6le.uve.-6 ••• Cha.que. gânie. a. -6e.-6 e.xi-
ge.nc.e.-6
l'un ne. ve.ut pa.-6 qu'on ve.Jl.-6e. de. l'e.a.u
c.ha.ude. a. te.Jl.Jl.e.; l'a.utJl.e. qu'on c.ha.nte. e.n te.l
e.ndJl.oit; un a.utJl.e. e.xige. qu'e.n pa.-6-6a.nt -6uJl. te.lle.
Jl.ivièJl.e.~ te.l ma.Jl.igot, on lui e.nvoie. un bon dé-
j e.une.Jl. da.n-6 un joli pla.t, e.tc..
, e.tc.." ( 1 J.
l'abbé Boilat a vu un habitant du Baal qui donnait de la
nourriture a un gros boa II qu 'il regardait comme le génie
protecteur de sa famille. Ce serpent était tell~ment habi-
tué à venir chercher sa portion de lait, qulil se rendait
du bois voisin chez le noir, régulièrement tous les mois ll (2).
les superstitions sont nombreuses. Ainsi certains individus
sont-ils craints parce qu'ils sont pris pour des mangeurs
d'âmes, capables de lise séparer de leurs corps pendant la
nuit ll (3) ;
leur origine remonterait à des temps légendaires.:.
1I1 e s hommes, après llérection de la tour de Babel, durent
passer, pour se disperser aux quatre coins du monde, devant
un lac de sang et un lac d'eau. le plus grand nombre, pres-
sé par l a sa if, se dés a l tér a en buvant de 11 eau; maïs quelques-uns
burent au lac de sang,et devinrent l"es ancêtres Il des mangeurs
d lâmes (4).
(1) BüILAT (P.O.)
E-6qui-6-6e.-6 -6énéga.la.i-6e.-6 •••fd.cit., t.I,
p.318.
(2) BüIlAT (P.O.)
E-6qui-6-6~-6énéqa.la.i-6e.-6 • •fI éd. ci t. ,
t.
l, p. 319.
(3) SORBIERS DE lA TOURRASSE
(Joseph du) : Au Pa.q-6 de.-6
Wolo66-6, éd. cit., p. 73.
( 4 )
1b id. .

-76-
L'islam nia pas complètement effacé les croyances
ancestrales. IIL'apparition des Almoravides dont le fonda-
te ur se serait réfugié dans une île du Sénégal, contribua
à la disparition de 1 IEmpire du Ghana qui fut détruit en
1076 et à la transformation du royaume du Tékrour à la
suite de la conversion du roi à l'Islam ll (l). Ainsi l'implan-
tation de la religion musulmane au Sénégal est très ancienne.
La conversion des T~ucouteu~ a commencé dès lè Xlè siècl~• .
En.1818,Mollien remarque que Ille mahométisme fait cliaque
jour des ~rogrès et deviendra bientôt la seule r~ligion
du pays du Cayor ll (2). En 1726, le père Labat constate que les
IINègres du Royaume de Mandingue, qui sont des plus zélez pour
leur Religion, sont
( ••• ]
les
~1 i s s ion nair e s du
JI1 ah 0 mé t i s me Il ( 3 ).
Les marabouts ont une grande autorité dans la société
sénégalaise. En 1853, l'abbé Boilat fait observer qu'on lI en -
ten.d, en g~néral, par marabout un prêtre mahométan", mais
qul"il faut aussi comprendre dans cette catégorie tout homme
recommandable par ses bonnes moeurs et pratiquant toutes les
(1) LAVROFF (Dmitri - Georges) : La République du Sénégal,
Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1966, p. 9.
(2) MOLLIEN, cité par MONTEIL (Vincent) in L'I~lam noi~,
Paris, Editions du Seuil 1971, p. 107.
(3) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elation de l'A6~ique
Oeeidentale .•. , éd. cit., t. II, P.271.

-77-
observances
de la loi ll , et que ces IIhommes moralisent
le peuple, donnent généralement des conseils de paix et
de conciliation ll (1); ces II gr ands marabouts ne portent
point de grigris et n'en font point, ils se contentent
de prier pour ceux qui se recommandent à eux ... Lorsqu'ils
joignent à ce prestige un âge avancé, alors les Wolofs
les regardent comme des représentants de la Divinité ll (2).
En 1897, le traitant Sorbiers note qu'il existe lichez les
Woloffs des espèces d'anachorètes, nommés valiou. Ce sont
des musulmans qui, dans un esprit de pénitence ou pour
tout autre motif, vivent isolément dans les
~is et se
nourrissent d ' herbes ll (3). El Hadji Amadou Dem, né vers
1892, marabout établi à Sokone, près de Kaolack,1I a consa-
cré plus de vingt ans à rédiger une ex~gèse coranique
(tafsir), en vingt volumes, dont le premier est paru à
Tan ge r en 1962, sou s let i t r e Vil! â. ' a. ft NiJ( â. ft Il ( 4 ). Dan s les
villages, les marabouts sont souvent chargés de l'éduca-
tion de la jeunesse. Certains marabouts sont des charla-
tans; ils abusent de leur influence II pour vendre des prières
écrites' sous
le
nom
de
g~ig~i~
aux crédules ll (5),
déjà au XIXe siècle.
(1) BOILAT (P.D.)
E~qui~~e~ ~éftéqalai~e~.•. , éd. cit.,
t.
I,
p. 301.
( 2)
l b id.
~3) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du) : Au pa.f/~ de~
Wolo66~, éd. cit., p. 70.
(4) MONTEIL (Vincent) : L'I~lam ftoiJ(, éd. cit., p. 149.
(5) BOILAT (P.D.)
E~qui~~e~ ~éftégalai~e~••. , éd.cit.,
t.
l, p. 302.

-78-
l'abbé Boilat nous renseigne sur les pouvoirs extraor-
dinaires que peuvent détenir les marabouts; ainsi parle-t-il
de
ll'un
d'entre eux
qui tire la bonne aventure
"Le makabout ~e 6a~t appoktek du ~able;
~l y tkace quelque~ ~~gne~ cabal~~t~que~ qu'~l
e6nace en pk~ant. Il 6a~t payek, à l'avance,
une ~omme d'akgent, ~an~ laquelle ~l ne pOukka~t
êtke ~llum~né : c'e~t le W~~k4l, qu~ ~~gn~6~e
~llu.~K4t~OK. Pu~~ ~l donne à la pek~onne qu~
con~ulte la pekm~~~~on de demandek mentalement
les marabouts appelés Th~ekno gardent leurs secrets entre
eux
mekve~lleux : ~l commun~que le don d'~llum~na­
t~on et de pkophét~e; ~l met l'homme en kappokt
~nt~me avec V~eu, le~ ange~ et le~ d~able~. Le~
makabout~ qu~ l'étud~ent dev~ennent al~éné~,
(1) BOIlAT (P.D.)t.E~qu~~~e.~
Sé.né.gala~~e~ •.:éd. cit q
t.I;
p. 303.

-79-
~'~l~ n'ont pa~ le jugement ~ol~de. ùn y
t~ouve toute ~o~te de ~ee~et~; la leetu~e
en e~t ~nte~d~te a qu~eonque n'e~t pa~ ~eçu
dan~ la ~oe~été de~ Th~(~K04; e'e~t une e~-
pèee de maçonne~~e dont le~ ~ee~et~ ~ont ~n-
v~olable~{ ...}
~e~ ma~about~]~avent de~ évoeat~on~ eont~e
~endent ~mmob~le et ~neapable de Ku~~e. B~en
plu~, ~l~ ont un langage que ee~ an~maux eom-
p~ennent, en ~o~te qu'~l~ obé~~~ent aux pa~ole~
my~té~~eu~e~ qu'on leu~ ad~e~~e. Le~ nèg~e~
~o~e~e4~. Pa~ ee~ évoeat~on~, on peut t~ave~~e~
le~ ~~v~è~e~ le~ plu~ [~n6 e~tée~Jde e~oeod~le~,
le~ 6o~êt~ le~ plu~ 6~équentée~ de~ l~on~ et
Nombreux sont les marabouts qui s'intéressent à la
politique. En 1862-1863, les Français se sont heurtés à
1,1 ac t ion de Ma ba 0i akhou Bâ :
(1) BOIlAT (P.DJ: E~qu~~~e~ ~énégala~~e~... , éd. cit.,
t. I, p. 400 et p. 405.

-80-
nV~jd d la 6in de 1862, Maba avait 6ait
et le NGabou.G ..Jo
de Ca~abane, e~t ~illonn~e pa~ de~ 6anatique~nllJ.
Les marabouts étaient surveillés de près par l'administra-
tion coloniale qui les avait
fichés presque tous (2). Ils
se répartissent dans plusieurs sectes.
En effet, au Sénégal, les confréries musulmanes sont
très importantes; les deux plus grandes sont celle des
tidjane et celle des mou~ide. La eonfrérie Qâdi~iya a été
fondée en 470 de 1 'hégire (1077-78 après Jésus-Christ) par
Sidi Abde1 Kader El Dji1ani "dans un but philanthropique
et pour lutter contre la dissolution des moeurs au moment
Oll
il répandait sa doctrine ll (3) au Proche-Orient et en Afrique
du Nord;
1a
maison mère de cet ordre se situe à Bagdad;
le chef de cette confrérie, au Sénégal, réside à Ndyasan;
dans les années 1960-1970, c'était Cheikh Bou-Kounta, un
gros cultivateur, qui passait II pour un des, hommes les plus
riches du Sénéga1 11 (4).
(1) ADAM (MJ : Notiee hi~to~ique ~u~ le po~te de S~dhiou
Ide 1838 d 18831,
1894, Dakar, Archives du Sênéga1, cote
[1 G 193], p. 7.
(2) Politi ue mu~ulmane, aetivit~~ de~ ma~about~, Dakar,
rchlves du Senega1, cote
13 G 671, piece nO 12;
1906-1917.
(3) MARCHAND (M.) : Notiee ~u~ le~ ~eete~ ~eligieu~e~ mu~ul­
mane~ (1898), Dakar, Archives du Sénêga1, cote [l G 2311,p.12.
(4) MONTEIL (Vincent)
: L'I~lam no·i~, i,d. c-it., p. 14-1.

-81-
Les bas es de 1 1 0 r dr e de 1a Ti d j a n.i a
0 nt
été jet é e s
à Fez,
au Maroc, par Sid Ahmed ben Mohamed; l'un de ses fils
envoya des émissaires Il dans toutes les parties du Sahara, au
Soudan et jusqu'au Fouta sénégalais ll qui II r éussirent à affilier
un nombre considérable d'individus ll (1). L'un des plus grands
ma rab 0 ut s t i dj an. e duS é né gà 1 f Li t . EL Ha dj i -~~ al i c k Sy - (1856 ':'19 2 9 h
il a laissé II U n grand renom de'science et de piété ll (2t;
chaque année, à l'anniversaire
de la naissance du Prophète,
des milliers de fidèles se rendent en pèlerinage sur sa
tombe à Tivaouane. Vinc.ent Monteil affirme que 1 e Tidjan.e El
Ha dj i l br ah i maN i as s est 1 ' Il une des pers 0 nna 1 i tés 1es plu s
remarquables ll des marabouts du Sp.négal dans les années 1960-
1970':
IIFils de marabout, il est le petit-fils d'un simple
forgeron du Djolof. Il a fait ses études en Mauritanie et
passe pour un grand savant, auteur de
nombreux ouvrages reli-
gieux.
Il vit à Kaolack,dans son fief de Médina~.~.
Il occupe
dans une enceinte, plusieurs pavillons. Il reçoit dans sa
chambre, pièce obscure"tous volets fermés,assis sur un grand lit
de fer,
la radio et le téléphone à portée de la main. C'est
un homme âgé, imposant et majestueux, corpulent, vêtu de blanc,
coiffé d1un bonnet de laine blanche, les traits lourds sou-
lignés par une courte barbe presque blanche. Très cultivé~·1,
(1) MARCHAND (MJ: Notice ~Uk le~ ~ecte~ kell~leu~e~ mu~ul­
man.e~
(1898),
Dakar, Archives du sênêga ,cote
[1 G 231],
p.26-27.
(2) 1'.1ONTEIL (Vincent): L'I~lam n.olk, é.d. clt., P. 146.

-82-
il
comprend tout mais pr~f~re parler wolof"~ enfin,
il a le confort moderne, "une superbe voiture américaine",
jouit d'une grande influence au Nig~ria,
notamment, et
entretient une m~dersa (1).
De son côt~, la confr~rie mou4id~ a ~t~ fond~e vers
1880 par Cheikh Ahmadou Bamba Mback~
(1850-1927). Le coeur
de la vie de la confr~rie est constitu~ par Touba
où a
~t~ ~levée sur la tombe du fondateur,une grande mosqu~e
inaugur~e le 7 juin 1963 par L~opold S~dar Senghor, alors
frésirlent de la R~publique. Touba est le lieu d'un p~leri-
nage annuel: chaque fois,
les milliers de p~lerins laissent
entre'
'les
mains
du
Grand Serigne de la confr~rie une
somme estim~e à deux cents
millions de francs C.F.A., dans
les ann~es 1960-1970; à cette même ~poque,
la moiti~, &u
moins, de la récolte d'arachide, qui est le principal pro-
duit du S~np.gal,
serait fournie par les adeptes du "mouri-
di sme ". Ce ux - c i o nt
cr é é
plus de deux cents villages
de colonisation pacifique

,1 'int~rieur du pays; ils s'a-
donnent aussi bien à l'agriculture qu'au commerce. Selon
Serigne Moustapha Bassirou Mback~, le port~-parole du Kha-
1if gén~ral ou Grand Serigne, le "moultid~ nia que deux
pr~occupations : l'amour de Dieu et le travail"(2).
(1) MONTEIL (Vincent)
: L'I~~am noilt, ~d. cit., p. 147-148.
(2) MBACK~ (Serigne Moustapha Bassirou), propos recueillis
dans "L'au-revoir du pr~sident Senghor", in Sé.né.ga~
d' auj oultd 1 hu'<' magaz'<'n~,
r·l ai, 1981, p. 68, co,. 3.

-83-
La vie associative est une des caractéristiques des
confréries. Lors du deuxième congrès de la Fédération des
Associations islamiques du Sénégal, tenu du 31 marS au
1er avril 1978, Serigne Abdoul Aziz Sy Junior
déclarait
"Le but de la Fldl~ation, c'e~t d'uni~
le~ mu~ulman~ et de ~e~~e~ leu~~ ~ang~, c'e~t
d'uni6ie~ le~ mouvement~ qui ~e ~lclament de
l'I~lam a6in de ~lali~e~ un dlveloppement cul-
tu~el, ~pi~ituel et ~ocial 60ndl ~u~ la 6~ate~­
nitl en la Foi et en l'Attachement
~]la p~o­
tection de Vieu, en l'o~donnancement du Bien
et en l'inte~diction du Ma(E.~.
Le~ ~elation~ ent~e la Fldl~ation et le~
Pouvoi~~ public~ ~epo~ent ~u~ la ba~e d'une
~encont~e au milieu d'un chemin pou~ autant que
la ~lali~ation du bien commun p~o6ite a chacune
de~ deux pa~tie~ compte tenu de la ~plci6icitl
et du ~e~~o~t qui ~ou~-tend le~ activitl~ de
chacune d'elle~ au~~i longtemp~ que le Gouve~ne­
ment ~econnaZt~a la libe~t~ de con~cience, ~on
utilité et ~on e66icacité et,qu'il ~e~a convain-
cu qu'elle e~t une nlce~~itl ab~olue pou~ ~lali­
~e~ le p~og~è.~ ~ocial intlg~al.E ..}
Pa~mi [le~J gang~è.ne~
qui ~ongent le plu~
g~avement la ~ociltl, citon~ la pa~e~~e, la

-84-
~cté~o~e
et ta ~tagnat~on, te phénomène du
chômage votonta~~e ~e ~éüug~ent ce~ta~n~
qu~ pen~ent qu'~t~ ont te d~o~t de ~e~te~ ~an~
homme~ qu~ ~'ap~to~ent ~u~ teu~ ~o~t. Ceux-tà
t~ouvent que, pou~ v~v~e, ~t~ peuvent ~ecou~~~
de pouvoi~ ~e contente~ du ~ti~ct m~n~mum
et c~o~ent à to~t que ce ~o~t e~t cetu~ qu~ a
été de~t~né à t'avance au mu~utman dan~ ce mondef.j.
[L~ Ret~g~on mu~utmane condamne t'o~~~veté
et te~ teJ1daJ1ce.~ 6atat~~te~, C•.•J t' I~tam e~t
une ~et~g~on [üondée] ~u~ t'~dée que t'homme ~t' compo~é
de deux natu~e~ comptément~~~e~, maté~~ette et
~pL'(~tuettef. :J.
~e~ p~em~e~~ mu~utman~ éta~ent de~ d~~ec­
teu~~ de p~~è~e~, ve~~é~ dan~ te d~o~t mu~utman
et de~ cUéb~~té./.l ~péc~at~~ée~ dan~ te~ ~eC:he~che~
~c~ent~6~que~ de n' ~mpo~te quette d~~c~pt~ne [O. 3".( 1 J.
Abdou Aziz fustige aussi l'orgueil mal placé, la corruption,
le gaspillage et l'avarice; il conseille aux musulmans d'a-
voir le sens de la mesure.
(1) SV (Serigne Abdoul Aziz) ) Junior: Rappo~t mo~at. Ile
congrès de la Fédération des Associations islamiques du
Sénégal, du 31 mars au 1er avril 1978; Dakar, I.F.A.N.,
respectivement p. 3-4, p. 9, p. 31, p. 32, et p. 36.

-85-
l'implantation du christianisme est beaucoup plus
tardive que celle de l'islam. l'abbé Boilat pense que les
Portugais sont les premiers Européens qui ont envoyé des
prêtres sur la côte occidentale de l'Afrique; il donne pour
preuve l'existence de la chrétienté de Joal. En tout cas,
en 1635, "deux révérends pères capucins., nommés le père
Alexis de Saint-lô et le père Bernardin de Renouard, allèrent
s'établir à Rufisque, alors comptoir portugais très fréquen-
té par plusieurs nations d'Europe. Ils y firent un certain
nombre de chrétiens"(l). l'abbé Demanet fut le premier prêtre
envoyé
au
Sénégal avec
"1es titres de curé et d'aumônier
de par le roi" de France, en 1763 (2). En 1778, la Congréga-
tian du Saint-Esprit fut chargée du
Sénégal. liEn 1780, M.
l'abbé Coste fut envoyé en qualité de chef ecclésiastique
au Sénégal. Ce saint prêtre fut l'apôtre de Joal
: c'était
en ce lieu qulil passait la majeure partie de l'année à ca-
téchiser les Sérères"(3). En 1831, il Y avait 1430 chrétiens
au Sénégal
(4). l'église de Gorée date de 1827, celle de
Saint-louis de 1826.
Ainsi, les religions tiennent une place. primordiate
dans la société sénégalaise, ancienne et actuelle. Du mysti-
(1) BOIlAT (P.O.)
E~qui~~e~ ~énégalai~e~... , éd.cit.,
t.
1, p. 21.
(2) Ibid.
(3) Ibid., t. 1, p. 28.
( 4 )
: eo~~e~
du
Gouve~neu~... ,
Dakar,
2 571 , lettre nO 1,
.
__
.
.__ ~_-i

-86-
cisme le plus pur au charlatanisme le plus vil, toutes
leurs facettes sont représentées.
*
*
*
Il nous faut tenir compte de la politique conçue
comme système de gouvernement, philosophie
de la vie,
projet ou utopie.
Selon la légende, un grand vieillard, le génie du
lac de Dialakar, appelé Bay Samsane, est l'ancêtre des
wolof; son apparition s'accompagne de phénomènes extraor-
dinaires :1I1e tonnerre gronde, la foudre sillonne la nue,
le jour s'obscurcit, la cime des forêts s'incline sous un
vent de tempête, la terre tremble, le lac soulève des vagues
jusqu'au ciel ll (l); il
existe une tradition qui veut que l'ori croit
IIqu'un jour Bay Samsane apparaîtra de nouveau, pour rame-
nerparmi nous le temps heureux de la concorde et de la paix ll (2).
A l'époque de la monarchie, en général, la fonction
la plus importante du roi est celle d'arbitre; il juge,en
principe,pour des conflits graves; il doit faire régner la
(1) SORBIERS DE LA TOURRASSE,(Joseph du)
Au Pa.lJ~ de./) (:Jo-
to66~, éd. cit., p. 166.
(2) Ibid., p. 169.

-87-
justice,sauvegarder l'intégrité du royaume, maintenir la
paix. De plus, lIil y a un Con.6e.Lt du TJtône., formé de hauts
dignitaires héréditaires et de notables, chefs des plus
grandes familles du royaume. Le Roi, traditionnellement, ne
pouvait rien décider d'important sans l'assentiment de ce
conseil ll (l). Dans la légende, le souverain Ndiadiane Ndiaye
fut choisi pour sa sagesse. L'héritage du pouvoir ne se
fait pas de père en fils, généralement :IIS e l on les Lois [: ..J
de presque tous les Etats gouvernez par des Nègres, la cou-
ronne ne passe point du père au fils, c'est au frère du Roy
ou à son neveu à qui elle appartient; quand le Roy nia point
de frère, de père et de mère, c'est à son neveu
fils de sa
soeur que la couronne appartient ll (2). Le comportement des
princes est divers. En visite à Tivaouane, à la fin du XIXe
siècle, le souverain du Cayor, Samba Laobé, est décrit II C O U-
ché sur une natte de jonc, au milieu de ses hommes, armés
jusqu'aux dents, le doigt sur la gâchette de leur long fusil,
prêts à faire feu au premier signal. Deux esclaves maures
soutenaient sa tête hautaine; à ses pieds, un griot promenait
négligemment ses doigts sur son ekJtalam [ou khalam. guitare
traditionnellell1 (3). A llépoque d'André Brue, le II petit Brac ll ,
considéré comme le successeur du roi du Walo, avait un privi-
(1)
SENGHOR (Léopold Séclar ) : L.i.be.Jtté. 1, Né.gJt'<'tude. e.t huma-
11'<'.6 me.,
éd. c i t ., p. 75.
(2) LABAT (Père Jean Baptiste) :
Nouve.lle. Jte.lat'<'on de. l'AUJt.<.que.
ùee.<.de.ntale. ••• , éd.cit., t.
II, p. 196.
(3) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
: Au paLf.6 de..6 Wolonu.6,
éd. cit., p. 109.

-88-
lège bizarre :lItout ce qulil rencontre lorsqu'il est sur
les chemins, soit homme, soit animal, lui appartient s'il
lep eut f air e pre ndr e par ses ge ns [. . .]. Cel a est cau s e
qulil ne trouve personne
sur sa route ll (I). Il a dû y avoir
un changement notab l e entre le XVI le ou le XVI Ile. sj,è.c l e et
le XIXe siècle, puisque l'abbé Boilat écrit, en 1853 :
"Figu~ez-vou~ le~ temp~ antique~, oa le~
appa~eil et ~4n~ pompe. rmaginez-vou~ le~ ehe1~
de~ peuple~, menant eux-même~ leu~~ boeu6~ boi~e
eondui~ant leu~~ ehameaux aux
patu~age~; ~e~vant eux-même~ leu~~ hôte~, et
leu~ app~êtant le kou~kau~ et le poi~~on. Rep~é-
~entez-vou~ ~u~tout le~ p~inee~~e~ ~e levant
la 6amille et de~ ét~4nge~~, et vou~ eommenee~ez
a avoi~ une ju~te idée [de~ ehe6~wolo6~"(2J.
Il a existé aussi au Sénégal un système d'organisation
républicain avant 1960. Il en fut ainsi de ~a République des
Ltbou du Cap-Vert qui avaient rompu avecle Cayor en 1790; son
président prit le titre d'élimane :IIAfin de maintenir la mora-
(1) LABAT (Père Jean-Baptiste) : Nouvelle ~elation de l'A6~ique
.
0 e e ide nta le. •• ,é d. c i t ., t.
l l, p. 2 4 7 •
(2) BOILAT (P.O.)
E~qui~~e~ ~énéqalai~e~... , éd. cit., t. l,
p. 51-52.

-89-
lité parmi les citoyens, il fut décrété que le gouvernement
serai.t basé sur les lois du Koran, et que l'élimane serait
toujours le premier marabout; qulil y aurait un sénat compo-
sé des chefs de chaque village et de vieillards de Dakar,
qui est la capitale. l'élimane est nommé à vie, tant qulil
pratique les devoirs de sa religionf.~.Tous les hommes sont
soldats en temps de guerre"(l). Cet Etat s'administra comme
une "République fédérative" jusqu'en 1857, "époque de la prise
de
possession
de
Dakar par les Français"(2).
Cette occupation pose la question de la conquête colo-
niale. Des traités sont conclus, à différentes époques, entre
les souverains autochtones et les Français; ainsi, en 1679,
"1es Rois de Cayor et de Sine cèdent à la France le territoire
situé
entre le Cap Vert et la Gambie, avec une profondeur
de six lieues de terre vers llintérieur"(3), en partant de la
côte. le poste de Sédhiou fut construit en 1838 sur un terrain
de "250 mè t r e s de
longueur sur 100 mètres de largeu~ cédé
par les chefs du Boudhié, moyennant une coutume annuelle de
195 francs de l'époque; ensuite le Boudhié devint une "proprié-
té de la France par voie de conquête"(4). les territoires dif-
ficiles à conquérir comme le Cayor éta~ent surveillés avec vi-
( 1 ) BOIlAT (P.O.) : E~qui~~e.~ Sé.Y1.é.ga.lai~e.~ ••• , éd.cit., t. I,
p. 43.
( 2 ) _N~o~t_i_~_e.~~~u_~~l~e.~C~a.~l~/~o~_ (1837-1870), Dakar, Archives du Séné-
ga 1, co t e [1 G 36], pi è ce n° 1, p. 6.
( 3 ) I bid., p. 16.
( 4 ) PINET-lAPRADE (Colonel), [lettre]
in Noti~e. hi~to~ique. ~u~
le. po~te. de. Sldhiou Ide. 7838 a 7883), par ADAM (M.), 1894;
Dakar, Arc Il ive s duS ênêgal, c0 t e [1 G 193], p. 3.

-90-
gilance t comme l'indiquent ces propos du père Labat ":Latir-
Fal Soucabé étant mort depuis dix-huit-mois t ·et ses deux en-
fants aiant partagé la succession t l'aTné appelé Mar-Issafal
a eu le Roiaume de [Cayo1Jt et a pris par cet endroit la quali-
té de ~amel. Le cadet nommé Kué-Comba est devenu Tin ou Roi
de Baol
: ce pa~tage les rend moins considérables et moins
à craindre"(l). Les Français collaboraient en général avec
les notables et les princes des régions conquises: le Walo t
par exemple t lia été divisé en plusieurs cercles ou cantons t
à la tête desquels on a laissé les anciens chefs"(2)
. Les
communes de Saint-Louis t de Gorée-Dakar sont créées en 1872 t
puis celle de Rufisque en 1880 t enfin celle de Dakar séparée
de Gorée en 1887. Les habitants de ces quatre communes sont consi-
dérês comme des Français;les autres sont des " su jets". En 1946 t
Il t 0 us
les r e s sor t i s san t s des Ter rit 0 ire s d 1 0 ut r e - ~1 e r a ur 0 nt
la qualité de citoyen"(3).
Le Sénégal a été représenté à l'Assemblée Nationale
française par plusieurs députés t dont Blaise Diagne en 1914 t
Galandou Diouf en 1934 t Lamine Guèye et Léopold Sédar Senghor
en 1946 t Senghor et Abbas Guèye en 1951 t enfin Senghor et
,
Mamado~Dia en 1956. Né le 14 octobre 1872 t Blaise Diagne t
admis dans l'administration des Douanes 8U Sénégal en 1892 t
( 1 ) LABAT (Père Jean Baptiste) : Nouvelle ~elat~on de l'A6~~gue
Oc.c.~denta.e.e ••• ,~d. cit. t t. IV t p. 250-251.
( 2 ) SORBIERS DE LA TOURRASSE (Joseph du)
: Au Pay.6 de.6 Wo-
lo66.6,
éd. cit. t p. 140.
( 3 ) BRIGAUD t (Félix) : E:tude.6 Sé.llé.gala~.6e.6, nO 9 t Conna~.6.6ance
.du. Sé. né. 9ai . .. , éd. c i t . t p. 72.

-91-
travailla au Dahomey, au Congo, à la Réunion, à Madagascar
et à Cayenne; franc-maçon,
il répondit un jour à un commis-
saire de police qui voulait l'embarrasser en signalant qulil
avait assisté à une cérémonie religieuse chrétienne :"je ne
suis pas croyant"(l). Pendant la guerre de 1914-1918, Blaise
Diagne fut nommé Commissaire de la République dans l'Ouest
africain, chargé d'organiser les recrutements de soldats; en
juillet 1930, il fut délégué français à la 14e session de la
Conférence Internationale du Travail, à Genève, qui avait à
son
ordre du jour l'étude du travail forcé. Marié, à 37 ans,
à une Française originaire de l'Orléanais, gardant une élégance
Qui
lui
valut "la réputation d'être l'un des députés à la
mis e 1a plu s r e che r ch é e Il ( 2 ), i 1 fut à Par i s l e cor r e s po ndan t
du jeune étudiant Léopold Sédar Senghor. Il est mort le Il
mai 1934 à Cambo.
En 1789, les habitants du Sénégal, "Nègres ou Mûlatres ll ,
ont envoyé un cahier de doléances aux "Citoyens François te-
nant les Etats-Généraux"(3).
Ousmane Socé
Diop écrira, lorsqu'il sera ambassadeur
du Sénégal aux Etats-Unis :
(1) MAUREL (Jean-François)
: Centenai~e de Blai~e Diagne,
Dakar, Archives du Séné~al,
1972, p. 5.
(2) Ibid., p. 17.
(3) Assemblée générale des Habitants de l'Isle Saint-Louis
du Sénégal, Ch. CORNIER, Maire de l'Isle, Président, le
15 Avril 1789.: T~l~ Humble~ Vollance~ et RemontnanceA de~
Habitan~ du Slnlgal, aux Citoqen~ Fnan~ai~ tenant le~
Etat~-Gé.né.naux, Dakar, Archives du Sénegal, cote [bi"III'
4° 33511, p. 2 et p. 1.

-92-
~oc~at~~me. Cette doct~~ne n'e~t n~ cap~tat~~me
t~bé~at n~ ma~x~~me. Ette e~t ~oc~at~~me avec
g~eu~e~ et mo~ate~. Ette va dan~ te ~en~ de
t'o~gan~~at~on de ta p~oduct~on et de~ ~e~~ou~ee.6
na.t~onate.6
po.uJ[
une d~~t~~but~on équ~table
qu~ donne a ta ma~~e de~
t~ava~tteu~~ une con-
d~t~on huma~ne décente cont~e te~ p~o6~t~ pa~-
6o~~ ~candateux. Ma~~ ceta, avec V~eu et no~
éth~que~ t~adLt~onnette~"11 J •
Pour les éditorialistes de La Lutte, organe du Parti Afri-
c a i n de 1 1 l ndép end an ce, don t 1e s i dé e s .s 0 nt pro che s de celle s
(j'Ousmane
Sembène
, la IIl utte des peuples coloniaux pour
leur libération s'inscrit dans la lutte générale des forces
de paix et de progrès contre 1 'impérialisme ll (2).
Depuis 1976, avec l'ouverture démocratique, le nombre
de partis politiques et de syndicats de toutes les obédiences
possibles
siest
multiplié. Dès 1955, le' Comité Général
( 1 ) DIOP (Ousmane Socé)
: L'A6~~que a t'heu~e de t'Indépen-
dance, New-York 1960-1963. Paris, Nouvelles Editions
Latines, 1963, p. Il.
'
( 2 ) Editorial
:IIPour un large front de libération nationale:
Le Front unique de lutte pour l'Indépendance ll ,
in La
Lutte [Directeur: Majhemout
OIOP; Rédacteur en Chef:
Baïdy T. LV], n° 14, septembre 1958,
Dakar, p. 1, col.l.

-93-
de 1 'Union Territoriale des Syndicats C.G.T. du Sénégal
a décidé de quitter la Confédération Générale du Travail.
Avant 1960, les partis politiques sénégalais avaient mani-
festé leurs particularités, dans leurs méthodes d'action
et dans leur organisation. Le Parti Africain de 1 'Indépen-
dance, premier parti marxiste-léniniste sénégalais, a été
créé en septembre 1957 à Thiès, ville qui est considéréecomme
le
berceau
de
la lutte du mouvement ouvrier sénégalais.
Actuellement, le nombre de journaux nationaux publiés peut
être estimé à plus de quarante; certains sont indépendants,
d'autres sont contrôlés ou détenus d1un côté par 1 'opposi-
tion, de l'autre par le pouvoir ou ses organismes officieux.
Il existe des
cercles de discussion pour l'intelligentsia
sénégalaise, à l'instar du Clu.b Na.t.i.oY/. e.t Déve.loppe.me.nt dont
les débats sont lId'une liberté d'expression qui aurait été
stupéfaite en Afrique ailleurs qu'au Sénégal ll (l). Certains
hommes de presse défendent leurs prérogat'ves_, comme Mam
Less Dia, fondateur du journal satirique Le. Pol.i.:t.i.~.i.e.Y/.
:
"Dans la bataille que nous menons contre les ennemis de la
liberté de Presse, nous n1utiliserons comme armes que le
courage, la froide lucidité, la foi et la maîtrise parfaite
des principes déontologiques sacrés qui régissent notre pro-
fession ll (2). Les fondateurs du journal d'opposition And Sopp.i.
(1) FOUGEYROLLAS (Pierre)
: oa va. le. Sénéga.l (An.a.ly~e. ~pe.~­
t~a.le. d'u.ne. n.a.t.i.on. a.&~.i.~a.~ne.), Paris, Editions Anthropos,
1970, p.
18.
(2) DIA (r'1am Less) : "Bataille pour la survie", in Le. Pol.i.t.i.-
~.i.e.n, n° 9, septembre 1977,
Dakar, p. 1, col.l.

-94-
expl iquent leur objectif dans leur premier numéro: "And
~ a p pi est un j 0 ur na l qui s 1 ad r es s eau peu p les é né gal ais.
Il s'inscrit dans ses traditions de lutte, de protestation,
de critique sociale et politique.
Il
répond à un besoin
ressenti
par toutes les couches de la population: besoin
de véri:té, besoin de
clarté, besoin de changement"(l).
Le Président de la République Abdou Diouf a entrepris
de lutter contre l'''enrichissement illicite"; ce délit est
constitué "par la constatation de l'impossibilité pour une
personne ayant abusé de ses fonctions pour s'enrichir, d'ap-
porter la preuve de l'origine licite
des éléments de son pa-
trimoine ou de son train de vie actuel"(2).
De son côté, une
partie de l'opposition, qui
défend les intérêts des paysans,
des ouvriers, de la petite bourgeoisie intellectuelle et de
la bourgeoisie patriote, s'en prend à la "bourgeoisie
bureaucratique
parasitaire" qui, "installée comme un kyste aux commandes de
l'appareil
d'Etat a conduit le pays dans un délabrement et
une dépendance dont la tyrannie de l'arachide donne un
e xe rn ple" ( 3 ).
La culture est un point fondamental
qui
a intéressé
(1) DIA (Mamadou) et THIAM (Maguette)
: "S'unir pour changer",
in And Soppi,
n° 1, Dakar, juin 1977, p.
1, col.
1.
(2) THIAM (Habib)
: "La loi sur l'enrichissement illicite
frappera tous les coupables sans distinction", propos
recueillis par Aziz DIOP Bogou, in A6~ique T~ibune,
n° 20, Dakar, septembre 1982, p. 2, col. 2.
(3) THIAM (Samba Diouldé) : "Le Gouvernement passe aux aveux
La Ban que r 0 ute est là", i n An d Sap pi , n° 15, a 0 Ût 1978,
p.
9, col.
2.

-95-
aussi bien les politiciens que les artistes et les écrivains.
Abdou Diouf prononça un discours principalement axé sur la
culture et le développement devant les participants d'un
colloque tenu à Dakar, en octobre 1976, lors du 70e anniver-
saire de Senghor :
"Aucun hommage ne ~au~ait 19a1e~ le don
d'une ~l6lexion vivante ~u~ le~ que~tion~ ma-
jeu~e~ que po~e la p~obllmatique de la cultu~e
dan~ le dlveloppemen~t.~.
Vou~ avez ~u lvite~ d'en6e~me~ l'authentici-
tl de~ tlmoignage~ et de~ communication~ dan~
un cad~e ~igide, en in~tituant un climat de li-
be~tl dan~ vo~ di~cu~~ion~ et vo~ dlcla~ation~
Ceci con6è~e a vot~e colloque une ~igninication
~inguliè~e g~âce à la lib~e ~l6lexion ~u~ le~
g~and~ p~oblème~, la di~cu~~ion c~itique et le~
initiative~ ho~~ de toute cont~ainte ou p~loccu­
pation o66icielle-[- ..}
Le dlveloppement doit intlg~e~ la cultu~e
entendue à la 6oi~ comme un en~emble de compo~te­
ment~ qui donne à une ~ociltl ~a con6igu~ation
~plci6ique, ~elon ~e~ be~oin~ p~op~e~ et ~on ~y~­
tème de valeu~~ impo~ant de~ exigence~ mo~ale~
et de~ 6inalLtl~ humaine~.~ . .J.

-96-
Comme on l'a déjà dit, dan~ le~ pay~ en
voie de développement, la cultu~e appa~alt ~i
e~~entielle Qu'aucun e66o~t de développement
pa~6aite de ~oi, de ~on identité.t.~.
Le~ t~adition~ ne ~ont un ob~tacle que
lO~~Qu'elle~ ~ont 6igée~ dan~ la ~épétition
~ituelle de~ ~igne~ et de~ ~ymbole~ pou~ deve-
ni~ objet de contemplation immobile de ~oi.G.~.
Il ~'agit de concilie~ le~ 6acteu~~ de
changement et la 6idélité à ~oi-mlme, l'a~pi~a-
Pour des hommes comme Alioune Diop, fondateur de Présence
Africaine, ce qu'il faut au Sénégal et à l'Afrique, c'est
une véritable Renaissance:
'U.e]
Salut n' e~t 06 6e~t qu'à ceux qu-<.
c~oient en l'homme, en la valeu~. de'l'action
humaine et de la ~cience - à ceux Qui, p4t4~n~
4U
4!1.thlJl~ 4f.4 to.iJa qui mè.nent le monde ve~~ ~on
de~tin aveugle, ~'empa~ent de ce~ loi~ pou~
applique~ la ~ai~on et la volonté humaine~ à la
place de la ~pontanéité c~éat~ice de la natu~e~E.t
(1) DIOUF (Abdou) : Discours de Clôture du Colloque "Culture
et Développement .. , in Sénégal d'Aujou~d'hui Magazine, Dakar,
oct 0 br e 1976 t
[n 0 n pagi néî.

-97-
Nou~ avon~ be~oin ~u~tout de ~avoi~ ce
qu'e~t un idéal, de le choi~i~ et d'y c~oi~e
de la vie du monde. Nou~ devon~ nou~ ~ai~i~
de~ que~tion~ qui ~e po~ent ~u~ le plan mondial
et le~ pen~e~ avec tou~, a6in de nou~ ~et~ouve~
un jou~ pa~mi le~ c~éateu~~ d'un o~d~e nouveau"l1J.
En conséquence, au-delà des problèmes ou 'des querelles
politiques, pou~ ainsi dire, la culture
et la formation
apparaissent comme des domaines privilégiés de l'activité
des hommes.
La faune,
la flore,
les paysages, les coutumes, les re-
ligions, les idéologies, les comportements, entre autres,
sont autant d'as~ects qui donnent au Sénégal un visage di-
vers. Nous avons essayé de dégager les dimensions fondamen-
tales de la société sénégalaise, actuelle et ancienne.
Au s silo i n que no us.. rem 0 nton s
dans llhistoire du
Sénégal, nous nous
aperce.~ons
que, malgré des bouleverse-
ments capitaux, certains éléments de la vie dans ses contrées
semblent immuables.
( 1) 0l 0P (Ali 0 une)
: Il Niam n' 9au~ a 0 u les rai son s d 1 ê t r e de
Présence Africaine", in P~emie~~ jalon~ pou~ une politique
ge
ta ~ultufte
[paru d1abord dans P~ê~ence A6~lcalne,
nO 1, nov. déc. 1947]. Paris, Présence Africaine, 1968,
p.
9-10.

-98-
Cette étude sur la société sénégalaise à travers le
temps nous permet d'établir un pont, en quelque sorte,
entre l'histoire et l'art, en particulier la littérature.
Nous verrons que Sembène Ousmane utilise ses connaissances,
à sa manière, pour étayer ses démonstrations. Comme les
autres artistes sénégalais, en choisissant de traiter uni~ue-
ment
certains thèmes, il en laisse, pour ainsi dire,
beaucoup d'autres dans l'ombre.

-99-
CHAP1TRE III
LE S~NËGAL DANS LE CtN~MA ET DANS LA
LITTÉRATURE
Le cinéma et la littérature ont permis à de nombreux
écrivains et cinéastes sénégalais de porter leur propre
regard sur eux-mêmes, sur leur société et leur culture.
L'expression de leur subjectivité, de leurs illusions, de
leurs visions peut s'accompagner d'un souci esthétique ou
d'une exigence de vérité.
Nombreux sont les films réalisés pa~ des Européens
sur le Sénégal. Les recherches ethnographiques ou scien-
tifiques donnent à plusieurs de leurs réalisations un ca-
ractère documentaire. Dans L~ V~nt du d~mon [1),
Igor
Barrère, Pierre Desgraupes et Etienne Lalou s'intéressent
aux méthodes thérapeutiques traditionnelles utilisées par
les guérisseurs qui sont spécialisés dans le traitement des
maladies mentales. Des cases ont été
construites à l'hôpital de
Fann; les médecins essaient de reconstituer une vie communau-
(1) BARRËRE(Igor), DESGRAUPES (Pierre), LALOU (Etienne)
L~ V~nt du d~mon,
Paris, Réalisation et Production
O.R.T.F., noir et blanc, 70 mn, 1972.

-100-
taire semblable à celle d'un village africain. Le direc-
teur de l'hôpital
confronte les techniques africaines et
celles de l'Europe. Le psychiatre occidental tente de faire
'prendre
conscience
à l'individu malade de ses propres
conflits; or, en Afrique, ceux-ci ne gagnent pas toujours
à être explicités; de plus, c'est dans
la communauté que
la guérison. est envisagée. Tout le monde s'occupe du malade.
Ainsi
en est-il
avec
la pratique du ndëp : chaque indi-
vidu à son double qui est le ~ap; par le biais de l'univers
symbolique, le malade va accoucher de quelque chose; il
faut qu'il sort de lui-même le ~ap qui 1 'habite; celui-ci
passe du malade à un animal qui sera tué; des femmes et le
guérisseur chantent et dansent autour du malade et de l'ani-
mal. Ce rituel complexe est capable de guérir
les malades
mentaux. Le fait d'assister à ces pratiques a conduit le
directeur de l'hôpital de Fann, un Européen, à se mettre en
question; il a acquis une certaine considération pour la
personne humaine; il s'est rendu compte que l'individu est
moins seul en Afrique qu'en Europe. Dans Le Vent du dtmon,
l'observation et l'interrogation l'emportént sur les juge-
ments hâtifs, superficiels et sans fondement;
la détresse
humaine y est évoquée avec simplicité, dans sa cruauté; l'es-
poir n'en est pas cependant exclu; des guérisseurs, comme
le marabout Tabane, se dévouent pour soigner leurs semblables.

-101-
Fad'<'ou.:th Sou.mah Roh lI), ce qui signifie "Fadiouth
mon âme", d'Hubert Blisson est une sorte de poétisation
du réel. Ce film documentaire sur l lîle de Fadiouth est
illustré par des poèmes de Léopold Sédar Senghor. Des
constructions sur pilotis,des co~uillages, des pirogues,
l'eau, des hommes et des femmes qui travaillent sont au-
tant d'images que commente
une voix-off: la terre est
faite pour l 'homme; comme la mer, elle nourrit; le coquil-
lage est la monnaie des vivants et des morts; belle, racée,
la pirogue 'connaît les danses de l'eau, mais elle craint
la grande aventure; elle porte les charges les plus variées,
promène les enfants, conduit les morts à leur dernière de-
meure. L'eau monte
son érosion est patiente et fatale. La
nuit, les âmes des morts viennent se promener sur l'eau,
près des palétuviers. Ce film donne à Fadiouth une dimension
de rêve. La vie est une symbiose de tous les éléments de
l'univers, des êtres et des choses. Le lyrisme de Fad'<'ou.:th
Sou.mah Roh en fait un film plutôt littéraire.
Une importante partie de la production cinématographique
sénégalaise
se
présente sous la forme de chronique, de
reportage, de document. La ville de Dakar a souvent été la
cible de la satire des cinéastes. Dans Con:t~a~'C'<':ty(2),
Dji-
(1) BLISSON (Hubert)
: Fad'<'ou.:th Sou.mah Roh, noir et blanc,
20 mn, Paris, Institut National de l'Audiovisuel et Télé-
Europe, 1972.
(2) DIOP (Djibril Mambéty)
Con:t~a~'C'<'ty, couleur, 27 mn,
1968.

-102-
bril Diop Mambéty s'amuse de la variété des ~yles architec-
turaux de Dakar :IIJe me suis mis à regarder les contrastes
au milieu desquels je vivais, et j'ai trouvé très amusante
cette ville portant la trace de plusieurs couches colonisa-
trices. Je trouvais drôle par exemple que nous ayons une
cathédrale de style soudanais, une chambre de commerce qui
ressemble à un théâtre, quand le théâtre ressemble à une
H. L. r'1 • Il ( 1 ). Avec Ré. au - Tak h (2) de [·1 aha maT ra 0 ré, Da kar de-
vient une ville de contestation estudiantine et d'injustice
sociale. La cinéaste Safi Faye nous introduit dans la campagn
sénégalaise,
avec
~ Kaddu Beykat ILett~e pay~anne) (3) réa-
lisé en 1973-74 et Fad , Jal (4), en 1977-78. Kaddu Beqkat
a été tourné
au sein de la famille
de Safi Faye, à Fadial,
village situé à une centaine
de kilomètres de Dakar. La
Il
cinéaste a laissé ses parents s'exprimer: J'étais observa-
trice, je n'ai fait que les écouter. Je ne bougeais pas de
ma place et j'ai tout filmé comme si j1étais celle à qui
l'on s'adressait. Il faut savoir écouter une parole ll (5). Fa-
dial et ses environs présentent un aspect désolé: une éten-
due aride, desséchée, dominée par d1énormes baobabs; quelques
broussailles semblent la sauver. La sécheresse et la prédomi-
( 1 ) DIOp (Djibril Mambéty)
: propos recueillis par Catherine
RUELLE, IICinéastes d'Afrique noire ll ,
in L'A6~ique Litté.-
Jr.aiJr.e et AJr.ti-6tique, n° 49, éd. ciL, p. 43, col.i.
( 2 ) TRAORÉ (Mahama)
: Réau-Takh, couleurs, moyen métrage,
1972.
( 3 ) FAYE (Safi)
: Kaddu Beykat ILett~e pay~annelt noir et
blanc, 90 mn, 1973-74.
( 4 ) FAYE (Safi:
Fad,jal, couleur, 1977-78.
( 5 ) FAYE (Safi)
: propos recueillis par Catherine RUELLE, in
L'A6~ique Litté~ai~e et A~t..i.-6tique~ n° 49, éd.cit., p.
65, col. 1-2.

-103-
nance de l'arachide sont les maux principaux des paysans,
pour ainsi dire. Le cultivateur vit dans l'angoisse devant
le manque d'eau. Lett~e pay~anne est une longue plainte
des agriculteurs contre leur condition de vie: il faut
trois kilogrammes d'arachide pour obtenir un kilogramme de
riz; l'Etat saisit
les ristournes de ceux qui sont endet-
tés et ses percepteurs humilient ces derniers. Le jeune homme
Ngor, qui. a
essayé de gagner mieux sa vie en par.tant à
Dakar, a dû
retourner dans son village. En effet, le sens
de la solidarité règne encore dans les campagnes; et surtout,
l'amour, l'amitié, les gestes séculaires, la joie collective
aident l'individu à bien s'intégrer dans un milieu où il
s'adapte mieux. Kaddu Bey~at est incontestablement un appel
à la diversification des cultures au Sénégal pour sauver les
paysans et à la valorisation des traditions africaines. Dans
Fad,
fai, Safi Faye tente d'évoquer le présent dans son au-
thenticité et de ressusciter le passé, en même temps. Un homme
âgé
raconte
llhistoire de Fadial, tandis qu'une bonne ré-
colte est promise aux paysans. Nous assistons aux travaux
des champs accomplis par les hommes et les femmes, à un ~ccouche-
ment
traditionnel, à un baptême, à un enterrement, entre
autres. Lorsqu'une personne âgée meurt, les membres de sa
classe d'âge chantent et dansent, en lui disant :"Tu es en-
tré dans le royaume des morts". Les hommes vivent au rythme
des saisons :"Je suis né un jour de pluie, un jour de vent,

-104-
un j 0 ur d 1 é c lai r Sil, dit une pers 0 nne âgé e. Le jeu ne Sér èr e
doit savoir travailler, danser et lutter. Le' matin, l'homme
implore l'esprit des ancêtres pour se protéger avant d'aller
travailler. Mais le conflit des générations éclate à propos
du lotissement_du village. En effet, la loi du premier mai
1964 sur'le domaine national stipule que toutes les terres
appartiennent à l'Etat. Les jeunes sont pour la modernisa-
tion; les personnes âgées ne veulent pas que les pouvoirs
publics déplacent leurs demeures, d'autant plus qu'elles
croient qu'il y a des lieux habités par des esprits. La'
question de la beauté du site ou de sa commodité matérielle
n'est pas essentielle; pour les vénérables qui veulent pré-
server la maison de leurs ancêtres, l 'homme ne choisit pas
de vivre n'importe comment et à n'importe quel endroit. Fad,
ja.f. serait un film conforme lIà la tradition sérère où l'indi-
vidu peut se situer aussi bien dans le monde des vivants que
dans le monde des morts ll (l). Le pèlerinage musulman des Mou-
~ide à Touba est pr~senté à la fois comme une manifestation
religieuse et une fête dans
G~and Maga.f. à Touba(2) de Blaise
Senghor, en 1962. Le film Ba.f..f.et~ de .f.a no~êt ~ac~ée de Ca~a­
mance (3) d'Abdo~ Fary Faye réduit les danses rituelles de
cette région du Sénégal en une réprésentation plutôt touris-
tique, bien que le paysage soit beau; la chorégraphie et l'a_
(1) FAYE (Safi) : propos recueillis par Catherine RUELLE,
in L'A6~ique Litté~ai~e et A~ti~tique, nO 49, éd. cit.,
p. 65, col.
2.
(2) SENGHOR (Blaise) : G~and Maga.f. a Touba, couleur, 20 mn,
1962.
(3) FAYE (Abdou Fary) : Ba.f..f.et~ ~ac~é~ de .f.a Ca~amance,
couleur, 20 mn, 1970.

-105-
crobatie
y prennent plus de place que le mystère. Pé~~nt~l
IEduc~tion du nou~~i~~on)
(1) de Samba Félix Ndiaye est un re-
portage sur les soins traditionnels, à base de massages,nd~mp
en", Wolof, a ppar tés à lie nfan t e n bas âge, e n pr i nc i pe jus qu •au
début du troisième mois. Le nd~mp obéit à des règles; il fa-
vorise le développement physique de l'enfant. Tout un système
éducatif
ancestral
participe à l'adaptation de celui-ci à
son milieu. La femme qui vient d'accoucher fait aussi l 'objet
de soins particuliers; elle subit un massage qui tonifie ses
muscles, aide à remettre les os de son bassin, avec des herbes
mélangées à
du'beurre
':de:.. I<:arité. l'Jdi aye se prononce pour
la revalorisation du patrimoine national, contre le II su ivisme
aveu!Jle. et- ~s-Oi,:disal]t, moderniste ll • Dans
Gue.ty Te.y(2), du
même auteur, daté de 1978, les pêcheurs de Kayar réclament
la protection de l'Etat contre les bateaux-usines étrangers;
en effet, ces derniers les obligent à pagayer pendant long-
temps, ou à aller très loin avec leurs pirogues motorisées
pour trouver du poisson; ils abîment leurs filets et détruisent
1es
richesses
halieutiques
nationales. Les pêcheurs vou-
draient se doter d~équipements industriels qui leur permet-
traient de mieux conserver le poisson afin de pouvoir le vendre
dans
les
gr~ndes
villes. Le travail traditionnel est ré-
(1) NDIAYE (Samba Félix) : Pé~~n~~l (Educ~tion du nou~~i~~onJ,
couleur, 31 mn, 19-70',
(2).NDIAYE (Samba Félix) : Gue.ty Te.y, couleur, 30 mn,
1978.

-106-
pa~ti
entre les villageois: les hommes construisent les
pirogues, réparent les moteurs, pêchent le poisson qui est
ensuite transformé par les femmes.
Ces différents films axés sur le Sénégal actuel, traitent
de
la
réalité
i~médiate, en
général, même slil y a
parfois une tentative d'affabulation. Leurs auteurs se pré-
occupent moins de la narràtion, de l'esthétique, que du té-
moignage sur la société.
*
*
*
Les oeuvres cinématographîques de pure fiction présentent
des
images
très
partielles du Sénégal. Mais le conflit
entre la tradition et la modernité sous-tend presque toutes
les créations.
Le déchirement dramatique dO à l'existence d'une part
\\
des valeurs africaines, d'autre part des valeurs européennes,
constitue la substance de certains films. Dans S4~Z4n (1)
de Momar Thiam, le sergent sénégalais Mous~a Ndiaye, appelé
IIS arzan ll par les villageois, revient au pays, après avoir
passé plusieurs années dans l'armée côloniale française.
(1) THIAM (Momar)
Sa~Z4n,
noir et blanc, 30 mn, 1963.

-107-
Séduit par l'efficacité et le niveau de développement du
monde occidental, il s'en prend aux II man ières de sauvage ll
de ses compatriotes, et particulièrement aux ancêtres; le
sacrilège ne lui suffit pas; il veut II c iviliser ll les gens
de Mbayar, son village. Incompris, renié par sa famille et
par l'ensemble de la communauté, il sombre dans la folie.
Sa.Jtzan, qui est tiré d'une nouvelle de Birago Diop, est une
oeuvre très moralisatrice. La campagne sénégalaise est assez
pittoresque; le village semble vivre à un rythme ralenti;
mais, grâce à la réalisation d'une route, la modernité menace
les habitudes anciennes.
Un traumatisme naît parfois chez certains Sénégalais;
il peut être causé par l'incapacité d'assumer les valeurs
traditionnelles, sans que celle-ci soit provoquée par une
européanisation excessive. Kodou (1) de Babacar Samb Makha-
ram nous en fournit un exemple,.Une jeune fille, Kodou, se
sauve au milieu
d'une
cérémonie
de
tatouage,
malgré les encouragements et les chants des matrones et des
jeunes filles de son village. Cette attitude plonge sa fa-
mille dans la consternation, car une règle séculaire inter-
dit aux filles et aux femmes qui se soumettent au tatouage
de s'enfuir avant la fin de la cérémonie. Déshonorée, reje-
tée par ses amies, Kodou devient folle. Après un séjour à
(1) SAMB (Babacar Makharam)
Kodou, noir et blanc, 100 mn,
1971.

-108-
1 1 hôpita1 psychiatrique où son état ne s'est pas amélioré,
elle est amenée chez un guérisseur qui la soumet à une
séance de ndëp. L'auteur ne nous dit pas si elle sera guérie
ou non. Ce film spectaculaire est une allégorie sur le deve-
nir
de la culture africaine actuellement. Selon Samb, II nous ,
Africains, nous avons les pieds au moyen-âge et la tête au
XXe siècle: notre situation est très particulière, il con-
vient donc que nous trouvions des solutions originales à nos
problèmes. Dans notre culture, il y a des éléments qu ' i1
nous faut conserver et d'autres qu l i1 nous faut radicalement
éliminer, car ils nous ont fait du tort dans le passé et nous
en font encore aujourd ' hu;U(l). Avec ',', virtuosité,le réa.1is'.ateur
fait alterner les scènes de la vie quotidienne et les scènes
de rêve. Kodou se meut dans un univers onirique qui semble
reproduire l'Afrique ancienne, avec sa violence, sa rudesse,
mais aussï ses
charmes; elle vit également dans un monde per-
sonne1 fantastique:
ilLe êiel, on le p1ie ll , slécrie-t-elle,
à l'hôpital.
Les:', méthodes d 'éducation à l'éco1:e coranique, le rôle
de certains marabouts sont parfois dénoncés avec une grande
virulence. Mahama
Johnson Traoré soulève le voile sur cet
(1) SAMB (Babacar Makharam) : propos recueillis par Guy
HENNEBELLE, in L'A6~~Que L~tté~a~~e et A~t~~t~que,
nO 49, éd. cit., p. 109, col. 2.

-109-
aspect de la société sénégalaise actuelle, avec son film
Njangaan (1). L'enfant Njangaan est envoyé par son père
Modou, loin de son village, auprès du marabout nommé Serigne
t~oussa
Dramé, pour
sa
formation, Modou suit en cela la
coutume, comme il le dit au marabout
IIS er igne Moussa,
de même que mon père m'amena auprès du vôtre, je vous
amène
mon
fils
pour que vous fassiez de lui ce que de moi fit
votre père. De l'enfant qu'il est, je ne vous demande qu'un
homme accompli,
connaissant la science de Dieu et préparé
a ux af f r e s de 1a vie, 0 u a 10 r s . .. ses c end r e s Il ( 2 ). Pen dan t
plusieurs années,
Njangaan subit les brimades et l'exploi-
tation qui sont élevées au rang de règles de vie dans la
dal[ a ,
c' est - à- d ire lié col e cor a n i que. l 1 t r 0 uv e r a
1a m0 r t ,
heurté par une voiture, lors d'un séjour en ville. La da4a
est un enfer pour les enfants qui passent une bonne partie
de leur temps à mendier, au lieu d'étudier. Vivant isolé,
Serigne Moussa jouit d'une grande notoriété; sa douceur
apparente n'est que le paravent d'une brutalité sournoise-
ment cachée. Mahama Traoré veut démystifier l'action des
individus de l'espèce de Serigne ~1oussa : IILes marabouts ac-
tuels disposent d'une main-d'oeuvre gratuite et de moyens de
pers ua si 0 n plu s for t s que ce ux des ho mmes pol i t i que s [•..} Ils
(1) TRAORÉ (l"1ahama Johnson)
: Njangaan, Couleur, 80 mn, 1975.
(2) SECK (Chérif Adramé)
: Njangaan [d'après le scénario du
film Njangaan de Mahama Traoré], Dakar, Nouvelles Edi-
tions Africaines, 1975,0.20.

-110-
sont les plus gros bourgeois du Sénégal contemporain. Je
précise que je ne m'attaque pas à la religion en tant que
telle mais à ceux qui la détournent de ses objectifs pour
opprimer le peuple en le trompant. Je pense que nous
ci-
t
néastes africains
devons avoir le courage d'être les té-
t
moins de notre temps ••. Je crois qu'il ne faut pas avoir
peur de s'attaquer à des sujets critiques ll (l). Njangaan
reproduit aussi t en l'épouse de Modou
l'archétype de la
t
femme soumise
respectueuse et timide
qui n'a que le si-
t
t
lence et les larmes pour exprimer son chagrin. Le village
où hab i t e Mo d0 u est cal me e t peu ,a ni mé; par con t rel e vil l age
appelé
Ndramé
a des rues larges
bien tracées
des mai-
t
t
sons à toiture de zinc et des bâtiments de commerce. Le so-
leil règne sur les lieux habités et sur l'étendue verte ou
mauve de la brousse
surtout au milieu de la journée.
t
Le Sénégal est un pays où
l'exode rural sévit encore.
La ville de Dakar transforme facilement les jeunes ruraux
en délinquants. Issa
le héros du Bkaeeiet de bkonze (2) de
t
Tidiane AW
refuse de rester au village
malgré les avertisse-
t
t
men ts
des 0 n père e t des ami s de cel ui - c i...
pou r qui
t
Il l'a r b r e
ne
s'élève
qu'en
enfonçant ses racines dans la terre qui
(1) TRAORÉ (Mahama) : propos recueillis par Guy HENNEBELLE t
inrA6k~que L~ttéka~ke et Akt~~t~quet n° 49
éd. cit.
t
t
p.
140
col. l.
t
(2) AW (Tidiane) : Le Bkaeeiet de bkonze, couleur, 110 mn t
1974.

-111-
le nourrit". La désillusion le gagne dès son arrivée à
Dakar: il est accueilli par son cousin Abdoulaye, ven-
deur de poulets qui vit dans une misérable baraque; il
ne cesse de songer à son village, à sa bien aimée Amina-
ta; progressivement, il sort du droit chemin; il finit
par diriger une bande de voleurs qui lui versent le pro-
duit de leurs larcins. L'action de ce film, un peu roman-
tique et plein de rebondissements,se termine par un acci-
dent qui met fin à la vie d'Issa; et Tidiane Aw s'explique
ainsi:" [cette] mort - violente et brutale - symbol ise pour
moi, le sommet de sa déchéance. Elle est particulièrement
révélatrice de la vie que mènent en ville ces transfuges:
une vie de parias ... Je me suis efforcé de frapper l'imagi-
nation du spectateur par
cette fin brutale. L1exode est
une plaie"(l). Djibril Diop-Mambéty aborde le même sujet,
mais avec une technique :.partiicuJïère-, sinon d'avant-garde, dans
son film TOttfl-i.-Bouk-i. (2). Le berger Mory vit sa vie en rêve. Ses
boeufs ont été conduits à l'abattoirj pour en garder le
sou ven i r, il orne s a moto avec des cornes de zébu} il erre
dans la ville de Dakar, en compagnie de son amie, l'étudiante
Anta; ils
vivent
en marge de la société, mais veulent se
procurer de llargent pour aller à Paris,ce "coin de Paradis"
(1) AW (Tidiane) : propos recueillis par Catherine RUELLE,
in L'A6~-i.que L-i.tté~~-i.~e et A~t-i.~t-i.que, n° 49, éd.cit.,
p.
21, col. 2.
(2) DIOP (Djibril Mambéty) : Touk-i.-Bouk-i. (Le voyage de
l'hy~neJ, couleur, 110 mn, 1973.

-112-
sur la terre; alors, ils se mettent à voler. Mais au der-
nier moment, Mory décide de rester au pays. La recherche
esthétique fait de ce film une sorte de poème d'amour, de
rêve, de sang, de soleil et d'eau. Clest le film de l'ima-
ginaire par excellence. Djibril Diop avoue :"Touh.-i.-Bouh.-i.
est arrivé à un moment de crise très violente dans ma vie.
J'ai voulu faire exploser beaucoup de choses~
Peut-être
parce que j'en voulais à la physionomie du cinéma africain,
qui m'exaspérait parce qu1à mon sens
trop facile. Je ne dis
pas sur un plan idéologique, mais sur le plan de la forme"(I).
Bah.).) (2) de Momar Thiam traite particulièrement de la délin-
quance juvénile et de la démission des parents. Le jeune
Idrissa livré à lui-même, dans la ville de Dakar, est enrôlé
par une bande de drogués et de voleurs qui ont pour chef Bro-
ther.Thié. Ce film dénonce les méfaits 'du chanvre indien qui
non seulement détruit la santé morale et physique des jeunes
citadins, mais transforme certains champs, dans les campagnes,
en jardins maudits et dangereux où des cultivateurs sans scru-
pules' font le trafic de l'herbe qui rend fou.
Des films sont consacrés principalement à la condition
féminine actuelle. Dans D-i.anh.ha-b-i.
(La je.une. 6-i.Lee.J
(3) de
(1) DIOP (Djibril Mambéty)
: propos recueillis par Catherine
RUELLE,- i n L' AOJt-i.que. L-i.tté.Jta-i.Jte. e.t ,4Jtt-i.).)t-i.que., éd. ci t.,
p.
43,
col. 2.
(2) THIM1 (Momar)
: Bah.).) [Le. Jo-i.ntJ, couleur, 90 mn, 1970.
(3) TRAORÉ (Mahama)
: V-i.anh.ha-b-i., noir et blanc, 58 mn, 1969.

-113-
Mahama Traoré, deux soeurs, l'une qui est respectueuse
des
traditions et l'autre qui se veut II mo derne ll vont à
l'assaut de la vie; chacune suit son chemin jusqu'au bout
la première accepte le mariage que lui propose sa mère; la
deuxième fréquente le café théâtre, le dancing, fume, fait
tout ce que fait une Dakaroise émancipée. Dans V~ègue-b~
(La femme)
(1), réalisé encore par Mahama Traoré, une femme
dakaroise, aux moeurs légères, est courtisée par un haut
fonctionnaire qui, pour la conquérir, a détourné des fonds.
Mahama Traoré se veut défenseur des femmes; mais celles-ci
apparaissent trop superficielles, pour ne pas dire insigni-
fiantes dans ces deux films. La femme de r~odou, dans Njan-
Baan est mieux cernée;
le spectateur est ému par sa sessibi-
lité qu'elle sait
exprimer avec intensité. Ben Diogaye Bèye
met en scène plusieurs femmes qui vivent l'enfer de la poly-
gamie dans Un homme, de~ uemme~ (2); les maris se heurtent
à des problèmes insolubles dans
leurs maisons; des divorces
se produisent, des révoltes éclatent. Cependant, Bèye semble
nous dire que les Sénégalais, notamment les Dakarois, sont
incorrigibles. En effet, vers la fin du film, un jeune homme,
qui fait établir son contrat de mariage à la mairie, opte pour
la bigamie.
(1) TRAOR~ (Mahama) : V~ègue-b~, couleur, 90 mn, 1970.
(2) BËVE (Ben Diogaye) : Un homme, de~ 6emme~ : Sly Slylti,
couleur, 1979.

-114-
Des fonctionnaires véreux de la République du Sénégal
sont maltraités par les cinéastes. Lambaaye (1) de Mahama
Tra 0 ré, a da pt é de l api èce
de Maurice Sonar Senghor Pat de
v~n et ~an~a~t, fustige la corruption et la gabegie qui règnent
dans
une
ville
d'uhe"" province éloignée de la capitale.
Un individu de passage est pris à tort pour l'inspecteur que
le gouvernement central doit envoyer dans la région: le
commandeur, le député, l'irresponsable directeur de l'hôpi-
tal, le juge qui a transformé le tribunal en étable, le rece-
veur des postes qui a l'habitude d'ouvrir les lettres ~'unissent
pour
lui
rendre
son
séjour agréable, jusqu1au moment où
ô
ils prennent conscience, trop tard, de la supercherie. Le
Commandeur est convoqué par le commissaire; le faux inspec~
teur quitte la ville.
Ainsi dans la plupart de ces films, dont llaction se
déroule en général après 1960, les images servent presque
exclusivement à illustrer des discours sur des aspects de
la société sénégalaise. Mais les questions de doctrine po-
litiques, par exemple celle du marxisme, intéressent moins
les cinéastes que le souci de construire des récits à par-
,
tir d'éléments qui ne remettent pas en cause de façon fon-
damentale la socjété.
(1) TRAORÉ (Mahama)
Lambaaye, couleur, 80 mn, 1972.

-115-
*
*
*
Avant d'aborder la représentation du Sénégal dans la
littérature sénégalaise, il nous paraît nécessaire de faire
un détour par quelques auteurs français, notamment par ceux
qui ont vécu dans ce pays.
Pierre Loti est l 'un des plus grands représentants de
la littérature exotique. Son ouvrage Le Roman d'un ~pah~
présente un Sénégal très pittoresque de la fin du XIXe siècle,
mais
dans
uhe
vision. ambivalente. En effet, ce pays
fait partie de 1I1 a terre de Cham ll sur laquelle plane une
lIéternelle tristesse ll (l); pour peindre certains de ses as-
pects, il faudrait "prendre des mots africains - prendre
des sons, des bruissements et surtout du silence - prendre
toutes les senteurs du Sénégal, prendre de l'orage et du
feu sombre - de la transparence et de l'obscurité ll (2). Par
ailleurs, emporté par le lyrisme, le narrateur chante les
beautés du pays, lices belles nuits des pays chauds, ces
clartés roses sur le sable, ces traînées argentées sur l'eau
morne du fleuve ll (3), ou 1I1a grande lumière ll et 1I1 es horizons
démesurées" où la vie estllplus libre ll qu'en Europe (4). Le
(1) LOTI (Pierre)
: Le Roman d'un ~pah~,[Le roman date de
1881 J, Paris, Calmat1rLévy, 1974, respectivement p. 95,
p.
94.
(2) Ibid., p. 100.
(3) Ibid., p. 192.
(4) Ibid., p. 218.

-116-
'Sénégal est aussi le pays de l'or et des fauves, IIdes cai-
man s gr i Sil, 0 Ù lié 1éph an t Il cou r t dan s 1es for ê t s pro f 0 ndesll( 1 ) .
Le marché de Guet-Ndar, à Saint-Louis, est le symbole de la
confusion, de l'extravagance et de l'invraisemblance: les
marchands y vendent IIde l'or et du beurre - de la viande et
des onguents - des moutons sur pied et des manuscrits - des
captifs et de la bouillie - des amulettes et des 1égumes ll (2).
Les choses et les êtres respirent la sensualité
:lIhur1ement
de désir effréné - de sève noire surchauffée au soleil et
d'hystérie torride •.. alléluia d'amour nègre, hymne de séduc-
tion chanté aussi par la nature, par l'air, par la terre, par
les plantes, par les parfums 111 (3). Pour Loti, 1I1es griots
sont les gens du monde les plus philosophes et les plus pa-
resseux; ils mènent la vie errante et ne se soucient jamais
du 1endemain ll (4).
Nombreux sont les écrivains qui mêlent l'exotisme et
l'effort d'observation dans leur peinture du Sénégal. Dans
Le~ Oi~eaux d'ébène d'André Demaison, le Sénégal du début
du XXe siècle apparaît comme un paradis, notamment pour les
Européens. Un des personnages principaux, Bernard Manaurie
II cons tata que les âmes simples ou compliquées puisaient
dans ce pays un aliment à leur mesure ll (5); il lIéprouvait la
(1) LOTI (Pierre)
: Le Roman d'un .6pahi, éd.cit., p. 140.
(2) Ibid., p. 196.
(3) LOTI (Pierre) : Le Roman d'un ~pahi, éd. cit., p. 96.
(4) Ibid., p. 122.
(5) DEI\\1AISON (André) : Le~ Oi~eaux d'ébène, Paris, Les
Editions du Monde moderne, 1925, p. 58.

-117-
sensation
forte que donne la brousse au coeur de qui sait
la comprendre ll (l). La chasse est l'une des occupations fa-
vorites des Européens. La brousse est remplie d'animaux
sauvages: lions, éléphants, panthères, boas, antilopes,
entre autres. Le Sénégal est singularisé
par ses odeurs
IIpartout flottait cette senteur si curieuse, propre à ce
..
quartier de l'Afrique, faite d'étranges relents, des par-
fums
les plus recherchés de France et de la fumée des bois
odorants, mélange qui caractérise le pays mieux que toutes
les désignations géographiques ll (2). Le soir, retentissent
les IIbruits des tam-tams, des fifres et des petits violons,
échappés de la fête qui chaque soir délasse la population
noire des fatigues de la journée ll (3). Le pays est une éten-
due dont le chemin de fer souligne l'immensité: le train,
IIblanc et acajou, s'insinue dans la brousse, serpente à tra-
vers les baobabs ventrus, suit patiemment les ravins ll (4).
L'évocation de ce train permet au narrateur de faire allusion
à 1 'histoire du pays:
les Noirs "n'arrivent pas à épuiser
l'intérêt qu'ils trouvent chaque jour à revoir la machine sur
laquelle leurs
pères ont tiré des coups de fusil ou lancé
des flèches ll (5). André Demaison s'intéresse beaucoup à la vie
quotidienne et aux coutumes des autochtones. Les griots IIfont
et défont les célébrités, conservent la poésie de la langue
(1)
DEMAISON (André)
Le.6 O,üea.u.x d'ébène,
éd.cit., p. 63.
(2) Ibid., p. 36.
(3) DEMAISON (André)
[e4 O~4eaax d'ébène, éd. cit., p. 36.
(4) Ibid., p. 45.
(5) Ibid., p. 45.

-118-
et consacrent la gloire des hommes ll (l). Le colonial Leroy
est un IIde ces hommes avisés qui, sachant les Noirs du Sé-
négal en possession d'un langage précis et complet - tel
le
ouoloS -
ne se croient pas obligés de leur parler II pe tit
nègre ll (2); il est le
patron d'un nommé Amath Seck qui,par-
lant français,
II par surcro'ît, affectait
[•.•] la politesse
et la réserve dont ne s'écartent point .les Noirs bien élevés,
quand ils sont eux-mêmes traités sans familiarité ll (3). Il
existe à Kaolack une terrible société secrète
qui punit de
mort tout membre soupçonné d'indiscrétion. Les Noirs croient
que certains endroits sont habités par IIles Génies malins
chassés du royaume de Dieu, en quête de proies humaines des-
tin é es à 1eu rra ncu ne, à 1eu r ven 9e an c eU ( 4 ). Les No i r s, Il si
placides ll et qui lise réveillent parfois comme si le feu était
au village ll , "aiment avant tout au mondé leur mère et leurs
enfants ll (5). En octobre 1921, Luciê Cousturier visite Dakar;
elle évoque, dans Me~ rn~onnu~ ~hez eux, une ville à la fois
historique et romanesque :IIDakar nia pas de style
[•.•]à
moins qu'on puisse appeler ainsi le caractère de bazar caho-
tant, ~urlant, savoureux du reste, que presentent ses formes
tronquées et au hasard peinturlurées"(6). Dakar est surtout
,
que l que cil 0 s e d 1 é van e s c e nt:
(1)
DEMAISON (André)
LeI.> O,L6eaux d'Ebène,
éd.cit., p. 73.
(2) Ibid., p. 82.
(3) Ibid., p. 82.
(4) DEr~AISON (André) : Le~ Oi~eaux d'é.bè.ne, éd. ciL, p. lll.
(5)
Ibid., respectivement
p. 249, p. 257.
(6) COUSTURIER (Lucie) : Me~ Dtc.onnu.4-·, ~hez eux. Mon amie
Fat.ou ~J..t.adine·, Par i s, F. Rie.:Jer et Cie, 1925, p. 20.

-119-
"J'ai do~mi ~u~ ~on ~ein authentique la
nuit de~nil~e, et ee 6ut tt~angeo Ce ~ein
n'e~t pa~ matt~iel ! C'e~t un ~ein nuageux,
6loeonneux, doux eomme un td~edon, j'au~ai~
bien do~mi ~i je n'avai~ eu, un peu, le ve~tigeo
Cet
é dJr. e don ~ e e
.6 e),n
de Vaka~ noetu~ne,
e'e~t un enehevêt~ement de elameu~~, de e~i~,
de heu~t~ de tam-tam~, de ehant~ d'homme~, de
ehant~ de eoq~ t~ompt~ pa~ la lune, d'appel~
de muezzin~, de p~il~e~, de ehant~ de eoq~ tou-
jou~~o Et ee~ e~i~, elameu~~, ehant~, mu~ique,
pa~le, et le ~ol ne lui ~épond pa~o Le ~ol à
Vaka~ ~'ab~ente la nuito J'ai do~mi ~u~pendue
~ou66le [oooJ "(1).
Par
contre à Ndar, Lucie Cousturier est frappée par le sable
<et par les hommes:
"J'ai vu à Saint-Loui~ bien de~ 6o~me~ de
~able, le joli ~able de la longue plage
(1) COUSTURIER (Lucie) : Me.6 Ineonnu.6 ehez eux. Mon amie
Fatou eitadine, éd.cit., p. 23.

-120-
te ~abte qu~ btanch~t t'eau du 6teuve, cetu~
qu~ empou~~~è~e te~ 6aubou~g~, cetu~ qu~ ~té~~­
t~~e ta bant~eue petée pa~~~ent te~ chameaux
de~ ca~avane~f ..}
-
J'a~ ~encont~é en v~tte beaucoup de mu~ut-
man~ d~~t~ngué~ d'une obt~geance et d'une pot~­
te~~e ~a~e~"(l).
Lucie Cousturier, qui a logé à Dakar chez un Sénégalais et
qui ne semble pas avoir été très enchantée par le milieu
colonial, écrit, dans une lettre adressée à un fonctionnaire
colonial
:"ne serait~il pas d'habile politique, de reprendre
au profit de l'Afrique et de notre prestige, nos gracieuses
traditions? D'après elles, l'amour et le respect se doivent
à l'âge comme au sexe; nous les devons donc aux Noirs, nos
aînés"(2).
A l'exception d'écrivains comme Lucie Cousturier qui
a essayé d'atteindre au vraisemblable et àussi au vrai, mal-
gré ses envolées lyriques, peu d'auteurs parllliceux qui se sont intéres-
sés aux colonies sont en mesure d'affirmer comme Maurice Gene-
voix à propos de son ouvraga Fatou Ci}.,.6é : "Ce n'est point par goût
(1) COUSTURIER (Lucie)
Me~ Inconnu~ chez eux, éd.cit.,
p. 38 et p. 39.
(2) Ibid., p. 8-9.

-121-
de l'exotisme que l'action de ce roman se situe en terre
africaine. Jlai entrepris dly conter un drame humain, dont
la simplicité, les épisodes, la couleur vive et les IIdes-
sous ll secrets m'ont conduit vers ces rivages.La préoccupa-
tion du document proprement dit - ethnique, religieux ou
social - nia donc pas été la ,mienne, sinon dans la mesure,
et dans la seule mesure, où je devais rester soucieux des
réalités extérieures ll (l).
La littérature orale, demeurée encore vivante dans
certaines contrées du Sénégal, a fait l'objet de travaux
de la part des Sénégalais, mais aussi des Européens.
Les conversations spirituelles des Wolof ont beaucoup
intéressé l'abbé Boilat au XIXe siècle :IISupposez que leurs
réunions soient faites dans une salle contenant une riche
bibliothèque, et que le président de la société prenne un
auteur moraliste, qulil en fasse la lecture à tous, et que
chacun ait le droit d'exprimer ses réflexions, et vous au-
rez une vraie idée de leur passe-temps. Qaand on peut com-
prendre comme il faut la langue et en bien saisir les id'io-
tismes, on est surpris de trouver chez eux tant de sagesse
traditionnelle ll (2). Ces conversations ont pour sujet les
(1)
( 2 )
éd. cit.,

-122-
proverbes de certains philosophes anciens comme Cothi-Bar-
ma, les énigmes et les fables. Cothi-Barma est remarquable:
"Les traits d'esprit de ce philosophe pourraient parfaite-
ment faire la matière d'un grand ouvrage. Il naquit sous
le règne du [ddmet Amary1-Ngoné, au village de Palmew, dans
le Cayor. Il fut nommé aR.~at~ ou chef du village de Dhiama-
t il" ( 1 ). Un j 0 ur, l edam e.l vou lut c 0 mbat t r e un au t r e SOLI V e -
rain, mais aucun guerrier ne répondit à son appel; il fit
venir Cothi-Barma et l'interrogea sur le motif de cette ré-
volte: "le philosophe répondit par cet adage: Un. aJr.bJr.e.
~n6Jr.uetue.ux H'e.~t pa~ nJr.éque.nté; faisant comprendre au roi
que c'est en aimant ses sujets qu'un roi devient cher et
précieux à son peuple et qu'il peut compter sur son dévoue-
ment, mais que le prince orgueilleux ne peut et ne doit s'at-
tendre qu'à être abandonné en temps malheureux. Cette leçon
servit au [damelJ' il devint généreux et bon roi"(2). Des
milliers d'adages ou de maximes sont attribués à Cothi-Barma;
en voici quelques-uns:
Un e.n6ant du pJr.e.m~e.Jr. l~t n'e.~t pa~ un
,
6~l~. ma~~ une. gue.Jr.Jr.e. ~nte.~t~ne..
A~me. ta 6e.mme.. ma~~ ne. lu~ donne. pa~ toute.
eon6~anee..
( 1 ) BaIlAT (P.O.) : E~qu~~~e.~ ~énégala~~e.~ .... éd.ciL, LI,
346.
( 2 ) Ibid., t. l, p. 348.
( 3 ) Ibid., t. l, p. 351.

-123-
Les Wol.f distinguent deux sortes de proverbes: les uns
sont appelés IItrinitaires ll ,
les autres lI ordinaires ll (l).
L1abbé Boilat cite des proverbes trinitaires dont:
tible~ : la 6emme, le ~oi et le diable.
T~oi~ cho~e~ ~ont p~é6é~able~ dan~ ce
monde : po~~éde~, pouvoi~ et ~avoi~.
T~oi~ cho~e~ l'empo~tent dan~ ce monde
et ê.t~e aimé de tou~"121·
Quelques proverbes ordinaires sont formulés ainsi
"Van~ le bien comme dan~ le mal, ce qu'on
Re6u~e~ ce que vou~ ne pouvez empê.che~
équivaut à vouloi~.
Qui pa~~e pa~ tout~~ le~ ~oute~ manque le
chemin de ~a mai~on.
Se ~econnaZt~e ~oi-mê.me vaut mieux que de
l'app~end~e de~ aut~e~.
L'emp~e~~ement et la p~écipitation en6antent
le ~epenti~.
Ve~ inte~~ogation~ ~éité~ée~ ~endent indi~-
c~et "131.
(1) BaILAT (P.O.)
: E-6qu.{.-6-6~-6 -6énégala.{.-6e-6 ... , éd.cit.,
t.
I, p. 356-357.
(2) Ibid.; t.
I, p. 356.
(3) Ibid., t. I, p. 356-357.

-124-
Le baron Roger, qui a recueilli de nombreuses fables
pendant le long séjour qulil a fait au milieu des WoloT
au début du XIXe siècle, parle en ces termes de la manière
dont se déroulent les séances au cours desquelles une per-
sonne narre une- histoire~
»Celui qui ~aeonte ditd'abo~d :
Lib-.K-~4, e'e~t-à-di~e, j'4~ 'a~t UKf &A&le,
ou peut-êt~e : ~l ~ « U~~ '«hle; la polite~~e
exige que ehaeun de~ a~~i~tant~ ~lponde : L.u-
p8-0A-ftt,
e'e~t-a~di4e, e~14 4 lti '4~t pou~
l'4mu~amtnt; ctl~ ~~t ~Lehi4ti6. Le eonteu~
~ep~end : Am-on-nt-'4, celA 4 e~ l~tu ~e4; on
lui ~lpond eneo~e : 94-n~-4m, e't~t V~4~, C~l4
pa~ une loeution lquivalente à not~e : En ce
~tmp~-li, ou not~e : Il y 4v4~t Uftt ~04~, ete.-
Quelque~ Slnlgalai~ ne manquent gul~e, ap~l~
avoi~
aehevl leu~ ~leit, d'ajoute~ eette ph~a~e
a~~u~lment bien ~ingulil~e : Ie~ l4 'Ablt t4t
allét tO.b2~ 4aft4 la me~, ou da~ l't4u (Filé
"
,
Ltb doltkhé. t4bi glti.'.Le.)>> ( 1 J •
( 1 )

-125-
Le baron Roger précise encore que le langage, dans les fables,
Il
pre nd
par foi s
q 1.:1 e 1q uè.-
. cha s e des a i gné, de ca den cé ,
qui sent la poésie ll :
"le nègre conteur de fable aime à
reproduire les mêmes pensées, à répéter les mêmes expres-
sions •.• Chez les fabulistes sénégalais, le récit est tou-
jours accompagné de mouvements et de gestes imitatifs. Quelque-
fois
il . s·y
mêle des chants adroitement introduits et qui
font corps avec le sujet"(l).
*
*
*
Des écrivains sénégalais ont traduit ou recréé en fran-
çais des épisodes merveilleux et pittoresques de la vie de
héros légendaires qui sont,parfois, la synthèse des aspira-
tions idéales de leurs concitoyens. Seul con~e tou~ (2),
par exemple, raconte 1 'histoire de Ségou Bali, un homme va-
leureux, beau, fier, dans un style lyrique et épique, marqué
par un rythme incantatoire. Les
fabulistes mettent en scène
des hommes, mais aussi des animaux et des choses inanimées.
Les moeurs des animaux sont peintes avec beaucoup d'exactttu~e.
La
fable
a
certes une dimension satirique, mais elle a
aussi une valeur morale. Dans Au Temp~ où l'homme et la. bête
( 1 ) ROGER.. (B q rol1 Ja.ÇQUeS François)
;tFa.ble-6 -6i~éga.la..Üe-6
Jt..ecue-<..e...e.A16 de.t Uuo.to6 ... , ed.cl
., p.ll-
.
( 2 ) FACC (GuelayeJ : Seul cont~e tou~. Deux récits épiques
des pêcheurs du Fauta Toro chantés par Guélaye FALL,
transcrits, traduits et analysés par Amadou Abel SV,
Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1978.

-126-
~e pa~laient, le 1inn demande à son ami Samba, qui a violé
le serment qui les liait, de le tuer; après que Samba 1 la
frappé, il
lui déclare:
"Voi~-tu, Samba, le~ ble~~u~e~ que tu
m'a~ 6aite~ ne ~ont ~ien! La ble~~u~e peut
gut~i~ mai~ la paiole ble~~ante ne gut~it pa~"[lJ.
La Ltgende de MaZ~~a Tenda Oueddj
magnifie la vie de
ce souverain du Cayor et du Bao1 : ilLe pays ouolof avait vu
régner- dame1s et tègnes[rois] qui s'étaient occupés d'adminis-
tration et n lavaient pas aimé la guerre. Cependant les griots
sont formels sur ce point que Maïssa Tenda préférait la ba-
taille et les réjouissances au gouvernement de son empire ll (2).
De nos jours encore, IIVtkali Makaye MaZ~~aTenda",
IIressusciter
La Mecque de Maïssa Tenda ll (3) est synonyme de faire un grand
festin ou de vivre dans la magnificence. Bir~go Diop, auteur
ou collecteur de nombreux contes, se veut disciple du griot
Amadou, fils de Koumba. La virtuosité verbale, le rythme qui
naît de la répétition de phrases, de mots, d'images ou d'i-
dées, la mise en scène thé3trale ne sont pas les moindres
" .
qualités de ses écrits. Dans Vjabou Ndaw, une petite fille
(1) DIOP (Ousmane Socé) : Con;Ce,6 et ltgende~ d"AQ~ique Noi~e
~ùivent le roman Ka~{~ , Paris,Nouve11es Edltions Latines,
1948, p. 213.
(2) Ibid., p. 196.
(3)
l b id., p. 204.

-127-
ré us s i t à va i ncre GhaJvr.. - Le - D'r ago n, ter r e ur des pop u1at ion s ;
le narrateur conclut :1111 n1y a que la honte qui tue vraiment,
même les plus forts, surtout les plus forts ll (l). Mor Lame de
L'O~ se laisse enterrer vivant pour ne pas partager son fes-
tin avec son IIfrère de case ll Moussa
»S'il 4U4l~ lt v~nt~t dt~~ii~~ lui, et
veK~~t le mettAaitd4A4 un t~ou. Ain~i dit-on
A p~opo~ de Mo~ Lame l'on ajouta: Si t~
cupid~~i nt t'4 p~4 eKt~t~emtAt dtpQu~lti,
c'e4~ que tu A'e~
v~4~me~t p44 eup~de !
Ca~ Mo~ Lame 6ut et gou~mand et cupide"12J.
L1univers des fables, des contes et des légendes rejoint
quelque peu celui des poèmes.
Le Sénégal est célébré par ses 'poètes qui reproduisent
des gestes, des bruits, des senteurs, des
couleurs, des
atmosphères et des paysages. Léopold Sédar Senghor évoque
les nuits du Sine:
"Voici que déc.line la lune la-6-6e. Ve!l.-6 -6on lit de meJr.
étale.;
(1) DIOP (Birago)
: Le~ Nou~eaux. c.orâe.~·d'AmCtdoù..· Koumba.
Paris, Présence Africaine, 1958, p. 98.
'1
(2) DIOP (Birago) : Le.~ Nouveaux. conte~ a'X~ado~ Koumba,
éd. cit., p. 23.

-128-
que le~ conteu~~ eux-mlme~
Vo~c~ que le~ p~ed~ de~ dan~eu~~ ~'alou~d~~~ent,
que ~'alou~d~t la langue de~ choeu~~ 'v
alt.e.Jtné.6" (1).
Le poète chante la femme noire, IITerre promise, du haut
d JUil hau t col cal c i né Il, don t 1a beau tél e "f 0 udroi e e Il p1e i n
coeur, comme l'éclair d'un aig1e ll (2). Il prie le Seigneur
de faire de II no tre terre un dimanche sans fin ll (3). L' ani1TIisme
veut
que
certains liens, peut-être ineffables, unissent
les vivants et les morts; aussi Birago Diop nous interpe11e-
t - il, n 1 aya nt pas 0 ub1i é 1es cr 0 yan ces 'a nces t r ale s :
"Ecoute plu~ ~ouvent
La Vo~x du Feu ~'entend,
Entend~ la Vo~x de l'Eau.
Ecoute dan~ le Vent
---, - ..--_._-'---
(1) SENGHOR (Léopold Sédar) : Chant~ d'omb~e., Paris,
Editions du Seuil, 1945, p. 15-16.
(2) Ibid., p. 19.
(3) SENGHOR (Léopold Sédar) : Lett~e.~ d'h~ve~nage, Paris,
Editions du Seuil, 1973, p. 22.
(4) DIOP (Birago)
: Leu~~e~ et lueu~~, 2e édition, Paris,
Présence Africaine, 1967, p. 64~

-129-
Birago Diop s'adresse, avec nostalgie, à la viJle
de Ndar
personnifiée:
"Saint-Loui~ au bo~d de l'Oe~an
Pa~e~~eu~ement endo~mie
Quel ~onge bleu ve~~ le n~ant
Hantait te~ nuit~ toute~ amie~
Saint-Loui~ au bo~d de l'Oe~an?al 1).
Ndar est source de rêves d'amour, de tendresse, de fête,
de beauté. Elle est la ville aux lIéternelles renaissances ll ,
selon l'expression de Cheikh Aliou Ndao :
"Nda~
S'en va ma noi~e Oph~lie à vau-l'eau
De ~e~ ~lve~ de nénupha~~"(3).
Lors du premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs de sep-
tembre
1956~ à Paris, David Diop définit ainsi la poésie:
elle est IIl a fusion harmonieuse du sensible et de l'intelli-
gible, la faculté de réaliser par le son et le sens, par l'i-
mage et par le rythme, l 'union intime du poète avec le monde
(1)
DIOP (Bi,rago)
: LeUfLfLe-6 et R.ueUfL-6, éd.cit., p.25.
(2) NDAO (Cheikh AJiou) : Moga~ienne~, Paris, Présence
Africaine, 1970, p. 49:

130-
qui l'entoure. La poésie, langue naturelle de la vie, ne
jaillit et ne se renouvelle que par son contact avec le
réel"(l).Se faisant Prophète, le poète
annonce,pour
l'Afrique, des temps nouveaux enfantés, en quelque sorte,
dans la violence:
»Je di~ que le~ templte~ vi~ile~
EQ~a~e~ont le~ ma~Qhand~ de patienQe
Des hommes pieux ont écrit des poèmes religieux.
Moussa Kâ proclame sa foi profonde, son obéissance à Dieu
»Zl 6aut que, moi Mo~~~a, j'e~~aie de
la 6e~meté néQe~~ai~e, tout en ~éa66i~mant ma
~oumi~~ion dan~ l'honneu~ et la dignité~.~.
Pui~que le~ P~ophète~, leu~~ Compagnon~
et Qeux qui ~e pa~~aient l'hé~itage my~tique,
,
la te~~e [du tombeau, à plu~ 6o~te ~ai~on
l' ê.t~e de moind~e impo~tanQe n' éQhappe~a. -t-il
à la mo~t }.
( 1 ) DIOP (David) :"Contribution au débat sur la POÉSIE
NATIONALE '"~exte paru dans la revue P~é~enQe AÂ~iQaine,
n° 6, fév~~er-mars 19561, in Coup~ de pilon, Paris,
Présence Africaine, 1973, p. 9.
(2 ) DIOP (David)
: Coup~ de pilon, édition définitive,
Paris, Présence Africaine, 1973, p.36.

-131-
Pu~~que le~ dé~en~eu~~ de ~an~ de p~e~~~ge,
d'~n61uence , de ~avo~~, de c~éd~~[aup~è~ de
V~eu], ~e ~on~ évanou~~, ~o~~ p~ê~ a pa~~~,
p~épa~e ~e~ p~ov~~~on~ e~ 6a~~ ce que ~u do~~ "( 1J.
Laïque ou mystique, la production poétique sénégalaise
emprunte plusieurs voies qui traduisent la diversité des
aspirations et des inspirations.
Actuellement, des hommes comme Pathé Diagne tentent de
créer un théâtre "didactique et populaire", relevant de
"l'art le plus exigeant", dans "le cadre d'un art de scène
qui soit d'élaboration et de création collective~~2). Dis-
traire,lIdémêler les aliénations" que vit l'Africain en l'in-
vitant au commentaire, à l'explication et au jugement sur
les réalités quotidiennes, relancer la culture négro-afri-
caine sont leurs objectifs principaux (3)
:
"Un momen~ de ~héa~~e pou~ le peuple a
cô~é duquel ~u v~~. V~~e ce~~e ~gno~ance qu~
mène a l'ango~~~e. L'opp~e~~~on qu~ je~~e
~ou~ la douce v~olence de~ monoc~a~e~. Il 6au~
( 1 ) KÂ (Moussa) : Ma jé.é.ma buu_~a.Li, traduit en français par
Bassirou ctSSÉ, revu et annoté par Amar SAMB, Dakar,
in B. IFAN, t. XXX, Série B, n° 13 - 1968.
( 2 ) DIAGNE (Pathé) : Ma~a!fa~ : Powu Geew. Te~te en français
ete n wo lof. Ad apt è de , 1 0 e uvr e deS a a K0 kki MBAY,
Pointe-à-Pitre, [non daté], p. 1 et 2.
( 3 ) Ibid., p. 1 et p. 2.

-132-
conna~~~ance de cau~e, mue 6ac~!ement en
6anat~que~ couche~. Ve~ c~oyant~ qu~ n'ont
que leu~~ c~oyance~ : ~~~e~pon~able~ devant
leu~~ p~op~e~ c~oyance~. Ve~ po~teu~~ de chape-
let~ •
Réc~tant~ ab~ut~~ de~ texte~ dont on
ne ~e ~ouc~e n~ du ~en~, n~ de la po~tée. Ve~
d~~c~ple~ 6ac~le~ pou~ l'~mpo~tu~e ~ubt~le,
de~ égl~~e~ de toute natu~e"ll).
Cependant, de grandes oeuvres sont fournies par le
théâtre historique. Mamadou Seyni Mbengue souhaite que sa
pièce Le P~ocè.~ de Lat-V~o~ joue un II rô 1e d'éveilleur de
conscience G.. ), en amenant les Sénégalais ~ tourner un
peu plus leurs regards, vers un passé dont ils peuvent être
fiers ~ plus d'un titre ll (2). L'ancien souverain du Cayor
Lat-Dior, qui comparaît devant la postérité, apparaît comme
un être chevaleresque pour qui les IIcaractéristiques essen-
tie11es ll du roi idéal doivent lIêtre fondées sur la nais.sance,
sur
l'audace
et:·
sur un sens élevé de la grandeur na-
tiona1e ll (3). Le P~ocè.~ de Lat-V~o~ ne traite pas seulement
.,
de la lutte de Lat-Dior contre la colonisation mais est éga1e-
( 1 ) DIAGNE (Pathé)
: Ma~aya~ : Powu Geew. Texte en' français
et en wolof. Adapté de l'oeuvre de Saa Kokki MBAY,
Pointe-~-Pitre, [non daté], p. 2.
( 2 ) MBENGUE (Mamadou Seyni) : Le P~ocè.~ de Lat-V~o~, Dakar.'
Grande Imprimerie Africaine, 1970, p.s.
( 3 ) l bid., p. 13.

-133-
ment
une réflexion sur le destin des grands hommes; comme
le dit le Procureur Général, dans la pièce: les grands hommes
"comme
les
grands
despotes, ont toujours en commun leur
sentiment d'être des hommes prédestinés, même si au terme
de leur action, une nette distinction finit par s'établir
entre eux, les uns étant parvenus à une haute destinée en
réalisant une grande oeuvre et les autres, à la malédiction
collective, après avoir cristallisé autour dieux, la haine
et le mépris de leurs semblables"(l).
L'action de la pièce de Cheikh Aliou Ndao L'Exil
d'Albou~i se situe au XIXe siècle dans le rQyaume du Djoloff;
devant l'avancée des troupes coloniales, "l 'Invincible Albou-
ri"(2) avait décidé de partir pour Ségou. Pour ce roi, "quan d
ori a l 1 ho nneu r sa uf, 0 n a t 0 ut a ve c soi Il ( 3 ). L' Exil d' Alb 0 u~i
présente trois images de la femme. Sêb Fal, épouse du roi,
se veut "femme avant d'~tre Reine"(4); belle et séduisante,
elle souffre de ne pas voir souvent son mari :"Je ne suis
qu'une ombre dans ce palais. Je vis du souvenir de mes rêves
défunts"(S), se plaint-elle. Linguère Madjiguène, soeur du
roi, dotée d'un "courage viril", se sent "responsable, utile,
(1) MBENGUE (Mamadou Seyni)
: Le P~oc.è.-6 de La.t-Vio~, Dakar,
Grande Imprimerie Africaine, p. 71.
(2) CORNEVIN (Robert) : Introduction à La. Légende de Sa.mba.
Guélâdio Viêgui, p~inc.e du Fouta. de François-Victor
EQUILBERG, Dakar, Abidjan, Nouvelles Editions Africaines,
p. 8.
(3)
NDAO (Cheikh Aliou) : L'Exil d'Albou~i, Paris, J. Oswald,
1967, p. 44.
(4) Ibid., p. 38.
(5) Ibid., p. 37.

-134-
indispensable, heureuse ll , et aime la IIdignité €les
charges ll (l).
Mam Vay, mère d'A1bouri,
n'a reculé devant aucun sacrifice
pour voir son fils lI au sommet ll :IIPour A1bouri et pour moi,
je mangerai la poussière des sabots sur le chemin de Ségou ll (2),
1ance-t-e11e. le griot Samba apparaît comme le maître de la
parole: IIS am ba est Verbe; le Verbe ne meurt pa~. Chaque fois
que vous verrez le peuple hésiter sur le chemin de 1 'honneur,
frappez le sol du pied, et surgira Samba: il attise la flamme
de 1 I espoir"(3). Le lyrisme surgit,parfois,n.o.tamment lorsque.
Sêb
Fa1 et
A1bburi parlent
d'amour. Le dialogue est sou-
vent très imagé; ainsi 1 'homme doit être vent, pluie et feu,
car, par exemple, le vent IIcaresse comme la voix d1une femme,
s'infiltre, berce comme le balancement d'une pirogue. Terri b1~
i 1
dé t r ui t " emp 0 r.te,.
dé ra c i ne ~
Ile s t d0 uc e ur, i 1 est
vio1ence"(4).
Ce style imagé se retrouve dans La Ca~e de l'homme,
pièce écrite aussi par Cheikh A1iou Ndao,
qui traite de la
circoncision, épreuve qui apprend à 1 1initié lIà devenir
homme par la souffrance et le savoir ll (5). Les circoncis
et leur surveillant emploient, en effet, des formules, des
sentences, et des légendes qui constituent un langage ésoté-
rique renfermant 1I1a sagesse, les règles du terroir ll (6).
(1) NDAO (Cheikh A1iou) : L'Ex~l d'Albou~~, Paris, J.
Oswald, p. 39.
(2) Ibid., respectivement p. 65,
p. 66.
(3) Ibid., p. 91.
(4) NDAO (Chei1kh A1iou) : L'Ex~l d'Albou~~, éd. cit., p.75.
(5) N.DAO (Cheikh A1iou) : La Ca~e de l'homme, Paris, Editions
Pierre Oswald, 1973, p. 63.
(6)
l b id., p. 63.

-135-
Le Ma~about de la ~éehe~e~~e, recueil de nouvelles de
Cheikh Aliou Ndao, est une peinture colorée, sensible et
quelque peu satirique du Sénégal contemporain. Une métaphore
personnifiante fait de Dakar une belle femme acariâtre:
Dakar "veut se refaire la peau comme ses co-épouses des autres
par t i eS' d u ' mon de.· Pas des e nt i men t s pou r e 11 e ! " ( 1). Les
pouvoirs publics font déguerpir les habitants des quartiers
pauvres pour qu'ils fassent place "à l'indifférence, à la
dureté du béton"(2). Dakar est aussi la ville où l'''essentiel
est de sortir de la médiocrité"(3).
A côté des oeuvres de pure imagination; il existe au
Sénégal des chroniques et des mémoires qui retracent des
épisodes de l'histoire du pays ou la vie de certaines person-
nalités.
Le but d'Amadou Duguay-Clédor, en publiant La Bata~lle
de GuZlé, est de faire profiter à ses lecteurs "d'une expé-
rience et de connaissances historiques acquises pendant G.~
dix-huit années d'un travail incessant"(4). La fameuse ba-
t aille de Gu î lé 0 ppo sap r ès dut amar i nie r de ce nom, 1e 6
(1) NDAO (Cheikh Aliou) : Le Ma~about de la ~éehe~e~~e,
Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1979, p. 36.
(2) Ibid., p. 36.
( 3)
l b id., p. 32.
(4) DUGUAY-CLÉDOR (Amadou) : La Bata~lle de GuZlé, 2e éd.,
Saint-Louis, Imprimerie du Gouvernement du Sénégal,
1931, p. 10.

-136-
juin 1886, deux souverains, le bourba-Djoloff A1bouri
Ndiaye et le damel du Cayor Samba Laobé Fa11. Il y a quelque
chose
de
cornélien
dans le dilemme qui déchira Albouri
dont 11 une des épouses Khar Fa 11 es t soeur du dame'; il 1ui
déclara avant d'aller affronter ce dernier
"Aujou~d'hul, ~eul le ~alut du Ojol066
compte pou~ mol. Sache que ~l Samba Laobt
Fall e~t un 6~è~e lncompa~able, mol, égale-
ment, je ~ul~ un ma~l dont la pe~te ~e~alt
l~~tp~able pou~ le Ojol066. J'ajoute que ~l
ton 6~è~e e~t comme mol, ~é~olu a valnc~e oa
a pé~l~, ce polgna~d que je po~te lui ~e~a
en60nct dan~ le co~p~"(lJ.
Ce disant, le roi IIversait des larmes et tenait à la main
la dague sur laquelle il venait de faire ce serment émou-
vant ll (2). Samba Laobé ne mourut pas, mais il fut vaincu.
Les deux camps firent preuve d'une grande bravoure. Si
Samba"était vainqueu~, la mère d ' A1bouri, Seynabou Diop,
"était résolue à mettre le feu à la poudrière du tata
'"
[demeure royale fortifiée] et à s'ensevèlir sous ses débris"(3).
(1) DUGUAY-CLÉDOR (Amadou)
: La Bataille de Gu2lt, 2e éd.,
Saint-Louis, Imprimerie du Gouvernement du Sènéga1,
p. 20 .
(2) Ibid., p. 20.
(3) DUGUAY-CLÉDOR (Amadou)
La Bataille de Gu2lé, éd.
cit., p. 25.

-137-
Un dignitaire du Cayor, Moussé Boury Déguène Dieng fit
particulièrement preuve de sagesse, de dignité et de cou-
rage: ayant prédit la défaite de son roi qu'il essaya en
vain de ramener à la raison, avant la bataille, il décida
de se laisser tuer au combat plutôt que de rentrer vaincu
"Aux p~~ lent~ et c~dencl~ de ~~ montu~e,
~ux p~~ole~ p~ononcle~ p~~ le g~~ot qu~ le
p~lcld~~t en ch~nt~nt a tue-t~te l'lloge de~
"V~eng" ~uxquel~ ~pp~~ten~~t ~~ 6~m~lle, toute
l'~~mle du Vjolo6ü ~econnut Mou~~l Bou~y
Vlguène V~eng [•••] Il ( 1) •
Il marcha droit en direction de ses adversaires qui le
criblèrent de balles; le griot IIfut tué à dix pas en avant
du hérosll(2). Duguay-Clédor souligne le caractère épique
de l'affrontement entre les deux armées
"[~]he~be ~èche du ch~mp de b~t~~lle
~v~~t p~~~ üeu, m~~~ le~ 6l~mme~ n'~~~êtè~ent
n~ l~ 6u~eu~ de~ comb~tt~nt~, n~ l'~~deu~ de
leu~~ che6~II(3).
(1) DUGUAY-CLtDOR (Amadou)
L~ B~t~~lle de GuZll, éd.
cit., p. 30.
(2) Ibid., p. 31.
(3) Ibid., p. 28.

-138-
En 1966, Lamine Guèye publie son oeuvre autobiographi~ue
présente ainsi :IIC'est en té-
moin et en militant que j'ai entrepris le présent ouvrage
où sont résumés des faits d'ordre politique intéressant 1 1 A-
frique et qui se situent dans le cadre de ces cinquante der-
nières années ll (1). Né le 20 septembre 1891, de père et de
mère saint-1ouisiens, il eut parmi ses élèves Félix Houphouet-
Boigny, Mamadou Konaté, Jean-Félix Tchicaya qui furent dépu-
tés au Parlement français.comme lui. Il fut le premier avocat
défenseur africain en Afrique occidentale française, le 1er
février 1921. Son ouvrage fait de lui un homme engagé pour
la libération de son peuple. Lamine Guèye fait preuve aussi
d'une grande sensibilité: ses amis et lui furent IIdou1oureus'e-
ment'
éprouvés ll (2) par la mort prématurée des officiers Papa
Mar Diop, Makhtar Dia110, Abde1 Kader Mademba, lors de la
guerre de 1914-1918. Il fut maire de Dakar pendant seize ans,
à partir de 1945; il fut aussi président de 1 1 Assemb1ée Na-
t ion ale de 1a Ré pub 1i que duS é né gal. l 1 pro f e s sel a Iif i e r t é Il
et le II pa triotisme ll (3). ItJ..n.é.lta.J..lte. a.6ltJ..c.a.J..n. est l'ouvrage
d'un homme 1uclde; Lamine Guèye écrit:
"No.o lte..opon..oa.bJ..lJ..té..o on.t [ ••• J c.ha.n.gé.
de. poJ..d.o e.t de. d~me.n.oJ..on..o.
En. a.VO~lt ple.J..n.e.me.n.t
(1) GUËVE (Lamine) : It~n.é.lta.J..lte. a.UltJ..c.a.J..n., Paris, Présence
Africaine, 1966, p. 7.
(2) Ibid., p. 9.
(3) Ibid., p. 243.

-139-
en not~e 6aveu~. La 6o~ dan~ une A6~~que un~e,
l~b~e et p~o~pè~e nou~ a~de~a avec e66~cac~té
pou~ le ~e~te»l7J.
En 1978, paraît L4 Plume ~4bQutée,
premier tome des
Mémo~~e~ de Birago Diop, né le 11 décembre 1906 à Ouakam,
à neuf kilomètres de Dakar. Cet ouvrage, dans lequel l'au-
tobiographie et 1 'histoire s'allient assez étroitement, se
lit souvent comme les récits imaginaires de l'auteur. Il
nous renseigne sur l'expansion particulièrement rapide de
Dakar. Cette ville, Gorée et Saint-Louis baignaient, pour
le jeune Birago, dans d~ zones spirituelles différentes,
pour ainsi dire:
»L'a~~ mental de Sa~nt-Lou~~ du
Sénégal [...J éduqua.~t, alo~~ que l'on
en~e~gna~t a Go~ée et que l'on ~n~t~u~~a~t
à. Vaka~» [2 J •
La maison de la famille de Birago Diopfut hypothéquéepar celle.-èr, en
1928,pour permettre au futur écrivain d'aller en France
( 1 ) GUËVE (Lamine): It~né~a~~e a6~~ca~n, Paris, Présence
Africaine, p. 10.
( 2 ) DIOP (Birago)
: La Plume ~aboutée, Mémo~~e~, l, Paris,
Présence Africaine; Dakar, Nouvelles Editions Africaines;
1978; p. 36.

-140-
pourslJivre ses études :nje ne finirai jamais de payer ma
dette au chef de la famille, au seul frère qui me reste
aujourd'~ui, pour la confiance que tous avaient eue en
moi n(1). Pour résoudre les problèmes de transposition de
ses contes en français, Birago Diop lit "Rabelais et Mon-
taigne, parfois c...] Corneille, rarement [o ••] Voltaire,
quelquefois G••J Anatole Fra nce n et, Il pré sen tan t [s aJm 0 n-
naie,[il trouve] toujours et souvent sans usure, un chan-
geur honnête n(2).
Les pièces de théâtre, les nouvelles, les chroniques,
les autobiographies et les mémoires s'inscrivent, à un cer-
tain degré, dans une perspective de critique sociale, de
recherche historique, de glorification de héros, d'édifica-
tion personnelle de soi ou de revendication politique et
culturelle.
*
*
*
La représentation du Sénégal chez le~ romanciers séné-
galais est multidimensionnelle. La création romanesque a
( 1 ) DIOP (Birago) : La. Plume Jta.boutée, Mémo..i.Jte-6, I, Paris,
Présence Africaine; Dakar, Nouvelles Editions Africaines;
p.
19.
( 2 ) DIOP (Birago)
: La. Plume Jta.boutée, I, Mémo..i.Jte-6, éd.cit.,
p.
221-222.

-141-
sensiblement épousé la courbe de l'évolution historique
du pays,
pour ainsi
dire.
Fo~ee-Bonté de Bakary Diallo est à la fois roman et
autobiographie;
c'est "un livre de guerre" et "un livre
de paix"(I).
Né en 1892 à t1bala,
près de Dagana, Bakary
Diallo apprit le français
au cours de sa carrière de ti-
railleur et rapporta de la guerre de 1914-1918 "une bles-
sure affreuse à la mâchoire"(2).
Les chapitres de son livre
sont
"dignes
des
plus belles églogues grecques ll (3),
et aussi
de la littérature pittoresque.
Le jeune Bakary
Diallo fut un berger rêveur,
perdant souvent son troupeau
dans
la brousse.
Les Peulh étant de grands éleveurs, les
villages qu'ils
habitent, comme celui
de Mbala, sont sou-
vent envahis
par les
"cris des bergers,
[leS] murmures
des moutons,[lesJmugissements fantasques des boeufs"(4).
Dans
la brousse, Bakary Diallo est fasciné
par "les mer-
veilles de
la nature", la "terre parfumée"
:
"~eJfranchis
en courant forêts,
collines et ravins se
la contrée, peu
habités d'êtres
humains, mais peuplés d'animaux de toutes
sortes,
lions,
panthères, hyènes [.. :}"(5).
Mais Fo~ee-30nté
(1) BLOCH
(Jean-Richard)
:
"Avertissement"
(avril
1926),
in Fo~ee-Bonté de Bakary DIALLO, Paris, 4e édition,
F.
Rîeder et Cie,
1926, p.
4.
: (2)
Ibid., p.
5.
(3)
Ibid., p.
4.
(4) DIALLO
(Bakary)
: Fo~ee-Bon.té., Paris, F
Rieder,et .Cie,
1926, p.
16.
(5)
Ibid.,
respectivement p.
14, p.
15.

-142-
est surtout l'histoire d1un soldat meurtri
par la guerre.
Bakary Diallo décrit ses souffrances atroces, nées de ses
blessures
:IILes nuits,
je fais
des
rêves
pénibles;
je rentre
dans
la
terre,
piquant de la tête dans un feu terrible
que j'y trouve.
La chaleur m'en chasse et je sors en sau-
tant pour y retourner ensuite ll (l).
L'élégie surgit quand il
se plaint de sa solitude, au milieu du champ de bataille,
en France, alors qu'il
a la langue
II coup ée en deux ll dans
sa IIbouche cassée ll
:
"Je. .6u..i..6 pJte..6que. ..i.nd..i.fdéJte.nt à tout,
même. à mon ma~ .Ma pe.n.6ée. ve.Jt.6 ma mèJte. e..6t
.6e.ule. e.n v..i.e..
Elle. Jtappe.lle. e.t ~Jtée.. Je. Jte..6.6e.n.6
la te.ndJte..6.6e. de. ~e. Jtapppe.l
e.t la tJt..i..6te..6.6e. de.
~e. qu'e.lle. ~Jtée.. En ~e.tte. ~..i.Jt~on~tan~e.,
mon~ ame.
.6 e. ul e. .6 0 u 66Jt e. , non de. nt e..6 bl e..6 .6 uJt e..6 ma..i..6 de.
l'élo..i.gne.me.n~
.Jama..i..6 de.pu..i..6 que. j'a..i. qu..i.tté ma
6am..i.lle. , ma pe.n.6ée. n'ava..i.t a..i.n.6..i. évoqué ~e.tte.
..i.mage. a..i.mée., au.6.6..i. ne.tte.me.nt que. la lum..i.èJte.
pUJte. de.vant de..6 !je.ux qu..i. vo..i.e.nt ~la..i.Jt"121· •
FoJt~e.-Bonté est aussi un livre sur l'amitié :IILe bonheur
véritable dépend de l'estime et de l'affection entretenues
(1) DIALLD (Bakary)
FoJt~e.-Bonté, Paris, F.
Rieder et
Cie,
!J.
132-133.
(2)
DIALLD
(Bakary)
F0 Jt ~ e. - B0 nt é., éd.
ci t., p.
128.

-143-
par des soins mutuels. Semer et récolter, jamais l'un ne
va sans l 'autre"(l), déclare a Bakary Diallo son ami Demba
Sow. L'ouvrage est parsemé de réflexions, parfois désabu-
sées, sur la vie et sur les rapports entre les hommes, no-
tamment :"il est inutile de faire admettre par la force ce
que la conscience ferme n'accepte pas"; "tout être qui pos-
sède un esprit et
un coeur possède raison et
esprit de
déc i s ion "(2);Il i l fa ut s 1 a t tac he r a u pas s é pou r con na î t rel e s
leçons de l'avenir"(3). Bakary Diallo s'interroge sur l'exis-
tence de la terre et sur la division des hommes en races.
Les autres grands écrivains, entre autres, Ousmane Socé
Diop, Abdoulaye Sadji, Cheikh Hamidou Kane, qui ont écrit
sur l 1 époq ue co l oni ale, sont les véri tab l es précurseurs du
roman moderne sénégalais. Déja, ils s'intére~saient moins
a la faune et à la flore de la littérature exotique, afin
de montrer les caractéristiques authentiques ae la société
sénégalaise. Il ne s'agit plus seulement d'observer, mais
d'entrer en sympathi e avec leur soci été, de l' interroger,
de révéler sa profonde complexité ou sa richesse. Dans Kanlm,
Ousmane Socé Diop met en scène de jeunes Sénégalais; vers
1935, Karim et ses amis tentent de ressusciter les fastes
des royaumes d'antan; leur existence ressemble d une fête
( 1)
DIA LLO (B a k a r y ) : Fon c. e. - B0 nt é. , éd. ci t., p. 89.
(2) Ibid., respectivement p. 77, p. 98.
(3)
Ibid., D. 176.

-144-
continuelle :IIConcevoir grand, dire grand, faire grand,
c'est cela même qui était l'essence de leur esprit séné-
galais.
Rien n1avait de la valeur que s'il était ample,
puissant, extraordinaire ll (l). La démission de Karim,
froissé par son_employeur qui
II ne savait pas [que] pour le Sé-
négalais 1 'honneur tel
qu'il
le concevait, passait avant
le gagne-pain ll (2), les rivalités amour-euses n'enlèvent rien
a la qualité de la vie telle que l la peinte Ousmane Socé
Diop, a Dakar, Saint-Louis et Rufisque. Le décor est presque
t 0 uj 0 urs
beau.J
a da pté-
a ux sen t i me nt s e t au x sen s a t i on s
IILa brise marine délivrait de l'accablement de la chaleur;
la mer bleue, gonflée de langueur, s'étendait a l'infini,
accueillait les rêves, insufflait doucement le calme et la
paix!II(3). Les Dakaroises, les Rufisquoises et les Saint-
Louisiennes sont des mod~les d'élégance. En parlant, Amina-
ta la Rufisquoise Il.VOUS regardait de ses yeux dans la pro-
fondeur desquels sombraient les idées
de l'interlocuteur ll (4).
Par contre, les autres Sénégalais de l'intérieur constituent
presque un monde a part :"Combien la vie[à Diourbel] était
différente de celle qu'on menait a Dakar, a Rufisque et a
Saint-Louis? Ici, comme dans les villages de la brousse,
c'était la vie humaine réduite a sa plus simple expression.
(1) DIOP (Ousmane Socé)
: Ka~im (roman sénégalais), Paris,
Nouvelles Editions Latines, i948, p. 139.
(2)
Ibid., p.
118.
(3) Ibid., p.
103.
(4) DIOP (Ousmane Socé
Ka.~im, éd., c i t., p. 86.

-145-
L'existence était naturelle et semblable à celle des végé-
taux: travailler et se conserver, puis sauver son âme de
l'enfer en donnant son superflu au chef de sa religion ll (l).
Enfin, KaJt..i.m
est un constat
sur l'inéluctable mutation
de la société sénégalaise:
"Le.uJt c.oe.uJt[c.e.lu..i. de.J.J je.une.J.J Sénégala..i.J.J]
paJtla..i.t e.n 6ave.uJt de. la tJtad..i.t..i.on anc.e.J.JtJtale.
e.t le.uJtJ.J ..i.ntéJtêtJ.J e.n 6ave.uJt du mode.Jtn..i.J.Jme.
pJtat..i.que. de. l'Oc.c...i.de.nt.
Ma..i.J.J,
paJt-de.J.JJ.JuJ.J le.uJtJ.J d..i.J.Jc.ouJtJ.J, d'année.
e.n année., une. c...i.v..i.liJ.Jat..i.on mét..i.~J.Je. J.J'oJtgan..i.J.Ja..i.t,
n'obé..i.J.JJ.Jant qu'aux lo..i.J.J de. la lutte. pouJt la v..i.e."(Z).
L'espèce de mulâtresse qui renie la part africaine de
ses origines est l'objet d'une âpre peinture dans le roman
d'Abdoulaye Sadji N..i.n..i., mulâtJte.J.JJ.Je. du Sénégal. Malgré ses
cheveux blonds et ses yeux bleus, Virginie Maerle,appelée
Nini, est rattachée à l'Afrique par trois choses: "d'abord
son petit nez écrasé aux narines largement ouvertes; ensuite
ses lèvres fortes et gourmandes; enfin cette démarche féline
qLl'elle tâche de corriger dans un perpétuel
raidissement ll (3).
- - " - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
( 1) 0 l aP (0 us man e Soc é) : KaJt..i.m , éd. ci t., p. 125.
(2) Ibid., p. 105.
(3) SADJI (Abdoulaye) : N..i.n..i., muliitJte.J.JJ.Je. du Sénégal, Paris,
Présence Africaine, 1954, p. 308.

-146-
N'ayant voulu se marier qu1avec un Européen, Nini finit
par être rudement déçue par la vie :IIElle avait aimé,
espéré. Elle slétait donnée pour attacher. Mais les objets
de son holocauste charnel avaient filé entre ses doigts,
comme en rêve ll (1). Abdoulaye Sadji évoque impitoyablement
le destin des vaniteuses Il.ôtgl1cu1.a,lI, c'est-à-dire des grandes
dames
métisses du. Sénégal··
: 1I1 a vieillesse les surprend
et les accule au fond des sombres retraites où le rêve fi-
nalement se change en hautaine résignation ll (2). Toutefois,
il présente un tableau coloré de la ville de Ndar et de
ses autres habitants, à l'époque coloniale. Les marabouts
sont peints comme des êtres de mystère:
IILeurs yeux à demi
clos voient en des profondeurs qui nous sont cachées; et leur
bouche voilée profère des incantations dont la puissance
se mesure à l 'influen~e qu'elles produisent sur une desti-
née ll (3). Ndar est une ville où les races se mélangent, mal-
gré
tout:
"Il
Ij a là [c.he.z
le..ô Mae.Jtle.] un. pe.tit
gaJtçon. n.oiJt c.e.n.t pouJt c.e.n.t, de.ux vie.ille..ô
mulatJte..ô.ôe..ô n.oiJte..ô a moitil, une. je.un.e. 6ille.
blan.c.he. aux quatJte. c.in.quième. e.t un. Blan.c.
authe.n.tique." (4 J.•
(1) SADJI
(Abdoulaye)
: fJin.i, lnulatJte..ô.ôe. du Sln.lgal, Paris,
Présence Africaine, p. 401.
(2) Ibid., p. 335.
(3) Ibid., p. 344.
(4) Ibid., p. 301.

-147-
La mort est vue comme l'occasion d'une manifestation bruyante
de
sentiments
"sincères ou pas sincères" :
pa~ deJ voe~6é~at~onJ o~eheJt~éeJ, deJ e~~J
de ~age et deJ ehuteJ hYJté~~queJ, on n'en vo~t
nulle pa~t, même danJ le monde mulât~e de Sa~nt-
La U~J " [ 1 J. •
Ndar offre, dans une grande mesure, le spectacle d'une dé-
crépitude majestueuse qui se défend, pour ainsi dire:
"La ma~Jon de N~n~ eJt J~tuée au bo~d du
Pet~t-B~a~ du 61euve a Sa~nt-Lou~J-du-Sénégal.
Elle' 6a~t pa~t~e d'un g~oupement de maJu~eJ
touteJ v~e~lleJ, touteJ léza~déeJ, qu~ J e t~ennent,
.J 'appu~ent
leJ une~
aux aa~~eJ danJ un
Jup~ême élan de Jol~da~~té. R~en ne l'embell~t
pluJ depu~J e~nquante anJ. Elle a p~~J le ton
g~~J de touteJ eeJ ma~~on~ de Sa~nt-Lou~J qu~
~'e61~~tent, ~e dé~ag~ègent dan~ une hauta~ne
v~e~lle~~e" ( 2J. •
(1) SADJI (Abdoulaye)
N~n~, mulat~e~~e du Sénégal,
éd.cit., p. 387.
(2) Ibid., p. 300.

-148-
A Ndar, l'océan n'est pas seulement un lieu de plaisir; il
invite_a la réflexion, a l 'humilité et a la prière:
"L' homme. qu.-i. c./f.oLt. a.vo.-i./f. dompté. le.
mo~de., qu.-i., e.n c.e./f.ta..-i.n~ l.-i.e.ux, c./f.o.-i.t /f.e.mpl.-i./f.
l'e.~pa.c.e. de. ~on .-i.nte.ll.-i.ge.nc.e. e.t de. ~a. pe./f.~on­
na.l.-i.té., l'homme. .-i.n6a.tué. de.~e.~
6a.c.ulté.~
e.t de.
~on pouvo.-i./f. ~u/f. la. na.tu/f.e. .-i.mmua.ble., ~e. ~e.nt
tout a c.oup b.-i.e.n pe.t.-i.t, b.-i.e.n .-i.n6.-i.me. e.n p/f.é.~e.nc.e.
de. c.e. dé.~e./f.t l.-i.qu.-i.de., a.u ~e..-i.n de. l'.-i.mme.n~e. b/f.u.-i.t
de. la. me./f.,
qu.-i. 6a..-i.t ta..-i./f.e. le.~ ba.tte.me.nt~
de. ~on
c.o e.U/f." (7).
A l'instar de N.-i.n.-i., Ma.2mo~a.
d'Abdoulaye Sadji évoque
aussi le destin d'une femme, mais d'une Sénégalaise noire,
a l'époque coloniale. La très belle Maimouna Tall a été trop
tôt victime de Dakar, décrite comme une ville dangereuse,
un lieu de perdition, pour celui ou celle qui ne sait pas
la dompter; cette fille, qui a été attirée par les mirages
de la grande ville, a trop cru à l'amour,' sans
avoir pu
défendre son bonheur; entourée de prétendants quand elle
était dans toute sa splendeur, elle est fuie comme la peste
lorsqu'elle est défigurée par la maladie; la tendresse de
sa mère est sa seule et unique consolation, après son retour
dans son bourg natal
(1) SADJI (Abdoulaye) N.-i.n.-i., mulat/f.e.~~e. du Sé.nê.ga.l,~ éd. cit.,
p.
366.

-149-
"MaZmouna -6e. :tJl.Ouvait êtJte. ta gJtande.
vaineue. de. ta Vie., qui t'avait ba6ouée. d'un
bout à t'autJte.. Ba6ouée. e.t vitipe.ndée. ... Ette.
n'avait pa-6 -6U domine.Jt ta Vie., tui 6aiJte. donne.Jt
ee. qu'e.tte. avait pJtomi-6, ta me.ttJte. au pa-6, tui
6aiJte. Jte.ndJte. goJtge.
EtJte. te. gJtand vaineu de. ta Vie., e'e.-6t ta
moJtt véJtitabte. : êtJte. e.t n'êtJte. ptU-6.
EtJte. e.t
n'avoiJt pa-6 de. dépe.ndanee.; êtJte. une. eho-6e. in-
-6igni6iante. -6uJt
t'oeéan mouvant du te.mp-6 e.t de.
t'e.-6paee., e.t pe.JtdJte. t'e.-6poiJt d'intéJte.-6-6e.Jt à -6on
-6oJtt te.-6 homme.~ qui vou-6 e.ntou~~nt ..• C'e.-6t ta
moJtt véJtitabte.; t'autJte. n'e.-6t qu'ab-6e.nee. totate.,
Jte.pO-6, puJti6ieation .. . "(7).
Dans Ma~mouna,
Dakar est aussi une ville cosmopolite, riche,
vivante, avant tout:
"Vak.aJt, mé.tJtopote. Sénégatai-6e.,
6olje.Jt d'été-
ganee.,
eJte.U-6e.t où -6e. 6onde.nt toute.-6 te.-6 Jtaee.-6
noiJte.-6 qui Ij e.nvoie.nt te.-6 ptU-6 be.aux -6 péeime.n-6 de.
te.uJt génie., ta quinte.-6-6e.nee. de. te.uJt-6 ~.e.{te.-6.
Vak.aJt appaJttie.nt avant tout aux Sénégatai-6.
Ette. e.xpJtime. te.uJt-6 pJtineipaux eaJtaetèJte.-6, donne.
à te.uJt-6 moe.uJt-6 un Va.-6te. eadJte. pouJt -6'épanouiJt.
(1) SADJI (Abdaulaye)
Ma~mouna, Paris, Présence Africaine,
1958, p.
246.

-150-
Le~ club~ e~ le~ a~~ne~ y mani6e~~en~ ~u~ une
g~ande échelle l'amou~ na~ional, . celui de la
b~ou~~e ~énégalai~e ~ou~ en~i~~e, de la dan~e
e~ de la l u~~ e" ( 1 ) •
Le problème posé a tout arrivant a Dakar, dans Malmouna,
est donc celui de l'intégration et de l'adaptation.
Assez loin de ces préoccupations, L'Aven~u~e ambiguë
de Cheikh Hamidou Kane a la dimension d'une somme philoso-
phique sur la difficulté d'être a la fois enraciné et déra-
ciné. Il faut étudier la question a un double niveau: ce-
lui de l' i ndiv i due t cel uide las 0 ci été. Lep rem i e r ni ve a u
concerne essentiellement le personnage de Samba Diallo, is-
su d'une famille noble, naturellement ~énêreux, grand, racé
et élêgant, élevé dans un milieu traditionnel d'abord, puis
étudiant a Paris. Il subit le poids de deux civilisations,
négro-africaine et européenne
"Je ne ~ui~ pa~ un pay~ de~ Viallubé
di~~inc~, 6ace a un Occiden~ di~~inc~, e~
app~écian~ d'une ~l~e 6~oide ~e que je pui~
lui p~end~e e~ ce qu'il nau~ que je lui
lai~~e en con~~epa~~ie. Je ~ui~ devenu le~
(1) SADJI (Abdoulaye)
Malmouna , éd. cit., p. 118.

-151-
deux.
Il n'y a p~ une tête luc~de ent~e deux
te~me~ d'un cho~x. Il y a une natu~e ét~ange,
en dét~e~~ e de n' ê.t~e pa~ deux Il ( 7l .
Pour ce qui est du niveau de la société, le maftre des
Diallobé exprime avec précision les appréhensions de ceux
qui
lui font confi ance :
"S~ je leu~ d~-6 d'alle~ a l'école
nouvelle, ~l~ ~~ont en ma-6~e.
Il~ y
app~end~ont toute~ le~ 6açon~ de l~e~ le
bo~~ au bo~~ que nou~ ne ~avon~ pa4. Ma~~,
.
app~enant, ~l~ oubl~e~ont au~~~ .Ce qu'~l~
app~end~ont vaut-~l ce qu'~l~ oubl~e~ont?"(Z).
En tout cas, une chose est certaine, comme le dit le père
de Samba Diallo :IlIL faut au bonheur de llhomme la présence
et la garantie de Dieu ll (3).
Le Négro-africain nIa pas Il en -
core tranché le cordon ombilical ll qui
le lie à la nature:
i l nie s t
Il que l e b0 ut de l 1 ê t r e 0 Ù bo ur g e 0 nne l a pen sée Il ( 4 ) .
Liart du portrait se fait sentir chez Cheikh Hamidou Kane,
quand il décrit, par exemple, le maftre des Dia110bê
(1) KANE (Cheikh Hamidou ) : L'Aven:tu~e amb~guë, Paris,
Julliard, 1961, p.
164.
(2) Ibid., p. 44.
(3)
Ibid., p.
113.
(4) Ibid., p.
153.

-152-
"L' homme. éta.J..t vJ..e.ux, ma.J..gJte. e.t éma.c.J..é,
tout de.~~éc.hé pa.Jt ~e.~ ma.c.éJta.tJ..on~.
Il ne.
JtJ..a.J..t ja.ma.J..~.
Le.~ ~e.ul~ mome.nt~ d'e.nthou~J..a.~me.
qù'on
pouva.J..t
luJ.. voJ..Jt éta.J..e.nt c.e.ux pe.nda.nt
le.~AUe.l~, plongé da.n~ ~e.~ médJ..ta.tJ..on~ my~tJ..que.~,
ou éc.outa.nt Jtéc.J..te.Jt la. pa.Jtole. de. VJ..e.u, J..l ~e.
dJte.~~a.J..t tout te.ndu
e.t ~e.mbla.J..t ~'e.xha.u~~e.Jt du
~ol,
c.omme. ~oule.vé pa.Jt une. noJtc'e. J..ntJ..me.. Le.~ mo-
me.nt~ éta.J..e.nt nombJte.ux pa.Jt c.ontJte. o~, pou~~é
da.n~ une. c.olèJte. nJténétJ..que. pa.Jt la. pa.Jte.~~e. ou le.~
bé vue.~
d'un
dJ..Ac.J..ple., J..l ~e. la.J..~~a.J..t a.lle.Jt a
de.~ vJ..ole.nc.e.~ d'une. bJtuta.lJ..té J..nou~e.. Ma.J..~ c.e.~
vJ..ole.nc.e.~, on l'a.va.J..t Jte.ma.Jtqué, éta.J..e.nt nonc.tJ..on
de. l'J..ntéJtêt qu'J..l poJtta.J..t a.u dJ..~c.J..ple.
e.n 6aute..
Plu~ J..l le. te.na.J..t e.n e.~tJ..me.,
pla~
nolle.~ éta.J..e.nt
~e.~ c.olèJte.~. AloJt~, ve.Jtge.~,
bûc.he.~ e.nnla.mmée.~,
tout c.e. quJ.. luJ.. tomba.J..t ~ou~ la. ma.J..n ~e.Jtva.J..t a.u
c.hâtJ..me.nt" ( 1 J •
Par ailleurs, dotéed'une grande personnalité, la Grande Royale
est
le
type
même
de la femme volontaire, énergique, qui
ne manque pas pour autant de prestance. Sur la nécessité
d'aller à l'école des IInouveaux venus ll ,
les Européens, elle
n'hésite pas: lIil faut aller apprendre chez eux l'art de vaincre
sans avoir raisori*,dit-elle "(2),
(1) KANE (Cheikh Hamidou)
L'Ave.ntuJte. a.mbJ..guë
\\ e....d~. c,' t . ,
p.
17.
(2)
Ibid., p. 47.

-153-
L'accession du Sénégal à l'indépendance s'accompagne
de la cristallisation plus ou moins aiguë de certaines con-
tradictions, dans la société. Guu~ T~lleen de Cheikh Aliou
Ndao peut être défini comme un roman empreint d'humour sur
l'affrontement dramatique des mentalités et des idées. Me-
nant une vie misérable à Dakar, après avoir connu la magni-
ficence royale à la cour du ~~aloà laquelle il apparti.ent, le
prince Gorgui Mbodj se conduit selon un code qui apparaît
tout à fait désué et inadapté, en milieu urbain:
--
"Je ~e6u-6a~ de me -6épa~e~ d.e S~ndax onon
cheva~ -6eul l~en avec mon pa-6-6é. Ma con-6ola-
t~on : chevauche~ l'ap~è-6-m~d~ dan-6 le-6 ~ue-6
de la Méd~na, ~ev~vant le-6 6a-6te-6 du Walo
quand mon étalon dan-6a~t au -6 on
de la. mU-6~que
~oyale. Oh! la g~~-6e~~e de-6 yo~ ~O~, l'éloquence
de-6 g~~ot-6 qu~ nou-6 Jouti.ennent
dan-6 not~e ten-
tat~ve de ne pa-6 démé~~te~ devant l'h~-6to~~e"(7).
. 'Gorgui Mb0 djet s a f emmes 0 uf f r e nt af f r eus e men t de l a 9 r 0 s -
sesse de leur fille unique Raki, d'autant plus que l'auteur
de celle-ci, Bougouma, appartient, à leurs yeux, à une caste
inférieure. Dans Buu~ T~lleen,
la ville de Dakar est évoquée
(1) NDAD (Cheikh Aliou) : Buu~ T~lleen, Ro~ de la Méd~na,
Paris, Présence Africaine, 1972, p. 35.

-154-
comme un univers spirituel particulier, en quelque sorte,
oD la marche en avant de,la société se fait 'a une allure
fo l le
"A Ndak.alto u [Vak.alt], ta vi e.. 11' e..J.>.:t pa.6.
6aQite..; dltôle.. de.. vitte.. où, du ma.:til1 au J.>oilt,
t'il1dividu QOUIt.:t de..ltltièlte.. -f.'u.:topie.."ll).
La femme semble y pouvoir défendre plus facilement sa liber-

llélève sage-femme Raki et sa tante Astou "ont dénié
a la famille le droit de regard sur leur destin" (2). Belle
et pui ssante, Tante Astou détient le secret de "vi ei 11 ards
respectables"(3) qui ont passé quelques moments de plaisir
chez elle. Ceux qui, comme la grand-mère de Blandine"sl.enorg!,leil-
lissent
de
.• leur
sang étranger, assistent au "naufrage"
des "symboles de grandeur"(4) qljl;jls n'ont pas pu imposer a
la majorité des Sénégalais. Raki est le symbole d'une jeunesse
qui a décidé de se doter de valeurs nouvelles: "Notre généra-
tion assiste a une lutte implacable entre un monde mité et
l'aube de notre renaissance. Je suis satisfaite d'a~oir osé"(5),
dit-elle. Dans Buult Titte..e..I1, oD domine le monologue intérieur,
El Hadj Meissa représente une bourgeoisie dakaroise dont les
(1) NDAO (Cheikh Aliou) : Buult Titte..e..I1, Roi de.. ta M~dil1a,
Paris, Présence Africaine, p. 34.
(2) Ibid., p. 100.
(3) Ibid., p. 52.
(4) NDAO (Cheikh Aliou)
Buult Titte..e..I1, éd., cit., p. 84.
(5) Ibid., o. 86.

-155-
sentiments nobles ne sont pas tout a fait étouffés
"El Hadj ~oulage le~ mi~~~e~, ~an~
ma~~ ~u~tout de la bénédietion divine. Allah
ne donne pa~, il p~ête.[...]. La géné~o~ité
de Mei~~a e~t une ob~e~vanee de~ ~~gle~ de ~a
fi ai [...] "( 1) •
La G~~ve de~ &ittu d'Aminata Sow Fall transfigure Dakar
en un espace insolite défiguré par une multjtude de mendiants
"qui vous assaillent et vous agressent partout et n'importe
quand ll (2). Leur grève "imaginaire empêcherait l'ambitieux Mour
Ndiaye, politicien et fonctionnaire, d'accéder au poste qu'il
convoi te ,1 ui
qui 1e s a c 0 mbat tus i mpla cab 1emen t; ils 1est t ro u-
vé dans l'impossibilité de distribuer ses dons, conformément
aux recommandations de son marabout. Oeuvre d'imagination,
La G~~ve de~ ~à%tu démontre également 1 lacuité d'un problème
social qui ne semble pas devoir être résolu par des mesures
co e r ci t ive s, mai s plu tôt par 1 1 i nf 0 rm a t ion, l' é duc a t ion e t
la formation. Dakar, qui s'étend, donne l'impression, a ses
confins, de se perdre dans un désert :lIpaysage tristement nu,
(1) NDAO (Cheikh Aliou) : Buu~ Tilleen , éd. cit., p. 77.
(2) FALL (Aminata Sow) : La G~~ve de~ &àt.tu. ou le~ déehet~
humain~, Dakar, Nouvelles Edltlons Africaines, 1979, p. 5.

-156-
sans vie, fouetté par un vent
d'une rare violence dont
le hurlement se mêlait à la plainte
stridente des nuages
échappés des dunes de sable, et au mugissement féroce de
la mer écumante de colèrell(l).
Dans
Une ~i longue lett~e de Mariama Bâ, Ramatoulaye,
agée de cinquante ans, institutrice, issue IId'une grande
famille ll (2) de la ville de Dakar et femme d'un haut fonc-
tionnaire de l'Etat sénégalais, écrit une lettre à son amie
Aïssatou, en profitant de ses jours de réclusion forcée, à
la suite du décès de son mari, comme le veut la coutume. La
romancière survole assez rapidement les aspects sordides de
Dakar, pour insister sur son côté splendide:
"Nou~ longion~ la. c.o~nic.he da.k.a.~oi~e,
l'une de~ plu~ belle~ de l'A6~ique de l'Oue~t,
vé~ita.ble oeuv~e d'a.~t de la. na.tu~e. De~ ~o-
c.he~~ a.~~ondi~ ou pointu~, noi~~ ou oc.~e~ do-
mina.ient l'Oc.éa.n. De la. ve~du~e, pa.~6oi~ de
( 1 ) FALL
(Aminata Sow) : La. G~ève de~ bclt.t&L,,~éd.cit.,
p.105.
( 2 ) BÂ (M a ria lia )
: Une ~ i lo ngue l ett~ e, Da ka r, N0 uve 11es
Editions Africaines, 1979, p. 15.
( 3 ) BA (Mariama)
: Une ~i longue lett~e, éd. cit., p. 35.

-157-
La forme épistolaire engage à la confidence, à la remémora-
tion, dans un style soigné q~i n'exclut pas les libertés de
la conversation, chez Mariama Bâ. Celle-ci a tendance à
mettre en relief les bons côtés des choses et des êtres. Le
monde politique est
représenté,entre autres,par le médecin
Daouda Dieng, un ëtre exceptionnel, doté de. q:u:alités physiques,
morales et intellectuelles indubitables:
'~ l'o~~e de la vieille~~e, il 4~habillait
avee éléganee; il était demeu~~ le même homme
~oign~, m~tieuleux,
~a4~ de p~è~. Sa ~~u~~ite
~oeiale le pa~a~t ~an4 eonde~ee~danee . V~put~
a l'A4~embl~e nationale, il ~tait ~e~t~ aeee~~ible
avee' de~' ge~te~
qui appuyaient -6e~ jugement~.
Se~ eheveux un peu a~gent~~ lui eon6é~aient du
eha~me.
[Il] ~' impo~ait dan~ la mêl~e politique rJa~
le ~~~ieux de ~on aetion et la nettet~ de ~on
ve~b e .[...J.
Je ~et~ouvai~ l'alignement ~elatant de ~e~
dent~, ~u~mont~e~ de l'aeeent ei~eon6lexe d'une
mou~taehe noi~e, peign~e et bien li~~e-G ..J-
Il ~tait un homme de d~oitu~e et ~e battait,
ehaque 6oi~ que la ~ituation l'exigeait, pou~ plu~
de ju~tiee ~oeiale. Le goût de la pa~ade et du
luxe ne l'avait point pOU4~~ a la politique, mai~

-158-
bien l'amou~ de ~on p~oehain, la 6u~eu~ du
~ed~e~~ eu~ de to~t~ et d' inju~tLee~.r:.:J.
Je ~evoi~ l'oeil intelligent de Vaouda
Vieng, la moue de~ lèv~e~ volontai~e~ qui
eont~a~taient avee la doueeu~ qui émanait de
eet êt~e p~o6ondément eha~itable, qui ne
~etenait d'aut~ui que ee qu'il ~eeèle de
meilleu~~. ~"(11.
Cet "homme de devoir" ne siest jamais livré aux IIfrasques"(2)
qui déshonorent certaines personnalités. Le personnage de
Ramatoulaye donne une idée de la femme sénégalaise actuelle
qui essaie de concilier la modernité et la tradit~on : tout
en travaillant à l'extérieur, elle doit savoir s'occuper de
son foyer: Il [rien] ne va si vous ne descendez pas dans l larène"(3) ,
même
des
domestiques. Elle a suppor.té digne-
ment le remariage de son mari Modou malgré leurs nombreux
enfants et une trentaine d'années de vie conjugale. Par contre,
son
ami e
Aïssatou
a divorcé non seulement pour ne pas
être coépouse, mais pour ne plus souffrir" le mépris de sa
bel l e - mère, qui est des an g r 0 y al, pau r son .a ppar t en an ce à
la caste des bijoutiers. Le nombre assez éievé des pensées
( 1 ) Bit (Mariarna)
: Une ~i longue lett~e, éd. cit., respective-
ment
p.
87-88, p. 89, p. 90, P. 96.
( 2 ) Ibid., p.
98.
(3 )
l bi d., p. 34.

-159-
qui
émaillent Une ~~ longue lett~e lui donne quelque peu
l'aspect d'un traité de morale.
L'épistolière déplore
l'attitude de certaines personnes qui; prO"fitent des céré-
·monies religieuses, notamment lors des deuils,
pour s'exhi-
ber,
au
sens propre et au sens
figuré du terme:
"Que
signifient donc ces festins
joyeux établis en institution,
qui
accompagnent les prières pour la clémence de Dieu?"(I).
Elle
est pour l'action
:"Ma raison et ma foi
rejetaient
les pouvoirs surnaturels.
Elles rejetaient cette attraction
facile qui
annihile toute volonté de lutte.
Je regardais,
en face,
la réalité"(2).
Elle fait une différence nette- entre
l'amour
et
l'amitié
: ilL 1 ami ti é a des gr~ndeurs inconnues
de l'amour.
Elle se fortifie dans les difficultés, alors que
les contraintes massacrent l'amour"; se marier,
" c 'est un
acte de foi
et d'amour, un don total
de soi à l'être que l'on
a choisi
et qui
vous a choisi"(3).
L'individu doit savoir se
contrôler afin de se distinguer de la bête:
"L'appétit de
v i vr e tue 1a d i g nit é .le v i v r e Il ( 4 ). Lac e 11u 1e fa mil i ale ne
doit pas être négligée: "La réussite d'une nation passe G..]
irrémédiablement par la famille"(5).
La remancière ne manque
pas de célébrer la mère et son rôle (6).
( 1 ) B~ (Mariama) : Une. ~~ longue lett~e., éd. cit., p. 17.
( 2 )
Ibid.,
p.
73.
( 3 ) Ibid.,
respectivement p.
79, p.
85.
A
( 4 ) gA (,1-1 a ria ma)
: Une ~ ~ la ngue. l e.tt~ e. , éd.
ci t., p.
106.
( 5 ) Ibid., p.
130.
( 6 ) Ibid., p.
120.

-160-
Ainsi, grâce au cinéma et a la littérature, le Sénégal
est devenu un véritable objet d'art, pour ainsi dire. L'im-
portance de Dakar, notamment dans le roman sénégalais après
1960, est patente. Cette ville ne prête pas beaucoup, pour
autant, a des ~orceaux de bravoure littéraires sur ses ca~
ractéristiques physiques, architecturales.Elle est surtout
le lieu où les sentiments s'exaspèrent par excellence.
Il serait impossible dans le cadre de notre étude
d'être exhaustif. Nous avons essayé de,choisir des chroni-
queu~s, des écrivains et des cinéastes représentatifs,
c'est-a-dire qui ont plus ou moins bien connu la société
sénégalaise, surtout qui y ont vécu. Ils ont choisi des
thèmes divers. Les écrivains coloniaux, même ceux qui sont
enthousiastes pour la terre sénégalaise, ne sont pas tout
a fait exempts de préoccupationsexotiques. De même, beaucoup
de cinéastes sénégalais ne sont pas encore,l'ibérés du cinéma
documentaire.
En revanche, de. nombreux poètes, romanciers, dramaturges
-et
mémorialistes
sénégalais, lorsqu'ils évoquent l'époque

-161-
coloniale ou la période des Indépendances, exaltent ou cri-
tiquent des aspects de la société sénégalaise, mais surtout
posent des problèmes essentiellement d'ordre individuel et
qui sont à résoudre au niveau de la personne, plus que du
groupe. Ils font preuve, souvent, d'une véritable exalta-
tion nationaliste, aux accents épiques ou lyriques; l'élo-
quence mystique n'est pas totalement absente.
L'exemple d'Ousmane Sembène est intéressant, si nous
le comparons aux autres créateurs. Il faut le placer dans
ce contexte historique, cinématographique et littéraire,
afin de mieux cerner son originalité. En effet, Sembène
réinterprète, souvent, de façon critique ce qui fait la
substance même des oeuvres des cinéastes et des écrivains
qui se sont intéressés au Sénégal.
j
~

-162-
DEUXlËfVIE PARTIE
UNE VISION IDEOLOGIQUE

-163-
l NTRODUCT 1Ol~
Les passages descriptifs qui permettent au Sénégal
d'avoir une pleine existence romanesque sont capitaux.
Les romans présentent alors une plus grande richesse de
signification que les films; le texte romanesque permet
de mieux saisir les processus de transformation qui sont
en oeuvre dans le travail de description, tandis que le
film fournit des renseignements documentaires plus ou
moi ns uti l es à l' acti on. Chez Sembène, l a réa lité géogra-
phique décrite est généralement proche dans le temps et
dans l'espace. Au Sénégal, certaines constructions et cer-
tains objets ont été bien entretenus; mais les changements
menacent beaucoup d'éléments qui pourraient constituer un
musée archéologique.
L'originalité et la diversité du Sénégal chez Sembène
résident non seulement dans la topographie des villes et
des campagnes, mais aussi dans les objets, les maisons, les
meubles, les véhicules et les vêtements. En effet, les per-
sonnages sont inséparables d'un' environnement, d'un décor
qui complètent l'image que l'auteur nous livre d'eux. Les
créatures de Sembène sont étroitement liées à leur terroir,

-164-
à leu r
so 1; l e déc 0 r peu t ne pas cha nge r a u cou r s de leu r
vie; il peut connaftre des bouleversements grâce a l'action
de certains héros comme Oumar Faye, dans Ô Pay~ mon beau
peuple!;
chaque changement marque alors une modification des
rapports entre les personnages, une progression dans la nar-
ration, une évolution.
L'évocation romanesque ou la représentation filmée du
Sénégal n'a pas pour critère essentiel la ressemblance qui
est de l'ordre de la photographie, mais la signification
qui relève de l'idéologie, conçue comme un ensemble d'idées,
de croyances et de doctrines. Le Sénégal est une terre de
vie et de mobilité. Les êtres s'y affrontent avec passion.
Le cadre peut donner l'explication de destinées énigmatiques
ou du secret des consciences. Des trans'figurations tragiques
ou lyriques dramatisent le pays. La puissance suggestive des
mots semble parfois faire éclater l'illusion réaliste.

-165-
CHAPITRE l
UN CADRE AMBIVALENT
refus de l'exotisme
et fantaisie imaginative.
Sembène Ousmane ne refuse jamais d'évoquer la faune
et la flore du Sénégal. La précision quasi scientifique
de certaines de ses notations n'exclut pas le pittoresque.
La rapidité des descriptions dans les romans, le choix
des lieux de tournage des films aboutissent a une vision
partielle du Sénégal.
L1action du film Em~ta2 a lieu dans la région très
boisée qu'est la Casamance, tandis que celle de Ceddo se
déroule dans la savane en pays ~érère non loin de Thiès.
Sembène fait parfois preuve d'érudition, notamment quand
il parle d'Il e uphorbe splendens ll (1). Il cite le nom de plu-
sieurs plantes ou de leurs produits, entre autres: le pal-
mier, le cocotier, le manguier (2), le goyavier (3), la
papay e (4), l e ba0 bab. l l don ne a us s i l e nom de l a pla nte
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, Paris, L'Harmattan, 1981, t.II,
p. 9.
(2) ~ Pay~, mon beau ~euple!, Paris, Le Livre Contemporain-
Amiot-Dumont, 195, p. 39 et p. 46.
(3) Le~ Bout~ de Bo~~ de V~eu, Paris, Le Liv.re Contemporain,
1960, p.3~3 ..
(4) Le Ma.nda.:t, Paris, Présence Africaine, 1966, p. 116.

-166-
dans 1a 1angue autochtone : "n éJté.6, c.ade..6 [;.:J, vJtadj, .6amp",
"be.-<.n-tan-<.e.Jt",
"ne.be.daye."( 1),
"Yl.-<.ébé", "qu...-Lnqu.éi-<'ba"(Z),
"nème.",
"n.ge.e.Jt",
".6e.e.p"(3).
"Tâne."
(4)
est le nom du vautour
en wolof. Le monde animal est très riche: caTmans, marabouts,
piverts, lapins-, lamantins, crapauds, margouillats, scarabées,
abeilles, lucioles, cafards, hérons, entre autres. Les grands
fauves de la littérature exotique ne semblent pas intéresser
Sembène.
L'évocation malicieuse de certaines plantes leur con-
f ère un pou v0 i r symbol i que. Le
le.ad
Il
Il
est un a r br e qui ne don ne
.p as
de
feu i 11es· pen dan t l' hive r nage; a i nsi, en s ai s on plu -
vieuse, les chefs ne peuvent pas s'abriter sous son feuillage
pour regarder les autres travailler (5). Les rares récits de
chasse ont un intérêt psychologique. Dans Le..6 Bou.-t.6 de. bo-<'.6
de. V-<'e.u.,
les jeunes apprentis de Thiès, laissés à eux-mêmes
à cause de la grève, passent une partie de leur temps à chas-
ser des lézards; le jeu gratuit remplace le travail et l'in-
dispensable éducation. Oumar Faye tue un lamantin pour don-
ner de la viande fraîche aux cultivateurs (6). La faune donne
vie et couleur aux descriptions:
( 1 ) Véh-<.-C-<'o.6ane. ou. Bianc.he.-Ge.nè.6e., Paris, Présence Africaine,
1966, respectivement p. 20, 51 et 75.
( 2 ) Le. Manda-t,
édition citée, respectivement p. 115 et 136.
( 3 ) Xaia,
Paris, Présence Africaine, 1973, respectivement,
~8, 106 et 109.
( 4 ) Le..6 Bou.-t.6 de. bo-<'.6 de. V-<'e.u., édi ti on ci tée, p. 217.
( 5 ) Le. Ve.Jtn-<'e.Jt de. i'Emp-<'Jte. , édition citée, t.
II, p. 12
( 6 ) Ô Pay.6, mon be.au. pe.u.pie.~
édition citée, p. 120.

-167-
nVe~ oi~eaux chantaient joyeu~ement. Le
bnuit de~ canand~ dan~ le~ no~eaux attina ~on
attention ~elle d'I~abell~. Il~ évoluaient avec
gnâce ~un le manigot, pantaient, nevenaient,
tounnaient, plongeaient la tête dan~ l'eau,
tandi~ que le~ palmien~ ne6létaient leun~ ombne~
mouvante~. Ve~ hinondelle~ avaient bâti ~un le
nebond du toit [de la PalmenaieJ un nid d'où
~'échappaient d'ince~~ant~gazouilli~n(1).
Dans la brousse sénégalaise règne la terrible loi du plus
fort; llexistence précaire met l'animal dans un perpétuel
état de lutte ou de vigilance. Dans le niaye dont les ver-
gers d'acajoutiers touffus sont peuplés de IIcruelles four-
mis", la II soc iété animale" s'enferme dans une véritable
claustration, au milieu du jour (2).
Loin d'une peinture naturaliste, Sembène nous offre,
parfois, une évocation merveilleuse des animaux née d'une
conception anthropomorphique de leur vie. Tout repti le II qu i
ne fait pas ses dévotions, meurt avant le soir"(3). Cheikh
Tidiane Sall veut se comporter comme le IIXun ll ,"bête mystique
de la fable de sa culture, mère généreuse, qui avait sauvé
sa race ll (4). Des II pr éjugés défavorables Il et des "légendes
(1) '"
0 Pay~, mon beau peuple!, éd. ci t., p. 109.
(2) Véhi-Cio~ane, éd.cit., p. 20-21.
(3) Le~ Bouû de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 242.
(4) Le Vennien de l'Empin~~I, p. 182.

-163-
malfaisantes ll sont entretenus à l'encontre du chien considé-
ré comme un lI an imal d ' enfer ll (1), surtout lo·rsqu'il fait en-
tendre son aboiement et ses jappements en pleine nuit dans
un village endormi. Le coq est utilisé lors des nuits de noces
au
SénégalJ dans
Xala,
la fuite du cop dans la chambre
nuptiale symbolise en quelque sorte la perte de la puissance
sexuelle d'El Hadji Abdou Kader Bèye (2"). L'intimité est
grande entre les Sénégalais et les animaux domestiques. Dans
Boltom Saltlte.t,
le cheval Albourah est un outil de travail,
mais aussi un compagnon de misère pour son propriétaire. Lors
d'un affrontement entre les femmes et les policiers à Dakar,
le comportement symbolique de la chatte de Ramatoulaye a la
force d'une véritable accusation contre la répression aveugle
lI e ll e
- même
avait
sorti
ses griffes et crachait des in-
jures ll (3). Le combat entre Ramatoulaye et IIVendredi ll , le bé-
lier du notable Mabigué est un réquisitoire. Certes, Vendredi
participe à la vie des hommes, mais il est la terreur des mé-
nagères, dévastant plus d'une cuisine, dans un milieu humble.
Son aspect physique même est une insulte au sein de la misère:
IIS a toison, blanche à la naissance, jaunie par le soleil aux
extrémités, était soigneusement entretenue~(-4). Au comble de
la colère, Ramatoulaye s'attaque au bélier pour que les en-
fants et la famille dont elle est responsable puissent manger.
( 1 ) Vé.h1-C10.6ane.,
éd. ci t. , p. 27.
( 2 ) Xala, éd. ci t. , P• 45.
( 3 ) Li.6 Bo ut.6 de. bo1.6 de. V1e.u,
éd.cit. , p. 125.
( 4 ) Le..6 Bout.6 de. bo1.6 de. V1e.u, éd.cit. , p . 82.

-169-
L'animal n'est plus alors l'objet d'une peinture pittoresque
s upe r f.i cie l le,
mai s
l '0 c cas ion d' a ven t ure s soc i ale s 0 Ù
se dit le tragique d'une vie et d'un univers.
En revanche, le climat et les paysages du Sénégal per-
mettent à Sembène de chanter la beauté de la terre et du ciel,
de la nuit et du jour, avec une grande ferveur lyrique. Il
fait voir les trésors d'un paysage coloré, éçlatant de lumiè~e,
aux
multiples
contrastes, selon les mom~nts du jour, les
saisons et les lieux. Dans une grande mesure.nous pouvons
parler de vérité. Toutefois, Sembène sait amplifier sa vision,
dans ses récits romanesques, pour lui donner une valeur sociale,
psychologique,
historique· 1
politique et philosophique. La
variété des sensations s'accompagne de beaucoup de nuances
dans le sentiment qui en naît.
Le soleil règne au Sénégal. Les allusions à la chaleur
sont multiples. Les images qu'utilise Sembène, dans les ro-
mans et dans les films, donnent parfois l'impression que le
pays est un enfer surchauffé. A Ziguinchor, le soleil fait
bruire les toits de zinc et cuit les murs en banco; en Casa-
mance, il lIincendie ll les feuilles des arbres, IItape ll sur les

-170-
reins nus, des paysans, brûle les torses nus et les cuit
IIcomme une plaque chauffée à blanc ll ; le II c ie.l couleur gris-
fer Il Pès e que 1que foi s co mme Il un co uv e r cl e br û1an t Il ( 1 ). Dan s
une vision fantastique, le soleil devient un personnage in-
fernal qui
poursuit les hommes. A Dakar, le vieux Babacar
longe les auvents et les balcons pour se protéger "des mor-
sures du soleil"(2). Pendant que les femmes de Thiès marchent
en
direction,
de.
Dakar, le soleil verse "sur la terre
des marmites de braise, les articulations des genoux et des
chevilles[deviennent] dures et douloureuses ll (3); à un cer-
tain moment, elles ne font plus attention à lui, elles le
con nais sen t
bi en: ITI 1 e s tJ d u pays, 1e sol e i 1 Il ( 4 ). Enef f et,
le soleil est un phénomène naturel, caractéristique du pays,
malgré le caractère spectaculaire de certaines de ses mani-
festations.
La chaleur facilite la sieste. Par contre,le so-
leil est utilisé pour réprimer la révolte des femmes dans
Em'[ta...t;
les autorités coloniales les exposent à la torture
des rayons lumineux. Le soleil fait aussi éclater la richesse
ou
la
pauvreté. Lors du soixante-di~ième
anniversaire de
Léon Mignane, il a;vive
"l es couleurs chaudes, chatoyantes,
rutilantes"(5) des habits des invités. La lumière du jour
est cruelle pour la misère des femmes des grévittes à Thiès;
( 1 ) J Pa.§~, mon bea.u peupleJ, éd.cit., respectivement p. 26,
p. 3 , p. 119, p. 148, p. 157.
( 2 ) Xa.la., éd.cit., p.
57.
( 3 ) Le~ Bou.a de bo,[~ de V,[eu, éd.cit., p. 298.
( 4 ) Ibid., p. 296.
( 5 ) Le Vvr.n,[vr. de l'EmpÙr.e, éd., cit., t. I, p. 71.

-171-
elle fait voir "les camisoles usées, rapiécées, les mou-
c h0 i r s de t ê te t r 0 ué set e f f ra ngé s Il (1 ) ; ce mon de r e spi re
la sueur, la peine, l'amertume; plus le soleil brille,
plus la pauvreté est grande; l'éternel recommencement des
jours est d'autant plus dérisoire que la vie est terne;
le soleil qui devait être signe de vie ne semble être qu'une
promesse de mort; sa profusion et son aridité se valorisent
réciproquement; la lumière dépouille l'univers du pauvre de
ses fausses afféteries.
Les soirées tièdes atténuent les effets de la canicule.
Quand la terre refroidit sous la brise nocturne, les insectes
et
les
oiseaux font
parfois entendre IIl eurs hymnes à la
nuit ll (2). La rapidité de la tombée de la nuit fait comparer
celle-ci à une bête vorace; à Ziguinchor, "d'un seul coup,
la nuit[dévor~ tout"(3); comme une armée d'invasion, le soir,
"l'ombre peu à peu[envahit]la ville" de Dakar (4). Dans les
endroits du Sénégal où l'électricité nia pas encore fait son
apparition, la nuit est particulièrement redoutée pour les
risques d'incendie et les assassinats impunis. Dans Ceddo,
les disciples de 1 '11imaan profitent de la nuit, non seule-
ment pour étudier le Coran, mais aussi pour commettre leurs
forfaits, notamment incendier l'église du prêtre blanc. Les
(1) Le.6 Bou-t.6 de bo.i.6 de V.ieu, éd. ci t., p. 223.
(2 ) Ibid., p. 264.
(3) ~ Pa.!f.6, mon bea.u peuple!, éd.cit., p. 39.
(4) Le.6 Bouû de bo.i.6 de V.ieu, éd.cit., p. 121.

-172-
brandons de paille enflammés, les pots' de braise utilisés
par 1es' f emmes contre les soldats provoquent un grand i n-
cendie dans l'un des quartiers populaires de Dakar (1).
Au cours d'une nuit " no ire comme le fond d'un gouffre"(2),
Oumar'F~ye est attiré dans un piège par ses assassins. Géné-
ralement, les comploteurs se réunissent la nuit; MamLat
Soukabé et ses acolytes se donnent rendez-vous le soir pour
chercher les moyens de renverser le Premier ministre (3). La
nuit invite donc à oser. Pour celui qui veille dans sa chambre,
tiraillê
par
les
sentiments, la nuit prend des dimen-
sions nouvelles; "le reste de la nuit[est] long, plus.long
que les nuits précédentes"(4) pour Ngoné ~~ar Thiandum qui
vient de découvrir l'auteur de llinceste dont est victime
sa fille. La nuit devient alors une sorte de matière dense
qui rend étouffant l'espace. Tout peut surgir dans l'obscu-
rité qui est loin d'être vide; le destin d'un homme risque
de buter sur les ténèbres qui engendrent la violence et le
crime, le désespoir et la trahison.
Cependant, les forces nées de la nuit. ne sont pas tou-
j 0 urs ma uvais es. Lan vi t e nfan tel a ré vol te, 0 u du moi ns 1e
besoin de justice. Marne Sofi et ses compagn~s s'en prennent
vigoureusement aux soldats pour leur montrer leur détermina-
tion (5). La nuit est parfois plus étincelante que le jour,
(1) Le~ Bou.t~ de boi~ de Vieu., ·éd.cit., p. 180-181.
(2) il Pa!f~' mon beau. peu.ple!, éd.cit., p. 180.
(3) Le VeILnieIL de l'EmpiILe, éd.cit., t.II,p. 120.
(4)
Véhi-CioJ.Jane,
éd.cit., p. 29.
(5)
LeJ.J Bou.t~ de boi~ de Vieu.,
éd.citée., p. 180-181.

-173-
car elle est le symbole d'un univers qui
se met à vivre.
L'illumination du payss1accompagne de la griserie des
fêtes.
Le samedi soir est surtout le moment de la récréa-
t ion i nte nse, de 1 a j 0 ui s san ce jus' qu' à l' e xtas e : "[n ui tJ
de plaisir des yeux et des
~ns. Nuit de ripaille, de bam-
boche.
Riche en espoir, fortune en misère, la nuit du same-
di est sacrée. Elle est culte. Une religion sans damnation
où seule la vie est prêtresse. Au bal, les jeunes gens vivent
avec
leur
corps
Les j oi es du corps Il (1). Ces moments
font du pays un 1 ieu idéal.
Le lyrisme des évocations n'exclut pas l'existence de
la géométrie dans les croquis des romans:
les nuages glissent
II sur
la
pente _lisse
du
c'iel'~
1es IIl ongs fûts ll des arbres
J
s'élèvent
"co r.ïme
des
colonnades à l'extrémité desquelles
s'éven (tent]
de
grandes
feuilles ll ;
lI une
vapeur blanchâtre
reli [eJ
la terre 'et'le ciel"; en Casamance (2).
Pour celui
qui che min e à t r a ver s 1e
ni aye, Il 1 ' i mpre s s ion der ecu 1e r
ou de n'avoir pas progressé s'impose au regard [-. -]
: unifor-
mité[ ..J. A l'horizon I:.~' se relayent les dunes inégales ll (3).
(1)
Le Veltn-i-elt de l'Emp-i-Ite, éd.cit., t.II, p. 41-42 .
...
(2) 0 Palj-6,
mon beau peuple 1,
éd.cit., respectivement p. 713,
102 et 140.
(3)
Véh-i--C-i-o-6ane,
éd.cit., p. 20.

-174-
Nous pourrions nous demander si
ce caractère géométrique
ne fonde pas une interprétation ésotérique.
Dans tous les
cas, Sembène démontre par là une connaissance intime du
milieu décrit.
Les comparaisons et les métaphores
personni-
fiantes donnent_corps au pays.
Les racines d'un gros froma-
ger resser.1blent à
IIdes corps d'enfants couchés "; les paysans
se réjouissent en leur coeur lorsqu'ils ·voient Ille sol
se
fendre sous la poussée des graines,
douleurs et joies de
l'enfantement au ras de la terre.
Humant l'air et buvant
la rosée, les petites pousses se dor[ent]
au soleil ll (1).
Près
de Thiès,
lise dresse le plus vieux baobab de la région. Son
tronc large et trapu est complètement creux, ses branches
sans feuilles
lui
donnent l'aspect d'une immense vieille qui
agiterait les bras.
Personne ne connaft son àge"(2).
IIJadis,
nos grands-parents disaient que le niaye geignait ll (3).
Dans
la brousse, les buttes de termitières,
lIà l'aurore comme au
crépuscule frapp[ent]
l' imagi nation, l'espri t simple, des
natifs ll (4).
Cette représentation est le contraire d'une pein-
ture touristique.
Sembène ne refuse pas pour autant la démesure,
l'irré-
gularité,
le sens de l'effroi
dans ses descriptions romanesques,
t'individu
est
frappé
par
la densité de la végétation
~
( 1 ) o ra.tJ.6, mon bea.u peuple!, éd.cit., respectivement p. 34
-et D.
145.
( 2 ) Le-6 Bout-6 de boi-6 de Vieu,
éd.cit., p.
242.
( 3 ) Vé hi - Cio -6 a. ne,
éd. ci t., p.
2a.
( 4 ) Xa.la.,
éd. ci t., p.
106.

-175-
casamançaise,
les images de grandeur et de lutte qui
en
résultent;
Dans la IIbrousse aux mille dangers ll ,
les arbres
II se [bousculent]avec fougue pour atteindre le fleuve ll ;
leurs
branches et les
lianes slentrelacent dans
lI un
chaos ahuris-
sant, véritable mêlée végétale ll (l).
Le paysage des
régions
austères
ne manque
pas d1être marqué
d'une
IIharmonie
grandiose et tranquille ll (2).
La pauvreté de la nature est
parfois frappante:
" Le..6 Ma.m e.ll e..6 ", .6 e. ul.6 po .Üt:t.6 c. ul m.-i. na. n:t.6
du Sénéga.l, mon:ta.gne..6 ~.-i.d.-i.c.ule..6
pa.~ le.u~
.6:té~.-i.l.-i.:té,
mou.6.6ue..6 .-i.c..-i., dénudée..6 la.
La. .6a.va.ne.
é:ta..-i.:t bO.6.6e.lée. de. c.a.c.:tU.6 pa.~a..6.-i.:te..6;
le..6 ba..oba.b.6
.6e.mbla..-i.e.n:t a.vo.-i.~ été oubl.-i.é.6
- c.amme. de..6 b~.-i.n-
d.-i..e.le..6 que. la..-i..6.6e. un ba.la..-i. - pa.~ la. na.:tu~e. qu.-i.
n'a.va..-i.:t pa..6 üa..-i.:t be.a.uc.oup de. 6~a..-i..6 pou~ e.n~.-i.c.h.-i.~
c.e.:t:te. pa.~t.-i.e. de. l'A:)~.-i.que."(3).
Sembène est sensible à la variété des paysages, aux cou-
leurs, aux sons et au silence de la brousse.
Un après-midi,
en Casamance, tandis que les nuages
prennent IIl a couleur de
llindigo dans
l'eau savonneuse ll ,
lI au -dessus
des bois, une
haute barrière flamboyante lanc[e]
des flèches
de souffre
dans le saignant vif de llhorizon ll (4).
La beauté du
A
( 1) 0 Pa.U.6, mon be.a.u pe.uple.!,
~d. ci t., p. Il.
(2) Xa.la.,
éd.cit., p.
106.
(3)
Le. Voc.ke.~ no.-i.~,
Paris, Présence Africaine,
1973, p. Il.
(4) Û Pa.y.6, mon be.a.u pe.uple.!, éd.cit., p. 78-79.

-176-
pay sa 9 e est une ncha nte 111 en t pen dan t l' hi ver na ge
"Le. ni.-aye. -6ui.-vant te. c.o1JLc.he.ft du -6ote.i.-t, de.
-6e.c.onde. e.n -6e.c.onde., déptoyai.-t ta 1éefti.-e. de. -6e.-6
ton-6 : tà-ba-6, ve.ft-6 te. c.ouc.hant, tégèfte.-6, te.-6
c.ouc.he.-6 de. nuage.-6 du -6a6ftan te. ptU-6 ac.c.e.ntué,
au ble.u tUftquoi.--6e. e.n un -6e.ut boubou -60ftti.- de.
t'indi.-go, -6e. -6uc.c.édai.-e.nt POUft te. ftavi.--6-6e.me.nt
du fte.gaftd.
Et pe.ndant te. Pl4Vll..t[ta -6ai.--6on de.-6
ptui.-e.~, quand te.-6 je.une.-6 he.ftbe.-6 de. te.Uft ve.ftde.uft
c.ftUe., fte.vête.nt tout te. paftte.ftfte. d'un -6e.ut ton,
te. ni.-aye. e.t Aon c.ouc.he.ft ~ -6ote.i.-t hi.-ve.ftnat fte.-6te.nt
e.nc.ofte. un de.-6 -6 pe.c.tac.te.-6 èi voi.-ft e.t à fte.v oi.-ft " ( 1 J.
La brousse est parfumée de senteurs; 1 'homme y est enivré
par l'''obsédant parfum des lianes fleuries", l'''arôme " des
citronniers sauvages
(2), ou l'odeur délicieuse qui se dé-
gage de la sève des palmiers (3). Malgré le silence, la
brousse est vivante; ceux qui
la connaissent bien savent
l'écouter, l'entendre.
La profusion des couleurs et l'intensi~é des parfums
prennent tout leur sens dans l'échange qui s 'établit entre
( 1 ) Véhi.--Ci.-o-6ane., éd.cit., p.
21.
( 2 ) â PalJ-6, mon be.au pe.u~te. !, éd.cit., respectivement p. Il
et p. 101.
( 3 ) Véhi.--Ci.-o-6ane.,
éd.cit., p. 20.

-177-
les personnages et leur milieu. La platitude du paysage que
traverse le chemin de fer dans Le.-6 Bou.:t-6 de. 60-<--6 de. V,i.e.u est
significative; au milieu de la grève, les cheminots regardent
les
rails
<lui
se perdent
dans l' hori zan immense; 1a vaste
plaine
semble
exprimer leurs souffrances, leur désespoir.
La splendeur du monde leur impose le sentiment de 1eu~ destin
désespéré. Sembène s'intéresse aussi bien à l'aspect de la
terre qU'à 1 'homme. Les choses reflètent la vie des sentiments.
Le décor est le lieu d'un drame; il est un signe. Il en est
de même des cours d'eau, de la mer, de la pluie. Le fleuve
Casamance est comme une intrusion dans la ville de Ziguinchor.,
Des personnages,comme le vieux Garnis, vont s'y promener (1).
Le fleuve est une sorte de porte par laquelle l'individu pénètre
élans
la
ville.
Ailleurs, le fleuve permet à l'homme qui ne
se sent pas en sécurité d'échapper à ses ennemis; des sympathi-
sants des cheminots'mettent
ainsi
à
la disposition de Baka-
yoko des pirogues qui se relaient et sur lesquelles il remonte
d'abord le Sénégal, puis le Bakoy pour rejoindre son pays (2).
Le fleuve est moins présent dans l'oeuvre de Sembène que la
mer.
La mer rompt souvent l'homogénéité de 1 l espace. C'est un
être vivant furieux. Comme le dit Michelet, l'Océan II m'ob1ige
de compter sans cesse avec lui, de supputer
les jours, les
(1) Ô Pa.1J-6, mon be.a.u ,YJe.upf.e.!, éd.cit., p.
174.
(2)
Le.-6 Bou.:t-6 de. 60-<--6 de. V-<-e.u,
éd.cit., p. 347.

-178-
heures, de regarder au ciel. Il me rappelle et à moi et au
monde ll (1). En effet, la mer participe aux drames vécus par
les personnages:
"Ya.ye. Sa.l-i.ma.ta. n'éta.Lt pa.-6 ve.nue.[a.u bOJLd
de. la. me.JL]pouJL -6'-i.-601e.JL, n-i. POUJL JL~ve.JL,
pa.-6
plu-6 que. POUJL JLe.ndJLe. homma.ge. a.u -601e.-i.l coucha.nt.
[L e.] v-i.-6 a.g e. ca.lm e. , b-i. e.n qu'un dJLa.m e. -i. Yi. C 0mpJL éh e.n-6 -i. bl e.
-6e. jouât e.n e.lle.,
e.lle. a.cco~pa.gna.-i.t de. -6e.-6
!Je.ux décoloJLé-6
"la. 6umée. de.-6 e.a.ux"[le. ba.te.a.u]
_qu-i. a.lla.-i.t a.u pa.Y-6 de.-6 touba.b-6 [la. FJLa.ncë]. Tout
-6on dé-6-i.JL éta.-i.t de. JLe.jo-i.ndJLe. -6on 6-i.l-6 e.mpJL-i.-6onné
à ce.t e.ndJLo-i.t" (2] •
L'être sans espoir, à la dérive, se dirige vers la mer comme
s'il était attiré par un aimant. Nous avons l'impression que
Kha r ~1 a dia 9 ua
Di 0 p a f ail l i jet e r dan s l a mer son bé bé, pro -
duit de son inceste, pour se libérer du cauchemar qu1est deve-
nue
sa
vie(3). Si la mer lave la ville
de ses saletés,
elle ne semble pas vouloir d'un déchet comme El Hadji Abdou
Kader Bêye, refusant en quelque sorte d'en~o5ser les méfaits
de la ville'~ Celui-ci a paru vouloir se suicider, en montant
jusqu'au pied du phar-e qui se trouve sur un mamelon, non loin
(1) MICHELET (Jules) : La. Me.JL, Paris, L. Hachette, 1861,
p.
21-22.
(2)
Le. Vocfle.JL no-i.JL, éd.cit., p.
12.
(3)
Véh-i.-C-i.o-6a.ne., éd.
cit., p. 106.

-179-
de Dakar (1).
Pour une fois,
le phare a peut-être sauvé
non un naufragé de la mer, mais
un homme perdu par l'hor-
~ible bataille des intérêts. Ce n'est pas par hasard que Sem-
bène a placé là son héros qui a pris conscience de sa totale
déchéance.
La présence de l'eau se mani feste aussi chez Sembène
par la pluie.
L'ouragan qui s'abat sur la Casamance est un
phénomène impressionnant.
"Venu des lointains du ciel, zig-
zaguant en coulée rapide, l'éclair fulgura et se perdit dans
les profondeurs du néant.
Une déflagration secoua les demeures,
la
terre
en
trembla";
nous
assistons à ,l'llorchestration
de la tourmente", à un "infernal sabbat", au "déchaînement
de la nature", à la " r évolte des éléments" dans
une " nu it
hallucinante"(2). Cette pluie ne berce pas seulement les
hommes.
L'épopée rustique cède la place à l 'histoire sociale.
La pluie invite le lecteur à une interprétation critique.
L'homme prend le pas sur les éléments. L'ouragan rend l'homme
plus démuni;
la tempête emporte "tout, même les paillotes,
ne laissant rien derrière elle que des pauvres malheureux sans
abri, pour qui
les heures se[suivent], lourdes et intermi-
_
na b l e Sll( 3 ).
La
plu i e est une 0 c cas ion de peu r e t des 0 uf f r a nce.
Pour les commerçants lointains qui achèteront les récoltes,
( 1 ) Xala,
éd.citée., p. 96-97.
( 2 ) "
OPal'.6, mort b e. au ee. u pl e. !, éd. c i t., r e s pe c t ive men t p. 8 2 ,
p.
8~ et p. 84.
(3)
Ô Pay.6, mort be.au pe.uple. !, éd. ci t., p. 85.

-180-
l'eau est productrice de richesse. Pour les autochtones,
c'est l'élément qui dévaste tout, pourrit tout,
entraîne
une vie de galériens. Sembène confère à l'eau une véritable
agressivité maligne.
L'univers apporte un fardeau de plus à
l'homme.
Faut-il pour autant conclure que le Sénégal, chez Sem-
bène, est une terre inhospitalière? Beaucoup d'éléments con-
courent à une réponse affirmative. Sans parler de la mort,
nous pouvons dire que la nature meurtrit les hommes et dis-
sout leurs forces par la maladie. Cependant, celle-ci n'est
pas une obsession chez Sembène. Nous notons une seule attaque
de
paludisme
dans
son
oeuvre. L'observation qui en est
faite est plus clinique que fantasmatique, et ne concerne
qu'un personnage:
"[Urie.1
6-ièvJte. te.JtJtaJ.>J.>a. Faye.. 1J' a.boJtd, Li
a.va.-it I.>e.nt-i I.>on coJtpl.> I.>e.coué de. 6Jt-il.>l.>onl.>, e.n-
I.>u-ite. -il J.>' était .t,~ouvé plongé d'al'Ul un véJtitable.
ba-in de. 1.> ue.uJt{• ..J.
Le. moul.>tique. poJtte.uJt du mal
avait dû le. p-ique.Jt danl.> le.I.> haute.1.> he.Jtbe.1.> de la
bJto Ul.> 1.> e..C: .•J Pe.ndant plul.>,E.euJtI.> j~uJtI.>,
OumaJt 6ut
en pJtoie. au déliJte" 11).
(1) Ô Payl.>, mon be.au pe.uple l,
éd.cit., p.
128.

-181-
Le Sénégal n'est pas exempt de calamités naturelles parti-
culièrement destructrices. Une fois, pendant la période des
semailles, des criquets se sont abattus sur les champs:
"Su.!t fa. te.ltlte.,
,::ifJe.ltte. de. vue.,
ftie.n,
plu.6
d'e.mbltljon.6,
Itie.n qu'u.ne. c.oulée. noiltâtfLe, mou-
va.nte.,
dé&e.ltla.nt e.n toute..6 dilte.c.tion.6.
La. ma..6.6e.
de..6tltuc.L~ve. a.va.it tout dévolté, le..6 bon.6 c.omme.
le..6 ma.uva.i.6 ge.ltme..6.
Elle. .6'~tta.qua.it mlme. a
l'éc.oltc.e. de.6 1ta.c.ine..6.
Elle. déva..6tait tout.
Le.
pa.lt6um lége.1t du ja..6min humide. c.éda .ta. pla.c.e. à
une. ode.Wt Sa.de. qui donna.i.t R..a. na.u.6ê.e. 1'[ 7).
Par une terrible allégorie, Sembène évoque "la famine aux
yeux creux ll qui guette les paysans en ces jours de détresse (2).
Dans certaines régions, l 'homme est obligé de se battre contre
la
nature
pour
survi~re.
Un requin â scie s'attaque vio-
l emment à l a pi rogue de Faye et de son oncle"qui sont en tra-in de pê-
cher (3). La vigilance est une nécessité chez les cultivateurs
qui doivent IIdisputer ferme avec la nature pour garder la terre
qui ils [ont]
t r a vail l é e Il ( 4 ) "
car
les
pl antes i ndés ira bl es
reprennent inlassablement leur vitalité. Le Sénégal de Sembène
est donc moins une terre de mort qu'un domaine de lutte qui
n'est pas dénué d'aspects fascinants.
(1) J Pa.l(.6,. mon be.a.u pe.uple. !,
éd.cit., p. 145-146.
(2) Ibid., p. Î48
(3) Ibid., p. 59-60
(4) Ibid., p. 166.

-182-
La nature nlest pas seulement un cadre nécessaire â
l 'action; elle éclaire la vie psychologique des personnaqes
des
romans. La
nature réagit, pour ainsi dire, devant
les passions humaines. La nature humanisée est souvent en
accord avec les états d'âme. Les changements moraux slac-
compagnent de changements d'atmosphères. Sembène nia pas
toujours besoin de peindre objectivement la nature. Isabelle
violentée par Raoul et Jacques IIfinit par s'endormir de fa-
t i gue, a u mil i e u des e s l a r mes. De h0 r s tom bai t LA ne plu i e fine Il ( 1) .
Lan a t ure
par tic i pe'
a u
dra me: " L.o.r·s que son P-r és ide nt
disparaît, le Sénégal devient une sorte de famille endeuil-
lée :11 [un] vent frais, chargé d'eau, gémissait.
[...J.Des
feuilles des grands arbres, tombaient de grosses gouttes
d l eau ll (2). Lorsqu'elle nlest pas reliée à la vie d'un person-
nage en particulier, l 'atmosphère s'hu~anise par le choix des
termes; à Thiès où les grévistes et leurs familles étaient
tiraillés par la faim et la soif, les IIjours étaient tristes
et les nuits étaient tristes. Le miaulement du chat vous fai-
sait frémir ll (3). Le paysage reflète le bonheur des hommes ren-
dus oisifs par la grève, à son début :IIDieu lui-même s'était
mis de la partie, il avait balayé ses parterres, son ciel n'a-
vait plus un nuage[.. ~ 1I(4). Nous sommes alprs appelés à parler
de vérité psychologique plus que d'objectivité descriptive.
(1) Ô Pa.Y4, mort be.a.u pe.up.f.e. l,
éd.cit., p. 115.
(2)
Le. Ve.ILrt.{.e.IL de. l'Emp.{.ILe.,
éd.cit., t. l, p. 139.
(3)
Le..6 Bout4 de. bo.{..6 de. V.{.e.u,
éd.cit., p. 65.
(4) Ibid., p. 126.

-183-
Il Y a une parfaite connaissance de la nature chez
certains personnages de Sembène. Tout ce qui peut leur être
utile est l'objet d'une précieuse observation.
"Avec la
dextérité que procure une longue pratique", l 'homme sait
grimper sur les palmiers pour pratiquer des saignées aux
parties les olus sensibles des arbres et y pendre des gourdes(l).
Rokhaya
Guève
enseigne
à
Isabelle'
ILl es- mill'e et une
recettes de son savoir; c'est ainsi [que la Blanche apprend]
à connaître les secrets des plantes, les feuilles
pour les
maux de reins, les herbes pour les maux de ventre, à reconnaître
les
traces
d'un. caméléon
sur un fruit, les sillages lais-
sés par les serpents, une sente abandonnée par les fourmis"(2) .
.
Certains endroits commandent la prudence. En Casamance, il
existe un lac
qui forme " une nappe solide, endormie et inof-
fensive" à première vue :umalgré cette tranquillité sommeil-
lante, les personnes âgées évitai~ent ce lac"(3). Les Sénéga-
lais appliquent aussi leurs observations sur la nature à la
vie des hommes; la nature est, en quelque sorte, une donneuse
de leçons, une inspiratrice de sagesse:
"La. nuLt, le. n.{.a.ye. ne. .6e. me..6u!l.a.Lt pa..6 du
!l.e.ga.!l.d : Q'é~a..{.~ une. p!l.o6onde.u!l. .6a.n.6 l.{.qu'{'de.;
(1) Ù Pa.y.6, mon be.a.u pe.uple. l, éd.cit., p. 54.
(2) Ibid., p. 167.
(3) Ibid., p. 102.

-184-
avee admi~ation :"La montagne n'e4t pa4 plu~
haute que la dune .Elle n'e4t tout au plu4
qu'un amo neellement de plu4 de g~ain4 de 4 able" .
Et le4 aut~e4 ~épliquaient : "Ce~te4, oui. Mai4
en bonne logique une 6ou~mi
a.u 40mmet de la
montagne e4t plu4 haute que la montagne ... "!])'
L1expérience conduit particulièrement l'homme de la campagne
à
la connaissance pragmatique de son environnement. A Dakar
même, pour savoir l'heure, Gorgui Maïssa ausculte Ille ciel,
llombre des platanes, sa montre de po·che 11(2). Il existe une
intimité beaucoup plus profonde avec la nature.
En présence
de la splendeur du pays, le Sénégalais
réagit en esthète. Oumar Faye regrette que le Douanier Rous-
seau ne puisse venir peindre la nature de Casamance (3). Sem-
bène sait célébrer l'union des corps et du monde. Les corps
nus sont beaux quand ils s'adonnent aux jeux de l'eau. La
princesse Joor Vaasin sort d'un bain dans un bras de mer comme
une déesse des eaux (4). Sorti d'un marigot, Faye avait la
peau qui IIbrillait sous les gouttelettes argentées. Avec sa
1
carrure athlétique, ses muscles saillants et ses attaches fines,
il
ress.e_mblait
àUI1
totem d'ébène. Il se déplaçait avec
( 1) Vé hi - Cio 4 an e , éd. ci t., p. 21- 22 .
(2) Le Mandat, éd.cit., p. 130.
(3) Û PaY4, mon beau peuple!,
éd~.ci t., p. 12.
(4) Ceddo,
Dakar, Domirev et S.N.C., 1977.

-185-
une grande légèreté"(1).
Sembène voit là le corps en artiste.
Le corps permet de jouir des plaisirs des·sens.
L1individu
se sature de la nature pour s'enivrer dans
tout son être,
vibrer avec l'univers qui
nlest plus un ennemi
''I9uma.Jt Fa.ye.] ~e. ~a.outa.-i:t de. na.:tuJte. e.:t n'e.n
é:ta.-i:t ja.ma.-i~ Jte.pu. Se.~ ye.ux a.va.-ie.n:t vu te. jouJt
da.n~ ee. pa.y~; -it ~e. ~a.va.-i:t pé:tJt-i de. ee.:t:te. gtèbe.
qu-i é:ta.-i:t ~-ie.nne.. Sa. pe.a.u é:ta.-i:t -impJtégnée. de. ~a.
~a.ve.uJt.
Ve.pu-i~ ~on e.n6a.nee., -it ~'é:ta.-i:t 6Jto:t:té à
e.tte. de. ta. :tê:te. a.ux p-ie.d~. Ah, qu'-it a.-ima.-i:t ta.
:te.JtJte., ee.:t:te. :te.JtJte., ~a. :te.JtJte., eomme. -it ta. ehé-
Jt-i~~a.-i:tJ It
e.n é:ta.-i:t ja.toux. It ta. eompa.Jta.-i:t a
une. 6e.mme. a.-ima.n:te., e.:t
a.-imée.. It 6il~a.-i:t ta. ehe.ve.-
tuJte.
de.' ~e.~ a.JtbJte.~; ta eha.-iJt de. ~a. :te.JtJte.; te.~
-ima.g-ina.-i:t de.~ ma..{.n~,
de.~ bJtM -inv-i~-ibte.~,
qu..t ~e.
dé6e.nda.-ie.n:t, ~e. Jte.nda.-ie.n:t e.:t ~e. 6e.Jtma.-ie.n:t. La.
6oJtê:t é:ta.-i:t ~a. :to-i~on my~:téJt-ie.u~e.,
~e.~ ge.noux,
~a. 6oJtee. e.:t ~a. 6a.-ibte.~~e. e.:t pouJt vo-ix e.tte. a.va.-i:t
te. ve.n:t, te. :tonne.JtJte. ou te. doux muJtmuJte. de. ta. nu.{.:t.
C'é:ta.-i:t une. bonne. mèJte. e.:t une. bJta.ve. 6e.mme..
Ma.-i~,
pa.Jt mome.n:t~,
e.tte. ~e. Jtévot:te., ea.Jt e.tte. a.-ime.
ta. bJtu:ta.t-i:té de.~ eoup~ Jtépé.:té~ de. ta. pe.:t-i:te. ~"Acer
(houe.] " ( 2 ) •
-:\\
(1) 0 Pa.y~, mon be.a.u pe.upte. J,
éd.cit., p.
56.
(2' Ibid., p.
75-76.

-186-
Le mariage entre l'homme et le monde est total. L'univers
est une femme qui invite irrésistiblement l'homme à répondre
à
ses
avances
pour 1 l exa1tation, sans entraves, des nOces
de
la
terre
La nature est une mère nourricière; elle
est, parfois, très généreuse, offrant des fruits divers et
permettant des récoltes abondantes, mais comme le dit Faye,
,"d1]
ne faut pas aimer la terre pour ce qu'elle donne, il
faut la chérir parce qu'elle est nôtre. Elle est une mère
et une femme ... "(1). Sembène situe plusieurs des amours de
son oeuvre dans des sites de rêve. La terre excite l'ardeur
sensuelle des hommes. Elle est complice des amoureux. Il y
a une sorte de panthéisme naturel, pour Sembène. La campagne
de Casamance enveloppe de sa féerie les amours de Faye et
d l Isabe11e. Le merveilleux participe à la vie quotidienne
des Sénégalais; lorsqu'un vent frais souffle, ils disent que
"de bienheureuses épouses vivant au paradis" s''éventent (2).
L1 idéa1isation du paysage est un appel à la pureté, à la ré-
génération,
à
l'innocence première. Pour Joor Yaasin, tenue
prisonnière dans Ceddo, le bain dans le bras de mer est une
communion avec la nature qui lui donne un,moment de récréa-
ti on (3). Nous nous demandons si dans l'oeuvre de Sembène 1es
morts ne rejoignent pas les autres é1éments;de la nature dans
une suprême et ultime communion. Dans Ceddo, le roi mort et
( 1) Ô Pa y.6, mon beau peu p.e. e !, éd. c i t., p. 149 .
(2) Le Mandat, éd.cit., p. 117.
(3) Le film Ceddo a été tourné dans la ré~ion de Thiès.

-187-
une plante appelée "nge.Jt" sont enterrés ensemble. Par là,
la passion de vivre rejoint une certaine angoisse ou plutôt
une interrogation tragique sur la parenté de l'homme et du
monde.
Sembène ne s'intéresse pas uniquement à la nature. Le
village tient un rôle important dans sa vision. L1action
de plusieurs de ses oeuvres se déroule entièrement ou essen-
tiellement dans des villages: Ce.ddo, EmizaZ, Niaye. et Véhi-
.
CA.oJ.>ane..
Dans les autres oeuvres, pour ce qui se rapporte
au village,elle se réduit à des incursions ou à des allusions
plus ou moins rapides.
Dans les films Ce.ddo, Emiza-Z et Niaye., grâce à l'oeil
de la caméra, nous pénétrons dans les différents lieux du
village. Dans les romans, la localisation géographique ri-
goureuse importe moins que l'évocation topographique qui
correspond en gros à ce qu'on sait d'un village réel du Sé-
né gal. Ain sie s t pré sen tél e vil l age deS a nt hi u- Ni aye : "v u
du haut de la dune, s'alignaient les cases selon une loi
de
l'urbanisme propre aux gens d'ici: l'alignement par famille
et rang. Les maisons se couchaient comme une fille frileuse,
peureuse, nue, les mains jointes
entre les cuisses"(1). Le
( 1) Vé hi - Cio J.> an e. , éd. c i t., p. 25 .

-138-
village dans lequel habite Serigne Mada est vu dans une
perspective avec ses "toitures coniques en chaume, gris-
noir, patinées, se découpant à l 'horizon au milieu d'une
plaine nue"; lI[simples]silhouettes dans le lointain, quelques
personnes s 1 af f a i raient autour de l ' unique p ui t S Il ( 1 ) •
Ce qui donne son intérêt au village chez Sembène, c'est
surtout sa signification. Le village est l'espace du regard
par excellence. Les villageois se connaissent tous et vivent
ensemble dans un espace réduit. Le regard fouille les êtres
et les choses. Dans V~hi-Cio~ane,
Ngoné War Thiandum, dont
la fille est victime d'un inceste, essaie de cacher sa dou-
leur de mère déçue; les regards cherchent à transgresser son
silence et son secret; ils la condamnent à ne plus oser sor-
tir de che z el le. Les af f r es dur eg a rd son t ter r i bles. Tou t
personnage qui a connu une désillusion ou un revers de for-
tune hésite à sortir, ayant l'impression qu'il se trahirait
ou que son chagrin serait percé à jour. S'il sort, il est
affronté au regard plus ou moins direct des personnages réu-
nis à la place du village; ainsi en est-il de Guibril Guedj
Diob qui a rendu enceinte sa fille, dans V~hi-Cio~ane. A la
place du village, les personnages se savent épiés; leur per-
sonne, leur comportement, leurs vêtements p~ennent une impor-
tance inhabituelle, lorsqu'un événement particulier se pro-
duit. La place du village oblige les gens à agir ou à se faire
( 1) Xala, éd. ci t., p. 108.

-189-
remarquer. Dans Ceddo, elle incite les personnages à se dé-
couvrir, ou plus précisément à agir à découvert. C'est le
lieu dans lequel le roi s'adresse à ses sujets. C'est le
lieu aussi de l'ostentation et de la combativité, même dans
le jeu. Chacun cherche à l'emporter au cours des joutes lu-
diques, politiques, intellectuelles ou physiques. L'exécu-
tion du marabout sur la place du village est signifiante,
dans Ceddo : il fallait que sa punition fût publique et si-
gnifiât sa défaite, au moins personnelle.
En dehors des événements comme le soulèvement des femmes
dans
E~ital,
le
village
est en général un lieu de déca-
dence. La vie y stagne. La convention y règne; tout y semble
prévisible, sans tentations,sans excitations. L'état habituel
des villages qui ne sont pas troublés par des nouveautés bru-
tales est comparable au sommeil sans rêve. Les mêmes pensées
sont sans cesse ressassées. "Les monotones journées d'oisive-
té [des habitants de Santhiu. -NiayeJ favorisaient toutes sortes
de
digr~ssions.
Les
palab~es' en suspens d'il y a un navet
@n hivernage], deux navets, voire trois, se repalabraient"(l).
Parce que Santhiu-Niaye est victime de l'exode rural, les vil-
lageois restent sans imagination, sans élan vers un futur meil-
leur:
(1)
Véhi-Cio~a.Yle, éd.cit., p. 51.

-190-
"La d~nuda~ion d'alen~ou~ - ee eomple~
d~nllemen~ qU-t aveugle le..6 e.6 p~i~.6
- le..6 ~endai~
ineapable..6 de. eoneevoi~,
d'o.6e~,
de .6e .6ae~i6ie.~
pou~ le.6 e.n6an~.6. Ce.~ a~de.n~ d~.6i~ de .6ae~i6iee
de .6oi, ee don de .6oi pou~ le.6 au~~e..6 - ee ~e.6u.6
de. la ~é.6igna~ion, ee.~ a~~aehemen~ à l'in.6~ine~
a~avique, p~emie~ pa.6 ve.~.6 l'aveni~ - ~~aien~
pou~ ee.6 gen.6, un ae~e de. lè.6e-e~oyanee.,
un d~6i,
e~ d~li~ i11o~al eo n~~e le. vie.il o~d~e. ~~abli" ( 1) .
Le village aurait besoin de ses jeunes gens et de ses jeunes
filles comme a l'époque lointaine aD, au "coude de la nuit,
{!'ésonnaitJle sifflement victorieux du jeune amant, qui,d'un
pas joyeux, s'en revenait de la case de sa bien-aimée ll (2).
Pour Sembène, les villageois comme ceux de Santhiu-Niaye manquent
d'esprit
d'entreprise
i,ls
n'inventent
pas, se contentent
de
ce
que
la terre' veut bien leur accorder. Il leur fau-
drait un changement de mentalité, a défaut d'une révolution
morale complète ou d'une révolution tout court. Santhiu-Niaye
est entouré de villages qui évoluent peu a peu. Mais il fau-
drait un ouragan politique, social, philosophique, économique,
pour faire déferler une eau de jouvence dans ces villages. En
attendant, Santhiu-Niaye se dépeuple de plus en plus. Le dé-
nouement
de V~hi-Cio.6ane.
coïncide avec une sortie du village.
( 1) V~ hi - Cio.6 an e. , éd. ci t., p. 23 .
(2) Ibid., p. 24.

-191-
Ce départ de Khar Madiagua Diob est en même temps accession
a l '~ge adulte et chute sociale. Le village ainsi conçu
n'est plus le lieu d'une reconnaissance,mais celui d'une
exécration. La fille noble fuit le lieu 00 sa famille a ré-
gné depuis des temps immémoriaux. Elle ne sait plus ce
qu'elle va devenir. Le village est une mar~tre à l'égard de
son enfant. Khar a perdu sa mère Ngoné War Thiandum; elle
perd une autre mère en quittant le village. Il existe dans
Yéh~-C~o~ane un rapport étroit entre le village et la mère.
Comme Santhiu-Niaye, Ngoné War Thiandum
est attachée aux
traditions, mais vouée aussi au dépérissement et a l'amer-
tume. Le texte de Sembène crée un lien incontestable entr.e
l 'homme et la terre, d'autant plus que le village n'est pas
encore envahi par la modernité.
Le village traditionnel conserve un espace sacré plus
que partout ailleurs. L'homme n'y est pas libre d'aller n'im-
porte où et a l'heure qui lui plaît. Certains endroits sont
interdits ou réservés a des initiés. Tout le monde n'est pas
admis n'importe 00. Palla dit a Amath, qui- a l'intention de
quitter son village, que cela serait un abandon de ses sépul-
tures, car le niaye est peuplé des ossements de ses parents(1).
Les villages et leurs environs sont généralement peuplés de
divinités. Les masques qui, a Dakar, ont une valeur purement
ornementale, prennent, dans les bois sacrés de la Casamance,
(1)
Véh~-C~o~ane, éd.
cit., p. 83.

-192-
une allure mythologique~ sur cette terre où le fétichisme
est vivant.
Il existe en Casamance un lieu où l'homme ne
doit pas prendre de bois~"sinDn~ selon la légende~ "le pro-
chain nouveau-né de la famille serait infirme. Mais en réa-
lité~ c'était là que demeurait le F~nandou (grand fétichiste
en
diola)
dont
la domination sur les esprits s'étendait
de la source du fleuve à la grande eau"(1). Cette sacralisa-
tion de l'espace marque le règne de l'irrationnel ~ du sur-
naturel. Les promenades sont des risques; l'individu peut
se heurter à des apparitions malfaisantes ou bienfaisantes.
Au village~
l'espace nlest pas vide; il est fécond ou por-
teur de mort. Cela crée un espace enchanté qui ne manque pas
de poésie. La répartition des lieux du village est signifiante.
L'espace
est
orienté
en direction de la mosquée ou du
bois sacré~ car la préoccupation religieuse est très importante,
pour ne
pas
di~e
fondamentale; les villageois se rendent
souvent en ces lieux pour s ladresser à Dieu et aux dieux. Le
plan des villages dans Ceddo, N~aye et Véh~-C~o~ane nlest pas
le résultat du hasard; la mosquée - ou ce qui tient lieu
d'elle - est située au centre~ confondue presque avec la place
du village. Ces lieux privilégiés n'incitent pas au changement,
mais au recommencement perpétuel d'un passé ou d'un éternel pré-
sent.
( 1 ) ""
o Pay~, mon beau peuple J,
éd.cit., p. 102-103.

-193-
Nous retrouvons certains caractères des villages dans
les petites
villes qui font partie de la campagne, en de-
hors de Thiès, Saint-Louis et Dakar. De retour du village
de Serigne Mada, Modu dit qu'il était lien province ll (l).
Cela indique bien qu'tl existe une province, donc un pro-
vincialisme dans la vision quia Sembène du Sénégal.
Certes, la mobilité est une des caractéristiques du
Sénégal. Elle crée des déracinés qui cherchent un nouveau
mode d'existence, se cherchent eux-mêmes ou se fuient. Mais
dans leur majorité, les IIprovinciauxll sont assujettis à
l'immobilité. Ils n'aiment pas les trépidations de la vie
moderne. Un paysan déclare qu'il abomine la ville lIà cause
des engins ll , du II ry thme fou ll (2). Ce n'est donc pas seulement
une question d'amour de son terroir. L'immobilité des II pro -
vinciaux ll correspond à un besoin de silence et de méditation,
au choix de vivre au milieu d'êtres qui s~ connaissent. Ce-
pendant, l 'homme se heurte, dans les campagnes, à des lois
rigides et à la monotonie. Les habitants des petites villes
et des villages tiennent aux habitudes
héréditaires. Ils
appréhendent la nouveauté. Ils considèrent, parfois, comme
néfaste ce qui leur est inconnu. Dans Ô Pa.Ij.6, mon bea.u peuple!,
(1) Xa.la.,
éd.cit., p. 121.
(2) Ibid., p. 107.

-194-
Papa Gomis a des sentiments plus ou moins hostiles à l'égard
des projets d'Oumar Faye. L'étranger est un potentiel ennemi ;
Atoumane, un~travailleur saisonnier, est accusé et poursuivi
par des villageois de Santhiu-Niaye qui nlont aucune preuve
de sa culpabilité, dans V~hl-Clo~ane. Les campagnards ne pré-
.sentent pas toujours un visage affable.
La vie en société nlest pas dénuée de passions enfouies.
Les manies et les caprices, les caBales et les intrigues, se
développent avec acuité. La cordialité et la bonhomie des
causeries ne font pas oublier IIl es oppositions per.sonnelles,
fa mil i al es Il ( 1 ) . Une' Il lut t e serrée et si l en ci, eus e d 1 i nf lue nce Il
oppose Massar et l'iman de Santhiu-Niaye qui ne manquent pas
une occasion pour rivaliser d'érudition (2). Les types humains
se conservent dans leur pureté en ces endroits de la campagne.
Cette originalité est peut-être due à l'oisiveté des paysans
pendant une partie de l'année et à l'ennui. La routine fossi-
lise en quelque sorte les campagnards. Pour échapper à cette
atmosphère d'enlisement, tout est bon pour-se distraire. Dans
V~hl-Clo~ane,
des villageois jouent interminablement aux dames.
Les campagnards attendent l'événement propre li faire diversion .
....
Oans 0 Pay~, mon beau peuple!, les habitants de la petite ville
de Ziguinchor désirent fièvreusement la fête du 14 Juillet.
(1) V~hl-Clo~ane, éd.cit., p. 79.
(2) Ibid., p. 71.

-195-
En attendant ces événements exceptionnels, les campagnards sont
à
l'affût de n'importe quelle catastrophe qui puisse favo-
riser la floraison des caquets; ainsi l'état de grossesse
de Khar Madiagua Diob "a limentait la chronique de Santhiu-
Niaye. Les langues qui, pendant le navet[hivernage], man-
quaient de pâture, se délectaient"(1). Ce Sénégal des cam-
pagnes est menacé dans son originalité.
La campagne apparaît comme un symbole de la situation
sociale au Sénégal depuis llépoque précolonia1e. L'Histoire
a provoqué de grands bouleversements aussi bien sur le plan
..
topographique que sur le plan moral. L'opposition entre les
grandes villes et la campagne, qui reste pertinente à u~ cer-
tain niveau, devient de plus en plus caduque. Le contexte mo-
derne fait subir à la campagne
des changements culturels et
des évolutions de structures. Il existe d 1 ai11eurs une dia-
1ectique entre la ville et la campagne. Tous les citadins de
Thiès ont de la famille dans les villages (2). Le village sou-
tient les habitants de la ville en lutte: les villageois de
Pouth "ava ient formé une double haie pour applaudir les femmes"(3)
de
Thiès
qui
marGhaient
el'l
direction de Dakar. En
"
effet, citadins et campagnards appartiennent à la même civi-
1isation, se heurtent aux mêmes problèmes sociaux, culture1~
politiques. Le monde moderne a tendance à tout uniformiser.
(1) Véh-i.- C-i.o~ a.ne, éd. ci t., p. 45
(2)
Le.~ Bouu de bo-i.~ de V-i.eu , éd.cit., p. 294.
(3) Ibid., p. 298.

-196-
Les villages s'approchent des nouvelles voies de'communica-
tion; les produits nouveaux pénètrent partout. Le village
de Keur-Malamine doit se déplacer pour être plus près de la
route (1)."11 paraît que les autos s'arrêtent maintenant à
Keur-Moussa. Ils ont même deux boutiques, où on trouve
tout"(2); ces propos de Déthyè Law sont révélateurs. La cam-
pagne est en train d'adopter non seulement les produits,
mais les moeurs de la ville. Le marabout Serigne Mada est
un redoutable homme d'affaires; il connaît la valeur des chèques
bancaires;
sa
rapacité
ne
le
cède en rien à la brutalité
qui règne dans le milieu des affaires de Xala à Dakar. Certes,
dans une petite ville comme Ziguinchor, le petit peuple ne
contient, en quelque sorte, que le germe du prolétariat; mais
de plus en plus, le commerce ~e sépare de la production et une
classe particulière de négociants s'est constituée avec Papa
Gomis et les Européens, ce qui a créé des besoins plus grands,
des liaisons nouvelles. Ziguinchor, dans Ô Pay~, mon beau peuple!
est:
l a
campagne,
et
toutefoi s
., e 11 e ne l'est pas encore
tout à fait.
Ainsi, il Y a une ambivalence profonde dans la vision
quia Sembène de la faune, de la flore, des climats, des pay-
sages, de la campagne sénégalaise. Ce Sénégal vit sa vi'e avec
(1) Vé. hi - Cio ~ an e , éd. ci t., p. 53 .
(2) Ibid.

-197-
ses contradictions et ses différences. Si le processus dia-
lectique confère une certéine unité â la vill.e et â la cam-
pagne, il n'en:est pas moins vrai ~ue laville re~te le lieu
fondamental où 11;déologie se dit avec le plus
d'éclat.

-198-
CHAPITRE II
LA VILLE :
Une fresque symbolique et grandiose.
La grande ville joue un rôle capital dans l'oeuvre
de Sembène Ousmane. L'action de la plupart de ses narra-
tions a pour cadre essentiel une ville du Sénégal. Trois
villes sont principalement concernées: Dakar, d'abord
et avant tout, dans Le Voe~en No~n,
Le~ Bout~ de bo~~ de
V~eu,
Le Mandat, Xata, La No~ne de ... , Yaw, Le Venn~en de
t'Emp~ne;
puis Thiès, dans Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu; en-
fin Saint-Louis, avec Le Venn~en de t'Emp~ne.
La vision
de Sembène prend un sens et une portée particulièrement
grands dans le contexte urbain. D'ailleurs, comme l'affirme
Henri
Lefebvre
: les II ques tions relatives à la ville
apparaissent avec beaucoup de force dans la formulation du
matérialisme historique ll (l).
La ville, chez Sembène, est un espace multiple, et
elle est l'objet d1une symbolisation dans ses différents
aspects. Les lieux urbains parlent,en quelque sorte,et ont
(1) LEFEBVRE (Henri)
: La·P~n~é.e manx.~~te et ta v~tte,
Paris, Castermann, 1972, p. 12.

-199-
leurs pouvoirs
imaginaires. L'espace nLy.est plus aussi
empreint de sacré qU'à la campagne; ses contraintes y ont
un autre aspect et un autre sens; il y règne une certaine
forme
de rationalité et de liberté; il fait oublier, en
partie, le mode de vie traditionnel. La ville a un pouvoir
réel de démythification. Dakar, pôle de direction et d'or-
ganisation du pays, est aussi l'espace-pilote d'une civili-
sation urbaine qui crée une nature à sa manière. Contraire-
ment aux villages comme Santhiu-Niaye où.il n'existe rien
qui pourrait faire dire qu'il y vécut IIdes hommes, des femmes,
.ingénieux,
soucieux: de
'lel:Jr·
époque, pensant au futur,
ou à la durée temporelle ... II (1), la ville offre des construc-
tions qui
représentent le progrès, le travail imaginatif,
la tentative de dépassement chez l'homme. Le mode d'approche
de Sembène transforme le caractère des données objectives,
dans une plus ou moins grande mesure. Un lieu urbain symbolique
est
constitué
par
le restaurant, le bar ou la cafétéria.
Les êtres qui en ont les moyens s 'y épanouissent. Le II night-
club ll appelé 113 Filaos ll , à Dakar,niché dans un écrin de ver-
dure, sur la plage, est réservé a des memb'res IItriés sur le
volet,.[Quiont] des responsabilités: directeurs, présidents,
chefs, P.O.G., Opérateurs économiques[...~II(t). La cafétéria
est l'endroi t où disparaissent par excellence les fausses ré-
t~cences; l'exhibition y côtoie parfois l'excitation tumultu-
(1) Véh-i.-C-i.o.6a.ne.,
éd.cit., p. 22.
(2) Le. Ve,lr.rt-i.e.Jt de. l'Emp-i.Jte., éd.cit., t. II, p. 44.

-200-
euse. Dans l'une d'elles, à Dakar,une "fi11e fi1if,orme, en
pantalon serré, les reins ceints de rangées de perles, por-
tant, un mini boubou en mousseline orange, transparent,[exhi-
bant
] ses seins", "ex écutait des pas de danse, en ondulant
son corps sve1te", "[mimant]l'amour"(l). Ce genre d'établisse-
ment
ne
permet pas seulement de se montrer; c'est aussi
un lieu de rencontre, pour les nantis, les comédiens, les ar-
tistes, tous ceux qui ne sont pas accablés par le fardeau
d'une vie de misère. Il y règne la joie. Dans une cafétéria
dakaroise, un
comédien déclame un poème en wo1of de Cheikh
Ndao sous les applaudissements et les cris (2). L'hôtel cons-
titue un autre lieu significatif. Malgré ses trois villas,
El Hadji Abdou Kader Bèye a l'habitude de fréquenter un hôtel
dakarois tenu par un Syrien, pour ses Idétentes"(3). Cela lui
permet d'enfreindre la loi de la fidélité conjugale, bien qu'il
ait trois épouses. En effet, l'hôtel libère les personnages
aisés des interdictions sociales, tout en leur faisant éviter
un scandale public; il traduit aussi le désir d'échapper à
l'ennui, aux rudesses et à la monotonie d'une vie régulière.
Dans Xa~a, les hommes d'affaires ont leur antre; cet édifice
est représenté, dans le film, par la Chambre de Commerce de
Dakar, bAtiment imposant, doté d'un monumental escalier. Il
donne l'impression d'un redoutable sanctuaire, par les évoca-
.(1) Le. VVr. n..te.Jt' de. ~'Emp.(.Jte.,.
éd.cit .. t. 1:,
p. 202-203.
(2) Ibid., t. 1., p. 202.
(3)
Xa~a, éd.cit., p. 95.

-201-
tians que nous en offre Sembène dans le roman Xala. Cet
édifice devient le temple de la vocifération, notamment
lors du jugement dlEl Hadji Abdou Kader Bèye par ses pairs;
l'''accent guttural, grondant [de Diagne], emplissait la sallen;
un
autre
"déblatérait"·,
Laye "tonna"; ce "fut un tu-
multe génëral"; le "bourdonnement se répandait, plafonnait.
Ils parlaient tous à la fois"(1). Nous avons l'impression
que les hommes d'affaires se disputent un trésor inappréciable
sous
le
regard
médusé de la Chambre dont un lustre sus-
pendu jette ses feux sur la "douzaine de tëtes"(2) présentes
dans la salle des conférences. Sembène évoque la réalité
avec une minutie froide, sobre, cruelle. Les sons font de ce
monde d'hommes d'affaires enfiévrés un univers merveilleux.
Les métaphores du grondement et du tonnerre transforment ces
personnages en terrifiants monstres. L'abstrait se fait con-
cret; l·a parole devient matière: elle "plafonne". "El Hadji
avait l'impression d'ëtre un abcès sur un organisme S--ain
qulil fallait vider"(3)
: cette image met l'accent sur le
caractère néfaste de l'aspect dakarois que représente El Had-
ji. La Chambre est un lieu malsain où certains Dakarois, ver-
sés dans la vénalité et dans la perversité, ne se préoccupent
guère de la justice sociale; ils ne sont que "des crabes dans un
panier"(4); l'image témoigne de l'abaissement moral d'une par-
( 1 ) Xala,
éd. cit., respectivement
p. 136, p. 139, p. 138,
~40.
( 2 )
Ibid., p. 135.
( 3) Xal a ,
éd. c i t., p. 137 .
(4)
Ibid., p. 139.

-202-
tie de la bourgeoisie nationale sénégalaise. Ce n'est pas
dans la Chambre de Commerce que sont défendus la sciences
l'avenirs encore moins l'art; cet édifice est plutôt un en-
fer voué au culte de la régression. Pour Sembène s le Séné-
gal du XXe s i è c l e nie s t pas uni que men t pers 0 nnif i é par ces
lieux qui symbolisent la bourgeoisie.
Le forum populaire est ailleurs. D'importantes évoca-
tions du marché à l'époque coloniale nous sont offertes
...
dans 0 Pay~, mo~ beau peuptel et dans Le~ Bout~ de bo~~ de
V~eu.
Le marché est le ventre de la villes n'ayant pas honte
de se montrer dans ses caractéristiques, c'~st-à-dire comme
des halles bruyantes, quelque peu vulgaires. Il manifeste la
vie soci:ale des couches humbles. Le marché est marqué par
une symphonie d'odeurs, de couleurs et de sons. Les romans
présentent des descriptions de divers étalages et de leurs
marchandises. Au marché de Ziguinchor, se trouvent une bouche-
rie,
une
po i son ne rie' et Il par te r r e ou sur des na t tes de
rafi ail, "des calebasses décorées, des peaux de toutes sortes,
des racines inconnues, de la poudre pour les maux les plus
divers, des fruits, des oeufs de toutes dimensions, allant de
ceux de la poule à ceux de l'autruche, sans oublier ceux du
caïman, [et ai 11 eurs des pi erreri es, des étoffes} C'est l a tour
de Babel"(l). "Dans cette fourmilière où hommes et bêtes se
mêlaient s les pleurs des enfants, les aboiements des chiens
...
(1) 0 Pay~, mo~ beau peupte 1, éd.cit., p. 64:'65.

-203-
é t ci i' e nt r e cou ver t spa r les a ppel s des marc han ds Il ( 1 ). Que l que
çhose
de
fabuleux
et de dynamique rend cet endroit presque
fantastiquè.
Cependant, ce
qui donne sa force au marché t
chez Sembène
c'est sa signification. Le marché est l'un
t
des points privilégiés de la ville.
L'étranger peut entrer
dans les secrets les mieux gardés de la ville
en le connais-
t
sant. Le marché est un lieu de flânerie où le peuple satis-
fait certains de ses caprices. A Ziguinchor
le marché lIétait
t
le lieu chéri de la médisance "(2). Il offre un certain bien-
être; le petit peuple sly réconcilie avec son univers. Toute-
fois
la violence s'y déchaîne parfois; des crimes s'y pro-
t
duisent. La présence de soldats dans un marché est un signe
de malheur; ils peuvent passer à l'action; leur apparition
provoque la fuite des invalides et aùtres mendiants. Devant
eux
au marché de Thiès
dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu,
t
t
les cheminots et les marchandes n'entendent pas s'aplatir t
d'autant plus qu'ils s'y sentent à l'aise parce que c'est
l'un de leurs lieux de rendez-vo us; c'est leur empi re t même
s'il respire
l'effroyable misère d'une existence aux con-
fins de l'intolérable. Situé près du dépôt des trains
leur
t
lieu de travail t le marché est un espace de .récréation pour
,
les cheminots. Les jours de grève
il participe à leur co-
t
lère et à leurs batailles. Ainsi en est-il lors d'ul'''! affron-
tement entre les grévistes et les soldats:
(Ir Ô Pay~, mon beau peuple!, éd. ci t. t p. 65.
(2) Ô Pay~, mon beau peu.ple !, éd.cit. t p. 182.

-204-
"V-i..e.yna.ba.
la. ma.Jtc.ha.nde. a.va.Lt a.me.uté
le.~ 6e.mme.~ du ma.Jtc.hé. Te.lle.~ de.~ a.ma.zane.~,
e.lle.~ a.JtJt-i..vèJte.nt a la. Jte.~c.au~~e. a.Jtmée.~ de.
bâta n~, de. ba.JtJte.~ de. 6e.Jt, de. boute.-i..lle.~ " ( 1) •
Du marché, les grévistes surveillent les défaillants; les
habitués du lieu discutent ou se disputent. Le marché slen-
gage dans un héroïsme dramatique. Le monde du travail du
marché rejoint celui de l ·usine, dans le silence ou les dé-
clamations, pour slapproprier le marché. Sembène confère à
la gare et
au quai fluvial
presque la même portée symbolique.
Il s
sont
caractérisés'
par la présence cie IIl a populace ll (2)
et par la IIcohue ll (3). La gare et le quai participent dlune
mythologie du prolétariat; la civilisation urbaine sécrète
des individus dangereux, des IIfilous ll (4). Le quai et la gare
baignent
dans
une atmosphère de détresse, si ce n~est
de
simple violence. Des lIgrappes humainesll(S) sont déchargées
par les trains à la gare de Thiès. Parmi elles, des campa-
gnards viennent probablement souffrir en ville la passion du
prolétariat de 1 1 ère industrielle. Le Sénégal du XXè siècle
conserve aussi des boutiques qui sont les bazars des couches
sociales les moins favorisées. La boutique dlHadramé le Maure,
( 1) Le.-6 Bout-6 d·e. bo-i..-6 de. V-i..e.u, éd.cit., p. 49.
.....
.'.
(2 ) o pa.Y4, mon bea.u pe.upl~!,
éd.c;'t., p. 28.
( 3 ) Le-6 Bout-6 de bO~-6 de V~e.u, éd.cit., p. 375.
(4 ) Ibid., p. 375.
(S)
Ibid., p. 375.

-205-
que les ménagères
appellent
le IIpoulaillerll(1) à cause
de la saleté qui y règne, est dans un état lamentable.
La boutique n'est pas uniquement un lieu d'achat ou de vente;
elle
permet
des
rencontres
qui peuvent se terminer par
le persiflage ou la bataille. Les clients y rêvent, y parlent,
y
découvrent
des
secrets:
lichez Mbarka c'est la place
publique! Rien n'est un secret ll (2), s'inquiète intérieure-
ment Ibrahima Dieng qui ne veut pas que ses voisins sachent
qu'il a reçu un avis de mandat. Lorsque les temps sont durs,
le doute s'installe;les habitants d'un même quartier sur-
veillent tous ceux qui hantent les boutiques pour savoir s'ils
sont mieux favorisés par le sort qu'eux et leur demander de
l'aide. Le meilleur moyen d'espionnage entre pères de famille
chômeurs est constitué par la boutique; elle est le journal
favori des milieux déshérités. Elle est aussi le sanctuaire
où le boutiquier exploite le nécessiteux en le dépouillant de
ses dernières ressources. Contrairement au marché, elle ne
vient pas en aide aux populations en lutte; les prêts que
le boutiquier accorde résultent du fait que les clients ne
peuvent pas toujours payer et qu'il faut écouler les marchan-
dises. Dans Le Manda~,
le boutiquier n'hésite pas à prendre
comme gage les bijoux en or d'Aram qui les a ainsi perdus.
Dans LeJ BoU~J de boiJ de Vieu, Hadramé refuse de venir au
(1) LeJ Bou~J de bâiJ de Vieu, éd. ci t., p. 77.
(2) Le Manda~,
éd.cit., p. 123.

-206-
secours des familles des grévistes, en donnant comme argu-
ment les menaces que les autorités font peser sur lui. Ces
différents exemples démontrent que Sembène confère aux lieux
publics urbains une charge sociale indubitable.
L'idéologie de Sembène se dit non seulement dans ces
points isolés, mais aussi dans la diversité et l'opposition
des quartiers. Ceux-ci sont comme des émisphères dotés de
climats dissemblables. Les différences sociales sont cause
de cet état des choses. Les citadins ne sont égaux ni de-
vant les maladies, ni devant la mort. Ce qui est arrivé, dans
B0 /t 0 m S a./t/t e.t , à l' ho mme qui
n' a pas pue nter r ers 0 n en fan t
mort, faute des papiers indispensables, serait inimaginable
par exemple pour llindividu en costume qui a emprunté la
charrette pour se rendre au Plateau.Les malformations, les
affections de toutes sortes ont leurs terrains de prédilec-
tion. Le manque de salubrité et d'hygiène donne
l'allure
d'un enfer aux quartiers pauvres. Si nous excluons les Blancs,
nous avons l'impression que le peuple sénégalais n'appartient
pas à l a même race. Il n' y a pas beaucoup de choses de commun
entre la bourgeoisie et les mendiants; nous sommes en présence de deux
modes d'existence. Dans Xa.ia., en apercevant une bande de mi-
séreux, une fillette de la bourgeoisie dakaroise "poussa un
hurl ement de frayeur"; même l es chi ens "aboyèrent et fi l èrentll{l).
La
par tic ul a rit é
des
.' ·q.lJ art i ers
t i en tau s s i a ux
caractéristiques des hommes, qui vont de leurs métiers à leur
( 1) Xa.i.a..~ éd. ci t .~ p~ 160 • '.

-207-
conformation physique en passant par leurs conditions de
vie. Lorsqu'il y a des émeutes en ville, la "ségrégation"
se concrétise par la présence "de véritables cordons de
protection"(I) constitués soit de "tirailleurs"(2)à l'é-
poque coloniale, soit de policiers (3) dans le Sénégal
indépendant. Le sacré spécifie des itinéraires dans les cam-
pagnes; la répression policière détermine des zones privilé-
giées en ville. Il faut Se référer à cette différentiation
de l'espace urbain pour comprendre le comportement de plu-
sieurs personnages de l'oeuvre de Sembène. Le passage d'un
quartier à l'autre peut signifier une chute ou une promotion
sociale. La ruine ij'E1Hadji Abdou Kader Bèye oblige sa deu-
xième épouse Oumi N'Doye à quitter sa villa et à aller "s'ins-
taller chez ses parents dans un quartier populaire avec sa
progéni ture" (4).
A Dakar, à Thiès, comme à Ziguinchor, les quartiers
populaires foisonnent. Leur physionomie reflète la confusion.
C'est le domaine du prolétariat, peuplé de plantes et d'ani-
maux rachitiques, d'objets pourris. C'est-le cloaque des temps
modernes. Le quartier Santhiaba, à Ziguinchor, présente des
"paillottes toujours prêtes à s'écrouler", des "tas d'immondices",
'\\1 ne
vie
grouillante"(5);
les
métaphores et les mots
(1)
Le.~ Bout.6 de. bo,i,~ de. V,i,e.u, éd.cit., p. 317.
(2) Ibid., p. 376.
( 3) Xal a,
éd. c i t., p. 168.
( 4) 2< ala , éd. c i t., p. 15 4 .
(5) Ô PatJ~, mon be.au pe.uple. J, éd.cit., p. 32.

-208-
suggèrent la vie de vers sales et la fragilité. Nous avons
parfois l'impression d'atterrir sur une planète fantastique
"Thil~ : un immen~e te~~ain vague oa
~'amoncellent tou~ le~ ~é~idu~ de la ville,
de~ pieux, de~ t~ave~~e~, de~ ~oue~ de loco-
motive~, de~ 6ût~ ~ouillé~, de~ bidon~ dé6on-
cé~, de~ ~e~~o~t~ de ~ommie~~, de~ plaque~ de
tôle cab o~~ ée~ et lacé~ée~ [. .. ], de~ mo~ceaux
de vieille~ boite~ de con~e~ve~, de~ ama~ d'o~­
du~e, de~ monticule~ de pote~ie~ ca~~ée~, d'u~­
ten~ile~ de ménage, de~ châ.6~i~ de wagon~ dé-
mantibulé~, de~ bloc~-moteu~~ en~eveli~
~ou~
la pou~~iè~e, de~ ca~ca~~e~ de chat~, de ~at~,
de poulet~ dont le~ cha~ogna~d~ ~e di~putent
le~ ~a~e~ lamb eaux" ( 1) .
La vil l en' est plu s qu' IJ n dép 0 toi r. Qua nd
uni ncend i e é clat e ,
il
fait
des
ravages. A Dakar, un feu quasi démoniaque,
provoqué accidentellement au milieu des IIbaraques-taudis ll ,
IIdévorait masure après masure, palissade après palissade
avec des grondements de joie et des bonds d'allégresse ll (2).
Parfois, une couleur domine dans ce paysage: le noir; ainsi
e n est - i l à Th i ès, cap i t a le dur ail
: de Il Rand 0 ul è ne à lac a -
(1) Le~ Bouu de boi~ de Vieu,
p. 35.
(2) Ibid., respectivement p. 181 et p. 182.

-209-
serne des gardes-cercle~ du grand Thiès a'Dialav~ les habi-
tattons~ les arbres et le sol disparaissaient sous une é-
paisse couche de poussière noire vomie par des 10comoti!ves"(1).
Sembène nous rappelle les couleurs et les objets comme s'ils
constituaient l'idée même des quartiers. Cette vaste mer de
choses hétéroclites a des correspondances évidentes avec la
misère générale. L'aspect des quartiers n'intéresse point
par eux-mêmes. Les zones prolétaires présentent la condition
humaine dans ce qu'elle a de plus triste. Malgré son caractère
sinistre ~
le
quartier populaire possède son propre rythme
de vie. La révolte y gronde~ parfois~ notamment a Thiès et à
Dakar~ lors de la grève des cheminots du Dakar-Niger~
dans
Le.6 Bou:t.6 de 60'<".6 de V'<"eu;
les autres parties de la ville se
sentent alors menacées. Cependant~ les esprits ne sont pas
toujours surchauffés et en effervescenc~~ chez les prolétaires,
malgré. la
chaleur du
'climat. Certains d'entre eux ont la
nos t a l gi e de l a vie
vil l age 0 i se. 0 ans B0 JW m. Sa.ltl!. et , apr ès
que les autorités lui ont confisqué sa charrette~ le charre-
tier se dit~ en regagnant son milieu~ à Dakar :"ici~ c'est
mon quartier~ c'est mon village; on est bi.en entre nous"; il
retrouve un espace de liberté, un
refuge. Le quartier de
Dakar où se trouve la concession N'Diayène.(2) ne manque pas
de chaleureuse animation; il y a un mélange original d'aspects
ruraux et urbains; la sagesse et l'imagination y côtoient la
simplicité, surtout chez les femmes; elles remplissent le quar-
(1)
Le.6 Bout.6 de. boi.6 de Vieu., éd oC i t 0' po 360
(2) Le.6 Bout~
de boi~ de Vieu, éd.cit., o. 181.

-210-
tier de leurs rires, de leurs interpellations, de leurs
taquineries, de leurs disputes, de leurs corps et des cou-
leurs de leurs habits. Le quartier est un espace olfactif,
mais aussi auditif et visuel. Les prolétaires ne sont pas
toujours maussades, chez Sembène. Ils ont même le temps de
flâner, dans les quartiers populaires, à cause du chômage
et peut-être du besoin de se retrouver entre voisins; ils
n'y ont pas toujours besoin de la précipitation, par oppo-
sition au centre-vil1e. Les vendeurs d'eau s I y déplacent
de maison en maison, de rue en rue (1). Sembène semble vou-
loir donner l'image la plus complète de ce que lui
propose
la réalité.
Le quartier résidentiel constitue le versant paradisiaque
de
la
ville.
Il
respire le luxe, le calme, l'aisance.
A l'époque coloniale, tout y est IIconçu pour adoucir le sé-
jour ll (2) des Blancs en terre africaine; les couleurs du quar-
tier des Européens appelé le IIVatican ll , à Thiès, lIétaient
gaies'; la vie y lIétai:t facile ll (3). De même, à Dakar, le quar-
tier de la bourgeoisie nationale sénégalaise de l'époque ré-
publicaine "respirait la bienfaisance d'une vie pleine de
quiëtude ll ; des IIflamboyants bordaient les rues asphaltées.
Un calme de premier matin du monde enveloppait ce secteur de
( 1 ) Le.~ Bou.U de. bo-i.~ de. V-i.e.u.,
éd.cit. , p. 94.
4\\
( 2 ) o Pay~, mon be.au. pe.u.ple. 1, éd.cit. , p. 168.
( 3 )
Le.~ Bou..t~ de. bo-i.~ de. V-i.e.u., éd.cit. , p. 253.

-211-
la ville, où, nonchalants, par paires, déambulaient les
agents de l'ordre public"(l). Le quartier résidentiel est
un lieu protégé contre les émeutes populaires et les men-
diants. Pour faire ressortir avec éclat sa singulattté,
Sembène y introduit un cortège de miséreux, dans Xala (1).
Les autorités ne tolèrent pas dans ces quartiers le visage
de ceux qui souffrent de la misère. Sembène sait donner aux
différents lieux de la ville leurs faces propres. Il offre
aussi de l'espace urbain en général une vision dramatique,
poétique.
Du point de vue de la dramatisation, le phénomène le
plus remarquable concerne la façon dont Sembène utilise la
ville de Dakar, et dans une moindre mesure celle de Thiès.
Il donne à la ville des propriétés nombreuses. Capitale du
Sénégal, Dakar est un lieu de rencontre, propice aux aven-
tures de toutes sortes, aux excitations l~s plus diverses.
La ville est perpétuellement en branle. Elle est source de
~
poésie et de vie, de tragédie et de mort. Elle est charmeuse,
elle est répugnante. C'est une force dynamique qui transforme
tout ce qu'elle touche.
(1) Xala,
éd . cit., respectivement p. 160 et p.24.
( 2) Xal a, éd. ci t., p.
16 1- 171 .

-212-
Sembène démontre que la représentation ordinaire des
choses nlest pas nécessairement plus vraie que nos impres-
sions personnelles. Ainsi donne-t-il une dimension océanique
à Dakar :
'~e.1c.a.)tJte.6ouJt 6ouJtmilla.it de. ge.n.6 dé-
pe.na.illé.6, loque.te.ux, éc.lopé.6 [: . -] pe.Jtdu.6 da.n.6
c.e.t oc.éa.n : une. e.a.u pota.ble. c.onte.nue. c.he.Jtc.ha.it
a .6e. vide.Jt da.n.6 un a.utJte. ba..6.6in plu.6 pJtopJte.~ll).
Avec ses mouvements, l·océan permet à Sembène de peindre un
Dakar en effervescence. Les gens déferlent d'un point à un
autre. Ils se bousculent et se heurtent. Des possibilités de
renversement de situation sourdent. Souvent, Sembène se con-
tente de montrer la ville dans une perspecttve, vue de loin
ou dlen haut. Dans le film Le. Ma.nda.t, 10rsqu'Ibrahima Dieng
quitte son quartier, il aperçoit au loin le Plateau, le centre
commercial
de
Dakar, avec
ses immeubles, ses toits, ses
couleurs: éléments de distinction qui ornent la ville aux
yeux de celui qui vient chercher la satisfaction en elle.
Les effets de couleur et de lumière sont reproduits avec beau-
coup plus de richesse dans les descriptions panoramiques des
romans. Sembène essaie de peindre les nuances les plus subtiles
de
la
parure
urbaine
: le II quar tier de Boudoli [situé à
Ziguinchor~s'apercevait au loin, avec ses toits argentés qui
(1) Le. Ma.nda.t,
éd.cit., p. 125.

-213-
brillaient sous les reflets pâlissants du jour. Les wharfs,
dans un alignement inégal, semblaient sortir de l'eau ll (l);
au coucher du soleil, lI une ombre bleutée venait se poser,
discrète ll (2) sur la ville de Thiès. La vision IIplongeantell(3)
est particulièrement utilisée dans les romans pour décrire
Dakar. Au pied du phare, à N'Gor, El Hadji Abdou Kader Bèye
observe' la ville
"Au to..i.n, Va.k.a.Jt! Le.-6 ..i.mme.ubte.-6 ma de.Jtne.-6 ,
te.-6 to..i.tuJte.-6, te.-6 ôJtonda...i.-6on-6, a ce.tte. d..i.-6ta.nce.,
donna...i.e.nt t'..i.mpJte.-6-6..i.on que. ta. v..i.tte. éta...i.t ta...i.ttée.
da.n-6 une. -6e.ute. ma.-6-6e. Jtoche.u-6e. bta.nchâtJte., d'une.
..i.néga.te. de.nte.tuJte., a.ve.c -6 e.-6 touche.-6 d' ombJte., -6 e.-6
ôa.ça.de.-6 écta...i.Jtée.-6 pa.Jt te.-6 Jta.yon-6 de. t'a.-6tJte.. En
une. -6u..i.te. de. po..i.nt-6 tum..i.ne.ux, te.-6 gtobe.-6 de.-6 ta.m-
pa.da...i.Jte.-6, te. tong d'une. a.JttèJte. ce.ntJta.te., ét..i.nce.-
ta...i. e.nt" ( 4) •
Sembène nous offre ainsi l limage d'une ville vibrante de cou-
leur et de lumière, beaucoup plus suggérée que peinte. La
ville devient une apparence éblouissante qui perd peu a peu
ses contours. Le personnage ne voit plus ses habitants dans
....
( 1 ) o Pa.Y-6, man be.a.u pe.upte.!, éd.cit., p. 27.
( 2 ) Le.-6 Bout-6 de. bo..i.-6 de. V..i.e.u, éd. ci t., p. 62.
( 3 ) Le. Ve.Jtn..i.e.Jt de. t ' Emp..i.Jte., éd. ci t., t. l, p. 55.
( 4 ) Xa.ta.,
éd.cit., p. 97.

-214-
leur multitude. Cette évocation de la ville n'est pas sans
rapport avec les sentiments qui agitent El Hadji Abdou Kader
Bèye; il s'est dirigé vers le phare au moment même où il
venait d'être déchu de son titre de membre du Groupement des
Hommes d'affaires comme s'il voulait accuser la ville ou la
quitter à jamais. La ville semble avoir pris
un visage in-
connu aux yeux d'El Hadji. Sembène n'hésite pas quelquefois
à
personnifier la ville. Elle participe aux souffrances des
êtres. A llannonce de l'assassinat d'Oumar Faye, le II pou l s
de la ville[de ZiguinchorJavait cessé de battre. Une grande
douleur la marquait"(l). Sembène donne une existence sensible
aux
éléments
les
plus inattendus: une lIimmense clameur[•• =J
s'était
levée
de
la poussière noire de l:hiès ll (2) lors de
l'affrontement entre les ouvriers et les soldats; la matière
se transforme en être de douleur et de passion. Sembène em-
ploi~e des adjectifs qualificatifs moraux pour symboliser l'ab-
sence d'animation temporaire de la ville dont les rues sont
désertées par les citadins: Thiès affiche,parfois,le visage
IItriste ll (3) des jours de grève; la ville est dotée d'une âme.
Sembène recrée l'impression que l'observation a fait naître.
Des verbes servent à faire vivre la ville: Dakar II s 'éveil-
lait ll (4); le samedi après-midi, le Plateau II re tient sa res-
piration ll ;
lIil se replie sur lui-même"(5).
La ville agit
comme une personne.
(1) Ô Pa.y.6, mon bea.u peuple!,
éd.cit., p. 184.
(2) Le.6 Bou~.6 de boi.6 de Vieu, éd.cit., p. 54.
(3)
Ibid., p. 37l.
(4) Ibid., p. 69.
(5) Le VelLnielL de l' EmpilLe, éd. ci t., t. II, p.' 40-41.

-215-
Aussi bien que la description, le récit donne une di-
mension dramatique à la ville. Les relations entre l'homme
et la ville se présentent sous des formes diverses; mais
la violence domine, qu'elle soit physique ou morale.
On pourrait penser que le traitement de l'espace urbain
chez Sembène a été influencé par sa formation de cinéaste.
Cela ne saurait être tout à fait exact. Les mêmes déterminismes
spatiaux· peuvent
se
retrouver aussi bien dans les oeuvres
d'après 1960 que dans les romans antérieurs. La description
des lieux, émaillée de points de repère, a déjà un rôle dé-
terminant dans l'organisation du texte des premiers romans
de Sembène qui est un visuel, dans une grande mesure. La con-
figuration de l'espace urbain donne la possibilité à Sembène
de faire du cadre une arène. La topographie, avec ses montées
et ses descentes, a une importance fondamentale. Le Plateau
a une position surplombante par rapport au reste de la ville
de Dakar. Ainsi, l'opposition sociale entr.e l.es quartiers re-
..
joint les nécessités romanesques. Le récit-du Manda~ trouve,
en partie, sa signification sociologique dans les dénivella-
tions de Dakar. Il en est ainsi aussi de BoJl.om SaJl.Jl.e.~ : le
charretier part des quartiers bas - au sens propre et au sens

-216-
figuré du terme - pour monter vers les hauteurs du Plateau.
Pour les prolétaires, aller au Platea~, c'est entrer dans
une lice où les risques sont grands; le charretier de Bo~om
Sa~~et y a été piégé,en quelque sorte, ce qui
lui a fait
perdre sa charrette, ce moyen de sa survie. Il lui a fallu
rebrousser chemin en empruntant la rue. Celle-ci manifeste
l'atomisation qui règne au centr.e-ville. Tout le monde est
sol i ta ire, e nf e rm é dan s l' i ndi f f é r e nce de lié g0 i s me. La rue
montre peut-être de la façon la plus brutale l'isolement de
la multitude des citadins. Dans B~~om Sa~~et, l'action a
lieu essentiellement dans la rue; ce film nous donne l'im-
pression que Dakar nlest rien d'autre qu'une rue interminable.
les
images
concrètes
de la ville ne semblent être que
l'illustration des pensées du charretier. Le parcours qulil
entreprend lui donne des regards différents sur les divers
aspects de la ville. Chaque espace de celle-ci prend son sens
en entrant en interaction avec les autres espaces, grâce aux
réflexions du charretier; cela fait de la ville une combinai-
son étonnante d'immoralité et d'injustice. Par le regard du
héros de Bo~o'm Sa~~et, la physionomie des immeubles devient
provocante; ils désignent une existence idéale. La ville est
comme l'équivalent d'une nature merveilleuse, luxuriante que
le charretier traverse. Xala et Le Mandat nous présentent des
rues où les citadins travaillent; des commerçants à peine to-
lérés s'y sont installés, de même que des prostituées et des

-217-
mendiants. La rue permet aux personnages de se mettre en
représentation. Non seulement, ils sly saluent et y "pa l abrent"
sans
avoir
11 air
de
tenir'
compte du temps, comme
dans Le Ve~n~e~ de t'Emp~~e, mais les fourbes savent y
adopter plusieurs rôles. Ibrahima Dieng y est victime d'une
femme qui prétend être une étrangère à Dakar et avoi r perdu son
mari qu1elle devait y faire soigner; elle a abordé Dieng deux
fois, changeant ses habits, tandis que II r ien en elle ne soule-
vait
ni
la pitié, ni condescendance maladive; seul un lac
de larmes aU;'ras des paupières brillait"(l). La rue apparaît
alors comme l'espace du sans-gêne. Plus que le lieu des céré-
monies militaires et officielles, elle est le domaine privilé-
gié de manifestation des masses en colère, chez Sembène. A
Thiès, ells sien accaparent pour accompagner les responsables
syndicaux qui se rendent aux bureaux de la Régie des Chemins
de fer: le "1 ong des rues la foule avait formé une haie vi-
vante et bruyante"(2). A Dakar, les cheminots y distribuent
des tracts; la population les y rejoint pour les soutenir
l'llavenue Gambetta ressemblait à un long fleuve noir"(3). Les
affrontements prennent parfois des dimensjons épiques dans la
rue; les hommes disparaissent pour laisser la place aux objets,
grâce aux évocations métonymiques: des :lcP'Osses se levèrent
auxquelles répondirent des bâtons et des pierres", mais "que
pouvaient quelques chéchias devant ce grand fleuve qui roulait
(1)
Le Ma.nda.t, éd.cit., p. 148.
(2) Le-6 Bout-6 de bO~-6 de V~eu, éd.ci t., p. 273.
(3) Le-6 Bout-6 de bO~-6 de V~eu, éd. ci t., p. 325.

-218-
vers la mer?II(1).
Les tirailleurs ne peuvent pas contenir
la poussée de la masse humaine. Les soldats transforment
la rue en lieu de mort: affolés, ils y ont tué le chemi:-
not gréviste Samoa· N'Doulougou et la militante Penda (2).
La rue est quelquefois l'objet d'un terrible enjeu.
La ville elle-même peut devenir, dans sa globalité,
un espace du crime et de la remise en cause. Elle est une
école du meurtre. A Ziguinchor, à Thiès, à Dakar, nombreuses
sont les morts brutales; car, par moments, la société entre
dans une sorte de bouillonnement incontrôlable. A Thiès, la
marche des soldats est aussi lugubre et terrifiante que la
préparation mathématique de l'exécution
d'un condamné à
mort;" on lI en tend lI un roulement de pas, un heurt de métal Il ,
Ille bruit des souliers cloutés ll ; au-dessus IIdes rangs serrés
on voyait luire, telle une herse renversée, l'acier des baion-
nettes qui
reflétaient les rayons du soleil ll (3).
En effet, la
troupe fait plusieurs victimes dont un bébé couché sous une
bicyclette: IIl es lourds brodequins des soldats passèrent sur
le cadre et la roue arrière dont l'axe reposait sur le crâne
de l'enfant. Les gémissements s'arrêtèrent sur une peti te
plainte d'animal blessé ll (4). Thiès, dans Le.6 Bouu de bo ..<..6
de Vieu,
symbolise la dérive aveugle d'une civilisation meur-
( 1 ) Le.6 B0 u:t.6 de boi.6 de Vieu, éd.cit., p . 313.
( 2 ) l bid.
( 3 ) Le.6 B0 uu de boi.6 de Vi eu, éd
ci t. , p. 46-47.
( 4 ) Ibid., P. 49.

-219-
trière. Le crime est également dans le f~it que les autori-
tés privent d'eau et de nourriture les famil'les des grévirtes-
Dans
Le
Ve4nie4
de
l'Empi4e ,le chauffeur du Rrésident
de la République est mystérieusement assassiné à Dakar. Les
forces du mal semblent faire régner l'insécurité dans les
villes. Mais, le véritable coupable, c'est le pouvoir politique
qui
protège
ceux
qui acceptent ses contraintes et s'attaque
implacablement
à
ceux.,., qui les transgressent. Il faut se
soumettre ou combattre sans merci. C'est pourquoi Thiès et
Dakar
sont les foyers du mouvement ouvrier; le prolétariat
remet en cause des situations apparemment acquises, en pre-
nant conscience de son exploitation par la bourgeoisie, dans
Le}., Bout}., de bai}., de Vie.u; les élèves et les étudiants con-
testent le pouvoir établi, dans Le Ve4nie4 de l'Empi4e. Ainsi,
..
la ville peut être symbole de fécondité, porteuse d'espérances,
mêm~s i
ce 1a
s'accomplit dans la douleur. De temps en
temps, l'atmosphère I s 'alourdit"(1) dans Dakar, et l'agitation,
"comme une fièvre paludéenne"(2) gagne toute la capitale.
Malgré quelques batailles politiques'et des dffauts cer-
tains, la ville de Saint-Louis présente l'espace urbain le
moins nocif dans l'oeuvre de Sembène, peut-être parce que
l'auteur lui accorde peu de place par rapport à Dakar, Thiès
et Ziguinchor. Elle n'a pas la physionomie brûlante qui ca-
ractérise ces villes. Les ambitions des Sénégalais s'y réalisent
(1) Le.6 Bout.6 de bai}., de Vie.u, éd. ci t., p. 317.
(2) Le "Ve4nielt de l'Empilte, éd.cit., t. II, P. 64.

-220-
lentement
mais
sûrement ,
sans prendre le caractère impi-
toyable et destructeur que nous trouvons à Dakar, par exemple.
Saint-Louis est le lieu d'une possible transformation des re-
lations humaines, conçue plus en termes de compréhension mu-
tuelle qu'en termes de sang. Cette ville intellectuelle, com-
merciale et administrative, ne paraft pas très tumultueuse.
Elle oppose à l'agitation de Dakar sa II sur face calmell(l).
Ville de plaisirs aussi, elle est le lieu de naissance de
l'amour qu'éprouve N'Deye Touti envers Bakayoko, dans Le..6
Bou:t.6 de. 60i.6 de. Vie.u.
Dans une certa i ne mes ure, Sai nt-Loui s
est un espace utopique, un lieu de poésie discret.
Cependant, la ville ne bénéficie pas, en général, chez
Sembène, de ce caractère quelque peu miraculeux de Ndar. Elle
est surtout l'objet d'une satire particulièrement virulente.
Les des cri pt ion s,le s é v0 ca t ion s,le s ré ci t son t une; rés 0 nanc e
morale,
sociale. La. vill.e permet à Sembène de critiquer
de façon systématique tout ce qui lui paraît corrompu dans
la société sénégalaise. Tout en restant le plus près possible
de la vraisemblance réaliste, Seméène se fait le contempteur
violent de tout ce qui peut l'exaspérer ou le décevoir. Ses
inventions et la contingence de la réalité s'imbriquent pour
donner un sens à ses
fictions; le rêve se mêle aux souvenirs.
(1)
Le. Ve.ltYl.ie.1t de. l' Empilte., éd. ci t., t.
I,
p. 49.

-221-
Les personnages eux-mêmes se font leur idée de la
ville. La ville parle aux Sénégalais, particulièrement aux
citadins qui
la font vivre et qui essaient de s'y réaliser.
La ville de Dakar est par excellence l'objet des fantasmes,
appréhendée à travers le bonheur ou le malheur, le désir
ou la haine, la peur ou la confiance. Pour l'iman de Santhiu-
Niaye, Dakar vaut moins que son village:
" Le..6 9 e. n.6 d e..6 v-<..t.t e..6 n' 0 nt n-<' 60 -<. n-<' h 0 n -
ne.u~. C'e..6t Qomme. dan.6 .te. n-<.aye. e.nt~e. .te..6 b~te..6.
Le. p.tU.6 6o~t mange. .te. p.tU.6 6a-<'b.te.. Là.-ba.6, .t'e.ntJz.e.plte:-
nant
ne. v-<.t
qu.e.
de..6' b-<'e.Yl..6 du né.g.e.-<'ge.nt •
Pe.~.6onne. n'a .te. te.mp.6 de. .6'OQQUpe.~ .6~~-<'e.u.6e.me.nt
de. Ya.t.tah [V-<.e.uJ. Le..6 v-<'e.ux Qomme. nou.6 ne. .6ont
p.tU.6 .t e..6 gu-<'de..6. I.t.6 ma~q ue.nt .te. pa.6" ( 1 ) •
A Dakar, les personnages se sentent surveillés; n'importe
qui peut être pris pour un lI agen t secret ll , un II po licier en
civil Il, un IImouchardll(2). La défiance est ·s·'ouvent de règle.
Dans Bo~om Sa~~e.t,
lorsque le client en costume européen
s'en est allé sans le payer, le charretier se demande "à
(1)
V~h-<.-C-<'o.6ane., éd.cit., p. 82.
( 2) Le. Mandat,
éd. ci t., p. 165.

-222-
qui il faut fa ire confi ance Il; il se di t que ces sortes de
gens IIsavent lire ll , mais II ne savent que mentir ll • Dakar est
aussi, pour beaucoup de personnages, le lieu d1une possibi-
lité d'améliorer leurs conditions de vie. L'aveugle Maimoù-
na a l'intention d'aller s'installer à Dakar auprès de ses
IIfrères les mendiants ll (l). Amath du village de Santhiu-Niaye
espère qu'il y trouvera du travail
(2). D'autres personnages
ont des intentions moins définitives; pour eux,la ville est
plutôt un paradis inaccessible, un tremplin pour leurs rêves
de défavorisés; il en est ainsi des femmes de Thiès qui vont
à
Dakar y soutenir les grévistes; certaines d,'entre elles
s'exclament:
"Le.~ be.aux gaJtç.on~ de. N'Vaf2.aJtou [Vaf2.aJt],
te.~ e.mployé~ bie.n lavé~ ne. voudJtont pa~ de. no~
pe.aux ~ ale.~ !" (3).
"A Vaf2.aJt,
nou~ ve.JtJton~
de. be.lle.~ ma.i~on~
"(4]·
Cependant, Dakar n'est pas seulement le lieu qui traduit la
matérialisation des désirs et des besoins; elle permet à
celui ou à celle qui ne cherche ni le plaisir, ni l'argent,
de rompre avec son passé: Dans Véhi-Cio~a.ne.,
Khar Madiagua
( 1 ) Le.~ Bout~ de. boi~ de. Vie.u,
éd.cit., p. 305.
( 2 ) Vé. hi - Cio~ ane.,
éd . cit. , P • 82 .
( 3 ) Le.~ Ba u:t~ de. boi~ de. Vie.u, éd.cit., p . 306.
( 4 ) Ibid., p. 313.

-223-
Diob sly rend pour ne plus être un objet d'opprobre, dès
la naissance de son bébé incestueux; à Dakar, elle pourra
mentir; elle sera peut-être plus libre d'agir comme elle
veut. La ville est l'univers des possibles.
La confrontation entre la ville et le héros citadin
est par ailleurs révélatrice. Dans l'espace urbain, le per-
sonnage se heurte à des forces quasi surnaturelles. L'iti-
néraire de certains héros est significatif. Il ne s'agit
pas de la ville dans ses axes topographiques, mais dans ses
institutions, lorsqu'un individu inexpérimentê et sans appui
y est à la recherche d'un papier administratif. Le pittoresque
cède
la
p)ace
au
drame,aussi bien chez le romancier que
chez le cinéaste Sembène. Ainsi, Ibrahima Dieng, héros du
,lA a. n. da.-t >
sem ete n q uê te d' une pi è ce d' ide nt i t é qui lui pe r -
mette de retirer l'argent que lui a envoyé son neveu. Il ac-
complit dans Dakar un véritable parcours initiatique (1). La
ville devient un labyrinthe; tout y est imprévisible; le hé-
ras s'y égare, en quelque sorte, lui qui y a vécu pendant
des dizaines d'années. A la poste, au commissariat, à la mai-
rie, Dieng se heurte
en vérité, non à des individus mais à
des administrations; son problème, qui pa~aissait si simple
à
résoudre au premier abord, éclate en étoile en direction
( 1 ) Rappelons que,dans le film Xa.la.,
les policiers sont qua-
lifiés de II cer bères ll , ce qu~t une allusion à la mytho-
logie grecque, à des écrits comme l'OdY.6.6ée. d'Homère.

-224-
de tous les points de la machinerie officielle; l'adminis-
tration est sclérosée et corrompue; tout le monde est com-
pétent, mais personne nlest responsable. Dieng fait des
découvertes désagréables. Chaque administration le renvoie
à
une autre administration. Les étapes qu'il franchit nla-
vancent en rien la solution de son problème. La ville est
parsemée d'embOches. En plus des désagréments de l'adminis-
tration officielle, ceux qui exercent des métiers à leurs
comptes lui réclament de 1 largent pour chaque travail, ac-
compli ou non, qu'il leur demande de fàire : l'écrivain
public, le
photographe, les escrocs; or, il nia même pas
de quoi nourrir sa famille. Au comble de 1 'ironie, il est
,
insulté par une femme qui lui a inspiré de la pitié et à
qui il a donné de l'argent. A travers ces pérégrinations de
Dieng, la ville apparaît nettement inhumaine. Elle réclame
des qualités que Dieng nia pas: l'effronterie, l'immoralité,
l'astuce, la rapidité de réaction. Ainsi Dieng siest-il fait
battre impitoyablement par Malic, un petit apprenti qui au-
rait pu être son fils. La ville est un lieu d'holocauste pour
Dieng qui semble se laisser aller,
un moment, à la dérive,
ne comprenant plus rien de ce qui lui arrive. Mais ses ma-
lheurs l'entraînent irrésistiblement à la lucidité. De son cô-
té, le charretier de Bo4om Sa44et se heurte aux terreurs so-
ciales et morales de la ville.Dakar devient pour lui un cauche-
mar
Lorsque les autorités lui ont pris sa charrette, il

-225-
se demande à qui est la faute, si c1est au père de 1 1.enfant
mort qu ' i1 a amené au cimetière, ou au griot, entre autres.
Nous avons l'impression qu ' i1 est poursuivi par une malédic-
tion. En fait, il se sent étranger dans sa propre ville. Da-
kar est une ville où tout le monde nia pas les mêmes droits. Il
faudrait qulun ordre nouveau naisse, fondé sur la justice;
car le charretier ne comprend pas 1 'absurdité de cette ville.
Quant à El Hadji Abdou Kader Bèye, ses rapports avec 1a vi 11e
de
Dakar_
ressemblent à ceux qui existent entre deux indi-
vidus très unis; dans Xala, il semble en faire le témoin de
ses réussites et de ses échecs; malgré sa ruine finale, il
n'arrive pas à quitter Dakar; il ne voudrait pas être humi-
lié dans cette cité où il a tant été respecté et choyé. L'i-
mage de Dakar que nous offre Sembène reflète la conscience
angoissée et malheureuse de ses personnages qui appartiennent
à
des milieux sociaux différents, mais ont tous été meurtris
par la ville.
Dakar est le lieu des promotions ou des chutes brutales.
La vie y 0 f f r e un t y Pe d 1 é vol ut ion r api de·. N0 us y as sis ton s
à
des rebondissements qui ressemblent aux péripéties d'une
tragi-comédie. Ce phénomène est d'autant ~rus à souligner que
Sembène introduit dans le film Xala un personnage nommé Tié1i
qui n'existe pas dans le roman du même nom. Au moment où El
Hadji Abdou Kader Bèye progresse vers sa ruine, Tié1i gravit

-226-
les marches de l'échelle sociale
voleur à la tire au dé-
but, il devient homme d'affaires à la fin du film; il est
admis au sein des anciens collègues d'El Hadji à la place
de ce dernier. Ce renversement de situation paraît incroyable;
mais
il
faut
tenir compte du caractère percutant que
Sembène veut donner à ses attaques contre certains aspects
de la société sénégalaise. Le nom de ce nouvel élu n'est
pas indifférent :lItié1i ll est le nom d'un rapace, en \\1101 of.
L'organisme social est vraiment malade pour que de tels êtres
puissent
slenrichir
aussi
vite et par tant de malhonnête-
té. Clest parce que
la
capitale est le terrain de prédilec-
tion des tentations désespérées. Dakar illu?tre admirablement
les thèmes de la pensée de Sembène. Certains événements ne
peuvent advenir que dans la capitale; l'individu peut y trou-
ver son salut ou sa perte. A Dakar, les gens sont happés par
l'urgence de 11 acti on. Cette acti vi té s'exprime à travers la
r um eu r de l a vil le:
~un d8me b~uyant ~emblait
couv~i~ la citl
tout entiè.~e~ ( 7 ) •
~Le~ v~hicule~ attel~~ a de~ e~~ieux g~in­
çaient; de~ auto~, de~ v~lomoteu~~ 6ai~aient un
b~uit a~~ou~di~~ant"(2).
(1)
Le~ Bouü de boi~ de Vieu, éd .cit., p. 326.
( 2) LeMand at , éd. c i t., p. 125 .

-227-
Le décor urbain agit sur les êtres; il fait de Dakar le
lieu des désirs
"Pi!~on~, p~omeneu~~, p~o~~i~ule~, homo-
~exuel~, le~bienne~, ehômeu~~, ead~e~, pe~i~~
6one~ionnai~e~, g~appe~ de 6emme~ pou~~an~ l~u~
niehée,d!6ilen~ devan~ ehaque vi~~ine"( 1).
La ville éveille les êtres a l lamour, a la possession, leur
fait perdre leurs scrupules. Ils obéissent a une loi impi-
toyable qui les fait courir vers la richesse, la vanité,
les plaisirs et le pouvoir. Dans cette course, ceux qui dé-
tiennent le capital sont les plus forts. Chacun tient a ex-
ploiter autrui; les citadins ne se soucient guère de celui
qui nia rien, de celui qui nlest pas utile. Cette guerre qui
oppose les hommes explique les ravages de la capitaleA Les
plus faibles et les plus démunis demeurent cantonnés dans
les catacombes de la ville ou meurent.
Ainsi, même si le romancier semble plus nuancé que le
cinéaste, Sembène s 'attache a évoquer la ville aussi bien
dans ses caractères physiques que dans se~·caractères moraux
et sociaux. Grâce aux personnages, la ville dévoile ses se-
crets. L'imagination de l lauteur et celle des personnages
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. II, p. 41.

-228-
présentent un espace urbain riche de possibilités. La ville
devient une nature autre que celle de la campagne, dotée de
propriétés originales. Ce vaste rassemblement d1hommes donne
à Sembène la possibilité de stigmatiser les aspects les plus
dévastateurs de la société sénégalaise.

1
r
-229-
1
CHAP ITRE III
DES LiEUX ET DES OBJETS
dépassement de l'archéologie.
Dans les oeuvres d'Ousmane Sembène, la description
ou l'évocation des lieux et des objets a toujours son im-
portance. Dans ce domaine, il n'existe pas nécessairement
une différence entre la ville et la campagne. Des éléments
semblables peuvent renvoyer de l'une à l'autre. Il n'en
résulte pas qulil n'y ait, dans leur traitement romanesque,
aucune spécificité urbaine. Les maisons,
les machines, les
objets traditionnels ou modernes sont décrits en fonction
des significations qu'Hsrecèlent. Cependant, les lieux
et les objets qui sont longuement évoqués sont ceux qui ont
un rapport à l 'Histoire. La personnalité des individus peut
se lire dans ces lieux et à travers ces objets. En effet,
les rapports entre les hommes et eux ne sont pas neutres.
La fidélité au réel s'accompagne de la prolifération des
signes.
Les maisons, dans l'oeuvre de Sembène, sont nombreuses
et
diverses. La
maison est une forme concrète de réfé-
rence à l'individu, à la famille. Le langage de la maison

-230-
est aussi important qu'un discours sur ses occupants. Les
maisons sont connotées de multiples façons. Une allusion
aux demeures des villages permet à Sembène d'évoquer des
vies anciennes :
"Avant not~e d~ame - ~i d~ame il y a -
Santhiu-Niaye avait vu ~on étoile b~ille~,
~on poul~ batt~e de la vitalité de no~ p~~e~,
mlme de no~ a~~i~~e-g~and~-pa~ent~, du temp~
le ~&Âhe••• 19~enie~ - é~onomatJ ~e~vait
d' épa.~gne à. la. 6a.mille. [ ••• J. Sou~ la. pénomb~e
de la. ~a.~e -ma..tt~e~~e, le 44hhe.,' o~gueil de~
memb~e~ de la. 6a.mille, a.tti~a.it le~ ~ega.~d~
~elon ~a. ~a.pa.~ité".ll)
Le greni er témoi gne d' une époque heureuse où 11 homme fut en
harmonie avec les forces invisibles de l 'univers qui lui
accordèrent leurs faveurs. Il réinstalle l 'homme dans la
lignée de ses ancêtres. A qui sait percevoir, il révèle la
marche du temps. Par ailleurs, la maison traditionnelle,
dans l'oeuvre de Sembène, nous permet de connaître une cer-
taine façon de s'approprier llespace au Sénégal. En ville
c 0 mme à lac am pa9ne, à l' é po que pré colon i ale c 0 mm eau XX e
siècle, l'espace de la maison est toujours marqué d'une limite. LJ
(1) Véhi-Cio~a.ne, éd.cit., p. 22-23.

-231-
clôture indique le besoin de préserver son intimité. Au
village comme à Dakar, la maison traditionnelle est dotée
d1un "mbagne-gathi~"(lJ,
c'est-à-dire d'un écran de palis-
sade qui protège du rega~d étranger. Cependant, la clôture
renvoie davantage à des notions de respect qu1à la proprié-
té. Elle n1est pas une cloison étanche. A Dakar, lorsque
ses voisines apprennent qulHoudia Mbaye est en train de pré-
parer un mets succulent, elles envoient, de temps en temps,
"par-dessus les palissades des bols ou des m'batoU-6 [écuelles]
en
demandant
à
goûter la sauce"(2). Le père dlOumar Faye
a son "p r i oi r " ( 3) dan s lac 0 nces s ion des Faye : cie s t lie n-
droit où il prie, où il peut s'isoler de la famille, tout
en restant à l 'intérieur de la famille. Les Faye ont égale-
ment une chambre réservée aux étrangers (4). Ces maisons
construites sur le modèle des demeures traditionnelles sont
en général dans un état de délabrement avancé, à Ziguinchor
comme à Dakar. Souvent, la faute incombe aux matériaux et à la
construction. En effet, l'environnement siest dégradé. La
prolétarisation progressive des habitants empêche toute bonne
conservation
et·
toute amélioration; le souci du pain quo-
tidien l'emporte sur une problématique préoccupation esthé-
tique. Cel le-ci nlest pas absente, mais elle paraît dérisoire.
( 1 ) Véhi-Cio-6ane, éd.cit., p. 33, et ~L~e~-6~B~o~u~t~-6~d~e-=b~o~i~-6~d~e
Vieu,
éd.cit., p. 90.
( 2 ) Le-6 Bout-6 de boi-6 de Vieu, éd.cit., p. 93 .
...
( 3 ) o FaY-6, mon beau peuplel, éd.cit., p. 42.
( 4) 1bi d ., p. 22.

-232-
Dans la concession de N'Diayène, nous retrouvons la coquette-
rie de la jeune fille N'Deye Touti à 1 'intérieur du IIsa1on-
...
t
d Il
••
Il
salle à manger ll qui lui sert en meme
emps
e plece : aux
murs éclairés par deux portes lIétaient accrochées des photos
agrandies; le lit était recouvert d'un tissu gai à larges
rayures, la table était encombrée de 1ivres ll (1). Le rythme
de la vie est encore proche de celui des villages dans ce
genre de maison: accompagnés du chant des coqs, à Ziguin-
chor, 1I1es pilons résonnaient dans les mortiers, de conces-
sion en concession, comme un appel au 1abeur ll (2). Il est
'évident que la demeure des Faye est devenue un vestige qui
.....
atteste leur ancienne richesse, dans 0 Pay~, mon beau peuple!.
La chambre des étrangers nly comporte plus qu1llun vieux lit
métallique, une chaise en tara et des murs peints en b1anc ll (3).
Nous devinons que la maison nlest pas déshonorée par une
quelconque négligence, grace à la dignité de ses habitants.
Le vieux Moussa Faye reçoit et récite le Coran dans sa chambre,
ce
qui
ne
peut:
s'imaginer que dans un lieu non souillé.
Pour Moussa Faye, le fait que son fils Oumar revenu d'Europe
décide d'avoir sa propre maison est un drame. Plus terrible
qu'un tremblement de terre, cet acte risque d1être mortel
pour la concession; clest la rupture d'une pratique ances-
tra1e, le signe d1un éclatement de la structure familiale
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 91.
(2) ~ Pay~, mon beau peuple !, éd.cit., p. 24.
(3) Ibid., p. 32.

-233-
traditionnelle. Le fils aurait dû demeurer dans la conces-
sion familiale en tant qu'héritier potentiel et futur chef
de famille. Victime de la crasse, des bruits et de la misère
populaire
dakaroise,
la
concession de N'Diayène où ha-
bite Ramatoulaye, IIla maison mère de toute sa lignée ll (l),
n'est plus que l'illusion de ce qu'elle a pu être à l'état
neuf :
"Le toit it4it de tuile~, p~olongi p4~
une vi~4nd4 en zinc. L4 m4i~on p~incip4le
compo~t4it ~oi~ pièce~ 6l4nquie~ de deux
~oupente~. Il y 4v4it enco~e d~ux p4illote~
dont le to~chi~ c~oul4nt itait m4intenu p4~
de vieux 6ilet~ de pêche et cinq 4u~e~ c4b4ne~
64ite~ de pl4nche~ et de p4pie~ goud~onni"(2J.
La description, qui fait parler les maisons traditionnelles,
a pour rôle de montrer à quel point la dégradation des con-
ditions de vie est parallèle à celle des situations sociales.
A côté de ces demeures témoins d'un passé plus ou moins
heureux, certaines habitations ne sont que des abris de for-
tune pour prolétaires urbains ou paysans pauvres. Oumar Faye
(1) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 90.
(2) 1b id.·
,

-234-
découvre dans la brousse de Casamance une case qui traduit,
à ses yeux, lillignorance ll la plus pure, une sorte d'arrié-
ration moyenâgeuse:
"[1~ in~pectait du ~eg4~d le~ pa~oi~ au
long de~quelle~ ttaient acc~ochte~ de~ g~appe~
calcinte~ de maZ~, de~ co~ne~ de tou~ gaba~it~,
de~ queue~ d'animaux; le lit, compo~t de latte~
lite~ pa~ de~ laniè~e~, était po~é ~u~ qua~e
pieux 6ou~chu~, en6oncé~ dan~ le ~ol. Ve~ peaux
~échte~ ~e~vaient de matela~ et de couve~tu~e~.
Van~ un coin, de~ b~indille~ clôtu~aient de~
Les ghettos des ouvriers en ville ne valent guère mieux. Ce
sont des dortoirs détraqués, placés sous le signe du grossier
et de l'hétéroclite. La maison d'un ouvrier à Thiès a. la
dé bau che et lie xt r avag an c e d 1 une pei nt ure bi z arr e : 1.' l.e s
privilégiés, ceux qui avaient pu acquérir à la Régie des Che-
mins de fer du matériel hors d'usage,[vivaient dans de~ wa-
gons de marchandises ou de voyageurs montés sur des traverses ll (2).
La
pro~iscujté
y
est
de
règle
Doudou, sa femme,
ses cinq enfants et Magatte l'apprenti dorment dans une même
chambre; ces derniers sont lIencastrés les uns dans les autres ll ,
lIà même une natte ll (3). Ces habitations sont une terrible accu-
(1) Ô Pay~, mon beau peuple!,' éd.cit .. , p.Ol05.
(2) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 36.
(3)
Ibid., p. 227.

-235-
sation contre la société qui ne fournit pas un lieu de vie
décent à tous ceux qui la composent.
La bourgeoisie, petite ou grande, quant à elle, semble
marquée par une course aux ornements. Certains habitants
font preuve d'un véritable mauvais gont, pris qu'ils sont
par la passion de décorer pour décorer. Dans Le Manda~, Sem-
bène montre jusqù'où peut aller la méconnaissance de la beau-
té véritable, jointe à la vanité dakaroise. La villa de M'B~e
accentue
le
caractère
disparate de l'ensemble des construc-
tions qui l'entourent: elle II cr échait ll au II milieu des bidon-
villes et des vieilles baraques ll (I). La prétention s'exprime
par la surcharge dans la décoration: c'est la prolifération
des détails inutiles. Cette maison res~emble à un bazar acha-
landé : le salon est lIencombré de fauteuils, de chaises, de
pots de fleurs artificielles"(2). L'incohérence rend horrible
ce qui aurait pu être beau. Mais M'Baye confond l 'ornementa-
tion et l'exubérance. Pour rendre plus criarde cette fureur
décoratrice, Ille ton bleu dominait •.• 1I (3). Dans cette orne-
mentation ostentatoire et provocante, pour ne pas dire baroque,
nous
ne
serons
pas: surpris de reconnaît.re l'empreinte
d'un escroc sans scrupules. M'Baye fait venir dans sa maison
ses futures victimes, les déshérités du quartier, pour les
(1) Le Manda~, éd.cit., p. 178.
(2) Ibid.
(3) Ibid.

-236-
appâter, leur donner confiance à son égard. La décoration
de son salon est donc le signe de son immoralité. Dans
l'esprit de Sembène, la mesquinerie de ce genre de petit
bourgeois va de pair avec l'inélégance. Selon Alain, IIS 0 _
crate disait, et Platon le prend pour lui, qu'une cuiller
de fig ui e r est belle sie 11e est ut i 1e Il ( 1 ) . Une te 11 e phr as e
mériterait
d'être
un sujet de méditation pour les gens
comme M'Baye. Cependant, si, aux yeux de ce dernier, sa
villa est une sorte de palais, elle ne l'est pas moins pour
une de ses victimes, Ibrahima Dieng. Elle provoque son admi-
ration. :IIDieng promena un regard envieux sur l'ameublement
et pensa :IIVoi1à un homme arrivé
C"'J II (2).-Quand il s'aper-
çoit qu'elle est un piège, il ne peut s'empêcher de sentir
1I1a lourdeur de la déception sur ses épau1es ll (3). Cette réac-
tion silencieuse de Dieng rejoint le dénigrement impitoyable
de lia ut eu r à l' égar d de M' Baye et des a mai son.
L'arrangement des demeures de la grande bourgeoisie
exprime un art de vivre très moderne. Il est l'affirmation
de l ' a ppar t e nan c eau x cou che sai sée s de 1a soc i été. Les
maisons ont tout le confort de la civilisation actuelle;
tout y est pratique, de la cuisine à la salle de séjour ou
(1) ALAIN: Leh A~th et leh V~eux, Paris, Gallimard
(Pléiade), 1958, p. 351.
(2) Le Mandat, éd.cit., p. 179.
(3) Ibid., p. 185.

-237-
au salon, en passant par les différentes pièces. Il n'y a
pas de promiscuité. Dans Xala, Rama, la fille d'El Hadji
Kader Bèye, a sa chambre personnelle, ce qui lui permet
d'être indépendante et d'étudier dans la tranquillité. Le
jardin est signe de soin et de raffinement dans ces demeures.
Dans
chaque
villa
d'El Hadji est baptisée du
nom d'une épouse. Dans Le Ve~nie~ de l'Empi~e, la villa du
ministreCheikh Tidiane Sall, à Dakar, est "bâtie en pierre
de taille"; la mer, "pas très éloignéemugissait. Le long du
mur, courait une bande de plusieurs variétés de fleurs"; la
"tourterelle cendrée répétait son roucoulement, perchée dans
les arbres"(l). Chez Mam Lat Soukabé, un autre ministre, se
font entendre "les chuintements des machines à air condition-
né"(2). Ces élus sont les défenseurs ardents d'une société
qu'il est défendu de remettre en question. Nous voyons, à
travers cette manière de vivre, l'adoption d'un modèle cul-
turel nouveau, non seulement
en fonction d'une structure
fonctionnelle, mais aussi en référence à des motivations so-
ciales et politiques. Les meubles de la demeure de Cheikh
Tidiane Sall et la musique que le visiteu~ peut y entendre
révèlent l'influence de la civilisation européenne: la "sym-
phonie de Daphnis et Chloé meublait les instants de silence";
set r 0 uve che z lui un" cou ver t e n a r 9e nt de che z Ch ris t 0 f1 e " ( 3 ).
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. 1, respectivement,
p. 88, p. 60, p. 62.
(2) Ibid., t. II, p. 120.
(3) Ibid., t. 1., respectivement, p. 64 et p. 121.

-238-
Nous sommes en présence d'une nouvelle conception du monde.
La demeure devient un univers dans lequel
le personnage
peut s'isoler, sans avoir besoin d'aller à la place de palabre
traditionnelle:

Mais surtout, il pense que tout fonctionne
bien
dans
la
société. Le salon du député Diouldé Sall est
révélateur à cet égard aux yeux de Kad, journaliste perspi-
cace :
d'atum~n~um, ta eta~té du jou~ devena~t tam~~ée.
Ve~ haut- pa~teu~~ a.~n~ ~ que te~ ~ poû o~~entabte-6
~e n~eha~ent aux angte~. Le~ ~~deaux de~ 6enêt~e~,
eomme te~ nappe~on~ ~eeouv~ant le~ meuble~ ~ea.n-
d~nave~ aux 6o~me~ dépou~llée~, étaient a~~o~t~~
aux mu~~ blane ea~~é. Kad ~e 6~t eette ob~e~va­
t~an : "SlJmbole~ d'un a~t de v~v~e et de ~éu~-·
'+
"
~-<.-\\.e
[ •••J.
[L e] M~~ ~ V~a~ [d ' Eug én~e] embauma~t le ~ alan" (1).
Dans un tel milieu, 1 'homme est invité à s'évader des réali-
t2S sociales.
La maison, en général, chez Sembène, a d'autres signi-
fications qui tiennent à des drames personnels beaucoup plus
(1)
Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit.,t. II, p. 28-29.

-239-
qU'à l'appartenance de classe.
Parce qulil est impossible
de vivre dans l'anonymat au village, la demeure peut se
transformer en prison volontaire ou involontaire. Sans la
grossesse de sa fille, dans Véhi-Cio~ane, Ngoné War Thian-
dum ne serait jamais restée chez elle pendant trois jours
sans
sortir. Ce qui devait être un havre de paix devient
un lieu de torture pour elle; la nuit, dans sa chambre,
elle est suppliciée par le contact du corps de son mari;
tout en cet homme qui a été trop intime avec sa fille ne
lui inspire que IIdégoût ll et IIsensation désagréable ll (1). Ain-
si, la maison, calme en apparence, a une vie nocturne dra-
matique. Lorsqu'une famille quitte le village pour toujours,
les signes prémonitoires apparaissent à travers la demeure
qui meurt :
"Tu :te Jr.év eLe.le~ un ma:tin G di:t Vé:thyê
Law], e:t voila une conce~~ion vide. Avan:t la
ca~e-maZ:tJr.e~~e, le 44khe[gJr.enieJr.], vide, :tombe
le pJr.emieJr.. Pui~ ~'a66ai~~e doucemen:t, ~an~
gJr.inceJr., la :toi:tuJr.e de la ca~e-maZ:tJr.e~~e. Ce:t:te
ca~e-maZ:tJr.e~~e plu~ mue:t:te qu'une :tombe, plu~
ouveJr.:te qu'un maJr.ché, ~eule, ~an~ :témoin, nui:t
apJr.è~ nui:t, ~e con~ume dan~ ~on ~ilence d'aban-
don. Comme ~i je ne ~ai~ quoi voulai:t de ~e~
doig:t~ invi~ible~, éteindJr.e un &oyeJr. non moin~
(1) Véhi-CioJ.J.ane,
éd.cit., p. 28.

- 240-
invi~ible. Et le~ 6olle~ he~be~ y viennent,
pou~~ent d'abo~d où le~ piedô ont peu
en ~ampant. Mai~l'end~oit où le~ g~ande~ pe~­
~onne~ ~éjou~naiènt longtemp~ demeu~e ma~qué.
On di~ait que l'he~be pa~ ~on ~e6u~ d'y g~andi~
~aneti6ie ee~ end~oit~. Le ~able! ... Lui, le
~able, on ne ~ait eomment, il vallonne, envahit
~on oeuv~e pa~ le &oye~; la où hie~ ~e eoneen-
t~ait, ~e ~enlétait la qui~tude de la namille,
.
taient un ~ega~d 6u~tin, la paix dan~ l'âme,
l'e~poi~ dan~ le~ yeux.
Et ju~tement, e'e~t là,
là, pa~ ailieu~~, que le ~able ~'ama~~e en p~e-
mie~.
Pui~, i l gagne le lit, le de~~ou~ du lit
et ~' él èv e" ( 1) .
Cette déclaration pathétique est une véritable oraison funèbre
en
llhonheur
d'une
demeure. L'habitation malmenée devient
de plus en plus méconnaissable, subissant des métamorphoses
fantastiques. Ces maisons représentent la négation de la joie
et de la paix. Ailleurs, Sembène utilise la maison comme une
scène de comédie. Cela lui donne l'occasion de tourner en r;-
dicule El Hadji Abdou Kader Bèye, dans Xala. L'impuissance
(1) Véhi-Cio~ane, éd.cit., p. 55-56.

-241-
se x ue l l e t e mp0 rai r e de cel' ui - cie s t mat i ère à pla i san ter i e .
Lors de son troisième mariage, sa nouvelle villa est le
lieu d1un va-et-vient constant comme sur une scène. Mais
les séquences comiques se passent dans la chambre nuptiale.
Au moment où une femme allait cérémonieusement immoler un
coq sur le lit conjugal, la II vo l a ille prit la fuite ll ,
II pOUS -
sant son cocorico ll , et alla se loger II pr ès du mannequin ha-
billé de la robe de mariage"(l). C'est le début d1une incroyable
chasse
dans la
·pièce. La
femme se met "à quatre pattes ll (2)
pour tenter ..de, sp,isir le coq'.-Le réalisme de Sembène confi ne à la
farce, parfois. La maison d'Oumar Faye, appelée La Palmeraie,
bien qu'elle soit ouverte aux gens, est l'inverse de la troi-
sième villa d'El Hadji, du point de vue du fonctionnement ro-
ma ne s qu e : el l e est Il l e symbole ni ê me de sa volon té" ( 3 ) . Dans
Â
G Pay~, mon beau peuple!, les jeunes sly rendent avec plaisir:
la "grande place se vida de leur présence ll (4). Chez Faye, ils
vivent pleinement et discutent sur des questions sérieuses:
lIil Y régnait une grande animation ll (5); la vie, entre jeunes,
y prend toute sa dimension. Cette demeure symbolise un pays
qui bouge.
Le~ Bou~~ de bo~~ de V~eu
nous présente une con-
cession IIdevenue le lieu de rassemblement ll (6) des masses po-
pulaires en vue de l'action et de la revendication. Dans Le
( 1) Xala,
éd.cit., p. 45.
( 2 ) Ibid.
( 3 ) ""
G Pay~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 55.
( 4 ) Ibid.,
p. 82.
( 5 ) Ibid.,
p.
166.
( 6 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 291.

-242-
Mandat particulièrement, la maison apparaît comme un refuge,
bien qu'elle ne soit pas à l'abri de toute ingérence. Pour
fuir les forces hostiles de la ville de Dakar, Ibrahima Dieng
se réfugie chez lui, au sein de l'intimité de sa famille: il
y retrouve le calme et la détente, la sécurité et un certain
bonheur; là, il est le maître; c'est son univers, fait à sa
mesure, qui lui procure quelques forces morales. Dieng explose
de
colère
lorsque
Mbarka lui propose de céder sa demeure:
"Jama-i..6! [••.] Jama-i..6 ! Ve.ndJte. ma ma-i..6on,
pouJtquo-i.? •• PouJt te. paye.Jt? C'e..6t ee. que. tu
ve.ux ? V-i..6 à ee.lu-i. qu-i. t'a eommj.6.6-i.onn~ que.
jama-i..6 IbJtah-i.ma V-i.e.ng ne. ve.ndJta .6a ma-i..6on.
Jama-i..6
! EtJte. pauvJte., ~a va, ma-i..6 pauvJte. .6an.6
mu.6 0 n, e' e..6 t la m0 Jtt:' ( 1) •
Il. défaut dl assurer l' aveni r, la propri été dlune demeure permet au
moins de soutenir le présent.
Partie importante de l'univers des symbolismes chez
Sembène, la maison apparaît autant comme mode d'existence
que comme vision du monde.
( 1) Le. Man dat , éd. c i t., p.
174 .

-243-
Sembène se sert également de la machine pour nous mon-
trer que les êtres humains peuvent être victimes de la civi-
lisation industrielle, et pour souligner l'aspect aliénant
du travail mécanique. La machine moderne est un résultàt iné-
vitable et logique de l'évolution naturelle du Sénégal. Elle
est le produit de l'action des hommes, mais elle détruit une
partie de leur nature. Par son caractère impersonnel, elle
bouleverse, en partie, le rapport entre les êtres et les choses.
L'idéologie. se
dit
de
façon particulièrement n'ette
à
travers la machine, dans l'oeuvre de Sembène. La mécanisation,
conçue comme système de robotisation des hommes, a des effets
néfastes; c'est une violence destructrice exe.rcée sur l'indivi-
du et sur la société.
Le chemin de fer, dans LeJ BoutJ de boiJ de Vieu, est
le signe du règne du fer et de l'enfer. La machine a changé
le visage du pays; en 1947-1948, les cheminots "comprirent
qu'un temps était révolu, le temps dont leur parlaient les
anciens, le temps où l'Afrique était un potager"(1). Dans
certaines régions du Sénégal, avec l'introduction du chemin
de fer, une forme de violence nouvelle n'a fait que rempla-
cer une forme de violence ancienne: Mour Dial a été vittime
des Blancs parce qu'il
"s'était farouchement opposé à ce que
les rails de la nouvelle ligne traversent son domaine dont
il tirait un
bon revenu grâce au droit de péage qu'il impo-
(1)
LeJ BoutJ de
boiJ de Vieu,
éd. ci t., p. 63.

-244-
sai tau x pas san t s Il ( 1 ). Mai s :c e que lia ute ur ve ut démon t r e r
avant tout, c1est l'écrasement des ouvriers par les forces
de destruction; c'est leur condition misérable; c1est le
fait que les machines ont "toujours l'avantage" sur eux (2).
Bien qu'ils aieQt pris conscience de leur force, ils se sont
aperçus de "1 eur dépendance", à l'occasion de leur grève:
en vérité, la machine "ne leur appartenait pas, c'était eux
qui lui appartenait"(3).
Ils voudraient s'évader de l'enfer
qulelle a fait naftre pour créer une autre forme de rapport
avec elle, car ils ne peuvent plus se passer d'elle, comme
l' affi rme Bakayoko : ilL' homme que nous éti ons est mort et
notre seul salut pour une nouvêlle vie est dans la machine,
la machine qui, elle, nia ni langage, ni race"(4). Mais, les
hommes souffrent terriblement des habitudes qui les réduisent
a un état presque animal. Les ~hoses leur pèsent sur le coeur
et sur l'esprit. Le "hurlement de la sirène ll du dépôt des
trains à Thiès les plonge dans 1I1Iangoisse", tandis que le si-
lence qui s'ensuit rend lIimpossible tout geste, toute pensée"(5):
"Le. .6 on [émi.6 pa.IL la. .6iILène.].6 e.mbla.it vou.6
pénétILe.IL le. colLp.6, .6e. mlle.IL a.u ~ang. Ve. tout
( 1) Le..6 Ba ut.6 de. boi.6 de. Vi e.u, éd.cit. , p . 205.
( 2 ) l bid.
( 3 ) Le..6 Ba ut.6 de. boi.6 de. Vi e.u, éd.cit. , p. 63.
( 4 ) IlDid., p. 127.
( 5 ) l bid.
,p. 47.

-245-
gJtand.6-pèJte..6 .6e. me..:t.:tJte. à. galope.Jt e.n e.n.:t.tyldan-t
.6on appe.l. Eux-même..6, il
le..6 6ai.6ai.:t .6oJt.:tiJt
de. le.uJt.6 mai.6on.6, le..6 me..:t.:tai.:t e.n maJtche., le.uJt
6ai.6ai.:t pa.6.6e.Jt le. po Jt.:tail , Jty.:thmai.:t le.uJt jouJt-
née. de. .:tJtavail"[7J.
Pour les ouvriers, le fantastique silence des,trains et des
ateliers au début de la grève prend la valeur d'un mythe:
III 'ombre d'une absence pesait sur tous, l'absence de la machine"(2).
Cette
évocation
montre
à
quel
pàint
l 'homme es t deve-
nu
esclave de son outil de travail; dominer la machine se-
rait échapper à cette sorte de damnation.
Lam é c ani s a t ion
è s t
l 1 i on di c°a t ion . ,~o 1 U'Tl e
déviance spirituelle, de la vénération des puissances maté-
rielles : les "Diesels dont les cuivres brillaient s'alignaient
en longues rangées, massifs, nets, puissants, impassibles comme
des dieux. C'était là leur temple, l'odeur acide de l'huile
chaude était leur encens. Là on les soignait, on leur rendait
un cul te [.. r (3). Les l ocomoti ves sont les féti ches des temps
modernes, en quelque sorte, dans la ville de Thiès; elles y
prennent la place des forces immémoriales de l'Afrique ances-
trale. Sembène a su métamorphoser en monstres fantastiques des
éléments du dépôt de Thiès; il les anime d'une~vie extraordi-
(1)
Le..6 Bou.:t.6 de. boi.6 de. Vie.u, éd.cit., p. 48.
(2) Ibid., p. 126.
(3)
Le..6 Bou.:t.6 de. boi.6 de. Vie.u, éd.cit., p. 214.

-246-
naire : le grand portail ouvert est comparé à " une bouche
qui appelle"(l). Le dépôt devient une bête terrifiante prête
à engloutir les
cheminots. A l'intérieur même du dépôt, les
choses tendent à nous imposer l' idée d' org ani smes vi vants :
"l es locomotives semblaient de monstrueuses petites filles
de fonte et d'acier immobilisées dans leur ronde"(2). L'uni-
vers du dépôt devient un milieu biologique peuplé d'êtres
fantastiques. Mais tout n'est pas menaçant dans le monde du
chemin de fer.
La machine est une personne qui a noué des
relations mystérieusement équivoques avec les ouvriers en
grève: elle est comme une femme que son ami ne peut quitter
sans doul eur : liTe 1s des amoureux écondui ts ,[1 es chemi nots]
revenaient sans cesse aux alentours des gares"(3). Lorsque
dans les gares délaissées, les portes des vérandas et les
portières des wagons "s 'ouvraient soudain sous la poussée
du vent comme des gueules béantes ll , cette "intrusion des forces
de
la.
nature
contre la machine était un spectacle déchi-
rant qui hlJmiliait le coeur des hommes"(4). Ceux-ci se sentent
t r a hi s,
pou r a i ns i
d i r e,
par
1e s
éléments de la nature
qui violentent une partie de leur être. Cependant, dans la
réalité ouvrière quotidienne, la gare est un.lieu d'accidents
..
et de mort. La machine tue l'homme progressivement, jour après
jour, discrètement, mais impitoyablement. La mort d'un chemi-
( 1 ) Le..6 B0 ut.6 de. boi...6 de. Vi..e.u, éd.cit. , p . 44.
( 2 ) Ibid., P. 214.
( 3 ) Le..6 B0 UU de. boi...6 de. Vi.. e.u , éd.cit. , P. 127.
( 4 ) Ibid., P. 128.

-247-
not âgé, bien qulil soit :contre la grève, démontre de façon
éclatante que les risques sont constants et que le destin
frappe aveuglément:
"Sou nk. a.Jt é -6 e. ba.,,[-6 -6 a. :a 0 uJt Jt a.m a.-6 -6 e.Jt -6 a.
ca.nne., ma.,,[-6 "[l ne. pu~ -6e Jte.le.ve.Jt e.~ de. ~ou~
-6on po,,[d-6 -6'écJtoula. da.n-6 la. 60-6-6e.. Son cJtâne.
he.uJt~a. le. c,,[me.n~ gJt,,[-6, -6on coJtp-6 e.u~ un
é~Jta.nge. -6oubJte.-6a.u~"( 1}.
Par conséquent, la machine pose de redoutables problèmes
m0 ra ux ~ soc i a uX.j et
pol i t i que s. Dan s Le.-6 BaU~-6 de. b0,,[-6 de.
V,,[e.u , elle est destructtice tout en étant une promesse de
temps nouveaux. Le problème du machinisme et de ses effets
sur l'existence d'un groupe aussi défini que celui des che-
minots du Dakar-Niger n'est traité,
nulle par.t dans les films
avec autant d'ampleur et de façon aussi dramatique.
Le monde des objets est une partie importante des oeuvres
de
Sembène~
Ousmane
• Anciens ou modernes, ils bénéficient
de multiples statuts. Ils ne nous informent pas seulement sur
( 1) Le.-6 B0 U~-6 de. b0,,[-6 de V,,[ e.u , éd. c i t., p. 215 •

-248-
les réalttés sén!galéises; ils n'ont pas nécessairement une
valeur esthétique; mais ils sont des signes qui mettent tou-
jours en oeuvre une idéologie.
Aussi bien dans les romans
que dans les films, des
objets sont témoins, complices ou acteurs de drames. L'uni-
vers se transfigure dès que les personnages sont aux prises
avec les passions. La différence fondamentale entre le film
La No~~e de ... et la nouvelle du même nom ne réside pas seule-
ment
dans le transfert de l'action de l'époque coloniale à
llépoque postcoloniale, mais aussi et surtout dans la présence
d'un
masque.
Le, film donne â cet objet le rôle d'un témoin
de la joie et des malheurs de la domestique Diouana. Selon
Sembène, ce masque "n'a plus la valeur mystique que lui attri-
buaient nos ancêtres", mais "revêt [: .. lune valeur de protesta-
tion politique et de résistance culturelle"(1).
Le Sénégal est un pays où des objets doués de pouvoir
s'entourent de mystère. Grâce surtout à l'art romanesque, ils
s~animent.
Dans Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, Te Premier ministre
et le fauteuil du Président de la République,sont, pour ainsi
dire, deux personnag~s qui se guettent; le Premier ministre
est "fasciné"(2) parle siège:
(1) SEMBËNE (Ousmane) : Propos recueillis par Guy HENNEBELLE,
in L'A6~~que L~tté~a~~e et A~t~~t~que, n° 49, éd.cit.,
p.
116, col. 2.
(2) SEMBËNE (Ousmane) : Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit., t.I,
p.
35.

-249-
"Il .6'e.n a.ppJr.oc.ha. t-im-ide.me.nt.
Le. C.OU.6.6-iki.
e.n .60-i de. Ca.c.he.m-iJr.e., bJr.odé ma.-i.n, le. c.ha.Jr.ma..
1l
a.v a.nç. a. .6 on bJr.M po UJr. tât e.Jr. l' ê.to 66e.. Le..6
ba.tte.me.nt.6 de. .6on c.oe.uJr. doubla.-ie.nt de. Jr.ythme..
Un 6lux de. .6a.ng t-iède. monta. de. .6e..6 do-igt.6 e.t
pa.Jr.c.ouJr.ut .6on bJr.M. LOJr..6que. .6on ma.je.uJr. e.xploJr.a.
le..6 c.outuJr.e..6, l'a.66lux de. .6on .6a.ng .6e. 6-it plu.6
Jr.a.p-ide., gla.c.-ia.l, .6 a.-i.6-i.6.6a.nt. Tout .6on c.oJr.p.6 e.n
éta.-it -impJr.égné. BJr.ûlé, -il Jr.e.t-iJr.a. .6a. ma.-in, ha.le.-
ta.nt" ( 1 ) •
En relevant le défi (2) que lui lance le trône, il décide
de devenir lui-même, de combattre avec plus de fermeté ses
adversaires politiques. Le fauteuil est l'"instigateur d'une
profonde transformation en lui; il efface, en partie, son
humilité et sa timidité. En s'asseyant sur le "trône", le
Premier ministre jouit de la puissance et de sa propre re-
naissance morale: "S;
près du pouvoir et se le faire ra-
v; r ?~•• ] Je va i s j 0 uer se r ré. Ils' ad 0 s sas url a pan t hère" ( 3 ) .
Le style indirect libre permet de rapporter les pensées du
personnage sans que le rythme de la narration soit brisé.
Pour Haidara, l'attitude audacieuse et surprenante du Premier
ministre est un signe avant-coureur: ministre, et néanmoins
(1) Le. Ve.Jr.n-ie.Jr. de. l' Emp-iJr.e., éd. ci t., t .. I, p. 35.
(2) Ibid., t. II, p. 108.
(3) Ibid., t. II, p. 109.

-250-
"homme de la forêt",ilMavait vu dans cette occupation du
trône, la place du Père, une continuité du sacré"(l). Ainsi,
les oeuvres de Sembène présentent quelquefois des échappées
où la transfiguration tient une place essentielle.
Dans Em.Lta.-Z,
le riz est l'objet d'un enjeu capital.
Toutes les oppositions et tous les drames se cristallisent
autour de lui. Dans la société et dans la mythologie des
D;o1a, le riz est sacré.
Il sert non seulement à la nourri-
ture, mais aussi
à
des cérémonies, notamment aux funérailles.
Chez les J)io1a , c1est la femme qui s'occupe du riz. Ceci: est
la raison pour laquelle, dans Emi~a.-Z, les femmes.sont parti-
culièrement opposées à ce que l~ villageois donnent les tonne~
de
riz
réclamées
par l'administration coloniale. La con-
ception que défendent les Diola se heurte à celle que représente
le
commandant
pour qui le riz doit être collecté et envoyé
d'urgence en Europe. Dès lors, les deux camps ne se comprennent
plus
~ ~'Européen
.. ne voit dans le riz qu1un produit comme
les autres, nécessaire à la nourriture des troupes, alors que
les ])io1a vivent une aventure qui met en jeu -leur être profond,
les règles de leur vie, les modalités de leurs rapports avec
leur univers. Kabébé, en compagnie des autr~s anciens du village,
déclare
aux
dieux
que donner le riz, c'est.lrenier leurs
croyances et s'humilier devant leurs femmes. Pour un autre an-
cien qui dit que "llhomme vit ou meurt avec une lance à la
(1) Le VeILnieIL de .t'EmpiILe, éd.cit., t.
II, p. 110.

-251-
main ll , donner le riz est une question d'honneur. Mais la
révolte des villageois s'achemine progressivement vers la
profanation du riz et vers la défaite de leurs croyances;
avec leur échec, la mentalité animiste est vaincue; le mas-
sacre final
des hommes du village par les soldats semble
sonner aussi le 11as de la dimension fantastique que les
Diola donnaient aux éléments de la réalité. La civilisation
moderne est impitoyable contre les sociétés restées fidèles
à
leurs traditions millénaires. La lutte est trop inégale.
La,\\puissance matérielle écrase la sagesse spirituelle ances-
trale. Une forme d'économie très mercantile est en train de
remplacer brutalement une économie empirique qui donne aux
produits de la terre
une portée transcendante. La défaite
des villageois a une signification politique évidente. Cepen-
dant,elle annonce un changement peut-être moins apparent, mais
révolutionnaire; il consiste à enlever au monde ce qu'il avait
de mystérieux, d'enchanté et presque de rêve. En tout cas, chez
Sembène, des mythes semblent définitivement effondriés au pro-
fit dl, enjeux sociaux et politiques.
Par ailleurs, le romancier-cinéaste nous montre des ob~
jets aux prises avec la population qui tient à briser les sym-
boles du passé colonial ou de l'influence étrangère. Les colo-
nisateurs ont laissé des signes de leur présence. Des statues
et des monuments continuent de rappeler leur règne. Les troubles

-252-
favori sent· '1 a
des'truct ion"
d
t
l '
.
e
ous
es sIgnes qUl ne
correspondent pas au projet des jeunes générations. A Dakar,
des adolescents décrochent la plaque portant "avenue Georges-
'Pompidou"(l), tandis que des lycéens, dont un est "co iffé
d'un bonnet en laine à la Cabra1", font tomber le monument
de Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal, né en 1818 et
mort en 1889 (2). Ne pouvant pas prendre le pouvOir, les jeunes
's' attaquen~
aux
signes
',. Le' IIbonnet en 1ai ne à 1a Cabra 1 11
suggère
la revendication d'un nouveau système de signes:
Amilcar Cabral est le héros et le martyr de la lutte pour
l'indépendance de la Guinée Bissao; son nom est symbole de
détermination et de combat farouche pour la liberté. Dans le
film La. No-i.Jte de ••• , nous assistons à une autre attitude ir-
respectueuse à l'égard des monuments. Diouana s'amuse sur le
monument aux morts, à la place de l'Indépendance de Dakar(3).
Sembène semble dire par la que ce symbole nlest pas vénéré
par la population sénégalaise qui ignore même peut-être ce
qu l i1 représente. Alors que Diouana transforme le monument
en terrain de jeu, son ami, qui est vraisemblablement instruit,
lui crie de ne pas profaner ce lieu. Ainsi"
chez Sembène, cer-
tains objets
ont une mémoire. Nous ne pouvons pas ne pas tenir
~
compte du passé, qu'il soit glorieux ou amer.
( 1 ) Le VeJtn-i.eJt de l'Emp-i.Jte,
éd.cit., t.II, p. 140.
( 2 ) Ibid., p. 17l.
( 3 ) De même, dans BoJtom Sa.JtJtet ,
un policier pose un pied
sur la médaille militaire du charretier.

-253-
Entre l 'époque précoloniale et le XXe siècle, les
produits de l'industrie moderne ont donné un visage nouveau
au Sénégal.
L'automobile permet d'aller vite; elle rapproche les
gens. Elle permet aux personnes aisées de s'isoler dans leurs
voitures de luxe. Elle remplit de ses bruits la ville. Le
rythme de la vie s'accélère. Oans Xala,
les personnages
se
déplacent avec facilité; ils se rendent à un village, ou en
reviennent; le récit conduit les personnages aux différents
endroits de la ville de Dakar, avec une rapidité affolante.
La vitesse de déplacement semble parallèle à la chute brutale
d'El Hadji Abdou Kader Bèye. L'automobile lui permet de parta-
ger sa vie entre ses trIDis villas occupées chacune par l'une
de ses trois épouses, ce qui donne à son existence le carac-
tère d'un déménagement permanent; car le changement de domicile
~Iftst
pour lui
'ni
une curiosité ni une mobilité maladive,
mais une obligation conjugale.
Pour marquer encore le pouvoir de l'automobile, nous
pouvons prendre comme exemple le véhicule destiné aux trans-
ports publics dans Dakar et ses .environs. Le véhicule public
.,
. \\
..

-254-
entraîne les personnages à se révéler à eux-mêmes et à se
dévoiler aux autres. Les voyageurs s'y font des confidences.
Dans le Voc..k.e.JL Yl.o-i..JL, l'autobus
qui relie le village de
Yoff à Dakar ressemble à un salon :lIl es bavardages allaient
bon train, hommes et femmes échangeaient les nouvelles fraîches,
-l~
sur
l'état
des
prix
de la semence, là, sur l'éven-
tuel mariage de tel et telle ll (1). Un fonctionnaire y révèle
son vrai visage, en se mettant à accuser avec zèle et à tort
Falla Diaw qui est en prison en France; aussi le conducteur
le fait-il descendre sans ménagement. Il faut apprendre à se
comporter comme il faut dans un autobus. Chez Sembène, les
passagers d'un autobus urbain ne constituent pas tout à fait
un rassemblement d'individus solitaires souffrant de leur
solitude. Si la ville est en général un lieu d'isolement, le
véhicule commun est au contraire une éb~uche de rassemblement,
ou une communauté éphémère, mais vivante. De son côté, le taxi
est un signe de luxe, mais il est une source d'informations.
Le chauffeur de taxi est
en quelque sorte la voix de la ville;
ilest une II ra dio-trottoir ll (1), permettant de savoir ce que pensent
les
masses
lors
des'
agitations de la'classe politique. Il
existe encore en ville des moyens de transport qui ,témoignent
d'une façon de vivre campagnarde : la charrette est un élément
bizarre du paysage dakarois. Son état lamentable en fait un
(1)
Le. Voc..k.e.JL Yl.o-i..JL,
éd.cit., p. 16.
(2)
Le. Ve.JLYl.-i..e.JL de. l'Emp-i..JLe.,
éd.cit., t. 1, p. 205.

-255-
véhicule imprévisib.le, objet de' moquerie'. A Dakar, l'in-
,traitable Mame Sofi
n'hésite pas à s'en prendre à un charre-
tier:\\i
jamais
ton maudit corbillard avait déchiré ma,gue-
nille, la seule qui me reste[à cause de la grèv~, j'aurais
tué ce poisson sec que tu appelles un cheval"(1). La char-
rette est le véhicule du pauvre, en ville; elle est inter-
dite dans certains quartiers. Dans Bo/tom Sa./t/te.:t ~, elle donne
à
Sembène
l'occasion de révéler les secrets de la ville
et d'en stigmatiser les conflits. La mythologie de la char-
rette est quelque peu populiste. Le charretier naïf croit
que le vagabondage lui est permis dansla ville jusqu'au jour
01)
il se heurte au représentant de l'ordre. La charrette est
un élément archaïque que rejette la modernité. Dans les quar-
tiers populaires, elle transporte tout: des briques, un chô-
meur, une marchande, une femme enceinte, le cadavre d'un en-
fant. Ce véhicule à tout faire est la relique d'une civilisa-
tion du cheval qui est de plus en plus démodée en ville.
D'autres objets nouveaux apportent avec eux une nouvelle
forme de maftrise du temps, transforment la vie quotidienne
des Sénégalais du XXe siècle. Dans Le. Ve./tn~e./t de. !'Emp~/te.,
les personnages se téléphonent beaucoup. Le téléphone risque
d'accentuer l'éclatement nucléaire de la société, en ville,
et surtout de tuer une des plus anciennes formes de l'esprit
(1)
Le..6 Bou:t.6 de. bo~.6 de. V~e.u,
éd.cit., p. 88.

-256-
sénégalais, mais aussi africain: l'art du palabre. Les
hommes excellaient dans les joutes orales; ai~si le cons-
tatons-nous dans Véhi-Cio~ane. Les hommes d'affaires de
Xala,
les politiciens du Ve~nie~ de L'Empi~e téléphonent;
les militaires de ce dernier roman se servent de ce moyen
avec une remarquable efficacité. Toutefois, l'objet est
surtout affecté d'une signification sociale et idéologique
en rapport avec les vicissitudes de l'existence des person-
nages. Dans Véhi-Cio~ane,
Médoune Diob s'approprie l'om-
brelle de son frère aîné Guibril Guedj Diop tué par son
fils, ce qui provoque cette réflexion d'un villageois :1111
pre ndr ale t 0 ut. Et i les t che f du vil l age mai nt en a nt Il ( 1 ) .
D'autres objets accompagnent les personnages dans leur dé-
chéance; ils sont la marque spectaculaire de leur humilia-
tion. Après que le divorce de N'Goné a~ec El Hadji Abdou
Kader Bèye a été prononcé, Vay Bineta II vint tant bien que
mal fourrer le mannequin sur les genoux repliés ll de ce der-
nier réfugié dans la voiture de sa fille, en lui lançant:
IIEmportez ce qui vous reste 111 (2). Les boutèilles servent
à exprimer la bêtise d'El
Hadji, grâce à 'un détournement
de finalité: l'un des mendiants qui ont envahi la villa
des a pre mi ère é pou se, Il ap r ès a v0 ire xami n"é d 1 un air sus pi -
cieux les bouteilles d'Evian ll (3), les vide,et avec les bou-
teilles vides emplit un panier: il a l'intention d'aller
(1) Véhi-Cio~ane, éd.cit., p. 97.
( 2) Xala,
éd. ci t., p. 159.
(3) Ibid., p. 163.

-257-
les vendre. Le contenu des bouteilles si précieux pour El
Hadji devient insignifiant, sinon dangereux aux yeux de
1 'homme qui est resté proche des réalités de son environne-
ment; il n'est pas arrivé au niveau de sottise qui lui fe-
rait acheter de l'eau d'Europe par dédain de l'eau de son
pays; les bouteilles serviront à sa survie. Cette
extraor-
dinaire déviance souligne la distance qui sépare deux mondes.
Dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, pendant la grève des ouvriers,
la borne-fontaine est un élément de cristallisation de la ré-
volte des femmes en lutte :"il ne demeurait plus qu'un morne
silence, l'immobilité de l'impatience vaincue par la fatigue,
une sourde crainte mêlée de haine contre cette machine que
les Blancs pouvaient.arrêter comme ils voulaient ll (l). Avant
la grè~e, la borne-fontaine était ~he gazette du quartier des
ouvr.iers
dakarois :lIl es distributions d'eau étaient cause de
mille bavardages, de
commérages, voire de disputes ll (2). L'ob-
jet existant est donc,en général,doté d'une valeur polysémique.
L'objet
peut
être
rêvé: il permet alors de magnifier un
avenir prometteur; il traduit le projet désiré d'une tfansfor-
mation de la terre en univers plein de splendeur; Oumar Faye
et son peuple rêvent de IItracteurs pétaradants tirant des
charrues du matin au soir ll :
(1) Le~ Bouu de boi~ de Vieu, éd.cit., p.
111.
(2) Ibid.

-258-
" r l.6 .6' a.9 e. n0 u.<.l l a.'<' e.YLt de. va. nt l e. .6 0 c. t 0 ut
c.ha.ud, tout b~'<'lla.nt. rl.6 me..6u~a.~e.nt .6e..6 d'<'me.n-
.6'<'on.6, le. c.ompa.~a..<.e.nt à le.u~.6 out'<'l.6 p~'<'m'<'t'<'6.6
e.t hété~oc.l'<'te..6. Ou b'<'e.n '<'l.6 p~e.na..<.e.nt une. po.<.-
gnée. de. te.~~e. 6uma.nte., la. pét~'<'.6~e.nt da.n.6 le.u~.6
do'<'gt.6, la. po~ta..<.e.nt c.ont~e. le.u~ v'<'.6a.ge., c.a.~ e.lle.
le.u~ .6e.mbla..<.t a.vo'<'~ la. t.<.éde.u~ e.t la. douc.e.u~
d'une. joue. de. v.<.e.~ge..
Pe.u à pe.u la. ma.c.h'<'ne. ga.gna..<.t
la. b~au.6.6e. .6U~ de..6 l.<.e.ue..6 e.t de..6 l'<'e.ue..6, c.om-
blé le..6 ma.~e..6.
Le..6 .6o'<'~.6 de. mo'<'.6.6on, a.va.nt d'a.lle.~
c.ha.nte.~ e.t da.n.6 e.~, on o~na.'<'t la. ma.c.1i'<'ne. d'une.
botte. de. ~.<.z, c.a.~ '<'l ne. 6a.ut ja.ma..<..6 oubl'<'e.~ c.eux
qu.<. vou.6 ont a.'<'dé da.n.6 le..6 du~.6 t~a.va.ux du
j 0 u~. . . " ( 1l .
Nous avons là, enfin, le rêve d'une harmonie totale entre
l Ihomme et son environnement, dans le cadre d'une modernité
bienfaitrice.
Au premier abord, les lieux et les objets se présentent
comme une suite d'apparences. Mais Sembène ne se contente
A,
(1) 0 Pa.y.6, mon be.a.u pe.uple. 1, éd.cit., p. 178.

-259-
pas d'une esthétique superficielle ou ludique. Ils ont,
en quelque sorte, leurs profondeurs, constituant ainsi
des zones de rencontre du regard et de la pensée. Cela
apparaît avec plus de netteté dans les romans que dans
les films. Sembène ne s'embarrasse pas trop d1une subtile
notation des couleurs et des formes qui lui aurait toujours
permis de saisir les délicates métamorphoses d1une réalité
fuyante.
La recherche des fugacités insaisissables ne semble
'pas
trop
llintéresser; l'écrivain veut dire quelque chose.
L'objet "et
le
lieu: ne sont jamais une fin en soi dans
son oeuvre; slils sont affectés d'un excès, cette richesse
est moi ns de l' 0 r dr e du pit t 0 r es que que de ~c e lui de l' a cc u-
mulation de sens.

-260-
CHAP1TRE IV
LES COUCHES SOC1ALES:
satire et éthique.
L'écrivain et cinéaste marxiste Ousmane Sembène pour-
rait êtr-e considéré comme un historien de la société séné-
galàise, mais aussi comme un auteur satirique qui n'hésite
pas, parfois, à employer la caricature. La matière de ses
oeuvres n'est pas toujours contemporaine de leur composition
ou de leur réalisation. Elles se nourrissent aussi bien du
passé que du présent. Si nous exceptons Ce.ddo, presque. l'ac-
tion de toutes les oeuvres de Sembène se situe au XXe siècle,
période durant laquelle la société séné~alaise connaît une
évolution importante. L'ancienne société siest progressive-
ment fissurée. La division du travail fait des progrès ou se
fait sous de nouvelles formes. Nous pouvons affirmer, a l'ins-
tar de Durkheim, que lIles consciences cellectives locales peuvent
garder
leur
individualité au sein de,la conscience col-
lective générale ll , mais elles viennent peu à peu s'évanouir
au sein de celle-ci, "à mesure que s'efface~t les segments
sociaux auxquels elles correspondent"(1). Les variations in-
dividuelles
sont devenues de plus en plus possibles au XXe
siècle.
(1) DURKHEIM (Emile) : De. la Divi~ion du T~a0ail ~oQial,
Paris, Félix Alcan, Editeur, 1893, p. 319.

-261-
L'auteur peint toutes les couches sociales sénégalaises,
mais
à des
proportions
très
différentes.
Il n'y a pas,
par exemple, dans son oeuvre, une peinture de la mu18tresse
saint-louisienne comparable à celle de N~n~ d'Abdoulaye Sad-
ji. S'intéressant aux idées et à l'évolution des moeurs,
Sembène ne nous inonde pas de dates, de noms célèbres et
de portraits physiques en pied. Les films nous présentent
l'aspect physique des personnages: c'est une évidence. Le
personnage importe surtout par ses actions, son état civil,
son apparence, sa figur.e dans l'instant où il est observé,
et son vêtement. La psychologie des personnages serait-elle
liée au rythme de passage des images, ou à l!ur degré de
cohérence dans les films? Cela ne peut être vrai qu'en par-
tie. L'action est très lente dans Em~taZ; mais elle s'accé-
lère à la fin du film, au moment où la crise se dénoue avec
violence. Dans Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, par exemple, le climat
de tension est créé, entre autres, par le découpage du roman
en séquences qui font défiler les situations et les idées à
une allure vertigineuse; les résurgences de
faits passés
contribuent à rendre plus vivant le présent vécu par les per-
sonnages. Il faut donc tenir compte de la tension qui carac-
té ris e les é t a t s ps y ch 0 log i que set 1es é vé nement s pou r co m-
prendre la violence des sentiments exprimés par les personnages •
.la
f'o r me
et
l e f 0 nd de s rom ans , de s n0 uv e 11 es a us $ i
bi e n
que des films, sont étroitement liéS. La vibration dramatique

-262-
correspond. i~
d~s_ moments d'exaltation et de lutte in-
térieure ou extérieure ~ la personne. Les individus sont
presque tous possédés par un démon, pour ainsi dire; ceci
expl i que l'absence de nuances chez beaucoup dl entre eux;
il
faut que leurs sentiments soient intacts pour pouvoir se dé-
velopper avec netteté et permettre le choc fracassant des
âmes. Le contact entre les êtres aboutit à des affrontements
plus ou moins durables et brutaux ,_
ce qui explique l'inten'::'
sité de la peinture des couches sociales dans l'oeuvre de
Sembène.
Les membres de la bourgeoisie sénégalàise sont dans
une situation financière prospère, en général. Il nous faut
faire une différence entre la bourgeoisie de l'époque colo-
niale et celle du Sénégal indépendant. Avant 1960, la classe
bourgeoise est constituée principalement de notables et de
députés, n'accomplissant pas souvent de travail productif.
Ils prétendent détenir la vérité et les bons principes moraux.
Ils auraient voulu que leur conduite fût suivie pour que la
vie fût heureuse et le régime colonial non troublé. Pascal
Wellé, marié à une femme blanche, ayant des ~nfants métis,
...
élu député du Sénégal avant 1914 dit qulil est lui-même "1 a
Il
' .

.

- .
Il
' .
synthèse"(1). Cet homme est un aSSlmllatl0.,nlste
convalncu.
La classe prospère de l'époque est fortement hiérarchisée.
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. 1, p. 50.

-263-
Dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, l'auteur montre, par exemple,
le Sirignê N'naka~ou, c'est-à-dire le chef religieux de Dakar,
"flanqué d'El Hadji Ma~igué lui aussi enturbanné et couvert
de médailles et de deux fidèles"(l). Le Sêrignt a une haute
autorité morale. Sembène ne manque jamais une occasion de mal-
traiter la classe aisée. Les Sénégalais expriment parfois avec
force leur indignation au sujet des attitudes négatives des
notables. Exéédée
par la conduite de son frère Mabigué, Rama-
toulaye explose de colère: "Ces gens-là[Mabigué, Sérigne
N' 0aka rou] ne son t nid e spa r e nt s, nid e sam i s Co . •] " ( 2 ). Les
députés sont vivement critiqués par les ouvriers; l lun des
meneurs' des cheminots
déclare avec ironie
"Pbu~ nou~, leu~ m~nd~t e&t une p~tente
de p~oo..iteu~" ( 3) .
.
Le genre de député sénégalais de l'Assemblée Nationale fran-
çaise nous semble appartenir à des temps bien lointains. Il
ne tient d'ailleurs pas une place assez grande dans l 'oeuvre
de Sembène.
Par contre, la bourgeoisie nationale, commerçante ou
politique, de la République du Sénégal,est l'objet d'une
(1) Le~ -BD.U.t4. ,de-boi~'de 'Vieu, éd.ci~
,. 195-196.
(2) Le~ Bout~ de boi~ de V'<'eu , éd.cit., p. 198.
(3) Ibid., p. 281.

-264-
analyse plus fouillée et tout aussi impitoyable. La bour-
geoisie est une classe qui évolue dans sa composition. Une
société disparaft, une autre naft. Xala montre des hommes
~'affaires
riches et ~atéria1istes. Détenant une partie des
richesses du pays, ils sont admis partout : liOn chuchotait
que[Cheikh Bâ]avait ses entrées et ses sorties chez les
"gran ds du· pays"(1). En fait, ils ne sont que des u.affairistes
sans
fonds
Il
: ils "n 'étaient que des intermédiaires,
des commis d'une espèce nouve11e"(2).
Leur horizon culturel
se limite à leurs registres de comptabilité. Nous ne 1esvoyons
jamais
lire, ençore
moins
fréquenter le
théâtre. Ils
semblent n'avoir jamais connu la sagesse de l'Afrique ancfenn.eJ
1 J argent
est
leur
Dieu; le gain est leur loi. Par exemple,
El Ha dj i Abd 0 u Ka der Bèy e Il n'a vait pas der i che s con ver sa t ion s ,
fines, délicates et spiritue11es ll (3). La société sénégalaise,
sans conteste, ne s'identifie pas avec ses fats
"sous -trai -
tants"(4). Mais ils risquent de gagner du terrain, car leur
mode de vie a tout ce qu'accorde le confort moderne. Ils s'a-
donnent aux ~laisirs de la chair, comme à un amusement unique.
Cha c un a Il s are cet tep art i cul i ère Il sur Il 1e,sap hr 0 dis i aque s Il ( 5 ) .
Ce type de bourgeois est d'un manque de raffinement affligeant.
Les affairistes de Xala rejoignent les po1i~iciens de la nou-
velle intitulée P~~~e de con~c~ence dans Volta~que et ceux
( 1 ) Xala,
éd.cit. , p. 140.
( 2 ) Ibid., respectivement p . 139 et p. 94.
( 3 ) Ibid., P . 98.
( 4 ) Ibid., 1) • 139.
( 5 ) Ibid., p. 42.

-265-
du Ve~nie~ de l'Empi~e : deux mondes pourris, étoûffants.
La bassesse dorée fait la loi à Dakar. Elle étale sans
pudeur ses tares et ses fastes, ayant perdu le sens des
valeurs. L1amitié n'est qu'un mot entre ces individus. Les
faibles sont manipulés comme des pantins par des arrivistes
peu scrupuleux dans le choix des moyens. Toutes les compro-
missions sont admises dans cet univers d'instabilité et de
décomposition, d'hypocrisie et de corruption.
La classe politique, bien qu'elle soit critiquéetpré-
sente quelques personnalités
qui ne manquent pas de quali-
tés. Sembène déplore leurs préoccupations électorales cons-
tantes, dans Le Ve~nie~ de l'Empi~e. Le député Diouldé Sall
II sava it
utiliser, exploi,ter la radio et la télévision qui
diffusaient les débats parlementaires, pour soigner sa propre
publicité ll (1). Le Premier ministre sait étayer ses analyses
de II ra isonnements irréprochables ll et fai!,.e preuve dlune II sa -
vante subtilité ll (2); il a été major de sa promotion à Paris.
Ces individus constituent quelques exemples de la manière
dont Sembène présente ses personnages; il se contente de
brosser des traits physiques ou moraux, tout au plus des
silhouettes. Parfois, il ne fait pas le portrait physique
du personnage: il en est ainsi des ministres Mapathé et
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t.
II., p. 33-34.
(2) Ibid., t. 1, p. 44.
..~

-266-

Wade. Ce qui intéresse Sembène, c'est leur action. La plu-
part des politiciens sont dénués d'esprit crêateur,de sens
de l'initiative. Ils sont bousculés par les événements. La
disparition du Président de la République les plonge dans
le désarroi (1): Ils ont l'habitude de plier: le député
Diouldé SalI est un "être docile
qui a besoin d'être diri-
gé"(2). Ils doivent parfois
leur maintien à leur poste et
leur influence à la clientèle. La politique est le champ
d'un véritable désordre. Le politicien peut s'y faire cour-
tisan, charlatan, assassin, voleur, menteur: les ministres
lise querellaient, se débattaient, tels des oiseaux rapaces
sur la dépouille
d'une bête grasse"(3). Dans cette frénésie
infernale, les fourberies sont de règle. Léon Mignane, en
détenant le pouvoir absolu, a jeté tout un pays dans le dé-
sordre. Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e est une critique énergique
de tout régime autoritaire et personnel. La dictature ins-
tallée par Léon Mignane a abouti à une dégradation morale
dont l'un des aspects les plus néfastes est l'abandon de
tout le monde à la volonté de puissance d'un seul, ce qui
entrafne des dêlations et des trahisons.
.-
Toujours dans Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, des politiciens
se donnent en spectacle
d'une manière particulièrement in-
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e,
éd. cit., t. l, p. 150.
(2) Ibid.,t. II, p. 3I.
(3) Ibid., t. l, p. 132.

-267-
décente. Lors des funérailles de Siin, le chauffeur du Pré-
sident de la République, assassiné dans des circonstances
mal définies, nous assistons à une scène publique peu com-
mune. Rien nIa été négligé pour mobiliser la population da-
karoise à cet enterrement. "Une foule houleuse, immense",
avec en tête les anciens collègues du défunt, des
" sacr is-
tains", le Premier ministre et d'autres ministres, "pro -
gressait à pas de caméléon"(l). Sans aucun doute, les élé-
ments pittoresques ne font pas défaut. Mais la vérité du
spectacle nlest pas là. Sembène veut montrer les divisions
de la classe politique. En effet, de manière inattendue,
Mam Lat Soukabé, redoutable concurrent du Premier ministre,
rejoint le convoi funèbre, "escorté d'un détachement de ses
acolytes, tous en tenue africaine", ce qui provoque cette
réflexion du ministre Corréa, partisan du Premier ministre
"Démagogie vestimentaire"(2). Le narrateur lui-même commente
, es
,JI. c h ~ r 09 nar d s .qui
planent au-dessus de l'incendie,
le font pour gober leur pitance"(3). A la fin de l'oraison
funèbre prononcée dans une mosquée, "Mam .Lat Soukabé et trois
autres prirent le cercueil pour le remettre en voiture. Ce
geste calculé du ministre des Finances sera interprété comme
une action soètale"(4). En agissant ainsi, la classe politique
qonne
la
fausse
illusion de partager les préoccupations
(1) J:.e. Ve./tYl-te./t de. l' Emp-t/te., éd. ci t., t. I, p. 225.
(2)
Le. Ve./tYl-te./t de. l'Emp-t/te.,
éd.cit., t. I, p. 225.
(3) Ibid., t.
I, p. 226.
(4) Ibid.,
j
l

-268-
des masses. Sembène dénonce l'exploitation éhontée de la
douleur d'autrui et des sentiments vrais du peuple. Les
politiciens sont capables de tout. Ils ne défendent que
leurs intérêts personnels. Ce sont des individualistes force-
nés
. Ils se battent pour s'éliminer mutuellement. Ceux
qui ont réussi à avoir des postes lucratifs sont inquiets;
ils se font des ennemis parmi leurs propres collaborateurs.
Il ne saurait y avoir de bonne politique lorsque la direc-
ti on de 1 1 Etat es t mi née de 1 1 i ntéri eur par l' incohérence.
Toute apparence de cohésion externe est une duperie faite
pour ceux que les politiciens veulent tromper.Là où règne
le cynisme, il n'y a plus de lois, ni de morale. Il y a là
un problème de société. Le pays manque d'harmonie et de
beauté pa rce que ses di ri geants vi vent en exp loi tant 1es autres
COU c he·s
soc i ale s .e t e n
leur témoignant leur mépris.
Certains intellectuels sénégalais n'ont rien à envier
aux politiciens. Le médecin Fall
n'est pas à son premier
paradoxe quand il déclare, nègre parmi les nègres :/ILes nègres
sont .tous
des
fous
Incapables de se gouverner/l(I).
Alassane, rédacteur en chef et directeur du Quat~d~en Nat~onal ,
est membre actif du bureau politique du parti au pouvoir (2).
D'autres intellectuels incarnent plus ou moins l'idéal. Le
proeuraur
Ntiaw, ~'intè9re, 'lucide ~t très perspicace ll ,"in-
flexible ll (3) ne cache pas ses pensées au Premier ministre qui
(1)
Le VeJln~eJr. de l'Emp~Jr.e, éd.cit., t.
II, p. 176.
(2) Ibid., t. l, p. 202.
(3) Ibid., t. l, respectivement p. 82 et p. 190.

-269-
veut le nommer ministre de la Justice
nLa loi e~t pou~ tout le monde. Le pouvoi~
e~t une Qité, il 6aut y ft~e invité pou~
pouvojJr. rj v-tvJte. Et lo~.s qu'on nO~Qe la po~te
pouJt ~'y intJtodui~e,
on ~'y maintient paJt la
violenQe. t ..J.
L'e~pJtit d'un peupre e~t au-de~~u~ de~
loi~ n ( 1J.
Ndaw refuse d'entrer dans le gouvernement. Le journaliste-
vedette Kad, considérant "son métier comme un sacerdoce",
.-
lance à Alassane qui tente de l'intimidèr'
:"Je ne suis
pas à vendre"(2). Dans l'atmosphère trouble de la haute
société dakaroise, ces voix n'hésitent pas à s'élever contre
les moeurs dégradantes de certains bourgeois. Ces hommes de
talent et à la forte personnalité triompheront peut-être un
jour, sans qu'ils soient appelés au pouvoir par lesmilitafres.
Sembène
donné
donc
une
assez grande complexité à la
classe bourgeoise, tout en dénigrant systématiquement ses
aspects qu'il juge nuisibles.
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. l, p. 191.
(2) Ibid., respectivement t. l, p. 203 et t. II, p. 53.

-270-
Les oeuvres de Sembène nous renseignent également sur
la noblesse et sur les griots. Il nous faut d.istinguer les
nobles et les griots de l'ancien temps et ceux des années
1960-1970.
Ceddo nous présente une cour à l'époque précoloniale.
Le roi Demba Waar Cubb ne détient pas "un pouvoirtotali-
taire(•••].Cet homme [- ..] était élu. On disait "désigné". Il
était désigné et chacun pouvait s'adresser à lui suivant la
tradition"(l). Sembène semble suggérer qu'avant la pênétra-
tion de l'i slam, du christianisme et du négoce intercontinen-
tal, il Y avait harmonie entre la population et ses dirigeants.
Le pouvoir royal serait un contre-exemple par rapport aux ré-
gimes des Etats afrièains·indépendants. Il fonctionnerait
alors comme un révélateur du fourvoiement des gouvernements
républicains. Toutefois, le comportement des princes laisse
à désirer;
pour obtenir la main de la princesse Joor Vaasin,
le prince Saaxewer nia pas hésité à capturer des gens, à les
rendre esclaves, à les échanger contre des balles et des armes
à
feu' che i
un . négociant européen , et à. s 'e nT par. e r de ' leurs
troupeaux, pour offrir des présents à la famille de la fille.
Cette façon de s'octroyer les biens d'autru1 n'a rien à envier
à celle des bandits.
Celui qui devrait protéger ses sujets
devient un danger potentiel.
(1) SEMBËNE (Ousmane), in L'A6~ique Li~~~~ai~e e~ A~~~ique~
n° 49, éd.cit., p. 126, colonne 2.

-271-
Néanmoins, dans Ceddo, les nobles conservent leurs
traditions chevaleresques. Ils ne reculent ni devant le
combat ni devant la mort. Il est dit de Birimë Ngoone Cubb,
fils aîné du roi, qu'il nia jamais perdu son courage au
cours d'une bataille (1). Pendant la période coloniale, les
nobles tiennent encore â des valeurs de dignité et d'honneur.
La. devi se de la faroi 11 e des Thi andum es t, dans Véh.{-C.{o-6a.Y1.e
IIPlutôt mourir mille fois de mille manières plus affreuses
l'une que l'autre, que de supporter un jour un affront ll (2).
Dans Xa.la., les nobles se font remarquer par leur libéralité;
lors d'une cérémonie chez les parents de Ngoné, les convives,
lise réclamant de la noblesse, de lignée princière, de sang
royal, flambaient les billets de banque, rivalisant de géné-
rositéll(3); cette noblesse du Sénégal républicain est parfois
haut placée dans la hiérarchie sociale. Ainsi,Mam Lat Soukabé
est ministre des Finances dans Le Ve~Y1..{e~ de l'Emp.{~e.
En fait, a part quelques brillantes exceptions, la
no bles s e est e n plei ne p e rte· de vit e s se. Une c las s e appau vrie
e t déc hue, con dam née â s e r e con ver tir, e t qui sur vit ave c pe i ne
à
l'écroulement· de sa splendeur passée: telle nous appa-
raît
la
noblesse
du'
xx:e siècle. 'Certains
chefs
( 1 ) SEMBÈNE Ousmane: Ceddo
[scénario en wolofl,Dakar, Film
Doomi Re.ew, 1977, p. 15[Fara : IIMësuta da'" (Birimë) cib
xare ll).
( 2 ) Véh.{-C.{o-6a.Y1.e,
éd.cit., p. 4l.
( 3 ) Xa.la.,
éd. ci t., p. 12.

-272 -
sont
devenus des représentants de lladminilstration
coloni..a-le
au
niveau
local., comme Guibril Guedj Diob 'et Médoune Diob
du village de Santhiu-Niaye (1). Dlautres sont dans un état
d'avachissement avancé. Oumar Faye en a découvert un dans la
région de Casamance
"C'é.-ta.i~ un homme qui deva.i~ viv!l.e pe!l.pé-
ma,Me
de. c.ha.De q tU dé.b 0 !l.da.i~ de c.ha.q ue 6la.n c.;
POU!l. c.omble d'ho!l.!l.eu!l., ~on c.ou di~pa!l.ai~~ait
ent!l.e une tête minu~ c.ule et un vent!l.e é.no!l.meE. j" [2l.
Oumar se demande si cet homme est "en mesure de réfléchir"~
et se di t en 1ui -même : "Oui, il faudra bi en qu'un jour ces
épaves disparaissent"(3). Cette peinture satirique de la
noblesse en fait une classe qui a vraiment besoin dlévoluer,
et dans certains cas, de sortir des ténèbres.
Ayant un rang soâial moins élevé que celui du noble,
le griot nlen est pas moins un pivot important de la société
....
traditionnelle sénégalaise. Ceddo, Vé.hi-Cio~ane et 0 Pay~,
mon beau peuple! nous présentent des griots qui gardent encore
( 1 ) Vé.hi-Cio~ane,
éd.cit.
( 2)
'"o Pay~, mon beau peuple!,
éd.cit., p. 105.
(3 )
Ibid., respectivement p. 105 et p. 106.

-273-
le comportement le plus pur des gens de leur caste hérité
de leurs ancêtres; il
est vrai que l'action de ces oeuvres
se déroule avant 1960. La situation sociale des griots est
définie en général
par un rapport de subordination.
Gnagna
Guissé est la II gr iote-généalog1cjue -11(1) de Ngoné Har Thian-
dum, une femme noble.
Dans la tradition, le discours du
griot est porteur ou producteur d'une idéologie; il confirme
la
légitimité
'de. la domination de l'aristocratie.
Déten-
teur de l'art verbal, le griot charge souvent son discours
d'amplificationsoratoires.
Il
est témoin de tous les événe-
ments.
Dans Ce.ddo,
le griot Fara se rend à l'endroit où doivent
se
battre
le
ce.cltlo.~.
révolté et les princes, afin de
.
pouvoi r rendre compte des faits et gestes des uns et des autres(2).
Mémoire
de-
la ~société , i l
permet
de conserver le
souvenir des événements; son témoignage sera un jour matière
d'histoire.
Quant au Yêênêkat:de Ce.ddo, i l a pour fonction
d'annoncer les décisions du roi; il est le porte-voix du pou-
voir féodal; son éloquence sert au maintien de l'ordre et au res-
pect de la loi, plus qU'à la poésie, au chant et à la musique(3).
tependant, les
gestes
du griot sont eux-mêmes un
spectacle, à la cour ou au champ de bataille.
Par exemple,
( 1 ) Véh-i.-C-i.o~aYl.e.,
éd.cit., p. 35.
_
( 2 ) Ce.d.do, [sc~nario],
éd.
ci t., p.
13 LFara : IIMaYl. m-i.-i. waJL
Y1.aa te.e.w 6oo6e.e. Y1.dax ma miYl.i ~e.e.de. illi~~].
( 3 ) Ce.ddo [scénariq], éd.cit., p.
1-2[Yéê.Y1.ê.~at b-i. :~Kê.pp k'!:y
gOOJL, d-i. j-i.géê.Y1., d-i. mag, d-i. Y1.daw, ~u wuutê. Y1.daje. moomu,
~u nu la jappe.e., Lépp luy ~a alal Y1.gUUJL g-i. d-i.Y1.a e-i. te.9
loxoom, te. ~oo~e.e. -i.t BUUJL d-i.Y1.a ~o WOYl. doole.e.m.G.0.WéJL
a~ Yià.~~ wéJL a e-i. yam"].

-274-
l e Ce ddo ré vol té e t J 0 0 r Ya asin, qui ne sep a r l e nt pas di,r e c,..t e -
ni e nt} c 0 mm uni q Li en t
l'intermédiaire de Fara. Le geste
du griot est très agencé. Plusieurs scènes de Ceddo montrent
un gestuel très codé.
Chaque fois qu'un prince vient défier
le Ceddo révolté-réfugié dans la brousse, Fara lève sa guitare
t~aditionnelle
au-de~sus
de sa tête, comme signe d'un nou-
vel affrontement; ce cérémonial s'accomplit comme :un rite;
la vie se théâtralise; les personnages semblent se donner en
r.eprésentation. Le griot se fait centre d'un univers plein
de symbolismes.
Il y a toute une dignité, toute une grandeur, chez le
: 9 r i (;) t Dé t hy ~ Law , dans Vélt.<. - C.<. a.6 a. YI. e . 1 l est fi dè l e à une pro -
fonde exigence de vérité. Intransigeant pour ce qui est de la
liberté de parole, il se sert de son art comme d'un enseigne-
ment de l'âme. Il tient à coeur son rôle et rappelle à qui
veut l'entendre que ses ancêtres chantaient des louanges, linon
pour plaire, mais plutôt pour écrire, imprimer en nous le sens
du devoir et de la dignité de l'homme ll (l). Il règle sa conduite
sur
ses -principes. Il essaie toujours de se coriformer à un
idéal. Pour lui, la 1I1iberté de pensée nia j9mais été un don,
ni [un] legs. Elle a toujours été le prix de fortes sommes de
sang. Qui s'y oppose en tant que potentat se fera débouter tôt
ou tard ll (2). Déthyè Law sait
transmettre ses émotions profondesj
il
a
le
don
d'exprimer
les sentiments des autres. Sa belle
( 1) Vé h'<' - C.<. 0.6 a. YI. e , éd. ci t., p. 69
(2) Ibid., p. 100.

-275-
voix l'a destiné à la fonction de IIbilil ll ,
c'est lui qui
appelle les fidèles à la prière, à l'instar du griot Massi-
ré N'Gom qui, lui, se trouve dans Ô Pa. y}.) , mon be.a.u pe.uple.! (7).
Cette beauté de leur voix semble leur donner une revanche
sur les membres des autres castes.
Après 1960, cette race de griots est devenue de plus
en plus rare. Jamais, le verbe ne fut si déshonoré. Certes
le Premier ministre appartient à une famille griote, dans
Le. Ve.~nle.~ de. l'Empl~e.,
mais la plupart des griots se con-
tentent de se forger de l'or avec leur langue. Leurs pré-
occupations quotidiennes se résument à ce m~t : l'argent.
Certains ne sont plus que des amuseurs de profession. En
cela, ils ne font que s'adapter à leur époque matérialiste.
A défaut d'en être les guides intelligents, ils essaient de
ne pas en être les victimes. Dans une société où règnent
des hommes d'affaires comme ceux de Xa.la. et des politiciens
comme ceux du Ve.~nle.~ de. l'Empl~e.,
le griot subit forcément
une déchéance. La défense de la vérité n'intéresse nullement
le griot qui chante les louanges du charretier pour lui sou-
tirer l'argent qu'il a gagné avec'peine, dans Bo~om Sa.~~e.,L
Le griot a fait de sa fonction sociale un métier à produire
des louanges, à toutes les occasions imaginables. Il s'agit
de vendre la parole, en quelque sorte. Ce nouveau commerce
....
( 1) 0 Pa. y}.) , mon be.a.u pe.uple. !, éd.cit., p. 20.

-276-
a pour terrain prédestiné la ville de Dakar. En rencontrant,
par hasard,lI un jeune homme habillé à l'européenne ll dans un
commissariat de la capitale, Gorgui Malssa, "d'un ~olof éle-
vé ll , s'est mit brusquement à ressusciter la haute lignée
IIgarnill
(noble)_de celui-ci qui finit par lui glisser un
billet de banque:
" - Tu ie. c.onna.i.6? iui de.ma.nda. Vie.ng,
qua.nd le. c.a.lme. 6ut ~e.ve.nu.
- Conna.Zt~e.! Tu e..6 bie.n na.Z6. V'ic.i,
j'a.i e.nte.ndu .6on ~AKt4 (nom de. 6a.miiie.l e.t
j'a.i b~odé de..6.6u.6.
- J'a.i c.omp~i.6 que. tu méia.nge.a.i.6 ie..6
~4n~4 e.t ie..6 iignée..6.
- Lui pa..6, i i éta.it c.onte.nt qu'on pa.~ie.
de. iui. Tu ne. .6a.i.6 ~ie.n de. la. vie. d'a.ujou~d'hui.
- Non, a.voua. Vie.ng .6idé~é de. c.e. ma.nque.
de. dignité de. Go~gui Ma.i.6.6a. qui .6e. Sa.i.6a.it g~iot.
-Lui non piu.6" ( 1 ) •
Cette astuce du père de famille chômeur qui consiste à extor-
quer de l'argent avec des paroles est remarquable. Les mots
deviennent une richesse pour celui qui sait les utiliser.
(1)
Le. Ma.nda.t,
éd.cit., p. 131-132.

-277-
Les oeuvres de Sembène nous montrent ainsi deux castes
: celle des nobles et celle des
en
plein
bouleversement
griots. Confrontée à la civilisation moderne, la société
sénégalaise traditionnelle sIest beaucoup transformée.
Lui-même fils de pêcheur, Sembène peint des pêcheurs,
mais aussi des paysans et différentes catégories du petit
peuple et du prolétariat des villes.
Dans les oeuvres de Sembène, les paysans sont montrés
très rarement en train de travailler dans leurs champs. Les
fil ms don t l' a ct ion a l i~ e u dan s les cam pa 9nes, co mm e Ce dd0
et Emital, présentent des individus vigoureux, hommes et
femmes.
Par contre, les romans nuancent cette impression
d'un univers qui respire la santé. Le paysan est générale-
ment très typé par rapport au citadin. Les seules précisions
que nous avons sur son aspect physique se limitent au visage,
dans la majorité des cas. Un vieux paysan venu à Dakar pour
se faire soigner se fait remarquer par "sa figure râpée, usée"
et "son accent cayorien"(1). Le climat du rtiaye semble avoir
des effets particulièrement négatifs sur les habitants de
Santhiu-Niaye: l'auteur note "le visage osseux" de Gornaru,
( 1) LeMan dat,
éd. ci t., D. 144.

-278-
la IIfigure graveleuse ll de Palla, IIl a figure désossée ll de
Biram, le crâne IIbosselé ll de Massar (1), entr'e autres. Ces
paysans s'intéressent
peu a 1 'économie daes le sens d'une
intensification des cultures par des moyens modernes, a
l'exception d'Oumar Faye qui essaie d'introduire des techniques
A.
nouvelles,
dans
o Pay~, mon beau peuple!.S'ils ne sont
pas très riches, ils ne sont pas non plus affamés. Le chef
de village de Santhiu-Niaye emploie un travailleur saison-
nier (2). En somme, chez Sembène, a part quelques événements
s pe c tac ulai r es, lie x i ste ncep ay san ne mai nt i e nt, ta n t s à i t peu,
un équilibre entre les exigences de l'envi ronnement et l'ef-
fort des hommes.
Comparés â une partie du petit peuple des grandes villes,
les
paysans
et
les
pêcheurs sont des sages pacifiques.
Certains citadins sont parfaitement odieux. Dans Le Mandat,
nous assistons a l'explosion de colère d'un photographe aux
IIdents tartrées de la rouille de gros vin vendu dans tous
1eses t ami net s de l a ~1 é di na" de Da ka r (3).
Les vil les de Thi ès
et de Dakar sont parti cul i èrement envahies yar 1es mendi ants.
Ceux-ci et les mouches IIpurlulaient 1I(4~u marché de Thiès. Ils
symbolisent la dégradation des conditions de vi~ dans les bas
(1)
Véhi-Cio~ane, éd.cit., respectivement p. 52, p. 62,
p.
99, p. 82.
(2)
Véhi-Cio~ane, éd.cit.
(3) Le Mandat, éd.cit., p. 163-164.
(4)
Le.~ Bout~ de. boLfJ de. Vie.u, éd.cit., p. 39.

-279-
quartiers. Le vendredi, "comme un jaillissement des en-
trailles de la terre", des "légions"(l) de mendiants prennent
d'assaut·
les
lieux
publics de Dakar.
Il y a quelque
chose de fantastique dans cet étalage de misère, le jour
saint.
Une fonction se développe dans les villes: celle
des domestiques: servantes, gens de maison ou chauffeurs.
Ils ne manquent ni de raffinement, ni de politesse. Leur
fidélité et leur dévouement ne les emoêchent pas de juger
parfois silencieusement leurs maftres. Lorsque Dja Umrel
Ba endort son mari
pour l'empêcher d'aller dans la rue, le
domestique Mamadou lui
lance des "regards effrayés, alar-
més"(2).
D'autres domestiques sont touchants par leur grand
-
coeur et leur délicatesse.
Leur humilité n'est pas du tout
le signe d'une absence de personnalité.
Il en est ainsi de
Modu, le chauffeur d'El Hadji Abdou Kader Bèye. Celui-ci est
"comme son grand-père"(3). t'lodu est tellement attaché à El
Hadji qu'il arrive à comprendre ses sentiments, en le regar-
dant.
Il
lui parle avec énormément de tact d'un marabout qui
peut le guérir de son impuissance. Quand El Hadji
tombe dans
la ruine, il ne trouve à ses côtés que ~·1odu :"Le chauffeur,
homme de coeur, ne voulait pas le quitter, fuir le navire qui
de solei.l en soleil,
de nuit en nuit, s ' enfonçait"(4). Modu
est riche de toute la sagesse que peut donner l'éducation tra-
( 1 ) Le. Ve.Jl. YI..i e.Jt de. i' Emp.iJte., éd.cit., t. l , p.
108.
( 2 ) Le. Ve.JtYl..ie.Jt de. i' Emp.iJte., éd.cit., t.
II, p . 118.
( 3 ) Xa.ia.,
éd.cit., p. 9l.
( 4 ) Xa.ia.,
éd.cit. , p . 152.

-280-
ditionnelle: à El
Hadji qui
ne veut pas passer la nuit
dans le village de serigne Mada, il donne ce conseil:
lIil faut savoir attendre!lI(l); il est né dans cette région.
Digne, respectueux, traditionaliste, loyal, le personnage
de Modu ne manque pas de poésie.
Il démontre que l'apparte-
nance au petit ~euple peut être synonyme d'intelligence et
d'indéniables qualités sociales.
Le prolétariat de la civilisation industrielle gronde
dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu.
Une sorte d'espèce d'hommes
particulière est formée par les cheminots et leurs familles.
Th i ès, cap i ta l e dur ail, est une /1 Z 0 ne 0 Ù t 0 us, ho mmes ,f e mm es)
enfants [ont]
des
visages couleur de terre ll (2). L'image
réi fi e parfoi s l 1 ouvri er : un lIénorme forgeron i mmob il e Il
est comparé à lI un bloc d'anthracite ll (3}. D'autres images
sont animalisantes
: au début de leur grève, à Thiès, tels
IIdes fourmis processionnaires, les hommes envahissaient les
sentiers, les chemins ll ;
pris par une quinte de toux, accrou-
pi, 1I1 es mains aux tempes ll , Bakary ressemble à /l un vieux
crapaud assi.s ll ;
les
IIhommes tournaient en rond, se rassem-
blaient comme les bêtes d'un troupeau apeuré que l'on mène
ver sun pi è 9e Il; und e sou vrie r s a d e s Il yeu x·- de fou i ne Il ( 4 ) .
Au"milieu de ce monde de misère ll , Daouda, surnommé Beaugosse,
( 1 ) Xa.! a.,
éd.cit. , p.
111.
( 2 ) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu,
éd.cit., p . 36.
( 3 ) Ibid., p.
52.
( 4 ) Ibid., respectivement p. 37, P. 43, P • 47, P• 234.

-281-
semble l'unique homme lI agr éable ll à regarder (1). Sur le
plan intellectuel, certains ouvriers savent lire, mais
sans
aucune autre prétention: Arona est un lI espr it simple
et
sans
malice
11(2). Sur le plan moral, Bachirou est
un "indécis ll (3). La vie des ouvriers, en dehors des périoees
de
grève
., semble se limiter à travailler, à manger,
et à faire des enfants. Ils vivent aussi dans la crainte
crainte de l'accident, crainte des retenues sur les salaires,
crainte
de
là ·perte-
de l'emploi. L'ouvrier se sent
pris dans une situation 00 il n'est maTtre de rien. Les
images réifiantes semblent le faire fondre dans la matière.
Le: nuits d'amour et de sommeil lui permettent peut-être
de retrouver son humanité.
Nous nous demandons si les conditions de vie des ou-
vriers à Thiès sont meilleures que celle des esclaves. Certes,
dans' Ce.ddo
, des hommes et des femmes sont capturés,
at tac hé s, ma r qué s a u fer r 0 uge, no ur ris der ac i nes. ~·1 (1 i s
les ouvriers des premières décennies du XXe siècle n'ont
même pas droit à IIdix minutes de casse-croûte ll (4) pendant
leur journée de travail. Durant les années où Doudou a
travaillé sous les ordres d'IsA4rd, les seules paroles qu'il
a entendues sont :IITu as terminé ?II ou IICette pièce est pour
(1) Le.-6 Bout-6 de. 60.i..-6 de. V.i..e.u, éd.cit., p. 70
( 2 ) Ibid., p. 74.
( 3 ) Ibid., p • 48
( 4 ) Ibid., P• 234.

-282-
la section trois ll (l). L'ouvrier est victime des détenteurs
des moyens de production sur lesquels il n'existe pratique-
ment aucun moyen de contrôle. Sa vie est une éternelle
frustration devant les beautés et les biens de ce monde.
Toutefois, le milieu ouvrier n'est pas un univers de bri-
gands et de criminels. Il est vrai que le cadre de vie est
altéré par des salaires de misère et des familles trop nom-
breuses, mais les cheminots ne sombrent pas dans un dérëgle-
ment immoral sans issue; ils ne s'abandonnent pas à une
sorte de suicide moral et social; ils ne sont pas des ivrognes
Ils
sont
victimes
, par contre, des dures conditions
de travail. Sow, qui relève de maladie, ne peut pas payer
ses dettes et doit II qua tre mois de salaire ll (2). Doudou lI es t
mort d'une maladie du travail ll (3). Un accident a rendu Sou-
karé lIimpuissant ll (4). Le vieux cheminot est une sorte de
mort vivant: Bakary est tuberculeux; son comportement phy-
siologique est précisé avec insistance par Sembène : il
son
crachat·
est
noir; de lises années de chaufferie la
peau de son visage avait viré au gris et était recouverte
d'une sorte de cal lJ (5). Même si Sernbène essaie de décrire
une réalité historique et sociologique, il dénonce avant
tout l'exploitation du prolétariat et démontre le caractère
(1) Le~ Bou~~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 233.
(2) Ibid., p. 44.
( 3) l b id., p. 344.
(4) Ibid., p. 212.
(5) Ibid., p. 42.

-283-
implacable de la lutte des classes.
Les prolétaires disposent de quelques meneurs syndi-
caux, dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu. Abdoulaye, responsable
de
la
dirécti6ri
de la C.G.T. à Dakar est critiqué par
Bakayoko qui lui écrit que II r ien n'est plus nuisible qu'un
ou~rier qui joue à l'intellectuel et au protecteur des ca-
marades ll (l). D'autres sont choisis pour diriger le mouve-
ment ouvrier, parce qu'ils font partie des cheminots, qu'ils
ont leur confiance, qu'ils veulent un syndicat autonome,
qu'ils ont IIfoi en l'avenir ll (2), qu'ils font preuve d'une
ferme détermination et d'une maturité politique certaine.
Il en est ainsi de Lahbib : il lIétait mauvais orateur et le
savait ll , mais lIil aimait et respectait la parole ll ;
le II s é-
rieux', le réfléchi, le calme, le modeste Lahbib ll est Ille
cerveau ll du syndicat des cheminots (3). L'union fait la force
des syndiqués.
Ainsi, à part les paysans et les pêcheurs restés dans
leurs terroirs d'origine, Sembène peint en général des hommes
déracinés,
asserviS
à
Uh
rythme de vie qui n'est pas
toujours le résultat d'une rénovation heureuse. L'évocation
de la société sénégalaise n'est pas,pour
autant,l 'occasion
de prôner le retour à une essence problématique de l'homme,
(1) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 120 •
(2) Ibid., p. 321.
( 3) 1bi d., r e s pee t ive men t p. 287, p. 27 El, p. 291.

-284-
mais plutôt l'occasion d'exprimer une interrogation et une
inqui~tude.
*
*
*
Au Sénégal, il y a aussi des Européens. Sembène nous
montre leur milieu, à différentes périodes de 1 'histoire
du pays. La peinture qu'il donne d'eux est moins
p1ttoresque
qu'idéologique.
Ce.ddo nous présente une double image de l'Européen, à
lié po que pré colon i ale : celle du négociant et celle dup r ê t r e •
Quelques
Eu~opéen~
ont
dO
se heurter aux autochtones,
puisque le prince Saaxewer dit qu'il a tué certains d'entre
eux. Que propose le négociant? Il vend des boissons alcooli-
sées. Il échange des armes à feu contre des esclaves. C'est
dir~
qu'il contribue à la dégradation d'une situation so-
ciale qui n'était déjà pas des meilleures. Quant au prêtre,
il essaie de christianiser la population. Malgré son prosé-
lytisme, nous ne le voyons qu'avec un converti. Il rêve
d'une Afrique complètement chrétienne.
Mais le prêtre se
trouve devant un terrible obstacle.: le représentant de
l'islam; les disciples de ce dernier vont finir par le tuer.
La bataille pour la domination de 1 l âme des Sénégalais est
sans merci.

-285-
La colonisation est bien établie, dans Le~ Bout~ de
bo~~ de V~eu, Ô Pay~, mon beau peuple !, Véh~-C~o~ane, Le
Voeke~ no~~, Em~taZ.
Dans Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, Sem-
bène nous offre plusieurs portraits de coloniaux. L'auteur
semble indifférent, en général, à l'effet du soleil sur
l'aspect physique des Européens."En vieil habitué des tro-
piques, Isnard ne portait
pas de coiffure. Son visage
avait la couleur d'un cuir rouge"(l). Leblanc est le membre
le plus original des coloniaux de Thiès; il s'occupe moins
de sa personne. Quant à Béatrice Is~ard, la seule coloniale
de Thiès dont Sembène nous parle avec précision, elle "1 ut-
tait fermement contre les coups bas de l'âge", "1 a quaran-
taine bien passée"(2). A part Leblanc, le milieu colonial
est constitué d'individus en bonne santé. Les coloniaux sont
venus au Sénégal pour différentes raisons. Dejean "était
arrivé à la colonie avec l'intention de faire fortune rapide-
ment
:1(3); il y est resté pendant plus de vingt ans. Leblanc,
ancien étudiant, avait débarqué en Afrique " pour faire de
l'ethnographie", puis avait fini par accepter " un petit em-
ploi à la Régie" des Chemins de fer(4). En Casamance, les
fonctionnaires qui ont "l a nostalgie de leurs climats d'ori-
gine"(5) se font porter malades pour être rapatriés. Par contre,
( 1 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 233.
(2 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd. ci t. p. 254.
( 3 ) Ibid., p • 58.
(4 ) Ibid., P• 259.
( 5) ~
o Pay~, mon beau peuple ! , éd.cît., p. 168.

-286-
Jes.
c om mer <; ànt s
. 0 nt
d'autres soucis :IILa saison des
pluies était pour eux le temps de la liquidation des mar-
ch é set au s sic el uide s no uve aux cr é dit s. E..J. Ils con na i s -
saient la psychologie des paysans nOirs[..•]II(l). Les Eu-
ropéens sont parfois très brutaux à l'égard de leurs com-
patriotes qui enfreignent leurs règles de conduite. Dans
Le.6 Bout.6 de bo.(.6 de V.(eu, les coloniaux II n 'avaient que mé-
pris ll pour Leblanc qui leur reprochait l'impossibilité,dans
laquelle il se trouvait,
dl avoir des
amis noirs :1I0 ui,
les Nègres ne m'aiment pas, mais c'est à cause de vous et
de vos semblables ll (3).Le milieu colonial est très hiérarchi
sé. L'avancement est fonction des relations personnelles.
Leblanc prévient le jeune Pierre qui vient d'arriver au Sé-
négal
:IICroyez-moi à la colonie un coup de piston vaut mieu
que vingt ans de travail ll (4). Les rivalités internes créent
des divisions; les coloniaux de Thiès ont l'habitude de se
réunir chez Isnard :1I0 n y formait de petites ligues, on y
conspirait un peu, on y médisait beaucoupll(5). Les luttes
des métropolitains ont leurs prolongements au Sénégal: pen
dant la guerre de 1939-1945, la II co l on ie, comme la France,
s'était trouvée divisée en deux camps 11(6) •
...
( 1 ) 0 Pa.!j.6, mon bea.u peuple 1. , éd.cit., p • 169.
( 2 ) Ibid., p. 160.
( 3 ) Le.6 Bout.6 de bo'<'.6 de V.<.eu,
éd.cit., p. 263.
( 4 ) Le.6 Bout.6 de bo'<'.6 de V.<.eu, éd.cit., p. 260.
( 5 ) Ibid., p. 254.
( 6 ) Ibid., p. 58.

-287-
Les rapports entre les coloniaux et les Sénégalais
sont divers. L'élite noire est toujours aux côtés des au-
torités administratives. face au mouvement de grève des
cheminots des ~ou.t.6 de. bo.t.6 âe. J-i..e.u., les coloniaux réagissent
durement.
Dans.
Em-i..ta.Z,
des· r hommes
sont enrôlés pour aller com-
battre en Europe. Le cinéaste ne dit pas ce qu'est devenu
le légionnaire qui a ordonné le massacre final, dans ce film.
En revanche, dans Le.~ Bou.t~ de. bo-i..~ de. V-i..e.u., l'administration
a fait relever de leurs fonctions plusieurs coloniaux, et
Edouard, inspecteur du travail, a été chargé de négocier avec
les cheminots grévistes. L'isolement des Européens par rap-
port aux Noirs
est tel qu'ils sont obligés .de se barricader
chez eux, quand ils se sentent menacés (1). Certains colo-
niaux se font une piètre idée des Noirs :IIDire que ces demi-
civilisés font la grève! On aura tout vu!II(2), s'exclame
Béatrice Isnard. Des Européens et des Africains peuvent tra-
vailler pendant des années dans un même lieu sans se donner
lI une
poignée de main ll (3).
Dans cet univers d'incompréhension, le désir peut
rapprocher les êtres. La femme noire est parfois inspira-
trice de fantasmes (4). Les femmes blanches peuvent avoir
des relations avec des Noirs qui ne sont pas leurs maris(5).
( 1 ) Le.~ Bou.t~ de. bo.i.~ de. V.i.e.u., éd.cit., p. 253.
( 2 ) Ibid., p. 257.
( 3 ) Ibid., p. 233.
(4 ) Le.~ Bou.t~ de. bo.i.~ de. V.i.e.u., éd.cit., p. 186-187.
( 5 ) Ô Pa!f~, mon be.au pe.u.p.ee. ! ,
éd.cit., p. 118.
-

-288-
Lors des fêtes officielles, Noirs et Blancs se retrouvent.
Joseph, "spécialiste des maladies coloniales"(I), a noué
des liens d'amitié avec les jeunes Noirs de Ziguinchor. L'a-
mour et le mariage peuvent unir les Sénégalais et les Euro-
péens
Oumar F~ye est marié à une Française. Mais le couple
mixte risque de vivre dans 1 'isolement ou d'être incompris
par les deux communautés; le métis peut vivre dans le ti-
raillement. Désirée, qui a un père blanc et une mère noire,
confie à Oumar Faye :"Nous autres, sang-mêlé, nous n1apparte-
nons à aucun milieu, à aucun groupe, et cela nous vaut bien
des souffrances"(2). Certains coloniaux ont conscience de
l'évolution de la situation en Afrique, et particulièrement
....
au Sénégal. Pierre dia Pay~, mon beau peuple t. est l'un
dieux. Sembène a ainsi peint le milieu colonial dans sa com-
plexité, en évacuant l'exotisme, en quelque sorte.
Malgré l'accession du pays à l'indépendance, beaucoup
d'Européens sont restés au Sénégal. D'autres sont venus:
des coopérants, des assistants techniques, des hommes d'af-
faires, entre
autres. Le roman Xala évoque un restaurateur
f r anç ais qui "con nais sai t bi e nIl ( 3) E1 Hadj i·· Abd 0 u Kader Bèye ,
tandis que le film du même nom nous montre le Président da
Groupement des Hommes d'affaires presque constamment en com-
(1) Ô Pay~, mon beau peuple 1, éd.cit., p. 80.
(2) Ibid., p. 137.
(3) Xala, éd.cit., p. 95.

-289-
pagnie de son conseiller Dupont-Durand. Le film La No~~e de •••
relate, en ~artie,
la vie d'un couple de coopérants à Dakar.
Certains journalistes accrédités à Dakar ont un grand ascen-
dant sur la classe politique africaine: un article favorable
~ cri t
par.
He nr i . , 1e cor r e s p0 ndan t de 1 1 Eu.~ 0 pe S0 ~~, Il est
une garantie pour les bailleurs de fonds"(1). Pour les Euro-
péens, le Sénégal est, en général, un Etat sûr; selon le pa-
tron de Diouana, dans le film La No~~e. de ••• , n la vie y est
très agréab 1e ", Il i 1 n' y a aucune contra i nte ", et une bonne
part du salaire qu'on y gagne est retournée en Europe. Quant
aux diplomates et aux conseillers militaires, leur action
les conduit parfois à se mêler de très près -à la politique
intérieure du pays. Nous les voyons agir dans Le Ve~n~e~ de
l'Emp~~e. Adolphe,par exemple, est conseiller personnel du
Président de la République, dans le domaine politico-mili-
taire; il "avait le pas sur tous les ministres en activité";
Il
sa "mission était de maintenir l'influence de son pays; mais
lises pensées se mouvaient au rythme de l'Afr'ique médiévale,
qulil chérissait. Il abhorrait chez les nouveaux technocrates
leur ton de ma'itres"(2). Le Sénégal reste donc un terrain
d'activité important pour les Européens, à tous les échelons.
Des étrangers venus d'ailleurs s'y sont aussi installés
depuis des années, sinon des siècles. Les boutiquiers maures
(1) Le Ve~n~e.~ de l'Emp~~e, éd.cit., t. 1, p. 196.
(2) Ibid., t. 1, respectivement
p. 15, p. 29, p. 217.

-290-
font partie du paysage. Dans un quartier de Dakar, le par-
fum de leur infusion de thé embaume l'air'l).I1s sont très
liés à la population, en général, malgré quelques disputes.
Les Libano-·.syriens sont aussi presque partout; ils semblent
aimer particul~èrement le farniente (2). Lorsqu'il y a des
troubles, les boutiquiers ont peur d'être les victimes des
gens du peuple ou des autorités.
Le Sénégal est un creuset où se rencontrent des gens
de différentes origines. Même si leur cohabitation n'est
pas toujours facile, le pays demeure une terre d'accueil.
*
*
*
La femme sénégalaise occupe une place de choix dans
les oeuvres du
romancier et du ci-néas-te qu'est Sembène. De
multiples et mémorables figures féminines y apparaissent,
ayant des fonctions et des significations diverses.
L' éd uc a t i on t r ad i t ion ne 11 e tri 0 mphe e.n cor e au Sé né gal
jusqu'au milieu du XXe siècle. Elle prépare
essentielle-
ment la jeune fille à son r6le de future épouse dévouée,
(1) Le Manda~, éd.cit., p. 158.
(2) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 247.

-291-
corps et âme, à son mari. Aida est présentée au mari dlIsa-
belle Faye comme sa promise, alors que ce dernier vient à
peine dlarriver chez lui après plusfeurs années dlabsence
IIUne fille à 1 'air timide slapprocha et slagenouilla aux
pieds d'Qumar ll (l). La jeune fille doit apprendre à être une
bonne maî'tresse de maison. Pour
Diagne, lion juge la femme
selon ses mets ll et Loti lI es t resté plus qu'il ne fallait ll
à Saint-Louis, car l'Il art d'accueillir les hommes y est l'u_
nique souci des femmes ll (2). Certaines filles subissent des
pratiques traditionnelles, notamment IIl ' excision ll (3). La
jeune fille doit faire preuve de pudeur. Seynabou
d~couvre-
t-elle ses seins, déjà formés, parce qulelle est couverte
de sueur? Sa mère lui fait des reproches :1I~1ets ta camiso"J.e •••
Tu
.nlas
pas
honte de te montrer toute nue?II(4). La
jeune fille traditionnelle n'est guère instruite, mais elle
peut être fréquentée par un jeune homme; elle doit accepter
le prétendant que ses parents lui proposent. L'amour vient-il
avant
6u
aprè~
le mariage? Il semble qu'il peut venir
avan t. En e f f et, à San th i u- Ni aye, 1es mère s dép 10 r e nt 1'e x0 de
rural
qui
prive·. de prétendants leur progéniture :IIFroids
étaient les regards des jeunes filles. Leurs yeux de biche
ne rencontraient plus ceux pour qui battait leur coeur, en
....
( 1 ) 0 Pay!.:l, mon. beau peuple r. , éd.cit., p. 33.
(2 ) Ô Pay!.:l, mon. beau peuple r. , éd.cit., p • 79.
(3 ) Ibid., p • 128.
(4) Ibid., p. 24.

-292-
épiant gestes et paroles ll (l). Néanmoins, la virginité est
le trésor de la jeune fille (2). C'est peut-être l'une des
choses qui ont attiré El Hadji Abdou Kader Bèye chez N ' Goné(3).
Ce que Sembène critique particulièrement, c'est le mariage
précoce qui enlève tôt à la fille toutes ses qualités de
séduction; âgée d'à peine vingt ans, Arame est devenue mé-
connaissable :lIla maternité avait durci ses traits, et son
mouchoir de tête pas plus que le reste de ses v!tements n1a-
vaient plus rien qui puisse inspirer le désir à un hornme ll (4).
Après le mariage, la femme est appelée à se conformer
aux trois piliers de son éducation :lIso um ission, docilité
et modestie"(5). Le mari et sa famille attendent d'elle
qu'elle soit en mesure de procréer des enfants; Rokhaya
Guèye
reproche
à
son fils d'avoir épousé lI un e femme qui ne peut
pas avoir d ' enfant"(6). La femme traditionnelle s'adresse à
son mari en l'appelant Il n.'<"d'<"a.lje. Il (7) , mot qui signifie "oncle"
en wolof et qui est un terme de respect, appliqué à un époux.
Son comportement à l'égard de 1 'homme répond à tout un code
gestuel: par politesse, elle salue en faisant une ",génu-
( 1 ) Véh'<"-C'<"o~a.n.e., éd.cit., p. 24.
( 2 ) Dans la nouvelle Soule.yma.n.e. de Volta.Zque.,
la jeune marlee
Yacine Ndaye en fait un argument contre son mari qui lui
réclame ce qu'il avait dépensé pour leur mariage.
( 3 ) Xa.la.,
éd. ci t .•
(4 ) Le.~ Bout~ de. bo'<"~ de. V.<..e.u, éd.cit., p. 102.
( 5 ) Le. Ve.~n.'<"e.~ de. l'Emp'<"~e.,
éd.cit., t. II, p. 19 •
....
( 6 ) o Pa.y~, mon. éaa.u pe.uple. l, éd.cit., p. 160.
(7) Le. Ma.nda.t, éd.cit., p. 118.

-293-
~}exion"o(l). En milieu' traditionnel, la séparation entre les
ho mm es et 1es f e mm eses t sou ven t ra pp el é e : Il Qua' nd 1es ho IT,1ll es
parlent}
une
femme
qui a de l'éducation doit se taire ll (2),
s'écrie Amadou. Le personnage de Ngoné War Thiandum permet
à Sembène de montrer jusqu'à quel point les qualités de la
femme peuvent être bridées :
"Comme. tou.te..6 le..6 6e.mme..6 d'ici, Ngoné WaJt
Thiandu.m 6igu.Jtait dan.6 ce.tte. .6ociété, alime.ntée.
de. .6e.nte.nce..6, de. con.6e.il.6 de. .6age..6.6e., de. Jte.com-
mandation.6 de. docilité pa.6.6ive. : la 6e.mme. ce.ci,
la 6e.mme. ce.la, 6idélité, attache.me.nt .6an.6 boJtne.,
.6ou.mi.6.6ion totale. coJtp.6 e.t âme., a6in qu.e. l'épou.x-
maZtJte. apJtè.6 Yallah[Vie.u.]inte.Jtcède. e.n .6a 6ave.u.Jt
pou.Jt u.ne. place. au. paJtadi.6. La 6e.mme. .6'e.n tJtou.-
-vait dan.6 le. Jtôle.
-
nait jamai.6 o
hoJtmi.6 le..6 .tJtavau.x dome..6tiqu.e..6 -
-
l'occa.6ion de. 6oJtmu.le.Jt .6on point de. vu.e., d'éme.t.tJte.
• Elle. de.vait écou.te.Jt, appliqu.e.Jt
ce. qu.e. .6on maJti di.6ait. Ngoné WaJt Thiandu.m e.n
-
était aJtJtivée. a .6e. diJte., mie.u.x a .6e. convaincJte.
qu.e. ce. qu.e. di.6ait l'homme. avait plu..6 de. .6e.n.6 qu.e.
.6e..6 idée..6 toJttu.e.u..6e..6"l3J.
( 1 ) Le..6 Bou.t.6 de. boi.6 de. Vie.u., éd.cit., p. 77,et Le. Ve.Jtnie.Jt
de. l'Emp~Jte.,
èd.cit., t.I, p. 171 •
.....
( 2 ) o Pay.6, mon be.au. pe.u.ple. l, éd.cit., p. 27.
(3 ) Véhi-Cio.6ane., éd.cit., p. 310

-294-
Ce que la femme perd en tant qu'épouse, elle le
gagne en tant que mère •. "Une mère est sacrée pour les
Noirs"(l}. La femme mère reste la gardienne d'un idéal
supérieur appuyé sur un fond d'honnêteté et de religion.
Certaines mères ont un air sérieux, digne et bon. Adja Awa
Astou lise dissuadait·~e garder en son coeur - qu'elle vou-
lait pur, immaculé - toute haine, toute vilenie envers au-
trui"(2); très pieuse, elle est un être de devoir et de si-
lence :"La religion, l'éducation de ses enfants devinrent
les raisons de son existence"(3). Chef d'une famille de
vingt personnes, Ramatoulaye incarne le courage secret,
mais tenace; elle a une conscience aiguë de ses responsabi-
lités :"Quand on sait que la vie et le courage des autres
dépendent de votre vie et de votre courage, on n'a plus le
droit d'avoir peur ••• Même si on a très peur!"; elle n'est
Il pas
de celle s qui d i l api den t leu rte ndr e s se Il dan s de mu 1t i Pl es
étreintes
d'Hommes
(4).
La
femme n'a pas nécessaire-
ment besoin d'être génitrice pour tenir ce rôle de mère.
L'oubli de soi devant sa lourde charge constitue l'une des
qualités maîtresses de la mère. En dépit des apparences,
elle jouit d'une grande autorité; Ramatoulaye est très res-
pectée; elle a un prestige moral incontestable. Les mères,
.....
( 1 ) o Pay~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 133.
( 2 ) Xala, éd. c i t ., p. 38.
( 3 ) Ibid., p. 39.
(4) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., respectivement
p. 117 et p. 124.

-295-
en qui nous devinons de profondes préoccupations spiri-
tuelles, de grandes âmes, ne manquent pas de distinction;
Adja Awa Astou "av ait conservé un corps élancé. Le teint
d'un noir tendre, le front bombé, la ligne du nez délicat,
un rien élargi, un visage qu'animaient des sourires rete-
nus, le regard candide derrière des yeux en amande, il é-
manait de cette femme d'apparence fragile une volonté et
une ténacité sans bornes"; enfin :"Rien n'était simple
avec la simplicité de cette femme"(l). Ramatoulaye et
Rokhaya Guèye ont chacune au moins une lèvre tatouée, signe
d'élégance traditionnelle (2).
La mère représente souvent chez Sembène le triomphe
de la fécondité. Elle est la prolifération de la vie. Houdia
IVl'Baye est alourdie par ses "grossesses successives"; à elle
seule, elle a mis au monde neuf enfants (3). If Dans un pays
oD la stérilité est bannie, une femme ne peut vivre sans
rejeton pat'mi ses rivales"(4). La fertilité n'est donc pas
seulement la volonté de se survivre grâce à ses enfants, mais
une nécessité du mariage. La femme inféconde n'est pas un
démon du mal, mais elle se heurte à des règles sociales trop
rigoureuses: àans certains cas,"ledivorée est exigé"(5Y. Plusieurs des
(1) Xaia..
éd.cit., respectivement
p. 24, p. 115.
(2) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 82, et Ô Pay~,
mon beau peuple ~, êd.iit., p. 111.
(3) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.~it., p. 91 •
.....
(~) 0 Pay~, mon beau peuple J, éd.cit., p. 22.
(5)
lb id., p. 23.

-296-
femmes
mères de l'oeuvre de Sembène ne semblent pas avoir d'occu-
pations en dehors de leur ménage et de leur maternité.
Cependant, l'auteur s'intéresse au travail des femmes.
Les Sénégalaises s'adonnent à des tâches nombreuses, parfois
très pénibles. Dans EmitaX, non seulement les femmes tra-
vaillent dans les rizières, mais elles pagaient pour faire
avancer les pirogues sur l'eau, comme des hommes. La paysanne
est, quelquefois,
très tôt défigurée :"La mère d'Itylima
était une femme prématurément vieillie et dont le dur travail
des rizières et àa collecte du sel dans les marécages avaient
buriné le corps"(l). La soeur aînée de Dieng est une IIforte
femme avec de larges reins, une figure ravinée par le mboyeu
(alizé) du Cayor, les yeux roussis ll (2). Le travail n'empêche
pas l a pay san ne d 1 ê t r e sou ven t
Il pro pre tt e Il,
d' a v0 i r une Il d e n-
ture éclatante de blancheur ll (3), surtout quand elle est jeune.
Nombreuses sont dans l'oeuvre de Sembène les marchandes. Mais
l'auteur fustige avec virulence l'exploitation inhumaine des
f emmes - doc k ers à Zig ui nc h0 r
: Il C' é t ait mal, clé t ait 0 die ux (. ••r(4).
Aucun être humain qui mérite ce nom ne peut et ne doit accep-
ter cel a. Les voi r chanter en choeur, IIcomme on étouffe un
sanglot - pour ne pas sentir la fatigue", est révoltant
"Elles chantaient comme au moment des excisions et c'était
( 1 ) ""
o Palj.!!, mon. beau peuple! ,éd.cit., p. 104.
( 2 ) LeM a n. cl at ,
éd. li: i. t., p.
1 5 3 .
( 3 ) Xala,
éd.cit., o.
109.
-~--
( 4 ) o Pa!].!!, mon. beau peuple!, éd. cit., p. 39.

-297-
une chanson qui
n'exprimait pas la joie, mais la douleur;
elle commençait là où elle finissait, car elle incarnait
la misère ... et leur misère ne finissait jamais ll (l). Le
spectacle de ces femmes traduit le malaise d'une civilisa-
tion, d'une époque, d'une société. Quant à Diouana, la do-
mestique héroïne de La. Nailte. de. .•. , son destin est tragique;
elle finit par se suicider. Grâce à leur instruction,beau-
coup de femmes échappent à l'enfer dans lequel
vivent les
t r a va i 1 1eu ses de ce r ta i ne s bas ses cl as ses.
Pa rm i elle s, i 1 Y
a même une actrice, Natou :"Elle vivait sa vie de comédienne
et la jouait aux hommes ll (2). Nafissatou est ministre de la
Condition féminine de la République du Sénégal, dans Le. Ve.It-
nie.1t de. l'Empilte..
En effet, de nouvelles moeurs ont créé de nouvelles
femmes, au XXQ siècle. Le changement peut se faire dans le
mauvais sens, comme nous le montre Xa.la.. Ayant quitté son
mari rui né, Oumi N' Doye rencontre des hommes qui aiment III a vie
facilell,dans sa recherche d1un travail, et II ce tte galante
compagnie ll l'entraîne lIà des sorties nocturnes ll (3). Au bout
de quelques mois de mariage avec El Hadji Abdou Kader Bèye,
N' Go né div 0 r ce. La f e mme pas s e de ma; n en ·ma; n; e 11en' est plu s
qu1un corps.Oum; N'Doye est llexemple de la femme qui
ne slin-
....
(1) 0 Pa.tj-6, mon be.a.u rJe.u:ole. l,
éd.cît., p. 90.
(2)
Le. Ve.ltnie.1t de.l'Empilte.,
éd.cît., t.
II, p. 47.
(3) Xa.la.,
éd.cît., p.
155.

- 298 -
téresse qu'à elle-même et qui s'abandonne au plaisir :lIèlle
était fougueuse avec des. ardeurs i nsa ti ab l es Il (1). L' i ndi fférence
de certaines femmes à l'égard de tout ce qui est en dehors
de leur vie conjugale est désespérante. Eugénie ne supporte
pas les absences
de son époux Diouldé qui est député :IIJe
-
ne peux même pas sortir avec mon mari, un soir ll (2). Mais
Sembène n'est pas tout à fait pessimiste sur l'avenir des
femmes sénégalaises. La femme sait qu'elle est plus qu'un
corps: elle a une âme. Avec Kad, son compagnon, Madjiguène
Ndoye IlS' étai t découverte être une compagne, un être, et non
un objet de plaisir. L'homme lui avouait son besoin d'elle ll (3).
Ayant refusé de se faire exciser, Agnès est une fille affran-
chie: ses
IIcompagnons mâles la traitaient en camarade ll ;
pour
e 11 e, l a pol y 9 am i e est un /1 pui s san t 0 bs tac l e [ .. -] e n ce qui
concerne l'évolution ll (4). Djia Umrel Ba-et sa belle-fille
Fatimata du Ve~nie~ de l'Empi~e sont des modèles d'intelli-
gence et de dynamisme; elles partagent la même passion des
livres. Ces femmes sauveront peut-être le Sénégal d'une éven-
tuelle emprise des pharisiens et des philistins, en s'enri-
chissant et en l'enrichissant.
( 1 ) Xala,
éd.cit., p.
103.
( 2 ) Le Ve~nie~ de l'Empi~e,
éd.cit., t.
l, p.
127.
( 3 ) Le Ve~nie~ de L'Empi~e,
éd.cit., t.
II, p.
44.
"\\
( 4 ) o Pay~, mon beau peuple !, éd. ci t., recpecti vement p. 62.
et p. 98.

-299-
Il
faut accorder une place spéciale à la prostituée.
La prostitution est un fait urbain.
Il y a deux types de
prostituées dans l 'oeuvre de Sembène:nous trouvons l'un
des types dans Le. Mandat, l'autre dans Le.}., Bout}., de. bo,{.f.,
de. V~e.u,
par exemple.
La misère est mère de la prostitu-
tion.
Dakar est un endroit privilégié pour les racoleuses.
Ibrahima Dieng, le héros du Mandat,
sly trouve confronté
avec l'une d'elles.
La prostituée est maudite pour l'homme
pieux.
Elle est la tentation incarnée; pervertie, elle es-
sàie d'humilier l'homme qui
refuse ses propositions ou qui
ne comprend pas sa tactique; la racoleuse du Mandat lance
à
Dieng :lItu as l'air d'un marabout et jamais je n'aurais
cru cela d'un homme respectueux comme toi ll (l).
insaisissable,
elle
se
transforme
comme une chrysalide, changeant ré-
gulièrement de manière. De la femme apparemment innocente,
peut se dégager un être menaçant. Cependant, la prDstituée
la plus remarquable de l'oeuvre de Sembène est Penda, dans
Le.}., Bout}., de. bo~}., de. V~e.u. Issue
du milieu prolétaire de
Thiès, elle est indomptable.
Elle a une voix dure, une cheve-
l ure
courte, de longues jambes, IIdeux poi ngs d urs comme
des poings d'homme ll et un IItorse robuste ll ;
par-dessus son
pagne "noué sur le côté gauche", elle porte un ceinturon
de soldat (2).
Indépendante, quand elle était jeune fille,
elle avait repoussé tous ses prétendants
:IIElle tenait tête
aux femmes et se faisait respecter des hommes ll (3). Audacieuse,
( 1) Le. Mandat,
éd. ci t., p.
148.
(2)
Le.}., Bout.6 de. bo~}., de. V~e.u,
éd.cit., respectivement p. 308,
p.
220, p. 251.
(3) Ibid., p. 224.

-300-
elle a une attitude révolutionnatredans la société; de "mé-
moire d'homme"(l), elle est la. première femme qui a osé
orendre la parole en public à Thiès. En effet, Penda incarne
l'un
des_prototypes
de la femme prolétaire en lutte. Elle
est le mauvais ange qui peut donner le salut. Elle est rache-
tée,en quelque-sorte,par son action sociale en faveur des
gens de sa classe; elle crée un comité de femmes pour soute-
nir les ouvriers en grève: "Nous nous devons de garder la
tête haute et ne pas céder"(2), proclame-t-elle. Sa mort
brlltale fait d'e.lle une martyre de la lutte pour une vie meilleure;
son
histoire
est
racontée aux enfants. La plus belle 0-
raison pour cette pécheresse devenue "une brave fille"(3),
selon les termes de Lahbib; est faite par Bakayoko qui déclare
à-N'Deye Touti
:
"Tun' a/tli.i v e.-6 p e.ut - ê.tfT.. e. p a-6 à la c.h e. vLe.l e.
de. Pe.nda. Je. -6ai-6 c.e. qu'e.lle. valait. C'était
une. vfT..aie. amie. e.t e.lle. a donné -6a vie.. rl y a
plu-6i e.ufT..-6 &aç. 0 n-6 de. -6 e. pfT..O-6 titue.fT.., tu -6 ai-6 " (4 ) .
La pire des prostitutions n1est pas la prostitution physique
ou celle qui est faite sous la contrainte;~c'est la prostitu-
( 1 ) Le.-6 Bo ut-6 de. boi-6 de. Vie.u,
éd.cit., p. 239.
( 2 ) Le.-6 Bout-6 de. boi-6 de. Vie.u, éd.cit., p. 288.
( 3 ) Ibid. , p. 348.
( 4 ) Ibid. , p. 342.

-301-
tion morale qui consiste à flatter, à flagorner, à se rendre
servile
POur réussir,
dans
la vie; c'est adopter une
attitude obséquieuse devant les outrages les plus inaccep-
tables; c'est la lâcheté, sous toutes ses formes.
Le mal ne vient donc pas toujours par la prostituée.
Awa, premi ère épouse dl un chemi not, est redoutée "pour sa
malveillance ll (l). Les veuves se partagent en deux grouoes
celles qui rentrent dans leurs familles, comme les coépouses
de Houdia M'Baye, dans Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, et qui
ne font plus parler d'elles; et celles qui tiennent à jouer
un rôle social actif, à l'instar de Vay Bin~ta, dans Xala.
Cette dernière est le type même de la"marâtre"égoïste et dé-
testable.
IICourte sur pattes, forte de croupe, visage noi-
raud et gras, les yeux pleins de malice ll (2), elle est connue
de t 0 ut 0 a k a r. Les pré t e nt ion s de cet te" t i 9 r es s el!( 3) n' 0 nt
d'égal que sa passion de paraître. Elle est une sorte de dé-
mon porteur de mort; deux fois veuve, selon la rumeur des
traditionalistes, "e ll e se devait de faire son plein de morts:
une troisième victime ll (4). Vay 8ineta se sent frustrée:
"Dé-
vareuse d'hommes, incarnation d'une mort anticipée, les hdmmes
1 a:'
f uy aie nt
et les femmes mariées de son âge préféraient
divorcer plutôt que d'être veuves à ses côtés ll , à cause de sa
( 1 ) Le~ Bout~ de voi~ de Vieu, éd.cit. , p . 223.
( 2 ) Xala,
éd.ciL, p. 14.
( 3 ) Ibid. , p.
56.
( 4 ) Ibid. , p. 55, .

-302-
"guigne"(l). Elle a tout fait pour marier N'Goné, la fille
de son frère, a El Hadji Abdou Kader Bèye; puis, à la ruine
de ce dernier, elle n'a pas hésité à la faire divorcer. El
Hadji éprouve en face de Vay Bineta une inqui~tude et une
répulsion très l)randes. "Telle une araignée, laborieuse-
ment"(2), elle a tissé autour de lui une sorte de toile dé-
moniaque. Le mariage de sa nièce est son remariage par pro-
curation, pour ainsi dire. Il a provoqué une nouvelle catas-
trophe : la banqueroute d'El Hadji. Le désordre familial, la
disgrâce individuelle sont ainsi les conséquences de la ma-
lignité de Vay Bineta, dans Xala. Cette femme rappelle à Mo-
du, le chauffeur d'El Hadji, une tante surnommée "la termite",
Iltant
elle
corrodait·
l'intérieur des gens, ne laissant
que la forme de ses victimes"(3).
Face à ce genre de femme, se dressent les combattantes
et les militantes qui veulent construire un monde meilleur
où elles auront leur part entière. Elles incarnent la vie
dans sa plénitude. Cette féminité sublimée est porteuse d'un
monde nouveau. Ce.ddo, EmLta-Z, Xala, Le. VVl.n-<-vl. de. l' Emp-<-Jte.
nous montrent des ferllllles en action. La femm.e devient l'allé-
gorie d'une société en mutation. La princesse Joor Yaasin de
Ce.ddo dit au Ceddo qui
la retient prisonnière qu'il y a plu-
( 1 ) Xala,
éd.cit. , p. 54.
( 2 ) Ibid., p . 19.
( 3 ) Xala, éd.cit. , p. 156.

-303-
sieurs sortes de 'femmes comme il y a plusieurs sortes d'hommes''(i}J
à
la
fin
du' film,
elle
tue
le
marabout qui a usur-
Pé lep 0 uv0 i r r 0 y al.
Dan s Le..6 B0 u;t.6 de. b 0 -<-.6 de. V-<- e. u
" les
hommes comprirent que ce temps, slil enfantait d1autres hommes,
enfantait
'âussi,' d'autres femmes ll (2). Ce roman est riche
de femmes combati.ves, , qui
nlhésitent pas à faire face aux
soldats et aux policiers, et à marcher de Thiès à ,Dakar pour
soutenir les ouvriers en grève. L'étudtante Rama de Xala nia
en tête que les mots II r évolution", lI or dre social nouveau ll (3).
La femme n1est pas uniquement, chez Sembène, un être
dlémotion et dlartifice. Slil existe des différences entre
les femmes, elles ne résultent pas nécessairement de ce "
que l lauteur utilise la nouvelle, le roman ou le film.
Par
exemple, les femmes sont aussi dynamiques dans le film Em-<-;taZ
que dans le roman Le..6 Bou;t.6 de. bo-<-.6 de. V-<-e.u et dans la nou-
velle Soule.ymaYl.e..
Leur diversité relève plutôt des
perspectives
1
dans
lesquelles
Sembêne les place, en particulier celle
d'un symbolisme qui
nlexclut pas les éléments spectaculaires.
,
1
(1) Ce.ddo, [scénario], éd.cit., p. 3 [Joor Yaasin .11 Yl.-<- gOOft Yl...t
wuu;tê: Yl.OOYl.U la j-<-gé.é.Yl. iU -<-;t wuu;té"].
(2)
Le..6 Bou;t.6 de. bo-<-.6 de. V-<-e.u, éd.cit., p. 65.
( 3) Xal a ,
éd. c i t., p.
167 .

-304-
Ousmane Sembène s'intéresse également à l'enfance et
à
la jeunesse. Le destin des jeunes ou leur présence lors
de certains événements n'est jamais quelque chose de gra-
t ui t.
Au xx.e siècle, beaucoup de jeunes Sénégalais ont reçu
une instruction qui leur permet d'exercer différentes pro-
fessions, manuelles ou intellectuelles. Certains, comme
Diagne, dans Ô Pay~, mo~ b~au p~upl~ 1, font leur éducation
auprès des jeunes filles, sans se poser beaucoup trop de
questions; ils sautent d'une aventure à une autre, cherchent
à
passer le plus agréablement leur temps, évitant d'éven-
tuelles liaisons dangereuses.
Xala nous montre des enfants de la bourgeoisie dakaroise
insouciants, choyés.
Leur
propreté, leur bonne tenue sont
évidentes. Ils obtiennent presque tout ce qu'ils demandent.
Ils ont un idéal bourgeois qui leur fait supporter mal les
endroits peu confortables. Pour les enfants d'Oumi
N1Doye,
la IIbaraque des grands-parents ll (l) est un enfer. Chez les
paysans, les enfants participent très tôt aux travaux des
.-
champs. Dans EmLta-Z, il en es t ai ns i. Dans-O Pay~, mo~ b~au
p~upl~ 1,
IIde l'aube au crépuscule ll (2), ils veillent sur les
tendres pousses. En ville, le marabout pousse les petits
( 1) Xala,
éd. ci t., p. 154 .
....
(2) 0 Paro, mo~ b~au p~upl~ f, éd.cit., p. 145.

-305-
écoliers à mendier, ce qui risque de les inciter à voler;
dan s Taw, i l f i xe let a ux de ce qu' ils d0 ive nt lui don ne r
chaque jour. A Dakar, la délinquance juvénile est une menace;
Ibrahima
Dieng
du
Mandat est victime d'un adolescent.
Les enfants ne jouent pas seulement à des jeux innocents;
déjà, en 1947-1948, les petits apprentfs de Thiès subissent
l 'i nf lue nce duc i néma; ils j 0 ue nt à l a gue r r e dan s Le..6 B0 ut.6
de. boi.6 de. Vie.u.
Les fils de cheminots sont l'incarnation
de la misère la plus atroce; sur les terrains vagues et in-
salubres de Thiès, des enfants "nus , perpétuellement affamés,
promenaient leurs omoplates saillantes et leurs ventres gon-
flés"(l). Au moment le plus dur de la grève des ouvriers, les
petits apprentis de Thiès apprennent à voler (2). Certains
d'entre eux ont eu une mort violente; . Gorgui a connu une
terrible agonie (3). Dans EmitaZ, Sembène utilise l'enfant
comme témoin des événements; il semble que la caméra suit
son regard; deux enfants regardent les tirailleurs qui sont
e n t rai n de bru t a lis e r des h0 mm es; un garç on ale sye ux ri vé s
sur un homme âgé blessé par les tirailleurs; l'émotion gran-
dit dans ce film grâce à ces regards innocents accusateurs;
à la fin du film, un enfant est tué par les soldats. On est
loin de l'enfance paradisiaque
de jeunes gens entourés de
jeunes filles en fleurs.
(1)
Le..6 Bout.6 de. boi.6 de. Vie.u,
éd.cit., p. 35-36.
(2) Ibid., p. 241.
(3) Ibid., p. 294.

-306-
Certes, certains jeunes hommes connaissent la détresse
du chômage. Mais d'autres aspirent a maftriser la réalité
et font preuve d'une grande combativité. Les garçons et les
filles du Ve.ltn.ie.1t de. .t'Empilte. ignorent "le fait colonial et
l'antique Afrique, et certaines de ses pratiques religieuses"(l);
ils
veu1ent- se
doter
d'urie
morale nouvelle; ils
croient a llaction et ont "le culte du courage, de la bravoure,
du
nationalisme
économique et politique ll (2).
Les catégories sociales sont riches dans leur diversité.
Membres les plus fragiles de la société, les enfants peuvent
en être les victimes. Leur condition relève parfois de la
tragédie, notamment dans Le.~ Bout~ de. boi~ de. Viiu et dans
Emita..Z.
Cependant, la jeunesse est une sève vivifiante qui
donnera au Sénégal de demain un aspect nouveau. L'évocation
de son destin permet particulièrement au cinéaste de saisir
au vif l'absurdité ou la cruauté de certaines situations ou
de certaines attitudes.
La vision du cadre, des lieux, des objets et des couches
sociales
qu
Sénég~l,
dans les nouvelles, les romans et
(1)
Le. Ve.ltn.ie.1t de. .t'Empilte., éd.cit., t.
II, p. 58.
(2) Ibid.

-307-
les films d'Ousmane Sembène, suppose 1 ·observation, dans
une grande mesure. L'auteur obéit, en partie, a une tra-
dition de la littérature pittoresque et historique.
La représentation du Sénégal est surtout signifiante.
Elle est idéologique. L'écrivain et cinéaste Sembène veut
révolutionner la vie sociale dans une perspective marxiste,
mais aussi morale. La société est une sorte d'organisme
malade qu'il faut disséquer et soigner. Sembène critique ou
exalte les éléments constitutifs du réel sénégalais. Ses
descriptions et ses évocations mettent en question notre fa-
çon de percevoir les choses et les êtres.

-308-
TRO!slt~'E PART!E
UN RËALISME MYTH!~UE

-309-
INTRODUCTION
L'esthétique et l'éthique supposent une psychologie
de l'individu et de la société. L'histoire de l'individu
est en relation étroite avec une conception de la société.
Ne nous arrêtons pas trop au titre de certains romans ou
films d'Ousmane Sembène, notamment Emitai (Dieu du tonnerre)
ou Xa.la. (impuissance' sexuelle temporair~). Emita..Z. n'est pas
une histoire sainte. Xa.la. n'est pas un traité scientifique
sur une maladie. Ces oeuvres décrivent des moeurs:,des com-
portements sociaux. Des oeuvres comme Ceddo, Ô Pa.y~, mon
bea.u peuple 1, Le Ve~nie~ de l'Empi~e , tendent vers une ex-
plication des lois de l'évolution sociale au Sénégal. La. Noi~e
de ... , Le Voeke~ noi~,
Le Ve~nie~ de l'Empi~e ont un titre
qui évoque l'individu.
Le personnage peut être peint à travers sa communauté,
sa religion, son langage, son comportement, avec ses quali-
tés et ses défauts.
Il a une expéri ence et une hi stoi re. La
mythologie romanesque le fait évoluer avec ses facettes plus
ou moins multiples dans la société. Certaines figures se font
remarquer par leur audace et leur liberté; ce sont de fortes

-310-
individualités qui s'intéressent aussi bien au passé, au
présent, qU'à l'avenir; un immense élan gronde en elles;
elles descendent dans l'arène de la société pour se colle-
ter avec les réalités. En effet, la société et l'individu
ne sont pas nécessairement à opposer. L'homme est inclus
dans les hommes. Cela nous paraît un des caractères essen-
tiels du Sénégal dans l'oeuvre de Sembène. Celui qui fuit
les réalités sera rattrapé par elles. Ce n'est pas une ques-
tion de sociabilité, mais un problème de responsabilité et
de p~ise de conscience.
Dès lors, le réalisme devient mythique chez Sembène. Le
réalisme est conçu à la fois comme une tentative de descrip-
tion minutieuse et objective du réel et comme une tendance
à représenter ses aspects les plus épurés, voire idéalisés.
Le mythe permet à l'écrivain-cinéaste d'amplifier ou de sim-
plifier les faits et les personnages pour exposer sa doctrine
et ses idées. C'est dtre que la création est avant tout une
construction de l'esprit, faite de paroles, de mots et
d'images.

-311-
CHAP!TRE l
LA VIE EN COMMUNAUTE
tentative d'U~è démythification.
L'oeuvre romanesque et l'oeuvre cinématographique
d'Ousmane Sembène posent la problématique des rapports
de l'individualité et de la solidarité au niveau de la
communauté et de la famille, dans différentes manifesta-
tions de la vie sociale, notamment la fête, les coutumes
et l'amour. Dans une société en pleine évolution, l'homme
semble appelé à être à la fois solidaire et. personnel.
Le sentiment d'appartenance au groupe est très fort
au Sé né gal. Lac 0 hé s ion soc i a le sem an i f est e par des réa l i -
sations concrètes
. Les hommes se retrouvent souvent les
uns les autres. Selon la sagesse populaire,
Ill l être a pour
remède l'être ll (l). Le sens de la communauté est hérité de
la tradition ancestrale. Les habitants du village où habite
Serigne Mada Il pra tiquaient la solidarité communautaire ll (2).
Mê me à Da k a r, lie nt rai den e fa i t pas dé f a ut.
~~ a meS 0 fi
en
est certaine: IlLes voisines ne nous ont encore jamais lais-
sés mourir de faim ll (3).
Une bonne Il po ignée de main ll :
voilà
( 1) Vé h-<' - C-<. 0 ~ an e. , é ct . ci t., p.
10 3 .
( 2) Xal a,
éd. ci t.: p.
108 .
(3)
Le.~ Bou:t~ de. bo-<'~ de. V-<'e.u, éd.cit., p. 116.

-312-
comment un chômeur paie le charretier de Boltom Saltlte.-t qui
l'amène chaque jour au centre-ville 00 il va chercher du
travail. L'homme ne meurt pas de faim au milieu de personnes
A
qui
peuvent· l'aider. Dans 0 PalJ~, mort be.au. pe.u.pte. !,
la mère d'Itylima envoie "une poule tous les trois jours"(l)
a Isabelle, ta~dis qu'Oumar Faye
est immobilisé par une
blessure. Faye lui-même fournit de la semence a des paysans
dont les champs ont été dévastés par les criquets; il ne
leur demande aucune garantie en cas de mauvaise récolte;
"je pe rd rai mon bi en, mai s je re ste rai a ve c vou s ! " ( 2 ), 1eu r
déclare-t-il. L'hospitalité est aussi une règle de la vie
sociale. Les campagnards casamançais utilisent la demeure
de Faye comme si elle leur appartenait. Isabelle, qui vient
d'arriver au Sénégal, est complètement stupéfaite: "comment
pouvait-on ainsi disposer de la maison, de quelqu'un sans
l'avoir consulté?"(3). Ainsi nous demandons-nous s'il n'y a
pas d'excès dans le comportement de certains membres de la
collectivité. Les servitudes de la vie communautaire sont
parfois insupportables. Dans Le. Martda-t,Mety, la première
épouse de Dieng, explique à son mari le comportement des es-
pions qui veulent savoir s'il a reçu de l'argent :"Des gens
viennent intentionnellement voir ce qui bo~t dans notre mar-
mite"(4).
(1) U PalJ~, mort be.au. pe.u.pte. !,
éd.cit., p. 96.
(2)
Ibid., p. 156.
(3) Ibid., p. 109.
( 4) Le. Martda-t,
éd. ci. t., p. 171.

-313-
La solidarité communautaire peut être gravement fissu-
rée. Le crime peut déterminer contre un individu une réac-
tion collective de rejet. Lorsqu'un acte est jugé néfaste à
la société, son autèur tombe dans l 'opprobre, en y entraî-
nant quelquefois sa famille. La société sénégalaise, surtout
dans ses aspects traditionnels, est régie par des lois qui
réglementent les pratiques sacrées, le rite, toute une éti-
quette. Peut être jugé criminel un acte qui offense la morale
collective~. Ain.i J. l linceste provoque une répulsion géné-
rale. Véh~-C~o~ane nous donne de cela un exemple édifiant.
Khar Madiagua Diob, qui a eu un enfant de son père Guibril
Guedj Diob, est expulsée du village de Sant~iu-Niaye,
sur
une décision des notables. Sans se concerter, tacitement,
les villageois mettent le père au ban de la société: un
jour, à la prière, "tous abandonnèrent la mosquée, le lais-
sant seu 1"; lorsqu 1 i l "me tta i t ses babouches à 11 entrée" de
ce même lieu, "tous retiraient les leurs"(l). Nous assistons
à un phénomène presque invraisemblable à la campagne: Gui-
bril Guedj Diob est solitaire dans son village. Sa disgrâce
rejaillit sur sa femme:
la communauté "1 ui tournait le dos,
la laissait seule en tête à tête avec sa honte, elle la ré-
prouvait"(2). Ne pouvant pas supporter la blessure faite à
son orgueil de femme noble, elle met fin à ses jours. Les
(1) Véh~-C~o~ane, éd.cit., p. 74.
(2) Ibid., p.31.

-314-
villageois ne tolèrent pas le scandale de 1 l inceste. Y a-t-il
de
1 'hypocrisie dans la réaction de certains notables?
Cela est incontestable, bien que celle-ci n'explique pas
tout. Lorsqu'un individu a des prétentions au pouvoir local,
il ne raisonne pas toujours impartialement. Les notables
auraient pu se_demander si Guibri1 Diob n'était pas intérieure-
ment
malade. Mais 5embène tient à donner à 1 1affaire un
caractère complexe. Les instincts collectifs sont parfois
traversés par~des calculs personnels diaboliques. Lorsque
Guibri1 Guedj Diob est tué pa~ son fils, seul Déthyè Law ose
accuser le véritable coupable :"5i l'homme perd le courage
de di rel a vé rit é, au tan t mou ri r. [•••J Mé d0 une 0 i 0 b est 1 1i ns-
tigateur de 1 1assassinat de son frère aîné"(l). Clest le dé-
sir de puissance qui est à la base de 1 lattitude des complices
de
Médoune' Diob qui voulait devenir le chef du village,
à 1a pla ce des 0 n f r ère. 5 i 1a soc i été est mor ale,
ce r ta i ns
de ses membres sont complètement amoraux. Il nous faut perdre
une
conception
trop idyllique de la vie communautaire.
Entre l'apparence de vertu et le vice véritable, la méchance-

est parfois le seul lien. Faire le parangon de vertu
n'empêche pas d1être un
monstre terrible.
5embène nous fait perdre d1autres illusions encore
sur 1 1aute1 de la communauté. Celle-ci peut receler des

-315-
groupes d'influence. Les hommes d'affaires de X~l~ ne sont
pas seulement un groupement de commerçants. Ils ont une
règle de vie qui n'admet pas d'être transgressée. Ce sont
des voleurs; mais il faut que chacun donne à son vol "as-
pect d'une transaction plus ou moins classique. El Hadji
Abdou Kader Bèye déclare à ses collègues :"nous avons émis
des chèques sans provisions, fait le trafic,de bons de mar-
chandises, de denrées alimentaires"(l). Il faut faire toute cette
fraude, dans les règles de l'art, en contrebandier qualifié.
Or El Hadji nia pas compris tout à fait cela; si ses collègues
ont
bespin
de· lui 1 ils ont encore plus besoin de l'im-
punité. Les maladresses d'El Hadji risquent de ternir leur
image de marque. Alors, la bande d'affairistes retournera
ses griffes contre lui. Il apprend qu'entre eux, les attitudes
sont toujours pareilles,au fond :"lui-même s'était conduit
de 1a mê me man i ère vis - à-v i s de 1 1 und 1 eux qu' ils vou lai e nt
liquider en son temps"(2). Les affairistes se désolidarisent
diE 1 Ha dj i :" Lev ide se fit a uta ur de 1ui " ( 3 ). Les rel at ion s
entre El Hadji et ses anciens collègues se terminent sur ces
mots cruels dans leur horrible simplicité. Même dans la cra-
pulerie, il faut suivre une règle. Grâce à l'histoire du
groupement des affairistes, l'auteur nous montre que pour
qu'une vie associative soit valable, il faut qu'elle soit
basée sur la justice sociale, le respect et la confiance mu-
tuels.
(1) X~l~1 éd.cit., p. 140.
(2) Ibid., p. 130.
(3) Ibid., p. 142.

-316-
L'idée de communauté est encore ébranlée par certains
aspects de la société sénégalaise. Sembène n1hésite pas à
nous présenter des confl its entre des membrés de càstes, différentes,
L.'hérédité
détermine
bien des actes. L'individu se heurte
à
11 immobi l isme
de la tradition héréditaire. La réunion
des notables est parfois troublée par des querelles de pré-
séance. Se sentant défié par Massiré N'Gom, Demba M'Boup lui
dit avec colère :"Tu es un griot [•••]. Tu dois parler le der-
nier et te taire le premier"; à quoi l'autre répond :"Je suis
le griot de Dieu !"(1). Même le milieu ouvrier des Bout-6 de
b0 -i.-6 de V-i. eu, à Th i ès, est gr an gr en é par l' es prit der a ng •
A Bachirou qui dit qu'il n'est pas de caste inférieure, en
regardant Boubacar, ce dernier rétorque :"Tu crois donc que
j!en suis, moi? Je suis forgeron de naissance et de métier
et si, par la force des choses, mes parents ont dû accepter
d'être de basse condition, moi je ne serai jamais l'esclave
de personne"(2). La tyrannie de la tradition se mar.que aussi
bien au niveau de la vie personnelle qu'au niveau des rela-
tions interpersonnelles, dans Le Ve~n-i.e~ de l'Emp-i.~e. Mam
Lat Soukabé, le ministre des Finances, et Daouda, le Premier
ministre, ont reçu "des éducations" qui les ont distingués,
"dès leur tendre enfance"(3). Mam Lat Soukabé est lE~ fils
d'un ancien chef de canton, le Bourba Ayane, qui avait pour
( 1 ) ""
o PaY-6, mon beau peuple l, éd.cit., p. 20.
( 2 ) Le-6 Bout-6 de bo-i.-6 de V-i.eu, éd.cit., p. 46.
( 3 ) Le Ve~n-i.e~ de l'Emp-i.~e,
éd.cit., t. l, p. 101.

-317-
conseiller Gorgui Massamba, griot de naissance, père de
Dao uda. ~1 am Lat Sou kab é a été Il é lev é , ber c é dès son en fan ce
par les actions héro'iques de ses ascendants Il ;
il rêve "d 'être
le
continuateur
de
cette lignée de héros disparus"; il
est habitué aux louanges (1). Au contraire, le Premier mi-
nistre "s ouffrait d'une tare de naissance, qu'il enfouissait
au plus profond de son être ll (2); il a été introverti par son
ambiance familiale et~son éducation originelle. Ces deux édu-
cations témoignent du poids de la société dans laquelle des
individus sont formés selon les types sociaux des générations
qui les précèdent. Lorsque le Président de la République a
désigné Daouda Premier ministre, Mam Lat So~kabé a manifesté
ouvertement son désaccord.
Autant que les facteurs héréditaires, des éléments
nouveaux ont contribué à la destruction de l'idéal communau-
taire. Par leur contact séculaire avec les Européens, les
urbanisés de Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Gorée, se sont
crus plus II c ivilisés ll que les autres Sénégalais (3). Des
moeurs nouvelles créent de nouvelles différenciations qui
ont pour conséquence l'édification de nouvelles barrières.
Les II c ivilisés" parodièrent les Européens et " ac quirent
une mentalité prétentieuse"(4). Une société réduite s'implante au
( 1 ) Le VVttt-i.eJL de .l' Emp-i.JLe, éd.cit., t • l , p • 100.
( 2 ) l bid. , p. 24.
( 3 ) l bid. , t. II, p. 22.
(4 ) l bid. , t. l l , p. 23.

-318-
sein de l'ancienne société. Au milieu du XXe siècle, les
mauvaises conditions de vie ont dénaturé, sinon brisé le
sens communautaire, dans certains milieux urbains. Dans
L~ Mandat, certains Dakarois font rentrer leurs sa~ de riz
1I1a nuit venue ll (I), pour ne pas lespartager avec leurs voi-
sins. IIMaintenant, chacun vit pour soi ll , déclare Ibrahima
Dieng (2). En ce s~ècle oD nous sommes, l'argent est devenu
de plus en plus le poison de la société. Le titre du Mandat
est significatif. Parce qu'ils soupçonnent Dieng de vouloir
garder son mandat au bénéfice de sa
famille seule, les voi-
sins, II s ans se l'avouer ll (3), souhaitent son malheur. L'ar-
gent détruit l'amitié, pervertit les gens; là où domine l'ar-
gênt, il n'y a plus rien de sacré. Lorsque tout se mesure à
l'aune de l'argent, l'honneur, la délicatesse, la vérité, la
sin cé rit é pe rd e nt leu r val e ur. Il ~1 a l heu r' à cel ui qui a i nven -
té l'argent ll , dit une femme, dans L~ Mandat; liEn fait, dans
notre pay?, depuis quelque temps, l'argent tient lieu de mo-
rale ll (4), renchérit quelqu'un d'autre. Dans la lettre qu'il
adresse à son neveu, Dieng résume le sentiment des gens qui
ne veulent pas se laisser étouffer par la 'satanique loi de
l'argent :IIDe nos jours, l'étoffe de la confiance s'effrite.
Je te demande de ne pas considérer l'argent comme l'essence
de la vie. L'argent comme essence de la vie ne te conduit que
( 1) L~ Mandat, éd.cit., p. 17l.
( 2 ) Ibid., p. 154.
( 3 ) Ibid., p. 168.
(4 ) 1bid. , P• 176.

-319-
sur une fausse route où, tôt ou tard, tu seras seul. L'ar-
gent ne solidifie rien. Au contraire, il détruit tout ce
qui nous reste d'humanité ll (l). Le culte de l'argent conduit
à une impasse sociale, morale, spirituelle, intellectuelle.
Il risque de miner la société et de lui enlever ce qu'elle
a de sublime.
Une certaine forme de fête compromet le sens de la
vie communautaire. Certes, il existe dans l'oeuvre de Sem-
bène plusieurs fêtes, avec des orchestres modernes ou tra-
ditionnels; même la révolte est une fête, sous certains as-
pects. Mais lorsqu'elle sert à l'ostentation, la fête perd
son vrai sens. La cérémonie du mariage d'El Hadji Abdou Ka-
der Bèye et N'Goné, dans Xala, est une dégradation de l'es-
prit de fête. Elle traduit une rupture, une concurrence mal-
saine au sein de la société. A cette occasion, El Hadji fait
des dépenses incalculables. IIDe ce mariage, tout Dakar est
au courant ll (2), dit Rama,la fille aînée d'El Hadji,'avec 4nepointe de
Ôénigrement. El Hadj,; veut s'imposer à1a société en gaspillqnt. La fête
n'est plus alors l'épanouissement de soi
dans l'allégresse
ou la revanche sur le malheur, mais l'occasion de défier la
société, au prix de la ruine future.
(1) Le. Manda:t, éd.cit., p. 182..
(2) Xala, éd.cit., p. 78.

-320-
Les Sénégalais ne sont pas tout à fait dénués du sens
de la communauté dans les oeuvres de Sembène. Mais la so-
lidarité est mise en question par des données sociales et
historiques dont les effets sont nuisibles, à un certain
degré. Pourle créateur Sembène, la communauté est une scène
restreinte où les sentiments s'aiguisent, en quelque sorte.
*
*
*
La famille tient une place importante dans la repré-
sentation du Sénégal chez Sembène. C'est une forme d'orga-
nisation sociale significative, à plusieurs égards. Frédé-
ric Le Play affirmait déjà au XIXe siècle que "le régime
de la famille imprime lUX populations leur caractère distinc-
tif et crée ainsi leur destinée"(I).
L'évolution de la structure familiale peut être consi-
dérée comme une métaphore du devenir social. La cohésion fa-
miliale est~ un fait indéniable dans les oeuvres de Sembène.
Les membres de plusieurs familles partagent ensemble leurs
joies et leurs chagrins,et ont beaucoup de bonheur à rester
(1) LE
amille ~elon
le
et

-321-
entre eux. Par exemple, dans 6 PaY4, mon beau peuple J, Jean
Gomis lIavait préféré demeurer au bercail et aider son père
dans la boutique ll (l). La solidarité familiale est une réali-
té, comme le dit Isabelle dans la lettre qu'elle adresse à
ses parents français :IIIci la famille joue un rôle énorme.
Tout est mis en communauté, on nia rien à soi et 10rsqu ' on
donne,
c'est
avec 1 1 idée que si demain on a besoin de prendre,
on
pourra
le
faire ll (2). La famille est élargie au ni-
veau de 1age n s. Dan s LeV 0 cil. elL no ..i.1L, Bou bac ar, lia î né de
la famille des Diaw, n ' oub1ie pas ses droits de chef; non
seulement, il envoie de l'argent à son neveu emprisonné en
France pour qu ' i1 s'achète des livres, mais aussi il prend,
pour le défendre, un
avocat qui lui IIcoOte 'très cher ll (3).
Le mandat qui pose tant de prob1èmesà Ibrahima Dieng lui a
été envoyé par son neveu qui travaille en France (4). En
général, les
femmes savent attirer à elles les bonnes gr~es
des
membres
de la
famille de leur mari. Ainsi, les deux
épouses de Dieng, lien accueillantes be11es-soeurs ll ne laissent
pas
rentrer
à
son
village 1 'aînée de leur époux les
mains vides
Il
: Chacune
avait sorti du fond de sa malle un
vêtement de choix pour le lui offrir ll (5). Ceci montre le
poids du mari dans la famille •
....
( 1 ) o PaY4, mon beau peupleJ, éd.cit., p. 173.
(2 ) l bid., p. 77.
( 3 ) Le Vock.elL no..i.lL, éd.cit., p. 21-
( 4) Le Mandat, éd.cit ••
( 5 ) Le Mandat, éd.cit., p. 160-161.

-322-
En effet, dans la société patriarcale de l'oeuvre de
Sembène, le pouvoir du père est parfois très grand. Le père
a la dimension presque d'une divinité; il règne en maître
absolu dans la famille traditionnelle. liEn Afrique, on ne
contredit pas son père"(l). Moussa Faye, le père d'Oumar
Faye, dans 0 Pau~, mon beau peuple !, est l'archétype même
du patriarche. Agé, vénéré par ses congénères, ayant trois
femmes et plusieurs enfants, il est un homme d'honneur et
de méditation. Il a le pas sur son fils :"Moussa pouvait
lui dire tout ce qui traversait
son esprit, alors que lui
devait se contenter d'acquiescer ll (2). Le père fait parfois
sentir son pouvoir avec intransigeance. L'autorité pater-
nelle se veut incontestable. Moussa exige de ses femmes une
obéissance totale. Nous avons l'impression qu'il se sent
responsable de leur salut. Une scène du roman est particu-
lièrement révélatrice: elle a pour protagonistes Moussa
Faye et sa première épouse Rokhaya Guèye qui se sont rencon-
trés,par hasard, hors de chez eux:
n
_
oa va~-tu ?
- Vo~~ Ha~e [~u~nom d'Oum~ Faye],
~épond~t Ro~haya avec gêne.
- Rent~e à la conce~~~on, o~donna le
~
( 1 ) o Pay~, mon beau peupleL éd.cit., p. 70.
( 2 ) Ibid., p. 70.
( 3 ) Ô Pay~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 50.

t
1
-323-
1
Un mari ne peut pas être plus tyrannique. La volonté de la
1
femme est annihilée; nous assistons à une véritable ablation
de sa
personnalité. La hiérarchie de la famille patriarcale
t
se
manifeste
avec netteté: le mari est maître, après Dieu,
1
ou peut-être avant: la question se pose. La femme se fait
humble, sans réplique. Elle est au service de 1 'homme. Le ma-
[
ri ne riva1ise-t-il pas avec Dieu dans sa détermination à do-
miner et à posséder complètement la femme? Tout semble le faire
1
croire.
1
Moussa Faye est polygame comme le veut la tradition.
1
L'oeuvre de Sembène nous présente deux images de la polyga-
1
mie: d'une part la polygamie sans problèmes, de l'autre la
polygamie à problèmes. La paix règne entre les trois épouses
1
de Moussa Faye qui partagent la même maison, peut-être parce
qu'il gouverne sa famille avec fermeté et sans favoritisme:
1
"jamais de disputes entre ses femmes. Elles avaient chacune
1
leur tour dans le lit conjuga1"(1). Mieux encore, toutes
trois "possédaient les mêmes droits materne1s"(2) sur Oumar
1
Faye, le fils aîné de la première épouse. Celle-ci a senti
les
deux autres mariages de son mari comme des soulagements
1
successifs qui lui ont permise de s'adonner librement à la
1
sorcellerie. Il n'y a aucune haine non plus entre les "deux
1
(1) "
0 Pa.y..6, mon bea.u. peu.ple ! ,éd.cit., p. 16.
( 2)
l b id. •
1
1
1

1
1
-324-
1
1
inséparables, Marne Safi et Bineta"(l), qui ont le même
mari Deune, dans Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu.Dans Le Mandat,
1
la vie entre co-épOUS5 prend la dimension d'une complicité·
active. Devant la naTveté d'Ibrahima Dieng, Met y et Aram,
1
ses deux épous~s, s'érigent en remparts pour protéger leur
(
famille des assauts des voisins. Elles ont une façon de se
dévisager q~i est un code secret entre elles; elles se con-
[
certent avant d'agir (2). Pour détourner la curiosité des
voisins, Met y annonce que l'argent que devait recevoir son
1
mari a été volé; celui-ci lui demande avec inqui~tude com-
ment il pourra s'expliquer si 1 'on découvre que le mandat
[
est à l a poste
t
"- Quand c.e jouit v~endJta., Jté.pond~ que
c.'e~t Met y qu~ a ment~.
- Mo~ au~~~, altt~c.ula AJtam"(3).
Indignée, ~1ety lance à son mari un regard accusateur: "es t- il
vraiment
bête
ou j uge - t - i 1 que cie s t no us qui 1e s 0 mm es? Il ( 4 ).
Même intérieurement, cette épouse réfléchit au pluriel, en
quelque sorte, grâce au pronom personnel " nous " qui associe
Aram à ses pensées.
(1) Le~ Bout~
de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 326.
(2) Le Mandat, éd. cit., respectivement p. 134 et p. 136.
(3) Ibid., p. 172.
(4) 1bid., p. 172.

-325-
Cependant, la po1Y'3amie fait souvent de la fami lle
un noeud de vipères. Les femmes ne s'entendent pas; elles
se querellent, s'épient, s'énervent, se jettent des ana-
thèmes; c'est l'enfer sur terre. Dans le milieu ouvrier
des Bout~ de bo~~ de V~eu, à Thiès, lorsqu'un gréviste
touche sa part de soutien, il la remet tantôt à l'une,
tantôt à l'autre de ses épouses :lIi1 s'ensuivait.parfois
de véri-f:ab1es batai11es ll (I). Mais c1est la famille dakaroi-se
d'El
Hadji
Abdou Kader Bèye, dans Xala, qui constitue
l'exemple le plus édifiant de la polygamie à problèmes. Pen-
dant ll p1us de quinze ans ll (2), Adja Awa Astou et Oumi N'Doye,
deux épouses d'El Hadji, ne se sont vues que sept fois. La
mesquinerie des conflits prête parfois à sourire. Devant
aller à la cérémonie du troisième mariage d'El Hadji en com-
pagnie d'Adja Awa Astou, Oumi N'Doye pose cette question cri-
tique :IIQui de nous deux, elle ou moi, doit se mettre à
l'arrière de l'auto avec toi?lI; avant que le mari ait le
temps de répondre, elle ajoute :IIEh bien, tous les trois!II(3),
car ce jour-là El Hadji n'est ni à 1 1une ni à l'autre, mais
à la troisième. Le S1gectac1e de 1 'Ilintronisation ll de cette
dernière leur rappelle douloureusement leur bonheur passé,
lIà l'aurore de la vie conjuga1e ll :IIElles ressentaient de
cruelles morsures d'amertume ll (4). Oumi N'Doye, qui a été la
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 229.
(2) Xala, éd.cit., p. 36.
(3) Ibid., p. 32.
(4) Ibid., p. 37.

-326-
préférée d'El Hadji, se sent particulièrement blessée:
"L'idée qu'elle était une deuxième, une facultative, l,len-
rageait. Cette position du milieu, cette escale était inte-
nable
j)our les[•• ~ co-épouses. La première épouse impliEjue
un
chqix,
elle· est une élue! La deuxième est une facul-
ta:tive! La troisème? Une estimée "; la seconde épouse est
" un e charnière"; "e ll e se voyait en disgrace"(l). Ce qu'il
y a de plus grave dans la mésentente familiale, ce sont
ses conséquences au niveau des enfants. Chaque épouse vit
isolée avec ses enfants dans sa propre villa. Clest le r~ne
de
l'instabilité
et
de l'éparpillement. La famille
éclate en plusieurs foyers. Les idées de 1a.parenté sont
dévalorisées. Les pratiques familiales coutumières s'altèrent.
C'est
~ne
'désorganjsation
qui fait perdre le sens de
l'appartenance à la même lignée. Rama s'oppose catégorique-
ment à ce que soient logés chez sa mère les enfants d'Oumi
N'Doye dont la villa a été saisie par les autorités judi-
ciaires :"Nous nlavons pas les moyens. Cette maison appar-
tient à notre mère. Il nlest pas question dly introduire
des frères consanguins ou des soeurs consanguines"(2). Ce
que Sembène appelle la Ipolygamie-géographique"(3) disloque
la cellule familiale. La progéniture " ne voyait qu'épisodique-
ment
le
père", ce dernier n'étant "que de passage"(4)
(1) Xala, éd.cit., p. 58-59.
(2) Xala, éd.cit., p. 155.
(3) Ibid., note de la page 104.
(4) Ibid., respectivement p. 103 et p. 115.

-327-
chez chacune des épouses; les résultats scolaires des en-
fants "sont très souvent médiocres"(I). La polygamie est
un fléau, dans une très large mesure. El Hadji Abdou Kader
Bèye s'est ruiné, en contractant un troisième mariage. C'est
alors qu'il a commencé à comprendre que l'homme n'a pas be-
soin de vivre avec plusieurs épouses :"Désemparé, devant
tant d'adversité, il était allé se réfugier chez sa première
épouse. C'était dans une famille, avec sa Awa, qu'il se sen-
tait en sécurité, rassuré"(2).
Par ailleurs, comme au niveau de la communauté, le pro-
blème des castes peut se poser au niveau de -la famille. Dans
Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, la soeur aînée du Premier ministre
a voulu initier l'Antillaise Guylène, la femme de son frère,
au rôle de sa belle-famille; elle a tenu
à faire d'elle une
griote; Guylène s'est fâchée :"Elle ne pouvait digérer, même
par pure forme, d'être de naissance inférieure"(3). Le Pre-
mier ministre lui-même a dû essuy~r
Jn véritable affront de
la part de Madeleine, une étudiante sénégalaise qu'il a vou-
lu épouser; deux semaines~avant la cérémonie~ celle-ci lui
sort sans ménagement :"Ni mon père ni ma mère ne sont d'ac-
cord pour notre mariage'r~~ais le divorce peut exister entre
mari et femme d'une même caste. Il est quand même remarquable
de constater que Sembène n'insiste pas beaucoup sur le divorce.
(1)
Xa.la.,
note de l a page 104 . ..
(2)
Xa.la.,
éd.cit., p. 151- 152.
(3) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit., t. II, p. 96.
(4) Ibid., t. l, p. 33.

-328-
Il Y a cependant quelques cas intéressants dans son oeuvre.
Dès qu'elles se sont aperçues qu'El Hadji Abdou Kader Bèye
s'est ruiné, les
deux dernières épouses 1 'ont l~ché, n1at-
tendant plus rien de lui; la vénalité de certains Dakarois
de X~l~ ne les pousse pas au pardon. Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e
note le divorce de Madjiguène Ndoye. Madjiguène est assez
riche et elle a eu deux enfants avec Attoumane Diop, son
ancien mari.
Ce qui intéresse Sembène dans 1 'histoire personnelle
de cet t e f e mm e est aille urs. ~1 adj i 9uè neNd 0 Ye ale Il cou r age
n
socia1
de
vivre
lien union 1ibre" avec le journaliste
Kad (1), à Dakar. D'autres personnages des oeuvres de Sembène
remettent en cause les normes traditionnelles. Déthyè Law
proclame avec force qu'un homme ~gé qui prend pour épouse
une fille de l'âge de sa fille
commet un. inceste: " une
fille que tu as baptisée, cette fille, en l'épousant, c'est
ta fille que tu épouses"(2). Dans l'oeuvre de Sembène, la
famille est, en quelque sorte, condamnée à évoluer. La so-
1idarité familiale peut être rompue. Ramatou1aye accuse son
f r ère, 1e n0 t a b1e t~ a big ué, dia v0 i r Il vol é 1e lot i s sem e nt Il de
leur famille en disant qu'elle est une fille illégitime (3).
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit., t. 1, p. 220.
(2) Véh~-C~o~~ne, éd.cit., p. 70.
(3) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu,
éd. cit o ,
p. 83.

-329-
Les relations entre frères ne sont pas toujours faciles.
Chacune des retrouvailles de Badou, le communiste, et de
Diou1dé, le député anti-communiste, finit par une querelle
politique :"Nés d'une même racine, chacun se nourrissait
dlune autre sève de vie"(l). Les mutations sociales provoquent
de
nombreux
conf1 its - . ou de simples transformations
....
entre les générations. 0 Pay~, mon beau peuple! nous offre
le spectacle de la confrontation entre Oumar Faye et ses
parents.Djia Umre1 Ba a dû réconcilier son mari Cheikh Ti-
diane et son fils Badou, le communiste: les positions ex-
trêmes de celui-ci "ren daient tout rapport avec son père
exp1osif"(2). Llétudiante progressiste Rama a l'audace de
.
dire à son père El Hadji Abdou Kader Bèye qu'un " po 1ygame
nlest jamais un homme franc"(3); le chef de famille répond
par une gi f 1e. Dan s 1e fil m Ta.w , l e hé r 0 s .qui t tel a mai son
de ses parents, en compagnie de sa fiancée enceinte qui e11e-
même a été expulsée de chez elle à cause de sa grossesse.
Dans Em.LtaZ, un ancien du village déclare, désabusé :"Avant,
le fils héritait du père. Aujourd'hui, le père hérite du fi1s".
Nous assistons presque au renversement d'un monse. Les fils
et les filles revendiquent leur liberté, le droit de choisir
leur propre destin, d'assumer leurs responsabilités. Ce qui
. - ....... ~
• •
0-
• • • • •
( 1 ) Le VeJt n-i. eJt de l' EmpDte, éd.cit., t. l , P. 119.
( 2 ) Le VeJtn-i.eJt de l' Emp-i.Jt e, éd.cit., t. l , p. 65.
( 3 ) Xa.la., éd.cit., p. 27.

-330-
est dit de Tioumbé et de sa
mère Ouhigoué, dans L'Ha~mattan,
est valable pour eux :IILa mère et la fille n'appartenaient
pas au même monde, ne partageaient plus le même monde. La mère
ne
pouvait
comprendre que 1 'uniformité, la règle du temps
-son temps - ce temps qui passait. Tioumbé ne pouvait plus
accepter 1 'uniformité et cette règle du temps écoulé. Elle
rejetait, pour enfanter un autre monde, un temps nouveau ll (l).
L'intensité du conflit des générations est, paradoxa1·e-
ment,
le
signe d'un profond attachement des parents à leurs
enfants. Un personnage des Bout~ de bo~~ de V~eu fait a11u-
sion à des célibataires qui IIhabitent dans les maisons des
autres"(2), à Thiès. Mais rares sont les individus qui demeurent
célibataires
Les
hommes
se marient,font des enfants
tant qu'ils peuvent, en général. L'idée d'une famille peu
nombreuse se conçoit peu ou mal. Les parents tiennent à la
réussite sociale et au bonheur de leurs enfants. 'Ngoné War
Thi and um Il a vait sou hait é, pr i é pou r Khar r·1 a dia 9ua 0i 0 b, s a
fille, un homme travailleur, pieux, de bonne caste, sans dé-
faut de 1ignée ll (3). El Hadj i Abdou Kader Bèye regrette que
Rama soit une fille :IID'un garçon, il en aurait fait que1-
qu 1 un ll (4). Quant à Rokhaya Guèye, son attachement à son fils
(1) L'H~mattan, Paris, Editions Présence Africaine, 1980,
p.
252.
( 2 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 232.
( 3 ) Véh~-C~o~ane, éd.cit., p. 34.
(4 ) Xala, éd.cit., p. 127.

-331-
unique Oumar Faye relève de la possession. Elle souffre de
le voir marié à Isabelle; elle n'hésite pas à souhaiter sa
mort :"11 aurait mieux fait de mourir à la guerre que faire
ce qu l i1 a fait ll (l). Elle ne supporte pas de le voir séparé
d'elle. Une grande amitié peut lier parents et enfants.
IIRama saisissait les moindres peines de sa mère ll (2).
Ainsi, la famille est l'un des domaines privilégiés
qui permettent à Sembène de montrer les bouleversements qui
secouent la société sénégalaise. Refuge ou paradis, elle est
aussi un lieu de conflits dramatiques, particulièrement dans
les romans.
*
*
*
Les Sénégalais de l'oeuvre de Sembène conservent cer-
taines coutumes. Mais celles-ci peuvent être remises en cau~e
ou
détournées
de
leur sens originel.
Les coutumes de l'époque royale font de la cour un
espace théâtral, dans Ceddo. Tout y est minutieusement réglé
par un cérémonial qui donne aux attitudes des personnages le
(1)
"0 P~y~, mon be~u peuple 1, éd.cit., p. 22.
(2) X~l~, éd.cit., p. 41.

-332-
caractère d'une rèprésentation. Jogomaay, le représentant
des sujets du roi vient planter devant celui-ci une longue
lance; cet acte a une signification. Jogomaay proteste contre
. ·1 '0 ppre,s S ion
subie'
par les siens, la saisie de leurs
récoltes et de leurs troupeaux (1). Son comportement est
grave et digne, obéissant à un protocole du geste précis.
Le paraître correspond ici à une manifestation de sentiments
vrais et non de superficialité. Même s'il est prédéterminé,
le geste n'a rien de vain; sa fonction sociale est capitale.
Beaucoup de coutumes subsistent dans le Sénégal du
XXe siècle. Les jeunes baissent les yeux devant les personRes
respectables '(2)~.
L'individu
rend visite aux voisins,
"comme l'exige la politesse africaine au retour d'un long
voyage"; "selon la vieille coutume", ils ont droit lIà leur
part du voyage"(3). Quand une personne veut honorer un hôte,
elle étend "s ur son passage des tissus précieux"(4).Dans certaines
familles,
des
bijoux
se transmettent de génération en
génération :IID'habitude, ces bijoux étaient exposés le jour
du mariage: c'était aussi l'estampille d'une famille aisée
( 1 ) Ceddo[scénario], éd. cit., p. S[Jogomaay :IIVa.nU bë.gg
mbugël gi teggee~u, ~unu~ mbeyee6 nun noo ~o moom, bu
nu ~o kenn ~4R, ~unuk ju~, na.nu ko ba.yyeek nun, lu nu
do.nn la. c.i ~unuy ma.a.m'~.[L' acte : "~a.mp"].
~
(2 ) o Pa.~N, m,on. bea.u peuple 1, éd.cit., p. 26.
( 3 ) Ibid., respectivement p. 32 et p. 40.
( 4) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., ~. 327.

-333-
de gué1ewar [de nob1e~. Ils étaient ensuite portés par la
fille, lors des grandes cérémonies. Elle aussi les léguait
à ses descendants"(l). Sembène se révèle connaisseur et ob-
servateur des usages de son pays.
Les coutumes déterminent une certaine
manière d'être
en société, au monde. Les conventions sociales régissent la
vie quotidienne. Lors du mariage d'El Hadji Abdou Kader Bèye
et de N'Goné,1I1a coutume avait été respectée, mieux, on
avait ressuscité l'antique règ1e"; les griots et griotes re-
çoivent les invités; les hommes, les marieurs sont allés à
II,
M · Il

l '
( )
la
osquee pour unlr les conjoints
"sans
~ur presence Il 2 •
Le~rapports entre les hommes et les animaux sacrifiés ou
tués pour différentes raisons relèvent pa~fois de l'irra-
tionnel; à Dakar, des hommes et des femmes, voyant le cad~re
d'un
bélier
qui: venait d'être tué, "s 'avançaient, trem-
paient leur index dans le sang et se marquaient le front
d'une petite tache rouge"(3).
La mort fait naître une grande douleur. Celle-ci est
d'abord dans la constatation de la perte d'un être cher.
Elle
fait revivre ensuite, rétrospectivement, les instants
(1) Véhi-Cio~~ne, éd.cit., p. 77-78.
(2) X~l~, éd.cit., respectivement p. 12, p. 22.
(3) Le~ Bou~~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 115.

-334-
de bonheur
vécus autrefois. Le présent et le passé se fondent
en
une
vision
plus ou moins précise. Dans Le Ve~n~e~
de lrEmp~~es D~a Umrel Ba se rappelle la mort de sa seule
et unique fille. Le processus que constitue la reviviscence
de sa douleur ~end le passés qui aurait pu paraître illusoire,
plus
vrai.·
qU'e
le présent réel. Cependant s le regret et
l'attendrissement n'excluent pas chez elle une certaine espé-
rances créant ainsi une sorte de lien entre le passés le
présent et l'avenir.
La mort est aussi l'occasion d'un cérémonial précis.
Après l'enterrement d' un mort s un homme est chargé d' adres-
ser les remerciements de la famille du défunt à tous ceux
qui ont participé aux cérémonies funéraires. Papa Gomis
accomplit cette mission délicates lors du décès d'Oumar
A
Fayes dans 0 Pay~, mon beau peuple J; il commence son dis-
cours par la "formule de politesse africaine" appropriée:
"Peuple, on m'a chargé de vous remercier"(l). Les musulmans
font "la toilette" du mort avant de le mettre en terre (2).
Ils enveloppent son corps "dans un linceul blanc"; ils font
" 1a pr i ère des m0 r t s "; ils ps a l m0 die nt 1e H.Chan t des m0 r t s "
en allant au cimetière; la "veillée" funèbre peut être ani-
mée(3). Le vendredi, ils visitent les tombes au cimetière:
(1) Ô Pay~, mon beau peuple J, éd.cit., p. 185.
(2) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 295.
(3) Véh~-C~o~ane, éd.cit., respectivement p. 96-97 et p. 90.

-335-
"Chapelet à la main, agenouillé à hauteur de la tête du
mort, on communie avec lui, on implore la miséricorde[de
Dieu]"(l). Le fétichisme permet à Sembène de donner à cer-
taines cérémonies funéraires une dimension sociale et poli-
tique. Le Ceddo révolté qui a enlevé la princesse est tué
par les disciples du ma~about,
dans Ceddo : il meurt debout
et est enterré debout; car le ceddo "est un homme de refus";
être ceddo, "c'est avoir l'esprit caustique, être jaloux de
s a 1i ber t é ab sol ue. Et r e c e ddo, cie s tau s s i ê t reg uer rie r [.
J.
0

Le ceddo nlest
ni une ethnie, ni une religion, c'est une
manière d'être, avec des règ1es"(2). Em..i.ta..z nous montre le
corps du chef Djiméko enveloppé dans un 1in,eul rouge paré
avec des cauris. Nous ne voyons pas de cimetière dans Em..i.ta..z,
car il nly en a pas chez les Diola, en principe. Sembène, qui
a fait des recherches avant de réaliser son film, nous a don-
né des précisions, dans un entretien daté du 21 août 1982, à
Dakar: la mort est plus fêtée chez les Oiola que la naissance;
le
mort
est
accompagné de présents; il quitte les vivants
pour le royaume des ancêtres; il peut revenir et se venger
des vivants; la notion de péché n'existe pas chez les Diola.
Dans Em..i.ta..z, ceux-ci chantentet dansent devant le mort, et lui
parlent •. Un ancien du village dit à Djiméko mort que les vi1-
(1) Le VeJtn..i.eJt de .e.'Emp..i.Jte, éd.cit., t. l, p. 108.
(2) SEMBÈNE (Ousmane) oinL'AUJt..i.que L..i.ttéJta...i.Jte et AJtt..i.~t..i.que,
n° 49, éd.cit., p: 125, colonne 2.

-336-
lageois vont l'enterrer comme l'exige le temps présent. En
effet, l'accomplissement des rites est perturbé: les femmes
arrêtées ne sont pas en mesure de participer aux funérailles
du chef; la cérémonie est interrompue par les soldats. Ces
obstacles que rencontrent les Diola posent le problème de la
survivance des coutumes.
La mort permet au narrateur du Ve~n~e~ de l'Emp~~e
d'exprimer une certaine philosophie de l'existence, lors-
qu'il écrit au sujet de la IIdouleur maternelle ll de Djia Umrel
Ba :IILa mort n'existe que pour les vivants ll (l). Un événement
presque invraisemblable se produit dans Bo~om Sa~~et : un
père de famille se rend seul au cimetière, à Dakar, pour en-
terrer son enfant mort; comble de malheur, le gardien lui
refuse l'entrée parce qu'il n'a pas les papiers indispensables.
Ce
fait
est
un
événement symbolique du caractère de
désert humain qu'offre Dakar et des heurts tragiques entre
tradition et modernité, dans l'oeuvre de Sembène Ousmane.
El Hadji Abdou Kader Bèye refuse de suivre le rituel qui
consiste à se mettre en caftan, sans pant~lon, et à s'asseoir
sur un mortier, un manchon entre les pieds, .en attendant
.'
l'arrivée de la nouvelle mariée :1111 était assez évolué pour
ne pas accorder de crédit à cette superstition ll (2). La tante
de la mariée mettra sur le cGmpte de ce refus l'impuissance
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit., t. II, p. 9.
(2) Xala, éd.cit., p. 34.

-337-
d'El Hadji. Le narrateur du Ve~nie~ de l'Empi~e n'hésite
pas à affirmer que l'Afrique lia perdu son sens du droit
dia î ne s s elle t que cel ui - c i Il n ' est plu s qu' une rel i que Il ( 1 ).
Des comportements nouveaux, qui peuvent paraître insigni-
fiants dans une lecture superficielle de l'oeuvre de Sem-
bène,se révèlent être,au contraire, d'une importance primor-
diale, s'ils font 1 'objet d'une analyse plus approfondie.
A Thiès, lors de la grève des cheminots, des maris, des fils,
des pères font la corvée d'eau: ceci est le signe d'une
transformation des mentalités; en effet, cette corvée est
normalement le lot des femmes (2). Un renversement presque
semblable s'opère dans Bo~om S~~et; le charretier étant
.
retourné~
chez lui à la fin d'une journée de travail infruc-
tueuse, sa femme part chercher de quoi manger; l'homme reste
à la maison en tenant le bébé. Les difficultés économiques
sont en train de donner un caractère nouveau au foyer conju-
ga 1.
Certaines coutumes ne gardent leur valeur ancienne
qu'à la campagne. La danse, dans EmitaZ, conserve encore
sa signification sacrée; les Diola dansent autour des morts,
lors des funérailles. La danse n'est pas ici un art d'agré-
ment, un plaisir; les danseurs pensent moins à eux qu'aux
morts; ils imitent des gestes de chasseur ou de guerrier.
(1) Le Ve~nie~ de lrEmpi~e, éd.cit., t. l, p. 17.
(2) Le4 Bout4 de boi4 de Vieu, éd.cit., p. 317.

-338-
Dans Ô Pay~, mon beau peuple 1, des paysans dansent pour
exprimer leur colère et leur désarroi devant les catastrophes
naturelles;
ainsi
en. est-il
de l'un d'entre eux au
moment même où ils combattent les criquets qui se sont
abattus sur leurs champs :"hur1ant
comme un possédé du
diable, il pié~inait la masse grouillante, heureux de tuer
avec ses pieds nus"(l). Cette extase subite est un cri de
désespoir; l'individu proteste par tout son corps contre
un phénomène incompréhensible. Mais, la danse, dans sa mo-
dernité, est dépouillée de tout son aspect sacré; elle
n'est souvent que l'expression d'une joie collective, notam-
ment dans Xala. La danse n'est pas omniprésente dans les
oeuvres de Sembène. Elle est absente ou presque de Ceddo,
de Véh~-C~o~ane,
du Mandat. Les personnages y ont des pré-
occupations autres que celles de danser. De même, le phéno-
mène urbain est en train de donner le coup de grace au pa-
labre. Le palabre traditionnel est complètement absent du
Ve~n~e~ de l'Emp~~e.
Ainsi, fondées sur les nécessités d'une vie en socié-
té, des coutumes demeurent encore au Sénégal, dans l'oeuvre
de Sembène. Cependant, de grandes menaces pèsent sur elles.
Ce qui avait constitué une morale pendant des siècles est
de plus en plus ébranlé par l'évolution historique du pays;
(1) Ô Pay~,mon beau peuple 1, éd.cit., p. 148.

-339-
aussi bien dans les films que dans les romans, Sembène fo-
ca1ise notre attention sur ce point, grâce à un réseau de
connotations plus ou moins explicites.
*
*
*
L'amour est une constante des oeuvres de Sembène.
La
sexualité n'y est pas toujours une tentation catastrophique
qui conduit aux affres de la conscience. Par delà le bien
et le mal, les amours coexistent: sensualité débordante,
amour passion et amour platonique.
L'érotisme est parfois débridé. A Dakar, lIi1 n'y a
que les sous qui comptent!lI(l), selon l'expression d'un
personnage des Bout~ de bo~~ de V~eu. Sembène emploie des
notations concises, mais aussi des métaphores et des compa-
raisons qui donnent à la vie sensuelle un aspect coloré,
dans les romans. N'Goné, nous dit le narrateur de Xala,
lI avait la saveur d'un fruit ll ,
la II c hair ferme, lisse, l'ha-
1eine fraîche ll (2). Sembène décrit des comportements et évoque
des
sensations.
Lorsque
N'Goné est avec El Hadji Abdou
I<ader Bèye, elle prend IIdes initiatives, maladroitement,
telle une leçon mal assimi1ée ll (3). Quant aux relations d'El
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 342.
(2) Xala, éd.cit., p. 18.
(3) Ibid., p. 101.

-340-
Hadji et de sa deuxième épouse Oumi N'Doye, elles relèvent
quelque peu de l'exhibition. Madjiguène Ndoy~
du Ve.Jtn..i.e.Jt
de. l.'Emp..i.Jte. " a imait le comportement imprévisible de Kad"(l),
son compagnon. Alors que pour les membres de la bourgeoisie,
1 lacte sexuel est un plaisir parmi dlautres formes de jouis-
sance, pour les prolétaires, il est une évasion; il permet
d'échapper àun réel trop misérable. Le désir est une pous-
sée vers une splendeur éphémère, mais réelle. Lorsque Penda
demande à Maimouna de lui dire qui est le père de ses en-
fants, cette dernière répond :"Ce1a n'a plus dlimportance.
Cet homme ne mla pas trompée'lC I ] était ma chair qui avait
envie comme la tienne"(2). Llappétit de jouissance slassou-
vit simplement, spontanément, presque innocemment. Llindivi-
du se prête au bonheur que prodigue la nature. Il cueille
le plaisir qui se présente, en que1que,sorte, sans avoir
toujours besoin d'un raffinement dans la sensualité. La né-
cessité physiologique se satisfait parce que 1 1 individu
obéit à sa sensibilité, à ses pulsions instinctives. Sli1
subit la fatalité de la misère, il nlen est pas moins sensible
à
certaines
richesses de la nature; 1~ sensualité est
1 lune des choses les mieux partagées du monde. Profitant de
lia bsen c e d 1 i nter dit s religieux ou de 1e ur' négat ion , certains
(1) Le. Ve.Jtn..i.e.Jt de. l.'Emp..i.Jte., éd.cit., t. l, p. 223.
(2) Le.~ Bout~ de. bo..i.~ de. V..i.e.u, éd.cit., p. 305.

-341-
individus s'affranchissent de la morale pour s'adonner à
leur perversité. Dans Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, le notable
Mabigué,
détesté
aussi
bien par ses proches que par
les gens de son quartier, est traité de "for~icateur'l(l)
par Ramatou1aye. Les apparences véilérab1es
de ce personnage
antipathique masquent une activité libertine. Il ne lui suf-
fit pas de voler les biens de ses parents, il faut que les
femmes subissent les exigences de sa nature perverse. Mabi-
gué incarne un horrible ravage qui s'abat sur les femmes,
par conséquent sur les hommes. Il contient en lui le principe
nocif
d'une
sexualité destructrice. Sembène attaque en
lui la fausse honorabilité des faux dévots (2).
Les moeurs conjugales ont évolué. La femme tradition-
nelle était fidèle parce que dévouée à son mari. L'infidéli-
té semble être un jeu pour certaines femmes modernes. Dans
Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, Sembène nous présente une peinture
assez critique sur ce plan. Nombreuses sont les manifesta-
tions d'infidélité. Mam Lat Soukabé collectionne les mal-
tresses, à défaut de pouvoir les épouser toutes :"On ne sa-
vait s'il devait ses innombrables conquêtes féminines aux
soins donnés à sa mise, ou à sa position d'Argentierdu pays"(3).
( 1 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 83.
( 2 ) Dans la nouvelle intitulée Souleymane, VoltaZque, éd.
cit., p. 140, il est dit du faux dévot Sou1eymane qulil
"tyrannisait ses femmes avec ses vices", mais que "ja-
mais il ne ratait l'Heure Sainte qui fuyait".
(3 ) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e,
éd.cit., t. 1, p. 8.

-342-
L'infidélité d'un polygame est quand même un paradoxe; elle
traduit peut-être un besoin difficile à assouvir de diver-
tissement, d'aventure, d'autre chose que de la monotonie,
pour éprouver son être. Les conditions de vie à Dakar poussent
aussi
à
la
volu~té,.
L'infidélité marque-une fissure de
la cellule familiale. La nuit où le Président de la République
a
disparu,
il a
été impossible d'avertir Mam Lat Souka-
bé (1). Si nous mettons à part la liberté de l'individu dans
sa vie personnelle, nous constatons néanmoins le désordre
qui règne dans ce milieu des politiciens qui sont à la tête
de l'Etat.
Une sexualité non maîtrisée a quelquefois des consé-
quences désastreuses. La vision de l'érotisme chez Sembène
est parfois dramatique. L'amour n'est pas toujours accompa-
gné de célébrations lyriques. Dans Xala, l'instinct sexuel
aboutit à des tortures morales et à des calamités diverses.
El Hadji Abdou Kader Bèye ne parvient même pas à la satis-
faction physique avec sa troisième épouse :"Là, offerte,
N'Goné était l'incarnation de la persécution morale et phy-
sique ll (2). La sexualité est devenue,notamment grâce~aux
images de feu,un enfer pour l'homme frappé"d'impuissance.
Les délices d'antan se transforment en douleurs qui brQlent
"comm e des braises"; par ses caresses, Oumi N'Doye fait su-
(1) Le Ve~ni~~ de l'Emp~~e, éd.cit.,t. I, p. 12.,
(2) Xala , éd.cit., p. 101.

-343-
bir à son mari lI un ca1vaire ll (1). El Hadji connaît les pires
souffrances. Quant à N'Goné War Thiandum, dans vthl-Clo~ane,
elle éprouve de la répugnance envers le corps de son mari
incestueux et son propre corps; le mari qui la touche avec
son pied fait monter en elle une IIsensation désagréab1e ll (2).
Le simple contact avec le mari est pour cette femme une en-
trée dans 1 l horreur. La sexualité malsaine de Guibri1 Guedj
Diob est châtiée.: celui-ci est puni de mort, par une j~stice
plu?
ou
moins
immanente incarnée par son fils atteint de
folie. Mort socialement dans son village, le père n1est, en
quelque sorte, qu'achevé par son fils; cette mort peut être
pour lui une forme d'expiation. La sexualité effrénée, mau-
-
dite, qui n'est que l'expression d'un manque de conscience
morale, conduit au remords, au désastre, ou à la mort.
L'amour revêt aussi, chez Sembène, un caractère fer-
vent, presque absolu. Cet amour resté chaste est tyrannique,
violent et tendre. Il est parfois plus proche du rêve que
de la réalité. Celui ou celle qui l'éprouve en souffre, le
voudrait unique, patfait, irremplaçable. Nous trouvons cet
amour chez des individus sensibles qui prennent la vie au
sérieux. Quand ils aiment, ils engagent tout leur être, toute
leur
vie;
ils ~eu1ent non des plaisirs gaspillés, mais le
( 1) Xala,
éd. c i t., r e s 7e c t ive men t
p . 9a e t o. 89 .
(2) vthl-Clo~ane, éd.cit., p. 28.

-344-
bonheur, parce qu'ils croient au sentiment naturel, noble.
Cette espèce de passion spirituelle n'existe,en général,
que chez les gens qui ont de la bonté naturelle. Un des mo-
ments les plus beaux du film Ceddo est constitué par la scène
çj1alllour
dont
les protagonistes principaux sont la prin-
cesse Joor Vaasin et le Ceddo qui l'avait retenue prisonnière.
Cette
scène
est
un rêve dans lequel Joor Vaasin se voit
en train d'accueillir le Ceddo chez elle: elle allie le
respect aux regards significatifs; elle se met à genoux pour
offrir de l'eau au Ceddo. Ce rêve, qui a lieu après la mort
violente du Ceddo, révèle rétrospectivement le sentiment tendre
qui
liait
ce
dernier et Joor Vaasin, bien que chacun
d'entre eux eût décidé d'aller jusqu'au bout de sa détermi-
nation. Dans Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, Penda et Bakayoko se
vouent réciproquement un culte secret; chacun ne voit dans
l'autre que son côté parfait. Maimouna exprime les propres sentiments de
Penda : "ceux qui sont comme- Bakayoko, ceux-l à sont notre pci son. Il s font
de nous ce' qu'ils' veulent"(l). Lorsque Bakayoko apprend la mort de Penda,
il est gagné par le découragement :"Tous les livres lus, tous les enseigne-
ments glanés çà et là, tous les efforts d'une pensée mise
au service d'une volonté bien dressée, tout cela devenait-il
va i n [ • ••]? Il ( 2 ). Ils e r a ppel a a 10 r s que Il ce qu' i 1 1ui avait
donné venait du meilleur.de lui-même ll (3}. De même, N'Deye
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 304.
(2) Ibid., p. 328.
(3) Le~ Bou~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 349.

-345-
Touti et Bakayoko n'iront pas jusqu'à la possession. Le
souvenir de la naissance de leur amour est étroitement lié
à une marguerite. Cette fleur fait fonctionner souvent la
mémoire affective de N'Deye Touti :"chaque fois que je voyais
une
marguerite , une
vraie fleur ou une image dans un
livre, je pensais à lui"(l). N'Deye Touti, qui peut prétendre
à
la
réussite
sociale grâce à son instruction, est prête
néanmoins
à
revenir sur ses déclarations contre la poly-
garnie et à devenir la seconde femme de l'ouvrier Bakayoko.
Celui-ci lui avoue clairement qu'il ne l'épousera pas. De-
vant l'obstacle, le coeur de la jeune fille est tiraillé
entre la révolte et un regain d'amour; sa s~sibilité s'exa-
cerbe. Lorsqu'elle entend Bakayoko annoncer à Alioune qu'il
ne peut pas aller à l'enterrement du syndicaliste Doudou,
elle intervient :"11 nia pas de coeur, il pousserait les
a ut r e s à de ven i r i nhum a i ns ! " ( 2 ). Led é par_t de Bakay0 k0 e n-
traîne N'Deye Touti à se renfermer en elle-même, pour se
mouvoir dans un univers idéal: ses beaux yeux lI a l1aient
d'un objet à l'autre, d'un visage à l'autre, comme si le
monde extérieur n'existait plus pour eux, tournés qu'ils
étaient vers des visions intérieures dans lesquelles elle
se complaisait avec un morne acharnement"(3). A défaut d'a-
voir l'objet aimé, elle s'abîme dans le rêve. L'échec de son
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 109.
(2) Ibid., p. 344.
(3) Ibid., p. 346.

-346-
amour a rendu N'Deye Touti malade :"Elle eut un accès de
fièvre qui dura plusieurs jours ll (1). A partir de ce moment,
elle s'est Vue brusquement plongée dans l'age adulte, celui
des désillusions de la maturité; mais l'art est sa planche
de salut :lIla nuit tombée, seule sous la lueur d'une bougie,
elle écrivait un poème qui était un peu comme le chant de
mort de sa jeunesse ll (2).
Sous ces analyses quelque peu lyriques se cachent sou-
vent de dures réalités. Dans l'adversité, Diouana du film
La Noi~e de ••• contemple la photo qui la représente en compa-
gnie'de son ami: c'est là son seul et unique bonheur. L'a-
mour peut triompher de la religion et de l'autorité parentale
au
pr~x
de
grands sacrifices. Adja Awa Astou, première
é pou s e dIE l Had j i Abd 0 u Kad e r BèYe, " née à Gor ée, de con f e s -
sion chrétienne,[avatt apostasié]par amour pour mieux parta-
ger les félicités d'une vie conjugale"(3). Le sentiment sur-
vit a ux sen s. Lem aria ge net ue pas t 0 uj 0 urs l' am 0 ur. Env oy a nt
Doudou
son
mari,
1
fatigué par ses lourdes responsabili-
tés syndicales, Oulaye a brusquement envie de l'embrasser
"Elle avait honte d'elle-même, honte de ce désir anormal,
pervers, incompréhensible. Jamais Doudou ne l'avait embrassée.
(1) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 346.
(2) Ibid., p. 347.
(3) Xala, éd.cit., p. 24.

-347-
Pourtant jusqu'à ce que le sommeil v1nt la prendre, elle
pensa à ce baiser"(l). De brefs éclairs traversent la vie
conjugale pour lui donner un peu de relief. Lorsque l'amour
est plus fort que la raison, il crée des contrariétés que
l'individu ne surmonte qu'avec peine. Il engendre des ti-
raillements. N'Deye Touti "était prise entre l'attirance
qu'exerçait sur elle Bakayoko et le désir, malgré tout, de
ne pas peiner Daouda"(2). Or ces deux hommes sont des res-
ponsables du syndicat des cheminots. Daouda, qui aime sin-
cèrement N'Deye Touti, souffre d'avoir pour rival Bakayoko.
Pouvant trouver un emploi ailleurs, il décide de quitter
la Régie des Chemins de fer. Le sentiment passionné brise
la camaraderie syndicale. Le véritable amour ne souffre pas
les concessions. Il para1t absurde, contradictoire, anormal.
N'Deye Touti admire Bakayoko et le craint :"Est-ce que c'est
l lamour ou une sorte de maladie, je n'en sais rien"(3),
avoue-t-elle. Pourtant, cet homme a le coeur particulière-
ment sec, sur le plan de l'amour :"Une femme qui pleurait
était pour Bakayoko un spectacle qui lui était étranger et
auquel il était étranger"(4). L'amoureux est parfois irrité
par les ingérences des autres. Nombreuses sont les femmes
mariées qui admirent Daouda et qui font ses louanges auprès
( 1 ) Le.~ Bou:t~ de. bo'<'~ de. V'<'e.u , éd.cit., p. 227-228.
. .
.
~
,
( 2 ) Le.~ BouU de. bo'<'~ de. V'<'e.u,
éd.cit., p • 109.
(3 ) Ibid., p. 106
(4 ) Ibid., p. 345.

-348-
de N'Deye Touti. Pour détourner celle-ci de Bakayoko, Mame
Sofi lui dit sans détour :"Pour une jeune fille, un homme
marié, c'est comme un plat réchauffé!"(1). La jeune fille
moderne garde la tête froide, parfois, et réfléchit aux con-
séquences du mariage. Rama met les choses au clair avec son
fiancé Pathé, avant leur virtuel mariage, dans Xala; elle
lui fait savoir que s'il est décidé à l'épouser, elle ne
transigera pas sur la monogamie.
Ainsi l'amour, chez Sembène, est ambivalent. Il peut
être un grand bonheur ou un grand malheur. Il permet aux
personnages de se révéler à eux-mêmes et aux autres.
La vie en communauté au Sénégal, dans l'oeuvre de Sem-
bène, pose des problèmes complexES. La collectivité, la fa-
mille, les coutumes, l'amour ne se réduisent pas toujours à
des simplifications superficielles~ Certaines contradictions
ne sont pas nécessairement incompréhensibles. Elles traduisent
les
soubresauts
d'~ne
société en pleine mutation.
L'intérêt de la vision de la vie communautaire au Séné-
gal chez Ousmane Sembène réside moins dans la distinction
entre les films, les romans et les nouvelles, que dans 1 '0-
(1) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu,.éd.cit., p. 87.

-349-
rientation des critiques et de la création artistique mi1i-
-
tante. Il est vrai que le film simplifie à l'extrême comme
un raccourci ce que le roman, parfois, nuance. Mais partout,
Sembène flétrit avec éclat ce qu'il condamne dans la socié-
té sénégalaise; il tente de démythifier
certains de ses as-
pects.

-350-
CHAPITRE II
QUESTIONS RELIGIEUSES ET SPECTACLE
Paradoxal~ment,
le sacré pourrait être un élément
fondamental dans une étude de la composition interne de
l·oeuvre générale d'Ousmane Sembène. En effet, celle-ci
est organisée en couches spirituelles qui se superposent
ou se juxtaposent, de la révolte métaphysique à l'expres-
sion de la foi
la plus profonde. Certes, l'adhésion mar-
xiste de Sembène implique une hostilité quasi systématique
à la religion, mais en tant que créateur de talent, il ne
saurait se contenter d'un cadre trop étroit; ceci explique
l'existence dans son oeuvre de quelques intuitions très
réelles du sacré.
Les attaques les plus féroces de Sembène sont avant
tout dirigées contre le clergé, chrétien ou musulman. Les
guides religieux musulmans sont particulièrement visés. Ils
ont dans la société sénégalaise, composée en majorité de
musulmans, une situation privilégiée. Le mar.about de Ceddo
est entouré de disciples qui sont prêts à tout pour lui don-
ner satisfaction. Ils lui obéissent aveuglément. Dans l'oeuvre
de
Sembène~
les
marabouts se préoccupent quelquefois du

-351-
salut des hommes, mais ils ne s'inquiètent guère de leur
misère sociale, matérielle. Ils s'habillent bien, mangent
bien, ne semblent pas travailler dans les champs avec
leurs propres mains.,en général. La IImain molle ll
de Serigne
Mada IIdégageait un fort parfum gras de musc ll (1); le mara-
bout affecte un timbre onctueux. Les apparences d'un mara-
bout peuvent masquer une bassesse morale scandaleuse. Révol-
tée contre tout le monde, Ngoné War Thiandum en est arrivée
à soupçonner IItelle figure avenante ll ,
IItelle voix onctueuse ll ,
IItel habit d'apparat ll , c'est-à-dire ce par quoi le marabout,
en général,se fait remarquer (2).
Ceddo nous montre avec éclat la nocivité du marabout.
La malignité de
l 'homme est extraordinaire. Faire souffrir
moralement et physiquement ses semblables ne l'émeut guère.
Dans sa pureté de doctrine, le marabout justifie la souffrance,
la
violence, le
meurtre et la mort. Son fanatisme fait
de lui un impitoyable assassin. Croyant détenir seul la vé-
rité, il agit en inquisiteur. Il est si passionné qulil ne
tolère aucune autre forme de croyance. Il se croit être le
seul défenseur de la cause divine. Cette pureté dans le
crime est sinistre et épouvantable. Il dit que ce que demande
la
loi
musulmane, c'est d'exterminer les fétichistes jus-
(1) X~la, éd.cit., p. 114.
(2) Vé.h-i.-C-i.o.6~ne, éd.cit., p. 49.

-352-
qu'à ce qu'ils disparaissent tous, pour que la paix et les
prescriptions divines puissent régner dans le pays à jamais(l).
Ce.ddo
est un dénigrement de l'invasion du pays par le
fanatisme. Le marabout massacre les hommes ou les rend esclaves,
pour
les
sauver
(2). Il n'a aucune pitié pour son pro-
chain, parce qulil veut
lui faire du bien malgré lui. Sa
charité est meurtrière. Sernbène donne de la théologie musulmane
dans Ce.ddo une vision sanguinaire. En effet, il sien prend
aux doctrines qui poussent les hommes à s'entretuer. Pour
tourner en ridicule le marabout qui damne ses semblables pa!
fidélité à sa religion, il nous le présente en compagnie de
ses disciples en train dlexécuter des gestes et de répéter
des formules consacrées de façon mécanique. Ils ressemblent
à des marionnettes bien actionnées. Des pratiques, qui, ail-
leurs, sont très respectables, dégénèrent ici en exercices
de robots. Les paroles du marabout et de ses disciples enva-
hissent l'espace progressivement. Nous les entendons souvent
réciter des versets. L'espace est aussi un enjeu qu'il faut
dominer par la voix. Souvent, fuse au milieu des réunions
cette expression de remerciement adressée à Dieu: "Alhamdu-
l~laah ••• Alhamdul~laah••• Alhamdul~laah". En prononçant ces
(1) Ce.ddo[sc.énario]
,éd.cit., p. 21.
[Tlimaan : "Lu.~uRu yoon laaj l ... l du le.ne.e.n ludul l ... l
d~ le.e.11 Jt.e.tj, d-<. te.e.Jt Jt.e.y, ba Ru j é~ :tàk.k. ••• l ... J ba
jamm ak. nd~gëlu Ydlla mën 6e.e. ~ax dàk.k. dàk.k. ••• J.
(2) Ibid., p. 29[Il~maan : "J~yyaJt. a..k. noom, ng~Jt. waJt.e.e.6 la •••(...)}
.
n~~ nga xam né, nanguwun~ô :tuub, we.cce.e.k.uléén
le.e.n ak. ay gannaay "J.

-353-
mots, le marabout manifeste sa certitude et la force de sa
foi. Mais le spectateur se croirait au théâtre. C'est en
cela que Ceddo est patticulièrement révolutionnaire, ridi-
culisant et dénonçant le mysticisme ave~gle et intolérant.
Le marabout de Ceddo veut changer aussi le mode
d1existence des gens, dans ses aspects qui semblent éloi-
gnés des préoccupations religieuses. Il interdit la liber-
té sexuelle, les boissons alcoolisées ,les sculptures en
bois ou en fer qui ont une forme humaine, enfin la représen-
tation de figures humaines sur les tissus (1). Les prénoms
traditionnels sont remplacés par des prénoms lIimportés ll • Il
confisque à l'individu sa liberté. Il ne veut plus qu'il
jouisse de la vie. Il le sépare,en quelque sorte,de la nature
et de sa vraie nature, pour exalter l'existence mystique.
Il brise l'amour de vivre, puisqu'il supprime tout ce qui
est tentation; il glorifie le renoncement. Il convertit les
gens rien que pour
former
de~ . ascètes. Une telle forme
de vie est inacceptable pour un auteur militant comme Sem-
bène. Si un musulman suivait les recommandations du marabout
de Ceddo, il devrait consacr.er son temps à prier dans une
mosquée; pour cela, il faudrait non des hommes, mais des anges,
(1) Ceddo [scénario], éd. cit., p. 32. [Il-i.maan :"Njaalook.
naan te~e naa k.o 6~~.
1••• l. Te~e naa leen ~t, d~ tabax
jëmmu n~t, e~if bànt, mbaa e~if wen, mbaae~ lu mu mënt~
doon •.• Bu leen ~abbat~ e~ ~een~ ~ë~~ eàngaaif if~ aif
nàttaal~ n~t"].

-354-
c'est-à-dire
des
êtres
IIqui
n'ont ni désir, ni fa-
mille, ni sexell(l), suivant l'expression d'un personnage
de Véh~-C~o~ane
Le person~age du marabout de Ceddo a ainsi une signi-
fication très critique dans la vision du Sénégal, chez Sem-
bène.
*
*
*
Dans la problématique de la religion, la question du
pouvoir n'est pas à écarter. D1abord parce qu'elle postule
une forme d'organisation de la société. Ensuite parce qu'elle
révèle les préoccupations véritables des diverses autorités.
Dans l'oeuvre de Sembène, les forces religieuses ont
un pouvoir. Ceci slexplique notamment par le fait que l'idéo-
logie marxiste veut que la religion soit un épiphénomène. Ce
qui fait craindre 1es puissances spirituelles
, c1est que le
pouvoir temporel peut être affaibli. C'est justement ce à
quoi nous assistons dans Ceddo. Le marabout ne tient pas
(1) Véh~-C~o~ane, éd,.cJt.• ,_ P.' 80.

-355-
compte du roi et ne respecte pas son pouvoir. Sa prétention
à l'absolu engendre son mépris des puissances terrestres.
Lorsque le roi lui demande pourquoi il ne l'appelle ni par
son patronyme
ni par le mot "Majesté", il répond :"Majesté,
Majesté, ne sais-tu pas qu'il n'existe ici de Roi que Dieu,
lui qui m'a créé, qui t'a créé?lI(l). Le marabout se sert de
la religion comme d'une idéologie pour défier le pouvoir
royal. Cette insubordination provoque un déséquilibre dans
la société. Une rivalité s'établit entre le pouvoir spiri-
tuel et le pouvoir temporel. En réalité, chez le marabout,
la religion disparaît pour faire place à l'ambition person-
nelle et politique. Derrière les paroles se 'cache une volon-
té de puissance.
Dans Ceddo, le marabout détient la véritable force.
Au début, il semble être l'allié du pouvoir royal. Certains
dignitaires vont même jusqu'à proposer son mariage avec la
fille du roi, la princesse Joor Yaasin. Le marabout impose
une nouvelle forme d'héritage du pouvoir: le fils remplace
son père, au lieu du neveu de ce dernier. Dans Ceddo, la
providence est incarnée par les calculs démoniaques du mara-
bout. La bataille des intérêts, les passions déterminent
l'évolution historique. L'intervention de Joor Yaasin met un
( 1) Ce dd ° [s céna rio J ' éd. c i t., p. 25. Not r e t rad uct ion.
DlZmaan :"BUU4, BUU4, xanaa xamulbb nt kenn du 6i BUU4
kudul Yilla moom mi ma ~akk, ~4kk La~.

-356-
terme à la tyrannie et à la terreur que faisait
régner
le marabout. Au XXe siècle, le pouvoir religieux est un
auxiliaire du pouvoir temporel. Leur collusion est totale,
notamment quand il slagit de slopposer aux mouvements popu-
laires. Le pouvoir colonial ou républicain et le pouvoir
religieux ont ~esoin d'une solide protection réciproque contre
les 'pro1étaires
en
colère. Dans Le~ Bou~~ de bo~~ de V~eu,
une campagne de démoralisation des grévistes et de leurs femmes
est
entreprise
par
les guides spirituels: "Les imans,
furieux de la résistance des ouvriers à leurs injonctions,
se déchaînaient
contre les délégués, les chargeant de tous
les péchés: l'athéisme, l'alcoolisme, la prostitution, la
mortalité infantile; ils prédisaient même que ces mécréants
amèneraient la fin du monde " (l). Alors que les ouvriers luttent
pour
la
justice
sociale, les ministres des cultes parlent
de
rédemption.
Au lieu
de s'émouvoir devant le spectacle
da
corps
d'une. femme, Houdia M'Baye, morte, lors de l'ar-
restation de Ramatou1aye, le chef religieux de Dakar profite,
au contraire, de ce décès, pour fustiger l'attitude courageuse
des
femmes; il
semble incapable de ressentir la douleur
et de comprendre le caractère tragique d'une situation. En
plus de leur indifférence ou de leur sécheresse de coeur, les
guides spirituels dénaturent les leçons de la religion, pour
opprimer les hommes. Le doyen Cheikh Tidiane Sa11 du Ve~n~e~
(1) Le~ Bou~~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 318.

-357-
de l'Empi~e dénonce 1 '"ascendant illimité de certains chefs
re1igieux U "qui "ont "un pouvo-ir
théocratique qui précède parfois
la constitution"(l).
Dans Xa.la., Sembène emploie le terme "drogue" (2), ce·
qui est une référence ~ la conception marxiste selon 1aque1~e
la
religion
est l'opium du peuple; Adja Awa Astou trouve
dans sa foi
usa suffisante dose journa1ière"(3).
L1âpreté des évocations montre chez Sembène une vo1on-
té de dénonciation et de combat. Avec un art consommé de la
mise en scène, il donne en spectacle les chefs spirituels
qui sont considérés comme des comédiens exce1~ents, mais sans
âme. Le film Ceddo confine parfois ~ la parodie d'une épopée
sainte; il serait burlesque si les situations n'y étaient pas
tragiques.
*
*
*
Dans les oeuvres de Sembène, nombreux sont les person-
nages qui se révoltent contre les forces du mal et contre leur
condition.
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi4e, éd.cit., t. II, p. 17.
(2) Xa.la.,
éd.cit., p. 41.
(3) Ibid., p. 41.

-358-
Dans Em.Lta;:, l'homme se dresse non seulement contre
le système politique, mais aussi contre les dieux. Il blas-
phème. Djiméko, le chef de village blessé lance aux dieux:
"VOUs mourrez avec moi ". Ces paroles provocantes font perdre
aux dieux leur grandeur divine. En parlant avec eux dans la
stricte égalité et en leur donnant la condition de mortels,
1 'homme dénie aux dieux la puissance absolue. Les anciens du
village s'interrogent sur leur utilité. Calcun se demande où
étaient les dieux lorsque les sages du village étaient humiliés.
Il affirme qu'il commence à douter et qu'il faut choisir entre
ces deux solutions: vivre dans la honte ou mourir. Dès lors,
l'homme est obligé de descend:re au niveau de l'histoire. La
contradiction principale n'est plus entre les dieux et lui,
mais entre d'autres hommes et lui.
La révolte métaphysique et le silence des puissances
divines, pour ainsi dire, mettent 1 'homme dans une situation
tragique. Dans Em~taZ, nous avons l'impression d'assister au
divorce définitif entre l'homme et ses soutiens ancestraux.
Le monde est en train de prendre un visage nouveau. L'homme
se sent abandonné.
Il est tiraillé entre son besoin de croire
aux puissances transcendantes et la nécessité de faire face
aux dures réalités de la vie quotidienne.
Il a le coeur et
la conscience déchirés. La très pieuse Ngoné War Thiandum de
V~h~-C~o6ane s'interroge, elle aussi, bien qu'elle soit mu-
sulmane, ou même parce qu'elle est musulmane :"5'il est vrai

-359-
que tout était décidé par Yallah [Dieu], pourquoi la morale?
pourquoi
exalter
le .bien
et flétrir le mal: ses prin-
cipes servent .-i1s à quelque chose?"(l). Elle ne comprend
pas pourquoi son mari a commis un inceste; elle s'adresse
à Dieu dans une prière qui est aussi
le procès d'une vie:
"Yallah ait pitit de moi. Moi,
~imple 6emme! Qu'Il tloigne de moi le~
~omb~e~ et tenace~ pen~te~ venge~e~~e~.
Moi, mon Y4LtAh (Allah), j'ai toujou~~
obti à te~ commandement~, inte~p~ttt ce
que j'ai entendu. Tu a~ ttt mon guide
et mon ttmoin, te~ ~AlA~~4 (ange~J me~
-
intime~ compagnon~. [ •••} Vevenue 6emme [•••}
plu~ jamai~ mon coeu~ n'a ~ou~i a un
aut~e homme ~ ••J. Humble, mon Yallah,
comme ru le veux, comme Tu le dt~i~e~
pou~ te~ ~ujet~. [•••J Yallah! ••• pa~donne­
mo~, mai~ pou~quoi cet acte ? •• Pou~-
'9
"(2)
quo~. • • •

Tenaillé par la faim, lors de la grève des cheminots dans
Le~ Bout~ de boi~ de Vieu,
le vieux Sounkaré médite:
(1) vthi-Cio~ane, éd.cit., p. 36.-37.
(2) Ibid., p. 30.

-360-
-
"0 Vieu, que 6aite~-vou~ pou~ moi ?
Vou~ n'empêchez ni le méchant d'agi~ ni le
bon de ~'éc~oule~ ~ou~ le poid~ de ~on 6a~-
deau de mi~è~e et pa~ vo~ commandement~ vou~
a~~êtez le b~a~ du ju~te qui ~e lève pou~
~épa~e~ l'o66en~e. Exi~tez-vou~ v~aiment ou
n'ête~-vou~ qu'une image? Nulle p~t,je ne
vou~ voi~ vou~ mani6e~te~. Seigneu~, vou~
-
-
ête~ le vttu de la P~ovidence, vou~ m'avez
acco~dé vo~e g~ace, e~t-ce moi qui n'ai pa~
coopé~é ? Pa~donnez-moi et ag~i~ez, Seigneu~,
-
ca~ j'ai 6aim, j'ai v~aiment naim. Seigneu~
-
qu~ m'aimez, agi~~ez en ma 6aveu~ c~ je mé-
~ite vo~e ~ecou~~" ( 1J •
Un tel déchirement rend la condition humaine dramatique.
Mais faut-il renoncer à tout espoir sur terre? La réponse
est non. L'homme doit puiser sa force dans un courage et
une volonté indestructibles.
La protestation métaphysique conduit llhomme à s'appro-
prier son propre être et le monde, en quelque sorte. Jogomaay
de Ceddo déclare que l'homme ne doit pas tuer ses sembla~les·
p_our des raisons r.eligieuses (2). Une, éthique se fait jour
(1) Le~ Bout~ de boi~ de Vieu, éd.cit., p. 206.
(2) Ceddo [scénariQ], éd.cit., p.2 0 (-Jog.omaay :"ndax diiné
ja~ na ay bakkan ? ~ama tontu mooy déédéét~.

-361-
dans les oeuvres de Sembène, qui se veut plus ou moins é10i-
gnée des préoccupations religieuses. Il faut assumer soi-
même son propre destin. Il ne faut pas tout attendre d'une
puissance surhumaine qui commande le cours des choses et la
vie des
êtres. Nous retrouvons le même dicton populaire dans
la bouche d'Ibrahima Dieng et dans celle de Mam Fatou :IIDieulDieu!
Il faut cultiver son ch amp ll(I). l'v1am Fatou va même plus loin:
IIDe nos jours d'à présent, il faut secourir la chance ll (2).
Même si l'homme n'est pas totalement athée, il s'affirme da-
vantage et avec force. Oumar Faye a été déniaisé, en quelque
sorte} peDdant
la .guerre ,en Europe; il confie à sa femme
Il 11 y
a des gars qui n'en rataient pas un e, .d e prière, et
ils sont restés dans le f roi d [•••1 . Alors, gardons-nous seule-
ment
du·
ma 1 et que Dieu nous aide à l'extraire de nos es-
prits ••• 11(3). 11 dit également
aux paysans qui combattent
les criquets que les 1I0ffrandes ne changeront rien ll et qu'ils
ont besoin de IIbras ll et d'un travail sans relâche, IIjours et
nuits ll (4). Oumar Faye réplique à son père qui lui dit qu'il
pourra aller un jour à La Mecque
"Je n'i~ai jamai4 l4-ba41 ••• Vieu 4e
tAouve pa~tout, en nOU4, 4U~ la te~~e qu'il
a c~éée, dan4 le ciel, dan4 l'eau qui ~~04e
( 1 ) Le Mandat, éd.cit., p. 118,et Xala, éd.cit., p. 15.
( 2 ) Xala, éd.cit., p. 16 •
....
( 3 ) o PaY4, mon beau peuple "
éd.cit., p. 72.
( 4 ) Ibid., p. 149-150.

-362-
~ndnoit oQ il 6aut tout pay~n, mèm~ t'ombn~
Ces paroles démontrent que les préoccupations religieuses
ne sont pas tout à fait exclues de la vie quotidienne des
individus dans la vision du Sénégal chez Ousmane Sembène.
Les pratiques magiques ou surnaturelles font partie
des caractéristiques fondamentales de la société sénégalaise;
elles
permettent
aussi
à l'imagination du créateur Sem-
bène de faire éclater les frontières du réalisme ou du
na-
turalisme, pour ainsi
dire.
Elles existent aussi bien à l'époque précoloniale qu'au
XXe siècle. L'univers est peuplé de forces surnaturelles.
Le médecin-chef d'un hôpital de Dakar confie à Pathé~ son
jeune collègue :"S ac he que la science n'est jamais impuissante.
Ell e·
a
des
zones inexplorées. En plus, nous sommes en
,.,..
(1) 0 Pay~, mon b~au r~upl~ l, éd.cit., p. 164.

-363-
Afrique. tout ne peut s'expliquer ou se résoudre par une
thérapeutique biochimique. Chez nous. c'est le règne de
l'irrationnel"(l). Le film Emita.-Z nous présente le panthéon
diola: Ayoupène. déesse de la clarté; Emitai. maître du
ciel. de la terre. de tout ce qui est colère. dieu du ton-
nerre; Sa1ignan. dieu des récoltes et des pluies. représen-
tant la mythologie de la joie; Bakine, dieu des fétiches.
maître de l'autel. Les Di011 ne peuvent rien faire sans
avoir. au préalable. consulté les dieux. Ils honorent ceux-
ci par des offrandes. Le fétiche-roi appelé Beekin reçoit
une correction s'il cesse de dispenser le magnétisme voulu;
il est alors jeté et remplacé par un autre fétiche-roi choi-
si dans le même bois qui a servi à le fabriquer :"Et si ce
second fétiche-roi ne leur donne pas (aux Oi01a] satisfac-
tion. ils le renverront. l'injurieront en le couvrant de
crachats. Ils se préparent à accueillir avec le même céré-
monial
le troisième beekin"(2). Sembène profite de l'évoca-
tion de cette tradition pour fustiger le fétichisme d'une
démocratie dans laquelle les élus sont toujours choisis au
sein d'un seul et unique camp. En Casamance. il existe un
Ca.ngouna.ng,
c'est-à-dire une espèce de surhomme que les cul-
tivateurs considèrent comme un esprit et q~i est entouré de
tout un mystère :"Il a forme humaine. mais l'on ne voit ni
ses pieds ni sa tête. Ses bras restent collés à son corps.
(1)
Xa..f.a.,
éd.cit .• p. 73.
(2) Le Vennien de .f.'Empine, éd.cit.. t. 1. p. 166.

-364-
Il vit seul, dans la brousse, et ne vient dans les villages
que ,sur
la
demande des vieillards ll (l); il déteste le
rouge dont il est couvert de la tête aux pieds; personne,
en sa présence, nlose mettre un habit de cette couleur. Le
Ca.n. 90 UJ( a.n. 9 est cr ai nt; i les t con t rel a par e s se et l 1 i na c-
tion; il est, paraît-il, plus rapide qulun lièvre et il
peut voler. Pour lutter contre les criquets qui se sont
abattus sur les champs, les paysans ont fait appel à lui
1111 fouillait les paillotes et les greniers; ceux qu'il
prenait à ne rien faire recevaient une bonne correction en
public. Redoublant d'ardeur, les gens battaient le sol sans
hésitation, sous la menace des deux sabres que le Ca.n.90UJ(a.n.9 i
faisait miroiter au-dessus de leur tête. Il allait de groupe
en groupe en hurlant, suivi par son escorte qu'il soumettait
a une rude disci~line. Il les faisait courber, ramper sur
les épines; il marchait sur eux, faisait pleuvoir des coups;
le sang ne l'effrayait pas ll (2). Les gens doivent subir la
loi duC a. n.90UJ( a. n. 9 san s dé f ail H r. Cet Il e s prit Il
dom i ne les
vivants qui nlont pas l'audace de lui désobéir. Apparemment,
malgré son caractère cruel et bizarre, il a son utilité dans
la société.
Les pratiques magiques donnent quelquefois au Sénégal
un aspect fantastique, surprenant, terrifiant.
Des formes
(1)
Ô Pa.Ij~, mon. bea.u peuple l, éd.cit., p. 148.
(2) Ô Pa.tj~, mon. bea.u peuple l, éd.cit., p. 149.

-365-
et des couleurs slaniment de façon insolite. Le réel se
mêle au merveilleux. Certaines aventures trouveraient
volontiers leur place dans les légendes et les contes.
Llunivers semble enchanté. Les masques vibrent et tonnent
dans Emital. Les procédés techniques cinématogrJohiques
transforment en substance visuelle et auditive
ce qui
semble relever de la féerie. Llillusion devient plus vraie
que la réalité, grâce aux forces de l limage et du son fil-
miques. Dès lors, les éléments de la vie quotidienne nour-
rissent moins la fiction que celle-ci ne leur donne en re-
tour la dimension du vécu, paradoxalement. Clest le propre
des oeuvres d'art comme Emital de renverser, en quelque
sort~, les termes de la dialectique entre les réalités ins-
piratrices
et la création artistique. Nous pourrions dire
que, désormais, les croyances des fétichistes prennent vie
et couleur grâce à Emital. Cependant, les merveilles du film
reflètent un mode dlexistence. Les ~iO'1 croient aux inter-
ventions de puissances occultes. Des forces invisibles peuvent
influer
sur
la· d~sti~ée
des hommes. Par des rites, des
formules, des incantations, l Ihomme essaie de peser sur les
choses et les êtres. Pour se concilier la faveur des dieux,
les anciens d'~mital sacrifient une chèvre; ils égorgent un
coq rouge et versent son sang sur des cornes de boeuf; ils
chantent autour de Djiméko blessé et évoquent les esprits.

-366-
Las 0 r cel 1er i e a en cor e une é n0 rm e empr i ses url es 9en s dan s
Ô Pay~, mon beau peuple J. Rokhaya Guèye devient sorcière
en luttant pour que vi ve son derni er né ,car ses premiers enfants
sont tous morts en naissant. Nous assistons à une cérémonie
dlincantation dans une case 00 elle officie; elle examine
Isabelle en présence d'un serpent qui semble 1I 0 béir à un ordre
secret ll ;
une
corne
qu'elle lance vers le toit reste "sus-
pendue en l'air, immobile" :"Le reptile fit entendre un nou-
veau sifflement et la corne au-dessus de lui se mit à bou-
ger"(1). Dans Xala:,
un devin qui paraît détenir un savoir
extraordinaire sait faire des diagnostics en utilisant des
cauris. Serigne Mad"a arrive à rendre tour à tour puissant
e t i mpui s san tEl Ha dj i Abd 0 u Ka der Bèy e.
"Ce que j' aie nlev é ,
je peux le remettre aussi rapidement"(2), dit-il à El Hadji:
cette phrase sibylline cache le redoutable caractère de Serigne
Mada.
les
opérations ésotériques nous paraissent difficiles
à
expliquer.
Dans~ les oeuvres de Sembène, ces pouvoirs
sont aux mains de person~es
spécialisées qui vivent dans des
milieux 00 la tradition est très vivante; ils sont constitués
par des IIconnaissances"(3) qui n'ont rien à voir avec une
quelconque affectivité; les incantations ne forment pas une
émotion mais un savoir dont le détenteur e~t craint ou res-
pecté.
(1) Ô Pay~, mon beau peuple f,
éd.cit., Q. 127.
( 2) Xala,
éd. ci t., p. 114.
(3) Ibid., p. 112.

-367-
La superstition, elle, se mêle à la vie de beaucoup
de personnages. Elle donne à certains événements et à cer-
tains objets une importance imaginaire. Les vivants ne
veulent pas mettre les ancêtres et la terre en colère ou
leur faire du mal. A Santhiu-Niaye, les gens ont "peur des
braises qui bless~n~ la terre et les morts ensevelis dans
cette terre"(l). Souvent, quand il survient un fait malheu...
reux, un accident où une maladie, les superstitieux accusent
quelqu'un
d'avoir
jeté; un mauvais sort à la victime.
Certains arbres, comme le "c.ade." quillattire fréquemment le
tonnerrellpendant la saison des pluies, et certains oiseaux,
comme les vautours, incarnent "l'esprit du mal"(2) dans les
vieilles légendes. Certains tourbillons sèment la terreur
chez les gens simples. L'homme lui-même n'échappe pas aux
légendes. Penda est agacée par la bêtise de plusieurs femmes
de Thiès qui croient qu'il y a parmi elles des génies malfai-
sants et que ceux-ci, selon l'expression de l'une d'entre
elles, sont des lire jetons de l'enfer c: ..]
capables de se
métamorphoser en grains de poussière ou en fourmis ou en
épines ou même en oiseaux"(3). A Ziguinchor, un tisserand
est très redouté, car "@itT- on, il [estJde ceux qui se changent
en
bête(s)
pour courir la nuit
dans la brousse"(4). Les
charlatans racontent des histoires invraisemblables~nous
( 1 ) Vé.lû-C-<-o.oarte.,
éd. ci t., p. 32.
( 2 ) Le..o Bou~.o de. bo-<-.o de. V-<-e.u,
éd.cit., p. 299.
( 3 ) Le..o Bou~.o
de. bo-<-.o de. V-<-e.u, éd.cit., p. 306.
( 4 ) "
o Pay.o, mort be.au pe.uple. f, éd.cit., p. 19 .•
.]
,

-368-
avons l'impression qu'ils se. plaisent à fabuler. Un charla-
tan consulté pour guérir Oumar Faye atteint de paludisme
affirme que le mal qui possède le malade s'est enfui dans
un marigot et qu'il faut le retrouver à tout prix :"Quelques
jours
plus,
tard,
on
le vit revenir portant un oeuf
bizarrement peint, sur lequel il se livra à de curieuses
simagrées"(I). Nous sommes presque en présence d'un véritable
délire d'interprétation. L'imagination se met en branle pour
faire naftre un déluge d'inventions. L'esprit se meut dans
une nuit pleine d'aberrations. Un limande peuplé d'esprits
maléfiques, de gnomes, de djinns Il se faufile dans le "su b-
conscient"(2) d'un grand nombre d'individus. Un univers im-
matériel constitue un imaginaire rétrograde qui est un poison
pour la vie sociale et un obstacle au progrès. De plus, la
superstition favorise le charlatanisme; nombreux sont les in-
dividus sans scrupules qui profitent de la nalveté ou du dé-
sarroi des gens pour les exploiter. La détresse d'El Hadji
Abdou Kader Bèye de Xala a fait de lui une victime des char-
latans. Conditionné par eux,il ne doute pas de leurs pouvoirs:
"Il payait comptant"(3). Le charlatanisme' sévit particulière-
ment en ville où ses adeptes peuvent exercer leur commerce
illicite dans l'anonymat (4).
"\\
( 1 ) o Pal/6, mon. beau peuple!,
éd. ci t., p. 19.
( 2 ) Xal a, éd. ci t., o. 83.
( 3 ) Xala,
éd.cit., p. 66.
( 4 ) La nouvelle intitulée Mahmoud Fall, dans voltaZiue, ra-
conte l'histoire d'un
faux marabout qui gruge
es gens
et qui finit par se faire voler tous les produits de sa
duperie.

-369-
En dépit de la croyance au surnaturel et à cause
d'elle, la tradition ésotérique est en train de se trans-
former en source de profit.
L'islamisation ou la christianisation des populations
animistes a fait de l'âme de beaucoup de Sénégalais un champ
où se rencontrent plusieurs religions.
Dans Ceddo,
les musulmans et les chrétjens tentent
d'apporter le salut en terre sénégalaise. Ils veulent sauver
les Sénégalais fétichistes. Le neveu du roi, r~aajoor, est
tiraillé entre les trois religions. Il se convertit à l'is-
lam; puis il se détourne de cette religion. Il se rend chez
le prêtre chrétien, mais finit par sien aller sans se lais-
ser convertir. Il garde toujours un fond de fétichisme.
Il
refuse les tentations à la fin et avertit son oncle du dan-
ger que représente le marabout :"d ' où vient-il, qui est-il ... ?
Il veut nous faire connaître un Dieu que tout le monde ignore
ici; est-ce que son Dieu est meilleur que nos fétiches ... Le
ver
est dans le fruit. Mon oncle, cet homme a plus de pou-
v0 i r que toi dan s cet t e as sem blé e [ de di 9nit air es ], i 1 r e pré -

-370-
sente un fléau, il est ton malheur ll (1). Plus.ieurs civili-
sat;'ons s'affrontent dans l'âme du SénégiUajs : l'une est
naturelle, les deux autres sont lIimportées ll • Leurs divini-
tés s'affrontent: Jésus, Allah et le Dieu des fétiches.
Les religions divisent les hommes en trois groupes plus ou
moins bden délimités.: les amimistes, les musulmans et les
chrétiens. Certains animistes
décident de s'exiler avec
leurs dieux pour ne pas subir la loi du marabout. Mais la
majorité s'est convertie à llislam. Cette conversion ne
signifie pas pour autant un rejet des dieux protecteurs des
autels ancestraux. Les dieux anciens nlont fait qu'une place
partielle aux dieux nouveaux.
Clest ainsi qu'apparaît une transformation dans la
concepti:on des choses et des êtres, ou la coexistence de
plu~ieurs
conceptions du bien et du mal. Aussi trouve-t-on
des par.adoxes dans le comportement des individus. Dans llis-
lam et dans le christianisme, la notion d'éternité est capi-
tale; ses conséquences terribles sont rappelées à tout ins-
tant au pratiquant, notamment par des images d'enfer, funèbres;
l'élu
se
retrouve
au
séjour
des bien~el.lreux.:.Les anges
bienfaisants et les démons malfaisants de ces religions se
(1) Ceddo ~cénari~, éd.cit., p. 23; notre traduction.
[!Vlaajoor : "moom m'<''<' 6u mu bà.yy.<.fd~, mooy fla.n ... ?
Va.6 noo bëgg xa.ma.l Yàlla. ju 6'<' flenn xa.mul, nda.x Yàlla.m
j'<''<', mo gën ~unuy xë~ëm y.<..<. .. Sëb fla.~, la. ko bënna.
nga. ca. b'<''<'~. N'<'ja.a.y, jo~~a.y b'<''<', fl'<''<' moo la. 6'<' ëpp a.b
da.yoo, moom m'<''<', mooy mu~'<'ba., mooy ~a.w a.y"].

-371-
retrouvent avec les mânes des ancêtres dans l'imaginaire
de beaucoup de Sénégalais. Tout cela n'aboutit pas à une
religion syncrétique; mais nous avons plutôt l'idée d'un
syncrétisme qui n'est pas perçu comme une religion à part
entière par les pratiquants des différents cultes; l'indi-
vidu se dit musulman ou catholique tout en observant,par-
fois,les ritesde l'animisme.
Les dieux des fétichistes sont proches des hommes. Ils
participent de très près à leur vie.
Ils sont localisés
dans l'environnement par l'existence de lieux précis où ils
peuvent être vus. Avec l'islam et le christianisme, Dieu
-
échappe,en quelque sorte,aux hommes. Dans Ceddo, Maajoar
déclare qué:le Dieu du marabout est inconnu.dans le pays.
En effet, contrairement aux fétiches, les musulmans parlent
de lui comme d'une abstraction qui:se situe dans un monde
inacces~ible
aux vivants. De plus, ce Dieu n'appartient pas
seulement à une famille, à un groupe ou à un clan; tout le
monde peut se référer à lui; il est à la dimension de l'hu-
manité entière. En fait, il existe chez les animistes un
Etre Suprême dont Sembène ne parle pas; cette puissance n'est
pas un fétiche en bois. Néanmoins, certains gestes rituels,
certains comportements se perdent pour faire place à d'autres.
Avec l'islam, le Sénégalais musulman très pièux ne consulte
pas des dieux avant d'agir; il dit IIDieu est grand ll ou IIAu
nom de Dieu, le miséricordieux ll et s'engage dans l'action,

-372-
en""peRSaQt a un prfricipe universel. Une tel~e conception
dépouille l'univers de beaucoup de ses charmes magiques.
Par conséquent, l'Ame des Sénégalais est,parf~js, dans
l'oeuvre de Sembène, le lieu d'antagonismes spirituels plus
ou moins dramatiques.
La foi
en Dieu ou le mysticisme a, parfois, une im-
portance primordiale dans la destinée des hommes et de leur
pays.
La foi, au XXi siècle, se manifeste quelquefois d'une
manière très profonde; la spiritualité peut s'élever très
haut, chez des chrétiens,des animistes, aussi bien que chez
des musulmans.~ Pay~, mon beau peuple
nous en offre
quelques exemples. Papa Gomis a élevé ses trois fils dans
la religion chrétienne et il a une grande joie a voir son
aîné entrer dans les ordres. Pour lui, une foi
est néces-
saire :"Elle nous guide. Une société sans une éducati,on re-
ligieuse, c'est une société d'animaux"(l), dit-il. Les musul-
(1) J Pa§~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 175.

-373-
mans pensent que le voyage à La Mecque est primordial
:
"Ils s'imaginaient des chemins pavés 00 étaient figées
des vapeurs bleuâtres, conduisant vers la Kaâba"(l). Ils
évoquent avec reg~et Tes temps anciens 00 vivait le Pro~
phête Mahomet; ils auraient voulu combattre pour leur idéal,
accomplir "un acte pour le bien du Tout-Pl.llissant"(2). Ils
donnent une grande place à l'accomplissement des.;devoirs
religieux.
Ils vivent et agissent, en ayant l'idée qu'ils
participeront à la gloire de Dieu. Marne Sofi, femme d'un
ouvrier des Bout~ de bo~~ de Vieu, n'ayant pas les moyens
de payer un marchand d'eau, lui décl are: "je te dois cette
eau E'} si je ne te paye pas dans ce monde, je te paierai
dans l'autre avant d'entrer au paradis"(3).~
Cer.tains musulmans se tounnent vers Dieu et négligent
la vie d'ici-bas. L'espérance en l'au-delà constitue l'es-
sentiel de leur vie:
'toUI[. Mou~~a Faye et ~e~ v~eux. c.ompagn.on.~],
la v~e n.'e~t I[.~en., ~eul~ l[~ ac.te~ I[.el~g~eux.
( 1 ) t Pay~, mon. beau peuple f,éd. ctt., p. 167.
( 2 ) 1b id.
( 3 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~eu, éd. ci t., p.
97.
A>
( 4 ) o Pay~, mon. beau peuple f, éd.cit., p. 20.

-374-
Tous leurs intérêts se portent vers la vie future. Par
rapport à celle-ci, le monde dans lequel ils vivent nia
pas beaucoup d'importance.
Il ne sert tout au plus qu'à
bien préparer et à mériter llautre. Même dans leurs rêves,
leur attention est tournée vers la vie éternelle; c1est
pécher que de ne pas respecter les prescriptions de la re-
ligion; utiliser les biens de ce monde pour espérer accé-
der au paradis éternel est une action importante. Moussa
Faye n'hésite pas à donner en bail pour trente ans la mai-
son des Faye qui revient légitimement à son fils Oumar
Faye; l'argent obtenu lui permet de se rendre
à La l1ecque.
L'explication qu'il donne à son fils démontre la force de
sa foi :" Dans mes songes, on m'appe}ait en
direction de la
Kaâba"; il ajoute plus loin :"Dieu te paiera"(1). Dans le
Sénég~l précolonial de Ceddo,
les musulmans vont très loin
ils méprisent la vie et minimisent la mort; celle-ci ne
doit pas être crainte, p~isqulelle conduit à une existence
meilleure et éternelle.
Ils déprécient le corps et ses souf-
frances. Le marabout déclare à ses disciples qui' vont com-
battre les fétichistes que ceux qui mourront parmi eux se
retrouveront automatiquement au paradis (2). La mort peut
être viôlente, mais elle n'est qu'une étap~. De pareilles
....
( 1 ) o P~Y~l mon heau peuple 1, éd.cit.,respectivement p. 163
~t p. 164.
( 2 ) Ceddo, [}cénario], éd.cit., p. 29lll-imaan : "Yéén YiÂ..Â.. d-i
dox~ tdn~ yÂ..-i ngÂ..~ Yàlla Sunu-Bo~oom, ~u ~Â.. dee,
tàb b-i Aj j ana ''J.

-375-
idées ne sont pas absentes du Sénégal du XXe siècle. Les
réflexions des habitants de Santhiu-Niaye a l'annonce du
décès de Ngoné ~Jar Thiandüm sont révélatrices:
"Enfin,
elle a trouvé la paix de l'esprit. Ce monde n'était pas
viable pour elle ll ;
"Yallah(Dieu]merci de l'appeler dans
ton monde"; "Yallah
l'a appelée a côté de lui"(l). Une telle
conception de la vie pousse les gens a la résignation et au
fatalisme. L'incohérence, le malheur, l'absurdité apparents
ont un sens caché. Gnagna Guissé avait adressé ces paroles
de consolation a Ngoné War Thiandum avant sa mort.:
"Nul
ne peut échapper a son destin .S'il est vrai comme on le
dit, que c'était écrit, que tout,
acte étai~ écrit avant
notre naissance, que nous ne sommes que de sombres acteurs,
alors tu dois faire confiance a Yallah. Yallah voit tout,
sait tout. Il est le seul juge. Le seul qualifié pour juger
chacun"(2). Le croyant laisse a Dieu toutes les responsabi-
lités.
Il se délivre
de son libre arbitre. Les desseins de
Dieu sont insondables.
Il essaie de se débarrasser de ses
angoisses par la croyance a un absolu qui dépasse la vie
personnelle. La volonté de Dieu a un rôle de refuge.
En conséquence, malgré son adhésion marxiste, il appa-
raît que Sembène s'en prend surtout a l'utilisation qui est
faite de la relt~ion, notamment par le pouvoir politique et
( 1) Vé hi - Cio f.J a. YI. e. , é ct . •c i t., r e s pe ct ive men t
p. 8 7 e t p. 9 l.
(2) Ibid., p. 36.

-376-
par certains chefs relig~eux. En créateur militant, il dé-
nonce la résignation qui est une-faute contre soi et contre
les hommes, mais aussi une accusation cont~e la société dans
laquelle règne l'injustice. Paradoxalement, Sembène rejoint
par là la religion dans un appel à l'effort et à la respon-
sabilité chez les hommes, même si, au fond, l'existence du
mal reste un problème, pour ne pas dire un mystère.
Il faut vivre le mieux pos~ible, mais dans un monde
qui ne soit pas rongé de sécheresse. Il y a certes une oppo-
sition entre l'univers marxiste et l'univers religieux; ce-
pendant, dans le Sénégal des oeuvres de Sembène, la différence
entre
eux
.ne
traduit pas vérit~bleme~t une rupture. Cette
division n'empêche pas la formation d'un troisième univers
qui englobe les deux premiers, en quelque sorte. Mais la
création artistique exige aussi, peut-être, la construction
formelle d'un monde divisé en plusieurs versants: principale-
~ent
le
parti religieux dtune part, le parti le moins reli-
gieux de l'autre. Ces contradictions essentielles n'excluent
pas des passages ou des imbrications plus ou moins implic1tes.
El
existe. des
espaces symboliques qui ne sont disconti-
nus qu'en apparence; la communication entre eux permet de
créer un équilibre dans le monde; elle nous donne aussi une
des explications possibles de la technique artistique du
créateur Sembène, écrivain et cinéaste.

-377-
CHAP1TRE III
LE LANGAGE
esthétique et efficacité.
Le langage est l'un des aspects les plus importants
de la vision du Sénégal chez le romancier et cinéaste Sem-
bène Ousmane.""L'auteur a su créer ou reproduire de la fa-
çon la plus vivante des gestes, des mimiques, des intona-
tions, un vocabulaire, des tours, des déformations, des tics,
des formes syntaxiques, des styles très variés. Les diffé-
.
rences de langage lui permettent d1individualiser un grand
nombre de personnes et de groupes sociaux. Le langage est
l'un des meilleurs moyens d'identification des personnages.
Il permet de dévoiler leur caractère, leur intériorité qui,
sans lui, seraient beaucoup mieux dissimulés. Il est par
conséquent un outil d'investigation psychologique nécessaire.
Il peut nous faire découvrir l'essence des individus.
Plusieurs moyens, qui ne se manifestent pas par la parole,
définissent
un
comportement volontaire ou involontaire
chez le personnage. L'attitude de l lindividu est aussi expres-
sive que son discours.

-378-
Le personnage est trahi par ses réactions physiologiques,
qui
.sont
parfo;'s
voisines de l'inconscient. Elles
permettent de lire les pensées de l'individu, surtout dans
les circonstances exceptionnelles, lorsque celui-ci essaie
de se dérober au regard des autres derrière le masque immo-
bile de son visage ou l'écran de son apparente indifférence.
Il faut donc aller au-delà des manifestations volontaires
du personnage. Le narrateur décrit ~s réactions les plus
ténues, les moins visibles. Un seul mouvement du corps peut
révéler le caractère des relations qui unissent deux indivi-
dus. Au moment le plus fort de leur lutte syndicale, lors
d'une rencontre, Lahbib pose sa main sur le bras de Bakayo-
ko : celui-ci IIsentit l'amitié de ce geste, sa chaleur. Ce-
la lui fit du bien ll (1). Lorsque la diversité des langues
risque
d'être un obstacle à la communication, les personnages
ont recours
au
geste~.
Pour faire comprendre à Rokhaya
Guèye que son fils est allé en brousse, sa belle-fille Isa-
belle dés i gne les b0 i s Ile n f ais a nt j 0 uer deux d0 i gt seo mme
des jambes qui marchent ll (2). La douleur et la colère peuvent
s'exprimer grâce au corps. Les sentiments de Rokhaya Guèye,
qui voit son fils quitter la maison familiale, sont ainsi
s uggé rés .; e l les e l è ve, po ses e spa uIf) e s s u·r les j 0 ue s de
celui-ci :IILes aspérités de ses mains parlaient davantage
[qu'un discours]. Un feu intérieur la brûlait. Elle avait
mal, épouvantablement mal ll (3). L'individu a peur de la réac-
( 1 ) Le~ Bout~ de bo~~ de D~eu, éd.cit., p. 295 •
...
( 2 ) o Pay~, mon beau peupl~,
éd.cit., p. 110.
( 3 ) Ibid., p. 47.

-379-
tion int~mpestive, incontrôlée qui livrerait son secret
à ses semblables. La lugubre impression d'être vouée à
l'opprobre fait "cr ier" toutes les parties du corps de
Ngoné War Thiandum :"Jusqu'à ses lèvres qui ne lui inspi-
raient plus confiance. Ne pensait-elle pas que les lèvres
pouvaient parler indépendamment de sa volonté. Elle les
craignait et les couvait, le front baissé"(I). Le personnage
est
quelquefois·
obligé de se battre avec acharnement
contre son propre corps, pour ne pas sortir de son isolement
et de son mutisme volontaires: Ngoné War Thiandum "étran-
g1a G•~ 1e cri qui 1ui mon t ait du ve nt r e, qu' e 11e avait 10 ngue -
ment
asservi"(2).
La mimique pose le personnage d'une façon peut-être
moins dramatique que les réactions précédentes, mais tout
aussi significative. Elle lui donne une certaine autonomie.
Elle peut s'accompagner de paroles qui semblent la prolonger.
Ayant réponse à tout, Samba Raba d,a P~q~, mon be~u peuple 1
dit "souvent en touchant son nez" : liTant que votre nez sera
sur votre visage, vous direz que j'ai raison ll (3). Lahbib,
responsable s~ndical~
_ réfléchi, ne peut s'empêcher de
passer Ille bout de sa langue sur ses moustaches ll avant de
par 1e" (4). Baye Yama r 'a t 0 utel a d i 9nit éd' un no t ab 1e pie ux
( 1 ) Véh~-C~o~~ne, éd.cit., p. 33.
( 2 ) Ibid., p. 34.
"'"
( 3 ) o Paq~, mon be~u peuple 1, éd.cit., p. 19.
( 4 ) Le~ Bou~~ de bo~~ de V~eu, éd.cit., p. 231.

-380-
et qui se veut honorable: il répond aux
salutations par
"deux balancements de t~te, de haut en bas", en "ex hibant
son chape1et"(I). La noble et intransigeante Ngoné War
Thiandum parle du "bout des 1èvres"(2). La veuve Vay Bineta,
"viei11e femme esseu1ée" de Xa..e.a., en parlant, étudie à la
dérobée, son interlocuteur :"Des plis de malice se creusaient
à la racine de son nez, entre les yeux"(3). La mimique nous
permet, en quelque sorte, d'entrer par effraction dans la
conscience de 1 l individu. Nous saisissons ce qu l i1 est, ce
qu ' i1 veut ~tre, ce qu l i1 prétend ~tre, ~ à un moment plus
ou moins précis et plus ou moins long.
L'intonation est éga1em~nt porteuse de sens. Elle est
étroitement liée aux intentions, aux sentiments et à la pen-
sée du personnage. Les inflexions de voix ne sont pas gra-
tuites. Le marabout illuminé de Ceddo adopte généralement
un ton extr~mement sérieux, et une voix incisive qui tolère
mal la contradiction. Le ton des anciens du village d'Em~ta.Z
est à la fois grave et solennel, notamment quand ils se réu-
nissent pour se consulter. Les exagérations des politiciens
et 1e urs men son ge s fo nt die ux 1e s c i b1e s de .1 1 i r 0 nie i r r é vé -
rencieuse de Sembène, dans Le Ve!Ln~e!L de .e.'Emp~!Le. Le "tri-
bun: de mosquée"(4) E1imane Baba Gaye ressemble à un tragé-
(1) Véh~-C~o~a.ne, éd.cit., p. 51-52.
(2) Ibid., p. 76.
(3) Xa..e.a., éd.cit., p. 153.
(4) Le Ve!Ln~e!L de .e.'Emp~!Le, éd.cit., t. II, p. 121.

- 381.-
dien en mal
de public. En guise d'exorde, dans ses discours,
il récite un verset du Coran, IIles paupières closes ll ;
puis
son regard s'enflamme quand il aborde son sujet :IIIl parlait
avec dureté, d'une voix de roc, avec tout son corps, ses mernbres ll (11.
€et
homme
politique
symbolise
l'excès,
le
manque.
de délicatesse, la bêtise. Le ministre Mam Lat Soukabé ex-
celle dans la comédie. Ainsi combat-il devant son clan poli-
tique le décret qui fait du Premier ministre le successeur
-du Président :IILe ton était celui d'un marchand. de poissons
inspiré ll (2). Ces politiciens, professionnels de la mise en
scène, sont à l'opposé du Colonel Mané qui, en annonçant à
son général le caractère irréversible du soulèvement qu'il
dirige, garde son IIton poli, calihe ll (3). Même llabsence de
voix momentanée est significative chez Sembène. En effet,
le silence est en rapport avec les états d1âme des personnages.
Parfois,
il
'est
plus expressif que le discours. Indi-
gnés par la mort de deux enfants, lors de la grève des che-
minots, les habitants de Thiès rassemblés observent plus
d'une heure de silence :lI ce silence voulait dire plus que
les clameurs: il venait des feux éteints, des marmites et
des calebasses vides, des mortiers et des pilons fendus, des
machines du dépôt entre lesquelles les araignées tissaient
1eu r s toi 1es Il ( 4) • De même, 1es v i 11 age 0 i s de San t hi u- Ni aye
( 1 ) Le. Ve.Jt n-i. e.Jt de. .f.'Emp-i.Jte., éd.cit., t. II, p. 124.
( 2 ) Le. Ve.Jt n-i. e.Jt de. .f.'Emp-i.Jte., éd.cit., t. l l , P• 125.
( 3 ) Ibid. , t. II, P• 129.
( 4 ) Le.-6 Bout-6 de. 60-i.-6 de. V-i.e.u, éd.cit., p. 252.

-382-
sont, parfois, muets devant les fâcheuses conséquences de
l'exode rural: IILa longue servitude broie llhomme, lui
ravit l'usage aristocratique de la parole dont la dorure
dans d'autres pays a fait une langue de gens racés"(l).

Le regard est un aspect important de ce qui, dans le
langage, n'est pas expressément dit. A un certain niveau,
il traduit une rupture, un bouleversement décisifs sur le
plan familial et social. En décidant de ne plus habiter
dans la concession familiale: Oumar Faye demande à son père
de llaider à bâtir sa propre maison: pour la première fois,
il ose fixer celui-ci IIdans les yeux ll (2). Désormais, les
choses ne seront plus comme avant. Le père perd son autorité
traditionnelle absolue sur son fils. L'expression des yeux
développe ou remplace les paroles. Lorsque le facteur commence
à
parler
de
l lavis de mandat qu'il vient de déposer chez
Ibrahima Dieng, celui-ci l'interrompt brusquement: le coup
d'oeil qu'il lui lance lui rappelle IIque dans la rue, on ne
parle pas de sous ll (3). El Hadji Abdou Kader Bèye affronte
parfois Vay Bineta dans un duel muet; il éprouve une répul-
sion très grande envers cette femme :IICette aversion se
manifest[e] impitoyablement dans son regard ll (4). Le regard
exprime aussi un monde intérieur. Dans les yeux d'Adja Awa
Astou, II r égnait un sentiment de force, la flamme de l'inertie
(1) Véh~-C~o~ane, éd.cit., p. 56.
(2) ~ Pau~, mon beau peuple J, éd.cit., p. 44.
(3) Le Mandat, éd.cit., p. 122.
(4) Xala, éd.cit., p. 117.

-383-
contro1ée ll (1). Quant à Rokhaya Guèye, IIS0 n regard perçant ll (2)
a plongé sa belle-fille dans l'effroi, la première fois
qu'elles se sont rencontrées. Ainsi, le regard est justiciable
de plusieurs expljcations,chez Sembène.
L'auteur traque les personnages jusque dans leurs sourires,
leurs
rires
et
leurs pleurs, pour traduire leurs senti-
ments et leurs idées. Le sourire ou le rire peut venir du
fond de l'être pour marquer la satisfaction. Rokhaya Guèye
remercie sa belle-fille qui lui fait un bon accueil, en
IIsouriantll :1I1e rire de la mère était visible dans ses yeux,
car elle riait
du coeur ll (3). Mais,comme l'affirme NIDeye
Touti des Bout4 de boi4 de Vieu, le IIrire nlest pas seule-
ment une manifestation de gaieté ll (4). L'individu s'en sert
quelquefois comme d'une arme pour blesser son semblable;'
les coups sont d'autant plus imparables que le rire est im-
prévisible et insaisissable. Rokhaya Guèye, qui nia pas pu
retenir son fils et sa belle-fille chez elle, en est victime
liOn
feignait
de
se taire sur le passage de Rokhaya,
mais, sitôt passée, elle sentait les rires derrière elle,
pareils à des flèches de feu. Il ne lui restait plus rien que
ses 1armes ll (5). Dans Véhi-Cio4ane, la crise de folie de Tanor
( 1 ) Xala, éd.cit., p. 28.
( 2 ) '"
0 Pal{4, mon beau peuple ! , éd.cit., P• 31.
,
( 3 ) Û Pal{4, mon beau peuple . , éd.cit., p • 112.
(4 ) Le4 Bouu de boi4 de Vieu, éd.cit., p. 109.
""
,
( 5 ) 0 Pal{4, mon beau peuple . , éd.cit., p. 50.

-384-
Ngoné Diob atteint son sommet lorsque, au lieu de répondre
aux suggestions de son père qu'il va poignarder, il s'es-
claffe :" c omm e les premières gouttes de pluie sur un toit
de zinc précédant un orage fiévreux, monta un rire démen-
tiel qui emplit la case"(1). Le rire est donc un phénomène
ambivalent; il ~arque la joie ou la tristesse.
Il existe encore au Sénégal un langage des instruments
de musique. C'est l'un des points de démarcation fondamen-
taux entre la création artistique chez Ousmane Sembène et la
littérature exotique. Par exemple, dans le Roman d'un 4pah~
de Pierre Loti, la musique apparatt comme un fourvoiement
instinctif des Noirs dans une débauche quasi innommable. Certes,
chez
Sembène,
l'art
de
combiner les sons peut exprimer
la joie. Mais là n'est pas le véritable intérêt des instru-
ments de musique. Les personnages savent les utiliser parti-
culièrement dans les circonstances dramatiques. Les villa-
geois en révolte d'Em~taZ
s'avertissent les uns les autres
en faisant entrechoquer des morceaux de bois et en soufflant
dans des cornes. Le tarn-tam est aussi un moyen de communica-
tion. Dans Em~tal,
le sergent noir traduit le son du tam-tam
pour l'officier blanc. Même en ville, les c·itadins comprennent
le
langage
du
tambour. A Ziguinchor, il résonne pour
.....
annoncer la mort d'Oumar Faye, dans 0 PaY4 mon beau peuple !~
(1) Véh~-C~o4ane , éd.cit., p. 92.

-385-
ilLe rythme de ses grondements devint de plus en plus sacca-
dé, de plus en plus envoûtant. Sa voix traversait les savanes,
bondissant
par:-del à' le
fleuve où elle était relayée
par un déchaînement semblable, envoyant à tous les échos le
message de deuiP(1). La voix du tam-tam se fait entendre
pour appeler les gens à combattre les criquets dans les
champs :"la tonalité grave, les battements rapides, le si-
lence lourd qui suivait avaient leur signification ll :"Pré_
sage de malheur"(2). Des personnages se servent du tam-tam
pour protester, pour soutenir les ouvriers en lutte dans
Le~ Bout~ de boi~ de Vieu. Les battements du tam-tam sont
aussi cinglants qu'une "bourrasque ll (3), car ils traduisent
la détermination et la colère.
Ainsi,tout parle dans l'oeuvre de Sembène : le corps
humain et les choses, les sons et le silence. Tout a un
sens, un message qulil nous faut déchiffrer. Sembène fait
du corps humain presque un théâtre.
*
*
*
~
( 1 ) o Pay~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 184.
( 2 ) Ibid., p. 146-147.
(3 ) Le~ Bout~ de Boi~ de Vieu, éd.cit
p. 282.
o t

-386-
La forme d'expression, le vocabulaire révèlent souvent
l'appartenance sociale, les moeurs, le passé, le niveau de
culture ou d'intelligence des individus.
La prononciation des lettres et des mots est riche de
sens. Les ancie~s combattants parlent un français très approxi-
matif
• Tanor Ngoné Diob, ancien combattant devenu fou,
accuse Atoumane d'être le père de l'enfant que porte sa soeur
et le menace en ces termes : IIT-i mé. plte.nd.6 POUIt -in ma.bou.e. [•••}
Tu l' asen ce i nt ée [•• ~ Il ( 1 ). C0 mm e l e f ait rem ar que r l e narr a -
....
teur d'a Pa.v.6, mon be.a.u pe.up.e.e. 1, beaucoup de \\lo10f II parlent
quelques mots français. Quant à la prononciation, il faut en
chercher le défaut dans les cordes vocales ll (2). L'ignorance
de certains personnages est quelque peu comique, notamment
dans Le..6 Bout.6 de. bo-i.6 de. V-ie.u. Aram veut écrire une lettre
à son mari qui est IIsersent-sef ll , en détachement à IIMadame
Caspar ll , c'est-à-dire à Madagascar (3). L'emploi du fran~ais
déformé indique un désir d'explication et de compréhension
mutuelle, dans une large mesure. Parfois, il révèle un niveau
de langue familier et même argotique. Nous avons un exemple
de l'argot dakarois dans Le. Ma.nda.t; un jeune apprenti photo-
graphe rétorque à Ibrahima Dieng qui lui dit qu'il ne devrait
pas fumer à son âge :IIPa ••• c'est pas ton pèze ll (4), ce qui
(1) Vé.h-i-C-io.6a.ne., éd.cit., p. 46-47.
( 2 ) "'
a Pa.y.6, mon baa.u pe.up.e.e.!, éd.cit., p. 31.
( 3 ) Le..6 Bout.6 de. bo-i.6 de. V-ie.u,éd.cit., p. 102.
( 4 ) Le. Ma.nda.t, .é d • ci t ., p. 161.

-387-
signifie en français correct: liMon père ••• Cela ne vous
regarde pas ll • Certaines déformations traduisent 1 l affec-
tation chez les bourgeois, petits ou grands, mais ins-
truits. L'affairiste Mbaye prononce IIdac ll pour IId l accord ll ,
et sa femme Thérèse dit II ven ti ll au lieu de II ve nti1ateur ll (l).
L1 inf1uence du milieu est à noter. Nous retrouvons sou-
vent chez les hommes d'affaires et chez les hommes politiques
le
même
registre
.• Ils semblent s'imiter. Celui qui entre
dans
ce
mi1iéu' acquiert un lexique qu 1 i1 arbore, pour
ainsi dire,comme un blason. Dans
Xala, le discours de ré-
ception du nouveau Président de 1I1a Chambre l' est truffé de
clichés et d'idées reçues
IINotre gouvernement, en me dé-
signant à ce poste de haute responsabilité, fait un acte
de courage, il manifeste en cette période de détérioration
des termes de 1 1 échange un désir d'indépendance économique.
C'est un fait historique que nous vivons. Nous devons être
reconnaissants à notre gouvernement et à 1 1 homme qui est à
sa tête ••• 1I (2).·'De tels propos constituent la matière prin-
cipale des allocutions des politiciens
sans im.a...~(nation qui
ne font que répéter ce qu'ils ont entendu. Le langage tech-
nique qu'emploie El Hadji Abdou Kader Bèye quand il sladresse
à un banquier dakarois ne doit pas nous tromper :IIJ l ai be-
soin d'un fonds de roulement. Juste cinq cent mille francs.
( l)
Le Man.dat, ~ d .. ci t., p. 179.
(2) Xala, éd.cit., p. 9.

-388-
J'q.i
là un proj~t d'expansion et une étude de marchéG.~.
Jette un coup d'oeil sur cette nomenclature de vente en
détail à travers la ville ll (1), dit-il. Le banquier ne se
laisse pas duper. El Hadji nlest pas un technocrate rigou-
reux.Il se sert du vocabulaire commercial comme d'un app~t.
Quant à certains politiciens du Ve~n~e~ de l'Emp~~e, gr~ce
au lexique, Sembène les met au rang de personnages vulgaires,
grossiers, mal élevés. Au cours d'une réunion à laquelle par-
ticipent des membres du gouvernement, le ministre des Finances et
le Premier ministre se lancent des lIinsanités ,bien pfnientées ll (2). Nous
ne citon,s, tout au plus, qu'une des phrases du Premier ministre :IIEnfant
sans père~ dés. bords de ptiitsG ••] 11(3) • La violence des dénigre::.-
ments de Sembène frise parfois l'invraisemblance. Les révo-
lutionnaires ont un langage plus digne que celui des politi-
ciens professionnels. Badou parle de IImisère du peuple ll , de
IIfierté ll , de II r espect ll , de conscience des enjeux politiques
ou économiques (4). Les Sénégalais qui tiennent à la tradi-
tion, et qui respectent les règles de politesse et les croyances,
ont J en
général,
un.
langage
ch~tié et émaillé de ré-
férences aux Ecritures saintes et à Dieu. Ils demandent par-
don à la personne qu'ils pensent avoir blessée involontaire-
ment pendant une conversation, comme le font entre eux les
(1) Xala, éd.cit., p. 133.
(2) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit.,t. l, p. 136.
( 3)
1b id. •
(4) Ibid., p. 67.

-389-
notables de Véh~-C~o~ane
(1). Ils emploient des mots d'ori-
gine arabe, entre autres : "Allâhou ac.kbaJc., !II, c'est-à-dire
IIDieu est grand ll (2). M~me dans les interjections ils utilisent
le
nom
de
Dieu; ainsi en est-il de cette exclamation
d'étonnement adressée à Dieu :IIE~ka~ Allah JU(3). Quand ils
saluent quelqu'un, ils prononcent normalement son nom de
famille, comme le font Ibrahima Dieng et Maïssa Fa11 (4);
ils se demandent aussi réciproquement s l i1s sont lien paix ll
et il s sel a sou hai te nt (5). Ce r t a i ns b0 ur ge 0 i s dakaroi s é t ale nt
leur
connaissance
des
langues autres que le français,
notamment l'anglais; pour le député Diou1dé, le ministre des
Finances M.am Lat SOlJkabé est l'homme qu l i1 faut au pays ':
~he R~ght Man ~n the 4~ght plac.e"(6).
L'introduction des mots anglais, arabes et wolof pose
la question des langues dans les oeuvres de Sembène. Par
exemple, Em~taZ est en diola, Ceddo en w~lof, avec des sous-
titres en français. Les romans, qui sont en français, sont
parsemés de mots et dlexpressions wolof, pour la plupart;
nous en trouvons ~ne ,cinquantaine qui ne sont pas traduits;
pour plus de quatre-vingts autres,nous avons la traduction,
( 1 ) Véh~-C~o~ane, édocit., p. 53-54.
( 2 ) Respectivement Véh~-C~o~ane, éd.cit., p. 102, et Le Ve4-
n~e4 de l'Emp~4e, êd.citl, t. l, p. 88.
( 3 ) Le~ Bout~ de bo~~ de V~~u,
éd.cit., p. 120.
( 4 ) Le Mandat, éd.cit., p. 122.
...
( 5 ) o Pay~, mon beau peuple l, éd.cit., p. 17.
( 6 ) Le Ve4nie4 de l'Emp~4e, éd.cit., t. II, p. 38.

-390-
l'équivalent ou une explication. Certains mots sont presque
impossibles à
traduire} notamment
les
noms d'arbres.:
-
"néJté", "vJta.dj", "..6ump" 11 J,
entre autres; "ngaman'" 12 J est
le nom du spécialiste traditionnel de la circoncision. Sem-
bène donne la signification de mots comme: "la.cca.gui"
1 ' i ncend i e (3); "b a.Jt a.hlu"
huitième mois du calendrier
wolof; "dia.m" : paix (4); "6a.cc-/la.tt" :guérisseur ; "..6eet-
/la.tt" : voyant, devin (5). Parfois, Sembène traduit des
phrases: "Ba.illi/la. .au va.he!" : laissez-le parler; "Atté
Va.lla.h-Ia." : ~'est
la volonté de Dieu; "ca.a.6 da. xlm M': les
cacahuètes_ grillées sont calcinées (6). C'est dire la variété
~es mots et des expressions utilisés. Le lexique relève quelque-
fois
du
français du Sénégal; certaines expressions peuvent
être aussi des créations de Sembène. Nous notons, entre autres:
l
Iif
~
d ' I I
l
-
b' t'
l a
IIfume~e de 1a savane ll.:
a
umee
es
eaux
~
e
paque 0 ;
Il
le
train:;
Jes
hommes
aux oreilles rouges Il :
les
Blancs (7); le IIrapide ll :
l'autocar; lI un e épouse', toubabesse
(blanche)"(8) ; un sourire II pa tate-piment ll ; II grand ll : dimi-
nutif de grand frère et signe de respect (9); lIess en cerie ll :
(1) Véhi-Cio..6a.ne, éd.cit., p. 20.
(2) Le VeJtnieJt de l'EmpiJte,
éd.cit.,t. l, p. lOI.
(3) Le..6 Bout..6 de boi..6 de Vieu, éd.cit., p. 181.
(4) Véhi-Cio..6a.ne, éd.cit., respectivement p. 44, p. 82.
(5) Xa.la., éd.cit., respectivment p. 66,'·p. 8l.
(6) Respectivement Le..6 Bout..6 de boi..6 de Vieu, éd.cit.,p. 335,
Véhi-Cio..6a.ne, éd.cit., p. 48, et Le VeJtnieJt de l'EmpiJte,
éd.cit., t. II, p. 107.
(7) Respectivement Le Vocke~
noiJt, éd.cit., p. 12, et Le..6
bout..6 de boi..6 de V~eu, éd.cit., p. 126 et p. 205.
(8) Le Ma.nda.t, éd.cit., respectivement
p. 123, p. 142.
(9) Xa.la., éd.cit., respectivement p. 58, p. 132.

-391-
station-service; lI e ssencier ll : pompiste(I); une IIfigure
mi-goyave, mi-citron ll (2). Certaines expressions sont des
clichés traduits,en général,du wolof, et Sembène indique
quelquefois leur origine. Ainsi, tout peut s'acheter à
c réd i tau marc hé deTh i ès, Il sur l e dos du moi Sil, Il selon
l'expression coutumière ll ; la II pe tite mèrellest la soeur de
la mère; le mariage religieu~ s'appelle le mariage du IIche-
min de Diéu"(3). Lorsqu'Ibrahima Dieng pousse trop profon-
d~ment ses investigations sur son époque, tout devient
flou:
lIil se perdait dans sa tête, selon l'expression du paysll(4).
N' Go n~, lat roi s i ème é pou s e d' El Hadj i Abd 0 u Kad e r Bèye, t i e nt
à divorcer: elle veut IIreprendre sa liberté ll , "se l on la· for-
.
mule populaire consacrée ll (5). Toutes ces citations ou créa-
tions enrichissent les oeuvres; elles témoignent aussi de
la connaissance qu'à Sembène de son pays. Elles caractérisent
et complètent sa vision du Sénégal.
Nous nous demandons si les romans de Sembène ne sont
pas des oeuvres traduites,~u bien des ouvrages pensés essen-
tiellement en wolof. En tout cas, Sembène précise parfois la
langue dans laquelle s'expriment ses personnages :IIAmadou
dit en [wo lof] qu' i l é t ait te mps de par tir Il ( 6 ). Il San s s' en r end r e
( 1 ) Le VVtn.iVt de l'Emp.iJte, éd.cit., t .1 , p. 205.
( 2 ) Ibid., t. II, p. 36.
( 3 ) Le~ Bout~ de bo.i~ de V.ieu, éd.cit., respectivement
p. 39,
p. 102 et p. 102
1
( 4) Le Mandat, éd.cit., p. 169-170.
( 5 ) Xala, éd.cit., p. 155.
(6 ) a Pay~, mon beau peuple l, éd.cit.,p. 29.

-392-
. comptell~
à · un, moment donné,
IIPenda avait parlé en fran-
çais ll (1). Badou, professeur de lettres modernes, est pour
le purisme de la langue française: il corrige en IItemporaire"
1e . mot
IIFree-1ance ll qu'emploie le journaliste Kad (2).
Lors du procès d l E1 Hadji Abdou Kader Bèye à la Chambre de
Commerce et d'[ndustrje, ses collègues protestent quand,
-
dans le feu de la colère, il v.eut s'exprimer en wolof, vers
la fin du film Xala. Certains lIévo1uésll dakarois défendent à
Il
I l ·
leurs enfants de parler wolof (3). Par contre, l'étudiante
Rama fait partie d'un groupe de langue wolof qui publie un
journal appelé Kaddu (4); le nom de ce journal fait allusion
à une publication qui existe réellement et dans laquelle Sem-
bène lui-même joue un rôle important; le wolof est utilisé
par 1185% du peup1e ll (5)
sénégalais, selon les estimations
de Rama. Cependant, certains personnages, comme le sous-di-
recteur d'une banque dakaroise, parlent un wolof coloré de
IImots parasites ll , par IImanque de pratique ll (6). Sembène pose
la problématique de l'utilisation du wolof dans Le~ Bout~ de
b0 .<.~ de V.<. eu. Ali é p0 que colon i ale, 10 r s d' une r é uni 0 n pub l i que
à
Dakar , l~
Gouverneur, qui s'exprimait en français, IIfut
écouté avec respect et longuement applaudi. Une bonne moitié
de l'assistance n'av.ait rien comPris à ce qu'il disait ll (7).
(1) Le~ Bou~ de bo'<'~ de V.<.eu, éd.cit., p. 307.
(2) Le Ve~n'<'e~ de l'Emp.<.~e, éd.cit.,t. l, p. 208.
(3) Ibid., t. II, p. 170.
(4) Xala, éd.cit., p. 142.
(5) Xala, éd.cit., p. 142.
(6) Ibid., p. 132.
(7) Le~ Bout~ de bo'<'~ de V.<.eu, éd.cit., p. 333.

-393-
Ce paradoxe résulte du fait que les Sénégalais,dans leur
grande majorité: ne slexpriment qu'en wo1of. L'un des me-
neurs des ouvriers, Bakayoko,pense que nous devons parler
en wolof "qui est notre langue"(l). Sembène lui-même recti-
fie la forme, le genre, le nombre grammaticaux de certains
mots; il précise que "n-ta./je." est au singulier, et non au plu-
riel (2). Le Sénégal est, au XXe siècle, un pays où la langue
officielle
est
le
français, la langue nationale le wolqf,
sans compter les autres langues, avec tous les paradoxes que
cela comporte.
Les milieux et les langues donnent
au Sénégal l'aspect
d'un univers polyphonique oD chacun fait entendre sa voix.
*
*
*
Le Sénégal est un pays de tradition orale. La langue
et la parole y ont une importance capitale.
"Une langue est plus mauvaise qu'une balle de fusil",
selon un personnage du Manda~ (3). En effet, il faut savoir
la maltriser. L'oralité est un art, mais aussi une force.
(1) Le4 BOU~4 de bO-t4 de V-i.eu, éd.cit., p. 2710
(2) Véh-i.-C-i.o4ane, éd.cit., p. 19.
(3) Le Manda~, éd.cit., p. 178.

-394-
Lors d!un d'ner chez Cheikh Tidiane Sall, sa femme Djia Um-
rel Ba se charge de surveiller la discussion pour qu'elle
ne dégénère pas en affrontement passionné; leurs fils Dioul-
dé et Badou, qui ont des opinions politiques divergentes,
sont présents, avec leurs épouses
-
"La cau~e~ie ~e gtnt~ali~aJ~e divi~a,
~e ~e~~ouda. Elle g~impait, vivante, 6~tnttique,
~niv~ante ,pa~~ionnante, Elle ~u~vola
"
la mu~ique, mode~ne, cla~~ique, t~aditionnellej
la littt~atu~e, eu~optennej le cintmaj l'tdu-
-
cationj la ttltvi~ionj le~ 6emme~; le~ en-
6ant~ ••• Le~ deux jeune~ couple~, p~udent~,
~e mtnageaient. On '~e contentait du ~en~ p~e-
-
mie~ de la cho~e dite. La mè~e veillait. Elle
-
tenait la conve~~ation avec une main 6e~me,
-
l'~~ondi~~ait avant de la ~edi~t~ibue~"(lJ.
Djia Umrel Ba, qui a reçu une éducation traditionnelle, con-
.'
naît la valeur et la portée des mots. Les rapports qu'entre-
tient un individu avec la langue sont révélateurs: IILa parole
est
aussi
meurtrière qu'une arme à feu. Mais elle ne tue
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. l, p. 124.

-395-
que les nobles de caractère"(l). Ainsi t un tic peut devenir
non seulement un moyen d'individualisation mais un enjeu
entre plusieurs individus. La complicité qui lie Madjiguène
Ndoye
et son compagnon Kad est explicitée par l'expression
II n l es t-ce pas ll qu'ils se renvoient comme un écho (2). En
revanche t le Président de la République Léon Migname tient
à son expression1c'est tout " (3); habitué à clore les conseils
ministériels ou à mettre fin à des conversations t ou à faire
ta ire uns ub0 r don né ave c ce Il c·' est t 0 ut Il, i l s ' 0 f fus que de
l'entendre dans la bouche de quelqu'un d'autre que lui. Lorsque
le
Premier· ministre
Daouda décide de diriger av~c fermeté
la politique du pays, il s'approprie le IIc'est tout ll (4); comme
s l i1 s'accordait un héritage. Cette expressi6n devient le 1eit-
motiv des chefs.
Certains personnages de Sembène excellent dans le manie-
ment de la langue. Parfois t le langage apparemment insigni-
fiant est à déchiffrer. Le personnage fascine par sa maîtrise
de la parole. Les expressions utilisées ont parfois plusieurs
sens. Ce dialogue entre Vay Bineta et El Hadji Abdou Kader
Bèye de Xata est déterminant dans le cours de la vie de ce
dernier
(1) Le Ve~n~e~ de t'Emp~~e, éd.cit. t t. I t p. 159.
(2) Ibid. t t. lIt p. 56.
(3) Ibid., t. I t p. 167.
(4) Le Ve~n~e~ de t'Emp~~e, éd.cit., t. II, p. 110.

-396-
"
El Hadji, je te pnl~ente ma
6ille, N'Gonl. Regande-la bien. Ne peut-~e
p~~
ftne'
unité?
Unitl de longueun,
ou unitl de ~apa~itl?
- El~e e~t tendne. Une goutte de
la no~le. El~e~e~t au~~i lphlmène. Un
pont agnlable "aux negand~", nlpondit
El Hadji, initil a ~e langage depui~ ~la
~a~e de l'homme.
- Vi~-tu "aux negand~"? C'e~t au
pluniel que tu panle~. Mai~,moi • je panle
au ~ingulien. Un ~eul pnopniltaine ...
- Von~ un bongne, l'intennompait
l'homme, dltentu, niant.
- On ne ~on~eille pa~ a un bongne
de 6enmen un oeil.
- Pa~ plu~ qu'on ~~indique a la main
~e ~itue la bou~he.
- Il 6aut pnlpanen poun la main ~e
qu'elle a a ponten a la bou~he" (1).
Rompue à ce jeu', Vay Bineta est imbattable.
Elle réussit
à
intéresser El
Hadji
qui
épousera N'Goné.
Tout l'intérêt de leur
( 1) Xal a,
éd. c i t., p.
1 7 .

-397-
langage ésotérique réside dans les sous-entendus. Son in~
cohérence n'est qu'une apparence. Le dialogue est parf6is
un combat; il sert a l'action; des êtres sont vaincas,
d'autres sont vainqueurs; les passions se cristallisent;
les événements se nouent et se dénouent; l'action rebondit;
les crises éclatent. Vaincu par sa.'ruine, El Hadji Abdou
Kader Bèye se laisse défendre par son chauffeur Modu devant
les assauts de Vay Bineta et de Mam Fatou qui veulent que
N'Goné divorce. Le mariage n'a pas été consommé,. Modu est né'là
où le verbe est tison ardentll(l)~
"
Si vaa~ n'tte~ pa~ de~ homme~ ...
Et même, avez-vou~ été homme~?On ne
9a~de pa~ une jeune 6i!!e eomme un !oui~
d'o~. Mëme !a pièee d'o~, on eomme.![ee
avee e!!e[, hu~!ait Mam Fatou].
- Vou~ ~emb!ez vou!oi~ eoûte que
vou~ n'avez ~ien !ai~~é. Vou~ avez taùt
empo~té" [ ~ép!iq ua Mo dtD •
- Hé! Hé! Je m'y a~tendai~. Ma!g4é
d'a~b~e ne ~e métamo~pho~e~a jamai~ en
ca1man [; . -]. Que vou!ez- vou~? Que!' on
vou~ ~embou~~e ? [lança Vay Binet~.
(1) Xa!a, éd. cit., p. 157.

-398-
- Yay 8ineta,
vou~ ne po~~édez pa~
de quoi naa~ ~embou~~e~. a~-t-on vu
le te~mite o66~i~ l'ho~pitalité a la to~­
tu e ?" [ 1 Y •
Modu finit pa~ suivre son patron qui s'est presque enfui
saRS dire un mot. Oalls Ceddo, à Maajoor,prince, héritier
légitime du pouvoir, qui critique l'autorité du marabout
sou te nu par 1e s di g nit air es, 1e Jar aa f dit : Il Ma a j 0 () r ,le s
cornes ne poussent pas avant la tête ll ; Maajoor répond:
IIS ac he que, au moment où les cornes faisai.ent des efforts
pour sortir, la tête était déjà là ll (2). Les rapports entre
les personnages sont donc, aussi,déterminés par leur maî-
trise du langage.
Certains personnages ont la répartie
facile.
Badou répond à sa mère qui le qualifie d'antifémi-
niste, parce qu'il veut parler en tête à tête avec son père
IIJe n'ai pas dit à la femme de partir. J'ai demandé à ma
mère ... de rn'excuser ll (3). La variété des dialogues traduit
la variété des rapports humains.
Les proverbes, les dictons, les sentences, les relec-
tures brèves font entendre la voix de la s9ciété. Jogomaay
(1) Xala,
éd.cit., p. 157-158.
(2)
Ceddo, f?cénario], éd.cit., p.
23; notre traduction.
[Ja~aaô: "~1aaj'oor, bé.jjë.n du jë.flfl Sax. bopp". Maajoor
"Xamal ne ba béjjë.n di luflfl,
booba bopp ngi 6.{.'J.
(3) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit.,t.
l, p.
64.

-399:'
de Ceddo rappelle au roi Demba Waar qulil a été élu~ que
les Il ce ddo Il f 0 nt par t i e des es mé i l leu r s sou t i en set que,
s'il les délaisse au profit du marabout, l lautorité royale
sera,mise en péril
:lI ce l ui qui porte une culotte en beurre
ne slexpose.·pas à la chaleur ll (l). Diagne voudrait donner
une bonne correction aux racistes, en leur assenant des
coups de poing; Seck lui dit qulil ne faut pas agir ainsi,
car II qu i court après un âne pour lui administrer un coup
de pied est aussi âne que l'âne ll (2). Mame Sofi, qui veut
organiser un baptême alors que la grève sévit, est tancée
par sac 0 - é pou s e Bi net a, pou r qui i l Il fa ut dia bo'r d vi vr e Il
au lieu de penser à des réjouissances :lIil ne faut pas de-
mander à un aveugle de sauter par-dessus un~ puits ll (3).
Parfois, les Sénégalais font appel aux autorités reconnues
pour leur sagesse. La griote Gnagna Guissé se rappelle 1I1 es
paroles dlun sage ll :IIToute vérité qui divise, qui jette
la discorde entre les gens dlune même famille est mensonge.
Le mensonge qui tisse, unit, soude les êtres, est vérité"(4);
son mari fait allusion à Kotdj-Barma (5), personnage histo-
rique, célèbre depuis des siècles par sa sagesse. Les indivi-
dus se servent des proverbes pour se justifier, pour juger
leurs prochains ou pour réfléchir sur les rapports entre les
hommes.
( 1) Ce dd0 Cs c é na rioJ.é d . ci t., p. 22, no t r e t rad uc t ion.
[Jogomaay
: "Au. .60l :tubbê.yub dax du jaaJtu'~.
(2) Û Pay.6,
moYl beau peuple!,
éd.cit., p. 100.
(3)
Le..i Bou:t.6 de bo-i..6 de V-i.eu , éd.cit., p. 89.
(4)
Véh-i.-C-i.o.6aYle,
éd.cit., p. 77.
(5)
Ibid., p. 69.

-400-
Par leurs ~ropos émaillés d'images, les personnages
contribuent à une sorte de métaphorisation du réel. Cela
résulte incontestablement de la tradition africaine du lan-
gage imagé. Nous découvrons presque toujours chez Sembène
le goût du style concret. Les métaphores, les comparaisons
sont une sorte de suppurt à sa réflexion et a celle de ses personnages.
Sembène exploite le pouvoir de suggestion des mots. Nombreux sont les
personnages des Bou~ de bo~ de V~eu qui sont dotés d'un verbe très imagé.
Les images mi1itaires suggèrent la bataille que mènent les ouvriers.
Après que Doudou a refusé de pr.endre les trois millions que
lui a offerts l'administration pour le corrompre, Lahbib
déclare :IIDepuis des semaines je me demandais où nous ver":'
rions le défaut de l'armure"(l). Les images colorées renvoient,
en général, à la vie quotidienne des ouvriey;-s et de leurs fa-
milles.
Ramatoulaye parle ainsi des femmes qui sont prêtes
à
affronter les policiers : lion est secoué comme des graines
sur un van ll (2). A une femme qui lui dit qu'il est injuste que
le comité de grève n1accorde pas une aide suffisante aux fa-
milles les plus nombreuses, Dieynaba répond :IIJe ne sais plus
ce qui est juste ou ce qui
ne l'est pas. Ça devient aussi
difficile que de séparer l'eau froide de l'eau chaude dans le
même récipient ll (3). Maimouna, qui
allaite'le petit "G~vella l'ha-
bitude de dire :IIJlarrose un arbre pour demain ll (4). Lorsqu'il
( 1 ) LeI.> Ba utl.> ei.e bo~1.> de V~eu, éd.cit. , p. 240.
( 2 ) Ibid., p. 189.
( 3 ) LeI.> Ba utl.> de bo~1.> de V~eu , éd.cit., p . 209.
( 4 ) Ibid., p. 339.

-401-
fait parler Serigne Mada de Xala, Sembène choisit, entre
autres, ce qui évoque la vie au village; Serigne Mada donne
cet enseignement, à propos de l'impuissance sexuelle: 1I1 es
connaissances de ce genre de fait sont comme des puits. Et
les puits nlont pas tous la même profondeur, ni~leurs eaux
la même saveur ll (l). Certains personnages sont de véritables
poètes; ils font preuve de sensibilité et de créativité. Ils
sont,en général,des gens instnuits.
En entendant Agnès dire
qu1elle voudrait visiter la France, l'instituteur Seck se
met à réciter ces vers:
"Pou~quoi, heuneu~e en6an~,
Pounquoi qui~~en no~ne doux pay~
Poun Qe~ ville~ ~nop
peuplée~,
Poun néQol~en la ~ou66nanQe,
Con6ien ~on Qonp~ à de~ nenvi~,
Faine de gnand~ adieux à no~ Qhen~ ba.obab~?
Comme il~ ~e manquenon~ no~ ~am-~am~,
No~ nine~
6nanQ~,
E~ ~i le Qon~e~ 4an4 pi~il emp~i4onnal~
~e4 6lanc.-6
il ~e 6aud~ai~ mendie~ ~on dZne~
En vendan~ le pan6um de ~a
Qhain,
L'oeil nèveun, ~uivan~ dan~ le ~â~e ~emp~
Le~ épai~ 6an~âme~ d'anbne~ ab~en~~"(2).
( 1) Xala,
éd, ci t :, p. 112 .
....
(2) 0 Palj~, mon beau peuple!,
éd.cit., p. 80.

-402-
Ce poème aux accents patriotiques rejoint " ce tte stnophe
de Sembène", qui mêle à l'évocation cosmique le rêve
d'une Afrique unie, pour chanter la naissance, dans l'ave-
nir, d'un monde meilleur
" ] 'ai mon élan e..t mon e. nv e.Jr. 9U!r. e.
A la dime.n~ion du eon.tine.n.t
Mon ~ 0 u6 6le. e.~.t à. la me.~ UJt e.
Ve.~
v e. n.t~
uni6ié~ ~ou66lan.t
Ve.~ aub e.~ aux. eJt é. yJ u~ e ul e.~
Ve.~ ~ ab l e.~ nu~ du SahaJta
Ve.~
6oJtt.tIJ de.n~e.~ e..t ve.lue.~
Ve.~ Jti ve~ ae ei d e.n.t é e.~
Ve. mon é.tJte.in.te. de. ee. jouJt ...
SuJtgiJta de.ma.in a.uJtOJte.
V ' une. A6Jti que.. .. Une. ..." ( 1 ) •
Le peuple crée des chansons pour exalter le courage et la
détermination des personnes en lutte. Une sorte d'échange
ou d'éclairage réciproque s 'établit entre le texte poétique
de
la
complainte
de
Ma'mouna et le texte romanesque,
dans Le.~ Bou.t~ de. boi~ de. Vie.u. Maimouna évoque la légende
de Goumba Ndiaye, une femme exceptionnelle qui rivalise
d'ardeur au travail avec les hommes. Reprise par un autre
personnage qui fait de Goumba un homme, la complainte de
(1) Le. Ve.Jtnie.Jt de. l'EmpiJte., éd.cit., t. l, p. 208.

-403-
MaTmouna sert d1épilogue au roman;elleen complète le sens
et la portée:
"Pendan~ de~ ~oleil~ e~ de~ ~oleil~,
Le c.omba~ duJta.
Goumba, ~an~ haine,
~Jtan~peJtçai~,~e~
ennemi-6,
Il é~ai~ ~ou~ de ~ang c.ouveJt~.
Mai~ heuJteux e~~ c.elui qui c.omba~ ~an~
haine" ( 1 J.
Les femmes de Thiès improvisent un chant qu'elles dédient
aux grévistes des Bou~~ de boi~ de Vieu:
"Nou~, vO-6
6emme~,
vou~ ~iu~iendJton~
jU-6qu'au bou~.
PouJt ~uJtmon~eJt le~ duJte~é~
de la lu~~e
Nou~ vendJton~ boubou~ e~ bijoux.
Vou~ avez allumé le 6lambeau de l'e~poiJt,
Elle n'e~~ plu~ loin, la vic.~diJte.
Il 6ai~ jouJt e~ c.'e~~ un jouJt pouJt
l' Hi-6~oiJte,
Une lueuJt vien~ de l'hoJtizon"(2j.
(1) Le~
Bou~~ de boi~ de Vieu, éd. ci t., p. 379.
(2)
Ibid., p. 267. Des femmes de la nouvelle intitulée
Se~ TJtoi~ jouJt~, dans Vol~aZque, éd{.cit., p. 46,
improvlsent un II re frain ll pour donner du courage à Noumbé
délaissêe par son mari.

-404-
Même les monologues intér~eurs vont au-delA du niveau de la
conscience individuelle pour se transformer en accusations
directes ou indirectes de la société. L'intègre procur.eur
Ndaw du Ve~nie~ de l'Empi~e
se souvient de cette méditation
d'un magistrat européen, au sujet des dirigeants politiques:
"Le~ juge~ au~ont beau lt~e indulgent~,
~ien ne ~e~a 60ndamentalement Qhangé, tant
que la ~oQiété - dont émane la loi - n'au-
~a pa~ été modi6iée. Comment Qe peuple
entend-il l'obteni~? Not~e indulgenQe en
tant que juge~, à l'éga~d de Qe~ gen~, ne
nou~ donne qu'une bonne Qon~QienQe. Cette
Qon~QienQe apai~ante pou~ nou~, n'e~t que
le ~avalement de Qette ~oQiété pou~~ie que
nou~ pa~tageon~ en tant que ~ep~é~entant~
de~ gé~onte~ qui nou~ gouve~nent. O~ Qe~
int~igant~ au pouvoi~ pen~ent que gouve~­
ne~ e~t un gagne-pain; quant à leu~ pa~ti
politique,
Q'e~t une Qon6~é~ie d'u~u~ie~~
de Qon~ QienQe" ( 7) •
Le langage manifeste 1 léloquence et la virtuosité de
Sembène.
Le style varié, éclatant, donne vie et couleur A
(1)
Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd. cit., t.
l, p.
189-190.

-405-
sa vision du Sénégal. Il tradui t une recherche de l'expres-
sion juste de ce que pensent et de ce que sentent les per-
sonnages. Le langage permet à l'auteur, pour ainsi dire, de
plonger dans les profondeurs des êtres pour y découvrir et
en ramener tous les mouvements de l'âme. Il n'est pas une
façon raffinée d'éluder les problèmes fondamentaux.
Sembène essaie non seulement d'entrer en possession de
vérités intérieures, mais de signifier quelque chose. Il ex-
ploite les pouvoirs du langage pour dénoncer l'injusti.ce, la
cruauté, et exprimer des espoirs. Le monde des mots, des
phrases et des images caractérisent un univers qu'il s'agit
de transformer. Le langage devient initiation à l'histoire,
à la vie du pays, à travers ses passions et ses luttes, aussi
bien dans les films que dans les romans.

-406-
CHAPiTRE IV
PROBLÉMATiQUE DU HËROS
une mise en dialectique du Sénégalais.
Pouvons-nous parler de héros dans la vision du Sénégal
chez Sembène Ousmane? Chaque personnage a une significa-
tion; de plus, certaines de ses oeuvres font agir une col-
lectivité plus qu'une individualité. En fait, malgré ces
restrictions, il existe des héros IIsembéniens ll , si ce n'est
un héros II sem bénien ll • Nous distinguons une triple série de
personnages dans les oeuvres de Sembène : les mauvais, les
moins mauvais, les purs. Certains sont passifs, d'autres
sont actifs. Certains n'osent pas se rebeller contre la so-
ciété, d'autres veulent la changer. Mais tous se heurtent
à eux-mêmes et à leur société, aux autres. Les personnages
les plus représentatifs des oeuvres de Sembène sont des
symboles. La série des mauvais comprend les corrompus et
les irresponsables: El Hadji Abdou Kader B~ye de Xala et
Léon Mignane du Ve~nie~ de l'Empi~e. La série des purs com-
prend ceux qui ont des aspirations nobles et progressistes:
Oumar Faye d'Ô Pay~, mon beau peuple! et Lèye de L'H~mattan.

-407-
Entre ces deux séries se trouvent les moins mauvais ou les
moins purs: par cequ'il y a de passivitétde malignité ou
d1inconscience en eux t ils se rattachent à la première; par
leurs sentiments parfois désintéressés et une certaine no-
blesse t ils appartiennent à la deuxième: Ibrahima Dieng
du Mandat et Cheikh Tidiane Sall du Ve~nie~ de l'Empi~e.
Chaque série montre une attitude possible dans la société~
Ce chapitre nous permet de revenir sur certains e'léments) afin de
démontrer une mise en dialectique du personnage du Sénéga-
1 ais.
L1imagination de Sembène nous présente. des aventuriers
qui appartiennent à une espèce particulièrement nuisible._
El Hadji Abdou Kader Bèye de Xala fait partie du Groupe-
ment
'des
Hommes d'affaires de la République du Sénégal.
Il est IIla synthèse de deux cultures. Formation bourgeoise
e ur 0 pée nne, éduc at ion f é 0 dale af r i c a i nec. • •J. La fus ion
n'Lest:
pas complète ll (l). Il porte lI a llègrement ses cinquante
années bien
sonnées Il
'(2). Fringant et dynamique au début
de Xala, il change vite et mal physiquement, à cause de ses
problèmes; il dépérit en peu de temps: de II minces plissures
de la pecau, signes de lassitude, cernaient ses yeux. Les pru-
nelles avaient le jaune ancien de l'ivoire afr-icain ll (3).
(1) Xal a , éd. c i t. t
p. Il.
(2) Ibid
p. 9.
q
(3)
Ibid. t p. 96.

-408-
L'histoire d'El Hadji Abdou Kader Bèye, avec son dé-
nouement dramatique, bien qu'elle soit très ancrée dans
le quotidien, est,en fait,un récit de l'extraordinaire, de
l'exceptionnel. Les aspects quotidiens servent à amplifier
ou à rendre pl~s réaliste l'anecdote qui est aussi une his-
toire de crime, de faute, pour ainsi dire. En effet, il faut
se garder des interprétations sociologiques trop littérales
des oeuvres de Sembène Ousmane. Il serait trop simple de
dire qu'El Hadji Abdou Kader n'est ni plus, ni moins que
l'exemple parfait du bourgeois national du Sénégal. Il re-
présente un cas-limite de manque de personnalité, de fai-
blesse, malgré sa réussite sociale. Cette promotion, qui
n'a rien de solide, a fait perdre à 1 'homme le caractère
de Battant qu'il a pu avoir dans sa jeunesse. Peu à peu,
El Hadji est atteint d'une sorte de manie de la persécution;
il soupçonne ses femmes, son entourage, entre autres, de
lui vouloir du mal. Pitoyable, il se sent traqué. La socio-
logie n'est pas exclue de cette histoire de moeurs, mais
elle est dépassée, en quelque sorte.
L'impuissance sexuelle d'El Hadji Abdou Kader Bèye est
une allégorie de son incurie, de son incapacité. Les activi-
tés de ce genre d'individu n'apportent pa~ de solution aux
problèmes du pays. L'idéologie de Sembène fait du défaut de
virilité la marque de l'affairiste irresponsable. L'impuis-

-409-
sance, comme 1 lincapacité et l'irresponsabilité, ne produit
rien de bon; c'ést une tare qui conduit à la déchéance. Pour
les besoins de la démonstration idéologique, l'impuissance
devient un péril, car les affairistes, qui sont comme El
Hadji, incarnent le mal, moral et social. L'impuissance est
aussi une sorte de justice immanente; elle empoisonne le
coeur et le cerveau d'EL Hadji; elle est insidieuse et dé-
concertante parce qu'insaisissable; elle frappe soudaine-
ment E1""Hadji au moment où il veut consommer son troisième
mariage. Elle aurait dO être un avertissement pour El Hadji;
elle doit l'être aux affairistes du Sénégal: sa cruauté
peut les plonger dans la honte. L'évocation.de l'impuissance
permet à Sembène de donner ,une leçon à la bourgeoisie na-_
tiona1e sénégalaise. En affaire, il fàut avoir, au moins,
1I1a mattrise saxonne, le flair américain et la politesse
française ll (l).
El Hadji Abdou Kader Bèye a trop bien vécu du malheur
des autres. El Hadji est coupable de plusieurs crimes. Pour
lui, le salut est impossible. Il a trop perdu de vue l'es-
sentiel, qui est la justice,entre autres. Un mendiant 1 I~C­
cuse non seulement de 1 lavoir fait emprisonner, mais d'avoir
été à l'origine de sa situation de gueux: liCe que je suis
maintenant est de ta faute ••• Te rappelles-tu avoir vendu
(1) Xala, éd.cit., p. 129.

-410-
un grand terrain situé à Dieko (Jéko), appartenant à notre
clan? Après avoir falsifié les noms claniq~es
avec la
complicité des hauts-placés, tu nous as expropriés ll (l). El
Hadji avait volé ce qui appartenait à toute une
communauté
parce que son père lIétait chef de clan ll (2). Le mendiant
déclare que c'estl~~i a privé El Hadji de sa virilité; les
conséquences de sa vengeance ont été désastreuses pour cet
homme, à qui un lépreux lance :IIJe suis un ladre! Je le suis
pour moi. Moi, tout seul. Mais toi, tu es une maladie infec-
tieuse pOlir nous tous.
Le germe de la lèpre collective ll (3).
A la fin du film et du roman Xala, lorsque les mendiants
crachent sur El Hadji, ils représentent la société qui vomit
tous les affairistes de son genre.
A côté de l'homme d'affaires, l'homme politique incarne
un autr.e pôle négatif, dans certaines formes de son comporte-
ment et de son action. Un cas-limite est constitué par Léon
Mignane du Ve4nie4 de l'Empi4e, surnommé le Vénérable, Prési-
dent de la République du Sénégal, qui accumule les titres
honorifiques (4). Il fut député à Paris, à l'époque coloniale,
IIreprésentant les ruraux ll (5). Septuagénaire, doté d'un IIhé_
misphère frontal"plat, Léon Mignane teint ~es cheveux, pratique
la
culture
physique
d'une manière intensive, lI pour com-
( 1 ) Xala , éd. ci t ., p. 165.
( 2 ) Ibid., p. 166.
( 3 ) Ibid., p. 167.
( 4 ) Le Ve4nie4 de llEm,i4e, éd.cit.,t. l ,
p. 23, p. 71, p. 1 6; t. II, p. 83.
( 5 ) Le Ve4nie4 de l'Empi4e, éd.cit.,t.I ,
p. 101; t. II, p. 180.

-411-
battre l'altération musculaire et la sénescence· mentale ll (l).
A la fin du roman, à cause de son emprisonnement, sa peau
apparaît IIdistendue, relâchée ll (2).
Léon Mignane constitue un cas de dépersonnalisation,
en quelque sorte. Selon l'un des
ministres, le IIgroupe
sanguin du Vénérable ne
se retrouve qu'en Europe du Nord ll (3).
Le ~Prés ident se "sentai t européen. C'était quel que chosè de diffus, comme
un courant marin qui palpitait dans ses veines, charriant
une vapeur soporifique ll (4). Jusque dans llhabillement, il
n1est pas tout à fait africain; il interdit le port de
la tenue africaine 1I1ors des réunions ou cé~émonies offi-
cielles ll (5). Elimane Baba Gaye pense que Léon Mignane est
Ille Chef d'Etat africain qui visite le plus le Sénégal ll (6).
Enfin, Léon Mignane étaie ses ,discours IIde citations latines,
germaniques, anglaises et françaises ll (7). Il construit son
être en cherchant des valeurs ailleurs que dans son pays. Il
vit en inadapté au sein d'une fiction, à l'intérieur de son
propre pays. C'est un individu égaré dans son peuple. La vie
de Léon Mignane est l 'histoire de l'impossible harmonie entre
un Président et ses compatriotes, de la faillite de son inté-
gration parmi eux.
( 1 ) Le VVUt-iVt de l'Em1Dte, éd.cit.• 1[.respectivement
p. 15, p. 172, p.
9, p. 162.
"
~
.
( 2 ) Ibid., t. II, p. 143.
( 3 ) Ibid., t.
l,
p. 39.
(4 ) Ibid., t. I.~D. 165
( 5 ) 1b id., :t: .1,. p.. . l Z4 •
( 6) Ibid., t. II, p. 121-
(7) Le Ve~n-ie~ de l'Emp-i~e, éd.cit.,t. II, p. 166.

-412-
Sembène peint férocement le Président en le montrant
dans l'intimité. Le grand personnage perd son aura légen-
daire. Sa femme le trompe. Il a des absences (1). Il a
des manies presque puériles. Il déclare aux militaires
qu" 0n[ l e] tue, mai s @~' 0 n ne [ l eJ dés h0n0r e pas Il, Il end é b0u-
-
tonnant sa veste, pour exh'iber sa poitrine ll (2). Cette ré-
duction de sa stature est d'autant plus éclatante qu'il
est obsédé par le culte de sa personnalité. En voulant
marquer de son sceau l 'Histoire, il crée un pouvoir person-
nel. Sa doctrine, qu'il appelle 1I1'Authénégraficanitus ll (3),
n'est qu'une mystification qui lui permet de soumettre des
hommes à sa volonté, en fourvoyant les consciences. Il ne
lui suffit pas de se faire reconnaître comme le chef unique
par les IIhonorables guides spirituels ll (4), il lui faut in-~
venter des mythes pour brider le peuple. Sembène fustige la
conscience collective fausse, créée
pour des objectifs
inavouables. II Nourri et alimenté de sa propre vérité ll , Léon
Mignane se conduit en II c hef suprême, clairvoyant ll (5). Il
voit lIà chaque contradiction une atteinte à sa personne
ou un début de complot ll (6). Pour se débarrasser d'un subor-
donné gênant, il utilise des moyens qui sont loin d'être
nobles : Il l l procédera par étapes , le dé va 1"0 ris e r a pour le
(1)
Le. Ve.,Ir.n..i.e.Jt de. l'Emp..i.Jte., éd.cit., t. II, p. 19.
(2) l bid., t. II, p. 144.
(3)
Ibid., t. 1, p. 179.
(4)
l b id., t.
1, p. 167.
(5) Le. Ve.Jtn..i.e.Jt de. l'Emp..i.~e.,
éd.cit., t. 1, p. 179.
(6) Ibid.jt. 1, p. 168.

-413-
rendre impopulaire, ensuite il l'isolera"; "Quel que soit
son âge, le serpent sécrète duvenin"(l), conclut le narra-
teur. Vivant dans le passé,Dà contre-courant de llhistœire
africaine l (2), n'ayant aucun projet solide pour assurer au
pays un bel avenir, Léon Mignane est incapable de comprendre
le présent.
Il connaît la solitude du chef :IIDes années de pouvoir
pré s ide nt i el, sol i t air e, san spa r t age, usa i e nt Il (' 3 ). Ils 1 est
entouré d'hypocrites et de voleurs. Le Président est condamné
par sap r 0 pre si tua t ion;' ce qIJ ' i l fa i t set 0 ur nec 0 nt rel ui •
Il fiait par être déposé par les militaires.
"
El Hadji Abdou Kader Bèye de Xala et Léon Mignane du
Ve~n~e~ de l'Emp~~e sont les maux objectifs de la République
du Sénégal. Ils sont ges germes de décomposition dans la
société. Sembène tue toute sympathie à l'égard de ces deux
personnages. Le comique fait d'eux des pantins; il se manifeste
avec éclat dans la charge caricaturale excessive. El Hadji
Abdou Kader Bèye et Léon Mignane nlont aucune existence réelle.
Ils constituent llexpression la ~lus achevée ~e la création
comique de Sembène qui leur a donné une apparence exaspérée.
D'autres personnages auront beaucoup plus de plénitude
intérieure.
( 1) Le Ve~n~e~ de l r Emp~~e~l.dto}tI, p. 179.
(2) Ibid., t. II, p. 207.
(3) Ibid., t. l, p. 105.

-414-
*
*
*
Ibrahima Dieng du Mandat et Cheikh Tidiane Sall du
Ve~n~e~ de trEmp~~e sont deux individus qui, dans une so-
ciété idéale, pourraient représenter une certaine forme
de pureté.
Vivant dans le milieu populaire dakarois, avec ses
deux femmes et ses neuf enfants, Ibrahirna Dieng est un
chômeur. Il est resté un an sans travailler parce qulil
a IIfait la grève ll (l). Né lIà Dakar ll , ayant une cinquantaine
d'années, IIDieng avait un faible pour les vêtements ll (2).
Mais ce qui importe chez lui, clest ce qu'il incarne et ce
qu'il signifie. Sembène a voulu montrer lI un Sénégalais comme
beaucoup
draut~es
qui reste passif devant une situation
qulil croit fatale ll (3). Malgré son age, Dieng est resté
na'i'f, IIbête ll (4). Il n'a pas tout à fait compris les nou-
velles lois de la société sénégalaise. L'expérience semble
lui avoir beaucoup manqué. Face aux dures réalités, il souffre,
démissionne,
au
lieu
de réagir avec dé~ermination; la
(1) Le Mandat, éd.cit., p. 190.
(2) Ibid., respectivement p. 140, p. 119.
(3) SEMBËNE (Ousmane), in LrAj~~Que L~tti~a~~e et A~t~~t~Que,
nO 49, éd.cit., p. 117, colonne 1.
(4) Le Mandat, éd.cit., p. 136.

-415-
volonté lui fait défaut: IIConditionné-par des années de
sourde soumission inconsciente, il fuyait tout acte pou-
vant lui porter préjudice, tant physique que mora1 11 (1).
Il se sent écrasé; sans ambition, il ne se demande pas
s'il a des possibilités. Sa soeur aînée le harcèle de ses
griefs :IITu es un homme incapable de te hisser à un niveau
social plus élevé, plus respectable; au lieu de cela, tu
croupis dans la crasse ll (2). Au plus profond de son déses-
poir, Dieng se réfugie
dans la religion :1I1a forte convic-
tion qu'il avait de sa foi
le soutenait, dégelait un ruis-
seau souterrain d1espoir, mais ce ruisseau éclairait de vastes
zenes
dE;
doute. 1I (3). Ayant une forte certitude intérieure
orientée vers l'au-delà, il nia pas pU,cependant, mesurer
les choses pour pouvoir les affronter, dans la société.
Celle-ci n'est pas tout à fait ce que Dieng voudrait qu'elle
fût. Il se voit dans la nécessité de mentir :1111 ne sert à
rien de dire la vérité aux gens de nos jours 1(4), se dit-il.
NoUs assistons ici à la mort d'une certaine forme d'humanité.
Ibrahima Dieng aurait voulu rester honnête. Il se rend compte
qu'il risque de perdre ce qui fait de lui un être humain; la
mutation semble irrésistible. Llarène sociale fait perdre à
l'homme ses illusions. IIEnfin, l'honnêteté est un délit de
nos jours dans ce paysll(5): cette affirmation de Dieng témoigne
(1) Le. Mandat, éd. cit., p. 166._
(2)
Ibid ., p. 161-
(3) Ibid., p. 166.
(4) Le. Mandat,
éd.cit., respectivement p. 160, p. 172.
(5) Ibid., p. 172.

-416-
d'un
vice
fondamental dans le fonctionnement de l'or-
ganisme social; l'unité apparente de la société nOest qu'une
manière de cacher ses injustices profondes.
Les tribulations d'Ibrahima Dieng entraînées par la
réception de son avis de mandat sont un enseignement pour
lui. En effet, à la fin du Mandat, Dieng décide de se trans-
former pour mieux affuonter les hommes :IIC'est fini. Moi,
j e vais me vêt i r de l a peau de l ' hYè nec. • •J. Par c e qui i l
n'y a que fourberie, menterie de vrai ll (l). En fait, Dieng
vaut mieux que ce que la société a failli faire de lui. Il
ne cesse de répéter à la fin de ses mésaventures :IILorsque
tout le monde aura à manger, de partout s'élèvera la paix
des coeurs ll (2). Tout n'est pas IIpourri ll pour le facteur Bah
qui donne une leçon d'espoir à Dieng :
/1
-
Ve.ma-i..n, nOU-6 c.hange.Jton-6 tout c.e.la Gd-i..t
Bah] •
- Qu-i.., nOU-6 ? [de.mande. V-i..e.ng}
- To-i...
- Mo-i.. ? ••
- Ou-i.., to-i... IbJtah-i..ma V-i..e.ng.
- Mo-i.. ? . . /I! 3 J.
(1) Le. Mandat,
éd.cit., p. 189.
(2) Ibid., p. 184.
(3) Ibid., p. 190.

-417-
Dieng est l'exemple de ce que peut être l'individu lors-
qu'il s'abstient de devenir autre chose que ce que la
société fait de lui.
De son côté, le doyen Cheikh Tidiane Sall du Ve~n~e~
de l'Emp~~e est le ministre d'Etat chargé de la Justice
de la République du Sénégal. Il fit une partie de ses études
à.
Saint-Louis
du
Sénégal,
avant de slinscrire à la fa-
culté de droit de Paris. II Les Sall, dans les années 40, re-
présentaient l'élitell(l). Né avec notre siècle, Cheikh Ti-
diane Sall est un septuagénaire. Il a une IIhaute stature ll (2).
Cheikh Tidiane a décidé de quitter le gouvernement. Il n~est
pas, cependant, un opposant systématique. Les exactions de
certains politiciens font sourdre en lui des choses auxquelles
nous ne nous attendions pas. En voyant
Léon Mignane détenu
par les militaires, les 1I1armes lui vinrent naturellement
aux yeux ll (3), malgré tous ses griefs. Cheikh Tidiane est
sensible, parce que le milieu politique est insensible. Sem-
bène a créé Cheikh Tidiane comme mythe. Sa sensibilité est
le signe d~une rupture; mais cette rupture n'est pas systéma-
tisée par une pensée ferme, une doctrine rigide, dans une
certaine mesure; car Cheikh Tidiane va quelque peu au hasard.
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit.,t. II, p. 8.
(2) Ibid.,t. l, p. 19.
(3) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e,
éd.cit., t. II, p. 164.

-418-
S I i1 apparaît timide, à un certain degré, il n'est pas
pour autant un lâche.
Mais il a été condamné plusieurs fois à choisir, dans
sa vie, entre plusieurs options. Ses actions doivent être
jugées du double point de vue de l'évolution sociale et de
la volonté personnelle. Il fait ces confidences à son fils
Badou :
nJe ~ui~ de deux tpoque~. Plu~ de
la moitit de ce ~iècle, je me ~ui~ con-
vaincu que j'ttai~ F~ançai~'G"]' Je ne
c~oljai~ pa~ à. l' indtpendance G.~. Il me
~e~te un vo~u à. 6o~mule~
: voi~ tout
not~e continent lib~e ••. nllJ.
Cheikh Tidiane siest laissé emporter par le vent de l'His-
toire; il siest adapté à toutes les situations sans oeuvrer
vrai men t à 1e s f air e naî t r e. 11 avou e qui i 1 lu i a man qué 1a
sève qui fâit dès jeunes de la génération de son fils des
IRocs"(2). Il a subi les choses plus qu l i1 ne les a provo-
quées :"J l ai été un publiciste de Pascal Wé11é. J'ai servi
de marchepied à Léon Mignane"(3). Même sous le règne de Léon
(1) Le Ve~nie~ de l'Empi~e, éd.cit., t. l, p. 67-68-69.
(2) Ibid.,t. l, p. 69.
(3) Ibid., t. l, p. 68.

-419-
Mignane, Cheikh Tidiane ne se rend
compte que tardivement
du rôle qu'il a joué. Pour éviter qu'il soit un rival dange-
reux, Léon
Mignane modifie la constitution.-Cheikh Tidiane
n'a pas su se placer. Il a renforcé inconsciemment le système
mis
en
place par
Léon Mignane. Il avoue au procureur
Ndaw : IITo i et moi avons été l es fossoyeurs de notre li ber-
téll(l).
Que signifie l'itinéraire s.uivi par Cheikh Tidiane Sall?
Cheikh Tidiane nia pas su toujours dire non. Mais il est
aussi une victime. Il a été le jouet d'un homme sans scrupules,
Léon
Mignane.
S'il
était un ambitieux aveugle, il aurait
pensé et agi autrement; il'-aurait été hypocrite, tra'tre,
perfide, totalement et sans honte. C'est pourquoi, il nlest
pas odieux; il a conservé une certaine générosité, une cer-
taine lucidité, un certain sens de l'amitié. Sa vie est une
accusation contre un milieu politique qui-nia pas un grand
idéal et qui nie les lois du coeur et de l'esprit; elle a
une signification beaucoup plus sociale, politique, idéolo-
gique que morale. Cheikh Tidiane a découvert le mal, mais
il n'a pas été, lui, tout à fait une force du mal; il est
le signe dlun bien possible, en puissance. Ceci explique
ses contradictions, et ses -tentatives pour devenir un homme
de b.i e n. ~ un
juste. Sa démission du gouvernement est une
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit •• t. 1, p. 83.

-420-
victoire morale qui annonce une victoire politique prochaine.
A plus de soixante-quin~e ans, Cheikh Tidiane se donne une
morale et une doctrine fermes qui lléloignent des opportunistes
impudents.
Ap~ès
la
destitution de Léon Mignage, il
tient des propos révolutionnaires, sien prenant aux II man da-
taires[qui]détournent[les biens de la collectivité]pour en
être les seuls usufruitiersll(l).
Le régime de Léon Mignane étant condamné, il serait
vain de voler à son secours. Cheikh Tidiane se veut défen-
seur de ce que pourraient être la vraie République et la
vraie démocratie par rapport à la fausse République et à la
fausse démocratie.
Ainsi, Ibrahima Dieng du Mandat et Cheikh Tidiane Sall
du Ve~n~e~ de l'Emp~~e sont à la fois des reflets de la so-
ciété et des mises en accusation de cette même société. Ils
ont subi des avanies, ont souffert de leurs situations. Ibra-
hima Dieng ne parle,en général,que pour se plaindre, alors
que Cheikh Tidiane Sall parle parfois pour mettre en cause
ses collègues et slimpose quelque peu par ses réflexions.
*
*
*
(1) Le Ve~n~e~ de l'Emp~~e, éd.cit., t. II, p. 198.

-421-
Oumar Faye dit Pav~, mo~ beau peuple!
et Lèye de
L'HaAmatta~
sont des personnages qui défendent avec déter-
mination une éthique et une idéologie systématiquesJdénon-
çant l'ordre social établi. Ils se projettent dans l'avenir
et revendiquent'
pour assumer leurs responsabilités. Ils ré-
fléchissent à une nouvelle organisation de la société et
se préoccupent des questions religieuses, culturelles et
économiques.
Oumar Faye est revenu au Sénégal, après huit ans d'ab-
sence, ayant quitté le pays natal pour aller faire la guerre
de 1939-1945. en Europe; il est rentré
quatre ans après la
victoire. Il s'est marié avec une Blanche. Physiquement,Faye
a l'air d~un athlète. Agé d'une trentaine d'années, ce"géant
noir" a les IIbras démesurément longs", un " visage au nez
légèrement épaté, au front lisse que barr[( une veine saillante
qui
dispar[aitl
sous une
chevelure semblable. à de l'as-
trakan ll ; ses yeux, qui ont la couleur du marron, ont un "blanc
injecté de sang"(1). La voix dlOumar a "quelque chose de pre-
nant": "e ll e était si basse qu'elle paraissait vibrer plus
longuement dans l lair ll (2). Oumar se révoltait déjà quand il
était enfant, nlhésitant pas à mettre lien sang"(3) le direc-
teur de son école qui l lavait giflé; renvoyé de l'établisse-
....
( 1 ) o Pav~, mo~ beau peuple!, éd.cjt., recpectivement p. 13.
p. 15, p. 12.
( 2 ) Ibid., p. 12.
( 3 ) Ibid., p. 36.

-422-
ment, il refusa dly retourner. Ses compagnons d'enfance
l'avaient surnommé le IIGrand ll :1111 a toujours pris les
faibles sous sa protection ll (l). Oumar adulte n'aime pas
les attendrissements. Il a ce défaut, IIcomme tous ceux
de sa race: né avec lui, enraciné au plus profond de son
être ll :1'orgueil; il est sûr de lui et aime influencer son
entourage(2). Il est simple, patient avec les paysans. Mais,
ayant la passion de la terre, mûrissant un projet, II s 0 n ca-
ractère devenait de plus en plus sec ll (3). Le colonial Nico-
las, qui siest renseigné sur son passé, dit de lui :1111 a
fait la guerre vaillamment. Il a été décoré, démobilisé à
Li l l e 0 ù hab i tes a marr a i ne de gue r r e [. • .]. l l é t ait af f i -
lié à la C.G.T. et a suivi des cours de m,êcanique.r: ••J. Chez
lui, il y a des livres marxistes ll (4).
Oumar Faye s'insurge contre la conception de la vie
des gens qui appartiennent à la génération de son père. Pour
lui, il faut vivre pleinement sa vie ici-bas, l'assumer avec
lucidité, malgré les obstacles et les difficultés de toutes
sortes. La conscience et la prise de conscience ne doivent
pas être entravées par l 'héritage de nos pères. Nous avons
à vivre selon les lois se notre temps et sur cette terre;
nous pouvons alors être assurés de cueillir le fruit de nos
.....
( 1 ) o Pay~, mon beau peuple!,
éd.cit., p. 37.
( 2 ) Ibid., p. 138.
( 3 ) Ibid., p. 166.
( 4 ) Ibid., p. 170-171.

-423-
efforts. Rien n1est fatal; nous pouvons transformer le des-
tin des individus et des peuples en lui donnant une orien-
tation nouvelle. Papa Gomis rappelle ces paroles d'Oumar
Faye :"Ce n'est pas d1épouser une femme qui fait d'un homme
un homme. Pour être homme, il faut lutter durement. Il faut
arracher à toute chose son secret et le faire sien, pour le
bien de tous"(I). La vie est lutte, une lutte de tous les
instants. La volonté obstinée et le désir constant de con-
naître sont des nécessités. C'est en étant conquérant que
l'individu arrive à créer à tout moment quelque chose de
solide qui puisse avoir un avenir prometteur. Il faùt refu-
ser de se résigner à son sort. L'individu se donne les rai-
sons nécessaires et suffisantes pour agir et pour vivre.
Oumar Faye déclare à sa mère :"J'ai pas besoin d'entrer au
paradis. Je désire mon paradis ici"(2). Il refuse de se 1ais-
ser enchaîner dans les liens du fanatisme et se dresse contre
la
trédu1ité
qui. empêche 1 'homme de se réconcilier avec
son destin dans le mouvement d'une contestation raisonnée et
réfléchie. Ainsi s'exp1ique-t-i1 devant son oncle :"J ' ai du
respect pour nos coutumes et de la considération envers Dieu.
Seulement, je niai rien d'un fanatique. Depuis mon retour,
j'entends dire: "Dieu est bon, DielJ est bon" quand, évidem-
ment, tout va bien. Et quand tout va mal
:IIC'est la volonté
(1) Ô Pay~, mon beau Peuple!, éd.cit., p. 186.
(2) Ibid., p. 165.

-424-
de Dieu ll II

Que moi j'aille grossir les rangs des crédules?
Non ll (l). Se voulant responsable,Oumar Faye s'oppose au pro-
videntialisme. Ses voyages lui ont beaucoup appris; ils lui
ont ~ermis de mieux raisonner sur les choses et sur les
êtres; il lIavait beaucoup vu C"'lpendant ses années d'Europe;
d'importants bouleversements s'étaient produits en lui ll (2).
Nous trouvons chez Oumar Faye un véritable élan patrio-
tique et nationaliste. La dignité de llhomme, II c 'est aussi
son paysll, entre autres, pour Oumar qui pose ces questions
fondamentales :lI s i je n'arrive pas à me faire respecter
ici, qu'en est-il de mon honneur? [•• ~ où trouverai-je ma
dignité d'homme? Où dois-je la conquérir, si ce n'est dans
le pays qui m'a vu naître?II(3). Les relations qui unissent
Oumar et les hommes de son pays prennent parfois des dimen-
sions merveilleuses: II Seul devant son peuple qu'il voyait en
i magi nat ion, a i dép ar les i l e ncee t las 0 lit ude Cd e s cha mp~,
llémotion le prenait, il parlait et il entendait la voix de
son peuple qui lui répondait ll (4). Il a foi en l'avenir. Sem-
bène exalte la hardiesse d'Oumar Faye en faisant de lui un
type d'homme nouveau capable de bouleverser l'ordre des
ch 0 ses. Il Et ait - i l don c vrai que les te mps p'o uva i en t cha nge r ,
que son fils à lui, Gomis, pourrait un jour vaincre les ap-
( 1 ) Ô Pa.y..6, mon bea.u peuple!, éd.cit., p. 52.
( 2 ) Ibid., p. 14-15.
(37 Ibid., p. 117 •
.A.
( 4 ) o Pa.y..6, mon bea.u peuple!, éd.cit., p. 121.

-425-
préhensions et les craintes qui avaient été siennes toute
sa vie?II(I); ainsi s'interroge Papa Gomis dont la pusilla-
nimité est ébranlée par l'audace d'Oumar.
Décidé, volontaire, Oumar est aussi un bâtisseur. Pour
lui, le Sénégal est une terre à reconstruire. Il s'agit de
rationaliser l'exploitation des richesses du pays. Oumar a
un plan et des projets. Il se fait pêcheur et agriculteur,
contrairement à sa tradition familiale qui veut que le fils
soit uniquement pêcheur comme son père. Homme d'action,ne
sachant pas rester inactif, Oumar dérange les habitudes des
Casamançais; il incarne la prévision et l'imagination. Les
gens se demandaient II s l il ne cherchait pas quelque trésor
enfoui dans la terre ll (2). Il agrandit ses champs,diversifie
les cultures. Non seulement il veut introduire le progrès
chez lui en achetant des charrues et un tracteur, mais il
veut monter lI un e ferme modèle dont tous profiterontl\\(3). Il
a l'intention de créer lI une coopérative agricole avec un
bureau de vente qui sera responsable devant les cultivateurs
et qui soutiendra leurs intérêts ll (4). Les projets d'Oumar
Faye, s'ils se réalisaient, devraient inaugurer la marche
vers le socialisme.
~
( 1) 0 Pa!i~, mOlt beau Peuple! , éd.cit., p • 174
( 2 ) Ô Pa!i~, mOlt beau peuple! , éd.cir., p. 119.
( 3 ) Ibid., p. 175.
( 4 ) Ibid., p. 175.

-426-
Mais Oumar est assassiné. Est~il pour autant un héros
négatif? Nous ne le pensons pas. La mort nlest pas nécessaire-
ment
un
critère de la négativité t surtout si lion consi-
dère la perspective dans laquelle Sembène a placé l'assassi-
nat de ce persgnnage. Certes t Oumar a connu une fin atroce;
sa mort a endeuillé sa famille et ses compatriotes. Mais il
reste vivant parce qulil laisse derrière lui un enseignement
et un grand idéal quit eux t resteront à jamais:
"Ouma~ Faye, lui, i~ai~ bien mo~~ e~
-
nel~ qui l'avaien~ aba~~u ~'i~aien~ leu~~i~.
Ce n'i~ai~ pa~ la ~ombe qui i~ai~ ~a demeu~e,
c'i~ai~ le coeu~ de ~ou~ le~ homme~ e~ de
~ou~e~ le~ 6emme~. Il i~ai~ p~i~en~ le ~oi~
au~ou~ du 6eu e~ le jou~ dan~ le~ ~iziè~e~;
lo~~qu'un en6an~ pleu~ai~, ~a mè~e lui ~a­
con~ai~ l'hi~~oi~e de ce jeune homme qui
on
hono~ai~
~a:
mimoi~e. Ouma~ n'i~ai~
plu~, mai~ ~on "Beau peuple" le chan~ai~
~oujou~~.
Il p~icidai~ le~ ~emence~. Il i~ai~
p~i~en~ du~an~ la ~ai~on de~ pluie~ e~ il
~enai~ compagnie aux jeune~ gen~ pendan~
le~ ~icol~e~"ll).
(1) Ô Pay~, mon beau peuple!, éd.cit., p. 187.

-427-
La mort a rendu Oumar immortel, en quelque sorte. Ses
assassins ont voulu l'éliminer; ils ont fait de lui une
figure emblématique, annonciatrice de temps nouveaux.
Quant à Lèye de L'H~~m~tt~n,
il est aussi un jeune
homme. Peintre et poète, il est l'artiste du Front, mouve-
ment
africain qui
lutte pour le triomphe du II non ll au
référendum du 28 septembre 1958. Ses écrits sont traduits
Il e n
ce nt 1an gue s Il ( 1 ). Jou i s san t de lie st i me des e s cam arad es,
il
ne
manque
pas
de succès non plus auprès des femmes.
IIDe taille moyenne ll , Lèye a un regard qui va lien profondeur ll
et --
une
IIbarbiche de jeune bouc ll (2). Soucieux du travail
bien fait,i1 tient même à corriger ses articles avant leur
publication dans le journal Le F~ont. L'artiste a une puis-
sance réelle :lIpartout, les jeunes gens et les jeunes filles
récitent GMc.e d'AtÎ~-i.qu.ell(3),
une plaquette de poèmes de Lèye.
Mais Lèye n'est ni un corrompu ni un corrupteur; il ne met
pas son talent au service de n'importe qui; il tient à sa
liberté de création et d'inspiration, à l'indépendance de
ses idées, ce qui l'éloigne de 1 'hypocrisie, de la lâcheté,
de l'infamie. L'intelligence ne sert pas alors à flatter,
mais à affirmer la liberté de la pensée et la responsabilité
de l'intellectuel probe et exigeant. La création artistique,
(1) L'H~~m~tt~n, éd.cit., p. 141.
(2) Ibid., respectivement p. 71, p. 76.
(3) Ibid., p. 141.

-428-
dans l'optique de Lèye, demande du courage et de la volonté.
L'honneur du créateur est à ce prix, sinon il faut renoncer
à écrire. Lèye reflète les conflits de son époque, parce
qu'il est la conjonction d'une oeuvre et d'une action. Ague-
mon, un de ses camarades, lui déclare :" quel est l'homme qui
pourrait apprendre l'homme à travers sa charpente, son état
d'âme, sa grandeur, sa faiblesse? Qui nous parle de demain?
Qui voit mieux la récolte de demain, sinon l'écrivain. Lui
seul peut fouiller les consciences, celle de l'agronome, du
médecin, du forgeron, du cordonnier, de nos dirigeants ac-
tuels. L1écrivain n'est
pas un type unique. Il est la multi-
tude d'un peuple. Et toi, Lèye, tu es d'un père et d'une mère
sfnégalais ••• Tu es né ici. Le Sénégal est une des régions
de notre Afrique. De l'unité de notre patrie, tu as une res-
ponsabilité"(l). L'écriture ne saurait·être isolée de l'expé-
rience des hommes et des peuples. L'oeuvre doit traduire les
manières d'être, être objet de connaissance et de réflexion,
car l'écrivain a en vue quelque chose.
Lèye se veut écrivain engagé, dénonciateur de toutes les
injustices d'où qu'elles viennent, solidaire de son peuple.
Militant, il participe pleinement aux luttês de ses contem-
porains. "Je ne désire pas être immortel. Mon seul désir est
(1) L'H~mattan, éd.cit., p. 142.

-429-
de participer à l'édification d'une société nouve11e"(1),
dit-il. Pour ce faire, Lèye se sacrifiefen quelque sorte,
et fait preuve d'un héroïsme quotidien. Le produit de son
travail sert à nourrir les membres du Front. Lèye n'est
certes pas un poseur de bombes, mais il défend fermement
les valeurs auxquelles il croit. En cela, il rejoint l'écri-
vain-docker Falla Diaw
celui-ci, s'étant heurté aux dures
réalités de l'existence, "savait maintenant que la vie était
une lutte de tous les jours; il apprit à détester les poètes
et les peintres qui ne montraient que ce qui est beau, qui
chantaient la gloire du printemps, oubliant l'aigreur du
froid.
Les oiseaux ne sont pas là seulement pour embellir,
les fleurs non p1us"(2). Lèye serait certainement d'accord
avec Jean-Paul Sartre qui dit:"I1 faut que les intellectuels
apprennent à comprendre l'universel qui est désiré par les
masses, dans la réalité, dans le moment, dans 1 I immédiat"(3).
La création littéraire ou picturale est pour Lèye un instru-
ment de combat; elle permet d'agir sur le monde, de le réor-
ganiser, de le recréer, en quelque sorte; elle est refus
d1une réalité qu 1i1 veut modifier. Lèye n'hésite pas à cho-
quer les Africains en traitant l'Afrique de "prostituée"(4).
( 1 ) L'Ha~mattan, éd.cit., p. 212.
( 2 ) Le Vocke~ no~~, éd.cit., p. 154.
( 3 ) SARTRE (Jean~ Paul), Vu Rôle de l'~ntellectuel dan~ le
mouvement ~tvolut~onnaZ~e, Paris, Le Terrain Vague, 1971~p.2L
( 4) L'Ha~mattan, éd.cit., p. 143.

-430-
Mais Lèye témoigne aussi pour les valeurs de création.
La po é sie et l' art en r i chi s sen t l a vie, don n.e nt l ego ût du
beau, s'opposent au matérialisme plat et mécanique. Lèye
voudrait que son peuple goûtât ce plaisir :lI sa voir iire un
tableau ll (l). L'art vrai conduit à la vraie vie. La poésie,
l'art, la science créeront l'avenir parce qu'ils sont fac-
-
teurs de progrès. La Nouv~ll~ A6~~qu~,
un tableau de Lèye,
montre un II c harnier de squelettes ll sur lequel IIpoussent des
têtes, des mains utilisant le bistouri, le compas, la plume,
le marteau, le rabot et la houe ll (2). Le travail de l'artiste
doit faire partie d1un ensemble. Une citation agrafée dans
la chambre de Lèye est révélatrice :IILa connaissance conduit
à la fraternité,
la vérité à la lumière ll (3); elle est de
Frédéric Joliot-Curie. Au Premier ministre Tamban Youssido
qui est en désaccord complet avec les membres du Front, Lèye
déclare
l~ pay~, non d~ l'hypothéqu~~! Not4~ écono-
m~~ n~ p~ut ~t~~ qu~ plan~6~é~. Nou~ n~ po~-
~édon~ ~~~n, d~~ -tu?Nou~, nou~ d~~on~ :
non! No~ b~a~, no~ t~t~~ ~ônt la plu~ ~~t~mabl~
d~~
~~ch~~~~~.
R~~ri
ne. p~ut ~t4~ 6a~t
(1) L'Ha~mattan, éd.cit., p.211 •
(2) Ibid., p.135'.
(3) Ibid., p.3û5,.

-431-
~c~ pou~ le b~en du peuple, ~~non p~~ le
peuple. Nou~ voulon~ no~e ~ndépend~nce
vale.t~·G • ~.
Nulle ~u.t~e n~.t~on ne 6e~~ l'A6~~que.
Nou~, le~ A6~~c~~n~, nou~ 6e~on~ l'A6~~que"(IJ.
La lucidité caractérise les hommes qui créeront l'avenir. Il
ne faut pas esquiver les problèmes fondamentaux, e~ slaveu-
glant.
Lèye et ses camarades luttent pour la justice, 1 'honneur,
la dignité et la liberté; la liberté est à la base de tout.
"Etre homme, c'est être libre. Le sens de l'histoire, c'est
que nous devenions vraiment des hommes"(2) : ainsi s'exprime
Karl Jaspers. Lèye et ses camarades combattent pour le triomphe
des
valeurs
constitutives
de la nature humaine, mais aus-
si pour le "so c ialisme scientifique"(3). La révolte contre le
système colonial se transforme en appel à la révolution. Lèye
lutte aussi, tout simplement, pour l'espoir. Ceci montre toute
1a
confi ance
que Sembène place en ce genre d'homme. Lèye
se bat pour la naissance d'un monde meilleur
• Il symbolise
(1) L'H~~m~.t.t~n, éd.cit.,
. p... 217 et p. 220.
'_0'·
(2 ) Cité par FRIEDMANN (Georges):
Par i s, G'a 11 i ma rd, 1970, p. 7.
L'H~~m~.t.t~n, éd.cit., p. 301.

-432-
l'optimisme, la nécessité, pour 1 'homme, d'avoir un grand:
idéal et une volonté inexpugnable. Il y a eh lui un cer-
tain besoin d'absolu. Lèye est une sorte de saint, prophète
d'un monde futur, comme en témoigne son
poème intitulé
Il SentivL
Il
Main~ et pied~ coupé~
-
Je 6~aie~ai une voie
A ~ave~~ le~ ~avane~ incendiée~ et ~ide~
Pa~-de~~u~ le~ eaux de~ 6leuve~ tumultueux
Van~ le~ 6o~êt~ den~e~ engo~gée~ de maladie~
Ce ~entie~
je le 6e~ai
ch~penté de me~ o~
Cimenté de ma chai~
Sentie~ qui mène ve~~ d'au~e~
homme~
Pou~ la paix et l'amitié
Main~ et pied~ coupé~
Je 6e~ai ce ~entie~
Un ~entie~ une Nation"! 1l.
Plus qu 1 i1 ne les a peints, Sembène a créé Oumar Faye
d'Ô Pay~, mon beau Peuple!,
et Lèye de L'Ha~mattan comme
mythes; leur action suggère la création d'un univers oD
l'existence aurait son vrai sens.
(1) L'Ha~mattan, éd.cit.,p. 305-306.

-433-
Ainsi, les oeuvres de Sembène présentent de véritables
héros. L'auteur projette en eux son amertume, ses pensées
et ses rêves, ainsi que ceux de son époque. Les héros se
détachent en général de la masse par leurs défauts, leurs
bizarreries ou leurs qualités qui font dieux des êtres ex-
ceptionnels, dans une grande mesure. Ils permettent à l'au-
teur de poser les grands problèmes de l'idéologie, des va-
leurs, de la morale, nés de la crise sociale sénégalaise et
même africaine. Ils donnent aux oeuvres de Sembène un aspect
riche et varié, et démontrent que la société ne fonctionne
pas comme elle devrait fonctionner.
*
*
*
*
Les problématiques de la communauté, du sacré, du lan-
gage, des héros font de la vision du Sénégal chez Ousmane
Sembène une symphonie de contrastes où les attitudes, les
sentiments et les pensées des hommes apparaissent avec des
visages multiples, ceux que leur donne l'exacerbation de
l'égoïsme et de la vanité, ou l'intensité du désintéresse-
ment et de la poursuite d'un idéal. La force poétique des
évocations
résulte du fait que l'imagination accentue dé-
mesurément les proportions d'un élément traité,en bouscu-
lant les limites de la réalité.

-434-
Même si l'imagination est partiale, elle ne s'affran-
chit pas tout à fait du réel. Elle n'est pas un mouvement
pur
qui ignorerait sa direction. L'auteur donne un caractère
particulièrement dramatique à la situation faite à l'homme
dans la société. La peinture de la condition humaine est
souvent âpre chez Sembène parce qu'elle ne relève pas unique-
ment et tota1ement
de
la
description, mais est une accu-
sation, une protestation qui s'efforcent de corriger la so-
ciété, aussi bien dans les films que dans les romans.

-435-
CONCLUSION
La vision du Sénégal chez Ousmane Sembène pose la pro-
blématique de l'articulation du réel et de l'imaginaire. Le
créateur saisit des rapports plus ou moins vraisemblables a
travers son tempérament et ses préoccupations. Même
s'il
se veut historien, l'art modifie les données dont il se sert.
Il existe incontestablement de nombreux points communs entre
artistes sénégalais, écrivains ou cinéastes. Cette convergence
résulte de l'existence d'une même réalité historique inspira-
trice. Cependant, chaque écrtv~in ou cinéaste s'est constitué
plus ou moins nettement un monde a lui. Sembène n'a pas failli
à la règle.
Il a créé une oeuvre, à sa manière, avec ses
proportions, son originalité, sa beauté. Il est indubitable
qu'au niveau de la création artistique, à l'exception de Ceddo
et d'EmitaZ, les films demeurent rudimentaires, comparés aux
romans, chez notre auteur. Ils servent surtout à fabriquer
des histoires, des récits, des narrations, tandis que les
romans sont, par moments, analytiques. Le fait même que
beaucoup de récits filmiques soient des adaptations de récits
écr,i:ts tend à démontrer, s'il en est encore besoin.que le
souci
de vulgariser plus largement une substance qui constitlJe déjà
l'essentiel des romans et des nouvelles l'emporte de loin sur les préoccu-

-436-
pations purement ou uniquement esthétiques dans la création cinémato-
graphique

Il serait peu exact de dire que l'écrivàin
Sembène a été fondamentalement et primitivement influencé
par le cinéaste Sembène. Les déterminismes spatiaux, par
exemple, ont déjà un rôle
capital dans l'organisati)on du
texte de ses premiers romans. Mâis,dans les récits écrits
comme dans les films, Sembène a transformé des éléments du
réel pour leur donner une certaine cohérence et une certaine
clarté
, en inventant des personnages et en réinventant
l'univers, en quèlque sorte. Sembène se sert de ses souve-
nirs, certes, mais il fait des recherches consciencieuse-
ment, avant de réaliser certaines de ses oeuvres, par exemple
EmLtaZ.
Il
est vrai
que les décors des films ne sont
pas des créations de l'exubérance imaginative de Sembène,
mais des sites existants, naturels;à peine pourrions-nous
parler de reproduction fidèle ou infidèle. Par contre,si,
dans les romans, les récits, les descript~ons et les évoca-
tions reproduisent, en gros, des aspects du réel sénégalais,
ils traduisent néanmoins, avant tout, une atmosphère sentimentale,
sotiale; ils conservent un caractère imaginaire incontestable.
Certes, chez Sembène, la création obéit à un réalisme
marxiste, en quelque sorte, mais elle s'inscrit surtout contre
une
.vision
exoti que de l' Afri que en généra l, du Sénéga l
en particulier. C'est une démythification, qui aboutit à une
remythification, mais sur le plan idéologique. La dénoncia-

-437-
tion de certaines images et de cer-taines notions mythiques
n'exclut pas chez Sembène la contestation, en partie, des
réalités du passé et du présent et le refus des généralités
controversées sur l'Afrique, les Africains et les Noirs.
Contrairement à Léopold Sédar
Senghor, il n1est pas du tout
un adepte de la négritude.
L'oeuvre de Sembène ne manque pas d'envolées lyriques
ou mélodramatiques et d'amplifications épiques,aussi bien
dans les romans que dans les films. Les drames y revêtent
une forme atroce. Cependant, le comique lui
fait perdre
sa froideur, en partie. La satire réconcilie l'esthétique
et l'éthique. Il est vrai qu'une oeuvre comme EmLta-Z., qui
traduit l'indignation de l'auteur, est totalement tragique.
Par contre, dans Xafa, Le Ve~n~e~ de f'Emp~~e, Ceddo, entre
autres, Sembène ridiculise de nombreux personnages gr~ce à
un comique féroce.
Il stigmatise leurs moeurs en faisant
rire, ce qui lui fait éviter un moralisme trop ennuyeux. Les
personnages ch~tiés sont mis dans des situations qui leur
enlèvent tout ce qui pourrait provoquer la sympathie du spec-
tateur ou du lecteur à leur égard. L'auteur nous invite indi-
rectement à les juger, sans complaisance.
J•ï1

-438-
Le Sénégal semble se diriger vers un naufrage, dans la
vision de Sembène. Son diagnostic est terri~letparce qu'il
est convaincu de la gravité des problèmes qu'il traite. Ses
évocations, parfois, pathétiques, pessimistes, s'exaspèrent
devant les mau~ sociaux qu'il condamne. Les lois sociales
sont, d'après lui, généralement, impitoyables. Elles sont
l'obstacle sur lequel viennent se heurter les rêves et les
passions. Les destinées individuelles ou co11ectives s'af-
frontent, dans un duel inégal. Les réveils sont tristes et
dramatiques.
Sembène montre les ravages qu'entraîne
la lutte des
intérêts, ce qui est en filigrane une vision de lutte des
classes. Chaque couche de la société a ses chimères, ses
manies, ses folies. Chaque personne tente de satisfaire ses
désirs, cherche son bonheur contre les autres. La pression
qu'elle subit est une pesanteur constituée par l'héritage,
les habitudes, la profession, les préoccupations, entre autres.
Chacun
des
grands
personnages,
porte en 1ui 11 hi stoi re
d'un drame. Le contraste et les oppositions ne sont pas seule-
ment
dans les~sentiments; ils résident aussi dans les dé-
cors. Des ouvriers sont opposés aux patrons, des enfants aux
parents, des individus aux familles ou aux communautés, la
campagne aux grandes villes, les quartiers pauvres aux quar-
tiers riches.

-439-
Le fanatisme, qu'il soit économique, politique, ou
religieux, rend la condition des personnages peu enviable.
Il crée des distances morales aussi bien que des distances
matérielles entre les in-dividus. Il détruit les relations
humaines normales, parce qu'il
pervertit tout ce qulil touche;
j~
:
constitue
une
violation des valeurs d'humanité,
étouffant et tuant ainsi les splendeurs de l'univers. Sembène
n'hésite
pas
à
faire à la pauvreté et à la décadence une
place importante. S'il ne s'agit pas d'un étalage, à propre-
ment parler, il est surtout question d'un monde où règnent
la détresse, l'angoisse et parfois la mort; tout y respire
la peine et le dérisoire. Nous pouvons presque parler d'uni-
ver s de 1a vacui té, Pui sque peu de ~ c h0 ses y~ a ppelle ntau dé -
passement de soi.
Cependant, il existe des zones de lumière dans le Séné-
gal de Sembène. Des hommes et des femmes courageux,conscien-
cieux, volontaires, intègres, réfléchis, ayant un grand idéal,
représentent l'espoir. L'amitié, la solidarité ont encore leur
sens dans la vision de Sembène. Le cadre sénégalais est riche
en beautés naturelles. ~

-440-
La création des personnages et du pays est-elle vraie?
La réponse est affirmative, ~ un cert~in degré. L'image du
Sénégal que nous livre Sembène dans Ceddo est celle d'un
royaume vieillot, aux activités économiques assez restreintes,
à
_ l 'organisation
sociale figée, pour ne pas dire ar-
cha'~ue. Toutefois, les transformations dues à l'industrie
moderne, les poussées économiques, les événements sociaux,
politiques et religieux, les ambitions personnelles font du
Sénégal un pays en mutation. Ce nlest pas un univers tout ~
fait clos et difficile ~ pénétrer. Sembène nous ramène sou-
vent aux faits et aux événements du passé. Par sa~situation
géographique,
par
ses habitants, par ses traditions et par
ses paysages, le Sénégal est évoqué matériellement et spiri-
tuellement. Il nia pas une simple valeur décorative; ayant
son identité et sa personnalité, il vibre de couleur et de
vie; il a influencé et inspiré fondamentalement le créateur
Sembène, écrivain et cinéaste.
Cependant, l'institution du Sénégal en objet esthétique
obéit ~ une logique qui est celle de la vision idéologique
et du réalisme mythique. La réalité et le mythe s'imbriquent
étroitement à travers la multiplicité des situations évoquées.
L'analyse de Sembène est quelque peu sociologique, historique
et politique, mais elle est aussi et surtout fantasmatique.
Des aspects entiers du Sénégal sont laissés dans l'ombre; et

-441-
la ~arte du pays relève plutôt d'une construction abstraite.
Toutefois, ce ne sont pas des connaissances historiques que
nous demandons a l lartiste, mais une façon de traiter ces
connaissances. Ainsi, le Sénégal devient une terre de lutte,
plus qu'une terre de mort ou un paradis. La grande ville est
le
iieu"
des tribulations, des jouissances, des désirs,
des contradictions exacerbées, mais aussi de l limagination;
c'est le terrain de prédilection des bouleversements rapides.
La ville inspire des comportements, un langage plus ou moins
particuliers; si les hommes la modifient, ils s~ modifient
eux-aussi a son contact. La campagne connaît les passions,
mais elle est un espace plus paisible. Il est a noter que
l'action des films qui nous paraissent les plus importants,
Ceddo et Emita1, s'y déroule,
.tandis que celle de la grande
majorité des romans est située dans un espace urbain.
La poétique de Sembène fait de certains lieux du Séné-
gal des espaces de crime, de vice, ou de vie sans tache. Le
pays se différencie au regard du créateur engagé 'qui prend
parti a son égard. Ainsi l'intentionnalité détermine le mode
d'être du Sénégal dans l'oeuvre de Sembène. L'auteur exprime
ses désillusions et ses rêves, en donnant un relief et une
physionomie particuliers a certains aspects de la société
sénégalaise. Il crée un jeu de reflets entre le réel et lli-
maginaire qui lui permet d1exprimer ses interrogations pas-
sionnées.
i
...j...~<-1

-442-
Certes, il Y a, chez Sembène, une fidélité à llaventure
individuelle, mais il slintéresse beaucoup à la ferveur col-
lective, aux hommes et non à l'homme. Les types que peint
Sembène
risqueraient d1induire en erreur, car il siest fait
un devoir de représenter des individus qui ne s!accordent pas
toujours avec les personnages des autres créateurs sénégalais.
Des politiciens et une partie de la bourgeoisie sont féroce-
ment critiqués, tandis que des héros sont idéalisés. Clest là
que la création artistique, chez Sembène, se dévoile, car
elle est dialectique,dans la mesure où elle ménage à llinté-
rieur d1ell:e des contradictions dont llalternative réside ~ntre
la
mort
et
la vie., le laid et'le beau, le mauvais et le
bon, la décadence et le socialisme, la société telle qu1elle
est et la société telle qu'elle devrait être. Paradoxalement,
Dieu n'est pas tout à fait renié, même si les représentants
des cultes sont impitoyablement malmenés. Les films, particu-
lièrement Ceddo et Emita1, ont une importance primordiale
dans llétude du sacré.
Sembène semble vouloir saisir la crise de conscience
que traverse le Sénégal tel qulil est présenté dans son oeuvre.
Sembène poursuivrait, en partie, la tradition esthétique et
didactique
des conteurs africains. Une appréciation sommaire
fait parfois de lui un "soc iologue" : c'est complètement mé-
connaître les dimensions de sa vision; celle-ci confin~,par

-443-
moments, à l'étrange et au fantastique, grâce à sa puissance
de transfiguration. Sembène n'est pas seulement un observa-
teur; il
est avant tout un imaginatif qui tente de faire
revivre le Sénégal en une fresque grandiose évocatrice des
différentes périodes de son histoire.

-444-
FILMOGRAPHIE
l - Films d'Ousmane SEMBtNE
- Borom Sarret , Dakar, Films Domirev, 1963.
- Niaye, Dakar, Films Domirev, 1964.
- La Noire de ... , Dakar, Films Domirev, 1966.
- Le Mandat, Dakar, Films Domirev, 1968.
- Taw, Dakar, Films Domirev, 1970.
- Emita1, Dakar, Films Domirev, 1971.
- Xala, Dakar, Films Domirev, 1974.
- Ceddo, Dakar, Films Domirev, 1977.
II - Film sur Ousmane Sembène.
VIEYRA (Paulin Soumanou)
L1Envers du décor, Auteur, Dakar,
1981.
III - A propos du Sénégal (films souvent produits
par leurs auteurs).
AW (Cheikh Tidiane)
: Le Bracelet de bronze, Dakar, 1973.
BAR Rt RE(1 go r;
, DES GR AU PES (P i e r r e), LA LOU (E t i en ne)
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Le Vent du Démon, Paris, O.R.T.F., 1972.
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Un homme, des femmes (Sëy sëyëti),
Dakar, 1979.
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COURRENT (Jean-Claude)
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Contras'City, Dakar, 1968.
- Badou boy, Dakar, 1970.
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FAYE (Abdou Fari) : Les Ballets de la forêt sacrée, Dakar,
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Grand Magal à Touba, Paris, 1963.
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- Sarzan, Dakar, 1963.
- Baks,
Dakar, 1974.
- Karim,
Dakar, 1970.
- La Malle de Maka Kouly, Dakar, 1969.
TRAORt (Mahama Johnson) : Diankha-bi (La jeune fille),
Dakar, 1969.
- Diêgue-bi (La Femme), Dakar, 1970 .
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Monographie du cercle de Kaolack, par l'Administrateur
Lefilliatre, 1904.
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1 G291
Notice sur le cercle de Louga, par l'Administrateur
Forigé, 1904.
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Notice sur le cercle de Matam, par l'administrateur
1
du cercle, 1904.
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1 G294
Monographie du cercle de Podor, par l'Administrateur
du cercle, 1904.
1
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1

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1 G295
Cercle de Sédhiou, résidence du Firdou : historique
du Fouladou, par l'Administrateur de la Roncière, 1904.
1 G296
Monographie du cercle de Thiès; notice comprenant la
région comprise entre le Djoloff et le Saloum, par M. Rocaché,
1903.
1 G297
Rapport de William Ponty sur la situation politigue
au Haut-Sénégal et Moyen-Niger, 1903.
1 G328
Notice sur la Casamance, par de Labretoigne du Mazel,
1906.
1 G330
Coutumes du Sénégal, 1907.
1 G337
Monographie du cercle de Thiès, 1910.
1 G340
Enquête ethnographique sur le métissage, 1910-1913.
1 G359
Circonscriptions administratives du Sénégal
créa-
tions et modifications des cercles,
1908-1920.
1
1 G360
Coupures et affaires de presse: presse métropolitaine
et locale, 1904-1920,[manuscrits et tapuscrits].
~
13 G67
Politique musulmane, activité des marabouts, 1906-1917.
!
13 G68
Fiches de renseignements sur marabouts et notables.
Cercles de Thiès, Haute-Gambie, Sine-Saloum, 1912-1913.
1
13 G69
Fiches de renseignements sur marabouts et notables.
1
Cercles de Cayor, Tivaouane, Baol, Matam, Bakel, Saldé et
Dagana, 1912~1913.
1
1
1
1

r
l
-450-
!
1 G3
Mission Hesse et Dupont, 1820.
1
1 G4
Commission d'exploration Sauvigny, naturaliste et
Bodin, ingénieur géographe. Exploration des environs
de Dagana, 1821-1822.
1
1 Z25
Actes notariés, [GoréeJ,1823.
1
1
l
[
l
1
1
1
1
1
1
[
1
1
1
1

-451-
Première Partie
Oeuvres d'Ousmane Sembène.
1 - Nous avons utilisé les éditions origina~es suivantes
(romans)
Le Docker noir, Paris, Editions Debresse, 1956.
A
- 0 Pays, mon beau peuple!, Paris, Le Livre Contemporain,
Amiot-Dumont, 1957.
- Les Bouts de bois de Dieu, Paris, Le Livre Contemporain,
1960.
- L'Harmattan, Pa~is, Editions Présence Africaine, 1963.
Réédition en 1980.
- Véhi-Ciosane ou Blanche Genèse, Paris, Editions Présence
Africaine, 1966.
- Le Mandat, Paris, Editions Présence Africaine, 1966.
- Xala, Paris, Editions Présence Africaine, 1973.
- Le Dernier de l'Empire, t.
l et t.
II, Paris, Editions
L'Harmattan, 1981.
2 - Nouvelles
- Voltaïque, Paris, Editions Présence Africaine, 1962.

-452-
3 - Communication
- Man is Culture, Bloomington, Indiana University, African
Studies Program, 1979.
Deuxième Partie:
A Propos d'Ousmane Sembène
l
Livres et articles sur Sembène
(études générales, ouvrages divers).
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IIMandabi Il, in Sénégal d'aujourd1hui magasine,
n° 3, Dakar, décembre 1968, p. 36-37.
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roman négro-africain, Québec, Naaman, 1981.
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: IIL I Harmattan de Sembène Ousmane ll , in
Situation et perspective de la littérature négro-africaine,
Actes du colloque, Ecole des lettres et sciences humaines,
Abidjan, 16,25 avril
1969, p. 59-61.
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: IINotes sur le Docker noir de Sembène
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in Présence Africaine, n° 13, Paris, avril-mai,
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- Lutte (La), n° 9, Dakar, 3 février 1958.
- Ouest africain (LI), Dakar.
- Politicien (Le),
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- Soir (Le', Paris, 7 novembre ... 1904.
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- Taxaw (anciennement Siggi), n° 6', Dakar, décembre 1977.
- Temps (Le), Paris.
- Unité Africaine (LI), Dakar.
- Vérité)n° 2, Dakar, septembre 1978.
- Volontaire (Le), Paris, 1 février 1908.

-477-
TABLE
INTRODUCTioN
P.
3
PREMiËRE PARTIE
OUSMANE SEMBENE : ENQU~TE BiOGRAPHiqUE.
LE SÉNËGAL DANS L'HisTOiRE, LE C1NÉMA
ET LA LiTTÉRATURE.
"", ...'f,'
l:;',",/" ' , \\ .'
H·/ (., .
'
8
i NTR0DUC TION • •• • • • • • • •• • •••• • •• • • • ••••t.f(~~~~;'·~ P.
CHAP i TRE 1 • OUSMAN E SE~1B ÈNE.: ENQ UËT E BtnGRAPrJiJJt!1E.
-- __ .. --::.9.,"
1 - Un destin.- 2 Présentation de
'.oeuvre
P.
10
CHAPiTRE II. LE StNÉGAL : HisTOiRE ET SOCiÉTË.
1 - Chronologie succinte et généralités.
2 - Le cadre. 3 - Vie quotidienne.
4 - Art ou mode de vie. 5 - Croyances.
6 - Politique et culture •.•••••••••••••••• P.
34
CHAPtTRE III. LE StNÉGAL DANS LE CtNÊMA ET DANS
LA LiTTtRATURE.
1 - Films: document ou poésie. 2 - Films:
tentatives d1affabulation.

-478-
3 - Littérature: exotisme, observation.
4 - Oralité; poésie; théâtre; nouvelles;
chroniques, mémoires et autobiogra-
phies. 5 - Littérature: romans •••••••••• P. 99
DEUXIËME PARTÎE
UNE viSlON IDtOLOGÎQUE.
t NTRODUCt l ON .••.•.•.••.•••••••••..•••••..••••••.••••••.. P. 163
CHAP!TRE 1.
UN CADRE AMBtVALENT : REFUS DE L'EXOTisME
ET FANTA!S!E iMAGINATiVE.
1 - Une faune assez ordinaire, mais
signifiante.2
Climat et paysages
un domaine de lutte. 3 - Nature et vie
psychologique. 4 - Le village: un es-
pace signifiant. 5 - La question du
II provincialisme ll • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
P. 165
CHAPtTRE II. LA VILLE
UNE FRESqUE SYMBOLtQUE
ET GRANDIOSE.
1 - Un espace multiple: lieu d'une symboli-
sation. 2 - Un espace dramatisé.
3 - Récit et topographie. 4 - Un espace
diversement appréhendé •..••.••••.•••••••• P. 198

-479-
CHAPITRE III. DES liEUX ET DES OBJETS
DÊPASSEMENT
DE l'ARCHÉOLOGiE.
1 - Connotations de la maison. 2 - la
machine: une force à maîtriser.
3 - Multiplicité du statut des objets.
4 - Valeur polysémique de l'objet. ••.••••••. P.
229
CHAPITRE IV. lES CJUCHES SOCiALES
SATiRE ET
ÉTHiqUE.
1 - la charge contre la bourgeoisie.
2 - Nobles et griots: satire et éloge.
3 - Le peuple en général
: une tentative
de différenciation. 4 - les étrangers
un groupe qui évolue. 5 - Une image
multiple de la femme sénégalaise.
6 - Les jeunés : témoins ètrévélateurs
d'un destin
P. 260
TROiSIËf"IE PARTiE
UN RËALISME MYTHiQUE.
lNTRODucrION ••••••.••••••••••.••.•••••••••••••••••••.••• P. 309
CHAPiTRE 1.
lA VtE EN COMMUNAUTÉ
TENTATivE D'UNE
DÉMYTHIFtCATioN.

-480-
1
Problématique de la vie en communauté.
2 - Problématique de la famille. 3 - Un
monde qui s'effrite. 4 - L'amour: un
grand bonheur ou un grand malheur •••••.•• P. 311
CHAPiTRE II. QUESTioNS RELiGiEUSES ET SPECTACLE.
1 - Un clergé malmené. 2 - Problématique
du pouvoir. 3 - La révolte. 4 - La
question du surnaturel. 5 - Le champ
de la conscience. 6 - Intuitions
du sacre .•••..•••.•••••••..••.•.••.•....• P. 350
CHAPITRE III. LE LANGAGE: ESTHÉTiqUE ET EFFÎCACiTt.
1 - Ce qui n'est pas expressément dit.
2 - Expression et identité. 3 - Langage
et eff i cac i té ••••••••••••••.••••••••••••• P. 377
CHAPiTRE IV. PROBLÉMATiqUE DU HÉROS
UNE MÎSE EN
DiALECTÎQUE DU SÉNÉGALAIS.
l - Les aventuriers. 2 - Les signes d'une
rupture. 3 - L'élan vers l'idéa1. •••••••• P. 406
CONCLUSÎON
1 - Problématique du réel et de l'ima-
ginaire. 2 - La vision du Sénégal
est-elle trop pessimiste?

-481-
3
La création des personnages et du
cadre es t-el le vra i e? • • • • • • • • • • • • • • • • • •• P. 435
" ~
L'
FiLI~OGRAPHÏE.
.... .................... P• 444
~
BIBLIOGRAPHIE ......• ~ •• ~,. •
• , •.~!• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
P • 447
\\.
/ ''"
'.,
"
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