UNIVERSITE DE RENNES 1
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OUR L'ENSEIGNEMENT SUF~;nu- i
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ARNAULD ET LA PHILOSOPHIE
1
"THESE
pour le Doctorat d'Etat ès-Lettres et Sciences Humaines
(Mention Philosophie)
présentée
par Aloyse-Raymond NDIAYE
Directeur
Monsiellf le Professeur Edmond ORTIGUES
1983

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ARNP,ULD
LA PHI LOS 0 PHI E
Tome 1
THESE
-pour le Doctorat d'Etat ès-Lettres et Sciences Humaines
(Mention Philosophie)
présentée
par Alayse-Raymond NDIAYE
Directeur
Monsieur le Professeur Edmond ORTIGUES
1983
J
"
" " " "

2
publication par Arnauld du livre Des vraies et des Fausses
Id'ei,
en 1683, en réaction au livre de son adversaire, De la
Recherche de
la
Vérit',
paru en 1674. Au cours de cette polé-
mique, Malebranche reprochera a Arnauld de s'être mis "un peu
tard a philosopher,,2. Ce jugement de l'auteur de la Recherche
de
la
V'ritl,
pris a la lettre est confirmé par la biographie
intellectuelle d'Arnauld. ""ais il
peut vouloir dire qu'.~rnauld
n'a pas reçu une longue initiation a la philosophie nouvelle.
ce qui expliquerait, aux yeux de Malebranche, qu'il
n'ait
jamais pu se convertir a la vision moderne des problèmes inau-
gurée par Descartes. D'oO l'incompréhension totale des deux
auteurs.
Dès lors, quelle valeur faudra-t-il
accorder au ci:lr-
tésianisme d'Arnauld?
Né a Paris le 6 février 1612, Antoine Arnau1d s'était
d'abord destiné au droit.
Il
préféra, en 1632, poursuivre des
études de théologie, sur les instances dE sa mére, devenue
religieuse à Port-Royal après le décès de son mari. En 1638,
il fit la rencontre de Saint-Cyran qui fut son directeur spi-
rituel
et dont il fut le disciple avant de lui succéder a la
téte du petit groupe des P~rt-Roya1istes. Arnauld, sous son
influence "délaissa les doctrines scolastiques en faveur il
l'université, pour s'attacher aux enseignements des Pères de
l' Egl ise et surtout de Saint Augustin,,3.
Jean du Vergier de Hauranne, Abbé de Saint-Cyran,
ètait un ami du Cardinal de Bérulle, le fondateur de l'Ordre
2.
MALEBRANCHE,
Rlponse au
~ivre des Vraies et des Fausses
Idles,
XXII,
par
1,
O.
C.,
t.
VI-VII,
p.
151.
3.
JACQUES
E.,
Les ann~es d'exil d'Antoine Arnauld~ Louvain,
Nauwelae~ts, p.
5.

1 N T R 0 D U C T 1 o
Antoine Arnauld,
surnommé
le Grand -Arnauld
a eu
des
discussions
avec
les
philosophes
de
son
siéc1e
:
Descartes,
i'ialebranche,
Leibniz,
pour citer
les
plus
connus.
Ses écrits
philosophiques,
pour
la plupart polémiques,
ont été
classés
par
les éditeurs
de
la. majorité
de
ses
oeuvres
con;p1ètes,
qui
comptent quarante
deux
volumes
in
quarto,
aux
tomes
XXXVIII
~
1
XLI
• Dans
ses
lettres et dans
les
controverses

'j 1 fut
engagé,
Arnauld
défend des
positions
philosophiques
sur des
problèmes
qui
mettaient en
cause
le
cartésianisme.
Il
se
ré-
clame
d'un
cartésianisme
orthodoxe
et prétend
avoir
les mêmes
vues
que Descartes
sur
la nature et
l'origine des iddes,
sur
l'idde de DieIl et. sur 1 a d'istinction de
l'âme et du corps,
sur
les rapports
de
la raison et de
'La .foi,
En
somme
il
fai t
sien-
ne la
concepti on
cartésienne
de
l'homme,
du 1l0nde et
de D'jeu.
Ce
scolastique nourri
de
Saint-Augustin,
nous
donne
l "impres-
sion
d'avoir été
le
seul,
parmi
tOl1S
les
correspondants de
Descartes,
à avoir réalisé
la
synthése
de
la
tradition
et de
la
philosophie mDderne.
C'est
la
polémique
avec Malebranche qui
occupe
le
centre de
cette
activité
philosophique.
La
longue
controverse
qui
allait
opposer
les
deux théologiens
a commencé
dés
la
1 4
Oeuvres
complêtes
d'Antoine
ARNAULD,
Paris
Lausanne
1775-1783
~o, quarante-trois volumes, le quarante ~euxiême v~­
lume
eSt
consacré
à
la
vie
d 1 ARNAULDw
. ' . "

3
des Oratoriens, et de Jansénius évêque d'Ypre, l'auteur de
l'Augustinus,
ouvrage posthume paru en 1640-1641. Arnauld·
comptera beau~oup d'amis a l'Oratoire 00 Descartes et Saint
Augustin étaient enseignés. Pour avoir été le maître à penser
de Port-Royal, Arnauld dû s'engager dans de nombreuses contro-
verses théologiques.
Il eut pour adversaires aussi bien des
Catholiques que des Protestants.
Il
réunit autour de lui des
personcalités comme Le Maître, Barcos, Nicole, Pascal. C'est
Pascal
qui rédigera les Provinciales.
Mais c'est Arnauld qui
préparera les notes.
"L'on ne dira jamais assez tout ce que
lui doit Pascal.,,4
En 1643, Arnauld publie l'ouvrage qui le rendra cé-
lèbre
De
la
Fréquente
oommunio'1.
En 1664, ·il
publie La perpé
tuité de
la
Foi Catholique
touchant
l'Eucharistie.
De nombreux
autres écrits de théologie contribueront à en faire un théolo-
gien universellement connu à travers toute l'Europe, le défen-
seur de la foi
et l'ennemi des hérétiques. C'est ce qui
lui
vaut cet éloge dE Perrault
"Le public a été partagè sur quelques sentiments que
M. Arnauld a soutenu; mais il ne l'a jamais été sur
son mérite.
Il
n'y a eu qu'une voix là-dessus et il a
toujours passè pour un des pl us grands hommes qu'ai t
eUl'Eglise depuis plusieurs siècles. uS
Dans ses écrits théologiques Arnauld expose la théo-
logie des Pères. Saint Augustin est son maître. La théologie
d'Arnauld est une théologie positive, c'est-à-dire historique.
C'est la controverse avec Malebranche qui
le conduit à s'inté-
resser à la théologie spéculative, ou théologie philosophique.
4.
H.
BREMOND,
Histoire
littéraire du
sentiment religieux
en
France,
Paris,
1929,
p.
286.
5.
PERRAULT,
Eloge d'Antoine
Renauld,. Cologne,
1697.
p.
14 .
.~ "-'.
. " ',,', ._..:.'.
,::

4
Son souci principal sera de dénoncer les erreurs théologiques
de Malebranche par rapport a la théologie traditionnelle, c~l­
le de la Fréquente communion, et de la Perpétuité de la Foi.
Le molinisme de Malebranche, dira-t-il, s'explique parce qu'il
a abandonné la théologie historique.
Malebranche avait donc raisan de craindre ce "criti J
que trop illustre pour le traiter comme les autres".
"J'ai
sur les br as, é cri t - il, de ux pu i s san t sad ver sai r es, M. Al' nau l d
et sa réPutation.,,6
Lorsque parait le livre Des Vraies et des
Fausses Idées, Arnauld surprend tout son monde, y compris
Malebranche qui s'attendait "de voir une réponse de sa façon
au Traité de la Nature et de la Grace"l. On s'imaginait mal,
en effet, que ce "vigoureux pourfendeur d'hérésies"S, pouvait
s'intéresser ala spéculation philosophique. Les lettres de
Nicole, parmi celles que signale Madame Rodis-Lewis, montrent
bien a quel
point le public était déconcerté de voir Arnauld
s'engager dans un "combat de philosophes" et que tout le monde
regarde "comme une dispute abstraite".
Beaucoup s'attendaient
a une discussion purement théologique. Arnauld ne s'était-il
pas engagé, encouragé par Bossuet, a réfuter le Traité de la
Nature et de
la Grâce de Malebranche? Cette réputation de
théologien qui a empéché ses propres contemporains de le consi-
dérer comme philosophe, explique aussi que sa théologie ait
6.
MALEBRANCHE,
Réponses au 0,:vre des
Vraies et des
Faus-
ses Idées,
l ,
par.
II
et
I I I ,
D.C.,
t .
VI-VII,
p.
12.
7.
MALEBRANCHE,
ibid.,
p.
12.
8.
RDDIS-LEWIS
(G.),
L'intervention de
Nicole dans
la po-
lémique entre Arnauld et Malebranche d'apr.s des
lettres iné-
dites)
in
Revue
Phi losophique,
1950 J
p.
484.
.. ,
'""
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,
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."
~,
~.".

. 5
retenu davantage l'attention des historiens. Assimilé aux
jansénistes, dont il était le Docteur, il est au coeur de
cette abondante biblio~raphie consacrée au Jansénisme et a
Port-Roya 1.
L'on s'accorde aujourd'hui a reconnaître de l'inté-
rêt aux écrits philosophiques d'Arnauld.
Cela est dû essentiel
lement au renouveau de~ études sur Descartes et les post-
cartésiens, Malebranche, Spinoza, Leibniz, Cordemoy, et aux
recherches actuelles consacrées a la Logique et a la Grammair
dites de Port-Royal. La philosophie d'Arnauld ne nous est pas
donnée sous une forme s~stématique. Elle est disséminée da~s
ses écrits, polémiques pour l'essentiel, et toujours en rap"
port avec ses préoccupations morales et théologiques. Dans sa
controverse avec Malebranche, il est aisé de voir que ses pri-
ses de positions philosophiques ne sont pas sans rapport avec
ses engagements théologiques antérieurs.
"Il
rompt son amitié"
avec l'oratorien, éCI'it Monsieur Robinet "quand il sera ques-
tion d'étendre le langage des lois et de l'ordre au gouverne-
ment de la grêce. La querelle des vraies et des fausses
idées
(1680-1690) ne sera que l'aspect métaphysique de la sautério-
logie augustinienne.
L'esprit humain conserve-t-il en toutes
disciplines y compris sacrées, le pouvoir de parler du divin?
Du bien cette parole, a supposer qu'elle fût préférable,
reste-t-elle le signe des élus ?,,9 Ar'nauld lui-même a rappelé
que s'il s'en prend a la philosophie des idées de Malebranche,
c'est "pour le disposer par cette eXPérience sensible, a cher-
cher plutôt l'intelligence des mystéres de la Grace dans la
9.
ROBINET
CA.),
Le
langage a l'Age classique, Paris,
Klincksieck,
1978,
p.
10.
<"".~~.'..,,;',.i~::::!;;,l";y:~~~:./i~':<f::·~~t~\\~) ~j~~t'l:~{.tk~~ :~>..:.'..'
,.': ',"

.. "
6
lumière des Saints, que dans ses propres pensées"lO
Il reste
en effet, persuadé que le théologien ne doit pas se désinté-
resser de la philosoph:ie, parce qu'elle a du rapport à la rel
gion. Au coeur de sa polémique avec Malebranche sur l'étendue
intelligible, il estime fort utile,dans une lettre qu'il
ad r e s se à l' 0 rat 0 rie n, de pré c i s ers a n a t t i tu de en tan t que
théologien à l'égard de la philosophie:
"Comme je sais, écrit-il à Malebranche, que la
matière dont j'ai à parler dans cette lettre pourra
ne pas plaire à des personnes de piété qui regardent
comme inutile et peu digne de l'occupation d'un Ecclé-
si ast ique tout ce qui a l ' air de phi l osophi e, je Ct'ois,
Mon Révérend Père, que vous ne trouverez pas mauvais
que je )a commence en leur faisant voir en peu de mots
que leur dégoût n'est pas rdisonnable. On ne peut dou-
ter que tout ce qui tend à nous faire connaître Dieu
d'une manière digne de lui, tout ce qui peut contri-
buer à nous en faire avoir une grande idée ... On ne
peut douter, dis-je, que tout cela ne mérite qu'un
théologien prenne la peine de l'examiner, si Dieu lui
a donné quelque talent pour cela, et que des lecteurs
chrétiens, qui ont du discernement et de la pénétra-
t ion, s' a ppli que n t à s' e n .i ns t r uire. 1 les t b i en c e r -
tain au moins, que Saint-Augustin n'aurait point cru
son travail mal
employé à écrire sur des matières de
cette nature, si on en avait ècrit de son temps d'une
manière Qu'il eut jugée pleine d'erreur ... "ll
.
.
Voilà un texte qui contraste très nettement avec ce
que nous 0 ff re -a l'1re Pasca l d
p '
ans ses
ensees 12 . 0 n peu t d'1re
que le mépris de l'auteur des Pensées pour la philosophie, sera
l'opinion générale chez les Port-Royalistes, à quelques rares
exceptions.
Arnauld, au contraire, ne sous-estime pas la philo-
sophie.
Il accepte de revêtir l 'habit du philosophe. Dans ses
la.
ARNAULD
(A.),
Des vraies et des fausses idées,
o.C.,
t .
XXXV Ill,
p.
180.
II.
ARNAULD
(A.),
Letcres au Père Malebranche,
VIII,
O.C.,
t .
XXXIX,
p.
119.
12.
PASCAL.
Pensées,
79,
O.C.,
"l'intégrale",
p.
510
78,
p.
615.

7
objections qu'il
adresse ~ Descartes ~~~ l'intermédiaire de
Mersenne, il commence par reconnaître:
"je jouerai ici deux personnages: dans le premier,
paraissant en philosophe, je représenterai les prin-
cipales difficultés que je jugerai pouvoir être pro-
posées par ceux de cette profession, touchant les
deux questions de la nature de l'esprit humain et de
l'existence de Dieu; et après cela prenant l'habit
d'un théologien je mettrai en avant les scrupules
qu'un homme de cette robe pourrait rencontrer en
tout cet ouvrage"13.
L'auteur que nouS allons étudier est un théologien,
mais c'est "un théologien capable de continuer DescartES, de
faire la leçon ~ Malebranche, d'embarrasser les jésuites et
de pulvériser
Jurieu,,14. C'est le "continuateur" de Descarte
qui va particulièrement retenir notre attention dans les pàge
qui vont suivre.
*
*
*
Arnauld avait vingt-huit ans quand il communiqua à
Mersenne les "principales difficultés"
qu'il
avait rencontrées
dans le manuscrit des Méditations Métaphysiques que Descartes
s'apprétait ~ publier.
Il était le plus jeune docteur de Sor-
bonne.
Il accéda ~ ce titre le 12 décembre 1641, l'année méme
où il fut ordonné prétre, le 21 septembre 1641.
"Ce jeune doc-
teur, écrit Bouillier, était préparé à cet examen par un COurs
régul ier et complet de philosophie qu'il avait lui-ir.ème ensel-
gnée en Sorbonne, au collège du Mans de 1639 à 1641. ,,15
Dans
13.
ARNAULD,
Quatrièmes Objections,
in DESCARTES,
oeuvres
philosophiques,
Paris,
Garnier
II,
p.
633.
14.
H.
BREMOND,
Histoire
littéraire du sentiment religieux
en
F.Y'ance,
Paris,
Armand
Colin,
IV,
ch.
11.111,
p.
305.
15.
F.
BOUILLIER,
Histoire de
la philosophie cartésienne,
t .
l,
p.
203 .
,
{ .
;,;.
••••
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8
ses Réponses aux Quatriëmes Objections, Descartes reconnaîtra
la clairvoyance d'esprit et la pénétration de vue de son émi-
nent lecteur. Cette qualité lui sera reconnue par Leibniz.
Leibniz avouait, note Sainte-Beuve, qu'il
ne connaissait per-
sonne qui sût mieux que M. Arnaul d, pénétrer dans l'intérieur
des matières, répandre plus de lumière sur un sujet ténébreux
et dont on pût se promettre un jugement pl us sol ide, pl us
pénétrant, et en méme temps plus sincère.
"On peut reprocher
a Arnauld, remarque Monsieur Alquié, de n'entrer jaffiais dans
la pensée de ses adversaires. Mais c'est avec une rare péné-
tration qu'il
prévoit et qu'il
dénonce les conséquences de
leur doctrine.,,16 Les historiens de Port-Royal
sont unanimes
a reconnaître en Arnauld un authentique philosophe. "Arnauld
mérite d'ètre appelé philosophe.
cn lui décernant ce titre,
écrit Jean Laporte, je ne songe pas a surfaire ses oeuvres
habituell ement cataloguées comme phi l osophi ques. l' t"rt de
Penser ou le Traité des Vraies et des Fausses Idées ... Je ne
prétends pas non plus qu'il ait fourni des réponses étudiées
aux principales questions qui passent pour classiques en phi-
losophie. Mais peut-être de la philosophie au sens techniquE
du terme, est-~n en droit de distinguer, l'esprit philosophi-
que. Qu'est-ce a dire ?,,17 Jean Laporte énumère les qualités
qui font le philosophe et qu'il estime incarnées par Arnauld
"un certain goût de la réflexion critique", une certaine
"libre façon de penser",
"une certaine tendance a s'affranchir
dans ses jugements, des préjugés, de la routine et de toutes
les autori tés fa i 11 ibl es n, une tendance a "scruter et à exami
16.
F.
ALQUIE,
Le
Cart.sianisme
de
Malebranche,
o.
489.
17.
J.
LAFORTE,
La doctrine de
Port-Royal,
t .
I,
pp.
XXXI
XXXIII .
.
. ...
'
_"'-'·r··'~'··"
.~ "'0. c',y ...
,,.;

9
toutes choses à fond selon les lumières de la raison"
; le
goût de l'évidence, une certaine ouverture de l'intelligence
qui la
rend propre à comprendre une grande variété de choses,
et, par suite, à propos de chaque chose, à s'élever au-dessus
du détail, jusqu'à la considération de l'ensemble. Toutes ces
qualités se retrouvent chez Arnauld. S'il
n'a pùs été 'inventeu
en philosophie, il n'en mérite pas moins d'être appelé philo-
sophe. Descartes, Leibniz et Malebranche lui-même, son plus
difficile adversaire, aurùient-ils accepté le débat avec Arnaul
s'il n'avaient pas reconnu en lui
les traits d'un vrai philo-
sophe ?
Esprit logique, Arnauld a tout lu.
Il
s'est tout
ùssimilé. Théologien, il
possède l'exégèse et l'histoire ec-
clésiastique.
Il
s'est intéressé aux sciences naturelles et au
sciences humaines.
Il
fut
un excellent mathématicien, comme
Leibniz et Malebranche, comme P~scal.
Vers 1660, il
publia en
collaboration avec Lancelot, la Grammaire g.n.rale et paison-
n.e,
"tout imprégnée de rationalisme cartésien"lB. Deux ans
plus tard, en 1662 paraît la Logique ou l'Art de Penser, qu'il
publie avec Nicole, l'ami fidèle.
La Logique, sera reconnue
comme "une oeuvre majeure ~e la pensée française"
et qui aura
"contribué à défendre et à véhiculer la pensée cartésienne,,19.
C'est vers la même époque, plus préciSément en 1667 que parais-
sent ses Nouveaux .l.mentode G.om.trie.
Pascal qui
les avait
approuvés renonça à son propre essai qu'il se préparait à
faire
]8.
E.
JACQUES,
Les Ann.es d'exil d'Antoine Arnauld,
p.
182.
19. CLAIR ET GIRBAL,
Logique de
Port-Royal,
êdition cri-
tique,
P.U.F.,
avis,
p.
2.
...
~
. ..... _ .. "-";"'-:"."J.
"
,,' .. ,

10
editer. Ce precis de geomêtrie de~ait servir aux Petites Ecole
de Port-Royal. Par ces differents ecrits, on voit qu'Arnauld
s'interessait aussi aux questions pedagogiques. Bouillier ecrit
a propos de la Logique: "Tout le suc du Discours de la M.t
y est,
pour ainsi dire, exprime, et partout on y sent l'esprit
,,20
A
ld
N'
l
- '
t 1
.
de Descartes
.
rnau
et
1CO e, en ecr1van
a Log~que,
prennent leur distance par rapport a Aristote. Ils donnent une
illustration de la nouvelle logique cartesienne qui substitue
le sy110gisme en comprehension au sy110gisme en extension. Les
auteurs de la Logique ont, en effet, compris "que desormais la
tâche de la connaissance n'est plus de classer les objets pos-
sibles dans de grands types definis à l'avance, mais de multi-
plier autant que faire se peut, les formes et les niveaux de
la representation d'un objet, de manière a pouvoir l'ana1yser,
de le decomposer, le combiner, l'ordonner,,21. On
conclut en ces
termes:
"Une logique des idees, des signes et des jugements
se substitue à une logique des concepts, des categories et
des raisonnements,,22. Autrement dit le syllogisme en comprehen
sion se substitue au syllogisme en extension. Une theorie de
la connaissance entièrement cartesienne est â l'oeuvre dans
la Logique.
C'est dire qu'Arnauld adhère â la nouvelle science
C'est donc par rapport a ce discours scientifique bien determi
qu'il faut apprecier le discours philosophique d'Arnauld. On n
sera donc pas surpris de lire sous sa plume la refutation de
la thèse du progrès de la corruption et de l'aveuglement qu'un
20.
F.
BOUILLIER,
Histoire de
la philosophie cartésienne,
l ,
II,
p.
213.
21.
~!. FOUCAULT, Grammaire GénéY'aZe et raisonnée,
Intro-
duction,
pp.
XVIII-XIX.
22.
M.
FOUCAULT,
ibid.,
p.
XIX.
~,~,.
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J
• • • •
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"
11
. thé 0 log i en, l' AiJ:: é LeM 0 i ne, 0 ppo sai t à l a phi los 0 phi e no uv el -
le: "c'est, dit-il, un pal'adûxe ridicule, de s'imaginer' que
les plus anciens aient, toujours été les plus savants, par
cette raison que le nombre des siècles augmente la corruption
générale de la nature humaine et avec elle l'aveuglement de
la raison naturelle. Si cela était, il faudrait qu'il yeGt
avant le déluge de plus habiles médecins, de plus savants géo-
mètres et de plus grands astronomes qu'Hypocrate, Archimède
et Ptolémée. N'est-il pas visible, au contraire, que
les scien
ces humaines se perfectionnent par le temps ? .. Mais ce sont
plutôt ces grands hommes de l'Antiquité payenne, qui ne sont
null ement comparabl es, au regard des sciences naturell es, des-
quelles seules il s'agit
ici, aux grands hommes de ces dernier
temps, Car tout ce qu'a su Ptolémée et les plus habiles astro-
nomes des siècles passés des Cieux et du cours des astl'es,
n'approche point de ce qu'on en sait aujourd'hui, depuis que
Copernic et Tycho-Brahé ont poussé cette science beaucoup
plus loin qu'elle n'avait été jusqu'à eux; que Galilée l'a
encore perfectionnée par l'usage de longues lunettes et que
ceux de ce temps, comme M. Huyghens et M, Cassini, y font
encore de nouvelles découvertes. Galien est celui de tous les
anciens qui a mieux su l'anatomie, et qUl
a mieux parlé de
l'usage des parties du corps humain; cependant ce n'est pres-
que rien si on le compare à ce qu'Harveus, Stenon, ,Iillis et
tant d'autres en ont découvert en ce temps-ci. Combien la chi-
mie, dont les anciens n'avaient aucune connaissance, a-t-elle
fait connaltre de choses.,. dont les anciens n'ont pas eu
seulement le moindre soupçon, la moindre idée ? .. Et enfin,
quoique Archimède, Apollonius, et beaucou~ de grands hommes
de l 'Antiquitè nous aient laissé de très belles choses dans
;.'~,:",,'

12
la Géométrie, et les autres parties des ~\\athémat.iques, il
faut ne s'y pas conna'tre, pour ne pas avouer que M. Descartes
a été i nc om par ab lem e nt plu s loi n qu' eux t 0 us, dan s sa Gé 0 mé -
trie et sa Dioptrique,,23. Presque tous les cartésiens ont cru
au perfectionnement successif de la raison. Arnauld ne fait
pas exception.
Les relations qu'il entretenait avec les mil-ieux
scientifiques, lui ont permis d'étre parfaitement informé. des
discussions scientifiques d'actualité. Arnauld fréquentait
l 'hôtel de la rue de Seine, oû le Duc de Liancourt. ami de
Port-Royal réunissait quelques hommes "doctes et éclairés"
Il y a rencontré le P. André Martin, grand partisan de saint
Augustin et Propagateur du nouveau systéme philosophique a
l'Oratoire. Arnauld connaissait également le savant hollandais
Christian Huyghens et l'astronome Jean Dominique Cassini.
Il
comptait au nombre de ses amis François Van Den Enden et le
Vicaire Apostolique J.
B. Van Neercassel, tous deux des Hollan-
dais. Le premier était le professeur de Spinoza. Arnauld le
consultait souvent "sur le sens des textes hébreux et syriaque
de l'Ecriture". Fr. Van Den Enden vint s'installer à Paris,
en 167D. Il bénéficia de la part des gens de lettres du meil-
leur accueil.
Il ouvrit une école latine, J'Hôtel des Muses,
oû les doctes de toute opinion se rencontraient. Ainsi, par
Fr. Van Den Enden, il est probable que Arnauld a pu être infor-
mé sur le contenu de certaines oeuvres de Spinoza. J.B. Van
1
Neercassel a pu aussi lui fournir certaines informations sur
les écrits du phi losophe de la Haye et sur les réactions qu'ils
23.
ARNAULD,
Examen,
O.
C.
t.
XXXVIII,
pp.
96-97.

13
.
d
l
'1'
1"
24
ont Sllscltées
ans
es ml leux re 19leux
Arnauld connaissait également Leibniz qu'il eut
l'occasion de recevoir .. C'était a Paris entre 1572 et 1575.
Leibniz avait alors entre vingt cinq et trente ans.
Il venait
de publier deux mémoires de physique dédiés d l'Académie des
Sciences de Paris et a la Société Royale de Londres. Il n'étai
pas encore très connu. Arnauld, au contraire, qui approchait
de la soixantaine, était a l'apogée de sa gloire. La Paix de
l'Eglise conclue entre 1668 et 1559 lui permettait de vivre
au grand jour sans avoir a se cacher, à errer d'une retraite
à une autre et souvent sous des
nonls d'emprunt. C'était la pè-
riode où il
prèparait avec Nicole le premier des volumes consa-
crès au problème de la Perp~tuit' de la foi de l'Eglise catho-
~ique touchant ['Eucharistie.
Avant d'arriver à Paris, Leibniz s'était intéressé
aux écrits d'Arnauld.
Il connaissait les travaux de Pascal et
ses Pens'es.
La "encontre avec Arnauld eut lieu sur son ini-
tiative. Le jugement qu'il
porte sur le docteur est plein
d'admiration.
"Le réputé M. Arnauld, écrit-il, est un homme
de la plus profonde et solide pensée que puisse
avoir un vrai philosophe; son but est non seule-
ment d'illuminer les coeurs des clartés de la reli-
gion,
mais encore de ranimer la flamme de la raison
éclipsée par les passions humaines; non seulement
de convertir les hérétiques, mais encore ceux qui
représentent aujourd'hui
la plus grande hérésie,
les athées et les libertins; non seulement de ré-
futer ses contradicteurs, mais encore de rendre
meilleurs ses partisans. Ses pensées en viennent
ainsi à chercher comment, lorsque cela est possible,
une réforme des abus ouvertement répandus supprime-
rait, chez le dissident, la cause de la division:
dans ce dessein, sur différents points importants,
24.
J.
üRCIBAL,
Les ,Tans~nistes face à Spinoza,
p. 41,S.
,. ,.~,

14
il a fait le premier pas et, en homme avisé, il
va par degrés."Z5
Les deux hommes, au cours de leurs conversations, ont abordé
des questions scientifiques et philosophiques. Nous savons
qu'ils ont examiné en philosophie des sujets qui touchent à
la religion. Dans la Préface des Essais de Théodicée, Leibniz
rappelle qu'il
s'était préoccupé trés tôt "d'accorder la rai-
son avec la foi
à l'égard de l'existence du mal". De ce sujet
et des problèmes qu'il engendre il
s'ètait entretenu à maintes
reprises "avec, comme il dit,
le célèbre Arnauld, à qui je
communiquai méme un dialogue latin de ma façon sur cette ma-
tière, environ l'an 1673, oü je mettais déjà en fait que Dieu
ayant choisi
le plus parfait de tous les mondes possibles,
avait été porté par sa sagesse à permettre le mal qui y était
allnexé"Z6.
Leibniz ne manque pas d'estime pour Arnauld dont il
reconnaît la pénétration de vue. Dans une lettre au Landgrave
Ernest de Hesse-Rheinfels, un admirateur d'Arnauld, Leibniz
écrit:
"J'ai eu l 'honneur de connaître M. Arnauld
assez particulièrement, et j'honore infiniment
son mérite, qui est reconnu de toute la terre;
nous nous sommes souvent entretenus de sciences
car il n'est pas moins excellent géomètre que
grand théologien."Z7
25.
LEIBNIZ,
Lettre du
26 mars
1973,
~dr8ssée au duc Jean-
Frédéric,
cit6e par
Emile JACQUES,
les Années d'exiL d'Antoine
Arnauld,
p.
187,
note
nO
53.
26.
LEIBNIZ,
Essais de Théodicée,
Pr6face,
Paris,
Garnier-
Flammarion,
p.
44.
27.
LEIBNIZ,
lettre au Landgrave
Ernest
de Hesse-Rheinfels,
27
avril/7 mai
1683,
cit6e par Georges LE ROY,
in LEIBNIZ,
Dis-
cours de métaphysique et correspondance avec Arnauld,
Paris,
V r in,
19 70,
p.
13 .
,
.,"
',
(
'"
" ' ,
.
,',
.

15
Des esprits éminents, comme Descartes, Leibniz, Bossuet et
Voltaire ont reconnu chez Arnauld les traits d'une intelli-
gence supérieure. Malebranche est le seul à ne pas s'associer
à leur jugement.
Cette attitude de l'oratorien nous pose, en
effet, un probléme.
De retour en Allemagne, Leibniz reprenait l'initia-
tive d'un dialogue avec Arnauld sur le plan métaphysique. Elle
donna lieu à une correspondance qui s'est poursuivie pendant
plusieurs années. Ainsi, en février 1686, par l'intermédiaire
d'un ami commun, le Landgrave Ernest de Hesse-Rheinfels, Leibniz
fit parvenir à Arnauld le sommaire du Discours de Métaphysique.
L'échange de vues se poursuivit à partir du Sommaire de trente
sept articles résumant point par point les paragraphes du
Discours de Métaphysique.
Tout semble indiquer qu'Arnauld n'eut
jamais entre ses mains le texte complet du Discours de Méta-
physique.
D'où les difficultés rencontrées par Arnauld, et
l'obligation pour Leibniz d'éclairer par des commentaires plus
précis quelques-unes de ses formules, au fond sa propre pensée.
Le Discours de Métaphysique est inséparable de la correspon-
dance qui
lui fait suite. Le Sommaire du Discours a été l'occa-
sion de la correspondance. Mais en retour la correspondance
est venue préciser et compléter sur un grand nombre de points
le texte initial du Discours. Certaines objections d'Arnauld
ont obligé Leibniz à donner de sa doctrine une explication plus
rigoureuse. C'est en ce sens que nous disons que nous devons à
Arnauld le Discours de Métaphysique.
Alors qu'il était en exil en Hollande, Arnauld reçut
de sa nièce la Mère Angélique de Saint Jean, l'Ecrit de M. Le
Moine, Doyen du chapitre de Vitré en Bretagne, dans lequel il
s'attaquait à la philosophie cartésienne, Arnauld projeta

16
aussitôt de le réfuter.
Il y fit une 'réponse en 1680 intitu-
Examen d'un Ecrit qui a pour titre: Trait. de l'essence
du corps et de
l'union de
l'ame avec le corps,
contre
la phi-
losophie, de M.
Descartes.
Pontchâteau, l'un de ses plus fidèles
collaborateurs et qui
l'avait rejoint en exil, contribua â
l'ouvrage. J. B. Van Ne~rcassel
après avoir lu la Réponse
d'Arnauld la jugea favorablement et proposa de l'imprimer.
Pontchâteau fut chargé d'étudier la question de l'impression à
Paris. Ses démarches furent vaines. En effet, les amis d'.o,rn~uld
s'opposèrent â la publication, particuliérement Le ~laître de
Sacy "qui ne passait pas pour trop favorable au cartésianis-
me,,28. Arnauld n'eut donc jamais l'occasion de publier de son
vivant la réponse qu'il avait rédigée et qui se trouve insérée
au tome XXXVIII de ses oeuvres complètes.
Il a cependant uti-
lisé quelque fragment de cette réfutation dans la lettre à
Du
Vau cel du 19 octobre 1691 et dans la Première Partie de
ses Difficultés à M. Steyaert.
Cette biographie intellectuelle d'Arnauld ne rend
pas compte du climat politique particulièrement difficile, où
il était contraint de se câcher, et, à partir de 1679, de vi-
vre en exil, en Hollande. Sorti de France en 1679, écrit Perrault
Il;1
n'y est
pas
revenu
depuis,
se
tenant
tellement caché que
ses amis et ses plus proches parents n'ont presque jamais su
le lieu où il était et que l'on ignore même celui où il est
mort,,29.
28.
Oeuvres
d'Antoine
Arnauld,
Préface
historique
et
cri-
tique,
O.
C.,
t.
XXXVIII,
pp.
XVII-XVIII.
29.
PERRAULT,
Eloge
d'Antoine
Arnauld,
Cologne,
1697,
p.
1 9.
0 n
l ira
a ve c
b eau cou p d ' in té r ê t
le
b e a·u
l i v r e
d' E. JACQUES
Les Ann.es d'exil d'Antoine Arnauld,
qui
nous
donne
l'exposé
le
plus
complet
de
la
vie
mouvementEe
du
Grand ARNAULD.
,.
,''''',".

17
Ses écrits appartiennent à une époque trouble, 08,
"en philosophie, en théologie, en littérature, s'entrecroi-
saient de multiples tendances: agnosticisme des libres pen-
seurs (libertins', athées, deistes, esprits forts ... ) pyrrho-
nisme pur ou scepticisme chrétien, hésitations sur la valeur
de l 'humanisme hérité de la Renaissance, mise en question de
la cosmologie traditionnelle (Copernic-Galilée), critique de
l'aristotélisme et déclin de
la scolastique, efforts des apo-
logistes catholiques pour justifier non seulement le dogme,
mais encore les principes mêmes du spiritualisme, renouveau
de la piété et de la mystique,,30. C'est aussi la période 00
l'on est à la recherche d'une nouvelle ontologie pour une
nouvelle physique, celle qui succède à la physique de Descartes
fortement ébranlée.
Lorsque Arnauld accepte de revêtir l 'habit du phi-
losophe c'est Descartes qu'il prétend "continuer", selon le
mot de Brémond. Malebranche qui se réclame aussi de Descartes
et de Saint Augustin ne voit rien dans les écrits du Docteur
de Port Royal qui soit dans le prolongement du cartésianisme.
Est-ce à dire qu'Arnauld n'a pas été en mesure, malgré toute
son autorité, de comprendre ce qu'il y avait de radicalement
nouveau dans la philosophie cartésienne? La nouveauté avec
Descartes réside dans le fait que la métaphysique vient avant
les sciences. Chez Aristote, au contraire, la philosophie
première ou métaphysique vient après la physique. Celle-ci,
chez Aristote, "conduit seulement au seuil de la catégorie de
substance,,31. On peut donc voir dès lors, que la théorie de
30.
E.
JACQUES,
op.
C1:t.,
p.
177.
31.
O.
HAi'IELIN,
Le système d'AI'i.stote,
Paris,
Vrin,
p.
394.
,~ -;".
• ,1 "
"
. . .<",

18
la substance comme substance ou de l'être en tant qu'étre
est une science suprême, qui suppose que la physique soit
dêjà constituée. La philosophie cartésienne est au contraire
entièrement dominée par la. notion d'ordre construite sur le
modèle mathématique. "L'ordre consiste en cela seulement que
les choses qui sont proposées les premières doivent être con-
nues sans l'aide des suivantes, et que les suivantes doivent
après être dispofées de telle façon qu'elles soient démon-
trées par les seules choses qui les précèdent.~32 Descartes
construit en cons!quence un système qui se déduit logiquement
selon l'ordre des raisons. "L'effort du cartésianisme, recon-
na't Guéroult, s'~ngage donc dès le début, vers la constitu-
tion d'Un système total de savoir certain, à la fois méta-
physique et scientifique, système fondamentalement différent
du système aristotélicien, puisque entièrement immanent à la
certitude mathématique enveloppé dans l'intellect clair et
distinct, mais non moins total, et plus strict encore dans
son exigence de rigueur absolue. Cette totalité du système
n'est nullement celle d'une encyclopédie des connaissances
matérielles effectivement acquises, mais l'unité fondamentale
des principes premiers &00 découlent toutes les connaissances
certaines possibles.,,33 Il est vrai qu'Aristote affirme l'an-
téri6~ité de la philosophie première et que "tous les sens
de l'antériorité" lui conviennent
"sans contradictions" 34 .
32. DESCARTES, Réponses aux secondes objections,
Paris,
Garnier II,
p.
581.
33. M. GUEROULT,
Descartes selon l'ordre des raisons,
Aubier l,
p.
18.
34. P. AUBENQUE,
Le problème de
l'~tre chez Aristote,
p.
18
Paris,
PUF,
t
p.
50.
"Descartes
sera
moins
infidèle
qu'il
ne
le
croira,
écrit
M.
AUBENQUE,
à
une
certaine
pensée
aristo-
télienne
lorsque dans
la Préface des
Principes,
il
pensera
~;~::~."..:.•...,::
..' ..~,~, '_~~'-'."~',-'~
c - - - ' - ' . c - - - ' - - - -
~
. ...,,"c' .",
'.
., .
..... _l".':"

.
.'
'.
19
Mais l'on reconnaitra que la philosophie chez Aristote n'est
pas systématique au sens cartésien.
Prétendre qu'Arnauld n'adhère pas à la vision carté-
sienne de la philosophie, est-ce à dire qu'il demeure, bien
malgré lui partisan de la philosophie aristotélico-thomiste,
et incapable de s'en détacher? Si nous nous référons à ses
Objections à Descartes qui sont les Quatriémes, nous sommes
obligés de reconnaitre qu'Arnauld accepte de suivre scrupuleu-
sement les recommandations de Descartes. Autrement dit il
accepte de lire les Mdditations M.taphysiques dans le respect
de l'ordre et de la 1 iaison des raisons. Er. se soumettant à
cette demande, Arnauld se singularise parmi les correspondants
de Descartes, ce qui lui vaut d'être mieux traité,
Il ne nous
donne pas l'impression d'être gêné par l'ordre des raisons.
Mais est-ce à dire qu'il en saisit toutes les implications,
tous les prolongements? Serait-il partisan de la thèse "fon-
cièrement cartésienne" de la libre création des vérités éter-
nelles, et qui est au coeur même du systéme cartésien? On
ne saurait adhérer à l'ordre des raisons sans reconnaître en
même temps que le Dieu des Mdditations Mdtaphysiques est ra-
tionalisable.
Descartes ouvrait ainsi
la voie
à
Spinoza et
à Malebranche.
Or au nom du cartésianisme Arnauld se refuse
à suivre son adversaire oratorien et l'auteur de l'Ethique.
Est-ce en toute connaissance de cause? Que retient-il de
Descartes ?
renverser
l'ordre
rationnel
de
la
connaissance
en
faisant
de
la
mét3physique
la
racine de
l'arbre
philosophique,
c'est-à-
dire
le
commencement
absolu
du
savoir,
d'où
dérivent,
selon
u~ rapport â la fois logique et temporel de ddduction,
la
phy-
Sique
et
les
sciences
appliquées."

20
Nous savons, par ailleurs, que le projet de Descar
dans les Méditations est de donner "une fois pour toutes,,35
à la science des fondements solides et assurés. Le projet
de Descartes est d'apodicticité. "Si
la métaphysique fonde
les sciences, et d'abord la possibilité de toute science, ce
n'est pas, écrit M. Beyssade. qu'elle fournisse aux autres
sciences un contenu dont on pourrait déduire a p~io~i des
conclusions
éloignées: autre est la, fonction essentielle de
l'événement métaphysique, elle est de justifier la forme du
temps scientifique.,,36 La Métaphysique assure aux affirmations
de la science leur "immortalité", Elle permet à la science
d'acc~der à "la perpétuité de l'avenir,,3? Elles échappent
à l'emprise de nos préjugés
sources des controverses, à la
précarité de nos opinions.
Mais de ce projet cartésien sont exclues, provisoi-
rement, la morale et la religion. Malebranche poursuivra
l'oeuvre de Descartes en étendant les exigences de l'ordre
à la morale et à la religion.
Arnauld préoccupé comme Malebranche
de morale et de théologie, ne le suit pas dans cette voie.
Chez Malebranche le Verbe enseigne les mathématiques et la
morale. Descartes n'était pas allé jusque-là. En morale et
en théologie, Arnauld se contente de l'enseignement tradion-
nel dt l'Eglise et des Pères.
Il campe solidement sur le ter-
rain de l'Ecriture. En pl us de ses théologiens préférés, saint
Thomas et saint Augustin, il
'invoque certains textes de Descartes
35.
BEYSSADE
J.-M.,
La philosophie premi.re de Descartes,
Paris,
Flammarion,
p.
25.
36.
BEYSSADE
J.-M.,
'ib-id.,
p,
25.
37.
BEYS SADE
J.-H.,
?:b-id.,
p.
25.
, ;:.
~-". ~

21
sur les rapports de la raison et de la foi.
Ne faudrait-il
pas craindre qu'Arnauld ait pris les prudences de Descartes
pour des positions de principe? En s'engageant résolument
a développer la théologie positive pour mieux réfuter
les
erreurs de Malebranche, partisan de la théologie spéculative,
Arnauld ne donne-t-il
pas à penser que sa conversion au car-
tésianisme n'est pas entière? Ce sont ces questions qui vont
retenir notre attention dans les pages qui
vont su·j vre.
Arnauld a consacré beaucoup de temps à la philoso-
phi e qu' 0n est end roi t des e de man der s' i 1 n' a pas une phi-
10sophie qui
lui soit propre et qui
le distingue de Descartes
dont il
prétend, cependant, reprendre les thèses et les dè-
fendre.
Il serait, en effet, surprenant que dans ces questions
de philosophie, Arnauld n'ait pas fait preuve d'originalité.
Sur des problèmes de métaphysique
et d'anthropologie, qu'ap-
porte-t-il
? A-t-il
une théorie de la connaissance et une théo-
rie de l'entendement divin? Comment Descartes, Aristote, saint
Thomas, ont-ils réussi à cohabiter dans
son
âme augusti nienne ?
C'est
à
toutes ces questions que nous nous efforçons de répondre.
Nous diviserons notre travail en trois parties.
- .
..
",~

22
1.
La première partie sera consacrée à la th.orie
des id.es.
La question des idées occupe une place importante
dans les discussions auxquelles Arnauld a pris part. Celle-ci
a
fait l'objet d'une double correspondance: d'une part
entre Arnauld et Descartes, d'autre part ent~e Arnauld et
Malebranche. La double réalité de l'idée, réalité formelle
et réalité objective, était au centre du débat. Cet échange
a eu une influence sur l'évolution de la théorie de la con-
naissance au XVIIIe siè~le. Ainsi Berkeley, en refusant d'ad-
mettre ce double aspect de l'idée, sera conduit à nier l'exis-
tence de la matière et à affirmer l'immatérialisme tendance
que nous rencontrons chez Malebranche. Plus près de nous, des
historiens anglo-saxons, J. Laird et Lovejoy, s'interrogeront
sur l'influence d'Arnauld sur la pensée écossaise dont le re-
présentant est Reid.
Il s'agira pour nous dans les premiers chapitres de
rechercher l'apport spécifique et original d'P.rnauld sur la
question
des idées. Nous chercherons également à savoir pour-
quoi Arnauld et ~~alebranche, qui se réclament l'un eti'autre
de Descartes et de saint Augustin ne parviennent pas à s'en-
tendre sur un problème de philosophie.
2.
La deuxième partie sera consacrée à l 'id.e de
cr.ation.
Arnauld oppose à Malebranche l'idée d'un Dieu infini,
immense et transcendant, au-delà du monde créé. C'est le Dieu
de la révélation de saint Thomas. C'est aussi celui de Descartes.
Mais le Dieu de Descartes a sa place dans
l 'urdre des raisons.
Le Dieu de. Malebranche est assimilé par Arnauld aux divinités payennes de
le Renaissance. Est-ce l'accent spinoziste de la vision de l'étendue en Dieu
qui révolte Arnauld? En rejetant l'idée de Dieu selon ~lalebranche et Spinoza,
Arnauld ne se met pas dans le prolongement du
cartésianisme. Leibniz
"
,.:.. ,
'.:'

23
ne pourra pas s'empêcher de donner raison a Malebranche contr~
Arnauld. Mais Arnauld. a-t-il
lu l'Ethique pour avoir vu dans
1a thèse de l'auteur de 1a Recher'che de la Vérité, une
influence
directe de Spinoza? A-t-il
lu Gassendi quand il
reproche a
Malebranche de s'être mis sous son autorité? De Spinoza ou
de Gassendi
lequel
lui semble plus dangereux pour la foi et
la
religion? On peut se demander aussi, si le débat sur l'é-
tendue intelligible n'est pas l'aspect métaphysique d'un con-
flit que se livrent les partisans de la physique de Descartes
et ceux de la physique gassendiste, c'est-a-dire les partisans
du vide et de l'atome?
3.
Nous étudierons dans la troisième partie le car-
tésianisme d'ArnakZd dans
ses polémiques philosophiques et
théologiques. Sur le plan philosophique, Arnauld retient de
Descartes son spiritualisme, sa conception de l'union de l'âme
et du corps. Mais Arnauld ne manifeste-t-il pas une tendance
a l ' occasionalisme ? 1e débat théol ogi que s'engage sur 1a ques-
tion eucharistique avec les théologiens catholiques et les Mi-
nistres calvinistes. Encore une fois Arnauld dêmontre l 'ortho-
doxie de la conception cartésienne de l'étendue en rapport
avec l'enseignement de l'Eglise touchant le mystère eucharis-
tique. Mais la question que nous aurons a examiner de près
concerne le sentiment d'Arnauld sur la libre création des Vé-
rités éternelles. Arnauld a-t-il sur ce point métaphysiquement
important un sentiment arrété ? Autrement dit, le cartésianis-
me d'Arnauld est-il, selon le mot de M. Gouhier "un cartésia-
nisme sans création des Vérités éternelles,,38 ?
38.
H.
GOUHIER,
Cartésianisme
et augustinisme au
XVIIe
si.-
cZe.
Paris,
Vrin,
p.
196 .
.•. ;.JI'
._.;;~:;;;:·~{i;.~,..\\;~:.~::,·.,\\:";_~·~)'·i:;~,~:.tM..t.:·,!Î' ;~.'.\\~';,i,.:.;,,:l.; .:.... ,. . ,; .'.;,., ":~"';\\;'.. ,. ;..:;:.
. ,o.

24
Dans notre étude nous a~ons retenu les écrits pro-
prement philosophiques. Nous n'avons pas voulu intégrer la
théologie d'Arnauld. Des historiens éminents et mieux armés
l'ont déja entrepris avec succès 39 . Nous avons voul u rester
sur le terrain de la philosophie.
Il
n'est pas certain, qu'a
la fin de notre recherche ce que nous allons trouVer mérite
d'être appelé ~a phitosophie d'Arnautd. au sens de système.
Mais Arnauld n'a pas pu accepter le débat philosophique avec
ses contemporains sans avoir une philosophie: une conception
de l' homme, une concepti on de l'entendement di vi n, une théori e
de la connaissance. S'i~ n'a pas apporté des solutions penon-
nelles et originales a toutes ces questions,
il se sera fait
remarquer par son sens aigu des apories, renouant ainsi avec
la tradition aristotélicienne.
39.
Notar.lment
les
travaux
de
Jean
LAPORTE.
La àcetY'ine
de
Port-Royat,
Paris,
Vrin,
1951.
~""" .:
-~ :
," :";
'., ~ .

PRE M 1 ÈRE
PAR T ! E
L A
THE 0 RIE
DES
1 D E E S

26
Arnauld nous a laissé différents exposés de sa phi-
losophie des idées. Mais, c'est dans le chapitre V
du livre
Des Vraies et des Fausses Idées,
que se trouve l'exposé le
plus systématique de sa pensée. Dans ce fameux chapitre,
Arnauld procède par Dêfinitions, Axiomes et Demandes, comme
Descartes, dans l'exposé géométrique qui
suit les Rèponses aux
Secondes Objections. Si, dans la démarche,
l'inspiration est
cartésienne, on peut se demander s'il y a accord, pour autant,
dans le fond,
avec Descartes. Arnauld suit-il Descartes sur
la définition des idées, sur leur nature et leur origine, leur
clarté et leur obscurité,
leur distinction et leur confusion?
Ses préoccupations de thêologien et de logicien ne nous obli-
gent-elles pas à lui reconnaître une place singulière dans la
tradîtion cartésienne dont il se réclame? Pourquoi sur la
question des idées Arnauld et Malebranche, ne parviennent pas
a s'entendre? Lequel des deux est plus fidèle à Descartes?
Ce sont ces questions que nous allons examiner dans ce chapitre.
-,",'-
.."
,,'.- ' ..
......
. ~ -. '. .".; .. ; .
'
~'.-:-

CHA PIT R E
PRE MIE R
LA
NATURE
ET
L'ORIGINE
DES
IDEES
1. LA DEFINITION DE L'IDEE
Au chapitre V du livre Des Vraies et des Fausses
Idées,
Arnauld définit l'idée par la perception:
"Je prends,
dit-il, pour la même chose, l 'idfe d'un objet et la perception
d'un nbjet,,40.
Il complète cette définition par une autre
"J'ai dit que je prenais pour la même chose la pe~ception et
l'idée.
Il faut néanmoins remarquer que cette chose quoique
unique a deux rapports:
l'un à l 'àme qu'elle modifie, l'autre
à la chose aperçue, en tant qu'elle est objectivement dans
l'àme ; et que le mot de pe~ception marque plus directement
le premier rapport et celui d'idfe, le dernier. Ainsi, la pe~-
ception d'un carré marque plus directement mon àme comme aper-
cevant un carrè ; et l'idée d'un carré, marque plus directement
le carré, en tant qu'il est objectivement dans mon esprit. Cet-
te remarque est très importante pour résoudre beaucoup de dif-
ficultés qui ne sont fondées que sur ce qu'on ne comprend pas
assez que ce ne sont point deux entités différentes, mais une
même modification de notre àme, qui enferme essentiellement ces
40.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
ch.
V,
déf.
3,
O.C.t.
38,
p.
198 .
..,
"
"
. ;'.",'

· "
28
deux rapports:
puisque je ne puis avoir de perception, qui ne
soit tout ensemble la perception de mon esprit, comme aperce-
vant, et la perception de quelque chose, comme aperçue, et
que rien aussi ne peut être objectivement dans mon esprit
(qui est ce que j'appelle .i.dée.) que mon esprit ne l'aperçoive,,41
L'idêe ainsi définie est un êvênement psychologique
qui contient une visêe d'objet. C'est cette visêe d'objet qu'il
convient d'appeler idêe.
Il n'y a pas deux entitês distinctes,
sêparêes. Pe.nee.p~.i.on et .i.dée. sont une seule et même chose, une
chose unique qui a deux rapports, l'un il l'âme qu'elle modifie
et l'autre il l a chose aperçue e.n ~an.t qu' e.Lfe eJ.>~ objec.t.i.ve.me.n~
pnéde.n~e. dand mon edpn.i.~.
C'est ce double rapport Qui, chez
Arnauld, dêfinit l'idêe.
Ainsi donc, dans la dêfinition de
'i dêe qU'i nous
est proposêe, deux êléments sont essentiels
10 L'idêe est une perception;
ZO L'idêe est la chose même en tant qu'elle est
objectivement prêsente dans l' espri t.
Prise pour des perceptions, nos idêes n'ont pas une
existence en 40.i., sêparêe de la substance dont elles tirent
tout leur être ou rêalitê. En tant que telles, nos idêes sont
des ae~e.d ou opéna~.i.ond
de notre pensêe. Or, pour Arnauld, com-
me pour Descartes, la pensêe recouvre la totalitê de la conscien-
ce, c'est-il-dire cette capacitê originelle et primitive qu'a
tout esprit de penser soi-même, d'être prêsent il soi il travers
toutes ses opêrations, de s'apercevoir d'emblêe comme substance
spirituelle, moi pensant. De ce fait,
l 'idêe, définie comme u~e
41.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
ch.
V,
déf.
6,
O.
C.,
t .
38,
p.
198 .
.. ' . :
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"
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,-'.',","' '
'
< .. '
-

29
perception, est e66ent~e!tement ~é6!é~h~66ante sur elle-même,
42
elle est toujours actuelle immédiatement consciente
. C'est
l'enseignement de Descartes 43 . Arnauld et tous les cartésiens
l'ont repris.
Le second aspect de la définition de l'idée c'est
qu' eUe r end pré sen t un a bjet auq ue l e~lès e "s ubs t i tue" pou r
le représenter. Qu'est-ce que représenter? Se représenter un
objet c'est soit le percevoir, soit l'imaginer, soit le conce-
voir. A travers toutes ces opérations de la pensée, le sujet
se donne un objet sous un certain point de vue. Mon point de
vue sur le monde est ma représentation. Représenter c'est se
rendre présent un objet sous un certain point de vue.
Il y a
donc, dans toute représentation, une visée intentionnelle,
une conscience tendue vers un objet et la présence de l'objet
comme tel. La perception c'est le point de vue de la conscience,
ma perspective sur la chose. L'Idée c'est la chose même en
tant qu'elle est objectivement présente à l'esprit. Elle est
la p~é6entat~on
de
la
ch 0 s e à l' es prit. Qu' est - ce à dire ?
"Je dis qu'un objet est présent à l'esprit, quand notre esprit
l'aperçoit et le connait. Je laisse encore à examiner s'il y a
une autre présence de l'objet, préalable à la connai.ssance, et
qui soit nécessaire, afin qu'il soit en état d'être connu. Mais,
il est certain que la manière dont je dis qu'un objet est pré-
sent à l'esprit quand il en est connu est incontestable, et que
42.
ARNAULD,
Des
Vraies et des Fausses Idées,
ch.
IV,
déf.
3,
O.
C.,
t .
38,
p.
198
;
ch.
II,
déf.
3,
O.
c., t. 38,
p.
184;
ch.
VI,
déf.
3,
O.
C.,
t .
38,
p.
204.
43.
DESCARTES,
A Arnauld,
29
j u i l l e t
1648,
A.
T.
V,
p.
221
Réponses aux Quatrièmes Objections,
A.
T.,
IX,
p.
190
;
Princi-
pes,
l,
9 A.
T.,
IX,
p.
28
;
l,
63-64
A.
T., IX,
pp.
53-54 .
. ,"";"
~r:;~·~:".~i.;.i""::~·?:.~~~l,:r.Ô~?{;~::Y.J1l"j?:,,;,~·~.J:·,',~:·:~:,j.'\\;:!.~'-:.'U;:':'"2!'.».·,.;.;(.".;
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3D
c'est ce qui fait dire, qu'une personhe que nous aimons est
souvent présente à l'esprit, parce que nous y pensons sou-
verit,,44.
Cette personne est présente à notre esprit, non pas
telle qu'elle est, formellement,
hors de nous, mais objective-
ment, c'est-à-dire par "représentation".
Il ne s'agit donc pas
d'une présence locale, mais d'une présence objective. "Je dis
qu'une chose est objectivement dans mon esprit", c'est-A-dire
par représentation, "quand je la concois. Quand je conçois le
soleil, un carré, un son, le soleil, le carré, ce son, sont
objectivement dans mon esprit; soit qu'ils soient ou qu'ils
ne soient pas hors de mon esprit,,45
Etre objectivement dans
l'esprit, c'est être dans l'esprit par représentation, c'est-A-
dire sous la forme d'une idée. L'idée est le contenu de ma
pensée. "Rien aussi ne peut étre objectivement dans mon esprit
qui est ce que j'appelle idée que mon esprit ne l'aperçoive,,46.
Cette perception s'accompagne immédiatement de la conscience
réfléchie de l'acte mental effectivement exercé.
Il est égale-
ment vrai que "je ne puis avoir de perceptions qui ne soit
tout ensemble, la perception de mon esprit comme apercevant,
,
47
et la perception de quelque chose, comme aperçue"
. Ma repré-
sentation ne peut prétendre A l'objectivité que parce que la
perception enveloppe essentiellement l'idée. Ce qui, dans
l'idée prise pour une perception, lui assure sa fonction repré-
sentative, c'est son contenu objectif ou réalité objective.
44.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
ch.
V,
déf. 4
O.C.,
t.
28,
p.
198.
45
Ibid. , ch. V, déf
5 ,
0
c. , t
38 ,
p
1 98
46
Ibid. , ch. V, déf
6 , 0
C
, t
38 , p
1 98
47
Ibid. , ch. V, déf
6 ,
p
198.
i.J::,,~~,.·;..;;.~ '. '" . -''-.,,", '4·.'_·_..~. '"
•,1·-,,'."
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31
"De sorte que si je pense ,àu soleil, ia réal ité objective du
soleil qui est présente à mon esprit, est l'objet immédiat de
cette perception; et le soleil
possible ou existant qui est
ho r s de mon es prit, en est l' 0 b'j et méd i a t "48 •
Ce double rapport qui, chez Arnauld, définit l'idée,
correspond, chez Descartes, à la double réalité de i 'idée: la
réalité 6o~melle et la réalité objec~ive. Cette définition de
l'idée par sa double réalité, Descartes la développe dans la
Troisième Méditation.
Il fait l'objet des définitions Il et
l,Il de l'exposé géométrique qui suit les R'ponses aux Secondes
4g
Objections
.
Ce que Descartes appelle la réalité formelle de
l'idée, c'est l'existence de i 'idée ent tant qu'idèe, en tant
que pensée d'un sujet. L'idée existe comme une modification.
La réalité formelle de l'idée c'est donc la réalité actuelle
en tant que mode particulier de la pensée. "On doit savoir,
rappelle Descartes, que toute idée étant un ouvrage de l'esprit,
sa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucune autre réa-
lité formelle, que celle qu'elle reçoit et emprunte de la pen-
sée ou de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est-à-
dire une maniére ou façon de penser,,50
Sa matière est donc
men~ale, entièrement spirituelle. C'est ce que Arnauld appelle
la pe.~ce.p~ion.
Considérées du point de vue de leur réalité formelle
ou en soi, les idées et, d'une manière générale, nos pensées,
sont des modifications, des données de conscience. A ce titre,
48.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
ch.
VI,
O.
C.,
t.
38,
p.
204.
49.
DESCARTES,
M'ditations
M'taphysiques,
III,
A. T.
IX,
p.
31
;
R'ponses aux secondes objections,
déf.
II,
III,
A. T.
IX,
p.
124,
50.
DESCARTES,
Méditations U'taphysiques,
III,
Paris,
Garnier
II,
p.
439.
.' . ~, •..~ .. ..
.
'
~-
. " - -.

32
estime Descartes, elles sont toutes égales entre elles. Mais,
considérées, "comme des images des choses", elles se distin-
guent les unes des autres. Par sa réalité objective, l'idée,
qui est une modification de la pensée, est en même temps ou-
verture sur l'extérieur. Ainsi, donc, pour Descartes, la réa-
lité objective de l'idée c'est la chose dans l'idée que j'en
ai, la chose présente objectivement dans l'esprit, la chose
pensée ou l'être objectif. A aucun moment, Descartes ne consi-
dêre comme deux entités disti~ctes la réalité formelle et la
réalité objective de l'idée.
Il prend l'idée pour une moda./'.,cté
~ep~é~entat~ve. C'est aussi comme telle qu'Arnauld définit
l'idée.
Dans les Réponses aux Secondes Objections, aprés
avoir défini l'idée par "la forme de chacune de nos pensées·,
Descartes poursuit: "De sorte que je ne puis rien exprimer
par des paroles lorsque j'entends ce que je dis, que de cela
même, il ne soit certain que j'ai en moi l'idée de la chose
qui est signifiée par mes paroles,,51. La chose signifiée c'est
l'idée ou la réalité objective, "l'entité ou l'être de la cho-
se représentée par cette idée,,52
Autrement dit, ce que je
saisis quand je conçois une idée, c'est l'essence même de la
chose représentée, car notre pensée contient objectivement
ce qui est formell ement, donc réell ement, dans l'objet.
La définition de l'idée présente, on le voit, plu-
sieurs éléments: d'abord comme pe~cept~on ou comme 6o~me,
puis
comme contenu ou ~éa./'.~té objcct~ve
et ensuite comme ~~gni6i-
cati 0 H. Cet t e dé fin i t ion de l' i dé e que Ar na ul d par t age a ve c
51.
DESCARTES,
Réponses aux Secondes Objections,
d~f. II,
p.
124.
52.
DESCARTES,
ibid.,
d~f.
I l l ,
p.
124.
. . ,', .
. "',,"
j '

33
53
Descartes, interdit toute fausse assimil~tion avec l'image
.
L'idée est au-delà des sens et de l'imagination. Descartes
dans les M.ditations y insiste dans la fameuse analyse du mor~
ceau de cire, et de nouveau dans la Sixième Méditation. Arnauld
reprendra dans la Logique de Port-Royal
la distinction établie
54
par Descartes entre l'idée et l'image
. Déjà, dans les Qua-
trièmes Dbjections, il approuvait Descartes d'avoir distingué
concevoir et imaginer:
"J'ajouterai seulement ici, précise-t-il, à la fin
de la première série de remarques, que j'approuve
grandement ce que Monsieur Descartes dit touchant
la distinction qui est entre l'imagination et la
pensée ou l'intelligence; et que ç'a toujours été
mon opinion, que les choses que nous concevons par
la raison sont beaucoup plus certaines que celles
que les sens corporels nous font apercevoir. Car il
y a longtemps que j'ai appris de saint Augustin,
ch. 15, De ~a quantit. de ~ 'âme, qu' il
faut rejeter
le sentiment de ceux qui se persuadent que les cho-
ses que nous voyons par l'esprit, sont moins certai-
nes que cell es que nous voyons par 1es yeux
du corps
qui sont troublés par la pituite.,,55
Il termine par une citation de saint· Augustin extraite du cha-
pitre IV du premier livre de ses Soliloques.
Les auteurs de ia Logique, Arnauld et Nicole, sont
également persuadés que la pensée pure est possible, une pensée
qui ne se confond ni avec les sens ni avec l'imagination. Croirel
53.
ARNAULD,
La Logique ou ~ 'Ar't de penser',
"Et
la
forme
par
laquelle
nous
nous
représentons
ces
choses
s'appelle
idée. lI •
Edition
Critique
Claire
et
Gerbai,
Paris,
P.U.F,
p.
37.
54.
ARNAULD,
ibid.,
ch.
l ,
édition
critique,
Clair
et
Gir-
bal,
p.
40.

:
.' .
34
que toutes nos pensées se ramènent à des images est un reste de
préjugé. Pour Descartes, ces sortes de préjugés, source de la
plupart de nos erreurs, remontennt à l'enfance. Pour Arnauld,
comme d'ailleurs pour les théologiens chrétiens, il faut re-
monter bien au-delà de l 'histoire personnelle. Car, c'est le
péché qui en est la source. Ainsi, lit-on, dans la Logique que,
depuis le péché, nous sommes devenus tellement sensibles, tel-
lement attachés aux choses matérielles et corporelles, dont
les images nous parviennent, par les sens, jusque dans le cer-
veau, que nous nous persuadons qu'il
n'existe pas en l'homme
de pensée pure. C'est en fait notre âme qui ne parvient plus
à s'apercevoir elle-même, telle qu'elle est, dans sa pureté
originelle. Sa dépendance â l'égard du corps s'est tellement
renforcée, qu'elle ne peut s'en détacher sans effort. Ce n'est
que dans cet effort de conversion, de détachement et de repli
sur soi, que l'âme peut s'élever à la pensée pure. Il faut
s'arracher au sensible pour appréhender, sans image et dans sa
pureté, la vraie nature de l'esprit. Tel est l'enseignement
de Saint Augustin 56 . Cette inspiration augustinienne, Arnauld
la retrouve chez Descartes qui reconnaît aussi à l'âme le pou-
voir de rentrer en soi, c'est-à-dire de faire réflexion sur ce
qui se passe en elle, pour s'appréhender telle,
qu'elle est.
Cet enseignement augustinien, l'expérience nous le confirme
si seulement nous acceptons de faire réflexion sur ce qui se
passe dans notre esprit. Nous nous apercevons, en effet, que
nous
concevons
un très grand nombre
de
choses
sans aucune
56.
ARNAULD,
Logique,
ch.
l,
edit.
Claire
et Girbal,
p.
40 .
. . ":.,.,
'""
- - .....
....". ,. "

35
57
de ces images
. C'est la preuve que l'esprit, qUl est une
substance dont toute l'essence est de penser, n'a pas besoin
de l'imagination pour être ce qu'il est. L'idée, rattachée
à l'essence de la substance spirituelle, reste entiérement
spirituelle, acte de l'entendement. Elle se découvre alors
comme une forme de connaissance exprimable avec ses propriétés
log~que~ et ~éman~~que~ fondement de toute parole vraie. de
.
.58
t ou t jugemen~ vAa~
Pour Arnauld comme pour Descartes, l'idée est une
modalité essentiellement représentative. Elle est pAé~en~a~iDn
d'objet et AepAé~en~a~~on. Elle est la chose même en tant
qu'objectivement présente dans mon esprit. A ce titre. elle
représente la chose en tant qu'elle rend possible un jugement
vrai. Les auteurs de la Logique s'accordent donc bien avec
Descartes sur la définition de l'idée
"Lors donc, disent-ils, que nous parlons des idées,
nous n'appelons point de ce nom les images qui sont
peintes en la fantaisie, mais tout ce qui est dans
notre esprit, lorsque nous pouvons dire avec vérité,
que nous concevons une chose, de quelque manière
que nous la concevions."
De là ils concluent:
"il s'ensuit que nous ne pouvons rien exprimer par
nos paroles lorsque nous entendons ce que nous disons,
que de cela même il ne soit certain que nous avons
l'idée de la chose que nous signifions par nos paro-
les, quoique cette idée soit quelquefois plus claire
et plus distincte. et quelquefois plus obscure et
plus confuse ... Car il y aurait de la contradiction
57.
ARNAULD,
Logique,
ch.
l,
édit.
Claire
et
Girbal,
p.
40.
58.
ARNAULD,
ibid.,
p.
41.
.
:. .. , '
";;, , :

36
entre dire que je sais ce ~0e je dis en prononçant
un mot, et que néanmoins je ne conçois rien en le
prononçant que le son même du mot"59.
De cette définition de l'idée, retenons qu'elle est spirituell
et qu'elle est représentative, en tant qu'elle rend possible
l'application du jugement vrai. Elle a donc un ~appo~~ eaaen-
~;eL au Langage.
Cette référence linguistique ne compromet en
rien L';ndépendanee, toute spirituelle, de l'idée à l'égard
des sens et de l'imagination. Arnauld et Descartes l'ont clai-
rement affirmé contre le sensualisme de Gassendi et de Hobbes.
Hobbes, en particulier, refusait de reconnaître,
dans les Troisièmes Objections, la distinction cartésienne de
l'idée et de l'image. Toute idée est, au contraire selon lui,
une image, et, en tant que telle, la représentation concrète
d'une chose concrète. Mais il ne se contentait pas de réduire
l'idée à l'image, il
affirmait aussi que l'idée étant liée
au mot, il ne nous était pas possible par le raisonnement d'at-
teindre l'intelligible pur:
le raisonnement n'étant qu'un as-
semblage arbitraire de noms ou de mots, c'est-à-dire d'images
verbales 60 . Les objections de Hobbes donnèrent à Descartes
une nouvelle occasion de préciser sa définition de l'idée
59.
ARNAULD,
Logique,
ch.
l,
édit.
Claire
et
Girbal,
p.
41.
Descartes
s'exprime
sensiblement
dans les mêmes
termes:
liEn
telle
sorte
que
je
ne
puis
rien
exprimer
par
des
paroles,
lorsque
j'entends
ce
que
je
dis,
que
de
cela même
i l
ne
soit
certain
qu~ j'ai en moi 1\\ idée de la chose qui est signifiée par mes
paroles.
Et
ainsi,
je
n'appelle
pas
du
nom d'idée
les
seules
images
qui
sont
dépeintes
en
la
fantaisie
;
au
contraire,
je
ne
les
appelle
point
ici
de
ce
nonl,
en
tant
qu'elles
Sont
en
l"a
fantaisie
corporelle,
c'est-à-dire
en
tant
qu'elles
sont
dépein-
tes
en
quelques
parties
du
cerveau,
mais
seulement
en
tant
qu'elles
informent
l'esprit
même,
qui
s'applique
à
cette
partie
du
cerveau."
Réponses aux Secondes Objections,
défin.
I l ,
édit.
Alquié,
t .
I l ,
p.
587.
. ,
60.
DESCARTES,
Troisidmes
Objections,
objections
4°,
~
,
6 ' ,
7 ' , 8 ' ,
9',
A.
t .
IX,
p.
1]8.
,-
.::,""
" : -

37
,
61
indépendante de l'image, des sens, au-del à des mots
.
On peut noter cependant 1 'Ltonnemevd de Descartes
aux objections de Hobbes relatives aux implications linguis-
tiques de la définition de l'idée. Refuser la distinction de
l'idée et de l'image, c'est admettre que nous pensons par ima-
ges et que nos raisonnements portent sur des images verbales.
"L'assemblage qui se fait dans le raisonnement,
explique Descartes, n'est pas celui des noms, mais
bien celui des choses signifiées par les noms: et
je m'étonne dit-il que le contraire puisse venir
en l'esprit de personne"62.
Le raisonnement est une opération de l'entendement.
Il ne peut
s'effectuer que sur l'intelligible,
les choses signifiées. La
chose signifiée c'est, en effet, l'idée. La diversité des lan-
gues, par exemple, n'empêche pas les hommes d'avoir les mêmes
raisonnements touchant les mêmes choses. L'expérience confirme
que nous ûtilisons des mots différents pour exprimer souvent
les mêmes choses. Ce qui ne compromet pas la eommunleatlon et
la eompJtéhenl.>lon. Les homm'es se comprennent parce que l'intel-
63
ligible est accessible au-delà de la diversité sensible
.
Il
faut estimer que les réponses de Descartes n'6nt
pas entiêrement satisfait ses lecteurs, à en juger par les
nouvelles objections d'un correspondant anon~me64 Si l'auteur
de la lettre anonyme ne partage pas avec Hobbes la thése, se-
lon laquelle l'idée est une image, il s'interroge néanmoins,
61.
DESCARTES,
Réponses aux Troisièmes Objections,
A. T.
IX
p.
100
et
suivantes.
62.
DESCARTES,
ibià.
63.
DESCARTES,
ibià.
64.
DESCARTES,
A Mer'senne
POUl'
Descartes,
A. T.
III,
P • 375.
. ,...
' ! , " : '
.-

· :.
38
comme lui, s~r le rapport de l 'idêe avec le langage. Descartes
est de nouveau invitê à expliquer sa dêfinition de l'idêe.
Il
s'êtonne encore que ce correspondant anonyme prêtende ne pas
comprendre ce qu'il faut entendre par l 'idêe de Dieu. l'idêe
de l'âme, les idêes des choses insensibles.
"Mais, s'il a conçu quelque chose par ces noms,
comme il n'en faut point douter, il a su en même
temps ce qu'il fallait enteridre par leurs idêes,
puisqu'il ne faut entendre autre chose que cela
même qu'il a conçu,,65.
L'idêe c'est le contenu de la pensêe. Descartes distingue,
pour son corfespondant, les idêes des choses que l'on peut
imaginer et les idées des choses qui ne peuvent pas être ima-
ginées. L'idée de Dieu, par exemple, ne peut pas être imaginée.
L'auteur de l'objection en convient lui-même.
"Mais, se demande Descartes, si ce n'est pas par
l'imagination qu'il est conçu, ou l'on ne conçoit
rien quand on parle de Dieu (ce qui marquerait un
épouvantable aveuglement) ou on le conçoit d'une
autre maniêre ; de quelque maniêre qu'on le conçoi-
ve, on en a l'idée, puisque nous ne saurions rien
exprimer par nos paroles, que de celà même il ne
soit certain que nous avons en nous l'idée de la
chose qui est signifiée par nos paroles. Si donc,
il veut prendre 1e mot d' -i dée en 1a façon que j'a i
dit expressément que je le prenais, sans s'arrêter
à l'équivoque de ceux qui restreignent aux seules
images des choses matérielles qui se forment dans
l'imagination, il
lui sera facile de reconnaître
que, par l'idée de Dieu, je n'entends autre chose
que ce que tous les hommes ont coutume d'entendre
lorsqu'ils en parlent, et que ce qu'il faut aussi
de nécessité qu'il ait entendu lui-même, autrement
65.
DESCARTES,
A Mersenne
Juillet
1641,
A.T.
III,
p.
392.
'"-,'1- ~
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",~ - /;.'. :.'
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39
comment aurait-il pu assurer que ces attributs, et
une infinité d'autres qui expriment sa grandeur,
lui conviennent s'il n'en avait l'idée? Il faut
donc demeurer d'accord qu'on a l ' idée de Di eu et
qu'on ne peut pas ignorer quelle est cette idée, ni
ce que l'on doit entendre par elle; car sans celà
nous ne pourrions rien du tout conna'tre de Dieu.,,66
Ces objections sur les implications linguistiques
de la définition de l'idée, révèlent une lacune dans la théo-
rie cartésienne de l'idée. Descartes n'a jamais nié, certes,
le rapport de l'idée et du langage. Dans des textes antérieurs
aux Méditations,
il se montre déjà sensible au problème 1in-
. t '
-
67
gU1S lque
Ses lecteurs semblent lui reprocher d'avoir défi-
ni l'idée en e11e--mème. Ce 6eJ7.a le méJLLte d'AlLnauld d'avo.i.,'t
guù>.üque6
de la dé o.i.nLüo n de l'.i.dée.
En acceptant d'examiner
les problèmes du rapport du langage et de 1a théorie des idées,
i 1 affirme son originalité par rapport à Descal'tes. Les problè-
"
mes du langage ne sont pas, en effet, au centre des préoccupa-
tions cartésiennes. En écrivant la Logique et la Grammaire,
entièrement consacrées à l'étude des questions linguistiques,
Arnauld apporte, sans aucun doute, par rapport à Descartes,
quelque chose de nouveau. Nous essaierons de l'illustrer dans
la suite de notre examen de la nature des idées.
66.
DESCARTES,
A Mersenne,
Juillet
1641,
A.
t .
III,
p.
392.
67.
DESCARTES,
Discours de
la méthode,
v, Garnier l,
p.
629
;
i
Reneri
pour
POLLOT,
avril
ou
mai
1638,
Garnier
II,
pp.
54-57
;
à
Nersenne,
30
j u i l l e t
1640,
Garnier
II,
p.
248;
Le Monde,
ch.
l,
Garnier
l,
pp.
315-316 .
. : ~;~.
l'::J.'~\\~·''~;.f~.;'.:'·.:,, '.:"<;, ,!.~
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•• t'... ~,,, ,,;.' ..;
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: •. '" ."~-',-,,, • ". ", ,"

Il. LES IDEES ET LE LANGAGE.
Le chapitre premier de la Logique a pour titre:
"Des idées selon 'Ieur nature et leur origine". Arnauld et
Nicole déclarent aussit5t que "le mot d'idée est du nombre de
ceux qui sont si clairs qu'on ne les peut expliquer par d'au-
tres, parce qu'il
n'yen a point de plus clairs et de plus
simple,,68. Dans ce même chapitre ils rappellent la distinction
cartêseinne de l'idée et de l'image, et réfutent "deux opinions
três dangereuses qui ont été avancées par des Philosophes de
ce temps,,69. Les auteurs de la Logique résument la première
selon laquelle nous n'avons aucune idée de Dieu. La seconde
qui est, disent-ils, celle d'un Anglais, prétend
"Que le Jta.<-;"oftl1ement l'l' e/.,t peut-êtJLe autJte cho/.,e
Qu'un a/"4emblage et enchainement de nom/., paJt ce
mot e4t. V'oQ i l 4'en/.,ulvJtalt Que paJt l~ Jtal40n
nou4 ne concluon4 Jtlen du tout touchant la natuJte
de4 cho4e/."
mal4 touchant leuJt4 appe.llatlon/"
;
c'e4t-à-dlJte Que l'lou/" voyon4 41mplement 41 nOU4
a44emblon/., bien ou mal le4 nom4 de4 cho4e4 4elon
le4 convention/" que noU4 avon4 6alte4 à notJte 6an-
tal41e touchant leuJt4 41gnl61catlon4 ... Si cela
e.4t, ajoute l'auteur, comme il peut êtJte, le Jtal4on-
nement d[pendJta de/., mot4, le/., mot4 de l'imagination,
et l'imagination d[pendJta peut-êtJte, du mouvement
de4 oJtgane4 coJtpoJtel4 ; et aln61 notJte ame (mens)
l'le 4eJta autJte. cho/.,e qu'un mouvement dan/., Quelque/"
paJttle4 du coJtp/" oJtganlQue."
Visiblement, les auteurs de la Logique avaient lu
Hobbes et Gassendi.
Ils connaissaient les objections du philo-
sophe anglais et celle de l'auteur de la lettre anonyme.
Ils
68.
ARNAULD,
La Logique ou
L'art de penser,
édit.
Claire
et Gitbal,
p.
39.
69.
Ibid.,
p.
41.

41
n ' i gn0 ra i en t don c pas l eU r i nspi rat·j 0 n lin gui st i que. Dan s ce
chapitre premier de la Logique, ils reprennent fidèlement les
réponses faites par Descartes à ses illustres correspondants,
mais c'est en les enrichissant par des réflexions d'inspira-
tion linguistique. Lorsqu'il examine dans la Logique et dans
la Grammaire, la question des idées, Arnauld n'abandonne donc
pas Descartes.
La logique de Port-Royal 00 "on ne parle que du 1an-
gage"lO consacre sa première partie à la question des idées.
Arnauld et Nicole· no us font part de 1eu r s "réflexions sur les
idées, ou sur la prem·jère action de l'esprit, qui s'appelle
concevoir"ll.
Ils réduisent ces réflexions sur les idées à
.
1 2
"cinq chefs·
: 1) selon leur nature et leur origine; 2) selon
la principale différence des objets qu'elles représentent
3) selon leur simplicité ou composition 00 nous traiterons
des abstractions et précisions d'esprit; 4) selon leur éten-
due ou restriction, c'est-à-dire leur universalité, particula-
rité, singularité; 5) selon leur clarté et obscurité, ou dis-
tinction et confusion. D'entrée de jeu, avant d'aborder le
chapitre premier, Arnauld et Nicole font cette déclaration
prél iminaire :
"que si
les réflexions que nous faisons sur nos pen-
sees n'avaient jamais regardé que nous-mêmes, il
a ura i t s uff i de 1es c on s i dé r e r en elle s -même s, san s
les revêtir d'aucunes paroles, ni d'aucuns autres
70.
HARIN Louis,
La critique du discours,
édit.
de
Minuit,
Paris,
1975,
p.
37.
71.
ARNAULD,
La Logique ou
l'art de penser,
éd.
Clair
et
Girbal,
p.
39.
72.
là.,
ibid.
" . ' . " "

42
signes
mais parce que nous ne pouvons faire enten-
dre nos pensées les uns aux autres, qu'en les accom-
pagnant de signes extérieurs: et que même cette
accoutumance est si forte, que quand nous pensons
seuls, les choses ne se présentent à notre esprit
qu'avec les mots dont nous avons accoutumé de les
revêtir en parlant aux autres; il est nécessaire
dans la logique de considérer les idées jointes aux
mots et les mots joints aux idées."73
lexte capital, en effe~ qui commande au chapitre premier de la
Logique,
la réfutation des "deux opinions trés dangereuses qui
ont été avancées par des philosophes de ce temps". Arnauld et
Nicole pensent sans aucun doute à Hobbes et à Gassendi. Les
auteurs de l a Logique vont donc exami ner le probl ème de l' idée
dans son rapport au langage.
Descartes avait considéré les idées en elles-nlêmes,
à par~ à l'intérieur du Cogito.
Cette voie d'accês aux idées
aurait été suffisante "si, comme le remarquent Arnauld et
Nicole, les réflexions que nous faisons sur nos pensées n'a-
vaient jamais regardé que nous-mêmes".
Il aurait été légitime
de considérer les idées en elles-mêmes, "sans les revêtir
d'aucune parole, ni d'aucun autre signe; mais parce que nous
ne pouvons entendre nos pensées les uns aux autres, qu'en
les accompagnant de signes extérieurs; et que même cette ac-
coutumance est si forte, que quand nous pensons seuls, les
choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les mots dont
nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux autres, il
est nécessaire dans la Logique de considérer les idées jointes
aux mots et les mots joints aux idées".
Il faut tenir compte
des Objections qui ont été faites à Descartes sur les inciden-
ces linguistiques de sa théorie des idées. Mais encore faut-il
bien comprendre le principe qui régle l'articulation de la
73.
ARNAULD,
La
logique ou
l'art de penser,
éd.
Clair
et
Girbal,
p.
38.
. . .' '. ~

43
pensée et du langage. Si, en d ro i t,
la pensée s'exerce sans
parole ni mot, comme connaissance immédiate et sais-ie du vra i ,
en fait 1a pensée huma-i ne ne s' extériori se que revêtue de
mots et de signes. Le langage est l'instrument dont 1a pensée
se sert pour se communiquer aux autres
"Parler, indique la Grammaire G'n'raZe, est expliquer
ses pensées par des signes que les hommes ont inven-
tés à ce dessein. On a trouvé que les plus commodes
de ces signes étaient les sons et les voix ... Ainsi,
l 'on peut considérer deux choses dans ces signes:
la première ce qu'ils sont par leur nature, c'est-à-
dire en tant que sons ... La seconde, leur significa-
tion c'est-à-dire la manière dont les hommes s'en
servent pour signifier leurs pensées".
Le mot est le revêtement sensible de la pensée.
Il accompagne
la pensée et lui sert d'instrument dans l'échange avec autrui.
Inventé par l 'homme pour signifier sa pensée, le mot est arbi-
traire. C'est dire que sa nécessité n'apparaît que dans la
communication. Autrement dit, l'idée se suffit à elle-même,
elle n'a besoin que de soi-même pour exister. Mais la nécessi-
té de la communication nous oblige à considérer les idées
jointes aux mots, et les mots joints aux idées. Le mot n'est
tel en effet, que 1 ié à l'idée et celle-ci ne se pense et ne
se communique que par le mot. Le mot est extérieur à l'idée.
Il est l'extériorisation de l'idée. Par le mot la pensée se
met hors d'elle pour être entendue, comprise par l'autre. Ce
qui permet de voir en l'idée une signification, acte qui se
fait signe afin d'être entendue par une autre conscience. Le
,
signe est toujours adressé à quelqu'un. Notre pensée n'est pas
par essence clôture sur soi, intimité absol ue. Elle Est
ouve/[-
~u/[e sur l'extérieur. Ce qui
lui assure cette extériorisation
c'est le mo~.

4
Mais quelle est la nature du lien qui existe entr~
l'idée et le mot? Elle est hab~tueiie, indique le texte.
Nous avons pris 1 'habitude de penser avec des mots. Cette ac-
coutumance est si forte que "q~and nous pensons seuls, les
choses ne se présentent à notre esprit qu'avec les mots dont
nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux autres".
Ainsi, penser
seul, même à l'intérieur du Cog~to,
c'est en-
core se parler à soi-même comme à un autre soi. Penser seul,
c'est se parler sans bruit et sans voix, silencieusement. La
liaison du mot et de l'idée est si étroite qu'il est indispen-
sable de les analyser ensemble, l'idée, élément primitif des
opérations de la pensée, le mot élément primitif du langage.
L'accoutumance que signalent les logiciens de Port-
Royal
crée une sorte d'équivalence entre l'idée et le mot au
point de nous faire perdre de vue leur distinction. Si l'idée
ne doit pas se confondre avec le mot, on ne peut pas penser
le rapport de l'idée et de la chose en termes d'opposition.
En effet l'idée c'est la chose même en tant qu'elle est pré-
sente à l' espri t.
"Cette accoutumance est si forte que, quand nous
pensons seuls, les choses ne se présentent à notre
esprit qu'avec les mots dont nous avons accoutumé
de les revêtir en parlant aux autres."
Selon Arnauld, l'idée est la forme par laquelle les choses se
présentent à notre esprit. Elle est la p~(6entat~on de la
chose, sa p~é6ence à notre esprit. Mais elle est aussi.~ep~é6enta­
t~on. Avoir une idée, c'est avoir présent à l'esprit un objet
"comme lorsque nous nous représentons un soleil, une terre,
un arbre, un rond, un carré, la pensêe, l'être sans en former
aucun jugement exprés. Et la forme par laquelle nous nous
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46
la nature des choses. Dan~ sa réponse a Hobbes, Arnauld ex-
plique que "les conventions dont parle ce philosophe ne peu-
vent avoir été que l'accord que les hommes ont fait de pren-
dre de certains sons pour être signes des idées que nous
avons dans l'esprit. De sorte que si outre les noms nous n'a-
vions en nous-mêmes les idées des choses, cette convention
aurait été impossible, comme il est impossible par aucune con-
vention de faire entendre a un aveugle ce que veut dire le mot
de rouge, de vert, de bleu; parce que n'ayant point ces idées
il
ne les peut joindre a aucun son,,78. C'est la nécessité de
la communication qui contraint les hommes a inventer des mots
pour les joindre arbitrairement aux idées. Ce ne sont pas les
mots qui créent 1e s idées, c ' est 1e besoin de communiquer les
i Me s qui rend possible l'existence des mo ts et contraint
1es hommes a s'accorder sur le cho'j x de tel
ou tel
signe pour
exprimer telle ou tell e idée. L'idée en droit p/técède. '1 e mot,
elle lui est antérieure. Si nous n'avions pas d'idée a exprimer
les uns aux autres, nous n'aurions pas éprouver le besoin
d'inventer des mots et de nous mettre d'accord par convention,
pour attribuer tel mot a telle idée.
La Crammaire C.n'rale définit le mot comme un signe,
C'est dans sa premiêre partie qu'elle traite de la nature ma-
térielle des signes "c'est-a-dire en tant que sons et carac-
tères", Dans sa deuxième partie elle ètudie "leur signification,
c'est-a-dire la manière dont les hommes s'en servent pour si-
gnifier leurs pensées,,79
Il s'agit de cette variété infinie
de mots, comme les f'lom<l, les ve.il,be,<I,
les plLêpo<l,Lt-<'on.;, ..
Il
78. ARNAUD, La Logique ou l'art de penser, éd. Claire et
Girbal,
p.
39.
79.
AJ~NAULD et LANCEI~OT, Grammaire G4n~raZe et rainQnn~e.
Republic'ltlons
P<1ulet,
Paris,
1969,
pp.
7-8.
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47
est vrai; reconnaît encore Arnauld, qu'il est arbitraire de
joindre telle idée à tel
son plutôt qu'à un autre. Mais les
idées ne sont pas arbitraires. Elles ne dépendent pas de notre
fantaisie.
Lorsque notre raisonnement est un enchaînement d'i-
dées claires et distinctes, la conclusion à laquelle l'on par-
vient est nécessaire et vraie. En effet, "il serait ridicule
de s'imaginer que des effets très réels pussent dépendre des
choses purement arhitraires. Or quand un homme a conclu par
son raisonnement que l'axe de fer qui passe par les deux meules
du moulin pourrait tourner sans faire tourner celle de dessous,
si étant rond il passait par un trou rond; mais qu'il
ne pour-
rait tourner sans faire tourner celle de dessus, si étant carré
il était emboîté dans un trou carré de cette meule de dessus,
l'effet qu'il
a prétendu s'ensuit infailliblement. Et par con-
séquent son raisonnement n'a point été un assemblage de noms
selon une convention qui aurait entièrement dépendu de la fan-
taisie des hommes; mais un jugement solide et effectif de la
nature des choses par la considération des idées qu'il en a
dans l'esprit, lesquelles il
a plu aux hommes de masquer par
de certains noms"SO.
Lorsque nous parlons d'idée, il
s'agit des idées cta~-
~e6 et d~6t~ncte6. De telles idées sont des représentations
vraies des choses.
Elles rendent possible l'application du ju-
gement vrai. Les mots sont des signes que nous avons joints
arbitrairement, par convention aux idées. Les opérations fonda-
mentales de la pensée, eoneevo~IL, jugell., ~a~6011l1.e~, o~donne~
ont pour objet des idées et non des mots.
Nos jugements sont
80.
ARNAULD,
Logique ou l'art de penser,
Clair et Girbal,
Paris,
P.U.f.,
1965,
p.
43.
. ~"""'~" .. ', ..... -
"

48
vrais parce qu'ils portent sur des idées claires et distinctes
en tant qu'elles sont des représe~tations vraies de~ choses.
Le mot est un signe, il est en un sens le double de l'idée,
puisqu'il a pour fonction de représenter l'idée et de la ren-
dre visible dans la communication. Avec la Grammaire GénéraLe
et la Logique, Arnauld élargit le champ primitif de l'analyse
cartésienne de l'idée. L'idée et le mot devant ètre analysés
ensemble, il s'ensuit que le langage est au coeur de la ques-
tian des idées.
Arnauld va de nouveau avoir l'occasion d'illustrer
l'importance du langage dans l'étude de la nature des idées.
En 1683, dans la Logique de Port-RoyaL, Arnauld et Nicole ajou-
tent un chapitre qui
ne figurait pas dans les éditions précé-
dentes. C'est le fameux chapitre quatre de la première partie
et qui a pour titre:
"Des idées des choses et des idées des
signes,,8l. Dans l '"Avertissement sur cette nouvelle édition",
les auteurs de la Logique expliquent que ces additions sont
dues essentiellement à des raisons théologiques. En effet
Arnauld est préoccupé par la controverse avec les Calvinistes
sur la question eucharistique
"On a fait diverses additions importantes à cette
nouvelle édition de la Logique, dont l'occasion a
été que les Ministres se sont plaints de quelques
remarques qu'on y a faites; ce qui a obligé d'éclair-
cir et de soutenir les droits qu'ils ont voulu atta-
quer ... Mais quoique ce soient des contestations
théologiques qui ont donné lieu à ces additions, elles
ne sont pas moins propres ni moins naturelles à la
Logique; et l'on les aurait pu faire quand il n'y
aurait jamais eu de Ministres au monde qui auraient
81.
ARNAULD,
Logique ou
L'art de penser,
Clair
et
Girbal,
ch.
IV,
p.
52.
Additions
de
la
Cinquiême
édition
de
1683,
les
ch.
IV,
ch.
XV
de
la
Première
p a r t i e ;
ch.
l
et
II,
ch.
XII
et
XIV
de
la
Deuxiême
partie.
";"
,
" ,
. '
.. -~ ' ..-

. ".
49
voulu obscurcir les vêritês d~ la foi par de fausses
subtilitês."82
Mais dans le même temps, sur un autre front, Arnauld
est engagê dans une polêmique avec Malebranche sur la que~tion
des idêes.
Il prêpare le livre Des vraies et des fausses idées,
dans lequel
il
rêfute les thèses de l'oratorien sur la nature
des idêes exposêes dans la Recherche de la Vérité.
Cette polê-
mique avec Malebranche obligera Arnauld à revenir dans le cha-
pitre IV, de la Première Partie de la Logique, sur la question
des idêes. On s'est intêrrogê sur la place de ce chapitre qui
83
dêveloppe la thêorie du signe des logiciens de Port-Roya1
.
L'analyse des signes fait suite à une analyse de la nature et
de l'origine des idêes,
(ch.
1) et à une critique des Catêgo-
ries d'Aristote (ch.
III). Mais elle prêcède le chapitre consa-
crê à la simplicitê et à la complexitê des idêes. La fonction
des signes, telle que la Grammaire Générale l'expose, de reprê-
senter non seulement toutes les idêes mais tous les caractères
distinctifs des idêes, aurait plutôt suggêrê de placer l'ana-
lyse du signe sinon au dêbut du moins au terme de la Premiêre
Partie consacrêe aux idêes.
En procêdant à l'analyse du signe
au chapitre IV, les auteurs de la Logique ont voulu indiquer
que, tout comme les discussions sur les Catégories d'Aristote
qui
la prêcèdent, elle fait encore partie de l'analyse des rap-
ports de l 'idêe à son objet. Or la polêmique qui va opposer
Arnauld et Malebranche porte êgalement sur les rapports de
l'idêe à son objet.
Il nous semble que l'addition dans l'êdition
de 1683 du chapitre IV consacrê à la thêorie du signe est
82.
ARNAULD,
Logique ou l'art de penser,
Clair
et
Girbal,
Avertissement.
83.
M.
FOUCAULT,
Introduction i
la Grammaire
Générale,
Paulet,
p.
XVI.
..
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50
étroit~ment liée à l~ t~it~que que dévél6ppe Arnauld contre
84
les it~ea ~ep~~aeRtati6a de Malebranche
.
Dans la Recherche de la Vérité, Malebranche donne
une définition de l'idée
qui
tend à présenter l'idée comme
un it~e ~ep~~aeRtati6,
dont la fonction serait de nous faire
connaître les choses avec lesquelles nous ne pourrions pas ren-
trer en contact directement. L'idée est le aubatitut de la cho-
se. Elle lui ~ea,;embte assez pour en tenir lieu. L'idée est un
inte~m~diai~e.
C'est précisément sur la notion de ~ep~~,;entation
qu'Arnauld va s'opposer à Malebranche.
Le livre Des vraies et
des
fausses
idées présentera une critique systématique de la
théorie des idées exposées dans la Recherche de la Vérité.
Le
chapitre IV de la Logique expose brièvement ce que Arnauld et
Nicole entendent par représentation sans utiliser les armes
de la polémique.
Au chapitre IV de la Logique de Port-Royal, Arnauld
analyse l'idée de signe par opposition à l'idée de chose. Le
lan~age est encore ici au centre de la réflexion. Arnauld donne
la définition suivante
"Quand on considère, écrit-il, un objet en lui-méme
et dans son propre étre, sans porter la vue de l'es-
prit à ce qu'il
peut représenter, l'idée qu'on en a
est .une idée dé chose, comme l'idée de la terre, du
soleil. Mais quand on ne regarde un certain objet
que comme en représentant un autre, l'idée qu'on en a
est une idée dé signe, et ce premier objet s'appelle
signe. C'est ainsi qu'on regarde d'ordinaire les car-
tes et les tableaux. Ainsi
le signe enferme deux
idées: l'une de la chose qui représente; l'autre
de la chose reprèsentée ; et sa nature consiste à
exciter la seconde par la première."85
84.
Nous
analysons
cette polémique
au
chap.
II,
p.
130.
85.
ARNAULD,
Logique ou
l'art de penser,
Clair et Girbal,
l,
chap.
IV,
p.
52.

51
Soit une division des signes en trois catégories
1) Les -6.{.gne-6 c.e,ttaÙL-6 et les -6.{.gne-6 pllobable-6,
un signe peut étre constant au point qu'on soit sûr de sa fidé-
lité (ainsi
la respiration désigne à coup sûr la vie). Mais un
signe peut étre probable (comme la pâleur pour la grossesse).
2) Les -6.{.gne-6 jo.{.nt-6 aux c.ho-6e-6
c'est-à-dire appar-
tenant à l'ensemble qu'ils désignent (comme la bonne mine qui
fait partie de la santé qu'elle désigne) et les -6.{.gne-6 -6épallé-6
de-6 eho-6e-6
(comme les sacrifices de l'Ancienne Loi sont les
signes lointains de Jésus-Christ immolé).
3) Les -6.{.gne.,; natullel-6
(comme le refl et ou l'image
dans un miroir désigne ce qu'il
refléte).
Il y a aussi des
-6.{.gne-6 d'.{.n-6t.{.tut.{.on et d'établ.{.-6-6ement (comme un mot qui si-
gnifie une pensée).
La définition que nous propose Arnauld oppose l'idée
de chose qui est une représentation et l'idée de signe qui est
une chose en représentation.
"Quand on considère un objet en
lui-mème et dans son propre étre, sans porter la vue de l'es-
prit à ce qu'il
peut représenter, l'idée qu'on en a est une
idée de chose, comme l'idée de la terre, du soleil,"
Nous sa-
vons par l es ana lyses précédentes que l' idée est l a chose mê.me
prés~nte à l'esprit. Elle est la 60llme par laquelle la chose
se présente à l'esprit.
Elle est pllé-6entat.{.on et llepllé-6entat.{.on
de la chose. Mais "quand on ne regarde un certain objet que
comme en représentant un autre, l'idée qu'on en a est une idée
de signe et ce premier objet s'appelle signe. C'est ainsi qu'on
regarde d'ordinaire les cartes et les tableaux". Les logiciens
de Port-Royal privilégient l'exemple des cartes et des tableaux.
Le tableau est, en effet, une chose, qui en représente une
autre.
Nous sommes en présence de deux idées:
l'idée de la

52
chose qui
représente, c'est-à-dire proprement le tableau, et
l'idée de la chose représentée.
La représentation c'est donc
un double rapport de l'idée à l'objet à l'intérieur d'une même
présence.
Le signe se définit par sa fonction représentative.
L'idée de chose est une représentation quand le signe est une
chose en représentation. Autrement dit le signe est une chose
qui en el l e - mê me, ré pè tel e r ô l e d' i dé e, une ch 0 s e qui f 0 nc -
tionne comme une idée.
En effet, lorsque je suis en présence
d'un tableau, exemple que choisissent Arnauld et Nicole, j'ai
l'idée du tableau c'est-à-dire d'un objet qui
représente un
Qutne objet. Donc le tableau fonctionne comme une idée.
Il
se
oubot~tue à l'idée de la chose représentée. Il en est l'équiva-
1en t. Ce qui i mpli que qu' i 1 dis par ais s e ç 0 mm e ch 0 sep 0 u r de ve-
11.{.n
son au t r e, l' ê t r e d' une au t r e ch 0 se. Ce qui dé fin i t 1er a p--
port de l'idée à son signe c'est d'abord le dédoub"-emol_t du
rapport d'objet dans une pnéoel1~e, et de substitution par une
représentation. Le signe enferme, en effet, deux idées, l'idée
de la chose qui représente, que nous appellerons l '~dée de la
~hooe-~dée qui est présente à l'esprit i
l'idée de la chose
r e pré sen t é e, 0 u bi en l' ~ d é e de l a ~ h a0 e - ob j et don t 1a ch 0 s e
idée est le représentant.
Il y a à la fois, comme on le voit,
un double mouvement, un mouvement de dédoublement de la rela-
tion de l'idée et de l'objet, et un mouvement de substitution
de l'objet, qui en devenant signe, est devenu son autre. Ainsi
devant le portrait de César, j'ai présent à l'esprit un tableau
qui représente César et j'ai l'idée de César, c'est-à-dire de
la chose représentée.
il y a l e rapport de l'idée au portrait
qui rebondit pour devenir le rapport de l'idée à César. Dans
ce redoublement, la chose-idée, le tableau, s'anéantit pour
devenir l'être de César, en représentation.
"Ainsi l'on dira,
~: .
;.j~~':" ,.~~:.;~i. :f\\ ...,..;'"".:,,". };.,,~.~.,,', _ ._, • '" _.':_" ~ _'·Il.'i,-.':.·~··.: ;" ~ ~ 'C'" .,- '. "." --,,_, . • '/"41. ',._;,.
:. ~ .••. ", " '. ,. '. ~.• ,', . ~ "

53
sans préparation et sans façon d'un portrait de César que
c'est César et d'une carte de l'Italie que c'est l'ltalie.,,86
Ce qu'il faut remarquer dans cette analyse de l'idée
de signe, c'est l'exemple que privilégie Arnauld: les cartes
et les tableaux. Ce n'est pas le mot, signe d'institution et
de convention. Cependant la définition du signe s'applique â
tous les signes.
"Le signe enferme deux idées:
l'une de la
chose qui
représente ; l'autre de l a chose représentée: et
sa nature consiste â exciter la seconde par la première".
Tout se passe donc au niveau de l'intelligible, au niveau des
idées.
Comme on l'a vu, aucune trace d'image; il
n'est pas
question non plus de similitude ou ressemblance.
Il n'y a pas
d'image intermédiaire entre le signe et le signifié
le rap-
port du signifiant et du signifié c'est le
lien entre l '~dée
d'lLne c.ho-6e et l '~dée d'alL-tJLe c.ho1>e,
l '~dée "de la chose re-
présentée".
Le chapitre IV de la Logique, bien qu'il
ait des
implications théologiques, se présente aussi comme une critique
de l a JL e.-6 -6 em bta n c. e . 1les t â cet i t r e une pi è c e dan s "1 a con t r 0-
verse entre Arnauld et Malebranche sur la nature des idées.
Arnauld reprochera, en effet, â Malebranche d'avoir une fausse
conception des idées.
Il assimilera la théorie des êtJLe-6 JLepJLé-
-6enta-t~6-6,
c'est-â-dire des idées distinguées des perceptions,
aux simulacra de Gassendi reprochant â son adversaire d'avoir
une conception sensualiste de l'idée et d'avoir dé6~n~ la fonc-
tion représentative de l'idée par la ressemblance.
Il associera
dans la même critique Gnssendi, Malebranche et Hobbes, qui
86.
ARNAULD,
Logique ou
l'art de penser,
Clair
et
Girbal, II
chap.
XIV,
p.
156.

54
passent pour être a ses yeux des anti-caitêsiens. Le chapitre IV
de la Logique de Port-Royal, ajouté dans la Cinquiéme êdition
de 1683,
l' an nê e même 0 Ù Ar na ul d s ' en gag e da Il s l a po l ê mi que
avec Malebranche, est une confirmation de la dêfinition carté-
sIenne
de l '·idêe-représentation, 1 partir d'une analyse dont
l 'originalitê rêside dans sa réfêrence au langage.
Certes, Arnauld distingue l'idée et l'image et, dans
la classification des signes, au chapitre IV, de la Logique,
l'image et le mot, qui sert de revêtement 1 l 'idêe sont clas-
sês dans la même catêgorie.
N'y a-t-il
pèS 11 risque de confu-
sion? Arnauld et Nicole distinguent, en effet, les signes
naturels et les signes d'institution et d'êtablissement. Les
signes naturels "ne dêpendent pas de la fantaisie des hommes,
comme une image qui
parait dans un miroir est un signe naturel
de celui qu'elle reprêsente". Mais, il y a d'autres signes
"qui ne sont que d'institution et d'êtablissement, soit qu'ils
aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu'ils
n'en aient point du tout. Ainsi
les mots sont signes d'institu-
tion des pensées et les caractêres des mots".
Le mot et l'image
sont des signes. Mais il s ne le sont pas de la même façon.
Le
mot est Q~bi~~Qi~e et cDftveft~ioftftel. L'image est ~Q~u~elle.
Ce que Arnauld appelle ici
l'image c'est cette trace que les
impressions sensibles laissent dans le cerveau. Le mot et
l'image fonctionnent cependant de la même façon, en tant que
signes:
ils excitent ou rêveillent en nous l 'idêe de la chose
reprêsentée. C'est la raison pour laquelle Descartes pose
l' Idêe au-dell de l'image:
"Je n'appelle pas simplement du nom d'idée les images
qui sont dépeintes en la fantaisie; au contraire,
dit-il, je ne les appelle point de ce nom, en tant
qu'elles sont dans la fantaisie corporelle; mais
.. ,.

.'
55
j'appelle gén~r~fement du no~'d"idée tout ce qui
est dans notre esprit, lorsque nous concevons une
chose, de quelque manière que nous la concevions."8?
Arnaul d dans l a Logique reprend cette défi ni ti on 88 . Ma i s, si
le mot et l'image sont des signes, ils sont~eplté~erltat.i.6~.
Que signifie représenter dans le cas de l'image, signe naturel
et dans celui du mot, qui est un signe d'institution? Par
ailleurs comment comprendre la théorie de la représentation
telle qu'elle est présentée dans la Logique et cette définition
d'Arnauld contenue dans le livre Des vraies et des fausses
idées
:
"Quand on dit que nos idées et nos perceptions (car
je prends cela pour la même chose) nous représentent
les choses que nous concevons et en sont les images,
c'est dans tout un autre sens, que lorsqu'on dit que
les tableaux représentent leurs originaux et en sont
les images, ou que les paroles, prononcées ou écrites,
sont les images de nos pensées. Car, au regard des
idées, cela veut dire que les choses que nous conce-
vons sont object.i.vement dans notre esprit et dans
notre pensée."89
Comment faut-il entendre cette remarque d'Arnauld? Contredit-
elle le chapitre IV de la Logique dont elle est contemporaine?
Selon cette remarque d'Arnauld, il y a deux sens du
verbe représenter. Représenter signifie, dans un premier sens,
rendre présent un objet par un autre objet qui
lui ressemble
assez pour en tenir lieu. Cette définition convient, en effet,
aux images et aux tableaux, aux paroles prononcées ou écrites.
Les caractéres et l'écriture sont des images, non pas des idées,
87.
DESCARTES
à flersenne,
j u i l l e t
1641,
Oeuvres
philoso-
phiques,
Il,
Garnier,
196ï,
p.
3"5.
88.
ARNAULD,
Logique ou t'art de penser,
Clair
et
Girbal,
p.
41.
89.
ARNAULD,
Des vraies et des
fausses
idées,
chap.
v,
déf.
8,
O.
C.,
t .
38,
p.
199.
, .

.'
56
mais des sons. On peut prononcer un mot, sans en comprendre
la signification véritable. Prise en ce sens, la représentation
ne me donne pas la connaissance vraie de la chose .. Elle est
une représentation 6ubjective. Elle est ma manière subjective
et particulière de percevoir. Si je ne connaissais ies choses
que par leurs images je ne les connaîtrais pas avec vérité. Ce
n'est pas, en ce sens, que nos idées nous représentent les
choses. C'est. au contraire, en nous faisant connaître la cho~e
mime. La représentation signifie, dans ce second sens, l'intui-
-tion intellectuelle de l'e<l<lence de la cho6e, ou l'évidence
actuelle de l'être objectif. C'est précisément en ce sens que
Descartes et Arnauld définissent la fonction représentative
de l'idée. Dans l'analyse du morceau de cire. Descartes oppose
bien la représentation intellectuelle de l'essence de la cire
à la représentation imaginative,
sensible et confuse de la
cire 90 . L'idée seule est représentative:
l'idée claire et
distincte.
Ce n'est pas par la ~e<l~emblance que l'idée représente
les choses. La ressemblanc'e est liée à la notion d'image. Or,
nous savons que la connaissance par image n'est pas objective.
L'objectivité est fondée sur l'idée claire et distincte. Dans
les Méditations Métaphysiques, Descartes a rejeté comme douteuse
la similitude, spontanêment supposée, entre les objets et leurs
idées, en indiquant que l'imagination sensible peut être contre-
dite par une idée scientifique. L'exemple qu'il choisit pour
i 1 lus t r e r cet te a f fi rm a t ion est cel ui dus 0 lei l qui no usa ppa -
rait tout petit, mais que l'astronome présente comme plusieurs
90.
DESCARTES,
Méditat1:ons métaphysiques,
I l ,
A.,
t .
IX,
pp.
23-25.

.. . ::'.,
57
91
fois plus grand que toute la terre
. La raison alors me per-
suade que l'image sensible, qui semble plus immédiatement pro-
venir de l'objet, lui est aussi la plus dissemblable. La Médi-
tation III attribue a une "impulsion"
aveugle, cette croyance
qui consiste a faire correspondre a ces images certains objets
extérieurs, distincts de moi, et transmettant en moi leur res-
semblance, par les organes des sens: "impulsion" irréfléchie,
source de préjugés.
Descartes a développé cette critique ailleurs, dans
la Dioptrique.
Il y dénonce l'erreur des philosophes qui ont
cru que pour sentir, l 'ame avait besoin "de contempler quelques
92 !
images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau"
.
Or, précise Descartes, en ne considérant dans les images que
leur ressemblance avec les objets qu'elles représentent, on se
rend incapable de montrer comment elles peuvent être formées
par ces objets, reçues par les organes des sens extérieurs,
transmises par les nerfs jusques au cerveau. Autrement dit, la
ressemblance que l'on peut saisir dans la notion de représenta-
tion est d'une tout autre nature que celle qui définit le rap-
port de l'image-tableau a son original.
"Et si, conclut Descartes, pour ne nous éloigner que
le moins qu'il est possible des opinions déja reçues,
nous aimons mieux avouer que les objets que nous sen-
tons envoient véritablement leurs images jusques au-
dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous
remarquions qu'il
n'y a aucunes images qui doivent
en tout ressembler aux objets qu'elles représentent
car autrement il
n'y aurait point de distinction en-
tre l'objet et son image: mais qu'il
suffit qu'elles
leur ressemblent en peu de choses; et souvent même,
que leur perfection dépend de ce qu'elles ne leur
ressemblent pas tant qu'elles pourraient faire."93
91.
DESCARTES,
Méditations métaphysiques,
I I ,
A. T.
IX,
p.
3\\.
92.
DESCARTES,
Dioptrique
IV,
A. T.
VI,
p.
1 12.
93.
DESCARTES,
ibid.,
p.
113.
. .

58
L'ld~e e6~ d'au~a"~ plu6 ld~e qu'elle e6~ mO~"6 ~mage. Autre-
ment dit, l 'idêe tire sa perfection de sa non-ressemblance
avec la chose qu'elle reprêsente. Descartes prend l'exemple
des tailles-douces qui "n'êtant faites qu'un peu d'encre posêe
çà et là sur du papier, nous reprêsentent des forêts, des vil-
les, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien
que, d'une infinitê de diverses qualités qu'elles nous font
concevoir en ces objets, il n'yen ait aucune que la figure
seule dont el'les aient proprement la ressemblance; et encore
est-ce une ressemblancE fort imparfaite, vu que, par une super-
ficie toute plate, elles nous représentent des corps
diverse-
ment relevês et enfoncês, et que même suivant les rêgles de.
la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles
par des ovales que par d'autres cercles; et des carrês par
des losanges que par d'autres carrés, et souvent, pour être
plus parfaites en qualité d'images, et représenter mieux un
objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Or, il faut que
nous pensions tout le même des images qui se forment en notre
cerveau, et que nous remarquions qu'il
est seulement question
de savoir comment elles peuvent donner moyen à l'âme de sentir
toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rap-
portent, et non point comment elles sont en soi
leur ressem-
blance,,94.
En évoquant les tailles-douces, et les dessins, il
apparalt manifestement que l' Idêe est représentation d'objet
sans ressemblance. La question qui se pose alors est de savoir
comment l'idée qui est entièrement spirituelle peut nous faire
connaltre un objet sans lui ressembler nécessairement. La
94.
DESCARTES,
Diopt»ique,
IV,
A.T.
l'l,
p.
113 •
, ...
. ..
"
~
.

59
question n'est donc pas de savoir comment les idées sont en
soi
la ressemblance de leurs objets. Descartes nie toute res-
semblance de l'Idée avec l'objet. Cette absence de ressemblance
n'empêche pas les idées de nous faire connaître ou de nous re-
présenter les choses, de même que "les signes et les paroles
qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu'elles signi-
fient ne laissent pas de nous les faire concevoir,,95. Cette
tritique de la ressemblance, est reprise dans le Monde. Aucune
raison ne nous assure, dit-il, que nos pensées sont entière-
ment semblables aux objets dont elles procèdent. Plusieurs
"expériences"
nous font douter qu'elles le sont. Suit un exem-
ple pris du langage. Nous savons bien que "les paroles, n'ayant
aucune ressemblance avec les choses qu'elles signifient, ne
laissent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans
que nous prenions garde au son des mots ni à leurs syllabes
en sorte qu'il
peut arriver qu'après avoir ouï un discours,
dont nous aurons fort bien compris le sens, nous ne pourrons
pas dire en quelle langue il aura été prononcé,,96
Arnauld connaît èvidemment ces textes de Descartes.
Ils inspirent sa propre critique de la ressemblance, comme on
peut le constater dans la définition que nous avons rapportée
97
du livre Des vraies et des fausses idées
.
Arnauld est bien
d'accord avec Descartes pour ne pas concevoir de la sorte la
fonction représentative de l'idée. La fonction de représenta-
tion de l'idée est de nous faire connaître la chose, de nous
95.
DESCARTES,
Le Monde
ou Traité
de
la Lumi.re,
chap.
1,
A.
.
XI,
p.
4.
96,
DESCARTES,
ibid.,
p.
4.
97.
ARNAULD,
Des vraies
et des
fausses
idées,
chap.
V,
déf.
8,
O.
C.,
t .
38,
p.
199 .
..
','

60
assurer le pouvoir de nommer et de porter sur la chose des ju-
gements vrais. Et au sens strict, l'idée seule est représen-
tative.
Il
reste encore une question. Pourquoi donc appeler
représentatifs les tableaux, les images, les mots, les carac-
téres de l'écriture? Arnauld s'en explique. Représenter, re-
présentatif, représentation, ne conviennent proprement et
premièrement, qu'aux perceptions de l'esprit, qui, dit-il,
"sont les représentations formelles de leurs objets, et ce
n'est que par rapport a nos perceptions que les autres choses,
comme les tableaux, les images, les mots, les cara~tères de
l'écriture, sont dits représenter, ou sont appelés représen-
tatifs,,98. Le tableau qui représente Louis XIV, n'est représen-
tatif que pour une conscience qui le regarde.
Il
ne représente
rien en soi. Comment passer de la perception du tableau comme
cadre, ou chose, a la représentation du Roi? Il suffit que
la présence de ce cadre dans ma conscience "réveille"
l'idée
ou la perception du Roi. C'est par rapport a cette perception
que le tableau est représentatif. En l'absence de cette per-
ception, il
ne représentera pas ce Roi. Ceux qui n'ont jamais
connu ce roi ni entendu parler de Louis XIV, en voyant ce
portrait ne pourront pas le rapporter a ce Prince. Ce tableau
"réveillera"
tout au plus, en eux, l'idée d'un homme en géné-
ral.
Il
s'en suit que le portrait nous donne occasion d'avoir
la perception ou l'idée d'une chose que nous connaissons, que
nous pouvons nommer, identifier par des jugements. La représen-
tation est conceptuelle, c'est le jugement. Ce sont donc nos
perceptions prises pour les idées qui sont la représentation
formelle de tout ce que nous connaissons. Le tableau est une
98.
ARNAULD,
Défense,
V,
ISe
exemple,
O.
C.,
t.
38,
p.
584.

61
image sensible, matérielle.
Le tableau n'est donc représenta-
tif que par rapport à nos perceptions ou à l'idée qu'il con-
tri bue à réveiller ou à exciter en nous.
Il est la répétition
de l'idée.
Il est représentatif au sens 00 on dit que les ali-
ments sont sains, parce qu'ils servent à entretenir ou à réta-
blir notre santé, c'est-à-dire par analogie.
Les mots et les caractéres, dit-il,
ne peuvent être
significatifs ou représentatifs que par rapport à nos percep-
tions qu·'ils réveillent.
Le mot de GODT n'a de signification
que pour celui qui comprend la langue allemande. Celui qui ne
parle pas l'allemand n'entendra qu'un son qui ne lui sera re-
présentatif de rien.
Ce son n'est pas représentatif en soi.
Il
n'est significatif que par sa liaison conventionnelle et arbi-
traire à l'idée de Dieu qu'il excite dans mon esprit. C'est
la raison pour laquelle dans la Logique Arnauld et Nicole font
remarquer explicitement que si nous n'avions aucune idée de
Dieu, en prononçant le nom de Dieu nous n'en concevrions que
ces
quatre lettres, D, i, e, u, c'est-à-dire le son.
La signi-
fication du mot nous échapperait. De plus si nous n'avions
pas l'idée de Dieu "sur quoi pourrions-nous fonder tout ce que
nous disons de Dieu, comme qu'il
n'yen a qu'un: qu'il est
éternel, tout-puissant, tout bon, tout sage; puisqu'il n'y a
rien de tout cela enfermé dans ce son Dieu, mais seulement dans
l'idée que nous avons de Dieu et que nous avons jointe à ce
son"gg.
L'on voit l'intérêt de l'analyse. C'est en effet, de
montrer clairement que les caractères de l'écriture et les mots
99.
AR~l\\ULD, LOfiique ou
Z 'art de penser,
Clair
et
Girbal,
p.
41.

62
ne sont significatifs ou représentatifs qu'en tant que signes,
c' est-à-di re par rapport aux idées qu' ils révei 11 ent dans l'es-
prit, et dont la présence suffit à réduire presque à néant
l'être même du mot ou des caractères. Dans leur être propre
les mots prononcés ou écrits
ne signifient rien.
Ils ne si-
gnHient qu'en tant qu'ils sont liés ou joints aux idées.
Ils
sont significatifs par analogie.
Il faut qu'il y ait l'idée
à laquel re on joint tel ou tel son afin que le mot soit dit
significatif. L'idée est le fondement de tout ce que nous di-
sons avec vérité.
"Quand je dis, rappelle Arnauld, que l'idée est la
même chose que la perception, j'entends par la per-
ception tout ce que mon esprit conçoit; soit par
la premiêre appréhension qu'il a des choses, soit
par les jugements qu'il en fait, soit par ce qu'il
en dêcouvre en raisonnant.
Et ainsi, quoiqu'il y ait
une infinité de figures, dont je ne connais la na-
ture que par de longs raisonnements, je ne laisse
pas, lorsque je les ai faits, d'avoir une idêe aussi
véritable de ces figures, que j'en ai du cercle ou
du triangle, que je puis concevoir d'abord. Et, quoi-
que peut-être ce ne soit aussi que par raisonnement,
que je suis entiêrement assurê qu'il y a vêritable-
ment, hors de mon esprit, une terre, un soleil et
les étoiles, l'idée qui me représente la terre, le
soleil et les étoiles, comme étant vraiment exist~nts
hors de mon esprit, n'en mérite pas moins le nom
d'idée, que si je l'avais eue sans avoir eu besoin
de raisonner."IDD
Nos jugements, nos raisonnements sont vrais en tant qu'ils
sont la représentation d'idées claires et distinctes. C'est
sur ces idées claires et distinctes, au-delà des mots, des
sons, et de l'image, que Descartes a voulu fonder la vraie
science.
L'étude de la nature de l'idée par le biais du lan-
gage, permet ainsi, à Arnauld de confirmer les thêses carté-
siennes: la fonction représentative de l'idée se distingue
100.
ARNAULD,
Des
vraies
et
des
fausses
idées,
chap.
V,
déf.
9,
o. C., t. 38, p.
199.

63
radicalement ~e la représentation imaginative et confuse. L'i-
dée a pour fonction de nous faire connaître l'essence objec-
tive des chos~s, de rendre possible l'application du jugement
vrai.
Les quelques textes de Descartes sur le langage, ainsi
que les objections
de ses correspondants ont certes, révélé
à
Arnauld l'intérêt d'une réflexion sur les idées dans leur
rapport aux questions linguistiques. Mais, Arnauld avoue aussi
que ses maîtres à penser demeurent en la matiére saint Thomas
101
et saint Augustin
. Ainsi. en confirmant les thèses de
Descartes, Arnauld reconnaît aussi
l'accord entre Descartes,
saint Thomas et saint Augustin.
101.
ARNAULD,
Défense,
V,
ISe exemple,
O.C.,
t.
38,
p.
587.
-
Saint AUGUSTiN,
Confessions,
livre X ; De magistro.
-
Saint THOMAS,
De magistro.
Saint Thomas
y
accorde
beaucoup
plus
d'importance
aux
signes.
-;'.,.
'''"-
. ~.'
,_ . . -" ..

64
3. LA DISTINCTION DES IDEES.
La fonction représentative de l'idée consiste essen-
tiellement a nous faire conna'tre la chose sans l'intermédiaire
de l'image. L'idée est alors conçue comme une intuition intel-
lectuelle de l'essence de la chose qui
rend possible un juge-
ment vrai.
Il faut bien rappeler qu'il
s'agit des idées claires
et distinctes.
La Logique de Port-Royal consacre son chapitre IX
a la "clarté et distinction des idées", a leur "obscurité et
confusion"ID2. Arnauld et Nicole semblent respecter la hiérar-
chie des idées introduite par Descartes et qui chez lui condi-
tionne l'objectivité de la science.
Est-ce a dire que les Logiciens de Port-Royal s'ins-
crivent dans le courant de l'idéalisme mathématique? Les exem-
ples qu'ils donnent dans la Logique pour illustrer leur défini-
tion de l'idée claire et distincte, de l'idée obscure et confuse,
montrent bien que leurs préoccupations sont tout autre.
Exami-
nons les textes.
Parmi les idées claires et distinctes on dénombre
dans la Logique
1) des idées qui sont représentatives de l'existence
et de l'essence du sujet pensant
"l' idée que chacun a de soi-
même comme d'une chose qui pense et de même aussi l'idée de
toutes les dépendances de notre pensée, comme juger, raisonner,
d
t
1 ·
d - '
t ' "
,,103
ou er, vou Olr,
eSlrer, sen lr, lmaglner
102.
ARNAULD,
La logique ou l'art de penser,
Clair
et
Cir-
bal,
Paris,
P.U.F.,
1965,
LI,
chap.
IX,
p.
70.
\\03.
ARNAULD,
ibid.,
p.
70.
Ji
. ..
',"
. : "~r' .....;.-;
".
." . , .. ,
••. ! .
..'

65
2) Les notions mathématiques,
(l'étendue, la figure,
le mouvement. le repos, le nombre) et les notions métaphysiques
d'être, d'existence, de substance, d:ordre, de durée; l'idée
de Dieu.
En quoi consiste la clartê de ces idées? Les auteurs
de la Logique déclarent qu"'une idée nous est claire quand elle
nous frappe vivement"lü4. Et ils ajoutent que "toute idée est
distincte en tant que claire"lD5
Ainsi, pour Arnauld et Nicole
ce qui définit la clarté c'est la vivacit~ de l'impression que
les idées font sur l'esprit. Les idées claires et distinctes
s'imposent à nous par l'éclat de leur évidence qui
nous force
à
les reconnaitre.
En définissant la clarté par la vivavité,
Arnauld est conduit à admettre que l'idée de la douleur est
claire et distincte
"dans la douleur. dit-il, le seul senti-
ment qui nous frappe est clair et distinct aussi"lD6. Dans le
livre Des vraies et des fausses idées, il maintient cette défi-
nition : "l'idée que nous avons des qualités sensibles, comme
sont les couleurs, les sons, les odeurs, en tant qu'elles sont
des modifications de notre âme est une idée claire"lD7. Arnauld
en appelle au témoignage de la conscience. Quiconque rentre en
soi-même, et se consulte ne peut pas dire qu'il
ne connait pas
clairement les différentes couleurs qu'il voit et les différents
sons qu'il entend.
Nous les connaissons clairement, "ave.c. ~vi­
de.nc.e. et ce~titude."lD8. Si nous n'en avions qu'une connaissance
104.
ARNAULD,
La Logique ... , Clair et Girbal,
Paris,
P.U.F.,
1965,
Ll,
chap.
IX,
p.
70.
\\05.
ARNAULD,
ibid.,
p.
70.
106.
ARNAULD,
-~bid .•
p.
70.
107.
ARNAULD,
Des vraies et des
fausses
idées,
chap.
XXllI,
O.
C.,
t .
38,
p.
316.
J08.
ARNAULD,
ibid.
<::,. .,'.:
w
,

.'~.'.- _,..

66
obscure, nous ne pourrions connaître qu'avec quelque doute
ce que nous sentons. Arnauld s'aligne sur Descartes qui expli-
que dans un article des Principes que
"pour bien distinguer ce qui est clair et obscur
dans les idées que nous avons des choses, il faut
surtout bien remarquer, que nous voyons clairement
et distinctement la douleur, la couleur et autres
choses semblables, tant que nous ne les regardons
que comme des sentiments et des pensées; mais qu'il
n'en est pas de méme quand nous les considérons com-
me des choses qui sont hors de notre esprit"I09,
De ce point de vue, il n'y a aucune
différence de perfection
entre nos idées. Elles sont toutes égales. Arnauld les consi-
dérant en soi. Que nos
idées soient toutes égales et formelle-
ment claires en soi, c'est ce que reconnaît aussi Descartes.
Mais, pour Descartes, les idées diffèrent en perfection les
unes des autres, considèrées, non plus du point de vue de leur
réalité formelle ou en soi, mais du point de vue de leur réa-
lité objective. Selon la hiérarchie qui en résulte, Descartes
oppose les idées claires et distinctes aux idées obscures et
confuses. Dans la Logique, Arnauld aussi reprend la mème
division
"Les idées confuses et obscures sont cell es que nous
avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des
sons, des odeurs, des goüts, du froid, du chaud, de
la pesanteur, etc.
comme aussi de nos appétits, de llO :
la faim, de la soif, de la douleur corporelle, etc"
.
La même définition de la clarté et de la distinction s'applique
donc, chez les logiciens, à toutes les catégories d'idées, aux
idées d'objets. Arnauld appelle donc idée ce que Descartes prend
109.
DESCIIRTES,
Les Pl'incipes de
l.a phil.osophie,
l,
art.
68,
cité
par
ARNAULD,
Des vraies et des fausses
idées,
chap.
XXIII,
O.
C.,
t .
38,
p.
317.
110.
ARNAULD,
La Logique ... , Clair et Girbal,
Paris,
P.U.F.,
1965,
I,
chap.
IX,
p.
71.

67
comme telle dans ses traités de physique, Le Monde, le Traité
de
l'homme.
Dans le Traité de l'homme, Descartes n'avoue-t-il
pas :
"je veux comprendre généralement, sous le nom d'Jd~e,
toutes les impressions que peuvent recevoir les es-
1
prits en sortant de la glande H, lesquelles s'attri-
buent toutes au sens commun, lorsqu'elles dépendent
de la présence des objets; mais elles peuvent aussi
procéder de plusieur autres causes ... et alors c'est
a l'imagination qu'elles doivent être attribuées"lil.
Ces idées Descartes les appelle dans le corps du texte éent~-
ment~. Ainsi, pour Arnauld, est clair et distinct ce qui est
évident, et l'évidence c'est la perception claire et distincte
d ' une i dé e. Le cr it ère deI a c 1art é que r e t i en ne nt 1es log ici en s
de Port-Royal, est un critère empirique et subjectif: la viva-
cité de l'impression. Elle est, en effet, une propriété du su-
jet et non de l'objet.
Et lorsque Arnauld en appelle a la cons-
cience il
renforce l'élément subjectif et psychologique. Ce
que provoque la clarté de l'idée c'est la certitude du sujet,
une certitude subjective qui accompagne en moi la prèsence de
l'idée. Cette manière de concevoir l'idée claire et distincte
semble pourtant bien autorisée par Descartes. Dans 1 a défini-
tion qu'il donne lui-même de la clarté et de la distinction de
l'Idée, dans les Principes, Descartes fait intervenir des élé-
ments empiriques et psychologiques:
"J'appelle claire, déclare-t-il, celle qui est pré-
sente et manifeste a un esprit attentif: de même que
nous disons voir clairement les objets lorsque étant
présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont
disposés a les regarder; et distincte, celle qui est
tellement précise et différente de toutes les autres,
qu'elle ne comprend en soi que ce qui parait manifes-
tement a celui qui la considère comme il faut."112
111.
DESCARTES,
Traité de
l'homme,
Oeuvres
philosophiques,
t;
l,
Paris,
Garnier,
1963,
p.
451.
1 1 2.
DE S CAR TES,
PI' i 11 C i Pes,
l,
45,
0 e uv r e s
phi los 0 phi que s ,
t .
I l l ,
Paris,
Garnier,
1973,
p.
Il?.
.
. .
-- ~ .. - .,
,,~
.,;
:-' ...
'.. ' :..'

68
Cette définition des Principes répond presque mot pour mot au
premier précepte du Discours de la Mdthode 00 la clarté et la
distinction supposent la (.JJté,H'tc.e de l'objet à l'esprit, d'oO
leur contact.
L'on connait les objections qui ont été envoyées à
Descartes contre les éléments subjectifs et psychologiques qui
l13
accompagnent la définition de l'idée claire et distincte
.
Les auteurs de la Logique qui ne les ignoraient pas, n'ont pas
hésité malgré cela, à reprendre la conception cartésienne. De
plus, le remède qu'ils préconisent pour éviter la confusion
et l' obscuri té des idées, est cel ui que recommande Descartes
dans le Discours de la Mdthode
: éviter la précipitation et
la prévention:
"l'unique remède, disent-ils, est de .nous défaire
des préjugés de notre enfance et de ne rien croire de
ce qui est du ressort de notre raison, par ce que
nous en avons jugé autrefois; mais par ce que nous
en jugeons maintenant. Et ainsi, nous nous réduirons
à nos
idées naturelles, et pour les confuses nous
n'en retiendrons que ce qu'elles ont de clair, comme
qu'il y a quelque chose dans le feu qui est cause que
je sens de la chaleur ... , ne déterminant rien de ce
qui peut étre dans le feu qui me cause ce sentiment ...
que je n'aie des raisons claires qui m'en donnent la
connaissance"114.
Les objections qui avaient été envoyées à Descartes
remettaient en question la clarté et la distinction de l'idée
comme criterium de la connaissance vraie et objective. Descartes
échappe à la subjectivité en réaffirmant le lien intrinsèque
entre sa méthode et l'évidence. C'est à cette méthode aussi que
113.
Objections
de
H08BES,
Troisiêmes
Obj~ctions ~t Rêoon-
ses
in DESCARTES
Oeuvres
philosophlques,
Parls,
Garnler,
t .
Il,
p.
599
;
GASSENDI:
"Contre
la Troisiême Héditation",
in DESCARTES,
Oeuvres
philosophiques,
paris
Garnier,
t .
I l ,
p.
723.
114
ARNAU 'LD
L
Lo ;que
l,
chap.
IX,
Clair
et
Girbal,
.
,
a
g~
. . . .
Paris,
1965,
p.
76.

59
les logiciens de Port-Royal ont recours pour assurer à l'idée
sa clarté et sa distinction. Nous ne sommes pas surpris de
constater que les auteurs de ces objections sont Hobbes et
Gassendi, ceux-là mêmes que les logiciens de Port-Royal dénon-
cent comme les représentants du matérialisme. L'idée claire
et distincte permet à Descartes de démontrer l'existence de
Dieu, la distinction de l 'àme et du corps. Pour nous donner
une connaissance vraie des choses, il n'est pas nécessaire que
l'idée soit parfaite ou adéquate
nous rappelle Arnauld. L'idée
claire suffit. L'idée de Dieu par exemple est suffisamment
claire "pour nous faire connaître en Dieu un três grand nombre
d'attributs que nous sommes assurés ne se trouver qu'en Dieu
mais elle est obscure si on la compare à celle qu'en ont les
Bienheureux dans le ciel et elle est imparfaite en ce que no-
tre esprit étant fini
ne peut concevoir quetrés imparfaitement
un objet infini. Mais ce sont différentes conditions en une
idée d'être parfaite et d'être claire. 'Car elle est parfaite
quand elle nous représente tout ce qui est en son objet, et
elle est claire quand elle nous en représente assez pour conce-
voir clairement et distinctement,,115. Les auteurs de la Logique
se sont souvenu, en ce texte, des éclaircissements apportés par
l15
Descartes dans ses Réponses aux Quatrièmes Objections
.
En
intégrant dans sa définition de l'idée claire et distincte des
éléments de nature psychologique, Arnauld ne pense pas pour au-
tant compromettre l'objectivité de la connaissance qui se pose
115.
ARNAULD,
La Logique ... , l,
chap.
IX,
Clair
et
Girbal,
Paris,
J 965,
p.
76.
116.
DESCARTES,
Réponses aux Quatrièmes Objections,
ln
Oeuvres philosophiques,
Paris.,
Garnier,
1967,
pp.
660-661.
",
,
..,.

70
précisément sur elle. Arnauld à la suite de Descartes, recom-.
mande, pour être sûr d'atteindre la vérité, de ne faire usage
que de nos idées claires et distinctes, celles qui sont natu-
~elle~, c'est-à-dire qui appartiennent à notre nature. Est-ce
à dire que les ~dée~ con6u~e~ et ob~cu~e~ n'appartiennent pas
à notre nature et qu'elles sont arbitraires? Si elles ne sont
pas naturelles pourquoi les appelle-t-on idées? D'où viennent
leur confusion et leur obscurité?
Les idées confuses et obscures "sont celles que nous
avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des sons,
des odeurs, des goûts, du froid, du chaud, de la pesanteur, etc.
comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la
douleur corporelle, etc.,,117. Elles sont appelées telles, parce
que ces sortes d'idées nous ~ep~é~entent no~ ~en~at~cn~ comme
de~ mcdal~té~
du cc~p~, ce qu' elle~ ne ~ on.t pa~ en ~éal~té.
Par exemple, l'idée de la douleur nous représente la douleur
comme dans la main blessée, quoi qu'elle ne soit que dans notre
esprit. Or, que ce sentiment soit dans notre main, ne nous est
point clair. Nous ne voyons pas clairement et distinctement
que le sentiment est une propriété qui convienne au corps. D'où
vient la confusion? Est-elle propre à l'idée? Quelle en est
la cause? Arnauld et Nicole s'expliquent:
"Comme nous avons été plutôt enfants qu'hommes, et
que les choses extérieures ont agi sur nous en cau-
sant divers sentiments dans notre àme par les impres-
sions qu'elles faisaient sur notre corps, l 'àme qui
voyait que ce n'était pas par sa volonté que ses sen-
timents s'excitaient en elle, mais qu'elle ne les
avait qu'à l'occasion de certains corps, comme qu'el-
le sentait de la chaleur en s'approchant du feu, ne
s'est pas contentée de juger qu'il y avait quelque
chose hors d'elle qui était cause qu'elle avait ses
117.
ARNAULD,
La Logique . . . ,
op.
cit.,
p.
71 .
. ,~,.
.. -
' , , ' " ·~·l • _ •.
. :'.
',. "'..
.~. -'
,

71
sen t i me nt s, en quo i e 11 e· ne ses e rait pas t r om pé e ;
mais elle a passé plus outre, ayant cru que ce qui
était dans ces objets était entièrement semblable
aux sentiments ou aux idées qu'elle avait à leur
occasion.
Et de ces jugements elle en a formé des
idées, en transportant ces sentiments de chaleur,
de couleur, etc. dans les choses mémes qui sont hors
d'elle. Et ce sont là ces idées obscures et confuses
que nous avons des qualités sensibles, l'âme ayant
ajouté ses faux jugements à ce que la nature lui fait
conna i tre." 118
La confusion des idées que nous avons des qualités
sensibles vient de ce que, enfants, nous avons cru que les sen-
sations étaient 6[mblabl[6 aux objets extérieurs qui en étaient
la cause. Nous avons construit dès lors, sur un tel
préjugé,
des jugements faux sur le rapport des idées sensibles aux corps,
1
en les considérant comme des modifications des corps. Or, les
qualités sensibles ne sont ni dans le corps, ni semblables à
la chose extérieure. La sensation est dans l 'àme bien qu'elle
l'éprouve à l' o <è<èa6.{.on de ce qui se passe dans le corps. Nos
erreurs de jugement, depuis l'enfance, sur les rapports des
idées et des choses, nous ont hab.{.tu~ à considérer les idées
sensibles comme des modifications des choses extérieures. C'est
ce faux rapport que nous attachons spontanément aux sensations
qui nous les fait concevoir autrement qu'elles ne sont. C'est
ainsi que nous nous donnons des idées confuses. En tant que
telles les idées confuses sont "arbitraires", elles ne sont
pas "naturelles". Les erreurs de la physique scolastique SUr
la gravité et la pesanteur, sur les formes substantielles s'ex-
pl iquent par la même voie. Pour savoir comment l'on est parvenu
à l'idée de la pesanteur dans la scolastique, il faut observer
ce qui se passe chez les enfants. Ceux-ci, expliquent les logi-
ciens, "voyant des pierres et autres choses semblables qui
118.
ARNAULD,
La Logique . . . ,
ibid.,
pp.
71-72 •
.. . ;.,,-

72
tombent en bas aussitôt qu'on cesse de le soutenir; ils ont
formé de là l'idée d'une chose qui
tombe, laquelle idée est
na tu re 11 e et v rai e, et de plu s de que 1que cau s e de cet tee hute,
ce qui est encore vrai. Mais parce qu'ils ne voyaient rien
que la pierre, et qu'ils ne voyaient point ce qui la poussait,
par un jugement précipité, ils ont conclu que ce qu'ils ne
voyaient point n'était point, et qu'ainsi
la pierre tombait
d'elle-même par un principe intérieur qui était en elle sans
que rien autre chose la poussait en bas, et c'est à cette
idée confuse, et qui n'était née que de leur erreur, qu'ils
ont attaché le nom de gravité et de pesanteur,,119. Arnauld et
Nicole s'inspirent de la critique cartésienne présentée dans
les traités de physique, le Monde et la DioptY'ique.
Il est
clair que pour Arnauld les idées ne sont pas obscures et con-
fuses par l1a.tulle, si l'on entend par la confusion, l'erreur.
"Il est certain, déclare Arnauld, qu'il
ne peut y avoir d'er-
reur ou de fausseté ni en tout ce qui se passe dans l'organe
corporel, ni dans la seule perception de notre âme qui n'est
qu'une simple appréhension,,120.
Il n'y a de vérité et d'erreur
que dans le jugement. La confusion des idées est donc de l1o.tlle
6a~.t. Elle dépend des faux jugements que notre âme a ajoutés
"à ce que la nature nous faisait connaitre".
Les sensations
sont dans l'âme; elles nous révèlent l'existence des corps
extérieurs agissant sur le nôtre, mais sans nous renseigner
sur la nature des corps. Ce que j'appelle idée confuse et obs-
cure, est une idée que je 6o.tge., par hab~.tllde., et qui est le
119.
ARNAULD,
La Logique ... ,
ibid.,
p.
74.
120.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
XI,
p.
85.

73
fait de mon imagination et de ma volonté, Elle est confuse
parce que je mêle à l'élément natu~el un élément (t4ange~,
qui résul te d'une erreur de jugement. L'idée confuse est une
fausse idée. C'est parce que nous pensons avec l'esprit tout
ent i er, avec toutes ses facul tés, l es "en" et l'imagination
a""oQi(" , que nous avons des idées confuses et obscures.
La
présence du corps dans l'acte même de penser, notre pensée
étant incarnée, est ce qui empêche l'exercice de la pensée
pure. Autrement dit, la pensée pure est possible, mais à la
condition de se soustraire radicalement de l'influence du corps.
L'idée confuse, non seulement provient d'une erreur
de jugement, mais encore se présente à notre esprit comme tou-
tes les idées avec le mot auquel elle est jointe. L'idée con-
fuse dans le fond n'est rien. ~1ais le mot qui l'accompagne, le
révèle comme quelque chose, puisque, "les choses ne se présen-
tent à notre esprit qu'avec les mots dont nous avons accoutumé
de les revêtir en parlant aux autres,,121. L'on comprend dès
lors que dans la Logique, Arnauld procède à une critique du
langage comme source de confusion dans
nOS pensées: la confu-
sion est dans les mots que nous attachons aux idées:
"la nétes-
sité que nous avons d'user de signes extérieurs pour nous faire
entendre, fait que nous attachons tellement nos idées aux mots,
que souvent nous considérons plus les mots queles choses. Or,
c'est une des causes les plus ordinaires de la confusion de
nos pensées et de nos discours,,122, Les mots nous servent, en
effet, à signifier nos idées.
"Signifier, précise Arnauld, dans
un son prononcé ou écrit, n'est autre chose qu'exciter une idée
liée à ce son dans notre esprit en frappant nos oreilles ou
121.
ARNAULD,
La Logique ...
ibid.,
p.
38.
\\22.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
XI,
p.
83.

74
,,123
0
'1
'
,
.
t
' t
1
'
nos yeux
r, l
arrlve qu un meme mo
al
p uSleurs sens,
Ce qui est source de confusion et de contre-sens. Lorsque nous
disons, par exemple, que les sens nous trompent, nous prenons
à tort le sentiment pour un jugement.
Il est vrai que le senti-
ment et le jugement sont constitutifs de l'acte perceptif. Le
sentiment c'est ce que 1 'àme conçoit à l'occasion des mouve-
ments qui se font dans les organes et dans le cerveau. Le juge-
ment c'est l'acte par lequel nous rapportons, par exemple, ce
que nous voyons, les couleurs, à 1 'arc-en-ciel. Tous ces élé-
ments qui constituent l'acte perceptif, si différents soient-
ils, nous les comprenons sous le même nom de sens et de senti-
ment. Ce qui nous fait dire que les sens nous trompent. Aussi,
estime Arnauld,
"le meilleur moyen pour éviter la confusion des
mots qui se rencontrent dans les langues ordinaires est de fai-
re une nouvelle langue et de nouveaux mots qui ne soient atta-
chés qu'aux idées que nous voulons qu'ils représentent. Mais
12
pour cela il
n'est pas nécessaire de faire de nouveaux sons ...
'
D'où l'importance de la définition du nom, de6~n~~~o nom~n~~,
et de la défénition de la chose, de6~n~~~o ~e~. La définition
du nom permet, précisément, d'ôter aux mots leur obscurité et
de les attacher à certaines idées, désignées clairement et
distinctement. Prenons un exemple. Certains philosophes affir-
ment que le feu est chaud. Leur jugement est-il
fondé? Il est
indispensable d'être fixé SUI' le sens qu'ils accordent aux
mots.
Il faut que sur la définition des noms, il n'y ait pas
d'équivoque. Qu'est-ce qu'ils entendent par le mot de chaud?
S'ils entendent seulement la cause qui
produit en nous la sen-
sation de chaleur, ils ont raison d'affirmer que le feu est
chaud. Mais, s'ils entendent par chaud, une qualité dans le
123.
ARNAULD,
La Logique ... ,
ibid.,
chap,
XIV,
p.
94.
124.
ARN,\\ULD,
ibid.,
chap.
XII,
p.
86 .
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75
feu semblable à la sensation de chaleur que j'éprouve, on au-
ra raison de ne pas les suivre; parce qu'il est bien clair
que le feu nous fait avoir le sentiment de la chaleur par l'im-
pression qu'il
fait sur notre corps; mais il
n'est nullement
cta~~ que le feu ait rien en lui qui soit ~embtabte à ce que
nous sentons, quand nous nous en approchons. Ainsi, en dissi-
pant les équivoques et confusions des mots, la définition per-
met d'avoir une idée claire et distincte. Ce qui confirme que,
pour Arnauld, la confusion et l'obscurité ne sont pas propres
aux idées, mais aux mots que nous attachons à nos idées. Par
nature toutes nos idées sont claires et distinctes. Elles sont
toutes vraies. Si elles nous paraissent confuses et obscures,
leur confusion vient de ce que nous leur avons ajouté, par nos
faux jugements, sous la pression des préjugés de l'enfance, et
par précipitation. Les exemples analysés par Arnauld concourent
tous à montrer que l'erreur et la confusion sont dans le juge-
ment et dans les mots que nous attachons arbitrairement aux
idées. L'examen des idées confuses et obscures est, en fait,
pour Arnauld, une critique du jugement appliqué aux sens. En
est-il de même chez Descartes, et peut-on dire que le dévelop-
pement de la Logique vérifie les thèses cartésiennes?
La question des idées obscures et confuses se pose
dans la Troisième Méditation. C'est par la considération de
leur réalité objective que Descartes oppose les idées claires
et distinctes, qui
nous représentent les essences objectives,
et les idées confuses et obscures. Les idées claires et dis-
tinctes sont des copies fidèles et rationnelles des choses,
de vraies et immuables natures. Les idées obscures et confuses
sont nos impressions ou sentiments. Elles sont au contraire
nJa.té~~ettemen.t 6au~~e.~. "Encore que, dit-il, j'aie remarqué
....~,.....'.
..' '. " '."'

76
ci-devant, qu'il
n'y aque dans les jugéments que je puisse
rencontrer la vraie et formeile fausseté, ilse peut néanmoins.
trouver dans les idées une certaine fausseté matérielle, à s~-
voir, lorsqu'elles représentent ce qui n'est rien, comme si
c'était quelque chose, par exemple les idées que j'ai du froid
et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que
par leur moyen je ne puis pas discerner si le froid est seule-
ment une privation de la chaleur, ou la chaleur une privation
du froid, ou bien si l'une et l'autre sont des qualités réel-
les ou si elles ne le sont pas; et d'autant que les idées
étant comme des images, il n'yen peut avoir aucune qui ne
nous semble représenter quelque chose, s'il est vrai de dire
que le froid ne soit autre chose qu'une privation de la cha-
leur l'idée qui me le représente comme quelque chose de réel,
et de positif, ne sera pas mal à propos appelée fausse; et
ainsi des autres semblables idées,,125. Les idées sensibles
sont dites "matériellement fausses"
en tant qu'elles "représen-
tent ce qui n'est rien comme si c'était quelque chose,,126
Descartes distingue ainsi deux types de fausseté, par rapport
-à l'idée:
la 6a.uJ.,J.,eté 6oJtme.t.te, est celle qui se rencontre
dans le jugement; la 6a.uJ.,J.,eté ma.téJt~ette est celle qui est
proprement dans l'idée. La fausseté matérielle de l'idée con-
siste, comme toute erreur, dans une confusion, par exemple,
quand on prend la représentation du froid comme une propriété
réelle appartenant à la chose extérieure, alors qu'elle ne lui
appartient pas effectivement. L'idée du froid me renseigne,
plutôt, sur moi-même elle est une modification du sujet_ Elle
125.
DESCARTES,
Méditations Métaphysiques,
I l l ,
A.T.
IX,
p.
34-35;
Garnier
Il,
1967,
pp.
442-443.
126.
DESCARTES,
ibid.,
pp.
34-35 •
.....
..
;.....:.,.
_.... ':-'
~
-

77
ne peut être en aucun cas une modification corporelle. Les
idées sensibles sont matériellement fausses parce qu'elles
nous induisent en erreur. C'est dire qu'elles nous contraignent,
si l'on peut dire, à faire de faux jugements. Nous nous trom-
pons précisément sur leur matière. En elles-mêmes, considérées
dans leur être réel, ell es ne sont pas des copi es ou des repré-
sentations effectives des choses extérieures. Aucun objet ne
leur correspond. En soi, ce sont des modes de l'âme. Or, au
lieu de les prendre pour ce qu'elles sont en elles-mêmes, c'est-
à-dire pour des perceptions, nous les prenons pour des repré-
sentations effectives des choses. D'où l'erreur, d'où leur 6au~­
~e,ti! maiéltieffe. Mais, pourquoi nous trompons-nous à leur sujet?
Parce que, ces idées sensibles ne sont ni claires, ni distinc-
tes, si nous considérons leur réalité objective. Puisque les
idées sensibles ne nous renseignent pas sur la nature des cho-
ses extérieures, pourquoi ne pas les considérer comme de sim-
ples perceptions et ne pas les appeler idées? Pour 'Descartes,
en effet, les idées sensibles ne sont que des modifications de
l'âme, qui renseignent l'âme sur ce qui se passe en elle-même.
Mais. s'il continue à les appeler idées, c'est parce que ces
qua lit é s sen s i b'les 0 nt l a pro pr i été qui dé fin i t l' i dé e, des e
donner à notre conscience comme des images des choses. Descartes
leur reconnaît de ce fait une réal ite objective. Nous le savons,
ce n'est pas la ressemblance avec la chose qui définit l'idée,
Mais plutôt cette propriété de représenter quelque chose. Or,
les idées sensible~ se présentent à notre conscience comme se
rapportant à quelque chose. C'est parce qu'elles possèdent une
réalité objective, et, par là, elles méritent d'être appelées
idées. Mais, à la différence des idées claires et distinctes
qui sont des copies fidèles des choses, les idées sensibles, si
elles se donnent comme des copies, ne sont pas pour autant des

78
images vraies des choses. C'est dire que les jugements que
nous faisons à leur propos ne sont pas vrais. L'idée sensible
constitue donc un cas unique où la réalité formelle de l'idée
fonctionne sans même qu'il y ait la réalité formelle de la
chose. L'idée fonctionne et m'apparaît comme ayant une certaine
réalité objective. Mais, cette réalité est infiniment petite,
puisque la vraie propriété du corps en soi, à laquelle elle
renvoie est pour moi
un néant de connaissance. Elle est si pe-
tite qu'on ne peut la distinguer du néant et qu'on risque à
son propos de prendre le néant pour de l'être. Pour Descartes
la confusion est inh[~ente et int~in6lq~e aux idées sensibles.
Il y a plus que la simple précipitation ou la simple préven-
tion
l'idée matériellement fausse comprend une confusion in-
trinséque.
Les idées sensibles sont, en effet, des modifica-
tions de l'âme provoquées par quelque modification cérébrale,
elle-même effet d'une excitation interne ou externe, mécani-
quement reçue par l'organisme.
Les idées sensibles sont en nous
en tant que nous sommes unis à un corps. Elles révélent la pré-
sence d'un corps qui agit sur le mien et dont la propriété est
étrangére au sentiment. C'est cette correspondance avec la
chose extérieure dont elle me révéle la présence sans me le
faire connaître dans son essence, ~ui caractérise l'idée sensi-
ble. C'est précisément cette d~plieitl que renferme l'idée sen-
sible d'ètre une modalité de l'âme et de se donner comme image
de quelque chose d'extérieur qui définit son intrinsèque con-
fusion.
Arnauld ne comprend pas dés la premiêre lecture des
Mlditation6 A[itaphY6iq~e6, ce que Descartes a voulu dire par
la fausseté matérielle de l'idée.
Dans les objections qu'il
lui adresse, il demande des explications plus convainquantes.

79
Qu'est-ce que l'idée du froid, demande-t-il
? C'est le froid
même en tant qu'il est objectivement dans l'entendement. C'es
la définition scolastique.
la conception de l 'l~4e obje~~i6 dont Arnauld s'ins
pire dans son argumentation est celle
de thomistes. Son rai-
sonnement est semblable à celui de Catérus, l'auteur des Pre-
mières Objections.
Il est vrai que dans la Troisième Méditatio
le sujet est encore enfermè dans le Cogito. Mais, prècisément,
si Descartes procède, avec la question des idèes sensibles, à
une nouvelle critique du sensible, c'est bien pour mettre de
nouveau à l'èpreuve nos prèjugés. Cette nouvelle critique est
destinée à convaincre le lecteur scolastique. L'analyse cartc-
sienne heurte inévitablement la sensibilité thomiste d'Arnauld
D'où ses objections. Dans sa recherche des conditions de possi
bilité de la science, Descartes pose le Cogi~o comme seul
poin
de départ valable. D'où la mise entre parenthèses, non pas du
fait de la science, mais de l'existence même des choses. Arnau
ne part pas du Cogi~o tel qu'il
le trouve chez Descartes, mais
127
tel qu'il
le trouve chez saint Au9ustin
. La conscience n'est
pas seule. Elle est engagée et présente dans un monde constitué
Dans cette perspective, Arnauld est donc obligé de concevoir
l'idée, à la manière de Catérus, c'est-à-dire selon la doctrine
thomiste. Arnauld se montrera entièrement satisfait des expli-
cations de Descartes, dans les R.ponses aux Quatri.mes Objec-
tions.
Faut-il s'étonner que, vingt ans plus tard, reprenant
dans la Logique la question ces idées confuses,
il en ait donné
une analyse conforme aux thèses cartésiennes?
Rien d'étonnant,
127.
ARNAULD,
Quatrièmes
Objections,
in
DeSCARTES,
Oeuvres
ph'l:ZO.c;oph'z:qu,?S,
Paris,
Carnier
I I , 1 9 6 7 ,
p.
633 .
.,',\\ _ ) -"

80
en effet. Dans l a Logique, il
n'est pas question de JtêaLLtê
objf'-c./:,~ve, ou d'ê/:Jte objec.:U"Q.
Il est question d'idée, de mots
et de signes. Comment la Logique rend-elle compte de cette
dupLic.iLê que renferme chez Descartes l'idée sensible et qui
définit son intrinsèque confusion?
Il
est bien clair que pour Arnauld les idées obscu-
res et confuses sont celles que nous avons des qualités sensi-
bles
; couleurs, sons, odeurs, goûts, les idées du froid, du
chaud, de la pesanteur, de nos appétits, de la faim, de la
soi f, de lad 0 u leu r cor p0 rel le.
L' i dé e de lad 0 uleu r, exp l i q ue-
t-il, est confuse "en ce qu'elle nous représente la douleur
comme dans la main blessée, quoiqu'elle ne soit que dans notre
128
esprit"
. La chaleur et la brûlure sont deux sentiments. L'on
ne dit pas que la chaleur est dans l'âme, mais plutôt dans le
fer.
On ne dit pas non plus que la brûlure est dans le feu.
Mais l'on dit au contraire que la douleur est dans la main que
le feu brûle. En quoi
l'on se trompe.
La douleur "n'est que
dans l'esprit, quoiqu'à l'occasion de ce qui se passe dans la
main, parce que la douleur du corps n'est autre chose qu'un
sentiment d'aversion que l'âme conçoit, de quelque mouvement
,
129
contraire à la constitution naturelle de son corps"
. Les
idées sensibles s'expliquent donc, comme chez Descartes, dans
le cadre de l'union de l'âme et du cor'ps. L"idée de la douleur
est confuse en tant qu'elle me représente la douleur comme une
propriété du corps. Autrement dit quand j'éprouve de la douleur,
j'ai l'idée de la brûlure, mais en même temps j'ai l'idée que
la douleur est dans la main.
L'idée de la douleur est comparable
128.
ARNAULD,
La Logique . . . ,
l ,
chap.
IX,
p.
70.
129,
ARNAULD, 1:bid.,
p.
72.

81
a l'idée de signe. Le signe, rappelons-le. enferme deux idées
l'une de l a chose qui
représente; l'autre de l a chose repré-
sentée
et sa nature consiste a exciter la seconde par la pre-
mière. L'idée de la douleur est un sentiment que l'âme conçoit.
En tant que telle, la douleur est une modification ou perception
dont l'âme a nécessairement conscience, Elle en a une idée.
Mais celle-ci s'évanouit comme sentiment
de l'âme, se substi-
tue a l'idée Dour représenter la douleur comme appartenant au
corps,
La duplicl~l
dont nous parlions nous la retrouvons dans
les textes de la Logique consacrés a l'idée confuse.
La pesanteur a été citée par Arnauld au nombre des
idées confuses. PDurquoi
? En voyant, enfants, une pierre tom-
ber, nous avons formé l'idée d'une pierre qui tombe, et que ce
phénomène a une cause. Cette idée est vraie et naturelle.
Nous
avons ajouté une autre idée selon laquelle la pierre tombe
d'elle-méme par un principe intérieur et qui lui est propre.
Cette seconde idée est con6u~~ : parce que je suppose qu'il y a
dans le corps un principe autonome de mouvement, tel que j'en
fais l'expérience dans mes actes volontaires. J'attribue la
mème spontanéité au corps. Mais c'est al1_b.UJtalJtem~nt que j'at-
tribue au corps ce principe intérieur. De ce principe je n'ai
aucune connaissance claire qu'il
appartient effectivement au
corps. C'est donc une idée confuse et obscure. Ce qui définit
la confusion de l'idée c'est sa duplicité. De méme ce qui défi-
nit le signe c'est le dédoublement du rapport de l'idée a son
objet. Dans l'exemple de la pesanteur comment rendre compte de
la duplicité de l'idée confuse? Ce que j'appelle pesanteur
c'est l'idée qui représente un principe autonome de mouvement
comme une propriété du corps. Cette idée est confuse et c'est
a cette idée confuse que les hommes "ont attaché le nom de

82
gravité et de pesanteur". Ainsi
la pesanteur réveille l'idée
d'une qualité qui s'efface pour devenir la représentation d'une
autre chose, d'un corps qui
tombe de lui-méme par un principe
1
intérieur. La p'esanteur en tant que qualité sensible est un <l'<'gl1e
qui enferme deux idées. L'idée confuse est la seconde idée qui
est excitée par la première.
En effet, Arnauld estime, que la confusion des idééS
sensibles doit être rapportée aux préjugés de l'enfance. Si
elles nous apparaissent, selon l'expression de Descartes,
"matériellement fausse", c'est parce qu'elles procèdent de
faux jugements.
Les idées confuses sont des qualités sensibles.
Ces idées sensibles sont considérées par Descartes et Arnauld
comme des signes. Elles ont une finalité biologique. Elles sont
le signe infaillible de l'utile et du nuisible.
Les idées con-
fuses ont été forgées sous la pression des faux jugements que
nous avons ajoutés à ce que la nature nous faisait connaitre.
L'idée confuse proprement dite, n'est pas une Idée naturelle.
Elle est iULbLtJta.'<'Jte.. Ainsi, dans l'idée sensible, qui est un
signe, il Y a une idée qui est vraie, c'est la sensation qui
est en elle-même une modification de l'âme, il y en a une se-
conde qui est fausse, celle qui est excitée par la première et
qui se donne comme représentant la chose extérieure. Cette
seconde est "matériellement fausse"
parce qu'elle n'est pas
l'image vraie de la chose extérieure. La première est vraie
parce qu'elle me renseigne sur ce qui se passe en moi à l'occa-
sion des modifications corporellei. Va.n~ te 6ond, '<'l n'y a. pa.~
de dé~a.c.c.oJtd en.tJte AJtnallfd e.t Ve~c.aJt.te·;. L'idée sensible con-
tient, pour l'un comme pour l'autre, un élément qui lui est
intrinsèquement étranger. Arnauld explicite on le voit par sa
théorie du signe la conception cartésienne de l'idée ma.téJt'<'el-

" ..
il3
lemen~ 6au66e. L'idée corifuse est pour A~hauld une fausse
idée.
Sur la distinction des idées, Arnauld et Descartes
semblent avoir une conception sensiblement identique. Est-ce
à dire qu'ils ont les mêmes préoccupations? Les exemples que
choisit Arnauld, particuliêrement dans ia Logique, pour illus-
trer la théorie cartésienne, montrent bien que ses préoccupa-
tions sont différentes de celles de Descartes. Pour avoir
introduit une hiérarchie entre les idées, considérées du point
de vue de leur réalité objective, Descartes parvient à rendre
compte de l'objectivité de la science, à fonder une science
moderne, la physique mathématique. Telle était son projet.
Exclu de la science, le sensible se trouve investi d'une mis-
sion biologique, d'être le signe infaillible de l'utile et du
nui s i b1e.
End é fin; s san t 1es id é e s sen si b1es par 1eu r 6au6 6 e.t é
ma.té~ielle, Descartes reconnaissait par là
l'incapacité du sen-
sible à nous découvrir l'essence vraie des choses. On comprend
alors toute la critique qu'il fait du sensibl~ dans les MJdita-
tians MJtaphysiques.
L'intérêt, chez Descartes, de cette hié-
rarchie de perfection, est de passer d'une définition de la
clarté purement 6ubjee.tive et p6eudo-objee.tive, à une défini-
tion objective et nécessaire dont dépend la science. Arnauld,
au contraire, est essentiellement préoccupé de manale et de
.théologie. Aussi, de cette disc~~~ion avec Descartes, sur la
clarté de l'idée, Arnauld semble retenir essentiellement l'af-
firmation de la spiritualité de l'àme, contre les opinions
"extravagantes" et "l'imagination ridicule,,130 des sensualis-
tes, qui croient que l'âme est de la matiére subtile, ou qui
font de la pensée une propriété de la matiére.
:1 consacre un
130.
ARNAULD,
La Logique . . . ,
l ,
chap.
IX,
p.
76.
~,
.' ";_ .'. 1".•.

84
chapitre entier dans la Logique aux idées confuses et obscures
tirés de la morale.
Il commence ainsi
le chapitre X
liOn a
rapporté dans le chapitre précédent divers exemples de ces
idées confuses, que l'on peut aussi appel er fausses, pour' 1a
raison que nous avons dite; mais parce qu'ils sont tous pris
de la physique, il
ne sera pas inutile d'yen joindre quelques
autres tirés de la Morale, les fausses idées que l'on se forme
â
l'égard des biens et des maux étant infiniment plus dange-
reuses"l3l.
Les fausses
idées que nous avons en morale sont la
source des "mauvais jugements" que nous faisons des questions
morales. "Il serait infiniment plus important de s'appliquer
â les connaître et â les corriger, que non
pas à réformer cel-
les que la précipitation de nos jugements, ou les préjugés de
notre enfance nous font concevoir des choses de la nature,
qui ne sont l'objet que d'une spéculation stérile"l32. La Lo-
gique
ne manque pas d'exemples tirés de la morale. Arnauld
est manifestement influencé par saint Augustin, qui s'est es-
sentiellement préoccupé de métaphysique. Saint Augustin s'est
intéressé à la science, mais secondairement, contre les Acadé-
miciens. Le spiritualisme augustinien, Arnauld croit le retrou-
ver dans les textes de Descartes sur la nature des idées. D'où
leur intérét pour Arnauld. Mais, lorsque Descartes dit que les
qualités sensibles sont dans l'âme, que veut-il dire? Qu'el-
les n'existent pas et qu'il
n'y a rien dans la nature que des
mouvements et des figures.
Il en résulte que la physique doit
être fondée sur des idêes claires et distinctes. Aussi, la
physique sera, chez Descartes, une physique géométrique. Elle
est inséparable de la métaphysique qui la fonde.
Arnauld, qui
131.
ARNAULD,
La
Log1:que . . . ,
J,
chap.
X,
p.
77.
132.
ARNAULD,
ibid.,
p.
77.

85
a fait sien le spiritualisme cartésien, peut-il
refuser d'adhé-
rer à la science moderne? La métaphysique de Descartes repose
sur sa théorie des idées. La discussion sur les idées comporte
un double enjeu:
l'enjeu proprement scientifique et celui
que représente le spiritualisme. Arnauld a bien vu le second.
Est-il
possible qu'il ait manqué le premier? Descartes ayant
triomphé de la physique scolastique, on peut, en effet, esti-
mer qu'Arnauld se serait contenté d'assurer le triomphe du
spiritualisme, sans rien renier du cartésianisme. Ar~auld n'hé-
site pas à concilier saint Augustin, saint Thomas et Descartes.
Mais, pour savoir si Arnauld adhére à la science cartésienne
qui
repose sur sa conception p~op~e de la ~êaf~~é objeQ~~ve,
il nous faudra attendre un autre débat, celui qui l'opposera
au Père Malebranche, l'auteur de la Recherche de la Vérité.
. ,,'
,"
..
'
"
,
'

86
4.
L'ORIGINE DES IDEES.
11
L' expticatiol1 occa~iol1aLüte.
"Toute la question est de savoir si toutes nos
idées viennent de nos sens, et si on doit passer
pour vraie cette maxime commune:
Nihit e~t il1 i~tet­
tectu quod non p~iu~ 6ue~it in ~en6~."133
C'est, en ces termes, qu'en 1662, dans la Logique,
Arnauld et Nicole posent le problème de l'origine des idées,
qu'ils distinguent de celui de leur nature. S'ils recherchent
la cause des idées, c'est en s'opposant à l'explication empi-
riste.
Ils rapportent dans la Logique, "le sentiment d'un Phi-
losophe qui est estimé, disent-ils, dans le monde et qui com-
mence sa Logique par cette proposition; Omni6 idea G~tum duc~t
est suffisamment explicite pour que l'on reconnaisse qu'il
s'agit de GasSendi 134 .
Gassendi et les philosophes de l'Ecole expliquent
l'origine des idées par l'action des corps extérieurs sur nos
sens.
Les objets extérieurs enverraient de petites images maté-
riel les et sensibles, que les scolastiques appellent espèces
impresses. Celles-ci parviennent, par l'interMédiaire des sens
extérieurs, jusqu'au sensorium commune 00 elles restent gravées.
L'intellect agent en exprime les formes
intelligibles ou espè-
ces expresses.
L'opération de l'intellect agent consiste à sè-
parer la forme intelligible de l'élément empirique, mêlés
ensemble aux espèces expresses. La forme intelligible ainsi
purifiée devient objet d'intellection pour l'intellect patient.
Car, l'esprit ne peut connaître que l'intelligible purifié de
133.
ARNAULD,
Log{que ... ,
l,
chap.
1.
Claic
pC
Girbal, p.
43
134.
ARNAULD,
{cid.,
p.
43.
' - ..
.'.:.' .

87
tout élément empirique. Autrement dit, nous ne connaissons
les choses matérielles que par le moyen de leurs formes intel-
1 ·
°bl
.
135
19l
es ou especes expresses
C'est cette explication de l'origine de nos idées
qui est communément admise chez les philosophes de l'Ecole.
les auteurs de la Logique, Arnauld et Nicole, associent donc
la thése gassendiste des ~lmulac~a a la théorie des scolasti-
ques, qui soutiennent que toutes nos idées viennent des sens.
Mais Gassendi reconnaît en même temps "que toutes nos idées
n'ont pas été dans nos sens, telles qu'elles sont dans notre
esprit; mais, il
prétend qu'elles ont au moins été formées de
celles qui ont passé par nos sens, ou par composition, comme
lorsque des images séparées de l'or et d'une montagne, on s'en
fait une montagne d'or; ou par ampliation et diminution comme
10rsque de l'image d'un homme d'une grandeur ordinaire, on s'en
forme un géant ou un pygmée; ou par accommodation et propor-
tion, comme 10rsque l'idée d'une maison qu'on a vue, on s'en
fa rm e l ' i ma ge d' une mai son qu' 0n n' a pas vUe. Et ai nsi, dit - i 1 ,
nous concevons Dieu qui
ne peut tomber sous nos sens, sous
l'image d'un vénérable viei 11 ard,,136. Autrement dit, la éa>1.tal-
~le co~po~elle serait a l'origine de nos idées: "quoique tou-
tes nos idées ne fussent pas semblab1es a quelque corps parti-
culier, que nous ayions vu ou qui ait frappé nos sens, elles
seraient néanmoins toutes corpore11es, et ne nous représente-
raient rien qui ne fOt entré dans nos sens au moins par parties.
Et ainsi, nous ne concevrons rien que par des images semblables
135.
NALEBRANCHE,
Recherche de
la
Vérité,
L
III,
I l ,
chap.
I l ,
O.C.,
t.
l ,
p.
418.
136.
ARNAULD,
Logique ... , l,
chap.
I.
Clair
et
Girbal.
p.
44 .

; .•' , .
>

- "
• •

88
à celles qui se forment dans le cerveau
quand nous vdyons,
.
.
d
,,137
ou nous nous lmaglnons
es corps
En affirmant ainsi, que nos idées sont le produit
d'un travail d'abstraction, à partir d'éléments ou de données
sensibles, Gassendi et les philosophes de l'Ecole compromet-
tent l'ind(pendaRce de la pensée. Celle-ci ne saurait s'exer-
cer par elle-même sans le secours des sens. Que l'âme soit
liée aux sens, qu'elle soit apparentée au sensible, à la matié-
re, c'est ce que semble supposer, l 'expl ication de l'origine
cor p0 rel l e des i dé es. Au s si, Ar na u l d lac 0 ns i dère - t - i l co mm e
"très absurde et aussi contraire à la Religion qu'à la vérita-
ble Philosophie,,138. Elle se distingue de la conception augus-
tinienne qui oppose les idées aux phantasmata. L'absurdité de
la thèse de ces philosophes vient de ce qu'ils ont voulu dé-
duire le spirituel du matériel, le pur de l'impur, l'intelli-
gible du sensible. "Car pour ne rien dire que de clait", il
n'y
a rien que nous concevions plus directement que notre pensée
même, ni de proposition qui nous puisse être plus claire que
celle-là: Je pen<le, dORC Je 6ui<l. Or, nous ne pourrions avoir
aucune certitude de cette proposition, si
nous ne concevions
distinctement ce que c'est, qu'êt~e, et ce que c'est que peR-
<le~ ; et il
ne nous faut point demander que nous expliquions
ces termes, parce qu'ils sont du nombre de ceux qui sont si
bien entendus par tout le monde, qu'on les obscurcirait en les
voulant expliquer,,139
Si ma natut'e est de penser, je sais par
137.
ARNAULD,
Logique ... ,
l,
chap.
l ,
Clair
et
Girbal,
p.
44.
138.
ARNAULD,
ibid.,
p.
44.
139.
ARNAULD,
1:bid.,
p.
44.

89
expérience ce que c'est que penser. C'est dire que l'exercice
même de ma pensée me révêle mon être. Penser et être coinci-
dent pour la même conscience qui est toujours savoir immédiat
de soi.
Descartes avait évoqué cet exemple contre les auteur
des Sixiêmes Objections, pour affirmer l'autonomie de la pen-
sée 140 . Arnaul d reprend l'argument en lui donnant une résonna
augustinienne
"Si donc on ne peut nier que nous n'ayions en nous
les idées de l'être et de la pensée, je demande par
quels sens elles sont entrées? Sont-elles lumineu-
ses ou colorées, pour être entrées par la vue? D'un
son grave ou aigu, pour être entrées par l'odorat?
De bon ou mauvais goût pour entrer par le goût?
Froides ou chaudes, dures ou molles pour être entrées
par l'attouchement? Que si l'on dit qu'elles ont été
formées d'autres images sensibles, qu'on nous dise,
qu'elles sont ces autres images sensibles dont on
pretend que les idées de l'être et de la pensée ont
été formées et comment elles en ont pu être formées,
ou par composition, ou par ampliation, ou par diminu-
tion, ou par proportion? Que si on ne peut rien
répondre à tout cela qui ne soit déraisonnable,' il
faut avouer que les idées de l'être et de la pensée
ne tirent en aucune sorte leur origine des sens;
mais que notre àme a la faculté de les former de soi-
même, quoiqu'il arrive souvent qu'elle est excitée
à le faire par quelque chose qui frappe les sens,
comme un peintre peut être porté à faire un tableau
par l'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse dire
pour cela que le tableau a tiré son origine de l'ar-
gent."141
Autrement dit, la thêse de l'origine corporelle des
idées est solidaire de cel le ~uj affirme que nous ne concevons
rien sans image. Soutenir l'origine empirique des idées, c'est
supposer que la "seule façon de concevoir les choses", c'est
140.
DESCARTES,
Réponses aux Sixièmes
Objections,
A.,
t .
IX.
p.
225.
141.
ARNAULD.
Logique . . . .
1.
Clair et Girbal,
p.
71.
SAINT-AUGUSTIN,
Confessions
(X.
X-XII)
M.
A.
ROBINET
signale
le
rapprochement
entre
l'argumentation
cltArnauld et
le
texte
d'Augustin
dans
le
Langage à
l'Age
C&assique,
livre
l,
Paris,
Augustin 50,
197B.

. 0 : . .
90
celle qui se fait par l'application de notre esprit aux images
qui sont peintes dans notre cerveau et qui s'appelle imagina-
tion. C'est parce que, nous dit saint Augustin, nous sommes
attachés aux choses sensibles, conséquence du péché, que nous
sommes victimes de cette illusion. Comment prétendre par exem-
ple, que l'idée que nous avons de Dieu tire son origine de
celle que nous avons d'un vieillard? D'où nous viendraient
les attributs que nous reconnaissons â Dieu? L'indivisibilité,
l'immatérialité, l'immensité, l'invisibilité, la simplicité?
Aucun n'appartient à l'idée d'un vénérable vieillard. D'où
notre esprit les tient-il? Sinon de son propre fonds.
C'est
6ible le jugemen~ v~ai, qu'elle est la représentation vraie
de la chose. C'est parce qu'elle a la propriété d'être vraie
que, selon Arnauld, elle ne peut en aucun cas avoir son ori-
gine des sens.
Il
faut donc conclure que nos idées "ne tirent
en aucune sorte leur origine des sens; mais que notre âme a
la faculté de les former de soi-méme,,142.
Arnauld affirme l 'innli6me des idées, c'est-â-dire
l e pouvoi~ na~u~e.i' et Ùlnf' de l'âme de former. de soi -même,
les idées, sans le concours ni des sens, ni de l'imagination.
143
Arnauld est d'accord avec Descartes et Malebranche
pour
dire non à Gassendi, Hobbes, Mersenne et Régius.
Il
reprend
à son compte l'explication cartésienne selon laquelle l'âme a
le pouvoir ou la faculté de produire de soi-méme ses idées l44 .
142.
ARNAULD,
Logique . . . ,
l,
chap.
l,
Clair et
Girbal,
p.
45.
143.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la Vérité.
L.
III,
Il,
ch,
Il,
Ill,
O.
C.,
t .
1,
pp.
418-428.
144.
ARNAULD}
Logique . . . J
l ,
chap.
1 J
Clair
et
Cirbal,
p.
46.
" .
~_..'.", ·;~l. Ii:, > ••

91
Un texte qui a certainement inspiré ArnaLild, c'est celui des
Notae ~n p~og~amma de Descartes, en réponse au placard de
Régius. Arnauld alu ces textes qu'il évoquera plus tard, ap-
prenant la condamnation par Rome des écrits de Descartes,
alors que Gassendi et, précisément, Régius, qu'il juge plus
145
dangereux n'ont fait l'objet d'aucune censure
. Régius sou-
tenant, que toutes nos pensées viennent des sens, Descartes
lui
répliqua que toutes nos pensées sont innées, même celles
qui nous représentent des objets extérieurs. En effet, ajoute
Descartes, les choses ne les transmettent pas en notre esprit
par les organes des sens. Les choses agissent sur nos organes
des sens et causent des mouvements en notre corps qui donnent
occa~~on A notre esprit de former telles ou telles pensées,
par la faculté naturelle qu'il
en a.
Puisqu'on ne peut conce-
voir aucune communication d~~ecte entre la chose et l'Ame, il
faut bien reconnaître qu'elle tire de son propre fonds toutes
ses pensées, aussi bien les idées de douleur, de couleur, de
sons, que les idées de figure et de mouvement. Toutes ces idées
146
sont nées avec nous
.
L'innéisme signifie, pour Descartes, que nous avons
la faculté de produire nos idées de nous-mêmes. Ces idées,
qui sont en nous, ne sont pas toujours présentes actuellement
A notre pensée. Elles se ~éve~llent A l'occasion de telles ou
telles circonstances. Reprenons l'exemple de l'idée de Dieu.
Régius estimait que l'idée de Dieu n'est pas née avec nous,
mais qu'elle nous a été apprise par une révélation divine ou
145.
ARNAULD,
Lettre
à
DUVAUCEL,
O.
C.,
t.
III,
Lausanne,
p.
397.
146.
DESCARTES,
Notae
in progr'amma,
A. T.
VIII,
p.
341
et
suivantes.
Oeuvres ph-i~asophique.'3, éd.
Alquié,
t.
III,
p.
787
(traduction).
,,,'J',

92
par la tradition ou par l'observation. Ce qui
revient à dire
qu'elle est d'origine sensible, si l'on admet que par la révé-
lation Dieu s'est manifesté aux hommes de manière sensible.
Dans sa réponse, Descartes fit remarquer à Régius qu'il con-
fondait la cause de l'idée de Dieu et l'occasion qui
la fait
naltre en nous. Dieu est la cause de son idée en moi, c'est-à-
dire qu'il m'a donné la faculté de la produire à l'occasion
de tel
ou tel événement. C'est cette mème interprétation que
reprend Arnauld:
"Il est donc faux, que toutes nos idées viennent
de nos sens; mais' on peut dire au contraire, que
nulle idée qui est dans notre esprit ne tire son
origine des sens, sinon par occasion en ce que les
mouvements qui
se font dans notre cerveau, qui est
tout ce que peuvent faire nos sens, donnent occasion
à l' âme des e f 0 rm e r dive r ses i dé e s qu' e Ile ne se
formerait pas sans cela, quoique presque toujours
ces idées n'aient rien de semblable à ce qui se fait
dans les sens et dans le cerveau, et qu'il yait
de plus un très grand nombre d'idées, qui, ne tenant
rien du tout d'aucune image corporelle, ne peuvent,
sans une absurdité visible, être rapportées â nos
sen s . " 14 7
L'intérêt de cette interprétation est qu'elle est conforme à
la Religion et à la véritable philosophie. Elle assure à l'âme
sa spiritualité et son indépendance â l'égard du corps, vérités
que la Religion Chrétienne nous apprend.
En reconnaissant que
la véritable philosophie est d'accord, sur ce point, avec la
Religion, Arnauld veut simplement signifier que la philosophie
148
cartésienne est une philosophie chrétienne
. Arnauld se range
donc du côté des partisans de l'innéisme.
Il distingue nette-
ment la cause de l'idée de l'occasion qui
la fait naltre. Dieu
147.
ARNAULD,
Logique ... ,
l,
chap.
l,
Clair
et Girbal,
p.
46.
148.
ARNAULD,
Examen d'un Ecrit,
O.
C.,
t.
38,
p.
90.
,.,....

93
seul est la cause univers~lle et efficiente des idées. L'occa-
sion qui les fait naitre,·c'est l'ensemble des circonstances
extérieures qui, une fois réunies, déterminent l'âme à avoir
telles ou telles idées., Mais ces circonstances elles-mêmes ont
été voulues par Dieu.
Arnau~ reviendra sur cette question de l'origine
des idêes dans sa polémique avec Malebranche, en 1683. Dans
la Recherche de la vérité, Malebranche conclut à l'origine di-
vine de nos idées par la considération de leur nature.
La dé-
monstration occupe dans la Recherche de la vérité les six
premiers chapitres de la deuxième partie du livre Ill. La théo-
rie de la Vi6ion en Vieu est ainsi affirmée pour la première
fois en 1675, après un examen critique des diverses solutions
proposées au problème de l'origine des idées. Malebranche fait
une sorte d'inventaire historique des théories, en éliminant
celles qui lui
paraissent invraisemblables et erronées. Des
cinq hypothèses retenues, la dernière seule, c'est-à-dire la
sienne, lui semble "conforme à la raison".
"Nous assurons, dit-il, qu'il est absolument nèces-
saire que les idées que nous avons des corps et de
tous les autres objets que nous n'apercevons point
par eux-mêmes viennent de ces mêmes corps, ou de ces
objets, ou bien que notre âme ait la puissance de
produire ces idées; ou que Dieu les ait produites
avec elle en la créant, ou qu'il
les produise toutes
les fois qu'on pense à quelque objet; ou que l'àme
ait en elle-même toutes les perfections qu'elle voit
danS ces corps; ou enfin, qu'elle soit unie à un
être tout parfait, et qui renferme généralement toutes
les perfections intelligibles, ou toutes les idées
des étres créés ,,14~
Oe la fausseté des quatre premières solutions, Malebranche
conclut à la vérité de la dernière, cel le qui fait résider les
idées en Dieu, d'où elles nous éclairent.
149.
MALEBRANCHE,
De
la recherche de
la vérité,
L.
III,
II,
1,
par.
2,
O.
C.,
t.
1,
p.
417.

94
Arnauld estime; non sans raison, que cette théorie
de la Vision en Dieu sert essentiellement, dans la Recherche
de
La vérité,
à prouver la lLéa.t'{',té de nos
Idées.
Il
reprochera
à Malebranche d'avoir confondu deux questions différentes:
la
t ·
d
l
d
'd-
11
d l '
.
150
ques lon
e
a nature
es 1 ees et ce
e
e
eur orlglne
.
La Vision en Dieu confirme, néanmoins, que Dieu est cause de
notre lumiére.
Pour Arnauld, comme pour ,'1alebranche, l'explica
tion de la présence continuelle, en nous, des idées, exige de
remonter jusqu'à Dieu. Mais, n'ayant pas l'un et l'autre la
même définition de la nature des idées, ils ne considèrent pas
de la même façon l'effet de cette causalité divine.
Pour Arnaul
il consiste dans le fait que les idées sont en nous, pour
Malebranche, au contraire, il consiste dans le fait que la lu-
mière que nous recevons des idées nous vient directement de
Dieu où elles résident.
Ce qui
les oppose profondément c'est
la question de l'innéisme. La question est donc de savoir "si
toutes nos idées ou perceptions nous viennent de Dieu ou s'il
en peut avoir qui nous viennent de nous-mêmes,,151. Autrement
dit, l'âme a-t-elle le pouvoir, la faculté de produire ses
idées? L'auteur de la Recherche de ca Vérité répond, non.
Arnauld nous rapporte deux textes du livre 1 de la
Recherche de
[a Vérité.
Dans l'un Malebranche écrit:
"La première et la principal~ des convenances qui
se trouvent entre la faculté qu'a la matière de re-
cevoir différentes ÔigulLto et différentes conô.{.gulLa-
x; 0 n-6, etc e l l e qu'a l' âme der e c e v0 i r di f f é r en tes
'{'dét.o et différentes mad.{.ô.{.cax.{.on.o, c'est que de mê-
me que la faculté de recevoir différentes figures et
différentes configurations dans les corps est entiè-
rement passive et ne renferme aucune action, ainsi
la faculté de recevoir différentes idées et différente
150.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXVII,
o. C.,
t.
38,
p.
340.
151.
ARNAULD,ibid.,
p.
340 .
. . '_l·:
.:._-"..._!

,"
95
modifications da~s l 'esprit ·~~~·entièrement passive
et ne renferme aucune action"152.
L'âme ici, identifiée â l'entendement, est définie par opposi-
tion â la volonté, comme faculté de recevoir différentes idées
et différentes modifications.
Ce texte de Malebranche s'inspire, en fait, de
Descartes. Selon la nouvelle physique toute l'essence de la
matière consiste dans l'étendue.
Il s'agit de l'étendue géomé-
trique, entièrement privée de spontanéité, d'où sont exclues
les formes substantielles des scolastiques. Cette matière est
entièrement passive.
Elle reçoit ses différentes modifications
d'une cause extéri eure. La comparaison de l' espri t avec la ma-
tière, dont la physique cartésienne nous livre les vrales pro-
priétés, conduit Malebranche à identifier dans notre propre
esprit, une faculté passive qui ne renferme aucune action.
Tel est l'entendement, faculté entièrement passive à l'égard
des idées et des modifications qu'il reçoit sans en être la
cause.
Il se distingue de la volonté, faculté de recevoir plu-
sieurs inclinations sans être purement passive. la volonté,
contrairement à l'entendement, est action. C'est le même esprit
unique qui est considéré différemment, soit en tant qu'enten-
dement, soit en tant que volonté.
Il est passivité pure, consi-
déré du point de vue de l'entendement, c'est-à-dire en tant que
faculté de connaître ou de recevoir des idées et des modifica-
tions. il est action, considéré du point de vue de la volonté
qui reçoit passivement plusieurs inclinations mais est capable
au s s id' a c t ion.
L'e s prit, env i sa gé du po i nt de vue de '1 a volon té,
est susceptible d'être mu par ses inclinations. Ce qui pour
152.
Cité
par
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Iddes,
chal'.
XXVII,
O.
C ••
t.
38,
p.
340.

96
Malebranche définit la volonté, c'est le mouvement invincible
que Dieu nous imprime vers le bien en général. Dieu est cause
unique et universelle de tous les mouvements que nous obser-
vons dans la natllre. Mais. tandis que la matière reste entiè-
rement passive et sans action, à ~ 'égard de ses mouvements,
c'est-à-dire que la matière ne peut jamais par elle-même modi-
fier la direction de son mouvement, notre esprit a, par contre
le pouvoir autonome de détourner vers quelques biens parti cu-
liers, ce mouvement naturel vers le bien en général, que Dieu
imprime à notre volonté. C'est ce qu'exprime Malebranche dans
le deuxième texte que cite Arnauld:
"Car de même que l'auteur de la nature est la cause
universelle de tous les mouvemen~6 qui se trouvent
dans la matière, c'est aussi lui qui est la cause
générale de toutes les ~nct~na~~on6 naturelles qui
se trouvent dans les esprits ... Mais il y a une dif-
férence fort considérable entre l'impression ou le
"mouvement que l'Auteur de la Nature produit dans la
matière. et l'impression ou le mouvement vers le
bien en général, que le même Auteur de la nature im-
prime sans cesse dans l'esprit. Car la matière est
toute sans action elle n'a aucune force pour arrêter
son mouvement, ni pour le dêterminer et le détourner
d'un côté plutôt que d'un autre ... Mais il
n'en est
pas de même de la volonté. On peut dire en un sens
qu'elle est agissante, et qu'elle a en elle-même la
force de déterminer diversement l'inclination ou l'im
pression que Dieu lui donne. Car quoiqu'il
ne puIsse
pas arrêter cette impression, elle peut en un sens la
détourner du côté qu'il
lui plaît, et causer ainsi
tout le dérêglement qui se rencontre
dans ses incli-
nations."153
Arnauld rapporte deux autres textes qui vont dans le même sens
"S~ t'on pllé~end Que,
voutO~1l d~66éllen.te6 cho6e6,
c'e6t 6e donnell d~66éllen~e6 mod~6~cat~onb, je demeulle
d'accolld Qu'en ce 6en~ t'e6plli~ peu~ 6e modi6iell di-
vell6ement pail t'act~on Que D~eu met en lu~."
153.
Cité par ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XXVII,
o.
C.,
t.
38,
p.
341.

97
Ou encore
"Il ne 6aut pa6 ~noine que l'entendement obti66e a
la volontt,
en pnodui6ant en lui-même le6 idte6 de6
~ho6e6 que l'ame dt6ine ; ~an l'entendement n'agit
point : il Ile 6ait que ne~evoin la lumi~ne ou le6
idée6 de ~e6 c.ho6e6. "154
Il n'est pas question, pour Arnauld, de se livrer â
une critique systématique de Malebranche.
Il se contente "de
faire voir, que l'on ne saurait prouver, par aucune bonne rai-
son que notre âme soit purement passive, au regard de toutes
ses perceptions, et qu'il est bien plus vraisemblable qu'elle
155
a reçu de Dieu la faculté de s'en former plusieurs"
. C'est
la thèse défendue dans la Logique et que reprend le livre Des
Vraies et des Fausses rd.es.
Dans le chapitre III de la deuxième partie du li-
vre III De la Recherche de la Vérité, Malebranche réfute "1 'opi-
nion de ceux qui croient que nos âmes ont la puissance de pro-
duire les idées des choses auxquelles ils veulent penser:
qu'elles sont excitées â les produire par des impressions que
les objets font sur le corps, quoique ces impressions ne soient
pas des images semblables aux objets qui les causent,,156. Cette
opinion d'inspiration empiriste Arnauld ne la partage pas.
Il
s'intéresse particulièrement aux arguments que Malebranche
avance contre cette thèse empiriste, qui a le mérite, selon
lui, d'avoir reconnu â l'âme le pouvoir actif de produire ses
idées. Ayant établi, dans le chapitre 1 du même livre que les
154.
Cité
par ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XXVII,
O.
C.,
t .
38,
p.
341.
155.
ARNAULD,
ibid.,
p.
341.
156.
MALEBRANCHE,
De
la Recherche de
la Vérité,
L.
III,
II,
chap.
III,
p.
4.

98
corps sont invisibles en eux-mémes et saisissables uniquement
par les idées, il reste â établir la seconde thèse que les
idées résident en Dieu. Dans la Recherche de la Vérité,
la
démonstration procède par l'impossibilité des thèses contrai-
IS7
res
. Les thèses combattues sont au nombre de quatre: deux
thèses empiristes et deux thèses innéistes. Les deux premières
solutions fausses sont celles des scolastiques. Elles admet-
tent précisément une activité de l'âme dans la production des
idées, bien qu'elles introduisent un élément empirique, soit
sous la forme de l'espèce impresse, soit sous celle de l'im-
pression corporelle, comme matériau indispensable â la création
de l'idée. Mais, Arnauld a bien compris que la réfutation de
ces deux théories est moins dirigée contre leur élément empi-
rique que contre leur élément inné. Ce que Malebranche refuse
d'admettre, c'est la faculté créatrice impartie à l'âme dans
les deux cas. S'il réfute la théorie des espèces impresses,
c'est surtout parce qu'elles est la condition de la théorie
de l'intellect Agent. S'il réfute la possibilité des impres-
sions corporelles, c'est pour refuser à l'âme toute espèce de
pouvoir créateur, si minime fût-il.
"De l'innéisme et de l'em-
pirisme, écrit Guéroult, en effet, le plus dangereux adversaire
aux yeux de Malebranche ce n'est pas le dernier auquel
le car-
tésianisme a réglé son compte et que la première thèse a déjà
réfuté, mais c'est le premier, soutenu à fond par toute l'école
cartésienne"IS8, Arnauld l'a bien compris. Aussi, insiste-t-il
longuement sur les arguments développés par Malebranche, d'abord
contre l'élément innéiste des thèses scolastiques, et ensuite
\\57.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la Vérité,
L.
III,
II,
chap.
III,
p.
418.
\\58.
GUEROULT Martial,
Malebranche,
la vision en Dieu,
t.
1,
pp.
101-J02.
..
'
'."
':-';". ':'

99
contre la thèse innéiste proprement cartésienne. Nous examine-
rons ici l'analyse qu'il fait des arguments de Malebranche
contre la solution scolastique 159
Dans sa critique des solutions scolastiques, Male-
branche se référe â sa propre conception de la nature de
l'idée: "J'ai remarqué plusieurs fois, note Arnauld, que dans
ce livre Ill, ce ne sont pas des pe~cep~~on6 mais les ë~~e~
~e.p~ê.~eH:ta~~66 qu'il entend par les mots d'~dê.e6. Or, je n'ai
garde de croire que notre âme a la puissance de produire ces
ë~~e~ ~ep~é~en~a~~66 ne croyant pas que ce soit autre chose que
d
h · -
,,160
L
'd"
d' t"
"
es c 1meres
.
es 1 ees
1S 1nguees des perceptions sont
des chimères. Il s'agit d'idées-archétypes qui, pour Arnauld,
n'ont aucune existence réelle. Seules sont réelles, les idées
prises pour des perceptions. Elles ont une réalité formelle
qui est d'être des modifications de la substance pensante. En
tant qu'elles nous représentent les choses, elles ont une rèa-
lité objective. Malebranche prenant appui sur la réalité de
l'idée la fait résider en Dieu. Les idées sont spirituelles et
appartiennent à la substance du Verbe. Elles sont divines et
incréées. Pour Arnauld, la conception des idées distinguées
des perceptions est erronée. De telles idées ou "êtres représen-
ta tif s" son t de 6a u6 6 e~ ~ d é e~. Les vrai e s i dé es son t des pe r cep -
tions représentatives, qui appartiennent à l'essence de l'âme
l'âme les trouve dans son propre fonds. Attribuer â l'âme la
faculté de produire ses idèes ce n'est nullement une impiétè.
Malebranche n'a donc pas raison de dire que "quand on a~6u~e
159.
Nous
examinerons
les
arguments
de
Malebranche
contre
l'innéisme
proprement
cartésien et
sa variante
arnaldienne
au
chapitre
II,
p. 232.
160.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Id~es, chap.
XXVII,
O.
C.,
t .
38,
p.
347 .
. .'~: :..

100
qu'il leu~ plal~. on 6e me~ 6o~~ en dange~ d'a66u~e~ que le6
homme6
on~ la pui66ance de 6ai~e de6 ê~~e6 plU6 noble6 e~
plU6 pa~6a.d6 que le monde que Vieu a c~éê,,16J. Si l'âme avait
le pouvoir de produire des idées dont la réalité transcende la
nôtre et ce Il e du monde créé, i 1 faudrait di r e , en effet, que
not re âme tient 1â un pouvoir de produire un .monde. plu s parfait
que cel u i que Dieu a créé. 1l Y aurait de l'impiété à lui re-
connaître un tel
pouvoir. Mais, du moment que les idées-arché-
types ne sont que des chimères, on ne commet aucune impièté à
l'égard de Dieu en attribuant à notre âme le pouvoir de pro-
duire un monde de chimères. Ce pouvoir,
l'imagination le lui
assure. Si l'on envisage la question du point de vue de la
nature véritable des idées, c'est-à-dire, des idées prises
pour des perceptions, il
n'y a pas plus d'impiété à dire que
notre âme a la faculté de produire des idées.
En reprenant les arguments avancés par Malebranche
contre la théorie scolastique de l'intellect Agent, Arnauld
n'a pas pour intention, de manifester sa solidarité avec les
adeptes de cette théorie, qu'il a lui-même condamnée au nom
de son cartésianisme.
Il estime scandaleuse la thêse de la
passivité de l'âme, il trouve plus vraisemblable, l'explication
donnée par des scol astiques, que cell e de l'auteur de la Rechn'-
che de
la Vérité.
Les scolastiques ont tort de donner une expli-
cation mécaniste et empiriste de l'origine des idées.
Ils ont
eu raison, cependant, d'avoir reconnu à l'âme le pouvoir réel
de produire ses idées. Ce n'est donc pas la distinction que
16J.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XXVII,
O.
C.,
t .
38,
p.
347.

101
Malebranche affirme entre un entendement passif et une volonté
active qui est l'objet des critiques d'Arnauld. Ce qui est ré-
futé par Arnauld, c'est la thèse de la passivité de l 'àme qui,
chez Malebranche, est fondée sur la réal ité qu'il reconnaît à
l ' i dé e. Pou r Ar nau l d, co mm e a ü s s i pou r Des car tes, l' à me est
active et elle l'est par nature.
L'entendement défini comme
la faculté innée des idées, est un pouvoir actif de produire
les idées. Mais, suggère Arnauld, peut-être que l'entendement
n'exerce effectivement ce pouvoir que sous l'incitation de la
volonté. Celle-ci, active par nature, ne cesse d'exciter l'en-
tendement à produire des idées. Ce qui
interdit de concevoir
une faculté entièrement passive, une virtualité dans l'àme.
La faculté de penser est toujours actuelle.
En conclusion, il faut reconnaitre que Dieu donne à
l'âme des idées ou perceptions naturelles et le moyen de les
apercevoir. A partir de ces premières perceptions, l'âme peut,
par elle-méme, se donner de nouvette~ perceptions, si elle le
veut.
Il suffit pour cela que notre volonté détermine l'enten-
dement.
Arnauld est donc un partisan de l'innéisme.
Il distin-
gue deux sortes d'idées innées; les idées que Dieu nous donne,
et celles que nous nous donnons. Comment les apercevons-nous?
"Je n'ai point assez de lumière, dit-il, pour pouvoir détermi-
ner quelles sont les perceptions que nous tenons nécessairement
de Dieu et quelles sont celles que notre âme se peut donner à
elle-méme ; j'en dirai néanmoins un mot; mais en proposant
seulement ce qui me parait vraisemblable, sans rien déterminer

102
162
absolument·
. Considêrant parmi nos idêes, celles qui vien-
nent de Dieu et celles qui viennent de nous-mêmes. il nous
propose la classification suivante:
parmi les idêes que nous
tenons nêcessairement de Dieu, il cite:
- i-'-i.dée. de. t'â.me.
: "Il ya
lieu de croire, dit-il,
que Dieu en crêant l'âme lui a donnê l'idêe d'elle-même, et
que c'est peut-être cette pensêe d'elle-même qui fait son es-
sence. Car ...
rien ne parait plus essentiel â l'âme que d'avoir
la conscience et le sentiment intêrieur de soi-même, ce que
l
L
·
11
l
h
"
.163
es
atlns appe
ent p us
eureusement e.66e. 6U~ ~on~~~am.
- t'-i.dée. de. t'-i.n6-i.n-i.
:
"On en peut dire autant de
l 'idêe de l'infini ou de l 'ètre parfait. On ne peut concevoir
que nous la puissions former de nous-mèmes, et il
faut que nous
164
la tenions de Dieu.·
- te.6 -i.dée.6 de.6
obje.ü ~Ùlpte.6 : • Il Y a aussi beau-
coup d'apparence que Dieu nous donne les perceptions des objets
fort simples comme de l'êtendue, de la ligne droite, des pre-
miers nombres, du mouvement, du temps, et des plus simples rap-
ports qui nous font apercevoir si facilement la vêritê des pre-
miers principes, comme le tout est plus grand que sa partie.· 165
D'origine divine, ces idêes premières et nêcessaires
sont aussi celles que Descartes appelle
166
-i.nna-tae.
.
Elles pro-
cèdent de Dieu, elles ne sont pas de ma fabrication.
Elles ne
162.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
fausses
Idées,
chap.
XXVII,
O.
C.,
t.
38,
p.
348.
163.
ARNAULD,
ibid.,
p.
348.
164.
ARNAULD,
ibid.,
p.
348.
165.
ARNAULD,
ibid.,
p.
349.
166.
DESCARTES,
A Mersenne,
22
j u i l l e t
1641,
A.,
t.
III,
p.
418 .
.'
...

103
dépendent pas de mon arbitraire ou de ma fantaisie.
Dieu en
est la source. Ces idées appartiennent à mon essence qui,
elle-même, procède de Dieu. Elles sont de. l'âme, entiêrement
spirituelles, et l'àme les découvre dans son propre fonds, par
la faculté qu'elle a reçue de Dieu.
Arnauld reconnaît par ailleurs une autre catégorie
d'idées, celles qui
viennent de nous-mêmes, c'est-à-dire, cel-
les que notre âme "ne peut connaître que par raisonnement, com-
me sont presque toutes les lignes courbes,,167. Mais les unes
et les autres dépendent de Dieu. Les premières ont été mises
en moi par Dieu. Les secondes je ne les découvre que parce que
Dieu m'a donné la faculté de les produire. Dieu en est donc
la eauoe..
Il ne faut pas confondre, en effet, la cause effi-
ci ente des idées et la faculté que nous avons de les produire.
Dieu est la cause unique et universelle de nos perceptions.
Il
est la cause principale sans laquelle ces perceptions ne seraient
pas. Mais, comment venons-nous à penser à ces idées que nous
tenons nécessairement de Dieu? C'est encore Descartes qui sug-
gêre la réponse. L'un et l'autre répondent que c'est à l'oeea-
o~on de telles ou telles rencontres de notre vie que notre
faculté de penser se tourne vers telles ou telles idées. "De
quelque manière que nous ayions ces idées, affirme Arnauld,
nous en sommes toujours redevables à Dieu: tant parce que c'est
lui qui a donné à notre âme la faculté de les produire, que
parce qu'en mille manières qui nous sont cachées, selon ses des-
seins qu'il a eus sur nous de toute éternité. il dispose, par
les ordres secrets de sa providence, toutes les aventures de
167.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
XXVII,
O.
C .•
t.
38,
p.
349.

104
notre vie, d'où dépend presque toujours que nous connaissions
une infinité de choses que nous n'aurions pas connues s'il
les
ava·it disposées d'une autre sorte,,168.
La Providence de Dieu a donc prévu que nous aurons
telles ou telles idées à l'occasion de telles rencontres. Dieu
nous a naturellement disposés à les apercevoir. Bien que Arnauld
distingue les idées naturelles de celles que notre âme se donne
à elle-même,
toutes nos idêes dépendent de Dieu et de ce fait
constituent notre nature.
3)
Le p~oblème de la pe~~ep~~on.
1. La perception des corps.
L'explication occasionnaliste permet de résoudre un
problême, celui de la perception des corps, dans le cadre du
dualisme cartésien. L'âme et le corps étant deux substances
radicalement distinctes, comment la perception des corps est-
elle possible?
Dans l'Examen du Traité de I-'essence du corps, Arnauld,
analysant le problême de la connaissance sensible, distingue deux
choses: les mouvements corporels et les impressions de l'âme.
Les mouvements corporels appartiennent aux organes des sens
dont le cerveau est le principal; les perceptions
appartiennent
à l'âme et sont, ainsi, des impressions, qui
se font dans l'âme.
Lorsque je perçois un homme, une partie de la lumiêre, qui se
réfléchit de toutes les parties de son corps, est poussêe vers
mes yeux et, y entrant par la prunelle, passe par trois humeurs
qui font que, tous les rayons venant d'un même point de l'objet,
168.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XXVIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
349.
1.
~. ." ':
. l".

105
se rassemblent, à peu près, en un même point d'une petite
peau, nommèe rètine. Les èbranlements,que ces rayons causent
dans la rètine, se communiquent par les filaments du nerf op-
tique jusque dans cette partie du cerveau où est le siège de
l'âme, la glande pinèale. C'e~t a ee moment ~eulement qu'il y
a idEe,
e'e~t-a-di~e dt~ que l'homme pa~vient a dt~hi66~e~ le
me~~age eodE que ~ont le~ modi6ieation~ el~lb~ale~169. Arnauld
dècrit la perception sensible dans les mêmes termes que Des-
cartes.
Il explique la perception des corps en s'inspirant
directement de ce que Descartes en dit dans les Traitès de
physique, notamment dans le Traitè de l 'homme, dans la Diop-
trique.
Comme Descartes, Arnauld rèsoud le problème de la con-
naissance sensible des corps, dans le cadre de l'union de l'âme
et du corps.
"Si on me demande d'où vient que. n'ètant pas cor-
porel. je puis apercevoir les corps prèsents ou absents, ne
serait-ce pas bien rèpondre, que de dire, que c'est parce que
ma nature ètant de penser, je sens, par ma propre expèrience,
que les corps sont du nombre des choses auxquelles Dieu a voulu
que je pusse penser
et que m'ayant crèé et joint
à un corps,
il a èté convenable qu'il m'ait donné la facultè de penser aux
-
. 11
' b'
,
. ,
11
,,170
choses materle
es aUSSl
len qu aux splr1tue
es
Autrement dit, Dieu a voulu l'union de l'âme et du
corps.
Il a voulu que l'âme soit unie, non seulement à son
corps mais, par l 'intermèdiaire de son corps, à tous les autres
corps qui l'entourent et qui
peuvent avoir quelque rapport à
sa propre conservation. "C'est pour cela, qu'il
nous a donnè
les sens qui sont des organes corporels qui, ètant frappès en
169.
ARNAULD,
Examen du Traité de
l'essence du corps, O.C.,
t .
38,
p.
149.
Egalement
Logique,
chap.
IX,
p.
73
;
chap.
XI,
p.
89.
170.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XI,
O.
c. , .". 38, p. 235.
~)."

·1
106
diverses manières par de petits corps quj y causent des mou-
vements, sont une occasion a notre ame de porter son attention
vers l'endroit, d'où ces corpuscules nous semblent partir pour
venir frapper nos sens,,11l. Ces mouvements corporels, selon
l'expression chère a Descartes, "donnent occasion,,112 a l'ame
d'avoir telles ou telles perceptions, tels ou tels sentiments
qui l'avertissent de la prèsence d'un corps, en rapport avec
sa propre conservation.
Les sensations ou les idées sensibles
ont une finalité biologique: informer l'âme sur ce qui se
passe en elle â l'occasion des modifications corporelles.
Il devient, alors, manifeste que ce que Arnauld entend
par Idée, c'est ce que Descartes dans le Traité de L'homme en-
tend par perception ou sentiment. Mais, plus catégorique que
Descartes, il reconnaît a ces idées sensibles, une réalité
objective, c'est-a-dire une fonction de présentation et de re-
présentation. Pour Arnauld, en effet, toute idée vise quelque
chose. Descartes introduira, cependant une distinction nuancée,
dans les Méditations Métaphysiques, entre les idées d'objets et
les idées sensibles dites "matériellement fausses". Arnauld
maintiendra, quant a lui, que toutes nos idées sont des percep-
tions représentatives.
Elles nous renvoient toutes a un objet.
Par la perception, qui est essentiellement réfléchis-
sante, l'âme a conscience de ce qui se passe en elle et en mème
temps de l'objet qui 1ui est présent. En effet, "on ne saura i t
nier que toutes nos perceptions se rapportent en méme temps a
notre âme, comme en étant des modifications, et aux objets comme
171.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XI,
O.
C.,
t.
38,
p.
256.
172. M.
Henri GOUHIER,
dans
La vocation de Maîebranche,
consacre
un
chapitre
aux
"causes
qui
donnent
occasion 'l .
L'expli-
cation
de
M.
Couhier
permet
de
comprendre
le
sens
de
l'expression
..
".

107
étant ce par quoi
nous les apercevons
Id quo in-tf'lligimu6,
id quo pf'~cipimu6
, .
+
,,173
A
'd
OOjf'c-<.a
.
rnau 1
est don c per sua dé qu' i l
y a un ~appo~-t immtdia-t de la pensée à son objet.
Puisque ma
nature est de penser, il est clair que Je pense à quelque chose,
que je connais ou aperçois quelque chose. On ne peut penser
qu'on ne pense à un objet. Penser à rien, c'est ne point penser
du tout.
Dés lors, on ne peut pas dire que l'idée est un obs-
tacle à la perception de la chose extérieure.
Elle est le terme
quo et, la chose,
le terme quod.
Arnauld admet que lorsque nous apercevons un corps,
nous percevons à la fois et en même temps, l'idée qui représente
ce corps et le corps qui est représenté. Cette conception a
l'avantage de montrer, que l'idée, en tant que représentative
de la chose, n'empêche pas la chose d'être vue. Elle ne la rend
pas invisible ou inintelligible. Elle ne se substitue pas à la
chose, comme à son modèle.
Bien au contraire, l'idée n'est re-
présentative, selon Arnauld, que dans la mesure où précisément
la chose qu'elle me représente peut être aussi, en un sens,
immédiatement aperçue par moi.
En tant qu'elle peut être aper-
çue, elle est intelligible
"de sorte que, si je pense au
sole;l, la réalité objective du soleil qui est présente à mon
esprit, est l'objet immédiat de cette perception; et le soleil
possible ou existant qui est hors de mon esprit en est l'objet
dans
les
textes
de
Descartes.
C'est
lorsque
Descartes
parle
des
rapports
de
l'âme
et
du
corps
qu'il
emploie
le
mot
occa~ion pour
expliquer
comment
naissent
les
sentiments
et
les
images.
Le
mot
ne
se
substitue
pas
à
l'idée
de
causalité.
Au
contraire,
"le
mot
oc.ca.oion ne remplace pas
le
mot
c.aU-6e. ; il
signifi.e
que,
lo~6que le CO~p6 agi-t 6U~ l'~mf', l'âme revit telle qualitê dê-
terminée
à
l'occasion
de
tel
mouvement.
Aussi
retrouve-t-on
"les
cauSes
qui
donnent
occasion!'
toutes
les
fois
que
Descarte.s
doit
définir
un
effet
qui
ne
ressemble
pas
à
sa
cause""
op.
ait.,
pp.
84-86.
173.
ARNAULD,
Des
Vraies
et
des
Fausses
Idées,
chap.
Xl,
O.
C.,
t.
38,
p.
236.
>'.
'

lOS
médiat",
Et ainsi, l'on voit qu'il est très vrai en ce sens
que non seulement au regard des choses matèrielles, mais géné-
ralement au regard de toutes choses, ce sont nos idées que
nous voyons immédiatement et qUl sont l'objet immédiat de no-
tre pensée, ce qui
n'empéche pas que nous voyions aussi par
ces idées l'objet qui contient formellement ce qui n'est qu'ob-
jectivement dans l'idée; c'est-à-dire, par exemple, que je ne
conçoive l'être formel
d'un carré qui est objectivement dans
l'idée, la perception que j'ai d'un carré,,174
Dans la perception des corps, tout se passe comme si
l'idée est une fenêtre par laquelle j'aperçois les choses. En
un sens, je peux dire que je n'aperçois pas les choses direc-
tement, puisque je les perçois à travers la fenêtre. Mais,
puisque la fenêtre n'est pas un écran qui m'empêcherait de
voir les choses extérieures, je peux donc dire aussi, que je
les aperçois, en un sens, directement. Ainsi, on ne peut pas
dire qu'il y a une appréhension directe des corps. Comme chez
Descartes, l'appréhension des corps suppose l'intermédiaire
de l' i dé e.
L' exp 1 i ca t ion oc cas i on a,l i ste
permet donc, à Arnaul d,
de rendre compte de la perception des corps. Comme chez Descar-
tes, nous parvenons avec Arnauld à échapper au psychologisme.
C'est par la considération de la réalité objective, que l'es-
prit accède à la connaissance d'autre chose que soi. Bien qu'il
ne lui reconnaisse pas une existence en soi et sans l'isoler,
Arnauld la distingue, néanmoins, du monde, Elle a aussi l'avan-
tage de servir la Religion.
Non seulement, elle exige de la
raison qu'elle remonte jusqu'à Dieu, si elle veut comprendre
cette "admirable correspondance,,175 des mouvements corporels
174.
ARNAULD,
Des
Vraies
et
des
Fausses
Td.es,
chap.
VI,
o. C., t. 38, p. 204.
1 75.
ARNAULD, Examen du Traité de 1.' essence du corps, O. C.,
t.
38,
p.
146.

109
avec les perceptions de nôtre âme, mais encore, par cette
correspondance, est sauvegardée la spiritualité de l'âme et
sa spécificité, méme dans l'union. Reste alors â expliquer
comment se fait le passage de la connaissance sensible â la
connaissance rationnelle.
2. Connaissance sensible et connaissance
rationnelle.
Les choses matérielles et singulières, comme un tel
cube, un tel cylindre, sont des choses sensibles, parce que
nous n'apercevons les corps singuliers que par le moyen de nos
sens. Tout ce qui tombe sous les sens et l'imagination n'est
pas intelligible, mais sensible. Qu'est-ce à dire? Est intel-
ligible, par opposition â ce qui est sensible, ce qui est connu
par pure intellection, par la seule force de l'esprit, "sans
176
qu' i l s ' en forme d'images corporell es dans 1e cerveau"
. Le
mot intelligible est pris, ici, dans son acception étroite.
Dans un sens large, ce que notre esprit aperçoit et connait,
est intelligible,
les choses singulières de mème que les idées
générales et abstraites. Dès lors se pose un problème en effet
qui est celui du passage de la·connaissance sensible à la con··
naissance rationnelle. Si, tout ce que notre esprit aperçoit
est intelligible, on ne peut cependant pas réduire la connais-
sance d'entendement pur â la connaissance sensible.
Il s'agit
de rendre compte de la possibilité de la connaissance ration-
nelle, celle des essences mathématiques, des idées générales et
abstraites, des idées claires et distinctes, en d'autres termes
des connaissances que l'âme ne peut acquérir que par raisonnement.
176.
ARNAULD,
Des
V,'aies
et des
Fausses
Idées,
chap.
Xl,
O.
C.,
t.
38,
p.
234.

110
C'est encore l'explication occ'asionnaliste qui donne
les premiers éléments de la solution.
"Il
faut seulement re-
marquer, indique Arnauld, que la perception d'un corpssingu-
lier, que nous n'aurons eue que par les sens, nous peut réveil-
1er l'idée d'un corps en général
comme la figure d'un carré,
tracé sur du papier, nous réveille l'idée universelle d'un
carré: mais cela n'empêche pas à ce qu'il me semble, que
l'idée universelle de ce carré ne soit une pure intellection,
lors même qu'elle est accompagnée d'une image dans le cerveau
parce que notre esprit ne s'arrête point à ce qu'il y a de
singulier, ni dans cette image du cerveau, ni dans celle qui
est tracée sur le papier; mais qu'il
s'applique seulement à
l'idée abstraite d'un carré en général, qui ne peut être tracé,
ni dans le cerveau, ni sur du papier"lll
Dans l'élaboration des idées générales et abstraites,
il faut tout d'abord noter que l'élément premier est sensible.
La perception sensible se comporte à l'égard de l'idée uni ver-
selle qu'elle 4~V~~tt~, comme l'image tracée dans le cerveau
à
l'égard de la perception dont elle est la cause occasionnelle.
Ainsi, la première condition requise pour que l'esprit conçoive
des idées générales, c'est t'~n~~tt~g~b~t~~~ d~4 C04p4. Les
corps sont intelligibles parce que Dieu l'a voulu. Autrement dit,
pour qu'il y ait des idées générales et abstraites, il faut
que l'âme puisse connaître les choses matérielles et, inverse-
ment, que les choses matérielles aient la faculté d'étre connues
par l'âme. D'où, cette seconde condition, il
faut que Dieu soit
la cause de nos p~4c~p~~on4 na~u4~tt~4, celles que nous tenons
de Dieu, dans le cadre de l'union de l'âme et du corps, qui
4~v~~tten~ telle ou telle idée générale et abstraite. Mais à
177.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses
Iddes,
chap.
XI,
O.
C.,
t .
38,
p.
235.
'oL
~ ~
. ' •.• ' . •

III
ces deux conditions, il
faut ajouter une troisième: que l'es-
prit ne s'arrête point à ce qu'il y a de singulier dans ses
perceptions, et qu'il s'applique à l'idée abstraite et géné-
rale. Arnauld reconnaît, en effet, que l 'àme a le pouvoir
d'appréhender, sans images, des réalités abstraites et spiri-
tuelles. Malgré le péché et l'union avec le corps, la pensée
pure est possible. Dès qu'elle a une perception qui
lui repré-
sente une chose singulière, notre âme a le pouvoir d'aller
plus loin que ce qui
lui est donné, pour découvrir d'autres
idées, par une réflexion expresse sur ses propres perceptions.
Ces trois conditions étant réunies, le passage de l'idée sin-
gulière à l'idée générale, c'est-à-dire universelle et abstraite
est possible. Arnauld résout, de la sorte, le problème de la
connaissance des essences mathématiques, de tout ce que l'es-
prit ne peut connaître que par raisonnement. Car le raisonnement·
porte sur la nature des choses. Dans la Logiq"e réfutant la
thèse empiriste de Hobbes, il rappelle que "les idées ne sont
point des choses arbitraires, et qui dépendent de notre fantai-
.
.
11
.
l
.
d " "
,,178
L
Sle, au mOlns ce
es qUl sont c alres et
lstlnctes
.
e
raisonnement n'est donc point un assemblage de noms selon une
convention arbitrairement établie entre les hommes. C'est au
contraire un jugemen~ 60lide e~ e66ec~i6 de la na~u~e de6 cho-
6 1'.6, par lac 0 ns i dé rat ion des i dé e s qui son t dan s l' es prit.
Les idEe.6 nouS représentent l'essence intellectuelle des cho6e6.
Il s'agit des idées claires et distinctes.
Arnauld définit dans la Logique la clarté et la dis-
tinction de l'idée par la vivacité de l'impression que fait sur
i78.
ARNAULD,
Logique ... ,
l ,
chap.
l ,
Clair
et
Girbal,
p.
43.

1 12
l'esprit la présence de la chose.
Il
introduit ainsi dans la
définition de la clarté de l'idée, un élément psychologique
et subjectif qui
induit à prendre pour vraie la chose présente
à l'esprit et ce qu'elle me représente.
Cette impression forte
n ' est rie n d' au t r e qu' uns e nt i ment et lac 0 nnais san c e qui en
dérive, une Q~oyanQe et non un savoir rationnellement fondé.
Elle reste donc subjective. Comment sortir de la subjectivité?
Descartes échappe au subjectivisme par la considération de la
réalité objective des idées.
Il établit une hiérarchie de per-
fection entre les idées et distingue celles qui sont les essen-
ces des choses, objet de connaissance rationnelle, ce sont
les idées claires et distinctes, par opposition aux idées obs-
cures et confuses. La définition arnaldienne de la clarté par
la vivacité, nous semble s'inspirer d'une philosophie réaliste
et thomiste, qui s'oppose à la voie de l'idéalisme mathématique
choisie par Descartes. Descartes, en effet, va des idées aux
choses. Arnauld, au contraire, va des choses aux idées.
Il
est
ce lecteur thomiste que Descartes, dans ses Méditations Méta-
physiques s'efforce d'arracher au réalisme scolastique. Mais
Arnauld reconna't dans la Logique que la science est possible.
Le titre du chapitre premier de la Quatrième Partie est trés
explicite:
"De la science. Qu'il y en a: .. " la connaissance
scientifique est immuable. Elle est fondée. sur des raisons
claires et certaines. Celles-ci se reconnaissent "par la qua-
lité de la clarté qui est plus vive et plus pénétrante,,179. Dans
ce chapitre Arnauld et Nicole réfutent les nouveaux Académiciens
et les Pyrrhoniens qui ont nié la possibilité de la science.
Mais la profession de foi de ces philosophes relève disent-ils
179.
ARNAULD,
Logique ... , IV,
chap.
I,
Clair
et
Girbal,
pp.
291-292.
. ,

113
de la mauvaise foi. Car pour les convaincre il suffit de "les
rappeler à leur conscience et à la bonne foi, et de leur de-
mander après tous ces discours, par lesquels ils s'efforçaient
de montrer qu'on ne peut distinguer le sommeil de la veille,
ni la folie du bon sens, s'ils n'étaient pas persuadés malgré
toutes leurs raisons, qu'ils ne donnaient pas et qu'ils avaient
l'esprit sain,,180.
L'argumentation rappelle celle de Descartes
dans la Première Méditation Métaphysique, cherchant par la
philosophie première à fonder la science immuable loin des
controverses. C'est en soi que Descartes découvre la première
connaissance certaine et indubitable. Arnauld et Nicole suivant
en cela Descartes, recommandent à leur tour de "se renfermer"
dans son esprit seul, et ainsi, "en y considérant ce qui s'y
passe, on y trouvera une infinité de connaissances claires et
dont il est impossible de douter,,181
Mais, la définition de l'idée claire ne compromet-
elle pas la connaissance objective? En définissant la clarté
de l'idée par la v.{.v ac..Lté , Arnauld ne veut-il pas dire que
nous sommes bien plus assurés de nos perceptions et de nos
idées? Certes nous le sommes.
Est-ce à dire que nous ne pou-
vons pas connaître rationnellement ou objectivement les choses?
Pour sortir du subjectivisme et du relativisme, il faut recon-
naître que nos idées sont une ouve~tu~e sur les choses.
"Car,
Arnauld y consent, nous ne pouvons juger des choses, avoue-t-il ,
que par les idées que nous en avons; puisque nous n'avons
aucun moyen de les concevoir qu'autant qu'elles sont dans notre
esprit, et qu'elles n'y sont que par leurs idées. Or si les
180.
ARNAULD,
Dogique . . . ,
IV,
chap.
l,
Clacr
et
Girbal,
p.
292.
181.
ARNAULD,
ibid.,
p.
292.
"'.. "
.

114
jugements que nous formons en considérant tes idées ne regar-
daient pas les choses en elles-mémes, mais seulement nos pen-
sées; c'est-à-dire, si de ce que je vois clairement qu'avoir
trois angles égaux à deux droits est enfermé, dans l'idée d'un
triangle, je n'avais pas droit de conclure que dans la vérité
tout triangle à trois angles égaux à deux droits; mais seule-
ment que je le pense ainsi, il est visible que nous n'aurions
aucune connaissance des choses, mais seulement d~ nos pensées
et par conséquent nous ne saurions rien des choses que nou
nous persuadons savoir le plus certainement; mais noussau-
rions seulement que nous les pensons être de telle sorte; ce
qui détruirait manifestement toutes les sciences,,182. Autrement
dit, pour Arnauld aussi, l'idée claire et distincte, l'idée
vraie représente l'essence des choses. Nous trouvons donc aussi
chez lui, malgré sa tendance au réalisme scolastique, la voie
de l'idéalisme mathématique. Ce aync4ftiame est, en effet,
illustré par sa théorie de l'abstraction.
Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, Arnauld,
pour illustrer l'opération par laquelle l'esprit constitue la
science, imagine le philosophe Thalès ayant à distribuer vingt
dragmes à vingt ouvriers. Cette opération, simple et ordinaire,
suppose, néanmoins qu'il ait deux perceptions dans son esprit
l'une de vingt hommes et l'autre de vingt dragmes. Une fois
la distribution faite, Thalès, dans un moment de loisir, se
met à considérer ce qu'il y a de commun dans ces perceptions
ou idées. Ayant éliminé ce qu'elles ont de particulier, il re-
tient le nombre de 20, qu'il
peut alors appliquer indifférem-
ment à des chevaux, des maisons ... Ce nombre est une idèe
182.
ARNAULD,
Logique ...•
IV.
chap. VI
Clair
et
Girbal,
,
p.
J 18.

115
abstraite. Elle constitue une troisième perception; les deux
premières étant particulières, vingt hommes et vingt dragmes,
la perception du nombre 20 est ld perception d'une idée abs-
traite et universelle. Thalès, poursuivant sa spéculation,
prend pour objet de sa réflexion cette troisième idée abstraite
1e nom br e 2O.
1l va" 1a 'c 0 ns i dé r e r a ve c plu s d' a tt e nt ion par
une vue réfléchie qui est une des plus admirables facultés
de notre esprit".
Il décriuvre que ce nombre peut être divisé
par deux; que s'il avait ajouté le nombre 1 a 20, il obtien-
drait un nombre qu'il
ne pourrait pas partage, en deux moitiés
égales.
Il pourrait tout au plus le diviser en mettant la d'un
c ôté et 11 dei' au t r e ". 'Il déc ide d' a ppel e r les nom br e 5 pa i r s ,
les nombres divisibles par deux, et les autres, les nombres
impairs. Considérant en~uite ce qui est enfermé dans cette idée
ou perception du nombre 20, 'il
recherche quelle mesure il
peut
avoir, c'est-a-dire quel, nombre étant pris tant de fois fait
justement ce nombre 20.
Il
commence par l'unité, et "il vit
tout d'un coup"
que l'unité en doit être une des mesures, puis-
que l'unité, prise vingt fois, fait vingt. D'où, la règle géné-
rale qu'il formule selon laquelle, l'unité est la mesure de
tous nombres, puisqu'elle l'est de soi-même, un 'étant un, et
que chacun de tous les nombres n'est qu'une certaine multitude
d ' uni tés. Aya nt déc 0 uver t ai ns i l a loi de con s t ru ct ion des
183
nombres, Thalès va pouvoir fonder l 'arithmétique
. L'~dée
apparaît bien dans cet exemple comme ce pa~ QUo~ je construis
la science.
Arnauld nous décrit ainsi
le travail de l'esprit qui
consiste a abstraire et a généraliser à partir d'une perception
183.
ARNAULD,
Des Vpaies 8c des Fausses Idées,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
38,
p.
207.
-
.,
' -

116
sensible. Cet exemple lui sert à mettre en évidence, 1° que
notre connaissance commence avec l'expérience sensible, 2° que
notre esprit a le pouvoir d'aller plus loin. Thalès a eu d'a-
bord deux perceptions pa~ticuiiè~e~, vingt,hommes et vingt
dragmes. On peut se demander d'oO il
les a eues? "Je veux
bien, répond Arnauld, si on le veut que ce soit Dieu qui les
lui ait données, à l'occasion des mouvements corporels qui se
sont faits dans les organes de ses sens et dans son cerveau· 184 .
C'est Dieu qui est la cause de nos perceptions natu~eiie~.
C'est lui, en effet, qui a ordonné les choses de telle sorte,
qu'à l'occasion de telles modifications corporelles, notre es-
pri t conçoi ve tell es et tell es idées. La perception d'un corps
singulier que nous n'aurons eue que par les sens, réveille
en nous l'idée d'un corps en général. Par exempl~ le nombre 20,
ou l'idée universelle du nombre, ou l'idée universelle du carré
reste une pure intellection, donc claire et distincte, même
lorsqu'elle est accompagnée d'une image dans le cerveau, ·parce
que notre esprit ne s'arrête point à ce qu'il y a de singulier,
ni dans cette image du cerveau, ni dans celle qui est tracée
sur le papier; mais qu'il
s'applique seulement à l'idée abs-
traite d'un carré en général, qui ne peut être tracé ni dans le
. " 185
cerveau, ni sur d u papler
Dieu est la cause de nos perceptions naturelles. Mais
l'on ne peut pas nier que notre esprit a "le pouvoir de réflé-
chir sur ses pensées, et lorsqu'il a une fois la perception
d'un objet, de le considérer avec plus d'attention,,186. Toutes
184.
ARNAULD,
Des VY'a-ies et des Fausses Idées,
chap.
VI,
O.
C. ,
t .
38.
p.
209.
185.
ibid. , chap.
XI,
p.
235.
186.
-ibid. , chap. VI,
p.
209.
-c. . . .
~'~:~~~~~::·:~;~";~~~;.";:~;~':r·~:j~:,:.<~~"\\4i;~~.~~.,:.',;' ).:.;,'.~'~";~~':,.... .';:: :-:!.~;--"~' ••~';:~:-.~: :.~;~'~:;...,: :;.: ~:."t.,'J.'(:.~~-'.~:~~:'.,,:.';,;~~'..P'• .•....;.:

117
'.
les sciences dépendent de ces deux conditions, "surtout les
abstraites comme la Métaphysique, la Géométrie, l'Arithmétique,
l'Algébre. Car, on n'y fait autre chose que de concevoir, net-
tement et distinctement, les objets les plus simples: à quoi
servent les définitions. On y joint les rapports les plus faci-
les à connaître entre
ces objets simples: ce qui fait les
axiomes.
Et de là par de simples réflexions sur ces premières
connaissances on tire cette chaîne admirable de conclusions,
qui force par leur évidence tous les esprits raisonnables à
s'y rendre, en vertu de cet unique principe: que tout ce qui
est contenu dans la vraie idée d'une chose (c'est-à-dire dans
les perceptions claires que nous en avons) en peut ètre affir-
"
mé avec véritè,,187. Ainsi, tout ce que nous savons, avec certi-:i
, i
, 1
tude, dans les sciences, est le résultat d'un raisonnement
déductif. La géométrie, par exemple, est une science entière-
ment construite par l'esprit. Le géomètre procède par raisonne-
ment ou déduction.
Il opère sur de l'intelligible pur. La
déduction part d'une intuition, c'est-à-dire de la vue simple
d'une idée claire et distincte ou d'un objet simple, nature
ou essence. Les idées des objets simples font partie du premier
groupe d'idées, celles que nous tenons nécessairement de Dieu.
Ce sont les idées innées de l'étendue, de la ligne droite, des
premiers nombres, du mouvement, du temps. Toute l'opération de
l'esprit consistera à les découvrir et à les examiner avec
beaucoup d'attention par une réflexion expresse sur le contenu
ou la réalité objective de la perception qu'il en a. Notre
esprit a le pouvoir de réfléchir sur ses propres pensées, c'est-
à-dire d'examiner une perception par une autre perception.
187.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Id6es,
chap.
VI,
O.
C.,
t .
38,
p.
209.

118
L'objet immédiat sur lequel
s'exerce cette réflexion expresse
n'est autre que l'idée ou la réalité objective de la chose
que j' aperçoi s. Ai ns i, expl i que Arnaul d, un géométre, ayant
conçu un triangle comme une figure terminée par trois lignes
droites, par une réflexion expresse sur cette perception ou
idée, découvre que le triangle a nécessairement trois angles
et que la somme de ses angles est nécessairement égale à deux
droits. C'est proprement découvrir les propriétés du triangle
par déduct~on des vérités contenues dans l'idée même du tri-
188
angle
. La déduction est logiquement nécessaire. Même dans
la perception particuliére d'un triangle singulier, qui est,
de ce fait, sensible, l'esprit n'a affaire qu'à l'idée univer-
selle de triangle, entièrement abstraite et purement intelli-
gible. Cette idée est l'objet d'une intellection pure, elle
est une essence nécessaire et immuable.
Le jugement et le raisonnement sont le développement
discursif d'une idée vraie. Une fois qu'il a conçu un triangle,
l'esprit, en s'appliquant sur cette perception, découvre que
le triangle a trois angles dont la somme est égale à deux
droits.
De l'idée d'un triangle terminé par trois lignes droi-
tes, je passe à l'idée d'un triangle composé de trois angles
et dont la somme est égale à deux droits.
De la réflexion ex-
presse sur ma premiére perception, j'accêde à une nouvelle
perception qui est une meilleure connaissance des propriétés
contenues dans la premiére conception, c'est-à-dire à des ju-
gements vrais.
Il n'y a qu'un seul chemin qui conduit à la
connaissance vraie. C'est pourquoi
la méthode que suit le géo-
métre est aussi celle que doit suivre le métaphysicien. L'idée
J 88.
ARNAULD,
Des
V,'aies
et des
Fausses
Idées,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
38,
p.
209.

119
métaphysique de Dieu se réveille en moi à l'occasion des cir-
constances prévues par la Pro"i dence de Di eu. Ell e est impl i-
citement en moi. Mais, une fois que mon esprit a conçu l'idée
de Dieu, il dépend de moi de vouloir connaître un peu plus
l'essence qu'enveloppe cette idée. Cette connaissance dépend
entièrement de moi.
Il suffit de considérer avec plus d'atten-
tion l'idée de Dieu, rendue explicite à ma conscience.
"Nous
sommes assurés que nous le pouvons faire ceA~~oo~ma oc~en~~a
e~ claman~e c6noc~en~la, comme dit saint Augustin. Or, c'est
cela proprement qu'on doit appeler volA leo pAopAlé~éodeo cho-
oeo daflO leuA.~ ldéeo : voir, dans l'idée de l'étendue, qu'elle
doit être divisible et mobile: voir, dans l'idée de l'esprit,
que ce doit ètre une substance distinguée réellement de la
substance étendue, voir, dans l'idée de Dieu, c'est-à-dire
dans l'idée de l'être parfait, qu'il faut nécessairement qu'il
existe: voir, dans l'idée d'un triangle, qu'il faut nécessai-
rement que ses trois angles soient égaux à deux droits,,189.
Voir, c'est-à-dire au sens cartésien, en avoir une intui tion
intellectuelle.
Il s'agit ici des idées claires et. distinctes, c'est-à-
dire de celles qui sont le fondement des jugements vrais. L'être
de ces idées dépend de Di eu. Ce qui dépend de moi, c'est non
seulement de vouloir connaître les propriétés contenues dans
ces idées, mais de les connaître effectivement. Le principe de
la science réside dans cette proposition : "Tou~ ce que je VO~o
clalAemen~ ê~Ae en6eAmé dano l'idée d'une chooe, peu~ avec
véAl~é é~Ae a66tAmé de ce~.te cho.H,,190. "Et il faut que ce soit
l,~
189.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
VI,
p.
209.
1
190.
ARNAULD,
ibid.,
p.
206.
1
\\

120
Dieu, ajoute Arnauld, qui nous ait donné une inclination invin J
cible a acquiescer à cela, et de la prendre pour le fondement
de toute la certitude humaine; puisque s'il y a des gens qui
peuvent dire de parole qu'il
n'y acquiescent pas, ils ne lais-
sent pas d'y acquiescer en effet, comme il
parait en ce que
les sciences où on s'applique uniquement à consulter des idées,
c'est-à-dire des perceptions naturelles que nous avons des cho-
ses, et à pénétrer ce qui est enfermé dans ces idées, telles
que sont l'Arithmétique, l'Algébre, la Géométrie, se font con-
cevoir par tout le monde pour indubitable,,191. On ne saurait
refuser l'évidence. Descartes est moins affirmatif, du moins
si on se référe au statut des mathématiques dans la Premiére
Méditation Métaphysique.
Ainsi donc, les sciences ne sont formées que par les
réflexions que les hommes ont faites sur leurs propres percep-
tions. Pour Arnauld, la science est l'oeuvre de l'esprit. C'est
par sa propre activité que l'esprit constitue la science, a
partir d'une réflexion expresse sur les perceptions naturelles
qu'il reçoit de Dieu. Si la science est constituée d'idées
claires et distinctes, il
revient au même de dire qu'elle est
un enchainement de jugements ou de propositions vraies sur la
nature des choses. L'explication occasionnaliste, comme on le
voit, est aussi à la base de la théorie de l'abstraction et de
la généralisation, telle que nous la trouvons dans les textes
d'Arnauld. Nous avons vu, dans sa maniêre d'expliquer la per-
ception des corps une profonde similitude avec Descartes. Est-ce
à dire que
la solution qu'apporte Arnauld au problème de la
possibilité de la connaissance des essences mathématiques, des
191.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses
Id.es,
chap.
VI,
p.
210.

121
idées
générales
et abstraites,
s'inspire aussi
de Descal'tes
?
Autrement dit, de qui
s'in:.pire Arnauld, dans
sa
théorie de
la généralisation et de
l'abstraction? S'inspire-t-il
d'Aris-
tote ou de Descartes? Dans
quelle mesure choisit-il entre
Aristote et Platon?
Dans
la perspective aristotélicienne,
l'abstraction
consiste à éliminer ce qu'il
y a de singulier,
d'isoler la
forme
de
l'élément empirique qui
lui
est associé dans
la chose.
C'est la conception
thomiste et scolastique.
Par la décanta-
tion,
on obtient l'idée générale et abstraite.
L'opération
s'effectue i ci
dans
le sens de
l'appauvri ssement
:
l' idée,
c'est,
pourrait-on dire,
le
résidu
d'une opération de purifica-
tion.
Est-ce cette voie que suit effectivement Arnauld?
Il
donne
l'impression de la
suivre.
Il
est vrai
que
l'esprit opère
par abstraction à partir de
la perception sensible, des données
matérielles et singulières.
L'idée générale et abstraite serait
donc obtenue par
l'élimination de ce qu'il y a de singulier
dans
la percepti on.
On pourrai t,
alors,
penser que,
la
théori e
de l'abstraction que nous développe Arnauld, serait directement
inspirée par Aristote et saint Thomas.
A supposer qu'il
en soit
ainsi,
serions-nous en contradiction avec
la définition de
l'idée qui,
chez Arnauld,
s'oppose à celle de saint Thomas et
aux théories empiristes? Si
l'abstraction commence avec
la
perception, il
est clair que
l'âme s'installe d'emblée dans
l'intelligible.
Ce que nous appelons
l'idée universelle et génè-
rale se définit par opposition à
l'idée singulière.
L'idée Sln-
gulière,
nous
disent les
auteurs
de
la Logique,
c'est celle
qui
ne
représente qu'une seule chose.
Au
contraire,
l'idée

122
·
192
universelle et généra l e en représente p1 USleurs
Dans la perception sensible ce qui
définit la singu-
larité de l'idée, c'est l'image, tracée dans le cerveau, qui
se mêle à la représentation.
L'idée et l'image ne sont pas
de méme nature. Si c'est l'image qui, jointe à l'idée, singu-
larise la représentation, il me suffit pour atteindre l'univer-
sel et le général de considérer l'idée en elle-même. Autrement
dit, en détournant mon attention des êlêments proprement maté-
riels qui
se mêlent à la représentation, j'accède à l'universel
abstrait, en gênéral.
"Ay a ri t fig urés u r un pa pie r un tri an g1e ê qui lat ê r e ,
si
je m'attache à la considérer au lieu où il est
avec tous les accidents qui
le déterminent, je n'au-
rai
l'idée que d'un triangle. ~1ais si je détourne
mon esprit de la considération de toutes ces circons-
tances particulières et que je ne l'applique qu'à
penser que c'est une figure bornée par trois lignes
égales, l'idée que je m'en formerai
me représentera
d'une part plus nettement cette égalité des lignes,
et de l'autre sera capable de me représenter tous
les triangles équilatéres. Que si
je passe plus avant,
et que, ne m'arrêtant plus à cette é9alité des lignes,
je considère seulement que c'est une figure terminée
par trois lignes droites, je me forme une idée qui
peut représenter toutes sortes de triangles. Si,
ensuite ne m'arrêtant point au nombre des lignes, je
considêre seulement que c'est une surface plate, bor-
née par des lignes droites, l'idée que je me formerai
pourra représenter toutes les figures
rectilignes;
et ainsi
je puis monter de degré en degré jusqu'à
l'extension. Dr, dans ces abstractions, on voit tou-
jours que le degré inférieur comprend le supérieur
avec quelque détermination particulière; comme moi
comprend ce qui
pense, et le triangle équilatère com-
prend 1e tri angl e, et 1e tri angl e 1a fi gure recti 1i-
gne ; mais que le degré supérieur, étant moins déter-
miné, peut représenter plus de choses" 193.
Ce texte montre bien que l'abstraction n'est possible qu'à la
condition que l'esprit puisse se "détourner" du sensible dont
il est le prisonnier.
Il
faut que l'esprit se libère des ombres
192.
ARNAULD.
Logique . . . ,
r. chap. VI, Clair et Girbal,
p.
57.
193.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
V,
pp.
56-57.
.:.." ." ".~ . f. ~. .' ":,
.,
è
.

123
de
la caverne,
des
lmages,
pour pouvoir accéder aux
réalités
intelligibles.
L'abstraction
commence
lorsque
l'esprit,
s'étant
idée~.
retrouver soi-méme,
fait
réflexion sur ses
perceptions ou
Dés
lors,
l'idée apparaît dans sa généralité,
son
universolitél,
Elle est dite abstraite en tant que
l'esprit
la considère à
part,
sans
rien y méler de sensible.
Elle se manifeste dans
sa pureté,
son
intelligibilité,
comme
une
réalité entièrement
positive.
Précisément,
ce qui
définit
la positivité de
l'idèe,
c'est sa généralité et son
universalité,
son intrinsèque vé-
rité
: Qu'est-ce que
cela veut dire?
L'idée est, ici,
pur
intelligible,
objet de
l'entendement pur.
Nous
disons
qu'elle
est générale et universelle,
parce qu'elle
renferme
des proprié-
tés
logiques qui
lui
confèrent un
certain
degré de
réalité
ontologique.
Elle est une essence.
Les
exemples
que
donne
Arnauld sont presque
tous
tirés
des
mathématiques.
L'essence,
c'est ce que je comprends
de
la chose,
c'est sa
définition:
c'est une évidence
rationnelle.
Sin 0 u s con s i dé r 0 n s I ' ex e mpIe dut ria g l e é qui lat é re ,
ce qui
le définit c'est
l'égalité
de ses
lignes.
Nous
pouvons
alors en conclure que tout triangle qui
a ses trois
lignes
égales est un
triangle équilatère.
La définition
porte sur
l'essence.
Elle donne
la compréhension de
la chose méme.
L'on
voit également qu'elle
peut convenir à
une
pluralité de
réali-
tés
individuelles.
L'idée générale rend
donc
possible deux
séries
de jugements
vrais:
des jugements qui
définissent sa
Cèompllé!tcn-!>,{,ol1,
et des
jugements qui
définissent son exten,;,{,ol1,
c ' est - à - dire qui
po rte n t
sur 1 es
réa lit é s i n div i due l les
ré p 0 n -
dant à cette définition.
"J'appelle
compréhension de
l'idée,
écrit Arnauld,
les
attributs qu'elle enferme en soi,
et qu'on
ne
lui
peut ôter sans
la détruire;
comme
la compré1ension de
J
_ • •
,

• '

124
l'idée
du triangle enferme extension,
figure,
trois
lignes,
trois
angles,
et
l'égalité de ces
trois
angles 5 deux droits,
etc.".
"J'appelle étendue de
l'idée,
les sujets à qui
cette
idée convient,
ce qu'on appelle
aussi
les
inférieurs
d'un
terme général, qui
à
leur égard est appelé supérieul',
comme
l'idée
du triangle en général
s'étend à toutes
les diverses
espèces de
triangles"lg4.
1 l
ne
faut
pas
s 'y tromper.
L 'ùI6(i!L~eU!L dont il
s'agit ici
n'est pas
le sensible empirique,
le matériel.
Nous
évoluons
toujoUrs au niveau de
la logique,
c'est-à-dire de
la
pensée pure.
Ce n'est pas
le sensible qui
contient le triangle
en général.
Le triangle en
général
est un pur intelligible.
C'est,
par exemple,
le triangle équilatére qui
contient non
seulement
l'idée d'égalité des
lignes, mais aussi,
l'idée d'une
figure
terminée par trois
lignes droites,
l'idée de triangle
en général.
Autrelnent dit,
il y
a des
degrés
dans
l'intelligi-
ble.
Le
triangle en
général
enveloppe
toutes
les
diverses es-
péces
de triangles.
Mais
ces
espèces
de triangles sont elles-
mémes des
idées
communes, des
idées générales qui
sont sous
une idée plus
générale et plus
commune,
comme par exemple
le
parallélogramme et
le trapèze sont
les espèces du quadrilatère,
le corps et
l'esprit,
les espèces
de
la substance.
L'abstrac-
tion consiste donc,
pour Arnauld,
à penser à part
l'intelligi-
ble,
une fois que l'on s'est détaché du sensible,
"abducere
mentem sensibus".
Or,
"le peu d'étendue de notre esprit fait
qu'il
ne peut comprendre parfaitement
les
choses un ?eu compo-
sées qu'en
les
considérant par parties, et Comme par les diver-
ses
faces qu'elles peuvent recevoir.
C'est ce qu'on peut appeler
194.
ARNAULD,
Dogique ... ,
l ,
chap.
VI,
Clnir
ct
Girbal,
p.
59.

125
gênêralement connaitre par abstraction"lg5.
Les exemples choisis des mathêmatiques, font penser
â la miUhode cartêsienne de l 'aYia.fYl,e et de .la l,Yllthèl,,,- qui
se dêrou1e entièrement au niveau de l'intelligible pur. Elle
recommande de "diviser" chacune des difficultês que l'on a à
examiner, en autant de "parcelles" qu'il se pourrait et qu'il
serai t requis pour les mieux rêsoudre, et "de condui re ses
pensêes comme par degrê, jusques â la connaissance des plus
composês".
Dans la Logique, examinant les conditions d'une
science immuable et certaine, c'est â Descartes que les 10gi-
ciens de Port-Royal se rêfèrent.
Ils reprennent les règles
du Discours de ïa méthode.
Leur argumentation est d'inspiration
cartésienne.
La connaissance par abstraction est ainsi
la con-
naissance certaine de l'âme qui, par mouvement de conversion,
accède progressivement à la connaissance parfaite de l'intel li-
gible.
Ce mouvement de l'âme est semblable â celui que nous
dêcrit Descartes dans les Méditations Métaphysiques, c'est
aussl, celui
de l'âme dans le Phédon de Platon, de saint Augus-
tin dans
les Confessions.
Ainsi, il nous apparait bien clairement que la con-
ception arnaldienne de l'abstraction se rattache â la tradition
augustino-cartêsienne. En effet, lorsque Arnauld indique que
la perception d'un corps singulier peut "réveiller" l'idée uni·'
versel1e d'un carrê, il suppose, comme chez Descartes, quelque
chose qui
nous est donnêe à la naissance, qui est latent et
implicite en nous.
Cette idêe génêrale d'un carré, c'est. l'essence
195.
ARNAULD,
Log-ique ... ,
l,
chap.
V,
Clair
et
Girbal,
p.
55.

126
méme du carré qui est innée, qu'il s'agit de rendre explicite
En tant que telle, cette essence ne se trouve pas dans l'élé-
JIl e n t
sen s i b l e III ais dan s l' es prit.
Dan s l a pers pe ct ive au gus tin 0-
cartésienne et comme chez Platon, l'idée abs.traite n'est pas ;Jn
résidu. Elle est positive.
C'est cette idée pure qu'il s'agit
de retrouver, loin du sensible. Dans
les Cinquièmes Méditahons,
Descartes, en platonicien, considtre les essences Illathématiqœs
comme uni verselles.
Nous savons que Gassendi
le lui
reprochera,
car, Gassendi
s'inscrit dans la perspective aristotélico-tho-
miste.
Il est manifeste qu'en s'opposant à l'explication gas-
sendiste de l'origine de nos idées, Arnauld veut réaffirmer
par la méme son augustino-cartésianisme plus proche de Platon
que d'Aristote.
En matière de science, Arnauld prend ses dis-
tances à l'égard d'Aristote. Le chapitre III de la première
partie de la Logique est une critique des catégories'd'Aristote
et précède le chapitre capital sur les idées des choses et les
idées des signes.
En intégrant la théorie du signe au coeur
même de la réflexion sur les idées dans leur rapport aux choses,
Arnauld et Nicole ont voulu marquer, comme le reconnait
M. Michel Foucault que "désormais
la tâche de la connaissance
n'est plus de classer les objets possibles dans de grands types
définis à l'avance, mais de multiplier autant que faire se peut,
les formes et les niveaux de la représentation d'un objet, de
manière a pouvoir l'analyser, de le décomposer, le combiner,
l'ordonner. Une logique des idées, des signes et des jugements
se substitue à une logique des concepts, des catégories et des
raisonnements,,196. Analyser, décomposer, combiner, ordonner,
196.
FOUCAULT Michel,
Introduction i
la Grammaire Générale
et,raisonnée.
republications
Poulet,
Paris,
1969,
p.
XVIII
~
,:olr
J.
C.
PARIENTE.
11Gramlllaire
générale
et
gro.rnmaire
générntîve'l.
~n Actes de la Recllerche en sciences sociales, novembre 1975,
n
516.
p.
36.
',.~ - ,
,
',t
~ •• !"
," . ,:: ....
• ...•

127
c'est
la logique
des
Regulae,
c'est la
logique
renouvelée
par Descartes,
une
logique anti-aristotélicienne.
On
ne peut
pas
douter qu'Arnauld s'est montré sensible a la nouvelle
logique.
On
pourrait également rappeler le
texte des Principes
l97
consacré a la constitution des
universaux
. A la lecture
de ce
texte de
Descartes,
on est obligé de
penser que
l'article
59
des
Principes de
la Philosophie a bien pu servir de modèle
a Arnauld, lorsque, dans le livre Des Vraies et des Fausses
Id6es,
il
imagine Thalés
élaborant sa
théorie des
nombres.
Il
y aurait peut-être bien
une thêorie
de
l'abstraction
chez Des-
cartes.
Dans
ses
notes qu'il
consacre précisément aux articles
58 et 59 de
la
Première Partie des
Principes, Monsieur Alquié
trouve
"curieux de
voir"
Descartes
"aborder le problème des
universaux,
dont sa
philosophie ne se sert guère,,198.
Que
Des-
cartes
illustre d'exemples
géométriques
cette
théorie scolas-
tique
peut paraître surprenant,
d'autant
plus que
"la concep-
tion qu'il
se
fait de
la démonstration
gèométrique, pour lui
distincte du syllogisme aristotélicien",
ne
reconnaît
"que peu
d'intérêt a de telles considérations,,199. Devant les textes
d'Arnauld on
éprouve
la même gêne.
Aristote et Descartes sont
massivement présents
dans
la Logique.
Les
logiciens avouent
"qu'il
n'y a point ...
d'Auteur dont on ait emprunté plus de
choses
dans
cette Logique que d'Aristote;
puisque le
corps des
197.
DESCARTES,
Principes,
1,,59,
A.,
t .
IX,
p.
50
vres
philosophiques,
III,
Paris,
Garnier,
1973,
p.
127.
198.
Note
l,
des
a r t i c l e s
58
et
59
des
Principes de la
Philosophie,
Première
partie
in DESCARTES,
Oeu0res
phiZosophi-
ques, 111,
Paris.
Garnier,
1973,
pp.
126-128.
199. Id.>
ibid.

1Z8
préceptes lui
appartient"ZOO
Ce serai t donc concl ure trop
hâtivement que de penser qu'Arnauld a définitivement rompu
avec Aristote et saint Thomas. On observe plutôt une certaine
hésitation entre ces deux courants aristotélico-thomiste et
augustino-cartésien. Les idées chez Arnauld sont des modalités
essentiellement représentatives.
Dans la plupart des textes
qu'il
consacre à la nature et à l'origine des idées, c'est de
Descartes que s'inspire Arnauld. Sur tous
les points examinés
nous avons toujours trouvé un texte de Descartes qui a pu ser-
vi r de référence à Arnaul d. t'lai s l'on a pu remarquer que 1a
définition de l'idée comme une perception essentiellement
représentative ne tient pas compte chez Arnauld, de la préci-
sion que Descartes apporte à sa définition de l'idée dans la
Troi s i é me t'lé dit a t ion Mé t a phYs i que, qui
lui
perm et de h i é ra r chi -
ser les idées, de distinguer les idées d'objets et les idées
sensibles c'est-à-dire les sentiments. La définition que retient
Arnauld c'est plutôt celle des Traités de physique. Si de ce
point de vue Arnauld se montre un fidéle disciple, son origl-
nalité par rapport à Descartes ne saurait être niée quand on
observe l'importance accordée au probléme du tangage. dans l'étu-
de de la nature des idées.
Descartes avait vu 1 'intérét du pro-
bléme. Mais il n'en avait pas fait le centre de ses préoccupa-
tions. Ce sera le mérite d'Arnauld de prolonger les remarques
linguistiques de Descartes et de mettre le langage au coeur de
sa réflexion sur l'idée. Par là, Arnauld jouit d'une certaine
l 't_Z01
L
d '
d
actua 1 e
.
a conception
es ldées que
éfend Arnauld
200.
ARNAULD,
Logique . . . l
Second
Discours,
Clair
et
Girbal.
p.
33.
201.
CHOMSKY
Noam,
La
Linquistique cart~sienne
Paris
Seuil,
]969.
!IA
bien
des
égarcJ~, il me semble fort juste cl; voir
essentiellement
dans
la
thêorie
de
la
grammaire
générative
trans-
formationnelle,
telle
qu'elle
se
développe
dans
les
traV<3UX

129
s' i nscri t dans lape rspecti ve augusti no-cartési enne. C'est
pour avoir
maintenu cette tradition des idées-essences, lmma-
nentes, depuis Descartes, à l'esprit humain, qu'il mérite d'étre
appelé cartésien et métaphysicien.
C'est sur cette tradition
qu'il
s'appuyera dans sa controverse avec Malebranche sur les
idées. Quel éclairage nouveau nous donne cette polémique sur
la question des idées? Disons-le tout de suite elle nous per-
met de savoir un peu mieux le sentiment d'Arnauld sur la con-
ception cartésienne de la ~éatité objective.
actuels,
une
version moderne
et
plus
explicite
de
la
théorie
de
Port-Royal. lI
op.
cit.,
po
69.
npour
l'essentiel,
i l
existe
entre
la
Gramma,:re Génér'ale et l'aisonnée
(1660)
et
la
gram-
maire
générative
un
rapport
d'esquisse
à oeuvre
achevée
ou
encore
que
pour
l'essentiel,
Arnauld
et
ses
collaborateurs,
Lancelot
pour
la
Grammaire g~n6raZe, Nicole pour
la
Logiqlle
ou
l'art de
penser
(1662)
peuvent
~tre considêrês comme d'au-
thentiques
précurseurs
des
générativistes
contemporains. 11
J.C.
pARIENTE,
"Grammaire
générale
et
grammaire
générati.ve tt
ln
Actes de
la
Recherche en Sciences
sociales,
NOvembre
1975,
n O
5/6,
po
36 0

130
CHA PIT R E
ARNA UL D E T MAL E B RA NCHE
1.
L'HISTOIRE D'UNE POLEr~IQUE.
La publication, en 1674, du tome premier de la RecheI'-
che de
la
Vérité,
constitue un événement dans l 'histoire du
cartésianisme.
"La Recherche de la Vérité, écrit Busson, marque
l'entrée de la théologie dans l'orbite de Descartes"ZDZ
Par
la théorie de la Vision en Dieu,
Malebranche réalise la synthèse
entre la philosophie nouvelle et la théologie.
"Le cartésianis-
Z03
me, écrit Guéroult, est remonté de la terre au cjel·
.
Ce livre, dont le deuxjème tome a été publié en 1675,
connut un grand succès. Arnauld lui-mème, comme
la plupart de
ses contemporains, n'en fut pas mécontent.
Il ne le jugea pas
défavorablement.
De l'aveu méme de Malebranche, Arnauld en
avait parlé avec beaucoup cI"'estime", le considérant cornme un
bon livre de spiritualité. Arnauld reconnaîtra, toujours dans
les écrits philosophiques de Malebranche, ce méme "désir ardent
de porter les hommes à n'aimer que Dieu, et à se délivrer de
l'esclavage des sens, par la pratique
des
conseils
de
202.
BUSSON
H.,
La
ReligiO>l des classiques
(1660-1685),
Paris,
P.U.F.,
1948,
p.
70.
203.
GUEROULT
H.,
Malebranche,
t.
[,
La
Vision
eH
Dieu,
p.
37.
\\:~
. '
,....
' .
.....~.'..~~~~>:._. L..
'''::_'''~'_'''_~'''
"
'.- .".~ ..~..'
' ..... .1
.> ....

131
l'Evangile,,204
Rien ne permettait alors de prévoir la longue
et vigoureuse polémique qui
allait envenimer leurs relations.
D'où l'étonnement de Malebranche, lorsque, quelques années
plus tard, Arnauld critiqua publiquement les thèses de la Rechen-
che de
Za Viriti.
Mais, en 1674, rien n'opposait les deux auteurs. Male-
branche, âme profondément religieuse, était entré dans la Con-
grégation de l'Oratoire.
Celle-ci était fort estimée d'Arnauld,
qui y compta i t beaucoup d'ami s.
De pl us, Ma 1ebranche, comme
Arnauld, admirait saint Augustin et avait adhéré avec enthou-
.siasme â la philosophie de Descartes. Mathématiciens l'un et
l'autre, ils s'intéressaient également aux sciences de la na-
ture. Très attachés â l'Eglise, ils avaient la méme sensibilité
intellectuelle.
Ils étaient théologiens et modernes. Esprits
clairvoyants, ils étaient parmi
les rares hommes d'Eglise â
adhérer â l 'héliocentrisme.
Le problème janséniste, qui
trou·
blait les consciences chrétiennes, ne les avait pas séparés.
~lalebranche s'était d'ailleurs montré plutôt favorable.
Il a
méme été associé â la publication de la prenlière édition des
Pensies
de Pascal. En 1673, il retira la signature qu'il avait
204.
ARNAULD,
Difense,
Ile
Part.
O.
C.,
t.
38,
p.
436.
Parlant
du
Livre
de
la
Recherche de
Za Viriti.
Arnauld
avoue
"11
y
a
bien
des
choses
que
j 'y ai
trouvé
fort
bonnes
et
cela
m'a
suffi
pour
en
parler
avec
estime l1 •
Ibid.,
Ille
Part.,
O.
C.,
t.
38,
p.
459.
HALEBRANCHE
:
"Je
ne
sai s,
t-Ions ieur 1
si
je
me
trompe 1
mals
i l
me
semble
que
l'on
est
assez
convaincu
dans
le
olonde,
que
M.
Arnauld
a
du
chagrin
contre
moi.
Cela
de
plus
est évident
par]e
dessein
qll'il
a
IJris
J'êcrire
contre
un
ouvrage,
dont
i l
a
parlé.
autrefois
avec
trop
dlestl.me . . . '!.
Réponses
au.Y-
V.F.I.
1 , 3 ,
O.
C .•
t.
VI-VII,
p.
12.
Egalement.
I l .
p.
20.
Signalons
qu'ell
.168\\,
Arnauld
composa
un
petit
Ecrit:
j'Examen
du
Traité
de
L'Essen(;f:;
du
Cot>ps,
contre
1'.1nti-cartêsien
l'Abb6
Jean
LEMOINE.
Arnallid
cite
dans
cet
Ecrit,
un
long
extrait
de
la
Recherche
de
la
V~ritd sur les rapports de la raison et de
1 e
foi
CJ u ' i 1
j \\.l g e
c- a n for ln e
à
ses
pro pre s
vue s.
o. C. l
t.
38,
p.
100.

132
donnée au Formulaire en 1661 et en 1664. avec ses confréres
de Paris.
Comment ne pas interpréter cette rétractation, comme
une marque de sympathie pour Arnauld et ses arnis ?
Il
faut reconnaître qu'au moment où parait la Recher-
che de
la V6ritd,
et jusqu'en 1680, aucune ombre n'était venue
obscurcir l'amitié des deux auteurs. En pleine polémique, Ar-
nauld aura le mérite de le rappeler:
"On sait, dit-il, que
pendant sept ou huit ans, m'ayant témoigné beaucoup d'amitié,
nous nous sommes vus souvent avec beaucoup de fami 1i ari té et
d'ouverture de coeur,,205.
D'où allait donc venir la brouille?
Il
faut
remonter à 1678, année dela publication des Eclaircis-
sements de la Recherche de la V6rit6.
Ses propres lecteurs,
ayant formulé des objections contre la Recherche de la Vérité,
Malebranche se crut obligé de leur répondre. A la lecture de
ce nouveau
livre, Arnauld s'inquiéta. Les développements sur
la grâce que contient, en effet,
le livre ne lui ont pas paru
conformes â la doctrine de l'Eglise telle quel 'enseignent les
Ecritures. Arnauld avait d'autant plus de raisons d'étre in-
quiet, qu'il savait que les nouveautés théologiques de Male-
branche avaient gagné le Pére le Vassor, jeune oratorien, pro-
fesseur de théologie au collège Saint Magloire.
En mai 1679, le marquis de Roucy, ami
commun d'Arnauld
et de Malebranche, les réunit chez lui, en compagnie du Père
Quesnel, du comte de Trèville et du Père le Vassor. Au cours
de cette rèunion on parla essentiellement de la thèse de Male-
branche, selon laquelle Vieil n'agi~~ait point, ni dan~ E'o~d~e
de CCI HClt,(l1.e,
YI.i.
daH~ cetu.i de Ca gJ1.âce pa!, de" vo.tontéo paJl.U.-
cutié~e~. Cette nouveauté, en matière de théologie, ne fut
205.
ARNAULD au
Marquis
de
Ruucy.
O.
C.,
t.
38.

133
partagée
par
aucun
de
ceux qui
étaient
présents,
à
l'exception
du Père
Malebranche.
Cel ui -ci
ne
réussi t
donc pas
à
convai ncre
ses
interlocuteurs.
N'étant
pas
parvenu à donner de ses
idées
un exposé systématique,
il
prit l'engagement de
communiquer
ses
vue s,
par
é cri t,
à
Ar n a u l d qui
y ré p 0 n d rai t
de
mê me.
0 n
se sépara,
néanmoins
"bons amis"Z06.
Le
texte
promis par Male-
branche,
dans
lequel
il
exposait ses
idées sur la
conduite de
Dieu,
fut envoyé à Arnauld.
Celui-ci
le
reçut,
mais
dans
des
circonstantes
politiques qui
lui
étaient par'ticulièrement défa-
vorables.
En effet,
quelques
jours après
cette
fameuse
réunion
chez
le marquis
de
Roucy,
conseillé par ses amis, Arnauld
dut
quitter la
France,
pour fuir
la
persécution de
Louis
XlV contre
Port - RoyaL
1 l
gag n a l e sPay s - Bas es pa g n ols,
0 Ù
i 1 v ÉCu t
cac hé,
en passant d'une
retraite
à
l'autre.
Emigré et persécuté,
obli-

de
vivre
dans
l'anonymat,
le
Docteur de
Port-Royal
n'en
continuait pas moins
son
inlassable
combat pour
l'Eglise,
com-
bat solitaire
contre
les
Protestants.
C'est,
durant cette
période mouvementée, et,
à l'étran-
ger,
qu'il
reçut
le
texte que
lui
avait adressé Malebranche.
C'était au début d'avril
1680, à Bruxelles.
Arnauld n'eut pas
le
temps
de
le
lire.
Il
crut pouvoir attendre
d'être
plus
206.
ARNAULD au Marquis
de
Roucy,
O.
C.,
t.
38,
p.
426.
Arnauld
et
Malebranche
ont
fait
chacun
le
ré c i t
de
cette polémique.
ARNAULD,
Défense,
O,
C.,
t .
38,
p.
425
HALE-
BRANCHE,
Réponses au:" V.F.I ..
l
par.
] à
13,
O.
C.,
t .
,
VI,
VII,
pp.
11-17.
Les
historiens
de
Malebranche
lont
repris.
On
trouvera
des
no-
tes
dans
le
livre
d'E.
JACQUE,
Les Années d'exiL d'Antoine
Arnauld,
et
particllliêrement
dans
l'article
de
Mme
G.
RODIS-
LEWIS,
L'intervention de
NicoLe dans
La poLémique entre Arnauld
et MaLebranche d'apris des
Lettres inédites,
in Revue PhiLoso-
phique
1950.
NOle
Radis-Lewis,
Il avec
l'aide
des
précisions
four-
nies
pi:lr
quelques
inédits!'
expliqué
"comment
le
différend
théo-
logique
sur
la
Grâce
fut
3
l'origine
d'une
controverse
où Arnaud.
s'efforça
de
dissiper
tOlItes
les
r'vlsions
du
Méditéltif tt •

134
di sponi ble
pour
l' exami ner à
fond.
1 l
ignorai t
tout si mplement
que Malebranche
était
impatient.
L'oratorien,
sans
plus
atten-
dre
la
réponse
d'Arnauld,
qui
tardait à venir,
et sans
même
l'en avertir,
décida
de
faire
imprimer son
manuscrit.
L'impri-
meur hollandais,
Daniel
Elzevier accepta
l'entreprise
d'où
al-
lait sortir le Traité de
Za nature
et de
Za grâce.
Elzevier était aussi
l'imprimeur d'Arnauld.
Au début
de Juillet
1680, Arnauld se
trouvait à Amsterdam,
toujours
contraint de vivre
caché.
Sans
révéler sa
présence
à son impri-
meur,
il
le
faisait
presser d'achever la
seconde
partie
de
la
Nouvelle d~fense du Nouveau Testa/nent de Mons,
contre M.
Mallet.
C'est alors qu'on
lui
apprit,
tout à
fait
incidemment, gu'Elze-
vier préparait
l'édition
du Traité de
la
nature et de
lo gY'éice
de Malebranche.
Il
réussit à se
faire
communiquer le manuscrit
de
l'imprimeur,
et obtint même
de
lui,
la
suspension
temporaire
de
la
fabrication,
le
temps
de
prendre
connaissance
du document
et de
tenter une
ul time
démarche
auprès
de Ma lebranche.
Arnauld fit
intervenir Quesnel,
afin
de
dissuader
son confrère
de
poursuivre
l'impression
de son
Traité.
Il
ne
tarda
pas
à
apprendre
le
refus
de
Malebranche.
Le Traité de
la
nature et de
lo grâce,
parut donc à
la
fin
de
1680.
Arnauld
attendit de
recevoir un exemplaire
du
texte
imprimé pour l'étu-
dier attentivement.
Ce
n'est que
par la
suite,
après
des
hêsi-
tations,
qu'il
décida
d'en
faire
publiquement
la
critique.
Il
fut encouragé
dans
cette entreprise
par Bossuet,
également
hostile
aux
nouveautés
théologiques
du
Père
Malebranche.
Cet
incident,
lié à
la
publication
du Traité de
la
noture
et de
la grâce,
altéra
les
relations
des
deux
théologiens.

est
l'origine
de
leur polémique sur
les
idées.
C'est en effet,
la
publ icati on
du T"aité de
la
nat,<Y'e
et de
la
grâc:e qui conduit
,.·i' l,: ,'"

135
Arnauld à
vouloir
réfuter les
théses
théologiques
de
Malebran-
che.
L'examen
approfondi
et
critique de
la
théorie
des
idées
exposée
dans
la Rechel'che cie
la Vérité,
ne
lui
est
apparu né-
207
cessaire
qu'à
partir de
ce moment
.
Mais
l'on
peut se
deman-
der comment
la
question
théologique a
bien pu
les
amener à
la
polémique
sur
les
idées?
Au moment 00
parut
le Traité de
Malebranche,
Arnauld
était engagé dans
diverses
controverses
avec
les
Protestants.
Lorsqu'il
fOmla
la
résolution
de
le
réfuter,
il
venait de
com-
poser un ouvrage
intitulé
l'Apologie pour les catholiques, qui
est
une
réponse à
la
PoZitique clu clergé du Ministre Jurieu.
Ar n au 1 d é t ait a 1 0 r seo n nue 0 mme
thé 01 0 g i en.
Jus qu'à
cet te
da te,
ses
activités
intellectuelles
étaient essentiellement orientées
vers
la
théologie.
Toute
sa
réputation
reposait sur ses
nom-
breux écr.its
théologiques,
dont
le
premier et
le
plus
célébre,
de
la
fréquente communion,
date
de
1643.
Aussi,
lorsqu'il
conçut
le
projet
de
dénoncer
publ iquementles erreurs
théologiques
du Pére Malebranche,
ses
amis
s'en
réjouirent.
Cette
résolution
n'avait
rien de
surprenant.
V,ais
ce qui
surprit,
ce
fut
le
débat
philosophique qu'il
engagea
avec
l'oratorien sur
la question
des
idées,
à
l'occasion de
leur
différend
théologique.
Ces
deux
théologiens
n'avaient-ils,
donc
rien
de
plus
pressé à
faire,
que de
s'affronter publiquement
sur une question de métaphy-
sique
? L'intérét de
la Foi
et
de
l'Eglise exigeait-il
que
l'on
consacràt
tant d'énergie à
la
philosophie?
Le
pl an
primi ti f
de
l'ouvrage, nous
révéle Arnaul d,
qui
devait
servir
de
critique au Troit:é cie
la /lat""e et cie
la
207.
ARNAULD
au
Harquis
de
Roucy,
L.
janvier
1682,
ln Défense,
o. C ..
r:.
30,
p.
Id5.

136
grace,
prévoyait
une
petite
introduction
~ur la nature des
i dé es.
Ar n a u l d
n e f ais ait,
en
cel a,
que
sui v r e
une
r e c a mm a n -
dation
de Malebranche,
selon
laquene
une
bonne
lecture de
la
'Recherche de
~a Vérité était indi~ensable pour bien entendre
son
Traité.
Il
estimait
donc
nécessaire
de
dire
un
mot
sur
la
question
des
idées
car,
en
relisant
la
Recherche de
~a V~rité,
il
prétend y
aV01r
"trouvé
d'assez
grandes
difficultés
qui
ont
beaucoup de
rapport
il
l a
mati ère
du Trai té".
1 l
voul ut donc
présenter ses
remarques
sur
la
théorie
des
idées,
dans
l'intro-
duction.
"J'avais
pensé
d'abord,
dit-il,
que
cela
tiendrait
seulement quatre
ou
cinq
chapitres.
que
je
pourrais mettre il
la
tête
de
l'examen
du
nouveau Systéme
;
mais
je
vis
bientôt
que
cela
serait trop
long,
et qu'il
faudrait
nécessairement
'
.
J
f
1
_ .
..208
en
a1 re
un
ouvrage
a
part.
e
m y
reso lUS...
.
Ai nsi,
devant
l'importance de
ses
notes,
ce
qui
n'aurait
dû être qu'une
sim-
ple introduction
sur
les
idées,
devint
un
trai té
séparé,
qui
parut en
1683 sous
le
titre
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées.
La
réfutation
du Traité de
~a nature et de ~a grâce ne sera
faite
que
bien
plus
tard,
dans
les
Réflexions phiZosophiques
et
théo~ogiques, qui
paraîtront en
1685.
Dês
que
parut le
livre
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
en
1683, Malebranche
lui
opposa sa R~ponse de
~'auteur
de la Recherche d2
la
V~rit~ au livre de M. Arnauld des Vraies
et des
Fausses
Idées,
en
1684.
En
juin
de
la
même
année ,Arnauld
répliqua
par sa
Défense de
M.
Arnau~d,
Docteur de
Sorbonne,
contre
la réponse (lU
livre
Des
V.l'aies
et des
Pausses Idéer:).
Malebranche
aussi tôt
réagi t
et fi t
paraître à
son
tour TY'ois
208.
ARNAULD,
De.s
Vr'a'ies
et des
F'ausses
Idées,
o. C.,
t.
38,
p.
1 79 .

137
,
lettY'eB
"tou.chant
la Défense ae M.
AI'."!Guld uontJ'e
la r·éDonse au
livre Des Vraies
et des
Fausses Idées,
en
1685.
Arnauld
ne
dé-
sarma
pas,
et publia,
la même
annêe,
les
Lettres au R.
P.
Nale-
branche.
Ces
lettres
sont
au
nombre
de
neuf.
Quatre
autres
nouvelles
lettres
seront
adressées
a Malebranche;
les
deux
premières
paraissent en
1693 dans
le
Journal
des
savants,
les
deux dernières
ne
seront
publiées qu'en
1699,
c'est-a-dire
cinq
ans
après
la mort d'Arnauld.
Malebranche
avait
répondu,
immédiatement et dans
le
méme
journal. aux deux
premières
let-
tres.
Lorsqu'il
connut
les
deux
autres,
il
écrivit une
réponse
qu' i l
publ i a en
1705
sous
le
ti tre
Réponse à la Troisdme
leter
de M.
Arnauld touchant
les idées et les plaisirs.
Comme
on
le
voit,
même
la mort de
l'un
des
adversai-
res
n'a
pas
mis
fin
a
la controverse.
De plus,
aucun
des
ad'ler-
saires
n'est parvenu a
convaincre
l'autre.
Comment n'ont-ils
pas
réussi
a s'entendre sur
une matière de
philosophie,
alors
qu' ils
se
réel ament
l'un et
l'autre
de
Descartes et de' sai nt.
August.in,
et qu'ils
ut.ilisent.
l'un contre
]'aut.,-e
les mêmes
t.ext.es
? L'on
comprendrait.
aisément. que des
t.héologiens
ne se
mettent. pas
d'accord,
méme
lorsqu'ils
se
réfèrent. aux mêmes
auteurs.
Car l'on
peut
t.oujours
trouver des
t.ext.es
du même
au-
t.eur légitimant. des
positions
divergent.es.
Lorsque
Arnauld
s'engage
dans
le
débat. sur
les
idées,
c'est. en philosophe qu'il
int.ervient..
Malebranche
aussi
Quelles
sont.
donc
les
raisons
de
leur
incompréhension?
Il
faut.
remarquer,
t.out.efois
que,
si
Arnauld accept.e
le
débat.
philosophique
sur les
idées.
c'est. encore
sous
la pres-
sion des
circonstances.
Il
en était.
de même en
1641.
C'est sur
l 'insist.ance de
Mersenne qu'il
accept.a de
donner son
sent.iment
sur
les
Méditations Métaphysiques
de
Descartes.
Si
nous
lui

138
devons
le Discoups de M~taphysique, clest" parce que Leibniz
a pns l'initiative de
la correspondance et qu'il a su faire
preuve de patience et d'obstination.
Il est bien certain que,
si Arnaul d a publ ié le 1ivre Des Vr'aies et deé' Pausses Idées,
c'est parce qu'il
a été déterminé par la publication du Trait.
de
1.a Nature
ef; de
1.a GI'âce.
Dans son traité des
Idées, il s'en
prend, en effet, à un ouvrage publié dix ans plus tôt. Or, s'il
s'est engagé totalement dans ce débat philosophique sur les
idées, c'est qu'il
a trouvé qu'il y avait bien un rappol't entre
la théorie des idées et la théologie du Père Malebranche. Male-
branche, au contraire, a toujours nié qu'il y eut un tel
rap-
port.
Nous y verrons plus clair. après que nous aurons analysé
de plus prés, ce~te polémique sur les idées entre Arnauld et
Malebranche.
Cette controverse
sur les idées qui
a opposé avec
tant de vigueur les deux célébres cartésiens, ne semble pas
avoir passionné le public.
Elle dura, sans doute, trop longtemps.
et les deux antagonistes manquérent parfois de modération.
Leur
dureté fut jugée excessive. Mais, la lassitude des contemporains
est plutôt due au caractère trop abstrait du débat.
Aussi, beau-
coup regrettérent que le chef de file du petit groupe des Port-
Royalistes n'ait pas entrepris, immédiatement, comme c'était
son intention dés le départ, de redresser les erreurs théolo'
giques de l'auteur du Tr'a1:té de le. Ne.ture et de
Za Cl'â.ce, avan1:
de s'engager dans une discussion proprement philosophique et
IIdéconcertante li •
C'est aussi
le sentiment de Nicole, l'ami
fidèle
d'Arnauld.
De son lieu d'exil, Arnauld lui adressa le ]r(ât.
des
Vraies
et Qe~ FausSGs
[d~9S, pour qu'il en soit juge. C'est
Ponchàteau qui
Fut chargè de lui
remettre le livre.
Nicole fut

139
ainsi
engagé a juger de
la
polémique.
Les
recherches effectuées
par Madame
Radis-Lewis,
dans
les
papiers
d'Arnauld,
laissés
en Hollande,
permmettent,
désormais,
d'établir avec
plus
de
précision,
la
part active
que
prit Nicole
dans
la
controverse
9
en t re
Ar n a u l d e t
~1 ale br an che 20 . D' a pr è s des let t r es i nPo dit es,
ilapparait que
Nicole,
par tempérament
peu enclin a la polé-
mique,
a été
déçu
par
la
dureté
du débat et
le
ton agressif
des
protagonistes.
Il
conseille a Arnauld la modét'ation.
11
craint que
cette
polémique ne s'embrouille
en
se
prolongeant.
Il
invite
Arnauld
à
interrompre
cette
dispute
sur les
idées,
pour enfin se consacrer a la réfutation des thèses
théologiques
de
l'oratorien.
Mais,
ce que
nous
apprennent,
de
plus,
ces
'let-
tres
inèdites
de
Nicole,
c'est qu'il
est
intervenu sur
le
fond
mème
du débat.
La question est de
savoir
si
Arnauld a
tenu
compte
des
remarques
de
Nicole.
"Il
est
difficile de déterminei',
esti-
me
Madame
Radis-Lewis
a la fin de son enquéte, en quoi Arnauld
a
tenu
compte
de
ces
remarques avant d'envoyer a l ' impression
le T~ait. des
V~aies et des Fausses Id.es". Matériellement,
rien
ne
l'en empéchait,
puisqu'il
a été
informé
des
sentilllents
de
Nicole
dés
1682,
le Traité des
idées
ne
devait étre
imprimé
qu'en
1683.
~ladame Rodis-Lewis rappelle cette déclaration
d'Arnauld faite
dans
la
D.fense,
sur les
circonstances
de
la
publ i ca ti on
du
T~ait. de" Id.es.
Arnaul d reconnaît qu' il
a
adressé
le
livre a deux amis de Paris qui
"n'eurent pas
la
peine
d 'y
changer grand
chose".
Dans
une
lettre
à
Quesnel
du
18 octo--
bre
1682,
il
é c r i t :
"Ce
que
vous
et M.
du Tour Ill'avez
écrit
209.
RODIS-[,EWIS
Geneviêve.
L'intepvention de
Nicole cians
la po"lémiql/e
entr'e
Ai'ri.aulcl et
MalebT'anuhe
d'apr'ès
des
lettres
inéd1~te,(i J
~ll Revue ph1~losoph1~que, 1950,
pp.
483-507.
".

140
sur le
Traité des Idées m'a bien servi.
J'ai
changé toutes
les
expr'essions qui
vous
ont pal'u trop dures.
Et j'y ai
fait diver-
ses
addi ti ons qui
donnent pl us de
jour à cette mati ère et pré-
viennent ce que M.
du Tour a cru que
l'on
pourrait dire en
faveur
des fausses
idées"ZI0.
Il
e"t difficile, en effet, de
déterminer dans
le
Traité des Idées
les changements
consentis
par Arnauld à
la
suite des
objections de
Nicole.
Nous
pouvons
cependant repére,
quelques
indices.
La définition
7 du chapitre
V du li'll'e
Des
Vraies et des
Fausses Idées qui
précise
bien
le genre d'êtres
représentatifs que
combati 'auteur de
ce Traité pourrait bien
satisfaire Nicole,
si
elle n'a
pas
été directement inspirée
par lui.
La di scri mi nati on que
cette défi ni ti on
i ntrodui t
entre
les êtres
représentatifs qu'il
combat
"comme
des entités super-
flues"
distingués
réellement des
perceptions et
"toutes sortes
d'êtres
ou de modalités ~~p~~hen~a~;ueh", contraste trés nette-
ment avec les
fréquentes
assimilations
de
la
théorie de Male-
branche
avec celle des scolastiques.
Dans
la
Défense, Arnauld
util'ise
la théorie
du signe
insplrée de saint Augustin et de
saint Thomas
pour expliquer
la
fonction
représentative des
idées prises pour des
perceptions, qui
pourrait bien
lui
avoir
été suggérée par les
remarques de
Nicole.
C'est un indice que
vient consolider l'apparition dans
l'édition de
1683 de
la
Logique de Port-Royal
de
la
théorie
du signe développée au cha-
pitre
IV, qui
ne figurait
pas dans
les éditions antérieures.
Cependant,
si
Arnauld a consenti
à tenir compte des
remarques
de
Nicole,
elles n'ont pas modifié fondamentalement ses
con-
ceptions.
210.
KODIS-I.EWlS
G.,
article
cit§.
~.
.
'.'
, ' -
' .

1 41
2.
LES C.AR,~CTERES
DE L' [DEE CHEZ MALEBRANCHE.
Rappelons,
tout d'abord et avant mè"le de rentrer
dans le détail de cette polémique, quelques aspects de
la théo-
rie malebranchienne des idées. C'est dans la deuxième partie
du livre [II de la Recherche de la V'rit', que nous trouvons
exposée la théorie malebranchienne des idées.
Le titre que lui
donne Malebranche est assez significatif de son projet
"De
l'entendement pur. De la nature des idées". Dès le chapitre
premler,
'on rentre dans le vif du sujet:
"Ce qu'on entend
par idées
Qu'elles existent véritablement, et qu'elles sont
nécessaires pour apercevoir tous
les objets matériels ... ".
C'est donc,
le chapitre premier, compte tenu de son titre, qui
contient la déduction des caractères de l'idée. ~lais, l'on ne
saurait ignorer que, dans ce mème livre, au chapitre VI, Male-
branche démontre
la présence en Dieu des idées et leur vi6io"
en Vieu.
Qu'est-ce à dire? Sinon que la déduction complète
des propriétés des idées suppose la référence à leur origine.
Contrairement à Descartes et à Arnauld, en effet, Malebranche
ne dissocie pas, dans
la Recherche de la Vérité,
la question
de la nature des idées et celle de
leur origine 211
211.
HALEBRANCHE,
De
la Recherche de la Vél'it.,
I I I ,
I I ,
chap.
1 , 0 ,
C"
t .
l ,
"La
"nature
Ou
essence"
des
Idées,
loin
cJrêtre
pour
nous
une
donnée
initiale,
est
un
problème
qui,
finalement,
se
résout
par
la
dêtermination
de
leur
origine.
Cette
origine
définît
alors
à
e Il e
se li l e I eu r
TI a t li r e
II TI e
l cl é e.
c'e s t
li TI e
réa 1 i t é s p i rit li elle,
objet
ilnmêdiat
de
notre
pensée,
qlli
ne
vient
ni
des
corps,
ni
de
TI 0 LI s,
q LI i
TI 1 est
II i
a cl ven tic e,
TI i
fa c tic e,
TI i
i TI TI é e 1
mn i 5
q li i
est
en
Dieu
et
que
nous
voyons
en
lui l'.
GUEROULT,
Malebranche,
t.
I t
p.
62.
Ce
n'est
qu'en
1678.
dans
le
Xe
E.claircissement
cJe
la
Rec:herc:hq
que
~la lebranche définira la nature des Idées par
1 e u r
p e r f e c t ion.
Tb i ri.,
p.
76.
"11
nry
a
rIen
li
quoi
on
doive
plus
prendre
garde,
pour
bien
traiter
une
matiêre
de
science,
ql,Je
d'éviter
la
brouillerie
et
"'< •• ~, • ~

142
La th60rie des
idêes présent~epar Malebranche est
la
solution qu'il
appoi'te au pl'oblême de la connaissance.
Il s'a-
gissait pour lui, en effet, de rendre compte du fait de not"e
possession de la science. C'est un fait que notre pens~e ren-
ferme
une connaissance incomplête, certes, mais perfectible,
représentant l'ordre nécessaire, êternel et immuable des cho-
ses.
~1ais, d'où nous vient une telle science, d'autant plus
que nous n'avons pas une connaissance directe et immédlate
des choses par elles-mémes ?
Le problème, dans sa généralité, est celui
de la con-
naissance des objets, dans l 'hypothèse du dualisme de la pensée
et de la matière. En effet, dans l'hypothèse du dualisme,
la
connaissance ne peut dêriver naturellement et de façon immédiate
de l ' un i on dus ujet e t de 1a chose ex té ri e ure . Le pr i nc i pe de
l' hêt.érogènéitè des substances i nterdi t
logiquement une telle
explication.
L'esprit et le corps sont deux substances qui n'ont
point de rapport entre elles.
Dès
lors, toute recherche des
conditions de possibilitè de
la science ne doit-elle pas mettre
entre parenthèses, non pas le fait de
la science, mais l'exis-
tence mème des choses? Fidèle au cartêsianisme, Malebranche
se verra contraint de partir du sujet, du moi qui
fait la
science et qui, dans son
"actualité transcendantale", s'oppose
des objets dont l'existence demeure incertaine.
Ne nous y trom-
pons pas.
Ce qui
prêoccupe Malebranche c'est l'application des
mathêmatiques à la morale, autrement dit,
le passage de la
la
confusion
qUI
élrrlve
qU.Jnù
on
mêle
pnsemblc
les
questiollS
différentes.
c'est
ce
qui
m'a
obligé
de
distinguer.
en
plusieurs
endroits
de
ce
Traitf,
ce
qui
regarde
la
nature
des
idées,
d'avec
ce
qui
ll
regarde
leur
origine

ARNAULD,
D.
V.
P.
J.,
chap.
XXV1.I,
O.
C.,
t.
38,
c'est
cette
confusion
qu'il
reprochera
â
Malebranche.
....

143
certitude mathématique! la ce.rtitude morale. Si, apparemment,
c'est la recherche du fondement de toute connaissance objective
qui anime Malebranche, il nous faut bien admettre que sa quête
concerne aussi bien 1a Rel i gi on et 1a Moral e. Car, pui sque
pour lui la vérité est une., les vérités de la foi ainsi que
les vérités de la morale ne sont pas moins rationnelles que les
vérités mathématiques. C'est l.a théorie des. idêes, donc la
V~~~on e.n V~e.u qui
nous permet d'accéder! ce point d'où nous
apparait la bel I.e unité de la Science, de la Religion et de la
Morale. C'est donc elle qui aux yeux d'Arnauld
fonde l'unité
de la Recherche de ~a Vérité et du Traité de ~a nature et de ~a
grâce.
Malebranche au contraire soutient que ces deux questions
sont sans rapport.
"Ce en quoi, remarque M. Alquié, on ne peut
.
le suivre
la doctrine des idées est bien le fondement de la
doctrine de la gr!ce, puisque la doctrine de la gr!ce suppose
que nous puissions connaitre les principes de l'action divine.
Or, nous ne le pouvons qu'en apercevant, par.raison, les idées
en Dieu. ,,212 Ce qui est aussi notre sentiment. Mais revenons
au probléme des idées.
1)
La ~p~~~tuaL~té
de. L'Idée..
La premiêre caractéristique que Malebranche reconnait
! l'idée, c'est sa spiritualité. Il s'inscrit ici directement
dans la tradition cartésienne. Dés le chapitre premier de la
deuxième partie du livre III, Malebranche définit l'idée en ces
termes
"Ainsi, par ce mot Idée, je n'entends ici autre chose,
que ce qui est l'objet immédiat, ou le plus proche de l'esprit,
212.
ALQUIE
Ferdinand,
Le cartésianisme de Ma~ebranche,
Paris,
Vrin,
1974,
chap.
V,
note
nO
7,
p.
186.
,.....'..
,'..;. -

144
quand il aperçoit quelque objet, c'est-à-dire ce qui touche
et modifie l'esprit de la perception qu'il a d'un Objet"Z13.
Les idées dont parle Malebranche sont celles qui sont nécessai-
res à la perception des objets matériels:
"Toutes 1es choses que l' àme aperçoi t, di t-i1, sont
de deux sortes, ou elles sont dans l'âme, ou elles
sont hors de l'âme. Celles qui sont dans l'âme sont
ses propres pensées, c'est-à-dire toutes ses diffé-
rentes modifications, car par ces mots, pensées, ma-
ni ères de penser, ou modi fi ca ti ons de l' àme, j'entends
généralement toutes les choses, qui ne peuvent ètre
dans l'âme sans qu'elle les aperçoive par le senti-
ment intérieur qu'elle a d'elle-même: comme sont ses
propres sensations, ses imaginations, ses pures intel-
lections, ou simplement ses conceptions, ses passions
mêmes, et ses inclinations naturelles. Or, notre àme
n'a pas be soi n d' i dé es pou r a pe r cev 0 i r t 0 ute s ces
choses de la manière dont elle les aperçoit, parce
qu'elles sont au-dedans de 1 'àme Ou plutôt parce qU'el·
les ne sont que l'âme même d'une telle ou telle fa-
1
çon ... Mais pour les choses qui sont hors de l'àme,
nous ne pouvons les apercevoir que par le moyen des
idées, supposé que ces choses ne puissent pas lui
être intimement unies. "214
Malebranche appelle perception les modifications de
l'âme, ses sentiments, ses pensées, ses passions. Toutes les
perceptions de l'àme lui sont intérieures. Elles ne sont pas
dis tin c te s d' e 11 es - mê mes. E11 e s son t l'âme même de .tell €
0 u te 11 e
façon. Elle les connaît par sentiment ou conscience. L'âme con-
naît ses propres affections ou perceptions sans intermédiaire,
sans
idées. Par contre, estime Malebranche, pour connaître les
choses qui sont en dehors de nous, principalement
les choses
matérielles, l'âme a besoin des idées dont la fonction est de
nous représenter les choses matérielles. Malebranche reprend
un principe cartésien, communément admis: que nou~ n'ape~Qe-
von~ pa~ .te~ QO~P~ pa~ eux-même~. Nou~ ne .te~ Qonna-t~~oM que
pa~ .t'-tnt~~méd-ta-t~e de .t~u~~ -tdée~.
213. MALEBRANCHE,
De ta Recherche de ta Vérité,
III,
Il,
214. MALEBRANCHE,
ibid.,
p.
415.
",. :,._.

145
Mais, en affirmant la spiritualité de
l'idée, c'est-a-
dire la possibilité d'une pensée pure, le cartésianisme rompt
avec la tradition scolastique et les diverses conceptions mé-
215
canistes
. Malebranche souscrit à
la conception spiritualiste
de l'Idée en Li définissant comme
"l'objet immédiat ou le plus
proche de l'esprit quand il
aperçoit quelque objet, c'est-a-
dire ce qui
touche et modifie l'esprit de
la perception qu'il
a d'un objet,,216.
L'affirmation de la spiritualité de l'Idée
signifie que les idées ne peuvent venir des
corps,
pas plus
qu'elles ne peuvent être assimilées aux ~~muiacAa de Gassendi.
Pour avoir la propriété de "toucher"
l'esprit, et "d'en être
l'objet le pl us
proche,
l'objet immédi at,
l' i dêe doi t être
de même nature que l'esprit.
Par contre,
l 'ame et le corps
étant
deux substances hêtérogènes, il
ne peut y avoir aucun rapport
direct entre eux.
On voit bien par la que Malebranche conçoit la con-
naissance comme une uYl~OYl du sujet et de l'objet.
Dans l 'hypo-
thèse du dualisme cartêsien, la connaissance ne saurait dêriver
de l'union de
l'âme et des choses matêrielles
:
"les choses
matêrielles qui
certainement ne peuvent s'unir a notre âme, de
la façon qui
est nécessaire afin qu'elle les aperçoive:
parce
qU'étant étendues, et l'âme ne l' êtant pas,
il
n'y a poi nt de
217
rapports entre e l les"
. Par conséquent, ce que l'esprit voit,
215.
MERSENNE,
HOBBES
et GASSENDI,
DESCARTES
avaient
rejeté
l'idée
selon
laquelle
nous
élaborons
paL
la
raison
les
données
de
l'expérience
sensible.
L'on
peut
se
reporter
aux
Secondes
Objections,
A.
T.
VII;
123;
Troisièmes
Objections,
nO
7,
8,
9,
la,
A.
T.
VII,
183,
187
;
Cinquièmes
Objections
1 chap.
6 et
III,
92,
A.
T.
VII
2 67-68
et
280 contre
la Médit.
III/
216.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de la Vérité,
III,
II,
chap.
l,
O.
C.,
t.
l,
p.
414.
217.
MALEBRANCHE,
ibid.
..-
.

146
quand il
aperçoit le soleil, n'est pas
le soleil
qu'il
croit
v 0 i r,
l e s 0 lei l
mat é rie l e t sen s i b le.
Ce qu' i l
v0 i t c' est l ' idée
218
du soleil,
le soleil
intelligible
. Les choses matérielles,
.
invisibles par elles-mémes, ne sont pas directement accessibles
à notre esprit. Seules .leurs idées sont visibles, c'est-à-dire
qu'elles seules peuvent s'unir à notre âme et se faire
conna'tr~
L' 1 dée joue le rôl e d'un
véri table' ntermédi ai re,
un
substitut dont la fonction est, en effet, de
représenter les
choses qui
ne peuvent étre connues par elles-mémes, et qui
ne
peuvent étre entièrement unies à notre âme.
Et puisque, comme
le reconnaissait Descartes, l'esprit ne peut pas sortir de soi
pour atteindre
les
corps en eux-mêmes,
l'existence de l'idée
devient dès
lors nécessaire.
Mais elle ne peut pleinement assu-
mer sa fonction
représentative que si
elle peut s'unir à l'àme,
ce qui
suppose aussi
que l'idée soit spirituelle. En affirmant
la spiritualité de l'idée, Malebranche avait bien conscience
de ne pas dire quelque chose de très original.
Descartes l'avait
dé mon t rée .A r na u l d l ' a v ait é gal e men t
ad mis e.
Mai s, à l ire les
textes de très
près,
il
n'est pas sûr qu'ils conçoivent,
les
uns et les .autres,
la réalité spirituelle de l'idée de la même
façon.
Qu'est-ce à dire?
Arnauld et Descartes entendent par la spiritualité
de l'idée,
l'existence e.n noua des idées. Celles-ci
appartien-
nent au trésor spirituel
de l'âme, qu'elle trouve dans son pro-
pre fonds.
Les idées ainsi
définies sont des modifications de
l'âme, des modifications
représentatives.
Elles sont dans
l'âme,
d'oû leur présence permanente à l'esprit.
Mais, en concevant
218.
MALEBRANCHE,
De
la Recherche de
la Vérité,
III,
II,
chap.
l,
O.
C.,
t.
l,
p.
417.
.~
- . .
.",' "-
- -.". ' .
.'.'. _..... ~

147
l'idée comme une modification, ne risque-t-on pas de dissoudre
la réalité de l'idée dans le flux de nos états de conscience?
L'idée n'aurait que la réalité de nos sensations et de nos sen-
timents, c'est-a-dire qu'elles ne seraient réelles que pendant
que nous y penserions, et cesseraient d'exister dès que nous
cesserions d'y penser. A l'affirmation de la spiritualité de,
l,'idée est liée une autre question, celle de la réalité de
l'idée. L'idée n'est-elle qu'une simple réalité psychologique,
un état de conscience, ou bien a-t-elle une existence autonome,

une réalité d~Jt~nete ?
Descartes échappait a l'objection par sa conception
d'une double réalité de l'idée. Dans la Troisième Méditation,
Descartes distingue la ~éat~té 6o~mette de l'idée et sa ~éat~­
té obje.et~ve.. Il
appelle réalité formelle de l'idée, sa réalité
actuelle en tant qu'idée, c'est-a-dire en tant que mode parti-
culier de la pensée. Considérées de ce point de vue, c'est-a-
dire du point de vue de leur réalité formelle, ou en soi, nos
idées sont des modi fi cati ons, des "données de conscience"
elles sont toutes égales.
A cette réalité psychologique évanescente de l'idée,
Descartes oppose la réalité objective de l'idée. Celle-ci n'est
pas a proprement parler un mode. Elle est ce qui dans l'idée
représente un objet. Elle est une entité autonome, indépendante
de la réalité formelle du sujet pensant. C'est le contenu
21g
représentatif ou l 'étre objectif de l 'idée
. C'est précisé-
ment, pour avoir reconnu a la réalité objective de l'idée un
statut privilégié, le statut d'étre, que Descartes parvient,
219.
DESCARTES,
Méditations
Métaphysiques,
III,
A.T.
XI,
p.
31.
'
Réponses aux Secondes
Objections,
déf.
2 et
2 A.T.
X,
p.
124.
. '.::.;, :"", .
" . ' . "

148
dans la Troisième Méditation, à démontrer l'existence de Dieu,
et à nous faire sortir de nous-mêmes.
Le statut d'être, reconnu à la réalité objective de
l'idée, va être accentué par la découverte, dans la Cinquième
Méditation, des essences, ces vraies et immuables natures,
éternelles et nécessaires, qui
ne dépendent en aucune façon
220
de mon esprit
En affirmant la spiritualité des idées en
tant que modes de l'âme, Descartes n'est pas du tout embarrassé
pour leur reconnaitre une réalité indépendante de la réalité
formelle du sujet pensant. C'est au risque d'une ambiguïté,
car le statut d'étre autonome et indépendant que Descartes re-
connait à la réalité objective de l'idée, ne semble pas compa-
tible avec la définition de l'idée comme mode. D'où l' incompa-
tibilité de la théorie de l'innéisme avec les caractères de
l'idée. Les propriétés de l'idée sont telles qu'elles ne peu-
vent pas résider
en nous. I\\ussi, Malebranche, lorsqu'il reprend
la conception cartésienne de la spiritualité de l'idée, donne
de l'idée une définition qui annonce une théorie radicalement
différénte. En effet, compte tenu de leurs propriétés, Male"
branche fait résider les idées en Dieu. L'auteur de la Recher-
che de
la
Vérité,
est persuadé de surmonter par là, les incon-
vénients et les ambiguïtés de la conception cartésienne. Dès
lors, la spiritualité de l'idée, du fait de sa présence en
Dieu, où nous la voyons, a, chez Malebranche, un sens nouveau
elle signifie que l'idée est eau~e, source de la lumière.
L'idée est efficace. Cette idée de causalité se retrouve dans
la définition que Malebranche nous donne de l'idée. L'idée est
220.
DESCARTES,
Méditations
Métaphysiques,
V,
A. T.
IX,
p.
51.
;;-,'
• _:'.:'~., ·.·.>.·..:L·...•
~,.;.
"__~~ ',.' i.·::~~.,-·.'J'.
." .•. _.:.•... , . • ~ ....-~._ ......• , .. : ...;..:.: .•.• ~ '.'.J.:

149
cause en tant que 6o~me exemplaire qui a servi de modèle A la
création. Elle est également cause en tant que source de la
lumière. C'est en ce point que la définition malebranchienne
de l'idée est nouvelle par rapport A la conception cartésienne,
et radicalement différente. Elle a chez Malebranche une réalité
autre.
2)
La ~éa!~té de !'~dée.
La définition malebranchienne de l'idée, par laquel-
le l'idée est conçue comme l'objet immédiatement le plus proche
de l'esprit, lève toute confusion entre l'idée et les modifi-
cations ou perceptions. L'idée reste distincte de l'Ame quoi-
qu'elle lui soit entièrement unie.
Il
ne faudrait pas setrom-
per sur le sens qu'il convient de donner A cette union intime
de l'idée et de l'esprit. L'Idée est unie A l'âme. Mais elle
n'est pas dan!.> l'âme. Selon Malebranche, ce qui est dans l'Ame
ce sont uniquement ses perceptions ou modifications. L'idée
est unie A l'Ame parce qu'elle est spirituelle. Mais elle n'est
pas intérieure A l'âme, elle est distincte d'elle. Si l'idée
ne doit pas étre confondue avec nos modifications, quelle est
donc sa nature, sa réalité?
Malebranche commence par poser !'~ndépendanee de
l'idée A l'égard de nos perceptions et des choses matérielles.
En procédant ainsi, il surprend le sens commun, naturellement
porté A n'accorder de réalité qu'aux choses matérielles et
sensibles. Mais, estime Malebranche, c'est parce que nous igno-
rons en fait qu'il est bien plus facile de démontrer la réalité
de nos idées, que de démontrer l'existence de ce monde matériel.
Trop habitués
aux ombres, nous ne soupçonnons pas qu'elles
sont bien moins réelles que nos idées. Il suffit d'une recon-

150
version
intérieure
pour que l'esprit accède aux vraies réa-
1i tés. Malebranche dénonce, déjà dans 1a Recherche de ta Vérité,
cette illusion commune qui nous fait douter de la réalité des
idées
"Cependant, dit-il, les hommes étant naturellement
portés à croi re qu' il n'y a que 1es objets corporel s
qui existent; ils jugent de la réalité et de l'exisl-
tence des choses tout autrement qu'ils devraient.
Car, dès qu'ils sentent un objet, ils veulent qu'il
soit très certain que cet objet existe, quoiqu'il
arrive souvent qu'il n'y ait rien au dehors. Ils
veulent outre cela, que cet objet soit tout de méme
comme ils voient, ce qui n'arrive jamais. Mais pour
l'idèe qui existe nécessairement, et qui
ne peut
étre autre qu'on la voit, ils jugent d'ordinaire
sans réflexion que ce n'est rien, comme si
les idées
n'avaient pas un fort grand nombre de propriétés:
comme si
l'idée d'un carré, par exemple, n'était
pas bien différente de celle d'un cercle ou de quel-
que nombre, et ne représentait pas des choses tout
à fait différentes: ce qui ne peut jamais arriver
au néant, puisque le néant n'a aucune propriété. Il
est donc indu'bitable que les idées ont une existence
très réelle"221.
Par son allure critique, ce texte nous suggère un
rapprochement avec la première Méditation Métaphysique de Des-
cartes. Malebranche nous invite, en effet, à nous défier de nos
sens. Car, estime-t-il, les errèurs des sens, les illusions des
malades, les hallucinations, les rêves sont autant de faits qui
devraient nous faire douter de la réalité du monde extérieur.
Si nous attribuons l'existence réelle aux objets extérieurs que
nous percevons, c'est par pure prévention. Les hommes asservis
au corps se fient à leurs sens et à leurs imaginations. Ils
croient spontanément que seuls existent les objets des sens.
Nous avons, au contraire, plusieurs raisons de douter de l'exis-
tence du monde extérieur. Le rapprochement avec Descartes s'ar-
rête là. Car, toute l'argumentation de Malebranche a pour but
221.
MALEBRANCHE,
De ta Recherche de La Vérité,
III, II,
chap.
l,
O.
C.,
t.
l ,
p.
414 .
. ".':" .
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151
d'isoler des choses matérielles, par contraste, nos idées
dont on ne peut douter, de bonne foi, de la réalité, La réa-
lité des idées échappe au doute, ce qui n'est pas le cas chez
Descartes qui met en question même les essences mathématiques,
Malebranche nous invite donc à douter de la réalité
du monde extérieur, tout en reconnaissant que les idées ont
bien plus de réalité que les choses matérielles, "Lorsqu'un
homme, par exemple, imagine une montagne d'or, il Est ab~olu-
ment nécessaire que l'idée de cette ~ontagne soit r2ellement
présente il son espri t. Lors~u' une fem~e ou un homme qui a la
fièvre chaude ou qui dort, voit co~me deva,lt ses YEUX quelque
animal, il est constant que ce qu'il voit n'est paS rien, et
qu'ainsi l'idée de cet animal existe véritablement: mais
tt
t
.,
.
t
' 1
-
t '
,,,222
ce
e ~on agne a or e~ ce
an1ma
ne Turen
Jama1S
,
Dans les Entretiens sur la M6taphysique, ~al~branche
apporte une série d'arguments~ui n'étaient que rapideIT,ent "s-
223
quissés dans la Recherche de la V6rit6
. Le premier entre-
tien, consacré à la nature ries idées, dé~ontre la réalité de
l' idée à parti r de l' évi dence d'un pri nci pe, que Théodore,
le porte-parole de ~alebranche,
énonce en ces termes : le néant
" - - - d
224
T
l'
t"
n a po~n~
e p~op~~e~eo
.
oute
argumenta 10n ce Théodore
repose sur ce principe:
"Je pense, dit-il, à quantité de c~o-
ses; à un nombre, à un cercle, cl une maison, à tels et tels
222.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de la V6rit6,
III,
II,
chap.
l ,
O.
C"
t .
1,
p.
414,
223,
MALEBRANCHE,
gntretiens sur la Mitaphysique,
l,
0,
r~ "
t.
XII,
p.
29.
224,
HALEBRANCrlE,
ibid.,
p.
32,
. - "';:
.
[

152
êtres, ~l 'être. Donc tout cela est, du moins dans le temps
que j'y pense. Assurément, quand je pense ~ un cercle, ~ un
nombre, ~ l'être ou ~ l'infini, à tel être fini, j'aperçois
des réalités. Car si le cercle que j'aperçois n'était rien, en
y pensant je ne penserais à rien. Ainsi dans le même temps je
penserais et je ne serais point. Or, le cercle que j'aperçois
a des propriétés que n'a pas telle autre figure. Donc ce cercle
existe dans le temps que j'y pense
puisque le néant n'a point
de propriétés et qu'un néant ne peut être différent d'un autre
néant,,225.
Ariste, l'interlocuteur de Théodore, n'hésite pas ~
manifester son étonnement : "Quoi, Théodore! demande-t-i l,
tout ce ~ quoi vous pensez existe? "Le porte-parole de Male-
branche a pourtant bien prévenu son interlocuteur qu'il allait
lui apprendre qu'il est étranger dans son propre pays
"Non, dit-il, je ne vous conduirai point dans une terre
étrangêre : mais je vous apprendrai peut-être que vous
êtes étranger vous-même dans votre propre pays. Je vous
apprendrai que ce monde que vous habitez n'est point
tel que vous le croyez, parce qu'effectivement il n'est
point tel que vous le voyez ou que vous le sentez"226.
Ariste va donc découvrir au cours de ce dialogue, "la réalité
de cet autre monde tout rempli de beautés intelligibles,,227,la
réalité de nos idées.
Supposons que Dieu anéantisse autour de moi tout ce
qu'il a créé. Il lui suffirait d'imprimer tel ou tel mouvement
aux nerfs qui parviennent au cerveau, afin que je puisse voir
225.
MALEBRANCHE,
Entretiens sur Za Métaphysique,
l,
O.C.,
t .
XII,
p.
35.
226.
MALEBRANCHE,
ibid., p. 30.
227.
MALEBRANCHE,
ibid., p. 30 .
"
..
... ~ ,. .
'.:.., ....
-"
.
'..1, ,;

153
telle ou telle chose. Ce que je verrais dans cette hypothèse,
ce ne serait pas la chose matèrielle, parce qu'anéantie, ce
serait l'idée. Les corps absents, il y a toujours une présence,
celle des idées. L'entendement est, ici, révélateur d'étre,
de l'existence des idées. L'argument qu'utilise Malebranche
est proprement cartésien. Il reprend, en effet, l'idée de Des-
cartes selon laquelle la perception est liée à une modification
du corps. Mais, c'est pour bien montrer que les sensations
n'ont rien de commun avec ce qu'elles représentent, puisqu'elle~
sont un état du sujet. Ai ns i, donc, l es beautés que nous voyons
ne sont point des beautés matérielles. Elles appartiennent au
monde de nos représentations, au monde intelligible.
De cet argument, on doit conclure que la visibilité
n'est pas une propriété de la matière. Les idées sont les seules
réalités visibles qui éclairent l'esprit ou se font connaître
à lui. Mais, ajoute Théodore, "votre chambre est par elle-même
absolument invisible. Si Dieu l'avait détruite, dites-vous,
elle ne serait plus visible, puisque le néant n'a point de pro-
priétés. Cela serait vrai, si la visibilité de votre chambre
était une propriété qui lui appartient. Si elle était détruite,
elle ne serait plus visible. Je le veux, car cela est vrai en
un sens. Mais ce que je vois en regardant votre chambre, je
veux dire en tournant mes yeux de tous côtés pour la considérer,
sera toujours visible, quand méme votre chambre serait détrui-
te
que dis-je! quand même elle n'aurait jamais été bàtie.
Je vous soutiens qu'un Chinois qui n'est jamais entré ici, peut
voir en son pays tout ce que je vois, lorsque je regarde votre
chambre; supposé ce qui n'est nullement impossible, qu'il ait
le cerveau ébranlé de la même maniêre que je l'ai maintenant
"
(-~;':~~~::~'::._j ',;..
.
::
;
. ' .
, , .. '-' , ' .

154
que je la considêre,,228. Autrement dit, ce que je voia n'est
pas ce que je eAoia VOiA.
Les corps ne sont donc pas viaibtea
paA eux-mêmea. La visibilité des corps est une propriété de
notre représentation non de la matière elle-même. C'est bien
la raison pour laquelle le Chinois peut voir dans son pays ce
que je vois actuellement. Par l'affirmation de l'invisibilité
de la matière, Malebranche manifeste sa tendance à t'imma~~-
Aiatiame, puisque tout esprit, dont le cerveau est ébranlé de
telle ou telle façon, peut voir ce que je vois en ce moment.
Il en résulte que notre existence se déroule dans le
monde de nos représentations, dans l'univers mouvant de nos
pensées: "si donc la réalité de nos idées est véritable, et
à plus forte raison si elle est nécessaire, éternelle, immua-
ble, il est clair que nous voilà ... dans un autre monde que
celui où habite notre corps; nous voilà dan~ un monde ~ou~
Aempti de beau~~~ in~ettigibtea". "C'est dans ce monde-là que
nous sommes et que nous vivons, quoique le corps que nous ani-
mons vive dans un autre, et se promêne dans un autre. C'est
ce monde-là que nous contemplons, que nous admirons, que nous
sentons. Mais, le monde que nous regardons ou que nous consi-
dérons en tournant la tête de tous côtés, n'est que de la ma-
tiêre invisible par elle-même, et qui n'a rien de toutes ces
beautés que nous admirons et que nous sentons en le regar-
dant,,229. La représentation que j'ai de ma chambre est celle-là
même qu'un Chinois, dans son pays, peut en avoir, dans les con-
ditions déjà définies. C'est dire que les propriétés qui font
qu'une chambre est une chambre restent les mêmes et sont inva-
riables. Dans une hallucination je ne vois pas ce que je crois
228.
MALEBRANCHE,
Entreêiens sur La Métaphysique,
l ,
a.c.,
t .
XII,
p.
38.
229.
MALEBRANCHE,
ibid.,
p.
38 .
.
"..

155
voir. Ce que je crois voir n'est rien de réel. Mais j'ai ce-
pendant présent à l'esprit toutes les propriétés, par exemple,
du cercle qui me font dire que c'est un cercle et non pas au-
tre chose. De même, dans 1e rêve comme dans l'état de vei 11 e,
ce qui me fait dire que je perçois une chambre et non autre
chose, ce sont les propriétés présentes à mon esprit et qui
font qu'une chambre est une chambre. L'application du principe
"le néant n'a pas de propriétés", conduit Malebranche 1 affir-
mer, en conséquence, que tout ce que l'esprit aperçoit ~mméd~a-
tement est quelque chose ou existe. Les idées existent. Leur
réalité est entiérement comprise dans leurs propriétés, par
lesquelles elles se distinguent radicalement des choses maté-
rielles qu'elles représentent, et qui sont invisibles à l'e!prit.
Malebranche insistera, toujours dans le premier Entre-
tien Métaphysique, sur i'antéA~oA~té de l'idée et sur sa peAma-
nence à l'esprit.
L'idée est donc reconnue comme ce qui Aèg.te
mes représentations, le modèle que je dois contempler pour
penser les choses.
Il y a antèriorité et primat de l'idée
sur la représentation. L'idée est la condition de possibilité
de toute représentation. Pour vouloir penser au cercle il faut
que l'idée soit là, et le rôle de 1 'attent~on est de faire dé-
couvrir ce qui est déjà là. En affirmant la transcendance de
l'idée
et
son
antériorité, Malebranche reconnait, en mème
temps, le primat de l'entendement sur la volonté. Les proprié-
tés qu'il attribue ici aux idées se rattachent à la thése pla-
tonicienne qui lui a été indirectement transmise par saint
Augustin et que Descartes aussi affirme des idées.
L'argument décisif en faveur de la réalité des idées,
c'est celui qui leur reconnait un pouvoir efficace. Nous

156
croyons, en effet. que ce qui est réel c'est ce qui a une capa-
cité à résister. Nous estimons communément que les idées ne
sont pas réelles parce que, croyons-nous, elles ne nous résis-
tent pas. Nous croyons, au contraire, que ce plancher existe
parce qu'il nous résiste. Mais cette croyance à la réalité des
choses extérieures est fondée sur nos sens. Or, nous savons
que les sens ne nous renseignent pas sur la nature des choses.
Dès lorsque vaut une telle croyance? Ne sommes-nous pas vic-
times d'une illusion? Par ailleurs, que devons-nous penser
des hallucinations et des délires? Est-ce qu'ils ne nous ré-
sistent pas? Sommes-nous sûrs que nos idées ne nous résistent
pas? Pouvons-nous simplement trouver dans un cercle deux dia-
mètres inégaux? Cela nous est impossible. Pourquoi? Parce
qu'il est contraire à la définition du cercle qu'il puisse
avoir deux diamètres inégaux. Autrement dit, lorsque nous par-
lons de résistance, il faut distinguer deux sortes de résis-
tances: la résistance ~en~~ble et la résistance ~ntellectuelle.
La résistance du sensible est parfois patholog~que. Ce n'est
donc pas la vraie résistance. Celle-ci est le propre de l'idée.
En effet, l'idée résiste. Elle a une structure qui résiste à
ma fantai~ie,
à ma volonté.
L'idée du cercle et les propriétés
qu'elles représentent résistent à l'esprit et s'imposent à lui.
D'oû son ~ndépendance et sa puissance. L'idée est ~ou~ce e66~­
cace de lumière.
Mais quel est le critère qui nous permet de distinguer
la bonne et la mauvaise résistance, la résistance pathologique
et la résistance vraie, réelle? Pour Malebranche c'est la
cla~té, la lumière. Autrement dit, la résistance de sentiment
est sans lum~è~e. C'est la résistance de l'idée qui s'accompa-
gne de clarté. Les idées résistent par leur évidence, par leur

157
propre lumière. L'idée est donc indépendante et transcendante.
Elle est supérieure non seulement à la matière, reconnue comme
invisible par e11e-mème, mais aussi à notre propre esprit.
Cette supériorité est accentuée par le fait que l'idée ne tire
pas sa lumière de moi. L'opposition ici devient radicale entre
le sentiment et l'idée. Malebranche en arrive à démontrer la
réalité de l'idée, à radicaliser la distinction entre nos per-
ceptions, obscures par nature, et la clarté des idées, entre
la subjectivité des perceptions et l'universalité des idées 230 .
De cette analyse, la conséquence immédiate qui s'impose,
c'est la dévaluation du Cog~to.
En effet, le fait que tout ce
qui appartient à l'àme, c'est-à-dire nos perceptions, soit
par nature obscur et confus, interdit, chez Malebranche, de
postuler comme point de départ certain et indubitable, pour
la science et la métaphysique, la connaissance du moi. Le Cog~o,
ici, me donne la conscience de mon existence, mais elle ne me
donne pas la connaissance claire et distincte de mon essence.
"Je pense donc je suis. Mais que suis-je moi qui pense
dans le temps que je pense? Suis-je un corps, un es-
prit, un homme? Je ne sais encore rien de tout cela.
Je sais seulement que dans le temps que je pense je
suis quelque chose qui pense. Mais voyons, un corps
peut-il penser? Une étendue en longueur, largeur et
profondeur peut-elle raisonner, désirer, sentir? Non
sans doute: car toutes les manières d'ètre d'une telle
étendue ne consistent que dans des rapports de distance,
et il est évident que ces rapports ne sont point des
perceptions, des raisonnements, des plaisirs, des dé-
sirs, des sentiments, en un mot des pensées. Donc ce
moi qui pense, ma propre substance, n'est point un
corps, puisque mes perceptions qui assurément m'appar-
tienneDt sont tout autre chose que des rapports de dis-
1
tance"~3 .
230. MALEBRANCHE,
Entretiens sur la Métaphysique,
l,
chap.
8,
a.c., t. XII, p. 41.
231.
MALEBRANCHE,
ibid.,
chap.
l,
a.c., t. XII, p. 32.

158
L'usage que Malebranche fait du Cog~to lui permet sim-
plement d'affirmer la distinction de l'âme et du corps. Mais,
l'on observe que la déduction de la substantial ité de l'âme
et de sa spiritualité suppose la connaissance claire et dis-
tincte de l'idée d'étendue, qui me représente l'essence mathé-
mati que des corps. La connaissance du Cog~to ne s'accompagne
pas, comme chez Descartes, de la connaissance claire et ration-
nelle de soi. Certain de mon existence, je n'ai pas une idée
claire et distincte de moi. La certitude de mon existence
n'est pas rattachée à la connaissance claire de mon essence.
Cependant, je vois clairement et distinctement ce qu'est la
matière. J'ai de la matière, en effet, une idée claire et dis-
tincte qui m'apprend avec certitude que l'étendue en constitue
l'essence. Le Cogito n'a donc plus, chez Malebranche, la posi-
tivité que lui accordait Descartes, le modèle de toute connais-
sance claire et distincte, intelligible et rationnelle, premier
principe évident pour la science et la métaphysique. Pour
Malebranche, l'âme, par elle-mème est privée de toute lumière.
Elle est étrangère à toute idée claire et distincte.
L'analyse a néanmoins montré que toute connaissance
ne peut se faire qu'à partir, non des choses matérielles, dont
je ne suis pas sûr de l'existence, mais de mes pensées. Or,
dans l'univers de mes représentations, dont je suis désormais
assuré de l'indépendance à l'égard du monde matériel, je dis-
tingue deux genres bien différents de pensées, des sentiments,
des sensations qui sont des perceptions ou modalités de notre
âme et des idées proprement dites. Les premières sont par na-
ture obscures et confuses. Les secondes, autrement dit, les
idées, sont claires et distinctes. Leur lumière n'appartenant
··c ..
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1..


159
pas à notre âme, d'où peut-elle provenir? De Dieu. C'est en
Dieu, en effet, que résident les idées et c'est en Dieu que
nous les voyons. Elles possèdent donc les perfections divines.
Elles sont de ce fait e66~cace~.
Les idées résident en Dieu. Puisque en Dieu tout est
Dieu, les idées sont divines et participent des perfections
divines. Elles sont à ce titre, claires et distinctes, éternel-
les, nécessaires, universelles, immuables et infinies. La pré-
sence en Dieu des idées, source de toute connaissance ration-
nelle, rend désormais impossible toute confusion entre les
perceptions et les idées. Les idées sont impersonnelles et
incréées, objectives
l es pe r cep ti ons sont su bje c t ive s : l' id ée
.n'est pas dans l'àme
elle est hors de l'âme, dans le Verbe
. . 232
d , v, n
. Malebranche, à partir de la notion d'idée radicale-
ment distincte de nos modifications, prouve sa nécessaire pré-
sence en Dieu. De la Recherche de La Vérité aux Eclaircissements,
Malebranche explicite sa pensée en évoluant d'une conception
des idées particulières et finies à la conception d'une idée
unique, infinie, regroupant l a totalité des idées singuliè-
233
res
. Cette idée unique, c'est l'idée d'étendue ou étendue
~nteU~g~b.l'.e qui représente à elle seule l'es sence des corps,
et par laquelle l'âme perçoit tel ou tel corps234
Avec l a
232.
MALEBRANCHE,
De
La Recherche de
La Vérité,
III,
II,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
l,
p.
437.
233.
MALEBRANCHE,
ibid.,
chap.
VII,
O.
C.,
t.
l,
p.
450
Eclaircissement
X,
O.
C.,
t .
III,
pp.
148-152.
234.
MALEBRANCHE,
ibid.,
pp.
149-154.

160
notion d'étendue intelligible, la séparation entre nos modifi-
cations et nos idées, devient radicale. Malebranche définit
l'idée par sa gé.l1éILal-<'té identifiée à 1 '-<'116-<'I1-<'té. L'affirmation
ex~licite dans le Xe Eclaircissement de la Recherche de la'
Vérité,
rend donc définitivement impossible toute identifica-
tion de l'idée et de la perception. Les propriétés de l'idée,
clarté et distinction, éternité, nécessité, universalité et
infinité, sont telles qu'elles s'opposent radicalement à l'obs-
curité, à la confusion, à la subjectivité de nos modifications.
La théorie de la Vision en Dieu des idées, rompt avec
la tradition cartésienne en transférant de l'âme â Dieu la
60UILce
de la lumière. Dieu seul est lumière. L'âme est passive.
Toute la connaissance réside dans la contemplation. L'âme ne
produit pas ses idées, elle ne les trouve pas en elle. Elle
les voit en Dieu. Cette théorie des idées s'oppose à l'innéisme
cartésien. Malebranche reconnaît â Descartes le mérite d'avoir
mis en lumière les caractères essentiels de l'idée, notammint
sa spiritualité, son indépendance, sa présence continuelle à
l'esprit. Il estime cependant que ces propriétés reconnues à
l'idée n'ont pas de base en l 'homme. Autrement dit, la théorie
de l'innéisme qui, pour Descartes, rend compte de la nature
des idées, n'est pas satisfaisante.
Il faut trouver mieux. Se
souvenant de saint Augustin, Malebranche nous propose la Vision
235
en Dieu
. En faisant de la Raison de Dieu, le lieu des idées,
Malebranche se sépare de Descartes. Arnauld lui reprochera de
n'être fidèle ni à saint Augustin, ni â Descartes. Il montrera
235.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la Vérité,
III,
II,
chap.
V et
VI,
O.
C.,
t.
l ,
p.
433,
p.
447.
Trois
lettres,
l ,
O.
C.,
t.
VI,
p.
199.
.....
;..;.;. ';0.'--,"
.....
'
'

161
essentiellement à l'oratorien que sa conception des idées dis-
tinctes des perceptions ruine tout l'apport positif du carté-
sianisme : la spiritualité de 1 'àme et les preuves de l'exis-
tence de Dieu. Elle est également la Source de toutes ses
erreurs théologiques.
, ." .


J • • •
. J
~-~~.: ,,,:: ::.-

162
111.
ARNAULD CRITIQUE DE MALEBRANCHE
Le livre Des Vraies et des Fausses Idées est un ouvrage
polémique. Publié en 1683, Arnauld y réfute systématiquement
la conception malebranchienne des idées et de la vision en
Dieu. Ces idées distinguées des perceptions, Arnauld les appel-
le des "êtres représentatifs" : "ce que j'entends par les ê..t:JLe<l
JLepJLê<len~a~~o<l,
dit-il, en tant que je les combats comme des
entités superflues, ne sont que ceux que l'on s'imagine être
réellement distingués des idées prises pour des perceptions.
Car je n'ai garde de combattre toutes sortes d'êtres ou de moda-
lités JLepJLé<len~a~~ve<l ; puisque je soutiens qu'il est clair,
â quiconque fait réflexion sur ce qui se passe dans son esprit
que toutes nos perceptions sont des modalités essentiellement
JLepJLé<len~a~~ve<l·236
C'est, précisément, cette évidence de la connaissance
par conscience que Malebranche refuse d'admettre.
Il ne voit,
a~ contraire, dans le sentiment, que confusion et obscurité,
par opposition â la clarté et â la distinction de l'idée, et
qui, de ce fait, ne réside pas dans l'âme, mais hors de l'âme,
en Dieu. C'est cette idée divine qu'Arnauld qualifie d'ê~JLe
JLepJLé<le~aUo
ou, ce "qui est équivalent, de fausse idée: "Je
236. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. V,
déf.
7,
O.
C.,
t .
38.
Il
est
nécessaire,
cependant,
de
préciser
que,
dans
la
polémique
qui met
aux
prises
les
deux cartésiens.
clest Malebranche
qui
a
attaqué
le premier.
Il
a
lui-même con-
sidéré
le
livre D.V.F.I.
comme
une
défense
d'Arnauld.
En effet,
pour
réfuter
le
Traité
des
idées
du
Docteur Augustinien,
Male-
branche
s'est
contenté
de
nous
renvoyer
au
chap.
V du L.
III,
II
de
la R.D.V.
"

163
souti ens, di t-i l, ... que les idées pri ses en ce derni er sens,
~ont de vraies chimêres"237. Il y a donc deux sortes d'êtres
représentatifs. Les vrais sont identifiés aux idées prises
pour des perceptions: ce sont des êtres ou modalités repré-
sentatives. Les faux sont identifiés aux idées réellement
distinctes des perceptions, des "entités" autonomes, existant
en soi. Ce sont ceux-là dont Arnauld fait le procês dans le
livre Des Vraies et des Fausses Idées.
Il les prend pour des
images, de vraies intermédiaires.
Contre l'auteur de l a Recherche de la Vérité, Arnauld
invoque le témoignage de la conscience, du bon sens critique:
"Il est clair à tout homme, qui veut prendre la peine de ren-
trer en lui-méme, pour considérer ce qui se passe dans son
esprit, que les idées prises pour des perceptions, sont en
même tempô et des modi6icat~onô de notre âme, et ~ep~é~enta-
tiveô des objets; les unes nous représentent des substances,
d'autres des maniêres d'être; les unes des esprits, d'autres
des corps, et d'autres l'être parfait et infini"238
Celui qui
est ainsi capable de rentrer en soi et de partir de soi, éclai-
ré par l'évidence de la conscience, c'est l 'homme cartésien.
Il ne fait pas de doute qu'Arnauld s'engage à la suite de
Descartes: "Il est plus clair que le jour que M. Descartes
a dit expressément que les idées dont il parlait étaient des
modifications de notre âme, et que de ces modifications de
notre âme, l'une représentait une substance, l'autre une
237.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
Ill,
O.
C.,
t.
38,
p.
189.
238.
ARNAULD,
Défense,
O.
C.,
t.
38,
p.
359.

164
maniêre d'être, et une autre l'être parfait et infini,,239.
Comme Descartes, Arnauld part du Cogito.
Il s'ins-
pire particuli,êrement des textes de la Troisiême Méditation.
En opérant ce retour sur soi, que trouve-t-il, en soi? Des
pensées, des perceptions. Il affirme alors que ces perceptions
sont représentatives des corps et qu'elles le sont par elles-
mêmes. Arnauld est persuadé de respecter l'inspiration carté-
sienne. Aussi, lorsque Malebranche l'invite à citer ses
sources 240 , il n'hésite pas à rapporter les passages de Des-
cartes, qui lui ont servi d'appui: il lui répond dans sa
Défense
"Je crois sans exagération, dit-il, qu'on en pour-
rait alléguer cinquante passages de ce Philosophe.
Mais en voici un, qui est si clair et qui dit si
expressément tout ce que j'ai dit dans mes deux dé-
finitions, que je ne crois pas avoir besoin d'en
apporter d'autres. C'est dans sa Ille Méditation
où il parle fort au long des Idées en les prenant
toujours pour nos perceptions. Or, voici comme il
entre en discours sur cette matiêre ; "l'ordre, dit-
il, semble exiger, que je distribue toutes mes
PENSEES en de certains genres.
Il y en a quelques-
unes qui sont comme les images des choses, auxquelles
seules convient proprement le mot d'idée; comme
lorsque je pense à un homme, à une chimêre, au ciel,
à un Ange, à Dieu".
Et plus bas;
"Quand je consi-
dêre les idées comme étant simplement des modifica-
tions de ma pensée, je ne reconnais entre elles
,
aucune inégalité; mais, en tant que l'une représentel
une chose et l'autre une autre, ell es para i ssent fort
239. ARNAULD,
Défense,
o. C., t. 38, p. 388.
240.
MALEBRANCHE,
Réponses aux V.
F.
I.,
XXIV,
chap.
XI,
O.
C.,
Co
VI,
p.
172.
"Il
est
contre
le
bon sens
et
contre
l'équité
de
prétendre,
comme M.
Arnauld,
que
ce
philosophe
ait
exclu
les
idées
aux
sens
ordinaires,
et
prétendu que
les
modal~téo de l'âme oont eooent~ellement ~ep~éoentat~veo. Il
faudrait
que
M.
Arnauld
pour
s'appuyer
sur
l'autorité
de
ce
philosophe,
apportât
quelques
endroits
de
sa
Métaphysique,
contraire
au
sentiment
commun,
et
ne
se
servît
pas
d'un
terme
qui
a
deux
sens,
tel
que
celui
de
pe~cept~on d'un objet, ou de
~éal~té object~ve, pour assurer que ce philosophe l'entendait
comme
lui . . . " .
.~.

165
différentes les unes des autres: car celles qui
me représentent des substances, sont quelque chose
de plus grand, et pour parler ainsi, contiennent en
soi plus de réalité objective, que celles qui ne
représentent que\\des manières d'être, ou des acci-
dents. Et enfin, celle par:laquelle je conçois un
Dieu souverain, éternel et infini, qui connaît tout,
qui peut tout, contient certainement plus de réalité
objective, que celle qui ne représente que des sUbs~1
tances finies".
Il y a, conclut Arnauld, dix autres
passages dans cette seule Méditation, qui font enten-
dre la même chose"241.
Nous avons déjà indiqué la similitude entre ce texte
de la Ille Méditation et les deux définitions du livre Des
242
Vraies
et des Fausses Idées
.
C'est Arnauld lui-méme qui,
ici, affirme l'identité des points de vue. Tous les textes de
Descartes qu'il rapproche des siens, définissent l'idée comme
une modalité essentiellement représentative. Mais, Arnauld
n'a pas attendu que Malebranche exige qu'il cite ses sources,
pour proclamer que sa conception des idées était conforme à
celle de Descartes. Dans le livre Des Vraies et des Fausses
Idées,
son interprétation des idées prises pour des percep-
tions, se rapportait explicitement à plusieurs textes de Des-
cartes 243 . Persuadé de traduire fidèlement la pensée de Descar-
tes, Arnauld est ainsi conduit à critiquer, sévérement, le
réalisme d'une idée, qui seule serait immédiatement aperçue
24 1 .
ARNAULD,
Défense,
O.
C.,
t.
38,
p.
386.
242.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
V,
déf.
3 et 7,
O.
C.,
t.
38,
p.
198.
243.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
VI,
p.
205.
liMais,
afin
qu'on ne
croie
pas
que
j'ai .inventé
cela pour me
tirer de cette difficulté,
l'Auteur de
La Recherche
trouvera
la même
chose dans
les Méditations de M.
Descartes
lorsqu'il
entreprend de
prouver
géométriquement
l'existence
de Dieu et
l'immortalité de
l'âme,
en répondant aux Secondes Objections.
On
n'a qu'à
considérer pour
cela
la
seconde
et
la
troisième
définition de cette méthode géométrique,
que je mettrai en
latin
et
en
français,
parce
que
le
latin me
paraît plus
net. 1I
; . . ; " , ' , '.:; ;',. ' , . , , ; , .., ,,'1,','
" , , . '
. ~.~

166
par l'esprit et, par le moyen de laquelle, Dieu nous ferait
connaître les choses.
Mais, si Malebranche dans sa R'ponse, a exigé de
"M. Arnauld, pour s'appuyer sur l'autorité de ce Philosophe"
qu'il
"apport~t quelques endroits de sa Métaphysique", pour
assurer que ce Philosophe entendait comme lui, que les idées
sont des modalités représentatives, c'est qu'il était lui-
méme convaincu du contraire. "Il faut plutôt croire, 3voue-
t-il, que M. Descartes n'a point eu sur cela de sentiment
arrété, ou qu'il n'a pas voulu nous le déclarer. Car je suis
sûr, autant qu'on le peut étre de ces sortes de choses, que
s'il avait voulu donner à entendre, qu'il croyait que les
modal~téo de l'âme oont eooent~ellement AepAéoentat~veo, et
exclure les ~déeo au sens ordinaire; il n'aurait point parlé
sur cette maniére aussi obscurément et aussi généralement
qu'il a fait,,244.
Pour Malebranche, il n'est pas surprenant, en effet,
que Descartes n'ait pas clairement connu la nature de l'idée.
Prétendre atteindre la vraie nature de l'idée en observant
ce qui se passe en soi, c'est se condamner à ne rien y voir
de clair: dans le moi, il n'y a que de l'obscur et du confus.
La lumiére, ce n'est pas celle de ma raison, mais celle du
Verbe intérieur, de la Raison Eternelle. C'est à elle et non
à
la conscience qu'il faut adresser les questions. Ses répon-
ses sont toujours vraies et évidentes. Mais il y a plus dans
cette remarque de Malebranche: l'auteur de la Recherche de
ta V'rité semble attribuer, en partie à Descartes, la respon-
sabilité de son différend avec Arnauld. Le tout n'est pas, en
244. MALEBRANCHE,
Réponses aux V.F.I.,
XXIV,
chap.
XI,
O.
C.,
t .
38,
p.
172 .
..:" ....
.... ,"

167
effet, de citer les passages de Descartes pour prétendre que
ce philosophe partage le méme point de vue. Encore faut-il
comprendre le sens qu'il a voulu donner à tels ou tels textes.
Mais, lorsque l'auteur n'a pas de "sentiment arrété,,245, "ou
qu' i l n'a
pas voulu nous le décl arer,,246, ne nous condamne-t-i l
pas, dès lors, à interpréter sa pensée, au risque du contre-
sens? Qu'est-ce qui garantit l'orthodoxie d'un commentaire?
Qu'est-ce donc qui autorise Arnauld à "s'appuyer sur l'auto-
rité de Descartes", lorsqu'il prétend que les modalités de
l 'àme sont essentiellement représentatives? L'ambigufté des
textes de Descartes est telle qu'on en peut donner une inter-
prétation bien différente. Contestant à son tour l'orthodoxie
cartésienne de la Philosophie des idées d'Arnauld, Malebranche
tire à lui les textes de Descartes, qui ont servi à son adver-
saire: "Au reste, dit-il, je ne lui abandonne point Monsieur
Descartes, quoique je puisse m'en passer. Je prétends que ce
grand philosophe n'a point examiné à fond en quoi consiste
la nature des idées. M. Arnauld s'imagine l'avoir rangé de
son côté: mais c'est avec autant de raison qu'il prouve dans
son livre des vraies et des fausses idées, que j'étais de son
sentiment, lorsque j'écrivais le 1er chapitre de la Recherche
, . , , , 247
C
t
t
l
.
d e
l a Ver'Z-te
.
ommen an
e meme texte de la Ille Médita-
tion cité par Arnauld, Malebranche conclut en ces termes:
"Il me semble que Monsieur Descartes ne veut dire
autre chose ... que ce que j'ai dit dans le 1er et
le Ve chapitre de la Ile Partie du Ille livre de la
245.
MALEBRANCHE,
Réponses aux V.F. I. , XXIV,
chap.
XI,
a. C. , t. 38, p . 172.
246.
MALEBRANCHE,
ibid. , p.
172.
247.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l , Rem.
III,
o.
C. ,
t .
VI,
p.
2 J 4.
. .....~ '.
. j >-",
';, ,"; ..

168
Recherche de la Vérité, qu'il se trouve en nous des
pensées de deux sortes; les premiéres ne sont q~e
nos divers sentiments, la douleur, la couleur et
toutes noS diverses modifications; les secondes
sont celles qlli nous représentent quelque chose de
distingué de nous, un homme, une maison. Et,:parce
qu'il ne faut point d'idée ou d'image pour représen
ter 1 un homme sa propre douleur et qu'il iui en
faut une pour lui représenter une maison qui n'est
point une modification de sa substance; Monsieur
Descartes dit fort bien, que ce n'est qu'l ces der-
niéres sortes de pen~ée~ que le mot d'idée convient
proprement. Car comme il voulait prouver dans la
suite l'existence de Dieu par la JtéaJi:té obje.c.:tive
que renferme la perception de l'être infiliiment par
fait, il ne devait point s'arrêter 1 ces sortes de
pensées qui ne renferment que des modal ités de l' lm
telles gue sont la douleur, la chaleur, la cou-
leur"248.
.
Malebranche estime donc qu'il est en accord avec
Descartes pour distinguer perceptions et idées, qui sont les
deux seuls points de vue qui nous permettent d'appréhender
nos pensées. Il tire donc Descartes 1 lui. Et il ajoute:
"Monsieur Arnauld dit que les modi~iea~LonA de l'ame ~on:t
e~~en:tiellemen:t JtepJté6en:ta:tive~ : Monsieur Descartes, que les
~iea:t,{.oM de oa pen~ée, n' on:t en:tJte. ellell aucune inégaL.i.:té,
e~ ne JtepJtéllen:ten:t Jtien. Monsieur Arnauld dit qu'il ne faut
rien 1 l'âme de distingué d'elle pour apercevoir les objets
Monsieur Descartes soutient que c'est par la diversité des
réalités objectives qu'elle peut apercevoir divers objets· 249
·Personne que Monsieur Arnauld n'a jamais c.o.mpJti~ que l'idée,
ou pour parler comme Monsieur Descartes, la Jtéali:té objec:tLue
d'un cercle ou de l'infini fût une modification de son es-
,·t· 250
pr
.
248.
HALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l ,
Rem.
I l l ,
O.
C.,
t .
\\TI,
p.
216.
249.
HALEBRANCHE,
{bid.,
pp.
216-217.
250.
HALEBRANCHE,
ibid.,
p.
217.

169
Malebrènche avec Descartes contre Arnauld, ou Ar-
nauld avec Descartes contre Malebranche, tel est le débat.
L'on peut dire cependant, que l'incompréhension des deux
adversaires est totale. Leur différend porte 'sur la iLéat.<A:é
objee~~ve : est-elle iLéettemen~ d~~~~ne~e de la perception,
ou au contraire est-elle une entité dan~ la perception? La
dispute porte sur ce point. Malebranche le reconnaît explicite
ment. La proposition que soutient Arnauld est celle-ci: "Il
est clair a quiconque fait réflexion sur son esprit, que tou-
tes nos perceptions sont essentiellèment représentatives".
"Il est vrai, indique Malebranche, je l'ai niée cette propo-
sition, peut-être cinq cents fois. J'ai toujours déclaré a
M. Arnauld, que si elle était vraie, il aurait eu raison et
moi tort sur la question des idées ... , car, toute la dispute
en t r e no usd eux ~ UiL t ef.> ~ d é e~ end é pen d" 251
Dans son commentaire du texte de la Troisième Médit,
tion, Malebranche ramène l'Idée à la réalité objective: l'idée
proprement dite c'est la réalité objective, qu'il distingue
radicalement de la perception. C'est cette opposition qui
rend possible, selon lui, la démonstration cartésienne de
l'existence de Dieu. Si l'idée de Dieu était une modification
de l'âme on en pourrait tirer deux conséquences: d'une part,
cette idée serait produite par l'âme même, il ne serait pas
nécessaire d'en rechercher une cause infinie. Ce qui risquerait
251.
Lettre
I l l ,
19 mars
1699,
O.
C.,
t .
VIII-IX,
p.
902;
également
p.
903
;
Réponse aux V.F.I.,
V,
O.
C.,
t.
VI,
p.
50.
T i t r e :
"Quel
est
l ' é t a t
de
la
question.
M.
Arnauld
prétend
que
les
modalités
de
l'âme
sont
essentiellement
représentati-
ves
des
objets
différents
de
l'âme
et
je
soutiens
que
ces mo-
dalités
ne
sont
que
des
sentiments
qui ,ne
représentent
à
Itâme
rien
de
différent
d'elle-même . . . ".
;t}~~·.·~ ..
\\"::;'" ..,,~;"-" ;.~~".

170
de compromettre li'- preuve de l'existence de Dieu, telle que
Descartes l'envisage dans la Ille ~'éditation. D'autre part,
à
considérer l'idée de Dieu comme une, modification de l'âme,
ce serait rendre impossible, en effet, le passage de notre
être à l'Etre divin.
Il
ne serait donc plus légitime de con-
clure de l'idée de Dieu à son existence nécessaire.
"Si
l'âme
trouvait dans ses propres modifications cette réalité objec-
tive de l'infini, la preuve que Monsieur Descartes en tire
de l'existence de Dieu ne vaudrait rien,,252. Autrement dit,
les modifications de l'âme ne nous renseignent que sur ce
qui se passe dans l'âme. Elles ne rendent possi b1e aucune
ouverture sur autre chose que soi. Certes l'on peut prendre
le mot de perception, non en tant simplement que modalité
de l'âme, mais en tant que renfermant la réalité objective.
Malebranche évoque ici la définition cartésienne de la réa-
lité objective, dans l'exposé géométrique qui suit les Répon-
ses aux Secondes Objections. Mais, il mantient la distinction
entre la perception et la réalité objective: "J'avoue à Mon-
sieur Arnauld, dit-il que la perception de la réalité objec-
tive de l'infini est une modalité de l'âme, et que cette
perception est représentative de l'infini, en ce sens qu'elle
contient cette réalité représentative bien différente de sa
propre modification". Une bourse qui contient cent pistoles
est une bourse de cent pistoles; mais ce n'est pas simple-
ment comme bourse.
Il y a en effet, à considérer deux réa1i-
tés bien distinctes.
"De même nos pensées représentent l'infi-
ni, mais c'est parce qu'elles contiennent l'idée ou la réalité
252.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l,
Rem.
III,
O.
c.,
t.
VI,
p.
217.
' . ,
255.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l ,
Rem.
III,
O.
C.,
t.
VI,
p.
217 •
. .~ -

173
on ne peut pas donner absolument tort A Malebranche, lors-
que l'auteur de la Recherche de la Vérité, en fait de simples
modifications de ,notre âme. Pour Descartes, les qualités sen-
sibles sont des idées maté~~ettement 6au~~e~. Ce qu'il entend
par la
fausseté matérielle, c'est la propriété qu'ont ces
idées de nous "représenter ce qui n'est rien comme si c'était
q~elque
256
chosen
. En elles-mémes, considérées dans leur être
réel, je découvre qu'elles ne sont pas effectlvement des co-
pies ou des représentations des choses extérieures. L'erreur
vient de ce que je les prends pour des représentations vraies
des choses extérieures. Ce qu'elles ne sont pas. D'où l'erreur,
d'où leur fausseté matérielle. Elles ne sont ni claires ni
distinctes. Elles sont confuses et obscures. Lorsque je les
considère comme des copies fidèles, je me trompe. Je ne suis
da~s la vérité que lorsque je me prononce sur les idées clai-
res et distinctes. Puisque les idées sensibles ne nous rensei-
gnent pas sur la nature des choses extérieures, pourquoi ne
pas les considérer en elles-mêmes? C'est-A-dire uniquement
comme des modifications de notre âme? C'est bien ce que fait
Descartes en les opposant aux idées claires et distinctes,
aux essences. Il n'y a rien de surprenant que Malebranche
considère ces qualités sensibles comme de simples perceptions
de l'âme, par nature obscure et confuse.
Mais, ont-elles une réalitê objective? Si elles
sont obscures et confuses, et, en elles-mémes, maté~~ettement
6a UM e~, c' est qu' e Ile sn' 0 nt pas e n fa i t der é a 1i t é 0 bj e c-
tive, de contenu représentatif. Malebranche en tire la
256.
DESCARTES,
Méditations Métaphysiques,
III,
A.T.
IX,
p.
34.
. .
.
"1
"'~'.,~~'.;, ·'~:'I ..:.'_"·':"'i- .,.,..;-..
:.•..

174
conséquence immédiate qu.e les qual ités sensibles ne sont pas
des idées, au sens strict, et qu'elles sont privées de réa-
lité objective. Cette même conséquence Descartes aurait pu
la tirer, mais il ne le fait pas. Au contraire, tout en admet-
tant que les idées sensibles ne sont pas les copies fidèles
des choses, qu'aucun objet extérieur ne leur correspond, ce
qui en d'autres termes signifie qu'elles n'ont pas de réal.ité
objective, Descartes néanmoins continue à les appeler idées.
Pourquoi? Parce qu'il estime que nos idées sensibles ont la
propri été qui défi ni t l' idée ; de. 6e. dOYlYle.Jt à Ylo.tJte. COYl6e..ünc.e.
comme. V~6aYl.t Uyl obje.t e.~.téJt~e.uJt, comme des images de choses
extérieures. C'est à ce titre que Descartes leur attribue
une réalité objective, infiniment petite qu'on ne peut la
distinguer du néant. A la limite, l'idée sensible enveloppe
une positivité qui est le 6~gYle. qu'un corps agit sur le mien,
mais dont la propriété est étrangère au sentiment. Les idées
sensibles sont en nous, en tant que nous sommes unis à un
corps. Elles sont comme des signes qui nous avertissent de
la présence des objets extérieurs. Par là elles se présentent
à nous comme nous livrant des informations sur les états de
mon corps, par leur intermédiaire, sur l'existence des choses
extérieures en rapport avec mon propre corps. Les qualités
sensibles ne représentent pas effectivement les choses exté-
rieures, elles y renvoient cependant comme des signes, et à
ce titre, il convient de les appeler des idées, de leur attri-
buer une réalité objective.
En procédant ainsi, il est manifeste que Descartes
prend le risque de la confusion, puisque les idées sensibles
qui, au regard des idées claires et distinctes, ne méritent
pas d'être appelées idées, parce qu'elles ne sont pas des
..
,
-.".
,.,",
".
"
'" ...

175
copies des choses, possèdent, néanmoins une réalité objective.
Malebranche n'a pas pris le risque de la confusion. Aussi,
a-t-il préféré radicaliser la distinction entre les percep-
tions et les idées. Arnauld aussi veut résoudre la difficulté.
Mais c'est en restant fidèle à Descartes. C'est par sa dis-
tinction de l'A.-dée. de. ./lA.-gne. et de l'idée de chose qu'il expose
dans la Logique son sentiment. Les éléments de sa théorie
du signe, il
les trouve dans Descartes, mais non encore sys-
tématisés. Les qualités sensibles sont les idées de signe:
"Quand on ne regarde un certain objet que comme en représen-
tant un autre, l'idée qu'on en a est une idée de signe n257
L'idée est bien ici définie par sa propriété de se donner
comme visant un objet extérieur, comme image ou tableau d'une
chose extérieure. La sensation se donne comme telle à notre
consci ence. A ce ti tre e11 e renferme deux idées: l'une de
la chose qui représente; l'autre de la chose représentée.
Sa nature consiste à exciter la seconde par la premiére. La
première qui est proprement l'idée de la chose qui représente,
c'est l 'A.-dée. ./le.n./lA.-b.f.e.. C'est elle qui excite l'idée de la
chose représentée. Celle-ci, qui se mè1e à la première par
habitude, est 6o~gée. par nous sous la pression des p~éjugé./l
de l'enfance. L'idée sensible est c1ai~e et distincte consi-
dérée comme signe, ce qu'elle est effectivement.
Cette distinction entre les idées des choses et les
idées des signes exposée par Arnauld au chapitre IV de la
Logique,
apparaît dans la cinquième édition, en 1683. C'est
donc en pleine polémique avec Malebranche, qu'Arnauld systé-
matise sa théorie du signe, qui lui permet dans ce débat sur
257.
ARNAULD,
Logique ou l'art de penser,
chap.
IV,
Paris,
éd.
Flammarion,
p.
80.
,
: ';'! ("or·)
"
..

176
les idées de prolonger Descartes sans trop le renier. Il
n'est pas aisé de dire lequel des deux, de Malebranche ou
d'Arnauld, est plus fidéle A Descartes. Toutefois,il ne se-
rait pas exact de dire qu'Arnauld n'a pas compris Descartes.
Il semble au contraire qu'il l'ait mieux compris et plus fidé-
lement suivi. L'incompréhension des deux adversaires pourrait
s'expliquer par l'ambiguïté des textes de Descartes. Le nom-
bre des objections faites contre sa théorie des idées, montre
assez que les contemporains mémes de Descartes n'ont pas bien
saisi ce qu'il a voulu dire. Mi.is il faut rappeler aussi que
Descartes n'a pas manqué d'occasions pour expliquer sa pensée.
Dans ses Réponses aux Objections, dans sa correspondance,
dans les Principes, il est revenu sur plusieurs points de son
systéme pour en donner un exposé plus clair.
Mais, dans le fond, ce qui oppose Malebranche et
Arnauld, sur cette question des idées, c'est qu'ils ne se po-
sent pas le même probléme. Placé devant la Ille Méditation,
Malebranche se demande comment, si toute idée est un mode du
moi, ma pensée peut-elle avoir pour objet une réalité ex té-
rieure ? Autrement dit, comment l'esprit peut-il atteindre
ce qui n'est pas lui, s'il ne doit partir que de soi, de ses
propres pensées? Ce probléme que pose la philosophie de
Descartes, Descartes lui ne le pose pas explicitement. Il ne
semble pas l'intéresser. Ce qui intéresse au contraire Des-
cartes c'est le probléme de la vérité de nos idées. La décou-
verte de Dieu permet en même temps de dire que Dieu est le
garant de l'objectivité de ma connaissance. Il garantit l'ac-
cord entre mes idées et le réel. La véracité divine fonde
la vérité de mes idées. Mes idées peuvent donc être vraies,
la réalité objective peut donc correspondre effectivement
. ',' -'i-"
·.·_ c,;.:...·.•·.~ "=--...•..,•.••••••••••.:'.... .
. .• "~..
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I
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''''''~'~'-' ..~
:, -." .~ ... -',.-
.............;
.~":' '. '... .".
.... .... .~ ... ~.
.... " .

177
avec la réalité formelle de la chose. L'idée, tout en ayant
une réalité formelle, par laquelle elle se donne comme un
mode de la pensée, échappe 1 la subjecti~ité par sa réalité
objective. Descartes se contente donc d'affirmer que nos
idées sont des modes de la pensée et qu'elles ont en même
temps un contenu représentatif. C'est la même affirmation
que reprend Arnauld, sans se soucier de la question soulevée
par son adversaire:
"comme, donc, dit-il, il est clair que
je pense, il est clair aussi que je pense 1 quelque chose;
car la pensée est essentiellement cela. Et aussi ne pouvant
y avoir de pensée ou de connaissance sans objet connu, je ne
puis non plus me demander 1 moi-même la raison pourquoi je
pense; étant impossible de penser, qu'on ne pense 1 quelque
chose,,258 ; ou encore "puisque la nature de l'esprit est
d'apercevoir les objets, les uns nécessairement, pour parler
ainsi, et les autres contingemment, il est ridicule de deman-
der, d'où vient que notre esprit aperçoit les objets. Et ceux
qui ne veulent pas voir ce que c'est qu'apercevoir les objets,
en se consultant eux-mêmes, je ne sais pas comment le leur
faire mieux entendre,,259.
Arnauld refuse donc de voir le problème que pose
Malebranche. Il se contente d'affirmer, comme Descartes, que
nos idées sont des modalités représentatives. Cependant, s'il
part de la conscience, comme Descartes, il ne met pas entre
parenthèses l'existence des choses 260 . Or, le problème que
258.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
II,
O.
C.,
t.
38,
p.
184.
259.
ARNAULD,
ibid., p.
185.
260.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
V,
O.
C.,
t.
38,
aXiome
7,
p.
201.
"Il
est
certain ou
par
la
raison,
en
supposant
que
Dieu
ne
saurait
être
trompeur,
ou
au moins
par
la
foi,
que
".0' ~
:~.'!:~,'.:_:,:: .. ~ ~ .. "'''", :.:;~J.::F;:-··· ...:,....:. ......
'j;,: :": ; .
-
... ' ~-'-

178
pose Malebranche devient légitime et inévitable dès l'instant
où Descartes a enfermé le sujet dans le Cogito, avec l'impos-
sibilité d'affirmer a priori et avec certitude l'existence
des corps en dehors de nous. Enfermée en elle-méme, la pensèe
ne peut saisir que soi. Comment cette substance pensante, en
ne partant que de soi-même, peut-elle saisir autre chose qui
lui est extérieure et par nature essentiellement distincte,
une chose corporelle? C'est bien cette difficulté que rencon-
tre Malebranche dans Descartes.
Il s'agit en d'autres termes
du problème des conditions de possibilité de la science. En
le posant, Malebranche accepte de se situer dans une optique
transcendantale. C'est l'examen de ce problème qui va ainsi
le conduire, en reprenant les résultats positifs de la philo-
sophie des idées de Descartes, à identifier d'emblée l'idée
et la réalité objective, radicalement distincte de nos percep-
tions, à la faire résider en Dieu, où nous la voyons. Car le
souci de Malebranche c'est celui de l'application des mathé-
matiques à la morale. Il prolonge chez Descartes sa tendance
à l'idéalisme mathématique. Or, les préoccupations d'Arnauld
sont essentiellement d'ordre moral et théologique; l'immor-
talité de l'àme, les preuves de l'existence de Dieu. Ce qu'il
retient du cartésianisme c'est son spiritualisme. La philoso-
phie de Malebranche, même si elle reconnaît ces vérités, les
établit d'une manière autre que celle que l'on trouve chez
Descartes. Pour avoir maintenu, contre Malebranche, dans la
théorie cartésienne de l'idée ce qui garantissait, à ses yeux,
j'ai
un
corps,
et
que
la
terre,
le
soleil,
la
lune
et beau-
coup
d'autres
corps.
que
je
connais
comme
existants
hors de
mon
esprit,
existent
véritablement
hors
de mon
esprit. Il
....... .•...\\ .~..; "._, __ ,_. __ ,.••. c' ~'.•_';-.'"
-:...".~_ ••; ..•~
,_
,
~.-

179
le spiritualisme, Arnauld n'a pas pour autant rejeté ce qui
assure à la science cartésienne son objectivité. Les théses
sur la physique cartésienne, lors de ses polémiques sur l'Eu-
charistie et l'Etendue intelligible, nous font penser qu'Ar-
nauld reste acquis à la science cartésienne. S'il s'oppose
à Malebranche c'est parce qu'il est persuadé que les erreurs
du Traité de la Nature et de la Grâce ont pour fondement la
théorie des idées de l'auteur de la Recherche de la Vérité.
Il refuse de suivre Malebranche, pour se rapprocher de Des-
cartes. Aussi, bien que Malebranche soit persuadé de la paren-
té de sa doctrine avec celle de Descartes, auquel il prétend
encore rester fidèle, il ne parvient pas à en convaincre
Arnauld. L'équivoque des textes de Descartes et les préoccu-
pations différentes de Malebranche et d'Arnauld, expliquent
l'incompréhension des deux adversaires, qui continuent à se
récl amer de ce grand phi l osophe. Mai s l'on peut encore se
demander, si Arnauld se serait opposé à Malebranche, s'il
n' avai t pas soupçonné l' oratori en de mettre en Di eu une éten-
due formelle.
Il nous semble, en effet, que les attaques
d'Arnauld contre Malebranche, au nom du spiritualisme carté-
sien, ne peuvent se justifier que par l'inquiétude que la
théorie malebranchienne de l'étendue intelligible, donc de
la vision des idées en Dieu, a suscité dans cette âme augus-
tinienne. L'examen du débat sur l'étendue intelligible nous
le confirmera.

180
2)
La Clt-i.û.que. de.o
"é;tlte.o lte.plte.oe.ll;Ca;C-i.6o".
Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, Ar-
nauld s'en prend directement aux thèses de l'auteur de la
Recherche de
La Vérité,
plus précisément à sa conception des
idées et à la théorie de la Vision en Dieu qui en est le fon-
dement. Par une argumentation serrée, Arnauld prétend faire
la preuve de la fausseté des principes sur lesquels repose
cette nouvelle philosophie. Pour discréditer Malebranche,
Arnauld commence par poser quelques règles qu'on doit avoir
en vue pour chercher la vérité dans cette matière des idées.
"Ces règles, dit-il, sont ... si raisonnables que je ne crois
pas qu'il y ait aucun homme de bon sens qui ne les approuve,
et 'qui, au moins, ne demeure d'accord, qu'on ne saurait mieux
faire que de les observer quand on le peut, et que c'est le
vrai moyen d'éviter, dans les sciences naturelles, beaucoup
d'erreurs, auxquelles on s'engage souvent sans y penser,,261
Le procédé consistera à apprécier la vraisemblance des thèses
de l'oratorien à la lumière du bon sens, c'est-à-dire la lu-
"
t
11
.
262
C
.
t
d 't
't
mlere na ure
e ou ralson
.
e qUl se
ra Ul
concre ement
261.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
l,
O.
C.,
t.
38,
p.
181.
262.
Arnauld
fait
souvent
appel
au bail 6e.llo.
Il
se
réfère
au
sens
cartêsien.
Le
bon
sens
signifie
donc. pour Arnauld
com-
me
pour Descartes
la Ita-i.oon,
la .tum-i.è.lte. na;Culte..t.te.,
la
faculté
de bien
juger:
"Il
n'y
a
rien
de
plus
estimable que
le bon
sens
et
la
justesse
de
l'esprit
dans
le
discernement
du vrai
et
du
faux.
Toutes
les
autres
qualités
d'esprit
ont
des
usages
bornés;
mais
l'exactitude
de
la
raison
est
généralement
utile
dans
toutes
les
parties
et
dans
tous
les
emplois
de
la
vie . . . "
(Logique,
Premier
Discours,
Paris,
éd.
Flammarion,
p.
35).
Les
règles
qu'énonce Arnauld garantissent
contre
les
puissan-
ces
trompeuses
de
l'imagination
et
les
spéculations
d'une
fausse
culture.
Le
cartésien Malebranche
partage
le même
souci
dans
la
Ile
Partie
du
livre
VI
de
la Recherche de
La Vérité ,
o. C •• t. II.
: ,", .
' . '
:-'

181
pour Arnauld, a mettr~ les arguments de son adversaire en
forme, en prenant bien garde si les majeu~ea sont générales
et nécessaires, et si les m~neu~e~ en sont bien certaines.
Examinons d'abord la critique qu'il adresse a la
définition des idées.
Arnauld commence son Traité des idées par reprocher
a Malebranche d'avoir "varié"
dans sa conception des Idées.
Il le signale au Marquis de Roucy: "Après nous avoir fait
entendre, dans le premier chapitre de tout son ouvrage, que
l'Idée d'un objet était la même chose que la pe~~ept~on de
~et objet, il nous en donne ici", dans la deuxième partie du
Livre III de la Recherche de la V'rit',
"une toute autre no-
tion. Car, ajoute-t-il, ce n'est plus la pe~c.ept~on de~ c.o~p~
qu'il en appelle l'~dée, mais c'est un certain ê.t~e ~ep~éaen-
tat~6 des corps, qu'il prétend être nécessaire pour suppléer
a l'absence des corps, qui ne se peuvent unir intimement à
l'ame, comme cet ê.t~e ~ep~é~entat~6 qui, pour cette raison,
est l 'objet ~mméd~at et le plu~ p~oc.he de l'e~p~~t,
quand ~l
ape~ç.o~t quelque c.ho~e. Il ne dit pas qu'il est dans l'esprit,
et qu'il en est une modification, comme il devait dire, qu'il
n'avait entendu par la que la perception de l'objet; mais
seulement qu'il est le plu~ p~oc.he de l'e~p~~t ; parce qu'il
regarde cet ê.t~e ~ep~é~entat~6 comme réellement distingué de
notre esprit aussi bien que de l 'objet n263
Plusieurs fois Arnauld reviendra sur cette critique.
Le titre du chapitre III, du livre Des Vraies et des Fausses
263.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Id'es,
chap.
IV,
O.
C.,
t.
38,
pp.
194-195 .
. ~..' '..
., .....,
::';- . : ~.. ;',
' .... ".'\\...
-<.:'"
," .

182
Id~es, rappelle en ces termes: "que l'Auteur de la Recherche
de
la
V~rité a parlé autrement des Idées, dans les deux pre-
miers livres de son ouvrage, que dans le troisième ~ù il en
parle exprès·. Dans le chapitre XXI dumème livre, Arnauld
revient encore sur cette remarque: "Je lui pardonnerais qu'il
ait pris le mot d'idée, dans son livre de la Recherche de la
Vérité dans des sens trés différents, pourvu au moins que,
dans les Avertissements qu'il y a joints à la quatrième édi-
tion, il eut pris soin de les bien marquer et d'en donner
des notions bien distinctes. Mais, bien loin de celà, il n'y
fait que brouiller de nouveau la signification de ce mot ...
Car il pouvait et devait dire: le mot d'idée est équivoque,
parce qu'il signifie deux choses très différentes, et qui
n'ont point proprement de notion commune ... J'ai pris dans
le chapitre 1 de mon livre l, l'idée d'un objet pou~ la pe~­
eeption d'un objet ... Mais dans l a Ile partie du l ivre III,
j'ai pris le mot d'idée pour un ët~e ~ep~éhentati6
des objets,
distingué des perceptions, lequel j'ai fait voir ne se pou-
264
voir trouver qu'en Dieu·
. Il est vrai que les déclarations
des premiers livres de la Recherche pouvaient ètre interpré-
tées dans un sens contraire à la pensée de Malebranche, à
cause de la terminologie encore imprécise. L'Abbé Foucher s'y
265
est en effet, trompé
. Mais la lecture du livre III permet
264.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Id~es, chap.
XXI,
O.
C.,
t.
38,
pp.
297-298.
265.
Le
chanoine
Simon
Foucher" ouvrit,
le
premier,
la
polémique
sur
la
nature
des
idées,
dès
la
publication du
t.
l
de
la
Recherche de
la
V~rité, et sans attendre celle du t. II.
Ses
objections
sont
contenues
dans
Son
ouvrage
intitulé:
Cri-
tique de
la Recherche de
la
V~rité où l'on examine en même
temps une partie des principes de M.
Descartes,
paru en
1675.
Anti-cartésien,
Foucher
attaque
la
théorie
cartésienne
des
idées,
croyant
avoir
sur
ce
sujet
les
mêmes
vues
que
Malebranche.
.....
, . '. ~ ,

183
d'êviter le contresens, et de mieux comprendre ce que 'Male-;
branche a voulu dire. Arnauld ne commet pas l'erreur de
Foucher. Il sait OÜ il faut trouver la vraie doctrine de
Malebranche. C'est dans le livre III de la Recherche de la
266
V'rit.
. Dans ce livre, le problème auquel Malebranche est
Ses
analyses
reposent
sur
un
contresens
aussi
bien
sur
la
na-
ture
des
idées
que
sur
la
conception
des
vérités
éternelles:
(voir M.
H.
GOUHIER,
La philosophie de Malebranche et son ex-
p'rience religieuse,
Paris,
Vrin,
1926,
2e éd.,
pp.
249-251).
"Jusqu 1 à
la
fin
de
sa vie,
écrit M.
Gouhier,
l'Abbé
Foucher
se
demanda
ce
que
le
Père
Malebranche
voulait
bien dire
avec
ses
idée~ qui ne sont pas des modifications de l'esprit; les
'<'déel.>
pJtopJtement: d'<'t:el.> de Mal'ebranche lui parurent toujours un
II myst ère",
et
ses
n"otions
sur
le
cartésianisme
de
son
adver-
sairè
en
furent
bouleversées ll ,
p.
250.
266.
"Il est
fâcheux de donner à une espèce le nom du
genre
et
ne
le
point
donner
du
tout
à
l'autre
espèce
car
cela
peut
empêcher
qu'on
ne
considère
cette
autre
espèce,
com-
me
~yant part à la notion du genre.
Et
ainsi,
pour
éviter
cet
inconvénient,
qu'il
me
soit
permis
aussi
de
faire
mon
Diction-
naire,
et
de
dire
que
la
perception d'un
carré
est
une modifi-
cation
de mon
âme,
aussi
bien que
la
perception
d1une
couleur
car
la
perception
d'un
carré est
quelque
chose
à
mon
âme.
Or,
ce
n'en est
pas
l'essence
Clen
est
donc
une
modification . . .
Cependant,
i l
faut
encore
remarquer
ici,
qu'il
prend
le mot
d'idée pour peJteept:'<'on,
et non pour un certain êt:Jte JtepJtél.>en-
tat~n, dont il prétend ailleurs que nous avons besoin pour
apercevoir les choses."
Des Vraies et des Fausses Id.es,
chap.
III,
p.
187
également
titre du chap.
III,
p.
186. Ar-
nauld ne conçoit,
en effet,
qu'un type de pensée: .tel.> ~déel.>
I.>ont: deI.> mod'<'6'<'eat:'<'onl.> de .t'el.>pJt'<'t:. Les expressions ambiguës
des
premiers livres de la Recherche,
cachaient une nouvelle
conception:
Arnauld
la
découvre
dans
le
livre
III.
l'Je
me
con-
tente de vous
faire
remarquer,
que l'Aut:euJt de ta ReeheJtehe
I
de .ta VéJt'<'t:é,
ayant souvent parlé de ces
idées dans
ce premier
chapitre
de
Son
livre,
i l
a marqué
en
diverses
manières,
que
les '<'déel.>
deI.> objet:l.>,
et: .tel.>
peJteept:'<'onl.> deI.> objet:1.> , étaient
la même
chose.
Et,
ce
qui
est
remarquable,
afin
qu'on
ne
croie
pas
que
cela
lui
est
échappé,
c'est
que,
dans
la
Ile
Partie
du Ile livre,
il
continue à prendre
le mot d''<'dée dans
la mê-
me
notion,
surtout
dans
le
Ille
chapitre . . .
Il
croyait
donc
alors,
qu'~dée6 était la même chose que pensées ... Cependant,
il
est clair,
que,
quand il parle à
fond de
la nat:uJte deI.>
Idéel.>,
dans la Ile Partie du Ille
livre,
et dans
les Eclaircissements,
ce ne sont plus
les penl.>éel.>
de .t'ime et: .tel.> peJteept:~onl.>
deI.>
objet:1.> , qu'il appelle Idéel.> ; mais de certains êt:Jtel.> JtepJtél.>en-
t:at:'<'61.> deI.> objet:1.> , différents de ces peJteept:'<'onl.> , qu'il dit
eX~I.>t:eJt véJt~t:ab.tement:. et: êt:Jte néeel.>l.>a~Jtel.> pouJt apeJteevo'<'Jt
t:OUI.> .tel.> objet:1.> mat:éJt'<'e.tI.>."
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Id'es,
chap.
[II,
O.
C.,
t .
38,
p.
188.
1~\\~~;",:,:: ,,\\\\:~,,;t.""""',. i>.;;:~';;;''';'",
..
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.-"
.. :: "'.
" , '
"
" . ' - . '.~_."
....,

184
confronté, c'est celui de la perception des corps.
Il est
incontestable que nous voyons une infinité de corps et que
notre esprit les aperçoit. La difficulté est d'expliquer com-
ment il les aperçoit. Le problème est donc celui de la genèse
de la connaissance. Malebranche affirme l'existence nécessai-
re des idées pour apercevoir les choses matérielles, hors de
nous. De quelle nature seront ces idées? C'est la question
qu'il examine dans le livre III de la Recherche de la Vérité.
Ce qu'il y a donc de nouveau dans ce livre de la
Recherche de
la Vérité
et dans les Eclaircissements, c'est
la doctrine des idées distinguées de perceptions et que l'au-
teur du Traité des idèes appelle péjorativement "êtres repré-
sentatifs".
Il consacre plusieurs chapitres du livre Des
Vraies
et des Fausses Idées,
a en démontrer la fausseté, se-
lon la "méthode des géomètres,,267. "Les Idées prises en ce
dernier sens sont, selon Arnauld, de vraies chimères, qui
n'ayant été inventées que pour nous mieux faire comprendre
comment notre âme qui est immatérielle, peut connaître les
choses matérielles que Dieu a créées, nous le fait si peu en-
tendre, que le fruit de ces spéculations est de nous vouloir
persuader, après un long circuit, que Dieu n'a donné aucun
moyen à nos âmes d'apercevoir les corps réels et véritables
qu'il a créés; mais seulement des corps intelligibles, qui
sont hors d'elle, et qui ressemblent aux corps réels"268.
Le chapitre V du livre Des Vraies et des Fausses
Idées,
énonce les principes qui vont servir de base aux
267.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
V,
O.
C.,
t.
38,
p.
198.
268.
ARNAULD,
ibid.,
, ",P .,......,.... '
-: ~'.'
~ ;.: ....:;",

, 185
démonstrations du caractére chimérique de la théorie de Male-
branche: treize Définitions, huit Axiomes, sept Demandes.
Il s'agit de démontrer que "notre esprit n'a point besoin
pour connaître les choses matérielles de certains êtres re-
présentatifs, distingués des perceptions qu'on prétend être
nécessai res, pour suppl éer à l'absence de tout ce qui ne peut
être, par soi-même uni
intimement à notre âme". La démonstra-
tion de cette proposition se fait en cinq chapitres; du cha-
pitre VII au chapitre XI du livre Des Vraies et des Fausses
Idées.
P~em~e~ A~gument :
Malebranche définissant la connaissance par l'union
du sujet et de l'objet, nie que nous puissions connaître les
corps qui sont hors de nous pa~ eux-mime6 : "Tout le monde
tombe d'ac.c.o~d, dit-il, que nou6 n'ape~c.evon6 po~nt le6 objet6,
qu~ 60nt ho~6 de nou6, pa~ eux-mime6"269. La difficulté, esti-
me Arnauld se trouve dans ce mot pa~ eux-mime6, car il peut
être pris en deux sens. Dans le premier sens, "par eux-mêmes"
signifie que les corps "ne sont point la cause que nous les
apercevons; et qu'ils ne produisent point dans notre esprit
les perceptions que nous avons d'eux". Ce premier sens est
vrai, conclut Arnauld qui remarque que Malebranche ne l'a pas
pris en ce sens, En ce premier sens, pa~ eux-mime6 voudraient
dire que la connaissance que nous avons des corps vient des
corps eux-mêmes qui agiraient de l'extérieur sur notre esprit.
Arnauld nie la thèse de l'origine empirique de nos perceptions.
269.
MALEBRANCHE,
De
la Recherche de
la Vérité,
1.
III,
II,
chap.
l,
o.
C.,
t.
l ,
p.
413
cité
et
commenté par Arnauld
in
Des
Vraies et des Fausses Idées,
chap.
VII,
O.
C.,
t.
38,
p.
212.
' -
-
C' ::!~ ....~;,~~;:..,.!.i~..,;<~i ...o:-~'1. ,,:.~......~~ •.<-~... ,~,.~';~.: :~\\,~ .:...,' \\ ";. ":"

186
Il ne situe pas Malebranche du côté de Hobbes et de Gassendi.
Sur la question de l'origine des Idées, il avoue que son ad-
versaire n'est pas empiriste, puisqu'il soutient "que Dieu
est l'auteur de toutes nos perceptions,,270
Il
ne s'agit donc
pas de prendre le mot pa~ eux-méme6 dans un sens causal, ce
qui a rapport au problème de l'origine de nos idées, mais en
un autre sens qui a rapport a la nature des idées. Quel est
le deuxième sens, qu' i l ne faut pas confondre avec le premier?
"Il ne reste, déclare Arnauld, que le deuxième sens, dans le-
quel il a pu prendre ces mots pa~ eux-méme6, en opposant être
eoymu pa~ 6o-i.-méme (comme il croit que l'est notre âme, quand
elle se connaît) a ét~e eonnu pa~ ee6 ét~e6 ~ep~é6entat-i.66
de6 objet6, dùt-i.nguê6 de6 pe~eept-i.on6. Or, les prenant en
ce sens, c'est. supposer visiblement ce qui est en question,
avant que de l' avoi r établ i par aucune preuve: et ce qu' i l
aurait reconnu sans peine devoir être rejeté comme faux ~u
au moi ns, comme douteux, s' i l l' avai t exami né par ses propres
règles et s'il avait philosophé dans cette matière comme il
271
fait dans les autres·
.
Malebranche, nous le savons, oppose la connaissance
par idèe et la connaissance par sentiment ou conscience. l'âme
se connaît pa~ 6o-i.-même, sans idée. Par contre, elle a besoin
d'idée pour connaître les corps272. Autrement dit, l'objet
-i.mmêd-i.at de notre perception ce n'est pas la chose extérieure,
mais l'-i.dêe qui nous la représente. Arnauld qualifie ces idées
270.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
VII,
o. C., t. 38, p. 2\\2.
271.
ARNAULD,
ibid.
272.
MALEBRANCHE,
De
~a Recherche de ~a Vérité, L. III-II,
chap.
l,
O.
C.,
t .
l,
p.
415.
"':. _, i···,,....:.. "'-'!". "."'." .."' :'

187
d"'êtres représentatifs". En prenant donc les mots "par eux-
mêmes"
en ce second sens, Malebranche, de l'avis d'Arnauld,
suppose ce qui est en question et sans aucune preuve, à savoir
que nous ne pouvons connaître que les choses qui peuvent être
intimement unies à notre âme. De ce fait nous avons besoin
de ces idées inte~médiai~e6 pour connaître les corps.
Arnauld ne dit pas que nous n'avons pas besoin d'ê-
tres représentatifs pour connaître les corps. Il reconnaît
la nécessité de ces êtres représentatifs, mais il conçoit leur
na ture di fféremment de l'auteur de 1a Recherche de la Vérité
"Ce que j'entends pa~ les ét~e6 ~ep~é~entati66,
précise-t-il, en tant que je les combats comme
des entités superflues, ne sont que ceux que l'on
s'imagine être réellement distingués des idées pri-
ses pour des perceptions. Car je n'ai garde de com-
battre toutes sortes d'êtres ou de modalités repré-
sentatives ; puisque je soutiens qu'il est clair à
quiconque fait réflexion sur ce qui se passe dans
son esprit, que toutes nos perceptions sont des
modalités essentiellement représentatives"273.
Or, ce que Malebranche appelle idées, ce sont des "êtres re-
présentatifs" distingués des perceptions. L'idée est alors
conçue comme un substi tut de l a chose mai s qui
lui ressemble
assez pour en tenir lieu. Elle est un inte~médiai~e entre le
sujet conna issant et 1a chose. A ce ti tre, l' idée est un être
dont la réalité est indépendante de la réalité formelle du moi
et de la réalité formelle de la chose extérieure, Quelle diffé- I
rence, dés lors, entre l'idée et l'image peinte dans la fan-
taisie corporelle? Aucune, si nous adoptons la manière de
concevoi r de l'auteur de 1a Recherche de la Vérité. Arnaul d
273.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
V,
déC
7,
O.
C.,
t·,
38,
p.
199.
. ..', .. ~-.

188
estime donc, que pour avoir supposé, sans raison que notre
âme ne peut connaître que ce qui lui est intimement uni,
c'est-â-dire actuellement présent, Malebranche en conclut,
comme une évidence, que notre âme a besoin de ces "êtres re-
présentatifs"
pour apercevoir les choses extérieures qui ne
sauraient lui être intimement unies. Ce qu'il
reproche â l'au-
teur de la Recherche de la Vérité, c'est d'avoir admis sans
aucune
preuve, ce principe général selon lequel 110tJte. e.opü.t
ne. pe.ut cOl1l1altJte. que. ce. qui e.ot pJtEoe.l1t a 110tJte. ame.. Or, ce
principe n'est, dit-il, ni clair, ni indubitable. Il doit
étre rejeté comme faux. Ce principe a été reçu par les philo-
sophes de l'Ecole. L'erreur de Malebranche a donc été de
"s'être laissé prévenir d'un sentiment communément reçu par
l
h Ol
h
"274
d
,-
0
0
0
es p 1 osop es
,sans aVOlr prlS gar e que c etalt.un
reste des préjugés de l'enfance.
"$i au lieu de nous renvoyer
â ce prétendu monde, poursuit Arnauld, qu'il dit être d'accord
de ceci et de cela, il s'était consulté soi-même, et avait
considéré attentivement ce qui se passe dans son esprit, il
y aurait vu clairement qu'il connaît les corps, qu'il connait
un cube, un cône, une pyramide et que, se tournant vers le
soleil, il voit le soleil. Je ne dis pas que ses yeux corpo-
rels le voient, car les yeux corporels ne voient rien; mais
son esprit, par l'occasion que ses yeux lui en donnent,,275.
Arnauld fait ici allusion au début du chapitre pre-
mier de la deuxième partie du livre III de la Recherche de la
Vérité
qu'il considêre comme le principe sur lequel repose
274.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
VII,
O.
C.,
t .
38,
p.
211.
275.
ARNAULD,
ibid.,
p.
212.

189
toute la théorie des idées
"Je crois, écrit Malebranche, que tout le monde
tombe d'accord que nous n'apercevons point les
objets qui sont hors de nous par eux-mëmes. Nous
voyons le soleil, les étoiles, et une infinité
d'objets hors de nous; et il n'est pas vraisem-
blable que l'âme sorte du corps et qu'elle aille
se promener dans les cieux pour y contempler tous
ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-
mêmes; et l'objet immédiat de notre esprit, lors-
qu'il
voit le soleil, par exemple, n'est pas le
soleil, mais quelque chose qui est intimement uni
à notre âme:
et c'est ce que j'appelle Idée. Ainsi,
par ce mot Idée, je n'entends ici autre chose que
ce qui est l'objet immédiat, où le plus proche de
1 ' es prit ,q uand i 1 a pe r ç 0 i t que 1que ch 0 se. 11 faut
bien remarquer, qu'afin que l'esprit aperçoive quel-
que objet, il est absolument nécessaire que l'idée
de cet objet lui soit actuellement présente: il
n'est pas possible d'en douter"276.
Arnauld croit percevoir, dans Malebranche, une phi-
losophie des idées d'inspiration empiriste. Malebranche, esti-
me-t-i1, juge de la vue de l'esprit en comparaison avec la
vue corpore1.1e. C'est ce qui
lui fait croire à l'existence
nécessaire de ces "ëtres représentatifs".
Ils ne nous sont
d'aucune utilité dans la connaissance des corps, réplique
Arnauld.
Ils sont superflus. Pour expliquer la genèse de notre
connaissance, il suffit: "que chacun fasse une sérieuse ré-
flexion sur ce qui se passe dans son esprit, lorsqu'il connait
diverses choses, en considérant tout ce qu'il y remarquera
par une simple vue, sans raisonner, ni chercher ailleurs des
comparaisons prises des choses corporelles et en ne s'arrêtant
que sur ce qu'il verra être si certain, qu'il n'en puisse
douter"277.
276 . MALEBRANCHE,
De
la
Reaherche de
la Vérité,
L-
IlI,
II,
chap.
l,
O.
C . ,
t.
l,
P •
413.
277.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Pausses
Idées,
chap.
V,
O.
C • ,
t.
38,
p.
401 •

190
Mettre entre par e nth è ses, non l' e xi ste nce des ch 0 se sI
mais les connaissances -que nous avons reçues de l'expérience
depuis notre enfance; suspendre le jugement, rentrer en soi,
et partir de ses propres pensées, de la pensée pure, et se
prononcer sur ce que l.'esprit voit clairement et évidemment
être tel, c'est ce que. recommandent Descartes et saint Augus-
. 278
t , n
• Ils
nous assurent que pour découvrir la vérité l'es-
prit ne pouvait mieux raire que de partir de soi, de ses pro-
pres pensées, dél ivrédes préjugés de l'enfance. Je découvre
alors avec évidence que je connais
des
corps,
"quand je
pourrais douter s'il y en a qui existent; car il me suffit
que je le connaisse comme possible. Et quand je connaîtrais un
corps comme
existant qui ne le serait pas, je me tromperais
en cela; mais il ne serait pas moins vrai que ce corps se-
rait objectivement dans mon esprit quoiqu'il n'existât pas
279
hors de mon esprit·
:
Sans être assuré qu'il y ait quoique ce soit hors
de moi, je puis connaître des choses, car je trouve en moi
des pensées qui me représentent telles ou tell es choses, un
cube, un cône, une pyramide, le soleil, des êtres mathémati-
ques et des choses matérielles. Arnauld oppose à la démarche
de Malebranche, supposée empiriste, celle de Descartes. En
effet, la théorie cartésienne des idées est développée dans
la Troisième Méditation. L'existence des choses matérielles
est démontrée dans la Sixième. Dans la Troisième Méditation,
l'esprit est seul avec soi , au milieu de ses pensées. Enfermé
dans le Cogito, l'esprit connaît des choses, il découvre Dieu,
278.
ARNAULD,
Des
Vraies et des Fausses Idées,
chap.
Il,
O.
C.,
t.
38,
p.
183;
Logique,
chap.
l,
Clair
et Girbal,p •. 40.
279.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
V,
o. C., t. 38, p. 202 •
..:..~
':.:;,~." ....':<::.'\\:
.", .. :. ""':': .'
.
j'
' ..~',

191
un monde d'essences qui
lui est inné.
Malebranche ne procède
pas comme Descartes.
"Et si passant plus avant ... il s'était
arrêté sur cette pensée ; je conna~~ un cube, je vo~~ te ~o-
te~t, pour la méditer, et considérer ce qui y est enfermé·
clairement, je suis assuré, que, ne sortant point de lui-même,
il lui aurait été impossible d'y voir autre chose que la per-
ception du cube, ou le. cube objectivement présent â l'esprit,
et qu'il n'y aurait jamais trouvé la moindre trace de cet
être représentatif du cube ou du soleil, distingué de la per-
ception, et qui aurait dû suppléer â l'absence de l'un et de
l'a ut re. Ma i s, que pou r l' y t ra uver, il au rai t fa 11 u qu' i l
l'y eût mis lui-même, par un vieux rest.e d'un préjugé dont
il n'aurait pas eu soin de se dépouiller entièrement,,280.
c'est regretter, que Malebranche n'ait pas pris, comme Des-
cartes, le Cog~to comme point ~e départ ferme et assuré de
la connaissance. Arnauld estime donc inutile le recours aux
"êtres représentatifs"
distingués des perceptions. Ce sont,
dit-il, des chimères, qui ont été inventées par la même voie
que les formes s~bstantielles. "Puis donc que cette manière
de philosopher par ce qui est ou n'est pas enfermé dans les
notions claires que nous avons des choses lui est une raison
convainquante de rejeter comme une invention des gens oisifs,
la supposition d'une forme substantielle dans tous les corps,
en la manière que l'entendent les philosophes de l'Ecole,
ce lui en devait être une aussi de rejeter, comme une pure
imagination encore plus mal fondée, la supposition fantastique
de ces êtres représentatifs des corps, qui ont été inventés
280.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Iddes,
chap.
VII,
O.
C.,
t.
38,
pp.
212-213.
. <
'S: ._.~
;. '." ~
; . '. ':.
'. -.-. ,".:".- ~ -

192
par la même voie que les formes substantielles et dont la
notion est encore plus obscure et plus confuse que celle de
ces formes,,281.
Les formes substantielles sont plus utiles que ces
"êtres représentatifs". Elles sont moins confuses. Comme Des-
cartes, Arnauld estime que la notion de forme substantielle
est une notion ambiguë. Elle contamine la physique en inté-
grant le contenu de nos sensati ons à 1a défi niti on des corps282
La vraie physique suppose d'abord que l'on prenne acte d'une
vérité préalable: dan6 .t'oJtdJte. de..ta 6e.Ma;U.on, ~.t n'y a
Jt~e.n. hOJt6 de. notJte. pe.n6Ee. qu~ 6o~t 6e.mb.tab.te. au Qonte.nu de.
même.6.
Dans 1a nature il n' y a que du mouvement, des formes
et des figures. Supposé quelque chose d'autre que le mouve-
ment et qui serait déjà de la chaleur, dans ce qui nous donne
la sensation de chaud, revient à y loger notre sensation elle-
même, sous le couvert de "formes substantielles ou qualités".
Expliquer les phénomènes naturels par les formes substantiel-
les, c'est vouloir expliquer la nature par un principe qui a
un rapport à l'âme. Les qualités sensibles, les formes subs-
tantielles doivent céder la place au mouvement dans l'explica-
tian des phénomènes naturels. Dans le cas contraire, c'est
parler spirituellement de la matière. La vraie physique repose
sur l'application systématique aux phénomènes de la nature
de la distinction réelle de l'âme et du corps, sur l'élimina-
tian des qualités qui encombrent la physique scolastique.
281.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
VII,
O.
C ••
t.
38,
p.
213.
282.
ARNAULD,
La Logique . . . . chap.
IX,
pp.
102-108.
,- -
'.':.!'
,'. >; .;"
~.

193
En identifiant les idées de ~alebranche,
les "êtres
representatifs", aux formes substantielles des scolastiques,
Arnauld veut mettre en évidence ce qu'il y a d'impur et d'il-
lusoire dans cette théorie des idées, conçues sur le modèle
des images matérielles. La physique scolastique, en préten-
dant expliquer les phénomènes naturels, par les formes subs-
tantielles, a cru, à tort, rendre compte de la nature par un
principe analogue à l'âme. De même Malebranche a cru, à tort,
que l'on pouvait rendre compte de la vue de l'esprit par la
vue du corps; il a donc conçu les idées sur le modèle des
images et tableaux. Il a été conduit à parler matériellement
de l'esprit. La notion des "êtres
représentatifs" est, ajoute-t-il,
"encore bien plus mal fondée"
que celle des formes substan-
ti ell es. Pourquoi ? Nous pouvons rendre compte de l' ori gi ne
des formes substantielles. El les nous viennent de l'expérience
sensible, des préjugés de l'enfance, que nous pouvons corri-
ger. On ne peut pas en dire autant de la conception des
"êtres représentatifs". Elle repose sur une imagination déré-
giée. La notion de forme substantielle est plus ou moins
claire en effet selon qu'on en fait un bon ou un mauvais
usage. Ce que la scolastique appelle forme substantielle,
c'est la nature des choses, le principe constitutif des êtres.
Forme substantielle, nature ou faculté sont des termes équi-
valents. Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, Ar-
nauld donne cette précision sur le bon usage de ces termes.
Ce sont des mots, di t-i l, dont il faut savoi r se servi r. On
s'en sert mal quand on entend par le mot de faculté une en-
tité distincte attribuée à la chose, par exemple, lorsqu'on
entend l'entendement et la volonté pour des facultés réelle-
ment distinctes. On s'en sert mal aussi lorsqu'on donne au

194
mot de faculté une signification causale pour servir de prin
cipe d'explication aux phénomènes. On n'explique rien si 1'0
prétend rendre compte par exemple, de l'effet de l'aimant
ou du feu en invoquant la notion de oacult~ natu~elle.
Pour
donner des phénomènes une explication scientifique, claire
et rationnelle, Arnauld recommande la méthode cartésienne.
1l renvoi e aux Principes de Descartes cel ui qui
veut compren-
283
dre le
mécanisme de la nature
. Les scolastiques considé-
raient les formes substantielles comme des réalités distinc-
tes, des entités dans les substances. De même Maleb~anche
pe~ception.
Si les formes substantielles sont inutiles, en
physique, comme Descartes l'a démontré, elles ont leur uti-
lité cependant en métaphysique. L'âme est la vraie forme
284
substanti ell e de l' homme
. Par contre, ces "êtres repré-
sentatifs"
n'ont aucune utilité, puisque nous connaissons
les choses sans eux. Nous ne pouvons en aucun cas les justi-
fier.
Ils ne nous représentent rien.
Ils n'ont aucune réalité.
Ils reposent sur l'imagination. Comment pourraient-ils nous
représenter quoique ce soit puisqu'ils sont réellement dis-
tincts de nos perceptions. Aussi, il faut conclure que nos
idées sont des modalités essentiellement représentatives.
Telle est leur vraie nature.
283.
ARNAULD,
Des Vraies et des
Fausses Idées,
chap.
xx,
O.C.,
t .
38,
pp.
102-108
;
DESCARTES
:
à
Elisabeth
21
mai 1643,
à
Régius
juin
1642.
284.
DESCARTES
à
MESLAND,
1645.
;,.,' ... -~
.

195
Veux.{.ème aJtgume.n.t :
Malebranche a supposé comme principe clair et indu-
bitable, que notre esprit ne peut connaître que les objets
qui sont présents à notre âme. 1l en a concl u que notre âme
ne saurait voir les objets qui sont éLo.{.gné~ du L.{.eu où eLLe
e~t. Arnauld le cite en ces termes : "Nou~ vOlfon~ Le ~oLe.{.L,
n'e~t pa~ vJta.{.~embLabLe
que L'âme ~oJtte du QoJtp~ et qu'eLLe
a'{'LLe,
pouJt a.{.n~.{. d.{.Jte, ~e pJtomeneJt dan~ Le~ Q.{.eux pouJt If
eux-même~,
et L'objet .{.mméd.{.at de notJte e~pJt.{.t, LoJt~qu'.{.L
que Qho~e qu.{. e~t .{.nt.{.mement un.{. a notJte âme et Q'e~t Qe que
" '
0
"d- ,,285
j
appeL~e ~ ee
.
L'auteur de la Recherche de la vérité affirme que
les corps sont invisibles par eux-mêmes. Ils sont éloignés
du L.{.eu où se trouve notre âme. Du fait de leur éloignement,
ils ne peuvent être intimement un.{.~ à notre âme. Donc ils ne
peuvent en être connus. En effet, notre âme ne peut connaître
que les objets qui lui sont intimement unis, donc présents.
Ce qui est éloigné d'elle, ne peut en être connu. "Le soleil
étant éloigné du lieu où est notre âme, il faut, afin que no-
tre âme voie le soleil ou qu'elle aille trouver le soleil,
ou que le soleil
la vienne trouver,,286. Deux hypothèses in-
vraisemblables. Il Y a même "plus d'inconvénient à vouloir
285.
Cité par ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
VIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
214.
286.
ARNAULD,
ibid.
· :.'.

196
que le soleil sorte de sa place pour aller trouver toutes
les âmes qui le veulent voir,,287. De ces textes métaphoriques
1
de Malebranche, Arnauld conclut que l'auteur de la Recherche
~a
de
Vérité
fait de l' éto-ignemen-t un obstacle à la percep_1
tion des corps.
Les textes de Malebranche, tels qu'Arnauld veut
bien les comprendre, postulent l'impossibilité de fait pour
notre âme de s'unir au corps. Nous ne voyons donc pas le
sol eil. Il faudrai t appeler "réveurs", rai lle Arnauld, tous
ceux qui disent qu'ils le voient. La doctrine de Malebranche
s'opposerait à l'évidence de l'expérience du sens commun.
Ainsi, conformément à la nouvelle philosophie des idées, ce
que je vois, ce n'est pas ce que je crois voir. Au contraire,
ce que je vois c'est l'idée de ce que je crois voir. L'Idée
est cet étre représentatif, qui se trouve entre l'esprit et
la chose que l'on croit voir. Le soleil que l'on croit voir
n'est pas présent à notre esprit. C'est son idée qui suplée
à son "absence" ou à son "éloignement" et qui
s'unit à notre
âme. Arnauld reproche à Malebranche d'affirmer, sans démons-
tration, l'existence de ces "êtres intermédiaires", sans
même prendre le soin de préciser le sens des mots. En effet,
le mot de présence, estime Arnauld, est un terme équivoque.
Au regard des corps, dit-il. il signifie une p~é~en~e to~ate,
mais au regard de l'esprit il signifie une p~é~ence obje~-
288
-t-i v e
Lorsque Malebranche affirme qu'il faut que les corps
287.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
VIII,
o. C.,
t.
38,
p.
214.
288.
ARNAULD,
ibid.,
p.
216.
...: ,:, .,.,: ~, ~.".
"
-,. - .

197
soient présents a notre esprit pour en être connus, lequel
des deux sens du mot de présence retient-il? S'agit-il
d'une présence locale ou d'une pr~sence objective? Tout
laisse croire, selon Arnauld, qu'il a "pris grossièrement
cette présence pour une présence locale. C'est ce qu'expli-
que la difficulté qu'a notre ame de voir le soleil par lui-
même, de ce qu'il est si éloigné et qu'il n'est pas vrai-
semblable qu'elle sorte de son corps, pour l'aller trouver
dans le ciel. Il regarde donc l'élo~9nement loeal comme un
obstacle, qui met un corps hors d'état de pouvoir être vu
par notre esprit. Donc c'est aussi une p~é~enee loeale,
qu'il croit nécessaire afin que notre esprit voie ses ob-
jets,,289. Mais, les "êtres représentatifs" qui, selon Male-
branche, ont pour fonction de suppléer a l'absence ou a
l'éloignement des corps, ne doivent-ils pas, eux aussi, satis
faire aux conditions de leur perception, c'est-a-dire être
présents localement? Autrement dit, les idées doivent être
dans
l'espace. On aperçoit immédiatement les conséquences
d'une telle doctrine, si l'on pense que Malebranche fait
résider les idées
en Dieu, toutes groupées dans une Idée
unique, qui est l'Etendue intelligible. Ce qui nous autorise
a dire que, par cette réfutation de la doctrine des "êtres
représentatifs", Arnauld prépare un autre débat, celui de la
vision de l'Etendue intelligible en Dieu.
Il est vrai, aussi,
que s'il y a union intime entre 1 'ame et ces idées, prises
matériellement, c'est l'ame qui y perd de sa spiritualité.
Ce que Arnauld ne peut pas admettre. Malebranche non plus.
Arnauld ne l'ignore pas. Ce qui
l'étonne c'est l'identité
289.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
VIII,
D.C.,
t .
38,
pp.
216-217.
Visiblement,
Arnauld
identifie l'idée
chez Malebranche
aux
images
matérielles.

198
de vue entre l'auteur de l a Recherche de ta Vérité et les
philosophes de l'Ecole.
Mais, il Y a plus. En effet, dans d'autres textes,
ce n'est pas l'éloignement local qui est la cause de l'invi-
sibilité des corps. Malebranche, au contraire, laisse enten-
dre que l'âme et le corps étant deux substances distinctes
eth été r 0 gè nes, i 1 n' y a po i nt der a ppo r t sen t re el les. De
ce fait, notre âme ne peut pas voir les corps. Notre propre
corps ne fait pas exception. Il ne jouit pas d'un statut
privilégié. Il est, comme les autres corps du monde matériel,
extéri eur à nous, pa rce que d'essence étendue et, de ce fai t, .
ne peut pas ètre intimement uni à notre âme. Donc, conclut
Arnauld, notre âme est condamnée à ne jamais voir les corps
"quand Dieu aurait permis à notre âme de sortir
de notre corps, pour aller trouver le soleil afin
de le voir, elle aurait fait un grand voyage fort
inutilement, puisqu'elle ne le verrait pas davantage
lorsqu'elle serait non seulement tout proche, mais
1
au-dedans même de cet astre, qu'en demeurant où
elle est. Car notre âme pourrait-elle être plus
présente au soleil qu'elle l'est à son propre
corps? Or, selon l'Auteur de l a Recherche de ta
Vérité,
elle ne voit non plus son propre corps par
lui-méme, que tous les autres. Donc c'est en vain
qu'il allègue, comme une raison qui empêche notre
âme de voir le soleil
par lui-même, de ce qu'elle
en est éloignée, et qu'elle ne peut pas sortir de
son corps pour s'aller promener dans les cieux;
puisque prêsent ou éloigné, c'est pour elle la même
chose, et qu'elle est condamnée par une sentence
irrévocable de cette philosophie des fausses idêes
de ne voir jamais un corps par lui-même, présent
ou absent, proche ou éloigné. Et je pourrais même
1
ôter ces mots, pa~ lu~-même et dire absolument,
qu'elle est condamnée il ne voir jamais aucun corps"290.
1
Ce qui est contraire au témoignage de la conscience, et à
l'enseignement de l'Ecriture. Le monde que Dieu a créé serait,
selon cette philosophie des fausses idées, une fiction, une
290.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
VII,
O.
C.,
t.
38,
p.
217 .
.,

199
illusion, un songe. Dieu ne serait-il pas, alors un Dieu-
Trompeur? Ne serions-nous pas les jouets d'un "Malin-génie"
Mais, pour éviter cette conclusion absurde où nous
conduirait les thèses de Malebranche, il faut prendre le mot
de p~é~ence, dans son véritable sens de p~é~ence objec~~ve.
Pris en ce sens, déclare Arnauld, il devient, alors, possible
d'expliquer la perception des choses matérielles singulières
et la connaissance des idées générales et abstraites. En ef-
fet, les êtres mathématiques ne sont nulle part localement.
Ils n'en sont pas moins connus par notre âme. Il n'est donc
pas vrai que la p~é~ence focaLe soit nécessaire à la connais-
sance. Notre âme peut connaître une infinité de choses éloi-
gnées du lieu où elle est, parce que Dieu lui en a donné le
pouvoir. La nature de l'âme est de penser. Il n'y a pas de
pensée sans objet. Il y a donc de la pensée à son objet un
rapport immédiat. Je vois le soleil, les étoiles, je vois
mon propre corps, les autres hommes, les ouvrages de Dieu.
Ces êtres que je vois ne sont pas des spectres, mais de véri-
tables créatures de Dieu. Mais, ces êtres que je vois sont objec-
~~vemen~ présents dans mon esprit.
Il faut raisonner autrement, c'est-à-dire selon
la vraie méthode, pour s'apercevoir de l'inutilité de ces
êtres représentatifs, de ces idées intermédiaires. Il est
évident, estime Arnauld, que notre âme peut connaître une in-
finité de choses éloignées du lieu où elle est, parce qu'elle
a reçu de Dieu la faculté ou le pouvoir de les connaître.
Comment le prouver? Les principes de la démonstration ont
été aff i rm é s dan s le cha pit re V.
1l y a été é t a bl i que cel ui

200
291
qui fait une chose a le pouvoir de la faire
, et que par
292
conséquent, il en a la faculté
et qu'il la tient de l'Au-
293
0
'1
'

teur de sa nature
.
r, 1
est certaln que mon ame a vu
une infinité de fois le soleil, les étoiles, des ouvrages
de Dieu. Donc, ,je suis certain, conclut Arnauld, que mon âme
a la 6aeultê de voir toutes choses. L'âme est une substance
qui
pense, qui voit, qui connaît. Dieu en l a créant, lui a
donné aussi la faculté de voir les choses qui m'entourent,
et qui sont ou non éloi9nées. L'Ecriture confirme, ici, le
témoignage de la conscience. Elle nous enseigne, en effet,
que Dieu a créé l 'homme pour étre le spectateur et l'admira-
teur de ses ouvrages 294 et qu' il a uni l'âme à un corps. 1l
lui a donc donné la faculté, c'est-à-dire le pouvoir de voir,
d'apercevoir, de connaître, non seulement son propre corps,
mais aussi tous les autres corps qui
l'entourent et qui peu-
vent avoir quelque rapport à sa conservation. Ainsi, comme
chez Malebranche. l'accès à l'existence du monde extérieur
nous est assuré par une double révélation, naturelle celle
de la sensation, surnaturelle, celle de l'Ecriture.
Arnauld tient surtout à dénoncer, ici, la confusion
dont ~lalebranche est victime relative à la nature des idées.
Au chapitre IV du livre Des Vraies et des Fausses Idées, il
explique la cause de cette erreur commune à "tous les hommes"
parce qu'ils "ont d'abord été enfants", et aux philosophes
291.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
v,
Axiome
nO
7,
O.
C.,
t .
38,
p.
201,
292.
ARNAULD,
ibid.,
déf.
nO
12.
293.
ARNAULD,
ibid.,
déf.
nO
13.
294.
ARNAULD,
ibid., chap. VIII, O. C., t.
38,
p.
216.

201
de l' Ecol e 295 . Tous l es hommes ont cru dans leur enfance que
pour voir les corps il était nécessaire qu'ils fussent p~é-
6~nt6, c'est-à-dire placés devant nos yeux. Puisqu'il nous
est arrivé aussi de voir des choses par leurs images par
Il
exemple en regardant un miroir, nous avons cru "que ce n'était,
pas les corps mêmes que l'on voyait mais leurs images". Nous
avons donc pris 1'.' hab-i-tude. de jo-i-nd~e. à l'idée de ce mot,
voir, la présence de l'objet, dans la vue directe, ou son
image. De plus, s'étant imaginés que la vue de l'esprit était
semblable à celle des yeux, nous en avons conclu que l'une
et l'autre supposaient les mêmes conditions. Mais les philo-
sophes, "c'est-à-dire, ajoute Arnauld, ceux qui croyaient
conna'tre mieux la nature que le vulgaire,,296 ont jugé, qu'en
leur absence, ou du fait de leur éloignement, l'esprit pou-
vait conna,tre les choses, non par e.tte.6-même.6, mais par
leurs -i-mage.6. "Ce préjugé a autant de force sur leur esprit,
qu'ils n'ont pas cru qu'il y eût seulement le moindre sujet
de douter que cela ne fût ainsi. De sorte que, le supposant
comme une vérité certaine et incontestable, ils ne se sont
plus mis en peine que de chercher quelles pourraient être
ces images, ou ces êt~e.~ ~e.p~é~e.ntat-i-66 des corps, dont l'es-
prit avait besoin pour apercevoir les corps,,297.
Quand Arnauld reproche à Malebranche sa conception
des ê;t~e.6 ~e.p~é~e.n;ta;t-i-6~, c'est à ces images corporelles qu'il
295.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
IV,
O.
C.,
t .
38,
p.
190.
296.
ARNAULD,
ibid.,
p.
191.
297.
ARNAULD,
ibid.

202
entre la conception de Malebranche et celle des philosophes
de l'Ecole. Mais. celui que cite Arnauld c'est Gassendi. dont
il rapporte l'objection qu'il a faite à Descartes: "fJotlLe
l
âme ne connaZt .te!> COlLp!> que palL .te!>-<-dée!> qu .te!> lLePlLé!>en-1
1
tent : OlL, ce!> -<-dée!> ne poulLlLa-<-ent pa!> lLeplLé!>entelL de!> cho!>e!>
matélL-<-e.t.te!> et étendue!>, J-<- e.t.teJ n' éta-<-ent e.t.te!> -Diême!> ma-
télL-<-e.t.te!> et étendue!> : e.t.te!> .te !>ont donc. Ma-<-!>, ao-<-n qu'e.t-
.te!> JelLvent à .t'âme à connaZtlLe .teJ COlLpJ, -<-.t oaut qu'e.t.te!>
!>o-<-ent plLéJente!> à .t'âme; c'e!>t-à-d-<-lLe, qu'e.t.teJ Jo-<-ent
lLe~ue!> dan!> .t'âme; olL, ce qu-<- e!>t étendu ne peut êtlLe lLe~u
que dan!> une choJe étendue: donc -<-.t oaut que .t'âme Jo-<-t
298
étendue, et palL con!>ê.quent cOlLpolLe.t.te"
. Arnauld ne soupçon-
nerait-il pas déjà Malebranche d'être du côté de Gassendi.
1
"ou plutôt de ceux dont il propose les pensées comme des
Il
b "
",,299
0
?
C
o Jectlons
• contre
escartes"
e rapprochement est, en
effet, troublant. La conséquence que l'on peut tirer de
l'objection de Gassendi est condamnable. Les autres philoso-
phes. nous dit Arnauld, ont voulu l'éviter. "en disant que
ces idées des corps sont d'abord matérielles et étendues;
mais qu'avant que d'être reçues dans l'âme, elles sont spi-
"t
1"
-
,,300
M"
"1
'
r l
ua lsees
.
alS.l
n est pas facile de ne pas tirer
298.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
o. C.,
t .
38,
p.
193.
299.
ARNAULD,
ibid.,
p.
193.
300.
ARNAULD,
ibid.
._
," : ..1 .,; '.
. , i . ..~ ,", .
. ",
; ..

203
cette conclusion, si l'on admet les principes. Ce qui étonne
Arnauld, c'est que l'auteur de la Recherche de la Vérité,
"qui fait profession de suivre une route toute différente.
1es ait re ç us" 30 1. Ce qui mon t r e il que 1 po i nt Ar nau 1des t
méfiant il l'égard de la philosophie des idées de Malebranche,
qu' i 1 soupçonne de s' i nspi rer de l'empi ri sme épi curien de
Gassendi.
T~oi6ilme a~gument :
Malebranche a pris le mot d'idée dans deux sens
différents: tantôt pour la pe~ception même, tantôt pour un
certain ét~e zep~é6entati6. C'est le dernier sens que retient
le livre III de la Recherche de la Vérité, consacré expressé-
ment a la nature des idées. Après avoir énoncé le principe
général de la théorie des "êtres représentatifs", selon le-
quel notre esprit ne peut connaître que les objets, qui sont
si intimement unis a notre âme, Malebranche ajoute cette
remarque: "A6in que l'e6p~it ape~çoive quelque cho6e, il
e6t ab60lument néce66ai~e que l'idée de cet objet lui 60it
actuellement pILé6vlte ; ma,ü il n'e6t pa6 néce66ai~e qu'il
y ait au-deholL6 quelque cho6e de 6emblable à c.ette idée,,302.
C'est sur cette proposition que va porter ici
la réflexion
d'Arnauld.
1) Cette proposition. dit-il, est vraie, si l'idée
est prise pour une pe~ception. Car. comment notre esprit
301.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées, o. C.,
t.
38,
p.
194.
302.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
IX,
p.
220 •
. ~" .' .

204
pourrait-il apercevoir quelque chose, s'il n'en avait l'idée,
c'est-à-dire la perception? Il est certain aussi, que la
perception de plusieurs choses est actuellement dans notre
esprit, quoique ces choses ne soient pas actuellement hors
de nous 303 .
2) Cette proposition est fausse, si l'idée est
conçue comme un "être représentatif"
distingué de la percep-
tien. Pourquoi? Ces "êtres représentatifs" sont inutiles
et superflus. Remplaçons le mot idée, dans cette proposition,
par son équivalent "être représentatif". La proposition de-
vient
"Il 6aut bien ~ema~Que~,Qu'a6in Que l'e~p~it ape~-
ço~ve Quelque objet, il e~t ab~olument néce~~ai~e Que cet
être représentatif, a QU~ je vien~ de donne~ le no~ d'idée,
lui ~oit actuellement p~é~ent : i l n'e~t pa~ po~~ible d'en
doute~ ; mai~ il n'e~t pa~ néce~~ai~e Qu'il y ait au-deho~~
Quelque cho~e de ~emblable a cet Et~e ~ep~é~entati6"304.
Nous savons déjà que ces "êtres représentatifs"
assimilés
aux images et aux tableaux, ne nous sont d'aucune utilité
dans la connaissance des choses. Arnauld nous renvoie aux
résultats des deux précédentes démonstrations. L'existence
des "êtres représentatifs" n'est pas nécessaire. Il est donc
faux de dire "qu'il n'est pas possible de douter de la néces-
sité de cet être représentatif". Avant d'affirmer, comme le
fait Malebranche qu'il
n'est pas possible d'en douter, encore
faut-il démontrer, que notre àme
ne peut conna,tre que ce
303.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
IX,
O.
C.,. t.
38,
p.
220.
304.
ARNAULD,
ibid.,
p.
221.
...
," .'"
,......
.~,'

205
qui
lui est intimement uni. Malebranche admet comme évident
ce qui est en question. C'est la définition malebranchienne
de la connaissance comme un~on intime qui est contestée par
Arnaul d.
La proposition affirme également qu'il n'est pas
nécessaire qu'il y ait au dehors quelque chose de semblable
1 l "'être représentatif".
En affirmant cela, Malebranche,
on le voit, se situe, en effet, dans une perspective mathé-
maticienne. Les idées mathématiques existent sans qu'il y
ait au dehors des objets qui leur ressemblent. Arnauld 1ui-
même en bon mathématicien ne peut le nier. Mais, pour avoir
assimilé les "êtres représentatifs" aux images, il ne peut
comprendre qu'il n'y ait pas au dehors des choses qui leur
ressemblent. Par là, sans le dire, il dénature la pensée de
Malebranche. La notion d'image ou d"'être représentatif"
implique en effet, la notion de ~e~~emblance
et suppose un
modèle extérieur ex~~~an~. Nier la ressemblance, en parlant
de l'image, c'est nier aussi, le modèle extérieur, ce qui
est absurde. 0'00 cette remarque d'Arnauld: "s'il n'est pas
nécessaire qu'il y ait au dehors quelque chose de semblable
à l'é~~e ~ep~é.~en~a~~6, il n'est pas plus nécessaire qu'il
y ait au dehors quelque chose d'ex~~~an~ qui soit semblable
à l a pe r cep t ion que j' ai dus ole il" 30 5 . Au t re men t dit l 1 idée
ne se définit pas par la ressemblance, ni par l'existence
de la chose extérieure. Arnauld procède à une critique du
réalisme et s'inspire en fait du mathématisme. Dans cette
perspective le recours aux é~~e~ ~ep~é.~en~a~~6~, n'est pas
305.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
IX,
O.
C.,
t .
38,
p.
220.
' .
1


206
nécessaire. Je ne peux pas non plus recourir à la notion
de suppléance pour justifier les ê~~~~ ~~p~é~~n~a~~6~, puis-
que l'existence de la chose extérieure n'est pas nécessaire
pour que j'ai la perception du soleil. Le soleil que je per-
çois ainsi c'est le soleil possible et non le soleil existant
Il y a ~~~~u~ si j'a66~~m~ que ce que je perçois est vérita-
blement le soleil existant hors de moi. Dès lors la concep-
tion d'un ê~~e ~ep~é~en~a~~6 intermédiaire entre le sujet
pensant et la chose extérieure demeure absurde. L'ê~~e ~e-
p~é~en~a~~6 ainsi conçu, est une fausse idée, une idée con-
fuse et obscure, qui suppose au dehors une chose existante
et qui ressemble à l'idée comme son modèle. La conception
de Malebranche doit ëtre reléguée au rang des idées confuses
et obscures, c'est-à-dire des fausses idées.
Qua~~~ème a~gumen~
Arnauld poursuit sa démonstration
au
chapi-
tre X. Les en~~~é~ philosophiques dont nous parle ~1alebran-
che, c'est-à-dire les ê~~e~ ~ep~é~en~a~~6~, sont, dit-i~ des
notions fort confuses qu'il faut absolument rejete~, surtout
"quand on peut montrer qu'on n'en a que faire et qu'on s'en
peut fort bien passer,,306. Arnauld développe de nouveaux
a rgumen ts.
1) L'argument le pl us convai nquant avancé par Ar-
nauld, c'est celui de la ~~mpl~e~té de~ vo~e~ qui règle la
conduite de Dieu. Dieu, dit-il, a voulu l'union del'àme et
306.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
X,
O.
C.,
t.
38,
p.
222.
. ,
"..
'
...
c --~.
" . , . :-'
.."
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-;; - .." ,':.:,

207
du corps. En créant notre âme uni e au ,corps, il a voul u '
qu'elle voit les corps, non seulement le sien, mais encore
tous les autres corps qui
l'entourent et qui peuvent avoir
quelque rapport avec sa propre conservation. Or toutes les
volontés de Dieu sont efficaces. Donc, Dieu a donné à nos
esprits la faculté de voir ou de connaître les corps, et,
aux corps, la faculté d'être vus par notre esprit.
Il est donc certain
que notre âme voit effective-
ment les corps. Mais, comment voit-e lle l es corps, ,{.mméd,{.Q-
1
~emen~ ou par le moyen de ces "êtres représentatifs", c'est-à-
dire, méd'{'Q~emen~ ? La voie la plus simple et la plus digne
de Dieu consiste à donner à notre âme la faculté de voir
immédiatement les corps et, aux corps, la faculté passive
d'être immédiatement vus. Nous voyons donc les corps par
eux-mêmes, c'est-à-dire, sans ces"êtres représentatifs", dis-
tingués des perceptions. Par là même, est démontrée l'inuti-
lité de ces "entités philosophiques". S'annule en conséquenc~
l'affirmation malebranchienne de l'invisibilité des corps.
Reste désormais à Arnauld à expliquer concrètement, comment
nos perceptions sont représentatives des choses.
2) Supposons que notre àme ne pense à aucun corps,
mais qu'elle est préoccupée de la pensée de soi-même ou à
rechercher la propriété de quelque nombre. Le problème est
de savoir comment l'âme peut passer de la pensée qu'elle a
de soi-même à la pensèe de ce qui n'est pas elle, par exem-
ple à la pensée d'un corps. Comment peut-elle sortir de soi
pour connaître autre chose que soi?
Selon l'auteur de la Recherche de la Vérité, l'âme
ne peut sortir de soi pour connaître uh corps,

208
le corps A, que par le moyen de l' "être représentatif" de
ce corps A. Mais, estime Arnauld, cet "être
représentatif"
ne peut être intimement uni à notre âme, sans qu'elle ne
reçoive une nouvelle modification. La présence en effet, de
cet "être représentatif" dans l'âme ne peut se faire sans
qu'elle en ait conscience, ou connaissance. Elle passe donc
nécessairement de la perception qu'elle a de soi, à celle
de cet "être représentatif".
L'être représentatif en soi,
ne représente donc rien.
Il n'est représentatif que par rap-
port à la perception du corps A. L' "étre représentatif" et
le corps A seront en même temps objectivement dans mon es-
pri t. Ce sera donc, 1a percepti on de l'un et de l'autre. qui
sera l'objet ;'mméd;'at: de ma pensée. Ce que j'appelle donc
l' "être représentatif", c'est la chose même obj!ct:;'v!m!nt:
présente à mon espri t. Ri en ne peut être dans l' espri t que
l'âme ne l'aperçoive. Donc l'être représentatif n'est ni
une enti té di sti ncte de 1a percepti on, ni une enti té séparée.
de la chose, dont elle serait le substitut.
"Que si on dit, ajoute Arnauld, que cette premlere
perception n'est que la perception de l'être re-
présentatif, il en faudra donc encore une seconde
qui soit la perception du corps A. Car, c'est le
corps A que j'ai besoin de voir, parce qu'il me
peut être utile ou dommageable à la conservation
de ma machine, au lieu que l'êt:~! ~!p~é~!nt:at:;'6
qu'on voudrait que je visse auparavant, n'y saurait
faire ni bien, ni mal. Puis donc, qu'il en faut ve-
nir à la fin à la perception du corps A, sans
laquelle mon âme; qui a besoin de le voir, ne le
verrait jamais, et avec laquelle il est impossible
qu'elle ne le voie, pourquoi l'être infiniment
parfait, qui agit toujours par les voies les plus
si mpl es, n' y serai t- i 1 pas venu tout d'un coup ?"307
307.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
X,
O.
C.,
t.
38,
p.
223.
,.'">


209
D1eu a, en effet, voul u l'uni on de l'âme et du
corps. Il a voulu qu'elle voit, non seulement son propre
corps, mais encore tous les corps qui l'entourent et qui
peu ven t lui nui re 0 u l' a ide r à lac 0 ns e r vat ion dus i en. Pu i s
que c'est Dieu qui me conserve, pourquoi m'imposerait-il
deux perceptions, alors que la raison fait voir qu'il
peut,
par une seule perception, me faire connaître ~mméd~atement
le corps que j'ai besoin de voir? L'Etre infiniment par-
fait, qui agit toujours par les voies les plus simples, n'a
pas besoin de ce "détour inutile"
et compliqué. Si Dieu
faisait par les voies compliquées ce qu'il peut faire par
les voies les plus simples, il ne serait pas Dieu. Dieu est
l 'Etre infiniment parfait, il agit toujours conformément
au principe de la simplicité des voies. Dieu a donc donné à
notre âme la faculté de voir ~mméd~atement les co~ps et les
corps la faculté passive d'étre immédiatement vus.
Lorsque nous percevons un corps, nous percevons
à ta 6oi~ et en même temp~
l 'étre représentatif de ce corps
et le corps qu'il représente. Ce qui revient à dire que l'un
et l'autre sont objet immédiat de ma pensée, qu'ils sont en
même temps objectivement présents à l'esprit. Cet être repré-
sentatif qui n'est pas distingué de la perception et qui a
un rapport immédiat à la chose, c'est l'Idée. L'être repré-
sentatif, c'est la chose en tant qu'elle est objectivement
présente à l'esprit. Mais, cette Idée, qui me représente la
chose, ne me cache pas la chose, elle ne la rend pas invi-
sible, au contraire elle n'est représentative que dans la
mesure où la chose qu'elle me représente, peut être aussi
immédiatement aperçue par moi,

210
"de sorte que si je pense au soleil, la réalité
objective du soleil qui est présente à mon esprit,
est l'objet immédiat de cette perception; et le
soleil possible ou existant, qui est hors de mon
esprit, en est l'objet médiat, pour parler ainsi.
Et ainsi l'on voit que sans avoir recours à des
êtres représentatifs, distingués des perceptions,
il est très vrai en ce sens, que, non seulement
au regard des choses matérielles, mais générale-
ment au regard de toutes choses ce sont nos idées
que nous voyons immédiatement, et qui sont l'objet
immédiat de notre pensée ce qui n'empêche pas que
nous voyions aussi par ces idées l'objet qui con-
tient formellement ce qui n'est qu'objectivement
dans l'Idée: c'est-à-dire par exemple que je ne
conçoive l'être formel d'un carré qui est objec-
tivement dans l'Idée, ou la perception que j'ai
d'un carré"30S.
.
La conception de l'être représentatif est bien
différente de celle de Malebranche. Pour Malebranche l'Idée
est un ~ub~t~tut de la chose, elle-même inaccessible. L'Idée
c'est le double de la chose, ce qu'elle n'est pas chez Arnauld.
En effet, selon Arnauld
nou~ ne pouvonb ~~en COnnQ~t~e comme
veut dire que nos perceptions sont des Idées, des modalités
représentatives.
"Rien n'est donc plus faux en toute manlere que
la philosophie des fausses Idées. Car après avoir
dit en général, que nous avons .besoin d'un être
représentatif pour voir le soleil, quand se vient
à expliquer en particulier comme nous le voyons,
on ne veut plus que la perception de cet ètre re-
présentatif nous mène à celle.du soleil; mais on
prétend que nous ne voyons que l'être reprêsenta-
tif, sans voir le soleil; ce qui est visiblement
ôter, à ce prétendu ètre représentatif, la qualité
de représentatif ... et nous ôter toute espérance
de connaltre les ouvrages de Dieu"309.
308.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
38,
p.
204.
309.
ARNAULD,
ibid.,
p.
204.

211
Mais Malebranche a avancé un argument pour expli-
quer l'invisibilité des corps et légitimer le recours aux
"êtres représentatifs", c'est-I-dire des Idées distinguées
de nos perceptions. Il allègue en effet, que les corps sont
trop grossiers et trop disproportionnés 1 la spiritualité
de l 'Ime, pour pouvoir être vus immédiatement; "mais, répond
Arnauld, quand il s'agit seulement d'être connu, que peut
faire 1 celà l'imperfection des choses matérielles? Connaî~
tre est sans doute une grande perfection en ce qui connaît
et ainsi, ce qui est dans le plus bas degré de la nature
intelligente, est quelque chose, sans comparaison, de beau-
coup plus grand et plus admirable, que tout ce qu'il ya de
plus accompli dans la nature corporelle. Mais être connu
n'est qu'une simple dénomination dans l'objet connu; et il
suffit pour cela de n'être pas un pur néant: car il n'y a
que le néant qui soit incapable d'être connu. Et être con-
naissable, pour parler ainsi, est une propriété inséparable
de l'être, aussi bien que d'être un, d'être vrai, et d'être
bon; ou plutôt c'est la même chose que d'être vrai: ce
qui est vrai étant l'objet de l'entendement, comme ce qui
est bon est l'objet de la volonté. De sorte que c'est l'ima-
gination du monde la plus mal fondée, de vouloir qu'un corps,
comme corps, ne soit pas un objet proportionné 1 l'âme, pour
ce qui est d'en être connu· 310 .
Visiblement, Arnauld s'inspire de la doctrine de
saint Thomas sur la hiérarchie des êtres et leurs perfections.
L'être est connaissable en tant qu'il a des propriétés. Le
310. ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Idées,
chap. X,
o. c., t. 38, p. 224.
". '< .'..
, :
,

212
nêant n'a pas de propriétés. Et tout étre est connu par un
sujet, conna't~e est, dans un étre, une perfection.
Il n'y
a donc aucune raison que notre Ime ne puisse pas voir les
corps. Les explications de l'auteur de la Recherche de la
V.rit.,
qui conduisent a affirmer la nécessité de ces "étres
représentati fs", sont erronées. Ces étres représentati fs,
comme les formes substantielles des scolastiques, sont des
chimères. C'est contraire a la sagesse divine que de suppo-
ser
nécessaires ces entitês philosophiques, dans l'expli-
cation des phênomènes naturels et dans celle de la percep-
tion des corps.
"Il est, en effet, impossible de concevoir
que Dieu donne
à mon esprit
la perception du corps A, et
que je n'aperçoive pas le corps A ; et qu'ainsi Dieu n'ayant
pour but que de me faire apercevoir le corps A, parce que
cela m'est nécessaire pour la conservation du mien, il serait
contre sa sagesse d'y employer un ètre reprêsentatif, uni
intimement à mon âme, quel qu' i 1 pui sse être ; pui squ' il
peut faire, sans cela qu'elle connaisse le corps A, et qu'il
ne fait jamais par des dêtours inutiles, ce qu'il
peut faire
par des voies plus simples,,3Il.
Arnauld rappelle de nouveau le problème. Il s'agit
d'expliquer comment nous percevons les corps. Ce qui 'suppose
que nous voyons effectivement les corps. Malebranche en est
tout a fait d'accord, du moins dans le livre III de la Recher-
che de
la V.rité, car dans les Eclaircissements, Arnauld est
3]1.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
X,
t.
38,
p.
226.
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L ..
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"~
," ..
';,

213
est convaincu qu'il dit le contraire, et qu'''il nous trans-
porte tout d'un coup en des pays inconnus, où, les hommes
n'ont plus de véritables connaissances les uns des autres,
ni même de leurs propres corps, ni du soleil et des astres
que Dieu a créés; mais où chacun ne voit, au lieu des hom-
mes vers lesquels il tourne les yeux, que des hommeh ~ntett~­
g~bte~
; au lieu de son propre corps qu'il regarde qu'un
CO~ph ~ntett~g~bte ; au lieu du soleil et des autres astres
que Dieu a créés, qu'un ~ote~t et deh a~t~e~ ~ntett~g~bte~,
et au lieu des espaces matériels qui sont entre nous et le
sol ei l, que des e~paceh ~ntett~g~bteh " 312. Il di sti ngue des
e~pace~ ~ntett~g~bte~
et des e~paceh maté~~et~. Autrement
dit, 1a théorie des êt~e~ ~ep~é~entat~6~ a conduit Malebranch
â rejeter ce qu'il
avait pourtant affirmé comme une évidence
Que not~e âme ape~ço~t teh CO~ph. Il nie ce dont sa théorie
des idées devait rendre compte. Arnauld veut faire ressortir
que dans les Ecta~~c~h~ement~ Malebranche admet deux types
de réalités: celle des CO~ph maté~~et~ que nous ~ega~don~,
lorsque nous tournons les yeux vers eux; celle des co~p~
-i.ntett-i.g-i.bte~, que seul
l'esprit peut vo.(~. Il y aurait donc
un monde intelligible, objet de vision intellectuelle. tout
autre que le monde matérie1, sensib1e ; un e~pace n,até~.(et
et un e~pace .(ntett.(g'(bte.
Cette doctrine. Arnauld la trouve "étrange,,313.
Elle a quelque chose, dit-il de "choquant,,314 et de "mystérieux,,315
3 12.
ARNAULD,
Des Vl'a i e s et des Fausses Idées, chap. XI,
pp.
227-228.
3 13.
ARNAULD,
ibid. ,
p.
230.
31 q .
ARNAULD,
ibid.,
p .
230.
315. ARNAULD,
ibid. ,
p .
230.

214
Que cache le mot ~nteLL~g~bLe ? Il suffit d'expliquer ce mot
pour en démél er l' équi vaque.
"On peut dire que ce qui est objectivement d~ns
notre esprit y est ~nteLL~g~bLement, on peut dire
aussi en ce sensl que ce que je vois ~mm~dLateme"t
en tournant mes yeux vers le soleil, est le soleil
intelligible, pourvu qu'on n'entende par-là que
l'idée du soleil, qui n'est point distinguée de
ma perception ... et qu'on n~ajoute pas que je ne
vois que le éoLe~L LnteLL~g~bLe. Car, quoique je
voie immédiatement ce soleil ~nteLL~g~bLe, par la
réflexion véritable que j'ai de ma perception, je
n'en demeure pas là ; mais cette même perception
dans laquelle je vois ce soleil intelligible, me
fait voir en même temps le soleil matériel que
Dieu a créé"316.
Le soleil intelligible est le soleil matériel que
Dieu a créé en tant qu'il est objectivement présent dans
l'esprit. C'est le contenu même de ma perception, Ld Quod
~nteLLLg~tu!l,
mais aussi ~d QUo Lntef.f.Lg~-tu!l.
Il
n'y a pas
deux réa lités di sti nctes. 1ln' y a pas deux créati ons. 1l
n'y a pas deux mondes distincts sans rapport entre eux
un
soleil
intelligible que je verrais et un soleil matériel
invisible à l'esprit. Au contraire l'idée du soleil, qui est
dans ma perception, me représente le soleil qui est hors de
moi. Le sujet des verbes regarder et voir c'est toujours
l'esprit. Il n'y a donc aucune raison que notre âme ne puisse
pas voir les corps. Ce que je vois en tournant mes yeux vers
les ole i les t les ole i lin tel l i gi ble. Ente ndon s - na us b i en.
L'idée du soleil est le soleil intelligible et n'est point
distinguée de la perception. Je vois immédiatement le soleil
intelligible par la réflexion virtuelle que j'ai de ma per-
ception. Mais, cette même perception, dans laquelle Je vois
316.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XI,
t .
38,
p.
230.

215
ce soleil
intelligible, me fait voir, en même temps,
le so-
leil
matériel
que Dieu a créé. Ainsi, pour Arnauld entre
mes
perceptions et les objets il
n'y a pas de m~!~~u, pas
d'ùLt~/lméd~a.ùl~. Je perçois àlméd~a.t~m~Ylt l'Idée du soleil
et ~Yl mlm~ t~mpa et pa./l ~!l~, je perçois la chose représen-
tée.
Je
vois
le soleil
intelligible immédiatement, en même
temps que je vois,
par la même perception, le soleil maté-
riel
que Dieu a créé.
D'où la différence avec Malebranche,
pour lequel, seul
est vi si bl e l ' i ntell i gi ble,
c' est-à-di re
l'Idée,
la matière étant invisible.
La raison et l'Ecriture s'accordent pour confir-
mer que notre esprit voit effectivement les corps matérie.ls.
Arnauld développe de nouveau
la même argumentation.
L'âme
est capable de voir et voit effectivement ce que Dieu a créé.
Or,
Di eu l'ayant joi nte à un corps a voul u qu' ell e vît, non
un corps
intelligible, mais les corps matériels qui
sont au-
tour de son propre corps,
non
un soleil
intelligible, mais
le soleil matériel
qu'il
a créé.
Prétendre que
l'ârr;e n'est
pas capable de voir ce que
Dieu a voulu qu'elle vît, c'est
limiter la toute-puissance de Dieu.
Ce ne serait pas conce-
voir Dieu tel
qu'il
est.
L'union de l'âme et du corps a été voulue par Dieu,
afin "qu'elle veillât à la conservation de ce corps,,317.
Ce
qui
exi ge que
je connai sse ce corps-ci que j'anime,
et non un
autre corps
intelligible.
Dieu a voulu que je vive
"en socié-
té avec d'autres
hommes qui auraient un corps et une âme
317.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses rd'es,
chap.
XI,
p.
230.

216
comme moi et que cette société consistât à nous rendre mu-
tuellement des offices de charité,,318. Il est donc nécessaire
que je vois les êtres mêmes que Dieu a créés, avec lesquels
je constitue une communauté. L'union de l'âme et du corps
est une vérité, sans laquelle on ne saurait comprendre le
commandement du Christ relatif â la Charité chrétienne. Il
n'y a de salut que pour des âmes incarnées, il n'y a de mo-
rale que pour des hommes réels. L'argument décisif, selon
Arnauld, et qui ruine cette conception d'un monde intelligi-
ble distinct réellement du monde matériel, c'est celui de
la ~lmpllcl~~ de~ vole~ : "Dieu ne fait point par des voies
c om po sée s, br 0 Ui 1 1ées, e mbar ras sée s, ce qu' i 1 peu t fa ire
par des voies plus simples". La théorie des êtres représen-
tatifs suppose que Dieu agisse d'une manière contraire â la
simplicité des voies, ce qui est indigne de Dieu.
Tels sont les arguments que développe Arnauld con-
tre la théorie des idées distinguées des perceptions qu'il
a trouvée dans la Recherche de la Vérité.
Pour conclure cette première série de critiques,
nous ferons les remarques suivantes.
Malebranche, on le sait, a vu dans la théorie car-
tésienne de la réalité objective le fondement du rationalisme
de type mathématique. Aussi, adhère-t-il
avec enthousiasme
â
l'Idéalisme de Descartes. En réfutant la théorie des idées
de l'auteur de 1 a Recherche de la Vérité, Arnaul d s' oppose-
t-il â l'inspiration cartésienne de l'idéalisme de Malebran-
che? Arnaul d ne nous sembl e pas rejeter ce qui, dans Descartes,
318.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XI,
p.
231.

217
va dans le sens du rationalisme mathématique. Il ne dispute
pas avec Descartes, dont il se réclame encore. C'est à Male-
branche qu'il s'oppose et auquel
il
reproche de soutenir des
thèses non-cartésiennes et à la limite anti-cartésiennes.
Il soupçonne, à tort, la théorie des "êtres représentatifs"
de s'inspirer de l'épicurisme gassendiste, et de compromettre
par là l'apport positif du cartésianisme: le spiritualisme
et le dualisme. Pour avoir abandonné la conception des idées
prises pour des perceptions, qui est défendue par Descartes,
Malebranche passe aux yeux d'Arnauld pour un adversaire des
preuves cartés i ennes de l' in;morta lité de l' àme et de l 'exi s-
tence de Dieu. Aussi, toute l'argumentation d'Arnauld tend
à montrer l'alliance de Malebranche avec le matérialisme
scolastique et épicurien. Dans sa controverse avec Malebran-
che ce sont ses préoccupations morales et théologiques qui
le guident.
La théorie des "ètres représentatifs"
est fausse,
en effet, parce qu'elle prétend donner raison à Hobbes et
aux
adversai res de M. Descartes qui ont voul u "affaibl i r
ses démonstrations de l'existence de Dieu et de l'immortali-
té de l'âme"319. Ils ont cru en effet, "qu'on ne voit point
par des idées cl ai res ce que l'on connaît par rai sonnement"32D.
La marque de la Logique est présente dans la critique des
"êtres représentatifs". Toute cette argumentation suppose les
thèses linguistiques de la Logique. Dans le chapitre X du
l ivre Des Vraies et des Fausses Idées, contenant l a quatrième
démonstration, Arnauld fait cette remarque:
319.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées, chap. XXV,
o. C., t. 38, p. 332.
320.
ARNAULD,
ibid.,
p.
332.

218
"Il parait aussi, dit-il, que l'Auteur de la Re-
cherche de la Vérité ne s'arrête point à la maté-
rialité des corps, pour les rendre incapables
d'être connus immédiatement par mon âme; puisque
si l'on l'en croit, elle ne saurait non plus con-
naître immédiatement les âmes des autres hommes.
Et, comme il prétend en même temps que nous ne
les connaissons, ni en elles-mêmes, ni par idée,
il se réduit à dire que nous ne~~es connaissons
que par conjecture"321.
C'est Arnauld lui-même qui fait le rapprochement entre le
problème de la connaissance de l'âme des autres hommes, la
question des idées et le problème du langage. En effet, que
faut-il entendre par conjectu4e ? Chez Malebranche la connais-
sance par conjecture c'est celle qui s'acquiert par raison-
nement. Elle s'oppose à la connaissance de 6imple vue, par
idée claire et distincte. Or, estime Arnauld, la connaissance
que j'ai des corps n'est pas une connaissance de simple vue
"Je ne vois point, dit-il, d'une simple vue la
substance du soleil, mais par des jugements que
j'en fais, sur le rapport de mes sens, qui me font
apercevoir quelque chose de fort élevé dans le ciel,
fort lumineux et fort ardent. Je juge de même, sur
le rapport de mes sens, que des corps se~blables
au mi en s'approchent de moi, et cel a me porte à
croire que ce sont des co~ps humains; mais quand
je leur parle etqu'ils me répondent et que je leur
vois faire un grand nombre d'actions qui sont les
marques infaillibles d'esprit et de raison, j'en
conclus bien plus évidemment, que ces corps sembla-
bles au mien sont animés par des âmes semblables â
la mienne ... "322.
L'idée Que j'ai du soleil ce sont les jugements que j'en fais.
Nous retrouvons la définition de l'idée que nous propose la
,
l '
t'
d
.
.323
S'
l '
d
Loq~que comme app lca 10n
u Jugement vral
.
1
on a met
321.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
X,
O.
C.,
t.
38,
pp.
224-225.
322.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
xxv, O. C., t. 38, p. 332.
323.
, La Logique ... , chap.
l ,
Paris,
éd. Flamma-
rian,
p.
67 •
..
. ,.
,
'-:..'
'----'-'----'-~--_.-:~--------'----'----~-'--"-'-

219
';...{ ..
cette dèfinition de l 'idèe, il est correct de dire que la
connaissance par idèe est une connaissance par canjc~tu4e
j'Et ainsi t conclut Arnauld? je ne trouve point mauvais que
l'on dise, que nous ne connaissons que par conjectul'e les
âmes des autres homme5, pourvu que d'une part, on prenne
gènèralement le mot de c.onjec.trUt"-, pour ce qui est oppo;.è à
la .6.tn:ple. vue et qu'on l'étende à tout ce que l'on connaH
par raisonnement et par les démonstrations
même
les plus
t
,_
, t '
,,3"4
,.e/ .. alnes
,
Comme on le voit. Arnauld se place dans la perspec-
tive des thèses de la Logique pour réfuter Malebranche, La
théorie des "êtres représentat<fs"
est fausse d'une part
parce qu'elle renouvelle l'erreur des scolastiques et de
Gassendi, d'autre part parce qu'e'lle méconnait le rapport
de l'idée et du langage en quoi elle renouvelle l'erreur
de Hobbes,
La thèse défendue par Arnauld et les arguments
qu'il a avancès contre la philosophie des id&es de l'auteur
de la Recherche d. Za V{rit', lui ont valu d'être considêrè,
par les philosophes de l'Ecole ECQssaise des XVIIIe et XIXe
si~c1es,
comme leur p~écurseur, Arnauld, selon eux, aurait
Jet[> les bases solides d'uroe théorie réal'iste de la percep-
,
tion directe des choses,
Ils ont vu, dans la controverse
.l
entre Arnauld et Malebranche sur
les idées, le point de dè-
part de la querelle qui allai~ opposer les partisans du ~fa-
-;,
t.i..6me, mon.üte. et ceux du ~éatüme dtla.f..{.<lte. : une première
i
fois en Ecosse, t la fin du XVIIIe siècle, une 5ecar.de fois,
324,
ARNAULD,
Des Vraies
et; des Fausses rd'es,
chap. XXV,
I,.~
0,
C.,
t,
38,
p.
332.
1
j

220
. ".. ; ;
au dêbut du XIXe siécle. La thêorie moniste de la perception
directe "epese sur le "ejet de l'affirmation malebr'anchienne
IIQue la connaissance d~recte des choses est impossible et
que par conséquent un tertium quid, une idée représentative
est nécessaire pour être l'intermédiaire entl'e l 'espri t et
l'objet
"
? 5
COf!!1U ll ""-

Dsns ~n article intitulé: "Representative ideas"
in Malebranche Hnd Arnauld. A, O. Lovejoy a réfutê le bien-
fondé de cette interprétation, qlJi tend a présenter Arnauld
comme 'l'illustre précurseur du "réalisme moniste,,326. Il nie
tout rapport entre la thêorie arnaldienne de la connaissance
et ie "réalisme" de ces ohilosophes. C'est plutôt t:.a!ebl'anche,
dit-il ~ qui, de~; deu,,< adversaires) e5t le plus proche de ln
position de ces llnêo-rêalistes ll •
Dans sen argumentation~
Levejoy comn,ence par rappeler qu'il y a, chez Malebranche,
un double réalisme: le réalisme des idées, de type platoni-
cien, et le réalisme de la cho~e, comme on le trouve chez
.les néo-réalistes. Associant ulle conceptior. réaliste des
idées, au sens platonicien, au principe cartèsien de 1 'hété-
rogénéité des. substances, Malebranche est conduit, d'aprés
Lovejoy, a rejeter toute appréhension directe, c'est-à-dire,
i~mldiate des choses matérielles. Pour sauv~r le réalisme de
la ctwse, il suppose entre l 'es~rit et les objets matériels,
325.
LGVE.JOY
A~
O.,
'IRepresentative.
irlea::;'!
in
Malebr?.cc:he
and
Arnauld,
in
MIND,
octobre
1923.
L'article
susci.tera
la
r~action du Professeur
J.
LAIRD
cians
L!.n
articlE.
intit\\Jlé. :
'The
IILegiCnd ll
ror
Arnauld 1 s
Rea1.isID,
in MIND,
a'lril
1924
i
cette mise
au
point
fut
suivie
par
une
r€ponse
de A.
O.
1,OVEJOY,
Re?ly
to Professeor
Laird,
in MIND,
avril
1924.
326.
Article
cité.

221
à leur perception.
Ces idées intermédiaires, que la doctrine
définitive regroupe sous l'idée unique d'~~endue in~elligi-
blc.,
ne sont ni mentales, ni subjectives. Elles ont une
réalité extra-psychologique. Elles ne sont, en aucun cas,
des états de notre esprit. Elles ne sont pas des modifica-
t i (l ns de no t r e âme. Elle s s CJ nt: rée 11 em e nt d i ~ tin c te s den 0 s
perceptions. E't les ont une eX'j stence indépendante et de notre
esprit et de lA matière.
Les idées sont donc chez Malebranche
identiques aux "essen-:.es intelligibles,· éternelles et néces-
saires,,327. Les qU;j1"ités sensibles 'ou per-ceptions sont sub-
jectives : ce sont de simple~; modifications de l'ân;e, n'ayant
pas d'existence irdépendante propre. Elles ne sont pas non
plUS des copies de choses extérieures. Selon les propres ter-
mes de Malebranche, puisque ncs sensations "ne sont pas
distinctes de nous-mêmes, el les ne peuvent rien représenter
ct
, - . '
t
d
.328
N"
-
t
' t
e 0151:1nC
e nous'
.
eanmOlr.s, or: peu. reconnal
re,
explique encore Lovejoy, que ces sensations ont leur cause
en dehors de nous, dans les modifications des objets matériel
Nous
savons qu' -il 'l'Y a pas d'effet sans cause. Nous ne pou-
vons pas découvrir, dans la pure idée géométrique de la
sphère, une explication caus~le de la couleur qui accDmpagne
la perception qu'on en a. Nous sommes donc amenés a admettre
une sphèr'e matérielle qui, t·ien que sans couleur, nous semble
capRble d'émettre des mouvements de corpuscules qui, a leur
tDur, peuvent engendrer des mouvements dans le cerveau.
"c'est cet ébranlement du cerveau", en effet, "qui est la
327.
Article.
cité.
328.
Article
cité.

222
-,,,
->.;
32"
cause naturelle cu occasionnelle de nos sensations"
~ .11
est donc clair que les sensations nous révèlent la présence
des cho:;es matérielles, \\juoiqu'elles -ne ·puissent pa~ nous
les représenter, c'est-A-dire nous faire conna'tre leur
nature.
Ainsi donc, chez f"aleby'anche, il faut distinguer
dans la perception. l'idée. claire et distincte. qui me fait
connaftre la ChOS9 dans ses propriétés essentielles, et les
sen t i mr. nt s, q u-i ne," O!" t que d~ s rn 0di fic a ti 0 ns de;' âili E. Au-
trement dit, il
n'y a pas dans sa théorie de la perception
"d'entités nlentales représentatives". Les éléments de la
perceptions qui. pour 1 ui, sont "représentatifs" n"
sont
l
jamais :lmentaux f1
et ceux qui
sont Ilmel1taux ' ne SO:lt jaolais
i
"rt:présentatifs". ~lalebr'anche flie \\ju'il y ait un rapport de
ressemblance entre le qualitatif et le matérIel. Une modaljt~
de l'âme ne peut pas représenter une modalité de la substance
matérielle.
Ce rappel de la théorie malebranchienne de la per-
ception permet
à Lovejoy
d'indiquer, qu'il s'og'it Dien dr.
cette conception particulière des idées distinctes des per-
ceptions, que rejette Arnauld.
Il ne s'~git donc pas de n'im-
~ortE quelle théorie de la per-cection représentative. Remar-
que, en effet, importante, qui permet d'éviter les contresens.
Le dualisme que rejette Arnauld est expressément celui que
Malebranche introdl,it entre la perception et les idées. et
non celui qu'il reconna,t, à i'l s:)·;te de Descartes, entre
l ' es prit e t 1a ma t i ère. C' e sr. po li Y' n ' av 0 i r pa s r e s pe c té cette
329.
Article
!:Îté.
...';'
.. ,~
' " .
;,
'

223
"
,"
distinction que, selon l.ovejoy, les néo··réd.Îistes ont cru,
à
tort, qu' Arnaui ct ·était pil.rti Sên dei J ':percepti on directe
des corps.
Pour Arnauld, rappelle~t-il. les expressions
"l'idée d'un objet" et "la perception d'u~! objet" ont!a
même signification. Arnauld prend les idées pour des attri-
buts ou des modifications de notre esprlt. Lovejoy indique,
avec raison~ selon nOU~3 que le mot idée a ctlez Ar'nauld un
sens platonicien et un sens psychologique comme chez Descartes
Régis et autres cartés~Ens. Mais, du point de vue psychDlo-
gique, il s'agit de savoir si l '~dée prise pour un~ percep-
ti on est un a.c..te. de l' espri t o~ un contenu mental. Foser la
question en ces termes, c'est vouloir introduire une distinc-
tian entre
llac.-t?_ et le C.OYl.{(:.I1U.
Or::-
Arnauld fa"it·-il
cette
distinction entre l'aperception de l'esprit et le contenu de
l'esprit? Les née-réalistes, que critique LOVGjoy, ont pré-
tendu qu' i 1 l'a f1i te. lis er, donnent 1" preuve dans 1a
Sixième Définition du chapitre V du livre Des Vraies et des
Fausses Id'es.
Interprétant cette définition de l 'idèe prise
pour une perception, dans un sens qui
l'identifie a un a.c.ze
mental. les néo-réalistes concluent simplement de la, que
l~§ objets matériels sont directement perçus sans l'inter-
mèdiaire de quelque substitut psychologique. Leur interpré-
taticn évacue purement et simple,ient l'intermédiaire de l'idée.
Certes, si la SixièmE ;10finitio~ est quelque peu
équivoque sur la distinction de -, 1
+
.
1
ac .... ~ el. du contenu, on ne
saurait en dire autant de tous 105dutres textes où Arnauld
parle clairement de l'idée prise pour une perception en ter-
mes de contenu mental. Lovejoy cite notamment la Neuvième

224
.. 1
.
.~ . ,.~
,~,
Dêfinition dans ce même chapitre V
"Quand je dis que l ';.dée est .1a mème chose que la
pe4Qeptlon; 'j'entends par la perception, tout ce
que mon esprit conçoit; soit par la première ap-,
prêhen,ion qu'il a des choses, soit par les juge-
ments qu' il en fa'i t, soi t par ce qu 1 il en dêcouvre
en_raisonnant ... Et"
quoi,que-·peu.t-être"ce ~e soit 1
aussi que par raisonnement que je suis entlèrement
assurè qu'il y a vêritablement, hors de mon esprit,
une terre, un soleil et des êtoiles, l'idêe qui mel
reprêserte la terre, le soleil et les êtoiles, com-
me êtart vraiment existants hors de mon esprit,
n'en mérite pas moins le nom d'idée"330.
Il
nous semble que c'est dans les mèmes termes que Descartes
définissait l'idée en la considèrant comme contenu mental,
l'objet ou la forme de 'Ia pensêe 331 . PrêC'isèment, concevoir'
l' i tiêe comme contenu mental
c'est s'opposer à ]' hypothèse
d'une appréhension directe des choses sans l'intermêdiaire
d'un substitut mental. Mais, chez Arnauld, ajoute Lovejoy,
le substitut mental est une rnQdal;t~ 4ep4~6entatiue, une
perception qui a un rapport intrinsêque à la chose aperçue.
Aussi, la dualité que rejette Arnauld,est bien celle qui est
affirmêe par Malebranche entre la perception et les "êtres
représentatifs".
Il soutient, au contraire, que perception
et idée ne sont pas deux entit§s distinctes, mais une seule
et même chose, qui intervient comme intermédiaire dans la
perception des corps.
Dans sor analyse, Lovejoy insiste pour bien montrer
que '1 es né i) - l' é a 1i ste 5 é cos sai sn' l) nt fa i t r. e con t re 5 e n~ que
330.
ARNA1]}~D, Der; Vra,iE"':': .:( ...:j'-2S Fausses Idées,
chap.
v,
O.
C.,
t.
38,
p.
199,
tité
par
LO"':}EJOY
in
';Representative
ideas lT ,
p.
45 lt.
3 3 1.
DES CATI TES,
a R é p 0 n ses
Ci U x
Sec 0 n cl e s
Ob j e c t ion S ,
Ex 'P osé
GfDnl~triqueJ d€finition
II,
~n Oellvres phi[osophiques, Paris,
Garnier
II,
p.
586.

parce qu'ils ont pris, dans les textes mêmes d'Arnauld, les
,
expressions comme "rêa'lité objective"~"objectivement",dans
leur acception moderne, ou actuelle. Le texte de la Sixième
Définition identifie l'idée à la chose aperçue, en tant
qu'elle est objectivement dans l'âme. Il ne dit pas que les
choses matêrielles sont directement perçues sans idée. C'est
le contraire. La chose aperçue est prêsente dans l'esprit
par son idêe. Elle n'est pas dans l'esprit telle qu'elle est
6oJtmeLI'ement hors de moi, mais objectivemeilt, c'est-à-dire
par JtepJtéJ.>entation. Al' appui de son i nterprêtati on, Lovejoy
cite plusieurs autres textes; par exemple celui-ci: "Je
dis qu'une chose est objectivement dans mon esprit quand je
le conçois. Quand je conçois le soleil, un carré, un son;
le soleil, le carré, ce son, sont objectivement dans mon es-
prit, soit qu'ils soient ou qu'ils ne soient pas hors de mon
esprit ... Tout ce que nous concevons comme étant dans les
objets des id êe s , tout
cela
'es t
objectivement ou. paJt Jte-
pJté~ entatio n dans les idées mêmes"332. Ou encore, cet autre
te xte
"Quand on dit que nos idée s et nos perceptions (car
je prends cela pour la même chose) nous représentent les
choses que nous concevons, et en sont les images, c'est dans
tout un autre sens, que lorsqu'on dit que les tableaux repré-
sentent leurs originaux et en sont les images, ou que les
paroles prononcées ou écrites sont les images de nos pensées.
Car, au regard des idées, cela v,eut di re que l es choses que
nous concevons sont objectiveme~t dans notre esprit et dans
notre pensée. Or, cette manière d'être objectivement dans
332.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Id'es,
chap.
V,
O.
c., t. 38, p.
198,
cité
par LOVEJOY
in
"Représentative
ideas " ,
p.
456.
Les
mots
soulign~s en fin de citation sont de
Lovejoy.

.
"
.. t··;~
.
Jo,'·
).~.
-.-.
1
j
226
'.
-,
l'esprit, est si particulière à l'esprit et à la pensèe,
commé étant ce qui 'en fait particuliè~e~ent la nature, qu'en
vain on chercherait rien de semblable en tout ce qui n'est
pas esprit et pensée,,333
La réalité objective, c'est la chose même dans
l'idée que j'en ai. C'est donc un terme qui s'applique, dans
la philosophie cartésienne, à la matière ou au contenu appré-
hendé, et non à l'acte d'appréhension. La référence à la
réalité objective de l'idée suppose le dualisme le plus par-
fait entre l'esprit et la chose extérieure. Il n'y a donc
pas lieu de supposer chez Arnauld un réalisme moniste, au
principe de sa critique de la théorie malebranchienne des
idées distinctes de la perception. Le chapitre V du livre
Des
Vraies et des Fausses Idées qui
contient, en un sens,
l'exposé théorique de la philosophie arnaldienne des idées,
ne saurait donner raison aux interprétations, sans fondement,
des néo-réalistes écossais. L'analyse des textes, replacés
dans leur véritable contexte h~~to~~que et ea~té~~en, ne per-
met pas d'affirmer que l'auteur du livre Des Vraies et des
Fausses Idées est, contre Malebranche,
un partisan de la per-
ception directe des corps. Tel est bien le sentiment de
Lovejoy.
Mais, peut-être que parmi les arguments que dévelop-
pe Arnauld contre son adversaire, il en est qui suggèrent la
théorie de la perception directe. Celui que les néo-réalistes
ont souvent cité c'est l'argument de la simplicité des voies.
Arnauld, en effet, s'en sert dans la quatrième et cinquième
démonstrations respectivement dans les chapitres X et XI du
333. ARNAill.D, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. V, O.C., t. 38,
p.
199, cité par10VEJOY, in "Representative ideas", p. 457.

22'7' f.
1ivre Des Vraies et des Fausses Idées.
Par cet argument,
Arnauld a voulu
démontrer l'inutilité des "êtres représen-
tatifs" distingués des perceptions. Mais, remarque Lovejoy,
Arnauld n'a jamais dit que l'âme perl:ëvait d.üte.c-te.me.n-t et .i.m-
mldia-te.me.n-t les corps. Les néo-réalistes l'ont compris dif-
féremnlent, malgré les mises en garde maintes fois répétées
contre un contresens â ne pas commettre sur l' emploi, par
Arnauld, du terme .i.mmldia-te.me.n-t, comme par exemple dans
cette remarque: "Mon principal but, dans ce chapitre, a
été de démêler l'équivoque du mot .i.mmld.i.a-te.me.n-t ; je déclare
ici, que, si pour concevoi r .i.ntntld.i.a-te.me.n-t le soleil, un car-
ré ... on entend ce qui est opposé à les concevoir par le
moyen des idées, telles que je les ai définies ... c'est-à-
dire par des idées non distinctes des perceptions, je demeure
d'accord que nous ne les voyons point immldia-te.me.n-t, parce
qu'il
est plus clair que le jour, que nous ne les pouvons
voir, apercevoir, connaître que par les perceptions que nous
en avons"334.
Lovejoy nous semble avoir bien raison d'insister
sur le fait que la théorie de la pe.4Ce.p-t.i.Ort ml d.i.a-t e., que
critique Arnauld, est celle qui introduit, non pas un -te.4-t.i.um
335
quid, mais un qua4-tum quld
. Arnauld admet, en effet, dans
la perception des corps trois éléments: le sujet connaissant,
la chose extérieure, l'idée ou la perception. Mais la thé se
combattue ajoute un quatriéme élément: une essence, à la
334. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. VII,
O.
C.,
t.
38,
p.
210,
cité
par
LOVEJOY,
in
"Repr~sentative
ideas",
p.
459.
335. LOVEJOY, article cité, p. 459 .
. '" ,"

' ..',.
228
fois extra-mentale et immatérielle, non sensible, envisagée
comme le seul moyen de percevoir les propriétés des choses.
Cette théorie de la perception médiate,est celle de Malebranche
C'est celle qui prétend se passer des idées prises pour des
perceptions. Cette conception-là, Arnauld la combat tout
autant que la théorie de l'immédiat qui se passerait à la
fois des idées et des perceptions. Celle-ci n'était certai-
nement pas dans l 'horizon intellectuel d'Arnauld. L'immédiat
doit donc étre compris chez Arnauld par opposition à la théo-
rie de Malebranche. Il ne doit pas ëtre pris, non plus, au
sens des néo-réalistes. Car Arnauld affirme que l'objet immé-
diat de l'esprit quand il aperçoit, par exemple, le soleil,
c'est l'idée ou réalité objective du soleil qui est l'objet
immédiat. Le soleil existant hors de moi, étant, pour ainsi
dire, l'objet médiat.
Prenant à contre-courant l'interprétation des néo-
réalistes, Lovejoy rétablit, selon nous, la vérité de la
théorie arnaldienne de la perception. Celle-ci n'a jamais
voulu signifier que nous avions une perception directe et im-
médiate des choses. Au contraire, elle signifie que dans le
cadre du dualisme cartésien, nous avons besoin d'idée pour
connaître les choses, mais d'idées prises pour des percep-
tions, ayant pour fonction de nous représenter les choses 336 .
336.
L'idée
selon
laquelle Arnauld
serait
le
précurseur
des
philosophes
de
l'Ecole
Ecossaise
est
partagée
par
la
plu-
part
des
commentateurs.
V.
DELBOS,
dans
la
philosophie fran-
çaise,
écrit
à
propos
d'Arnauld
qu'l'il
tendait
à
ramener
les
idées
claires
aux
idées
de
bon
sens-précurseur en cela
des
Ecossais".
Dans
l'Etude de
la philosophie de Malebranche,
Delbos
rappelle
la
thèse
de M.
F.
Pillon,
exposée
dans
l'Evolution de
l'idéa-
lisme au XVII.
"M.
F.
Pillon,
d i t - i l ,
a
signalé
aVec beaucoup
de
raison
le
rapport
des
conceptions
d'Arnauld
et
de
la théorie

,'. "
229
Le débat que Lovejoy a engagé contre les thèses
néo-réal i stes, montre qu' il Y a une di Hi cul té à interpréter
les textes d'Arnauld. En effet, on ne peut comprendre Arnau1~
semb1e-t-i1, que par rapport à Malebranche. C'est peut-être
la victoire de l'oratorien sur le docteur de Port-Royal.
Arnauld ne commente pas directement Descartes, il
ne cherche
pas, non plus, 8 élaborer, à partir du cartésianisme, une
philosophie nouvelle. Arnauld écrit contre Malebranche. Les
arguments qu'il
utilise, il
ne les prend pas chez Cescartes.
Contre son adversaire qu'il traite de "visionnaire", il se
sert d'arguments du bon ~en~, c'est-8-dire tels que chacun,
pour peu qu'il fasse taire ses sens, puisse comprendre. L'a1-
1ure générale de l'argumentation est ~c-o.ta.~t-i.qLLe et !Léa..t-i.,~te.
Mais l'esprit qui l'anime est cartésien. Car, en combattant
Malebranche, Arnauld veut démontrer que c'est le cartésia-
nisme orthodoxe qui est vrai à l'exclusion de toute autre
philosophie. C'est cette vision cartésienne qu'il s'agit de
retrouver dans les thèses arna1diennes. Mais pourquoi est-il
si difficile de la mettre en évidence?
de REID,
reprise
par
ROYER-COLLARD et
en partie
par
COUSIN,
sur
la
perception
immédiate.
Sans
mettre
en doute une
parenté
que REID
semble
avoir
reconnue,
i l
faut
cependant
observer
qu'ARNAULD,
Sous
l'influence
de
Descartes,
n'a
pas
admis
que
la perception des
objets,
si
simple
et
indécomposable
qu'elle
fût
à
ses
yeux,
garantit
la
conviction de
l'existence des
objets
en
eux-mêmes"
(Note
1,
p.
197).
Emile
JACQUES
n'hésite
pas
à
dire,
à
son
tour,
que
"le
traité
Des
Vraies
et
des
Faus-
ses
Idées
avait
opposé
à
l'Oratorien une
argumentation forte-
ment
charpentée,
inspirée
par
un réalisme
empiriste
qui
annon-
çait LOCKE
et
le
perceptionnisme
de
l'Ecole Ecossaise".
Les
Années d'ExiZ d'Antoine ARNAULD, p. 452.
Il
est
vrai
aussi
qu'Arnauld
en
appelle
souvent
au bon
sens
dans
sa
critique
contre
Malebranche.
Si
les
expressions
qu'il
utilise
peuvent
justifier
le
rapprochement
avec
les
empiris-
tes
anglais,
i l
reste
vrai
que
l'auteur
de
la
Logique de
Port-Royal
adhère à
la vision
cartésienne.

230
Le débat qui oppose Arnauld et Malebranche met en
jeu deux inspirations philosophiques différentes: le ~éa­
i-i.<lme et l'-i.déai-i.<lme. Il
ne fait aucun doute, que Malebranche
s'inscrit dans la voie de l'idéalisme moderne inauguré par
Descartes. Mais Arnauld? Son opposition radicale i
l'auteur
de la Recherche de la Vérité, sa formation scolastique con-
tribuent i
nous le présenter comme un réaliste.
"Rien n'est plus instructif i
cet égard, écrit
M. Alquié, que l'examen de la polémique entre
Malebranche et Arnauld. En voyant en présence
ces deux éminents esprits, on s'étonne de consta-
ter qu'ils ne parviennent pas i
se comprendre.
C'est que chacun ne retient du cartésianisme qu'un
aspect, et l'érige en totalité. Arnauld est carté-
sien quand il soutient contre Malebranche, qu'une
modalité peut être représentative. Car l'idée,
pour Descartes, est représentative, et elle est
modalité. En revanche, Arnauld abandonne le carté-
sianisme et revient i
la scolastique lorsqu'il
considére comme allant de soi que la pensée aper-
çoive les choses, et se puisse définir comme étant
"essentiellement cela". Chez Descartes, la connais-
sance demande l'intermédiaire de l'idée, qui, jetant
un pont entre la substance connaissante et la subs-
tance connue, doit constituer une sorte de troisième
réalité, dont, contrairement i
l 'o~inion des tho-
mistes, il est légitime de rechercher la cause.
Malebranche ne procède pas autrement. et c'est
en méconnaissant les nécessités du cartésianisme
qu'Arnauld lui reproche d'avoir forgé l'inutile
chimère d'"êtres représentatifs", réalités distinc-
tes i
la fois de la modification de l'âme et de la
chose perçue. Pour sa part, Arnauld consent seule-
ment i
distinguer, dans l'acte de connaissance, qui
demeure pour lui une réalité unique, un rapport i
l'âme et un rapport i
la chose, le premier de ces
rapports permettant d'appeler cet acte perception,
et le second autorisant i
le nommer idée. Malebranchel
comprend au contraire qu'aprês Descartes u~3 telle
'
position du problème n'est plus possible."
7
Monsieur Alquié a raison d'insister sur l'incompré-
hension des deux auteurs. Dans le fond, ils ne parviennent
pas à s'entendre sur le sens des textes de Descartes consacrés
337.
ALQUIE
Ferdinand,
Le cartésianisme de Malebranche,
Paris,
Vrin,
1974,
p.
205.

231
a la réalité objective, autrement dit sur sa conception de
l'idée. Cette incompréhension s'explique par l'ambiguïté
même des textes de Descartes. En effet, dans la conception
même de la réalité objective survit, chez Descartes, un réa-
lisme latent, bien mis en lumière par Monsieur Moreau dans
son étude sur Le réalisme de Malebranche etla fonction de
338
l'idée
.
Il est bien montré que Descartes définit toujours
la réalité objective de l'idée par opposition a la réalité
formelle de la chose qu'elle représente. Elle ne s'oppose
pas, dans sa définition, ni à la subjectivité des modes de
penser, ni a la réalité formelle de l'idée. Or, nous savons
que dans les Méditations Métaphysiques, au moment où il pré-
sente sa théorie des idées, c'est-à-dire dans la Troisième,
Descartes a mis entre parenthèses la réalité formelle de la
chose existant hors de ma pensée. Malgré cette mise en ques-
tion de l'existence de la chose, Descartes, dans la Troisième
Méditation continue à définir la réalité objective de l'idée
comme "image des choses". De plus, lorsqu'il veut distinguer
les représentations proprement dites des actions de l'esprit
ou de nos simples modifications ou affections, c'est encore
la réalité formelle de la chose qui lui sert de repère. C'est
las ur vi van ce de ce réa lis me qui exp l i que l are pris e dan s
la Troisième Méditation de la critique des idées sensibles.
338.
MOREAU Joseph,
Revue de Métaphysique et de Morale,
1946.
GUEROULT Martial,
Descartes selon l'ordre des raisons,
t.
l ,
] 'âme
et
Dieu,
Paris,
Aubier,
1953
:
"Le
rôle
joué
par
le
principe
de
la
correspondance
de
l'idée
avec
son
idéat
et
la définition de
l'idée
comme
tableau
d'un
original mettant
en
relief
chez
Descartes
une
ambiguïté
au
moins
apparente
du
concept
d'idée.
Celle-ci présente
deux
faces:
psychologique,
mathématique . . .
le
psychologisme
du
sens
commun
lié
au
réalisme
de
l'objet
paraît
donc
entrer
en
conflit
avec
le mathématisme
lié
avec
l'idéalisme
qui
suspend
la
possibilité
et
la
réalité
de
l'objet
à
la vérité
intrinsèque
de
l'idée,
ou,
comme
diront
les adeptes de la philosophie transcendantale, i
la "rêalitê"
(Realitit)
du concept.", p. 215.

232
Arnauld, de par sa formation scolastique ne pouvait
pas être indifférent au réalisme latent des textes de Descar-
tes. Cet héritage scolastique il
le partage avec Descartes.
3)
La c~~t~que de ta V~~~on en V~eu
Malebranche consacre deux chapitres à la critique
des thèses proprement innéistes. Ce sont les chapitres IV et
V de la deuxième partie du livre III de la Recherche de la
Vérité.
Au chapitre IV, il réfute l'explication cartésienne.
Au chapitre suivant il s'en prend à une thèse qu'il attribue
à
Arnauld mais qui est également propre à Régis. Selon cette
thèse: "l'âme a en elle-même toutes les perfections qu'elle
voit dans les corps"339. Au chapitre IV, il exprime son éton-
nement devant l'invraisemblance de la théorie innéiste, et
nous annonce son dépassement par une autre plus satisfaisante
"la troisième opinion, dit-il, est de ceux qui
prétendent que toutes les idées sont innées ou
créées avec nous. Pour reconnaître le peu de vrai-
semblance qu'il y a dans cette opinion, il faut se
représenter qu'il y a dans le monde plusieurs cho-
ses toutes di fférentes dont nous avons des idées ...
Or, je demande s'il est vraisemblable que Dieu ait
créé tant de choses avec l'esprit de l'homme. Pour
moi cela ne me parait pas .ainsi
: principalement
puisque cela peut se faire d'une autre manière très
simple et très facile, comme nous verrons bientôt.
Car comme Dieu agit toujours par les voies les plus
simples, il ne paraît pas raisonnable d'expliquer
comment nous connaissons les objets, en admettant
la création d'une infinité d'êtres, puisqu'on peut
résoudre cette difficulté d'une manière plus facile
et pl us naturell e "340.
339.
MALEBRANCHE,
Réponse
au
livre
Des Vraies et des Faus-
ses Idées,
V,
chap.
V,
O.
C.,
t .
VI,
VII,
p.
52.
340.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la Vérité
L.
III,
II,
chap.
IV,
O.
C.,
t .
I,
p.
429.

233
La théorie
ici
décrite
comme plus satisfai-
sante et conforme à la simplicité des voies, c'est celle de
la Vision en Dieu, qui sera exposée au chapitre VI. La com-
position de ce chapitre est faite de telle sorte que l'argu-
mentation sert à la fois à justifier la Vision en Dieu et
à dénoncer l'insuffisance de la théorie innéiste.
Le chapitre
VI prolonge le chapitre IV et achève la critique de l'innéis-
me. Arnauld n'est pas resté insensible à ce chapitre. La
critique qu'il fait de la Vision en Dieu représente, à ses
yeux, la défense de l'innéisme cartésien.
Le chapitre VI du livre III de la Recherche de ~a
Vérité,
commence par rappeler les analyses antérieures et
les résultats auxquels on est parvenu: "Nous avons examiné
dans
les chapitres précédents quatre différentes manières,
dont l'esprit peut voir les objets de dehors, lesquelles ne
nous paraissent pas vraisemblables. Il ne reste plus que la
cinquième, qui parait seule conforme à la raison, et la plus
propre pour nous faire connaître la dépendance que les es-
prits ont de Dieu dans toutes leurs pensées ... " Il faut
se souvenir de ce qu'on vient de dire dans le chapitre pré-
cédent : Qu'il e~~ ab~olumen~ nlce6~aine que Vieu al~ en
lui-même le6 idle~ de ~ou~ le~ ê~ne~ qu'il a cnll~, pui6-
qu'au~nemen~ il n'aunai~ pa~ pu le~ pnoduine, e~ qu'ain~i
i l voi~ ~OU6 ce~ ê~ne~ en con6idlnan~ le~ pennec~ion~ Qu'il
nen6enme auxquelle~ il~ on~ nappan~. Il
faut de plus savoir
que Vieu e6~ ~nè~ l~nol~emen~ uni à n06 âme~ pan ~a p~l~ence,
de ~an~e qu'on peu~ dine qu'il e6~ le lieu de~ e6pni~~, de
même que le~ e~pace6 ~on~ en un 6en6 le lieu de~ canp6. Ces
deux choses étant supposées, il e6~ cenlain que l'e~pnlt peu~
vain ce qu'il y a dan~ Vieu, Qui nepn~6ente le6 êtne~ cnll~,

234
o~v~ageo de V~e~, o~ppooé q~e V~eu ve~~lle b~en lu~ déeou-
les raisons qui semblent prouver qu'il le veut plutôt que
341 '
de créer un nombre infini d'idées dans chaque esprit
.
La Vision en Dieu est la solution de la raison.
Elle est conforme au principe de la simplicité des voies
"non seulement, écrit Malebranche, il est très
conforme à la raison, mais encore, il parait par
l'économie de toute la nature que Dieu ne fait
jamais par des voies très difficiles, ce qui se
peut faire par des voies très simples et très
faciles: car Dieu ne fait rien inutilement et
sans raison. Ce qui marque sa sagesse et sa puis-
sance n'est pas de faire de petites choses par
de grands moyens; cela est contre la raison, et
marque une intelligence bornée. Mais au contraire,
c'est de faire de grandes choses par des moyens
très simples et très faciles ... Puis donc que Dieu
peut faire voir aux esprits toutes choses, en vou-
lant simplement qu'ils voient ce qui est au milieu
d'eux-mêmes, c'est~à-dire ce qu'il ya dans lui-
même qui a rapport à ces choses et qui les repré-
sente, il n'y a pas d'apparence qu'il le fasse
autrement, et qu'il produise pour cela autant d'in-
finités de nombres infinis d'idées, qu'il y a
d'esprits créés"342.
Autrement dit, le principe de l'union à Dieu rend possible
la Vision en Dieu. Cette voie est la plus simple et la plus
conforme à la manière dont Dieu agit.
Mais, Arnauld a montré, au nom du méme principe
qu'évoque Malebranche, qu'il était plus facile à Dieu de nous
faire voir les corps auxquels il a voulu que notre âme soit
unie autrement que par les "êtres représentatifs". L'union
341.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la Vdritd,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
l ,
p.
437.
342.
~;ALEBRANCHE, ibid.,
p.
438.

235
de l'âme et du corps est une vérité métaphysique, voulue par
Dieu. Puisque, chez Malebranche, c'est l'union qui est le
principe de la connaissance, pourquoi ne dirait-on pas qu'en
unissant l'âme et le corps, Dieu a voulu aussi que l'âme
voit "immédiatement" les corps sans avoir besoin des "étres
représentatifs"
distingués des perceptions? C'est du moins
le
point de vue d'Arnauld.
C'est la preuve que l'argument de la simplicité
des voies n'est pas décisif.
Il ne suffit pas à justifier
entiérement la rationalité de la Vision en Dieu. A cette pre-
mière
raison, Malebranche associe une seconde, ces deux
raisons étant essentielles l'une à l'autre.
"La seconde raison qui peut faire penser que nous
voyons tous les êtres à cause que Dieu veut que
ce qui est en lui qui les représente nous soit
découvert, et non point parce que nous avons au-
tant d'idées créées avec nous, que nous pouvons
voir de choses, c'est que cela met les esprits
créés dans une entière dépendance de Dieu, et la
plus grande qui puisse étre"343.
C'est l'argument majeur de la Vision en Dieu. Ce
que nous apprend la Vision en Dieu, c'est t'un~on de t'âme
à V~eu.
C'est cette union qui définit notre nature, notre
étroite dépendance à Dieu. Au début du chapitre VI, Malebranche
déclarait que sa théorie était "la plus propre pour nous faire
connaître la dépendance que les esprits ont de Dieu dans tou-
tes leurs pensées,,344. Ai nsi, ce que ne nous apprend pas
l'innéisme cartésien, mais que nous démontre la Vision en
Dieu, c'est que, sans Dieu, l'esprit ne voit rien, ne connaît
rien.
343.
MALEBRANCHE,
De la Recherche de
la V.rit.,
chap.
VI,
O.
C.,
t .
T,
p.
439.
344.
MALEBRANCHE,
ibid.,
p.
437.

236
"Car cela Itant ainsi, ajoute Malebranche, non
seulement nous ne saurions rien voir, que Dieu
ne veuille bien que nous le voyons, mais nous ne
saurions rien voir que Dieu même ne nous le fasse
voir. Non ~umu~ ~u66~e~ente~ eog~ta~e ai~qu~d a
nob~~. tamquam ex nob~~. 6ed ~u66~e~ent~a no~t~a
ex deo e~t. C'est Dieu même qui Ic1aire les Philo-
sophes dans 1es conna i ssances que 1es hommes ingrats
appellent naturelles quoiqu'elles ne leur viennent
que du ciel: Deus enim i11us manifestavit. C'est
1ui qui est proprement 1a 1umi ère des espri ts, et
le Père des lumières. Pate~ ium~num. C'est lui qui
enseigne la science aux hommes : qu~ doeet hom~nem
~e~ent~am. En un mot c'est la vlritab1e lumière
qui Ic1aire tous ceux qui viennent en ce monde:
iux ve~a quae ~iium~nat omnem hom~nem ven~entem
~n hune mundum"345.
Nous sommes donc unis à Dieu par la raison. Les
idles que nous voyons, nous les apercevons dans la raison
même de Dieu, la sagesse, le Verbe Eternel. Il n'y a donc
pas deux raisons, la nôtre et celle de Dieu. La raison qui
no usic 1aire est 1a rai son de Die u, 1e Ver be Ete rn el. L' i nnli s-
me ne rend pas compte de i'un~on de i'âme d V~eu, du carac-
tère absolu de notre dlpendance à Dieu. Notre raison et notre
vo1ontl nous viennent de Dieu, et sont tournles vers Dieu.
L'innlisme, au contraire, rompt cette dlpendance de l'esprit
à Dieu, puisqu'il
nous assure que nous pouvons trouver, en
nous-mêmes et par nous-mêmes, toutes les idles et toutes les
vlritls sans le concours permanent et efficace de Dieu.
L'innlisme reprlsente, donc, pour Malebranche, la slparation
de l 'homme d'avec Dieu, autrement dit, l 'indlpendance de
l' homme à l' Igard de Di eu. L' i nnli sme si gnifie que nous som-
mes à nous-mêmes notre propre lumière. C'est pour cela que
Malebranche s'en dltourne, la Vision en Dieu lui paraissant
345.
MALEBRANCHE,
De la RecheTche de
la VéTité,
chap.
VI,
O.
C.,
t .
l,
pp.
439-440.

237
pl us avantageuse à l a rel igion et "pl us propre pour nous
faire connaître la dépendance que les esprits ont de Dieu
d·ans toutes leurs pensées".
Mais, le fait de savoir que nous ne sommes pas à
nous-mêmes notre propre lumiêre, que c'est Dieu qui nous
éclaire et non les corps, renforce-t-il
notre dépe~dance à
Dieu? Créés par Dieu, nous savons que nous lui devons l'être,
et que c'est par sa volonté que nous subsistons. Il suffit,
en effet, que Dieu cesse de vouloir notre conservation pour
que nous soyons anéantis. Cette dépendance à la toute-pu~~-
~ance est donc absolue. C'est d'elle que nous tenons notre
être, notre nature qui est de penser. Dieu ne peut vouloir
nous conserver dans l'être sans nous assurer tout ce dont
nous avons besoin pour persévérer dans notre être. Autrement
dit, il ne saurait nous conserver dans l'être sans nous assu-
rer en même temps les conditions requises pour l'exercice
de la pensée, en quoi consiste, précisément notre nature.
Ce qui montre bien que nous ne saurions être sans penser:
la pensée étant une suite nfcessaire de notre être que nous
tenons directement de Dieu. Il n'y a donc pas lieu de faire
tant de bruit pour dire que nous dêpendons de Dieu pour ce
qui est de connaître.
L'objection est celle d'Arnauld 346 . Il
ne voit, en
effet, aucun intêrêt à inventer une théorie des "êtres repré-
sentatifs", pour nous faire mieux connaître la dépendance que
les esprits ont de Dieu dans toutes leurs pensées. C'est
346.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XIX,
O.
C.,
t.
38,
p.
284.

238
Dieu qui donne l'être, et c'est lui qui conserve dRns l'être
"par une espêce de création continuée,,347. Tout ce qui est
nécessaire à notre conservation dépend de la volonté effi-
cace de Dieu. La création continuée implique que Dieu veuille
nous donner à chaque instant tous les moyens nécessaires à
notre conservation, c'est-à-dire qu'il assure à l 'àme la
faculté de penser:
"Quand nos âmes dépendraient de Dieu, en ce qu'el-
les ne pourraient trouver qu'en lui des êtres re-
présentatifs, qu'il appelle idées, cette dépendance
n'ajouterait guêre à celle qu'elles ont comme créa-
tures qui les met dans l'impuissance de subsister
un seul moment, si, par une espèce de création
continuée, elles ne sont soutenues par la même
main qui
les a tirées du néant pour leur donner
l'être. Car il Y a des choses qui sont des dépen-
dances et des suites si nécessaires de notre nature,
que l'on ne peut concevoir que Dieu nous ait voulu
donner l'être, sans voul oi r aussi nous donner ces
dépendances: ce qui fait voir, ce me semble mani-
festement, que la nécessité où nous nous trouvons,
de dépendre de Dieu au regard de ces choses-là,
n'ajoute rien de considérable à la nécessité d'en
dépendre au regard de notre conservation. Et c'est
pourquoi aussi, Dieu a presque inséparablement rat-
taché l'un à l'autre; de sorte que l'on doit consi-
dérer comme une volonté, celle de nous conserver,
et celle de nous donner ce qu'exige notre conserva-
tion comme une dépendance de notre être. Telle est
au regard de notre corps, la faculté que nous avons
de remuer nos membres pour les fonctions ordinaires
de la vie; et au regard de l'esprit, celle de pen-
ser et de pouvoir au moins apercevoir, par quelqu'un
de nos sens, notre propre corps, et ceux qui nous
environnent"348.
Les arguments de Malebranche, que nous avons rappe-
lés, vont toujours de pair avec la critique explicite de
l'opinion "que nous avons autant d'idées créées avec nous que
nous pouvons voir de choses". Les preuves de la Vision en
Dieu s'accompagnent de la réfutation de l'innéisme. Ce qui
347.
ARNAULD,
Des
Vpaies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIX,
O.
C.,
t .
38,
p.
284.
348.
ARNAULD,
ibid.,
p.
284.

239
laisse entendre que c'est essentiellement contre la thèse
innéiste que Malebranche démontre la Vision en Dieu. En in-
sistant sur la dépendance des esprits a la Sasesse, au
Verbe, il nous invite a concevoir, désormais, autrement, les
~appo~t~ de~ att~~but~ d~v~~~. Sans affirmer, encore, dans
la Recherche de la Vérité, la prèéminence de la Sagesse
dans la hiérarchie des attributs, il nous fait savoir, cepen-
dant, que la Toute-Puissance ne règle pas tout. Mais, au
moment où Arnauld rédige le Traité des idées, Malebranche
a déja publié les Eclaircissements a la Recherche de la Vé-
rité,
le Traité de la Nature et de la Grâce, où se trouve
clairement affirmée la ~ubo~dùtat~on de l'attribut de la Toute-
Puissance a l'attribut de la Sagesse.
Arnauld, dans sa critique qu'il fait du second ar-
gument de Malebranche, au chapitre VI de la Recherche de la
Vérité,
renverse l'ordre ma l ebranchi en. La noti on de crèati on
continuée qu'il emprunte a Descartes et a la tradition, lui
permet de rester dans la ligne cartésienne, en faisant tout
dépendre de la Toute-Puissance, les mouvements corporels
autant que nos pensées. L'union a Dieu ne doit donc pas s'en-
tendre différemment, selon qu'il s'agisse des mouvements de
notre corps ou de nos pensées. Nous dépendons de tout notre
être de la Toute-Puissance, pour marcher aussi bien que pour
penser. Ainsi, il faudrait interpréter, comme une suite de
notre nature, "cette dépendance que, selon Malebranche, nous
aurions de l'étendue intelligible"
pour conna'tre les proprié-
tés des corps.
·Comme donc, on ne regarde point comme une dépen-
dance que nous ayions de Dieu, différente de celle
de la conservation de notre être, de ce ~ue nous ne
faisons pas le moindre mouvement, ou de la jambe,

240
ou du bras, ou de la langue, que ce ne soit Qieu
lui-même qui donne le mouvement aux esprits ani-
maux, qui doivent pour cela s'insinuer dans les
nerfs, qui sont attachês à nos muscles: parce
qu'il ne fait en cela qu'exécuter la volontégé-
nêra1e qu'il a eue en nous créant, et que c'est
par notre volonté que cette action de Dieu est dé-
terminée à chaque effet particulier, il en serait
de même, au regard de cette dépendance que nous
aurions de t'é~endue ~n~ett~g~bte ~n6~n~e,
pour
y trouver les
idées de chacune de nos pensées
quand elles ont pour objet les choses matérielles.
Ce serait une suite de notre nature; puisque nous
sommes faits pour penser, encore plus que pour
marcher et pour remuer les mains ou la langue. Dieu
ne ferait donc en cela, non plus qu'en l'autre,
qu'exécuter les lois qu'il se serait prescrits à
lui-même, en instituant notre nature: et nos vo-
lontés ne sont pas moins, selon cet auteur, les
causes occasionnelles de ces idées, qu'elles 1e 349
sont des mouvements de nos jambes et de nos bras"
Autrement dit, à supposer que ce soit la Sagesse qui nous
éclaire, comme le veut Malebranche, cette dépendance ne se-
rait qu'une ou~~e des décrets de la Toute-Puissance, à laquelle
elle serait elle-même subordonnée. Arnauld ne tire pas cette
conséquence. Mais pour éviter cette conclusion brutale, il
suffit de connaître que nous avons la faculté de penser, et
de connaître les propriétés des choses matérielles, au lieu
de prétendre, comme Malebranche, que la Raison qui nous
éclaire est la Raison même de Dieu. Arnauld se fait une idée
de la Toute-Puissance qui le rapproche de Descartes, et qui
s'accorde parfaitement avec la manière dont ils expliquent
l'un et l'autre l'origine de nos idées.
Idées innées ou faculté de produire des idées,
signifient la mème chose. En effet, c'est à Descartes qu'il
emprunte l'usage et 1e sens de ce terme. Et nous savons que
Descartes ne s'en sert qu'à propos des idées innées ou créées
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Id'es,
chap.
XIX,
O.
C.,
t.
38,
p.
285.

241
avec nous. Arnauld dit que nos idées nous viennent de Dieu,
mais qu'il y en a quelques-unes qui nous viennent de nous-
mêmes. En s'exprimant ainsi ilne veut pas dire qu'il ya
deux origines réellement distinctes de nos idées. Il distin-
gue uniquement la caU6e e66lclen~e et la caU6e 6aA~elle.
Dieu est la caU6e e66lclen~e de toutes nos idées? C'est lui
qui, en créant l'âme, lui a donné les idées; mais il lui
a donné en même temps la faculté de connaître ces idées et
d'approfondir les essences qu'elles enveloppent. Nous tenons
de Dieu les idées, en ce sens, elles sont innées, et la fa-
culté de les connaître. De ce point de vue, Dieu est la cause
efficiente de notre lumière. Arnauld fait remarquer que c'est
aussi le sentiment de Descartes qui affirme, touchant la
perception de Dieu, "que si nous venons â rechercher la cause
qui fait qu'elle est en nous, après avoir considéré combien
sont immenses les perfections qu'elle nous représente, nous
sommes contraints d'avouer que nous ne saurions la tenir que
d'un être très parfait, c'est-â-dire de Dieu". Dr, c'est pour
ces sortes d'idées que Descartes dit que nous avons la faculté
de les produire. Cette faculté nous vient de Dieu. Elle est
une propriété de notre nature. Elle fait partie de notre
essence tout comme les idêes que Dieu a créées dans notre
âme. Les idées innées et la faculté de les connaître sont
intrinsèquement liées. Arnauld est donc un innéiste. En insis-
tant sur la faculté que nous avons de produire nos idées,
Arnauld n'entend pas que nous sommes cause efficiente mais
cause 60Amelle de nos idées. Dieu est cause efficiente. Nous
dépendons entièrement de lui. C'est de sa Toute-Puissance
que dépendent notre être et notre conservation, en tant que
nous sommes substances pensantes.

Comment prétendre que l'innéisme cartésien rompt
ce 1 i en de dépendance de l' homme à l'égard de Di eu ? Au cha-
pitre VI, Malebranche s'éloigne de Descartes, parce qu'il a
cru que la solution cartésienne rend l'esprit indépendant de
Dieu. C'est saint Augustin, dira-t-il, explicitement, plus
tard, mais il
le reconnaît déjà implicitement dans 1a RecheT'che,
. 1 . .
.
l
V'
.
D'
350
M'
A
1d
qUl
Ullnsplre
a
lslon en
leu
.
,alS
rnau
fera re-
marquer que Malebranche n'a compris ni Descartes, ni saint
Augustin. N'ayant pas compris l'un, il ne pouvait pas compren-
dre l'autre. C'est, du moins, le sentiment d'Arnauld.
Il
faut rappel er, en effet, que l'attachement d' Arnau1 d pour 1e
cartésianisme remonte au moment où Mersenne lui
remit les
Méditations
de Descartes. Ce qu'il retient essentiellement
de Descartes, c'est son 6p~h~tuaL~6me. Descartes a bien connu
la nature de
la matière. Il a bien connu aussi la nature de
l'esprit. D'où la "joie" qu'éprouve Arnauld à célébrer la
rencontre de Descartes et de saint Augustin dans les Quatriè-
mes Objections. En proclamant publiquement l'accord entre
ces deux auteurs, Arnauld s'engageait ainsiâ défendre le
cartésianisme, synonyme, désormais, pour lui, d'augustinisme.
Ce que le cartésianisme apporte de positif, c'est l'indépen-
dance de l'âme, pense-t-i1, â l'égard de la matière. Si Arnauld
reste très attaché â la philosophie des idées de Descartes,
c'est parce qu'elle démontre que l'âme peut se suffire â
e11e-mème; indépendante de la matière, elle peut tirer de
son propre fonds des connaissances que les sens ne sauraient
lui apporter.
Il ne s'agit donc pas d'une indépendance â
350.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
I,
O.
C.,
t .
I-IV-VII,
pp.
198-199.

243
l'égard de Dieu, mais à l'égard de la matière. Car l'âme
dépend entièrement de la Toute-Puissance de Dieu. Malebranche
préfère à cette philosophie celle de la Vision en Dieu,qui,
selon lui, "est plus propre pour faire connaître la dépen-
dance que les esprits ont de Dieu dans toutes leurs pensées";
Mais, en réalité, il est à craindre que le Dieu auquel Male-
branche veut nous unir, ne soit un Dieu corporel en qui
il
fait résider une Etendue intell igible infinie.
"On me fait entendre, déclare Arnauld, que le prin-
cipal but de cette philosophie des idées, est de
nous apprendre combien les esprits sont unis à
Dieu; et je vois ensuite qu'au lieu de les unir à
Dieu, on les veut unir à une lt~ndu~ int~lligibl~
in6ini~ que l'on prétend que Dieu renferme. Et
c'est ce qui me fait dire sans crainte, que je ne
veux point de cette union, et que j'y renonce de
bon coeur; car je ne reconnais point pour mon Dieu
une lt~ndu~ int~lligibl~ in6ini~ dans laquelle on
peut distinguer diverses parties, quoique toutes
de même nature"351.
Arnauld est d'autant plus déterminé contre cette philosophie
qu'elle se réclame de saint Augustin.
Malebranche a reconnu que c'est saint Augustin qui
lui a inspirê la théorie de la Vision en Dieu:
"Après avoir fait une division exacte, telle qu'elle
est dans le troisième livre de la Recherche de la vé-
rité
de toutes les manières dont nous pouvons voir
les objets, et avoir reconnu que toutes renfermaient
des contradictions manifestes; embarrassé extrême-
ment et comme hors d'espérance de pouvoir me délivrer
de mes doutes, je me souvins heureusement de ce que
j'avais lu autrefois dans saint Augustin, comme plu-
sieurs autres, sans y avoir fait beaucoup d'atten-
tion ; et il me semble que je pourrais par ses prin-
cipes sortir heureusement de l'embarras où je me
trouvais. Je me souvins, dis-je, que ce saint assu-
rait en plusieurs endroits que nous n'avons point
d'autre Maitre intérieur que la Sagesse Eternelle,
Jésus-Christ notre Seigneur, qui préside à tous les
esprits, et qui les éclaire immédiatement et sans
351.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIX,
O. C.,
t.
38,
p.
286.

244
l'entremise d'aucune créature ... Cette réflexion
me donna donc du courage et de la joie; et sous
l'autorité d'un si grand homme et d'une réputation
si bien établie dans l'Eglise, je ne craignis point
de chercher le dénouement de la plus grande diffi-
culté que j'aie jamais trouvée dans les n;atières
que j'ai examinées"352.
C'est donc, saint Augustin qui a inspiré à Male-
branche la théorie de la Vision en Dieu. Ce qu'il a trouvé
dans saint Augustin, c'est l'union de l 'homme à Dieu. Daps
le chapitre VI, de la Recherche de ra Vérité, Malebranche
rappelle la parenté de sa doctrine avec celle de saint Augus-
tin, sur la question des vérités éternelles. Selon saint
Augustin, dit-il,
"la vérité est incréée, immuable, immense, éter-
nelle, au-dessus de toutes choses. Elle est vraie
par elle-même. Elle ne tient sa perfection d'aucune
chose. Elle rend les créatures plus parfaites, et
tous les esprits cherchent naturellement à la con-
naître. Il n'y a rien qui puisse avoir toutes ces
perfections que Dieu. Donc nous voyons Dieu"353.
Ce sont là, précise Malebranche, les raisons de saint Augustin.
Sa propre conception est légêrement différente. Car il estime
que
"les vérités, même celles qui sont éternelles,
comme que deux fois deux font quatre, ne sont
pas seulement des êtres absolus, tant s'en faut
que nous croyons qu'elles soient Dieu même. Car
il est visible que cette vérité ne consiste que
dans un rapport d'égalité qui est entre deux fois
deux et quatre. Ainsi, nous ne disons pas que nous
voyons Dieu en voyant les vérités comme le dit
Saint Augustin mais en voyant les idées de ces vé-
rités : car les idées sont réelles, ma.is l'égalité
entre les idées Qui est la vérité, n'est rien de réeL ..
352.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l ,
Q.c., t. VI-VII,
pp.
198-199.
353.
MALEBRANCHE,
De ra Recherche de ra Vérité, L. III,
II,
chap.
VI,
O.
C.,
t.
l ,
p.
444.

245
Ainsi, selon notre sentiment nous voyons Dieu,
lorsque nous voyons des vêritês êternelles, non
que ces vêritês soient Dieu, mais parce que les
idêes dont ces vêritês dêpendent sont en Dieu
peut-être même que Sa i nt Augusti n l'a entendu
ainsi"354
Malebranche affirme que nous voyons en Dieu les
idêes et les vêritês êternelles, et que nous voyons Dieu en
voyant les idêes de ces vêritês. Pour saint Augustin, nous
voyons Dieu lorsque nous voyons les vêritês êternelles. Mais,
en dêfinitive, l'un et l'autre affirment que nous voyons les
vêritês êternelles en Dieu. Malebranche estime que, dans le
fond, sa conception n'est pas si êloignêe de celle de saint
Augustin.
Arnauld n'est pas restê indiffêrent à ce rappro-
chement. Il voit, quant à lui, un profond dêsaccord entre
ces deux conceptions. Que Malebranche ne s'imagine pas "qu'il
nous fera croire que voir en Dieu les vêritês êternelles, et
voir en Dieu les idêes de ces vêritês, sont la même chose
aprês que lui-même nous a ssurê que ce n'êtait pas la même
chose et que selon lui le premier n'êtait pas vrai quoique
saint Augustin l'eût cru et qu'il n'y aurait que le dernier
qui fût vraie n355 . Malebranche prêtend, en effet, que les
deux formules sont êquivalentes et qu'elles correspondent
à deux explications diffêrentes de
la Vision en Dieu des
vêritês êternelles. Si saint Augustin inspire à Malebranche
la thêorie de la Vision en Dieu, cela n'empêche pas ces deux
354.
MALEBRANCHE,
De ~a Recherche de ~a Vdritd, L.
III,
II,
chap.
VI,
O.C.,
t.
l,
p.
444.
355.
ARNAULD,
Udfense,
V Part.,
O.
C.,
t.
38,
Lausane,
p.
524.

246
auteurs d'avoir une problématique différente. C'est précisé-
ment ce sur quoi porte la critique d'Arnauld. Arnauld sait
bien que le souci de Malebranche est de démontrer que nous
voyons en Dieu, non seulement les idées, les vérités éter-
nelles et les lois éternelles, mais aussi les corps, c'est-à-
dire les choses matérielles, corruptibles ou sujettes au
changement. "Nous croyons aussi, écrit Malebranche, quoique
Saint Augustin ne parle que de choses immuables et incorrup-
tibles, que l'on connait en Dieu les choses changeantes et
corruptibles, parce qu'il n'est pas nécessaire pour cela,
de mettre quelqu'imperfection en Dieu; puisqu'il suffit,
comme nous avons déjà dit, que Dieu nous fasse voir ce qu'il
y a'dans lui qui a rapport à ces choses,,356.
Saint Augustin n'a jamais dit, en effet, que nous
voyons les corps en Dieu. Il ne pouvait pas le dire, explique
Mal ebranche, dès l' instant qu' il a admi s comme vra i un pré-
jugé de son temps qui consiste à attribuer à l'objet des
357
sens, les qualités sensibles
Puisque c'est par la couleur
que l'on voit les objets, saint Augustin a cru que c'est
l'objet mème que l'on voit, que nous voyons les objets en
eux-mêmes. Mais, si ce saint Docteur avait pu connaître Des-
cartes, il aurait su que les qualités sensibles sont des
modifications de l'âme et sa conception aurait été différente.
Une fois qu'on a compris que les qualités sensibles sont
subjectives, sont des modifications de l'âme, on ne peut que
356.
MALEBRANCHE,
De
Za Recherche de
Za
Vérité,
L.
III,
II,
chap.
,O.
C.,
t .
I.
pp.
444-445.
357.
MALEBRANCfIE,
Trois
lettres,
l,
O.
C.,
t.
VI,
VII,
pp.
200-201.
!

247
reconnaître la vérité de la conception de Malebranche, selon
laquelle nous voyons les corps en Dieu. Pour l'auteur de la
Recherche de la Vérité,
voir les corps, ce n'est pas les
voir en eux-mêmes. Nous voyons les corps parleurs idées.
Les idées sont groupées sous une idée unique, l'ftendue in-
telligible. Ainsi, dans toute perception d'objet, il Y a
idée et sentiment. C'est l'idée d'étendue ou étendue intelli-
gigle qui cause en moi la sensation que je "projette· sur
elle pour la particulariser, la distinguer et percevoir
tel ou tel corps particulier. Plus exactement, l'étendue
intelligible se particularise par la sensation, qu'elle
produit en moi pour se faire voir comme étant tel ou tel.
Saint Augustin n'a pas connu Descartes puisqu'il
a vécu en un temps où Descartes lui-même n'existait pas.
Mais, pour Malebranche les principes de saint Augustin con-
duisent à sa propre philosophie, à condition d'avoir lu Des-
cartes:
"Saint Augustin, dit-il, m'ayant donc ouvert heu-
reusement l'esprit sur le sujet que j'examinais et ayant
appris de M. Descartes que la couleur, la chaleur, la dou-
leur ne sont que des modalités de l'âme ... j'ai cru qu'en les
suivant je pouvais assurer qu'on voyait ou qu'on connaissait
en Dieu même les objets matériels et corruptibles, autant
qu'on est capable de les voir et de les connaître: car on
les voit nullement, si par les voir, on entend les voir immé-
diatement et en eux-mêmes· 358 .
358.
MALEBRANCHE,
Trois
lettres,
l ,
O.
c., t. VI, VII,
p.
20 1.

248
Malgré ces explications de Malebranche, Arnauld
persiste à voir dans ces deux philosophes une différence
fondamentale. Car ce n'est pas la méme chose pour un chré-
tien d'étre augustinien ou malebranchien. Etre augustinien,
c'est dire que Dieu nous délivre de ce monde et nous élève
jusqu'à lui. Etre malebranchien c'est s'élever à Dieu tout
en affirmant que ce que nous voyons c'est en Dieu que nous
le voyons. Est-ce à dire que là où je crois être devant le
monde je suis en réalité devant Dieu? Telle n'est pas la
pensée de saint Augustin. Mais telle est, du moins selon
Arnauld, le sentiment de Malebranche, qui lui
"parait plus nuisible qu'avantageux à ceux qui
s' y voudront arrêter. Car, di t-i l, que nous apprend-
on par là ? Que nous voyons
Dieu
en voyant des
corps, le soleil, un cheval, un arbre. Que nous le
voyons en philosophant sur des triangles et des car-
rés; et que les femmes qui sont idolâtres de leur.
beauté, voient Dieu en se regardant dans leur mi-
roir ; parce que le visage qu'elles y voient n'est
pas le leur, mais un v-<'./lage. -<.n:te.ll-<.g-<'ble., qui lui
ressemble, et qui fait partie de cette é:te.ndue. -<'n-
:te.ll-<.g-<'ble. que Dieu renferme. Et on ajoute à cela,
qu'il
n'y a que notre pauvre âme, qui, quoique
créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, n'a
point ce privilège de voir Dieu en se voyant. Est-ce
là un bon moyen de nous porter à nous séparer des
choses corporelles, pour rentrer dans nous-mêmes?
Est-ce le moyen de nous faire avoir peu d'estime
des sciences humaines, purement humaines, que l'on
ne se contente pas de spiritualiser, mais que l'on
d-<'v-<'n-<'./le. en quelque sorte, en faisant croire à
ceux qui s'y appliquent que les objets de ces scien-
ces sont quelque chose de bien plus grand et de
bien plus noble qu'ils ne pensent, puisque, s'ils
recherchent le cours des astres, ces astres qu'ils
contemplent, ne sont point des astres matériels du
monde matériel, mais les astres intelligibl~s du
monde intelligible, que Dieu renferme en lui-même,
et que s'ils étudient les propriétés des figures,
ce ne sont pas non pl us des figures matérielles
qu'ils voient mais des figures intelligibles, qui
ne se trouvent que dans l'étendue intelligible in-
finie, dans laquelle Dieu lui-même les voit~ lui
qui ne voit rien que dans son essence ... "35~.
359.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap. XIX,
O.
C.,
t .
38,
p.
286.
1
. i
1

249
Toute cette philosophie de la vision en Dieu est
contraire, quoiqu'en dise Malebranche, à l'inspiration augus-
tinienne. Son inspiration est tout autre: elle est matéria-
liste. Malebranche s'inspire, selon Arnauld, de l'empirisme
épicurien. Le Dieu auquel
il
nous unit, est un Dieu qui ren-
ferme une é~e~due ~~~ett~g~bte ~~6~~~e et qui pourrait bien
être un Dieu corporel. Il nous refuse, de plus, l'idée de
notre âme. Il confirme ainsi sa tendance au matérialisme,
et s'oppose de fait au cartésianisme et à l'augustinisme.
Malebranche assure que c'est saint Augustin qui lui inspire
la théorie de la Vision en Dieu. ~1ais, explique Arnauld,
saint Augustin ne dit pas que nous voyons en Dieu les vérités
mathématiques, mais plutôt que nous voyons en Dieu "certai-
nes vérités de morale dont Dieu avait imprimé la connaissance
dans le premier homme, et que le péché n'a pas entièrement
effacées dans l'âme de ses enfants,,360. Ce sont ces vérités
morales que saint Augustin dit que nous voyons en Dieu. Il
est vrai, reconnaît Arnauld qu'il ne s'est pas clairement
expliqué sur la manière dont nous les voyons. Malebranche,
au contraire, fait résider en Dieu les vérités mathématiques.
La Vision en Dieu nous assure la connaissance des choses ma-
tériel1es, la possession des sciences "les plus naturelles
et les plus communes". Telles sont les sciences mathématiques,
les sciences abstraites qui ont "moins de rapport à la Reli-
.
"361
C
.
glon
.
es sClences, remarque Arnauld, nous pouvons les
acquérir par nous-mêmes, par la réflexion expresse sur nos
360.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
o. c., t. 38, p. 282.
361.
ARNAULD,
ibid.,
p.
286.

250
propres pensées. Mais, Malebranche estime qu'elles sont l'ob-
jet d'une vision en Dieu. Sur ce point il s'éloigne de saint
Augustin, qui nous fait voir en Dieu uniquement les vérités
morales, les vérités qui ont rapport à notre salut. Malebran-
che fait grand cas de ces connaissances naturelles que sa
théorie de la vision en Dieu est appelée à fonder. Dans ce
débat qui l'oppose à Malebranche, Arnauld n'examine pas, ici,
"la manière dont Dieu nous éclaire dans l'ordre de la gràce
comment il nous donne de bonnes pensées, et comment il nous
instruit intérieurement de nos devoirs,,362.
Il n'est pas
question non plus de la manière dont Dieu a découvert sa di-
vinité aux Philosophes Payens, mais uniquements de savoir
"d'où et comment ils ont eu les idées sur lesquelles ils ont
raisonné dans les sciences les plus naturelles, et qui ont
moi ns de rapport à l a Rel i gi on; tell es que sont les mathéma-
tiques,,363
Or, estime Arnauld, la Vision en Dieu, loin de nous
élever jusqu'à Dieu, nous attache à la connaissance des choses
matérielles, et nous éloigne de Dieu.
"Nous avons tant d'autres sujets de reconnaissance
envers Dieu, dit-il, infiniment plus importants
qui regardent notre sal ut et l'état de grâce et de
gloire auquel il nous appelle par son infinie misé-
ricorde, que notre esprit étant borné, et ne pou-
vant s' appl iquer beaucoup à un objet, qu' i l ne
soit moins capable de s'appliquer fortement à d'au-
tres, pourquoi se mettre si fort en peine d'appren-
dre à des Chrétiens à être reconnaissants envers
Dieu, pour ces lumières humaines, qui ont été la
part de ces Philosophes et des autres enfants du
siêcle, en qui Dieu n'a agit que comme auteur de
la nature; au lieu de considérer qu'il importe peu
362.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
XIX,
O.
C.,
t.
38,
p.
282.
363.
ARNAULD,
ibid.,
p.
283.

251
aux enfants de la Jérusalem céleste, de savoir au
vrai ce qu'il fait en eux en cette manière, pourvu
qu'ils n'ignorent pas combien ils lui sont redeva-
bles, pour les illuminations vraiment divines dont
il éclaire leurs pas, afin de les faire marcher
dans sa voie, et pour tout le bien qu'il opère dans
leur coeur, par la secrète opération de son esprit
qui en a rompu la dureté, et de coeurs de pierre,
en a fait des coeurs de chair"364.
C'est, à la fois, au nom du cartésianisme et de
l'augustinisme, qu'Arnauld réfute la théorie de la vision en
Dieu, telle qu'elle est exposée au chapitre VI de la deuxième
partie, du livre III de la Recherche de ~a Vérité. Le problè-
me de l'origine des idées renvoie à celui du rapport de l 'hom-
me à Dieu. C'est précisément sur la nature de l 'homme, sur
ses rapports avec Dieu, que les conceptions d'Arnauld et de
Malebranche s'opposent. Arnauld, plus que l'1alebranche, a le
souci de restituer la pensée de Descartes et de saint Augus-
tin. Aussi, la critique qu'il fait de la Vision en Dieu, est
une dénonciation de "1 'anti-cartésianisme et de l'anti-augus-
tinisme"
de Malebranche. L'auteur de la Recherche de ~a Vérité
nous propose une conception de l'homme, défini par son union
à la Raison de Dieu, qui
n'est ni celle de Descartes, ni méme
celle de saint Augustin, et qui, sur le plan théologique et
religieux, conduit à des conséquences graves. Arnauld, au
contraire, est attaché à la philosophie de Descartes qui, à
ses yeux, est pl us conforme à l'enseignement des Pères de
l'Eglise. Il se déclare cartésien orthodoxe.
L'affirmation de l'orthodoxie cartésienne d'Arnauld
sur la nature et l'origine des idées, se heurte à une objec-
tion qui nous vient de Malebranche. L'auteur de la Recherche
364.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
XIX,
O.
C.,
t .
38,
p.
285.
\\

252
de
La Vdrit.,
n~us assure critiquer l'opinion d'Arnauld au
chapitre V du livre Il de la Recherche: L'ordre, dans lequel
nous avions l 'habitude de lire les chapitres de ce livre, où
sont passées en revue les hypothèses fausses, associait le
nom de Descartes à l a sol utio·n réfutée au chapitre IV. Fau-
dra-t-il, désormais, s'habituer à penser que la critique du
cartésianisme, commencée au chapitre IV, se poursuit au cha-
pitre V, avec la réfutation de la théorie d'Arnauld, et se
termine au chapitre VI ? Malebranche examinerait donc dans
les chapitres IV et V, deux aspects de la philosophie de
Descartes? Ou, est-ce uniquement Arnauld qui est visé dans
ce chapitre, comme l'affirme Malebranche? Dès lors, est-il
possible de dissocier dans la critique, le maître et le
"disciple"
qui prétend lui rester fidèle?
C'est dans sa R.ponse au livre des Vraies et des
Fausses Id.es,
que Malebranche reconnaît, pour la première
fois, qu'il visait, au chapitre V du livre III de la Recherc
de
la V.rit.,
l'opinion d'Arnauld:
"Car, dit-il, quand je n'aurais point marqué le
sentiment de M. Arnauld dans l'énumération que j'ai
faite des diverses manières dont on peut voir les
objets: quand je n'aurais point réfutè son senti-
ment dans le chapitre V de la 2e partie du 3e livre
et dans l'Eclaircissement (Eclaircissement XV) sur
ce sujet, il devrait avoir cette équité de croire,
que je ne suppose qu'on ne peut voir les objets en
eux-mêmes (ce qui néanmoins est certain) que parce
que je veux réfuter des personnes qui en convien-
6
nent llj
~.
365.
MALEBRANCHE,
R.ponse au
livre Des Vraies et des
Fausses Id.es,
XI,
chap.
VII,
O.
C.,
t.
VI-VII,
p.
92
égale-
ment
V,
chap.
V,
p.
52
;
chap.
X,
p.
53
;
chap.
XI,
p.
127.

253
Arnauld
est, donc, de ceux qui
pensent que l'âme,
étant faite pour penser, il
lui suffit de considérer ses
propres perfections pour apercevoir tous les objets: "Parce
qu'en effet, étant pl us noble que toutes les choses qu'elle
conçoit distinctement, on peut dire qu'elle les contient en
quelque sorte e.m-i.f1emmerl-t, comme parle l'Ecole, c'est-à-dire
d'une manière plus noble et plus élevée qu'elles ne sont en
elles-mêmes.
Ils prétendent que les choses supèrieures com-
prennent en cette sorte les perfections des inférieures. Ai~
si, étant les plus nobles des créatures qu'ils connaissent,
ils se flattent d'avoir dans eux-mêmes d'une manière spiri-
tuelle tout ce qui est dans le monde visible, et de pouvoir
en se modifiant diversement apercevoir tout ce que comprend
le monde matériel et sensible, et même infiniment davanta-
ge,,366. Ces auteurs, selon Malebranche, n'ont pu concevoir
une telle théorie que parce qu'ils ont été poussés par "la
vanité naturelle, l'amour de l'indépendance et le désir de
resserr,bler à cel ui qui comprend en soi tous les étres, qui
nous brouille l'esprit et qui nous porte à imaginer que nous
possédons ce que nous n'avons point. Ne d-i.~e~ pa~ que vou~
~oljez à vou~-même~ vo~lle lum-i.èlle, dit saint Augustin, car
il
n'y a que Dieu qui soit à lui-même sa lumière et qui puis-
se en se considérant voir tout ce qu'il a produit et qu'il
peu t pro dui re ,,3 6 7. 1l fa ut don c ê t 1" e "b i en ha r di" pou r pen sel"
que notre âme en considêrant ses propres perfections, peut
apercevoir tout ce qu'il y a dans le monde.
366.
MALEBRANCHE,
De
~a RecheT'che de
~a Vérité,
1.
III ,
II,
chap.
V,
O.
C.,
t .
l ,
p.
434.
367.
MALEBRANCHE,
ibid.

254
Malebranche prétend que tel est le sentiment d'Ar-
nauld. Cela suppose, qu'au moment de rédiger ce chapitre V,
Malebranche connaissait l'opinion d'Arnauld sur la nature
et l'origine des idées. En 1662, en effet, Arnauld, avec
la collaboration de Nicole, avait publié la Logique de Port-
Royal, douze ans avant que ne paraisse le tome premier de
la Recherche de la Vérité.
Le chapitre premier de la Logique
est entiérement consacré à la nature et à l'origine des idées.
Ecrivant contre le sensualisme empiriste, en particulier
celui de Gassendi, les auteurs de la Logique déclarent:
" Il
fa ut av 0 uer que l es i dé e s de l' être e t de l a pen sée ne
tirent en aucune sorte leur origine des sens; mais que notre
âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu'il arrive
souvent qu'elle est excitée à le faire par quelque chose qui
frappe les sens; comme un Peintre peut être porté à faire
un tableau par l'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse
dire pour cela que le tableau a tiré son origine de l'argent"J:i8
Ils concluent ce chapitre en ces termes:
"Il est donc faux que toutes nos idées viennent de
nos sens; mais on peut dire au contraire, que nulle
idée qui est dans notre esprit ne tire son origine
des sens, sinon par occasion, en ce que les mouve-
ments qui se font dans notre cerveau, qui est tout
ce que peuvent faire nos sens, donnent occasion à
l'âme de se former diverses idées qu'elle ne forme-
rait pas sans cela, quoique presque toujours ces
idées n'aient rien de semblable à ce qui se fait
dans les sens et dans le cerveau, et qu'il yait
de plus un très grand nombre d'idées, qui ne tenant
rien du tout d'aucune image corporelle, ne peuvent
sans absurdité visible être rapportées à nos sens"369
368.
ARNAULD,
La Logique ... , chap.
l,
Paris,
éd.
Flarnm.,
pp.
70-7].
369.
ARNAULD,
ibid.,
pp.
7]-72.

255
Les auteurs de la Logique, Arnauld et Nicole, écri-
vent contre le sensualisme empiriste, dont Malebranche lui-
même critique les variantes, aux chapitres II et III du même
livre de la Recherche de la V'rit'. 11s s'inspirent de Des-
cartes, lorsqu'ils affirment que notre âme a la faculté de
former ses idées de soi-même, â l'occasion des modifications
corporelles. Cette explication, radicalement différente de
celle des sensualistes, à l'avantage d'assurer à nos idées
leur absolue spiritualité.
Mais, il faut reconnaître que la Logique n'est pas
très explicite, et donne l'impression que l'âme produit d'e1le-
même et pa~ elle-mime toute~ ~e~ idie~. 0'00 on conclut que
les idées sont des modifications de l'âme.
Ce qui justifie
aussi, dans une certaine mesure, que Malebranche ait pu asso-
cier dans la même critique, les auteurs de la Logique, Arnauld
et Nicole, et ceux qui, comme eux, pensent "que l'esprit n'a
besoin que de soi-même pour apercevoir les objets; et qu'il
peut en se considérant et ses propres perfections, découvrir
toutes les choses qui sont au-dehors". Mais il faut admettre
que l'argument dont se servent Arnauld et Nicole dans la
Logique pour affirmer que l'âme a le pouvoir de produire ses
idées de soi-même, n'est pas de même nature que celui que
Malebranche rapporte dans le chapitre V : à savoir que l'âme
en tant que substance supérieure contient ~minemment les per-
fections des choses inférieures, donc qu'elle contient émi-
nemment les perfections du monde matériel.
Arnauld est un scolastique. Par conséquent, si,
comme le croit Malebranche, il reconnaît à l'âme le pouvoir
de former de soi-même ses idées, la raison que l'on peut invo-
quer, en excluant la causalité divine, c'est que l'âme entant

-
1
256
que substance noble doit contenir ém-t.nemment la perfection
du monde matériel. Descartes, dans les Méditations Métaphy-
siques,
cherchant la cause de la distinction de mes idées,
considérées du point de vue de leur réalité objective,
n'avait-il pas envisagé l 'hypothése où je serais moi-même
la cause de mes idées? Il dit explicitement dans la Troi-
siéme Méditation:
"Pour ce qui regarde les idées des choses
corporelles, je n 'y reconnais rien de si grand ni de si excel-
lent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-méme". Il ajoute
plus loin que "les qualités dont les idées des choses cor-
porelles sont composées, à savoir, l'étendue, la figure, la
situation, et le mouvement de lieu", bien qu'elles ne soient
point formellement en moi, "il semble qu'elles puissent étre
,
-
.
t,,370
contenues en mOl emlnemmen
.
Malebranche a donc pu croire que Arnauld reprenait
l'explication scolastique. flais, dans la Logique, Arnauld a
donné de l'origine des idées une explication occasionnaliste,
s'inspirant ainsi de Descartes. L'occasionnalisme suppose
chez Descartes l'innéisme, et exige que l'on remonte jusqu'à
Dieu. Aussi, la critique que Malebranche adresse à Arnauld
ne nous parait pas fondée. Cette argumentation que rapporte
Malebranche, il devrait l'attribuer, plutôt, à Louis de la
Forge, dont il connaissait le livre, le Traité de l'Esprit
de
l'homme,
paru en 1665.
Si c'est' la thése du chapi tre premier de la Logique
que Malebranche réfute dans ce chapitre V, il est alors éton-
nant qu'il n'ait pas tenu compte des explications contenues
dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées. Car, si Arnauld
370.
D~SCARTES, Méditations Ill, Oeuvres philosophiques,
Il,
Paris,
Garnier,
pp.
442-445.

257
affirme que nous avons la faculté de produire nos idées, il
reconnaît aussi qu'il s'agit d'idées qui p!l.oC-èdent: de V.<.w
et qui. à ce titre, sont, comme chez Descartes, des idées
"innées"
qui ne dépendent ni de ma fantaisie ni de mon arbi-
traire. Nous sommes plutôt enclins à croire que si Malebranc
associe, à tort, selon nous. 1e nom d' Arnaul d à l a thèse
qu'il combat au chapitre V, c'est parce qu'Arnauld lui-mème
avait associé, également à tort, l'opinion de Malebranche
à
celle des scolastiques. Il est invraissemblable que tout
ce chapitre ait été, dès l'origine, entièrement composé con-
tre Arnauld 371. Cepen dan t ·
,
l
1
res t e
.
vral que, dans ce c ha-
pitre, Malebranche s'en prend à ceux qui font un usage abusif
du mot de "faculté". Arnauld utilise le mot de faculté. Mais,
il
prend soin d'en faire un bon usage: il se fie à l'usage
qu'en a fait Descartes dans ses Principes. Aussi, ~1alebranche
en condamnant l'usage de ce mot, chez Arnauld, vise implici-
tement Descartes. Car, en attribuant à l 'àme la faculté de
produire ses idées, Arnauld reconnaîtrait, après Descartes,
que nos perceptions ou idées, que nous tenons nécessairement
de Dieu, sont notre Lu.rn.<.e!l.e 6o!l.meLLe. C'est ce "partage" entre
371.
Cette
théorie
que Malebranche
attribue
ici
à Arnauld
vise
à discréditer
son
adversaire.
L'accusation est
fréquente
au XVIIe
siècle.
Nous
la
trouvons
également
sous
la
plume
de
Spinoza,
qui,
dans
la Réforme de l'Entendement
é c r i t :
"Ou bien
l'on nie
ou
bien
l'on accorde,
on devra
dire
nécessairement
de
la
connaissance
ce
qu'on
dit
de
la
fiction.
Si
on
le nie,
voyons,
nous
qui
savons
que
nous
savons
quelque
chose,
ce
que
l'on
dit.
On dit
c e c i :
J'L'âme
peut
sentir
et
percevoir
de
beaucoup
de
manières,
mais
non
se
percevoir
elle-même,
non
plus
que
les
choses
qui
e x i s t e n t ;
elle
ne
perçoit
que
les
choses
qui
ne
sont
ni
en
soi,
ni
en
quelque
part
que
Ce
soit
autrement
dit.
l'âme
pourrait,
par
sa
seule
force,
créer
des
sensations
et
des
idées
ne
correspondant
point
à
des
choses
de
telle
sorte
qu'on
la
considère
en
partie
comme
un Dieu. II
Paris,
éd.
Flamm.,
p.
200.

258
Dieu et l'âme que Malebranche rejette et il le reconnaît
expl i ci tement
"M. Arnauld fait là un partage avec Dieu. Il
recon-
naît humblement et religieusement qu'il tient de
lui l'idée de l'âme et de.l 'infini, les idées les
plus simples et les perceptions des qualités sensi-
bles : mais il croit ... qu'il y a bien de l'appa-
rence que notre âme se donne à elle-même les idées
ou perceptions des choses qu'elle ne peut connaître
que par rai sonnement. Et fi ni t ai nsi
: "Ma.ü de.
que.tque. man~ène. que. nouo ayono ce.o ~dée.o,
nouo e.n
oomme.o toujouno ne.de.vabte.o a V~e.u : tant pance. que.
c'e.ot tu~ qu~ a donné a notne. ame. ta 6acutté de.
te.o pnodu~ne. que. pance. qu'e.n m~tte. man~ène.o qu~
nouo oont cachée.o, oe.ton te.o de.ooe.~no qu'~t a e.uo
oun nouo de. toute. éte.nn~té, ~t d~opooe. pan te.o on-
dne.o oe.cne.to de. oa pnov~de.nce. toute.o te.o ave.ntune.o
de. notne. v~e., d'où dépe.nd pne.oque. toujouno que.
nouo conna~ooono
une. ~n6~n~té de. chooe.o que. nOU6
n'aun~on6 pao connue.o, o'~t te.o ava~t d~opooée.o
d'une. autne. oonte.".
Suit ce commentaire de Malebranche:
"Assurément, dit-il, ce détour qui pourra contenter
les ignorants et les simples, parce qu'il favorise
l'amour propre, ne contentera pas les personnes
exactes et qui ont appris une Métaphysique un peu
plus solide et plus chrétienne que celle de M. Ar-
nauld. Car ceux qui sont bien convaincus, que notre
faculté de penser, ou connaître la vérité, ne con-
siste qu'en ce que nos volontés ont été établies
causes naturelles ou occasionnelles de la présence
des idées, en conséquence des lois générales de
l'union de l'esprit avec la Raison universelle;
de même que nous n'avons la faculté de remuer nos
membres, que parce que nos volontés ont été établies
causes occasionnelles de leurs mouvements, en con-
séquence des lois
générales de l'union de l'âme
et du corps. Ceux, dis-je, qui sont convaincus de
cette Métaphysique, que Dieu seul est cause vérita-
ble, auront horreur du partage que M. Arnauld fait
avec Dieu. Mais ils auront
encore bien plus d'hor-
reur de cette pensée que si l'homme a l'idée de
Dieu et la connaissance de quelques vérités, il a
eu besoin que Dieu même agit en lui par sa pu~ooance.
mais qu'en cela il n'a eu aucun besoin qu'il l'éclai-
rât par sa oage.ooe. parce qu'enfin l'idée de D.ieu
n'est selon M. Arnauld que la libre mobilité de son
âme"372.
372. MALEBRANCHE,
Réponse au
Zivre
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XXV,
O.
C.,
t .
VI-VII,
pp.
180-181.

259
C'est ce ·partage" qu'Arnauld fait avec Dieu, que
refuse Malebranche. Mais il faut noter qu'il
est bien de
Descartes et qu'il est entièrement lié à l'innéisme. Cette
remarque de Malebranche nous révèle clairement, que, ce qui
l'oppose à Arnauld, c'est essentiellement une conception
différente de la nature de l 'homme comme de la science, d'une
science qui n'est pas simple vision, mais qui suppose une
activité originale du sujet. Ils s'opposent aussi sur les
rapports de l 'homme avec Dieu, considéré du point de vue de
ses attributs de la Tou~e Pu~~~anee et de la Sage~~e.

l
255
\\
Les auteurs de la Logique. Arnauld et Nicole, écri-
vent contre le sensualisme empiriste. dont Malebranche lui-
même critique les variantes, aux chapitres II et III du même
livre de la Recherche de la Vérité.
Ils s'inspirent de Des-
cartes, lorsqu'ils affirment que notre âme a la faculté de
former ses idées de soi-même, à l'occasion des modifications
corporelles. Cette explication. radicalement différente de
celle des sensualistes, à l'avantage d'assurer à ncs idées
leur absolue spiritualité.
Mais, il faut reconnaître que la Logique n'est pas
très explicite, et donne l'impression que l'âme produit d'elle-
même e~ paA elle-mime ~au~e6 6e6 idle6. D'oD on conclut que
les idées sont des modifications de l'âme. Ce qui justifie
aussi, dans une certaine mesure. que Malebranche ait pu ùsso-
cier dans la même critique, les auteurs de la Logique, Arnauld
et Ni cole, et ceux qui, comme eux, pensent "que l' espri t n'a
besoin que de soi-même pour apercevoir les objets; et qu'il
peut en se considérant et ses propres perfections, découvrir
toutes les choses qui sont au-dehors". Mais il
faut admettre
que l'argument dont se servent Arnauld et Nicole dans la
Logique pour affirmer que l'âme a le pouvoir de produire ses
idées de soi-même, n'est pas de même nature que celui que
Malebranche rapporte dans le chapitre V : à savoir que l'âme
en tant que substance supérieure contient éminemmen~ les per-
fections des choses inférieures, donc qu'elle contient Emi-
nemmen~ les perfections du monde matériel.
Arnauld est un scolastique. Par conséquent, si,
comme le croit Malebranche, il reconnaît à l'âme le pouvoir
de former de soi-même ses idées, la raison que l'on peut invo-
quer, en excluant la causalité divine. c'est que l'âme entant

.~.."., ...,
256
que substance noble doit contenir ém<-nemmerd la perfection
du monde matériel. Descartes, dans les Méditations Métaphy-
siques,
cherchant la cause de la distinction de mes idées,
considérées du point de vue de leur réal i té objecti ve,
n'avait-il pas envisagé l 'hypothèse où je serais moi-même
la cause de mes idées? Il dit explicitement dans la Troi-
sième Méditation: "Pour ce qui regarde les idées des choses
corporelles, je n 'y reconnais rien de si grand ni de si excel-
lent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-même". Il ajoute
plus loin que "les qualités dont les idées des choses cor-
porelles sont composées, à savoir, l'étendue, la figure, la
situation, et le mouvement de lieu", bien qu'elles ne soient
point formellement en moi, "il semble qu'elles puissent être
. -
.
t,,370
con t enues en mOl emlnemmen
.
Malebranche a donc pu croire que Arnauld reprenait
l' expl i cation scol astique. f1ai s, dans l a Logique, Arnaul d a
donné de l'origine des idées une explication occasionnaliste,
s ' i nspi ra nt ai ns ide Des car tes. L' 0 c cas ion na 1i s me su pp0 s e
chez Descartes l' i nnéi sme, et exi ge que l'on remonte jusqu'à
Dieu. Aussi, la critique que Malebranche adresse à Arnauld
ne nous paraît pas fondée. Cette argumentation que rapporte
Malebranche, il devrait l'attribuer, plutôt, à Louis de la
Forge, dont il connaissait le livre, le Traité de ~'Esprit
de
~'homme, paru en 1665.
Si c'est la thèse du chapi tre premier de la Logique-
que Malebranche réfute dans ce chapitre V, il est alors éton-
nant qu'il n'ait pas tenu compte des explications contenues
dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées.
Car, si Arnauld
370.
D~SCARTES, Midicacions III, Oeuvres philosophiques,
II,
Pari".
Garnier,
pp.
442-445.

257
affirme que nous avons la faculté de produire nos idées, il
reconnaît aussi qu'il s'agit d'idées qui pltocedel1t: de Vieu
et qui, à ce titre, sont, comme chez Descartes, des idées
"i'nnées' qui ne dépendent ni de ma fantaisie ni de mon arbi-
traire. Nous sommes p1ut6t enclins à croire que si Malebranche
associe, à tort, selon nous, le nom d'Arnauld à la thèse
qu'il
combat au chapitre V, c'est parce qu'Arnauld lui-même
avait associé, également à tort, l'opinion de Malebranche
à celle des scolastiques.
Il est invraissemblable que tout
ce chapitre ait été, dès l'origine, entiérement composé con-
371
tre Arnauld
. Cependant, il reste
vrai que, dans ce cha-
pitre, Malebranche s'en prend à ceux qui font un usage abusif
du mot de "facultê". Arnauld utilise le mot de faculté. Mais,
i l pre nd soi n d' en fa ire un bon usa ge : i l s e fie à l' usa ge
qu'en a fait Descartes dans ses Principes. Aussi, Malebranche
en condamnant l'usage de ce mot, chez Arnauld, vise i~p1ici-
tement Descartes. Car, en attribuant à l'âme la facul té de
produire ses idées, Arnauld reconnaîtrait, après Descartes,
que nos perceptions ou idées, que nous tenons nécessairement
de Dieu, sont notre tumielte 6oJtmette. C'est ce "partage" entre
371.
Cette
théorie
que Malebranche
attribue
ici
à
Arnauld
vise
à
discréditer
son
adversaire.
L'accusation
est
fréquente
au
XVIIe
siècle.
Nous
la
trouvons
également
sous
la
plume de
Spinoza,
qui,
dans
la Réforme de t'Entendement
é c r i t :
"0 U bien
l'on nie
ou
bien
l'on
accorde,
on
devra
dire
nécessairement
de
la
connaissance
ce
qu'on dit
de
la
fiction.
Si
on
le nie,
voyons,
nous
qui
savons
que
nous
savons
que~que chose, ce que
l'on dit.
On
dit
c e c i :
"L'ime
peut
sentir et
percevoir
de
beaucoup
de manières,
mais
non
se
percevoir elle-même,
non
plus
que
les
choses
qui
existent;
elle ne
perçoit
que
les
choses
qui ne
sont
ni
en soi,
ni
en quelque part
que
Ce
soit
autrement
dit,
l'âme
pourrait,
par
sa
seule
force,
créer
des
sensations
et
des
id€es
ne" correspondant
point
à
des
choses
de
telle
sorte
qu'on la
consid~re en partie Comme un Dieu."
Paris,
éd.
Flarnm.,
p.
200a

258
Dieu et l'âme que Malebranche rejette et il
le reconnaît
ex pl i ci tement
"M. Arnauld fait lâ un partage avec Dieu.
Il recon-
naît humblement et religieusement qu'il tient de
lui l'idée de l'âme et de l'infini, les idées les
plus simples et les perceptions des qualités sensi-
bles : mais il croit ... qu'il y a bien de l'appa-
rence que notre âme se donne â elle-méme les idées
ou perceptions des choses qu'elle ne peut connaître
que par raisonnement. Et finit ainsi: "Ma.ü de
quetque maniè~e que nOU6 ayon6 ce4 idée6, nou6 en
6omme6 toujou~6 ~edevabte6 à Vieu : tant pa~ee que
c'e6t tui qui a donné à not~e ame ta 6acutté de
te~ p~odui~e que pa~ce qu'en mitte maniè~e~ qui
nou~ ~ont cachée~, ~eton tea de~~ein~ qu'it a eu~
6U~ nou~ de toute éte~nité. it di~po6e pa~ te~ o~­
d~e~ ~ec~et~ de ~a p~ovidenee toute~ te6 aventu~e~
de not~e vie, d'où dépend p~e~que toujou~~ que
nou~ eonnai~aona une in6inité de eho~e~ que nou~
n'au~iona pa~ connuea, ~'it tea avait diapoaée~
d'une aut~e ~o~te".
Suit ce commentaire de Malebranche:
"Assurément, dit-il, ce détour qui pourra contenter
les ignorants et les simples, parce qu'il favorise
l'amour propre, ne contentera pas les personnes
exactes et qui ont appris une Métaphysique un peu
plus solide et plus chrétienne que celle de M. Ar-
nauld. Car ceux qui sont bien convaincus, que notre
faculté de penser, ou connaître la vérité, ne con-
siste qu'en ce que nos volontés ont été établies
causes naturelles ou occasionnelles de la présence
des idées, en conséquence des lois générales de
l'union de l'esprit avec la Raison universelle;
de même que nous n'avons la faculté de remuer nos
membres, que parce que nos volontés ont été établies
causes occasionnelles de leurs mouvements, en con-
séquence des lois
générales de l'union de l'âme
et du corps. Ceux, dis-je. qui sont convaincus de
cette Métaphysique, que Dieu seul est cause vérita-
ble, auront horreur du partage que M. Arnauld fait
avec Dieu. Mais ils auront
encore bien plus d'hor-
reur de cette pensée que si l' homme a l ' idée de
Dieu et la connaissance de quelques vérités, il a
eu besoin que Dieu même agit en lui par sa puia~anee
mais qu'en cela il n'a eu aucun besoin qu'il l'éclai-
rât par sa ~age66e parce qu' enfi nl' idée de Dieu
n'est selon M. Arnauld que la libre mobilité de son
âme"372.
372.
MALEBRANCHE,
Réponse au
livre
Des
Vraies' et des
Fausses Idées,
chap.
XXV,
O.
C.,
t.
VI-VII,
pp.
180-181.

. '-1"'-
. ,.
259
·C'est ce "partage" qu'Arnauld fait avec Dieu, que
refuse Malebranche. Mais il faut noter qu'il
est bien de
. \\
Descartes et qu'il est entiêrement liê à l'innêisme. Cette
remarque de Malebranche nous rêvêle clairement, que, ce qUl
l'oppose à Arnauld, c'est essentiellement une conception
diffêrente de la nature de 1 'homme comme de la science, d'une
science qui n'est pas simple vision, mais qui suppose une
1
!
activitê originale du sujet. Ils s'opposent aussi sur les
., ,i·
rapports de 1 'homme avec Dieu. considérê du point de vue de
ses attributs de la Toute Pu~~~ance et de la Sage~~e.
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pour le Doctorat d'Etat ès-Lettres et Sciences
umaines
.(Mention Philosophie)
présentée
.par Aloyse-Raymond NDIAYE
'. ,
"
Directeur
Monsieur le Professeur Edmond ORTIGUES
1983

UNI VER S 1 T Ë
D E
R E N NES
ARNAULD
E T
LA PHI LOS 0 P Hj E
Tome II
THESE
pour le Doctorat d'Etat es-Lettres et Sciences Humaines
(Mention Philosophie)
présentée
par Aloyse-Raymond NDIAYE
Di recteur'
Monsieur le Professeur Edmond ORTIGUES
1983

:.-:-
- -
.-~
D EUX 1 Ë M E
PAR T 1 E
L'INFINITE
DE
DIE U
E T
L'IDf-E
DE
CRE A T 10 N

261
La théorie malebranchienne de l'étendue intelligible
a fait l'objet de violentes attaques de la part d'Arnauld.
L'étendue intelligible que Malebranche fait résider en Dieu
est-elle une vraie et formelle étendue? Descartes dans sa
~orrespondance avec Morus avait pris soin de qualifier l 'éten-.
due ù' ;'~dê6·Ü1Ü. tout en réservant à Dieu l' ;'~6.i.Yl;'tê. Dans sa
pensée l'étendue ne pouvait pas être un attribut de Dieu, une
perfection. Le débat entre Arnauld et Malebranche ne serait-il
pas la ~~prise de la controverse' qui a opposé Descartes et
Morus à la fin de la première moitié du XVIIe siècle? Nous
avons des raisons de le croil'e. d'autant plus que l'autorité
de Gassendi domine cette seconde moitié du XVIIe siècle. Mais
nous nous apercevons cependant, qu'il
ne nous est pas possi-
ble d'analyseG en toute rigueu~ le débat entre Arnauld et
Malebranche sur la vision de l'étendue en Die~ sans tenir
compte de l'événement que constitue la publication des ope~a
po-6tftu.ma de Spi noza.
Ce qui est en jeu en effet, c'est lOi dée
même de création. La conception malebranchienne d'une double
étendue et la théori e des c:au.-6e-6 oc:c:a-6.i.o~Yle.e..e.e.-6,
l'une et 1 0 au-
tre intrinsèquement liées à la théorie de la vision en Dieu,
constituent pour Malebranche la meilleure réfutation du spino-
zisme. Arnauld qui a rejeté la métaphysique des idées de

262
l'oratorien sur laquelle repose sa conception de Dieu et de
ses rapports avec le monde. continue A se réclamer de Descar-
tes et de la tradition des Pères, remparts les plus sûrs contre
le sensualisme et contre l'athéisme.

263
CHA PIT R E
PRE MIE R
DE
LA
CONNAISSANCE
DIEU
1.
L'ENSEIGNEMENT DE SAINT THOMAS
L'essence de la première cause, qui est Dieu, est
d'être l'intelligence même, ip<lum üU:elligeJle. Or, les effets
ne préexistent, dans leur cause, que selon le mode d'ètre de
cette cause. Donc, les effets qui sont en Dieu, comffie dans
leur cause sont nècessairement en lui, en la manière que doit
l'ètre ce qui est dans une intelligence, c'est-à-dire qu'ils
en sont connus. Le problème est alors de savoir, <Ii Dieu ne
c.onna.Lt que
c.e
qu-<-
o
.1
"-u-<-
Profondèment attachè à l'enseignement de
saint Augustin et de saint Thomas, Arnauld n'apportera pas,
à l'examen de ce problème,
une solution personnelle et origi-
nale. C'est au contraire la doctrine thomiste qu'il
reprend
afin de dènoncer les erreurs et les illusions du Père Male-
branche. Car, c'est encore l'oratorien qui
le contraint à rap-
peler l'enseignement des Pères sur la manière dont Cieu connait.
J.
Arnauld
examine
le
problème
dans
le
livre
Des Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIV,
a.c., t. 38, Lausanne, p. 249.

264
Citant abondamment les textes de saint Augustin et
de saint Thomas, Arnauld, en fidéle disciple, eipose l'ensei-
gnement de ses maîtres. Selon saint Thomas, dit-il, Dieu_se
voit lui-même, en lui même, pa"r sa propre essence. ~ais,
s'agit-il des autres êtres? Il n'a pas besoin de les voir en
eux-mêmes, il
les voit en soi, selon que son essence contient
les ressemblances de tous les autres êtres que soi. Autrement
dit, Dieu connaît ses créatures par leurs idées qui, en lui,
les représentent. Pour rendre compte de la connaissance en
Dieu, il est donc nécessaire de ~uppo~e~ des idées dans l'es-
prit divin. Par idées, on entend la 6o~me des choses existant
hors des choses mémes 2 .
En effet, en toutes choses qui ne naissent pas au
hasard, il Y a nécessité que la forme de l'être engendré cons-
titue la fin de la génération. Or, celui qui agit ne pourrait
pas agir s'il
n'avait pas en lui la représentation de cette
forme. Chez certains êtres, par exemple, la forme de ce qu'ils
veulent produire préexiste selon son être naturel
c'est le
cas des êtres qui agissent par nature: c'est ainsi que l 'hom-
me engendre l 'homme, et que le feu engendre le feu. Mais, il
arrive que chez d'autres êtres, au contraire, la forme préexiste
selon son être intelligible; tel est le cas de ceux qui agis-
sent par intelligence. C'est ainsi que l'architecte a dans
son esprit la représentation de la maison qu'il veut construire.
On appelle proprement idée, la forme archétypale qui va prési-
der à la construction de la maison, modèle dont la rr,aison
cons-
truite sera une imitation, une copie. Comme donc ce monde n'est
2.
Arnauld
examine
le
problème
dans
le
livre
Des
Vraies
eT; des FaU8ses
Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t .
38,
Lausanne,
p.
24 /, .

. '
265
pas le fait du hasard.' mais procède de Dieu qui agit par son
i ntell i gence, il est nécessai re de supposer, dans l 'espri t
divin, une forme, a la res~emblance de laquelle, soit fait
lem 0 nde, etc' est en cel a que con sis te l'à no t ion d' i dé e 3
Arnauld qui
résume, ici, cet enseignement de saint
Thomas, insiste sur son accord avec saint Augustin. Le premier
dit-il, a suivi le second comme son maître. Aussi ce que l'un
et l'autre entendent pa'- 'idées, ce sont les 6oJtme~ exernpJ'a..i.!Le~
les YI a .t:.i. C Il.\\, les "- a..i.~ 0 Yt~ selon les que 11 e s Die u a c réé tau tes
4
choses . Ces idées qui, dans l'entendement di vi n, ont servi
de modèle à la créa!ion, ont été reprises de Platon 5 , non pas
telles qu'elles sont décrites dans les d.i.a.J'ogue6, mais modi-
fiées par le néo-platonisme. De l'aveu même de saint Thomas,
"Augustin a suivi Platon autant que le permettait la foi catho
.lique ; il n'a donc pas admis de formes ou espAces subsistant
en soi; mais au lieu de cela, il a placé dans l'entendment
divin les raisons des choses ... ,,6. Saint Augustin n'a, donc,
,
3.'SAINT-'THüMAS,
80mme ThéoLogique,
1,15,
..
4.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
244
:
SAINT THOMAS,
80mme ThéoLogique,
1
part.
15.
5.
ARNAULD,
ibid.,
p.
244.
6.
SAINT THOMAS,
Somme ThéoLogique,
1.
Pars,
84,
5
;
aussi
par.
I,
15,
2
ail
est
citê
le
texte
capital
de
saint
Augustin,
De
div.
quaest.
lIIdeae
sunt
principales
quaedam
Ïormae
vel
rationes
rerum
sta-
biles
atque
incomutabiles,
quae
ipsae
formatae
non
sunt,
ae
pes
hoc
aeternae
ae
semper
eodem
modo
Bese
habentes,
quae
divi-
na
intelligentia
continentus . . . ".
Cette
référence
est
également
signa16e
par
Arnauld
dans
le
livre
Des Vraies
et des Fausses
Idées,
chap.
XIII,
O.
C ••
t.
38,
p.
244.

266
admis les idées plat6niciennes, qu'après avoir rejeté ce qu'il
y avait en elles de sacrilège: qu'elles soient posées comme
subsistant en soi, comme des archétypes, non seulement an té-
rieures 1 la création, mais transcendantes au créateur. Ainsi,
chez Platon, l'auteur des choses contemple, hors de soi, le
monde intelligible, avànt d'en reproduire l'image dans le
7
monde sensible. C'est bien ce que fait le démiurge du Timée .
L'indépendance de ce monde intelligible, transcen-
dant
Dieu mème. est incompatible avec l'idée chrétienne de
Dieu, créateur du cie i et de la terre. Dans
la perspective
platonicienne, le divin trouve, hors de soi, l'objet de sa
pensée. L'enseignement des Pères, au contraire, montre que
Dieu ne peut se détourner de son objet immédiat qui est lui-
même, pour connaître un autre objet. La science de Dieu per-
dràit de sa perfection. Pour écarter cette opinion indigne
de Dieu, saint Augustin regarde les idées comme des raisons
éternelles, comprises dans l'entendement divin. Ce qui va l'ins
l'inspirer, c'est une interprétation issue du moyen platonisme,
qui proclame avec Plotin:
"Que les intelligibles ne sont pas
en dehors de l'intelligence nS
Cette transformation de la
théorie platonicienne, devenue acceptable pour saint Augustin
et saint Thomas, fait de la matière un être créé au même titre
que les individus. En effet, la présence en Dieu des idées
7.
PLATON,
Timée 28 a -29 a • L'étude des rapports du divin
et
du
dêmiurge
permet
de
conclure
a l'inachèvement de la phi-
losophie
platonicienne
de
la
Religion.
Le
Démiurge
n'est pas
l~eu des Idées. Les Idées ne sont pas immanentes à cette âme
excellente.
Si
le
Démiurge
contemple
le
Modèle
intelligible,
i l
n'est
dit
nulle
part
chez Platon que
le
Bien
"regarde"
le
Modèle
Parfait.
L'unité de
l'oeuvre
reste
à
faire.
8.
PLOTIN,
Enneade,
V,
5.

267
signifie ~ue, du moment que tout ce 'qui est, a été précédé
en Dieu par son idée archétype, la matière elle-même né fait
pas exception. Elle est crèée comme les individus. Elle n'est
9
plus, comme chez Platon, incréée . Elle n'est pas co-éternelle
à
Dieu.
Aussi, lorsque saint Augustin vante le mérite de
Platon, "c'est surtout, comme le rappelle Arnauld, pour avoir
été le premier à donner le nom d'idée à ce que nous devons
concevoir avoir été en Dieu, lorsqu'i.l a pris le dessein de
créer le monde"ID. Saint Thomas est d'accord sur cette manière
de concevoir les idées en Dieu.
Il dénie toutefois à notre
esprit, la puissance d'apercevoir ces raisons elles-mêmes,
ou les idées d'ivines dans leur éclat originel, telles qu'elles
sant en Dieu. Autrement, cela supposerait que nous voyions
l'essence divine en elle-même. Ce qui nous est refusé ici-bas.
Arnauld, qui
reprend fidèlement saint Thomas, con-
vaincu de son identité de vue avec saint Augustin, ne doute
pas non plus "que si Dieu voulait découvrir à l 'homme ses di-
vines idées pendant cette vie; ce ne lui fût un moyen de
connaître les créatures très parfaitement; mais on nie, dit-
il, qu'il
n'ait point d'autre moyen de les lui faire connaître.
Et il y a bien des raisons qui font voir qu'il n'use point de
ce moyen pour nous en donner la connaissance, surtout pendant
cette vi e
car il faudrait pour cela qu'il se fit voir à
nous face à face, comme il se fait voir aux Bienheureux"ll.
9.
PLATON,
Timée,
49a-5Ia.
la. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
244.
Il.
ARNAëLD,
ibid.,
p.
242.

· .....
268
C'est le privi1.ège d'une minorité d'élus, les saints et les
bienheureux, de voir l'essence de Dieu. Ainsi, ajoute-t-il,
tant que nous sommes en cette vie, i1
nous faut admettre que
les idées de Dieu ne sont pas pour nous rien représenter.
Hais, c'est à Dieu même selon notre manière de voir, qu'elles
.
12
représentent ses ouvrages"
L'auteur de la Recherche de ta Vérité, nous a donné
une interprétation audacieuse de l'illuminisme augustinien,
au point de contraindre Arnauld à lui opposer une vigoureuse
critique. Cependant, bien qu'il nousait affirmé l'identité
de structure entre l '~ntendement divin et le nôtre, il n'a
pas manqué,
lui aussi, de voir que dans son état présent l 'hom-
me reste encore tributaire du sensible. Il nous faut noter ce
point d'accord, entre Malebranche et Arnauld. Celui-ci n'hé-
site pas à rapporter ce texte de son adversaire, pour illus-
trer leur identité de vue:
"~Ia..ü Â..t 6atL(: bÂ.en Ilemallquell, note l'auteur de la
Recherche de ta Vérité,
qu'on ne peu~ pa~ conc.tulle
que .te6 e6pll;.~6 voÂ.erd .t'eMence de VÂ.w,
de ce qu'ru
voÂ.en~ ~ou~e6 cho~e~ en VÂ.eu de ce~~e manÂ.èlle, pallce
que ce qu'i.t6 voÂ.en~ e6t ~Ilè~ Â.mpaIl6aÂ.~, et que VÂ.eu
e~~ ~llè6 paIl6aÂ.~.
1.t~
vo;'en~ de .ta ma~Â.èlle dÂ.vÂ.~;'b.te,
6Â.gull(e,
etc., e~ en VÂ.eu i.t n'y a llÂ.en quÂ. ~0Â.~
divÂ.~Â.b.te ou 6Â.gullé, call VÂ.eu e6~ ~out ê~Jt.e, pallce
qu'{..t e~~ Â.n6Â.nÂ. c~ qu'Â..t compllend ~ou~ : n;aÂ.~ Â..t
n'e~~ aucurt êtlle. e.n pall~Â.c.u.tÂ.ell,
e~ nou~ ne èomplle-
non~ pOÂ.n~ cette ~Â.mp.tÂ.cÂ.~( paIl6a;~e de VÂ.eu, quÂ.
llen6ellme ~ou~ .te~ é~lle~. OU~lle qu'an peu~ dÂ.Jt.e qu'on
ne voÂ.~ paf> ~an;t .te~ Â.d(e~ de~ cho~ e~, que. .te;.. cho~ e~
même~ que .te;.. Â.d(e~ Ilepll(;..en~en~ : call, .tOIl~qu'on
voit un call1l(,
pail exentp.te,
on ne dÂ.~ pa~ que .t'on
vo~t .t'Â.d(e de ce call1l(, quÂ. e~~ unÂ.e à .t'e;"pllÂ.~,
ma~~ ~eu.temen~ .te call1lf, quÂ. e~~ au deholl~"13.
12.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t .
38,
p.
242.
13.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
X,
p.
242.

269
Arnauld est partisan de l'explication thomiste selon
laquelle nous tirons nos concepts de la connaissance sensible~
Cet état nous empêche d'avoir une connaissance positive de
Dieu, c'est-à-dire d'arriver, à partir de là, jusqu'à voir
l'essence divine. Notre connaissance n'est ·donc pas Je modèle
de la connaissance divine. C'est, pourtant, de nous-mêmes,
qu'il nous faut partir pour savoir comment Dieu connalt ses
créatures. Arnauld respectera en cela la méthode thomiste de
l'aYlai'og.ü. Elle consiste à opérer un transfert de la créature
à Dieu, en vertu du
p~incipe
général, que la cause première
qui est Dieu, doit posséder à un degré éminent toutes les per-
fections qui se trouvent dans les créatures. Chaque créature
que nous connaissons ayant des propriétés distinctes, ce qui
nous en assure une connaissance propre, il doit se trouver en
Dieu une
idée qui lui corresponde et qui la représente dans
sa singularité. Il s'agi~ donc, de déterminer sous quel aspect
Dieu voit les choses? La connaissance qu'il a de ses créatu-
res est-elle particulière? Autrement dit, y a-t-il, en Dieu,
des idées parti cul ières et multiples?
Arnauld n'en doute pas.
Il estime, que
"de cela même que les ~dfe~ sont en Dieu la forme
Et l'exemplaire selon lequel, il a créé chacun de
ses ouvrages, parce qu'il n'yen a aucun, pour petit
qu'il soit, qu'il n'ait créé avec une connaissance
distincte de ce qu'il
faisait, il faut bien néces-
sairement qu'il y ait des idées particulières qui lui
représentent non seulement le soleil, un cheval, un
arbrE, mais le plus petit moucheron, et le plus petit
globule de la matière"14.
Saint Augustin ne déclare-t-il pas, expressément, que chaque
chose a été créée selon son idée particulière? Arnauld préfère
14.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Id'es,
chap.
XIII,
O.
C.,
t .
38,
p.
244.

270
la citation latine, plus précise, dit"il··:
"Quis audeat dicere Deum irrationabiliter omnia
condidisse ? Quod si recte dici et credi non potes t,
restat ut omnia ratione sint condita: nec eademra
tione homo qua equus ; hoc enim absurdum est existi
mare. Singula igitur propriis sunt creata rationibu
Has autem rationes ubi arbitrandum est esse, nisi
in mente Creatoris ?"15
Mais, ce sont surtout les textes de saint Thomas que cite le
Docteur augustinien.
Il est vrai que saint Thomas consacre, dans la pre-
miére partie de la Somme Thdologique, plusieurs articles à
ce tt e que s t ion de l a plu r a lit é des i dé es. U;UtU m .6'<- nt p.Luit e~
'<-dea.e , se demande-t-il dans l'article 2, de la question 15 ?
1l ré po nd që ' i 1 Y a né ce s s i té de su pp0 s e r des i dé e s ni ul t i Pl es .
Il remarque, en effet, que, lorsqu'un être produit tel ou tel
effet, la fi n dernière de cet effet est, précisément, ce que
l'être qui a produit cet effet a voulu atteindre. Ainsi, par
exemple dans l'armée, ce que l'on recherche, c'est 1 'ol'dre,
Il faut supposer aussi, que la fin que Dieu recherche, en
créant le monde, c'est l'ordre de l'univers. Mais, si l'objet
de la création est proprement l'ordre même du monde, si c'est
cela que Dieu entend faire, il faut que Dieu voit l'idée de
l'ordre universel. On ne peut concevoir un tout sans avoir la
conception precise des parties qui constituent ce tout. Un
architecte ne peut s'imaginer une maiSon sans se représenter
clairement chacune des parties qui composent la maison. Il
faut donc supposer que dans l'esprit divin se trouvent les
propres notions ou représentations de toutes choses 16 .
15.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses Iddes,
chap.
XIII,
O.
C.,
t .
38,
p.
244.
16.
SAI NT
THOMAS,
Somme Thdo logique,
I,
15,
2.

T'
. ,.~"
~. :_.'
271
Si, pour c~~qu~' ê~re créé, il fciut supposer, en
Dieu, une idée qui le représente et le fait connaître, comment
concilier en Dieu la pluralité desidées,E!,LJa,si,mpl,icité de
l'essence divine? Car, si tout ce qui est en Dieu est Dieu
méme, et si
l 'entendemeht de Dieu ne fait qu'un avec son essence
on a du ma l à concevoi r que, pour chaque être créé, il doi t
y avoir, en Dieu, une idée archétype, alors que l 'esstnce divine
est une et himple. La solution dépend de la conception que
nous avons de l'idée. Si nous admettons que l'idée est la même
chose que
l'essence de Dieu, la pluralité des idées signifie
la pluralité des manières dont les êtres participent à l'es-
17
sence créatrice
. Procédant, toujours, par analogie, transfé-
rant de la créature au créateur, saint Thomas fait observer
que dans l'esprit de ] 'architecte, l'idée de la maison est
une chose qu'il conçoit et, à la ressemblance de laquelle, il
donnera la forme à la maison dans la matière dont elle sera
faite. Or, il n'est pas contraire à la simplicité de l'intel-
ligence divine, qu'elle conçoive beaucoup de choses, mais
seulement que plusieurs formes intellectuelles prétendent dé-
terminer cette intelligence divine. On admettra donc, qu'il
y a, dans l'esprit divin, une multiplicité d'idées, mais à
titre d'objets connus de lui.
Mais. si par contre, nous considérons les idées comme
des copies, c'est-à-dire comme Qe pah quoi nous comprenons
des formes qui font passer notre intellect de la puissance à
l'acte, de t~lles idées, en Dieu, détruiraient sa simplicité.
La difficulté disparaît si, au contraire, nous posons en Dieu
17.
SAINT
THaNAS,
Somme Théologique,
l ,
15,2.

·'
-.,..,
272
toutes les idées sous la forme où l'idée de l'oeuvre se trouve
dans la pensée de l'architecte. L'idée n'est plus, dès lors,
c~ pa~ quo~ l'intellect connait, mais ce que l'intellect con-
. na i t et ce par quoi l'être i ntell i gent peut accompl i r son
oeuvre. De telles idées en Dieu n'introduisent aucune complexi-
té, et leur mul tipl i ci té ne détrui t pas la simpl i ci té di vi ne.
Leur connaissance est impliquée, au contraire, dans la connais
sance que Dieu a de soi-même. Aussi, lorsque nous parlons de
la pluralité des idées, dela multiplicité d'idées distinctes,
pa rti cul i ères, ce ne sont que des façons de parl er qui n~ nou~
app~~nnent ~~en ~u~ ta man~~he dont ce4 ~d~e~ 40nt e66ect~ve­
ment en V~eu. Toutes ces idées sont confondues avec l'essence
divine, et puisque nous n'avons aucune connaissance positive
de l 'essellce de Dieu, nous ne pouvons pas savoir ce que signi-
fie, en Dieu et du point de vue de Dieu, ces différentes ex-
pressions. Nous pouvons donc simplement dire que Dieu connait
parfaitement son essence.
Il la connait donc sous tous les mo-
des. selon l esque1 s elle est connai ssab1 e. Or, l'essence divine
peut être connue, non seulement quant à son existence propre,
mais selon qu'elle est susceptible de participation, en manière
de ressemblance, par les créatures, c'est-à-dire en tant que
participable par les créatures. Mais, chaque créature a sa
nature propre, et la tient de la manière spéciale dont elle
participe à la ressemblance de l'essence divine? L'idée pro-
pre de cette créature représente, simplement, cette manière
particulière de participation à la ressemblance de l'essence
divine. Ainsi, quand Dieu connaît sa propre essence comme sus-
ceptible d'imitation, en telle forme p.articulière, par une
créature déterminée, il la connaît comme propre notion, exemplaire

273
ou idée de cette créature. Et il en est aînsi pour toutes les
18
autres
.
Dieu conçoit, donc, dans son essence plusieurs no-
tians se rapportant a des choses di~erses. C'est ce rapport
que signifient les idées que nous lui attribuons. Est-ce a
dire que Dieu ne connaft que soi-même? Qu'il ne cannait que
ce qui est en lui? Dieu conna't-il autre chose que soi?
Saint Thomas dans l'article 5 de la question 14, toujours dans
la PrelT;Îère Partie de la Somme Théol-ogique, se demande; UVwm
VeUf., c.ogno~c.a.t a.-Ua a ~e ? Il répond en ces termes: de toute nécessité,
il faut dire que Dieu cannait les êtres autres que soi.
Il
est évident, en effet, qu'il se conna'tparfaitement lui-même,
sans quoi son être, identique a sa connaissance, ne serait
point parfait. Autrement dit, l'intelligence de Dieu est son
être. L'être divin est parfait. Par ailleurs, qu'est-ce que
connaftre parfaitement une chose? C'est en connaltre parfai-
tement .le pouvoir. Ce qui suppose que l'on connaisse les ef-
fets auxquels ce pouvoir s'étend: "de ce qu'on conna't en
perfection, on doit nécessairement connaftre en perfection
la puissance. Et l'on ne peut conna'tre parfaitement la puis-
sance d'un être sans :onnaltre les choses auxquelles s'étend
cette puissance. Donc étant certain que la puissance divine
s'étend en dehors de Dieu, puisqu'elle est la première cause
efficiente de toutes choses, il est de toute nécessité que
Dieu connaisse les autres êtres,,19. Dieu, en se connaissant
soi-même, connalt tout le reste. Nous savons que l'intelligence
de Dieu se ccnfond avec son essence. D'où il
résulte que tous
18.
SAINT
THOMAS,
Somme Théol-ogique,
l ,
1 5 , 2 .
19.
Commenté
par ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
249.

,'.' .
274
les effets qui préexistent en Dieu. comme en leur première
causé. se trouvent d'abord dans son intelligence, et q~e tout
existe en lui sous sa forme intelligible. Dieu se conna,t donc
lui-même, mais il connaît, aussi, ce qui est hors de lui.
Saint Thomas étend donc la connaissance divine à
toutes choses.
Il ne la limite pas à l'être même de Dieu. Que
Dieu connaisse autre chose que soi, ne le rend dépendant d'au-
cun objet extérieur il soi. Autrement dit, 1a vue qu' i l a de
lui-même diffère de cel'le qu'il a des êtres créés. Dieu se
voit soi - mêm e en soi - même, pu i s qu' i l s e va i t par sap ra pre
essence. Mais, s'agi't-il des autres êtres? Il
ne les voit
pas en eux-mêmes: il
les voit en soi-même, en tant que son
essence contient en soi la ressemblance, c'est-à-dire les ar-
chétypes de tous les êtres autres que soi. Arnauld rapporte,
en citant cet article, l'interprétation que saint Thomas donne
de l'objection de saint Augustin: Veu6 extha Seip6um Nihil
in~ue~u~. Cela, dit-il, ne doit pas s'entendre en ce sens que
Dieu 'ne voit rien de ce qui est hors de lui; mais seulement
qu'il ne voit qu'~n lui-même ce qu'il voit qui est hors de
,20
l u,
.
Ces textes de saint Thomas et de saint Augustin, que
nous venons ~'évoquer, sont repris et commentés par Arnauld
lui-même dans sa polémique avec Malebranche sur la connaissance
en Dieu. L'examen des thèses de son adversaire qu'il combat,
révèle que ce qui est en question c'est une certaine idée 'de
Vieu.. Selon que cette idée de Di eu sera conforme ou non à celle
des Pères, les implications théologiques seront différentes.
20.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses
Id'ea,
chap.
XI,
O.
C.,
t.
38,
p.
250.

275
Dans le fond, il _s'agit de savoir si le Dieu de Malebranche
est le Dieu chrétien; si sa philosophie peut conduire au
Dieu de la révélation chrétienne. Malebranche lui n'en doute
pas -; Arnauld se montre plutôt méfiant.
Mais, en retour, il devient manifeste pour nous que
Arnauld, quoique augustinien, demeure p~o6ondfment thoniiate.
Le tort de Malebranche c'est d'avoir "modernisé"
saint Augus-
tin et saint Thomas, selon une méthode qui
ne pouvait pas
avoir l'agrément du Docteur de Port-Royal. Voyons de plus près
comment se pose, chez Malebranche, le problème de la connais-
sance en Dieu. Quelles inquiétudes son interprétation a susci-
tées dans l'âme augustinienne de son adversaire.
2.
LA CONNAISSANCE EN DIEU, CHEZ MALEBRANCHE.
1°) LE PREMIER EXPOSE DE L'ETENDUE INTELLIGIBLE.
Le problème de la connaissance en Dieu se pose, chez
Malebranche, au moment où il s'agit de rendre compte de la
manière dont nous voyons les choses en Dieu. Malebranche a
recours a la manière dont Dieu lui-même voit ses propres créa-
tures. Nous voyons les choses en Dieu. Comment les voyons-nous?
Puisque c'est Dieu lui-même qui a bien voulu nous les faire
voir en lui. examinons au préalable, comment il les connait
lui-même. Cette seconde question est, en effet, d'un autre
ordre. Elle relève de la théodicée. Malebranche élabore, pour
y répondre, la théorie de {'(tendue intelligible.
Dieu cannait le monde qu'il a créé et une infinité
de mondes possibles dans une idée unique. C'est cette idée que
Malebranche appelle ftendue intelligible in6inie. C'est dans
le Xe Eclaircissement de la Pecherche de Za V'rit' que cette

...
,
'\\'
276
21
notion paraît pour la première fois
. Lorsqu'il la découvre,
Arnauld est persuadé qu'il
s'agit d'une doctrine nouvelle
par rapport à la théorie de la vision en Dieu, exposée dans
le livre III de la Recherche de la Vérité
"On ne peut pa6 douten Que DLeu n'aLt l'Ld~e de6
conp6 Qu'Ll a cn~~6 et Qu'Ll meut 6an6 ce66e, Qu'Ll
ne peut tnouven cette Ld~e Que dan6 6a 6ub6tance, et
Que du moLn6 Ll peut nOU6 en 6aLne pant. MaL6 a6Ln
d'éclaLncLn cette matLène, Ll 6aut con6Ld~nen Que
DLeu nen6enme en luL-même une étendue Ld~ale ou Ln-
tellLgLble Ln6LnLe
; can VLeu connalt l'~tendue
puL6Qu'Ll ['a 6aLte, et Ll ne la peut connaltne qu'e
luL-même. ALn,sL, cornille e' e6pnLt peut apencevoLn une
pantLe de cette ~tendue LntellLgLble Que VLeu nen6en-
me., .i.l e6t centaLn Qu'Ll peut apv1.cevoLn e.n VLe[(
toute6 le6 6Lgune6 : can toute ~tendue LntellLgLble
6LnLe e6t néce66aLnement une 6Lgune LntellLgLble,
puL6que la 6Lgune n'e6t Que le tenme de l'étendue.
De plU6, on voLt ou l'on 6ent tel conp6, lon6Que 60n
Ldée, c'e6t-à-dLne, lon6Que telle 6Lgune d'~tendue
LntellLgLble et génénale devLent 6en6Lble et pantL-
culLène, pan la couleun ou pan QuelQu'autne pe.ncep-
tion 6en6Lble que l'~me y attache ... "22.
C'est ce texte de Malebranche qui retient l'attention d'Arnauld
et quel 'on peut résumer en ces termes: Dieu connaît sa créa-
tion par l'idée unique d'étendue ou étendue intelligible.
Il faut reconnaître, toutefois, que le lecteur de
Malebranche, s'il est scolastique, comme Arnauld, ne concevra
pas. comme allant de soi. que Dieu connaît sa création par une
seule idée, l'idée d'étendue. En présence des textes de la
Recherche de la Vérité et du Xe Eclaircissement, on peut ima-
giner, que sa première réaction ne sera pas de voir, dans le
second, le pl'olongement du premier, mais bien deux explications
différentes de la manière dont Dieu connaît le monde. Ce que
21.
MALEBRANCHE,
Recherche de
la Vérité.
Eclaircissement -
Troisième Objection,
O.
c., t. III, p. 152.
7.2.
MALEBRANCHE,
ibid.

.; "':-. ' , ....
(:';.,. ~ .
277
Arnauld observe, en effet; en lisant Malebranche, c'est qu'il
change de langage et de références. Dans la Recherche de ~a
Vérité,
Malebranche se met sous l'autorité des théologiens,
pour reconnaître avec eux, qu'''il est absolument nécessaire
que Dieu ai t en-lui-même les idées de tous l es êtres qu'il
a
créés, puisqu'autrement 'il
n'aurait pas pu les prodùire, et
qu'ainsi, il voit tous les êtres en considérant les perfection
qu'il
renferme auxquell es ils ont rapport,,23. Un sco1 astique,
au XVIIe siècle, n'a pas besoin qu'on lui
prècise qu'il s'agit
d'idées pa4liculilne~ et ~inguli~4ed. Cela va de soi. C'est
l'enseignement traditionnel
des Pères, saint Augustin et saint
Thomas en particulier; ils ont toujours enseigné que Dieu
connait ses créatuies avant même de les créer, et qu'il les
connait chacune par une connaissance particulière, selon sa
réalité propre, parc~ qu'il
contient dans son essence toutes
les idées ou formes exemplaires, a l'imitation desquelles, les
choses ont été faites. Aussi, en lisant le texte de la Recher-
che de
~a Vérité. Arnauld ne doute pas, au premier abord, que
Malebranche s'inspire de l'enseignement traditionnel
des théo-
10giens, et qu'il
reconnaît, comme eux, qu'il y a en Dieu des
Mais, la notion d'étendue intelligible qu'il décou-
vre dans le Xe Eclaircissement, lui semble si contraire a la
tradition, qu'il
reproche a Malebranche d'avoir abandonné l'en-
seignement des Pères, dont il se réclamait pourtant dans le
livre III de la Recherche de ~a Vérité. L'étendue intelligible,
telle que Malebranche la conçoit, marque à ses yeux une rupture
23.
11ALEBRANCHE,
Recherche de
la Vérité. L.
III,
II,
chap.
VI,
O.
C.,
t .
I,
p.
437.

278
avec la manière dont il semblait expliquer la connaissance
en Di eu, dans '1 a Recherche de la Vérité.
Ce qu'observe Arnauld,
ce n'est ~as une luolution de la concepti~n de Malebranche.
un' approfondissement de ses explications de la connaissance
en Dieu. ~1ais. ce qu'il
retient essentiellement, c'est la
~uptu~e avec la tradition, l'abandon de saint Augustin et de
saint Thomas, ce qui n'était pa~ manifeste dans la Recherche
de
la
Véri te.
"L'auteur de la Recherche de la Vérité, dit-il, de-
meurant toujours ferme dans la pensée que nous voyons
toutes choses en Dieu, a varié dans l'explication
de la manière dont cela se fait.
Car, ayant cru d'abord
que nous voyons cha q uec h0 s e par l 'idée pil r tic ul i ère l,
qu'elle a en Dieu, il a depuis changé de sentiment,
en déclarant qu'il n'a pa~ p~ltendu... qu'il y eût
en Vieu ce~taine~ idle~ pa~ticuli~~e~, qui ~ep~l~en­
ta~~ent chaque co~po, en pa~ticulle~ ; maio que
nou~ uoyono touteo cho~e~ en Vieu, pa~ l'application
que Vieu 6ait à not~e eop~it de l'ltendue intelli-
gible intinle, en mille mani~~eo di66é~enteo... u24.
Arnauld apporte encore cette précision:
"Je me contenterai de considérer ici, que voulant
changer sa première manière de voir les choses en
Dieu, il l'a fait en niant une chose très véritable
qu'il avait reconnue auparavant. Car il avait assez
fait entendre, que cette manière consistait, en ce
que Dieu nous découvrait chacune de oe~ idle~u25.
En effet, pour rendre compte de la présence, en Dieu, des
idées, Malebranche, dans la Recherche de la Vérité, invoque
l'enseignement traditionnel des Pères; d'après cet enseigne-
ment, Dieu renferme en l ui l e s idées des choses qu'il a créées.
Ainsi, dans la Vioion en Vieu, ce que Dieu nous découvre,
c'est ce qui, en lui, représente ses créatures. c'est-à-dire,
selon ce mème enseignement, chacune de ~e~ idleo pa~ticuli~~eo.
24.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
247.
25.
ARNAULD,
'ibid.,
chap.
XIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
243.

'.
'.
279
Mais cette rupture, que rend évidente, désormais,
la théorie de l'étendue intelligible, n'était-elle pas déjà
amorcée dans le livre III de la Recherche de Za V'rit' ?
Arnauld n'en doute pas. La théorie des idées qui est élaborée
dans la Recherche de ta V'rit', était l'annonce d'une rupture
avec la tradition; sentiment que vient confirmer la théorie
de l'étendue intelligible. On peut, en effet, se demander si
Arnauld se serait réellement attaqué à la théorie des idées
de Malebranche s'il
n'avait pas été effrayé par cette étendue
intelligible. C'est l'idée qu'il se fait de la conception de
l'Etendue intelligible, qu'il trouve dans le Xe Eclaircisse-
me nt, qui ex pli que, no li. s sem b1e - t - il, l a vi gue li. r des cri t i que s
qu'Arnauld adre~se à la philosophie de Malebranche.
Il Y aurait donc, de ce point de vue, une continuité
entre les textes de la Recherche de ta V'rit' et ceux des
Eclaircissements. Et, si Arnauld reproche à Malebranche ses
"variations",
ses "rëtrastations",
ses "contradictions", ilne
veut pas dire pour autant, que le fond de la pensée de Male-
branche a effectivement évo.tué ou qu'il a changé. Il veut
simpl ement montrer avec quel art l'auteur de 1a Recherche de
Za Vérité use de ces variations pour dissimuler sa pensée,
"déguiser un dogme qui ferait horreur si on le présentait à
découvert,,26. Mais, il faut attendre d'avoir découvert la
véritable portée de l'étendue intelligible, que l'on fait
résider en Dieu, pour savoir que ces "variations" et ses "ré-
tractations" ne sont que des déguisements, des apparences. Appa-
raîtra alors, sans équivoque, que les Eclaircissements, ne
font que prolonger, aux yeux d'Arnauld, la Reche~che de .ta
Vé~ité, explicitant ce qui y était contenu. Malebranche a tenu
26.
ARNAULD,
Défense,
V Part.
O.
C.,
t.
38,
p.
537.
'. ).

280
à exph'quer que dan's ce's deux livres,
il examinait deux ques-
tions différentes à ne pas mettre sur le même plan
"Voir en Dieu ses ouvrages, et la manière dont on
les voit, ne sont pas tout à fait la même question.
Mon dessein donc dans le premier volume de la Recher
che de
la Vérité. ètait de prouver qu'on voyait en
Dieu toutes choses. Ce n'était point tant d'expli-
quer la manière dont on les voit ... Il me semblait,
que tous ceux qui demeureraient d'accord. qu'on voit
en Dieu les èhoses matérielles, ne pourraient pas
s'imaqiner qu'on peut les voir autrement que par
l'étey,due -i.YlteLt-i.g.i.btc., sur 1 aquell e tous 1es corps
sont formés.
Car rien n'est plus clair que voir
une boule par cc. qu'il y a
c.n 'Vieu, qui ta ~c.p~é-
~eYlte
c'est la voir par l'idée de l'étendue arché-
ty pe ct e ta us 1e s cor p5 ... " 27
27.
MALEBRANCHE,
Réponse aux V.
F.
J.
xv, chap. 3,
O.
C.,
t .
VI,
VII,
p.
I l l .
La
théorie
de
La pluralité
des
idées
est-elle
compatible
avec
la
théorie
de
l'étendue
i n t e l l i g i b l e ?
Malebranche
se
serait-
i l
rétracté
ou
contredit?
Cette
question,
Arnauld
fut
le
pre-
mier
à
la
poser.
Les
historiens
de Malebranche
l'ont
reprise.
M.
Gauhier
défend
l'idée
que
Malebranche
nta
fait
qu'expliciter
mieux
sa
pensée.
Il Q'Y a donc
pas
de
rupture
ni de
contradic-
tion
entre
la Recherche de
la Vérité et le Xe Eclaircisse~ent.
J.
L3porte est
aussi
de
(et
avis.
M.
Gueroult
est
d'un
avis
contraire.
M.
AlqtJié est
favorable
â
la
th~se de la contradic-
tion,
ce
qu'il.
explique
par
lrexistence,
chez
Malebranche,
dT l'une
tension
entre
deux
tendances,
dont
la
première
traduit
l'intention
consciente
de
la
doctrine,
la
seconde
portant- la
marque des
dêterminations
qui
ont
pesé
sur
son
élaboration."
M.
Alquié
précise
l'Malebranche
veut montrer
que
Il e.sprit
humain
ne
contient
aucune
lumière
propre
purement
passif,
i l
reçoit,
a chaque instant, l'illumination de Dieu. Ne faut-
i l
pas
alors
que Dieu
lui
présente
les
idées
elles-mêmes?
Malebranche
déclare donc
que
nouS
voyons
en
Dieu
les
idées
de
tous
les
êtres
créés.
Mais,
sa
réflexion est,
d'autre
part,
soumise
â
des
d€terminations
rationnelles.
Ayant
placé
en Dieu
les
idées,
i l
aperçoit
la
nécessité
de
ne
pas
y
introduire
le
fini,
le mouvaat,
le
corruptible.
11
refuse
alors
de
situer
en
Dieu
l'imperfection de
la
particu1arité '!.
(Le cartés.
de
Malebranche,
p.
224).
De
quel
côté
convient-il
de
situer
Arnauld
?
On
a
généralement
rangé
Arnauld
avec
ceux
qui
sou-
tiennent
que
Malebranche
se
serait
contredit ou
rétracté.
Mais
si
l'on
admet
que
Arnauld
ne
s'arrête
sur
les
I1 var iations",
les
llrétractations"
et
les
lTcontradictions",
qu'il
reproche
effectivement
à
Malebranche,
que
pour
les
besoins
de
la
polé-
mique,
on conviendra
aisément
qu'il
ne
voit
dans
les
deux
écrits
aucune
contradiction doctrinale,
mais
l'explication
d'une
nouvelle
philosophie
essentiellement
en
rupture
avec
la
tradition.
Arnauld
estime
que Malebranche
a
abandonné
la
tra-
dition
dès
le
livre
III
de
la Recherche,
sa
théorie
de
l'éten-
due
intelligible
ne
fait
que
confirmer
cette
rupture.
Mais
i l
y
a
continuité
dans
la
pensée
de
Malebranche.
C'est
bien
la

-.. ".
281
Cette mise au point n'a entra' né aucun changement dans l'atti-
tude d'Arnauld, qui a maintenu ses accusations. reprochant à
Mal ebranche d' avoi r abandonné sai nt,Augusti n et__ sai nt "Thomas.
C'est par cet abandon que Malebranch"e,selon lui, s'est trouvé
engagé insensiblement dans la voie d'une philosophie anti-
chrétienne.
Examinant de plus près les thèses de Malebranche,
Arnauld s'aperçoit bien. en effet. que le concept d'étendue
intelligible dispense de mettre en Dieu un monde intelligible
pleini intelligiblement différencié. dont le monde sensible
serait la copie conforme, lui correspondant. dans toute sa di-
versité. terme à terme. Malebranche expulse de Dieu les idées
archétypes, particulières et singulières. Il refuse en Dieu
l'existence d'un monde intelligible, modèle du monde créé, et
dont ce monde-ci serait la copie ou la doublure parfaite.
L'Etendue intelligible, pour Malebranche tient lieu de monde
intelligible. Mais l'idée d'étendue représente. comme chez
Descartes, l'essence des corps. L'idée unique d'étendue représentl
raison
pour
laquelle,
Arnauld
ne
dissocie
pas
sa
critique
des
êtres
représentatifs
de
celle de
l'étendue
intelligible.
M.
Gouhier
rappelle,
i "propos
de
la
solution de Malebranche,
qutl'à
partir
du
moment

le
philosophe
a
compris
que
nous
ne
voyons
pas
les
corps
mais
les
idées,
toute
sa
recherche
a pour
fin
de
trouver
une
défini tian
de
l'idée . . .
Au
terme
de
ce
pa-
tient
Effort
ce
n'est
ni
du
Platon,
ni
du
Plotin,
ni
du
saint
Augustin,
ni
du
saint
Thomas,
ni
du Descartes
que
noUS
trouvons,
c'est
du Malebranche;
la
définition malebranchiste
de
l'idée,
inséparable
de
l'étendue
intelligible,
est
quelque
chose
d'ab-
solument
original
qui
n'est
réductible
à aucune
doctrine
déjà
existante".
(La phiLosophie de MaLebranche . . . ,
p.
388,
2e
éd.).
C'est
justement
cette
rupture
avec
la
tradition
que
Arnauld
a
tout
de
suite
perçue
dans
la
Recherche de
La Vérité confirmée
par
le Xe Eclaircissement.
S'il
admet
une
continuité ou
insépa-
rabilitê entre
la
définition
de
l'idée
distinguée
de
nos
percep-
tions
eL
l'étendue
intelligible,
c'est
pour
en conclure,
ce
qu'il
est
le
seul
à
avoir
vu
dans
Malebranche,
que
l'~tendue
intelligible
est
une
réelle
et
formelle
étendue,
une
étendue
matérielle.

. .,~ )" .
282
l'essence unique des corps qui est l'étendue. Ainsi, lorsque
Malebranche dit, que l'étendue intelligible est l'archétype
universel des corps, il signifie par 11 qu'~lle représente -
l'essence unique et universelle des corps créés et possibles.
Il considére que tout corps créé doit être nécessairement
étendu. Cette idée d'étendue est chez lui une idée mathémati-
que, qui représente l'étendue géométrique homogène, qui se
réduit 1 des mouvements et des figures, excluant par 11 toute
idée de ressemblance avec tel ou tel corps particulier qui en
serait la copie. Malebranche s'inspirant, en effet, de la phy-
sique cartés!e!!ne, estime que les corps ne sont que des modi-
fications de l'étendue. Les idées qui
les représentent sont
également les modifications de l'idée qui
représente cette
même étendue.
[1 n'y a donc pas lieu d'admettre plusieurs idées
distinctes, maiS au contraire, une seule idée, celle de l'éten-
due dont les idées des corps ne sont que des modifications.
En faisant de l'étendue intelligible l'archétype universel
des corps, Malebranche, on le voit, donne un sens différent
au mot a~chéjype, qui signifie que cette idée nous fait connaî-
tre l'essence des corps, mais non tel ou tel corps particulier
et sensible dont elle serait le modèle, la forme exempla~~e.
La réduction de la pluralité des idées 1 l'idée uni-
que d'étendue, est interprétée par Arnauld comme indigne de
Dieu. Elle équivaut à nier qu'il y ait en Dieu des idées par-
ticulières. Donc. à supposer que Dieu crée le monde sans raison
et sans connaissance. Une telle Hypothèse réintroduit le hasard
et la nécessité aveugle dans le monde. Mais, plus encore, elle
signifie que Dieu ne connait rien d'autre que lui-même. Ainsi
apparaît dans la philosophie de Malebranche une idée de Dieu

283
contraire a l'inspiration chrétienne, mais en parfait accord
avec la pensée d'Aristote. Le Dieu de Malebranche serait-il
~donc-le même que le Dieu d'Aristote? En effet, le Dieu ~d~Aris-
tote s'il se cannait lui-même ne cannait rien en dehors de
lui. Il est la cause finale de tout ce qui existe, tous les
êtres de ce monde aspirent a lui, mais il les ignore.
Malebranche, regarde, a tort, comme deux choses
eonnal~~! 6~lon e! qu'!ll!~ 6on~ !n !ll!6-mim!~, !~ ho~~ d!
28
l'!Yl~!nd!me~n~
. C'est ce qui
lui fait dire, par exemple, que
Il n! l!~ P!U~ voi~ qU! pa~ de~ eo~p~ e~ pa~ de~ e6paee~ iYl-
~r_lügibte~,,29
Arnauld réagit avec méfiance devant de telles expres-
sions. Elles ont, dit-il, "quelque chose de mystérieux qui
les
a pu faire recevoir avec respect par beaucoup de gens. Mais
ces mystères disparaîtront, sitôt qu'on aura donné la vraie
notion au mot d'in~etligible,
et qu'on ne l'aura pas laissé
dans une obscurité qui fait, ou qu'on ne conçoit rien distinc-
tement, ou que l'on conçoit tout autre chose que ce qu'on de-
vait concevoir, quand on lit ces grands mots : eo~p~ ~Yl~!tt~-
g~ble6, e6pace6 ~n~elt~g~bl!6. 6ole~l ~n~ettig~bte. (tendue
in~elt~g~bte,,30. A suivre saint Thomas, on comprend très
28.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses ld'es,
chap.
XIV,
O.
C.,
t .
38,
p.
251,
29.
ARNAULD,
ibid.,
p.
251,
30.
ARNAULD,
ibid.

284
clairement qu'il
n'y a pas lieu d'opposer ce que sont les
choses en elles-mêmes et ce qu'elles sont dans l·'entendement~
Le soleil intenigible c'est le soleil matêriel 5elo_n qu'il
est dans l'entendement de celui qui
ie connait : llecundum
31
e411e quod habet in cognoJcente
. De plus, la connaissance
que Dieu a des choses étant très parfaite, il
ne peut connaî-
tre chaque chose que selon ce qu'e11e est véritablement en
elle-même. Il
le connait donc ,~ecundum eue inte.U.igibLte
quod habent in cogno4cente et 4ecundum e44e quod habent extna
cognu4centem. Ce qui
veut dire que connaître un objet selon
l'être intelligible qu'il a dans l'entendement n'empêche pas
de leconnaitre en même temps selon ce qu'il est hors de l'en-
32
tendement
. Il
faudrait dissiper l'équivoque du mot "par eux-
mêmes". Si, explique Arnauld, "par eux-mêmes"
se rapporte ad
nem cognitam, Dieu voit les corps par eux-mêmes. et dans leur
propre nature, et non seulement selon l'être intelligible
33
qu'ils ont dans l'entendement divin
.
Cette illusion dont est victime Malebranche repose
sur un principe également erroné: que Vieu ne connait que ce
qui e4t en lui. En limitant ainsi la connaissance de Dieu, il
en exclut ce qui est hors de lui, les ètres créés. Se justifie
par là le rapprochement avec Aristote; mais êgalement avec
le courant averroïste. Car cette idêe unique d'étendue, sus-
ceptible de représenter n'importe quel corps, n'équivaut-elle
pas à l'idée générale de l'être? Si c'est par elle que Dieu
31. ARNAULD,
Des
Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
250.
32.
ARNAULD,
ibid.
33.
ARNAULD,
ibid.

, ~'.,
285
conna,t, est-ce que cela ne veut pas dire que Dieu ne conna,t
les crêatures que selon la notion gènèrale d'être, et
non
selon que chacune est en elle-même, et en tant qu'elles sont
diffèrentes les unes des autres? Arnauld qui fait lui-même
ce rapprochement rappelle que cette opinion a étè rèfutèe par
saint Thomas. Il s'agit de l'opinion des averroïstes. Leur
doctrine est, en effet, incompatible avec l'absolue perfection
de la connaissance divine.
Il est donc nécessaire de supposer
que la connaissance que Dieu a des choses est une connaissance
propre et déterminée. Quoiqu'il les connaisse en soi et par
son essence, il les conna,t néanmoins chacune par une connais-
sance particulière, parce que l'essence divine a tout ce que
chacune a de perfection et quelque chose de plus infiniment.
aenLia cujua cumque ~e~ alLe~iua, eL adhuc ampliua, Veua ~n
34
ae ipao poLeaL omnia p~op~ia cogniLione cognoace~e
"Par la, commente Gilson, saint Thomas prenait ouver-
tement position contre l 'averroïsme de son temps. Un
Siger de Brabant, par exemple, interprètant la doc-
trine d'Aristote sur les rapports de Dieu et du monde
dans son sens le plus strict, ne voy~it en Dieu que
la cause finale de l'univers. Selon lui, Dieu n'ètait
la cause efficiente des êtres physiques ni dans leur
matière, ni dans leur forme, et, puisqu'il n'en était
pas la cause, il n'avait ni a les administrer provi-
dentiellement ni méme a les connaHre. C'est donc la
négation de la causalité divine qui conduisait les
averroïstes à refuser a Dieu la connaissance des sin-
guliers ; et c'est l'affirmation de l'universelle
causalitè divine qui conduit saint Thomas a la lui
attribuer. Esse lui-même, le Dieu de saiot Thomas
cause et connaH l a total i tè de l' ens. "3~.
Le Dieu d'Arnauld est le même que le Dieu de saint Thomas, qui
34.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t .
38,
p.
250.
35.
GILSON,
Le thomisme,
Introduction
à
la philosophie
de
saint Thomas
d'Aquin,
Paris,
Vrin,
sixième
éd.,
1972,
p.
133

,.
286
cause et connaît chacune de ses créatures dans leur singu1a-
rité propre, qui
veille providentiellement sur chacune d'elles
en parti cul ier. Le Dieu de ~1a1ebranche qui s'apparenterait
selon Arnauld au Dieu aristotélicien, s'opposerait à l'idée
méme de la Providence.
Arnauld estime. donc, que toutes les affirmations
de Malebranche, en rapport avec sa notion d'étendue inte11i-
gib1e, conduisent à la négation de la Providence, donc à l'af-
firmation d'une "théolo\\iie matérialiste". Lorsqu'il affirme,
par exemple, que Dieu connaît l'étendue puisqu'il
l'a faite,
et qu'il
ne connaît qu'en lUi-même, Arnauld réplique qu'''il
n'y a rien qu'on ne mette en Dieu par un semblable raisonne-
ment: puisque j'aurai autant de sujet de dire: Dieu renferme
en lui-même des millions de moucherons et de puces intel1igi-
b1es ; car il
les connaît, Pu.·üqu.'Lt te.; a 6ait:s. Et il ne
les peut connaître qu'en 1ui-méme"36
Dieu contiendrait donc
en lui toutes ses créatures, étendue, moucherons, puces, cra-
pauds ... Dieu ne serait-il
pas conçu comme un être matériel,
le tieu des choses créées? Nous serions en présence d'ùne
conception sensualiste de Dieu, qui
fait de Dieu un espace où
seraient les corps. En développant sa théorie de l'étendue
intelligible '"t l'idée selon laquelle, Dieu ne connaît que ce
qui est en lui, Malebranche suggère à son adversaire cette
conception matérialiste de Dieu.
Ce que Malebranche dit, également, de la volonté di-
vine conduit Arnauld à soupçonner une inspiration matérialiste
de l'idée qu'il veut nous donner de Dieu.
Il déclare, en effet,
36.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
249.

287
que Dieu conna,t les choses qu'il a produites au-dehors par
sa volonté. La volonté créatr'ice de Dieu est donc, chez Male-
branche, non seulement la source des existences singulières,
l'unique principe du partic~lier,
mais aussi
la seule source
de la connaissance des choses particulières. La diversité
que nous observons dans la nature étant les effets des lois
du mouvement, c'est-I-dire des uolon~E~ gEnE~alf~ de Dieu,
il convenait donc de concentrer dans la seule volonté créa-
tri ce de Di eu, à l a foi s, l a source des exi sterrces, l a cause
de leur ètre et le principe de leur connaissance, en tant
qu'existences singulières et particulières. L'entendement
divin, en un sens réellement distinct de la volonté, ne con-
tient que l'idée selon laquel le les choses matérielles peuvent
être
créées, c'est-I-dire l'idée de l'étendue ou étendue in-
telligible.
Il
ne contient pas, nous le savons, les idées
archétypes singulières. Or, si elles ne sont pas dans l'enten-
dement el les ne peuvent pas non plus être dans la volonté.
Arnauld raisonnant toujours dans le cadre de la conception
augustinienne et thomiste, voit dans cette manière d'expliquer
en Dieu la connaissance des existences particulières, par la
volonté, le risque de concevoir un Dieu aveugle agissant sans
connaissance et sans raison et qui ne conna'trait pas ce qui
est hors de lui. L'Entendement de Dieu ne contient pas des
idées archétypes, mais l'idée unique de l'étendue, qui repré-
sente l'essence mathématique des corps, la structure mathéma-
tique du monde. Nous di rons
que ce n'est pas le caractére
esthétique de l'eidos platonicien que retient Malebranche,
mais le caractère mathématiqlle de l 'eidos, mais d'inspiration
cartésienne. L'idée d'étendue représente à Dieu la structure
mathématique du monde, structure éternelle d'une infinité de

", .
288
mondes possibles,
mais ne lui représente pas ce monde-ci,
singulier, distinct dans sa singularité de tous les mondes
possibles. C'est dire, par conséquent,.que Dieu ne connait
pas du tout ce monde-ci qu'il a créé. S'il ne le connait pas
dans son entendement, comment la volonté pourra-t-elle le
connaître? l_a volonté il bseoin d'ètre éclairée par l'enten-
dement. Si elle doit agir sans voir dans l'entendement les
idées particulières des choses elle agirait' aveuglément et au
hasard.
La création serait, encore une fois, inintelligible,
e t l' i dé e que l' 0 n s e fer a it de Die u. con t rai r e à cel l e que
no use nsei gne l ' E9 lis e. Au s si, end i st i ng ua nt. co mm e i l l e
fait, l'entendement et la volonté, Malebranche s'éloigne de
'enseignement traditionnel des Pères, qui concentrent dans
'essence de Dieu l'entendement rd la volonté.
La volonté connaît
les existences dans l'essence de Dieu, au mème titre que l'en-'
tendement connaît leur essence, sans qu'on ait besoin de les
distinguer réellement ni d'introduire une hiérarchie entre
les attributs de Dieu.
Comme on le voit, le problème de la connaissance en
Dieu est rattaché à un problème capital: celui de la Providence
de
la grâce, du miracle, du rapport de l 'homme avec Dieu.
Arnauld a le sentiment que tous les points du système de Male-
branche conduisent à une conception non-chrétienne de Dieu,
donc à nier nos rapports avec Dieu, tels que l'Ecriture et
l' Evangi l e nous l' ensei gnent par de nombreux témoi gnages. Aus-
si. en dénonçant cette tendance au sensualisme ou au matéria-
lisme. dans la théologie de l'étendue intelligible, Arnauld
a la conviction d'avoir de son côté toute la tradition des
Pères. On le voit insister sur l'identité de conception entre
saint Augustin et saint Thomas. Arnauld va encore plus loin,

289
puisque Platon est rapproché de saint Augustin. Pourquoi Pla-
ton? Certainement parce qu'il est le premier qui ait donné
le nom d'idée à ce que nous devons concevoir avoir été en
.
37
Dieu, lorsqu'il a pris le dessein de créer le monde
. Mais
aussi, comme le reconna't Arnauld, parce "que les platoniciens
sont presque les seuls des philosophes païens qui aient bien
1 - d
D'
,,38
par e
e
leu
.
Le but de l'opération est clair. Il s'agit d'isoler
Malebranche de saint Augustin, de saint Thomas, mais aussi de
Platon. Est-ce alors pour le rejeter du côté d'Aristote?
D'Aristote ~ COlip sOr, le "Prince des philosophes païens".
D'Aristote mais aussi de Gassendi. En effet, Gassendi est ce-
lui qui, dans ce siècle, a critiqué Platon pour avoir conçu
des essences singulières des choses 39 . Etrange, cette commu-
nauté de langage entre Malebranche et Gassendi. Y aurait-il
aussi une parenté entre la philosophie des deux auteurs?
C'est, en effet, ce que soupçonne Arnauld. Et lorsqu'il en aura
la certitude, il n'hésitera pas à dénoncer publiquement l'ins-
piration gassendiste de Malebranche, c'est-à-dire épicurienne
et sensualiste, jusque dans sa théologie.
2°) LE DEUXIEME EXPOSE DE L'ETENDUE INTELLIGIBLE
LES INQUIETUDES D'ARNAULD
Ce qui semble avoir été la préoccupation d'Arnauld,
dans notre ana lyse précédente, c'est la présence en Dieu d'idées
37.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap;
XIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
244.
38.
ARNAULD,
IXe Lettre au Père Malebranche,
O.
C.,
t.
XL,
p.
15 1 •
39.
GASSENDI P., Disquisitio Metaphysica, contre Méditation V,
Art. 4, Art. S, pp. 487-488.

. ; \\ ~ '.
290
particulières des choses créées. La pensée chrétienne, en ef-
fet, en maintenant dans l'entendement divin les essences sin-
gulières, les idées archétypes qui ont présidé à la création
desch~ses, est assurée de rendre compte à la fois de la per-
fection de la conduite divine dans sa création, donc de sa
Sage66e, et de sa Pltov.z.deYlce. Il ne s'agit donc pas de négli-
ger les conséquences théologiques impliquées dans la question
des idées divines. Il apparalt assez clairement à Arnauld que
Malebranche, pour avoir abandonné l'enseignement de la tradi-
tion sur la question des idées, a pris le risque d'élaborer
une théologie en rupture radicale avec la foi et l'Eglise.
Le recours permanent à saint Augustin que saint
Thomas a suivi
"comme son maltre,,40 est le signe, chez Arnauld,
qu'aucune philosophie spiritualiste vraiment chrétienne ne
saurait se constituer hors de l'augustinisme. Ainsi, s'expli-
que l'accueil enthousiaste qu'il a réservé à la philosophie
cartésienne, dont il a immédiatement reconnu l'accent augusti-
nien. A l'inverse, ses réserves à l'égard de la philosophie
de Malebranche viennent de ce qu'il soupçonne, dans la philo-
sophie de la Vision en Dieu, une inspiration anti-augustinienne,
apparentée au matérialisme sensualiste. C'est la théorie de
l'étendue intelligible qui éveille les soupçons d'Arnauld.
L'étendue intelligible que Malebranche met en Dieu, est-elle
en Dieu 6oltmell~meYlt ou lminemmeYlt ? Du ~oment que Malebranche
ne s' i nspi re pl us des pr·i nci pes d 'expl i ca tion augustiniens et
thomi stes, comment peut- i 1 prétendre mettre en Di eu l'étendue
sans que l'on soit contraint d'en conclure que Dieu est corpo-
rel? C'est à cette nouvelle critique qu'Arnauld soumet la
40.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t.
38,
p.
244.

"', ,....
291
philosophie de Malebranche, en la confrontant avec sa propre
vision du cartêsianisme augustinien.
Le même principe qui s'applique à l'esprit de 1 'hom-
me s' app1 ique 'aussi, par anatog,{e, à Di eu. Sa i nt Augusti n
appelle lui-même le monde que Dieu a crêê, le monde intelli-
gible, en tant qu'il est '{déatement et ém,{nemment en Dieu. Le
monde intelligible c'est le monde matêrie1 et sensible, en
tant qu'il est connu de Dieu et qu'il est reprêsentê dans ses
divines idêes. C'est donc ce monde-ci, ce monde mattriel et
sensible, que Dieu a crêê, qui est en Dieu intelligiblement.
Les crêatures ne peuvent pas être en Dieu 6OJLnrettemef1t ; car
tout ce qu'elles ont d'être et de perfection est bornê et con-
tient quelque limitation. Or, il n'y a rien d'imparfait en
Dieu. C'est pour expliquer la maniêre dont les crêatures sont
en Dieu, que l'on a inventê ce mot ém,{f1emmef1t. Il signifie
que les choses sont en Dieu d'unemaniêre plus noble qu'elles
ne sont en elles-mêmes.
Il n'y a donc aucune raison d'opposer deux mondes,
dont l'un serait seul intelligible et l'autre non. Au contrai-
re, dans la tradition scolastique, c'est le même monde matériel
et sensible, existant formellement et réellement, qui est
idêa1ement et éminemment en Dieu, c'est-à-dire ,{ntetl,{g'{ble-
mef1t.
Il y a un rapport immêdiat entre le ~onde intelligible
et le monde
créé, matêriel et sensible. Autrement dit, ce
qui est connu de Dieu, c'est ce monde-ci, ce monde sensible,
ce monde matêrie1. Aussi, tout ce qui est formellement dans
le monde matériel
et sensible doit être éminemment et idéale-
ment dans le monde intelligible qui est en Dieu. De même, tout
ce qui est formell ement dans l'étendue doi t être ém,{nemmen.t
et '{déalemef1t dans 1 'êtendue intell igible qui est en Dieu. Le

...... ,
"
292
vrai sens du mot intelli~ible fait voir, par exemple, que le
soleil intelligible doit être çe même soleil matériel et sen-
sible. avec toutes ses p~opriétés, rondeur, grandeur et mou-
vement continuel de toutes ses parties. En d'autres termes,
ce même corps, qui existe formellement et réellement dans
l'espace, est en Dieu éminemment et idéalement, c'est-à-dire
intelligiblement.
Une chose peut étre considérée de trois manières
41
formellement, éminemment, et idéalernent
. Par exemple, l'archi-
tecte qui construit une maison, n'est pas la cause des maté-
riaux qui vont servir à la construction de la maison. Ceux-ci
se trouvent dans la nature. Ce sont des productions naturelles.
Ce dont l'architecte est la cause, c'est de .t'ollga.n.üat..i.on de
ces matériaux dans un ensemble, c'est-à-dire de leur arrange-
ment ou disposition, pour en faire, en définitive, la maison
construite. Mais, cette maison, faite de l'arrangement réel
de pierres, n'est pas dans l'âme
telle qu'elle est effective-
ment au-dehors, dans l'espace réel. Elle existe, au-dehors,
6ollme.t.tement.,
c'est-à-dire Il~e.t.tement.. Elle a une existence
réelle comme tout ce qui existe dans la nature.
Elle a une
matière et une forme données ensemble, pour en constituer le
composé réel que nous percevons dans l'espace. Ma'i s, en tant
qu'elle est une production de l'architecte, une production
artificielle, cette maison doit exister dans l'esprit de l'ar-
chitecte qui en est la cause. Elle existe dans l'esprit de
l 'architecte ~m.i.nemm"nt., comme l'effet dans sa cause. Cet ar-
chitecte, parce qu'il est un être intelligent, n'a pas pu
4\\.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
ldles,
chap.
XIV,
O.
C.,
t .
38,
p.
255.

, "
293
produire son oeuvre sanss~voir ce qu'il allait faire, sans
avoir une idée ou connaissance de ce qu'il avait l'intention
de faire.
Il a dD avoir une rep~ésentation de la maison, avant
même de la faire, et qui a orienté la réalisat10n du projet.
C'est, en effet, le propre d'un être intelligent de ne pas
produire une oeuvre sans en av~ir l'idée ou la représentation.
Parce qu'esprit, il est, à la fois cause et intelligence, son
oeuvre est en lui émi nemment, comme l'effet dans sa cause, et
idéalement en tant qu'elle en est connue.
Une chose, avons-nous dit, peut être considérée de
trois manières: formellement, éminemment, idéalement. Arnauld
interroge, alors, Malebranche plus directement. De laquelle de
ces trois manières l'autE~r de la Recherche de la V'rit',
conçoit-il que l' é t end ue est e 11 Die u? Sie l 1e est enD i eu
réellement, elle y est formellement.
Il faudra en conclure que
Dieu est corporel. Si elle est en Dieu éminemment, l'étendue
intelligible se confond avec Dieu, et désigne son inlm~n6itf
sans que Dieu soit corporel, sans que sa spiritualité ou sa
divinité en ~oient altérées. C'est la question que se pose
Arnauld devant les texteS de Malebranche sur l'étendue intel-
ligible. Précisons bien, qu'il s'interroge devant les textes
du Xe Eclaircissement, c'est-à-dire devant le premier exposé
de l'étendue intelligible.
Devant le Xe Ec!aircissement, Arnauld a le sentiment
qu'il
pourrait bien s'agit· d'une étendue réelle et formelle,
que Malebranche fait résider en Dieu. Certains passages lui
semblent définir, en effet, l'étendue intelligible dans son
rapport au sensible, comme un être sensible. Mais d'autres
laissent supposer le contraire. Cette "obscurité" qu'il observe

294
chez Malebranche ne fait qu'accroître son inquiétude et le
rendre plus vigilant.
Arnauld constate d'abord, que Malebranche ditde
j'étendue intelligible, qu'elle est infinie et immobile. "Il
faut considérer, écrit, en effet, Malebranche, que Dieu ren-
ferme en lui-méme une étendue idéale ou intelligible infinie ...
L'étendue intelligible est immobile en tous sens méme intelli-
giblement,,42. Le cartésien Arnauld sait que, chez Descartes,
l 'étenàue n'est ni
infinie, ni immobile. Descartes insiste
bien pour dire que Dieu seul est infini. L'étendue est indéfi-
nie, mais elle n'est pas infinie. Tout en admettant que la
matière est indéfinie, Descartes lui reconnaît, cependant, la
divisibilité à l'infini. Ainsi, l'étendue, dont nous parle
Descartes, dans ses Principes de ~a Philosophie, est celle
qui constitue l'essence des corps; elle est indéfinie et divi-
43
sible à l'infini, mobile et figurée
Or, l'étendue intelli-
gible de Malebranche n'a, apparemment, rien de commun avec
cette étendue matérielle, puisque Malebranche lui reconnaît
l'infinité et l'immobilité. Elle n'a donc rien de corporel
ou de matériel. Elle s'identifierait donc à Dieu et signifie-
rait l'immensité de Dieu. Si telle est la pensée de Malebranche,
Arnauld n'a rien à redire. Car elle est tout à fait conforme
à la conception de
Descartes et à la tradition augustinienne.
L'étendue intelligible peut étre en Dieu, à la condition qu'il
ne s'agisse pas d'une vraie et formelle étendue 44 .
42. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. XIV, O. C., t. 38,
p. 248.
43. DESCARTES, Principes - l, art. 27, édit. Garnier, t. III, p. 108.
II, art. 20, 21
p.
166.
Correspondance avec Morus, 5 fév.
1649, éd. Garnier, t. III, p.875,
44. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. XIV, O. C., t. 38,
p. 252.
"l'·, ," .".<
. ,.,",

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\\ ..
295
Mais, examina~t de plus près les autre~ propriétès
que Malebranche attribue à l'étendue intelligible, Arnauld
en vient à se demander, si l'étendue intelligible qu'"il pre-
nait pour l'immensité de Dieu, n'est pas, au fond, une'vraie
et formelle étendue, c'est-à-dire une étendue matérielle et
corporelle. En effet, Malebranche, après avoir reconnu que
l'étendue intelligible est .én6i.n~e et ~mmob~le, énurr,ère un
certain nombre de propriétés qui ne peuvent convenir, selon
Arnauld, qU'à une vraie et formelle étendue. Il ajoute, par
exemple, dans le texte du Xe E~laircissement,
et toujours à
propos de l'étendue i nte 11 i g'j b1e,
"qU'0I1 lj peu.t COitc.c.voi.Jt di·66éJten.teô paJt.t.éeô pluô
gJtande~ ~.t pluô pe.t~.teô", que "no.tJte eôpJt~.t y peu.t
apeJtcevo~Jt .tou.teô ôoJtteô de 6~guJteô e.t de mouvemen.tô",
"paJtce qu'~l en peu.t apeJtcevoiJt une paJt.t~e. e.t qu~
.tou.te é.tendue .én.tell~g~ble 6inie eô.t néceôôa~Jtemen.t
une 6iguJte in.telllglble" , et "paJtce que no.tJtC'. eôpJt~.t
apeJtceuan.t l'é.tendue ~n.tell~g~ble ~mmob~le, elle
nouô paJtal.t mob~le a cauôe du ~en.tlmen.t de couleuJt
que nouô a.t.tachon6 ôucceô6~uemen.t à dlueJtôeô paJt.t~eô
de ce.t.te é.tendlLe ... Que e'eô.t ee qu~ 6al.t que l'an
uol.t
le ôole~l ~n.tell;g~ble• .tan.tô.t gJtand e.t .tan.tô.t
pe.ti.t
; paJtee qu'il ôu66i.t pouJt eela que nouô voylonô
.tan.tô.t une pluô gJtande paJt.t~e de f'étendue in.telll-
glble, et .tan.tâ.t une pfuô petite, et que nouô aylonô
un
v~6 ôen.tlmen.t de lum~èJte pouJt a.t.taeheJt à ee.t.te
paJt.tle d'étendue ... ; que c.omme leô paJt.t~eô de l' Uen-
due ln.telllglbfe ~on.t .tou.teô de même na.tuJte, ehaeune
peu.t JtepJtéôen.teJt quelqu~ eoJtpô que ee ôolt ; e.t que
ee eonp~ deu~en.t ôenôlbf(, ôl frâme a quelque ôen.tl-
men.t à l'oeeaôion deô eo~pô. qu'elle y attache ... "45.
Toutes ces déterminations appartiennent à l'étendue
intelligible. Il
ressort de toutes ces affirmations sur l'éten-
due intelligible, qu'elle est 6iguJtée, qu'elle est h;ob~fe,qu'elle
comprend des parties les unes plus grandes, les autres plus pe-
tites, qu'elle est ôenô~ble, puisque l'âme y a.t.taehe ses senti-
ments. Nous retrouvons ainsi, toutes les déterminations que
45.
ARNAULD,
Lettre
al!
Père
Malebranche,
VIII,
O.
c.,
t.
39,
p.
12J.

..
-
,
296
Descartes reconnaît à l'étendue matérielle et corporelle. On
peut comprendre l'embarras où se trouve Arnauld. Prenant à
la
lettre, les textes de Malebranche, Arnauld se demande ~i
c'est la même étendue qui est infinie et immobile et aussi
figurée, mobile et sensible.
Mais, l'on peut. bien admettre que l'infini, dont il
est question et que Malebranche reconnaît à son étendue intel-
ligible, doit s'entendre, non pas selon l'essence, mais selon
la grandeur. L'infini selon l'essence ne convient qu'à Dieu
seul, l'infini selon la grandeur convient à l'étendue. L'infini
selon l'essence exprime la plénitude première de l'Etre, dans
sa positivité absolue.
Il signifie l'absence totale de limita-
tion. Lorsque nous disons que Dieu est infini, nous entendons,
e.n effet, par là, qu'il comprend la totalité des perfections
sans aucune limitation, sans auc0ne borne. L'étendue intelli-
gible, infinie au sens mathématique, est une grandeur mathéma-
tique divisible à l'infini. S'il nous faut comprendre, par
étendue intelligible, une grandeur mathématique, indéfinie
ou infinie, il nous faudra reconnaître que, du fait de sa divi-
sibilité, nous sommes bien en présence d'une étendue réelle
et formelle, d'une étendue matérielle et corporelle. Une telle
étendue, quoique mathématiquement infinie. ne saurait résider
en Dieu. Elle est mathématiquement infinie, cela signifie
qu'elle est une grandeur mathématique divisible à l'infini. Or,
la divisibilité est une marque d'imperfection, qui nous inter-
di t de mettre formellement en Dieu une telle étendue intell i-
gible infinie.
"Il ne faut pas s'imaginer, précise Arnauld, que la
qualité d'infinie qu'il donne à cette étendue intei-
iigibie, la rende moins indigne d'être admise en Dieu.
L'infinité qui convient à Dieu, n'a nul rapport avec
l' i nfi ni té que l'on peut concevoi r dans l'étendue.

29 7
Et, bien loin que cette dernière soit contenue dans
l'idée de l'étre parfait, cette idée ne l'exclut
pas moins nécessairement, qu'elle enferme nécessai-
rement la première. Car, plus une étendue est vaste,
quand ce serait jusqu'a l'infini, plus elle a de
parties réellement distinctes les unes des autres:
ce qui répugne m~nifestement a'la simplicité de
Dieu, qui est un des principaux attributs de l'étre
parfait. Mais l'infinité qui convient a Dieu, n'a
garde de rien avoir qui répugne a cette idée, puis-
que c'est, au contraire, la première chose que l'on
y voit, que l'être même, la plénitude de l'ètre ;
l'être sans bornes, et par conséquent infini"46.
Ce qui fait que l'étendue intelligible n'est pas
digne de résider en Dieu, c'est sa divi6ibiti~!, ou plutôt
c'est parce que Malebranche laisserait entendre qu'elle peu~
ê.~~e divi6ibte.
Ce n'est pas sa divisibilité actuelle. Mais
Malebranche la conçoit comme divisible puisqu'il admet, comme
le rappelle Arnauld en le citant, "qu'une 6igune d'!~endue
in~ettigibte peu~ ê.~ne pni6e 6UQQe66ivemen~ de6 di66!nen~e6
pa4~ie6 de Qe~~e ~~endue in~ettigibte in6inie,,47. Ce qui veut
dire, que mon imagination a prise sur elle. Je puis, ainsi,
transporter une partie' de cette étendue a la place d'une autre
ou même les superposer. L'étendue intelligible est donc divi-
sible. De ce fait, elle est par essence incompatible avec Dieu.
Ni l'intelligibilité, ni l'infinité n'y changent rien: "rien
ne peut mieux marquer qu'une chose est 6onmettemen~ étendue,
et non seulement (minemmen~, que quand on y met ce en quoi
consiste le plus d'imperfection de l'étendue, qui est d'avoir
des parties distinctes réellement les unes des autres, de sorte
qu'on y en peut p;-endre d'autres plus petites, et d'autres plus
grandes. Or, conclut Arnauld, c'est ce qu'il dit de son ~nooe
46.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Id'es,
chap.
XIV,
O.
C.,
t .
38,
p.
259.
47.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
XVI,
p.
255.

.....
298
.{.rt:te./'XLg.i.bte ùtO.{.nü.,,48; Considérer la divisibilité comme un
défaut d'être,
un manque d'être,
qui
rend
l'étendue indigne
de résider formellement en Dieu, est tout a fait conforme a
la
philosophie cartésienne.
Par ce point, Arnauld ne fait que
tradui re fidèlement Descartes.
Descartes ne dit pas de l' éten-
due qu'elle est infinie; mais qu'elle est .{.ndéo.{.n.{.e.
Par la,
il
la distingue
radicalement de Dieu.
S'il
reconnaît il
l'éten-
due d'être essentiellement
intelligible et divisible a l'infinil
cela ne
l'empêche pas, en
raison même
de la d.{.v.{.~-i.b.{.e..i..té qui
lui est également essentielle, de dire qu'elle est incompati-
ble avec Dieu.
Ainsi,
précisé le sens qu'il
convient le mieux
de donner a
l'infinité de
l'étendue intelligible, il
semble,
qu' i l n ' y ait plu s de
rai son -d ' hé s i te r
sur l a na t ure cie l' é t e n-
due intelligible que Malebranche met en Dieu.
Mais,
cependant,
ce serait conclure trop hâtivement, que de penser qu'il
s'agit
d'une étendue
formelle,
c'est-a-dire matérielle.
Pourquoi?
L'étendue formelle,
si
elle doit être divisible doit
être mobile. Or, Malebranche ne dit pas que l'étendue intelligible est
mobile, mais plutôt qu'elle est ùlmob-ile. Si l'étendue intelligible est
effectivement telle, il ne s'agirait donc plus d'une étendue formelle; car
l'étendue formelle, c'est-a-dire matérielle est, non seulement divisible,
mais encore mobile. Et pourtant, tout concourt à nous persuader que cette
étendue intelligible,
dont on reconnaît qu'elle est divisible,
figurée et sensible, ne peut être qu'une vraie et formelle
étendue.
Pourquoi
donc Malebranche, après
lui
avoir reconnu
toutes ces déterminations,
lui
refuse-t-il
maintenant le mou-
vement ? Est-ce
par crainte d'introduire en Dieu le changement?
48.
ARNAULD,
Des Vraies et des
Fausses Idées,
chap.
XVI,
O.
C.,
t.
38,
p.
256.

- ,
299
Mais cette crainte ne se justifie pas, estime Arnauld. En ef-
fet, Dieu a l'idée d'une étendue en mouvement, puisqu'il
l'a
c ré ée :
"il n'a rien fait dont il n'eût l'idée. Or, il a
créé la matière en mouvement, sans quoi elle n'au-
rait été qu'une masse informe dont il n'aurait pu
faire aucun de ses ouvra~es : il a donc nécessaire-
ment l'idée de la matière en mouvement, non seulement
parce qu'il l'a créée dans cet état, mais encore,
parce qu'il
la conserve toujours dans le ffiême état;
puisque c'est immédiatement par l ui-méme qu'il con-
serve la même quantité de mouvement dans le monde,
en le faisant passer continuellement d'un corps
dans un autre.
Il est donc impossible qu'il n'ait
pas en lui-même l'idée du mouvement~
puisqu'il ne
fait rien dont il n'ait·l 'idée ... "4~.
Saint Augustin, saint Thomas et Descartes sont ici
associés pour cautionner, par leur autorité, l'idée que le
mouvement est inséparable de la matière créée, et que cette
inséparabilité a son fondement dans les idées mêmes de Dieu.
Exclure le mouvement de l'étendue intelligible, c'est priver
l'étendue d'une de ses propriétés naturelles telle que Dieu
l'a voulue. Mais, c'est aussi, rendre inintelligible la réalité
même des mouvements que nous observons dans la création en sup-
posant l'existence d'une c.au.l>a.e.Lté propre il la matière, échap-
pant il Dieu même. Admettre, par contre, que Dieu a créé la
matière en mouvement, c'est reconnaître que le mouvement est
en lui comme l'effet dans sa cause; c'est-il-dire émilHènlnlent.
Cette manière d'expliquer la présence du mouvement en Dieu,
n'implique nullement que l'essence et la substance divine doi-
vent en être changées. Elle reste conforme il la mani ère de parl er
et de concevoir de toute la tradition scolastique.
49. ARNAULD,
Des
Vraies
et des Fausses Id'es,
chap. XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
257.

."
~
.. '
300
"Je ne puis aussi deviner, s'interroge Arnauld, pou
quoi il dit que les volontés de Dieu ne changent
rien dans sa substance. et qu'elles ne la meuvent
pas. Est-ce que si Dieu connaissait les mouvements
par son essence, et non seulement par ses volontés,
il serait à craindre que sa substance n'en fût chan
gée ? Et pourquoi donc ne pense-t-on pas aussi que
si Dieu connaît l'étendue par son essence, et non
seulement par sa volonté, il soit à craindre que so
essence, et non seulement par sa volonté, il soit
à craindre que son essence ne soit étendue? Ce qui
n'est pas moins contraire a la nature de l'être inf
niment parfait, que si elle était en mouvement. Je
ne vois donc pas pourquoi l'étendue en repos et imm
,bile lui parait plus digne d'étre admise en Dieu.
,que l'étendue en mouvement ou mobile. C'est assuré-
ment qu'il
n'a pas assez consulté la ua6t~ ~t lmmen
idE~ d~ l'it~~ .n6LnLBlent ~a~6ait quand il en a eu
ces pensées "50
L'allusion à saint Thomas ou a' la théologie scolast
que, est ici bien claire. Dieu connait dans son essence et pa
son essence les choses qu'il a créées.
Il contient en lui lesJ
archétypes, les idées ou formes exemplaires qui ont présidé a
1
leur création. Il renferme dans son essence les perfections
des choses créées, mais éminemment, c'est-a-dire sans que ce'
puisse affecter son essence. Car les créatures ne sont pas el
lui formellement. telles qu'elles sont réellement, ce serait
introduire en Dieu un défaut, de l'imperfection. La "vaste e
immense idée de 1 'étre infiniment parfait" ne souffre pas en
Dieu une quelconque limitation. Ainsi, les choses créées. la
matiére en mouvement, sont en Dieu Em.i.»~mme.nt. Cette manière
de parler et de concevoir est celle de la tradition des Pèrl
Or, remarque Arnauld, le langage de Malebranche est tout a
fait diffèrent.
[1 prive son étendue intelligible du mouvem
Pourquoi? Est-ce parce qu'il l'estime indigne de résider e
Dieu? Estime-t-il, peut-être, que l'étendue intelligible d
50. ARNAULD,
Des Vraies et des Fausees Idées,
chap.
Xl
O.
C.,
t .
38,
p.
258.

.
... ,",
"
",
. • • :J
301
être en Dieu d'une manitre différente-des corps sensibles et
du mouvement réel? Car de quelle manière l'étendue inten i-
gible devrait-elle_ étre en Dieu, si elle ne doit pas y étre
comme y sont les corps et le mouvement, c'est-I-dire éminem-
ment? Si elle doit y étre d'une manière différente, elle de-
vrait donc y étre 6o~mellement, puisque les corps etle mou-
vement sont en Dieu éminemment.
Si l'étendue intelligible est effectivement une éten--
due réelle et formelle, Malebranche, en toute logique, doit y
introduire le mouvement, puisque le mouvement est essentiel 1
l'étendue formelle. MalS, peut--étre, croit-il qu'une étendue
formelle est plus digne d'être en Dieu formellement si elle
est immobile?
"On ne peut guère faire concevoir plus grossièrement
une êtendue6oltmeLü, en ce qui est de l'étendue,
qu'il fait celle-II, quoiqu'il la nomme -i-ntelV_g~ble.
Il est seule-ment vrai qu'il en a voulu ôter, je ne
sais pourquoi, une des principales propriétés de
l'étendue que Dieu a créée, qui est la mobilité, et
qu'il lui a plu la considérer comme •.. immobile.
Mais je ne vois pas ... que cela la rende plus capa-
ble d'être a'dmise en Dieu" 51 .
En effet, si l'intention de Malebranche est telle
que Arnauld essaie de Ja deviner, il convient de rappeler
l'obstacle de la divisibilité. L'étendue intelligible, conçue
comme divisible, garde un rapport 1 l'imagination. Ce qui a
rapport 1 l'imagination, c'est ce qui tombe sous les sens.
Ainsi, l'étendue intelligible, parce qu'elle est divisible,
est incompatible avec bieu, bien que Malebranche lui reconnais-
se l' ,i.ntel.t-i-g-i-b-i-,üté, l' ùtMn-i-té et l '-i-mmob-i-l-i-té. Ces qua 1i tés
ne sauraient en aucun cas, compenser son défaut d'être intrin-
sèquement lié 1 la divisibilité.
51.
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIV,
t .
38,
pp.
258-259.

: ~.
302
~;
Comme on le voit, la question à laquelle Arnauld
ne parvient pas encore à répondre est de savoir, si cette
étendue intelligible,.que Malebranc~e met en Dieu, y est for-
mellement et réellement. Dans le livre Des Vraies et des
Fausses Id'es,
la question reste sans réponse. Ou du moins,
Arnauld ne réussit pas à se prononcer clairement. Il trouve,
en effet, 'les ter.tes de Malebranche "embrouillés", "contra-
dictoires"
et "mystérieux".
"Mai s, ce qui est de pl us embarrassant, avoue-t-i l,
est de savoir si cette étendue ~nteil~g~bte ~n6~n~e,
laquelle il prétend qui est en Dieu, puisqu'il dit
que Dieu la renferme, y est 6o~meiiement ou seule-
ment éminemment"52. "De bonne foi, ajoute Arnauld,
je ne saurais deviner ce qu'il a voulu que nous en-
tendissions par cette étendue ~nteii~g~bie ~n6~n~e,
dans laquelle il prétend maintenant que nous voyons
toutes choses; car il en dit des choses si contra-
dictoires, qu'il me serait aussi difficile de m'en
former une notion distincte, sur ce qu'il en dit,
que de comprendre une montagne'sans vallée. C'est
une créature, et ce n'est pas une créature. Elle
est Dieu, et elle n'est pas Dieu. Elle est divisible
et elle n'est pas divisible. Elle n'est pas seule-
ment éminemment en Dieu, mais elle y est formelle-
ment. Et elle n'y est qu'éminemment, et non pas
formellement"S3.
Embarrassé par les textes de Malebranche, Arnauld
ne parvient pas à savoir si l'étendue intelligible est une
vraie et formelle étendue, ni de quelle manière elle est en
Dieu. Devant son incapacité à comprendre avec exactitude, ce
que Malebranche a voulu exprimer, Arnauld en vient à penser
que Malebranche n'a pas voulu se faire comprendre. Il a voulu
nous dissimuler sa pensée. Ce sont les textes, en effet, qui
expriment la pensée et l'intention de l'auteur. Si un texte
est suffisamment obscur, au point qu'il ne puisse pas étre
52.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses Id'es,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
255.
53.
ARNAULD,
ibid.,
p.
252.

303
compris, alors, il faut en conclure que telle a été l'inten-
tion de l'auteur, qu'il a voulu cacher sa pensée. Si Male-
branche pense vraiment que l'étendue intelligible est en
,
Dieu éminemment et non pas fo-rme-llement, que ne- le dit~il
pas, simplement, dans le langage ordinaire, avec les termes
en usage, que les Péres et Descartes, lui-même, ont toujours
utilisés? Les termes "éminemment" et "formellement" sont
assez clairs et précis pour qu'on n'ait pas besoin de recou-
S4
rir à cette nouvelle notion d'étendue intelligible
Arnauld
en arrive à soupçonner ~lalebranche d'avoir inventé cette notion 1
d'étendue intelligible, ."pour déguiser un dogme qui ferait
horreur si on le présentait à découvert"SS. Si les textes
sur l'étendue intelligible nous paraissent obscurs, c'est
bien parce que l'auteur a voulu délibérément nous "embrouil-
1er" l'esprit. Ainsi, pour Arnauld, t.outes les contradictions,
les variations, qu'il
pourrait reprocher à Malebranche, sont,
à ses yeux, voulues
par l'auteur, pour mieux nous dissimuler
sa pensée. Et, quand il aura la certitude que l'étendue intel-
. ligible est une étendue réelle, qui réside formellement en
Dieu, Arnaul d accusera Mal ebranche d' avoi r voul u "tromper le
monde"S6, en déguisant sa pensée sous les ornements du vrai,
"par peur qu'on en fut trop tôt choqué si on la voyait de trop
prés et qu'on y fit trop d'attention"S7. Dans un dialogue
fictif, Arnauld fait parler le disciple de Malebranche en ces
termes
:
54.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
255.
55.
ARNAULD,
Défense,
V Part.,
O.
C.,
t.
38,
p.
537.
56.
ARNAULD,
ibid.,
p.
537.
57.
ARNAULD,
ibid.,
p.
540.

.304
"Cette étendue lntelllgibli, n'est autre chose que
l'idée que Dieu a de l'étendue: et en effet, notre 1
Maitre l'appelle souvent ainsi. Car il dit que cette
étendue intelligible e~t l'a~chétype, ou'l'ldée pa~
laquelle Vieu conna~t tou~ le~ objet~ maté~lel~ et
~u~ laquelle i l le~ a 6o~mé~.
Il prend souvent pour
la même chose, l'étendue intelligible, l'idée de
l'étendue et ce qu'il y a en Vieu qui ~ep~é~ente
l'étendue et c'e~t ce qui lui 6alt dl~e, que Vieu
volt le~ co~p~ pa~ le~ ldée~ qu'il en a, le~quelle~
ldée~ ~ont l'e~~ence méme de Vieu. Mais, pour vous
dire le vrai, car je suis sincère, si cela expl ique
quelque chose de notre sentiment, il ne l'expl ique
pas tout entier, et il me paraît que, quand nous
nous servons de ces expressions, c'est plutôt pour
le cacher aux profanes, qui en pourraient abuser,
que pour le découvrir entiêrement"58.
On pourrait certes, reprocher à Arnauld de faire,
contre Malebranche, un procès d'intention, en le soupçonnant
de nous dissimuler une doctrine qui met en Dieu une. étendue
réelle et formelle. Si l'état d'esprit d'Arnauld, son tempé-
rament et méme le climat politique et religieux de l'époque,
très peu favorable; en effet, au Docteur augustinien, peuvent
expl iquer qu'il se soit engagé dans ce débat, comme son unique
raison d'exister, il faut admettre cependant, que l'explica-
tion reste insuffisante. Il est bien vrai que les textes de
Malebranche conduisaient Arnauld à soulever ces difficultés.
Il a très bien vu les incohérences et les tensions internes
du système de Malebranche, le danger qu'il
pouvait aussi re-
présenter pour la foi 59
Du moment que Malebranche, sur la nature des idées,
a élaboré une théorie nouvelle qui le sépare de Descartes et
de saint Augustin, il
prenait le risque d'une philosophie non
spiritualiste. En effet, ce sur quoi repose la métaphysique
58.
ARNAULD,
Défense,
o. C., t. 38, p. 401.
59.
ALQUIE,
Le Cartésianisme de
Malebranche,
Ille
Partie,
IX,
X et
les
conclusions
du
livre.

.~.
,-
305
spiritualiste de Descartes, c'est sa théorie des idées. C'est
à
par tir d' e 1l e qu' i l é l ab 0 re ses pre uve s de l' ex i ste nce de
Dieu, de la spiritualité de l'âme et de son immortalité. Cette
voie que Descartes a suivie l'a mené â la rencontre de saint-
Augustin. Et le cartésianisme ne rencontre l'augustinisme que
parce qu'ils ont un point de départ commun, le Cogito, l'idée
que j'ai de moi, et la conception de l'idée qu'il
implique.
La métaphysique cartésienne repose bien sur sa théorie de
l'idée. Malebranche nie que nous ayons l'idée de l'âme, l'idée
de Dieu
le Cogito a chez lui une fonction qu'il
n'a ni chez
Descartes ni chez saint Augustin.
Il assure chez lui la prio-
rité de la connaissance de la matière, de l'étendue, sur celle
de l'âme, qui ne m'est jamais clairement connue. Malebranche
élabore sa métaphysique sur des principes différents de ceux
de
Descartes; lui était-il
possible d'atteindre le spiri-
tualisme augustinien qui caractérise la métaphysique de Des-
cartes? Arnauld en doute dès le départ, Malebranche ayant
renoncé aux principes cartésiens
qui, à ses yeux, représen-
tent les seuls fondements d'une philosophie chrétienne. Rien
n'est d'a i 11 eurs pl us contrai re à Descartes et à saint Augustin,
que l'affirmation que nous voyons les corps en Dieu. C'est
la preuve que sa nouvelle théorie de l'idée l'engage sur la
voie dangereuse du matérialisme sensualiste.
"L'on rencontre souvent, déclare Arnauld, dans les
ouvrages que je combats des expressions qui disent
que l'étendue intelligible est .f.'-i.dée que V-i.eu a de
.f.'étendue : .f.'-i.dée éte~ne.f..f.e pa~ .f.aque.f..f.e V-i.eu vo-i.t
.f.'étendue ; .f.'-i.dée a~chétype ou~ .f.aque.f..f.e V-i.eu a
6a-i.t .f.'étendue ; .f.'-i.dée d'une -i.n6-i.n-i.té de mondeo
po
H -i. bi eo.
Il est vrai que s' i l pre na it lem 0 t d' -Ldée
comme Monsieur Descartes et les plus habiles philo-
sophes, pour les perceptions que les natures intelli-
gentes ont de leurs objets cela donnerait un grand
jour à cette matière et on ne pourrait douter que,
par l'étendue intelli9ible, il n'eût entendu l'étendue
en tant qu'elle est -i.déa.f.ement en Dieu, ou comme

306
saint Thomas, ~eeundum e~~e quod hQbe~ in in~ellee­
~u divino. Mais ce qui fait que ces expressions et
d'autres semblables sont au moins ambiguës, et ne
font point connaitre clairement son sentiment sur
l'étendue intelligible, c'est qu'il déclare en plu-
sieurs endroits, qu'il n'entend point, par le mot
d'idée les perceptions que les natures intelligentes
ont de leurs objets, mais certains êtres représenta-
tifs distingués des perceptions et préalables aux
perceptions"60.
Arnauld aperçoit dans Malebranche, une contradiction
très forte entre sa profession de foi augustino-cartésienne
et la métaphysique qu'il élabore. La vision en Dieu d'une
étendue intelligiblè est radicalement étrangère au cartésia-
nisme et à.l'augustinisme. D'où, l'on peut se demander, comme
le fait Arnauld, ce que recouvre chez Malebranche son augusti-
nisme et son cartésianisme. Arnauld est de plus en plus pere
suadé que la philosophie de Malebranche s'inspire du matèria-
lisme sensualiste de l'école de Gassendi.
C'est, en effet, dans le livre Des Vraies et des
Fausses Id'es qu'Arnauld s'en prend,
pour la première fois,
à la théorie de l'étendue intelligible. L'ouvrage parait en
1683. En réponse à cet écrit critique, Malebranche fait pa-
raitre, en 1684, la R'ponse au Zivre de Monsieur ArnauZd des
vraies et des
fausses
id'es.
Arnauld, lui oppose aussitôt, en
1685, la D'fense de Monsieur ArnauZd, docteur de Sorbonne,
contre
Za r'ponse
au
Zivre des vraies
et des
fausses
idées.
La polémique se poursuit, rebondissant à chaque publication
de l'un des deux adversaires.
Il est intéressant de noter, pour le problème qui
nous préoccupe, que dans la Défense, Arnauld se réfère non
seulement à la R'ponse de Malebranche, mais aussi aux Méditations
60.
ARNAULD,
Défense,
V Part.,
O.
C.,
t .
38, p. 514.

., .
307
chr~tiennes, ouvrage que Malebranche publie en 1683, mais
dont Arnauld n'avait pas pris connaissance au moment de don-
ner au public son Traité des idées, paru la même année. Or,
il croit trouver dans ces deux livres de Malebranche, la ré-
ponse à la question posée dans le livre Des Vraies et des Faus-
ses Idées
sur la nature de 1'étendue intelligible. Il y trouve
la confirmation que Malebranche met en Dieu une vraie et
formelle étendue.
"Cette opinion, avoue-t-i1, est si étrange, que je
ne sui s Po·i nt sur pl" i s qu' i 1 Y ait bi end e s ge ns
qui aient peine i
croire que ce soit son opinion.
J'en ai étérnoi-même incertain dans le livre des
Idées, et n'~i osé en parler qu'avec doute; mais
ayant considéré avec attention ce qu'il a écrit
depuis, dans ses Méditations chr~tiennes et dans sa
R~ponse, je me suis trouvé invinciblement porté i
croire, que c'est son v)'ai
sentiment quant au fond,
quoiqu'"j]
puisse l'embarrasser de quelques subtili-
tés, que je n'ai pas encore découvertes"61.
Du soupçon et du doute, Arnauld passe i
l'accusation
publique. QJ'est-ce qu'il a trouvé dans les Méditations chré-
tiennes et dans
la Réponse qui puisse justifier cette accusa-
tian? Dans les M~ditationE chrétiennes, Arnauld a trouvé un
second exposé de l'étendue intelligible, qu'il
n'avait pas lu
au moment de rédiger et de publier le livre Des Vraies et des
Fausses Idées.
Si les deux ouvrages ont été publiés la même
année 1683, il
ne faut voir aucun rapport direct entre les
deux publications. Autrement dit, ce n'est pas la critique
de l'étendue intel1ig'ible, amorcée dans le livre Des Fraies
et des
Fausses
Idées,
qui est i
l'origine de la pub1 ication
des Méditations chrétiennes. Malebranche fait paraître les
Méditations chr'étiennes,
ignorant encore les réserves d'Arnauld
sur l'étendue intelligible.
61.
ARNAULD,
Lettres
au
Père
Malebranche,
VIII,
O.
C.,
t .
39,
p.
120.

.. . ,
308
Ce qui
est à l'origine de
la rédaction du nouvel
exposé de l'étendue intelligible,
c'est,
au contraire,
la
publication, en 167.7,
des
oeuvres
posthumes de Spinoza.
Remar-
'quons 'que c'est l'année d'après,
1678, que paraissent les Ec1air-
cissements de
la Recherche de
la
V'rit'.
Quand furent conn~es
les oeuvres
posthumes de Spinoza,
les
propres
lecteurs de
Malebranche éprouvèrent quelques difficultés à ne pas
faire
l'amalgame des
doctrines
de l'Ethique et de l'étendue inte11i-
g i ble. ' t~ ale b ra ne he, sem b l e - t - il, eut peu r de cet t e a ssi mil a t ion,
,
1
et s'empressa de dénoncer,
dans
les M'ditations chr.tiennes.
l'erreur des spinozistes et du "misérable Spinoza".
Ainsi,
c'est la peur de voir sa propre doctrine assimilée à celle
de Spinoza et,
par ce fait,
dénaturée,
qui
a poussé Malebran-
che à donner au
public un nouvel
exposé de
l'étendue inte1-
1igib1e.
Mais,
l'on peut toujours se demander,
si
Arnauld
n'a pas craint,
lui
aussi,
cette assimilation de la théorie
de
l'étendue intelligible avec
la conception de Spinoza.
En
effet,
la question
n'aurait-elle pas été évoquée, en 1679,
à
la réunion qui
fut organisée chez M.
de Roucy et à laquelle
participaient Malebranche,
le Père Quesnel
et Arnauld? Il
ne semble pas qu'Arnauld y ait exprimé des
critiques contre
l'étendue intelligible et manifesté sa crainte d'une parenté
avec
le spinozisme.
On a surtout parlé, à cette réunion, de
la théologie de
la gràce de Malebranche.
A cette date, en
effet, Arnauld ne songeait pas à s'attaquer à la théorie des
idées de Malebranche ni
à
sa conception de
la Vision en Dieu
de
l'étendue intelligible.
Il
faut donc
admettre, qu'il
n'a
aperçu le danger que
pouvait représenter la
théorie de l'éten-
due intelligible, que lorsqu'il
a repris
à fond
l'étude de la

.
~. l,
' . ,... r
309
Recherche de la V.riti, "c'est-I-dire après 1680, date a la-
quelle parait le Trait. de la Nature et de la Grace. C'est
pour réfuter cet ouvrage théologique, qu'Arnauld se met a
-;-~---étudier de" pru"s prés la Recherche deia-V~';'ité. Il n-'a"ssocie-
ra le nom de Spinoza a la critique de l'étendue intelligible,
qu'aprés avoir pris connaissance des textes des Méditations
chr.tiennes et de la Réponse.
En effet, dans le livre Des Vraies et des Fausses
1
Idées,
inaugurant sa critique de l'étendue intelligible, il
ne prononce pas une seule fois le nom de Spinoza. Ets'il
cite pour la première fois, dans le cadre de cette polémique
sur l'étendue intelligible, le nom de l'auteur de l'Ethique,
c'est dans la Défense, et 1 la suite de Malebranche. Il est
permis de s'en étonner, quand on connait les rapports entre
les augustiniens de Port-Royal avec le spinozisme. On en a
une idée bien précise depuis les travaux de M. Orcibal, dont
les thèses sont reprises et confirmées par M. Jacques, dans
62
son livre qu'il consacre aux Années d'exil d'Antoine Arnauld
.
A 1a 1umiére des textes, jusqu'alors '~nconnus ou sommai rement
i nterprétês", M. Orciba:l se 1ivre a un nouvel examen de l' at-
titude d'Arnauld 1 l'égard du spinozisme. Sa conclusion est
qu'il n'est pas plausible, contrairement 1 ce que laissent
croire les éditeurs de ~es oeuvres complétes, qu'Antoine
Arnauld ait tout ignoré"odes thèses spinozistes pourtant lar-
63
gement répandues dans toute l' Europe
Il estime fort pro-
bable qu'Arnauld a très tôt connu, dans toute leur force, les
62.
JACQUES Emile, Les Années d'Exil d'Antoine Arnauld,
p.
149.
63.
DRCIBAL J.,
Les Jans.nisteB face d Spino.~.

objections de Spinoza contenues dans
le T~actatus théologico-
politique,
contre la divinité de l'Ecriture.
Arnauld
n'était-
il
pas l'un des
fami 1 i ers de l' Hôtel
des Muses,
cette éco1 e
l.atine que dirigeait à Paris,
Fr.
Van Den Enden.
l'ancien
ma'tre de
l'auteur du T~actatus ? Arnauld connaissait Van
Den Enden, qu'i l
venait consul ter "sur les sens des
textes
hébreux et syriaques des
Ecritures,,64
Il
serait. en effet,
étrange que
leur entretien n'ait jamais porté sur les idées
du philosophe de
la Haye, qui
étaient combattues par
les
pro-
pre sam i s d' Ar n a u 1 d,
co 'nm e Bos sue t
et Pas cal ,
Mais,
la question que nous
nous
posons,
plus
préci"
sément, c'est de savoir si
Arnauld a lu l'Ethique et si,
dans
sa polémique avec Malebranche, sur l'étendue intelligible,
ses attaques
contre l'oratorien
peuvent s'expl iquer, du moins
en
partie,
par son aversion c6ntre Spinoza.
M.
Orcibal
nous
rapporte des
faits
qui
nous forcent à penser qu'Arnauld a
bien
lu l'Eth'ique.
C'est en mai
1678 qu'Arnauld aurait reçu
de Neercassel
un exemplaire de
l'Ethique.
afin qu'il
en inter-
dH
la diffusion en France.
Dés qu'il
l'eût vu,
il
jugea
qu' i l s ' agi ssa i t
"d'un des
pl us méchants 1 ivres du monde,,65.·
Mais entiérement absorbé par d'autres
préoccupations, il
s'adressa à Bossuet, qu'il
estima plus disponible que
lui,
"afin qu'il
empéchât par son crédit qu'il
ne se débitât en
France".
Lorsque
le
13 mars
1679, survint la mise à l'index
de Spinoza, on savait qu'Arnauld y avait pris une part non
négligeable.
On voit bien,
par les documents que présente M. Orcibal
64.
ORCIBAL J.,
ouvrage
cité.
65.
Ibid.

,'" "
311
que, d~rant la période de 1670 a 1679, Arnauld est préoccupé
par la question spinoziste. C'est précisément pendant cette
~ériode que s'est tenue chez M. de Roucy la rencontre au
cours de laquelfe on avait discuté des théses de Malebranche.
Il 'est surprenant qu'Arnauld, qui, apparemment connaissait
suffisamment Spinoza et avait lu, semble-t-il, l'Ethique,
n'ait pas immédiatement remarqué un rapprochement possible
entre la vision en Dieu de l'étendue intelligible et le spi-
nozisme. Par ailleurs, M. Orcibal révèle que le docteur augus-
tinien avait fait un petit écrit contre le fameux athée, qu'il
aurait publ ié s'il ne l' avai t perdu en 1684 ; ce qui prouve,
encore' plus, que Arnauld avait une bonne connaissance de
Spinoza. Mais, aussi, de Malebranche, puisq~e dans cet écrit,
selon M. 0 r ci ba.l, i 1 au rait été i nfl ue nGê par 1a 10 ngue pol é -
mique contre l'oratorien. C'est dire que Arnauld y réfutait
l'Ethique plutôt que le Tractatus.
Comment expliquer dés lors,
que le livre Des Vraies et des Fausses Idées paraisse, en
1683, sans qu'il y ait un rapprochement avec.le spinozisme,
dans les chapitres consacrés a la critique de l'étendue in-
telligible? Il est étrange, en effet, qu'Arnauld, jusqu'en
1683, n'ait pas remarqué l'allure spinoziste de cette étendue
intelligible infinie ou au moins l'ayant remarqué, qu'il
n'en
ait rien dit, alors que les propres lecteurs de Malebranche
s'inquiéteront de la ressemblance et seront ainsi a l'origine
du second exposé de la théorie de l'étendue intelligible. Il
ne faut pas prendre à la lettre, nous recommande M. Orcibal,
cette confidence d'Arnauld qui déclare:
"Je n'ai point lu
les livres de Spinoza,,66. Mais l'on peut encore s'étonner
66.
üRCIBAL
J . ,
ouvrage
ci té.

312
qu'un rapprochement avec le spinozisme ait inspiré sa criti-
que de l'étendue intelligible.
On peut comprendre alors que, déco~vrant le nouvel
exposé dei 'étendue intelligible dans les Méditations chré-
tiennes,
il insiste, dans sa Défense. pour bien marquer que
c'est Malebranche lui-même qui a, le premier. estimé néces-
saire de. dissiper toute ressemblance entre sa théorie de
l'étendue intelligible et le spinozisme. Et. à cet égard,
le texte le plus significatif est un extrait des Méditations
chrétiennes que cite Arnauld dans sa Défense.
"Mais. ce qui m'a paru convainquant, déclare-t-il.
estun endroit de sa IXe Méditation 5. 8, g. 10
qu'il est nécessaire, pour le bien entendre, de rap-.
porter tout au long." Il Y a encore une raison, qui
porte les hommes à croire que la matière est incréèe:
c'est que. quand ils pensent à l'étendue, ils nepeu-
vent s'empêcher de la regarder comme un être néces-
saire. En effet, on conçoit que le monde a été créé
dans des espaces immenses. que ces espaces n'ont
jamais commencé. et que Dieu même ne peut les dé-
truire : de sorte que, confondant
la matière avec
ces espaces, parce qu'effectivement la matière n'est
rien autre chose que de l'espace ou de l'étendue.
ils regardent l a mati ère comme un être éternel.
Mais tu dois distinguer deux espèces d'étendues:
l'une intelligible, l'autre matérielle. L'étendue
intelligible est éternelle. immense, nécessaire:
c'est l'immensité de l'étre divin; c'est l'idée
intelligible d'une infinité de mondes possibles:
c'est ce que ton esprit contemple lorsque tu penses
à
l'infini: c'est par cette étendue intelligible
que tu connais ce monde visible ... L'autre espèce
d'étendue. est la matière dont le monde est composè.
Bien loin que tu l'aperçoives comme un être néces-
saire, il n'y a que la foi qui t'apprenne son exis-
tence. Ce monde a commencé et peut cesser d'être.
Il a certaines bornes qu'il peut ne point
avoir. Tu penses le voir et il est invisible ...
Prends donc garde à ne pas juger témérairement de
ce que tu ne vois en aucune manière. L'étendue in-
telligible te parait èternelle. nécessaire, infinie.
Crois ce que tu vois; mais ne crois pas que le
monde soit éternel, ni que la matière qui
le compose
soit immense, éternelle. nécessaire. N'attribues

313
pas à la créature ce qui n'appartient qu'au Créa-
teur"67.
Ce texte est capital. Dans le commentaire qu'il en
fait, Arnauld rappelle tout d'abord quelle a été l'intention
de Malebranche: "Pour bien entendre ce passage, dit-il, il
est bon de remarquer, qu'il y a eu en vue de réfuter Spinoza,
qui a cru que la matiére dont Dieu a fait le monde était
incréée, et qu'il cherche une raison qui a porté cet impie
dans cette erreur.,,68 L'analyse approfondie qu'il
fait du
texte de la IXe Méditation, conduit Arnauld à démasquer son
adversaire qu"il accuse de mettre en Dieu une étendue réelle
et formelle, de faire de l'étendue un
attribut de Dieu, en
quoi il partage l'opinion de Spinoza. Spinoza croit que
l'étendue est un être nécessaire. Devant cette thèse quelle
est la réaction de Malebranche? Arnauld extrait de la IXe Mé-
ditation la partie la plus significative qui lui permet de
conclure que Malebranche est du sentiment de Spinoza:
"En e66et, écrit Malebranche, on conçoit que le
monde a été c~éé dan~ de~ e~pace~ lmmen~e~ ; que
ce~ e~pace~ n'ont jamal~ commencé, et Que Dleu méme
ne peut le~ dét~ul~e. De ~o~te Que, con6ondant la
mat.tè~e avec ce~ e~pace~, pa~ce qu'e66ectlvemen:t
La ma:tlè~e n' e~t Jr.len au:t~e cho~e que de L' e~pace,
e:t de L'é:tendue, ll~ ~egaJr.den:t La ma:tlè~e comme un
é:t~e éte~neL"69.
Le Logicien de Port-Royal commente en ces termes les propos
de Mal ebranche
"Il n' y a personne qui entende 1e frança i s qui ne
sache que ces particules en e66et, e66ectlvement,
sont la même chose que le ~e ve~a des Latins: et
67.
ARNAULD,
Défense,
v, Part. O. C.,
t .
38,
p.
517.
68.
ARNAULD,
ib1:d.
69.
ARNAULD,
ibid.

-r
'.. "'_- ~ -
.'
314
qu'ainsi on ne peut mieux marquer que l'en a parlé
selon son vrai sentiment. que quand on s'en sert
pour confi rmer ce que l'on .venai t de di re. J'ai
donc eu raison-de croire, conclut Arnauld, que vo;
tre pensée était, que l'on ne se trompait point,
quand on conceva~~ que te monde a é~é c~éé dan~ de~
e~pace~ ~mmen~e~ ; que ce~ e~pace~ n'on~ jama~~
commencé, e~ que V~eu mime
ne le~ peu~ dé~~u~~e,
C'est pourquoi aussi vous ne dites point que les
spinozistes se trompent en croyant que ces espaces
sont tels que vous les décrivez. ~mmen~e~, é~e~nel~
t
-
.
"70
e
nece~~a~~r~ ...
On ne peut donc plus hésiter longtemps sur les rai-
sons qui ont poussé Arnauld 8 soupçonner Malebranche de met-
tre une étendue réelle et formelle en Dieu. Ses craintes ont
été motivées par l'épouvantable thése du spinozisme. La promp-
titude avec laquelle Arnauld dénonce la complicité de Male-
branche avec Spinoza donne 8 penser qu'il guettait depuis
longtemps l'indice,
si petit soit-il, d'un aveu. Il croit
l'avoir trouvé dans la IXe Méditation. Certes, Malebranche
condamne Spinoza. Mais, fait remarquer Arnauld, ce n'ist pas
pour avoir soutenu que l'étendue est un attribut divin, c'est
plutôt pour en avoir abusé "en la portant trop loin". Spinoza
"a confondu la matiére dont Dieu a formé le monde avec ces
espaces immenses. éternels et nécessaires dans lesquels le
monde a été créé,,71.
"Vous dites seulement, écrit Arnauld 8 Malebranche,
8 propos des spinozistes, que ce qui
les a trompés,
est qu'ils ont confondu ces espaces immenses, éter-
nel s et nécessai res, avec l'espace et l'étendue,
qui est la matiére dont le monde est composé, et
que c'est ce qui
les a portés 8 croire. que la ma-
tiére du monde est incréée, et que Dieu l'a seule-
ment arrangée."72
70.
ARNAULD,
Lettre
au
Père
Halebranche,
IX,
O.
C.,
t.
38,
p.
141.
71.
ARNAULD,
Défense,
V,
Part.,
O.
C.,
t.
38,
p.
518.
72.
ARNAULD,
lettres
au
Père
~lalebranche, IX,
o.
C.,
t.
39,
p.
142.

315
Si Spinoza confond le monde matériel créé et fini avec ces
espaces immenses, ce qui correspond, dans la pensée de Male-
branche, â l'étendue intelligible infinie, éternelle et
incréée c'est, dans le fond, pour aVoir admis que "la matière
n'est rien autre chose que de l'espace et de l'étendue".
Selon Arnauld, qui commente les critiques de Malebranche
adressées â Spinoza, la confusion spinoziste résulte, en
définitive, de l'identification de l'étendue et de la matière.
Mais, l'identité de la matière, de l'espace et de l'étendue,
est une idée cartésienne. Elle signifie que tout espace ou
tout corps est de l'étendue, et que l'étendue est homogène.
Malebranche, dès lors, peut-il dénoncer la confusion spino-
ziste sans dénoncer, en mème temps, le principe qui l'expli-
que, c'est-â-dire l'idée cartésienne de l'étendue? C'est
ainsi, qu'en voulant éviter le spinozisme, il arrive â dis-
tinguer deux espèces d'étendue, s'éloignant, de ce fait,
ré-
sol um e nt de 0e s car tes
; "T u do i s. dit 1a Sa ges se Ete r ne Ile
â
son disciple, distinguer deux espèces d'étendue, l'une
e~:t l:tenneiie, immen~e e:t nlce~~aine ; c'e~:t i'immen~i:tl de
o,-~
d"
,,73
-L
e",ne
.<.v.<.n
.
Malebranche a réagi contre l'interprétation tend an-
cieuse d'Arnauld assimilant sa conception de l'étendue â
celle de Spinoza. Il a expliqué que ce qu'il a vDulu marquer
queique6 au:tne6. C'e6:t-d-dine, ie~ nl6iexion6 d'un homme qu.<.
a i'e~pni:t nempii de i'idle ine66açabie d'e6pace~ immen~e~,
e:t qui con6ondan:t ie~ iMe~ de6 cho~e6 avec ie~ cho~e~ mê.me~
73.
ARNAULD,
Défense,
v, Part., O. C., t. 38, p. 518.

.., -
316
~o~~ po~~~, l'ex~~~e~ce ~éce~~a~~e qu~ co~v~e~~ à leu~~
~dée~,,74. Ce~....r:emarques de ~ialebranche que rapporte Arnauld
arrivent un peu tard lui réplique Arnauld.
Il aurait fallu
les ajouter au texte des M'ditations.
Arnauld n'est donc pas
convaincu des explicatitins qu'apporte Malebranche, qui ne
font que rendre plus embrouillé et plus inintelligible le
texte pourtant si clair de la IXe Méditation.
Arnauld sait bien que, dans ce texte des ~'dita-
tio~s, Malebranche a eu pour intention de réfuter Spinoza.
Pour échapper à l'accusation d'être un spinoziste, il expose
une conception de l'étendue qui distingue 1'étendue intelli-
gible et l'étendue créée ou matérielle. Ses propres lecteurs
75
auraient dû en être sati5faits
. Arnauld,
par ailleurs, ne
74.
ARNAULD,
Lettres
a~ Père Malebranche,
IX,
O.
C.,
t .
39,
p.
142.
75.
En exposant
dans
le
Xe Eclaircissement de
la Recher-
che de
La
V'rit',
la
théorie
de
la Vision de
l'é~e~due ~~~el­
t~g~ble en Dieu, Malebranche savait que le sujet ne laisserait
pas
indifférents
ses
contemporains.
En effet,
du vivant
de
Descartes une
discussion
l'avait
opposé
à
un
disciple
enthou-
siaste de
la
nouvelle
philosophie,
l'anglais
Henri MORE
sur
les
rapports
de
Dieu et
de
l'étendue.
MORE
ne
comprend
pas
comment Descartes
accorde
sa définition
de
la matière et
son
idée
de
la divinité.
Il
ne
comprend
pas
non plus
que Descar-
tes
dise
de
l'étendue,
c'est-à-dire
la matière,
qu'elle
est
indéfinie.
Est-elle
infinie
ou
finie?
Descartes
s'efforcera
de
dissiper
la
confusion que
fait
son correspondant
entre
l'immensité
de
Dieu,
attribut
divin,
et
l'étendue,
essence
des
corps
(cf.
Lettres
Latines ·de
1648-1649).
En
1677,
les
amis
de
Spinoza pu'blient
ses
oeuvres
posthumes,
au morr.ent
où Malebranche
prépare
l'édition des
Eclaircissements.
Dans
l'Ethique est clairement affirmée que Dieu est une subs-
tance étendue.
Rappelons
quelques
textes
de
l'Ethique.
Ethique I ;
Proposition XIV:
"Praeter deum nulla dari
neque
concipi
potest
substantia . . .
Hinc
clarissime
sequitur
le
Deum
esse
unicum,
hoc
est
in
rerum natura
non
nisi
unam
substantiam dari,
éamque
absolute
infinitam esse . . .
Ile
Rem
extensam
et
rem
cogitatem vel
dei
attributa
esse,
vel
affec-
tiones
attributorum Dei".

pouvait pas être mécontent, bien sOr, de voir Malebranche
délimiter les contours de sa propre doctrine pour se distin-
guer radicalement de Spinoza. Mais, le problème soulevé par
le docteur augustinien n'était pas, précisément, de savoir
Proposition XV
ltQuicquid
est,
in
Dea
esse,
et
nihil
sine
Dea esse
neque
concipi
potest tl •
I.e
scolie
qui
suit
~tablit que la substance êtendue est l'un
des
attributs
infinis

Dieu.
Ethique II.
Définition
l
"Per
corpus
intelligo modum,
qui
dei
essentiam,
quat~nus ut re extensa consideratur, certe
et
determinato modo
exprLmît".
Proposition
l
"Cogitatio
attributum Dei
est,
Slve
Deus
est
res
cogitans".
Proposition
II
'IExtensio
attributum Dei
est,
sive
Deus
est
res
extensa".
Devant
ces
textes
de
l'Ethique
"les
craintes
suggérées :'par
le
cartésianisme
se
trouvaient
amplement
justifiées,
avec
une
rigueur
impressionnante,
un
philosophe
juif
en
déduisant
les
conséquences
les
plus
impies,
et
confirmait
par
son exemple
des
soupçons
depuis
longtemps
éveillés
les
catholiques
car-
tésiens
devaient
être
l'es
premiers
à
se
révolter ll
(H.
GOUHIER,
La Phi~osophie de Ma~ebranche et son expérience re~igieuse,
p.
367).
Dans
les
Méditations chrétiennes,
Malebranche
con-
damne
publiquement
les
"égarements"
de
Spinoza.
D'où
ce
nou-
vel
exposé
de
l'étendue
intelligible dans
la
ge Méditation.
Malebranche ne
manquera
plus
une
seule
occasion de
crier
son
IIdégoût"
contre
Spinoza,
accusé
de
confondre
l'idée
des
corps
avec
les
corps
mêmes.
(Cf.
Les
Entretiens avec un rh1:~osophe
chinois,
o. C., t. XV, 2e éd. Paris, Vrin, 1970.
En
t713,
une
correspondance
entre
~lalebranche avec Dortous
de
Mairan,
réactualise
la question
des
rapports
entre
Male-
branche
et
le
spinozisme.
Jean-Jacques
Dortous
de
~airan est
cn
ancien
élêve
de
Malebranche.
Devenu
spinoziste
i l
a
le
sentiment
qu'il
existe
un
lien
de
parenté
entre
la
philoso-
phie
de
son ancien maître
et
celle de
Spinoza.
Il
appelle
Mal.ebranche
à
son
secours.
Huit
lettres
seront
ainsi
échangées
de
septembre
1713
à
septembre
1714.
A Mairan,
Malebranche
rap-
pellera sa
conception de
l'étendue
intelligible
qu' LI
distin-
gue
de
l'étendue
créée,
matérielle.
Il
reprochera
à
l'Ethique
d'être
un
livre
douteux
et
plein
d'équivoques.
Spinoza,
selon
ltli,
a
eu
le
tort
de
prendre
les
idées
des
créatures
pour
les
créatures
et
de
prétendre
qu'on
voit
les
êtres
créés
en eux-
mêmes.
Dans
le
fond,
Malebranche
accuse
Spinoza,
qu'il
ne
semble
pas
avoir
beaucoup
étudié,
de
prendre
l'!tendue
~omme
né~e~~a~~e et de n~e~ la ~~!at~on.
Dortous
de
Mairan n'est
pas
convaincu.
Il
dénonce
l'injustice
des
reproches
de
l'oratorien.
Il
prend
la
défense
de
Spinoza
et
continue
à p~nser qu'il existe bien un
lien de
parenté
en-
tre
Malebranche
et
le
spinozisme.
Mort
en
1694,
Arnauld
nia pas
Connu
cette
discussion entre
Mairan
et
Malebranche.
Il
aurait
certainement
approuvé Mairan
dont
les
réserves
confirment
ses
propres
inquiétudes.

318
si la théorie de
l'étendue intelligible pouvait être rappro-
chée du spinozisme ou non.
Il était de savoir si l'étendue
intelligible, que Malebranche met en Dieu, est une vraie et
formelle êtendue. lelle est la question essentielle pour
Arnauld. Le fait que Malebranche se dise anti-spinoziste ne
constitue pas une réponse à la question. C'est, pourtant,
son anti-spinozisme qui
le condamne ou, plus exactement, les
raisons qui
lui servent à êtablir son anti-spinozisme. C'est
cette conc~ption d'une double étendue qui fournit à Arnauld
la
preuve que l'étendue intelligible est bien une vraie et
formell e étendue.
"Il est donc clair, dit-il, qu'il prend pour la
même chose, L'~~endue ~n~elllglble, qu'il dit être
~~e~nelle e~ n~ce~~al~e, le6 e~pace6 lmmen6e6,
dan6 le~quel6 le monde a ~~~ c~~~ e~ l'lmmen~l~~
de l'E~~e dlyln. Or, continue Arnauld, s'il
avait
pris ce qu'il appelle l'étendue intelligible pour
l'étendue matérielle, en tant qu'elle est idéale-
ment en Dieu~ il n'aurait pu dire que l'étendue,
prise en ce 'sens, est l'espace immense dans lequel
le monde a é'té créé, et que c'est l'immensité de
Dieu. Car, quel sens aurait, je vous prie, de dire
que le monde a été créé dans l'étendue matérielle,
en tant qu'el.le est ld[alemen~en Dieu, et que cet-
te étendue conçue de Dieu, est l'immensité de
Dieu"76.
En distinguant deux espèces d'étendue, Malebranche confirme
qu'U n'est pas un cartésien orthodoxe.
Il
aurait
montré
que
la
lecture
des
livres
de
l'oratorien
co
duit
effectivement
au
spinozisme,
prenant
l'exemple
de Mairan,
comme
il
citera
le
cas· de
ces
jeunes
napolitains
qui
sont
de-
venus
athées
après
la
lecture
des
oeuvreS
de
Gassendi.
Car,
ce
qui
se
joue
dans
ce
débat
sur
lrétendue
intelligible
c'est
l'ld~e de c~~a~lon. Il peut paraître étrange que Malebranche
ne
parvienne
pas
à
convaincre
ni
un
non-spinoziste
comme
Arnauld,
ni
un
spinoziste comme
Dortous
de
Mairan.
76.
ARNAULD,
Défense,
v, Part., O. C., t. 38, p. 518.

319
"C'est donc pour emPêcheJr qu'on ne confonde ces
deux sortes d'espace ou d'étendue, dont la Sagesse
éternelle venait de parler, qu'elle avertit son
Disciple, qu'il doit di~ti"gu~n d~ux ~ont~~ d'~~­
pac~ ou d'ét~"du~ ; L'u~~ i"t~LLigibL~ ~t L'autn~
maténi~LL~ ... . Puis donc,que ces espaces Jmmenses,
et l'étendue intelligible sont la même chose, on
ne peut rien dire de cette étendue intelligible,
qu'on ne puisse dire de ces espaces. Or vous dites
de l' ét~ndu~ ,{.J'lt~LLigibL~ que c' es t l' im~;~~~ité d~
L'ét/tc d.Lvin.' 1l faut donc que, selon vous, ces
espaces immenses dans lesquels on conçoit que le
monde a été créé, soient l'immensité de l'étre
divin. Or l'immensité de l'être divin, et la subs-
tance de Dieu sont la même chose. Donc, selon vous,
c~~ e~pac~~ ,LtJ1m~~~e~ ~ont La ~ub~tance de V.i.eu"77.
Descartes et la traditio~ scolastique prennent, en
effet, l'étendue intell'igible pour l'étendue matérielle, en
tant qu'elle est idéaLement en Dieu. Autrement dit, ni Des-
cartes, ni
lB tradition ne conçoivent deux espèces d'étendue,
mais une seule et même étendue. Malebranche parle autrement.
c'est particuliérement à Descartes qu'il s'oppose, comme le
lui rappelle Arnauld dans sa neuvième L~tt~e :
"Mais si vous pY'étendez être toujours demeuré aussi
cartésien que vous l'étiez en répondant au Sr de la
Vi 11 e, je VOus soutiens qu'il n' y a pas l a moi ndre
ombre de raison à regarder l'étendue, ainsi que
vous faites, comme un genre qui ait deux espèces;
l'une matérielle, et l'autre immatérielle. Car qui-
conque a pris pour printipe que l'étendue est l'es-
sence de l a mati ère doi t di re comme vous l'avez
aussi toujours dit, qu'ét~ndue ~t matiè~e sont la
même chose; et que comme il n'y a point de matière
qui ne soit étendue, il n'y a point aussi d'étendue
qui ne soit matière"7B.
Malebranche ne met pas en Dieu cette masse infinie
de matière. Mettre en Dieu une telle étendue serait de l'im-
piété. Arnauld ne lui reproche pas d'avoir mis en Cleu le
77.
ARNAULD,
Lettres
au
Père
llalebranche,
IX,
O.
C.,
t .
39,
pp.
142-143.
78.
ARNAULD,
ibid.,
p.
147.

, ,-.;'
326 ' ..
monde matér-iel. Ce qui à ses propres yeux est condamnable et
impie c'est d'avoir mis en Dieu une étendue réelle et for-
melle. l'étendue véritable, quoiqu'il l'appelle iYltet,C(,gible.
ou ce~ e4paQe~ immeYl~&d
daYl6 le~quel~ OYl COYlçoit que le mOYlde
a été c~éé. Gassendiste comme spinoziste n'ont pas cette con-
ception grossière qui mettrait en Dieu UYlt ma~6e iYl6inie de
ma.tiè.~e et qui serait ,~a, 4ub4ta,nce de Vieu. Quoiqu'ils dis-
tinguent comme Malebr2hcbe deux espèces d'étendue, l'étendue
qu'ils mettent en Dieun'en est pas moins réelle et formelle.
C'est en quoi rés'ide lt'ur impiété.
On aurait pu croire que les spinozistes seraient
1
plus proches de Descartes puisqu'ils conçoivent que la matière
et l'étendue sont la mème chose. Ils ne mettent pas non plus
en Dieu une étendue infinie et divisible. la divisibilité
ayant rapport à l'imagination, introduire la divisibilité
en Dieu. c'est considérer Dieu comme corporel. Ce que ne fait
pas Spinoza. Il est vrai que, pour Spinoza, l'Etendue et la
Pensée sont les seuls attributs de Dieu que nous connaissions.
Mais, il
l~ rapporte à Dieu, après
les avoir érigés cnacun
en genre d'être singulier et infini. Mais. en opérant ce
transfert àe l 'Etendüe à Dieu. il se met en retrait. non seu-
lement de la tradition de l'Ecole Inais de la pensée de Des-
cartes. Car, si Descartes admet que l'étendue corporell e est
essentiellement intelligible, il
la considère, cependant.
comme incompatible avec Dieu, en raison de sa divisibilité.
Et. pour mieux la distinguer de Dieu, il dit qu'elle est
indéfinie, mais qu'elle est divisible à l'infini. l'étendue
n'est pas un pur intelligible. Elle ne peut pas étre conçue
sans l'imagination.

321
Mais Spinoza soutient énergiquement que l'étendue
est, en elle-même, infinie. et qu'elle ne saurait étre cons-
tituée de parties finies. qu'elle n'est point. par conséquen
divisible. Elle n'a pas de rapport à l'imagination: elle
ne tOffibe pas sous les sens. Rien donc n'empêche que l'éten-
due soit un attribut de Dieu. Spinoza exclut de Dieu tout ce
qui peut donner prise a notre imagination. Il serait donc
aisé, sur ce point. d'accorder Spirloza et Descartes. Ce rap-
prochement, Arnauld ne le tente même pas.
Il associe Male-
branche, Spinoza et les gassendistes dans la même critique.
Pourquoi? Parce que. profondément cartésien. il ne peut pas
concevoir une étendue ou espace qui ne soit pas matière. Aus-
si. insiste-t-il auprês de r,jalebranche
"Vous avez beau dire que ces espaces immenses ne
sont point matériels: les Gassendistes le disent
aussi bien que vous. Mais à quoi entreprendrez-
vous de fai re croi re. que ces espaces imlT:enses ne
soient pas une vraie et formelle étendue, en lon-
gueur, largeur et profondeur? Les Philosophes,
dont vous avez donné tout sujet de croire que vous
embrassez les sentiments dans cet endroit, de vos
Méditations. conçoivent le monde comme ayant été
créé dans une partie de ces espaces immenses. Or,
le monde qui est formellement étendu, serait-il
dans un espace qui ne serait pas formellement éten-
du ? Et si cette partie de ces espaces est formelle-
ment étendue, cell es que vous admettez aussi bien
qu'eux, au delà du monde, ne doivent-elles pas né-
cessairement être de même nature et être aussi formelle-
ment étendues ?"79
L'argumentation est ici rigoureusement cartésienne.
En conclusion. Malebranche nous donne un juste sujet de croire
qu 1 i 1 met enD i eu une vrai e et f 0 rm e 11e é t end ue. Ce rte s r'l ale-
branche prétend prendre ses distances par rapport à Spinoza.
Mais ce qui le distingue de Spinoza l'éloigne encore plus de
Descartes. L'inspiration religieuse ou panthéiste de la
79.
ARNAULD,
Lettres
au
Père Malebranche,
IX,
O.
c.,
t.
39.
p.
144.

322
philosophie de Spinoza ne pouvait trouver auprès d'Arnauld
que de l 'hostilité. Cependant, s'il juge funeste la philoso-
phie de Spinoza, il
trouve encore plus préoccupant, parce
que plus dangereux, "l'anti-cartésianisme" de Malebranche.
Pourquoi? Parce que Arnauld a désormais la certitude que
Malebranche a abandonné l'école de Descartes pour celle de
Gassendi, dont l'influence est plus grande en France, en cet-
·
80
te fin de siècle, que ;:elle de Splnoza
80.
Précisons
que ,.les
occasions
n'ont
pas
manqué
à
Arnau
de
dire
ce
qu'il
pensait
de
Spinoza,
Nous
pouvons
~~me dire
que
lorsqll'il
critique
les
gassendistes
ou
les
épicuriens,
i l
entend
par-li
tous
ceux
qui
ne
partagent
pas
la
philosophie
spiritualiste
de
Descartes,
et
qui
n'ont
paS
la même
concep-
tio~. de l'étendue que lui
Gassendi,
Morus,
Malebranche
et
Spinoza
sont
donc
associés
dans
la même
critique.
Cans
sa
con
traverse
avec
Malebranche,
Arnauld
reproche
à
son
adversaire
de
mettre
en Dieu
une
réelle
étendue
en
longueur,
largeur,
profondeur.
La
conception
que Malebranche
se
fait
de
l'étendu
se
rapproche
bien
plus
de
celle
de
Gassendi
que
de
celle de
Spinoza.
Nous
avons
voulu montrer
que
c'est
d'abord
aux
texte
gassendistes
que
pense Arnauld
lorsqu'il
critique
la vision
en Dieu
de
l'étendue,
et ~eŒondai~ement à
Spinoza.
Spinoza
se
disait
disciple
de
Descartes~ mais il professait ouverte-
ment
que
Di~ù est une substance étendue. Les textes important
sont
dans
l'Ethique,
In
proposition XIV,
suivi
du
corollaire
1 e t 2 .
Le
scolie
de
la
Proposition XV
établissant que
la
substance
étendue
n?est
pas
une
quantité
finie,
mais
11 un des
attributs
infinis
de Dieu.
Le
livre
II
de
l'Ethique
contient
les
deux
célèbres
propositions
l1Deus
est
res
cogitans"~ proposition l
;
"Deus
est
res
exten-
sa",
proposition 2.
C·ette
seconde
formule
paraît
scandaleuse
pour
les
contemporains
de
Spinoza
qui
le
tinrent
pour
un maté
rialiste
chosifiant Dieu.
Cette
thèse
est
aussi
impie,
aux
yeux d'Arnauld,
que
celle de
l'oratorien Malebranche
qui
met
en Dieu
une
étendue
intell.igible.
Seul
un
contresens
sur
la
pensée
de
Spinoza pouvait
expliquer
une
telle
accusation.
Car
dans
le
court traité,
l ,
chap.
II,
par.
18,
Spinoza
a
prévu
les
objections
possibles,
et
y
a
répondu
dans
une
perspective
anti-matérialiste.
L'étendue
est
infinie.
Dans
l'infini,
il
est
impossi.ble
de
concevoir
des
parties.
Pour
l'imagination,
la
grandeur
et
l'étendue
paraissent
divisibles,
finies,
multi-
ples,
composées
de
parties.
Mais
si
nous
considérons
l'étendue
telle
qu'elle
est
dans
l'entendement,
nous
la
trouvons
unique,
indivihib.te, .i.n6inie.
(Lettre
XII
;
De
la l'éforme de
l'enten-
demen t,
par.
87).
Léon BRUNSCHVICG,
interprétant
cette
théorie
spinoziste selon
laquelle
IIDeus
est
res
extensa'l~ parle du mathérnatisme intel-
lectuel
de
Spinoza.
L'intellection de
l'étendue
conduit 1
Dieu
parce
que
l'étendue
est
une
totalité
infinie
de
relati~ns
intérieures.
Nous
nous
trouvons
en
face
du
Dieu des
philosophe

323
CHAPITRE
L' l M~1EI~S ITE
DE
DIEU
ET
L'ETENDUE
CREEE
1. LE NEOGASSENDISME DE MALEBRANCHE.
Les
révélations du Verbe des Méditations
se résument
en ces
termes
qu'il
faut distinguel" deux espèces 0 'étendue,
l'une intelligible, l'autre matérielle
que l'étendue i ntel-
ligible est éternelle.
immense,
nécessaire,
et que c'est
et
des
savants.
Le monisme
est
à
la
fois
Itexpression d'une
théologie
et
d'une
mathématique
(cf.
Les étapes de
la philoso-
phie mathématique).
Mais
cette
théorie
spinoziste
des
rapports
de
Dieu et
de
Itétendue
est
aussi
une
thèse
religieuse opposée
au mathématisme.
Elle
doit
itre
attachée
i
la
notion
d'lmmen-
~itl ou d'ubiqui~l divines. Une vieille formule rabbinique
définit
Dieu
comme
Ille
lieu
du monde".
Elle
doit
~tre rattachée
i
l'idée
de
l'omniprésence
de
Dieu.
Leibniz
le
rappelle
dans
les
Nouveaux Bssais,
II,
XIII,
par.
17.
CE'
rappel
his torique
nous
le
trouvons
aussi
chez P.
DUHEM dans
le
système du monde,
r. v, pp. 231-232.
Malebranche
on
le
sait dit,
dans
la
ReaherchB de
la Vérité,
que
Dieu
est
le
lieu
des
esprits.
Nous
voyons
tout
en Dieu,
le
monde
est
en Dieu.
Mais
est-ce
à
dire
que
l'espace
est
un attri-
but
de Dieu?
Tel
est
le
problème
dont
on peut
suivre
l'histoire
chez Descartes
dans
sa
correspondance
avec Henry More,
chez
Malebranche
dans
sa
correspondance
avec
J.J.
Dortous
de
Mairan,
chez Leibniz
dans
sa correspondance
avec Clarke.
C'est
ce
même
problème qui
est au
centre de
la
polémique entre
Arnauld
et Malebranche
sur
la
vision
de
l'étendue
intelligible
en Dieu.
Et Arnauld en
lisant
Malebranche
a
plutôt le
sentiment
de
lire
un disciple
de
Gassendi
reprenant
les
thèses
de Henry
Hore,
qu·un "amoureux"
de
la
philosophie de
Spinoza.
M.
Henri
Gouhier,
analysant
la discussion
entre
Arnauld et
Malebranche
sur
l'Etendue
Intelligible,
insiste
Sur
le
climat
intellectuel
de
l'époque.
"Le
livre
Des
Vraies
et
des
Fausses
Idées
parut
en
1683
;
il
fut
composé
avant
la publication des
M~ditations
c'est
donc
l'oeuvre
d'un homme
qui
ne
connaît

~"
'<,
l'immensité de l'être divin
que l'autre espêce d' êtendue
est la matière dont le monde est composé. qui a des bornes,
qu'il peut ne point avoir. C'est sur ces révélations que
s'appuie Arnauld pour accuser Malebranche de mettre en Dieu
une vraie et formelle étendue
"Cela me donne. affirme-t-il dans la Ddtense, une
notion bien plus nette de l'étendue intelligible
infinie, que je n'en avais jusque ici car je recon-
nais par-là que c'est une vraie étendue, une étendue
formelle qui n'est différente de l'étendue que vous
de Malebranche
que
la Recherche
et
les
EcZai~cis8ements. D'au-
tre part,
Arnauld
écrit
à
une
époque

l'émotion provoquée
par
le
spinozisme est
encore
toute
fraîche;
i l
l i t
et
i l
com-
mente
les
pages
du Xe
EcZaircissement
consacrées
à
l'étendue
intelligible,
l'esprit hanté
par
les
impiétés
dont
un
autre
prétendu disciple de
Descartes
s'est
rendu
coupable
en faisant
de
l'étendue
un
attribut divin.
Qu'il
ait
tenté
de
rapprocher
les
deux doctrines,
ce n'était
que
trop
naturel;
qu'il
ait
attendu
les
Méditations
Chrétiennes pour le
faire
ouvertement,
c'est
dire
ce·que
ce
dernier
ouvrage
apportait
de nouveau".
(in la Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse
p.
368).
Arnauld
tenait
la preuve
que Malebranche
était victime du
spi-
nozisme.
M.
Gouhier
conclut
"C'est
le
spinozisme qui
a
dé-
clenché
la deuxième
définition de
l'étendue
i n t e l l i g i b l e ;
c'e
le
spinozisme
qui
a
rendu Arnauld
si
soupçonneux devant
cette
expression
et"qui
a orienté
ses
critiques
c'est par
rapport
au
spinozisme que Malebranche
explique
sa pensée;
le
spinozism
est
partout
présent
au
cours
de
cette
polémique
sur
les
idées
c'est
lui
qu'Arnauld
attaque
à
travers Malebranche,
c'est
lui
que Malebranche déteste
à
travers
les
imaginations de M.
Arnaul
les
deux adversaires
puisent
leur
passion à
la même
source
et
la haine
du
spinozisme
les
jette l'un
contre
l'autre
avec une
égale violence"
(ouvrage
cité,
p.
372).
Nous
sommes
entièrement
de
l'avis
de M.
Gouhier.
Nous
voulDns
simplement marquer
les
p~ud~nce~ d'Arnauld qui le font encore hésiter à prononcer le
nom de
Spinoza.
Les
écrits
de Malebranche
étaient,
en
effet,
destinés
à
convertir
les
libertins,
qui
sont
des
chrétiens,
lecteurs
d'Epicure,
communément
appelés
gassendistes.
Il
était
plus
adroit
pour
un pasteur des ·âmes
comme
Arnauld de
dénoncer
1 e s " th è 5 e s
g a.s sen dis tes"
de
Mal e b r a n che.
Au s s i e s t - i 1
t 0 u t
heureux,
de
lcre
dans
les Mdditations
Chrétiennes en même temps
que
se
confirme
le
spinozisme
de Malebranche,
la
preuve
que
sa
conception
de
l'étendue
est
d'inspiration gassendiste.
Cette
parenté
suffisait
à Arnauld
pour rejeter
l'oratorien
dans
le
camp
de
ceux
qui
conçoivent Dieu
corporel
et
étendu,
parmi
les-
quels
il
range
aussi
Spinoza.
Si Arnauld
insiste
surtout
sur
Gassendi et
Malebranche lorsqu'il
critique
cette
thèse
également
spinoziste
de
l'étendue
attribut
de
Dieu,
c'est
pour
prévenir
les
irnes
chrétiennes
trop
crédules
contre les
écrits
de
ces
théologiens,
plus
connus
que
l'auteur
de
l'Ethique.

325
appelez matérielle que parce que la première est
nécessaire, immense, éternelle; au lieu que l'au-
tre a pu n'être point; qu'elle est bornée et qu'el
a été créée dans 1e temps ... "81
Ainsi, le Verbe semble bien confirmer ce que tout
le monde
pense, c'est-a-dire que "l'étendue est un être néce
saire", que "le monde a été créé dans des espaces in,menses",
qui "n'ollt jamais commencé et que Dieu même ne peut les dé-
truire". Ce qui revient a dire que l'étendue de ces espaces
immenses est incréée. Les propriétés que le Verbe reconna't
a l'étendue intel! igible ne sont pas celles que l 'Oll attribue
a la matière dont le monde est composé: éternité, nécessité,
immensité, conviennent a l'étendue intelligible. Elles appar-
tiennent aussi a l'essence divine. L'étendue intelligible ne
se confond-elle pas, dés lors, avec l'immensité de Cieu ?
Certes, l'étendue intelligible peut être prise pour l'immen-
slté divine, mais a la condition qu'elle soit un pur intel1i-
gible. Or, tel
ne semble pas être le cas. Car l'étendue intel
ligible, que le Verbe identifie a l ' immensité de Dieu, est-
elle autre chose que cette étendue que les hommes ne peuvent
s'empêcher de regarder comme nécessaire, et que sont ces espa
ces immenses?
11 faut se rappeler, .en effet, quelle a été l'erreu
de Spinoza. Selon i1a 1ebranche, elle a été d'avoir confondu
l a matière, dont Dieu a formé l e monde, avec ces espaces lmffie
ses, éternel s et nécessaires. Spinoza a cru, à tort, qu' il
pouvait pousser a l'extrême cette opinion ordinaire et univer
sellement répandue: que L'étendue. est un.être_nécessa.ir_e._Ce
_.
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~~C"'':''''
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~ _•
• _..0 .... __

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- , , - - _. .
-
- - - -
. -
n'est pas l'opinion elle-même qui est erronée, mais l'usage
81.
ARNAULD.
Défense,
o. C.,
t.
38,
p.
402.

".-, ,"
326
ab us i f qu' en f J i t Spi no za, Cl u mie ux, l'a con s é que nce qu' i l en
tire, en la généralisant. Or, cette étendue dont la nécessité
s'imposerait a nous, l'étendue de ces espaces immenses qui
sont au-dela de notre monde, ne serait-elle pas ce que notre
esprit contemple lorsque nous pensons a l'infini? Arnauld
peut bien voir, en effet, une concordance entre cette étendue
que le sens commun regarde comme nécessaire, quand il
pense
effectivement a l'étendue. et cette étendue intelligible qui
est tell e que 1e r'évèl e 1e Verbe, ce que mon espri t contempl e,
quand je pense a l'infini:
"L'Etendue intelli9ible. dit le Verbe à son disciple
est éternelle, immense, nécessaire: c'est l'immen-
sité de l'être divin; c'est l'idée intelligible
d'une infinité de mondes' possibles: c'est ce que
ton esprit contemple, lorsque tu penses à l'infini ...
Il Y a donc concordance entre ce que dit le Verbe
et ce que "tout le monde"
admet, Le Verbe reconna't l'identité
entre l'étendue et l'infini. Cet infini nous savons que c'est
l'infini mathématique, l'infini selon la grandeur, qui convient
à l'étendue intelligible,
à l'étendue de ces espaces
immenses.
Nous savons qu'elle ne saurait ccnvenir à Dieu, en aucune
façon. Or, Malebranche n'en fait-il
pas un attribut de Dieu?
Arnauld en est persuadé. Convaincu que Malebranche attribue
au Verbe lui-même l'opinion ordinaire des hommes, il en conclut
qu'il met en Dieu une étendue réell e et formelle.
Ainsi, ce que Mal ebranche entend par étendue intell i-
gible, c'est l'étendue de ces espaces immenses, éter'nels et
nécessaires, qui n'ont jamais commencé et que Dieu ~ême ne peut
détruire. C'est la preuve qu'ils sont incréés. En effet, Dieu
82.
ARNAULD,
Défense,
O.
C.,
t .
38,
p.
517.

-.:', ..
327
en tant que créateur a tout pouvoir sur ses créatures:
il
leur donne l'être, il les conserve, et il
peut les détruire.
Si une créature pouvait échapper à l 'anénatissement par la
toute-puissance de Dieu, cela voudrait dire que Dieu se serait
ôté le pouvoir de la détruire. La puissance divine diminuerait.
Dieu cesserait d'être tout-puissant. Ce qui est absurde.
Il
vaut mieux admettre qu'un être, que Dieu ne peut pas détruire,
est -Lt1(>'Lê.ê.. hi ns i, ces espaces immenses, parce qu' ils sont
incréés, sont Dieu même. Le Verbe ne dit-il
pas, en effet,
qu'ils sont l'immensité de l'être divin?
Aussi convient-il
de distinguer l'étendue de ces espaces immenses, éternels et
nécessaires, incréés, identifiée à l'immensité de Dieu, de
l'étendue du monde matériel et sensible, de ce monde créé et
fini. Quoique assimilée à l'immensité de Dieu, l'étendue intel-
ligible n'en reste pas moins, selon l'analyse d'Arnauld, une
vraie et formelle étendue.
Arnauld observe donc, que la similitude ou la conver-
gence du discours philosophique ordinaire et celui du Verbe
suffit à faire voir, précisément, que Malebranche admet,
comme "tout le monde", qu'il y a, au-delà du monde créé, des
espaces immenses, éternels et nécessaires, incréés, qu'il
appelle ëtendue intelligible. L'erreur de Malebranche
consiste
à avoir accepté comme vraie une opinion reçue,
sans mê~e l'avoi
examinée à fond, sans l'avoir soumise à l'épreuve de la criti-
que. Ce n'est pas la première fois qu'un tel
reproche est fait
à Malebranche. Examinant la théorie des idèes de Malebranche,
Ar na u1d r end ait co mpte dé j à des e r r eu r s del'a ut e ur deI a Recher-
che de
la Vérité,
par le fait qu'il a supposé, comme indubita-
bles, deux principes communément reçus par les philosophes
et qui n'étaient qu'un préju9é.

·
..
' - '
, . "
328
Arnauld v~ plus loin quele simple procès qu'il ins-
F\\::'f: ~"<'
.
truit contre Malebranche, de mettre en Dieu une vra.ie et. for-
melle ètendue.
Il ne s'attarde pas a rechercher la cause de
cette'erreur qui ne peut provenir que des préjugés de l'en-
fance. Mais, puisque Malebranche prétend parler au nom du
Verbe, il convient de démontrer que les pensées qu'il 'lui
attribue, sont des pensées humaines, proprement humaines, de
philosophe égaré. Autrement dit, ces prétendues révélations
du Verbe des MGditatioHs sont des pensées communes aux philo-
sophes ordinaires et d'inspiration essentiellement 9a66~nd~6~~
Ce n'est donc pas le Verbe de la Révélation chrétienne qui
éclaire Malebranche, mais l'esprit de Gassendi
"Je ne vois point que cette Et~ndu~ ~nt~ll~9ibl~
infinie que vous dites être l'immensité de l'Etre
divin, soit différente de l'espace des gassendistes
qu'il s disent aussi être une Et~ndu~ nEc;~6.6ai!L~,
imm~n.6~, Et~!Ln~ll~. pEnEJ!Lable ~t immobil~ ; mais
ils ne disent pas que ce·soit Dieu.
Ils prétendent
seulement, si je m'en souviens bien que l'espace et
le temps sont deux sortes d'êtres qui n'ont rien de
commun avec tous les autres"S3.
Arnauld veille à limiter les dégâts que peuvent cau-
ser dans les esprits faibles et crédules, les pensées de Male-
branche surtout lorsqu'il
prétend 1es tenir directement du
84
Verbe
. Aussi, insiste-t-il pour bien situer Mal ebranche dans
le courant 1 ibertin du sensual isme épicurien de Gassendi.
Il
espère, ainsi, faire appara'tre très clairement l'inspiration
non-chrétienne de cette théorie de l'étendue intelligible. Car,
83.
ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C., t. 40, p. 122
84.
"Cette manière extraordinaire de faire
parler Dieu dans des
cours de philosophie, ~st capable de surprendre bien des gens, encore même
qu'on les avertisse qu'on ne.le fait pas pour surprendre le respect qu'on
a pour Dieu, nous donne une grande pente à prendre pour vrai ce qu'on nous

dit de sa part, ou plutôt ce que l'on feint nous être dit par sa parole
éternelle."
ARNAULD, RGflexions philosophiques et théologiques, l, O. C., t. 42, p. 169.

, ... 329'···
d.i sti nguer deux espèces d'étendue dont l'une, intell i gi bl e,
'~,
.~'
incréée et identifiée aux espaces immenses, éternels et néces-
saires, et qu'on fait résider en Dieu est contraire à la pen-
--
-
sée chrétienne~ Pens~r ainsi, c'est penser comme les gassen-
distes réputés pour leur libertinage et leur hostilité à la fa
Le gassendisme représente, en effet, en cette second
moitié du XVIIe siècle, le courant de pensée le plus important
mais en même temps, pour des esprits comme Arnauld,
il est
le plus grand danger pour l'Eglise.
Il
n'est donc pas étonnant
qu'Arnauld ait soupçonn0 Malebranche d'être devenu sassendis-
te. Déjà en 1683, dans lè livre Des Vraies et des Fausses
Id.~s, inquiété par la théorie de la Vision en Dieu, de la
vision de l'étendue en Dieu, Arnauld se demandait s'il
n'y
avait pas là une orientation gassendiste :
"quoiqu'il en soit, écrivait-il, on ne peut guère.
faire concevoir plus grossièrement une étendue 6o~­
mette, en ce qui est de l'étendue, qu'il fait celle-
là, quoiqu'il
la nomme .i.f1,tetV.g.i.bte. Il est seule-
ment vrai qu'il en a voulu ôter, je ne sais pourquoi,
une des principales propriétés de l'étendue que
Dieu a créée, qui est la mobilité et qu'il lui a
plu la considérer comme l'espace des Gassendistes
qu'ils veulent aussi qu'il soit ·immobile"85.
C'est cette affinité avec le sensualisme épicurien
de Gassendi qui a le plus inquiété Arnauld.
Il faut préciser
aussi, que les arguments que Malebranche développe dans le
Xe Eclaircissement à la Recherche de la V.rit., pour expliquer
pourquoi l'étendue intelligible ne saurait être dans l'âme,
alors qu'il
l'admet en Dieu, suffisaient à rendre cette théorie
suspecte de gassendisme aux yeux d'Arnauld. L'âme, dit Male-
branche, ne peut pas enfermer en elle l'étendue intelligible
85.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses
Idées,
chap.
XIV,
O.
c.,
t .
38,
p.
258.
"l_

~
"
:.
L
. :
'
" " ' , . , "

330
comme une de ses manières d'être. La raison qu'il
invoque,
c'est Gue l'étendue est un être puisqu'on la conçoit seule
sans penser à autre chose. Or, on ne peut concevoir des maniè-
res d'être sans penser le sujet ou la substance dont elles
dérivent. Par contre, lorsque nous pensons à l'étendue nous
ne pensons pas à notre esprit. Cela suffit pour que l'étendue
ne soit pas dans l'âme. De plus l'âme. étant une substance
spirituelle. n'est ni divisible. ni figurée.
L'étendue intel-
ligible ne peut donc pas être une manière d'être de l'esprit,
donc l'esprit ne peut pas la voir en lui, car l'esprit ne peut
renfermer l'étendue sans être matériel. divisible, figuré.
Ces principaux arguements de Malebranche vont rete-
nir l'attention d'Arnauld. Il
ne manquera pas d'observer, par
exemple. que l'étendue intelligible ne devrait pas être en
Dieu, pour les mêmes raisons qui empêchent de l'admettre dans
l'âme. Car, dit-il, Dieu est esprit. l'âme aussi. Ne pas admet-
tre l'étendue intelligible dans l'âme du fait de sa spiritua-
lité. est une raison suffisante pour ne pas la mettre en Dieu,
qui est l 'êtr'e parfait.
"Il n'y a rien en notre âme, affirme Arnauld. qui
soit formellement divisible: mais elle ne saurait
connaitre l'êtendue. que l'étendue, avec toutes ses
propriétés, la d~v~~~b~L~~~, la mob~L~~é, etc. ne
soient en elle intelligiblement; c'est-à-dire objec-
~~vement : et ainsi, de ce qu'elle est indivisible
par sa nature. il ne s'ensuit nullement qu'elle ne
puisse renfermer en soi l 'étendue ~n~eLL~g~bLe, quoi-
que l'étendue ne se puisse concevoir que divisible,
Que si c'est dans un autre sens que cet Auteur
prend le mot d'étendue ~nteLL~g~bLe. je soutiens que
ces mêmes raisons doivent prouver que l'étendue intel
ligible infinie ne peut être Dieu; c'est-à-dire être
un attribut de Dieu"86.
86.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses
Id'es,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
253
;
êgalernent Lettres
au
Pire
Malebranche,
IX
O.
C.,
t .
40,
p.
138.

" '
331'
Autrement dit, Arnauld reprend contre Malebranche
l'argument
que Descartes avançait dans sa correspondance
âvec Morus et dans ses' Réponses aux Cinquièmes Objections de
,
Gassendi. Un esprit infini ou fini, affirme Descartes, peut
connaître l 'ètendue sans être lui-même ètendu. C'est de cette
idée cartésienne que s"inspire Arnauld pour rejeter les argu-
ments de Malebranche qui, on le voit, avance une thèse con-
traire a celle de Descartes. Comment Arnauld pouvait-il hési-
ter longtemps a ranger Malebranche du côté de Morus et de
Gassendi? Et, lorsque Malebranche ajoute qu"'on aperçoit cett
étendue intell igible sans penser a son esprit", Arnauld ré pl i-
que "on l'aperçoit aussi sans penser a Dieu. Car il est certai
que les E~icuriens et les Gassendistes ne pensent point a Dieu
quand ils conçoivent l'espace où se promènent leurs atomes,
comme une étendue intelligible infinie,,87. ïout rapproche, en
effet, l'étendue intell igible de Malebranche, de l'espace des
gassendistes. Arnauld est désormais convaincu de la parenté
qui lie les deux systèmes de pensée.
"On ne peut nier, écrit-il, que l'étendue de "j'es-
pace des Gassendistes (ou ce qui est la mÊme chose,
l'étendue du dedans d'un tonneau vide, et l'étendue
des espaces imaginaires, dans l'opinion de ceux qui
croient le vide possible, et qu'il y a des espaces
au-delà du monde) ne soit une vraie et formelle
étendue, qui est d'avoir trois dimensions; longueur
largeur et profondeur. Or, ce que vous dites de votr
étendue intelligible fait voir qu'elle est toute
semblable a celle de l'espace des Gassendistes ou à
celle de ces espaces que le commun des philosophes
se figurent au-delà du monde"88.
Les Gassendistes sont au XVIIe siècle les partisans
87.
ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses
Id'es,
chap.
XIV,
O.
C.,
t.
38,
p.
254.
88.
ARNAULD,
Lettres
au
P~re Malebranche, VIII, O. C.,
t.
40,
p.
122.

~., .'
r.
-
.
_,_ ~ :_._.. r- ,' .. "
'"\\
.
332
des thé0~ies atomistiques .ct de la théorie du vide. Ils se
réel ament de Gassendi, même Si il s ont suivi d'autre voi e que
lui. On peut dire que ce sont, en géné~al., tous_les_adversai-
l'es de la physique cartésienne et de la métaphysique de Desca
tes. C'est, en effet, Gassendi qui reprend l'affirmation épi-
curienne de l'existence. des atomes et de l'existence du vide.
Il remet ainsi il la mode l'épicurisme antique. dont il main-
t i en t l' es sen t i el. l' a t 0 nl"i 5 mRet l a t hé0 l' i e du v ide, a pr ès
avoir' abandonné le cl inamen et la pesanteur.
En adoptant ces principes de la philosophie d'Epicur
Gassendi est ainsi conduit à développer une conception de
l'étendue radicalement différente de celle qui a cours jusque-
là. Contrairement à Descartes, il distingue l'étendue et la
matiére, dont l'essence consiste essentiellement dans la ~éJ~J
-ta. Il c.t , qu'il fait résider en des parties très petites, ~mpéyté-
-t~ab.e.~J. que sont les atomes. Les atomes sont matériels. Ils
ont été créés par Dieu, en nombre limité.
Ils sont solides,
indivisibles, impéyté-t~abl~4 et mob~l~4. Le mouvement leur
est propre, leur essence consiste dans leur capacité à résister
L'étendue est proprement l'espace ou le vide qui n'oppose au-
cune résistance. L'Espace vide est une possibilité indéterminé
d'être.
Il yt'~J-t ni JUb4-tan~e. ni a~~~d~n-t. Il est péné-t~abl~
et ~mmob~le. Alors que le monde constitué par les atomes est
fini, les atomes eux-mêmes étant en nombre Fini, Gassendi main
tient que l'espace ou le vide est infini. Ce que nous appelons
le vide, ce sont bien ces espaces imaginaires que l'on suppose
au-delà du monde, immenses, immobiles et incorporels, donc
pénétrables. De leur infinité, ne devrait-on pas conclure à
leur caractére nécessaire, donc incréé? L'espace échapperait
ainsi à la création.

-, ~.
_1
, ..
333
Mais Gasse~di ne,""a pas jusqu'Ii dire que l'espace
est Dieu.
Il n'en fait pas"lln attribut de Dieu. Ce'qui n'est
pas Dieu. est c~éé. Et tout ce qui est créé est une substance
ou accident, selon' le principe aristotél icien. Mais, ce prin-
cipe étant rejeté par Gassendi, comment concevoir l'être de
l'espace? Serait-il"donc aussi imaginaire que les chimères
forgèes par notre esprit? Dans l'ontologie aristotélicienne,
on concevait ces espaces imaginaires comme des chimères. Mais,
précisément, Gassendi rejette l'ontologie aristotél icienne et
son principe
Ce principe ne s'applique pas. en effet, à l'étendue intelli-
gible. Arhauld observe que Malebranche affirme parfois que
l'étendue intelligible est une substance, mais il nie dans
d'autres textes qu'elle soit une substance. Si l'étendue
intelligible n'est pas une substance, elle doit être un acci-
dent. Elle est ou l'une ou '! 'autre. Prècisément, Malebranche
insiste bien pour dire "qul l'lLendue inLelligible n'e4L n~
une 4ub4Lance, ni une manil~e d'iL~e nonob4LanL·l'axiome de4
oS9
philo4opheb
. Faut-il
donc rapprocher entièrement cette
manière de concevoir l'étendue intelligible de celle des
gassendistes ? Arnauld prend bien soin d'indiquer que ceux-ci
ne divinisent pas l'espace. Ils ne disent pas que l'espace
est Dieu. Or, Malebranche fait dire au Verbe des Méditations
que l'étendue intell igible est l'immensité de Dieu. Elle est
Dieu même
"Je ne vois point, écrit Arnauld à son adversaire,
que cette étendue intell igible infinie que vous
dites être l'immensité de 1 'Etre divin, soit diffé-
rente de l'espace des gassendistes, qu'ils disent
89.
ARNAULD,
L~ttres· au P~re Malebranche
VIII
0
C
, . . ,
~
t .
40,
p.
127.

,
"
334
aussi être une étendue nécessaire, immense, éter-
ne 11 e, pé né t rab 1e et i mm obi le. t·1 ais, .ils ne dis e nt.
pas que ce soit DieU; il s prétendent seul ement
que l'espace et le ~emps sont deux sortes de choses
qui n'ont rien de commun_.avec tous les autres
êtres"gO.
Ce qui voudrait dire que les gassendistes sont encore moins
dangereux que Malebranche. On aurait compris d'un gassendiste
qu'il divinise l'espace, ou qu'il matérialise Dieu. Il se
trouve que les 9assendistes ne le font pas. C'est un cartésien
qui ose commettre Ulle telle impiété. Arnauld ne penserait-il
pas a Spinoza? Sans aucun doute, mais aussi a Morus, ce cor-
respondant anglais de Descartes.
Dans sa correspondance avec Descartes, Morus se
déclarait partisan d'une conception de la matière dont l'éten-
due ne serait pas l'essence.
Il rejette ainsi l'identifica-
tian cartésienne de l'étendue et de la matière et, tout natu-
rellement, la négation cartésienne du vide. Morus se montre
contrarié par l'opposition, trop radicale. établie par Descar-
tes entre le corps et l'âme.
Il
faudrait cesser de définir la
matière par l'étendue, Cela permettrait de concevoir que toute
chose est étendue, Dieu lui-même:
"Vous définissez, écrit-il a Descartes, la matière
ou le corps, d'une manière trop générale, car il
semble que non seulement Dieu, mais les anges mêmes,
et toute chose qui existe par soi-même est une chose
étendue; en sorte que l'étendue parait être enfer-
mée dans les mêmes bornes que l'essence absolue des
choses, qui peut néanmoins être diversifiée selon
la variété des essences mêmes. Or, la raison qui me
fait croire que Dieu est étendu â sa manière, c'est
qu'il est présent partout, et qu'il
remplit intime-
ment tout l'univers et chacune de ses parties, car
comment communiquerait-il le mouvement à la matière,
comme il a fait autrefois, et qu'il le fait actuellement
90.
ARNAULD,
Lettres
au
P~re Malebranche, VIII, O. C.,
t.
40,
p.
122.

". ~
,-'"
"
selon '.fOUS., ,s~."i.Jc n~ touchait .. pour ainsi dire plLe~-<.­
-f,ê.mel1.t la matiiiï;e, ou du moins s'il
ne l'avait au-
trefois touchée? Ce qu'il
n'aurait certainement
jamais fait s'il ne se fût trouvé présent partout,
et s'il n'avait rempl i chaque lieu et chaque con-
trée. Dieu est donc étendu et 'répandu l
sa manière
par conséquent, Dieu est une chose étendue"91.
Morus reproche a Descartes de nous donner du corps
une définition trop lar9~, En la rapportant a l'étendue. Son
opposition à Descartes s'explique par son refus d'admettre
l'identification cartésienne de la matière et de l'étendue.
Le corps, dit-il, doit être défini dans son rapport à la sen-
sation.
"Quoique la matière ne soit nécessairement ni molle,
ni dure, ni chaude, ni fr'uide, il est cependant absolument
nécessaire qu'elle soit 59nsible, ou si vous voulez tactile,,92
Ainsi, on peut même apercevDir la distinction entre le corps
et l'âme. L'un est objet de perception sensible, l'autre non.
La matiére et l'esprit ne se distinguent plus par l'étendue,
puisqu'elle leur est commune, mais par ce que l'une est sen-
sible, donc perceptible par les sens et l'autre non, L'on
1
peut même àjouter .. ·une ûutte propriété, c'est t'-<.mpértê,Uwb-iLi.-
.té que posséde la matiér~. et qui fait défaut à l'esprit,
quoiqu'é.t~rtdu. l'impénétrabilité "consiste à ne pouvoir péné-
trer les àutres corps, ni a en étre pénétré: de là, cette
différence manifeste entl'e la nat.ure corporelle et la nature
divine. Celle-ci Delit. pérrétrer le corps et l'autre ne se peut
pénétrer soi-m~me,,93 L'impênêtrabilité est la capacité pour
les corps de résister et de s'exclure mutuellement. C'est
91.
MORUS
à Descartes)
11
dêcembre
1648,
Paris,
Vrin~
FP.
97-99.
92.
Id':J
ibid.
93.
Id.,
ibid.

définir la matière par la résistance, que de dire qu'elle
est impénétrable. Morus distingue bien j'étendue, en Dieu,
de l'étendue corporelle ou matérielle. L'une est pénétrable
et--sans rapport aux sens. C'aiitre'ëst -Trnpéné-trable et sensi-
ble. Esprit et matière peuvent bien coexister dans un même
lieu, ce qui est impossible pour les corps. Les corps, en
effet, ont la capacité d'être en contact les uns avec les au-
tres.
Ils peuvent se juxtaposer, se superposer, mais ils de-
meurent impénétrables. En somme, Morus, comme Gassendi, refuse
de suivre Descartes, lorsque celui-ci, définissant la matiére
par l'étendue, ramène tout ce qui est étendu au corps. Il
s'inspire, au contraire, des thèses des philosophes grecs
Démocri te, Epi cure, Lucrèce. C'est d'eux qu' il se récl ame en
proclamant contre Descartes et, comme le fait Gassendi, l'exis-
tence du vide et des atomes.
Il faut noter cependant, que r~orus ne s'aligne pas
entièrement sur Gassendi, lorsqu'il conclut que Dieu est
étendu à sa manière et qu'il a dû toucher la matière pour
lui ç 0 rr, muni que r lem 0 uvern en t. ~, 0 rus, dès l 0 r s, n' est - i l pas
conduit à faire de Dieu un être sensible et coporel ? Dieu
ne serait-il pas l'âme du monde comme le conçoit Virgile dans
ces vers que cite Morus à l'appui de sa propre thèse
"Par le vaste univers cette âme répand"e
De ces immenses corps anime l'étendue" ?94
On ne peut pas en douter. Morus rompt, en effet,
toute distance entre le monde et Dieu. Dieu est dans le monde.
Le monde est Dieu. Le monde est en Dieu. Cette affirmation
est bien plus dangereuse que le simple refus d'identifier
94.
HORUS
il
Descartes,
Il
décembre
1648,
Pari s,
Vrin,
p.

-.-
';r
l'étendue et la matièr~, Elle conduit j
dire que Dieu est
corporel, qu'il est un être sensible.
Cette conséquence est-étrangère à -la philosophie
de Gassendi qU'i, sur ce point, se distingue de celle de Morus.
Il est vrai que Gassendi admet l'infinité de l'espace, Morus
aussi. Mais, pour Gassendi, l'espace est v'ide et infini,
sans être Dieu. Pour Morus, il est à la fois infini et Dieu
Même.
Il rejoint Gassendi pour distinguer l'espace des choses
qui sont dans
1 'espace.
Ils ne parviennent à se rejoindre
qu'en s'opposant à la géométrisation cartésienne de la matière.
D'où leur refus commun d'identifier la matière physique avec
l'étendue géomètrique : l'étendue de la matière rEst~ radica-
1ement distincte de l'étendue de l'espace. C'est en cela que
l'on reconna't précisément le gassendiste : "un gassendiste,
estime Arnauld, doit dire selon ses principes, qu'il y a deux
espèces d'étendue:
l'étendue de l'espace qui n'est point cor-
poreI1e et ce]]e de la matière qui est corporel1e
et que ce
qui les distingue principalement est que celle de l'espace est
pénétrable €I
immobile, bien que celle de la matiére est impéné-
trable et mobi1e,,95. C'est ainsi que Arnauld se représente
le portrait intellectuel du gass~ndiste,
Morus et Gassendi
restent donc des adversaires de Descartes. En assimilant l'éten-
due intelligible avec l'espace des gassendistes, Arnauld pense,
en fait, à t0US ces auteurs qui s'étaient attachés aux théories
atomistiques et .. ,
a ,a théorie du vide. Tous se déclarent ad ver-
saires de Descartes. Tous ne concluent pas, néanmoins, que le
monde est Dieu. ni que Dieu est corporel. Morus tirera cette
conséquence qui, selon Arnauld, se trouverait lmplleltement
contenue dans
la philosophie de Malebranche.
95. ARNAULD, Lettres à Malebranche IX, O. C., t. 39, p.
197.

· .t: '.-,..~, -.
' ..... '
Les explications apportêes par Malebranche, pour
mieux faire comprendre sa théorie de l'êtendue intelligible,
ont eu pour effet de convaincre Arnauld du danger rêel que
reprêsente, pour la Religion, cette nouvelle philosophie.
S'il acc.use Ittalebranche d'être devenu gassendiste, c'est parce
qu'il a dêsorma"is la preuve que Malebranche a cessê d'ètre
à la fois cartésien et ~ugustinien. En distinguant dans les
Mdditations
deux espêces d'êtendue, Malebranche, manifestement,
s'oppose à Oescartes, aprês l'avoir suivi .11 est resU carté-
sien dans sa R'ponse. Il a également reconnu l'identification
de l 'êtendue et de la matière dans son écrit contre le Sieur
de la V"ille.
Dans
cet êcrit, il y expliquait la possibilitê
de la transsubstantiation avec la vision cartêsi~nne du monde.
La polémique qui s'est engagêe sur la question eucharistique
mettait en cause l 'idêe cartésienne de l'êtendue. Dans cette
polêmique, Arnauld estime que Malebranche est restê fidèle
à Descartes en reconnaissant que tout corps est êtendu et que
toute étendue est corporelle et matérielle.
Que s'est-il donc passé entre 1679 date des premiers
écrits contre Louis de la Ville, et 1683, date à laquelle pa-
raissent les Méditations chrétiennes? Car la thèse qu'il expos
dans les Méditatiolls, celle des deux espèces d'étendue, n'a
plus rien de commun avec celle, naturellement cartésienne, de
sa Défense contre Louis de la Ville. Ces deux thèses sont con-
tradictoires. Et on ne saurait logiquement les soutenir en
même temps, sans se contredire et sans manifester par là,
qu'on ne sait pas ce que l'on dit. Car, si toute êtendue est
corporelle, la distinction entre deux espèces d'étendue n'a plus

....~-... ,\\ ~~ -:.:"~', ".,'\\";.~:'-'.'..
339
de sens: l'étendue intelligible sera aussi corporelle que
l'étendue créée. Entre l'une et l'autre, il
n'y aura pas de
différence de nature. Incréée ou créée, ce qui définit l'éten-
due, c'est sa divisibilité, c'est qu'elle est susceptible de
plus et de moins, selon ses trois dimensions: longueur, lar-
geur, profondeur. L'étendue étant l'essence des corps, tout
corps est donc étendue en longueur, largeur, profondeur.
"Car si étendue et corps sont la même chose, on
ne
pourra rien affirmer ou nier de l' iU:endue qu'on ne
le puisse affirmer ou nier du corps: et par consé-
quent, on ne pOJrra dire qu'il y a quel que étendue
qui n'est pas i:orps, qu'on ne puisse dire aussi,
qu'il y a quelque corps qui n'est pas corps: ce
qui est une contradiction visible. De plus, s'il y
ava i t deux espéces d'étendue dont l'une fut corps
et l'autre ne fut pas corps, l'étendue ne constitue-
rait pas toute la nature du corps mais n'en serait
que le genre, qui aurait besoin d'une différence,
pour constituer la nature du corps. Or, si cela
était, comme il est absurde de dire que le genre et
l'espèce, animal et homme, quadrilatère et parallélo
gramme sont la même chose. Dr,
il
ne voit pas que ce
dernier soit absurde, puisque c'est ce qu'il a tou-
jours dit, ce qu'il a soutenu contre le Sieur de la
Ville et ce qu'il vient de répéter tout nouvellement
dans sa Réponse aux Idées"96.
Non seulement, Malebranche s'est éloigné de Descartes, mais il
a aussi abandonné saint Augustin et l'enseignement des Pères.
Sur la question de l'étendue, Arnauld a toujours cru en effet,
que la thèse de Descartes était conforme à l'enseignement des
Pères. Engagé lui aussi dans
la querelle eucharistique, il eut
ladéfendre contre les adversaires de Descartes. Arnauld distin-
gue très nettement ce qui a été dit par les Pères de 1 'Egl ise
et ce que professent les Théologiens de l'Ecole.
Il reconnaît
que les Pères "ont soutenu aussi bien que M. Descartes quand
ils ont parlé en philosophes, c'est-à-dire, quand ils ont con-
sidéré les corps selon les notions naturelles que nous en avons
96.
ARNAULD,
Défenses,
v, Part., O. C., t. 38, p. 538.

. " , < , '
.
340
que l'essence ou la nature des corps était d'être étendue,
' .
.
d
,,97
A'
' d
' t
et qu'ils ne pouvalent etre sans eten ue

1nS1,
u p01n·
de vue de la philosophie, il y a entre Descartes et les Pères,
identité de conception ~ur la nature des corps, a condition,
cependant, de ne pas attribuer aux Pères de l'Eglise, ce que
disent les Théologiens de l'Ecole. Arnauld ne prend en compte
que l'enseignement des Pères, parmi lesquels saint Augustin
est celui qu'il cite le plus souvent. Que l'étendue est l'es-
sence des corps, l'essence inséparable, tel
est le sentiment
des Pères et aussi celui de Descartes. Arnauld avance donc
contre Malebranche cette conception commune a tous les Pères,
qui fait deI' é te ndue
l' es sen ce des cor ps, co mm e 1 e con ç0 i t
aussi Descartes.
Il
fait remarquer aussi que Malebranche accord
les Principes de Descartes avec l'enseignement de saint Augustin
"Je me souviens, écrit Arnauld, d'avoir vu un petit
Ecrit, qu'il a fait autrefois contre le Sieur de la
Ville, où il fait voir par plusieurs passages de
Saint Augustin que ce Saint Docteur enseigne partout
qU'être corps, c'est être étendu en longueur, largeur
et profondeur, et avoir différentes parties dont on
puisse prendre les unes plus grandes et les autres
plus petites"98.
Cet accord profond entre le cartésianisme et l'augustinisme,
que Malebranche avait d'abord rallié, Arnauld n'en trouve pa~
l'expression vivante dans les Méditations. ~alebranche a rompu
avec le cartésianisme, c'est qu'il
s'est éloigné aussi de
saint Augustin,
Le procédé qu'utilise, ici Arnauld contre Malebranche
consiste a opposer son adversaire a lui-même, a utiliser les
textes de Malebranche contre Malebranche lui-même, pour mettre
97. ARNAULD, Examen du Traité de l'essence du corps, o. C.,
t.
38,
p.
105.
98.
ARNAULD,
Défense,
V,
Part.
O.
C.,
t.
38,
p.
539.

' : .
,.f>. ••••
341
en évidence ses propres contradictions et le peu de solidité
de sa pensée. Ainsi, le lecteur pourra conclure de lui-même
que ce que Malebranche fait dire à la Sagesse dans la 1Xe ~édi-
ta t ion, qu' i 1 Y a de ux e s pè,c e s d' é t end ue, n' est pas "u ne ré po n-
se de la Sagesse éternelle, mais une imagination de son esprit,
sujet à erreur,,99. Et s'il s'obstine à ne pas reconnaître son
erreur, on lui fera alors remarquer que jamais aucun Père dans
l'Eglise n'a eu et enseigné cette pensée. Le procédé est habile.
Il
nous faut reconnaître cependant que l'interprétation d'Ar-
nauld est partielle, sinon partiale. En effet, dans sa Défense
contre Louis de Valois, Malebranche donne deux explications
distinctes du problème de la Transsubstantiation. L'une accorde
il est vrai, le mystère eucharistique avec la conception carté-
sienne de l'étendue. C'est cette expl ication que retient Arnaul
Mais à cette première explication, Malebranche juxtapose une
seconde, celle-ci pl us personnell e, fondée sur sa propre con-
ception de l'étendue intelligible. Or, Arnauld n'a pas bien
vu les différentes facettes de la pensée de Malebranche dans
1
sa Défense contre Louis de la Ville, ou bien il n'a voulu re-
tenir que ce qui pouvait servir à sa propre argumentation contrJ
Malebranche.
Il semble, en effet, que c'est pour les besoins
de la polémique qu'il
passe, ici, sous silence l'apport per-
sonnel de Malebranche à la question eucharistique. Comment
pourrait-il en être autrement, lorsqu'on observe que pour rap-
peler le cartésianisme de Malebranche, Arnauld cite deux
écrits de Malebranche: la Réponse et l'Ecrit contre Louis de
la Ville; et pour condamner son anti-cartésianisme, c'est le
même livre qui lui a servi à justifier son cartésianisme qu'il
99.
ARNAULD,
Défense,
v, Part., O. C., t. 38, p. 539.

cite de nouveau, la R.ponse, associée aux M.ditations.
Comment
un même ouvrage peu t - i l s e r v i r, à 1a foi s, à il 1 us t r e r deux
théses contradictoires? L'objectif d'Arnauld étant essentiel-
lement de discréditer la philosophie de Malebranche, qu'il
croit sincérement dangereuse pour la foi et pour l'Eglise,
pour y parvenir, il n'hésite pas à se servir très habilement
des moyens proprement polémiques.
Mais, tout dans la critique d'Arnauld ne s'explique
pas par le besoin de la polérr:ique.
Il y a, en effet, dans
Malebranche des expressions qui pouvaient sérieusement inquié-
ter un augustinien comme i\\rnauld. Ce que déplore le plus
Arnauld, c'est de voir que Malebranche ne rend pas assez compte
de l'immatérialité de Dieu et de son incorporéité.
"Oserait-il assurer qu'il croit de bonne foi, que
saint Augustin n'aurait point trouvé à redire à
cette proposition, et qu'il aurait été persuadé
qu'on établit.suffisamment l'immatérialité de la
substance divine, et son incorporéité, pour parler
ainsi, en disant de bouche, qu'elle n'est ni maté-
rielle, ni corporelle, lorsqu'on lui attribue en
même temps, ce qu'il a toujours pris sour la défi-
nition du corps et de la matière ?,,10 .
Ne pouvant apercevoir dans l'étendue intelligible qu'une éten-
due réelle et formelle, Arnauld ne peut pas concevoir qu'il
soi t po s s i b1e de pré s e r ver 1a spi rit ua 1 it é div i ne qua nd. dan s
le même temps, on fait résider en Dieu une vraie et formelle
étendue. Arnauld rend justice à Malebranche en reconnaissant
qu'il n'a jamais conclu, du fait de la présence en Ci eu de
l'étendue intelligible, que Dieu était corporel. Au contraire,
il
proclame assez nettement, que Malebranche déclare expressé-
ment que Dieu est incorporel. Mais, ce qui gêne Arnauld, c'est
1a présence en Di eu de l'étendue i ntell igi bl e qui, du fait de
100.
ARNAULD,
D.fense,
V, Part., O. C., t. 38, p. 539.

343
de la rupture avec le cartésianisme, ne saurait être, dans
Malebranche, qu'une vraie et formelle étendue. En fait, Arnaul
ne croit pas et il le dit, que Malebranche met volontairement
en Dieu une vraie et formelle étendu~. Il veut tout simplement
prévenir un danger, que risque un lecteur non averti en pre-
nant pour la pensée de Malebranche que Vieu e~t e66ectivement
cohpoheL. Cette conséquence est dans le système, mê~e si
Malebranche ne parait pas en avoir conscience. C'est ce pres-
sentiment qui conduit Arnauld ~ avoir une autre lecture des
textes de Malebranche. Autren:ent dit, c'est parce que les
textes de Malebranche sont équivoques qu'ils peuvent se prêter
à une
doubl e lecture, dont 1a pl us dangereuse est cell e qui
s'accorde le mieux avec le goQt du temps. C'est la raison
pour laquelle Arnauld montre à Malebranche jusqu'à quel
point
on peut se servir de ses thèses pour en tirer des conséquences
très éloignées de sa propre pensée.
"Je n'ai pu prendre ce que vous dites de l'étendue
intelligible qu'en deux manières. Ou selon la no-
tion dans laquelle vous dites l'avoir prise, quand
vous assurez dans votre première lettre, que vous
avez entendu par-là la ~ub~tance divine en tant
que pahticipabLe pah La natuhe
cOhpoheLie : ou
selon la notion ... d'une vraie et formelle étendue ..
J'ai donc eu sujet de la prendre selon la première
c'est-à-dire d'entendre par-là la ~ub~tance divine
en tant que pahticipabie pah ia natuhe COhpOheiLe.
Or, je vous assure que je ne vois pas comment je
l'aurais pu faire, tant je trouve peu de rapport en-
tre la notion que ces paroles me laissent dans
l'esprit, la substance divine en tant que partici-
pable par la nature corporelle, et ce qUE nous
venons de voir que vous dites de l'étendue intelli-
gible"lOl.
Ce sont les propriétés que Malebranche a reconnues
à l'Etendue intell igible qui ont conduit Arnauld à voir, dans
cette étendue, une vraie et formelle étendue. Notre âme, par
lOI.
ARNAULD,
Lettres
au
Père
Halebranche,
Lettre
VIII,
O.
C.,
t .
40,
p.
123.

344
exemrl e , peut arrliquer sur l'étendue intelligible les senti-
ments qu'elle a des couleurs ou de la lumière. Or, nous savons
bien, et les analyses de Descartes surce point sont claires,
que notre âme ne peut appliquer ses sentiments de coul~ur
ou de la lumière que sur une vraie et formelle ètendue, de
même qu'il faut, selon les propres termes de Malebranche,
"une toile au peintre, Rfin qu'il y arplique ses couleurs".
Si c'est cette étendue intellioible dont r~alebranche dit
qu'elle est la substance divine en
tant que participable
par la nRture corporelle, Arnauld estime qu'il s'agit là d'une
manière bien grossière de concevoir la nature divine. Car, on
est conduit à faire du Dieu invisible la substance même sur
l aquell e nous aprl iquons l es couleurs. Ai nsi; lorsque nous
disons que nous voyons les corps, c'est cette substance divine
invisible, par nature, que nous apercevons. La logique de ce
système renverse toutes nos concertions les mieux fondées
Vieu invi~ible, devien~ vi~ible pa~ le~ ~en~a~ion~ de eouleu~~
que no~~e ame applique ~u~ ~a ~ub~~anee mlme ; pa~ eon~~e,
f'humani~f de Jf~u~-Ch~i~~ nou~ demeu~e invi~ible. au mlme
"Ceci nous cause, dit Arnauld, un étrange renverse-
ment dans les idées que la Religion nous donne de
Dieu et des crèatures corrorelles : car, en rrenant
le mot de visible dans son étroite signification,
pour ce que nous apercevons rar l'entremise de nos
yeux, il
n'y a point de Chrétien qui ne fasse pro-
fession de croire que le Dieu que nous adorons est
invisible; mais que le monde qu'il a créé est visi-
ble : et c'est ce qui nous fait
dire que la Sagesse
éternelle, qui était invisible, s'est rendue visible
en se faisant homme, et ce qui fait chanter à
l'Eglise, que l 'humanité de Jésus-Christ, nous fai-
sant conna'tre Dieu visiblement, c'est par ce .Dieu,
rendu visible, que nous sommes embrasés de l'amour
des choses invisibles: Ut dum visibiliter Deum co-
gnoscimus, per hune in invisibilium amorem rapiamur.
Mais tout cela est renversé par la nouvelle rhilo-
sophie ... Car c'est Dieu en lui-même qui est visible
puisque nous appelons visible ce à quoi notre ame

345
a pp 1 i que 1 es sen t i men t s deI a l umi èr e i nt e 11 i g i b1e ,
qu'on ne peut nier <lan,~ ~mp,{été., qu~ ne ,~o~t V~eu
m~me ••• ; de sorte que Notre Seigneur, comme Dieu,
avait toujours été vu avant son Incarnation; puis-
que, selon lui; il est avec le Père et le St Esprit,
cette étendue intelligible infinie, que tous les
hommes voient lorsqu'ils pensent voir les corps
réels; mais c'est à l'égard de son humanité qu'il
a toujours été invisible puisque ni sa Sainte Mère,
ni St Joseph, ni ses disciples, ni quelque homme
que ce soit, ne l'ont jamais vu ; n'yant tous vu,
au lieu de son humanité sainte, qu'une partie quel-
conque de l'étendue intelligible, rendue visible ~ar
le sentiment des couleurs qu'ils yappliquent."lO
Arnauld ne fait que suivre la logique d'un système.
Si 'l' é te ndue i nt e l l i g i bl e est las u bs tan ce mêm e de Die u sur
laquelle nous appliquons les couleurs, alors
il
faut en con-
cl ure que Dieu est visible, contrairement à ce que nous a
toujours enseigné la Religion. Il
faudra également admettre
contrairement à l'enseignement des Pères, que Dieu peut être
vu par les yeux corporels. On comprend alors les réticences
d'Arnauld à entendre, par étendue intelligible, la substance
divine, en tant que participable par la nature corporelle.
En effet, cette expression prise dans son vrai sens, pose
Dieu dans sa transcendance absolue à l'égard de toute créature
corporelle. Elle signifie simplement que la substance divine
peut et a pu créer une vraie et formelle ètendue, telle qu'est
celle de la nature corporelle. Il
ne s'ensuit pas que l'éten-
due vraie et formelle soit dans la nature divine. Pour expli-
quer sa pensée, Arnauld se sert d'une image qui
lui a été
certainement inspirée par la lettre de Descartes à Morus du
5 février 1649. Soit la proposition : j'a~mc une telle v~ande
en tant qu'ellv e<lt haine. Que signifie-t-elle et comment
faut-il
la comprendre? Je conçois par là, que je juge cette
102.
ARNAULD,
Défense, O.
C.,
Co
42,
p.
409.

346
viande propre à conserver ma santé, c'est-à-dire qu'elle peut
être utile au maintien de la bonne disposition du composé
humain. Autrement dit, la santé que cette viande contribue
à me conserver, convient plus proprement à mon corps. Cette
viande est saine par rapport à la santé de mon corps, dont
elle peut contribuer à m'assurer la conservation. Elle n'est
pas saine parce qu'elle a en elle-même la santé. Elle n'a pas
103
en elle unesantê en soi

C'est aussi de cette façon qu'il faut comprendre
'expression : l~ ~ub~t~nce d~v~ne ~n tant que pa~t~c~pable
pa,~ la natu~e co~po~eLte. Il ne faut pas entendre par là,
que la substance divine enveloppe, dans sa notion, l'idée
d'une vraie étendue. Mais au contraire, que la substance di-
vine peut et a pu créer une vraie et formelle étendue, comme
une viande saine peut contribuer à me conserver en bonne san-
té, quoiqu'elle ne contienne pas en elle la santé en soi. De
même, Dieu peut créer une vraie et formelle étendue sans que
l'étendue soit en lui formell emenL Cel a marque la toute-
puissance divine et sa transcendance à l'égard de choses
créées. Aussi, fait remarquer Arnauld, la substance divine
en tant que participable par les créatures, c'est Dieu même.
La substance divine n'est participable par les créatures cor-
porelles et spil'ituelles, que parce qu'elle est la plénitude
de l'être, l'être même, l'être des êtres, par la participation
duquel
tous les autres êtres sont ce qu'ils sont. Et, se sou-
venant, très certainement, de la définition cartésienne de la
substance dans la première partie des Principes, Arnauld ajoute
que "ce qui fait concevoir que le mot de substance convient
103. Lettres au Père Malebranche , VIII , 0
, , C w, t • 40
p
J '
124 •

347
infiniment mieux à la substance divine qu'aux créatures est
principalement cette considération, que c'est l'être même et
l'être des êtres, et par conséquent la substance des subs-
tances,,104.
Que l'on dise que l'étendue intelligible est un
être, une substance, qu'elle est la substance divine en tant
que participable par les créatures, il
ne s'agit que d'un
même être, Dieu en tant qu'il
a créé le ciel
et la terre, et
auquel
s'adresse toute adoration:
"Il n'y a nulle impiété, poursuit Arnauld, a adorer
la ~ub~tance divine en tant que pa~ticipable pa~
,te,;
c~é.atu~e,; co~po~elle~. Ce sera i t au contra i re
une impiété de ne le vouloir pas faire, puisque ça
été un des principaux objets de l'adoration de
l'Eglise Judaïque. Car adorer la substance divine,
en tant que participable par les créatures corpo-
relles, est la même chose que d'adOr!r Dieu en tant
qu'il a créé le ciel et la terre ••• " 05.
Or, le Dieu de Malebranche est-il
le vrai Dieu?
Le Dieu de I·lalebranche, si l'on suit la logique du système,
est du nombre de ces fausses divinités qu'il serait impie
d'adorer. Parce que le Dieu de Malebranche est un Dieu corpo-
rel, il n'est pas le vrai Dieu. Mais, par contre, le Dieu de
Descartes est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Pascal
en aurait jugé autrement.
La discussion'porte sur la notion de pa~tlcipabillté..
Elle désigne une relation de dèpendance dans l'être entre
l'Etre subsistant par soi, e,;,;e pe~,;e ,;ub,;l~,.ten';, selon le
mot de saint Thomas, et l'être subsistant par un autre, c'est-
a dire la créature ou être participant. Ainsi, l'étendue est
104.
ARNAULD,
Lettres
au
Père Halebranche,
VIII,
O.
C.,
t.
40,
p.
127.
105.
ARNAULD,
ibid.,
p.
129.

348
créée,
cela veut dire qu'elle
tient
son existence d'un autre
être.
Elle dépend
pour exister de
celui
qui
existe
par soi
et qui
est Dieu. Mais,
de
quel
Dieu s ' a g i t - i l ? Du Dieu auquel
s'adresse toute adoration,
le Dieu de
la
Révélation.
Ce qui
nous est ici
révélé c'est qu'il
a créé le ciel
et la
terre.
Le monde
a donc un commencement.
Le monde est contingent,
il
n'est ni
nécessaire,
ni
éterneL
Le monde
a été créé
par celui
dont Arnauld dit,
ici,
qu'il
"est la
plénitude de
l'être,
l ' ê t rem ê me""
En met tan t
une
é t end uer é e l l e
e t
f 0 rm e l l e e n
Dieu,
qu'est-ce que
l'on suppose? On suppose en effet, que
Dieu est ceW-6Q "l[[~, que Dieu se donne l'être comme il
le donne
aux
créatures. Ce qui
est une
impiété.
Malebranche,
l'auteur
de cette
nouvelle
phi losophie,
ne
tombe-t-il
pas
à son
tour
dans
l'erreur grossière qu'il
reprochait à Spinoza? Si
toute
la
philosophie de Malebranche
se
prête à une double lecture,
Arnauld
a pu
le
soupçonner d'avoir une
conception spinoziste
de
Dieu,
[èeW-6Q -6/û.
Descartes appliquait à Dieu
le concept
de
[èQll"IQ
"lll~. Après Catérus, l'auteur des Premières Objections,
Arnauld,
dans
les Quatrièmes Objections; avait renouvelé ses
craintes.
Les
réponses de Descartes
l'avait rassuré.
Si
chez
Spinoza Dieu est causa
sui,
il
fait
aussi
de
l'étendue un
attribut de Dieu,
ce que Descartes
s'est toujours
refusé de
lui
reconna'tre. Malebranche introduit en Dieu
une
ètendue
réelle et formelle
comme
l'un de ses attributs,
et
il
suppose,
l'étendue étant créée, que Dieu est causa
sui.
Il
n'est pas
douteux qu'Arnauld
a
reconnu dans Malebranche ces deux
thèses
de
l'Ethique,
et que ses
attaques
ici
contre son adversaire
sont
inspirées directement par son anti-spinozisme.
Mais,
n'est-il
pas
tout aussi
vrai
qu'il
n'a
pas
attendu
Spinoza
pour s'alarmer contre toute application à Dieu,
du
concept de

349
causa sui? Ce théol ogi en thomi ste, est aussi
un authentique
philosophe. En effet, le philosophe n'est-il
pas celui qui a
le sens du problème?
"Ce thèologien; écrit M. Alquiè, dècouvre avec une
extrême lucidité, tout ce qui, chez Descartes, est
"nouveauté"
en ce qui concerne l'idée de Dieu et
le rapport de Dieu et de 1 'homme. La théorie de
Descartes revient à soumettre Dieu à la causalité •••
La conception spinoziste d'un Dieu cause de soi,
les conceptions modernes d'un Dieu qui se fait, et
même d'un Dieu qui se fait dans le devenir du monde,
ont là leur première source. Avec une sorte de pres-
sentiment de génie, Arnauld semble l'apercevoir."106
Dans ce débat avec Malebranche sur la ~otion de participabi-
lit é, ce qui se j 0 ue c' est l a po S s i b i lit é de lad ém 0 ~ s t rat ion
de l 'existence de Dieu par l'idée de causalité. Arnauld
estime
"Qu'il
n'y a nulle impiété à adorer la substance
divine en tant que participable par les créatures corporelles".
C' est bi e n par ce qu' i 1re con na î t que Die u est ct' em blé e cau se
du monde, c'est-à-dire créateur. Aussi, adresse-t-il à la
substance divine en tant que participable par les créatures,
toute adoration.
Il s'agit du même Dieu devant lequel Descar-
tes s'arrête quelque temps à la fin de la TroisièmE Médita-
tion, pour "peser tout à loisir ses merveilleux attributs,
considérer, admirer et adorer l'incomparable beauté de cette
immense lumière".
Nous avons rappel é les réserves d'Arnauld devant
les arguments par lesquels Malebranche prétend expliquer les
raisons pour lesquelles l'étendue ne saurait être dans notre
âme, alors qu'il
la fait résider en Dieu. Il faut noter que
cette discrimination, faite entre Dieu et notre âme, est into-
lérable à Arnauld. Nous avio~s rappelé ces arguments pour
106. ARNAULD, Quatrièmes ObJ'ections, Paris
Garnier
Il
p
646
,
' , . ,
note
1.

350
justifier le rapprochement que pouvait faire Arnauld entre
les thèses de Malebranche et celles de Gassendi et de Morus,
Arn~ld y revient dans sa Défense; et c'est pour
nous renvoyer à une note de Malebranche insérée dans sa Réponse
etquiditceci
"Il faut remarquer que c'est une propriété de l'in-
fini, incompréhensible à l'esprit humain d'~tre en
même temps un et toutes choses; composé pour ainsi
dire d'une infinité de perfections et tellement
simple que chaque perfection qu'il possède, renfer-
me toutes les autres, sans aucune distinction réelle.
Car, comme chaque perfection est infinie, elle fait
tout l'~tre divin, Mais l'âme, par exemple, étant
un ~tre borné et particulier, elle serait matérielle
si elle était étendue; elle serait composée de deux
substances différentes, esprit et corps.,,107
Que1 est le sens qu'i l convient de donner à cette
remarque de Malebranche? Arnauld observe que Malebranche
introduit une comparaison entre notre âme et Dieu dans leur
rapport il l'étendue,
Il en conclut que Malebranche a voulu
dire que, si
l'âme était étendue, elle serait matérielle
parce qu'elle est un être borné et particulier. Par contre,
Dieu qui est un être infini et sans bornes et qui, de plus,
est très simple, peut être étendu sans être matériel, Il y
a donc un risque que l'âme devienne matérielle, si elle renfer-
mait, en elle, l'étendue intelligible, Si ce danger existe
c'est, précise Arnauld, pour deux raisons
la première est
que l'on ne prend pas le mot d'intelligible dans son vrai sens,
et la seconde, parce qu'il s'agit bien d'une vraie et formelle
étendue, en longueur,
largeur et profondeur, ce qui Constitue
la nature du corps, ~alebranche a donc voulu montrer que la
même étendue qui, présente dans notre âme, la conduirait
107.
ARNAULD,
Dé.fense,
V.
part.
O.
C.,
t
38
519
.
.
"
p,
,

351
nécessai rement â être matérielle et corporelle, peut être en
Dieu sans que Dieu
soit matériel et corporel.
Il
n'y a donc
aucun inconvénient â mettre en Dieu
une
véritable étendue:
puisqu'il
ne
s'ensuit pas que Dieu
soit corporel.
Dieu
peut
être étendu
sans être
corps.
C'est bien
la thèse que Horus
défendai t
dans sa
correspondance avec Descartes.
L'étendue en
Dieu se confond avec son
immensité,
Par son
immensité Dieu
est en
tout,
il
enveloppe
tout,. Il
est partout.
La différence
entre l'immensitè
divine et
les
corps,
réside en
ceci
que
Dieu
peut pénétrer les
corps,
alors que
la nature
corporelle
ne
se peut pénétrer soi-ITIême.
Ainsi,
selon r'lorus,
Dieu est
partout,
il
est étendu sans être corps.
Et lorsqu'on
demande
â Malebranche pourquoi
Dieu peut-il
être étendu sans être
corps?
Il
répond que
c'est une
propriété
de
l'infini
"d'être
en même
temps
un et toutes
choses:
composé
pour ainsi
dire
d'une infinité de
perfections et tellement simple que
chaque
perfection qu'il
possède renferme toutes
les
autres,
sans
aucune distinction
réelle".
Dans
la Somme Théologique,
après
avoir démontré
'existence
de Dieu,
Saint Thomas en vient â
traiter de
la
~~mpl~Œ~~é d~ D~~u. La première question qu'il se pose est
de savoi r
si
Dieu est corps
: U~Jtum D~u~ ~~~ ŒOJtpU~ ? 1 l
répond qu'il
n'est pas
corps.
r1ais,
objecte-t-il,
il
semble
bien pourtant "que Dieu est corps:
car on appelle
corps
ce
qui
a trois
dimensions.
Or,
l'Ecriture attribue trois
dimen-
sions à Dieu,
lorsqu'elle
dit au chapitre
II
de JOb:
Il
est
plus
haut que
le
ciel,
plus
profond que
l'enfer, plus
long
que
la terre,
et plus
large que
la Iller. Donc Dieu est corps.
En effet,
est corps,
ce qui
est étendu en
longueur,
largeur
et profondeur.
Faut-i l
en conclure que Dieu est corporel?

352
En quel
sens faut-il
donc entendre
le texte de
l'Ecriture.
"L'Ecriture, explique Arnauld,
se sert de
la comparaison des
choses corporelles, pour nous
élever à la connaissance -des
spi -r i tue l les".
Au t rem e n t
dit,
l a pro f 0 n de u r
de Die u no us ma r-
que
l'incompréhensibilité de
son essence;
sa
longueur, sa
vertu qui
pénètre tout,
sa
largeur,
la protection qu'il
donne
~
'.1
,,108
à
tous
les ~tres qu
l
a crees
Ce qui
rend
possible que Dieu soit réellement étendu
sans être corporel,
c'est sa
o-Lmp.t-Lc.-i.té.
La simplicité divine,
c'est son
immatér-ialité,
l'immensité de Dieu.
L'étendue ne
convient à Dieu que
parce que Dieu est Imm~n~e. L'Immensité
serait donc compatible
avec sa simplicité.
Le raisonnement
de Malebranche se
ramènerait à dire que Dieu est simple donc,
il
peut être étendu.
Arnauld estime que
l'on pourrait bien
comprendre ainsi
le
texte de Malebranche. ~1ais, c'est le
contraire qu'il
faudrait plutôt conclure.
La vraie formule
c'est de dire que,
c'est parce que Dieu est simple qul.il
ne
peut pas être étendu.
De
ce que
Dieu est simple,
on en conclut
qu'i
n'est pas étendu.
C'est
l'enseignement de
saint Thomas.
Le
raisonnement de Malebranche est, en effet,
spé-
cieux.
De
ce que Dieu est simple,
il
en
conclut que Dieu peut
être étendu
sans être
corporel.
Ce qui
caractérise
l'étendue
c'est sa divisibilité en
longueur,
largeur-,
profondeur.
Or,
les Pères connaissaient cette propriété de
l'étendue.
S'ils
n'ont pas estimé convenable
de mettre
l'étendue en Dieu
tout en
reconnaissant sa simplicité,
c'est pour une raison
précise:
ils
savaient que
tout ce qui
est étendu est corporel, et qu'il
y
a incompatibilité essentielle entre
la simplicité et
l'étendue.
108.
ARNAULD,
Défense,
V Part.,
O.
C.,
t.
38,
p.
519.

353
Tout ce qui est étendu est divisible, Mais,
si
nous
devons
suivre Malebranche,
toutes
les hérésies
seront justifiées,
toutes
les
opinions
les
plus
indignes de Dieu.
"Car, qui
ne
voit qu'il
n'y aurait rien de si
opposé à l'idée qu'on a de
Dieu, qu'on ne pût mettre en Dieu sous prétexte de
cette ~~m­
O '

_
?"l09
p.c.uê.cte
.
On pourrait alors
tout mettre en Dieu,
les
corps,
les
astres,
le mouvement,
parce que Dieu étant .6~mpLe,
rien ne peut être
incompatible avec ses
perfections divines.
Arnauld n'hésite pas
à accorder t~alebranche avec
les Sto"i-
ciens
"qui
croyaient que
le monde
fut Dieu,,110 avec
les An-
thropomorphites
"qui
concevaient Dieu en
forme humaine"lll,
avec
les Manichéens
"qui
concevaient Dieu
comme une
lumière
infiniment étendue,,1l2,
Ce qu'ils ont de commun,
c'est une
conception grossière et indigne de Dieu,
une conception sen-
sualiste de Dieu.
Cette manière de
concevoir Dieu, Malebranche
semble
la justifier par la considération de
la simplicité de
Die u .
Il
est vrai
que ~1alebranche s'est souvent réclamé
de saint Augustin pour nous
faire admettre sa théorie de
la
vis ion enD i e u de
l' é te n due
i n tel l i g i b le. :·1 ais,
de;Tl and e
Arnauld, comment saint Augustin pouvait-il
parrainer une doc-
trine qui
fait de Dieu
un être corporel? Malebranche aurait-
il
donc oublié que saint Augustin a condamné
l'erreur des
~1anichéens, et qu'il a enseigné, par ailleurs, que pour l'évi-
ter il
ne faut point chercher Dieu ~n\\Ja~~~.tate LocoJtum ;
109.
ARNAULD,
Défense,
v, Part. , O. c. , t. 38, P . 544.
j 1 O.
ARNAULD,
ib id. ,
p •
544.
j 1 1 •
ARNAULD,
ibid .• p ,
545.
1 j 2 •
ARNAULD,
ibid. , p • 545.

354
c'est-à-dire qu'il ne faut point croire que des espaces im-
menses soient la substance de Dieu, ou qu'elle s6i t étendue
par des espaces immenses? Saint Augustin sait de quoi il
parle, lui qui
reconnait dans ses Confessions avoir eu ces
mêmes pensées grossières et indignes de Dieu, lorsqu'il était
sous l'emprise de
l'hérésie des i~anichéens. Mais, c'est peut-
être d'Augustin, non encore entièrement dégagé des erreurs
des Manichéens, dont parle Malebrancheo En effet, Arnauld
veut bien admettre qu'il y a entre cet Augustin et Malebranche
des points communs. Mais entre les vrais sentiments de saint
Augustin et les erreurs capitales de la philosophie de Male-
h
·l
-
d
d·ff'
113
branc e, 1
Y a une tres gran e
1
erence
Lorsque Malebranche écrit que Dieu "est composé"
d'une inifinité de perfections, et tellement "simple", il ~ous
suggère une comparaison avec Leibniz. Leibniz a été préoccupé
par le problème de l'un et du :nultiple o Il reste proche de la
manière dont Malebranche conçoit l'être infinL
Il admet,
lui aussi, que c'est une propr·ièté de l'infini d'être un et
toutes choses, Mais à la différence de Malebranche, Leibniz
ne dit pas que Dieu est composé d'une infinité de perfections.
S'il ne distingue pas, au sens scolastique, les perfections
divines, cela ne l'empêche pas d'y introduire IJne distinction
de raison, alors que Malebranche maintient une distinction
presque réelle.
Le rapprochement avec Leibniz ne doit pas
nous faire oublier qu'il y a entre les deux auteurs une diffé-
rence sérieuse, en ce qui concerne les rapports de Dieu et
l l3.
Tels
sont
les
textes
de
saint
Augustin
que
cite
Ar-
nau:,d
d~ns sa Défen,se, V, O. C., t. 38, p. 545. Saint Augustin,
ConJess'/-ons,
chap.
l ,
livre
l
De
Mor.
Ecc.
Cath.,
Chap.
X
.
De
vero
1"eligione,
N ... 96.
'

355
de
l'étendue. En effet, Leibniz exclut l'étendue des perfec-
tions divines.
Il s'oppose ainsi à la fois à ~lalebranche et
à
Spinoza. L'étendue pour Leibniz ne peut pas être en Dieu.
1 ,,114
' l '
1'1
Ar na u l d ne pou vait que
l' a ppro u ver a ve c pal s 1 r
.,' al s ,
faut bien noter que Malebranche reste malgré tout plus proche
de Leibniz que de Spinoza. Arnauld, ne jugeant les thèses de
Malebranche que par rapport au cartésianisme, se contente de
noter la distance qui sépare Malebranche de Descartes
ce
114.
Ce
débat
avec
Malebranche
sur
l'étendue
confirme
bien
que
le
souci
cl 'Arnauld
est
de
défendre
l'orthodoxie
car-
tésienne,
contre
les
"innovations"
des
cartésiens
l'irnprudents"~
Il
adoptera
la même
attitude
de
méfiance
à
l'égard
de
Leibniz
qui
juge
insuffisant
de
définir
l'essence
de
la matière par
l'étendue~ Il estime que
la
théorie
de
Descartes
ne
rend
pas
compte
de
tous
les
phénomènes
que
noUS
observons.
Elle
ne
rend
pas
compte
de
l'-<-ne.!t:tie.. Elle suppose que les corps SOnt
indifférents
au mouvement
et
a11
repos~ Autrement
dit,
la doc-
trine
cartésienne
sur
l'essence
de
la matière
est
vraie
pour
un
monde
idéal
ab"~;tl1.cù;t, Elle ne s'applique pas il notre monde
concret

se
rencontrent
des
mouvements
concrets.
Cette
doc-
trine
serait
vraie
si
la
mesure
de
la quantitê
mathématique
qui
se
conserve
sans
changement
dans
le
monde
était
rnv
Leibniz
o
ayant
découvert
que
la
vraie
mesure
de
l'élément
constant
n'est
pas
mv.
mais
rnv o 2,
en
arrive
à
donner
une
définition de
l'essence
de
la matière
qui
se distingue
de
celle
de Descar-
tes.
Pour
rendre
compte
de
la
nature
des
phénomènes
qui
se
produi.sent
dans
l'univers,
Leibniz
a
recours
aux
6o~m~6 6ub6-
;ta~;t~e!!e6 (Discours de Métaphysique, art. XII).
Lorsque
Leibniz
lui
expose
sa
conception de
l'étendue,
Arnauld
s'inquiète
et
demande
des
explications
"La
deuxième
chose
sur quoi
je désirerais
d'être
éclairci,
c'est
ce
que
vous
dites
qu'afin
que
le
corps
ou
la
matière
ne
soit point
un simple
phênomène,
comme
l'arc-en-ciel,
ni
un
€tre
uni
par
accident ou
par agrégation,
comme
un
tas
de
pierres,
i l ne
sau-
rait
consister dans
l'étendue,
et
iJ
y
faut
nécessairement
quelque
chose qu'on
appelle
forme
substantiell_e
et qui
réponde
en
quelque
façon
il
ce
qu'on
appelle
l'âme"
(A
LEIBNIZ,
28
sep-
tembre
1686)0
Dans
cette
lettre,
Arnauld
intervient
sur des
points

la pensée
de
Leibniz
s'écarte
délibérément
de
la doc-
trine
cartésienne
l'hypothèse
de
la
concomitance
ou
de
l'ac-
cord
des
substances
entre
elles
et
la définition de
la
forme
substantie.lle
au
principe
des
choses
(A. Arnauld,
4
j u i l l e t 1686).
Dans
le
commentaire
qu'il
en donne
dans
son édition
de
la Cor-
respondance avec Arnauld,
M.
le
Roy
remarque
aVec
raison
"Les
difficultés
qui
empêchent
Arnauld
d raccepter
sans
de
nou-
velles
précisions
la
théorie
leibnizienne
sur
la
nature
du
corps
viennent
toutes
d'une
prise
de
position
cartésienne qui
n'est pas
discutée:
acceptant
le
dualisme
de
Descartes
et
réduisant
Comme
lui
la matière
à
l'étendue,
Arnauld
ne
peut

356
qui
suffit pour le
condamner,
non seulement comme anti-carté-
sien, mais aussi
comme
anti-chrétien,
puisqu'il
est conduit
à nous
proposer une
conception sensualiste, non
augustinienne
de Dieu.
A travers
cette
polémique sur l'étendue
intelligi-
ble, Arnauld s'est efforcé de démontrer
le
risque,
que
la
nouvelle philosophie
de Malebranche
fait courir à
la Religion.
En
voulant parler de Dieu,
hors
de
la philosophie
cartésienne
et de
la
tradition
théologique,
celle des
Péres,
Malebranche
s'engage
dans
la
voie
du
sensualisme.
Sur le plan métaphysique,
la conséquence
immédiate de
la
conception de
l'étendue
intel-
ligible,
c'est de
ruiner
l'idée que
la Religion
chrétienne
nous donne de Dieu, un
Dieu pur esprit et
transcendant,
créa-
teur du
ciel et de
la
terre.
c'est ce
spiritualisme que
ne
garantit pas
la philosophie malebranchienne de
l'étendue
intel-
ligible.
C~r la logique de son systéme conduit il concevoir
Dieu
comme un être corporel.
S'11 était resté
fidéle il Des-
cartes
sur cette question des
rapports
de Dieu et de
l'éten-
due,
il
eüt parlé
d'une manière plus digne
de Dieu.
Arnauld
en
convient,
Descartes
parle de Dieu
avec grandeur et respect
ce
texte des P~incipes qu'il
cite, en
témoigne:
" Nous recevons encore cet avantage, en prouvant de
cette sorte
l'existence de Dieu, que nous
connais-
sons
par même moyen
ce qu'il
est,
autant que
le per-
met
la faiblesse
de
notre
nature.
Car,
faisant
réflexion
sur
l'idée que
nous
avons
naturellement
de
lui,
nous
voyons qu'il
est éternel,
tout connais-
sant,
tout-puissant,
source de
toute
bonté et vérité,
trouver
place
pour
des
formes
substantielles
dans
le
monde
des
corpsll
(Discours
de Métaphysique,
Paris,
Vrin,
3e
édition,
p.
291,
n.
7).
~ais Leibniz Sera d'accord aVec Arnauld pour ne pas faire
de
l'et~ndue un:"perf.ection divi~e, n'étant upas suseeptible
du
dernler
degre
(D1-SCOUPB
de Metaphysique,
art.
1).

35 ?
créateur de
toutes
choses; et qu'enfin
il
a en
soi
tout ce en quoi
nous
pouvons
reconnaître quel-
que
perfecti on.
Mai s i l ya
des
choses
?ans
le. monde
qui
sont limitées, et en quelque façon
lmparfal tes,
encore que
nous
remarquions en elles quelques per-
fections.
Et nous
concevons
aisément qu'il
n'est
pas
possible qu'aucune
de
celles-là soient en Dieu.
Ai nsi,
parce que
l'étendue
consti tue
la nature du
corps, et que
ce qui
est étendu peut être di vi sé
en plusieurs
parties, et que
cela marque
du défaut,
nous
concluons que Dieu n'est pas
un
corps"ll5.
Si
Descartes
a su
rendre
compte
de la nature de Dieu,
c'est
cien parce qu'il
è.
réussi
à "s'élever au-dessus
des
sens"ll6,
à se
dégager
"de ces
images
corporelles
dont notre
âme
a tant de
peine
à se
défaire par l'attachement que
le
péché
lui
a fait
avoir pour le
corps"ll?
Fidèle
au spiritua-
lisme cartésien, Malebranche était assuré d'avoir
une plus
juste
idée de
l'immensité
divine,
c'est-à-dire de
la substance
même
de Dieu,
qu J i l
n'aurai t
sans
doute
pas
confondue avec
ces
"espaces
immenses
dans
lesquels
on
conçoi t
que
le monde
a étè
créé".
Il
aurait pu éviter
l'erreur grave à
laquelle
conduit fatalement
le sensualisme épicurien et qui
consiste
à nier la Providence.
Mais
la rupture avec Descartes
a entrai-
né Malebranche insensiblement vers
l'Ecole de Gassendi.
Il
n'a pas su concevoir clairement
la vraie
idée
de
l'immensité
de Dieu
"Car tout ce qu'il
en dit n'est fondé que sur la
manière grossière et charnelle dont plusieurs
con-
çoivent
l'immensité de Dieu, en se
l'imaginant comme
une
lumière
infinie
répandue partout, et qui
occu-
perait tous
les
lieux et réels
et imaginaires.
Ce
n'est point ainsi
que Dieu est immense.
Les
choses
115.
ARNAULD,
Défense,
v, Part., O. C.,
t
38
543

,
p.

116.
ARNAULD,
Lettres
à
Malebranche,
IX,
O.
C.,
t.
40,
p.
152.
117.
ARNAULD,
ibid.,
VIII,
o. C., t. 40, p.
119.

358
spirituel1es
ne
remplissent point les
lieux c?rpo-
rels •••
la substance de
D-ieu, qUl
est plus SPlrl-
tuelle que
tout
ce que
nous
pouvons
concevoir
de
tel,
n'est
contenue dans
aucun
lieu
ni
fini,
ni
infini,
comme
le dit saint Augustin.
Il
est partout
parce qu'il
soutient tout,
qu'il
connaît
tout, qu'il
agit partout"IIB.
Ce que
dit Descartes
de
l'immensité divine, est
confirmé par ce qu'en
di sent
les
Pères, sai nt Thomas et saint
- 119
Augus t 1 n
Malebranche
s'étant éloigné de ::lescartes, s'èloi-
gnait aussi
de
la
vèrité
de
l'enseignement des
Pères
sur
10
nature
de
Dieu.
Arnauld
accuse
donc Malebranche de
renouer
avec
les
conceptions
païennes
de
l'Antiquité.
C'est avoir
une
fausse
idée de Dieu que
de
croire,
comme
les
Stoîciens,
que
le monde
fût
Dieu;
les
Stoïciens estimaient en effet
"que
ce que
nous
pouvons
concevoir de
plus excellent est
Dieu, et que nous
ne pouvons
rien
concevoir de plus excellent
que
le monde;
par où,
ajoute Arnauld,
ils entendaient tout
cet amas
de
corps
qu'on
appelle
l'univers,
la
terre,
l'eau,
l'air,
le ciel,
le soleil
et tous
les
astres;
en
voulant
que
tout cela fOt
animé
par cette
âme
universelle dont Virgile
dit
:
P~incipio caelum et te~~am campo~que liquente~ lucen-
temque globum lunae,. t.Ltaniaque a~t~.a ~p.L~itu~ intu~ CJ.Lt,
totamque in6u~a pe~ a!Ltu6 men6 agitat molem, ~t magna 6e ca~-
-
t
,,120
Po!Le m.~~ ce. • • .
. Ces vel'S de Virgile que cite ici Arnauld,
nous
les
trouvons
aussi
cités
dans
la
lettre de Morus
à Des-
cartes.
Ce
n'est pas
par hasard que Arnauld
les
reprend dans
sa Défense.
S'il
condamne
cette manière
de
concevoir
l'étendue
118.
ARNAULD,
Lettres
à
Malebranche,
IX,
O.
C.,
t.
40,
p.
150.
119.
ARNAULD,
Défense,
V,
Part.,
O.
C.,
t.
38,
p.
544.
120.
ARNAlJLD,
ibid.,
p.
544.

359
en
Dieu,
telle qu'on
la trouve
chez Malebranche,
c'est p'arce
qu'il
est convaincu que
cette
nouvelle
philosophie,
comme
cel l e des
9 a s sen dis tes
et"
par tic u l i ère men t,
cel l e d e ~1 a rus,
rompt toute distance entre
le
monde et Dieu, et fait de Dieu
l'âme du
monde,
comme
le
chante
Virgile.
Arnauld,
précise
b i e n qu' i l s ' agi t
l à d' une
c. 0 J11.> li- q li {' n c. {' log i que dus y s t ème.
Certes, ~,1alebranche ne
ti re
pas
de
lui-même
cette
conséquence.
Ce n'est peut-être pas
ce
qu'il
y a de
plus
important.
Ce qui
est essentiel
c'est que
le
système y
conduise
logiquement.
"Je n'ai
rien
voulu
déterminer,
affirme-t-il,
dans
le
livre
des
Idées
sur
l'étendue que
vous mettiez
en
Dieu.
nais
j'ai
témoigné dans
la Défense
que
ce
que
vous
dites
dans
vos
Méditations et dans
votre
Réponse me
forçait de
croire que c'était une
vraie
et formelle
étendue
que
j'ai prouvée, par saint
Augustin,
ne
pouvoir être
en Dieu, qu'il
ne fût
corporel:
mais
çà été en
reconnaissant en même
temps
que
vous
désavouiez cette
conséquence"I21.
Ce que Arnauld
retient de cette conception de
l'éten-
due
intelligible,
c'est qu'elle
conduit nécessairement et 10-
giquement à concevoir Dieu
comme un
être corporel.
L'analyse des
textes de
la polémique sur
l'étendue
intelligible et
les circonstances
historiques de son dévelop-
pement confirment bien que c'est
l'influence de Gassendi,
et
secondairement celle
de
Spinoza, que Arnauld
a voulu
anéantir.
Car,
le danger il
l'a vu
plutôt du
côté de Gassendi.
A la fin
du
XVIIe siècle,
l'influence de Descartes disparaissant,
c'est
le courant sensual iste épicurien,
représenté
par l'Ecole
de Gassendi qui
est
largement dominant.
Quant à celle de
Spinoza,
elle
se manifestera au
siècle
suivant. Mais
pour
l 'heure,
au moment où
s'engage
la polémique entre A,rnauld et
121.
ARNAULD,
Lettres
à
Halebranche,
VIII,
O.
Co,
t.
40,
p.
]20.

360
14 ale br a nche, l J en nem ide l a foi
et del'E g lis e, c' est Gas sen -
di dont se nourrissent les libertins et dont Malebranche sem-
ble .être une victime inconscient~. Arnauld avait suffisamment
à
faire, pour contrecarrer l'influence de ce courant largement
répandu et dont les ravages, causés dans les rangs des chré-
tiens, ne faisaient qu'augmenter. Aussi, brandir l'épouvantail
spinoziste, aurait été, sans doute, une erreur que le Grand
Arnauld ne pouvait pas commettre.

361
3.
LA CRISE DU SENTIMENT RELIGIEUX.
Les' ,gassendistes étaient, en effet, nombreux dans
le milieu scientifique du XVIIe siècle. Devant les difficul-
tés théoriques, pratiquement insurmontables de la physique
cartésienne, les savants du XVIIe siècle allaient se rallier
aux thèses gassendistes. La physique de Gassendi allait ainsi
supplanter la physique de Descartes. Rival victorieux de
Descartes, Gassendi exercera ainsi, sur la moitié du siècle,
une influence considérable. Monsieur Alexandre Koyre rappelle
ce fait, a savoir que des esprits, qui marqueront bien plus
que Gassendi
l 'histoire des sciences, participeront au mouve-
ment gassendiste : Boyle, Newton, Christian Huyghens, Leib-
.
122
0
t
t
nlZ

n peu
no er que Leibniz lui-même fut un moment
"gassendiste". En effet, son atomisme lui venait, non pas de
Démocrite, ni d'Epicure, mais directement de Gassendi qu'il
connut avant d'avoir lu Descartes.
Les oeuvres de Gassendi publiées de son vivant,
toutes en latin, étaient connues de toute l'Europe savante
du temps. L'esprit gassendiste rayonnait au-dela des cercles
scientifiques. C'est Bernier qui fit connaître la pensée de
Gassendi a la Société monda'ine, en publiant en français, en
1678 l'Abrégé de la philosophie de Gassendi.
L'effondrement de la physique de Descartes entraî-
nait nécessairement le rejet de sa Métaphysique dont elle
est inséparable. La métaphysique de Descartes, nous le savons,
122.
KOYRE
A.,
Etudes d'Histoire de
la pensée .scienti-
f iq ue, Pa ( i s) Gal l i. mLi r cl , 1 973 •

362
sert de fondement â sa physique. L'une et l'autre sont indis-
sociables. On ne peut rejeter la physique sans remettre en
question ses fo~dements, c'est-à-dire la métaphysique, car
l'une ne va pas sans l'autre. L'on observait ainsi que ceux
qui étaient gagnés par l'esprit gassendiste, abandonnaient
en même temps
la physique et la métaphysique cartésiennes.
Ils prenaient en haine la métaphysique qui, à leurs yeux,
n'était pas une science. Ainsi,
beaucoup, en se rapprochant
de Gassendi, devenajent sceptiques et se détournaient de la
religion.
Henri
Busson donne l'exemple, parmi
bien d'autres.
de Christian Huyghens.
~é dans le cartésianisme, Huyghens a
été nourri de Descartes. A quinze ans,
il
lisait les Principes,
et s'y plaisait, écrit Busson, comme à un roman.
Il fut mêlé
aux cercles savants de Paris et de Londres.
Il se fixa à Paris
de 1666 à 1681, et devint un membre trés
influent de la jeune
Académie des Sciences. Mais trés vite,
il sera déçu par la
fa i bles 5 e de l a p hy s i que car tés i en ne. C'e s t - à - dire qu' i l de-
vient atomiste. Sa propre physique qui
repose, en effet, sur
le vide,
l'indivisibilité de la matière et l'inertie de la
masse d'atomes, en fait ~lus un gassendiste qu'un disciple
de Descartes. Mais, ce que note
très justement Busson, c'est
que Huyghens qui, en 1660 est chrètien, calviniste, se détour-
ne de la religion au moment où il se détache de Descartes pour
se rapprocher de Gassendi.
Il mourut dans le désespoir:
le
spiritualisme de Descartes avait cédé dans son âme devant
Lucrèce ou devant Pomponace. Ce qu'il faut bien noter, et qui
ne ressort peut-être pas assez dans
l'analyse de Busson, c'est
que l'esprit de Descartes ne conduit pas à l'irréligion, ni
au scepticisme, ni à l'athéisme, mais ce qui y conduit, c'est

363
précisément l'esprit de Gassendi. C'est cet esprit que Arnauld
combat avec acharnement dans les thèses métaphysiques de
Mal e branche.
Il faut bien se rendre compte, en effet, que ce
qUI est au centre du débat qui oppose Arnauld et Malebranche,
c'est le rapport de la science et de la métaphysique. Si
Arnauld a accusé Malebranche d'être devenu gassendiste, c'est
parce qu'il a voulu prévenir un danger plus grand, qui le me-
naçait lui-même et ses propres lecteurs:
le danger que re-
présente l'athéisme. Arnauld
est, en effet, convaincu que
l'ennemi de la foi
et de
l'Eglise, c'est bien Gassendi, qu'il
se représente comme l' anti -Desca rtes. Aussi, n'es t-i l pas
surpris d'apprendre, que de jeunes rjapolitains étaient deve-
nus athées pour avoir lu
les écrits de Gassendi. Arnauld
reste persuadé que les âmes, qui
ne sont pas ferlnes dans la
foi, ccurent toujours un grand danger il fréquenter les auteurs
comme Gassendi.
"Je ne m'étonne pas, écrit-i~l, de ce que l'on me
mande de Naples, que de jeunes fous sont devenus
athées et Epicuriens, par la lecture des oeuvres
de Gassendi. C'est ce qu'on en devait attendre,
surtout si on considère ce qu'il a écrit contre
la métaphysique de Descartes, où il a employé tout
ce qu'il avait d'esprit à détruire tout ce que
M. Descartes avait trouvé de plus fort, pour prou-
ver l'existence de Dieu et l'immortalité de notre
âmeoll123
Le Gassendi que connaît Arnauld, il faut le rappeler, c'est
celui des Cinquièmes Objecticns.
Il voit en lui un sceptique
et un matérialiste.
Il
le considére comme Descartes l'avait
lui-même traité dans ses Réponses aux Cinquièmes Objections.
123.
ARNAULD,
Lettre
à
Du
\\/eucel,
19
octobre
1691,
Lau-
sanne,
p.
395.

364
Rappelons que c' esta u cours d'un s é j 0 u r à Paris,
en 1641, que Mersenne communique à Gassendi
les textes des
Méditations Métaphysiques, en sollicitant ses remarques,
Celles-ci constitueront les Cinquiémes Objections. Dés que
Descartes les reçut,
il réagit brutalement au point d'avoir
envisagé d'en interdiée la traduction et leur publication,
Elles paraissent néanmoins avec l'ensemble des Méditations.
Mais dans sa Réponse, Descartes se montre trés dur avec Gas-
sendi.
Profondément choqué par le ton quelque peu agressif
de
l' i liustre phi losophe, Gassendi
répl ique aux Réponses de
Descartes.
Il ajouta des
Instances à ses Doutes: un volumi-
neux ouvrage paru en 1644 à Amsterdam sous le titre Disquisi-
tio metaphysica.
Descartes réplique à ces nouvelles Instances
de Gassendi dans une lettre à Mersenne du 12 janvier 1646,
Que reproche Descartes à Gassendi? Non seulement
de ne l'avoir pas compris - ce qui n'est peut-être pas si
certain - mais essentiellement de s'opposer aux preuves de
l'existence de Dieu et de l' immortal ité de l'âme. Autrement
dit, de rejeter sa métaphysique au nom d'un matérialisme
irréligieux. Observons qu'au moment où s'engage cette querelle,
Gassendi,
l'aîné de Descartes, était déjà connu par ses tra-
vaux sur Epicure et considéré comme un grand savant. Les at-
taques contre la métaphysique de Oescartes se conçoivent
d'autant mieux qu'elles se fondent sur une ontologie déjà

constituée et une pratique scientifique solidement confirmée.
Contre les accusations de Descartes, Gassendi proteste. Il
confesse publiquement que son intention n'a jamais été de
renoncer à prouver l'existence de Dieu. Il proclame sa foi
en Dieu. Il croit en Dieu autant que Descartes. Mais, préci-
sément, ce qu'il conteste chez Descartes, ce sont les preuves

365
que l'auteur des M'ditations avance pour établir l'existence
de Dieu. Or, les preuves cartésiennes de
l'existence de Dieu
reposent, en effet, sur sa théorie des idées. Gassendi qui
a déjà adhéré au sensualisme d'Epicure, s'y oppose par une
vision des choses radicalement différente.
Il dénie à la
démarche cartésienne, à sa méthode, toute portée scientifique.
Il avoue se contenter, pour ce qui
le concerne, des preuves
de saint Thomas et de l'enseignement des Pères de l'Eglise.
La métaphysique cartésienne ne lui para't pas être une science
Il s'en prend aux raisons de Descartes, à la méthode de dé-
monstration, mais non, il faut le souligner, aux thèses
que
Descartes prétend justifier.
Arnauld, alors jeune Docteur de Sorbonne, a suivi
cette querelle. Et il semble avoir retenu de cette opposition
entre les deux philosophes,
l'attitude prêtée par Descartes
à Gassendi.
Lorsque, écrivant à Du Vaucel, il dit de Gassendi,
qu'il est celui "qui a employé tout ce qu'il avait d'esprit
à détruire tout ce que M. Descartes avait trouvé de plus fort
pour prouver l'existence de Dieu et l'immortalité de notre
àme", il se conforme à l'idée que Descartes se faisait déjà
de son adversaire. Gassendi
représente pour Arnauld l'anti-
Descartes.
Arnauld avait cru dans les promesses du cartésia-
nisme.
Bossuet et Nicole partagèrent un moment tette espérance,
avant de se montrer plus réservés. En cette fin du XVIIe siè-
cle, il sera le seul à poursuivre son inlassable combat pour
le cartésianisme.
Il a toujours cru que Descartes avait été
envoyé par la Providence de Dieu pour arrêter par ses écrits,
"la pente effroyable que beaucoup de personnes de ces derniers

366
temps semblent avoir a l'irréligion et aD libertinage par un
moyen proportionné a leur disPosition,,124. l'1ais, l'héritage
cartésien qu'il voulut préserver et transmettre au .siécle
suivant, n'était plus apprécié par ses adversaires chrétiens,
beaucoup trop nombreux. C'est le matérialisme de Gassendi
dont héritera le XVIIIe siécle, avec la complicité involon-
taire de certains cartésiens "imprudents", comme r~alebranche.
Arnauld, avec la clairvoyance que Descartes lui avait recor-
nue, l'avait pressenti. Le seul qui était en mesure de barrer
la route a l'athéisme, c'était, a ses yeux, Descartes, Aussi,
son indignation fut grande lorsqu'il apprit la mise a l'index
des oeuvres de Descartes :
"N'y a-t-il pas cependant de quoi admirer le grand
jugement de MM.
les Inquisiteurs de Rome, et le
grand service qu'ils rendent a l'Eglise par leur
prohibition? Ils ont laissé toute liberté a ces
jeunes gens de lire l'Auteur qui détruit, autant
qu'il peut, les preuves les plus solides de l'exis-
tence de Dieu et de l'immortalité de l'âme;
(car
il n 'JI a aucun des ouvrages de M. Ciassendi qui soit
dans l'Index), mais il ne leur a pas été permis de
lire celui qui
les aurait persuadés de ces vérités,
pour peu qu'ils eussent l'esprit bien fait:
car
les Censeurs Romains ont eu soin de mettre dans
leur Index ; R~nat~ D~~ca~t~~ Cp~~a S~quent~a don~c
co~~~gantu~. De p~~ma Ph~lo~oph~a ~n qua ée~ ~X~~­
tent~a. ~t an~mae a co~po~e d~~t~nct~o deffion~t~atu~.
C'est pourquoi aussi ils n'auront garde d'y mettre
le livre de M. Huet contreM. Descartes, 00 il veut,
d'une part, que cette proposition ne soit pas claire
et évidemment vraie: Cog;to ~~go Sum ; et il fait
valoir, de l'autre, autant qu'il
peut, toutes les
méchantes raisons des Epicuriens, pour faire croire
que notre âme est corporell e, et qu 1 ell en' est di s-
tinguée de ce que nous appelons notre corps, que
comme un corps plus subtil, d'un corps plus grossier.
Mais ils pourront bien, pour agir conséquemment,
mettre dans leur Index l a réponse que M. Régi us vi ent
de faire a ce livre de M. Huet, pour soutenir les
démonstrations de M. Descartes contre les sophisti-
queries de son adversaire."125
124.
ARNAULD,
Examen,
O.
C.,
t.
38,
p.
136.
125.
Arnauld
à
H.
Du
Vaucel,
19
octobre
1691,
O.
C.,
t . l l l ,
P.
395.

367
Arnauld regrette cette erreur. En mettant à l'index les oeu-
vres de Descartes et laissant toute liberté à la lecture des
oeuvres de Gassendi et des Gassendistes, les Censeurs Romains,
"ont permi~ qu'on avalât le poison et ont défendu qu'on prit
l'antidote· 126 . Ils ont même mis dans l'Index la Réfutation
que Descartes fit du placard de Régius. Cet ancien disciple
de Descartes soutenait, qu'en dehors de la foi, on ne saurait
prouver que la pensée n'est pas une modification de la matiè-
re. Le raisonnement de Régius favorisait les Epicuriens, puis-
qu'il
revenait à dire qu~ notre âme est corporelle, thèse
contraire à l'enseignement de l'Eglise. Les Censeurs Romains
mirent néanmoins dans l'Index la réfutation de Descartes. Ils
n'ont rien dit du placard. Arnauld aurait souhaité que l'on
condamnât aussi Gassendi ou mieux, que l'on ne mit à l'index
que les oeuvres de Gassendi et des gassendistes. Mais les
Censeurs de Rome en décidèrent autrement. Se sont-ils effec-
tivement trompés d'adversaire, comme le prétend Arnauld? En
mettant à l'index les oeuvres de Descartes, Rome a voulu
s'attaquer non seulement à la méthode de Descartes mais, sur-
t ou t , nous sem bl e- t '
-1 1
,
'a sa ph '
127
YS1que
. C
er t '
a1nes th'eses
des Principes, ne pouvaient-elles pas paraitre inquiétantes
aux autorités religieuses, notamment l'affirmation de l'indé-
finité de l'étendue? En acceptant de discuter avec Henri
More ce point de sa physique, Descartes sans rien accorder
à son correspondant,
ne parviendra pas néanmoins à dissiper
l'idée que sa physique implique nécessairement l'infinité de
la matière.
126.
Arnauld
à
H.
Du
Vaucel,
19
octobre
1691,
O.
C.,
t .
I l l ,
p.
397.
127.
Essentiellement
ses
implications
théologiques
rela-
tives
à
la
question eucharistique.

,r-~:': - ~:\\..~~.~>.:p-, ,,~~; ';'~f'
", ..:/...f.--:~c':~.t;j~~;~i ";v~~~>';';'\\'i" ~
,
'~,
368
Lac 0 ~ l'e Sp oiiJ'iL+ê'e" q u" c e tté'-li'ii~~ s t i Of, a Drov oq IJ ë e
entre
les deux auteurs,
laisse ,js"i_~lement apparaître que leo
argllments de Mo"rus tendent tOtlS a défendre, contre Descartes,
j'infinité du monde et ~
lui
dil-e,
qUE sa propre physique
l '~mplique nècessairemenL
h
thécnie des
tourbi llons,
la
div "Î S 'f t i 1'f té à
1 1 i n f i f: i '.
'1 a
né 9 a t ion d €
lia tom e,
l 1 ide n tif i -
cation de l'étendue et (le
la matiêl'c)
toutes ces thèses suppo-
sen t
.
Et,
pu-isqlJe
j'étendue
est
Ile s-
""
0
~)2nce du l;ÎondA~ i7 est e1.i jdent que
ie monde est
IU'I-meme
Ivloru~, '(t:;pl~nch(~t":'! cl lors à Descartes ~ de prendre tY'op
de pré c (1 LI t_ ion S pou 1· n e pa:.:
3. d ni e t t r e
y u e
l a in (~ t'!' è t'e e ~ t
) n fin i e
nNe rega!'dez point,
lui
rêoond Oescartes, camlne
une tnodestie affectée, mais comme une sage précau-
tion,
~ mon avis, lorsque je dis qu1il a certaines
ch 0 ses ~; 1u t. ô t
1n d?'~ f i r. i es q u-j i ri fin i es (' Car, 1 1 n 1 y
a ql1e Dieu
~.eul ql~t: je conç0ive po~-itivement infini
Pour le
ceste, comme l'étendue du ,~() ... de,
le nombr-e
des partieo_ d-j'lisirJ12S de
la matière, et autres
seo11bl{'l,blt:s~ :j li/voue 'Îngénuement que je ne sais
point :,i elies
sont à~solument infinie" ou non. Ce
que je ,:a1s, c'est que
je n'y cannai, aucuo§ fin,
et à Cf: i: é 9 ù rl~ je 1€. $ 3 Ppel -1 E 1ri d é fin i es!! J!. ~
Dieu est infini~ Ii est positivement inf-îni,
Tl
est sans bornes~ M~-is 1!ètendue est saGS bornes en ce sens
que
je n' y
c () n n 3. 'i s ct ü cu nef i 11 _~ (: 1 est dO!Î c né"~ i"i t ive rn e!l t que je
dis dei 1 é te neli.li:: (~u! S l 1er:: s t Ln d ê. il...L il.,:, e,.
El '1 e d p e v t - ~ t r e
(1 ( s
l i mit e~,
md -;:;
ri Ü u S
S om ni es
i tl C j Pct Lie s d \\~
les cl p e ~' c e '1 (1 1 Y' ~
Fa}' sage prudence,
Desc{~rtes appe 17e il étendu,::, <-f!.dé6 ùt~(e,
et s e Y' \\' e à [) i eus e u l I e nom d 1 -l YI 6J.. n l • [1 nê su -i t pas de ce
que je ~onsjdère le monde comme indéfini, qu'ii ô effectlve-
ment des
bornes~
j28 a
Descartes
à
Noru~, 5 févrlt:r 1649, Paris~ G8rnlt~r[Ii.
1973,
p,
882.


. ~,'"
... ' ".~''''f:-:' ... ~/-:-;
; .~- , ,-,.,--;
"]1
répugne à mes
idées,
affime Descartes, d.'assi-
gner des
burnes
au monde, et ma per'ceptlon est
la
seule
règle dece que
je dois affirmer ou nier;
C'est pour cela qLle je dis que le ;lIcnde est inpêter'-
,lliné, ou 'indéfini, p"!"ce que je n'y connais·.. üucune
bar ne, mai s je n' ose l" ais
di r e qu' i les t i n f·i n,i:;
parce que je conçois que Dieu est plus grand q0e le
monde,
non à raison de sor étendue que j~ ne~on­
çois.point en Dieu, comme
j'ai dit plusieuy's fois.
ma-is à raison de
sa perfect"ionll129Q
Prenant confort.abl2l1lent a:.Jpu i
sur
la posiU.v'itê de
l !idée de Oi~u, Descartes peut refuser d'accot'cie:' au mOJlde
l'infinité" Cêir.;
il
voit clai;,'ement que tout ce qui
nJest
p a~, Die u, n' est pa::
in fi !\\ '1.
1_ e ln 0 (] den e peu t
p il S ê t r' e' i n fin i ~
Est-il
fini?
Jescartes r'efllse de concl~re aussi nettement~
Car si
le monde est fin-j,
il faut qul-!l
~-it des
bornes~ .Gr,
je· ne vois
pa~~ qu1il en üit, c1it-i]" je ne \\/o1s pas qu'i'j
ait une limite~ La 9!'andeur du mande n;est définie qlle négft-
tivement.
Il nlpst. pas
in-fini~ 41 ést indéfini', Desca tes
refuse de
['appeler infini,
Il
refuse aussi
de
lui
assigner
des
bornes, contrairement ~ Morus qui
le cOflsidêre soit fi~i
.6 ). mp t,- c.U. 0',
soi t i n fin'j
,Ii. mp.t". c.U. r..'1. •
Û e van t
l' i n sis tan ce
de Morus, Descartes finit
par déclarer simplement qu'il est
contr'adictoire que
le monde soit fini
ou
terminé,
et t'ejette
comine absurde
la questiar\\ de son correspondant. anglais,
rela-
tive à la possibilité d'enfoncpr
unr, épée il
li)
fro~tière du
monde
:
ill1
répugne ~ illa pensêe) observe Descartes) ou ce
qui est
le même.,
i1
implique contradict'ion que le
monde soit fini
ou term'iné, parce que je ne puis
ne pas
concevoir un espace au-delà des
bornes du
monde, quelque pat't où je
les assigne.
Or',
un tel
J ;:9~
Descart.:2S
à Mo-euR,.,
! 5
".,vrl·.l
1 f,49
D

, arl
__
"..~~
-,
.
:..,a-cnlcr
'[II
_
~
197],
o.
910.

" ,.r
370
espace est, selon moi ~n vra,i, corps. Je ne m'embar-
rasse pDint que les autres l'appellent imaginaire,
et que, par conséquent,
ils croient le monde fini,
car je sais de quel
préjugé nait cette erreur.
En
imaginant une épée qui
passe au-dela des bornes du
monde, vous prouvez que vous ne concevez pas le
monde comme fini
; car vous concevez comme partie
réelle du monde tout lieu que l'épée touche,
bien
que vous donniez le nom de vide a la chose que vous
concevez"130.
Descartes affirm,e donc que le monde n'a pas de bor-
nes, parce qu'il serait contradictoire qu'il en ait.
Est-ce
a dire qu'il est infini? Avec la même détermination, Descat'-
tes refuse de conclure que·le monde est infini.
Il maintient
sans rien y changer, sa distinction entre l'infinité de Dieu
et l'indéfinité du monde, et continue de soutenir sa thése
de l'identification de l'étendue et de la matière. Descartes
a admis une fois pour toutes, que l'espace de la physique est
un objet de pure intellection et, en même temps, un objet
d'imagination. De ce fait,
il s'intel-dit de le confondre avec
Dieu qui en est la cause et le créateur.
La discussion avec Morus a montré, néanmoins, qu'il
était possible de conclure des théses cartésiennes, a l'infi-
nité du monde, pour qui n'adhérerait pas a la métaphysique
de Descartes. Aussi,
les Censeurs Romains, qui
connaissaient
les oeuvres de Descartes, ont-ils jugé les thèses cartésien-
nes plus dangereuses que celles de Gassend'j,
Le destin du
cartésianisme est lié a cette question de l'étendue l3l ,
130.
Descartes
à
Morus~
15
avriJ
16/-+9,
Paris,
Garnier
III)
1973,
p.
912.
131.
Les
Principes
furent
m1s
â
l'Index
par
le
SaiIlt-
Offi-::e
en
J 664 ..
Ce
fut
non
pas
pour
avoir
soutenu,
comme
Gali-
lée,
le
mouvement
de
la
Terre,
mais
parce
que
la
théorie
Car-
t€sierLne
de
la mati~re était incompatible
avec
le
dogme
de
la
tranSSllbstantiationm

371
Dans le '~onflit qd"j a opposé Arnauld et i'1alebranche,
i l s ' agi s sai t e r, cor e des a v0 i r s i l e car tés i an i sm e, 1a phi 10 -
i;
,
sophie de Descartes, est conforme à l'enseignement de l'Eglis
::
ou s'il n'est pas un allié de l'athéisme. En s'attaquant aux
thèses du Pêre Malebranche, Arnauld cherche à désolidariser
Descartes de certains cartésiens devenus selon lui gassendis-
tes, mais qui se disent encore cartésiens, et à montrer qu'il
n'y a pas lieu de rejeter sur Descartes la responsabilité de
leurs erreurs, en d'autres termes que la philosophie de Des-
cartes est une philosophie chretienne. Aussi, à travers sa
critique de ;~alebranche,
c'est Gassendi, l'anti-Descartes
des Cinquièmes Objections que vise Arnauld sans épargner
Spinoza, indirectement présent dans toutes ces discussions.
Arnauld était ainsi conduit à dénoncer progressivement les
erreurs théologiques de Malebranche, conséquence de ce qu'il
croit être l'influence de Gassendi.
Ce débat sur l'infini est en rapport étroit avec
la crise du sentiment religieux au XVIIe siècle. Si Arnauld
combat I~alebranche avec tant d'acharnement, s'il le confond
avec les gassendistes et les spinozistes, malgré les protes-
tations de l'oratorien, c'est parce qu'il craint que ]'adora-
tion qui est due à Dieu seul ne soit détournée au profit
d'un univers matériel infini et divinisé. Aussi, Arnauld est-
il effrayé, comme Pascal, par le silence de ces espaces infi-
nis. Malebranche n'est pas inquiet de mettre en Dieu une
étendue intelligible infinie. Ne verra-t-il pas dans la loi
de la nature la manifestation de la sagesse infinie de Dieu?
C'est que Malebranche a la sensibilité intellectuelle d'un
homme du
XVIIIe siécle.
Il assiste sans crainte et sans trou-
ble a l'avènement d'un monde nouveau.

,
, .
' (
1
372
Cette sérénité Malebranche
la
partage avec Descar-
tes
qui
s'installe
confortablement sur son étendue matière
indéfinie,
sans
trouble,
sans
angoisse.
Gassendi
non
plus
n'est pas
inquiet par l'infinité
de
l'espace. Mais contrait'e-
ment à Descartes et à Ma'iebranche, Gassend'i,
profondément
marqué
par
le
scepticisme antique
nous met en
présence d'un
monde qui
échappe aux
prises
de
la connaissance humaine et
veut donner à l' homme
le
sentiment de
sa peti tesse devant
l'immensité
de
la création
et
" 'infinité de
son
auteur.
Ar-
nauld
insiste sur
l'opposition
entre Descartes
et Gas~endi.
C'est essentiel'iement par'ce que
les
positions de Gassendi
sur les
rapports
de
la science et de
la métaphysique nous
empêchent de
conna'tre
la
nature
intime des choses,
compro-
mettant ainsi
le spiritualisme cartésien qui
était pour
Arnauld
le seul
t'empart
contre
l'athé'isme.
Aussi,
Arnauld,
assiste-t-i l,
impuissant devant
le
triomphe d'une
nouvelle
idée de Dieu,
d'un Dieu
qui
a toute
l'allure d'un Dieu cos-
mique,
d'un Dieu
de
savant et de
philosophe, que
les
pruden-
ces de Des car tes et de Gas s 2 n di,
1 es é c lai r c i s s em e n t s de
Malebranche n'ont pu empêcher.

373
CHA P I T R E
1 1 1
LES
VOL 0 NTES
DE
DIE U
,l ,
PHILOSOPHIE
ET THEOLOGIE.
c'est
la question
théologique
~ui est à l'origine
du différend entre Arnauld et Malebranche.
L'on
se souvient,
en
effet,
que
lors
de
la
réunion
qui
s'est
tenue,
en
[678,
chez
le Marquis
de
Roucy,
Arnauld s'était plaint des
dévelop-
pements
théologiques
sur
la grRce
contenue
dans
les
Eclair-
cissements
de
la Rec~erche de
la
Vérité.
Ce
n'etait pas
la
théorie
des
idées,
Ili
la
vision
de
l'étendue
intelligible
en Dieu
qui
avaient irrité
le
docteur de Port-Royal, mais plu-
tôt
Je
principe énoncé
par Malebranche que D-i-eu Il'agLj,ja-i-t
po-i-nt danô
t' ondlLc. de ta na.tune. (o.t de trx gnâc.e pan dru, va ton-
té.ô
paJt.t-i-c.ut-Zèltr6.
Les
mises
en
garde
d'Arnauld et de ses
amis
n'ayant pas
réussi
à
contraindr'e Malebrùnche
il
suspendre
l 'impr'ession
du
Traité de
la nature! et de
la gr'âce, Arnauld
attendit
la publication
de
l'ouvrage pour le
réfuter.
L'im-
pression et
la
publication
de
ses
Réflexions Philosophiques
et Théologiques Bur le Nouveau syst.me de
la Nature et de
la
Grâce, se firent par étapes entre
1685 et 1686.
Comme
on
de-
vait s'y
attendre,
Malebranche
n'en
fut
pas
convaincu.
Aux

374
R ' "
eJ
l ·
eX7.,ms
'1
;
op[Josa successivement deux
recueils,
l'un de
trois
&ettres
(1686),
l'autre de
deux Lettres (1687)0
Au
cours de
cette controve~se les deux théologiens
ont manifesté
la même
incompréhension
l'un
à
l'égard de
l'autre.
Ils eurent des
part·isans
l'un et
l'autre.
Arnauld
eut de son côté
les
Autorités
romaines
qui
apprécièrent avec
la même sévérité
le
système de
l'Oratorien.
Ala suite des
dé marc he s
de 0 u Vau cel,
au p r è s deI a Com mis s ion
de!' 1n de x ,
un
décret sera publié
le
29 mai
1690 interdisant
le Traité
de
la
Nature
et de
la
G~Gce dans ses éditions de 1680 et de
1684 (avec
les
Eclaircissements),
ainsi
que
les
diffé'·'entes
132
Lettres
dirigées
contre Arnauld
• La Commission de
l'Index
examinera au même moment
les
Réflexions philosophiques et
théologiques,
mais elle
ne
prononcera
aucune
censure.
Dans
une
lettre à Du
Vaucel, Arnauld
présente ainsi
le
contenu de ses Réflexions
:
"Il
s'agit de matières
très
théologiques
et très
importantes.
Car n'est-il
point important de soute-
nir la foi
catholique
de
la providence
de Dieu
con-
tre un
homme qui
la
détruit,
sans
que
bien des gens
s'en aperçoivent?
C'est ce que
j'ai
fait
dans
le
premier
livre.
N'est-il
pas
important de ruiner cette
maxime épicurienne,
qu'on est heureux en
jouissant
des
plaisirs
des
sens? C'est encore ce qui
est trai-

dans
ce premier
livre.
Le
second et
le
troisième
seront de
l'ordre de
la Grâce,
où on
établit les
plus
grandes vérités
de
la prédestination et de
la
grRce, et on
combat de fort
grandes
imp{étés
contre
la personne de
Jésus-Christ.
Cela n'est-il
point
théologique et très
important ? .. "133
C'est
le contenu du
livre premier
des
Réflexions
qui
va
retenir nGtre attention.
On Y rencontre l"1alebranche
132.
La
Reche~che de la Vérité sera mis à l'Index par
un
décret
du
17
janvier
1707.
133.
Arnauld
il
Du
Vaucel,
20
octobre
1685,
O.
C.,
Lau-
sanne,
,
t ..
TI,
nO
537u

370
associé
aux
Epicuriens, qui
nient
la providence
de Dieu.
Le
nom de
Spinoza ne
sera
pas
prononcé, mais
son
ombre
plane
sur tout
le
livre.
En somme
pour Arnauld
ce que développe
~Ialebranche c'est u~e théologie matérialiste, épicurienne
qui
a pour conséquence de
nier
la providence.
Dans
le
p,'emier
livre
des
Réflexions,
il
est ques-
tioo de
théologie.
C'est ce que Arnauld
explique à Du
Vauce!.
Que faut-i l entendre
par là
? Selon
le
ti tre de ses
RéfleJ;ions
et
les
précis'ions
conten:Jes
dans
l'Avant-Pr'opos
de
l'ouvrage,
Arnauld examine
deux
séries
de
questions,
philosophiques et
théologiques:
"Vous
ne
devez
pas être surpri s,
écri t-i 1, si
je
fais
deux
sortes
de
Réflexions
sur le Nouveau Sys-
tème
de
la Nature et de
la Grâce, et si
j'appelle
les
unes
Philo6ophique6 et les autres Th~olc9~que6.
Je
l'ai
fait
parce que
l'Auteur y
agit tantôt en
Philosophe et
tantôt en
Théologien, et que,
selon
cela,
on doit examiner différeinment
la solidité
de
ses
preuves .. "134
Les matiéres
philosophiques
sont celles qui
s'ap-
puyent sur
la Itaüotl,
El:es
font
l'objet du
livre premier.
Les matiéres
théologiques
sont ce] les
qui
"anpartiennent à
la foi
ou qui
en étant des
suites
doivent être
fondées
sur
l'autorité de
l'Ecriture
ou de
la
Tradition,,135.
Leur étude
est faite
dars
le
deuxiérr:e et
le
Uoisiéme
livre.
Ii
ressort
des
textes mêmes
d'Arnauld
que
dans
Je pr'emie,- l;\\'re
il y
a
de
la philosophie et de
la
théologje.
C'est ce qu'il
confirme
lui-même
au
chapitre premier de
ce
livre
:
",Je prétends
faire
voir,
qu'au
regôrd
des
événements
humains
indépendants de
la
i34.
ARNAULD,
Réflexions phiZosophiques et théologiques,
Avant-Propos,
0,
Co,
t.
39,
p.
167,
135.
ARNAULD,
ibid.

y ...
376
Grâce,
on
ne saurai t
cor:i.'éevoi r D"ieu
cÙ1TIme''; une
cause
uni ver-
selle.
dont
les
volontés
~énérales sont déterminées à tous
les
effets
particuliers
par
les
volontés
libres
des
hommes,
sans
contredire
l'Ecritur'e
;
sans
ruiner
la notion que
la
raison
et
la
foi
nous
font
ûvoir
de
la
Providence,
et sans
tombe)' dans
les mêmes
inconvénients
que
l'Auteur du
Système
a cru qu' 0 n ne
POLI V ait f' vit e )', q IJ ' en
ôtant
toute efficace
d
,· 13 6 n '
t
'
a u x cau ses
sec Ci n es. '
li U . es
.- ce a dire? Le problème qui
préoccupe
Îlrnauld
c'est
celui
que
soulève Malebranche
lors-
qu'il
avance que Dieu
~'~gi~ pai~l dan6 l'o~d~~ de la na~u~e
Les
Réf~exions d'Arnauld vont d'abord porter sur la conduite
de
Dieu
dans
l' ordre
de
la nature.
Il
adopte dans
l 'étude
de
ce
problèrnele pOint ci'"
vue
philDsophique et
le
point de
vue
théologique.
Mais Arnau Id nous
il
averti
que
le
point de
vue
théologique
se
réfère
aux.
text.es
des
Pères.
à
l'autorité
de
l'Ecritu)'e.
La
théologie
à
laquelle
nous
renvoie Î\\rnauld
c'est
la th~ologi~ p06itLV~, celle de la F~tQuente Communion_
Elle s'oppose à
l a théo.tGg.i.~ !>P~('.u.t(l.tiv~ ou philosophique,
ce lIe
que
privilégif Malebranche et qui
s'appuie
sur
la
raison.
Arnauld
accepte donc de
suivre Malebranche
sur
le tErrain
de
la
théologie
spéculative,
de la
philosophie tout
simplement.
Mais
il
ne
renonce
pas
à
la
théologie
pOsitive.
Nous
pOuvons
mi eux
comprendre
yU' il
pui sse commencer
ses Réflexions par
l'examen d'un
problème philosophique,
sans
avoir
le
sentiment
de
s'éloigner de
la théologie,
parce que
la
philosophie dans
le
livre premier est théo]osie
soéculative.
Oe
ce point de
136.
ARNAULD, Réf~exiQns philosophiques et théologiques,
liv[€
T,
chapitre
I,
O.
C ••
Lausanne,
t.
39,
p.
185.

h

' " t" • ~
"
.~
377
vue il est. prêt à dénoncer. les erreurs de- Malebranche par
rapport aux exigences de la raison et à i;enselgnement de
l'Eglise. De plusla maxime de Malebranche qu'il y examine·
est au fondement du nouveau systè~e de la grâce. En réfutant
le système de la nature Arnauld a le sentiment de ruiner indi-
rectement et à l'avance les thèses théologiques de .ialebranche
sur la grâce.
"On pourrait croire, explique-t-il, qu'il ne serait
pas fort important d'examiner ce qu'il peut y avoir
de singulier dans ce système touchant l'ordre de la
Nature comme n'ayant guère de connexion avec les
mystères de la Prédestination et de la Grâce, qu'on
s'est attendu principalement de voir éclaircir par
ce Traité. Mais on ne peut se dispenser de commencer
par ce qui regarde la Nature, et de le traiter même
avec soin; parce que l'Auteur l'a pris pour le
principal fondement de ses nouvelles pensées touchant
la Grâce, comme il s'en explique il la fin de son
premier Discours, en ces termes:
Il n'en 6aut pa~
davantage pou~ l'o~d~e de la Natu~e. Expliquond un
peu plu. au long celui
de la G~ace ; et 4u~tout
p~enon~ ga~de que c'e4t la mime ~age~4e,
et la mime
uolonti, en un mot le mime Dieu qui a ftabti l'un
et l'aut~e de ce~ o~d~e4."137
Le conflit qui a opposé Arnauld et Malebranche sur
le problème de l a grâce aurait été un confl'it d' interpréta-
tian si l'un et l'autre s'étaient également référés il l'Ecri··
ture, à la tradition. Peut-être même que leur différend en
eut été moins profond. Mais Arnauld s'en prend il Malebranche
parce que l'oratorien a avancé des vi~;té~ qui, dit-il, lui
sont pa~tic(d;.i'~e4, directement reçues du Verbe, et sur des
questions qui concernent 1a foi. Cette liberté qu'il prend à
l'égard de la tradition est selon Arnauld fort préjudiciable
à l'Eglise.
Elle peut conduire il des abus "comme f 0 nt l es
Calvinistes de leur esprit particulier". Partisan de lathéologie
137. ARNAULD,
R6flexions philosophiqueA et th.ologiques,
livrE
l,
chap.
l,
O.
C.,
Lausanne,
t .
39,
p.
173.

378
; ' , .
historique, Arnauld ne s'engage dans la théologie s~éculative.
i
la suite de Malebranche. que pour dénoncer des erreurs de
son adversaire, qui viennent de ce qu'il n'a pas cherché
l'intelligence des mystères de la Grace dans la lumière des
Saints. mais plutôt dans ses propres pensées. Le Trait. de
la Nature et de la Crace est né de ses spéculations qui lui
sont personnelles sur l'idée de l 'êtr~ parfait, mais non de
l'Ecriture. C'est bien ce qui expl ique que le docteur de
Port-Royal assimile le Dieu de Malebranche au Dieu des philo-
sophes, particulièrement des philosophes épicuriens. La vi-
sion de l'étendue intelligible en Cieu conlpromet, sllon Arnauld,
las pi r it ua 1 i té ô e Di eu, l' i dé e de c)" é a t ion.. Ce que Ar na u1d
cherche i
sauvegarder en s'attaquant i
1a maxime du Tl'aité
de
la nature et de la grace, c'est!' idée chrétienne d'un
Dieu créateur et providence. C'est d'abord le principe sur
lequel repose cette maxin,e qui retiendra notre attention avant
d'en apprécier les différents aspects,
[l
s'agit de la !.>impf.i-
cité de!.>
voüJ.. .

"
379
II.
LA REGLE uE LA CONDUITE DIVINE
LA SIi-iPLIClTE
DES VüIES.
Dieu, éclairé par la lumière infinie du V~rbe,
qui
lui est ~o~te~nel et ~on~ub~tantitl, n'agit pas sans raison.
Une fois prise la décision de créer, il consulte le Verbe,
la Raisun EternellE, sa Sagesse. Le Verbe lui découvre une
infinité cie mondes possibles. Et Uieu choisit le meilleu~.
GU
point de vue de Dieu, cela signifie qu'il
retient l 'ouvra9E
qui soi t tel
~ u 'i l pu i s S ê l' ex écu ter' par les va -'- e~ l e~ pl u~
~-'-mple~. Théodore, le porte-parole de Malebranche, énonce,
dans les Entretiens sur Métaphysique le principe qui règle
la conduite de Dieu
"Vous ne vous trompez point de cr0ire, dit-il
!i
Ariste, <iue plus un ouvra!je est plrfait, ~lus il
exprime l es perfections cie l'ouvrier, et qu' il
lui fa i t d' a utan t ~ 1 usd" 110 n ne L' r, '1 ue les pe r f e c t ion s
qu'il
exprime plaisent d'avantage à celui qui
les
possède, et qu'ainsi Dieu veut faire son ouvrage
le plus parfait qui
se puisse. I,'ais, vous ne tenez
que la nloitié du principe ... Dieu veut qUE son ou-
vrage l'honore: Vous le comprenez oien. kais prenez
garde. Dieu ne veut pas que ses voies le ~éshonorent.
C'est J'autre moitié du principe. uieu velit que sa
conduite, aussi bien que sorl ouvrlge, porte le ca-
ractère de ses attributs. i~on content que l 'linivers
l 'honore par son excellence et sa beauté, il
veut
que ses voies le glorifient par leur simplicité,
leur fécondité,
leur universalité, leur unifomité,
par tous les caractères qui expriment des qualitéS
qu'il
se glorifie de posséder."13i3
1l ne 1au t pas s' i ma Jin e r <.j ue il i eu a vou l u ab sol uin en t tl a-,-~ e
138.
MALEBRANCHE,
Entretiens
sur la Métaphysique ... , IX,
par.
X,
O.
C.,
t.
XII-;\\lV,
p.
213.

380
En d'autres teriiles, il
fa~t concilier deux exigences: Dieu
veut faire -l'ouvrage le plus parfait, mais 'il
veut, aussi,
que ses voies expriment ses perfections. L'attribut par excel-
lence c,u'il
tient à honorer le plus, est la -6-<-mp.U.c·U:é. Dieu
ne peut pas sacrifier la simplicité des voies pour faire
l'ouvrage le plus parfait. Si
l'ouvrage l'honore, les voies
aussi doivent l'honorer. le1 est donc le principe qui
permet
de jug~r correctement de la conduite de Dieu, dans l'ordre de
la création.
Ce n'est pas tout de vouloir créer un n.onde.
Il.
importe aussi
que l'exécution du dessein soit digne de Cieu.
L'être infiniment parfait connait le dessein et les voies
dans la lumière du Verbe. Ce qui
signifie, qu'en uieu, le
choix DU dessein enferme le choix des moyens.
Malebranche nous démontre, dans le Trait~ de Za Na-
ture e~ de la Grace,
que les voies les plus simples sont les
eG-<-1.> g é nlUw./'. e.-6 du mé ca ni Sille, exp r es s ion des vGEa nt é.~ g é rlii.lwl e.-6
de Dieu.
La Sagesse divine en est le fondement.
Elles sont,
du point de vue de Dieu, absolument rationnèl1es, nEcessaires,
immuables et éternelles. Sage.I.>-6l'..
6éc.ond-<-té et -6J.mpLi.cL.té
caractérisent la divinité de ces lois.
"Uieu, dit Malebranche, n'agit pas cumme les causes
particulières et les intelligEnces bornées. La rai-
son de son choix vient de la sagesse de ses lois,
et la sagesse de ses lois du rapport qu'elles ont
avec ses attributs, Je leur simplicité, Je leur
fécondité, en un rllot de leur div·inité."13S
Malebranche ajoute
"Quoique ùieu sO'it la cause ou lE ~rincipl de ses
volontés ou de ses décrets,
il
n'a jamais produit
en lui aucun changement. Car ses décrets, quoique
Jj9.
HALEBRANCHE,
Entretiens
kJUP
L.a NéL-aphysique.
I~~,
par.
XII,
O.
C.,
t .
XlI-hIll,
p.
219.

-, ,.•.•.. l';,:
381
.parfaitement libres,
sont eux-mémes éternels
et
immuables.
Dieu
a fait
ses
décrets,
ou
plutôt
il
les
forme
sans
cesse sur la
sagesse éternelle qui
est
la
régie
inviolable de
ses
décrets."14D.
Le Dieu
de Malebranche
sait,
en choisissant ses
décrets,
qu'il
n'aura
jamais
le désir de les
révoquer.
Il
est denc exclu que
iJieu
i ntervienne d.~Jtecter"ent et p06À..ùvement dans la marche
du monde
par des
volontEd paJttÀ..culÀ..~Jte6.
Nous
nous
en
tenons,
ici,
à
l'analyse
du
I.Jt.{.nc~pe
de [a
6.i.."'pV~c{..té de6 'Jo.i.eô,
par quui
Nalebranche dén,ontre
la
sagesse oe
la
conduite de
Dieu.
Signalons
qJe
Leibniz
a recours,
lui
aussi,
au méme
principe quand
il
veut
rendre compte de
la rationalité de la conduite divine.
Dans
le Discours de Méta-
physiq"c,
il
consacre ',a
prer"iére partie de
son exposé,
préci-
sément oans
l'article V,
aux
"règles de perfection de la
conduite
divi Ile".
Il
affi rme
"qJe la simplicité des voies est en
balance avec la
ricnesse
des
effets"l"l.
Qu'est-ce il dire?
Que la
simpl1cité des
voies
"a
l'jeu
pr'oprement ct
l'égara des
moyens,
comme,
au contraire,
la
variété,
richesse ou
abondance
y a 1 ieu a l'égard des fi ns ou eFfets.
Et
l'un
doit
être
en balance avec
1 'autre,
con,me
les
l'l'ais
destinés
pour
un
142
bâtiment avec
la
granaeur et
la
beauté qU'Qll y derila~de'"
Par cinq
exemples,
tous
emprunt&s
a l'expérieTlce
humaine,
Leibniz
explique
comment,
en
,lieu,
011
ne saurait
uissocier
le choix des moyens
du
choix
du
dessein.
Soumis
au
pn;ncipe de Jta;6on,
Dieu
ne
peut rien vo~loir sans
vouloir
140.
MALEBRANCHE,
Entretiens sup
la Métaphysique,
VII,
par.
II,
O.
C.,
t .
XII-XIII,
p.
175.
141.
LEIBNIZ,
Discoùrs de Mér;apny.siqùe,
art.
V,
édi.t.
le
Ra y,
Pa [' l s,
V r in,
p.
ù. 0 .
142.
LEIBNIZ,
ihùi.,
p . ' , I .

... ,'. ".~
382
en mênle temps les moyens.' L~s voies qu'il suit sont celles
que lui dicte la raison. D'oG leurs caractères de simplicité
et de fécondité.
Lei bni zn' hésite pas il. comparer 1a condu"ite
de Di eu à cell e d' "un excell ent géomètre qui sait trouver
les meilleures constructions d'un problème,,143. La solution
la plus digne de la raison est celle qui
procede par la voie
la plus simple et la plus courte. La manière d'agir du "bon
archi tecte,,144, du "bon père de
Famille,,145
de l' "habile
machiniste,,146, du "savant auteur,,147, illustre bien, pour
Leibniz, cette règle de la perfection de la conduite divine
"que la simplicité des voies est en balance avec la richesse
des effets".
Même s'ils ne s'entendent pas sur taus les points,
on est porté à croire que Leibniz et Malebranche disent sen-
siblement la même chose.
Ils admettent, l'un et l'autre,. qu'en
Dieu, on ne saurait considérer la fin sans tenir compte des
moyens. La simplicité des voies se cDmbinent avec la richesse
des effets. L'un et l'autre se servent d' exempl es ehlpruntés
à l'expérience humaine. Malebranche et Leibniz ont voulu
s'élever jusqu'à Dieu pour juger de la conduite divine, du
point de vue même de Dieu. Mais, leur démarche, ou plus exac-
tement la voie par laquelle ils accèdent à Jieu, est diffé-
rente. r,1alebrancht' affirme l 'identite de la raison divine
avec la raison humaine:
\\43.
LEIBNIZ,
DisCOUJ'S
de Métaphysique.
art.
V,
édit.
Le
Ra y,
Par i s,
Vr in,
p.
4 1 .
144.
Id. , ibid.
J 45.
Id.
ibid.
~
11,6 .
Id. ,
ibid.
147.
rd. J
ihid.

". , .,,:
;.'
~.,
.
383
.
. "~I
-
'.'
"Si je n'étais persuadé, dit-il, que tous les hom-
mes ne sont raisonnables que parce qu'ils sont
éclairés de la Sagesse Eternelle, je serais sans
doute bien téméraire de parler des desseins de Dieu,
et de vouloir découvrir quelques-unes de ses voies
dans la production de son ouvrage. Mais comme il
est certain, que le Ve,be Eternel est la Raison
universelle des esprits, et que parla lumière qu'il
répand en nous sans cesse, nous pouvons tous avoir
quelque commerce avec Dieu; on ne doit point trouver
à
redire que je consulte cette Raison, laquelle
quoique consubstantielle à Dieu même, ne laisse pas
de répondre à tous ceux ~Ui savent l'interroger par
une attention sérieuse."
48
C'est une conséquence de la Vision en Dieu, par laquelle
Malebranche démontre notre union à Dieu, en quoi consiste no-
tre nature. Leibniz, au contraire, rejette l'idée d'une idcn-
tité de structure entre l'entendement de Dieu et la nôtre.
C'est sur notre propre raison qu'il
prend appui
pour nOliS
donner quelque connaissance de Dieu. Cette attitude modérée
et conciliante évitera à Leibniz de s'exposer aux violentes
critiques d'Arnauld.
C'est essentiellement à Malebranche que s'adressent
les critiques d'Arnauld.
Il
refuse l'application cl Cieu du
principe de la simplicité des voies. Ce principe, dit-il, est
Une règle de la conduite humaine. Ce sont les hommes qui sont
tenus de pltopoJoj-<onneA l'ouvrage au moyen de l'exécuter.
C'est, estime Arnauld, une régIe de prudence, quand on sait
que l'on ne dispose pas de tous les moyens, de proportionner
son action à l'ouvrage. C'est notre impuihô'Ulcrc qui nous impose
de ~onsidêrer cette règle de bon sens. "Or, on ne peut rien
s'imaginer de semb1able en Dieu, puisque toutes les voies
d'exécuter ses desseins lui sont également 6a.cl.I'.e.,1, el que.
148.
MALEHKANCHE,
Trait'
Je
10
Nature
et Je
la Grace,
~II,
O.
C.,
t.
v, pp. 24-25.

384
C'est la considération de la toute-puissance de Dieu
qui guide Arnauld. Dieu dispose librement de toutes les voies
d'exécuter ses desseins.
Il
lui est indi66~nent de suivre
telle ou telle voie.
Au regard de la toute-puissance, elles
ne lui coOtent rien.
Elles ne correspondent a aucune dépense.
S'il
se dêtermine a choisir telle voie plutôt que telle autre,
c'est parce qu'il
le veut hien. CaY', il suffH à Dieu de vou-
loir afin que ses volontés soient exêcutées.
Il
n'y a donc en
cela aucun calct[e.. La pr'oportion
dont parle ['lalebranche, in-
troduit en Dieu une limitation qui est la marque d'une imper-
fection, qui aurait des répercussions au niveau de l'ouvrage.
C'est ruiner l'idée méme de Dieu, estime Arnauld, que de vou-
loir comprendre la manière dont il
agit, par le calcul du plu6
et le6 voie6. Arnauld reproche a Malebranche de "borller"
"a
une seule fin la vaste étendue des desseins de Dieu, dans
l'admirable variété des effets de sa puissance sur la nature
150
corporelle"
Reprenant les métaphores empruntées a l'expé-
rience humaine, 21. dont son adversaire s'était servi, il com-
pare, a son tour, l'oeuvre de Dieu avec celle d'Url excellent
ouvrier. Arnauld nous rapporte le texte méme de Malebranche
extrait du Trait~ de La Natu~e et de La Grace:
"Un excellent ouvrier, 'écrit Malebranche, doit p~o­
p04tionnen son action a son ouvrage: il ne 6ait
point pa~ des voies fort composées ce qu'il peut
e)(~Cl,t('.~ par de plus simples; il n'agit point 6an6
IL,9.
ARNAUl.D,
Fléj'Lexions
phiLosophiques et théoLogiques, l,
ehap.
Il,
O.
C.,
t.
39,
p.
189.
150.
ARNAULD,
ibid.

· ~, .
385
.
:~
fin, et ne fait jamais d'e660itt~ ,{.ywtU,e-6. Jl faut
conclure de là q~e Dieu, Jl~6u~itant dan6 le-6 trê-
sors infinis de sa Sagesse, une in6lnltl de' monde~
possibles, comme des <lléite~ nl~e-66alite~ de.~ lois
des mouvements, qu' il
pouva,[t ltabllit, <l' e-6t déter-
miné à créer celui qui auitalt pu -6e produire et se
conserver pait le-6 lol<l le<l pllé.!J .!Jlmple-6, ou qui de-
vrait êtite le plU6 parfait, par rapport à la simpli-
cité de~ vole-6 nlCe-66alite-6 à sa production ou à sa
con-6eitvatlon."151
Ce que Arnauld n'admet pas c'est la conséquence que
Malebranche tire de cette compa"aison : "Il 6aut cûncluite de
Que faut-il
en penser? "Cette conséquence, estime ~rnauld,
n'est pas bien tirée." De plus, la conlparaison elle-méme
prouve le contraire de ce que ~lalebranche a voulu établir.
La comparaison dit, en effet, que l'ouvrier parfait doit pro-
portionner son action à son ouvrage. Ce qui suppose qu'il
ait déjà choisi de produire tel ou tel
ouvrag~ et, ensuite
seulement, il choisit les moyens, qui sont les plus s'imples.
La comparaison ne dit pas que l'ouvrier doit proportionner
son ouvrage à son action, mais bien qu'il doit pitopolttlonnelt
60n action a -6on ouvltage,
Or, remarque Arnauld, lorsque Male-
branche passe à Di eu, il
change de fo,"mul e.
JI di t de Di eu
qu'il doit proportionner son o~vrage à son action, ce qui a
un sens tout, différent. La formuie met en avant ou fait dépen-
dre le choix de l'ouvrage de la considération des moyens.
De ce point de vue la perfection des voies 1 'empDrte sur la
perfection de l'ouvrage. La rigueur aurait voulu que l'on
appliquàt à Dieu et à 1 'homme la méme formule, que ies termes
du rapport entre la considération des voies et le choix de
151.
ARNAULD,
Réflexi01/6 philosophiqu{]6 et théologiques, l,
chap.
JI,
O.
C.,
Lausanne,
t .
39,
p.
188.

385
l'ouvrage ne soient pas inversés quand"on passe de l 'homme à
Dieu. "Rien donc n'est moins propre que cett~ comparaison
des plus excellents ouvriers contre les hommes, pour prouver
ce qu' i 1 prétend, que Dieu a pl us d'égard à agir par des voies
simples, qu'à la perfection de ses ouvrages: car il est cer-
152
tain que les hommes font tout le contraire."
Le texte du
Trait. de
la Nature et de
la Grace,
pris à la lettre se re-
tourne contre son auteur. Arnauld a toujours reproché à Nale-
branche de n!anquer de rigueur, espérant ainsi
le discréditer
devant ses propres lecteurs.
L'observation de la conduite des hommes montre que
la considération des moyens n',a pas la même inlportance selon
les cas. Quand Salomon., qui était rempli
de sagesse, voulut
bâtir un temple à Dieu, il
ne songea qu'à le faire très magni-
fique,
sans se demander si les voies nécessaires pour exécu-
ter son dessein seraient les plus simples ou les plus compo-
sées.
Il
l'a construit sans considérer ni
la simplicité ni
la complexité des voies.
Il
l'a fait aussi beau qu'il
l'a
vou 1u. "0 n ne peu t gué r es' e n i ma gin e r de III 0 i ns sim ple s que
d'y employer des sommes immenses d'argent, et le travail
de
plus de cent mille hommes pendant plusieurs années.,,153 C'Hait
pour lui, ce qu'·il y avait de plus simille. C'est dire que les
hommes selon qu'ils sont puissants sori~ indifférents à produire
leurs ouvrages par les voies les plus simples ou les plus com-
posées. Ils cherchent B produire l'ouvrage le plus parfait qui
se reconnaisse â la variété et à la richesse des effets. N'en
est-il
pas de même pour l 'Etre parfait? La raison nous montre,
152.
ARNAULD,
R.flexions philosophiques et thdologiques, I,
chap.
lT,
O.
C.,
t .
39,
p.
189.
153.
ARNAULD,
ibid.

":.
. '.'
387
en e f f et, qu' i l met t 0 u tes a sa ges sei.n f.i nie à con c ev 0 i r 1e
dessein le plus parfait que sa toute puiSSùnce, également
infinie, devra réaliser. Il.5nsi, pointn'est besoin que dans
la conception du dessein il
soit tenu compte des voies.
Ne sommes-nous pas en admiration devant les pyra-
mides égyptiennes, les temples grecs et romains? Qui s'est
jamais avisé de les décrier parce qu'ils n'ont été faits
qu'avec des dépenses incroyables? Les fameuses horloges de
Strasbourg ne sont-elles pas plus merveilleJses que les hor-
loges ordinaires? Elles sont pourtant bien plus complexes
dans leur mécanisme. Faut-il
leur préférer les anciennes
moins précises, parce que plus simples? L'argumentation
d'Arnauld tend à montrer que l'ouvrage le plus simple est
nécessairement le moins estimable, le moins parfait, le nloins
beau. L'oeuvre tient sa valeur non de la maniêre dont elle
a été produite, mais en elle-même, intrinséquement.
Ii faut
donc se placer du point de vue de la valeur esthétique de
l'oeuvre pour apprécier correctement la sagesse de l'ouvrier.
Le monde est beau, par la variété et la richesse infinie de
ses formes et de ses effets.
Il est plus estimable qu'aucun
autre ouvrage de l'homme.
Il
reflète la toute-puissance de
~on auteur.
Mais Arnauld reconnaît que dans certains cas nous
s o!TI III est e nus de pro po r t ion ne Y' l' 0 uv ra g eau x m0 yen s de l' ex é -
cuter. Par exemple lorsque nous craignons que le projet que
nous voulons réaliser
ne nous entraîne dans des dépenses qui
"passent nos forces".
C'est 01 ors l' .i.mpuiil il anrèe. où l'on se
trouve de faire face à une si grande dépense et non pas la
considération d'agir par des voies plus simples, qui contraint
de proportionner l'ouvrage au moyen de l'exécuter.
Il
serait

'.~' ,
388
imprudent de s'engager' j·'réaj·j ser~ un ouvrage dont en n'a pas
les moyens,
Il faut avoir les moyens de ses· ambitions. Mais,
il·faut bien remarquer que ce n'est pas la règle de la sim-
pli c i té des v0 i es qui pré s·i de au ch 0 i x du des sei n, mai s plu-
tôt .la prudence. Invoquer la prudence quand il s'agit de
Dieu, c'est absurde, puisque toutes les voies d'exécuter
ses desseins lui sont également faciles, "et que selon le
mot de Malebranche, sa puissance le rend tellement maître
de toutes choses, et tellement indépendant du secours d'au-
tr~i, qu'il suffit qu'il veuille afin q~e ses volontés soient
exécutées",
On voit bien 00 Arnauld veut nous conduire.
Il veut,
en effet, nous faire admettre que Malebranche ne sait pas CE
qu'il dit, qu'il
n'a que des pensées confuses, donc erronée;
sur la conduite de Dieu, La comparaison dont il se sert est
dans sa forme incorrecte puisque les deux parties de la compa-
raison ne correspondent pas terme a terme. Quant au contenu
même, ce que dit Malebranche de la conduite des hom~es est
réfuté par l'exemple de Salomon, des Egyptiens, des Grecs
et des Romains. De ce point de vue, il
ne peut pas s'appllyer
sur 1 a manière dont nous agissons pour prouver que Dieu s'est
détermi né à créer l'ouvrage qui aura"it pu se produi re et se
conserver par les lois les plus simples: la comparaison prou-
ve tout le contraire. Par ailleurs en acceptant que les hommes
puissent agir quelques fois en proportionnant l'ouvrage aux
moyens, cela prouve simplement que nous pouvons agir avec
prudence et que nous savons que tous les moyens ne sont pas
en notre pouvoir·. Si nous choisissons les voies les plus SIm-
ples ou
les plus faciles,
c'est sous
la contrainte de la raison
qui nous recommande la prudence en mème temps qu'elle nous

'.~ .'.
i' 1,'
'. ··1 . . . . . . . .
....
389
.'., .a pp r end l.e s .l i m.i tes de ~ 0 tr e pu i ss a nc e :--01"- pu i s qu' 0 n ne- peu t
rl~
rien imaginer de semblable en Dieu, la comparaison dont se
sert Malebranche ne nous apprend rien sur la conduite de
Dieu. Si
nous voyons une analogie entre la conduite des hom-'
mes et celle de Dieu, en affirmant que Dieu est tenu de con-
cevoir le dessein en même temps que les voies, nous commet-
trions une impiété en limitant la toute-puissance divine, ce
qui
revient à humaniser Dieu. Arnauld n'hésite pas à accuser
Malebranche d'impiété. Son accusation est-elle fondée? A-t-il
réellen,ent compris l'intention de Ma-Iebranche? Quelle est-
el le?
En l.imitant la toute-puissance, c'est la sagesse
de Dieu que Malebranche veut sauver. Aussi, juge-t-il
néces-
saire d'opposel' la conduite de Dif'u d celle des hommes. Selon
1 ui, en effet, ce qui cal-actéri se la condui te des hommes,
c'est leur .i'y,coYlI.>~aYlcé.. Celle-ci tient essentiellement au
fait que dans
la conception de nos projets, nous ne nous préoc-
cupons pas, le plus souvent, des voies.
Il
nous arrive aussi
d'être contrariés dans nos projets par l'insuffisance de nos
moyens et d'être contraints de changer de dessein.
"CrJlÜ,
écILLt-.i..e.,
qu.i. ayaYlt: bâti
une ~la.i.I.>OYl, (>JI
je.t.:te- UYl pav.i.iion par terre pour le ILebât.i.IL,
décou.-
v.te o\\('Yl ignorance: cel ui qui
plante UYle- v.i.gYle- et
i'annache aussitôt qu'elle a pris nac.i.Yle, mOYl.tne
I.>a
iégéILe.té
; parce que celui qu.i. veut: et Yle veut
plus, manque de lumière ou de 6enmeté d'el.>p~.i.t.
Mais on ne peut pas d.i.~c que D.i.eu ag.i.l.>l.>e par caprice
ou par .i.gYlDILaYlce-,
fO!Ll.>qu'UYl grain de grêle fait tom-
ber u.Yl 6ILu.i.t: pILel.>que mŒ4, parce qu'on ne peut pas
dl~e pDU~ ceia qu.'.i.i veuille et qu'il
ne veuille
pal.> ; V.i.eUYl'agl6I.>aYlt point par des volontés parti-
cul i ères." 154
15~. ARNAULD, RJflexions philosophiques et thJologiques, 1.
chap.
1.1,
O.
C.,
t .
39,
p.
190 .
. .'

.- ..•.. '
Les hommes sont soumis au changement par ignorance, par manque
'_~.•.'"
·.. r-·
de
lumière et de fermeté d'esprit.
L'inc.onstance est un défaut.
Ce texte de Malebranche qu'Arnauld rapporte insiste
clairement sur l'opposition entre la conduite de Dieu et celle
des hommes. La conduite de Dieu est constante parce qu'il
agit
par des volontés générales et non par des volontés parti cu-
lières. Cette assertion ArnalJld ne la trouve pas démontrée.
Aussi
reprenant le texte de Malebranche, il
le transforme en
syllogisme afin d'en manUel' l'absurdité
lion trouve sans
peine que la majeure en est fausse, étant prise généralement
que la mineure qui
regarde Dieu, l'est encore davantage, et
qu'ainsi on ne peut rien bâtir que de r'uineëx SUI' de tels
p ri ne i pes" 155
11 fa ut, e i1 e f f et, s' en t end r e sur 1ete rm e
d'in~on~tan~e. Arnauld procède selon sa méthode par une ana-
lyse des notions.
"Si on appelle des manleres d'agir in~on~tante~ par
rapport a l ' inconstance de cel~i qui agit, il est
bien clair que rien n'est plus indigne de Dieu et
méme d'un homme sage, que de~ ~anil~e~ d'agin in~on~­
tante~. Mais, si c'est en ce qu'une même personne
fait tant6t une chose et tant6t une autre, lors mème
que l'on ne voit pas la raison de ce changement ; je
dis que ces manières d'agir ne sont point indignes
de Dieu, ni d'un homme sage, et qu'ainsi il eût été
bon de se servir d'un mot moins odieux que celui
qui
porte à croire (ce qui
n'est point vrai) que
l'inconstance dans les effets a toujours pour prin-
cipe une inconstance blâmable en celui qui agit."156
Or, Malebranche aurait pris ce mot en ce dernier sens,
Jl par
la raison qu'il
apporte, pour montrer que les premières maniè-
res d'agir sont préférables aux secondes. Ca.n,
e.e.te~ manqLLent,
155.
ARNAULD,
R'flexions philosophiques et th'ologiques, l,
chap.
II,
O.
C.,
t .
39,
p.
190.
156.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
III,
O.
C.,
t.
39,
p.
210.

· 3'9 r' '~'". i
,fe~ eli1:J'i'o:t~ ; alL t.leu. q'U'(. ,. .tf'.~ alt.t>H~ md.JlqUf'I1.t dé-6au.t, d' -i.11.te,f-
,f-i.gel1c.e.,
mae..{gl1-i..té,i.I1c.o~l~.tanc.f', Ug"-'~f'.té- d'f'~p!l.{.t,,157. Est
i nconstarit celui qui
ne sai t pas ce qu' i 1 veut ou qui veut
sans raison des choses apparemment contraires. Mais celui
qui a ses raisons de vouloir tëntôt ceci et tantôt cela,
ou de dèfaire aujourd'hui ce qu'il avait fait hier, n'est
pas "un esprit inconstant ou peu èclairè". Il
ne nous est
peut-être pas difficile de savoir si tel homme agit avec ou
sans raison. Nous ne pouvons rien dire de la conduite de Dieu
que ce qu 1 i 1 nous en a appri s lui -même.
"Dieu en est sans doute plus croyable que personne
et c'est lui-même qui
nous assure par son Prophète
qu'il
ne tombe pas un grain de grêle que pour exè-
cuter ses ordres et ses volontÉS. IGNIS, GRANDO,
NIX, GLACIES, SPIRITUS PROCELLARUM QUAE FACIUNT
VERBUM EJUS : Feux de l'air, grêle, neige, et exha-
laisons, vents
iTg~tueux et tourbillons qui exècu-
tez ses ordres.," .
Mais, encore, si pour avoir une conduite parfaite
il faut tenir compte des voies dans la conception du dessein,
il est manifeste que les hommes en sont capables. Nous sommes
donc capables d'être aussi sages que Dieu. Dès lors, où est
la diffèrencE entre l 'homme et Dieu? Dieu agissant comme
l'homme ou l'homme agissant comme Dieu. Dans un cas, Dieu
est humanisè, dans! 'autre c'est l'homme qui est èlevè jusqu'à
Dieu. C'est cette consèquence que craint Arnauld. Aussi,
pour assurer la .transcendance de Dieu, il a recours à l'attri-
but de la toute-puissance, par quoi il dèfinit l'essence même
de Dieu.
157.
ARNAULD,
R.flexions philosuphiques et th.ologiques, l,
chap.
III,
ü.
C.,
t .
39,
p.
210.
1 5 8.
A RN AU L D.
i b ·i d.,
eh" p,
IL.
0 ,
C"
t ,
.3 9,
p.
1 9L "

Pour ~lalebr.anche; en effet,.H...est possible à l'hom-
me d'être sage. 1l marque néanmoi ns une différence entre
l 'homme et Dieuo Dieu connaît en lui
tout ce qu'il
connaît.
Il est non seulement savant, mais la science, non seulement
sage, mais la sagesse, non seulement éclairé, mais la lumière.
La Sagesse de Dieu c'est la Raison. Celle-ci n'est pas distin-
guée de 1ui
elle lui est coéternelle et consubstantielle.
Alors que Dieu est sage de sa propre sagesse, nous ne devenons
sages que par notre union à la sagesse divine
"Certainement, l 'homme n'est point à lui-même sa
propre sagesse et sa lumière. Il y a une Raison
universelle qui éclaire tous les esprits, ulle subs-
tance intelligible commune à toutes les intelligen-
ces, substance nécessaire, éternelle. Tous les
esprits la contemplent sans s'empêcher les uns les
autres: tous la possèdent sans se nuire les uns
les autres;
tous s'en nourrissent sans diminuer
de son abondance. Elle sç_donne à tous, et toute
entière à chacun d'eux.",o9
Mais les craintes d'Arnauld ne sont pas dissipées
pour autant. Il est persuadé que le principe de la simplicité
des voies, tel qu'il est conçu chez Malebranche, ne rend pas
compte de la toute-puissance de Dieu. Comment, se demande-t-il,
Malebranche peut-i 1 continuer ~ so~tenir que Dieu est la cause
unlv~n6~lle et gEn~nale de toutes choses? C'est parce que
.Malebrancne, estime Arnauld, n'elltend pas ce mot dans le sens
qui convienne a Dieu, "vrai Auteur de toutes les choses en
particulier, sans exception aucune"I60. On peut dire qu'une
cause est universelle ou générale lorsqu'elle produit un effet
généra 1. Un roi, pa r exempl e, qui gouverne son royaume par
les ordres généraux est un simple agent universel. Il dicte
ses décrets, il fixe les grandes orientations de l'action
159. ~ALEBRANCHE, Tpaité de TI/orale, n, III, par. VI,
O.C.,
t. Xl,
p.
170.
160.
ARNAULD, lIéj1exiOlw ... , l, chap. T, a,c.,
t.
39, p.
179 •
...
•. •• ,
' .
, .
<
, '• •
~
' .

· -."
393
go u ver n e men t ale, mai s· " "i J..I~ 'est pas cha r. 9 é personnel lem en t
de 1 es
appl i quer dans
le déta il.
Dar contre, cel u i dont les
décrets généraux suffisent a produire directement des effeti
particuliers, et qui
s'étendent jusqu'au moindl'e détail,
mérite d'1!tre considéré comme une cause universelle et géné-
rale.
C'est ainsi
que
les Péripatéticiens ont conçu
le soleil
dont l'influence s'étendait,
selon eux, à tous
les effets du
l6l
Inonde sensible
, Si
Malebranche applique a Dieu la causa-
lité universelle et générale, prise en
ce dernier sens,
il
devra reconnaître,
également, que
Dieu agit par des
volontés
particulières, Car, en
Dieu vouloir et faire
sont la m1!me
chose.
En ce sens,
les
hommes
ne peuvent pas être des causes
générales parce qu'ils
sont impuissants et imparfaits,
Nous
avons
toujours
besoin d'intermédiaires
pour veiller a l'exé-
cution de nos
décrets.
"Au
lieu que rien n'étant pénible à
Dieu, et faisant
tout ce qu'il
veut avec facilité
toute-puis-
sante,
le nom de
cause
universelle ne
lui
peut convenir dans
cette signification
basse et proportionnée a la faiblesse
humaine et ce doit être dans
ce sens
plus
noble et plus
digne
de
Dieu qui
nous
obl ige de
le reconnaîtr'e pour
le vrai
Auteur
de
toutes
les
choses
naturelles
en par'ticuiier,
sans en excep-
162
ter aucune"
. Or, :'1alebranche. selor. Arnauld,
aurait appli-
qué à Dieu
la notion de
cause
universelle et générale dans
sa
"signification basse et proportionnée il
la faiblesse huma;-
ne",. parce qu'il
a limité
la toute-puissance divine. Arnauld
ne s'en étonne pas,
compte
tenu de
l'idée que Malebranche se
fait de
la manière dont Dieu agit.
161.
ARNAULD,
R'flexions philosophiques et th'ologiquRs,
,
l ,
chap.
l,
O.
C.,
t.
39,
p.
179.
lU.
ARNAULD,
ibid.,
p.
179.

".,. ""
Leibniz qui
a présent à l'e~pcit les thèses du Trai-
té de
la NatuP6 et de
la Grâce,
au moment où il
rédige le
Discours de Métaphysique,
connaTt aussi
les objections conte-
nues
dans
les RJflexions philosophiques et théologiques. Dans
l'article V du Discours,
il
reconnaTt que "rien ne coOte à
Dieu. Bien moi ns qu'à un phi 1 osophe qui
faï t
des hypothèses
pou r i a fa br i q Il e des a n mon ct e i ma gin aire, pu i s que Die uni a
que des
décrets à faire
pour faire
naTtre un monde l'éel,,163.
r~ais, il ajoute qu'''en matière de sagesse, les décrets ou
hypothèses tiennent
lieu de dépenses à mesure qu'elles sont
~lus indépendantes les unes des autres: car la raison veut
Qu'on évite la multiplicité da~s les hypothèses ou principes
à peu près
comme le système le plus simple est toujours pré-
-
-
t
.
,,164
f ere en
as
ronom19
.
Rien ne coOte à Dieu, eu égard à sa toute-puissance.
La formule venant de Leibniz a dO plaire à Arnauld. Mais,
Lei bni z ne peut s'empêcher, comme Malebranche, de
se demander
pourquoi
Dieu a choisi
telle voie plutôt que telle autre.
Quelle est la raison de son chuix, puisque toutes
les voies
lui
sont également faciles? Tout en ~tant d'accord avec
Ar na u 1d,
Lei bni z se ra ppro che ct e Mal P. br a n che.
11 ad met,
c omm e
l'oratorien que ce qui
coOte à Dieu c'est d'agir sans raison.
La conduite de Dieu doit être absolument sage. C'est donc,
au niveau de
la sagesse qu'il
coOte à Dieu de ne pas prendre
tel
décret qui
lui
semble plus l'aisonnable Que tel
autre. La
Sagesse commande de choisir le décret le plus simple et qui
163.
LEIBNI!.,
Discours de Métaphysique,
art.
V,
édit.
Le
Roy,
p.
l,).

,
,
:~
.',
395
rende co~pte du maximum de choses pos,si,ble50 Ce monde-ci est,
...
.
donc, pour Leibniz celui que la sagesse a voulu que Dieu crée.
L'hypothése de ce monde étant la plus simple de toutès celles
qu'elle pouvait concevoir et qui
rende compte du maximum
d'effets, Dieu n'aurait pas pu ne pas le choisir, car cela
lui aurait coûté de ne pas être sage. "En matiére de sagesse,
précise Leibniz, les décrets ou hypothèses
tiennent lieu de
dépenses,,165. Autrement dit, un auti'e décret que celui qu'il
a pris lui eût coûtè plus de dépenses. C'est-à-dire qu'il
eût été plus complexe, et Dieu eut fait preuve de moins de
sagesse. Les voies de Dieu étant les plus simples, rendent
compte du maximum de faits avec le minimum d'hypothèses. Dé
même que pour le savant ou le philosophe, l'intelligibilité
implique la cohérence et l'unité de la plus grande multipli-
cité, pourquoi
l'être infiniment par'fait aurait-il fait,
par
des voies complexes, ce qu'il
pouvait faire par des voies les
plus simples? Ce serait, en effet, une dépense inutile, un
gaspillage superflu et sans raison, gratuit. Une telle suppo-
sition, on le voit, ruine la sagesse de Dieu. Leibniz concilie,
dans sa propre philosophie, le point de vue d'Arnauld et celui
de Malebranche. Pour Leibniz comme pour Malebranche, la toute-
puissance de Dieu doit porter la marque de la divinité. Elle
est infinie. Elle est également sage. Il y a en Dieu un ordre
entre ses attributs, une hiŒka~ch~~ ~ntke 6e~ p~k6ection~.
La conception d'une hiérarchie des perfections en
Dieu, soulève une difficulté aussi
bien chez Leibniz que chez
Malebranche. La simplicité est, en effet, l'attribut divin
par excellence. Comment concevoir.. dès lors, en Dieu, une
165.
LEIBNIZ,
Discouy'.s de
Métaphysique,
art.
V,
édit.
Le
Roy,
p.
41.

396
h i é ra r chi e de pe r f e ct ion s .?, De plu s, e, n t :"~ les pe rfe ct ion s
absolues de Dieu, il n'y a aucune distinction réelle. "Dieu,
explique Malebranche, renferme, mais divinement, mais infini-
ment, tout ce qu'il y a de perfection dans les créatures;
il est un et il est tout,,166.
Il
ne faut donc attribuer à
Dieu que ce qu'on voit clairement appartenir à l'être infini-
ment parfait, que ce qu'on découvre, non dans une idée dis-
tinguée de Dieu, mais dans Sil substance mêmE:, car l 'êtt'e par-
fait "a tout ce qu'il y il de réalité et de perfection dans
les créatures sans aucune imperfection, sans aucune ljmita-
tion,,167. Cependant si, comme le déclare Malebranche, en Dieu
il
n'y a point de néant, et si
toutes les réalités s'y trou-
vent éminemment, infiniment, divinement, sans exclusion, sans
limitation, comment concevoir une hiérarchie entre les attri-
buts divins? Comment concilier la simplicité de l 'Etre par-
fait avec cette multiplicité de perfections? Malebranche
répond en faisant remarquer que notre esprit borné ne peut le
saisir distinctement, en former une idée précise. Cette infi-
nité pilrfaite "nous passe", car "tellE: est la propriété de
l'infini, incompt'éhensible à tout esprit fini,,168. Leibniz
est du même avis, puisqu'il
reconnaît, avec Malebranche, que
'c'est, en effet, une propriété dE: l'infini d'être en même
temps un et toutes choses, composé, pour ainsi dire, d'une
infinité de perfections et tellement simple que chaquE: perfec-
tion qu' i l posséde renferme toutes les autres sans aucune
166.
MALEBRANCIIE,
Reahel'che de
la
V~pit~, Ecl. X, O. c.)
t.
III,
p.
IL,9.
167. MALEBRANCHE,
Entretie~ssur
fa M'taphysique,
VIII,
par.
7,
O.
C.,
t.
XII,
p.
182.
168,
MALEBRANCHE,
ibid.,
par.
8 , 0 . C
t
XII
P
. , ..
,
. 185.
-
-,-

. ~ ..
397
. .
-11,,169
distInctlon
ree
e

Dieu
n'est pas
une
accumulation de
perfections ou
d' attri buts.
Di eu est
l ' i n f i n i :
"C'est
l'infini
tout
court,
170
- .
c'est
l'~tre sans restriction"
• L'essence de DIeu, en
ta'nt
que support ontologique de ses
attributs,
leur confère à cha-
cun
leur qualité divine.
Or,
la qualité de
ce qui
est divin
c'est l'infini.
Toutes
les
perfections
divines
ont en
commun
l'infinité.
De
ce point de
vue,
on
peut dire que
chaque
perfec-
tian
renferme
toutes
les
autres,
puisque
la
propriété essen-
tiel1e
de
l'infini
c'est d'être en même
temps
un
et toutes
choses,
d'être
composé d'une
infinité de perfections et de
rester simple.
Dieu est
un.
Sa
simplicité se
confond avec son
infinité,
Il
est toujours
un,
il
est toujours
simple.
Il
est
l'inf'ini,
infiniment
infini.
C'est entre
ces
perfections que
s'établit 1 'O~d~e qui a 6o~~e de
toi a t'~ga~d de Vieu. Qu'est-
ce que cela veut dire?
Malebranche multiplie
les
éclaircissements.
Dieu,
dit-il,
connaît dans
sa Sagesse ce qu'il
veut et ce qu'il
peut
vouloir.
Les
désirs de
Dieu,
étant éclairés par sa
sagesse,
il
se détermine
invinciblement pour ce que sa Sagesse lui
fait
connaître comme étant le
bien.
Dieu ne
peut agir,
en ef-
fet,
sans
consulter sa Sagesse,
le
Verbe Eternel.
La Sagesse
règle
la
volonté de
Dieu qui
n'est pas
que
toute-puissance,
mai s a u s s i
a ni (> [(,1 du p !J..~ 6a.i..:t.. L l exp r e s s ion,
"1 a Sage s s e
r è g 1 e
la volonté,
ou
limite
la
toute-puissance de
Dieu",
peut frap-
per l'imagination au point d'induire en erreur-
l'esprit peu
169.
MALEBRANCHE,
Recherche de
la
V~rit~ .. Ecl. X, 0
C'
. "
t.
lU,
p.
148.
170.
HALEBRANCHE,
Ent,'etie"s M~taphysique_';. VIII, par. VIII,
O.
Co,
t.
Xll,
p.
185.

.:~-... ' .:. .'
.. .. '.....
r""
.'.'
,., ..~ '. ; ,
398
attenti.f. ~ l'idée de.l.:Jt.r.,e parfai t; .M_~:le:branche ne veut pas
dire que la
volonté de
Dieu est "dérëg)ëe''',
ni
que
Dieu peut
vouloir n'importe quoi
ou
agir n'importe
comment;
Ce serait
j ug e r,
dit - il,
de
l a volon té
ct e Die u den 0 t l' e' po i nt de vue,
comme si
elle était semblable en
tous
points
a la nôtre.
Il
affirme,
au
contraire,
comme
Leibniz, que
la volonté de
Dieu
est parfaite, qu'elle est u/to.i..te.
Il
précise
cependant que
l' autori té de
l' attri but de
l a Sagesse sur 1 a toute-pui ssance
ne s'exerce
pas
d'une nlanière
répressive.
POUl"
nous,
l'expé-
rience du
"<ou10ir est
celle d'une ilTIperfection,
d'un
désir
a satisfail"e.
Vouloi;",
C'(,st
'fondamentalement vouloir êt,'e
heureux,
L'expérience du
'/oul~ir est en même temps l'expérience
de
notre
inccmplétude.
La volonté divine est toute différente,
Dieu n'a
besoin de
rien,
Il
est
"Etre parfait.
Il
se suffit
a lui-même,
Il
ne peut aimer que
luL
Ainsi,
lorsque nous
disons que
la volonté se
soumet a
l'attribut de
la sagesse,
cela signifie que
Dieu voit dans
la Sagesse
l~ perfection l~
plus
aimable,
la plus
digne
de son
amour.
La Sagesse de Dieu,
comme Raison
universelle et souveraine,
lui
est c.oé-tc/tYlcU.e
et c.oYl~ub~.tct"t.i.e.J'.te. La Sagesse, c'est le Verbe êt le Vê,'be
est Dieu,
En
tant que
Sagesse de Dieu,
le
Verbe éclaire
les
volontés
divines et exerce
ainsi
la
fonction
de conseiller.
Mais,
il
faut
bien préci~er que le rôle de "conseiller" ne
prend son sens que
par rapport à
la création,
Une
fois
prise
la décision de créer,
le
Verbe qui
contient dans sa substance
une infinité de mOlldes
possibles
les découvre
a Dieu e~ m!me
temps que
les
voies de
les exécuter,
Dieu choisit le me..UJ'.etH,
c'est-a-dire
celu'i
qui
exprime
les
qualités qu'il
se glorifie
de
posséder,
Car ce que Dieu
veut c'est agir à
la manière d'un
Dieu.
C'est dans
la Sagesse qu'il
conna't les voies
les
plus
di gnes
de
lui.

~.
,
~
.-
. r '" .
399
. Comme on le_,v.oi.~t,
1 a Sagesse. possède par rapport
aux autres attriouts un statut privilègiè. Elle est l'attri-
but par lequel Dieu lui-même [onna't ses propres perfections •

Elle est la Raison universelle. Cette Raison de Dieu c'est
l'Ordre. C'est parce qu'en Dieu règne l'Ordre que les perfec-
tions divines ne se contredisent pas.
Arnauld est inquiet en lisant les textes de Male-
branche qui posent la suprèmatie de l'Ordre ou de la Raison
en Dieu. Cal", ces textes
"tendent tous, seion lui, à faire regarder certai-
nes manières d'agir, comme ètant tel1es, que Dieu,
~ leur ègard, est impuissant en ce sens, qu'il ne
le peut employer comme ètant indignes de sa sagesse
de sorte qu'il
les f'tllt mettre au r'ang de ce qu'il
oourrait faire, s"îl voulait, mais de ce qu'il ne
peut vouloir d'une volontè pratiquE .•. "l71
On pourrait, dit-il, rèsumer ces textes en ces termes
"Dieu Est impuissant en ce sens, qu'il
ne peut choi-
sir Jes manières les moins dignes de sa sagesse, et
qui, au lieu de porter le caractère de sa sagesse,
de sa bontè, de sa constance et de son immutabilité,
en porteraient un de peu d'intelligence, de mali-
gnitè, d'inconstance, de lègèretè d'esprit"172.
Arnauld expliquera que Dieu n'a pas jugè indigne de sa sages-
se de ne pas agir par des voies simples. Ce que Malebranche
oppose à la simplicité des voies ce sont les voionjé~ pa~ti-
~utiè~e~. C~ que Arnauld ne comprend pas c'est comment Male-
branche peut concilier 'Ia
iiberté divine et:a soumission
nécessaire à l'Ordre. En limitant la toute-puissance de Dieu,
l'Ordre ne limite-t-·il pas, en même temps, son indépendance
et sa t.i.be~té ? Ces trois termes sont ètroitement liés, et
171.
ARNAULD,
R.flexions philcsophiques,
J,
chap.
TIl,
O.
C.,
t .
39,
p.
212.
172.
ARNtl.Ul.0,
ibid., p.
213 0

--=
" ..
'
• •
. "
-<~
~.
400
nous concevons
:>~6 .... 'p·ppPj
g(:'I'- r.a! ,~,I._
q
.1.-,
L ' U n ê t r e~··,i n,d é pen dan t
n' est
soumis 1 aucune autorité extérieure, qu'il peut faire ce
qu'il veut et ag'ir comme il
veut, sans'é1u'cune contrainte et
d'une manière entièreme~t indifférente. L'Etre infiniment
parfait ne devrait-il P&S Y'éaliser cet idéal d'indépendance
et de liberté? Ne cesserait-il pas d'être tout-puissant
s'il devait se soumettre 8 une loi? C'est bien ce que craint
Arnauld.
Mais ~~nlebronche réplique li SOIl tour, que juger ain-
si de Dieu, c'est l 'humaniser. Il
nous met en garde contrE le
danger de l'anthropomorphisme. C'est parce qllE les hommes
humanisent naturellement toutes choses qu'il est néces~aire,
dit-il, de COlnpar'er 111 es Chû5GS divines avec les divines?
C'est le moyen de les eXpliQUEI' autant que cela se peut,,173
"Ce mot Dieu, ~joute-t-~l, est équivDque et i~finiment plus
,
l
't,,174, .
l '-t
. f'
,
,
~ 't
qu'on ne
e crOl
, Dlen que
e re HI lnlment par, al
en soit l'expression abr,ègé, Cependant, si llOUS voulons juger
1e s a t tri but s d·j .. i ns, COr: s ~ ,1 t,on s I ' i n Fj ni,
l' i d é e deI 1 êt r e
, "
i nfin i men t par fil it san s. n() 1.1 S é1 r r ê te" a ux i dé e s des ê t r espa r -
:- '
ticuliers et finis. C'est pourquoi, lorsql:e Môiebranche nous
dit que l'Ordre est une
loi que Dieu suit nécessairement,
n'entendons pas par la que cette loi
lui es~ ~xtêrieure. Elle
lui est au contraire intérieure, consubstantielle et coéter-
ne 1 le. " Di eu dê pen d po ur' a i ns i di r e de 1aloi é te r ne Ile e t
il demeure indépendant. Il
ne dèpend que de lui-même, car
cette loi lui est conslJbstantielle,,17S. "Que Dieu ne se dément
jamais, qu'il agit toujours selon ce qu'.;] est; et que Sa
173.
NALEBRANCHE,
Entretiens -sur' la Métaphysique ••• ,
VI[,
par~ v,
O~
Co,
t .
XII,
P.:
IBO.
174,
J1ALEBRANCHE, FIh07otion ph!J'!ique, XXVI, a.c.,
t. XVI, p.
161<.
175.
~~EBRANCHE, ibid., XVIII, p. \\00.
,
.-:'. ,

---------_...,-.,,.
. "
._' ..
401
loi
inviolable.
loi
éternenE:
et
inlmuable.
loi
source de
toute
justice,
et
dont dépendent
toutes
les
lois
justes et
raisonnables,
que
cette
loi . . .
ne
peut
consister que
dans
les
ra p po r t s
',mm ua b i es,' ri é ces sai r es, é ter n E: 1 s. Car Lie un' a
point une
'loi
etrdngère, distin',uée
de
lui-<'lême.
Sa
sagesse
est la
connaissance
'lU' il
a Je
ses
perfections
infinies,
sa
volonté
es's
l'mou,' (ju'il
leur
porte,
et
toutes
léS
ctèter-
minations de
sa
V010lltê
ne
sont
réglées
que sur cette aimable
etinvio13ble
la;
~ui est consubstantielle et qui est la
.
. .
III 76
vraie
et
jm,~uable JustIce
.
Dieu
est
Raison.
Cette Kaison,
parce
~u 'elle lui Est co,'stibstantielle et coéternelle n'est
ni
supérieurE:,.
nl
infér·ieure.
ni
mê,,,e ~xtérieure.
La
I,aison
est Oieu.
Arnauld
souscrirait,
natu"ellement,
à
cett.e
e~pli-
cation qui
icientifie
0,eu et
le
Verbe
êterne!.
Hais,
f-Iale-
branche
ne dit-il
pas
aussi
(,ue
le
Verbe,
la
Kaison
tternelle
~.
') 177
est en un sens
plus .~~ld~pzndnn~e que Dieu ml.~me ;
Cel a
s u f fit
~ sus c i ter l' i n d i g na t ; a n J' 1\\ r n a u 1 d.
.·1 ale br a n che n e
r e .-
j e tt e
pas
l ' j ct é e d e i ' U J[ iJL:i>H! .L)( C. 0 U d e l ' .L 'l,Li. 66(' ,1 eYi L e Ge ~ i eu.
~ue faut-il
entendre
par

?
uieu,
".A~l ique-t-il, peut ne
rien
produire,
La
création
n'est
pas
une
énlanation
nécessaire
de
sa
ciivinite.
11
se
suffit à
lui-même.
L'existence
du r.wnde
n'est
I·as
lIlle
nécEssite.
[Ile est
contingente et ai-titraire.
C'est dii-e
"ue
ùieu
n'était
"as
obligé de
créer.
S'il
a fait
le
monDe
c'est qu'il
l'a
voulu.
Il aUI'ait pu 'le pas le vouloir,
Dieu est iMdi~6('J[ent pour agir ou ne pas agir,
pour créer ou
176.
~:ALEBRA~C.IE, Pr~motio1i physique,
.~XVI, p.
164.
177.
dALt.B;-ZAl~CHS, A'e(:h(.;[,(~h{! de
"La
Vérité,
Ecl.
X,
o.
C.,
t ,
I l l ,
p,
131.

402
ne p a s"~;' êï~ r. Mai s, ~'l j o'~jf'è' ~; ~I e bran che ,n ne 1ui est pas
indifférent d'agir bien ou mal:
Dieu n'est pas étranger aux
valeurs.
"Supposé que Dieu
veuille
agir,
je prétends qll'il
le
fera
toujOUfo
de
la manièt'e
la
plus sage qui
se puis-
se,
ou de
la rnaniér'e qui
portera
le plus
le carac-
tère de ses
attri buts:
je pré tends
que cel a ne
lui
est point arbitraire
ou
indifférent"17S
c'est sur ce point,
en effet, que Malebranche
re-
joint les
rhéses
de Leibniz.. Dans
larhéodicée,
Leibwiz a
reconnu
la parenté des
daux
sjstèmes.
"M.
Bayle dit,
écrit
Leibniz,
que
la questiofi si
Dieu
a pu
fairé
les choses
les
plus accomplies
qu'il
ne les
il
faites
est aussi
très
diffi-
cile"."
Leibniz
rappelle ql!e
Eayle
avait été
autrefois
du
sentiment de Malebranche,
"ass~z a~pl'üchant du mien sur ce
a changé d'opinion ••. M.Arnauld a ét~ un grand homme, sans
doute, et son autorité est d'un grand poids:
il
a fait plu-
sieurs
bonnes
remarques dans
ses écrits contre
le
Père Male-
branche mais
il
n'a pas
eu
raison
de
combattre ce que
ce Père
a dit d'apDrochant de
ce que nous
disons
de
la 'règle du meil"
leur".
Et Leibniz conclut par ces
remarques:
"Je suis d'ac-
cord avec
le R.
P. Malebranche que Dieu fait
les
choses de
la manière la plus digne de
lui"U9. Corline i1i1lebrilnche,
I.eibniz
reconna~t aue les voies de Dieu sont les plus simples et les
plus uniformes.
U les sont il u S s i
les plu;,
fécondes.
Leibniz
préconise de
"réduire ces deux condition"
la simplicité et
178.
MALEBRANCHE.,
R.ponse aux R.fZexio~.,s 111
!'
')
_
,
ln
\\ecuel.,
O.
C.,
t .
VIII,
pp,
752--753.
179.
LEIBNIZ,
Essai.s de7'h"od1:cée,
~!, par. 203-206, Gar-
n le r
Fla mm II rio n,
P Il '"
:2 3 9 - 2 li 1 .

403
la fécor1dité
à un seu-l'·'"ii."I·a'r,tage qu'est-ère" produire le plus
de
perfection qu'il
est possible,
et par ce moyen,
le systéme
du R.P.
Malebranche en cela
se réduit au mien"lBO.
Lorsqu'il
lut
cette déclaration
des Essais de Théo-
dicée,
Malebranche fit ~ Leibniz une
réponse
"Vous prouvez ,fort bien, Monsieur,
a priori, .que
de
tous
les
plans possibles
d'ouvrages que Dleu
dé-
CCU'He
dans
sa
Sagesse,
il
doit choisir le meilleur,
Je
suis persuiJdé, comme vous, Monsieur, que Dieu
fait à ses cr~iJtures tout le bien qu'il
peut
leur
filire,
agiss."Ù
néanmoins commc
i'i
doit agir, c'est··
à-dire
agissant selon
sa
loi qui
ne peut être que
j'or-dre
immuable de
ses
divines
perfections, qu'ii
aime invinciblf:mt:r,t. et. qu'il
ne
peut démentir ni
~égliger, Et qu'~insi son ouvrage est le plus par-
fait qui
puisse être, non
absolument néanmoins,
mais comparé aux voies qui
en sont exécutrices.
Car Dieu ne
s"honore pas
seulement par
l'excellence
de
son
ouvrage. mais encore
par
la simplicité et la
fécondit.é,
par
la Sagesse des
voies. De
tous
les
composés possibles de
l 'e~cellence des ouvrages et
de
la sagesse des
voies,
celui
qui
porte
le plus
le
cHactére des i1tcributs
divins.
c'est celui-là
qu'il
a choisi.
Cor,
la
volonté de Dieu n'étant
que
l'amour
invincible qu'il
,.e porte à lui-même
ct à ses divines
perfections,
il
est clair que
l'ar-
dre
immuable qui
est entre elles
est sa
loi
et
qu'il
y trouve
tous
ses motifs.
Ainsi,
il ne peut
les négliger ni
les
démentir"lBI
Bien qu'il
reconnaisse
la nécessité morale,
pour
Dieu,
de
ne pas
se
contredi re,
Lei bn i z sou ligne, néanmoins,
dans
sa
réponse à Malebranche,
un
point de divergence:
" Qua n d j e
con s i d ère,
dit - il,
l' a û v r age
de Di·e Li, j e con s i d ère
ses
voies
comme une partie
de
l 'oûvrage et
la simplicité join-
te à
la fécondité des
voies fai tune
part"ie de
l'excellence
de
l'ouvrage,
car dans
le
total
les moyens
font une
partie
de
la fin,,182 o
En
1579 Leibniz reconnaissait comme "fort
. tBO.
LEIBNIZ,
Essais
de
Thêodioée,
II,
par.
208,
Paris,
Garn1er
Flammari on,
p.
243.
l81,
Malebranche
à .Ll:'ibni2
[if
cJéC
17il,
in
Robinet,
J
Q
p.
l, 1 7 •
182.,
LeibTliz
à Malebranché.')
Janv"
1712,
in
Robinet,
Po
418,
,-
,L . ..'

'.
: .. " ..
: ':
..,.
404
vé rit a ble': ce que Mal e br a n che a vait é cri t sur las i mpli ci té
des décrets de Dieu, Mais, il ajoutait néanmoins:
"11 faut
pourtant dire
là-dessus .quelque chose de plus •.•
Il faut
dire aussi que Dieu fait le plus de choses qu'il peut, et
ce qui
l'oblige à chercher les lois simples, c'est afin de
trouver place pour autant de choses qu'il est possible de
l
,,183" t
d ' t ' l
f
t
- l'
placer ensemb e...
• "u rement
1 , 1
ne
au
pas neg 1-
ger le ~[~ultal. c'est-~-dire la fin recherchée. Or, pour
Leibniz,
la simplicité des voies est comprise dans
le dessein
même. Malebranche distingue soigneusement les deux exigences
La perfection du dessein et (elle des voies. Leibniz, au con-
traire, semble les ramener ~ une seule. On ne peut considérer
les moyens comme de purs moyens:
"Les moyens que Dieu choi-
sit, dit-il, sont eux-mêmes des fins autant qu'il se peut,,184
Les voies de Dieu impliquent donc deux. facteurs qu'on ne peut
dissocier:
La 6~m)J.U.c.~.t[ quant aux moye>!~, la ~~c.he~~e et la
va.~o~[.têo quant aux résultats. Le dessein c'est ce qui est re-
cherché, ce qui est voulu par Dieu:
c'est le résultat. Ainsi,
lorsque nous disons que, pour Leibniz les voies de Dieu font
partie de l'ouvrage total, nous voulons dire non seulement
qu'on ne saur'ait considérer la foin sans tenir compte des
moyens, mais ~ue les moyens font partie intégrante de
la fin.
Malebranche exclut les voies du dessein, Dieu veut faire,
dit-il, l'ouvrage le plus parfait, mais il doit tenir compte
a.LLM~ de la simplicité des voies, L'exigence de la simplicité
des voies explique les imperfections, l~ désordres observés
183.
Leibniz
â
MalelJranche,
22
JUIn
1679,
ln
Robinet,
p.
126,
\\ 84.
GRlJA,
492 •
.. "_:.;,:

·..~. "
405
dans
la création.
Mais, elle assure en
revanche
la
rationalité
et la sagesse de
la
conduite
de Dieu.
Pour avoir maintenu
distinctes,
l'exigence
du dessein et celle des
voies, Male-
branche est conduit à
reconnaître qu'il
existe
des
dé6au-t,;
Jtécf,;
dans
l'ouvrage.
Il
admet que
le monde n'est pas
le
mf'",f-
ff'uJt,
qu'iI n'est pas parfait.
Leibniz, parce qu'iI
a intégré
les
voies
dans
la conception
du
dessein,
en
conclut que
ce
monde-ci
est
le
mc",ftetl'L
de,;
nJotldc,;
po",;.tbfe,;.
Le monde est
parfait.
Comme
on
le vo'it, Malebranche et Leibniz ne s'enten-
dent pas
sur
le
sens à donner au mot nJf''{ftf'u,t
Mais
la dis-
o
tance qui
les
sépare n'est !Jas
;:ià.~anchissable. Elle est moins
.
'
.;~~;;(
grande entre Malebranche et Leibniz.
Mais,
entre Arnauld et
Malebranche
les
divergences
sont telles que
les
points de
vue
apparaissent inconciliables.
Tandis que
Leibniz et Male-
branche pour justifier la conduite
de Dieu se
réfèrent à
l'attribut de
la sagesse,
Arnauld,
au
contraiy-e envisage
l'attribut de
la toute-puissance qu'aucune raison,
dit-il,
ne saurait limiter.
L' idée que Dieu aurai t
pu
c rée r i e monde
par les
vote,;
.(ie~ ptu.,; ,;,{mpte,; .est, pour Arnauld, marque d'im-
piété.
Cependant,
les
thèses
des
deux adversaires se
conci-
lient dans
une synthèse plus
haute,
celle que Leibniz nous
offre
dans
le Discours de
M.taphysique.
Arnauld rejette
vigou-
reusement
les principes
du Traité de
I.a
Nat;w'e
et de
I-a Gr-ce
a

S'il
s'oppose à Malebranche,
il
se
rapproche
cependant de
Leibniz et de Descartes.
Ce n'est pas surprenant,
car
la sour-
ce à
laquelle il
alimente
sa
réflexion
reste encore
l'Ecriture
et
l'enseignement des
Pères.

, '
406
3.
L'ORDRE
ET
LE DESORDRE.
Une des
conséquences que
réfute
Arnauld
tirée du
principe de
la simplicité des
voies,
c'est
la réalité
du maL
Arnauld
cite
un
des
textes les plus significatifS;,
celui
des
M~ditations chr~tiennes 00 le disciple s'entretient directe-
ment avec
la Sagesse éternelle.
"Lorsque
j'ouvre
les yeux pour considérer le monde
visible,
dit
le disciple,
il me semble que
j'y dé-
couvre
tant dé
d~6au~6, que je suis encore porté a
croire
ce que
j'ai
ouï
dire
tant de
fois,
que
c'est
l'ouvrage d'une nature
aveugle et qui
agit sans
dessein.
Car si
elle
agit quelquefois
d'une manière
qui
marque
une
intelligence
infinie, elle néglige
aussi
quelquefois
de
telle manière
tout ce qu'elle
fait,
qu'il
semble que
c'est
le
hasard qui
règle
tout.
Certainement Dieu
n'a
pas
fait
le monde
pour
les
poissons;
et il
y a plus
de mers
dans
le monde
que
de
terres
habi tables.
A quoi
servent a l'homme
ces montagnes
inaccessibles,
ces
sablons
de
l'Afri-
que et tant de
terres
stériles
7 Lorsque je consi-
dère
nos
Mappemonde", qui
représentent
la terre a
peu
près
telle
qu'elle est,
je
ne
vois
rien
qui
mar-
que
intelligence dans
celui
qui
l'a formée.
Je
m'imagine,
ou que
ce
n'est que
le
débris
d'un
ouvra-
ge
régulier,
ou que
ce
ne
fut
jamais que
J'ouvrage
du
hasard,
ou d'une
nature
aveugle.
Car enfin,
il
n'y
a nulle
uniformité dans
la situation
des
terres
et des mers;
et si
j'examine seulement le
cours
des
rivières,
tout m'y paraît si
irrégulier,
que
je
ne
puis
croire qu'il
soit
réglé
par quelque
intelli-
gence,
ni
que
les eaux
soient créées
pour la commo-
di té
des
hommes.
Je
voi s des pays
'j nhabi tables
faute
d'eau, et
tous
les
jours
on
corrige par des
aqueducs
les
défauts
de
la
nature,
sans
que
vous
croyiez qu'on
insulte
a votre sagesse. 0 ! Raison
uni verselle des espri ts,
quel
mystère
cachez-vous
sous
une
conduite
qui
paraît si
peu
régulière,
a
ceux-mêmes
qui
vous
consul tent avec quelque
atten-
ti on
7" 185
Le mal
existe.
Le
désordre est bien
réel.
C'est un
scandale
pour le
disciple qui
hésite encore a croire que ce soit le
Dieu
chrétien qui
en est responsable.
La Sagesse
Eternelle
185.
Ci té
par
ARNAULD,
R(5f~qxions philosophiques e t th~o-
~ogiques, l
h
V I O C '
Jg
,
c
ap.
..,
.
"
t.
"
p.
223 •
...... ,'. ~

407
confirmera
la
réalité
du
désordre
"qui
saute
aux yeux".
" P re n d s
g a rd e mon
fil s,
dit - e l l e ;
tu
pro po ses
des
difficultés
QUI
SAUTENT AUX
YEUX
DE TOUT LE
MONDE, et dont néanmoins
peu
de
personnes sont en
état de
comprendre
la
résolution.
Tâche
de
te
ren-
dre extrêmement attentif à
ce que
je vais
dire.
Pour
juger de
la
beauté d'un
ouvrage, et par là
de
la
sagesse de
l'ouvrier,
il
ne faut pas seulement
cOnsidérer l'ouvrage en
lui-même,
il
faut
le
compa-
rer avec
les
voies
par lesquelles
on
l'a formé ••.
Or comme
les
hommes
grossiers
et stupides
ne voient
que
l'ouvrage
de Dieu, et ne savent point la maniére
dont Dieu s'est servi
pour le
construire,
les
dé-
fauts
visibles
de
l'ouvrage
les
frappent,
et la
sagesse
incompréhensible
des
voies
ne
les
porte
point à en
admirer l'aü.teur."186
~Ialebranche affi rme donc comme un fai t incontestable l'exi s-
tence
des
désordres
et des
irrégularités
dans
l'ouvrage de
Dieu.
Mais
il
s'empresse de
préciser que
c'est une conséquence
nécessaire de
la simplicité des
voies.
En affirmant que
l'oeu-
vre de Dieu comporte des
dééau<t~ réels, Malebranche rompt avec
les explications
traditionnelles
des
théologiens.
D'où
la
réaction
d'Arnauld qui
s'étonne que
l'on
n'ait pas
remarqué
que
ce discours
de Malebranche
pouvait "blesser des oreilles
h .
<
,,187
L
1< b
< ,
<
1
c retlennes

e
l
ertln
peut s en
accommoder, malS
e
lecteur de
saint Augustin en
sera
révolté.
"Il
est certain,
au moins,
remarque
Arnauld,
que
saint Augustin
eût eu
de
la
peine
à souffrir qu'on
eût parlé si
cruement des ~~~égu~a~;té~ et des dé-
~o,'td~e~ que l'on prétend se rencontrer dans les
ouvrages
de Dieu •••
On
ne
peut douter que ce
Saint
n'eût
regardé
comme un
blasphème contre
la
puissance
et la sagesse
de
Dieu,
de
prendre pour de
vraies
irrégularités et de
vrais
désordres,
ce qui
peut
paraître
tel
à
la
petitesse de
l'esprit humain."188
186.
Cit~ par ARNAULD, Rdflexions philosophiques et thdo-
logù/ues,
I,
chap.
VI,
O.
c.,
t .
39,
p.
223.
187.
ARNAULD,
ibid.,
p.
225.
188.
ARNAULD.
ibid.

408
Devant
le
problème
du
mal
dans
le monde,
c'est ii
saint Augustin
et ii
saint Thomas que
Arnauld demande
la solu-
tion.
Saint Augustin
dans ses Confessions,
avoue dans son
dialogue
intèrieur avec Dieu:
"Ce n'est pas
avoir le
jugement sain, que
de
trou-
ver quelque chose ii REDIRE
dans
vos
ouvrages,
comme
il y en
avait alors
plusieurs qui
me
déplaisaient.
Mais maintenant je
sUls
persuadé que
tout ce que
vous
avez
fai t
est
bon;
et je
n'ai
garde
de
di re
:
Ne. ôe.!w-i.t--i.t POÜlt il ôOLLha.-i.:tcc!, que teLtcc,j
et .teLte,;
<èho,;eô ne nu,Hen:t pM
? Car quand il
n 'yen aurai t
pOint d'autres,
je pourrais en désirer de
plus
par-
faites;
mais
je serais
obligé
de
vous
louer d'avoir
fait
celles-la, encore qu'elles
fussent seules.
Il
n'y
a point d'autre mal
que
la
perversité de
la
volonté,
qui
vous quitte,
mon Dieu,
pour ce qui
est
moins que
vous."189
Maintenant qu'il
s'est libéré
de
l'emprise
intellectuelle
des Manichéens, Augustin
peut affirmer qu'il
n'y a pas
d'au-
tre mal
dans
le monde que
celui
qui
tire son origine du
libre-
arbitre des
créatures
intelligentes;
c'est-ii-dire
le péché
et la concupiscence qui
en est
le
fruit et
la
racine.
Le mal
ne vient pas de Dieu, mais
du monde,
c'est-ii-dire de
la
cor-
ruption
du
coeur humain.
Malebranche
renouvelle
l'erreur des manichéens
ou
favorise,
ii son
insu,
cette
hérésie que
saint Augustin a com-
battue.
En effet, en affirmant la
réalité du mal
tout en
ad-
mettant que Dieu ne
veut pas
le mal
po~-i.t-i.uemen:t et d-i.~e<è~e-
ment, ne nous
oblige-t-il
pas
ii
rechercher ailleurs
le prin-
cipe du mal? Dieu
agissant par des
volontés
générales ne
veut pas
positivement et directement
les
irrégularités,
les
imperfections que nous
observons dans
la nature et qui
n'en
sont pas moins
réelles.
Il
ne
les
veut pas par des
volontés
189.
ARNAULD,
Rdflexions philoHophiques et thlologiques.
l,
chap.
VI,
D.
C.,
t.
39,
p.
225.

409
particulières. Comment interdire de penser, comme l'ont fait
les manichéens, qu'il y a un principe du mal? Malebranche
n'échappe pas à la critique par la distinction des volontés
générales et des volontés particulières. Saint Augustin qui
a tant écri t contre les Mani chéens ne s'est point servi de
cette raison, pour n'être point obligé de recourir à un prin-
cipe du mal. Saint Augustin a toujours reconnu que rien ne
se fait dans
le monde que par les ordres particuliers de
Dieu. Saint Thomas enseigne la même chose. Dans la Somme
théologique.
il se fait cependant cette objection : Qu~ ~~
c~la ~~a~~. ~l n~ dev~a~~ po~n~ y avoi~ de d~6au~ dan6 le~
cho~~~ dOI1~ V~~u a ~o":n.
Il y répond en ces termes:
"Il n'est pas du proviseur universel, comme d'un
proviseur particulier. Ce dernier ne souffre. au-
tant qu'il peut, aucun défaut dans les choses dont
il a soin: mais le Proviseur universel y en souffre
pour ne point empêcher le bien de l'Univers. C'est
pourquoi
les corruptions et les défauts qui arrivent
dans le monde ne sont tels
(c'est-à-dire ne sont
des défauts)
qu'au regard d~s natures particulié-
res ; mais ils sont DANS LE DESSEIN ET DANS L'INTEN-
TION DE LA NATURE UNIVERSELLE; c'est-à-dire de
Dieu, en ce que le défaut de l'un est l'avantage
de l'autre, ou au moins qu 1 i l contri bue au bien de
tout l'Univers."190
Ces pensées si naturelles, Malebranche a eu le tort,
selon Arnauld, de leur préférer ses opinions particulières.
Les imperfections, les dèsordres en un mot ne sont qu'appa-
rence. Les "esprits superbes"
en font une occasion de trouver
à redire contre la conduite de Dieu, alors que les véritables
phi losophes et tous les hommes de bon sens y voient plutôt
une occasion d'adorer sa sagesse incompréhensible.
190.
Citê par ARNAULD,
Réflexiuns philosophiques et théo-
logiques,
I,
chap~ II, O~ C., t.
,p~ 193.
:."

410
"Ne parlons plus de hasard, nous recommande Arnauld,
ni de fortune ou parlons-en seulement comme d'un
nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est
hasard à l'égard de nos conseils incertains, est
un dessein concerté dans un conseil plus haut;
c ' est - à - d ire dan sun c on sei 1 é ter ne 1 qui
r e nf e rm e
toutes les causes et tous les effets dans un même
ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin
et c'est faute d'entendre le tout que nous trouvons
du hasard ou de
l' i rrégu 1ari té dans les rencontres
par tic u 1i é re s . " 1 g1
La principale fin que Dieu veut dans le monde c'est,
nous apprend par ai lleurs
saint Thomas, le bien de l'ordre de
l'univers, en quoi consiste sa beauté: FORflA QVAN PRINCIPA-
LITER DEUS INTENDIT IN REBUS CREATIS, EST BONUN ORDINIS UNI-
VERSIS l92 • Il veut donc, commente Arnauld, tout ce qui con-
tri bue au bien.
Il est vrai que nous rencontrons des monstres
dans la nature. Nais ils contribuent aussi à la beauté de
l'univers. Puisqu'ils sont, Dieu les a donc voulus po-6LUve-
Que dirait-on, se demande saint Augustin, que cite
Arnauld, d'une oeuvre musicale qui
comporterait de faux ac-
cords mêlés à des harmonies plus agréables? Faut-il conclure
que le compositeur n'a pas voulu ces faux accords p06i~ivemen~
e~ di~ee~emen~ ? N'est-il pas évident que ce qui fait la beau-
té de l'oeuvre musicale c'est précisément l'organisation
d'ensemble des notes, leur arrangement harmonieux. De même,
un animal monstrueux est, S1
l'on veut, une dissonance dans
l 'harmonie de l'uni vers; mais il contribue à sa beauté. Le
monde est bon. Dieu a créé le monde
le plus parfait, Nais,
cette conviction n'empêche pas d'y trouver des imperfections.
191.
ARNAULD,
Réftex':ons phitosophiques et théologiques,l,
chap.
XV,
O.
C.,
t.
39,
pp.
313-314.
192.
ARNAULD,
ibid.,
chail.
I l ,
O.
C.,
t .
39,
p.
204.

411
Il
suffit de savoir qu'elles
servent à la
beauté du
tout.
c'est ce que
nous
enseigne
la Tradition.
Autrement dit,
pour
Juger de
la perfection du monde,
il
convient de
se placer
au point de vue
du
tout,

tout n'est qu'ordre et beauté.
Les
imperfections
ou
irrégularités qui
nous
sautent aux yeux
sont des parties du
tout.
Elles doi vent être
rapportées
au
tout.
En somme,
pour Arnauld
comme pour les Stoïciens,
le
désordre est apparent.
Ce
qui
règne
c'est l'ordre.
Les
limites
de notre esprit nous
obligent à ne
saisir que
le particulier;
l'ensemble,
de ce fait,
nous échappe.
Autrement dit, contrai-
rement à ce qu' affi rment Ha le branche et
les
li berti ns,
il
n 'y a aucun défaut dans
les
ouvrages
de Dieu;
il
n 'y
a que
l'ignorance des
hommes qui
nous en
fait découvrir.
"Si
quelqu'un,
écrit saint Augustin,
avait la vue
si
courte, qu'il
ne pût voir qu'une
très
petite par-
tie d'un
ouvrage de marqueterie,
il
serait tenté
de
blâmer l'ouvrier qui
aurait si
mal
arrangé ces
pierres, parce qu'il
ne pourrait apercevoir
la beau-
té qu'elles
ont toutes ensemble, se
trouvant telle-
ment disposées,
qu'elles forment des emblêmes
très
ingénieux.
Il
en
arrive de même à ceux qui
ne sont
pas
assez instruits
de
ce qui
fait
la beauté de
l 'u n ive r s
:
car n' aya n t
pas
l' es p rit as s e z vas te
pour comprendre d'une seule
vue,
l'arrangement et
le
concert de
tout ce qui
arrive dans
le monde,
si
quelque chose
les
choque,
parce qu'il
surpasse
leur
intelligence,
ils s'imaginent qu'il
y a de
la diffor-
mité
et de
la
laideur dans
les choses mêmes que Dieu
a faites."193
Arnauld se montre
bien critique à
l'égard de Male-
branche.
Il
juge
la doctt'ine de
l'oratorien anti-chrétienne.
En
se
plaçant au point de vue de
la doctrine
chrétienne,
on
doit admettre qu'il
n'y
a rien à
redire dans
les ouvrages de
Dieu et reconna'tre que
c'est plutôt notre
ignorance
des des-
seins
divins qui
est seule
responsable de notre
trouble.
193.
Citê
par
ARNAULD,
R'flexions philosophiques
pt t~'o­
logiques,
l,
chap.
II,
O.
C.,
t.
39,
p.
205.

412
" Nes e rai t - cep as, s' é cri e - t - il,
une é t r a nge pré s om p t ion de
prendre notre ignorance pour la règle de
la conduite de Dieu,
en nous imaginant qu'il
ne peut avoir d'autres desseins en
"
7" 1 94
ce qu' il fai t dans
le monde que ce que nous connalssons
"
"Qui empêchera qu'on ne dise que Dieu a voulu qu'il y eût des
monstres dans l'ordre de
la nature pour figurer
les monstres
dans
l'ordre des moeurs, qui
sont les péchés, afin que
les
hommes en eussent la même horreur qu'ils ont accoutumé d'avoir.
des monstres de
la nature ?,,195. Avant donc d'oser juger son
Dieu, il faudrait connaître toutes
les fins
de Dieu. Or, pré-
tendre
les connaître serait une impiété,
une témérité impie 196
L'ordre de
la nature est subordonné à une fin d'un autre
ordre.
L'auteur de la Reche~che d2 la Vé~ité ne se satis-
fa i t pas de laT rad i t ion.
Pou r r end r e c om pte du dés 0 rd r e qu' i l
considère comme réel, il
invoque
la simplicité des voies.
Dieu, dit-il, choisit les
voies
les plus simples par rapport
à ses desseins.
~1ais, réplique Arnauld, il faudrait connaître
les desseins de Dieu, pour juger si
une manière d'agir, pour
être moins simple est moins digne de sa Sagesse. "Or, qui
est-ce, dit saint Paul, qui
connaît les desseins de Dieu?
Qui sait les desseins qu'il
a sur chaque ~nle ? Qui sait les
desseins qu'il
a sur toute son
Eglise ?,,197.
En dehors de ce
que nous en sei g ne l'E cri tu r e , nul rie con n a î t
l es des sei ns de
Dieu.
Nul
n'a été son conseiller. Que l'être parfait doit
194.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques et thé
l
"
chap.
II,
0,
C.,
t.
]9,
p.
200.
0
og1-ques, l,
195.
ARNAULD,
ibid.,
p.
206.
196.
ARNAULD,
"ibid.,
chap.
xxv, O. c"
t.
39,
p.
398.
197.
ARNAULD,
ib""d
h
l
0
" . , c a p . ,
. C . , t . 3 9 , p . 1 8 0 .
.'
..... ~
.
. "i-
. . .
'r' ": . . . . . '
;;
. - .. ""

413
toujours
agi r
par
les
voies
les
plus
simples,
aussi
bien
dans
l'ordre
de
la
nature que
dans
celui
de
la grâce,
demeure
pour
nous
sans
fondement,
puisqu'il
doit dépendre
des
desseins
par-
ticuliers
de Dieu,
Or,
les
desseins
de Dieu
nous
échappent
presque
toujours,
Il
Y a donc deux
raisons
chrétiennes qui
nous
obli-
gent il ne
pas
prendre
les
imperfecti ons
du monde
comme
des
désordres
réels
et véritables:
d'une
part nous ne
devons
p.as
prendre notre
ignorance
pour
les
régIes
de
la
conduite
de Dieu",
d'autre
part,
nous
ne
connaissons
pas
les
desseins
de Dieu,
"Dieu se
connaît infiniment mieux
que
nous
le
pou-
vons
connaître, et
il
a daigné
parler aux
hommes,
tant par
les
anciennes
Tradi ti ons
que
par
lès
Ecri tures
di vi nes,
C 'est
donc de
lui
que
nous
devons
apprendre qu'elle est
la manière
., go
dont il
gouverne
ce qu'il
a créé .. 1 °0
r~ais ce qui
rend Arnauld
plus
dur dans
ses critiques
contre ~Ialebranche, c'est que
l'oratorien
prétend
recevoir directement
du
Verbe
ce qu'il
nous
dit sur
la
conduite
de Dieu,
D'oÙ
l'argumentation
rigou-
reuse
et implacable qu'il
développe
en espérant que Malebranche
après
une
longue
"réflexion
sur toutes
ces
choses",
"reconnaîtra qu'il
est il
craindre qu'il
ne
se soit
trop
arrêté à
ce qu'il
a cru que
la vérité
lui
disait
intérieurement, et qu'il
n'ait pas
assez
con-
sulté
ce
que
la vérité éternelle
a dit certainement
il
tous
les
hommes,
par ses
Prophètes et par e lle-
même
lorsqu'elle s'est revêtue
de
notre chair .. ,
quand
ces
prétendues
réponses ne
s'accordent pas
avec
les
réponses
publiques de
la sagesse
divine,
qu'il
nous
a laissées
dans
la
Loi
et dans
l'Evan-
gile"199,
198.
ARNAULD,
Réf~exions phi~o8ophiques et théo~ooiques I,
chap,
XVII,
p.
338.
v
,
\\99.
ARNAULD,
ibid.,
l ,
chap.
XVII,
p.
338 •
. 1'.•

414
Sur cette question du
désordre,
Arnauld est d'accord
avec Descartes.
C'est accidentellement,
il est vrai, que Des-
cartes examine
le problème du
désordre ou du mal.
C'est dans
la Quatrième Méditation.
Descartes y est préoccupé par
le pro-
blème de
l'erreur.
L 'homme est responsable de
l'erreur.
En
mettant ainsi
notre
liberté à la source de
l'erreur et du
péché, Descartes disculpe Dieu.
Il
sait que Dieu "veut toujour
.
l
.
1
,,200
S'
d
d
-
D t '
ce
qUl
e s t e m e l l eur

1
on
eman e a
escar es pourquol
il Y a du désordre dans
le monde,
il
répond que,
conscient
des
faiblesses
de son esprit,
il
n'a pas
le. droit de juger
les imperfections de
l'univers, qu'il
faut bannir les causes
finales et qu'il
est indiscret de pousser trop
avant la
théo-
di cée.
"Considérant,
cela avec: ;)lus d'attention,
dit-il,
il me vient d'abord en
la pensée que
je me dois
point étonner si
mon
intelligence n'est pas
capable
de comprendre pourquoi
Dieu
fai t
ce qu' i l
fai L ..
Car, sachant déjà
que ma nature est extrêmement
faible et limitée, et au contraire que
celle de
Dieu est immense,
incompréhensible et infinie,
je
n'ai
plus de peine à
reconnaître qu'il y a une
in-
finité
de
choses en sa puissance,
des quelles
les
causes surpassent la portée de mon esprit.
Et cette
seule
raison
est suffisante pour me persuader que
tout ce genre
de
causes, qu'on
a coutume de tirer
de .la fin,
n'est d'aucun usage dans
les choses
phy-
siques,
ou naturelles;
car il
ne me semble pas que
je puisse sans
témérité rechercher et entreprendre
de
découvrir les
fins
impénétrables de Dieu."201
Nais, Descartes
ajoute
cet autre
argument qui
ne pouvai t
pas
manquer de
satisfaire Arnauld:
"De plus
il me tombe encore en
l'esprit, qu'on
ne
doi t
pas considérer une
seule créature séparément,
.
200. DESCARTES,
Méd·[tations Métaphysiques,
IV,
i.n
Oeuvres
ph~ 1 o"oph~ques, éd. Gacnier, p. 458.
201.
DESCARTES,
ibid.,
p.
458.
. '. . '..,." :" " .'
'"

415
lorsqu'on
recherche
si
les
ouvrages
de Dieu sont
parfaits, mais
gênêralement
toutes
les
créatures
ensemble,
Car
la même
chose qui
pourrait peut-être
avec quelque
sorte de
raison
sembler fort
imparfaite,
si
elle êtait
toute
seule,
se
rencontre
très
par-
faite
en sa nature,
si
elle
est
regardêe
comme
par-
tie
de
tout
l'univers,"202
Nous
ignorons
les
fins
qui
ont prêsidê à
la
crêation
de
chaque
chose.
Le monde
est un
tout dont nous ne
sommes
pas
le
centre.
Pour
le
reconnaître,
il
faut en effet, êtouffer en
nous
l'or-
gueil
qui
nous
aveugle et qui
nous
fait
juger de
l'oeuvre
divine
conlme si
nous
en étions
l'auteur.
L'homme
reconnaît
Descartes,
a êtê
"placê dans
le monde
comme faisant
partie
de
l'universalitê de
tou:;
les
êtres,,203.
Pour avoir ainsi
re-
connu
la perfection
intrinsèque
du
monde,
Descartes,
remarque
M.
Gouhier,
peut parler désormais
du
monde
sans être obligê
d , en
'
' f '
JUstl
1er
l a va l eur '
a h
caque
.ln:; t an t 204 . B'len qu "1
1
ne
partage pas
l 'idêe qu'il
faut exclure
la
recherche des
causes
finales,
Leibniz est d'accord
avec Descartes
contre Malebranche.
Ainsi
à
l'article
III
du
Disca"l's de
Métaphysiq"e,
Leibniz
ê cri t
"Je
ne
saurais
non
plus
approuver
J'opinion
de quel-
ques modernes qui
soutiennent hardiment, que
ce
que
Dieu
fait
n'est pas
dans
la dernière perfection, et
qu'il
aurait pu
agir bien mieux.
Car,
il me semble
que
les
suites
de
ce sentiment sont
tout à
fait con-
traire à
la
gloire de
Dieu:
1I.U mùtu.o
ma.f.um habe.t
)1i:ct'<-oYlem bO~IJ.,
.L.ta m'<-~[((.o bO~tum habe.t lta.t.<-onem maU.
Et
c'est agir
imparfaitement que
d'agir avec Inoins
de
perfection qu'on
au~'ait pu. C'est trouver à re~ire
à un
ouvrage
d'un
architecte
que
de montrer qu'il
le pouvait faire meilleur.
Cela
va encore
contr'e
la
.
202.
DESCARTES,
Méditations Métaphysiq"es,
IV,
ln
Oeuvres
phllosophiques,
édit.
Garnier,
p.
459.
20.3~ Descartes, ibid~
204.
GOU2IER M.
Henri,
La Philosophie
de Malebrancho
et
r:
son
eX[Jér1'81'U!e
Y'pligieuse.:J
2e
édito-,
P~ris, Vri.n,
.
75"
..-",-" ,".
," -._~"'"""

.",-
416
sainte écriture,
lorsqu'elle
nous
assure
de
la bonté
des
ouvrages
de Dieu.
Car,
comme
les
imperfections
descendent à
l'infini,
de
quelque
façon
que Dieu
aurait fait son
ouvrage,
il
aurait toujours
été
bon
en
comparaison
des moins
parfaits,
si
cel~ était
assez;
mais
une
chose n'est guére
louable
quand
elle
ne
l'est que
de
cette manière.
Je
crois
aussi
qu'on
trouvera une
infinité de
passages
de
la divine
écriture et des
Saints Pères,
qui
favoriseront mon
sentiment, mais
qu'on
n'en
trouvera guère pour
celui
des modernes,
qui
est à mon
avis
inconnu à
toute
l'antiquité, et ne se
fonde que sur
le
trop
peu
de
connaiisance que
nous
avons
de
l 'harmonie générale
de
l'univers
et des
raisons
cachées
de
la
condui te
de Dieu,
ce
qui
nous
fùit
juger témérairement que
bien
des
choses
auraient pu être
rendues meil-
leures,., "Z05.
Parmi
ces modernes,
Leibniz
vise particulièrement r·lalebranche
dont
la polémique
avec Arnauld
inspire
le Discours de Méta-
phy s -ique,
Ces
mêmes
arguments
nous
les
avons
rencontrés
chez
Descartes_
Nous
les
retrouvons
également chez saint Thomas.
Descartes,
Leibniz et Arnauld ont recours
aux mêmes
textes.
Mais
dans
l'article
II du
D-iscours de Métaphy_qique,
Leibniz
s'était désolidarisé de
ceux qui
pensent "que
la
beauté de
l'univers
et
la bonté que
nous
attribuons
aux
ouvrages
de
Dieu,
ne
sont que
des
chimères
des
hommes
qui
conçoi vent Dieu
à
leur maniere"Z06.
C'est Spinoza,
l'ennemi
commun qu-j
est
ici
visL
Arnauld
n'a
pas
dû être mécontent de voir Leibniz
critiquer à
la
fois
Malebranche et Spinoza.
Mais
il
faut,
auss
~réciser qu'il n'a pas epargné non plus Descartes. lorsqu'ii
consi dere
"que
les
regles
de
l a bonté et de
la beauté sont
b -t
-
"Z07

- ')

ar 1 Tal res
,meme Sl
1 escartes
reconna1t par ai lleurs
205"
LEIBNIZ,
Disco-uJlS
de
Mét"lphys'iqufJ,
[lrta
I l l ,
Je
édit.
Leroy~ Paris,
Vrin,
p.
38.
206.
LEIBNIZ,
ibid.,
p.
38.
i. U 7.
1 El BNI 7.,
ih -id.,
p <>
J 7 ;

,
..., ," ~".
,..,
417
qu'i l
'y
a de
1a bonté,jans les ouvraye,s ,d} Jieu,
Qu'est-ce
qui
est ~onc en
jeu Jans
cette discussion?
C'est le
probléme
de
la
liberté
de
uie'L
Descartes
dans
la
QU3trièr:Je ~:éditation
et dans
ses
lettres
à ~eslanti affirme que 11 libert[ de Uieu
est absolument
indifférerlte.
Dieu
est
libre
parce qu'il
est
du
fait
cie
sa
toute-.Jui"sarce,
supérieur
à
toutes
les
valeurs
du
Bien
et ciu
Vrai,
~u'il 3 créées par un d2cret libre de
sa
volunté.
Leibrriz
ne
warta~e pas ce point de vue ~u'il
cri t i q li e.
j·i ais
c' est a li s s i
Ar n ù u 1 ci q'.l' i l
vis e,
pu i Sci u e cel u i -
c i
sem b 1 e
SJ i v rel) es c a'r le 5
CG Il t r e
t..1ale b r a Il ch c'.
~ net f et, l a
con cep t ion
ni ale b r a Il c Il i en n e
dEI a 1 i ber t ê
est
a u t r e '. u e c e 11 e
d e
Des car tes
e t
pro che d e celle ci e Lei b n i z.
Pa Il r
,.' ale b r a n che
comme
pour
Leibniz,
"la
liberté
la
plus
haute consiste à
. .
. '
206
agir
en
perfectIon
sUIvant
la
soUVerctlne raIson"
.
Autre-
men t
dit,
l e p r i n c i p e ci e
rai son,
il r'i .'i.: 'j [' e li il ive r sel
e t
rat ion -
nel
s'applique
à Dieu même.
"Croire.
:,'c('it Leibniz, r;ue
Dieu
agit en quelque chose
sans
avoir aucune raison de
sa
volonté,
outre c,u'il
semble que cela
ne
se
peut
point,
c'est un senti-
.
,,209
1
'b
.
ment
peu
conforme a sa gloire...
.
.el
nlZ
et f'ialebr'anche
accordEnt une
importance
extrême au t!lême de
la
gloire.
Ils
ne conçoivent
nI
l'UI1,
ni
l'autre
un
vaulc'ir
pur,
abstrait.
bne
volonté
sans
raison
ne
sErait
pas
volonté;
nous
serions
alors
livrés
au
hasard des
épicuriens.
Pour Leibniz
comme
pour Malebranche Jieu
est
déterminé
par
la
raison.
bêterminê,
c'cst-2-dire qu'il
est
incli~~. ;'Iais cette j 6 termination
n'est
pas
n~ces.itê. Car les raisons qui déterminent son choix
208.
LElBNIZ)
0-{8::':0 1.11"8
::If:'
;'.r1topl?~./.sique~ art.
l I l ,
3e
2dit.
Leruy,
VI-in,
p.
~;9.
2c9.
LFTBN1Z,
"z:bit.:. l
p.
J'J .
. ..
~

418
et son
action se
trouvent en
lui-même,
et non hors
de
lui.
Soumis à ses
idées,
ou essences et au principe du mei lleur,
sa conduite est déterminée par sa propre sagesse.
La liberté
de Dieu
constituera la première difficulté que
rencontra
Arnauld
lorsqu'il
reçut
le sommaire du
Discours de
Métaphy-
sique.
Ce problème
reste donc
au centre de
leurs
préoccupa-
t ion s.

419
4.
LES VOLONTES DE DIEU.
1)
Les volontés particuliéres et
les
volontés
générales.
La théorie
de la simplicité des
voies
permet à
~Ialebranche de distinguer en Dieu les volontés générales et
les
volontés
particulières.
Dieu,
dit-il, n'agit jamais par
des
volontés
particulières, mais
toujours par des
volontés
générales.
Ainsi,
tout ce qui
arrive
dans
la nature
résulte
directement et immédiatement des' volontés générales de Dieu.
Les
changements que nous y observons sont des effets immédiats
de ses
volontés
générales.
Ils ne sont pas
voulus
positive-
ment par des
volontés particulières.
Ce qui
caractérise ces
volontés générales c'est leur universalité,
leur nécessité,
leur immutabilité, en un mot
leur rationalité.
Concrètement
cela signifie que
le principe de
la simplicité des
voies
exige que Dieu crée
le monde selon
les
lois du mouvement.
Celles-ci
par leur simplicité et leur fécondité
sont à
l'ori-
gine de
toutes
les
variétés que nous
observons dans
la natu-
210
re
• Arnauld, nous
l'avons
vu, estime qu'il
ne
convient
pas d'appliquer à Dieu
le
principe de
la simplicité des
voies.
Il
n'admet pas
non
plus
la distinction que fait Malebranche
en tre
les
volon tés
généra les et les volontés
parti cul i ères.
Il
reproche à
l'oratorien de
confondre "agir par des
volontés
générales et agir par des
lois générales,
agir par les
voies
les
plus simples et agir par les
lois
les
plus simples,,211.
2\\0.
MALEBRANCHE,
Traité
de
la Nature
et de
la Grâce
l
,
,
XV-XVII,
O.
C.,
t.
V,
pp.
30-31.
211.
ARNAULD,
Réflexio'ls philosophiques . . . ,
I,
chap.
I,
O.
C.,
t.
39,
pp.
175-179.

420
Arnauld ramène la thèse de Malebranche à ces
trois proposi-
ti ons
:
_ Il ~~t plu~ dig~~ d~ Vi~u d'agi~ pa~ d~6 volo~t~~
g~~~~al~~ qu~ pa~ d~~ volo~t~~ pa~ticulil~~~
- Vi~u ~ '~~t dU~~mi~é ~~t~~ u~~ int,ùùté de. mond~~
po~~ible.~, à c~ée.~ celui qui a pu ~~ p~odui~e. e.t ~e. con~e.~ve.~
pa~ le.~ loi~ le.~ plu~ ~imple.~
-
Il e.~t de la q~a~de.u~ e.t de. la ~age~~e. de. Vie.u
d'agi~ pa~ le.~ vole.~ le~ plu~ ~lmple~.
Ces
trois propositions sur lesquelles
repose le
Traité de
La Nature
et de
La Grâce
sont synonymes.
Arnauld
reproche à son adversaire d'avoir confondu
la volonté
et la
loi.
Les
lois sont, dit-il,
toujours générales.
Elles sont
l'ordre selon
lequel
les
choses
se font.
Mais,
la notion
de
volonté enferme tout autre
chose.
La volonté est cau~~ effi-
cace.
Elle est source efficace.
Elle a pour objet tel ou tel
effet particulier. Quand il
s'agit de Dieu,
il y a coïncidence
entre vouloir et faire.
Par conséquent, "pour parler exacte-
ment",
il
faut dire que Dieu agit par des
volontés particu-
lières, qu'il
veut positivement les effets particuliers qui
se produisent dans
la nature.
Les
volontés
divines sont effi-
caces,
c'est dire qu'elles sont immédiatement suivies de
leurs effets.
Ce qui
guide Arnauld, c'est l'idée que Dieu est
toute-puissance et qu'il
contrôle,
jusque dans
le détail,
toute sa création.
Il
craint donc que
l'assimilation par Male-
branche des volontés
générales aux
lois générales, ne
rende
inutile cette intervention particulière de Dieu, conduisant
ainsi
à
l'autonomie du monde dans son
organisation et dans
son développement.
Les
lois générales nous expliquent comm~nt

421
se
produisent les
phénomènes.
Mais elles
ne
nous
disent pas
poullquo.{..
Elles
sont un
instrument au servi ce d'une
cause
efficiente, qui
veut à travers elle
tel
ou tel
effet parti-
culier.
Dieu
veut par une volonté ?articulière telle
loi,
pour produire
tel
effet particulier.
Le mécanisme ne suffit
?as.
Il
faut
aller plus
loin,
jusqu'à
la
cause
première
des
choses.
Il faut
réintroduire
le finalisme.
Pour expliquer la
formati on
du monde, Malebranche,
comme Descartes,
a recours
au mécanisme.
Arnauld
le
reconnaît aussi.
Malebranche,
dit-il,
"approuve
comme
très
vrai
cc qu'a dit 11.
Descartes;
qu'en
supposant que Dieu eût créé
la matière, et qu'il
l'eût fait
mouvoir selon
la
loi
de
la communication
des mouvements qu'il
a établie,
de
cela seul
tous
les
grands
corps
qui
composent
notre monde,
le solei l,
les étoi les,
les
?lanètes,
les
comè-
tes,
les
ai rs,
l a terre,
les eaux
se
seraient avec
l·e temps
formés,
arrangés
et trouvés
en
l'état où ils
sont aujour-
d ' hui " 21 2. 0 i e u a d û c rée r
lem 0 n des e l 0 n les
loi s
d u mou veme nt.
Ces
lois qui
sont les
plus simples et les
plus fécondes
sont,
précise l'1alebranche,
au
nombre
de
deux.
Arnauld nous
rap?orte
ces
textes
de Malebranche:
"Nous
sommes
obligés,
écrit l'ora-
torien,
en suivant les
lumières de
la
raison,
d'arranger ainsi
les
parties
qui
composent
le monde, que nous
imaginons se
for-
mer PAR
LES VOIES
LES PLUS SIMPLES".
"Je
suis
persuadé que
ces deux
lois
naturelles qui
sont LES
PLUS SIMPLES DE
TOUTES,
savoi r,
que
tout mouvement se
fasse
ou tende
il se fai re en
ligne droite,
et que,
dans
le
choc,
les mouvements
se
commu-
niquent selon
la proportion
de
la
grandeur des
corps qui
se
sont choqués,
suffisent pour PRODUIRE
le monde
tel
que
nous
212.
ARNAULD,
Réflexions ?h·ilo[wphiques ••. ,
I,
chap.
IV,
O.
C.,
t.
39,
p.
~16.

422
le voyons
je veux dire
le
ciel,
les étoiles,
les planétes,
les
cométes,
la terre,
l'eau,
l'air et le feu;
en un mot
les éléments, et tous
les
corps qui
ne sont point organisés
ou vi vants ,,213 0
Ces
lois que Dieu a préférées à toutes ce.lles que
lui
présentait sa Sagesse, sont à l'origine de toutes
les va-
riétés que nous observons
dans
la nature o La première corres-
pond au principe d'inertie o La seconde est l'expression de
la
loi
du chaCo
Arnauld a bien vu que
ces
lois qui,
chez
Malebranche,
président à
l'organisation du monde et à son
évoluti on, se rattachent à la physique gali léo-cartésienneo
Mais
le probléme qui
préoccupe
le Docteur de Port-Royal, est
de savoir si Dieu
a créé le monde par des
voLon~é~ pa~~~cu~è-
~e~, ou comme le prétend Malebranche par les voies
les plus
simples, c'est-à-dire par des
voLon~é~ géné~aLe~o
C'est à l'Ecriture que s'adresse Arnauld pour savoir
quelle a été
la conduite
de Dieu dans
l'ordre de
la nature o
Ce que nous
apprend
l' Ecri ture c'est que
le monde a été formé
par des
voLon~é~ pa~ucuL~è~u)o Malebranche qui dit le con-
traire que
répondrait-il
au libertin qui
lui
répliquerait en
ces
termes
"Il
faut donc que selon
vous,
ce qui
est dit dans
la Genèse de
la création du monde, ne soit pas véri-
table;
car vous soutenez d'une part qu'~L e~~ év~­
den~ que D~eu ne peu~ pa~ ~e déme~~~ ~o~-méme,
e~
é~an~ ~n6~~men~ ~age ne pa~ ag~~ ~agemen~, e~ que
ce ~e~~~~ ne pa~ ag~~ ~agemen~, que de 6a-i~e pa~
de~ vo~e~ compo~éeh e~ de~ voLon~é~ pa~~~cuL~è~e~,
ce qu'~L peu~ exécu~e~ pa~ de~ vo~e~ ~~mpLe~ e~ de~
voLon~é~ géné~aLe~o et vous m'apprenez de l'autre
que Le monde ~eL que nou~ Le vOljon~. c'e~~-à-d~~e Le
2130
Cité
par' ARNAULD,
Réflexions philosophiquesooo,
l ,
chap.
IV,
00
Co,
t.
39,
p.
216.

423
c~et, te~ é~u~te~, te~ ptane~e~, te~ come~e~, ta
~e~~e
t'eau
L'a~~ e~ te 6eu ; en un mu~ te~ été-
men~~'e~ ~ou~ te~ co~p~ non v~van~~, on~.pu ~e
p~odu~!l.e palt Le~ deux to~~ na~ultette~ qUA.. ~on~.te~
ptu~ ~~mpte~ de ~ou~e~. C est donc alnSl que oDleu
l'a produit, et non comme il
est dit dans.~a~enes.e.
00
l'on en décrit
la création
comme
ayant ete falte
par des
volontés
particulières, et non
~~r ces voies
simples
ce que nous apprenons
de
vous etre lndl-
gne
de
la sagesse de Dieu."214
H'alebranche ferait-il
mentir l'Ecriture? La ques-
tion,
on
le
voit, est délicate.
Elle
implique une conception
des
rapports
de
la
raison et de
la foi.
Elle pose
le probléme
du
caractère scientifique de
l'Ecriture.
Dans
l'affaire Gali-
lée, Arnauld a pris position
très
clairement en faveur de
l'héliocentrisme.
Il
s'est opposé à
la condamnation de Galilée
par Rome,
persuadé que
sur les
questi ons scienti fiques l'Ecriture
214.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques ... ,
l ,
chap.
l ,
O.
C.,
t .
39,
ppo
216-2]7.
Ce
qui
aux
yeux
d'Arnauld
assure
à
l'Ecriture
sa
vérité,
c'est
sa
pe~pé~uixé. Malebranche nous donne de l'Ecriture une
interprétation
si
nouvelle
qu'on
est
tenté
de
penser que
Dieu
lIayant
à
instruire
les
hommes
par
son
Ecriture,
de
la
manière
dont
i l
agit
dans
le monde
et
envers
eux,
i l
a
choisi
un
lan-
gage
si
extraordinaire,
qu'il
a
trompé
tOllS
ceux
qui
ont
lu
ces
Livres
divins
pendant
plus
de
mille,
deux
mille
et
trois
mille
ans,
et
qu'il
n'a
été
intelligible
qu'à
un
seul
homme,
qui,
après
tout
ce
temps
d'erreur
et
d'illusion,
a
trouvé
le
secret
de
développer
ces
énigmes,
et
d'en
avertir
le monde,
en
déformant
les
fausses
idées
que
les
hommes
s'étaient
formées
de
Dieu
sur
l'Ecriture,
par
l'idée
spirituelle
et métaphysique
de
l'Etre
parfait,
qu'il
croit
avoir
consultée
plus
sérieuse-
ment
que
n'avaient
fait
avant
lui
tous
ceux qui
ont
voulu
par-
ler de
Dieu".
(Réflexions philosophiques . . . ,
l ,
chap.
VIII,
p.
238)
;
également
l,
chap.
XVII,
p.
338,
Malebranche
se
dé-
solidarise
des
théologiens
et
de
l'Eglise.
De
ce
point
de
vue
son
attitude
est hérétique.
Par
ailleurs,
i l
se
désolidarise
des
philosophes
chrétiens.
Arnauld
pense
à
Descartes.
L'estime
qu'il
a pour
Descartes
vient
de
ce
que
Descartes
lorsqu'il
parle
de
Dieu
se
référe
au
Dieu
de
l'Ecriture
(Méditation
III
R.ponses aux Quatri~mes Objections). Leibniz dans l'article
premier
du
Discours de Métaphysique précise que
l'idée
de
Dieu
dont
i l
part
est
celle
que
nous
transmet
la
traditiono
Malebranche, au
contraire,
parle
de
Dieu,
tel
que
le
lui
~e~~é~ente l'idée. spirituelle et métaphysique de l'Etre parfait,
1 ldee
vaste
et
lmmense
de
l'Etre
infiniment
parfait"
prenant
l'Ecriture
pour
un
traité
d 'an~hilopotog~e.
(Tr'aité de la' Nature et
de la Grâce, premier Discours, XI, O. Co, t. V, p. 26 ; LVIII, p, 62).

424
- ----_. ------.._...._~...- . '-..-_ ... _--'.'
'-'-'_._-
n'a pas
autori té
c'est la raison
qui
décide.
Cependant,
s'il
appartient à
la science de
nous
instruire sur la nature des
choses, en
revanche elle ne peut rien nous
apprendre sur la
maniére
dont Dieu
a fait
le monde.
Sur ce point, c'est l'Eglise
et l'Ecriture qu'il
faut croire.
En
prétendant expliquer
la
créati on
du monde par le mécani sme,
en ne
sui vant que
les
lu-
miéres
de
sa
raison, Malebranche nie
implicitement, selon
Arnauld,
l'idée même de
création.
Il
substitue à l'enseigne-
ment de
l'Eglise ses
propres
pensées.
Aussi,
fait
remarquer
Arnauld,
dans
le
système
de Malebranche,
Dieu
ne fait
rien.
C'est la matière qui
fait
tout.
Ne
devrait-on pas
conclure
que
le monde est l'effet du hasard
comme
le
croient les
Epi-
curiens, ou de la nécessité
comme
le prétendent les
spinozistes?
L'action
divine,
s'il
faut
lui
en
reconnaître une,
se
rédui-
rait à organiser une matière déjà
là,
incréée et éternelle.
La matière elle-même serait Dieu.
L'hypothèse d'une matière
incréée se
déduit également,
chez Malebranche,
de
l'argument
selon
lequel
l ',cneon-.ltanee. est une marque
d'imperfection.
Dieu ne peut
donc pas avoir des volontés particulières dans
la
conduite
de
son
ouvrage.
Cet argument qu'utilise Malebranche
pour appuyer l'idée que Dieu
agi t
avec sagesse, peut êtl"e
uti lisé contre
l'idée
de
création.
En effet,
la création du
monde n'implique-t-elle pas
un
changement dans
la
conduite
divine,
Dieu n'ayant pas
voulu
le monde de
toute éternité?
Puisque Dieu ne peut pas
avoir deux
volontés
contradictoires,
il
faut donc qu'il
ait fait
le monde
de
toute éternité.
C'est
dire que
le monde est éternel,
donc incréé.
L'on comprend
dès
lors,
les
inquiétudes
d'Arnauld devant
les
textes
de Male-
branche que
les
libertins
ne manqueront pas
à ses yeux
d'uti-
liser contre
la piété chrétienne.

425
Malebranche est induit en erréu~ par "ses nouvelles
pensées"
: Que !a ~age~~e de V~eu ne !u~ pe~me~ pa~ drag~~
paJt de~ vo)'on~é.6 pa~~~c.uVeJte~. L'application du principe
des voies simples le conduit à s'opposer à "un fait qui est
de foi"
que Dieu a créé le monde par des volontés parti cu-
liéres. Arnauld qui se veut fidéle à la tradition théologique
des Pères, choisit d'argumenter
du fait contre le principe.
Les conclusions auxquelles il aboutit sont contraires aux
thèses de Malebranche. En principe, Dieu peut faire le monde
par des voies simples. Mais l'Ecriture nous apprend qu'il ne
l'a point fait. Donc Dieu peut agir d'une manière très digne
d
l
.
.
l
.
l
l
.
l
215
E
e
Ul et ne pas agIr par
es VOles
es p us slmp es

n
confrontant les explications de Malebranche sur l'origine
du monde, Arnauld fait remarquer que l 'hypothèse cartésienne
est la plus simple. Si Dieu avait eu à choisir entre une
infinité de mondes possibles celui qu'il aurait pu produire
par les voies les plus simples, c'est le monde de Descartes
qu'il aurait choisi. Mais il n'a pas choisi, non plus, le
monde de Descartes. C'est encore une preuve que Dieu peut
agir d'une manière très digne de lui et ne pas agir par les
voies les plus simples.
Arnauld situe Malebranche parmi les naturalistes,
ces philosophes païens de la Renaissance. Dans la Recherche
de
la
Vérité
et dans les Eclaircissements, I~alebranche a sou-
tenu: Que Vieu e~~ !a ~eu!e c.au~e Glui la~~ tou~ dan'!-
0
d
o
'0
~
m n e,
jUhQue~ au mo~nd~e mouvemen~ du mo~nd~e a~ome, e~ QU'~)'
215.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques et théologiques, I,
chap.
IV,
O.
C.,
t .
39,
p.
218.

426
YI'ag.<.-t po'<'YI-t comme. ta Na-tuJte. [{ë.·K-phi[oj,oph-è:6-·pai"é_Yt~;
paJt
UYie. impJte.66'<'OYI ave.ugte.,
ma'<'6 paJt UYie. votOYl-t( -tJtë.6
(cta'<'Jt(e..
QLL'.<.t YI'agi-t daM
te. mOYlde. que. comme. UYie. cau6e. UMVe.Jt<!>e.tte.,
dOYl-t te.6
votOYl-t(<!>
g(n(Jtafe.<!> 60Yl-t dUe.JtmiYl(e.6 paJt te.6
dive.Jt6
chaYlge.me.YI-t6 qui aJtJtive.YI-t daYl6
te.<!> cJt(a-tuJte.6,
comme. paJt au-taYl-t
de.
cau6e.<!> occa<!>'<'oYine.tte.6. Ces deux propositions renvoient
l ' une e t l'a ut r e à l'a f fi rm a t ion de l 1 uni té de las u bst anc e
divine et de
la cause. Arnauld a vu, au contraire, dans ces
deux principes, une contradiction.
En effet, en faisant tout, Dieu est mêlé à la Nature.
Il est dans
le monde. En n'agissant pas par des volontés par-
ticulières, Dieu est hors du monde. Le monde existe sans Dieu.
Il n'y a pas de création. Dans un cas, Dieu est dans le monde,
confondu à la nature, dans l'autre le monde se suffit à lui-
même, il existe sans Dieu. C'est la Nature qui est divine.
Mais dans l'une et l'autre voie, on est conduit à la même
conclusion: nier l'idée de création. identifier Dieu et la
Nature. Les explications de Malebranche ne donnent-elles pas
satisfaction au libertin? Arnauld le croit.
Arnauld a reconnu que le mécanisme de Malebranche
lui a été enseigné par Descartes. Or, 1 'hypothèse cartésienne
de la création du monde avait suscité, du vivant même de Des-
cartes, des réserves de la part de ses lecteurs.
Ils exigeaient
de lui qu'il accord!lt son explication de la création du monde
avec le récit de l'Ecriture. L'objection du libertin que re-
prend Arnauld contre Malebranche avait d'abord été adressée
à Descartes. Mais Arnauld dissocie dans sa critique Descartes
et Ma lebranche. Pourqltoi
? 1 l estime, en effet, que l'exp 1i-
cation de Descartes n'est qu'une pure et simple hypothèse.
Ce que n'est pas celle que nous propose /1alebranche. L'oratorien

427
prétend parler au nom du Verbe.
Insta lIé dans
le
consei 1 de
Dieu,
il
prétend savoir de quelle maniére Dieu
a effectivement
créé
le monde,
et
les
fins
qu'il
poursuit dans
sa
création.
Ainsi,
lit-on dans
le Traitê de
la Nature et de
la Grâce
que
"tout est pour les
hommes,
les
hommes pour Jésus-Christ et
216
Jésus-Christ pour Dieu·
• Le sentiment de Malebranche est
que
le Fils de Dieu s'est incarné
pour rendre gLo-<-Jte. il son
Père.
Telle est
la mission primordiale du Christ.
La
rédemp-
tian
n'est qu'un épisode
de cette mission:
elle n'en consti-
tue pas
l'essentiel. Autrement di t,
le Christ est venu sur
terre essentiellement pour rendre gloire il son
Père.
Il
n'est
pas venu
d'abord
pour nous
racheter.
Certes, estime Malebranche
l'épisode
de
la croix
n'aurait pas eu
lieu
si
l'homme n'avait
pas péché. Mais
le Christ serait venu
tout de même pour sanc-
tifier l'oeuvre de Dieu.
Dieu, dit Malebranche,
a créé
le
monde pour sa gloire,
Cependant,
il
ne
tire pas
sa gloire
de
la créature finie,
indigne en elle-même,
Dieu ne
peut trou-
ver sa gloire qu'en
lui-même.
Pour que
le monde glorifie Dieu,
il
faut qu'i l y
ait du divin
en
lui. Malebranche ne cherche
pas il
tout prix
il déifier
le monde.
Il
ne
prétend pas
faire
de
la création une
nécessité,
ou une émanation
de Dieu.
Il
s'agit d'élever le monde
jusqu'il Dieu
afin que Dieu
se retrou-
ve en
lui,
qu' i l Y retrouve son
image.
Or,
il
n 'y a que Dieu
pour ressembler il Dieu.
L'image de Dieu,
c'est
le Verbe.
Par
a mou r
du
Père,
1e Fil s
de Die u de vie n t
1e Fil s
d e l ' h am me
pour
la gloire de Dieu.
La
raison
de
l'incarnation c'est
la
gloire de Dieu.
Le péché ayant été commis,
la gloire de Dieu
exige
la Rédemption,
elle-même
liée il
l'édification de
l'Eglise,
216.
MALEBRANCHE,
Traitê
de
la Nature et de
la Grâce
Premier
Discours,
III,
additions,
O.
C.,
t.
V,
p~ 15~
,

428
fin
de
la création du monde.
Tel
est l'enseignement que Male-
branche reçoi t directement du Verbe.
On
le voit,
l'oratorien
pousse bien plus audacieu-
sement le
rationalisme et nous fait assister aux délibérations
divines.
Instruit par la Sagesse, ce qu'il
nous dit de
la
conduite de Dieu,
il
le tient pour une év"idence.
Il
considère
son explication comme absolument vraie.
"Il
a cent fois
déclaré,
remarque Arnauld, qu'en
ces sortes de choses, il
ne
faut
point s'arrêter
à
la vraisemblance, et que,
pour bien user de sa
liberté,
il
ne faut donner son consentement, que
quand
l'évidence nous met en état de ne
le pouvoi r
pas
refuser.
Il
filUt donc que ce qu'il
dit sur cela,
que
la ~age~~e de V~eu ne iu~ pe~met pa~ d'ag~~
pa~ de~ voion;té~ ~a~;t~c.ui.<.è.~e~, ~ o~;t év~den;t, géné-
~ai, néc.e~~a~~e."217
En quoi
Malebranche manifeste plus
de
témérité que Descartes
qui,
au contraire, est resté
très prudent sur
les choses qui
ne dépendent pas de
la
raison.
A l'égard de Descay"tes, Arnauld
se montre plus complaisant.
"Il
est faux,
dit-il, qu'entre
une infinité de mondes possibles,
Dieu
ne
se soit déterminé
à créer celui
qui
se pourrait produire par
les
voies
les plus
simples:
car celui
que M.
Descartes
s'est imaginé se former
de
la maniére que
cet auteur même
a décrite,
se serait pro-
duit par des
voies
plus simples, que celui
que Dieu s'est
déterminé de créer en
la maniére qu'il
a fait,,218.
Certes,
Malebranche décrit un monde que domine
le mécanisme.
C'est
le mécanisme aussi
qui
règne dans
le Monde de Descartes. Mais
Malebranche décri t ce monde-ci,
ce monde
réel,
que Dieu a
créé.
Descartes
nous parle d'un monde
feint:
217.
ARNAULD,
RéfLexions phiLosophiques ••• ,
l,
chap.
IV,
o. C., t. 39, p. 219.
218.
ARNAULD,
ib id.,
[J.
2 \\ 8.

429
"Permettez
donc,
demande-t-i l,
pour un peu de
temps
à
votre pensée de
sortir hors
de
ce monde pour en
venir voir un autre
tout nouveau que
je ferai
na~tre
en sa présence dans
les
espaces
imaginaires •••
Et,
après
nous
être arrêtés-là en
quelque
lieu déterminé,
supposons que Dieu crée de
nouveau
tout autour de
nous
tant de matière que
de
quelque côté que
notre
imagination
se puisse étendre,
elle
n 'y aperçoive
plus aucun
lieu
qui
soit vide."219
Dans ce nouveau monde de Descartes c'est
le mécanisme pur qui
règne.
Il
n'est point besoin
de
volontés
particulières
et de
volontés génèrales,
ni
de
causes
occasionnelles. Alors que
selon
l'Ecriture le monde a été
créé en sept jours,
le monde
que Descartes fait naître
sous
nos yeux
se
fait
"en
peu de
temps".
Les deux
principales
lois
du mouvement expliquent
tout.
Le monde de Descartes est donc
bien
le plus
simple,
d'autant plus que Dieu
n'intervient qu'une
seule fois.
Par ailleurs,
la physique cartésienne ne
prête pas
à conséquence pour
la
religion.
Arnauld en est, du moins,
convaincu. Fondée sur
la métaphysique,
sa fausseté
n'altère
pas
les
vérités
religieuses.
Il
n'en
est pas de même chez
Malebranche qui
un-<-Me les deux domaines de la nature et de
la surnature,
de
la philosophie et de
la
théologie.
Aussi,
persuadé que chez Malebranche c'est
la philosophie qui
donne
ses
principes
à
la
théologie,
Arnauld en conclut que
la faus-
seté des
principes
conduit à des
erreurs
en
théologie.
D'où
la sévérité de
ses
attaques
contre Malebranche.
Pascal
s'at-
taquera,
au conty'aire,
à
la fois
à
la métaphysique et à la
physique de Descartes.
Il
flaire
dans
le cartésianisme un
dan-
ger.
Leibniz aussi.
Quant à Arnauld,
il
craint
chez Malebran-
che
l'influence de
l'épicurisme
renouvelé
par Gassendi,
219.
DESCARTES,
Le Monde,
VI,
Oeuvres
philosophiques,
Garnier,
t.
I,
p.
343.

430
Fontenelle, Bayle. Si comme le soutient l'oratorien les vo-
lontés générales de Dieu sont les lois générales de la nature,
il en résulte que Dieu est immanent à la Nature. La transcen-
dance de Dieu ne serait-elle pas ainsi, compromise? Arnauld
voit dans les thèses de Malebranche le retour du naturalisme
païen de la Renaissance, dont le spinozisme, grossièrement
interprétè, n'est qu'une variante à ses yeux.
Il conduit di-
rectement à la négation du miracle et de la Providence.
Il est vrai que Malebranche reconnaît la nécessité
pour Dieu d'agir par des volontés particulières.
En effet,
si
les lois du mouvement sont à l'origine des formes
que
nous observons dans l a nature, il a été nécessai re que Dieu
donnât la première impulsion à la matière par une volonté
particulière. Cette explication ne satisfait pas Arnauld qui
y voit une inspiration naturaliste. Elle ne répond pas non
plus à la question qu'il se pose, à savoir si rien n'arrive,
ou ne se produit dans le monde sans une intervention parti-
culière de Dieu. Les développements de Malebranche encoura-
gent au contraire les libertins. Ce qu'il en dit "blesse les
oreilles chrétiennes,,220.
"C'est parler de Dieu, déclare Arnauld, d'une maniè-
re qui
blesse la piété et le respect qu'on lui doit,
que d'appeler une c.ondu,U:e b-<".zaltfèe,
c.hangean-te,
dt-
Ittglte,
e-t qu-<". mafèque d! l'-<".nconh-tanc.e e-t de l'-<".gno-
JLance danJ
c.elu-<". QU-<". -l'.a Ju-<"'-t,
la conduite qu'on a
été contraint d'avouer être celle que Dieu a suivie,
selon l'Ecriture expliquée à la lettre, et selon
le sens littéral de tous les passages où Saint Paul
dit, que V;.eu 6a-i-t -tou-te~ c.ho~e~ selon le conseil
ge sa volonté; la conduite qu'on ne peut pas nier
etre celle selon laquelle les 55. Pères et tous les
théologiens ont cru jusques ici que Dieu agissait·
la conduite, enfin, qu'on reconnaît être celle que'
220.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques et théologiques,I,
chap.
XXI,
O.
C.,
t.
39,
p.
370.

. ' .
1.'
....'
431
Dieu
a suivie dans
la formation
de
son plus grand
ouvrage qui est la création de
l'univers, qui
com-
prend
la création de mille millions d'Anges"221 o
La foi
et l'Ecriture nous enseignent que Dieu agit par des
volontés particulières.
Il
ne
compromet ainsi
ni
sa sagesse,
ni
sa puissance.
Il
conserve
toute
liberté
pour
intervenir
directement dans
sa création.
2 \\
Les causes occasionnelles et
leurs
implications
morales.
La
théorie de Malebranche selon
laquelle Dieu
n'agit
que par des
volontés générales ne
se
comprend pas
sans
la
théorie des causes
occasionnelles.
La notion de volonté géné-
raIe exige
la présence des causes occasionnelles. Ce sont
elles qui
déterminent, en effet,
les
volontés
divines 1 pro-
duire
tels
ou
tels effets.
Elles épargnent 1 Dieu d'agir par
des
volontés
particulières et assurent 1 sa conduite son
caractère d'universalité et d'immutabilité. A elles seules
les
causes occasionnelles suffisent à
assurer
le
développement
du monde sans que Dieu
intervienne directement. Ainsi,
lorsque
deux
corps en mouvement se rencontrent,
l'effet qui
en résulte
a pour cause occasionnelle leur choco
Dieu est seule cause
véritable.
Les causes occasionnelles ~'ont ni
force,
ni
effi-
cace.
La créature chez l'~alebranche est privée d'efficace.
Par
11, Malebranche renonce 1 la conception
traditionnelle de
la
causalité.
L'erreur de
la philosophie des Anciens est d'avoir
cru que
les
créatures pouvaient être des causes
réelles et
véritables des effets de
la nature.
Malebranche,
au contra-ire,
221.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques ••• ,
l ,
chap.
IV,
O.
C.,
t.
39,
p.
218.

432
estime que les créatures ne peuvent en aucune façon avoir un
pouvoir, s'il ne leur a été donné par Dieu, Dieu, seule cause
véri table, ne communique sa puissance aux cré.atures qu'en
les établissant causes occasionnelles, en conséquence des
lois générales. Causes occasionnelles, c'est-à-dire de simples
antécédents constants et non des puissances autonomes. Leur
rôle est de déterminer la cause véritable à agir, de provoquer
d'une façon constante l'apparition des phénomènes. En effet,
en créant les choses, Dieu a établi entre elles des rapports
prècis et constants, grâce auxquels tout se passe comme si
tel phénomène avait la propriété d'engendrer ou de causer véri-
tablement tel autre phénomène. Ainsi, les lois du monde maté-
riel sont celles qui
régissent les co~munications des mouve-
ments, dont la cause occasionnelle est le choc des corps.
C'est-à-dire que Dieu en établissant les lois générales a prévu
que,
dans telles et telles conditions, un corps en rencontrant
un autre, il s'en suivra nécessairement tel
ou tel effet. Cet-
te prévi si on est elle-même une loi qu i exprime l a constance
et 1 'immutabi lité du rapport de la cause occasionnelle et
des effets qui
lui sont liés. Nier les causes occasionnelles
c'est ramener la conduite de Dieu à des volontés particuliè-
res. Or, afin que la volonté de Dieu soi t générale, il faut
qu'elle trouve dans
la nature des instruments, c'est-à-dire
des causes secondes, ou occasionnelles. A défaut des causes
occasionnelles, la conduite de Dieu n'exprimerait pas la
perfection de ses attributs, principalement sa simplicité
et son immutabilité222.
222.
MALEBRANCHE,
-
Entretiens
sur
la Métaphysique ••• ,
VII,
o. C., t. XII, p. 160.
-
TY'aité
de
la Nature et de
la Grâce , II ,
Discours,
III ,
0 0
Co,
t,
V.

433
Les causes occasionnelles sont donc commandées par
l'existence des
lois générales par lesquelles Dieu gouverne
le monde. Ainsi, les
lois générales des communications des
mouvements ont pour cause occasionnelle le dlOQ des corps.
Les
loi s de l'uni on de l'âme et du corps, ont pour causes
occasi onne lles les ~lodaL;'té/.) réci proques de l'une et de l'autre
substance. L'attent;'on, que Malebranche appelle p~;'è~e natu-
~eLLe, est la cause occasionnelle de l'union de l'âme avec
Dieu, c'est-à-dire avec la substance intelligible du Verbe,
la Raison Universelle.
Les
lois générales qui
donnent aux
anges bons ou mauvais pOllvoi r' sur les corps,
les causes occa-
sionnelles de ces
lois sont leurs dé/.);'~,~ pratiques. Enfin,
les
lois par lesquelles Jésus-Christ a reçu
la souveraine
puissance dans
le ciel et sur la terre, non seulement pour
distribuer les biens corporels, mais pour répandre dans
les
coeurs
la grâce intérieure qui
nous
rend enfants de Dieu, et
qui nous donnent droit aux biens éternels;
les causes occa-
sionnelles de ces
lois sont les divers mouvements de
l'âme
sainte de Jésus. Car notre Médiateur et Souverain Prêtre inte"-
cède sans cesse et son intercession est toujours et très promp-
tement exaucée. Ces lois générales ainsi
énumérées sont celles
de la nature et de la grâce.
C'est le respect de ces
lois qui
assure à la con-
du i te div i ne sap e r f e c t ion au s s i b i end ans
l' 0 rd r e de l a n a-
ture que dans celui
de la grâce.
Nous constatons que la grâce
elle-même rentre dans
l'ordre.
Un même principe règne dans
Je
monde de
la nature et dans celui de
la grâce;
l'Ordre et la
simplicité des voies.
"Comme, écrit Malebranche,
l'on n'a pas
le droit de
se fâcher de ce que
la pluie
tombe dans
la mer où
elle est inutile, et de ce qu'elle ne tombe pas dans

434
les
terres
ensemencées
où elle est nécessai re
;
parce que
les
loi s de 1 a communi cati on des mouve-
ments
sont très
simples.
très
fécondes
et parfai-
tement dignes de
la sagesse de
leur Auteur ••••
il
est nécessaire. selon
les
lois
de
la grâce ••• que
cette céleste pluie se
répande quelquefois sur des
d
.
"223
coeurs en urC1S...

Comme nous
l'avons
évoqué, Malebranche énonce
cinq
catégories de
lois générales.
Les
trois
premières nous sont
connues
par la Raison et l'Expérience,
tandis que
les deux
dernières
nous sont connues
par
la Foi
et les
Ecritures.
Le
dessein
de ~lalebranche. rappelons-le, se voulait chrétien.
Il
a voulu
redonner à ses contemporains
le sens de Dieu.
La
vision
en Dieu et la théorie des
causes occasionnelles qui
lui
est organiquement solidaire définissent le statut de
] 'homme par rapport au Créateur : pa~~i..vi..;té,
dépf'l1dal1l2e et
urUOI1.
A l'homme pécheur,
prisonnier
des
illusions
des sens
et de
l'imagination, esclave de son
corps. il
a voulu mon-
trer qu'il
est uni
au plus
profond de son être à son créa-
teur et qu'il
en dépend
totalement. Malebranche
a le senti-
ment de nous donner un~ philosophie profondément chrétienne.
où se
rencontrent la spiritualité de
l'Oratoire.
le sentiment
du néant de
la créature en
face
de
la réalité souveraine de
Dieu et ce
courant de métaphysique
augustinienne qui
tend
à soustraire
toute
activité propre
aux
créatures pour la
re-
porter dans
l'effi cace de
l a volonté et de
la pui ssance
divines.
Pourtant Arnauld n'a pas manqué de
l'accuser de sa-
per
les
fondements mêmes
de sa foi.
Arnauld
a accuei lli
favorablement
la critique male-
branchienne des causes secondes qu'il
a développée dans
la
223.
MALEBRANCHE,
Traiti dE
la NaturE
Et d8
la
Gr~c8
1
,
,
XLIV,
o. C., t. V, Pp. 50- 51 •

435
critique,
il
l'admet parce qu'elle satisfait en un
sens son
cartésianismeo Descartes
avait, en effet,
ôté à
la matiére
tout dynamisme
interne et spontané,
tout en
reconnaissant
en Dieu
l'auteur et
le
conservateur du mouvement dans
la ma-
tiéreo
I~ais Arnauld s'opposera fondamentalement à l 'occasio~
224
nalisme
Pourquoi? C'est qu'il
y voit le
retour subrep-
0
tice d'une efficacité
causale
immanente à
la matiére et du
même
coup,
implicitement,
le
retour il une
conception païenne
de Dieu o Ce qui
révolte
le
plus
Arnauld
c'est le traitement
que Malebranche fait subir aux
textes
de
l'Ecriture, qu'il
prend pour des
"anthropologies"
lorsqu'ils
ne confirment
point ses
propres
thèses
Ces
libertés par rapport aux
textes
0
de
l'Ecriture sont, dit-il,
"un sujet de
gémissement plutôt
que
de
réfutation,,225
Notre foi
repose
sur l'Ecritureo
~1ais
0
Malebranche sape
l'autorité
de
l'Ecriture
lorsqu'il
laisse
entendre qu'elle est un
tissu
de
"mensonges
officieux,,226 0
A suivre son
système
"il
faudrait
attribuer
à Dieu
cette conduite assez
étrange qui
est, qu'ayant à instruire
les
hommes
par son
Ecriture,
de
la manière
dont il
agit dans
le monde et envers eux,
il
a choisi
un
langage si
extraordinaire, qu'il
a
trompé
tous
ceux qui
ont
lu
ces
Livres
divins
pendant plus
de mille,
deux
mille et trois mille
ans, et qu'il
n'a été
intel-
ligible qu'à
un
seul
homme,
qui,
après
tout ce
temps
d'erreur et d'illusion,
a trouvé
le secret de déve-
lopper ces
énigmes,
et d'en avertir
le monde, en
réformant
les
fausses
idées
que
les
hommes
s'étaient
224.
Leibniz
s'en
prend
aussi
à
l'occasi~nalisme de Male-
branche, in -Système nouveau de
la natuY'IZ, par.
130
-Discours de MétaphysiquR,
art
VIII,
XXXll
o
o
225 0
ARNAULD,
RéfZlZxions philosophiqulZs et théologiqulZs, l,
chapo
VII,
00
Co,
t o XXXIX,
po
234 0
226.
ARNAULD,
ibid.,
chapo
VIII,
p.
238.

436
formées
de Dieu sur l'Ecriture par
l'idée spiri-
tuelle et métaphysique de
l'Etre
parfait, qu'il
croi t
avoi r
consultée plus
sérieusement que
n'avaient
fai t
avant
lui
tous
ceux qui
ont voulu parler de
Dieu"227.
Le système de Malebranche
ruine
le fondement
de
la foi,
et
compromet l'unité de
l'Eglise.
C'est la
raison
pour laquelle
Arnauld
le
combaL
Ce n'est pas
dans
l' Ecri ture
que Male-
branche peut trouver la
justification
de son
système, mais
dans
l'idée qu'il
se fait de
l'Etre
parfait,
"qui
ne
souffre
pas,
à ce qu'i 1 prétend, que
l'on
regarde Dieu comme agissant
par des
volontés
particulières".
Mais,
à
réfléchir plus atten-
tivement sur l'idée
de
l,Etre parfait on est bien
contraint
de
reconnaître qu'elle
"n'oblige
point de
prendre pour' des
an-th!lopologci.eô,
les passages
de
l'Ecriture qui
font entendre
D"
"t
d
l
t-
" 1 " '
,,228
que
leu agl
par
es
vo on es
partlcu leres

Parmi
les
raisons que Malebranche retient contre
les
<èaUôeô ôe<èonde.ô, il
en est qui
sont d'ordre moraL Male-
branche estime, en effet, que
si
ces
causes étaient efficaces,
le
commandement qui
nous
fait obligation
de
n'aci.me!l que Vieu,
de
ne <è!laind!le que lui et de
n'ado!le!l que tui,
n'aurait pas
de sens.
Arnauld
rapporte
cette
remarque
de Malebranche
"C'est une notion
commune selon
laquelle tous
les
hommes se
conduisent,
qu'on
doit aimer ou craindre
ce qui
a la puissance
de
nous
faire
du bien
ou du
mal;
de
nous
faire
sentir du
plaisir ou de
la dou-
leur,
de
nous
rendre heureux
ou malheureux;
et
qu'on doit aimer ou
craindre cette
cause à propor-
tion
du
pouvoir qu'elle
a d'agir en
nous, et nous
rendre en quelque manière heureux ou malheureux •••
C'est le principe supposé.
Nous pouvons
donc
les
aimer et les craindre.
Voilà
un
raisonnement que
227.
ARNAULD,
RéfZexions phiZosophiques ••• ,
I,
chap.
VIII,
O.
C.,
t.
XXXIX,
p.
238.
228.
ARNAULo,
ibid.,
p.
237.

437
tout le monde fait naturellement, et qui
est le
principe général
de
la
corruption
des
moeurs."229
Il
est donc
clair que pour Malebranche seul
l'occa-
si6nalisme
rend compte de
la morale chrétienne.
Dieu seul
est cause véritable.
1 l a s eu 11 a puissance
de nous
faire
du
bien.
Ceux qui
attribuent de
l'efficace
aux
causes secondes,
sont les mêmes qui
prétendent que Dieu agit par des
volontés
particulières.
S'ils
ont raison
il
faut donc admettre que
Dieu
peut me
fai re
du bien,
les
causes secondes
aussi
pui s-
qu'elles
ont
reçu
leur efficace ou
ventu de Vieu.
Dieu parta-
gerait donc avec
les
créatures
l'amour que
nous portons
tout
naturellement à
la
cause de notre
bonheur.
Nous
serions en
contradiction avec
la morale
chrétienne qui
nous
oblige de
n'aimer que Dieu.
Ce
commandement pour être vrai
exige que
les
causes
secondes soient sans efficace et qu'elles
soient
uniquement des
causes
occasionnelles
au sens
00
l'entend
~Ia l e bran che.
Arnauld
voit,
au contraire,
dans
l'occasionalisme
de Malebranche une
doctrine
contraire à
la morale
chrétienne.
La religion, estime-t-il, ne tire aucun
bénéfice d'une doc-
trine selon
laquelle Dieu serait la cause véritable qui
"ne
Ile détenmÙle pain;(: pan lui-même à c.auf.>en c.e bien ou c.e mal
à
l'un plutôt qu'à
l'autre;
parce qu'il
faudrait pour cela
qu'il
ag't par des
volontés
particulières;
c.e qui ne f.>enait
paf.> agin de -fa maniène la p.tUIl f.>age
et la pluf.> pan6a.Ue,,230.
Il
faut
rappeler que
ce
n'est pas
l'intention
profondément
229.
Cité
par ARNAULD,
Réf7exions phi7osophiques ••• , l,
chap.
XVIII,
O.
C.,
t.
39,
p.
340.
230.
ARNAULD,
ibid.,
p.
340.

438
religieuse de Malebranche, que veut discréditer Arnauld, mais plutôt nous
avertir contre les dangers que représente, à ses yeux, le
nouveau systéme.
Arnauld qui s'était déjà engagé dans des discussions
avec les Jésuites,
les casuistes et les quiétistes sur
l'amour de Dieu, critique la conception ma1ebranchienne
des causes occasionnell es dans son rapport à 1 a moral e,
comille une forme nouvelle de ces hérésies.
Il n'Ilésite pas
à dénoncer vi goureuseillentl es i nconvéni ents du système de
Mal e br a nche qui son t~ selon lui, b i en" plu s 9r and s qli e ce ux
qu'il
prétend avoir trouvés dans la philosophie conmune
qui soutient l'efficace des causes secondes". Contrairement
à ce que croit Malebranche,
le systéme des causes occasion-
nel les nous conàuit à aimer, à craindre et à adorer autre
chose que Dieu. L'expérience nous montre, en effet, que
nous sommes naturellement portés à aimer ce qui nous fait
plaisir et à fuir ce qui nous fait du mal. Ce qui commande
cette attitude, commune à tous les hommes, c'est 1 'int~~~~.
Que ce soit occa~ionn~LLem~nt ou~l[lLement que nous éprou-
vions du plaisir cela importe peu. Les hommes "n'y regardent
que leur intérêt, qui est également satisfait en l'une ou
en l'autre mani ére ; et il
l'est pl us de cel1 e qui con tri bue
1
d "
t
t '
1
f "
"
b"
,,231
N
pus
lrec emen
a
eur
alre aVOlr ce
len
.
ous sommes
nQtu~eLLement
portés à aimer ceux qui nous font du bien,
et à leur être reconnaissants. Surtout lorsqu'il s'agit
d'un bien que nous désirons. Arnauld s'efforce d'analyser
ici la spontanéité du mouvement affectif à l'état archaique,
primiti"f, avant même que des calculs égoistes ne le détournent.
231.
ARNAULD,
Réflex"ions philosophiques . . . ,
l ,
chap. XVIII,
O.
C.,
t .
39,
p.
341.

439
Notre reconnaissance sera égale à l'égard de la cau6e ~leLLe
et des ~n~e~mld~a~~e6. L'essentiel étant d'obtenir le bien
que nous désirons, nous n'avons aucune raison de ne pas
nous sentir redevables
aux personnes qui seront intervenues
en notre faveur pour nous faire obtenir satisfaction. L'ex-
périence montre même que nous les estimons bien davantage.
"C'est le Pape qui confère rèellement tous les
Evéchès, remarque Arnauld, et presque toutes les
Abbayes de France; mais, parce que le Roi est
la cause occasionnelle de ces collations, le Pape
ne les conférant qu'à ceux que le Roi
lui
nomme,
il
n'y a point d'Ecclésiastique ambitieux, qui,
ayant obtenu un Evêchê ou une Abbaye, n'en témoigne
pl us de gratitude au Roi qu'au Pape. ,,232
On peut multiplier les exemples tirés de la vie sociale. On
s'apercevra alors aisément que "l'inclination qu'ont les
hommes d'aimer ceux qui
leur font du bien, ne se restreint
point à ceux qui
nous en font réellement et par un pouvoir
qui soit en eux; mais qu'elle s'étend aussi à ceux qui ne
nous en font qu'occasionnellement, n'ayant point en eux
le pouvoir de nous en faire; mais pouvant seulement déter-
miner en notre faveur les principaux et véritables auteurs
de cebien,,233.
A la limite, pour être rigoureux, l'on ne devrait
aimer que la cause occasionnelle.
En effet, la cause véri-
table du bien que je reçois, c'est-à-dire ûieu, n'agissant
que par des volontés générales, ne fait rien pour n.oi par
une volonté particulière. Sans les causes occasionnelles
il resterait ~nd~rl6l~en~ à mon sort.
Il
faut même préciser
232.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques . . . ,
1, chap.
XVIII,
O.
C.,
t .
39,
p.
34].
233.
ARNAULD,
1:bid.,
p.
341.

440
-----~--
------que,-malgré leur intervention, il
reste-~,dI66IjîêYL-t; car
il
n'a soin que d'agir rationnellement, dans la stricte
observation des lois générales. Le Dieu de Malebranche ne
ses 0 ucie que des a pro pr·e g loi r e .. Co mmen t pou r rio ns - no us
aimer la cause universelle, qui, de l'aveu même de Male-
branche, n'a eu aucun dessein de nous faire du bien, a cha-
cun en particulier? Notre nature s'y opposerait. Dans un
tel
système nous sommes conduits à n'aimer que les causes
occasi onnell es.
"Cela me parait convainquant, explique Arnauld,
surtout quand ces causes occasionnelles sont des
natures intelligentes qui ont de l'affection pour
nous et qui par cette affection déterminent la vo-
lonté générale de la cause universelle à nous faire
du bien. Ce serait non seulement un paradoxe insou-
tenable, mais une maxime, opposée à toute vraie
Morale, de vouloir que nous n'eussions ni amour
ni gratitude pour une telle cause occasionnelle,
sous prétexte qu'elle ne serait pas la cause réelle
du bien qu'elle aurait eu dessein de nous procurer."234
La conséquence de cette "nouvelle spiritualité",
c'est qu'elle risque d'éteindre dans le coeur des hommes tout
sentiment de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs. Ce
qui serait rompre le pl us grand bien de la société humai ne.
Dans le fond, ce c;ue Arnauld reproche à l'Oratorien, c'est
sa conception d'un Dieu, cause universelle, identifiée à
la cause Première des philosophes qui nous fait du bien sans
intention, sans amour. C'est dire que t-îalebranche compromet,
selon Arnauld, le premier commandement de la morale chré-
tienne, que Jésus-Christ a énoncé comme le principe et l'abré-
gé de tous les autres:
"Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
toute ton âme, de tout ton coeur et de toutes tes forces."
Il faut aimer Dieu. Or la manière dont r~alebranche conçoit
les rapports de Dieu, cause réelle, avec ses créatures, abolit
234.
ARNAULD,
Réflex1:ons
philosophiques . . . ,
l, chap. XVIII,
p. 342.

441
entièrement ce premier commandement de l'amour de Dieu.
Le Dieu de Malebranche parait si
lointain, si abstrait,
qu'il
ne ressemble en rien au Dieu-Personne de la Révélation.
Le Père Sirmond, jésuite, avait une conception de
l'amour de Dieu qui tendait visiblement au même résultat.
Il distinguait deux sortes d'amour de Dieu. L'amour a66e~t~6
et l 'amour e66e~t~6. L'amour affectif consiste â èprouver
pour Dieu des sentiments d'affection tels que ceux que peut
éprouver un fi 1 s pour son père, une femme pour son mari.
BrOler pour Dieu d'un tel amour serait èvidenlment la perfec-
tion. Cela nous est certes ne~ommand~, mais non ~ommand~.
Mais, c'est encore aimer Dieu, quoique sans éprouver pour
lui aucune inclination, que d'accueillir scrupuleusement
dans la pratique toutes les observances auxquelles la loi
nous astreint. L'expression "aimer Dieu", est alors vidée
Dieu, â la fois transcendant et indifférent, ne nous met-il
pas dans l'impossibilité de l'aimer d'un amour d'affection?
Le commandenlent d'aimer Dieu reste une simple recommandation
sans conséquence pour notre salut. N'est-ce pas ruiner la
religion chrétienne?
"Car, on détruit une religion, lorsqu'on nie que le
culte en quoi elle consiste soit nécessaire pour
1
être sauvé et qu'on promet le salut éternel â ceux
qui ne se sont jamais acquittés du devoir le plus
essentiel de cette rel igion. "235
235.
On
peut
se
reporter
aux
ouvrages
de
J.
LAPORTE
con-
sacrés
à
la
morale
d'Arnauld,
La doctrine
de Port-Royal,
La
Morale
(d'après
Arnauld),
2 vol.,
Paris,
Vrin,
1951,
1952.
Signalons
qu'Arnauld
s'engagea
dans
une
polémique
avec
Pierre
BAYLE,
à
l~ sui~e de la publication des Réflexions philosophi-
ques et
theolog~q'(es. Le problème qui les a opposés concerne
les
plaisirs
des
sens.
Un
problème
moral.
Pierre
BAYLE
alors
réfugié
à
Rotterdam,
dans
le
compte
rendu
qu'il
fit
da~s ses

442
Or tout le culte que prescrit la religion chrêtienne est
suspendu à cette obligation rigoureuse d'aimer Dieu du fond
de son coeur. Que les textes de Malebranche tendent à dé-
truire ce commandement, cela suffirait à Arnauld pour les
rejeter au méme titre que ceux du Pere Sirmond.
Il est vrai aussi que l'Ecriture et les PÈres nous
enseignent qu'il
ne faut aimer que Dieu seul. C'est ce com-
mandenient qui est reproduit dans l'Evangile. Autreffient dit,
l'amour de Di eu ne souffre ni
exception ni
interruption.
Non seulement l'amour de Dieu doit étre dominant et supérieur
à
tous
les
autres, mais encore il faut qu'il soit unique,
régnant seul et sans partage dans notre âme, à l'exclusion
de tout amour des créatures.
Ce commandement est fondamental
dans la vie chrêtienne. C'est p,oprement dans l'amour des
crêatures que rêside la nature et l'essence du pêche. Selon
Malebranche, le pêchê ne rêside-t-il
pas dans le fait que
nous détournons l 'a~our invincible pour Dieu, pour le fixer
sur une créature? C'est bien ce que reconnaît l'auteur de
la Recherche de la v.rit •• Nais est-ce à dire que ce comman-
dement ~nterdit d'aimer nos parents, nos enfants, nos amis,
nos bienfaiteurs? La thêorie des causes occasionnelles
conduirait, selon Arnauld, à cette consêquence contraire à
Nouvelles de la R.publique des lettres,
des
réflexions
du
docteur
de
Port-Royal,
avait
pris
parti
pour
l'opinion
de
Malebranche
sur
les
plaisirs
des
sens.
Arnauld
lui
réplique
par
un Avis
à
l'auteur des Nouvelles de
la République des
Lettres. Cet Avi6 d'abord manuscrit fut
imprimé
en
"685.
BAYLE
publia
alors
une
R.ponse,
en
1686,
à
laquelle
Arnauld
répliqua
par
une
Vi66eJ1..ta..tiol1 ·jUf1. Le. pf1.é.te.l1du bOl1he.uf1. de.6
pla.i6if1.6 de.6 6e.n6,
POuf1. 6e.f1.vif1. de. képLique. a La Répol16e. qu'a
6aite. M. BAYLE, pouf1. jU6ti6ie.f1. ce. qu'iL a dit 6Uf1. ce. 6uje.t
dal16 6e.6 Nouvelles de la R.publique des Lettres,
du moia
d'aoû.;t 1685,
e.n 6ave.(if1. du P. MaLe.bf1.anche. contf1.e. M. Af1.l1cwLd.
On
trouvera
les
textes
d'Arnauld,
au
tome
XL
de
ses
Oeuvres
Complètes.

443
la vraie
morale. Car la morale chrétienne nous fait une
obligation d'aimer nos parents, notre prochain.
"L'auteur du système, ajoute Arnauld, pousse jus-
ques-là les conséquences de sa nouvelle philosophie
car il ne se contente pas de dire qu'il
ne nous
est point permis d'aime~ un 6~uit. d'aime~ de6 ~i­
che66e6, de 6e ~~joui~ a La Lumi~4e du ~oLeil, comme
~ 'il en ~tait la v~~itable cau~e ; mais il ajoute:
qu'aime~ 60n p~~e m~me, 60n p~otecteu~, 60n ami,
comme ~'~l6 éta~ent capable~
de nou~ 6ai~e du bien,
c'e6t leu4 ~end~e un honneu~. qu~ n'e6t dŒ qu'a
Vüu ... "236
Ce sont la ce que ,lIrnauld appelle des "pensées ou-
trèes" et qui sont contraires à la vraie morale. Il
prècise
bien que la rel igion nous commande non seulement d'aimer
Dieu plus que les créatures, de n'aimer les créatures qu'en
Dieu et pour Dieu, Inais encore de n'aimer uniquement que
Di eu. Mais en même temps que Di eu nous obl i ge de l'a imer
de tout notre être, il
nous commande aussi d'a imer notre
prochain. Admettre l'efficace des causes secondes ne s 'op-
pose absolument pas au premier principe de la morale. L'amour
pour les causes secondes est permis, parce que subordonné
à. l'amour que nous avons pour Dieu.
La théorie des causes occasionnelles apparaît a
Arnauld contraire à la foi.
La philosophie qui l'inspire
s'apprente aux philosophies païennes de l'Antiquité et de
la Renaissance. Si Arnauld s'en prend vio12mment aux causes
occasionnelles, c'est parce que cette théorie est liée chez
Malebranche à une conception de la nature qui
introduit une
notion antique, contraire à la religion, la notion d'inter-
méJiaire qui
rend inutile la pltov~dence. Malebranche nous
présente un Dieu qui
n'a pas de volontés particulières, qui
236.
ARNAIiLD,
Réflexione
philosophZ4UelJ . . . ,
l,
chap. XVIII,
O. C.,
t .
39,
p.
342.

444
agit seulement par des volontés générale§.
Il
n'agit pas
comme un Père, ni comme un souverain, mais obéit
docilement
aux causes occasionnelles. Certes, il peut prévoir ce qui
résultera de la loi de communication des mouvements et des
volontés particulières. des créatures spirituelles, mais il
reste un Dieu dont la volonté finalement ne commande pas les
êtres ni
les choses. En somme c'est tout l'aspect mécanique,
rationnel et mathématique de la théodicée de Malebranche
qui heurte Arnauld. La philosophie de Malebranche est con-
traire à la spiritualité chrétienne que Arnauld s'efforce
de sauvegarder. Dn le voit aussi ~ans ses lettres de direc-
tion. Dès lors que Dieu ne peut pas intervenir directement
par une volonté particulière dans sa création et dans les
coeurs, à quoi peut servir la pJti1'.!,e Jtd.igieu6e. Malebranche
ne ru ine-t-i l pas l'idée même de pJtiè.Jte 6[(Jttla..t:u.JteLte ? Les
rapports de l' homme à Dieu ne sont plus personnel s dès l'ins-
tant où ils sont régis par la loi du mécanisme.
Ils tombent
sous le coup de la nécessité aveugle et du
hasard, de l'in-
différence.
Il n'y a plus de miracle, il
n'y a plus de Pro-
v id ence.
3) Le miracle.
Le miracle et la Providence sont deux thèmes
essentiels à la vérité du Christianisme. Le miracle est une
dérogation aux lois naturelles.
Il s'explique par l'effet
d'une intervention directe de Dieu dans le développement
du monde. Cette intervention divine n'est soumise à aucune
loi. Le miracle suppose donc que Dieu agisse par des volontés
particulières et intervienne dans le cours ordinaire des
choses, quand il
lui pla1t et de la manière qu'il lui pla1t.

445
Le miracle est un
effet extraordinaire,
résultant d'une
opération particulière de Dieu
et qui. n'est pas comprise
dans
les
lois générales qu'il
a établies et qu'il
observe
ordinairement.
Nier que Dieu
agisse par des volontés
parti-
culières c'est nier
la possibilité du miracle, marque de
la
toute-puissance de Dieu
et de sa Providence,
Les deux ques-
tions
sont alors
liées.
Aussi,
les
principes qui,
chez
Malebranche, font penser
à Arnauld
que
l'oratorien
nie
le
miracle sont
les mêmes qui
lui
font croire qu'il
nie aussi
la Providence.
Les mêmes
arguments
lui
servent donc à réta-
blir contre Malebranche la possibilité du miracle et
la
providence divine.
Dans
ses
ouvrages antérieurs au Trait~ de
la Nature
et de
la GX'âce, Malebranche parle à peine du miracle.
Dans
le Prèmier
Eclaircissement du Traité publié en
1683,
il
précise ses
idées:
"Ce que c'est qu'agir
par des
volontés
générales,
et par des volontés particulières".
En 1684, une
nouvelle édition du Traité parait,
enrichi
d'un Troisième
Eclaircissement ayant pour t i t r e :
"Les miracles fréquents
de l'ancienne
loi
ne marquent nullement que Dieu
agisse
souvent par des volontès particulières".
Il
revient sur
le
mêm e su jet dan s
l a 7 e et par tic u l i è rem e n t
dan s
l a 8 e Mé dit a-
tian Chrétienne. A la
lecture du Troisième
Eclaircissement,
Arnauld contre-attaque,
en
publiant
la Dissertation SUl' la
manièl'e dont Dieu a fait
les fr~quents mil'acles de l'ancienne
loi par le ministère des anges.
Arnauld
avait un moment en-
visagé de traiter ce sujet dans
le
livre
III des R~flexions
phiLosophiques et théologiques, alors en préparation.
Il
y
avait prévu de parler dans
ce livre des
Anges et de Jésus-
Christ comme causeS
occasionnelles de
la grâce.
Nicole
lui

446
conseillait de publier ensemble les trois livres des R~fle-
xions philosophiques.
Arnauld en décida autrement et prit
le parti de faire paraître la Dissertation à part. Cè faisant,
il donnait une légère satisfaction à Malebranche qui s'impa-
tientait d'attendre la rèfutation promise de son Trait~ de
_
237
la Nature
et de
la Grace
Dans la Dissertation, Arnauld montre la faussetè
des preuves de Malebranche tirées de l'Ecriture, pour donner
aux Anges la qualité de causes occasionnelles des miracles
de l'Ancienne Loi. La même dèmonstration appliquée à tous
les passages de l'Ecriture par lesquels Malebranche prouve
que Jésus-Christ est cause occasionnelle de la grâce dans
la Loi
Nouvelle, conduit à faire voir la fausseté des thèses
théologiques de son adversaire.
Dès le chapitre l de la Dissertation, Arnauld indi-
que que ce que dit Malebranche n'est nullement prouvé par
l'Ecriture. Au contraire,
"tous les théologiens et tous les philosophes chré-
tiens et juifs ont cru jusques ici que les Anges
peuvent agir sur les corps et les remuer; mais
qu'ils ne le font qu'autant que Dieu le leur permet,
ou le leur ordonne, pour exécuter, par ces esprits,
comme par ses Ministres et par ses Messagers, les
ordres de sa providence; soit qu'il se serve des
Anges rebelles pour punir les méchants, ou pour
érrouver les bons; soit qu'il emploie le ministère
des saints Anges, en une infinité de manières qui
nous sont inconnues, pour contribuer au salut de
ses élus"238.
Il conclut que
"c'est l'idée que l'Ecriture Sainte nous donne
237.
ARNAULD,
Dissertation Sur
les miracles,
Avant-propos,
O.
C.,
t.
38,
p.
675.
238.
ARNAULD,
1~b1~d., p. 683.

447
partout de Dieu et des Anges, De Dieu comme ordon Z39
nant ; et des Anges comme exécutant ses volontés"
Nous trouvons dans l'Ecriture de nombreux passages qui nous
con f i rm e n t
l 1 i nt e r pré t a t ion d' Ar na u 1d,
Il no us ra pp0 rte 1u i -
même quelques expressions signifi catives : "Bénü~e.z te. Se-l.-
gneu~, ~hante te p~ophète Van-l.et, 0 A~mée~ ~éte~te~ qU-l. ête~
~e~ M-l.n-l.~t~e~
et qU-l. 6aite~ ~a votonté", "Que ~ont tou~ te~
Ange~, dit S. Paul, que de~ E~p~-l.t~ qU-l. tiennent t-l.eu de
~atut 7". Dans ce texte, Dieu nous est représenté comme o~-
donnant et les Anges comme exé~utant ses ordres, L'auteur
du Traité de la Nature et de la Grâce prétend au contraire,
selon Arnauld, que "dans tout ce qui est arrivé de miracu·-
. ,
l eu x
pen dan t
lIA ncie n ne Loi, ce ne son t po i n t 1es An g es
qui ont exêcuté
les volontés de Dieu; mais c'est Dieu qui
a exécuté les volontés des Anges,,24D. C'est plus particuliè-
rement le dernier Eclaircissement du Traité, ajouté dans
'édition de 1684, qui fait l'objet des critiques d'Arnauld.
Le titre de cet Eclaircissement indique que: "Les
miracles de l'ancienne loi ne marquent nullement que Dieu
agisse souvent par des volontés particulières". Par le titre
même, Malebranche reconnaît que les faits rapportés par
l'Ecriture sont des miracles. Mais dès lors qu'ils ne sont
pas produits directement par des volontés particulières de
Dieu, peut-on les considérer vraiment comme des miracles?
239.
ARNAULD,
Dissertation
Sur
les miracles,
Avant-
propos,
O.
C.,
t .
38,
p.
684.
240.
ARNAULD,
ibid.

448
"Je suis
bien éloigné de croire,
avoue Malebranche,
que ces
effets
extraordinaires ne soient que des
suites des
lois
naturelles des communications des mouvements.
Je demeure
d'accord,
qu'on peut les regarder comme des miracles;
et
j e cr 0 i s mêm e qu' il
s' en fait dan s I e Mon de b eau cou p plu s
qu'on ne s'imagine,,241.
Qu'est-ce à dire?
Si
nous ne con-
naissions
pas d'autres
lois naturelles que celles des com-
munications des mouvements,
nous interpréterions comme des
miracles
les effets qui
résultent de
l'action de
l'âme sur
le corps.
Le miracle est donc
souvent en
rapport avec
notre
ignorance.
Nous prenons
pour des miracles des phénoménes
que nous ne parvenons pas
à expliquer.
Il
faut
se souvenir,
en effet,
que de même qu'il ya des
lois générales de l'union
deI ' âme et duc 0 r p s, d e mêm e i 1 Y a des
loi s g é n é raI es qui
donnent aux Anges pouvoir sur le monde.
Il
nous appara't
alors que ce que nOus appelons
"les effets miraculeux de
l'ancienne Loi"
se sont toujours faits
"en conséquence de
quelques
lois générales,
puisque
la
cause générale ne doit
point exécuter ses desseins par des volontés particul iéres,,242.
Autrement dit,
en
attribuant aux Anges
la causal ité occasion-
nelle,
il devient aisé,
pour Malebranche "de montrer par
l'autorité de l'Ecriture Sainte que
les Anges ont reçu de
Dieu
puissance sur
le Monde présent;
qu'ainsi
Dieu
exécute
1 eu r s volon tés,
et par el les ses pro pre s des sei n s,
selon
certaines
lois générales:
de sorte que tout ce qu'on voit
de miraculeux dans
l'Ancien Testament,
ne. pJtouve. nuLte.me.nt
241.
MALEBRANCHE,
Traité de
la Nature et de
la Grâce,
dernier Eclaircissement,
a.c., t. V, p. 198.
242.
MALEBRANCHE,
ibid.
'","
. ,", -. .
., .'~ "_'.. "'",,' -' i-
'-'.'
"
',"
,; . .... ...;...
- . . . ;

449
Malebranche multiplie
les références
bibliques qui
attestent
que les Anges
sont comme les Ministres de Dieu. dont la mis-
sion
serait inutile si Dieu
n'avait "établi
une
loi générale,
l
' 1
l
d " " 244
5 1'1
dont
l
efficace est détermlnée se on
eurs
eSlrs

l
y a déterminisme comment peut-on parler de miracle? Comment
concilier la possibilité du miracle avec cette autre affir-
mation de Malebranche "que Dieu
n'agit point par des volon-
tés
particul ières que la nécessité de l'ordre ne
le demande" ?
Au t r em en t
dit,
qu' est - c e que ~I ale b r a n che en t end par mir a -
cle ?245.
Dans
le fond,
Malebranche ne nie pas
le miracle.
Il
a raison de crier son
innocence devant
les attaques de
ses adversaires:
"En
vérité,
dit-il,
je suis à plaindre, d'être
obl igé de me laver devant
le monde de ces tâches
honteuses dont on
prétend me noircir.
Car enfin,
il y
a toujours dela confusion
à souffrir,
quand
il
faut
paraître en
public
pour rendre raison de
sa foi,
et que ceux qui
veulent
la
rendre suspecte
ont de l'esprit
et
de la
réputation ••• C'est qu'on
me blesse par un
endroit si
sensible que je ne
puis
me retenir"246.
Il
fait
la mise au
point suivante:
"~·1on dessein dans l'Eclaircissement, dit-il, n'est
point de prouver que Dieu
n'agit jama;~ par des
volontés
particulières;
mais seulement de soutenir ••.
243.
MALEBRANCHE, Trait.
de
la Nature
et de
la Grace,
dernier
Eclaircissement,
O.C.,
t .
V,
p.
199.
244. MALEBRANCHE,
ibid.,
p.
200.
245.
GOUHIER
H.,
~a philosophie de Malebranche et son
expépience religieuse,
2e
édition
Paris
Vrl'n
1948
55
,
'
,
,
,
p.
et
SUIvantes.
246.
MALERRANCHE,
R.ponse
à
la Dissertation
chap
l
,
par.
"
l,
O.
C.,
t .
VI-VII,
p.
477.

450
que Dieu n'agit pOint par des volontés particulières,
que l'ordre ne le demande, ou ne le permette;
c'est-à-dire, qu'il
n'y ait pour cela quelque rai-
son que Dieu doive préférer à celle-ci, que sa con-
duite porte le caractère de son immutabilité, qui
demande que sa manière d'agir soit toujours la même
en un mot, qu'il
ne soit plus sage que Dieu agisse
par des volontés particulières, qu'en conséquence
des lois générales,,247.
Malebranche admet la possibilité du miracle à condi-
tion que le miracle rentre dans l'ordre.
Il ne peut souffrir
que Dieu puisse agir de façon arbitraire, sans raison. Si
le Verbe, au moment de la création a prévu que pour la beau-
té de l'ouvrage ou pour la fin que Dieu poursuit dans le
monde,
il est nécessaire que Dieu suspende les lois générales,
pour intervenir directement par une volonté particulière,
Dieu fera un miracle. Les volontés de Dieu sont soumises à
la loi de l'ordre.
Elles exécutent ce que l'ordre demande.
La Sagesse Eternelle doit tout prévoir même les miracles,
car ils doivent servir à la fin que Dieu recherche dans le
monde.
"Je crois, écrit Malebranche, comme l'Ecriture
même l'assure en plusieurs endroits, que Dieu ne
faisait la plupart de ces miracles que par l'action,
c'est-à-dire, selon les désirs de l'Ange que Dieu
avait choisi pour conduire son peuple; après avoir
connu par sa sagesse infinie, qu'il
le ferait mieux
que tout autre par rapport à son principal ouvrage,
et qu'il
lui épargnerait, pour ainsi dire, un plus
g ra nd nom br e de volon tés par tic u l i ère s. J e cr 0 i s
aussi que ces désirs étaient réglés, aussi bien que
les volontés divines, par l'ordre immuable et néces-
saire, règle inviolable de toutes les intelligences,
par la lumière du Verbe, source de toute sagesse
et de toutes lois temporelles et éternelles; selon
ces paroles; Fons sapientiae VERBUM DEI IN EXCELSlS,
ET INGRESSUS ILL lUS MANDATA AETERNA"248.
247.
MALEBRANCHE,
Réponse
à la Dissertation,
chap.
III,
par.
VI,
O.
C.,
t .
VI-VII,
p.
488.
248.
MALEBRANCHE,
Traité de
la Nature et de
la Grâce,
Dernier Ecl.,
O.
C.,
t .
V,
p.
202.

451
La conception que développe Malebranche sera aussi
249
celle de Leibniz

Mais revenons à Arnauld.
Il ne peut tolérer le rap-
port de subordination que Malebranche introduit entre les
perfections divines.
Il ne peut pas souffrir non plus que
la cause générale n'agisse que déterminée par les causes
occasionnelles. L'Ecriture ne donne pas raison à Malebran-
che: "Tous les passages que cet Auteur en rapporte, dit-il;
comme que la Loi a été donnée par les Anges; que les Anges
avaient soin des
Israélites; qu'ils récompensaient les ob-
servateurs de la Loi, et punissaient les autres; que la
man ne é ta i t un pa i n f 0 rm é d e 1a mai n des An 9 es, et que l' a r-
mée de Sennacherib a été défaite par l'Ange vengeur de la
gloire de Dieu: tous ces passages ••• prouvent seulement,
que Dieu s'est servi des Anges comme de ses Ministres, pour
opérer ces merveilles: ce que tout
le monde avoue: mais
ils ne prouvent nullement, que Dieu ait plutôt été le Minis-
tre des Anges, en faisant ce qu'ils voulaient, que les Anges,
les Ministres de Dieu, en exécutant ses ordres,,25D.
Arnauld associe la raison à l'Ecriture pour achever
de convaincre de l'impiété de la doctrine de Malebranche.
Il
s'en prend aux deux principes qui, selon lui, servent de
fondement à la doctrine qu'il combat
LJ U n a f f i rm e que c' est Die u qui fa i t t ou t •
249.
LEIBNIZ,
Discours de Mdtaphysique,
art.
VI
Essais
de
thdodicde,
II
Part.,
207.
250.
ARNAULD,
Dissertation,
chap.
l,
O.
C.,
t .
38,
p.
687.

452
L'autre;
que Vieu »e ~ommu»~que ha pU;hha»~e aux
p~odu;~e de ~e~ta;»o e66eto
Ces deux
propositions sont
o
fausses
et elles se détruisent mutuellement.
En
effet,
en
prétendant que Dieu fait
tout et que
la créature ne fait
rien comme cause réelle, Malebranche,
selon Arnauld, détruit
la nature des êtres
intelligents,
qui
cesseraient d'être
1 i br es.
Car
l a I i ber t é ex i g e que l' 0 n soi t
l a ~ ali 0 e ,~Ii: eLL e
L;e~oo
Le principe selon
lequel
Dieu
est la seule cause
réelle,
est faux.
Il
est également faux de dire que les
créatures
ne font rien que comme causes occasionnelles.
"Il
n'est donc pas vra i,
conc lut Arnau Id,
que Dieu ne commun ique
de pu i ssance aux créatures,
qu 1 en
1 es établ issant cau ses
occasionnelles,
pour déterminer
ses volontés générales
à
produire de certains effets,,251. Ces deux principes sont
faux. Mais de plus,
ils se détruisent mutuellement.
Si Dieu
fait
tout,
il
est alors
impossible qu'une nature intelligente
soit une cause occasionnelle.
Si
la
nature intelligente est
une de ces causes occasi onnell es,
il
est impossi bl e que Dieu
fasse tout,
et que
la créature ne fasse rien comme cause
réelle.
Dans un cas comme dans
l'autre,
il
nous faudra
ad-
mettre que
la
nature
intell igente est aussi
cause réelle
de ses désirs qui,
selon Malebranche, déterminent les volon-
tés généra les de Dieu
a produire
tels et
tels
effets.
Arnauld
est convaincu de
la
sol idité de son
argumentation.
Il cite
251.
ARNAULD,
Dissertations
sur
les miracles,
chap.
1,
O.
C.,
t .
38,
p.
687.

453
à
l'appui
un
texte de
saint Augustin qui
reconnaît à l'es-
prit
le pouvoir rêel
d'agir
sur
le corps,
parce que plus
noble que
le corps.
"Dieu
a voulu
que la. nature corporelle fût
soumise
à
la
nature spirituelle,
parce que
la
spirituelle
ne
peut être mue que selon
le temps;
au
lieu
que
la corporelle peut être mue et
selon
le temps et
selon
le
lieu.
Or,
rien
ne peut être mû
selon
le
lie u,
qu' i l
ne
soi tau s sim û selon
l e t em p s
; mai s
il
n'est pas nêcessaire que tout ce qui
est mû
selon
1 e t em p s,
soi tau s sim û selon
l e
lie u. Comm e
donc
la nature qui
est mûe,
et
selon
le temps
et
selon
le lieu,
est
inférieure à celle qui
n'est
mue ni
selon
le lieu,
ni
selon
l.e temps.
Et,
par
conséquent,
comme
l'esprit créé,
qui
n'est mû que
selon
le temps, meut
le corps selon
le temps
et
selon
le lieu,
ainsi
l'esprit créateur,
qui
n'est
mû ni
selon
le temps,
ni
selon
le lieu, meut l'es-
prit créé selon
le temps. Mais
l'esprit crêé
se
meut aussi
lui-même selon
le temps,
et meut le corps
selon
l e t em p s e t selon
l e
lie u ;
au
lie u que l'e s -
prit créateur,
qui
se meut
lui-même sans
temps
et
sans
lieu, meut
l'esprit
créé selon
le temps,
et
non
selon
le
lieu A et meut le corps selon le temps
et
selon
le lieu"L52.
Dans
le fond
ce que Arnauld ne supporte
pas chez
f'lalebranche,
c'est son
interprétation
philosophique des tex-
tes de
l'Ecriture qui
nous les présente sous un
jour nouveau.
Or,
la
nouveautê
en
théologie est marque d'erreur.
Malebran-
che fait dire aux
textes ce qu'aucun
Pêre,
aucun
théologien
n'a jamais osé
leur faire dire.
Il
dénature non
pas la
let-
tre, mais l'esprit de
l'Ecriture.
Cependant, Arnauld
et
~lalebranche admettent comme des faits les miracles de l'An-
cienne Loi.
Ils croient l'un et
l'autre au
pouvoir des Anges.
Aussi, ce que Monsieur
Henri Gouhier dit de l'univers de
I~alebranche, on peut le dire également d'Arnauld. Quel est
l'univers de /·1alebranche ?
252.
ARNAULD,
Dissertations sur Zes miracZes,
chap.
l,
O.
C.,
t.
38,
p.
68.3.

454
"c'est, écrit M. Gouhier, celui de Berulle, des
philosophes médiévaux et de l'Ecriture; il. con-
tient les choses matérielles, l es êtres composés
de matiére et d'esprit et les esprits purs. Ces
derniers n'y occupent pas la place la moins impor-
tante: ce ne sont pas des personnages abstraits,
doués d'une existence métaphysique, qui offrent
un prétexte aux plus hardies spéculations et qui
disparaisse·nt lorsque le théologien redevient un
homme; ce sont des êtres toujours présents a nos
côtés et mêlés a l'histoire du monde. Peut-être
la philosophie modehrte commence-t-elle au moment
·oü les anges cessent de peupler l'univers et en
ce sens le système de Malebranche est, malgré Des-
cartes, contemporaiu de saint Thomas et de saint
Bonaventure. Les anges agissent, voila le fait
attesté a chaque page de l'Ecriture"253.
En ce sens ils sont chrétiens l'un et l'autre. Mais ils ne
le sont pas de la même façon.
"Malebranche, écrit Sainte-
Beuve, essaie .de rester chrétien avec le moins de miracles
possible,,254
Arnauld, au contraire, sait que "les miracles
autant que les prophéties sont une des grandes preuves de la
divinité du Christianisme,,255. Aussi, Ses préoccupations
pastorales lui interdisent-elles d'admettre l'idée malebran-
chienne d'un Dieu dont la conduite serait réglée selon la
raison mathématique.
Il reproche a Malebranche de prendre
les textes de l'Ecriture tantôt Ha la rigueur et a la lettre",
tantôt comme des "anthropologies". Aussi, la manièredont
l '0 rat 0 rie n t rait e l ' Ecr it ure et laT rad it ion est pou r Arnau l d
comme il le dit lui-même "un sujet de gémissement plutôt que
de rèfutation,,256.
253. GOUHIER H.,
La PhiLosophie de MaLebranche •.• , 2e
éd • ,
Paris,
Vrin,
p.
60 a
254.
SAINTE-BEUVE,
Port-Royal,
t.
V,
6e
éd.,
p.
366.
255.
SAINTE-BEUVE,
ibid.
256. ARNAULD,
Réflexions philosophiques et téhologicues,
l ,
chap.
VII,
O.
C.,
t .
39,
p>
234.

455
4)
La
Providence.
C'est avec
les mêmes arguments que Arnauld affir-
me, contre Malebranche,
la Providence divine.
Affirmer
la
Providence de Dieu,
c'est affirmer que Dieu agit par des
volontés
particulières.
Nier que Dieu agit par des volontès
particulières,
c'est nier
la
Providence, c'est admettre, au
contraire,
que tout arrive par hasard.
"Il
est clair reconnaît Arnauld
qu'on
ne peut pré-
tendre comme le fait
l'Auteur du
Nouveau
système
que les événements humains
ne sont point conduits
et réglés
par des volontès particulières de Dieu
sans les
soustraire à sa
Providence et vouloir
qu'ils arrivent par hasard"257.
Certes, Malebranche déclare dans ses
livres que c'est Dieu
qui fait
tout.
Mais réplique Arnauld,
"ce n'est pas assez de faire agir Dieu.
Il
le faut
faire agir en Dieu. Ce n'est paS assez de dire en
un endroit que c'est l'agent universel
et l'agent
unique; qu'it 6ai~ ~ou~ dan~ te~ e~p~i~~ au~~i bien
que
dan~ te~ co~p~. Il faut ajouter à cela, pour
avoir t'idée vé~i~abte de ta P~ovidence divine
qu'il
ne fait rien, surtout dans
les choses humaines,
que comme en étant le souverain Modérateur,
et ayant
dans
tout ce qu'il
fait,
des fins dignes de lui, de
sa
bontè, de sa miséricorde et de sa justice"258.
S'il
est essentiel
à Dieu d'agir,
il
lui
est tout
aussi
essentiel
d'avoir des fins.
La
Providence divine en-
ferme dans son
idée les rapports des choses à leur fin.
Les
événements n'arrivent pas par hasard.
Ils sont voulus direc-
tement par Dieu,
conformément à ses desseins.
La Providence
c'est la ~a~io o~dini~ in 6inem. C'est ainsi que la définit
257.
ARNAULD,
RéflexiDns ph1:losophiques ••• ,
l ,
e t
XIII,
O.
C.,
t.
39,
p.
289.
258.
ARNAULD,
ibid.,
p.
279.

456
saint Thomas. La ~ai4on Qui di4po4e e~ o~donne ie4 cho4e4
- .
1"
259
0
t
t
t
en ie4 ~appo~tant a ~eu~ o~n
.
ans
ou
gouvernemen
,
par exemple, il y a un ordonnateur et un exécutant. Le Roi
ordonne et ses officiers exécutent,
le capitaine ordonne et
les soldats exécutent,
l'architecte ordonne et les ouvriers
exécu tent.
Il en est de même en Di eu. C' est l'entendement
ou la sagesse qui ordonne, c'est-à-dire conçoit les desseins,
et la volonté qui
les exécute. La comparaison s'arrête là.
Car dans le gouvernement des hommes,
il est communément admis
qu'il est plus noble d'ordonner que d'exécuter. Celui qui
exécute est surbordonné à celui qui ordonne. Or, en Dieu
nous n'avons pas à introduire une hiérarchie entre l'enten-
dement et la volonté. La Raison de Dieu ordonne et exécute
à la fois. Ce qui signifie que l'Etre infiniment parfait
ne peut concevoir de dessein sans avoir le pouvoi~ de l'exé-
cuter. Dieu est toute-puissance. On ne peut le concevoir
comme ordonnant sans le représenter comme exécutant.
Certes, on peut bien penser Dieu uniquement comme
exécutant, lui reconnaître sa toute-puissance sans lui attri-
buer toute la part qui
lui revient dans le gouvernement du
monde. Qu'est-ce qu'un Dieu qui ne serait que toute-puissance,
cause universelle, sans être en même temps un Dieu qui gou-
verne, qui ordonne et qu i régl e ? Du point de vue où se
place Arnauld, ce ne serait pas un vrai Dieu. Saint Augustin
enseigne que Dieu ne fait pas tout.
Il ne fait pas, par
exemple,
les péchés;
il n'est pas la cause du mal. Il
le
permet. Est-ce à dire que ces événements lui échappent, se
259.
ARNAULD,
Réfle:àons phi losophiques., .•
l ,
chap. XIII,
O.
C.,
t.
39,
p.
280.

457
déroulent sans lui? Sa Providence, nous dit saint Augustin,
s'étend aussi aux péchés que nous pouvons commettre libre-
menL Les péchés que Dieu ne fait pas rentrent dans l'ordre
de sa Providence o
"c'est donc, déclare Arnauld, avoir une idée plus
digne de Dieu, de regarder comme ordonnant toutes
choses, en quoi consiste la Providence quand on
croirait qu'il en exécute la plus grande partie
par les créatures, qu'en soutenant que c'est lui
qui fait généralement toutes choses par lui-même,
lorsqu'on avance en même temps beaucoup de maximes
qui font voir qu'on lui laisse très peu de part
dans le gouvernement du monde, pour ce qui est
d ' en 0 r don ne r et d'e n ré g 1 erIe s é vé nem e nt s " 260 •
Ce qui a induit Malebranche en erreur, ce sont les
deux principes sur lesquels repose son Trait. de la Nature
et de la Grace dont Arnauld
a démontré la fausseté:
que
c'e~t Vieu qui 6ait tout; que Vieu ne communique ~a pui~-
~ant cau~e~ occa~ionnette~, qui déte~minent ~~~ vofonté~
géné~at~~ a p~odui~e d~ c~~tain~ ~66~t~o Toute sa critique
des thèses de Malebranche tend à une même conclusion; mon-
trer que la philosophie de Malebranche est une variante de
l'épicurisme. La seule différence entre les deux philosophes,
c'est que Epicure nie Dieu, alors que Malebranche l'affirme.
Mais les théses de ,4alebranche sur le miracle et la conduite
de Dieu dans la nature, conduisent à la négation de la Pro-
vidence et de ce fait s'inspirent d'une "théologie matéria-
liste"
épicurienne. C'est contre cet athéisme moderne, que
Arnauld s'est engagé â réfuter les thèses de Malebranche,
afin de "lui montrer, qu'il
a plus de sujet qu'il ne pense
260.
ARNAULD,
R.fl.ex'I.ons philosophiques ... , l,
chap.
XIV,
o. c., t. 39, p. 292.
'. ',," '." .. :...•..r,
.~~.~r..; ..3;!'i'~~?:~;:1-~ ~~;~~~~;f;;~2:'·~-~:,;.
,
. '...
.
~-Jf
~,-

458
de se défier de quantité de spéculations, yui lui ont paru
certaines afin de le disposer par cette expérience sensible,
a chercher plutôt l'intelligence des mystères de la Grâce
261
dans la lumière des Saints que dans ses propres pensées·
Il
faut préparer Malebranche par la critique philo-
sophique â accepter ses erreurs en théologie.
Si t~l est
l'enjeu, reconnai ssüns qu' Arnaul d, en s'engageant dans 1a
philosophie, n'a pas eu le sentiment de perdre son temps.
261.
ARNAULD,
DAS
Vraies ct des
Fausses
Idées,
O.
C.,
t.
38,
p.
180.

T ROI S 1 ÈME
PAR T 1 E
LEe ART E S 1 A~ 1 S ME D'A RNA ULD
"
.
J .


460
Les écrits philosophiques d'Arnauld ont été compo-
sés, peur la plupart, à l'occasion de polémiques mettant en
cause cirectement ou indirectement le cartésianisme et ce
qu' il
~ouvait considérer comme les "acquis"
du cartésianisme.
C'est la philosophie de Descartes que Arnauld prétend défen-
dre. Le cartésianisme se caractérise par sa mt~hode et le
-6p.{.,,-.{.~u.a.tÙme. Ce qui
vaut â la méthode l'adhésion d'Arnauld
c'est qu'elle affirme le droit de la raison en matière de
philosophie, en lui déniant en mème temps toute autorité
dans le domaine qui n'est pas le sien; celui de la Révéla-
tion, de la Foi.,Jusqu'à la fin de sa vie, Arnauld a toujours
soutenu le cartésianisme qu'il n'a jamais cèssé de considérer
comme une philosophie chrétienne. Halebranche, Spinoza,
Leibniz, pour citer les plus connus, sont plutôt des pO-6t-
~a,,-~t-6.{.en-6. Arnauld revendique le mérite d'être un cartésien
orthodoxe. Hais à quoi
reconnaît-on un cartésien orthodoxe?
Les préoccupations d'Arnauld sont essentiellement d'ordre
moral et théologique.
Est-ce à dire que, sur les problèmes
fondamentaux du cartésianisme en rapport avec ses préoccupa-
tions, il se satisfait de la solution cartésienne? Autrement
,
dit, sur les rapports de la raison et de la foi, sur le pro-
blème ou spiritualisme,de l'union de l'âme et du corps, des
preuves de l'existence de Dieu, Arnauld se contente-t-il de

461
la solution cartésienne? Quel est son sentiment sur la créa-
tion des vérités éternelles, thése "foncièrement"
cartésien-
ne ? Comment sa fidélité à Descartes peut-elle s'accorder
avec le jansénisme de Port-Royal? Sur ces problèmes fonda-
mentaux Arnauld adopte-t-il
le point de vue de Descartes,
ou, comme Malebranche, Spinoza et Leibniz, apporte-t-il
une
solution originale? Ce sont ces questions ~ui vont retenir
notre attention.

462
CHA PIT R E
PRE MIE R
CARTES 1AN 1S~1E
ET
AUGUSTINISI~E
1.
COGITO CARTESIEN ET COGITO AUGUSTINIEN.
En 1640, Arnauld, alors le plus jeune Docteur de
Sorbonne, reçut de Mersenne une copie des Méditations Méta-
physiques
ae Descartes, avec
1'engagement de lui dor,ner, par
écrit, son sentiment, avant l'impression du manuscrit. Arnauld
1ut avec pl a i si rIes Méditations auxQuell es il
fi t, néan-
moins, quelques remarques. Elles constituent les Quatrièmes
Objections, qui furent pUbl iées en méme temps Que les :'!édi-
tations Métaphysiques.
Dans la lettre qui accompagne ses ob-
jections, hrnauld fait cet aveu à Mersenne; concernant ses
rapports avec Descartes: "Il ya longtemps, lui dit-il, que
vous savez en quelle estime j'ai sa personne et le cas que
je fa i s de son espri t et de sa doc tri ne" 1.
Il
est t'vident,
en effet, que les relations des deux illustres philosophes
ne datent pas de la publication des Méditations. Dès 1637,
les premiers essais de Descartes étaient déjà publiés. Al-nauld
les avait lus.
Quand il
coml~ença à enseigner la pnilosophie,
7 ' -
1.
~~NAULD, QuarTi~mes O\\)jections. in JescQrtes~ Oeuures
pn-dosopfnq~~s, édit. Garnier, t. II, p. 632.

463
en 1639, .il connaissait déjà les écrits de Jescartes. Cepen-
dant, nalgré tout l'intérêt qu'il a porté à la philcsophie
ue Descartes et l'enthousiasme dont il
fit preuve
~our la
défendre contre ses détracteurs, Arnaulci n'a jamais eu l 'oc-
casion de rencontrer le grand philosophe. D2scartes avait
vivement souhaité avoir un entretien avec le jeune Locteur
de Sorbonne, dont il avait apprécié la clairvoyance d'esprit,
en 1 i sant 1a séri e d'objections qu'il lui a adressées. Mais, les
persécutions dont il fut l'objet avaient concraint rrnauld
à ciemeurer "caché en divers lieux ou comme solitaire à Port-
Royal
cies Champs"Z. Les biographes nous rappellent ~u'une
fois retiré à ~ort-Royal, Arnauld aimait à s'entretenir de
la philosophie cartésienne, dans ses heures de relâche; sur-
tout lorsqu'il était au château de f,l.
le Duc de Luyr:es. Le
Duc de Luynes avait un tel goût pour les Méditations Néta-
physiques de ùescarces qu' il
prit 1a responsabi 1 ité de 1es
traduire en français. Arnauld connaissait aussi le Duc de
Liancourt avec lequel
il avait des conversations sur· la phi-
3
losophie cartésienne . Lorsque Descartes apprit la persécu-
tion dont Arnauld était victime, il
s'en énlu.
"La disgrâce
de 1'1. p, r nau 1d met 0 uche da van t age que 1es mie n ne s, É cri t - il.
Car je le compte au nombre de ceux qui rr,e vèulent du bien,,4.
Informé de la présence ct Paris de Descartes, Arnauld préféra
ne pas risquer de se faire aécouvrir, et chargea un de ses
2.
Histoire
abr€gêe
de
M.
Arnauld,
citêe dans
A.
T.
IV,
104
reprise
par Hme RODIS-LEWIS,
Correspondance aVec Arnauld
et
Mar'us,
introduction,
Paris,
Vrin~ p.
6.
3.
I.ntroduction
historique,
O.
C.,
t.
38,
p.
104.
4.
L.
à
Picot,
1er avril
1644,
cit~e par Mme RODIS-LEWIS,
Correspondance avec Al'naula er; :40Y'7AS,
LIltroJucLion,
Paris,
Vrin,
p.
7.

464
amis de proposer au phi losophe q'Jelque nouvelle difficulté
5
sur la Trans·substantiation .
C'est à la suite de la lecture des Méditations Méta-
physiques que Arnauld s'est définitivement converti
au car-
tésianisme pour lequel
il
avait d~jà une grande sy~pathie.
Ce qui
retient
'attention ou lecteur de 1640, c'est l'accent
augustinien de
'ouvrage de Descartes
"la premlere chose que je trouve ici digne de re-
marque, écrit-il, est ue voir ~ue M. ûescartes
établisse pour fondement et premier principe de
toute sa philosophie ce qu'avant lui saint Augustin,
homme de très grand esprit et d'une si.ngulière doc-
trine, non seulement en niatiére de théologie, mais
aussi en ce qui concerne l 'humaine philosophie,
r
avait pris pour la base et le soutien de la sienne"o.
Arnauld aperçut immédiatement la ressemblance entre
le "je pense, donc je suis"
de Descartes avec certains textes
de saint Augustin.
ùans les Quatrièrces Objections, il
cite
le texte du Libre Arbitre.
Il
rapporte le dialogue Entre
Evodi us et Ali pi us. Cel ui -ci, voul ant prouver l' exi stence de
Dieu, comnience par denlander il son interlocuteur:
"p~emi~~ement a6in que nou~ comme~cion~ pa~ le~
cho~ e~ le~ plu~ mani6e~te~ .;a.voi~ : ~i vou.~ ête~,
ou ~i peut-êt~e vou~ ne c~ai9nez point de vou~ nlê-
p~end~e en ~êpondant à ma dema.nde, combien qu'à
vnai di~e, ~i vou~ n'êtiez point,
vou~ ne pou~niez
jamaù
êt~e t~o"'pé. Auxquelles paroles, ajoute
Arnauld, reviennent celles-ci de notre auteur:
Mai~ il y a un je ne ~ai~ quel t~ompeu~ t~~~ pui~­
~ant et .t.té.; .tu~é,
qui met .toute .;on .i.ndl(~tJlie à
me t.tompe~ toujou~.;.
,!l e·;t donc ·;al'l~ doute que je
~ui~. ~'il nie t~onipe"l.
5.
BAILLET,
VIe,
I l ,
129
cité dans A.
T.
IV
121',
repri.se
par
Mme
HODIS-LEWIS,
Correspo~dance ~vec Arnauld et Morus,
introduction,
Paris,
Vrin,
p.
7.
6.
ARNAULD,
Quatrièmes
Objections,
in
Descartes~ Oeuvf'es
philosophiques,
l'ari.s,
Garnier.
t .
Il.
p.
633.
7.
ARNAULD,
Qu"tri~mes Objections, ibiJ., p. 634.

465
Le
rapprochement est fait
ici
entre
le
texte
du
Libre Arbitre
et la seconde Méditation o Mais, par la suite, Arnauld citera
. ,
8
plus
souvent et abondamment
les
textes du De T rLnLtate
0
Arnauld est persuadé qu'il y
a quelque
chose de commun entre
ces deux
auteurs.
L'intention de
Descar·tes
rencontre
celle
de
saint Augustin.
L'un et
l'autre veulent prouver l'existence
de Dieu et l'immortalité de
l'ame.
Le
titre des Méditations
Métaphysiques
est trés
clair sur le projet cartésien
:
d~mon­
.t.tell. L' ex.Lo.tenee de D.Let( et La d-Lo.tLneLLon ll.éc.Lt:e .entll.e L' iime
et Le eoll.po
de L'hommL
Le
"Je pense donc
je suis"
constitue
dan s I ' i tin é rai r e car tés i en
1 e po i nt de dép art f e rm e et as sur é
de
cette démonstration o Pour démontrer l'existence de Dieu,
saint Augustin
commence
par affirmer l'existence de l'ame
comme substance spirituelleo
C'est
cette évidence première
qui
consti tue,
poùr
l'un et
l'autre,
1 a base de
leur démons-
trati on 0
L'ordre que
suit Descartes c'est
l'ordre des
rai-
sons.
Saint Augustin
semble procéder de même.
Alipius n'in-
vite-t-il
pas
son
interlocuteur a "commencer par les choses
8.
Mme
Rodis-Lewis,
dans
sa
thèse
Sur
le
Probleme de
l'Inconscient et
le cartésianisme,
chap.
II,
pp.
118-120,
recense
les
citations
de
ce
texte,
non
seulement
chez
Arnauld,
mais
aussi
chez
Clerselier,
La
Forge ~
A.
Victor,
Malebrancheo
Concernant
le
docteur
augustinien,
Mme
Radis-Lewis
"trouve
curieux
qu'il
ait
attendu
J648
pour mentionner. o •
la
référence
au
livre
X du
De
TY'initate,
qui
sera
dès
lors
constamment
in-
voqué
par
les
disciples
sur
la
saisie
de
l'âme
par elle-même
en
sa pure
spiritualité.
Tout
se
passe
comme
si
la
renaissance
de
l'augustirrisme
philosophique
dans
la
seconde
moitiê
du
XVIIe
siècle
était
due
à
la
lumière
nouvelle,
suscitée
par
la
lecture
de
Descartes,
sur
les
textes

les
thèses
originales
du
penseur
d'Hippone
restaient
d'abord
voilés
par
leur
signi-
fication
théologique".
Augu.stinisme et cartésianisme
cl Port-
Royal,
in Des~arte~ et le
car·tésia>lisme
Hollandais,
p.
134.
M.
Henrl
Gouhler
Vlent
de
consacrer
tout
un
livre
au
problème
d~s rapports du c~rtésianisme et de l'augustinisnle : Cartésia-
nLSme et augustinisme au XVIIe
siecle,
Paris,
Vrin,
1978,
247
pages.

466
les
plus man_ifestes",
autrement dit par
les
vérités
les
plus
évidentes.
Mais,
tandis que
chez Descartes,
il y
a une évidence
première et absolue qui
constitue
le
point de départ,
le
prin-
.
.
1
cipe de
l'ordre,
chez
sa.int Augustin,
au
contlraire,
il y
a
plusieurs
évidences, également premières.
C'est le
cas,
lors-
qu'il
entreprend de
réfuter les
Académiciens. Mais,
il
faut
admettre que,
lorsqu'il entreprend de démontrer l'existence
de Dieuet
la spiritualité de
l'âme,
le
principe premier sur
lequel
il
prend appui
lui
est fourni
par le "Je pense,
donc
je
suis".
Convaincu du
lien
de
parenté entre
la philosophie
de Descartes et celle de
saint Augustin, qu'il
fut
le
premier
à annoncer publiquement, Arnauld ne manquera plus une seule
occasion de
le
rappeler.
Ainsi,
dans
le
livre Des
Vraies et
des
Fausses Idies,
il
le
proclame de
nouveau:
"Saint Augustin a
reconnu
longtemps
avant M.
Descar-
tes que
pour découvri r
la véri té
nous
ne
pouvi ons
commencer par rien
de
plus
certain que
par cette
proposi ti on
: Je peYt~e, doYtc je ~u-<.~ ; et il
rapporte
à
je
pense
toutes
les
différentes
manières
dont nous
pensons;
soit en
doutant,
soit en
nous
ressouvenant.
Car il
est certain,
dit-il, que
nous
ne
pouvons
rien
faire
de
tout cela que
nous
n'ayions en même
temps
des
preuves
certaines
de notre existence.
Et il
con-
clut de
là qu'afin que
l'âme
se
connaisse, elle n'a
qu'à
se
séparer des
choses qu'elle
peut séparer de
sa pensée et ce qui
restera sera ce qu'elle est
c'est-à-dire, que
l'âme
ne peut ~tre aùtre chose
qu'une substance qui
pense
ou qui
est capable de
penser.
Il
s'ensuit de
là que
nous
ne pouvons
bien
connaftre
ce que
nous
sommes, que
par une sérieuse
attention
à ce qui
se
passe en
nous;
mais qu'il
faut
pour cela,
prendre
un
soin
particulier de
n'y
rien mêler dont nous
ne
soyons
certains,
en
nous
consultant nous-mêmes."g
Arnauld fait
allusion
au
livre X de
la Triniti,
dont
il
expose
par ailleurs,
l'essentiel,
Il
rappelle,
par exemple,
ce passage
dans
lequel
saint Augustin se
demande
comment l'âme
9.
ARNAULD,
Des
Vra'ie3
e't des
Fausses
Idées,
chap.
Il~
O.
C.,
t.
38,
p.
183,

467
pourrait ne !Jas se
connaître,
alors qu'elle est toujours pré-
sente à elle-même,
Saint Augustin y répond, en
faisant
remar-
quer que
l'Sme se connaît toujours,
Mais, ajoute-t-i l, ce qui
la
trouble
dans
cette
connaissance, c'est son attachement aux
choses sensibles,
Autrement dit,
l'âme a de
la peine à se
détacher des
images
sensi bles qui
ne
iui
représentent que des
corps,
Cet attachement aux choses matérielles
lui
fait croire
qu'elle est corporelle.
C'est aussi
ce qui
a conduit tant de
philosophes à croire à la matérialité de
notre âme
Prison-
o
niére
des
choses sensibles,
l'âme s'en occupe sans cesse.
Quand elle pense à elle, elle ne
se
voit pas
seule.
C'est
pourquoi, quand on
recommande à l'âme de
se
connaître elle-
même selon cette ancienne
parole des sages,
~o~ce ~e ~p~um,
il
ne s'agit pas pour elle de se
chercher,
comme si
elle
était absente.
Cette
recommandation signifie qu'elle doit
arréter ses
regards
sur ce qui
est toujours présent, qui
est
elle-même.
Il
lui
faut prendre soin de
se séparer de ce qu'el-
le n'est pas.
Elle ne
doit
rien
ajouter à ce qu'elle sait
qu'elle est, pour obéir au
commandement de se
connaître elle-
même.
Car elle sait que
c'est à elle que s'adresse ce comman-
dement et que seul
ce qui
est, ce qui
vit, ce qui
a de
l'intel-
ligence est digne d'un
tel
précepte
Or, un
corps mort e~~,
o
et une
bête
v,L~
mai s ni
un
corps mort,
ni
une
bête n'a de
l'~~.te!!~ge.IHc. L'ame sait donc qu'elle est et qu'elle vit,
comme
e~~ et v~~ ce qui a de l'intelligence. Aussi, lorsque
l'âme croit qu'elle est de
l'air, elle croit que de
l'air
a de
l'intelligence. Mais, elle sait certainement qu'elle en
a,
au
lieu qu'au
regard de
l'air elle n'en
a pas
la même cer-
titude.
Il
lui
suffit de
séparer ce qu'elle ne
connaît qu'in-
cel'tainement, et ce quï
restera sera
ce qu'elle est.
Il
est

468
donc évident, conclut Augustin. que ce qui a de l'Intelligence
e<l1: et v-<-1:o
Mais elle es't et vit d'une manière plus noble
que le corps et les animaux. Aussitôt, Arnauld, qui
résume
ce passage du livre X de la Trinité,
le rapproche des thèses
cartésiennes: "Ce qui
revient, remarque-t-i l, à ce que di t
M. Descartes que le premier principe certain de la connais~nœ
humaine est cette proposition: Cog-<-1:0, e~go <lum. Je pense
donc je suis. Et saint Augustin étend cela plus loin dans la
suite, en quoi aussi M. Descartes l'a imité. Il n'y a personne
dit ce sai nt qui pu i s s e dire :
"Je doute si je vis, je pense, si je me souviens
de quelque chose, si je m'aperçois de rien, si je
veux, si je sais, si je juge: car il se peut aussi-
tôt dire à lui-même, si je doute je vis; si je
doute je pense. si je doute je me souviens de ce
dont je doute; si je doute je m'aperçois que je
doute, je sais que je ne suis pas certain; si je
doute, je juge que je ne dois pas prendre pour cer-
tain ce qui m'est incertain. Et il
conclut de tout
cela, avec autant de subtilité que de solidité, que
l'âme pour se bien connaître, ne doit enfermer dans
la notion qu'elle a d'elle-même, que toutes les
choses que je viens de dire et autres semblables,
qu'e11e sait certainement être en elle, et en re-
trancher tout le reste."IO
On retrouvera bien, dans les Méditations Métaphysi-
ques, un semblable mouvement d'une ame qui
prend conscience
de son existence, en tant que pensée, et qui s'élève jusqu'à
la claire connaissance de sa réelle distinction d'avec le
corps. Pour Arnauld, qui se réjouit de cette parenté entre
les deux auteurs, il n' y a donc pas de di fférence entre Inte.f.-
.e.-<-ge~e de saint Augustin et Cog-<-1:a~e de Descartes ll • Ils
10.
ARNAULD,
Examen de
l'essenee du corps,
o. C., t. 38,
pp.
166-167.
I I .
ARNAULD,
ibid"
Lausanne,
1778,
pp.
166-]67.

469
constituent chez l'un et chez l'autre, la oase solide de
leur démonstration de la spiritualité de l'âme et Le l'exis-
tence de Uieu. Uans ses ~tudes sur le rôle de la pensée
mddiévale dans
la formation du sy~t~me cartésien,
Etienne
Gilson, au chapitre qu'il
consacre au Cogito ct la tradition
augustinienne, conclut de la comparaison des textes â
"l'intime parenté des deux pensées sur un point aussi capi-
ta l que lad ém 0 nst ra t ion de las p i rit ua lité de l' â n: e " 12
Aprés avoir rappelé les préoccupations de Descartes et cel-
les de saint Augustin, recensé les textes les plus signifi-
catifs, il
reste persuadé que "la métaphysique de Descartes
est proche parente de celle de saint Augustin". Ce qu'il
exprime en ces termes: "Quel est, selon saint Augustin,
l'objet propre de la philosophie? La connaissance de Dieu
et de l'âme: "Quid elLgo !.>cilLe viô ? - Deum et anù,am hcilLe
cupio. -
MDûine
piuô
? -
N-i.lût omnùlO".
Quel est selon
Descartes, l'objet essentiel de la métaphysique? La connais-
sance de Dieu et de l' âille : "Se.mpelL exiôt-i.ma.v.i.. dua.-6 quae-6tio-
neô,
de Veo0
et an-i.ma, plLaeCepUa-6 e!.>!.>e et -i.-i.!.> quae Ph-i.io!.>o-
phiae POt-i.U0
quam Theoiogiae ope !.>unt demOn-6tlLand~e.'1
Si
donc, de l'aveu de Descartes lUi-même, ce sont lâ les deux
questions essentiel les que doit traiter le philosophe, et
s'il s'accorde avec saint Augustin sur la :llaniêre cie les
traiter, comment ne dirions-nous pas que sa llIétaphysique
s'accorde avec celle de saint Augustin ?,,13
12.
GILSON
Etienne,
Etudes
sur le
rôle de
la pensée
mddi~vaZe dans la formation du syst~me'cartdsien, troisi~me
édition,
Paris,
Vrin,
1967,
p.
197.
13.
GILSON
Etienne,
ibid.,
p.
]99.
Dans
son
article
sur
llLes
origines
augustiniennes
de
la
philosophie
de
l'esprit",
M.
Edmond
Ortigues
fait
remar-

470
On peut bien croire que c'est ce spiritualisme à
l'accent augustinien, trés nettement affirmé dans les Médi-
tations Mél-aphysiques,
qui a conduit Arnauld à qualifier
de chrétienne, la philosophie de Descartes. Seule une philo-
sophie chrétienne méritait, à ses yeux, qu'on lui consacrât
presque tout son temps14
La philosophie cartésienne est
augustinienne et chrétienne, parce qu'elle établit la spiri-
tualité de l'âme et démontre l'existence de Dieu. Saint
Augustin, en démontrant la spiritual ité de l'âme, nous assu-
rait, par là-même, son immortalité. Descartes s'était con-
tenté, à partir du Cogito, de fonder la distinction essen-
ti ell e entre l a substance étencue et l a pensée. Cel a suffit
pour ~ue ses disciples y voient une preuve de l'immortalité
de l'âme. C'est ainsi qu'ils fusionnent la définition de
Descartes avec celle de saint Augustin, et attribuent au
quer
à
propos
de
cette
parenté
qui
unit
le
je pen,Je,
donc
je ~ui~ de Descartes à certains textes célèbres de saint
Augustin,
que
"le
texte
augustinien
qui
serait
le
plus
pro-
che
du
Cogito
cartésien
ne
se
trouve
pas
au
célèbre
livre
X
du
de Trinitate,
mais
plutôt
au
livre
XV,
21,
à
propos
de
la
réfutation
du
scepticisme
de
la
nouvelle
Académie.
En
disant
"je
sais
que
je
vis",
je
ne
puis
me
tromper
ni mentir.
L'af-
firmation
drex.ist~nce ",oc.io v-!.veJte." passe au premier plan
dans
ce
contexte
parce
que
le
problème
posé
dans
le
débat
avec
la
nouvelle
Académie
n'est
pas
celui
de
l'~me mais
celui
de
la
science . . .
Dans
ce
contexte,
conclut
M.
Ortig,ues,
i l
n'est
pas
directement
question
de
la
nature
de
l'âme
mais
de
la
possibilit§
de
la
science ·c'est-a-dirc
de
ce
qui
donne
à
notre
activité
de
pensée
(cogiLaLio)
sa
forme
vraie
"ipha
hcie.nLia de qua ve.Jtaci-tCJl cogiLaLio l1o~L,ta ôoJtmaLuJt" (XV,
21)".
Le
livre
xv du de Trinitate ne figure pas, en effet, parmi
les
textes
que
retient
Arnauld
lorsqu'il
rapproche
le
je
pel1he. dOl1c
je huih de Descartes avec certains textes cél~hres
de
saint
Augustin.
Les
textes
q u ' i l
cite
sont
ceux

se
trouve
posé
le
problème
essentiel
ùe
la
nature
de
l'âme.
Saint
Augustin
ne
s ' e s t
intéressé
à
la
science
que
~econda~­
nement. Aussi Arnauld s'intéresse-t-il, dans Descartes, à ce
q u ' i l
y
a
de
plus
augustinien.
Mais
nous
sommes
tentés
de
croire
que
les
textes
de
saint
Augustin
qu'il
nous
rapporte
de
préférence
évoquent
ce
q u ' i l
y a
de
plus
cartésien.
14.
ARNAULD
sloppose
ainsi
à
la
tendance
générale
de
ses
amis
de
Port-Royal,
particulière~ent à Pascal.

471
15
philosophe la même foi que l'évêque d'Hippone
La question de la spiritualitê de l'âme est liée
au probléme de la destinée de l'homme. L'Lnmortalité de
l'âme pd'occupait les contemporains. Chez r~icole, elle est
16
au premier rang des vérités ct croire
. Ce n'est donc pas
par hasard que la première question d'Arnauld, dans ses
Objections ct Descartes, se rapporte à la distinction réelle
de l'âme et du corps. Car, c'est sur elle, en effet, que
repose] a preuve de l' immorta 1 i té. de l'âme.
L'auteur des Quatrièmes Objections a lu les Médita-
tians Métaphysiques,
en respectant scrupuleusement l'ordre
que Descartes recom:nande.
Il
trouve néanmoins à redire
contre la démonstration cartésienne de la distinction réelle
de l'âme et du corps.
Il estime que la Méditation Sixième,
où Descartes prétend apporter la preuve de la distinction
réelle des deux substances, ne nous apprend rien de plus que
nous n'ayons appris dans la Méditation Seconde, à l'accent
au 9 us tin i en.
L' 0 bj e c t ion po rte don c con t rel a Six i è ni e ~1 é di -
tation. Descartes, dit-il, déclare réelle une distinction
entre deux substances qui peuvent exister l'une sans l'autre.
C'est dire que chacune prise ct part est "complète" et n'a
nul
besoin de l'autre pour être ce qu'elle est. Or, comment
l'affirmer, sans avoir une connaissance complète, c'est-à-
dire exhaukU.ve et adéquate des propri étés de l'une et de
15.
LA
FORGE
L.
(de),
De mente humana
/669,
chap.
V I I ;
titre.
de
"La
Préface
dans
laquelle
Il auteur
fait
voir
la
con-
formité
de
la
doctrine
de
saint
Augustin
avec
le
sentiment
de
M.
Descartes
touchant
la
nature
de
l'âme ll •
16.
NICOLE
Pierre,
Instructions
théologiques et morales
sur
le
symbole,
Ile
partie,
sect.
II,
chap.
III
;
De
l'immor-
t a l i t é
de
l'âme,
édit.
1707,
t.
I,
p.
177.

472
l'autre? Si je n'ai
pas complètement déployé sous le regard
de mon entendement 1a iL~<I c.og-<.-taYL<I et 1 a iLe<l ex-t~Ma,
com-
ment avoir l'assurance qu'elles ne coïncident pas au-delà
de ce que je vois? Arnauld veut bien admettre que l'esprit
est plus aisé à connaître que le corps, et qu'il
est connu
avant le corps, comme l'établit la Seconde t4éditation. "1ais,
devant la Sixième, il estime que l'on n'a pas dépassé les
résultats de la Seconde.
Il
faut reconnaître que l'état d'esprit d'Arnauld
n'est ~as celui des auteurs des Secondes Objections, des
Cinquièmes et des Sixièmes. Ces philosophes et théologiens
se plaisent, en effet, à mettre en valeur l'idèe d'une ma-
tière pensante. Même ceux qui ne la croient pas vraie, ne
la
tiennent pas, en tout cas, pour absurde. Au contraire,
Arnauld ne se déguise pas en matérialiste. Ses objections
sont.d'inspiration spiritualiste. Son état d'esprit n'est
pas celui d'un Gassendi, ni d'un Hobbes, ni même d'un Hersen-
ne. Ses objections sont, plutôt, une demande d'explication,
de la part d'un lecteur qui a adhèré au spiritualisme augus-
tinien de la deuxième Méditation, c'est-à-dire au spiritua-
lisme radical.
Descartes s'en est aperçu. Aussi, a-t-il
Ëté bien
disposé à l'égard de l'auteur des Quatrièmes Objections. Il
s'est, alors, cru obligé de donner des explications plus pré-
cises pour se faire mieux comprendre.
Il a même accepté de
. f .
1 7 ,
mo d 11er ses textes
. Quanu Arnauld lut les Réponses aux
Quatrièmes Objections, il s'en réjouit:
17.
Descartes
à
Hersenne,
4
mars
164]~ Garnier,
t.
II,
p.
317.

473
"Ce que vOûs avez écrit àe la distinction qui est
entre l'âme et le cor~s, me semble très clair,
très évident et tout divin, et comme il n'y a rien
de plus ancien que la vérité, j'ai eu une singuliè-
re satisfaction de voir que presque les mfmes cho-
ses avaient été autrefois agitées fort clairement
et fort agréablement par Saint Augustin, dans tout
le livre dixième de la Trinité, mais principalement
au chapitre dixième"18.
Dès lors, il est apparu à Arnauld que la philoso-
phie cartésienne, en accord profond avec la philosophie de
saint Augustin, était par sa modernité méme, la seule capa-
ble de nous garantir l'immortalité de l'âme. Aux yeux des
contemporai ns Desca rtes est i ncontestabl ement, pour l a pl u-
part, celui qui a chassé pour quelque tenlps, les doutes et
le fidéisme de la génération précédente, renouvelé l'espé-
rance chrétienne. Arnauld lui-même n'hésitera pas à voir
en Descartes un envoyé de la Providence, ayant pour mission
de réduire les assauts des libertins et freiner la montée
du matérialisme épicurien.
"Il ya des hommes de piété, dit-il, qui croient
qu'on doit regarder' comme un effet singulier de la
providence de Dieu, ce qu'a écrit M. Descartes sur
le sujet de notre âme, pour arrêter la pente effroya-
ble que beaucoup de personnes de ces derniers temps
semblent avoir â l 'irreligion et au libertinage,
par un moyen proportionné à leur disposition. Ce
sont des gens qui
ne veulent recevoir que ce qui
peut connaître par la lumière de la raison; qui
ont un entier éloigement de commencer par croire
à qui
tous ceux qui font profession de piété sont
suspects de faiblesse d'esprit, et qui se ferment
toute entrée à la Religion, par la prévention où
ils sont, et qui est en l a pl upart une sui te de 1a
corruption de leurs moeurs, que ce qu'on àit d'une
autre vie n'est que fable, et que tout meurt avec
le corps.
Il
semble donc que ce qu'il y avait de
plus important pour lever le plus grand obstacle
au salut de tous ces gens-là, et pour empêcher que
cette contagion ne se répande de plus en plus, était
de les troubler dans leur grand repos, qui n'est
18.
ARNAULD
à
Descartes,
3
juin
1648.

474
appuyé que sur la persuasion où ils sont, qu'il
y a de la faiblesse d'esprit à craire yue notre
âme survit notre corps. Or, Dieu qui se sert comme
il
lui
plaît de ses créatures, et qui cache par là
les effets admirables de sa providence pouvait-il
mieux leur causer ce trouble, si propre à les faire
rentrer en eux-mêmes, qu'en suscitant un homme qui
avait toutes les qualités que ces sortes de gens
pouvaient désirer ... , une grandeur d'esprit tout
à fait extraordinaire dans les sciences les plus
abstraites, une application à la seule philosophie,
ce qui ne leur est point suspect, une profession
ouverte de se dépouiller de tous les préjugés com-
muns, ce qui est fort à leur goût, et qui,
par là
même, a trouvé moyen de convaincre les plus incré-
dules, pourvu qu'ils veuillent seulement cuvrir les
yeux à la lumière qu'on leur présente, qu'il
n'y a
rien de plus contraire à la raison que de vouloir
que la dissolution de notre corps, qui n'est autre
chose que le dérangement de quelques parties de la
matière qui le compose, soit l'extinction de notre
âme.
Et comment a-t-il
trouvé cela? En êtablissant,
par des principes clairs et uniquement fondés sur
les notions naturelles, dont tout homme de bon sens
doi t conveni r, que l'âme et ,1 e corps, c' est-à-di re,
ce qui pense et ce qui est
etendu, sont deux subs-
tances totalement distinctes. Cela étant bien prouvé
(comme il
l'est très bien dans les 1·1éditations de
M.
Descartes) il
n'y a point de libertin ~ui ait
l'esprit juste, qui puisse demeurer persuadé que
nos âmes meurent avec nos corps"19.
Nicole reconnaîtra, également, tout l'intérêt de la
distinction cartésienne de l'âme et du corps, pour démontrer
l'immortalité de l'âme. Comme Arnauld, il
verra, en Descar-
tes, un homme providentiel
"On avait philosophé trois mille ans sur divers
principes, écrit-il, et il s'éléve àans un coin de
la terre un homme qui change toute la face de la
philosophie et qui prétend faire voir que tous ceux
qui sont venus avant lui n'ont ri ~n entendu dans
les principes de la nature. Et ce ne sont pas seule-
ment de
vaines promesses, car il faut avouer yue
le nouveau venu donne plus de lumière sur la con-
naissance des choses
naturelles que tous les autres
ensemble n'en avaient donné"20.
,.
19.
ARNAULD,
Examen du T~aité de
l'essence du corps,
O.
C.,
t .
38,
pp.
]36-137.
20.
NICOLF.
P.,
EBsais cie Morale,
De
la
faiblesse
de
l'homme,
t.
l,
pp.
30-31.

475
Autrement dit, dans l'explication de la nature de l'âme,
Nicole préfère Descartes à Lucrèce et à Epicure. Bossuet,
aussî, se laissera conquérir par cette philosophie nouvelle,
avant de regretter; avec raison, que les imprudences des
carté~iens fissent perdre a l'Eglise "le fruit qu'elle en
pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes
la divinité et l'immortalité de l'âme"Zl.
c'est pourtant i\\rnauld et non pas Nicole, ni Bossuet,
qui s'engagera à fond dans le combat pour le cartésianislne.
Contre les théologiens il
rappellera l'inspiration chrétien-
ne de la philosophie de Descartes, en parfait accord avec
l' ensei gnement des Pères et de l' Egl i se. Dans l' espri t
d'Arnauld, il
était de bonne tactique de recourir a Descartes
contre les libertins; c'était, en effet, leur opposer, dans
les discussions philosophiques et en faveur du spiritualisme,
une personnalité dont le crédit croissait dans le champ des
mathématiyues et des sciences de la nature, c'est-à-dire,
la même OÜ les esprits forts auraient aimé puiser des argu-
ments a l ' appui de leurs thèses.
Il
s'opposera à Mal ebranche
et au Doyen de Vitré, M. le Moine, dont les thèses respec-
tives étaient à ses yeux contraires au spiritualisme carté-
sien. Sur la question eucharistique, il aura a rappeler au
Doyen de Vi tré, à certai ns amis de Port-Royal, et surtout
auxMinistres calvinistes, la conformité des explications de
Descartes avec l'enseignement des Pères et de l'Eglise.
Il
aura été, a Port-Royal,
le seul qui soit resté fidèle a Descar-
tes et au cartésianisme jusqu'au bout. Il
sera aussi le
seul vrai cartésien en cette fin de siècle.
21.
BOSSUET,
CORRESPONDANCE,
Cl tee
par
SAINTE-BEUVE,
Port-Royal,
livre
VI,
éd.
1901,
p.
367.

476
2.
LA RAISON ET LA FOI.
Quod ~~lmu~.
debemu~ nationi ; quod ~nedi~u~ au~-
tonitati.
Ces paroles sont de saint Augustin. Arnauld les
reprend à son compte. E11 es si gni fient que dans l a ~~<.en~e
c'est à la nai~on que nous devons nous soumettre. C'est elle
qui
nous éclaire dans les choses naturelles. ~\\ais, en ma-
tière de ~néan~e, nous devo~s nous rendre â L'autonité. Dans
la science, l'argument d'autorité n'a aucun droit. Le re-
cours à la tradition, à l'Antiquité, n'est pas un argument.
Dans la science, l'autorité elle-même doit être soumise à
la critique. Autrement dit, en philosophie, i l 6aut vain
avec évidence et pan ~oi-m~me
"la raison d'un homme, purement homme, écrit Ar-
nauld, n'a point de droit sur la mienne. Nous
n'a von s l' une t l' au t r e que Die u pou ri": ait r e, et
il est tout à fait ridicule de vouloir que je l'en
crois sur les choses que je puis voir
par ma propre
lumière"22.
Malebranche fera remarquer que les disciples sont obligés
quelques fois de croire leur maître. ~lais, il
précisera que,
"s'ils veulent devenir véritablement philosophes, ils doi-
vent examiner les raisons de leurs maîtres. et ne les rece-
voir qu'après qu'ils en ont reconnu l'évidence par leur propre
23
lumière"
. Par contre, au regard des mystères de la Religion'
qui ne sont "fondés que sur l'autorité de Jésus-Christ, et
sur ce que nous avons appris des apôtres et de leurs disci-
ples", ni Arnauld, ni l'lalebranche, ne peuvent douter "qu'un
22.
ARNAULD,
Examen du
jl ra itd
de
l'essence
du corps,
O.
C.,
t.
38,
pp.
93-94.
23.
MALEBRANCHE,
De
Za Recherche de
Za Vérité,
I l l ,
l ,
III
Par t.
I l ,
O.
C.,
t.
l ,
p.
400.

477
très puissant motif pour nous les faire croire, ne soit
l 'antiquitè des saints tèmoins qui nous assurent que l'Eglise
de leur temps croyait telle et telle chose, les ayant reçues
des Apôtres par le canal de la Tradition,,24. Arnauld affirme
donc la distinction de la raison et de la foi qui exigent
de l'esprit deux attitudes diffèrentes, fort bien rendues
par ce mot de Malebranche:
"Pour ètre fidèle, il faut croi re aveugl ément
mais pour ètre philosophe, il faJt voir Évidem-
ment"25.
c'est, dans la première partie de l'Examen du T,'aité de
~'essence du coPps, qu'Arnauld expose clairement sa concep-
tion des rapports de la raison et de la foi.
Il
la dèveloppe
dans ses écrits polémiques et dans sa correspondance. Dans
l'Examen,
il
prend la défense de la philosophie accusée
d'être "la mère ou la soeur de l 'hèrésie". Cette accusation
qui fut lancée par un Père de l'Eglise, a été reprise par
le Doyen de Vitré, Jans son Ecrit contre Descartes. Ce fut
l'occasion pour Arnauld de rappeler qu'il
ne faut pas con-
fondre philosophie et rel igion. Les philosophies qui véhicu-
lent l 'hérésie sont, précisément, celles qui
ne respectent
pas l'autonomie de la foi, et qui, de plus, combattent les
vérités religieuses. Telle pourrait être "la philosophie
d'Epicure dont on se voudrait servir, Git-il, pour combattre
la Providence de Dieu et l'Immortalité de l 'âme,,26. Arnauld
24.
ARNAULD,
Examen du Tpaité
de
~'essence et du coPps,
O.
C.,
t .
38,
p.
94.
25.
MALEBRANCHE,
De
~a Rechepche de
~a Vépité,
l ,
III,
Part.
II,
O.
C.,
t .
l ,
p.
62.
26.
ARNAULD,
Examen du
tr'aité . . . ,
O.
C.,
t.
38.
p.
90.

478
n'a aucune estime pour la philosophie épicurienne qu'il
croit
faussE.
En droit,
il faut distinguer la raison et la foi.
Leur opposition devient manifeste, si l'on considère que ce
qui est critère du vrai
dans l'une est marque d'erreur dans
l'autre. En effet, dans les mystères de la foi, c'est le
6entlnlent unlven6el des chrétiens qui est la marque certaine
de la vérité. Dans la Perpétuité de la foi,
intervenant dans
le débat sur l'Eucharistie, Arnauld utilise contre les Pro-
testants l'argument qui fait du sentiment unanime des chré-
tiens le critère de la vérité du mystère eucharistique. Ce
qui caractérise la vérité religieuse c'est sa penmaYle.nce
dans le temps, sa penpétulté. Ce sentiment universel, c'est-
à-dire cette croyance commune à tous les chrétiens depuis
toujours, c'est ce que nous avons reçu'de l'Ecriture et que
l'Eglise a pour mission de maintenir et d'enseigner dans sa
pureté originelle. L'Eglise est dépositaire de la révélation.
Elle a pour vocation àe la transmettre
sans la dénaturer,
telle qu'elle l'a reçue.
L'enseignement des Pères, les déci-
sions des Conciles assurent à la Tradition sa permanence.
Ainsi, on est membre de l'Eglise si
l'on accepte de se con-
former à ce qui a toujours été le sentiment unanime de tous
les chrétiens, à ce qui a toujours été cru. Ce sont ces
croyances universelles et perpétuelles, éclairées par l'en-
seignement des Pères qui constituent la Tradition. Le chré-
tien cioit suivre entièrement, dans les matières qui relévent
de la foi, l'Autorité et la Tradition, et non ses propres
lumières. Si Arnauld écrit contre ~ialebranche c'est essentiel-
lement, pour rappeler à l'oratorien "qu'il a plus de sujet
qu'il
ne pense de se défier de quantité de spéculations,
qui
lui ont paru certaines, afin de le dis~oser par cette

: 479
expérience sensible, J chercher plutôt l'intelligence des
mystères de la Grâce dans la lumière des Saints, que dans
ses propres pensées,,27. S'expliquant
dans la Défensé, Arnauld
donne
les
raisons
qUl l'ont conduit J s'engager dans le
débat philosophique avec Malebranche, il
précise,
"Ce qui a d'abord été, dit-il, une matière de phi-
losophie, et qui l'aurait toujours été de mon cô-
té, parce que je n'y trouve rien que de naturel,
et qui ne se puisse découvrir par la seule consi-
dération de ce qui se passe dans notre esprit,
n'en est ~as une du côté de l'Auteur de la Réponse.
Celui
est une matière de Théologie, très sublime
et trés relevée".
La discussion sur les idées engage aux yeux de Malebranche
sa propre théologie de la grJce. En effet, la théorie de
la vision en Dieu sert de fondement J la doctrine de la
grlce qu'il développe dans le Traité de la Nature et de la
Grâce.
C'est une des raisons qui ont poussé Arnauld J
"ne pas laisser sans réponse, ce qu'il dit sur
des matiéres, qui, d'elles-mêmes, n'auraient pas
méritê d'être examinées avec tant de soin ... J'ai
pensé, dit-il, que la découverte des erreurs dont
il a rempl i sa Réponse, pouva it être uti 1e a dé-
terminer ceux qui se seraient laissés éblouir par
ses nouvelles pensées touchant la Grâce; parce
que n'étant fondées, aussi
bien que ce qu'il ensei-
gne des Idées, que sur des spéculations métaphysi-
ques, on peut aisément juger, que, s'il a pu se
tromper si grossièrement dans une matière où la
raison seule et quelque justesse d'esprit pouvaient
l'empècher de s'ègarer, il
lui aura été tien plus
facile de commettre de plus grandes fautes sur
d'aussi grands mystères et aussi impénétrables J
l' espri t huma i n abandonné à 1 ui -,nênle, qu~ le sont
ceux de la Grâce et de la Prédestination. Car il
n'ose pas dire que ce qu'il
nous en veut apprendre
sont des vêrités qu'il a prises des 55. 'ères;
27.
ARNAULD,
Des
Vra-ies
et des
Fauses
Idées,
O.C.,
t.
38,
édit.
Paris
et
Lausanne,
1778,
p.
180.

480
mais
il
ne rougit
point de les appeler des v[~ité~
pa~ticuli~~e~"28.
La
pensée de l'Eglise se trouve toute entière dans
la révèlation
interprétée par
les Apôtres et leurs succes-
seurs.
Les vérités de la foi
sont révélées.
Elles sont
im-
muables.
Elles
sont au-delà des contingences
historiques.
Leurs commentaires aussi
ne doivent pas subir
les changements
historiques.
L'Unité de l'Eglise repose sur la
Tradition.
Les
hérétiques,
au
contraire, voudraient
penser autrement.
,
Ils avancent des opinions contraires au
sentiment unanime
des chrétiens.
Ils se fient
à leurs propres pensées.
Ils
compromettent ainsi
l'unité de l'Eglise.
Par ce recours au
sentiment universel
des chrétiens, donc,
à la Tradition,
Arnauld manifeste sa
préférence pour la théologie po~itive.
Il
est der i g u eu r,
au con t rai r e,
en phi los 0 phi e ,
de n'accepter
pour vraie aucune opinion communément reçue,
qui
n'ait été d'abord
soumise à l'épreuve du doute.
L'uni-
versalité des
opinions n'est
pas un critère de vérité.
Pour-
quoi?
"Plusieurs de ces jugements peuvent ~tre faux,
quoi-
qu'ils
soient communs à tous les
hommes;
parce qu'ils ont
une cause d'erreur commune à tous les
hommes qui
sont les
préjugés de leur enfance,,2g.
Arnauld admet avec Descartes
que les préjugés de
l'enfance sont la
source de nos
erreurs.
Il
reconnaît aussi
avec
sa int Augustin que notre attachement
aux choses sensibles est à l'origine de nos erreurs. Mais
saint Augustin remonte jusqu'au péché,
ce que ne fait
pas
Descartes. La
physique scolastique a fondé
ses expl ications
28.
ARNAULD,
Défense,
V part.,
a.c., t. 38, pp. 665-667.
29.
ARNAULD,
~xnmen du Traité de l'essence du corps,
a.c., t. 38, p. 92.

481
des
phénomènes
naturels sur
les
principes aristotéliciens.
C'est ce qui
fait
que cette
physique est un
tissu d'erreurs
et d'idées fausses.
Il
a fallu
attendre Descartes
pour que
soit clairement établie,
par
exemple,
la
cause de
la chute
des corps,
en une théorie rationnelle.
Avant
les
traités
cartésiens,
la
pesanteur
éta it communément
expl iquèe par
une
certaine quali~~ ou
6o~me 4ub4~an~ielte qui en serait la
cause.
Arnauld avoue que Descartes a
"très
bien fait de re-
jeter comme des erreurs vulgaires ce que
l'on croit
sans
raison,
parce qu'on
l'a cru dans
l'enfance,
quelque univer-
sel l em en t
r e ç u es que soi en t
ces 0 pin ion s " 30. C' est d ire que,
dans
le domaine de la
science,
toute connaissance ne doit
~tre admise qu'après avoir été fondée en raison. La vérité,
ici,
est démontrée.
La
raison étant égale en
tous,
chacun
peut décourvrir
Ja
vérité
par
soi-m~me. Il ne faut point
se fier
à l'opinion commune.
Le sentiment commun
n'est
pas,
dans
la
science,
critère de vérité.
Il
est
souvent préjugé.
En
philosophie,
J'évidence doit être démontrée par des
"rai-
sonnements
légitimes

on n'empJoie que des choses claires
d' ell es-m~mes,,31.
Malebranche dèfend
le même principe:
"En matière
de philosophie,
dit-il,
nous ne devons
croire quoique ce
soit
que
Jorsque
J'évidence nous y
oblige.
Nous devons faire
usa g e den 0 t r e l i ber t é au tan t
que no u s
l e p 0 u von s " 3 2.
Ar n a u l d,
30.
ARNAULD,
Examen du
traité de
l'essence
du
corps,
O.c.,
t.38,
p.
93.
31.
ARNAULD,
Réflexions philosophiques et théologiques,
Avant-propos,
O.C.,
t .
39,
p.
171
32.
Cité
par
ARNAULD,
ibid.,
p.
168.

482
qui cite ce texte de l'auteur de la Recherche de la Vérité,
ajoute cette précision:
que nous devons suspendre notre
jugement tant que l'évidence et la
lumière ne nous forcent
point de sortir de cette suspension,
en nous portant à juger
en faveur de la vérité. Ce principe que Malebranche expose,
lu i
est d irec tement enseignè par 1 e Ver be d es Méditations
"L'évidence, déclare la Vérité
Eternelle,
exclut
d e l'e s prit t 0 u te i nc e r t it ude.
La v rai sem b1an c e
laisse quelque obscurité. Ainsi,
tu dois suspendre
ton jugement à 1 'ègardde la vraisemblance; car,
il
t'est encore libre de le suspendre:
et la règle
que tu dois observer dans la recherche des connais-
sances naturelles, c'est de faire un usage continuel
d e ta
lib e r té, c'e s t der ete n i r
ton con sen t em e nt
jusques à ce que tu
ne puisses plus le refuser à
l'évidence de la vérité"33.
En rappelant ces textes de Mal ebranche, Arnauld
laisse entendre qu'il
est d'accord avec
l'oratorien. Mais,
dans la
science,
il ya deux sortes d'évidences: l'éviden-
c e des p r em i er s pri nc i p es,
0 b t e nue
san s dé mon st rat ion et
qui
s'impose à notre esprit;
et
l'évidence démontrée par
des raisonnements lègitimes.
L'évidence dans les deux cas
est rationnelle.
Nous savons qu'Arnauld
ne reconnaît pas à
l'esprit le pouvoir de ne pas consentir à l'évidence.
En
quoi
il
ne partage pas avec Descartes,
l'idée d 'une L<-b~J1Di
34
qui
pourrait être indifférente à l'égard de la vérité
.
33.
Cité
par
ARNAULD,
Réf[exions philosophiques ••• ,
Avant-propos,
O.
C.,
t.
39,
p.
168.
34. ARNAULD,
Des Vraies
et des
Fausses Idées,
chap.
VI,
O.C.,
t .
38,
pp.
209-210.
DESCARTES:
-
A Mesland, 2 mai
1644.
Descartes
considère
comme
impossible
de
refu~er ll€vidence
pendant
le
temps
qu'on
l ' a -
perçoit.
Ce qui
le conduit à
considérer
la liberté d'indif-
férence
comme
un
défaut.
-
A Mesland,
9 février
1645,
Descartes
définit
par
"indifférence
la
faculté
positive
de
Se
dêterminer
pour
l'un ou
l'autre
de
deux
contraires,
c'est-à-di.re
de
poursuivre
ou
de
fuir,
cl 'affirmer ou
de
nier rt •

483
Malebranche estime que l'esprit ne doit consentir qu'a
l'évidence,
En l'absence de l'évidence,
il
faut
suspendre
son jugement. C'est en cela, dit-il,
que consiste le bon
usage de
la
liberté.
On peut certes avoir
raison contre
tous. Mais, Malebranche nous recommande de faire "justice
à
tout
le monde. Ceux qui
ne sont pas de notre sentiment
sont raisonnables aussi
bien que nous
ils
0 n t
les mêm es
id é e s des c ho ses .:
ils par tic i pen t
à
l a mêm e rai son" 3 5,
En
philosophie nul
n'a
le monopole de la vérité.
Toute vérité
sc i en t i f i que d 0 i t ê t r e dé mon t rée,
rat ion n el l em e nt é ta b lie,
"d'une manière si convaincante qu'il
soit impossible à un
homme sincère et de bonne foi
de ne pas s' y r endre,,36
Une science mal
fondée
est un danger
pour
la
reli-
gion.
La
physique scolastique est fondée sur
les prèjugés
de l'enfance,
sur des
idées fausses.
Elle compromet,
selon
Arnauld,
la
spiritualité de l'âme,
Elle ruine,
dit-il,
l'une
"des plus belles
preuves de la Divinité qui
est que la matié-
re ne peut jamais se mouvoir d'elle-même,,37.
Une physique
mat hématique,
ent ièrement rat i onnelle,
est donc
seu l e capa-
b l e den 0 usd é ba rra s se r
des su p ers t i t ion s, des
i magi na t ion s
sans fondement,
de l'empirisme aristotél ico-thomiste,
et de
nous faire accéder
à la
connaissance vraie de Dieu.
Ne peut-on
-
Dans
les
Méditations Métaphysiques,
IV,
i l
re-
prend
la
même
définition
dans
les
mêmes
termes.
Dans
ces
deux
textes,
il
affirme
la
positivit~ de la liberté d'indif-
férence.
35.
Cité
par ARNAULD,
RéfLexions philosophiques •.• ,
Avant-propos, a.c., t. 38, p. 171.
36. ARNAULD, ibid.,
p.
171,
37.
ARNAULD,
Examen du
l'pait;é de
Z. 'essence du
corps.
G.C.,
t .
38,
p.
93.

1\\81\\
pas trouver dans cette remarque d'Arnauld une ra ison le
disposant favorablement
à l'égard de la
théorie cartésienne
de la création des vérités éternelles et de l'idéal isme
cartésien?
Non seulement il
faut,
en philosophie,
soumettre
à
la
critique toute opinion communément reçue, mais encore
toute autorité même philosophique quelle qu'elle soit.
Arnauld
pense à Aristote,
le "Prince des phi1osophes".
Il
prend
place ainsi
à côté des
penseurs qui, depuis la Renais-
sance, ont engagé une lutte de libération de la raison con-
tre l'autorité toute puissante d'Aristote, dont l'Eglise
thomiste a fait
son allié. A l'alliance Aristote-saint Thoma
Arnauld veut proposer
à
l'Eglise une nouvelle alliance,
plus
moderne, celle de Descartes et de saint Augustin. C'est
grâce à ces assauts renouvelés que la raison s'affranchit
de l'autorité philosophique des anciens, mais aussi de l'au-
torité théologique des scolastiques. Car,
pour Arnauld,
la
scolastique est une philosophie,
la théologie scolastique
une théologie spéculative. C'est
la théologie des théologiens.
La théologie positive, celle des Pères échappe aux critiques
de la raison.
Parce qu'elle est spéculative et philosophique,
la théologie scolastique peut être réfutée.
En matière de
philosophie,
on ne croit
pas
sur parole. Descartes après
avoir conseillé, dans les Regulee, de ne pas croire sur pa-
role
les Anciens,
a invité ses propres lecteurs à ne pas
le
38
croire sur parole
. Descar.tes se distingue d'Aristote qui
recommande plutôt de croire le maître. Aussi, attire-t-il
contre lui
les violentes critiques de Malebranche et d'Arnauld
38.
DESCARTES,
ReguZap ad directionem ingenii,
III,
Paris,
Garnier
1,
po
85.

485
qui
excluent en philosophie,
le recours
à l'argument d'au-
torité 39 • Ainsi,
Arnauld,
après Descartes,
et comme Male-
branche affirme
le droit de
la raison
en matière de philo-
sophie.
11
interdit
l'intrusion dans
la raison de tout ce
qui
est erroné:
les
préjugés,
les fausses
sciences, les
fausses doctrines de
la Renaissance ou de
l'Ecole. Mais en
même temps,
il
interdit également à la raison d'intervenir
dans
le domaine qui
n'est pas
le sien: celui de la Révé-
lation.
1 l fa u t
dis tin gue r
en t r e ~ a v a ilL et c.lL a ilL e.
"R i en
n'est
plus judicieux,
soutient Arnauld,
que cette règle
d'écouter
la lLai~o~ dans les sciences humaines et l'autorité
dans
les choses de la Religion,,4D.
Malebranche n'hésitera
pas à accuser Aristote et un
bon nombre de philosophes
d'avoir méconnu
"la différence qu'il
ya
entre savoir et
savoir,
entre avoir une connaissance certaine et évidente
et n'en avoir
qu'une vraisemblable,,41. C'est
bien ce qui
explique l'abus de la ratiocination scolastique,
nuisible
pour
la religion.
On a voulu croire déclare Arnauld,
ou
il
fallait
savoir,
et,
inversement,
on a voulu
savoir où on
devait se contenter de croire. Rien n'a
plus "gâté"
la phi-
losophie et
la théologie;
l'antiquité,
l'autorité,
l'univer-
42
salité des opinions sont des "motifs"
qui
font croire

39.
MALEBRANCHE,
De
la Reche~che de
la
Vé~ité, III,
l,
I I I ,
Part.
II,
O.C.,
t.
l,
p.
406.
ARNAULD,
Examen du
T~aité de l'essence et du eo~ps,
O.C.,
t .
38,
p.
94.
40.
ARNAULD,
ibid.,
p.
94.
41.
MALEBRANCHE,
De
la Reche~che... ,
I I I ,
l ,
Part.
l,
O.C.,
t .
l ,
p.
401,
42.
ARNAULD,
Examen du
Tr'aité de
l'essence du
co~ps,
O.C.,
t .
38,
p.
94.

486
Arnauld déplore qu'ils aient
servi de critères de vérité
dans les sciences humaines.
Or, dans
les
sciences,
il
ne
faut consulter que la raison qui,
seule,
nous donne le savoir.
Les théologiens ont voulu
"assujettir aux faibles
lumières de notre raison
les mystères de notre foi,
qui
ne seraient plus
mystères,
si nous les pouvions comprendre,
au
lieu
de nous en tenir
à
ce que l'Ecriture,
l'Antiquité
et
les décisions de l'Eglise nous en apprennent,
parce que c'est cela
qui
fait croire,
et que Dieu
ne demande pas que nous les découvrions
par notre
lumiére
: ce qui
esj savoir; ma is
seul ement que
nous les c~OljiOn6"4
Si Arnauld
insiste sur
la
nécessité d'appliquer
cette règle augustinienne, c'est
parce qu'il
veut éviter
à l 'E91 ise qu'elle ne commette à l'égard de Descartes l'er-
reur
qu'elle avait commise envers Galilée. :.lais il
veut pré-
venir aussi
les théologiens,
comme Malebranche, Desgabets,
et des philosophes comme Leibniz contre le danger de la
"ratiocination,,44. Arnauld
n'oublie pas la condamnation de
Galilée.
11
estime que dans cette affaire les Censeurs de
Rom e 0 nt
c am mis une e r r eu r.
11 son t cru
que l' exp l i c a t ion
gal i l é en n e d u mou v em e n t
d e l a t e r r e é t ait
"n 0 n s eu l em en t
fausse et absurde dans la
philosophie, mais encore erronée
dans la foi,,45.
1ls l'ont donc mise en cause parce qu'elle
leur
paraissait contraire
à
l'Ecriture.
Or, dans
cette seconde
moitié du
XV11e siécle, quand
on fait
le point sur
l'état
~3. AR~AULD) Examen du Tl'aita de l'essence dit corps,
O.C.,
t.
38,
p.
95.
44. ARNAULD au LANDGRAVE ERNEST DE HESSE-RHEINFELS,
13 mars
1686,
ln
LEIBNIZ,
Correspondance aVec ArnaLdd,
Paris,
Vrin,
p.
83.
liS.
ARNAULD,
DifficL<Ztc-is
proposées
à M.
5TEYAERT,
XCIV,
15
exemple
O.C.,
t.
I I I ,
édit.
Paris
et
"ausanne,
Ill8,p.301.

487
d'avancement de la
science,
on
est bien obligé de constater
que ses progrès donnent raison
à Galilé.e.
Les Censeurs ro-
mains ont été victimes de
leurs
préjugés.
~~ais ils ont été
surtout trompés' par
les "sophismes" d'Aristote.
Il
est
clair, désormais,
avec
le progrès des sciences,
que pour
bien connaître les causes des
effets de
la
nature,
il faut
raisonner sur d'autres principes que ceux d'Aristote. Mais
la quèstion pour Arnauld
est de savoir ce qu'il
faut faire
lorsqu'une théorie scientifique est contraire à l'Ecriture
et que l'''on est comme forcè,
par
beaucoup de fortes raisons,
de croire qu'elle est véritable,,46.
Saint Augustin
nous
donne la
règle
"Il Y a des choses dit le Saint Docteur,
que ceux-
mêmes
qui
ne sont pas chrétiens peuvent savoir
certainement touchant les cieux et
les éléments,
le mouvement,
la grandeur
et les
in·tervalles des
astres.
Il
faut donc
bien prendre garde qu'un chré-
tien
ne
leur oppose pas des
passages de l'Ecriture
qu'il
croirait y être contraires. Car ce serait
donner sujet de mépriser
l'Ecriture sainte, comme
contenant des choses qui
ne sont pas vraies"47.
Arnauld
qui rapporte ce texte ajoute que saint Thomas est
de l'avis de saint Augustin. Autrement dit,
l'Ecriture
n'est pas un
l ivre scientifique.
Par conséquent,
estime
Arnauld,
il
ne faut pas s'en servir
pour soutenir des erreurs
scientifiques.
Le Doyen de Vitré, dans
son ècrit contre la
philo-
sophie cartesienne condamnait la raison à l'égarement, même
dans
les Mathématiques,
si
elle n'était pas "disciple de
46.
ARNAULD,
Difficultés proposées à M.
STEYAERT,
XCIV,
ISe
exemple,
O.C.,
t.
,
p.
310.
47.
ARNAULD,
ibid.,
p.
310.

488
·
;,48
D1 eu
,
prenant appui
sur
l'Ecriture et les
Pères,
"Ces sortes de déclamations,
réplique Arnauld dans
sa vigoureuse défense,
qui semblent favoriser
la
Religion,
parce qu'elles donnent beaucoup à la foi,
trouvent fac i1ement créance dans 1 es
personnes de
piété,
qui
ne sachant rien dans les sciences natu-
rell es ne sont guère plus capab1 es de juger de 1 eur
certitude,
qu'un
sourd de la
beauté de la Musique,
Ma i s pour
peu qu'on y ait d'entrée,
on
ne saura it
regarder une proposition si absurde et si
téméraire,
que comme préjudiciable à la f o i ;
parce que c'est
l'exposer aux mépris des 1 ibertins que de leur vou-
loir persuader qu'il
n'y a rien de certain dans
les
livres d'Euclide et d'Archimède, dans
l'Analyse de
Viette, dans
la Géométrie de M.
Descartes","49.
Il faut donc renoncer
à attribuer
à l'Eglise, "par une pié-
té ma l
entendue",
"une autorité de juger des choses qui
ne sont pOint
de son ressort que Jésus-Christ
ne lui a pOint don-
née,
les ayant laissées au
jugement de la raison,
qui
est
bien moins corrompue au
regard de ces scien-
ces abstraites que des régles de nos moeurs, •• "50.
Même remarque chez Malebranche.
Il
estime comme Ar-
nauld,
que le fait de prétendre tout trouver dans
la Bible
expose la
religion au mépris des
libertins,
en sorte que
l'Ecriture sainte devient principe d'erreur
et la vérité,
51
motif d'impiété
• Arnauld et Malebranche prennent le parti
de Galilée.
Ils font preuve ainsi
de "libéralisme et de
l
.
,,52
0
l
t
1'1

C
alrvoyance

ans
es tex
es qu
l
consacre a ri l J a f fa i r eL! ,
48.
Cité
par
ARNAULD,
E::r;amen du
Traité de
l'essence,
O.c.,
t .
38,
p.
98,
49.
ARNAULD,
ibid.,
p.
98.
sa. ARNAULD, ibid., p. 99.
51,
HALEBRANCHE,
Rechel'che de
la Vérité,
II,
II , VIII ,
par.
3,
O.C.,
t .
l ,
pp.
314-318,
52.
BUSSON
H.,
La Rel1:gion des
Classiques,
chap.
IV,
p,
1 1 1 •

489
·on observe qu'Arnauld manifeste une certaine volonté d'apai-
sement. S'il comprend les Censeurs de Rome, il
ne les approuve
pas. Il se contente, cependant, avec sérénité de rappeler
la règle qui permettra à l' Egl ise de ne pas renouveler l'er-
reur. Dans cette seconde moitié du XVIIe siècle, le conflit
entre la théologie et l'astronomie est définitivement termi-
né.
Il
s'est achevé par le triomphe de Copernic. Ce qui préo~
cupe la génération d'Arnauld, c'est la question de l'immor-
talité de l'âme. Le cartésianisme mérite sur ce point, selon
Arnauld, plus de sympathie de la part de l'Eglise.
Face à la montée du libertinage et du scepticisme,
de l'agnoticisme padouan, Descartes apporte une certitude
d'un nouveau genre: la certitude rationnelle. Les preuves
cartésiennes de l'existence de Dieu et de la spiritualité
de l'âme sont, pour Arnauld, le signe du renouveau de la
foi.
Rétablir dans la science l'autorité morale de la raison,
c ' est dém 0 nt r e r que l' i nt e l l i ge ncep eut a c c é der à l a vé rit é
la conversion à Dieu est donc possible. La raison elle-mème
peut y aider. Aussi, Arnauld critique-t-il
le scepticisme
de Huet source d'athéisme.
"Je ne sais pas, écrit-il, ce que l'on peut trou-
ver de bon dans le livre de M. Hûet contre M. Des-
cartes, si ce n'est le latin: car, je n'ai jamais
vu de si chétif livre, pour ce qui est de la
justesse d'esprit, et de la solidité du raisonne-
ment. C'est renverser la Religion que d'outrer le
Pyrrhonisme autant qu'il fait:
car la foi est
fondée sur la révélation, dont nous.devons être
assurés par la connaissance de certains faits.
S'il n'y a donc point de faits humains qui
ne soient
incertains, il n'y aura rien sur quoi la foi
puis-
se être appuyée. Dr, que peut tenir pour certain
et pour évident celui qui soutient que cette pro-
position: Je pen-!le donc je MLÙ, n'est pas évidente
et qui
préfère les sceptiques à M. Descartes"53.
53.
ARNAULD
à
Du
Vauce],
1er
février
1692,
D.C.,
t.
III,
p.
425.

490
Pomp 0 n ace e f
surtout ArTsto'teo n f ' f il rCtië aùëàup
d'athées
et de
libertins.
Le mérite de Descartes c'est
d'avoir redonné confiance en la
raison.
On avait perdu le
goût de
la vérité.
Avec Descartes
renaît l'espoir de possé-
der l'évidence.
Il
fait de
la
raison
le
rempart de
la foi.
Mais,
il
a fallu
démontrer au
préalable que
notre
raison
n'était pas
congénitalement malade,
et qu'elle était capa-
ble,
dans
son propre domaine,
de découvrir des
vérités
cer-
taines.
Assuré de l'infaillibilité de
la raison bien con-
duite,
Oescartes,
de l'avis
d'Arnauld
"est resté soumis
à l'Eglise"
sur les questions qui
ne relevaient
pas de
la
54
Philosophie
.
Ce qui
n'empêche pas Arnauld de le traiter
de
"Pélagien,,55.
Le
pélagianisme est ce mal
qui
résulte
"de
la trop grande
confiance en
sa raison,,56
C'est une hérésie.
Cette accusation, Arnauld la formule
dans
une
lettre de
1669,
après
avoir lu
la correspondance de
Descartes
publiée
par
Clerselier:
"Ses
lettres,
écrit-il,
sont pleines de Pélagia-
ni sme"
il
ajoute:
"Hors
les
poi nts
dont il s'était
persuadé
par sa philosophie,
comme est l'existence
de Dieu et l'immortalité de
l'àme,
tout ce qu'on
peut di re de lui
de
pl us
avantageux est qu' i l
a
toujours
paru être soumis à l'Eglise"57.
Cette accusation peut paraître étrange, car Oescartes a
toujours
distingué
la
raison et
la foi,
et s'est toujours
soumis à l'Eglise.
Que vaut cette accusation de
pélagianisme?
54.
ARNAULD
à
i1.,
18
octobre
1669,
O. C.,
t.
I I I ,
Paris
et
Lausanne,
1778,
p.
670.
55.
Ibidem.
56.
ARNAULD,
E:xamen,
O.C.,
t.
38,
édit.
Paris
et
Lau-
sanne,
1778,
p.
95.
57.
ARNAULD
à
M.,
O.C.,
t .
1,
êdit.
Paris
et
Lausanne,
1778,
p.
671.
-
0",,;

491
Dans cette lettre de 1669, Arnauld traite de la question
eucharistique.
Il s'étonne que l 'on p~isse prendre "M. Des-
cartes pour un homme fort êclairé dans les choses de la
Religion,,58. C'est llesgabets qui
le met "un peu en mauvaise
humeur,,59 par sa théologie eucharistique. Arnauld ne l' ap-
prouve pas.
Il estime en effet que Desgabets "s'attache à
une
opinion que l'on doit avouer être, au moins, contraire
à tout ce qui s'est enseigné dans l'Eglise depuis six cents
ans, et non seulement dans l'Eglise Catholique, mais dans
toutes les communions chrêtiennes,,60. Ce qui
n'a pas empêchê
ce Religieux de croire que son opinion sur
'Eucharistie
devait réaliser l'unité des chrétiens, des catholic;ues, des
luthériens et des calvinistes. Pour Arnauld, c'est la Tradi-
tion qui fonde l'unité des chrétiens; l'opinion d'un théo-
logien est susceptible d'erreur. Si elle n'est pas fondêe
sur la vérité, elle peut causer beaucoup de renversements
dans la théologie et dans la ~10rale.
Il est vrai que Desgabets en se réclamant de Des-
cartes autorise à voir dans le cartésianisme, en un sens,
la source de son hérésie. Mais, l'ardeur avec laquelle
Arnauld dêfendra, par la suite, Descartes et le cartêsianisme,
donne à penser que l'accusation de ·Pélagianisme" s'adresse
bien plus à Desgabets qU'à Descartes.
Il
faut reconnaître
cependant, qu'il y a dans Déscartes une tendance au Pélagia-
nisme. Cet optimisme cartésien peut, en effet, y conduire.
58.
ARNAULD
à
H.,
O.C.,
t.
l ,
édit.
Paris
et
Lausanne,
1778,
p.
671.
59.
Ib7:dem,
p.
670.
60.
Tb7:dem,
p.
670.

492
Arnauld tient donc à prévenir les théologiens trop hardis
et qui
se disent cartésiens, de lire Descartes et particu-
61
lièrement ses lettres avec beaucoup de P0écautions
. Mais
pour ce qui est de ses écrits principaux, Arnauld au con-
traire en recommande la lecture. Le Discours de la Méthode,
les Méditations Métaphysiques, les Principes, exposent
"une philosophie solide qui est enseignée par un
philosophe chrétien, qui
reçoit et révère tous
les mystères de la foi, et qui
ne traite que des
choses qui se peuvent traiter par les lumières
de la raison: en reconnaissant en même temps que
tout ce qu'il a plu à Dieu de nous révéler de lui-
même ou des effets extraordinaires de sa toute-
puissance, doit tenir le premier lieu de notre
créance, quoique nous ne le puissions pas conce-
voir; parce qu'il
n'est pas étrange que notre
esprit étant fini,
ne puisse comprendre tout ce
que peut une puissance infinie. C'est ce qu'a fait
M. Descartes.
Il a poussé plus loin qu'aucun phi-
losophe avant lui, ce qu'on peut découvrir des
vérités naturelles par la seule lumière de la rai-
son; mais il est en même temps demeuré si attaché
aux véri tés de l a foi, que la Rei ne de Suède lui
a rendu ce témoignage, qu'il a beaucoup contribué
à
sa conversion"62.
Dans l'analyse qu'il consacre aux rapports de la
raison et de la foi, Arnauld fait de leur distinction une
règle augustino-cartésienne. Le· non-respect de cette règle
est, dit-il, toujours préjudiciable à la Religion. [-lais de
leur distinction, Arnauld ne conclut pas à leur opposition
absolue. La distinction signifie autonomie et non indépen-
dance. Il n'y a pas incompatiblité entre la raison et la foi
61.
Arnauld
adopte
â
l'êgard
des
lettres
de
Descartes
la
même
attitude
qu'à
l'égard
de
l'Ethique de
Spinoza.
En
déclarant
dans
une
lettre
du
30
novembre
1690
:
"Je
nI ai
point
lu
les
livres
de
Spinoza",
i l
a
voulu
empêcher
un
ami
romain
de
L.
du
Vaucel
d'étudier
les
oeuvres
de
Spinoza,
in
ORCIBAL,
Les Jansénistes
face
ci Spinoza,
p.
457.
62.
ARNAULD,
Examen du
Traité
de
l'essence du corpH,
O.c.,
t.
38,
pp.
90-91.

493
la philosophie est utile à la Religion, parce que la raison
et l a foi
son t
"d es ru i s s eau x de l a mê me sou r cee t que l' 0 n
ne sa urai t guère s' é loi gne r de l '. une san s s' ê car te r de
l'autre"53.
La philosophie cartésienne ne démontre-t-elle
pas des vérités religieuses, l'existence de Dieu, la spiri-
tualité de l'âme, sous la seule autorité de la raison?
Arnauld ne revient-il
pas dans la Logique sur la question
eucharistique? Nais c'est qu'il
est persuadé que la Logique
64
peut aider à mieux concevoi r le mystère eucharistique
, il
sait que le conflit entre la raison et la foi
favorise
l'agnosticisme et ruine tout espoir de convertir le libertin,
en rejetant la vérité religieuse dans la sphère de l'irra-
tionnel, des superstitions, des imaginations. Cependant,
l'accord de la raison et de la foi
ne signifie par leur
confusion. La vérité est une.
En effet, de son universalité
faut-il
conclure à l'uniformité et donc à l'indistinction
des deux domaines, celui de la raison et de la foi? Arnauld
dit non. Malebranche dans le Traité de la Nature et de la
Gt~ce, supprime l'opposition entre la nature et la surnature.
La Raison règne dans l'ordre de la nature et dans l'ordre
de la grâce? Devant cette philosophie qui
subordonne la
toute-puissance divine â la Raison et qUl
lui paraît nier
le miracle et la Providence, Arnauld s'inquiète et reprend
le conbat contre Malebranche, au nom de cette règle carté-
siano-augustinienne.
Lâ, où Arnauld a vu une ressemblance entre Descar-
tes et saint Augustin, Sainte-Beuve au contraire y voit une
63.
ARNAULD et NICOLE,
La Logique ou
l'art de
penser,
Avertissement,
édit.
Clair
et
Girbal,
p.
]2.
64.
ARNAULD,
ibid.

494
"différence,,65 mieux une "contradi ction de méthode de ces
deux grands esprits,,66. ·Comment, se demande-t-il, lui,
l'auteur de la fameuse Logique, n'a-t-il pas vu qu'il y
avait, qu'il y aurait bientôt deux chapitres a y ajouter
"De l'influence de Descartes sur la manière de raisonner
- de l'influence de saint Augustin sur la manière de rai-
sonner? Ce que dit Arnauld, ajoute-t-il, de;limites que
n'a point passées Descartes, est bon a dire: mais ces com-
partiments n'existent que dans un esprit qui les respecte;
au moindre mouvement en avant d'un esprit moins respectueux,
.
.
1
t,,67
C'
t

Ils tombent, - comme un slmp e paravan
.
es
reconna,-
tre qu'Arnauld est resté fidèle a l'inspiration cartésienne
dans sa conception des rapports de la raison et de la foi.
Ce qui l'effraie ainsi que Bossuet ce sont les développe-
ments exagérés que Malebranche, Desgabets donnent de la
doctrine de Descartes. Malebranche n'a-t-il
pas introduit
en Dieu cet ordre mathématique qui caractérise la raison
cartésienne? En procédant ainsi Malebranche renverse le
cartésianisme dont l'équilibre entre la raison et la foi
avait conquis Arnauld. En cela, Arnauld est un classique.
Par ailleurs, en présentant dans le chapitre V du
livre Des Vraies et des Fausses Idées, sa doctrine des idées
selon la manière des géomètres, Arnauld rejoint les auteurs
des Secondes Objections, et aussi Gassendi et Spinoza. Mais
son tempérament, ses activités de mathématicien, son goOt
65.
SAINTE-BEUVE,
Port-Royal,
t.
V,
sixième
édition,
p.
354.
66.
SAINTE-BEUVE,
ibid.
67.
SAINTE-BEUVE,
ibid.,
pp.
354-355.

495
pOur la logique, lui font suivre dans ses propres écrits,
l'ordre synthétique plus apte à convaincre. C'est de cette
méthode dont il est question dans la Logique de Port-Royal.
C'est aussi cette méthode qu'il suit dans sa critique de
la théorie des idées de Malebranche. Elle consiste à "exa-
miner sérieusement si
les preuves
en sont sol ides et con-
vainquantes". Il
suffit pour cela de "mettre ses arguments
en forme, en prenant bien garde si
les majeures sont géné-
rales et nécessaires et si
les mineures en sont bien cer-
taines. C'est le seul moyen de s'assurer, si ce qu'on ap-
pel l e dém 0 ns t rat ion l' est vé r it a bl em e nt" 68. Des car tes, pou r
satisfaire les auteurs des Secondes Objections, avait accep-
té de donner de sa philosophie un exposé, selon la méthode
des géométres caractérisée par l'ordre synthétique. Il
n'a
pas manqué cependant de rappeler ses préférences pour
l 'o~d~e a~aly~~que en métaphysique. Arnauld ne rejettera
pas cet ordre puisqu'il accepte de lire les Méditatio~s
Métaphysiques
selon l'ordre même que préconise Descartes
et se montre entièrement satisfait des vérités auxquelles
il parvient en suivant cet ordre
l' exi stence de Di eu et
l' immortal ité de l'âme, qui sont dans saint Augustin. Aussi,
Arnauld s'est-il montré confiant dans la méthode de Descartes.
68.
ARNAULD,
Déj",mseJ,
lIe
part.,
O.C.,
t
38
433

,
p.


496
CHA PIT R E l 1
LE CARTESIANIS~lE
D' ARNAULD
DANS LES POLEMIQUES PHILOSOPHIQUES
1.
LA POLEMIQUE SUR L'IDEE DE L'AME.
Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, la
polémique 00 il s'engage avec Malebranche, conduit Arnauld
à voir en son adversaire un matérialiste déguisé.
Les thè-
ses de Malebranche lui paraissent si radicalement opposées
aux thèses cartésiennes et augustiniennes, qu'il
n'hésite
plus à le ranger dans le camp des gassendistes.
Que dit Malebranche de l'idée de l'âme? Arnauld
ci te l es textes de l'auteur de l a Recherche de la VéI'ité,
avant d'en faire la critique. Dans ces textes qu'il rapporte
fidèlement, Malebranche déclare qu~ not~~ âm~ ~~ ~onna2t
~an~ idl~ ; qu'~ll~ ne ~~ ~onna2t point ~laL~~m~nt ; qu'elle
n'a d' eli'~-même que de~ 6entim~nt~ ~on6[[~ et ténéb~eux:.
Elle ~e ~~nt, maL~ ne ~e ~onna2t pa~. Ce qui revient à dire
que l'âme est inintelligible à elle-même. La vision en Dieu,
une fois démontrée dans la Recherche de la VéI'ité, Male-
branche énumère quatre manières différentes de connaTtre
les choses.
Nous connaissons
les choses:
P
par elles-mêmes

497
2° par leurs idées, c'est-à-dire par quelque chose qui
soit différente d'elles; 3° par CONSCIENCE ou sentiment
intérieur; 4° par conjecture.
Opposant immédiatement la connaissance que nous
avons des corps à celle que nouS avons de notre 3me, Male-
branche concl ut
"On ne peut douter que lIon ne voie l es corps avec
leurs propriétés par leurs idées; parce que,
n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne
les pouvons voir que dans l'être qui les renferme
d'une manière intelligible. Ainsi, c'est en Dieu,
et par leurs idées, que nous voyons les corps avec
leurs propri étés ; et c'est pour' cel a que 1a con-
naissance que nous en avons est très parfaite: je
veux dire, que l'idée que nous avons de l'étendue
suffit pour nous faire conna1tre toutes les pro-
priétés dont l'étendue est capable; et que nous
ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte
et plus féconde de l'étendue, des figures et ges
mouvements, que celle que Dieu nous en donne"
9.
c'est, en effet, la même chose de voi~ un obje~ en
Vieu
e~ de te voi~ pa~ ~on idée. La connaissance par idée
est une connaissance non seulement claire et distincte,
mais parfaite, puisqu'elle fait apercevoir, avec la chose
que l'on conna1t, ses propriétés et les modifications dont
elle est capable.
"11 n'en est pas de même de notre âme, nous ne
la connaissons point par son idée: nous NE LA
voyons point en DIEU: nous ne la connaissons que
par CONSCIENCE; et c'est pour cela que la con-
naissance que nous en avons est imparfaite. Nous
ne savons de notre âme, que ce que nous sentons
se passer en nous. Si nous n'avions jamais senti
de douleur, de chaleur, de lumière, etc., nous ne
pourrions savoir si notre âme en serait capable;
parce que nous ne la connaissons point par son
idée. Mais si nous voyions en Dieu l'idée qui ré-
pond à notre âme, nous conna1trions en même temps
69.
Cité
par
ARNAULD,
Des
Vr'aies
et des
Fausses Tdées,
chap.
XXI,
D.C.,
t .
38,
p.
294.

498
00
nous pourrions conna'tre, toutes les proprle-
tés dont elle est capable, parce que nous connais-
sons l'étendue par son idée"70.
Malebranche ne nie pas que:nous n'avons aucune
connaissance de notre Ime.
Il
se contente de dire que la
connaissance que nous en avons est obscure et confuse
c'est la preuve que nous ne la connaissons pas en Dieu,
comme les choses matérielles. En effet, tout ce que nous
conna i ssons cl a irement et di stinctement, nous le connai s-
sons en Dieu. Tout ce que nous connaissons en Dieu nous
le connaissons par l'idée. Nous n'avons pas d'idée de notre
âme. Par contre, nous avons une idée claire et distincte
de l'étendue. C'est le renversement du cartésianisme, la
porte ouverte au matérialisme. Aussi, contre Malebranche,
Arnauld va développer toute une série d'arguments.

Il commence par reprocher à son adversaire
d'avoir négligé de démêler l'équivoque du mot idée. Aussi,
sa pensée nous demeure-t-elle difficilement compréhensible.
Et quand Malebranche prétend que l'âme ne se connaît point
elle-même par son idée, Arnauld explique que cette asser-
tion peut se comprendre différemment. Cette critique nous
la connaissons. Elle nous est désormais familière 71 •

Il est regrettable, en effet, que l'auteur
de la Recherche de la vérité n'ait pas pris soin dans ses
livres de parler avec plus d'exactitude et de rigueur. Mais,
Arnauld va plus loin et dénonce l'insuffisance même de la
70.
Cité
par
ARNAULD,
Des
Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXI,
O.C.,
t.
38,
p.
294.
71.
ARNAULD,
ibid.,
chap.
VII
à
Xl,
O.C.,
t .
38,
pp.
211-236.

499
Vision en Dieu. En appliquant '8 notre 8m~ les raisons géné-
rales que cet auteur apporte pour rendre probable cette
nouvelle pensée, que nous voyons toutes choses en Dieu",
Malebranche, c'est le sentiment d'Arnauld, 'n'aurait point
dD prétendre que nous ne voyons point notre 8me en cette
manière,72. L'argumentation d'Arnauld s'inspire de ses préoc-
cupations théologiques et morales. A supposer que les princi-
pes qui
rendent possible la Vision en Dieu soient vrais,
Arnauld s'indigne que, parmi les objets que nous voyons en
Dieu, nous ne voyons pas l'idée de notre 8me. Logiquement,
nous devrions voir en Dieu l'idée de notre 3me, comme nous
y voyons les idées des choses matérielles. L'8me humaine est
créée; les choses matérielles aussi. Or, Dieu ne crée rien
sans en avoir l'idée. L'idée de notre 8me se trouve donc en
Dieu aussi
bien que l'idée de l'étendue. Et, ce qu'il y a en
Dieu qui représente notre 3me, n'est-il
pas aussi spirituel,
aussi
intelligible et aussi
présent 8 l'esprit que ce qui
représente les corps?
']1
est même sans difficulté que ce
qu'il y a
en Dieu qui représente notre 8me, qui a été créée
8 son
image et 8 sa ressemblance, parce qu'il a
voulu qu'elle fOt, comme lui, une nature intelli-
gente, est plus propre 8 faire que notre 8me ne
puisse voir en Dieu, que ce qu'il y a en lui qui
représente les corps; qui ne pouvant être qu'émi-
nemment et non pas 6o~mellement étendu, figuré, divi-
sible, mobile, ne peut être propre 8 les faire voir
8
notre esprit qui les doit concevoir étendus, fi-
gurés, divisibles, mobiles"73.
Pourquoi donc, se demande Arnauld, notre 3me voyant les corps
en Dieu, ne s'y voit-elle pas elle-même? En faisant dépendre
72. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. XXII,
O.
C.,
t .
38,
p.
299.
73.
ARNAULD,
ibid.

500
__
'-_.
------
..:...._~_._--_....:._--
_.~._.-.
de Dieu la connaissance que l'ame peut a~oir d'elle-m~me,
Malebranche nous aurait fourni un moyen sOr de découvrir,
comme nous l'enseigne l'Ecriture, que notre âme a été effec-
tivement créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, c'est-
à-dire spirituelle et immortelle. Eclairée de Dieu, elle se
conna~trait soi-m~me, en m~me temps que sa véritable desti-
74
née
Arnauld exige, donc, de.Malebranche un renversement
de perspectives, afin de sauver la spiritualité de l'âme et
de consolider sa dépendance étroite à l'égard de Dieu. Par
là-m~me, il assure la divinité de Dieu. L'ame est faite pour
Dieu. La conduite de Dieu serait indigne de lui, donc impar-
faite, s'il n'éclairait pas directement notre âme. Sa volonté
ne serait pas conforme à l'ordre, "si, nous faisant voir
toutes les choses matérielles en lui, il
n'y avait que notre
âme, au regard de laquelle, il
ne nous ferait pas la même
grâce de nous l a faire voir en lui ,,75. Arnauld prend appui
sur la volonté divine, expression' de la toute-puissance.
Arnauld et Malebranche n'interprètent pas de la m~me façon
les rapports entre les perfections divines. Malebranche fait
appel à la Sagesse divine. C'est, précisément, parce que nous
sommes éclairés par la Sagesse de Dieu que, selon Malebranche,
nous devons conclure du fait que nous ne voyons pas en Dieu
l'idée de notre ame, que Dieu n'a pas voulu découvrir à notre
âme ce qui en lui la représente. Arnauld, au contraire, accorde
la primauté à l'attribut de la toute-puissance. Fort de
74.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXII,
O.C.,
t .
38,
p.
299.
75.
ARNAULD,
ibid.,
p.
300.

501
l'enseignement des Pères, il
ne peut concevoir qu'un esprit
fini puisse accéder jusque dans le conseil de Dieu. Male-
branche nous fait participer directement aux idées divines.
('est pourquoi Arnauld accuse Malebranche d'impiété. Aussi
persiste-t-il à rappeler, contre son adversaire, que la ma-
nière ordinaire de voir les choses tant que nous sommes en
cette vie, n'est point de les voir en Dieu. Dieu ne découvre
ses divines idées qu'aux bienheureux. Arnauld manifeste par
là son attachement aux thèses de saint Thomas.

Mais venons-en à l'essentiel, c'est-à-dire à
la critique des raisons qui fondent, chez Malebranche, la
thèse que "nous n'avons point d'idée claire de notre ~me et
que nous en avons de l'étendue". ('est sur un point fondamen-
tal de la philosophie de Malebranche que va s'appliquer la
critique d'Arnauld. Il oppose à Malebranche, Descartes et
saint Augustin. Nous savons que le Docteur augustinien a
immèdiatement apprécié chez Descartes le C09~~o comme princi-
pe de sa démonstration de l'immortalité de l 'àme et de l'exis-
tence de Dieu. ('est ce qui
lui vaut d'être rapproché de
saint Augustin. Arnauld, disciple de saint Augustin et adepte
de la philosophie nouvelle, reprend a son compte cette évi-
dence augustino-cartésienne. Aussi, au chapitre V du livre
Des Vraies
et des Fausses Idées,
la première vérité qu'il dé-
couvre, en faisant "une sérieuse réflexion sur ce qui se passe
dans son esprit", c'est l'existence du sujet en tant que subs-
tance pensante: "je suis assuré que je suis, dit-il, parce
que je pense; et qu'ainsi je suis une substance qui pense".
De ce point de départ ferme et inébranlable il
déduit deux
autres évidences dans l'ordre:
"je suis plus certain que je

502
suis,
que Je ne le suis que j'ai
un corps, ou qu'il
y
a d'au-
tres corps:
car je pourrai
douter qu'il
y
a des corps, que
je ne pourrai
pas pour cela douter que je fusse".
En d'autres
termes l'âme est plus aisée à connaHre que
le corps et de
ce fait mieux connue que
le corps.
"Je connais l '~tre parfait
l'être même,
l'être universel;
et ainsi
je ne
puis douter
que je n'en aie l'idée,
en prenant l'idée d'un objet pour la
perception d'un objet,
selon la
troisiéme définition,,76.
Cet "ordre des raisons",
respecte celui
des Médita-
tionsMétaphysiques.
Comme chez Descartes, Arnauld en déduit,
pour ce qui
est de
l'âme, qu' ell e est mieux connue que le
corps, qu'elle est substance spirituelle radicalement distinc-
te du corps.
C'est sur cette distinction qu'il
fait
reposer,
comme
tous
les disciples de Descartes, l'immortalité de
l'âme.
Malebranche procèdera différemment.
D'abord, chez lui,
le
Cog-ito
n'est plus
premier.
Il
perd la
positivité qu'il
avait
chez Descartes et qui
donnait satisfaction à Arnauld.
Il
sert
chez lui
à distinguer les deux substances
âme et corps,
et
permet d'opposer la clarté de l'idée d'étendue à l'obscurité
du
sentiment.
La connaissance du Cog-ito
ne
s'accompagne
pas
de la connaissance claire de soi.
Certain de mon existence,
par sentiment intérieur,
je n'ai
pas
une
idée claire et dis-
tincte de mon
âme.
La certitude de mon existence n'est pas
rattachée à la connaissance claire de mon
essence ou de
l'idée
de mon âme.
Cependant,
je vois
clairement et distinctement
ce qu'est
ln mntière.
J'ai,
en effet,
de
la matière une idée
claire et distincte; cette
idée m'apprend que la matière
doit
se
réduire
à l'étendue et que
l'étendue constitue l'essence
76.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses
Idées,
chap,
V,
O.C.,
t.
38,
pp.
201-202.

503
des corps:
c'est dire que l'étendue est la conditicn néces-
saire et suffisante de tous les corps. méme du mien; sans
elle, aucun corps n'est possible. La connaissance claire
porte sur l'idée d'étendue qui,
par conséquent, est a priori,
nécessaire et objective. apte à promouvoir des connaissances
exactes.
Malebranche rompt avec Descartes. C'est le senti-
ment d'Arnauld. En effet, de sa conception du Coglto, Male-
branche affirnle que nous n'avons pas une connaissance claire
de notre âme, c'est-d-dire une connaissance par idée. La
connaissance que nous avons de nous-mémes est obscure et
confuse, une connaissance par sentiment. Je ne connais clai-
rement et distinctement que la seule étendue. Par définition,
toute idée est claire et distincte. De méme toute connaissance
claire est une connaissance par idée. D'où ce texte de Male-
branche :
"J'ai dit en quelques endroits, rappelle Malebranche,
et même je crois avoir suffisamment prouvé dans le
troisième livre de la Recherche de la Vérité, que
nous n'avons point d'idée claire de notre âme,
mais seulement conscience ou sentiment intérieur;
et qu'ainsi
nous la connaissons beaucoup plus im-
parfaitement que nous ne faisons l'étendue. Cela
me paraissait si évident, que je ne croyais pas
qu'il fût nécessaire de le prouver plus au long.
Mais l'autorité de M.
Descartes qui dit positive-
ment que ta natu~e de t'eDp~lt eDt ptUD connue
que c~tt~ d~ tout~ aut~e choDe, a tellement préoc-
cupé quelques-uns de ses disciples, que ce que
j'en ai écrit n'a servi qU'à me faire passer dans
leur esprit, pour une personne faible qui ne peut
se prendre et se tenir ferme à des vérités abstrai-
tes ... Cependant, la question présente est telle-
ment proportionnée à l'esprit, que je ne vois pas
qu'il soit besoin d'une grande application pour
la résoudre: et c'est pour cela que je ne m'y
étais pas arrété"77
77
Cité par ARNAIJLD.
Des
VIJ(lies
et des
Fausses
Id~esJ
chap.
XXIII,
O.C.,
t .
38,
p.
305.

504
C'est Arnaul d qui rappell e, dans le livre Des Vraies
et des Fausses Idées cette déclaration de Malebranche.
Elle
est suffisamment explicite sur le différend qui les oppose.
L'argumentation de Malebranche repose sur sa définition de
l'idée. Toute idée est par nature claire. Malebranche appelle
ld!e6 clalne6, celle6 qui pnodul6eftt la luml~ne et l'!vldeftce,
et pan le6quelle6 Oft a compn!heft6loft de l'objet (6l Oft peut
panlen alft6l), c'e6t-d-dine, qui 60ftt telle6, qu'eft le6 COft-
toute6 le6 pnopnl!t[6 de l'objet, et le6 modl61catlon6 dOftt
il e6t capable. C'est parce que j'ai une idée claire de l'é-
tendue que je puis conna1tre a priori tout ce qui
lui appar-
78
tient et tout ce qu'elle exclut
Malebranche affirme la distinction réelle de l'ame
et du corps à partir de la considération d'une seule idée,
l'idée d'étendue. Cette idée qui m'éclaire me découvre
toutes
les propriétés qu'elles renferment. J'en exclue naturellement
tout ce qu'elle ne me montre pas clairemen: m'appartenir.
C'est ce que Descartes appelle idée ad!quate. Mais, Descartes
nous fait bien remarquer qu'une telle idée n'est pas acces-
sible à l'esprit de l 'homme. Posséder une idée ad!quate,
c'est égaler la toute-puissance divine, car Dieu seul peut
conna1tre d'une simple vue toutes les propriétés que renferme
"d" 79
A
ld"
d
une' ee

rnau
, nvoque
one contre Mal ebranche, la
78.
Cité
par ARNAULD,
Des Vra",:es et des Fausses Idées
chap.
XXIII,
O.C.,
t.
38,
p.
305.
'
79.
DESCARTES,
Réponses
aux
Quatrières Objections
cité
par
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXIII,
O.C.,
t.
38,
p.
206.

505
conception cartésienne des idées. Descartes enseigne que nous
pouvons avoir une idée claire et distincte d'un objet sans
avoir une connaissance exhaustive de toutes ses propriétés.
Il admet que nous avons une idée claire et distincte de Dieu
qui nous permet d'en connaTtre les attributs essentiels.
Cette idée de Dieu, quoique claire et distincte, est éu66~­
éante pour fonder une connaissance vraie de Dieu. Mais elle
n'est pas adaequatam qualem nemo habet non modo de ~n6~n~to.
éed nec 60Jtte et~am de ulla al~a Jte, quamwmv.ù
paJtva. Autre-
ment dit, une idée pour être claire n'a pas besoin d'être
adéquate, parfaite. L'idée peut Hre claire sans être adé-
80
quate
• Mais, s'il faut admettre qu'une idée pour être
claire doit être adéquate, il
faut alors avouer que nous
n'avons pas d'idée claire de notre ame. Nous n'en aurons pas
non plus de l'étendue. Il faut remarquer ici que Arnauld
raisonne contre Malebranche, installé dans la pensée carté-
sienne. En effet, avoir l'idée adéquate d'une chose, de l'ame
ou de l'étendue, est, selon Descartes, un privilège qui n'ap-
partient qu'à Dieu seul. Ce serait égaler la toute-puissance
divine que de penser que nous avons l'idée adéquate de l'ame
ou de l'étendue. Les forces de notre esprit ne sont pas suf-
fisamment étendues pour nous assurer
un dénombrement complet
de toutes les propriétés contenues dans l'idée d'une chose.
Arnauld refuse donc de se placer dans la perspective malebran-
chienne. Il
retourne contre Malebranche ses propres textes,
en les interprétant, comme s'ils s'inspiraient des théses
cartési ennes. Ce qui
lui permet de commenter, à l' intention
80.
DESCARTES,
Réponses
aux
Quatrièmes
Objections,
com-
menté
par
ARNAULD,
Des
Vraies
et des
Fausses
Id.es,
chap.
XXII~
p.
306.

506
de son adversaire, les vérités cartésiennes auxquelles, appa-
remment, celui-ci a cessé de croire.
Mais, puisque Malebranche continue à soutenir, que
nous avons l'idée claire de l'étendue, ce que Arnauld assi-
mile à l'idée adéquate de Descartes, et que nous n'avons pas
d'idée de notre âme, peut-il nous expliquer pour quelles rai-
sons les Epicuriens ont prétendu que l'étendue était capable
de penser? L'auteur de la Recherche de la V.rit. affirme
trés nettement que, quand on a l'idée claire d'une chose,
on voit, sans peine et d'une vue simple, ce qu'elle enferme
et ce qu'elle exclut. Quand il a consulté l'idée d'étendue,
Malebranche y a trouvé des rapports de distance, des figures,
des mouvements" Il en a conclu que ces rapports n'étaient
point des perceptions, des raisonnements, des plaisirs, des
désirs, des sentiments, en un mot des pensées. Celles-ci ap-
partiennent donc à l'âme. Si les Epicuriens ont attribué
la pensée à l'étendue, c'est qu'ils n'ont pas eu, comme l'au-
teur de la Recherche de la V.rit., une connaissance exhaustive
des propriétés qui appartiennent à l'étendue. C'est donc
la preuve que la thèse de Malebranche n'est pas fondée, que
l'idée claire n'est pas synonyme d'idée adéquate, et que
l'idée d'étendue n'est pas aussi évidente que le prétend
Malebranche. Et, si nous devions donner raison à Malebranche,
nous devrions admettre que ce que les Epicuriens nous disent
de l'idée d'étendue est vraie, à savoir que l'étendue est
capable de penser. Seront définitivement compromises la spi-
ritualité de l 'ame et sa distinction réelle d'avec le corps,
sur quoi repose la preuve de son immortillité. Si nous disons
que
les Epicuriens ont tort, cela signifierait que nous ne
possédons aucune idée claire ni de l'étendue, ni de l'âme.

507
Nous serions ainsi conduits au pyrrhonisme. C'est en effet,
au scepticisme que ~1alebranche nous conduit, lorsqu',l nous
refuse le privilège de conna'tre notre gme par son idée.
Est-ce qu'une telle conception ne revient pas à
dire que les propriétés que nous reconnaissons à notre ~me
nous ne les connaissons que par raisonnement, en sous-enten-
dant par là que la connaissance que nous en avons est arbi-
traire et sans fondement? Arnauld n'hésite pas à rapprocher
la thèse de Malebranche avec ce que dit Hobbes dans ses objec-
tians à Descartes.
"Ce philosophe angl ai s prétendait aussi
que nous n' avi ons poi nt d' idée de ce que nous ne connaissions
que par un rai sonnement"Sl. Arnaul d ci te un extrai t de la
troisième Objection sur la troisième Méditation:
"J'ai déjà, souvent remarqué, dit-il, que nous
n'avons aucune idée ni de Dieu, ni de l'âme. J'a-
joute ici, que nous n'en avons point aussi de la
substance; car nous ne la connaissons que par le
raisonnement: et ainsi nous ne la concevons point
et n'en avons point d'idée"S2.
A cette définition de Hobbes répond, comme un écho, cette
affirmation de Malebranche que rapporte Arnauld:
"Il est nécessaire de faire de grands raisonne-
ments pour s'empêcher de confondre l'âme avec le
corps. Mais si l'on .avait une idée claire de l'gme,
comme l'on en a du corps, certainement on ne serait
point obligé de prendre tous ces détours pour la
distinguer de lui; cela se découvrirait d'une sim-
pl e vue, et avec autant de faci lité que l'on recon-
na't que le carré n'est pas le cercle"S3.
Arnauld est immédiatement frappé par la similitude des deux
textes. Dr, cette conception de Hobbes, dont Malebranche se
81.
ARNAULD,
Des
Vraies
et àes
Fausses
Iàées,
chap.
XXIII,
DoC.,
t .
38,
p.
321.
82.
Cité
par
ARNAULD,
ibid.
83.
Ibid..

50S
rapproclie, à été réfutée par les auteurs de la L;;gique comme
contraire à la Religion et à la vraie philosophie. Ces rai-
sonnements selon Hobbes sont des conventions. Si, tout ce
que nous affirmons de l '~me reste arbitraire et san? fonde-
ment, c'est dire que le raisonnement est incapable de démon-
trer avec certitude absolue l'immortalité de l'~me. Aussi,
Arnauld s'efforce-t-il, dans la Logique, de montrer le rap-
port entre l'idée et le jugement, l'idée et le raisonnement.
L'idée c'est la possibilité d'application du jugement vrai.
Ce qui est arbitraire ou conventionnel c'est "l'accord que
les hommes ont fait de prendre de certains sons pour ~tre
signes des idées que nous avons dans l'esprit"S4
Mais lors-
que le jugement ~ep~éhente exactement ce que nous avons
dans l'esprit, il exprime exactement la nature des choses.
Il
n'y a pas de jugement qui ne soit l a ~ep~éhentat~on d'une
idée. Aussi Arnauld défend-il, dans la Logique la vraie phi-
losophie des idées qui est celle de Descartes. La réponse
de Descartes à Hobbes vaut donc aussi
pour Malebranche: "j'ai
aussi souvent remarqué, que j'appelle idée la perception que
nous avons de tout ce que nous connaissons par raisonnement,
aussi bien que tout ce que nous connaissions d'une autre
manière,,85. Il faut donc en déduire, que l'idée claire est
la perception de tout ce que nous connaissons clairement par
des raisonnements, quelques longs qu'ils puissent être, pourvu
qu'ils soient démonstratifs, aussi bien de tout ce que nous
connaissons clairement d'une autre manière.
84.
ARNAULD,
La Logique ou l'art de penser,
chap.
r,
éd.
Clair
et Girbal,
p.
42.
85.
Cité par ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses ldles,
chap.
XXIII,
a.c., t. 38, p. 32\\ •
.:.',.

509
La philosophie cartésienne des idées permet seul e
de démontrer rationnellement la spiritualité de l'ame, son
immortalité, de m~me que l'existence de Dieu et ses attributs
essentiels. Nier que nous avons l'idée de l'ame, c'est nous
empêcher d'avoir une connaissance rationnelle de la nature
de l' am e. L' i mm 0 r ta 1 i té de l' am e se rai t une cr 0 yan ce qui
échapperait totalement à la philosophie, à la raison. Dés
lors, se pose un probléme grave: comment convaincre l'in-
croyant, le libertin épicurien qui n'a pas la foi? On ne
peut rien démontrer de ce qu'on ne conna't que confusément
et obscurément. La philosophie de Malebranche appara't à
Arnauld comme 1 'anti-chambre de l'agnosticisme padouan. Aussi,
convient-il de sauvegarder l'apport positif de Descartes,
dont la philosophie constitue le seul rempart ferme contre
1
h
·
t
l"
1"
86
e pyrr onlsme e
lrre 19lon
86.
Malebranche
trouve
aujourd'hui,
un
défenseur
contre
les accusations
d'Arnauld:
c'est M.
Ferdinand Alqui€.
Dans
son livre,
le Cartésianisme de Malebranche,
M.
Alquié écrit
"Halebranche
semble
être
beaucoup
moins
éloigné
de
Descartes
qu'il
ne
le
dit
lui-même
quand
i l
déclare
que
nous
n'avons
pas d'idée de
l'âme •••
En
sorte
que
les deux
philosophes ex-
priment
en
réalité
la même
thèse
avec
des motifs
différents
et
qu'on
ne
les
oppose qu'en
les
appliquant
à
tort
le vocabu-
laire
de
l'un
à
la
pensée
de
l'autre.
C'est
pourquoi
noUS
nous
croyons
autorisés
à
parler
chez
Malebranche
d'un cartésianisme
non
exprimé,
d'un
cartésianisme
implicite"
(pp.
96-]00).
Après
une
analyse
lumineuse
des
thèses
respectives
de
Descartes
et
de Malebranche,
M. Alquié conclut
à
leur
identité de point
de
vue.
Le
problème
est
celui
de
la
connaissance
de
notre âme o
Pour Malebranche,
l'affirmation
"je
suis
une
chose
qui
pense"
n'exprime
pas
une
vérité de
rai sono Elle
traduit
seulement
une
expérience
vécue.
L'âme
est
connue
par
sentiment
et
non par
idée.
Pour
Descartes,
cette même
affirmation,
note M.
Alquié,
est
le
fondement
de
toute
science
et
constitue
le
critère
de
l'êvidenceo
L'âme
est
connue
par
idée
claire
et
distincte.
Cette
idée
est
"plus
aisée
à
connaître"
que
le
corps
et
de
plus,
en
tant
qu'elle
est
l'idée
du
moi
pensant,
elle
est
inséparable de
l'idée de Dieu qui,
elle,
est
la plus
claire
de
toutes.
Malebranche
accorde
â
Descartes,
que
je
puis,
au
niveau
du
"je
pense",
atteindre
avec
certitude
l'existence
de
mon esprit.
Mais
i l
maintient
que
nous
ne
connaissons
notre
pensée
que
lI par
sentiment
intérieur
ou
conscience".
Privé
de

510
2.
LA POLEMIQUE SUR L'IDEE DE DIEU.
La discussion sur la nature des idêes conduit Arnauld
à rêfuter aussi
les preuves malebranchiennes de l'existence
de Dieu. Les rapports, ici
entre la thêorie des idêes et
la mêtaphysique sont clairement reconnus. Chez Descartes, la
thêorie des idées prépare les preuves de l'existence de Dieu.
l'idée
de mon âme,
Ilje
ne
sui-s
que
ténèbres
à moi-même",
et
lima
substance me
paraît
inintelligible"a Arnauld est inquiet ..
Dans
les
textes
que nous
venons
d'étudier,
dans
le livre Des
Vraies et des Fausses Idées,
i l
se
demande
comment,
si
nous
n'avons
pas
une
idée claire de
l'esprit,
nouS
pouvons affir-
mer que
son essence est
la pensée?
M.
Alquié qui
est
en pos-
session du dossier
d'accusation,
répond
en montrant
que Male-
branche dit presque la même chose que Descartes.
Arnauld,
au
contraire,
a
toujours
rejeté cet
accord
entre Descartes et
Malebranche.
Retenons
ces
trois points
de
l'interprétation de
M.
Alquié
1)
La définition de
la pensée,
dit-il,
reste
équi-
voque chez Malebranche et
chez Descartes.
Tantôt
la
pensée
est définie par l'entendement,
sont alors
exclues,
les
plaisir
les douleurs,
les volitions qui
ne
dépendent
pas de
l'entende-
ment a Tantôt,
ils
sont pris
pour des
modifications
de
la pensée
sans
dépendre
de l'entendement~ Ce qui résulte d'une défini-
tion de
la pensée
par la conscience,
en général
(MALEBRANCHE,
R. d V . ,
E c 1,
II,
O. Co,
t .
III,
pp
39 - 4 1 ).
2)
Selon Ma l e br a n-
0
che,
la connaissance que nous
avons
de
notre âme par sentiment
n'est
pas
parfaite.
Mais,
il
ne
la
tient
pas
pour fausse
et
illusoireQ Descartes
tenait
cette
connaissance pour indubita-
ble a Il
ne
la
considérait pas
comme parfaitea
La connaissance
parfaite est
adéquate.
Elle est accessible à Dieu seul
et aux
bienheureux
(Réponses aux Quatrièmes Objections; A.
GIBIEUF,
15
janv.
1642). En affirmant
que Dieu nous
cache l'idée qu'il
a
de notre
âme,
Malebranche
rejoint Descartes,
pour
reconnaî-
tre que la connaissance
que
nous
avons
de notre âme n'est
pas
parfaite
et
adéquate,
mais
elle
reste vraie et certaine
(R.d.v.
III,
II,
VII,
par.
IV,
Ü.C.,
t .
l,
pp.
451-453).
3)
Pour Malebranche,
la connaissance que nous
avons
de
notre
âme est
une
connaissance de fait,
a posteriori a Elle
ne
com-
porte aucune
intelligibilité au sens mathématique.
C'est dire
que Malebranche comme Descartes ne pense pas que
l'on puisse
constituer une
science de
l'âme analogue
à
la
géométrie.
Puis-
que Descartes
renonce
à
consulter une
thêorie
scientifique et
déductive de
l'âme,
en ce
senS,
estime M.
Alquié,
on peut
bien
maintenir que
l'âme n'est
connue chez
lui
que
par sentiment.
En somme,
conclut N.
Alquié,
ce qui
nous
trompe c'est la dif-
férence
des
formules
car,
dans
le
fond,
la pensée des
deux
philosophes
est
semblable.
Arnauld confirme,
en un sens,
l'in-
terpr€tation
de M.
Alquié,
lorsqu'il
reproche
à Malebranche
den e pas u t i lis e r
les mêm e s
mo t s
que Des car tes,
s' il
est
du
même
sentiment que
lui.
Il
lui
reproche
d'avoir
inventé la
notion d'étendue intelligible,
d'êtres
représentatifs,
en somme

5 11
Celles-ci sont développées dans les M~ditations Mdtaphysiques.
Dans la Troisième Méditation, l'existence de Dieu est démon-
trée par la considération de son idée envisagée du point de
vue de sa réalité objective. Dans la Cinquième Méditation.
l'existence de Dieu est démontrée par la considération de
l'idée de parfait. C'est cette preuve que l'on appellera
à la suite de Kant, l'argument ontologique. Toutes ces
preuves
reposent sur 1a conception de l'idée. Dans 1e 1 ivre Des Vraies
et des Fausses Idtes,
examinant les preuves malebranchiennes,
Arnauld admet que son adversaire dans certains textes est
resté très fidèle à Descartes, surtout lorsqu'il a reconnu
que nous connaissons Dieu par idée. Arnauld rappelle quelques-
de
ne
pas
parler
comme
Descartes 0
"Ainsi ~
les
créatures
devant
être
en Dieu
comme
dans
leur
cause,
et
n'y
pouvant
être
6o~­
m~ll~m~nt, on a été obligé de chercher un mot, pour marquer
la manière
dont
elles
y
étaient;
et
on n'en
a point
trouvé
de
plus
propre,
que
de
dire,
qu'elles
y
étaient
lm~n~mm~nt...
M.
Descartes
qui
n'était
pas
homme
à
se
servir d'une distinc-
tion de
l'Ecole,
s ' i l
ne
l'avait
jugée bien fondée,
se
sert
de
celle-ci
en plusieurs
endroits
de
ses
ouvrages,
et
surtout
dans
la
Réponse
aux
Secondes
Objections,

il
devait
parler
avec
plus
cl' exactitude,
puisqu'il
y
entreprend
de.
prouver,
par
la méthode
des
Géomètres,
l'existence
de
Dieu
et
de
la
distinction
réelle
de
notre
âme
d'avec
notre
corps.
L'Auteur
de
la
Recherche de
la Vérité ne se sert pas de ces mêmes mots;
mais
il
s'explique
en
des
termes
qui
reviennent
au même
sens ooo
Mais
on est
bien
empêché
de
savoir
en
laquelle
de
ces
deux
manières
il
a
prétendu
que
Dieu
renferme
en
lui-même
cette
é.tendu.~ ~ntell~g~ble ù16~n~~ dans laquelle il veut que nous
voyions
toutes
choses".
(Des
Vraies et des Fausses Idées,
p.
256).
"Il
est
vrai
que
s ' i l
prenait
le mot
d'idée
comme
M.
Descartes
et
les
plus
habiles
philosophes,
pour
les
percep-
tions
que
les
natures
intelligentes
ont
de
leurs
objets
cela
donnerait
un grand
jour
à
cette matière
et
on ne
pourrait
douter
que,
par
l'étendue
intelligible,
il
n'eut
entendu
l'étendue
en
tant
qu'elle
est
idéalement
en Dieu . . .
Mais
ce
qui
fait
que
ces
expressions
et
d'autres
semblables
sont
au
moins
ambiguës •••
c'est
qu'il
déclare
en plusieurs
endroits,
qu'il
n'entend
point,
par
le mot
d'Idées
les
perceptions
que
les
natures
intelligentes
ont
de
leurs
objets,
mais
certains
êtres
représentatifs
distingués
des
perceptions
et
préalables
aux perceptions".
D'où
tout.es
les
confusions,
les
"brouille-
ries"
et
les
variations
que
dénonce Arnauld.
Le
livre
Des
Vraies et des Fausses Idées
est
Une
vaste
entreprise pour

512
uns de ces textes.
Il
cite,
par exemple,
cette remarque de
Malebranche dans les EcZaircissements
:
"Les hommes disent quelquefois qu'ils
n'ont ,point
d'idée de Dieu et qu'il s n'ont aucune connaissance
de ses volontés,
et même ils le pensent souvent
comme ils le disent. Mais,
c'est qu'ils
ne connais-
sent pas ce qu'ils savent peut-être le mieux:
car
où est l 'homme qui
hésite a répondre lorsqu'on lui
demande si
Dieu est sage, juste, puissant; s'il
est ou n'est pas triangulaire, divisible, mobile,
sujet au changement, quel
qu'il
puisse être? Cepen-
dant, on ne peut répondre,
sans
crainte de se trom-
per,
si
certaines qual ités conviennent ou ne con-
viennent pas a un sujet, si l'on n'a point d'idée
de ce sujet".
Malebranche ajoute aussi, et toujours dans
le m~me l ivre que
"si
nous
n'avions
point en nous-mêmes l'idée de
l'infini, et si
nous
ne voyions pas toutes choses
par l'union naturelle de notre esprit avec la rai-
son universelle et
infinie,
il
me paraH évident
que nous
n'aurions
pas la
liberté de penser à tou-
tes choses".
Ou encore
"il
y a toujours
idée pure et sentiment confus dans
la connaissance que nous avons des choses,
comme
actuellement existantes, si on excepte celle de
Dieu et celle de notre âme. J'excepte l'existence
de Dieu,
car on la reconna1t par idée pure et sans
sentiment, son existence ne dépendant point d'une
cause et étant renfermée dans
l'idée de l'I!tre par-
fait,
comme l'égalité des diamètres est renfermée
dans l'idée du cercle"B7,
démêler
les
significations multiples
et
parfois contradictoi-
res
que
recouvrent
les mots
qu'utilisent Malebranche.
Préci-
sément,
Arnauld
en
conclut
non
pas
à
l'identité
de
point
de
vue
entre Malebranche
et
Descartes,
mais
à
l' lI ant i-cartésianisme
implicite
de Malebranche ll ,
puisqu'il
lui
reproche
explicitement
de vouloir
cacher
sa
pensée.
L'attitude
d'Arnauld
s'explique
dans
le
fond,
par
ses
préoccupations
de
logicien,
mais
aussi
par
le
climat
de méfiance
et
de
suspicion qui
règne
au XVIIe
siècle ..
Les
textes
replacés
dans
leur
contexte
propre
du XVIIe
siècle,
ont
une
résonance
aujourd'hui
qui
nous
échappe,
une
résonance
hobbésienne
et
gassendiste,
a laquelle Arnauld a pu être sen-
sible.
87.
Cité
par ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXVI,
O.C.,
t .
38,
p,
333.
..

513
Autrement dit, même la connaissance mathématique se compose
d'idée claire et de sentiment confus, à plus forte raison
la connaissance sensible. Dans la connaissance mathématique,
l'impression que fait sur notre ame l'être mathématique, for-
gé à parti r de l'étendue intell igibl e, est une impression
infinitésimale, mais qui relève, néanmoins, de l'ordre du
sentiment. L'on peut même ajouter que dans le domaine de la
morale, la connaissance des rapports de perfection s'accom-
pagne aussi dans l'gme d'un sentiment d'estime ou de haine.
Selon Malebranche, Dieu seul est connu par idée sans que
vienne s'y ajouter le sentiment. Pourquoi? Parce que Dieu
est esprit pur. L'ame par contre n'est pas connue par idée,
mais par sentiment. Mais l 'ame humaine est une gme incarnée.
Dieu seul est connu par idée pure, sans sentiment. Dans la
Rechepche de
la Vépité,
Malebranche revient encore sur cette
remarque
"Enfin la plus belle preuve de l'existence de Dieu,
c'est l'idée que nous avons de l'infini; car il
est constant que l'esprit aperçoit l'infini, quoi-
qu 1 il
ne le comprenne pas et qu'il a une IDEE TRES
DISTINCTE DE DIEU". Non seulement, ajoute Malebran-
che, l' es prit a l ' id é e de l' in fin i, i l l' a mêm e
avant celle du fini, sans penser s'il est fini ou
infini. Mais, afin que nous concevions un être fini,
il faut nécessairement retrancher quelque chose de
cette notion générale, laquel le, par conséquent,
doit précéder"88.
Qu'y-a-t-il, en effet, de plus conforme à la pensée
de Descartes que d'avouer que nous avons une idée de l'infini,
une idée de Dieu? Arnauld note bien la similitude des textes
de Malebranche avec ceux de Descartes.
88.
Cité
par
ARNAULD,
Des Vpaies et des
Fausses Idées,
chap.
XXVI,
O.C.,
t .
38,
p.
334.

514
"c'est reconna~tre, dit-il, en la manlere que
M. Descartes a pris ce mot, puisque c'est approu-
ver la démonstration qu'il a donnée de l'existence
de Dieu fondée sur ce que l'existence nécessaire
est aussi évidemment renfermée dans l'idée de l'être
parfait"89.
Arnauld est bien persuadé que les textes de Malebranche qu'il
rapporte dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, au-
raient obtenu l'approbation de Descartes. Ces textes attes-
tent, en effet, que Malebranche, comme Descartes, reconna~t
que nous avons l'idée de Dieu. Cette idée de Dieu est claire
et trés distincte, elle renferme l'existence nécessaire avant
celle du fini, d'où sa poJ.,,{,u.-v,{:té. Aussi, dès que nous avons
reconnu l'idée de Dieu, il devient alors possible de démon-
trer l'existence de Dieu. C'est donc sur l'idée de Dieu que
repose toute
vraie démonstration de l'existence de Dieu.
En relevant l'accord entre certains textes de Malebranche et
ceux de Descartes, Arnauld nous donne le sentiment d'être
pleinement satisfait des preuves cartésiennes de l'existence
de Dieu. Compte tenu des malentendus suscités par la théorie
cartésienne des idées sur laquelle repose précisément les
démonstrations de l'existence de Dieu, on peut se demander
légitimement si Arnauld a bien compris l'argumentation de
Descartes. Avant même d'y répondre, une chose est certaine
Arnauld n'a pas compris Malebranche. L'oratorien après nous
avoir habitué à l'idée de Dieu, déclare avec autant d'assuran-
ce que nous n'avons pas d'idée de Dieu et que nous connaissons
Dieu pŒ~ lu,{-m~me, c'est-à-dire sans idée
"On conna~t l es choses par ell es-mêmes et sans Idées,
lorsqu'étant très intelligibles elles peuvent pénétrer
89.
Citl
par
ARNAULD,
Des
Vraies et des Fausses
Idées,
chap.
XXVI,
O.
C.,
t .
38.,
p.
333.

515
l'esprit et se découvrir à lui ... Or, il
n'y a que
Dieu' que l'on connaisse par lui-même; il
n'y a
que Dieu que nous voyions d'une vue immédiate et
di recte"90.
En confrontant ces séries de textes, il est diffi-
cile d'admettre qu'ils sont du même auteur. Aussi, Arnauld
accuse-t-i1 Malebranche de se contredire. L'accusation a une
portée qui va au-delà des besoins de la simple polémique.
Elle tend à discréditer, certes, l'auteur de la Recherche de
la Vérité,
mais elle ruine tout ce que Malebranche dit de
Dieu et particulièrement dans le Traité de la Nature et de
la Grâce.
En effet, la théologie de Malebranche est une médi-
tation attentive sur "l'idée vaste et immense de l'être infi-
niment parfait,,91, qu'il nous invite à consulter "lorsqu'on
prétend parler de Dieu avec quelque exactitude,,92
Car,
ajoute-t-il, "pour bien juger des expressions dont on se sert
en parlant de Dieu, il
ne faut pas regarder si elles sont
ordinaires, mais discerner avec soin si elles sont claires
et si elles s'accordent parfaitement avec l'idée qu'ont tous
les hommes de l'être infiniment parfait,,93.
Mais, comment cette déclaration peut-elle s'accor-
der avec ce qu'il prétend, par ailleurs, à savoir que nous
connaissons Dieu pa~ tu~-mêm~ et sans idée, c'est-à-dire
ajoute Arnauld, "sans idée claire et distincte"
? Malebranche
ne rend-il pas impossible tout discours vrai sur Dieu? Ne
nous condamne-t-i1 pas à parler de Dieu sans avoir une idée
90.
Cité
par
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXVI,
D.C.,
t .
38,
p.
334.
91.
ARNAULD,
ibid.,
p.
335.
92.
ARNAULD,
ibid.
93.
ARNAULD,
ibid.

516
de Dieu, autrement dit à parler de Dieu sans savoir de quoi
nous parlons? Ce qui serait absolument insensé. En lisant
Malebranche, Arnauld, manifestement, pense aux adversaires
de Descartes. L'un d'eux, Gassendi, lui avait objecté dans
le livre des Instances : omne~ homine~ Vei in ~e ideam non
animadve~te~e. Gassendi nie que tous les hommes puissent
trouver en eux l'idée de Dieu. Le rapprochement entre les
théses de Malebranche et celles de Gassendi s'est donc imposé
à l'esprit d'Arnauld, qui rappelle à l'oratorien "que tous
les adversaires de Descartes, qui n'ont point voulu demeurer
d'accord de la solidité de ses preuves de l'existence de
Dieu par l'idée de l '~tre parfait, se sont toujours opini~­
trés à nier que nous ayions aucune idée de Dieu,,94. Voilà,
en peu de mots, Malebranche rangé parmi les anti-cartésiens,
et rapproché du plus grand d'entre eux, Gassendi. L'erreur
de Gassendi est de n'avoir pas pris le mot idée comme Des-
cartes l'a pris dans ses Démonstrations, pour la perception
que nous avons d'un objet. Descartes nous a bien précisé que,
pris en ce sens,
"personne ne peut nier qu'il n'ait l'idée de Dieu
à moins qu'il
ne dise qu'il n'entend pas ce que
veulent dire ces mots: ta ptu~ pa~6aite de tou.te~
te~ Qho~e~ que nou~ pui~~ion~ QonQevoi~ : car c'est
ce que tous les hommes entendent par le mot de Dieu.
Or, dire que l'on n'entend pas des mots aussi
clairs que ceux-là, c'est aimer mieux se réduire
soi-même aux dernières extrémités, que d'avouer
qu'on a eu tort de combattre le sentiment d'un au-
tre ••• On ne peut guère s'imaginer de confession
plus impie que celle d'un homme qui dit qu'il
n'a
point d'idée de Dieu dans le sens que j'ai pris
ce mot d'idée: car c'est faire profession de le
connaHre ni par la raison naturelle, ni par la
foi, ni par quelque autre voie que ce soit; puisque,
94.
AR~AULD, Des Vraies et des Fausses Idées, chap. XXVI,
a.c., t. 38, p. 338.

517
si on n'a nulle perception qui réponde à la signi-
fication du mot de Dieu. il n'y a point de diffé-
rence entre dire qu'on croit que Dieu est et dire
qu'on croit que rien est H95 •
En admettant donc, que nous n'avons pas d'idée de
Dieu. Malebranche. c'est le sentiment d'Arnauld, se place
résolument dans la perspective de l'auteur de l'objection
que réfute Descartes. Mais, Malebranche ne dit pas seulement
que no usn' a von spa s d' id é e de Die u, i l a j 0 ute au s s i que It-i- e n
de cltéé ne peut Iteplté~ente!t L'êtlte -i-rtô-i-n-i-. Ce qui est iden-
tique à ce qu'affirment les adversaires de Descartes: "que
nou~ compltendlt-i-ort~ V-i-eu ~-i- nou~ en av-i-on~ L'-i-dée". A suppo-
ser que nous ayons l'idée de Dieu, elle serait une idée créée.
et puisque rien de créé ne peut représenter l '~tre infini.
cell e-ci ne nous servirait à rien. ell e ne nous ferait pas
conna'tre Dieu. Descartes a répondu à cette objection en mon-
trant qu'elle était sans fondement:
"Car, dit-il, le mot
de comprendre marquant quelque limitation, il est impossible
qu'un esprit fini comprenne Dieu, qui est infini: mais cela
n'emp~che pas qu'il en puisse avoir l'idée, c'est-à-dire
la perception
comme je puis toucher une montagne quoique
je ne la puisse pas embrasser,,96. Pour avoir élaboré une
thé 0 rie des id é e s rad i cal e men t dis tin c t e de cel l e de Des car tes,
Malebranche est conduit, selon Arnauld. à exposer une doctrine
"assurément fort dangereuse"
: que nou~ n'avon~ pa~ d'-i-dée
de V-i-eu ; que L'ort ne peut concevo-i-It que queLque cho~e de
cltéé Iteplté~ertte L'-i-nôlrt-i-. Il ruine ainsi la preuve de l'exis-
tence de Dieu, qu'il a pourtant reconnue dans certains textes
95. Cité par ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXVI,
O.C.,
t.
38,
p.
339.
96.
AR~AULD, ibid.

518
comme "la plus belle, la plus relevée, la plus solide et la
première". Si Malebranche est condamnable, Descartes au con-
traire mérite d'être défendu. Pour Descartes, en effet,
l' homme est cel ui qui a l'idée de Dieu. Il est le signe de
Dieu. Autrement dit, 1 'homme ne se définit que dans son rap-
port à Dieu. La preuve de l'existence de Dieu n'est possible
que parce que j'ai en moi l'idée de Dieu. L'idée de Dieu est
la plus claire de toutes. Malebranche, déclare Arnauld, "au-
rait bien mieux fait de s'en tenir à la notion que M. Descartes
en avait donné, qui est la seule claire et distincte, qu'on
en pui sse avoi r, que de s'en former une nouvell e ••• fondée
sur de faux préjugés qui lui sont communs avec les philoso-
phes de l'Ecole; mais qui l'ont engagé en de beaucoup plus
grandes absurdités, parce qu'il les a poussés beaucoup plus
loin qu'eux,,97
Les philosophes de l'Ecole n'ont pas bien compris
la nature des idées. Malebranche non plus. Leur erreur com-
mune repose sur des préjugés qui leur sont également communs.
Mais Malebranche a poussé la logique du système beaucoup
plus loin que les scolastiques. Les scolastiques n'ont jamais
dit que nous n'avions pas d'idée de Dieu. Malebranche au con-
traire le soutient. Les philosophes de l'Ecole restent atta-
chés à la tradition scolastique. Malebranche au contraire
veut aller au-delà de la tradition scolastique, mais c'est
en développant à l'extrême ce qui dans la scolastique relevait
de l'imaginaire et de la confusion. Arnauld insiste, cependant,
pour dire que ce n'est pas ~ntent~onnellement que Malebranche,
97.
ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XXVI,
a.c., t. 38, p. 339.

<
.......
519
dans la Rechel'che de la VJrit., compromet les preuves de
l'existence de Dieuo En indiquant les erreurs de Malebranche,
Arnauld ne manque pas l'occasion de présenter la philosophie
de Descartes comme la plus favorable à la doctrine chrétienne
et à l' Egl i se. Mai s, quel que soi t l' intérêt qu' Arnaul d trou-
ve dans la philosophie de Descartes, on ne peut éviter de
se demander, s'il conçoit les preuves de l'existence de Dieu
tell es que Descartes lui -même a voul u qu'on les comprenne o
C'est, parce que certains textes d'Arnauld nous semblent ~tre
d'une autre inspiration, que la question peut se poser.
Arnauld a bien raison de souligner les points de
divergences entre Malebranche et Descartes. Qu'il soit plus
favorable à Descartes ne nous surprend plus. Ce qui n'est
pas très certain et qui mérite notre attention, c'est qu'il
soit lui-même en parfait accord avec la pensée de Descarteso
Arnauld reconna~t qu'il n'y a point de philosophie humaine
qui donne tant de preuves de l'existence de Dieu et dont les
sectateurs doivent être moins suspects de ne l'établir que
par feinte ••• Car ce n'est pas seulement dans la Métaphysique
qu'ils prouvent qu'il y a un Dieu, mais toute leur physique,
et surtout le Traité de l 'homme est tellement appuyé sur
l'e xi ste nc e de Die u, qui en est, pou r par 1e rai nsi, co mm e l a
clé de la vérité, que la supposition du contraire est le
renversement de tous leurs systèmes o Pour cette raison, la
philosophie cartésienne mérite, selon Arnauld, l'estime de
toutes les personnes pieuses. Elle est une philosophie chré-
tienne. Les preuves de l'existence de Dieu que développe cette
philosophie, lui valent l'adhésion d'Arnauld. Mais, Arnauld
qui ne manque pas l'occasion de les évoquer toutes, en perçoit-
il l'originalité? On pourrait penser que oui, lorsque dans

520
sa polémique avec Malebranche, il
reproche a l'oratorien sa
théorie des idée~ qui, a ses yeux, compromet les preuves de
l'existence de Dieu. Il s'agira de montrer a Malebranche que
les preuves de l'existence de Dieu, que développe Descartes
dans les Méditations Métaphysiques, sont inutiles, si nous
admettons avec l'auteur de 1a Recherche de la Vérité que
nous n'avons pas d'idée de Dieu. Or, toutes les preuves de
l'existence de Dieu dans les Méditations Métaphysiques repo-
sent sur l'idée de Dieu que nous trouvons en nous; qu'il
s'agisse des preuves de la Ille Méditation ou de celle de
la Ve. Jugeant les textes de Malebranche par rapport a ceux
de Descartes, Arnauld est inquiet de constater que Malebran-
che nie que nous ayons l'idée de Dieu. Il est d'autant plus
étonné que l'oratorien se dit lui-même cartésien. Pour Arnauld,
on ne peut pas "être véritablement et sincêrement cartésien"
sans admettre que nous avons l'idée de Dieu. L'original ité
des preuves de Descartes dans les Méditations Métaphysiques
réside dans le fait qu'elles n'ont pas de sens en dehors de
la théorie des idées qui
les rend possibles. De ce point de
vue, on ne saurait les dissocier, la conception de l'idêe
fait l'unité des preuves, celles de la troisiême Méditation,
les preuves par les effets, celle de la cinquiême Méditation,
preuve dite ontologique.
Lorsque Malebranche, aprês avoir nié l 'idêe de
Dieu, avance comme argument "que l'on ne peut concevoir que
quelque chose de créé représente l'infini", Arnauld rêagit
en déclarant que c'est ruiner la plus belle preuve de l'exis-
tence de Dieu. "Il est constant, affirme Malebranche, que
l'esprit a une idée três distincte de Dieu, qu'il
ne peut
avoir que par l'union qu'il a avec lui; puisqu'on ne peut

.'
•.4' . .
521
concevoir que l'idée de l '~tre infiniment parfait, qui est
celle que nous avons de Dieu, soit quelque
chose de créé".
Par cette affirmation, Malebranche compromet la preuve de l'exis-
tence de Dieu dont il a dit lui~m~me qu'elle est "la plus belle,
la plus relevée et la plus solide et celle qui suppose le
98
, .
moins de choses"
• Il
ne s aglt donc pas de toutes les preu-
ves de l'existence de D~eu, mais uniquement de celle qui est
tirée de l'idée de Dieu en prenant l'idée pour une perception.
Arnauld nous donne lui-m~me cette précision:
"Quand j'ai dit que l'auteur de la Recherche de
la Vérité ruine la plus belle démonstration de
l'existence de Dieu, en soutenant que rien de créé
ne pouvait être l'idée de l '@tre infiniment parfait,
i ln' a pu i g no r e r que j' aie nte ndu, par cet t e dé - 99
monstration la premiére des trois de M. Descartes"

Descartes a, en effet, présenté pl usieurs preuves de l'existence
de Dieu. Celle qui est ici en question, c'est celle que Des
cartes expose la première dans les Réponses aux Premières
et aux Secondes Objections, et dans la première partie des
Principes.
Arnauld rappelle, aussi, que cette première preuve
de Descartes se trouve exposée, pour la première fois, dans
la Cinquième Méditation. Il s'agit donc bien de la preuve
"ontologique" que l'on peut présenter ainsi
"ce que l'on
conçoit clairement être renfermé dans l'idée qu'on a d'une
chose, en peut être affirmé avec vérité. Or, l'on voit claire-
ment que l'existence nécessaire est renfermée dans l'idée
que l'on a de l'~tre
infiniment parfait, qui est ce que tout
le monde entend par le mot de Dieu. Donc, on peut affirmer
98.
Cité
par ARNAULD,
Des
Vraies et âes Fausses Idées,
chap.
XXVI,
O.C.,
t.
38,
p.
99.
ARNAULD,
Défense,
Ve
Partie,
16e
ex.,
O.C.,
t.
38,
Lausanne,
1778,
p.
590.

..- - - - _ . _ - - ._.
,
522
avec vérité que Dieu ou l'être parfait existe nécessairement".
Il
ne s'agit donc pas, dans l'esprit d'Arnauld,
de l'argument par les effets. Celui~ci introduit une rela-
tion de causalité, entre l'idée de Dieu en moi et Dieu exis-
tant à l'origine de son idée et hors de ma pensée. La première
preuve de M. Descartes serait la preuve ontologique, par
l'idée de parfait, qui n'a recours dans la démonstration à
aucune cause. L'Idée de Dieu est si claire et distincte qu'elle
me découvre d'elle-même une essence qui imp1 ique nécessaire-
ment l'existence. Dieu est l'Etre parfait; par conséquent,
toutes les perfections sont dans son essence; or, l'exis-
tence est une perfection. Donc Dieu existe. On ne saurait
penser Dieu clairement et distinctement sans voir l'existence
nécessairement incluse dans son essence. L'opération qui
consiste à déduire l'existence de Dieu à partir de son essence
s'inspire de la méthode des géomètres lorsqu'ils déduisent
les propriétés du triangle de l'idée du triangle. Chez Des-
cartes, l'argument par l'idée de parfait, tout comme l'argu-
ment par 1es effets ont ceci de commun qu 1 ils sont une réflexion
sur l'idée de Dieu. Mais dans un cas, l'argument a recours
à Dieu comme cause de 1a présence de son idée dans
la chose
qui pense. Dans l'autre, l'idée de Dieu suffit à elle seule
à me représenter l'existence nécessaire de Dieu. C'est donc
bien ce dernier argument que ruine, selon Arnauld, 1 'hypo-
thèse de Malebranche. L'argument de Descartes se rattache
à la tradition augustinienne.
C'est une raison pour Arnauld
de le défendre. Malebranche marque la différence entre la
maniére dont nous connaissons les choses et celle dont nous
connaissons Dieu. Nous voyons les choses par leurs idées.
L'idée ne pourrait représenter Dieu, l'infiniment infini,

523
que dans la mesure 00 elle c~sserait alors d'être idèe et
de "reprèsenter" au sens 00 l'entend Mal ebranche. S' il y
avait de Dieu une idèe aussi parfaite et infinie que lui,
qui se dilaterait au point de le reprèsenter parfaitement,
en voyant cette idèe je verrais Dieu lui-même. En consèquence,
je conna'trais l'infini par l'infini, Dieu par lui-même et
non par un autre; c'est-à-dire que je ne le conna'trais pas
par idèe. Dieu ne se conna't pas par une idèe qui diffère
de lui. Ce que nous appelons l'idèe de Dieu n'est rien d' au-
tre que l'intuition de l 'Etre sans restriction.
La thèorie de la Vision en Dieu signifie que nous
sommes unis à Dieu. Il est donc absurde, dans cette perspec-
tive, de parler d'une connaissance de Dieu par une idèe qui
nous le représenterait. Nous ne concevons pas Dieu par le
moyen de son idée ; nous concevons Dieu à cause de son union
substantielle avec notre esprit, intimement, sous le mode
de la présence. "Nous concevons l'être infini de cela seul
que nous concevons l'être sans penser qu'il est fini ou
infini". La présence de l'infini en nous est constante, con-
tinuelle. Cette prèsence de l'infini lui-même n'exige pas
d'idèe. "Il
n'y a que Dieu que l'on connaisse par lui-même
car •. , il n'y a prèsentement que lui seul qui pènètre l'es-
prit et se dècouvre à lui", Malebranche est persuadè que
nous connaissons Dieu, l 'Etre infiniment parfait directement
et par ~~mpte vue. Dieu est au-delà de toute idée. Malebranche
s'installe donc d'emblée dans l'être, dans sa positivité.
La preuve de simple vue dérive du principe suivant: le néant
n'a pas de propriétés. C'est ce principe qui. chez Malebranche,
justifie la transformation profonde des preuves cartésiennes
de l'existence de Dieu et qui deviennent la preuve de simple

524
vue. C'est justement cette transformati~n que refuse Arnauld.
Cette transformation à laquelle procédeMalebranche repose
sur sa conception de l'idée que rejette également Arnauld.
Sa sensibilité augustinienne s'accorde mieux avec la preuve
de M. Descartes. Par là même Arnauld ne marque-t-il
pas une
certaine distance par rapport à saint Thomas?
Certes l'argument ontologique, par l'idée de par-
fait, suppose les preuves par les effets. Arnauld le comprend
si bien qu'il
réagit vigoureusement contre l'affirmation
que rien de créé ne pellt représenter l'infini. Si
la notion
de création réintroduit la causalité, le créé ici, c'est
l'idée. C'est de l'idée, réalité spirituelle qu'il faut par-
tir pour remonter jusqu'à Dieu. L'Idée de lJieu est créée,
elle est née avec moi. Elle
ne tire pas son origine de l'ex-
périence. Ainsi se confirme, même chez Arnauld, l'insépara-
bilité des preuves par les effets et de la preuve par l'idée
de parfait. Celle-ci suppose les précédentes. Ce qui confirme
que Arnauld a bien saisi
l'originalité des preuves cartésien-
nes. Ce que nous assure l'argument dit ontologique, en rapport
avec la théorie des idées prises pour des perceptions, c'est
la possibilité d'accéder à Dieu sans avoir besoin de partir
du monde matériel. Dans sa polémique avec ~1alebranche, c'est
saint Augustin et Descartes que Arnauld soutient.
Est-ce à dire que Arnauld abandonne les arguments
de saint Thomas? Il ne faudrait pas se hàter de conclure
de l'augustino-cartésianisme d'Arnauld à son anti-thomisme.
Dans l'Examen, Arnauld s'accorde bien avec saint Thomas pour
affirmer que "l'une des plus belles preuves de la divinité,

... ~ '., .
525
- .
100
est que la matiêre ne peut jamais se mouvoir d'elle-même"
.
Pui squ' i 1 Y a du mouvement dans l a nature, il
faut que 1 a
matiêre l'ait reçu d'une cause supérieure qui
ne peut être·
que Dieu. Arnauld reprend la preuve de saint Thomas.L'intérét
de la preuve augustino-cartésienne c'est qu'elle rend inutile
le recours au sensible pour aller jusqu'à Dieu.
Il faut rom-
pre le lien entre le sensible et Dieu. Dieu est au-delà du
mon den; a t é rie 1. L' es p rit peu t a l 1e r à û i eu di r e c t emen t par
101
ses propres moyens
. Dans un siêcle où le sensualisme de
la Renaissance s'empare des réprésentations de Dieu, où le
renouveau du sto1cisme et de l'épicurisme, philosophies pa1en-
nes l'un et l'autre, entraînent à la représentation sensua-
liste de Dieu, le spiritualisme cartésien augustinisé appa-
rait aux yeux d'Arnauld comme le seul
rempart solide pour
la foi
et l'Eglise.
La rationalité des pre~ves de M. Descartes
devient le seul moyen efficace pour assurer à la foi et à
l'Eglise un renouveau.
3.
PROBLEME DE L'UNION DE L'AME ET OU CORPS
Monsieur le Moine, Doyen de Vitré, s'en est pris
à Descartes, dans un écrit qui a pour titre: Traité de l'es-
sence du
corps
et de
l'union de
l'ame
avec
le corps contre
la
philosophie de
M.
Descartes.
L'auteur réfute plusieurs
thèses du philosophe qu'il
juge préjudiciables à la Religion.
100.
ARNAULD,
Examen du Traité de
l'essence du corps,
O.C.,
t .
38,
p.
93.
101.
C'est
l'originalité
et
l'avantage
des
preuves
car-
tésiennes
de
l'existence
de
Dieu
par
la
considération
de
son
idée.
·. .:;."
"'"
. ~,~,

526
C'est ainsi
qu'il
critique l'explication cartésienne de
la
distinction de
l'âme et du corps:
"Si
M.
Descartes, di t-i l,
a trouvé quel que
nouveau
secret dans
la nature,
c'est celui
d'avoir séparé
les âmes
des corps plutôt que de les
unir ensemble".
"Il
a trouvé
plutôt l'art de séparer l'âme du corps
que
le mystère
de leur union naturelle"102.
Prenant la défense de
Descartes, Arnauld réplique
et s'indigne contre cet adversaire
qui
n'a ~as su voir que
la distinction aosolue de
l'âme d'avec
le
corps était "le
seul
fondement solide de son immortalité,,103.
La démarche
cartésienne permet,
en effet, de
fonder
rationnellen.ent une
vérité
religieuse,
sans
le
recours
à
l'autorité.
ùans
les
M.ditations,
ùescartes s'est appliqué à faire concevoir les
notions qui
appartiennent à l'âme seule,
les
distinguant
d'une part de celles qui
appartiennent à
la substance étendue
et,
d'autre part, de celles qui
relèvent de
l'union de l'âme
et du
corps.
Les sentiments de faim,
de soif, me révèlent
que je suis
uni
à
un corps,
qui
est mien:
"Je
lui
suis con-
joint très
étroitement, et tellement confondu et mêlé, que
je compose comme un seul
tout avec
lui ,,104.
Et Descartes
pré-
cise très nettement,
que "tous ces sentiments de faim,
de soif,
de douleur,
etc.
ne sont autre chose que de certaines façons
confuses de penser, qui
proviennent et dépendent de
l'union
et comme du mél ange de
l' espri t
avec
le corps" 105.
Il
faut
102.
Cité par ARNAULD,
Examen du Trait. de
~'essence et
du COY'PS,
O.C.,
t .
38,
p.
138.
103. ARNAULD,
ibid.
104.
DESCARTES,
M.ditations M.taphysiques,
VI,
éd.
Carnier,
II,
p.
492.
105.
DESCARTES,
ibid.

527
bien remarquer, cependant, que
'affirmation de l'union subs-
tantielle de l'ame et du corps est postérieure à la démons-
tration de leur distinction. Mais, en même temps qu'il pose
la distinction réelle des deux substances, Descartes affirme
leur réelle union. Ainsi, dans les Réponses aux Quatrièmes
Objections, il avoue à Arnauld
"Dans la sixleme Méditation où j'ai parlé de la
distinction de l'esprit d'avec le corps, j'ai aus-
si montré qu'il lui est substantiellement uni
pour preuve de quoi je me suis servi de raisons
qui sont telles que je n'ai point souvenance d'en
avoir jamais vu ailleurs de plus fortes et con-
vainquantes"106.
Le Doyen de Vitré par sa critique se montre plus
sensible au problème de l'union de l'ame et du corps. Arnauld,
au contraire, estime qu'il est bien plus important de démon-
trer aux hommes la distinction réelle des
deux substances.
En effet, l'union de l 'ame et du corps ne constitue un problème
pour personne. Les hommes en sont si convaincus, dit-il,
qu'ils croient presque naturellement, que l 'ame est "une par-
tie plus subtile de leur corps"lOl. Descartes lui-même nous
fait remarquer que "cette étroite liaison de l'esprit et du
corps"
nous l"'expérimentons tous l
.
,,108
M .
es Jours

alS II nous
ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation
la distinction réelle qui est entre l'un et l 'autre,,109. C'est
.106.
DESCARTES,
R'PQnses aux Quatri'mes Objections,
éd.
Garnier,
t .
II,
p.
668-669.
107.
ARNAULD,
Examen du Trait' de
l'essence du corps,
O.C.,
t .
38,
p.
138.
108.
DESCARTES,
Réponses aux Quatri'mes Obhections,
éd.
Garnier,
t .
II,
p.
669.
109.
DESCARTES,
ibid.

528
la raison pour laquelle, estime Arnauld, les Stoïciens et
les Epicuriens ont pensé que l'ame était une partie subtile
du corps. Mais il faut admettre que les théories explicatives
de l'Ecole favorisent cette impiété. Aussi, Arnauld préfére-
t-il
l'expl ication cartésienne de l'union, "parce que cette
union substantielle n'empêche pas qu'on ne puisse avoir une
claire et distincte idée ou concept de l'esprit, comme d'une
chose compl éte" 110
Dans sa critique de la philosophie de Descartes,
le Doyen de Vitré avait attribué à Descartes et aux carté-
siens cette opinion platonicienne, selon laquelle l'3me se-
rait dans le corps comme un pilote dans son vaisseau. Les
philosophes de l'Ecole rejetaient, en effet, le dualisme pla-
tonicien incapable, à leurs yeux, de rendre compte de l'unité
de l 'homme. Ce n'est pas une substance. C'est donc un accident,
une qualité, un mode. Mais de quelle nature est ce mode?
Est-elle spirituelle ou corporelle? Si elle est spirituelle,
comment peut-on comprendre qu'une qualité spirituelle soit
la modification d'un corps? Si elle est corporelle, elle
ne peut donc pas rendre le corps moins corps qu'il n'est,
ni par conséquent le rendre participant de la spiritualité
de l'3me. De l 'hétérogénéité radicale des deux substances,
l'union ne saurait dériver qu'accidentellement et de façon
inintelligible. L'expression de Régius définissant l'homme
un "être par accident"lll, traduit, dans le fond, une pensée
. 1 10.
DESCARTES,
Réponses aux Quatrièmes Objections,
éd.
Garn,er,
t .
II,
p.
669.
111.
A REGIUS,
Janvier
1642,
éd.
Garnier,
t.
II,
p.
914.

529
scolastique. Descartes l'avait bien compris. Ainsi s'expli-
que qu'il ait aussi refusé le mot de Régius :
"lorsque vous dites que l 'homme est un être par
accident, je sais que vous n'entendez que ce que
tous les autres philosophes entendent, savoir qu'il
est composé de deux choses réellement distinctes:
mais comme les écoles n'entendent pas ce mot, être
par accident, dans le même sens, il est beaucoup
mieux ••• d'avouer bonnement que vous n'aviez pas
tout a fait bien compris ce terme de l'école •.• ;
vous devez avouer, soit en particulier, soit en
public, que vous croyez que 1 'homme est un vérita-
ble être par soi et non par accident; et que l'ame
est réellement et substantiellement unie au corps,
non par sa situation et sa disposition, mais qu'elle
est unie au corps par une véritable union"112.
Selon Descartes, l'union est aussi naturelle que
la distinction.
"Il n'est pas accidentel, dit-il, au corps humain
d'être uni a l'âme ... c'est sa propre nature;
parce que le corps ayant toutes les dispositions
requises pour recevoir l'ame, sans lesquelles il
n'est pas proprement un corps humain, il ne peut
se fai re sans mi racl e que l'âme ne lui soit pas
unie"113.
Tous les philosophes admettent l'union substantielle, mais
personne n'explique en quoi elle consiste. C'est le mérite
de Descartes de nous avoi r donné une expl i cat ion nouvell e
et rationnelle de l'union de l'âme et du corps et qui pré-
suppose leur réelle distinction. la doctrine cartésienne de
l'union substantielle, telle qu'elle est exposée dans la
sixiéme Méditation refuse le dualisme platonicien. l'homme
n'est pas un esprit "logé"
dans un corps et le percevant a
titre d'objet. Notre affectivité prouve l'union réelle:
112.
A REGIUS,
janvier
1642,
édit.
Garnier,
t .
II,
pp.
914-915.
113.
A REGIUS,
22
décembre
1642,
éd.
Garnier,
t .
II,
p.
902.

530
"si un ange était uni au corps humain, il
n'aurait
pas les sentiments tels que nous, mais il
perce-
vrait seulement les mouvements causés par les objets
extérieurs, et par là il serait différent d'un
véritable homme"114.
c'est ce point de vue que défendra aussi Arnauld
contre le Doyen de Vitré. Il
ne put admettre que M. le Moine
ait attribué à Descartes l'opinion platonicienne, selon la-
quelle l 'ame est dans le corps comme un pilote dans son vais-
seau. Nous avons vu que Descartes a rejeté cette opinion,
qui de surcr01t est étrangère à toute sa philosophie. Arnauld,
dans sa défense de Descartes, a tenu à préciser qu'
"il n'est point vrai que ce soit là l'opinion des
Cartistes ; et il est vrai que ça été celle des
plus grands Philosophes de l'Antiquité. Quoiqu'il
en soit, ajoute-t-il, quand on pourrait dire que
la distinction que M. Descartes a si bien établie
entre l 'ame et le corps, donnerait quelque lieu à
penser de l' homme ce qu'en pensa i ent l es Pl atoni-
ciens, ce serait une piqOre d'épingle en comparaison
de l'importante plaie qu'il guérit, en ruinant par
cette distinctiOD le sentiment impie de la morta-
lité de l 'ame"ll~.
Les préoccupations d'Arnauld sont toujours très
claires. Elles sont d'ordre théologique et moral. Nous remar-
querons qu'il
ne rejette pas aussi catégoriquement que le
fait Descartes, le dualisme platonicien de l'ame "logée"
dans le corps, comme un pilote dans son vaisseau. Est-ce
parce que saint Augustin, qui nous rapporte l'opinion de
Platon, ne la critique pas comme
une erreur pernicieuse?
Sans doute. Il faut néanmoins reconnaHre que Platon croit
à l' immortal ité de l'ame. C'est ce qui lui vaut la sympathie
1 1 4.
A RE GlU S,
Jan vie r
1 642,
(é d.
Al qui é,
t.
II),
p.
91 5.
115.
ARNAULD,
Examen du
Traité de
l'essence
et du
corps,
O.C.,
t.
38,
p.
139.

531
d'Arnauld. Il considère que Platon est de tous les philoso-
phes païens, celui qui a le mieux connu la nature de l'ame.
Mais sa conception reste païenne. S'il tolère le dualisme
platonicien, Arnauld lui préfère cependant l'explication
cartésienne. L'appel aux sentiments "suffit pour nous con-
vaincre, dit-il, que notre âme n'est pas à notre corps ce
qu'un pilote est à son vaisseau; mais que ces deux parties
sont unies ensemble d'une union bien plus grande et plus in-
time, qui fait qu'elles ne font ensemble qu'un m~me tout,
qui est tout ce que la raison et la doctrine chrétienne nous
obligent de croire de l'union de l'âme et du corps,,116
Le
christianisme donne, en effet, à l'union de l'âme et du corps
une signification tout à fait nouvelle. Par l'Incarnation
et la théologie de la grace, le corps acquiert une positivité
qu'elle n'avait pas chez Platon. Ce qui rend possible l'union
intime avec l'âme, c'est la revalorisation du sensible, que
le christianisme reconnaH. Aussi, en expl iquant l'union réelle
par notre affectivité; Descartes s'inscrit dans une vision
chrétienne:
le corps, autant que notre âme, a sa part dans
notre salut. Dieu récompense et punit les hommes selon l'ame
et selon le corps. L'usage des sens, qui ne peut ~tre sans
les fonctions de l'une et de l'autre des deux parties, dont
nous sommes composés, contribue à la bonne et à la mauvaise
vie, aux désordres spirituels qui méritent la damnation. Il
est donc très clair pour Arnauld, que l'explication carté-
sienne de l'union de l 'ame et du corps est la seule qui s'ac-
corde avec la théologie chrétienne. Le Christianisme renverse
la vision païenne du corps, en reconnaissant au corps sa
116. ARNAULD,
Examen
du
Traité
de
l'essence
et du
corps,
a.c.,
t . 3 8 ,
p.
141.

532
participation à la spiritual ité de l'§me. Le corps cesse
d'être affecté du signe négatif.
L'on comprend mieux l'attitude d'Arnauld dans sa
discussion avec Malebranche sur le plaisir. Par le plaisir
sensible, le corps divertit notre ame de sa véritable des-
tination et l'attache au monde sensible, aux biens particu-
liers. L'~me s'éloigne ainsi de Dieu. Par le corps elle se
détourne de son véritable bien. Elle ne peut s'en rapprocher
de nouveau que par le corps, c'est-à-dire en faisant violence
à son propre corps, c'est-à-dire en soustrayant son corps
à l'action des autres corps, par l' exerci ce de l a prière,
de la méditation et de la pénitence. Platon a bien vu la
distinction entre 1 rame et le corps. La métaphore du pilote
"logé"
dans son vaisseau illustre bien l'indépendance des
deux substances. En effet, que le vaisseau vienne à sombrer
et que le pilote réussisse à se sauver, en passant dans un
autre navire, le sentiment, qu'il éprouvera devant la perte
de son vaisseau est un sentiment de tristesse. Si l'on venait
lui apprendre le naufrage d'un autre de ses vaisseaux, il
éprouvera une déception toute semblable. La tristesse suppose
la connaissance de l'acc'ident qui
nous affl ige. Elle résul te
de la représentation intellectuelle du mal que l'on éprouve.
Elle est différente de la douleur que ressent, par exemple,
un homme à qui on a brOlé un bras. En effet, la douleur cor-
porelle est un sentiment ncheux qui ne suppose point que
l ' §me sache ce qui se passe dans son corps, mais qui, au
contraire, est cause qu'elle s'en aperço it. Ainsi, lorsque
j'approche ma main du feu, je sens d'abord de l a douleur
avant même de savoir que je me brDJe. Dans le premier cas,
la tristesse est Î 'effet de l a représentation intellectuelle

533
du mal. Le sentiment est second par rapport à la connaissance.
Dans le second cas, la connaissance du mal
a pour cause le
sentiment que j'éprouve d'abord. Dans certains cas, la perte
d'un vaisseau peut me laisser indifférent. Je peux ne pas
éprouver de la tristesse. Mais, je ne peux pas ne pas éprou-
ver de la douleur, lorsqu'on me brOle le bras. Un ange, di-
sait Descartes, "uni au· corps humain n'aurait pas les mllmes
sentiments tels que nous, mais il percevrait seulement les
mouvements causés par les objets extérieurs, et par là il
serait différent d'un véritable homme"lll. C'est dire qu'un
véritable homme a des sensations, ce que ne peut pas avoir un
ange. Ces sensations ont été instituées par] 'Auteur de la
nature, pour porter l'âme à veiller à la conservation du corps
qui lui est uni; de sorte que rien n'est plus capable de
nous convaincre que Dieu veut que no~s regardions notre corps
comme faisant partie de nous-mllmes, et non comme un corps
qui nousserait étranger, et qu'on nous aurait donné seulement
l18
à gouverner
Certes, il n'est pas très certain que dans la pers-
pective platonicienne, le dualisme puisse garantir l'immor-
talité de l'âme. L'échec de Socrate dans le PHEDON en est
une preuve. Mais, lorsque les cartésiens considèrent le corps
de l 'homme comme une machine, ne compromettent-ils pas la
dignité du corps que lui confère son union intime avec l'âme?
Le Doyen de Vitrè s'est, en effet, souvenu, dans sa critique,
du texte du Tra,·té de l 'Homme, où Descartes compare le corps
117.
A REClUS,
janvier
1642,
édit.
Garnier,
t.
II,
p.
915.
118.
ARNAULD,
Examen du Traité de
l'essence et du corps,
a.c., t. 38, p. 141.

534
de l 'homme à une machine. Dans ce traité il y sépare déjà
l'âme du corps et les considère à part. Ce qui montre nette-
ment l'antériorité chronologique de la distinction de l '3me
,
.
.
d
.~ 119
D t d
et du corps sur l afflrmatlon
u Cog~~o

escar es y pren
le corps pour une machine, mais c'est pour mieux en comprendre
le mécanisme, le fonctionnement. En somme, il
prend pour mo-
dèle une machine pour montrer, par la suite, que dans le réel
les choses s'y passent de façon analogue. Mais, la descrip-
tion de l 'homme n'est achevée et complète que par la solution
du problème de l'union de l '3me et du corps.
Le Doyen de Vitré trouve indigne d'assimiler le
corps de l 'homme à une machine. Le corps humain est l'ouvrage
de Dieu, et Dieu ne ressuscite pas des machines. Le mot de
machine, explique Arnauld, ne mérite pas une telle indigna-
tion.
Il
signifie tout d'abord les ouvrages de l'art dont
les pièces sont disposées et arrangées avec tant d'industrie,
pour produire un effet, qui peut ~tre admirable et surprenant
comme les automates, ou même utile comme les montres. C'est
le sens le plus courant du mot de machine. Les ouvrages de
Dieu contiennent infiniment plus d'artifice que les ouvrages
des hommes. Cependant, rien n'enpêche qu'on leur applique
ce terme qui enferme principalement dans sa notion la oag~oo~
et l'~nduo:tn~~ de l'ouvrier. Dr, entre tous les ouvrages de
Dieu qui composent notre monde créé, il n'yen a point de
plus merveilleux, et en qui la sagesse de Dieu reluise davan-
tage que les corps animés. Ce que signifie donc ce mot de
machine appliqué au corps animé ou organisé, selon le terme
119.
DESCARTES,
Traité de
l'Homme,
in Oeuvres
philoso-
phiques,
Paris~ Garnier l, note 1, p~ 379w

535
de la philosophie d'Aristote, ce sont "ces merveilleux arran-
gements d'une infinité de parties dont la variété et la struc-
ture passe
toute admiration". Il
n'y a donc aucune raison
de reprocher aux cartésiens 'de mettre le corps humain au
rang des choses inanimées, en l'identifiant à une machine.
L'explication cartésienne, parce qu'elle est mécaniste, sa-
tisfait entièrement le "bon sens", et fait plus admirer la
sagesse et la puissance de Dieu. Mais, si le Doyen de Vitré
insiste sur cette critique, c'est parce qu'il estime qu'en
assimi1 ant le corps à une machine, on ne peut pl us rendre
compte de l' interaction des deux substances, au fond de l'union
de l'âme et du corps. Si 1 e corps est une machine, il est
donc inanimé. Ce que l es phi losophes de l' Ecol e appell ent
corps animés, ce sont "des corps joints à des âmes ou spi ri-
tue1les ou matérielles qui en doivent Hre rèellement distinc-
tes, comme les formes substantielles le sont, selon eux, de
la matière qu'ils informent"IZO. Les philosophes de l'Ecole
n'appellent pas machines les corps animés. Ils conçoivent
une machine comme un objet artificiel, auquel
ne peut être
jointe une âme. Le mouvement qu'on observe dans ces machines
est le fait de leurs ressorts. Par contre, ce qui se fait
dans les animaux ne se ferait pas d'une manière utile, s'il
ne se faisait par "les vertus concoctrices, expultrices, loco-
motrices et autres semblables, qui sont des puissances de
l 'âme"IZI. Aussi pour avoir admis que l'âme "communique sa
vie et ses propriètés à son corps par une communication réelle,
120.
ARNAULD,
Examen du
Trait'
de
l'essence et du corps,
O.C.,
t.
38,
p.
153.
121.
ARNAULD,
,:bid.

536
formelle et substantielle,,122, le Doyen de Vitré ne pouvait
pas tolérer l'assimilation du corps humain à une machineo
Arnauld a raison de souligner que les c~rtésiens
n'ont pas tout à fait la même notion du mot "animé"
pris en
123
général, que les philosophes de l'Ecole
Les cartésiens
se conforment, en cela, à l'opinion commune selon laquelle
les corps animés sont les corps vivants; Mais, lorsqu'il
s'agit d'expliquer quelle est cette vie et quel en est le
principe, la théorie que les cartésiens nous propose est plus
satisfaisante à la raisono Ils distinguent "-la vie qui nous
convient en tant que raisonnables, qui consiste à penser et
à vouloir",
de celle que l'on attribue, par analogie, aux
autres corps. Lorsqu'ils comparent le corps humain à une
machine, les cartésiens n'ont pas du tout le sentiment de
lui ôter sa dignité. Au contraire, il s'élève infiniment
au-dessus de tous les corps animés par la part réelle et non
chimérique que l'on reconna't "aux opérations de l'âme rai-
sonnable dont la vie
est d'un genre différent, tout au-
0 0 .
trement noble que n'est celui de toutes les autres vies".
Ecrivant à un de ses amis, Arnauld porte ce jugement sur la
philosophie de Descartes:
"Ce que je vous ai marqué de l a doctrine de M. Des-
cartes, me paraH très sol ide. Ceux qui ont con-
testé ce qu'il a dit de la distinction de l'âme
et du corps, étaient entêtés de la philosophie
d'Epicure et n'avaient guère de religion. Je sais
bien ce que je vous dis; mais cela n'empêche pas
que ceux qui voudront bien user de leur raison, ne
se rendent à ses principes. Pour les bêtes, quel
lntérêt avons-nous que ce ne soient pas des .machines.
122 0
ARNAULD,
Examen du Trait. de
l'essence et du corps,
O. C.,
to 38, p. 153.
123.
ARNAULD,
ibid.

:537
L'art de Dieu en paraH plus merveilleux de ce que
tout se fait en elles par ressortS. Mais o'n pourra
croire dites-vous, qu'il en est de même des hommes.
Ceux qui le croiraient, pourraient-ils le croire
sans penser? Dès qu'ils pensent, ce ne sont plus
de simples machines"124.
Ainsi, tout ce qui n'est pas 3me est corps, c'est-à-
dire machine. Les animaux sont des machines au même titre
que les corps humains. Machine ou corps organisé, ces deux
mots sont équivalents. Par ce mot de machine ou de corps orga-
nisé on veut indiquer
"ce merveilleux arrangement d'une infinité de par-
ties, dont la variété et la structure passent toute
admiration, qui sont comme autant de pièces et de
ressorts de ~es ouvrages divins qui sont disposées
avec tant de justesse, et d'une
manière si propor-
tionnée aux effets qu'on en doit attendre, qu'on
voit assez qu'il y a aussi peu de raison de les
attribuer à de certaines vertus chimériques, par
l esquell es on s'imagine dans l' Ecol e que tout se
fait, que d'attribuer ceux d'une montre à une vertu
ho~logique différente de son ressort"125.
124.
ARNAULD
à
Du
Vaucel,
30
novembre
1691,
O.C.,
t.
III,
p.
406.
A travers
le
Doyen de
Vitrê,
c'est
le
sensualisme
êpicurien
de
Gassendi
que
critique
ici,
Arnauld ..
Le
mécanisme
cartésien
s'oppose
au
matérialisme mé~aniste issu de
la
tradition
épi-
curienne ..
Dans
les
Réponses
aux
Cinquièmes
Objections,
Descartes
donne
des
éclaircissements
à Gassendi
Sur
le mot
âme.
L'analyse
métaphysique
lève
l'équivoque
en
clarifiant
la nature
de
l'âme
et
celle
de
la matière.
Le
principe
biologique de
la vie
est
distinct
du
principe
de
la pensée
(Réponses
aux Cinquièmes
Objections,
contre
la
seconde Méditation,

4,
Garnier
II,
p.
797
;
également
à Régius
mai
1641,
Garnier
II,
p.
330).
Dans
le
Discours de
la Méthode,
Descartes
indique qu'il
est
impossible
de
distinguer
le
vrai
animal
de
la machine,
par
contre
i l
est possible
de
distinguer
le
vrai
homme
de
l'homme-
machine.
Le
vrai
homme
est
capable
de
penser.
Par
la
raison,
nous
pouvons
reconnaître" ce
qui
vient
de
la machine
ou
du
corps,
ou
ce
qui
vient
de
l'âme
raisonnable
(V,
Garnier
l,
pp.
627-629).
125.
ARNAULD,
Examen du
Traité de
l'essence du corps,
O.C.,
t.
38,
p.
152.


538
-_._- _. -- ---
..-
' - " - -
---'-
.
La manière dont les philosophes de l'Ecole conçoi-
vent le rapport des âmes et des corps peut ~tre dangereuse,
parcequ'elle compromet l'immortalité de l'âme. En effet,
on pourrait appliquer à nos âmes spirituelles, ce qui est
vrai des âmes matérielles, c'est-à-dire des formes substan-
tielles. Les formes substantielles doivent ~tre des substan-
ces et non des modes, "d'oC il s'ensuivrait qu'à chaque mo-
ment il Y aurait dans le monde une infinité de substances
qui commencent d'~tre sans ~tre réduites au néant: ce qui
peut donner lieu aux libertins d'en dire autant de notre
ame,,126. Mais, en tant que matérielles, "elles doivent Hre
étendues, quoique naturellement elles soient toujours dans
le même lieu qu'une autre ètendue, qui est le corps qu'elles
animent,,127. Cette manière de concevoir conduit impl icitement
à considérer l'âme comme matérielle. En effet, la théorie
des formes substantielles signifie que la cause de nos sen-
sations est ~emblable au contenu de notre pensée. Or, affirme
Arnauld, l'argument contre l'immortalité de l'âme c'est de
la croire de m~me nature que le corps.
Arnauld suivant en cela Descartes affirme qu'il
n'y a rien hors de notre pensée qui soit semblable au conte-
nu de notre pe.nsée. Les causes de notre sensation ne sont pas
de m~me nature que nos sensations. Arnauld est en parfait
accord avec Descartes, dont il
reprend la conception contre
les critiques du Doyen de Vitré. C'est Dieu qui a voulu l'union
de l 'ame et du corps. Il a voulu que l'âme soit unie, non
126.
ARNAULD,
Examen du
Traité de
l'essence du corps,
O.c.,
t.
38,pp.
153-154.
127.
ARNAULD,
ibid.,
p.
154.

539
se ulem e nt il' son pro pre cor ps mai s, par l' i nt e f!,l é dia ire de son
corps,aux autres corps qui l'entourent et qui peuvent avoir quelque rap-
port à sa propre con~ervation. "C'est pour cela, dit-il,
qu'il
nous a donné les sens qui
sont des organes corporels
qui, étant frappés en diverses maniéres par des petits corps
qui y causent des mouvements, sont une occasion à notre âme
de porter son attention vers l'endroit, d'oJ ces corpuscules
,
f
,,128
,
-
nous sem bl en t par t l r pour
rapper nos sens
. Le rtcours a
Dieu, c'est-à-dire à la
toute-puissance divine, transforme
en mystère ce qui, pour 1 'entendement pur, prend l'allure
d'un
scandale.
Il est, en effet, contradictoire qu'un ètre
composé de deux substances "complètes"
l'une et l'autre, soit
en même temps une seule personne. Même l'imagination échoue
à se représenter l'interaction du corps étendue et de l'es-
prit immatériel. C'est une vérité de l'expérience et comme
le dit Descartes chacun l' "éprouve toujours en soi-même sans
philosopher,,129.Puisque c'est Dieu qui m'a créé et qui me
conserve, il
a établ i une règle de correspondance entre les
mouvements corporels et les perceptions de l'âme,
"Quand on supposerait que l'âme aurait tout le pou-
voir que l'on voudra de se donner à elle-r".ême toutes
les perceptions des objets sensibles, il serait
impossible qu'elle se les donnât si à proéos et
avec une promptitude si merveilleuse; puisqu'elle
ne saurait pas quand il se les faudrait donner, ne
connaissant pas les mouvements corporels qui se
font dans les organes de ses sens, que ces percep-
tions doivent suivre et suivent toujours à point
nommé par l'ordre établi dans la nature"l:iO.
128.
ARNAULD,
Das Vraies
et des
Fausses IdJes,
chap.
XI,
O.C.,
t.
33,
r.
236.
129.
A Elisabeth,
28
juin
1643,
édit.
Garnier,
t.
III,
p,
47.
130.
ARNAUI,U,
Examen du
Traitd de
l'essence du corps,
a.c.,
t.
38,
p.
147.

540
Il faut donc
"que ce soit Dieu, conclut Arnauld, qui s'est bien
voulu lui-même assujettir à causer en notre Rme
toutes les perceptions des qualitês sensibles tou-
tes les fois qu'il se ferait de certains n.ouvements
dans les organes des sens, selon les lois qu'il
a lui-même établies dans la nature"131.
C'est aussi
le sentiment de saint Augustin. Mais Arnauld
avoue que Descartes est allê plus loin. Ce que Descartes
ajoute a cette explication est, en effet, très avantageux
a la Religion. Il a montré que la raison ne saurait compren-
dre cette admirable "correspondance"
des mouvements corporels
de nos organes avec les perceptions de notre Rme, qu'en re-
montant jusqu'à Dieu, cause première, qui a voulu que cela
fût ainsi, ensuite de l'alliance qu'il a mise entre ces deux
substances si opposéesl 32 . Ces mouvements corporels, selon
l'expression chère à Descartes,
"donnent occasion" à l 'Rme
d'avoir telles ou telles perceptions, tels ou tels senti-
ments.
L'explication occasionnaliste de "l'union que Dieu
a faite de notre Rme avec notre corps" est la plus claire de
toutes, et la seule yui soit satisfaisante pour la raison.
Cela ne
signifie pas, certes, qu'il
n'y a rien qui nous
soit inconnu dans cette correspondance mutuelle et naturelle
des pensées de l'aine avec les traces du cerveau, des émotions
de l 'Rme avec les mouvements des esprit;33
Nous n'en con;-
prenons pas le mécanisme interne.
Notre raison qui
ne cannait
que ce qui est clair et distinct, se heurte a la contradic-
tion. hais ce qui est impossible pour notre raison ne l'est
131.
ARNAULD,
Examen de
L'essence du COl'pS,
D,C.,
t.
38,
p.
148.
132.
ARNAULD,
ibid.,
p.
146.
133.
ARNAULD,
ibid.,
p.
146.
"
'.
.,~;..~.' '.'-
. "0",";: .'.'
. "'},'
.. ',.

541
pas nécessairement pour Dieu.
Nous sommes certains que Dieu
a voulu l'union de l'âme et du corps.
Il
nous en donne la
preuve par les sensations. Et cela "nous suffit pour nous
convaincre que notre âme n'est pas â notre corps ce qu'un
pilote est à son vaisseau
mais que ces deux parties sont
unies ensemble d'une union bien plus grande et plus intime,
qui fait qu'elles ne font ensemble qu'un même tout, qui est
tout ce que la raison et la doctrine chrétienne nous obligent
de croi re de l'uni on de l'âme et du corps" 134
C'est donc bien la philosophie cartésienne de l'union
de l'âlte et du corps que reprend Arnauld, lorsqu'il défend
Descartes contre le Doyen de Vitré. Il s'inscrit dans le cou-
rant occasionnaliste, non pas celui de Cordemoy et de Male-
branche, mais celui de Descartes. Nous pouvons cependant
relever dans cette polémique certaines expressions dont l'am-
biguïté situerait plutôt Arnauld du côté des occasionnalis-
tes comme Cordemoy.
Il
reste fidêle â Descartes lorsqu'il
admet "que la raison ne saurait comprendre cette ad~irable
correspondance des mouvements corporels de nos organes avec
les perceptions de notre âme, qu'en remontant jusqu'à Dieu
et en reconnaissant que cela ne peut venir ~ue de l'insti-
tution du Créateur, qui
a voulu que cela fût ainsi, ensuite
de l'alliance qu'il
a mise entre deux substances si oppo-
sées,,135. ~Iais Arnauld va, semble-t-il, plus loin dans la
remontée vers Dieu. Aprês avoir reconnu qu'aucun mouvement
corporel ne pouvait causer directement un effet sur l'âme
spirituelle, il
rejette l'iMe d'une âme ayant le pouvoir
de se donner â eile-même toutes les perceptions des objets sensibles,
134.
ARNAULD,
Examey: Je
l'essence du COr'ps, D.C., t. 33, p. 141.
135.
ARNAULD,
ibid.,
p.
147.

542
"il
serait
impossible qu'elle
se
le
donnât
Sl
a
propos
et avec
une
promptitude
si
merveilleuse:
puisqu'elle
ne
saurait
pas
quand
il
se
les
faudrait
donner,
ne
connaissant
pas
les
mouvements
corporels
qui
se
font
dans
les
organes
de
ses
sens,
que
ces
perceptions
doivent
suivre,
et
suivent toujours
à
point
nommé
par l'ordre
établi
dans
la
nature.
C'est comme
qui
voudrait
que
parce qu'un
homme
sau-
rait
fort
bien
parler
français,
il
pût
répondre
à
propos
à tout ce qu'on
lui
demanderait en hébreu
car tous
les mouvements
qui
se
font
dans
les
orga-
nes
de
nos
sens,
sont
de
l ' hébreu
pour notre
âme
qui
ne
le
connaît.point"136.
Il
faut
donc
recouri r
à l a cause premi ère.
L'on
voi t
clairement que
dans
la
nature
il
n'y
a aucune
cause qui
puisse
être à
l ' ori gi ne
de
nos
sensati ons
il
est certain,
en
effet,
que
notre
âme
ne manque
jamais,
au
moins
ordinairement,
d'avoir
les
perceptions
de
la
lumière,
des
couleurs,
des
sons,
des
odeurs,
quand
de
certains
objets
corporels
frappent
nos
sens.
Il
est clair aussi
que
l'âme,
ni
le
corps
ne
peuvent être
la
cause
naturelle
de
ces
sensations.
Arnauld
conclut très
clairement,
dans
un
vocabulaire
parfaitement occasiünnaliste
que c' est
Die u qui
a
b i env 0 u l u " s'a s s u jet tir"
lui - n. ê me à
"causer en
notre
âme
toutes
les
perfections
des
qual itès
sen-
sibles,
toutes
les
fois
qu'il
se ferait
de
certains
mouve-
ments
dans
les
organes
des
sens,
selon
les
lois
qu'il
a
lui-
137
même établ i es
dans
l a
nature"
.
Les
mouvements
corporels
seraient
donc
des
"causes
occasionnelles",
comrlle l'imaginera
Malebranche,
qui
détermineraient
Dieu â
agir dans
notre
âme
en
lui
donnant
les
perceptions
qui
conviennent.
Le
vocabulaire
qu'utilise Arnauld
est occasionnùliste.
Mais
l'inspiration
ne
l'est
pas.
En
effet,
Arnauld
admet
comme
Jescartes,
que
le
136.
ARNAL"LD,
Examen de
l/essenee du
COl'PS,
O.C.,
t.
38,
p.
147.
137.
ARNAULD,
ibid.,
p.
148.
, .
L

543
corps en mouvement peut mouvolr un autre corps, idée que les
occasionnaI istes rejettent, tout autant qu'il s rejettent
l'idée cartésienne, partagée par Arnauld, selon laquelle
138
l'~me peut changer la direction
cies
esprits
animaux
Ce qui signifie que les mouvements volontaires ont sur le
corps une certaine influence directe. Les occasionnalistes
et Malebranche, en particulier, ne reconnaissent aucune effi-
cience aux créatures, Dieu seul est cause. Pour Malebranche,
toute communication de l '~me et du corps et même des corps
entre eux est inconcevable, Ce qui caractérise les êtres
créés, c'est leur inefficacité,
leur impuissance absolue,
C'est Dieu qui, immédiatement et continuellement, produit
dans l '~me et dans les corps les mouvements qui y paraissent,
et qu'il produit les uns à l'occasion des autres,
Arnauld développera ses critiques contre l 'occa-
sionnalisme de Malebranche, principalement dans les Réflexions
philosophiques et théologiques,
et dans sa correspondance
avec Leibniz. Arnauld a, en effet, le sentiment que l'expli-
cation occasionnaliste comme le conçoit Malebranche, appliquée
à la théologie,
a pour effet d'unifier les domaines de la
nature et de la surnature, compromettant, par là, l'idée
chrétienne de l a Providence. Dans sa pol émique contre Mal e-
branche, Arnauld sera encouragé par les applaudissements de
Leibniz. Sans partager entiérement le point de vue de Descartes,
ni celui d'Arnauld, Leibniz ne ménagera pas non plus ses atta-
ques contre la thése de Malebranche. La solution de Malebranche
a le tort, selon lui, de remonter à une cause trop générale,
138.
ARNAULD,
E'xamen de
l'eusence du corps,
a.c., t" 38,
D,
148,

544
au lieu de donner la cause prochaine et propre du phénomène
dont il s'agit. Elle introduit surtout un "Deus ex machina"
qui ne réussit à établir des rapports entre l'âme et le corps
que par un miracle perpétuel 139 • Mais, Arnauld reste plus
proche, malgré tout, de Descartes.
Ill.
LE CARTESIANISME D'ARNAULD DANS LES POLEMIQUES
THEOLOGIQUES: LA QUESTION EUCHARISTIQUE.
Dès qu'il
reçut les Méditations Métaphysiques,
Arnauld releva aussit~t les "choses qui peuvent arrêter les
théologiens". Parmi celles-ci, il signale à Mersenne la ques-
tian eucharistique.
"Mais, dit-il, ce dont je prévois que les théolo-
giens s'offenseront le plus, est que selon ses
principes, il ne semble pas que les choses que
liE g lis e no use nsei gnet ou cha nt les a c ré my sté r e
de l'Eucharistie Quissent subsister et demeurer
en leur entier"140.
La nouvelle philosophie définissait, en effet, la
nature du corps par l'étendue. Elle se trouvait, ainsi, dé-
barrassée des formes substantielles et des qualités sensibles,
dont s'était encombrée la physique scolastique. Mais, en re-
tour, l'identification de la matière et de l'étendue, c'est-à-
dire la géométrisation de la matière, n'allait pas sans quel-
ques difficultés. Elle impliquait le risque de l'affirmation
de l'infinité du monde, mais aussi, l'impossibilité de rece-
voir les formules de l'Eglise catholique touchant l'Eucharistie.
139.
LEIBNIZ,
Système
Nouveau de
la Nature,
par.
13.
140.
ARNAULD,
Quatri~mes Objections in Descartes, Oeuvres
philosophiques,
éd.
Garnier
II,
p.
655?

545
Morus, avec beaucoup d'obstination et d'adresse s'arrêtant
sur la première difficulté, tentera, en vain, d'obtenir de
Descartes qu'il abandonne sa réserve pour reconna~tre que
le monde est infini 141 • C'est, au contraire, la seconde dif-
ficulté qui retient l'attention d'Arnauld. La conception
cartésienne de la substance matérielle et de ses modes allait
créer l'inquiétude chez les théologiens catholiques. Ceux-
ci ont craint, en effet, de voir la nouvelle physique détruire
les explications eucharistiques, jusqu'alors reçues dans
l'Eglise. Entendons-nous bien. Il
s'agit des seules explica-
tions apportées par les théologiens, qu'il
importe de distin-
guer, en toute rigueur, de ce que l'Eglise nous enseigne du
mystère eucharistique et qui seul constitue une vérité de
foi, un dogme. L'enseignement de l'Eglise c'est celui des
Pères et des Conci l es. L' Egl i se cathol i que enseigne que le
corps de Jésus-Christ est tout entier sous les espèces con-
sacrées du pain et du vin. Il est réellement présent, tout
entier, sous chaque partie de ces espèces. Il y a donc pré-
sence réelle et transsubstantiation. Les expl ications des
théologiens aident à croire le mystère, à le comprendre un
peu mieux
mais elles ne sont pas à prendre pour le dogme
lui-même. Aussi, tant que les explications théologiques
n'avaient pas été fondamentalement remises en cause, leur
identification avec le dogme s'était pratiquement imposée
aux consciences; leur vérité était garantie par leur perma-
nence. Mais, devant la nouveauté des thèses cartésiennes
relatives à l'étendue, Arnauld se demande de quelle nouvelle
façon il faudra, désormais, expliquer aux fidèles le mystére
]q].
Morus
à
Descartes,
Lettres
1648
à
1649, Ln Descartes,
Correspondance
avec
Arnauld
et
Morus , Paris, Vrin, 1953.

546
eucharistique. Les explications en cours étaient, alors, cel-
les des théologiens de l'Ecole, élaborées sur 1es principes
de la physique aristotél ico-thomiste. Arnauld formule la dif-
ficulté en ces termes:
"Nous tenons pour article de foi que la substance
du pain étant ~tée du pain eucharistique, les seuls
accidents y demeurent. Or, ces accidents sont l'éten-
due, la figure, la couleur, l'odeur, la saveur et
les autres qualités sensibles"142.
Arnauld développe l'objection
"Des qualités sensibles, notre auteur n'en reconna~t
point, mais seulement certains différents mouvements
de petits corps qui sont autour de nous, par le
moyen desquels nous sentons ces différentes impres-
sions, 1esquell es pui s après nous appe10ns du nom
de couleur, de saveur, d'odeur, etc. Ainsi, il
reste
seulement la figure, l'ètendue et la mobilité. ~'ais
notre auteur nie que ces facultés puissent être
étendues sans quel que substance en 1aquell e ell es
résident, et partant aussi, qu'elles puissent exis-
ter sans elle; ce que même il répète dans ses
Réponses aux Premiéres Objections •.. "143.
Ce qui est présent sous les espèces du pain et du
vin, aprés la consécration, c'est Jésus-Christ tout entier.
La substance du pain et du vin disparaissant, c'est la subs-
tance du Christ, sous l'effet de la toute-puissance de Dieu,
qui est désormais présente. Mais, on trouve parmi les acci-
dents qui demeurent, des qual ités sensibles. Celles-ci appar-
tiennent à notre ame et non pas au corps. C'est ce que nous
apprend la nouvelle physique. C'est une des conséquences de
la distinction réelle de l'ame et du corps. Mais, Descartes
explique aussi que les qual ités sensibles ne sont en nous
qu'autant que nous sommes unis à un corps. C'est dire que
142. ARNAULD,
Quatrièmes
Objections
ln Descartes,
Oeuvres
philosophiques,
éd.
Garnier
II,
p.
655.
143. ARNAULD,
ibid.

547
les sensations sont dans l'âme à l'occasion des modifications
corporelles. Par contre, si les qualités appartiennent à
l 'Bme, "la figure et la mobilité"
sont des propriétés rela-
tives à l'étendue et "ne peuvent être entendues sans quelque
substance en laquelle elles résident"144. L'étendue, définie
comme attribut principal de l a substance corporelle, lui
est inséparable. Les modifications de l'étendue, figures
et mouvements, ne peuvent exister sans elle; elles ne peu-
vent pas avoir une réal ité indépendante de la substance. La
question devient inévitable; en ~tant toute réalité aux
propriétés relatives à l'étendue, comment les apparences du
pain et du vin subsistent-elles encore, lorsque, après la
consécration, la substance du pain et du vin est devenue
celle de Jésus-Christ? En d'autres termes, comment peut-il
s'accorder avec l'enseignement de l' Egl ise sur la transsubs-
tantiation
? Arnauld est persuadé que le cartésianisme apporte
une explication nouvelle. Il
semble tout disposé à la rece-
voir. Ce qui est signe d'un esprit ouvert à la sciencemoderne.
La philosophie de l'Ecole facilitait la compréhen-
sion du mystère, puisqu'elle considérait les manières d'être
comme des accidents réels, qui peuvent subsister pan eux-
m€me6,
lorsque la substance, qui leur servait de support,
était changée. En refusant toute réalité à ces accidents,
Descartes ne risque-t-il pas de détruire la foi en l'Eucha-
ristie et d'accentuer la crise de la conscience chrétienne,
déjà fortement ébranl ée par les querell es entre les théolo-
giens catholiques et les Protestants? Dans son objection,
Arnauld n'accuse pas Descartes d'hérésie, ni même d'irreligiosité.
144.
ARNAULD,
Quatri~mes Objections ln Descartes, Oeuvres
philosophiques,
éd.
Garnier
II,
p.
655.
, :~. ,,~' ..

548
Il soupçonne, au contraire, le philosophe d'avoir une expli-
cation plus rationnelle du mystère eucharistique et souhaite
qu'il
la fasse connaTtre publiquement. C'est, encore une fois,
Arnauld qui, dès 1640, provoque Descartes en publ ic sur la
question eucharistique. Descartes ne fut pas du tout surpris
par l'objection du jeune Docteur en Sorbonne. Pourquoi?
Dans la correspondance qui précède la publication des Médi-
tations Métaphysiques,
Descartes se montre bien conscient
de la difficulté que pose sa physique relativement au mystère
eucharistique. Il laisse entendre à son correspondant qu'il
145
est déjà en possession d'une nouvelle explication
L'on
comprend, alors, qu'il
ne soit pas mécontent de l'objection
d'Arnauld et qu'il
se soit engagé à l'examiner soigneusement.
Le 18 mars 1641, il envoie une partie de sa réponse:
"Je ne vous envoie pas encore le dernier feuillet
de ma réponse à M. Arnauld, où j'explique la trans-
substantiation suivant mes principes; car je désire
auparavant lire les conciles sur ce sujet, et je
ne les ai encore pu ayoir ••• "146.
Descartes ne tarde pas à lui adresser la suite. Dans la lettre
suivante il manifeste sa satisfaction
"J' y accorde tell ement avec ma phi l osophie ce qui
est déterminé par les Conciles touchant le St Sacre-
ment que je prétends qu'il
est impossible de le bien
expliquer par la philosophie vulgaire; en sorte
que je crois qu'on l'aurait rejetée comme répugnante
à la foi, si la mienne avait été connue la pre-
mière .•• "147
Les Méditations Métaphysiques paraissent en aoOt
de la même année, 1641, avec six séries d'objections et des
1q 5 • A MERSENNE,
2B
janvier
16 q 1 ,
ê do
Garnier,
t •
II,
P •
3 1 4 •
1 q 6 •
A MERSENNE,
18
mars
16 q 1 ,
éd. Garnier,
t-
II, p. 323.
1 q 7 •
A MERSENNE,
31
mars
l 64 1 ,
éd. Garnier) t- II, p. 323.
,·r
... _

549
réponses.
Arnauld se montra satisfait des
réponses
faites
par
le philosophe a ses propres objections. En effet, ayant pris
quelques précautions et invoqué la toute-puissance de Dieu.
"pour ne
point
rompre la
paix avec les
Philo~ophes,,148, sur
la
réalité des
accidents,
Descartes s'explique "avec plus de
franchise,,149
"Je ne dissimulerai
point que je me persuade qu'il
n 'y a rien autre chose par quoi
nos sens soient
touchés,
que cette seule superficie qui
est le ter-
me
des
dimensions
du corps, qui
est senti
ou aperçu
par les sens.
Car,
c'est en
la superficie seule
que se fait
le
contact,
lequel
est si
nécessaire
pour le sentiment, que
j'estime que sans
lui,
pas
un de nos sens
ne pourrait étre mJ ... "150.
L'explication cartésienne consiste a reconnaître d'abord
qu'il
n'y a pas
de sensation sans contact.
"C'est en la su-
perficie seule que se fait
le
contact".
C'est au
contact de
la superficie des
corps que
nos sens
s'éveillent,
se mettent
en acte.
Descartes s'accorde ici
avec Aristote et il
le
re-
connaît.
Ainsi,
tout
corps
est un ensemble de petites
par-
ticules
de matière,
laissant entre elles
des
intervalles.
"Ces petites parties
de tous
les
corps ayant diverses
figures
et grosseurs et différents mouvements, jamais elles ne
peuvent
être si
bien arrangées
ni
si
justement jointes ense~ble,
qu'il
ne
reste
plusièurs
intervalles autour d'elles,,151.
Ce
sont précisément ces
"intervalles" que Descartes no,:me
"su-
perficies".
La superficie est donc
"le terme que
l'on conçoit
148.
DESCARTES,
METEORES,
éd.
Garnier,
t.
II,
p.
726.
149.
DESCARTES,
R~ponses aux Quat~i~mes Objections,
Gd.
Garnier,
t .
I l ,
p.
695.
150.
DESCARTES,
ibid.
15!.
DESCARTES,
ibid.,
p.
696.

550
être moyen entre chacune des particules de ce corps et l~s
corps qui
les environnent,,152.
La superficie ainsi ~éfinie
n'appartient pas à la substance de tel
corps particulier
plutôt que tel
autre.
Elle est de plus ce qui à l'intérieur
d'un corps sépare les petites
parties du corps. C'est la
permanence de cette superficie qui
est la condition de la
perception des espéces du pain et du vin, aprés la consécra-
tion.
Pour continuer à percevoir la blancheur du pain, en
l'absence même de la substance du pain, il suffit que le
corps du Christ occupe exactement le même espace que la subs-
tance ou pain;
"puisque le contact se fait dans ce seul
terme,
et que rien n'est senti, si
ce n'est par contact,
c'est une chose manifeste que, de cela seul que
les substances du pain et du vin sont dites étre
tellement changées en la substance de quelque au-
tre chose, que cette nouvelle substance soit con-
tenue précisément sous les mémes termes sous qui
les autres étaient contenues, ou qu'elle existe
dans le méme lieu où le pain et le vin existaient
auparavant (ou plutôt, d'autant qJe leurs termes
sont continuellement agités, dans lequel
ils exis-
teraient s'ils étaient présents), il s'ensuit né-
cessairement que cette nouvelle substance doit
mouvoir tous nos sens de la méme façon que feraient
le pain et le vin, si aucune transsubstantiation
n'avait été faite"153.
Autrement dit, si
les particules changent de subs-
tance, mais demeurent au même lieu et sous la même superficie,
nous aurons les mêmes perceptions.
Les mouvements qui, en
rapport avec cette superficie, produisaient en nous telles
et telles sensations, les produiront avant comme après la
consécration.
La substance du corps et du sang de Jésus-Christ,
étant réellement présente dans l'espace qui occupait la subs-
tance du pain et du vin, continue, selon l '~xplication de
152.
LJt:SCi\\RTES,
RéponiwS aux Quatr'ièmes ObJeutions, éd. Carnier,
t.
I l ,
p.
697.
153.
DESCARTt:S,
ibid.

551
Descartes, à causer en nous, après la consécration, les mè-.
mes sensations que nous éprouvions avant. C'est la substance
du Christ qui est donc aperçue et sentie après la consécra-
tion comme pain et comme vin. Cette explication repose sur
le principe de la psycho-physique cartésienne selon lequel
les sensations sont des produits des mouvements corporels
déterminés.
L'étendue définissant la nature de tout corps,
il est évident que plusieurs corps, modifiés de la ~éme fa-
çon, dans le méme rapport avec notre àme, produisent en elle
les mèn,es sensations. Descartes est persuadé que son explica-
tion s'accorde parfaitement avec le mystère, et que les théo-
logiens ne feront aucune difficulté pour lui donner raison.
"Non seulement, dit-il, je ne crains pas d'avoir
rien dit ici qui
puisse offenser nos théologiens,
au contrai re j'espère qu' ils me sauront gré de ce
que les opinions que je propose dans la physique
sont telles qu'elles conviennent beaucoup mieux
avec la théol ogi e que celle qu'on y propose d' ordi-
naire ll •
Se plaçant, à son tour, comme les théologiens sco-
lastiques, au point je vue strictement philosophiqUE, c'est-a-
dire celui de la raison, Descartes a estimé que ses propres
principes étaient mieux adaptés au dogme eucharistique. Dans
sa Réponse à Arnauld, il a tenu à bien distinguer ce qui
relève de la philosophie de ce qui
relève de la foi.
L'ensei-
gnement de l'Eglise contenu dans les textes des Pères et des
ConcilEs relève de la foi.
Les principes thomistes aussi bien
que les siens propres dépendent de la seule raison.
" Car, de v rai, dit - il, l' Eg lis en' a j a III ais e nsei -
gné (au moins que je sache) que les espèces du pain
et du vin, qui demeurent au Sacreinent de l'Eucharis-
tie, soient des accidents rèels qui subsistent mira-
culeusement tout seuls, après que la substance à

552
1
.
h'
' t '
" t '
,,154
laque1 e ils étalent attac es a e e 0 ee

Nous ne sommes donc pas ob1 igés de le croire. La théorie tho-
miste des accidents réels ne fait pas partie du dogme eucha-
ristique. Nous pouvons la rejeter pour une expllcation que
nous jugerons plus satisfaisante. Bien qu'il ait accepté les
réponses de Descartes, Arnauld n'en a pas moins jugé incom-
pléte l'explication cartésienne relative à l'Eucharistie.
Aussi, dans les lettres latines de 1648, il revient sur la
question
"Vous soutenez, dit-il, qu'une chose étendue ne
peut en aucune façon être distinguée de son exten-
sion locale; vous m'obligerez donc fort de me dire
si vous n'avez point inventé quelque raison par
laquelle vous accordiez cette doctrine avec la foi
catholique qui nous oblige de croire que le corps
de Jésus-Christ est présent au Saint Sacrement de
l'autel sanS l'extension locale, ainsi que vous
avez très bien montré comment l 'indistinction des
accidents d'avec la substance peut s'accorder avec
le même mystère; autrement vous voyez bien à quel
danger vous exposez la chose du monde la plus
sacrée"155.
Ce que demande Arnauld, c'est que Descartes explique comment
le corps du Christ peut être présent dans chaque partie du
pain et du vin, sans être étendu. Dans ses réponses aux Qua-
trièmes Objections, Descartes a expliqué comment nous conti-
nuons à voir le pain et le vin là où est désormais présent
le corps du Christ. L'explication supposait connU5 les princi-
pes de la psycho-physique cartèsienne. Mais est-ce à dire
que le corps du Christ est étendu? Pour éviter le reproche
d'.ùllpanat.{on,
doctrine calviniste, il faut aller plus loin
154.
DESCARTES,
Réponses aux Quatrièmes Objections,
éd.
Garnier,
t .
I l ,
p.
699.
155.
Arnauld
â
Descartes,
Juin-Juillet
1648)
in Descartes,
Correspondance
LlVee
Arnauld
et
Morus,
Paris,
Vrin,
1953,
p.
67.

· ~ ..
"
'
" ,
553
"'.
',~,
dans
l'explication,
Mais,
Descartes
refusera de
répondre,
prenant prétexte du
silence des
textes
conciliaires:
'v.
"puisque,
dit"i!,
le Concile de Trente
n'a pilS
voulu
expliquer de quelle façon
le corps de Jésus-
Christ est en j'Eucharistie,
et
qu'il
a
dit qu'il
y
est d'une façon
d'existe,' qu'à peine pouvons-
nous
exprimer par des paroles,
je craindrais d'être
accusé de
témérité
si
j'osais déterminer quelque
chose
là-dESSUS,
et
j'aimerais m;eux en
dire mes
conjectures
de
vive
voix que par écrit"156,
Ainsi,
Descartes
refuse de
s'engager dans des
explications
téméraires.
L
trouve un
refuge dans
l'ineffabilité du mys-
tè re.
Arnauld accepta
les
réponses de Desc~rtes. Bossuet
s'y
rallia.
Aussi,
lorsqu'éclate 1,\\ discuss',(;n
sur les rap··
ports
du
cartésianisme avec
le mystère eucharistique,
il
appara't
tout à fait
naturel
à Arnauld de prEndre
la défense
de Descartes.
Les
cartésiens allaient
être soupçonnés de
favorisel
l'interprétation calviniste du mystère.
C'est cette
accusation que M.
le Moine,
Doyen
de Vitrè,
porte contre
Descartes, dans
l'Ecrit qu' i l
a consacré Cl
l'examen de
la
philosophie de Descartes.
Prenant la d~fense de Descartes,
Arnauld dénonce
l 'in jus tic A des
attaques de H.
le MGine
et
le danger que reprèsente pour
l'Eglise
la
thèse qui
les
Le Doyen de Vitré
s'en
prend
tout d",bord à
ia théo-
rie cartésienne de
l'étendue.
Sur ce
point,
'i'
oppose Descar-
tes
et
les
Pères
qui
n'auraient pas
eu
la mêmec concEption d€
l'étendue que
llli,
"Ils
auraient
admis,
estime-t-il,
comme
une Vérité de L:
.'
i 0 l ,
qu'un
corps,
quelque grand qu'il
soit,
156.
Oescartes
A Arnauld,
]'llin-]"uillet
IA48
l'n
De
t
-
,
l
scar
es
.C9 rres pondance
nvec
Arnauld
ct
Morus
Paris
Vri
1953
- 3
J
, n ,
,
p.
1

.'..


554
peut être sans étendue et réduit en un point,,15?
Descartes
dit tout le contraire, puisque selon lui, tout corps est par
nature étendue, donc divisible è l'infini. L'étendue en tant
qu'elle est attribut principal du corps lui est inséparable.
Ainsi, selon l'auteur de l'Ecrit les Péres auraient pensé
autrement. L'auteur n'hésite pas, dès lors, è condamner la
philosophie cartésienne d'être anti-chrétienne, puisqu'elle
nie une
vérité capitale pour la compréhension du mystère
euchari stique.
Arnauld n'a aucune peine è· déceler dans l'alogument
de M. le Moine une confusion. Oans la définition du corps,
fait-il
remarquer, M. le Moine confond deux choses qu'il
faudrait distinguer: l'étendue etl'.LmpénétJwb.U..i..té.. L'éten-
due est l'essence de la matière. L'essence est inséparable
de la substance. L'impénétrabilité est une propriété de la
matière. Elle suppose l'étendue, la divibilité. Arnauld in-
dique fort clairement que l'impénétrabilité peut être séparée
de la matière par la toute-puissance de Dieu. M.
le Moine
avait appl iqué è tort è l'ètendue ce que les Pères avaient
dit de l'impénétrabilité.
Ils n'ont jamais dit, indique
Arnauld, que Dieu par sa toute-puissance pouvait réduire un
corps en un point indivisible, c'est-è-direinétendu.
Ils
ont au contraire soutenu, comme Descartes, que l'essence ou
la nature des corps était d'être étendue et qu'ils ne pou-
vaient être sans étendue. Dieu ne crée pas des essences. On
ne saurait donc imaginer une matière créée sans son essence.
Ce serait une abstraction. Or, Dieu ne crée pas des abstractions.
15?
Cit6 par ARNAULD,
Examen du Tpaitd de
l'essence et
du
corps,
o.c~, t~ 38, p. 104 ..

555
Ainsi, donc quand les Pères, ont parle en philosophes, c'est-
à-dire quand ils ont considére les choses selon leurs notions
naturelles, ils ont de fi ni
la matière par l'etendue, en quoi,
contrairement à ce qu'en dit le Doyen de Vitre, ils sont en
parfait accord avec Descartes. M. le Moine devrait bien dis-
tinguer dans l'enseignement des Pères, ce qu'ils ont dit en
tant que philosophes et ce qu'ils ont dit en tant que gar-
diens de la foi,
Negliger de respecter ces deux domaines de
la raison et de la foi, conduit à de graves consequences, par
exemple à subordonner la foi
à la raison. Pour être plus pre-
cis, disons que l'enseignement de l'Eglise touchant l'eucha-
ristie laisse entendre, qu'un corps peut être reduit en un
point indivisible et les accidents subsister sans sujet. Tel
est l 'essentiel du dogme qui s' impose à la foi de tout ch r e -
tien. Mais, lorsque les Peres, ont parle en philosophes, ils
ont etabli des principes tout differents. Or, si
l'on ne
r es pe c tep a s l' au ton om i e des dom a i ne s de l a rai son et de 1a
foi, si l'on prend pour une verite de foi, tout ce que disent
les Pères, même dans le domaine de la philosophie naturelle,
il est manifeste que l'on tirerait des textes mêmes des Peres
des consequences prejudiciables à la Religion. L'on pourrait
être, ainsi, conduit à douter de la foi des Pères en la Trans-
substantiation. D'où cette mise en garde d'Arnauld:
"Il est donc très
dangereux de faire dependre la
verite de notre foi
touchant le mystère eucharis-
tique des suites pr.ilosophiques que les scolasti-
ques en ont tirees. Car, c'est fortifier l'argument
que les calvinistes font contre nous, de ce que les
Pères n'en ont point parle et de ce qu'ils ont même
etabli des maximes philosophiques qui y paraissent
contraires"158.
]58. Cité
par ARNAULD,
Examen
du
Traité
de
l'essence et
du COTT,g,
O.
c., t. 38, p. \\07.
1
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556
En somme, Arnauld soupçonne, à travers les criti-
ques du Doyen de Vitré, une inspiration calviniste. Les cal-
vinis,tes avaient aussi prétendu, que la théorie de l'étendue,
développée par Descartes, était incompatible avec l'enseigne-
ment de l'Eglise relatif au mystére eucharistique.
Ils étaient
même allés plus loin. Prenant prétexte du silence des Péres
sur les difficultés philosophiques relatives à l'eucharistie,
ils en ont conclu que les Péres n'avaient jamais cru à la
présence réelle. Dans la PeFp.tuite de la foi, Arnauld et
Nicole avaient alors accepté la polémique pour réfuter ces
accusations des calvinistes.
Ils rappelèrent aux calvinistes
l'attitude constante des Pères, qui a toujours été de disso-
cier l'ordre des vérités de la raison, dont les principes
sont les seuls guides dans les choses de la nature et l'ordre
de la Révélation, qui est la règle de notre croyance dans
les mystères supèrieurs à notre raison. Par ailleurs, l'ar-
gument philosophique que les calvinistes opposaient au dogme
de la présence réelle, étant tiré du témoignage des sens,
Arnauld rappela que la doctrine de l'Eglise sur l'Eucharis-
tie n'était point contraire à ce témoignage.
Il dut recourir,
encore une fois, à Descartes, dont les principes de la phi-
losophie sur les sensations étaient, selon lui, tout à fait
con f 0 rm e s à ce ux des a i nt Au gus tin. Le car tés i an i sm e a i ns i
associé à la philosophie de saint Augustin, devenait philoso-
phie chrétienne, ce que contestaient les calvinistes.
Cette défense du cartésianisme valut à Arnauld une
critique injuste de la part de Jurieu, dans laquelle se trou-
vaient également associés les théologiens de Port-Royal. Le
Ministre Jurieu reprochait à Arnauld et à ses amis de Port-

557
Roya1.d'avoir "autant d'attachement pour le cartésianisme
que pour le christianisme,,159.
Il mit en doute leur foi ca-
tholique dans la transsubstantiation: "On ne saurait se
persuader, dit-il, que ceux qui approuvent ce que dit M. Des-
cartes touchant l'essence de la matière, croient de bonne
foi
la transsubstantiation possible,,160
L'insinuation de
mauvaise foi, adressée par Jurieu aux Messieurs de Port-Royal,
rejoint celle que leur fait aussi M. le Moine. Le fait d'ex-
pliquer la nature des corps sans rapport avec le mystère
eucharistique, de soutenir que les corps ne sont pas sans
étendue, ni
les qualités corporelles sans les corps, suffit
aux yeux de Jurieu et de le Noine, pour suspecter Descartes
et ses disciples
de ne pas croire en la transubstantiation.
Mais, les calvinistes, allant plus loin, ont également douté
que les Pères aient réellement cru à la doctrine catholique
de la présence réelle, qu'ils aient eu "la même foi que
nous touchant l'Eucharistie". Certes, M. le Moine ne va pas
jusqu'à tirer une telle conclusion; mais Arnauld estime
que l'on ne saurait suspecter les cartésiens sans suspecter
aU66~ les Pères. Aux attaques calomnieuses de Jurieu, Arnauld
réplique dans l'Apologie pour les catholiques, prenant encore
une fois la défense du cartésianisme.
Dans sa controverse avec le Doyen de Vitré, Arnauld
cite un extrait de la Recherche de la Vérité.
Il insiste, en
rapportant ce texte sur son identité de vue avec le Père
Malebranche. Ces deux illustres cartésiens partagent, en effet,
159.
Citê
par
ARNAULD,
Apologie pour les catholiques,
Ile
p.,
chap.
V,
D.C.,
t.
XIJ,
Lausanne,
1778,
p.
615.
160.
ARNAULD,
ibid.
..... : .'

558
le sentiment de Descartes sur la nature des corps, en approu-
vant, l'un et l'autre. le fait qu'il ait accepté de se sou-
mettre à l'autorité de l'Eglise. Dans l'Apotogie pouY' tes
Cathotiques,
livre écrit contre Jurieu, Arnauld fera allusion
au débat qui a opposé Malebranche et le Sieur de la Ville.
Louis de la Ville attaquait les thèses cartésiennes de Male-
branche qu'il jugeait également inconciliables avec le mystère
eucharistique. Or Arnauld, en prenant le parti de Malebranche,
manifeste son attachement à tout ce qui, dans Malebranche,
.
d
. "
161
relevalt encore
u carteslanlsme

Les querelles eucharistiques ont donc été, pour
Arnauld, l'occasion de confirmer son autorité de théologien
et sa réputation de défenseur de l'Eglise. Sa fidélité à
l'Eglise et sa connaissance des Pères, lui ont permis d'af-
fronter ses adversaires calvinistes aussi
bien que catholi-
ques, avec sérénité et confiance,
Il a toujours dissocier
dans SES interventions, l'enseignement des Pères de ce que
disent les théologiens de l'Ecole.
Il
reprocha au Doyen de
Vitré de vouloir attribuer aux Pères ce qu'enseignaient les
théologiens de l'Ecole. La théologie de l'Ecole est une théo-
logie spèculative, elle s'apparente à la philosophie. Et, à
ce titre, elle peut être contestée par la raison, rejetée
et même dèpassée. Arnauld juge, en effet, dangereux ce mélange
de philosophie et de théologie. A la théologie spéculative.
Arnauld préfère la théologie positive. Sa critique de la théo-
logie scolastique a le même accent que celle que l'on peut
lire dans les Réponses de Descartes aux Quatrièmes Objections
et que Mersenne prit soin de ne pas communiquer aux théolo-
161.
ARNAULD,
Examen de
t'essence du
corps,
O.C.,
t.
38,
p.
100.
- -
.' ...
:'~.: ..
'~""::""~~:'
~f~~~,~~~r:;;;;;y.,ci;'7>:~;~.,{}:~:'·~::0·:~·>~A.~;.;,;ii.:; ~•.~:·'0.,..'.:.<;?}E· ;'\\·:i\\;··;;Ù~\\·':~);J:/:;,è' ;"'~;\\";;.. ,:i.,;.,~i'_;;:12::
:'i.;',
;..;;.:.....,;;.:;~..

559
giens 162
Par sa critique de la théologie scolastique, Arnauld
manifeste son accord avec Descartes sur les rapports de la
foi et de la raison, Arnauld reste attaché au principe de la
stricte distinction entre les deux domaines. Ce qui lui pa-
raît heureux chez Descartes, c'est sa soumission à l'Eglise
et non les théses théologiques qu'il aurait pu émettre sans
compétence, C'est peut-être cette sensibilité cartésienne
que les propres adversaires d'Arnauld ont eu du mal à accep-
ter. Elle s'affirme non seulement par son attachement au
principe de la distinction des deux domaines, mais aussi par
ses nombreuses interventions dans le domaine proprement phi-
losophique et toujours en faveur de la philosophie cartésienne,
dont il a montré, à chaque occasion, l'accord avec la foi
chrétienne. Ses adversaires furent égarés par ce "Grand" car-
tésien nourri de scolastique et défenseur de l'Eglise. Arnauld
a comrpis, et il est peut-être le seul en ce XVIIe siécle,
que le cartésianisme était seul à pouvoir garantir à l'Eglise
son autorité absolue dans le domaine de la foi, tout en assu-
rant à la raison son pouvoir, dans l'ordre des choses natu-
relles, sans jamais compromettre leur éventuelle collaboration.
Arnauld a peut-être été plus sensible que ses contemporains
à cet équilibre que
le cartésianisme inaugurait.
Il partagea
jusqu'au bout l'optimisme cartésien. Cette confiance en la
raison, de la part de celui dont on a dit, qu'il était jan-
séniste, a quelque chose, en effet, de troublant.
Arnauld faisait figure de chef de file du petit
groupe des Port-Royalistes. Mais, il ne faut pas s'y tromper,
162. DESCARTES,
R'ponses aux Quat~i.mes Objections,
in
fine,
éd.
Garnier,
t ,
II,
p.
704.
.
' . -, ,"
.~
..... ' .
.{
' . .),.;;. :
.:.: ',- .'
'.,

560
dans ce petit groupe, tous n'étaient pas favorables au car-
tésianisme. Engagé dans de nombreuses controverses, Arnauld
s'était réfugié en Hollande.
Il recevait des encouragements,
à poursuivre son oeuvre théologique de la part de ses amis
lointains ou proches. Mais,
les avis se partageaient sur la
part qu'il convenait d'accorder aux thèses philosophiques
chères à Arnauld. Certes, Nicole a collaboré avec Arnauld
dans l'Art de penser.
Il ne méconnaît pas les services que
peut rendre, par exemple, la distinction cartèsienne de l'âme
et du corps, pour démontrer l'immortalité de l'âme.
Il éprou-
vera cependant de la gêne devant la longue polémique qui oppo-
sera Arnauld et Malebranche sur la nature des idées. Dans
ses lettres il n'encourage pas Arnauld à poursuivre la dis-
cussion sur le terrain de la philosophie.
Il se montre plutôt
déçu et regrette que Arnauld ne s'attaque pas directement
aux erreurs théologiques de l'oratorien. Les amis d'Arnauld
ne se sentent pas tous directement concernés par ses prises
de positions philosophiques. A l'exception de Pontchâteau,
qui est son plus proche collaborateur, et de NicOle, malgré
quelques réserves, tous les autres opposent une vigoureuse
résistance au cartésianisme d'Arnauld: M. de Sainte-Marthe,
M. de Saci, Du Vaucel. Lorsque Pontchâteau, émissaire d'Ar-
nauld, communique à M. de Saci l'Examen du traité de l'essence
du corps, dans
lequel Arnauld réfutait les thèses anti-carté-
siennes de M.
le Moine, Doyen de Vitré, Saci opposa un refus
à la publication du document.
Il aurait souhaité voir Arnauld
se consacrer entièrement à son oeuvre théologique. Dans l'op-
position, c'est Du Vaucel qui est allé le plus loin l63 •
163. Mme RODIS-LEWIS,
Augustinisme et cartésianisme ci
. ;."'
'.~. ..;'i." .•

561
On se souvient qu'au moment où lui fut envoyé le
manuscrit du Trait. de la Nature et de la Grace, Arnauld ne
trouva pas le temps de le lire, aussitôt, pour en faire la
critique.
Il nous dit lui-même qu'il était engagé dans une
controverse avec les Ministres calvinistes.
Il s'agissait
de Jurieu qui venait d'accuser dans la Politique du Clerg.,
les théologiens de Port-Royal d'être aussi attachés au car-
tésianisme qu'au christianisme. Arnauld, en effet, préparait
une réponse. Dans l'Apologie pour les Catholiques, il pri t
la défense de ses amis et de Descartes. Précisément, la ré-
plique d'Arnauld ne fut pas du goOt de tout le monde et, par-
ticulièrement, de Du Vauce]. Arnauld, en effet, par sa réponse,
pouvait donner le sentiment d'engager tout le groupe des
Port-Royalistes, lorsqu'il défend contre les attaques de
Jurieu, l'orthodoxie du cartésianisme. Dans le premier volume
de l'Apologie pour les Catholiques, Arnauld précisait bien
qu'à l'Oratoire, la philosophie nouvelle n'était pas aussi
généralement acceptée que le croyait son adversaire Jurieu.
Mais, est-ce à dire qu'elle faisait l'unanimité chez les amis
d'Arnauld? En l'absence d'une mise au point, le lecteur pour-
rait bien en conclure que, quelles que soient leur bonne foi
et leur volonté de rester fidèles à l'Eglise, les théologiens
de Port-Royal éprouvaient tous un fort attachement pour le
cartésianisme. Aussi, Du Vaucel, dans ses Observations sur
la Philosophie de Descartes, prit ouvertement position contre
la philosophie cartésienne. Et dans une note latine adjointe
à la copie des Observations, il fit le reproche à Arnauld
Port-Royal,
in Descartes
et le cart.sianisme Hollandais,
p.
134
et
"uivantes •
."./.;':-. .
-.': ..,.-..
~
ltA,:·::;;~·~;.lf~/,~':·.:-·:·.~ji::.-'.'r~. :c:~'~.. l""r"
~~:~
.- ....."
."

562
d'avoir concédé à Jurieu que les Messieurs de Port-Royal
étaient cartésienso
Dans le fond, si ses amis de Port-Royal ne se sont
ij
pas engagés autant que lui dans la défense du cartésianisme,
et ne se sont pas sentis concernés par les thèses cartésien-
"
nes d'Arnauld, c'est qu'ils se sont donnés comme règle de
<
se garder de tout attachement à des opinions humaines, dès
que la théologie est en cause. Or, Arnauld, et c'est par là
qu'il se singularise de son entourage, n'a consacré du temps
à la philosophie et, particulièrement, à la philosophie de
,,
Descartes, que parce qu'il a vu tout le bénéfice que la théo-
logie et la Religion pouvaient en tirer. La philosophie doit
intéresser le théologien.
Elle mérite qu'il
lui consacre de
i
son temps.
j
i.,
Le spiritualisme de la philosophie de Descartes
,
et sa conception des rapports de la raison et de la foi
sont
à l'origine de l'engagement philosophique d'Arnauld. Le car-
\\"
tésianisme lui permet de livrer le combat philosophique,
tout en demeurant soumis, comme Descartes lui-même, à l'auto-
rité de l'Eglise.
li
"!
"
.,~.'
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'}. :.

563
CHAPITRE
IV
LES
VER 1 TES
ETE RNE L LES
Nous voudrions terminer cette étude sur le carté-
sianisme d'Arnauld en nous interrogeant sur son attitude a
l'égard de la thèse cartésienne de la création des vérités
éternelles.
Remarquons que les thèses défendues par Arnauld
dans sa polémique avec Malebranche, sur l'étendue intelligi-
ble, sont les mêmes qui, chez Descartes, supposent la i~b~e
c~éat~on deo vé~~téo éte~neiieo. Mais, Arnauld n'examine pas
ce prot.lème pour lui-même, ESt-il partisan ou non de la théo-
rie cartésienne de la création des vérités éternelles? Aucun
texte ne nous permet d 'y répondre clairement. Ce "silence",
de la part de celui qui a défendu avec force l'orthodoxie
cartésienne, peut surprendre, en effet, a un moment où, par-
tisans et adversaires de Descartes se sont clairement pronon-
cés sur la valeur de cette doctrine.
Ces prises de position n'étaient pas ignorées
d'Arnauld.
Il était parfaitement informé des objections fai-
tes a Descartes, de son vivant, des critiques de Malebranche
et de Leibniz, des réserves de certains de ses amis de Port-
Ray a l sur l a lib r e cr é a t ion des vé rit é s é ter ne l les. Comm e n t
expliquer, dès lors, que le Docteur augustinien ne se soit
,..
' H '
.

564
pas senti concerné par ce débat? Si l'on considère que,
du cartésianisme, Arnauld ne retient que le spiritualisme,
on a dm e t t r a ais ém e nt q uri l pu i s s e ê t r e car tés i en san s a v0 i r
à se prononcer sur l'explication cartésienne de l'origine
des vérités éternelles. En effet, cette doctrine n'est expli-
citement exposée ni dans le Discoups de la Méthode, ni dans
les Méditations Métaphysiques, ni dans les ppincipes. Le
lecteur peut parcourir ces écrits sans jamais rencontrer la
difficulté soulevée par les théologiens et les adversaires
de.Descartes. Le débat sur la création des vérités éternelles
n'étant pas directement inspirée par les Méditations Méta-
physiques, Arnauld a pu
le considérer comme un débat exté~~eu~
au cartésianisme et qui ne mettait pas en cause l'apport po-
sitif de Descartes.
Il nous faut bien convenir, en effet,
que le destin du cartésianisme n'était pas lié à la doctrine
de la création des vérités éternelles, mais, bien plutôt.
et l'histoire l'a montré, à la question de l'étendue. Arnauld.
qui a réfuté point par point les thèses de Malebranche, ne
semble pas avoir accepté le débat sur la création des vérités
éternelles combattue par l'oratorien. Pourquoi?
Malebranche nous le savons s'en prend, pour la pre-
miere fois, à la libre création des vérités éternelles dans
les Eclaircissements à la Rechepche de la Vépité.
Il réfute
à la fois
l'innéisme cartésien et la thèse de la création
des vérités éternelles. L'argument qui
lui permet de réfuter
l'explication cartésienne de l'origine des vérités éternelles
est celui-ci; ayant reconnu que le Verbe, la Sagesse de Dieu
contient les idées et les vérités éternelles, supposer que
les vérités éternelles sont créées, c'est supposer, en même

565
temps, que le Verbe, qui
les renferme, est lui-même créé
ce qui est inconcevable. Le Verbe est, en effet, consubstan-
tiel et coéternel à Dieu.
Il est Dieu même. Ou, encore, sup-
poser que Dieu crée les vérités éternelles, c'est dire que
Dieu donne l'être à son essence, donc Dieu est possible. Con-
séquence également absurde. L'explication cartésienne est
donc contraire à ce que nous enseigne l'Ecriture.
Prenant la défense de Descartes, que fait Arnauld?
Des textes de Malebranche contre Descartes, il ne retient que
ceux qui ont rapport à la théorie des idées et de l'étendue
intelligible. Est-ce à dire qu'Arnauld n'a pas compris le
débat sur la matière des vérités éternelles et leur enjeu?
Arnauld pouvait-il rester indifférent à cette question, en
tant que théologien? En prenant les textes à rebours, il
nous sera peut-être possible de cerner, d'un peu plus près,
le sentiment d 'Arnau ld sur cette questi on métaphys iquement
importante, de la libre création des vèrités éternelles. Nous
nous demanderons donc, si sur ce point, ArnJuld a une pensée
philosophiyue arrétée 164 .
!64.
C1est
dans
sa
lettre
â
Mersenne
du
15
avril
1630,
que
Descartes
présente
pour.
la
première
fois
la
these
de
la
libre
création
des
v~rités éternelles. Une observation de
Gassendi
conduit
incidemment
Descartes
~
l'exposer
~ublique­
ment
dans
ses
Réponses
aux
Objections.
Signalons
les
princi-
paux
textes
sur
la
crêation
des
vérités
êternelles
Cinqui~-
mes
Réponses,
in
Hed.
5,
par.
j
Sixièmes
IZéponses,
par.
6
et 8
;
lettre à Mersenne,
27
mai
16J8
à
Mesland,
2 mai
1644
~ Arnauld,
29
juillet
1648
â
r1orus,
5
février
1649
Entre-
tien
avec
Burman,
V.
Cette
thèse,
Descartes
la
tient
pour
fondamentale
pour
sa
phy-
sique.
P~r elle, Descartes vise à parler de üieu plus dignement
que
n'en
parle
le
vulgaire.
Dieu,
en
qui
on
ne
peut
introduire
aucune
distinction m~me de
raison
entre
ses
attributs
tous
contenUS
dans
son
"i:nmensité,
simplicité ou
unité
aLsolue"
est
souverain
Etre,
souv2rain
Bien,
souveraine
iJérité.
"11
est
certain
quI il
est
aussi
bien
auteur
de
l'essence
cun:me
de
l'existence
des
créatures
or,
cette
essence
n'est
autre
chose
.. ,;..

566
1. LA CREATION DES VERITES ETERNELLES ET L'IMPOSSIBILITE
DU VIDE. LA "CONVERSION"
D'ARNAULD.
Examinons tout d'abord, les textes qui nous parais-
sent les plus cartésiens, c'est-à-dire ceux qui sont consacrés
à la critique de la théorie de l'Etendue Intelligible de
Malebran~he.
Ce qui, dans cette doctrine, est nettement anti-
cartésien, c'est la distinction d'une étendue intelligible
infinie et incréée et d'une étendue matérielle fini~ et créée.
L'étendue intelligible, possédant les propriétés intrinsèquement
que ces
vêritês
éternelles,
lesquelles
je
ne
conç01S
point
émaner
de
Dieu
comme
les
rayons
du
soleil,
mais
je
sais
que
Dieu
est
auteur
de
toutes
choses,
et
que
les
vérités
sont
quelque
c.hose,
et
par
conséquent
qu'il
en
est
l'auteur".
(A
Nersenne,
27
mai
1630).
Il
Y a
donc
équivalence
entre essen-
ces
et
vérités.
Descartes
rompt
avec
toute
la
tradition
pla-
tonicienne
selon
laquelle
le monde
serait
créé
sur
le
modèle
d'essences
éternelles.
Il
rompt
également
avec
toutes
les
phi-
losophies
de
l'émanation.
H.
Henri
COUHIER
rapporte
dans
Cartésianisme et Augustinisme au XVIIe
siècle,
la
position
des
adversaires
de
Descartes
sur
la
création
des
vérités
éter-
nelles
(chap.
VI,
III,
2 et
3,
pp.
156-164).
N.
GOUHIER
écrit
par
ailleurs
-·Sans
doute,
on
pourrait
lire
le
Discours de
la Méthode,
les
six
Méditations Métaphysiques,
les
Principes de
la philosophie sans
trouver
explicitement
exposée
la
création
des
vérités
éternelles".
(Ihid.,
157).
Dans
les
Essais,
~I.
GOUHIER
avait
écrit
que
Descartes
n'avait
"fait
aucune
allusion"
à
ses
réflexions
sur
la
création
des
vérités
éternelles
ni
lJdans
le
Discours,
ce
qui
est
normale,
ni,
ce
qui
l'est
moins,
dans
les
Méditations
et
les
Princi-
pes".
(Descartes,
E:ssais,
p.
189).
Le
ton
a
donc
changé
dans
Cartésianisme et Augustinisme au XVIIe siècle.
Le
jugement
de
H.
GOUHIER
sur
l'allusion
de
la
thèse
cartésienne
dans
les
exposés
d'ensemble
du
philosophe,
est
plus
l~uancé. Il semble,
en
effet,
que
IL
GOUHIER
a
tenu
compte
de
l'analyse
de
lladame
Rodis-Lewis
qui
juge
"excessif
de
dire
que
dans
ses
ouvrages,
le
philosophe
n'a
plus
"soufflé mot"
de
cette
doctrine ll •
Elle
conclut
qu' l'elle
figure
expressément
dans
les
Principes de
la
Philosophie,
et
ce
point
a
généralement échappé
aux
commenta-
teurs
de
Descartes".
(L'oeuvre de Descartes,
pp.
132-135)
dans
la
note
50
Je
la
page
132,
Nadame
Rodis-Lewis
cite
les
textes
des
commentateurs
de
Descartes
qui
n'ont
pas
vu
que
Descartes
parlait
"expressément"
dans
les
Principes
de
sa
doc-
trine).
C'est
dans
l'article
22
de
la
première
partie
des
Prin-
cipes.
Nous
reviendrons
sur
cette
interprétation
intéressante
de
~ladame Rodis-Lewis et su"r cet article des Principes.
, "~,-

567
nécessaires de toute étendue, réside, de par sa nature même,
en Dieu, dans le Verbe. Arnauld, en bon cartésien, rejette
systématiquement cette conception d'une double étendue, et
rappelle qu'étendue et matière sont une seule et même chose
"Quiconque, dit-il, a pris pour principe, que
l'étendue est l'essence de la matière, doit dire •..
qu'étendue et matiére sont la même chose; et que
comme il
n'y a point de matière qui ne soit étendue
il n'y a poi nt auss id' étendue qui ne soi t matière"16~.
Etendue et matière sont donc identiques. Arnauld interprète
les articles des Principes, consacrés à l'étendue et à la
matière. dans un sens favorable à leur identification. L'éten-
due et la matière sont, non seulement comparables, mais ~de~-
t~que~. Le souci de Descartes, dans ses Principes, est mani-
festement de ne pas sèparer l'existence des corps et leur
essence. Ainsi, pose-t-il, hors de moi, l'identité de l'éten-
due et de la chose étendue, de l'essence et de son existence
dans la chose même. Les choses existantes ne renferment en
elles rien d'autre que
l'êtendue qui constitue toute leur
nature ou essence. Ainsi, dans 1es choses hors de moi, il ne
peut y avoir de dissociation entre l'essence de la chose et
la chose elle-même. Il ne peut y avoir aucune différence ni
modale, ni réelle. Cependant, reconna1t Descartes, s'il ya
dissociation, elle ne peut avoir lieu que dans ma pensée et
pour ma pensée. Mais, dans la chose hors de moi, l'essence
n'est rien d'autre que la chose même, de même que l'espace
n'est rien d'autre que l'étendue, l'étendue géométrique rien
166
d'autre que la matière
.
165.
ARNAULD,
Lettres
à
Malebranche,
IX,
D.C.,
t .
39,
p.
147.
166.
GUEROULT M.,
Descartes selon
l'owdwe des
.
......
.
Y'Q"tBons ..
l,
chap.
VIII,
r.
375.

568
Qu'en est-il donc de l'idée qui me représente l'es-
sence de la matière? Celle-ci, en tant que mode de la subs-
tance pensante, est réellement distincte de l'existence de
la chose hors de moi, en tant que mode de la substance éten-
due. Mais, cette idée contient objectivement, en elle, cette
essence telle qu'elle est formellement hors de moi, dans la
chose même. Il
n'y a donc aucune différence entre l'étendue
telle qu'elle est représentée dans l'idée que j'en ai et
telle qu'elle est réalisée dans la chose matérielle hors de
moi. A. cette identité reconnue entre ces deux termes, il y a
une conséquence pratique que tire Arnauld:
"Etendue et matière étant la m~me chose, tout ce
que l'on peut di re de cette chose qui a deux noms
sous un de ces noms, s'Ig pourra et s'en devra dire
auss i sous l'autre nom"
7.
Or, c'est précisément cette règle fondée sur le prin-
cipe d'identité et de non-contradiction, que ne respecte pas
l'auteur de l a Recherche de la Vérité. En effet, l'étendue
intelligible, qu'il
tient pour l'essence du corps, possède
des propriétés qui ne sont pas réal isées dans les choses mêmes
et qui leur font singulièrement défauL L'étendue intelligi-
ble est, dit-il, "incréée", "infinie", "éternelle", "immobile",
"pénétrabl e", "immense". L'étendue matériell e est, par contre,
Il cr éée ll , tlfinie ll , llcontingente ll , 'lmobile ll , Il;mpénétrablellp
Il apparaH nettement, que l'étendue intelligible, qui cons-
titue l'essence des corps, n'a réellement rien de commun avec
les corps eux-mêmes, dont elle constitue en droit la nature.
Et l'on est conduit à ce paradoxe étrange que l'essence de la
167.
ARNAULD,
Lettres
au
Pire Malebranche,
IX,
O.C.,
t.
39,
p.
147.
, . ,'--"
.,",".

569
chose peut exister sans la chose qui la renferme par ~ature.
c'est. en effet, que la doctrine de Malebranche suppo.se qu'il
y a hors de notre pensée une différence réelle entre la nature.
essentielle de la chose et la chose qui existe effectivement.
Ce qui est radicalement contraire à la pensée de Descartes.
Si l'on veut introduire une distinction entre l'essence et
la chose même, par exemple,
"distinguer l'étendue en étendue intelligible et
en étendue réelle; on pourra et on devra aussi
distinguer la matière en matière intelligible et
en matière réelle. Car tout ce que l'on fait par
l'une et l'autre distinction est de considérer la
même chose (tant~t sous le nom d'ét~ndu~,
et tantôt
sous le nom de matière) ou en tant qu'elle est
ém~n~mm~nt et ~déat~m~nt en Dieu comme dans sa cause
ce qui la fait appeler ~nt~tt~g~bt~ : ou en tant
qu'elle est 6o~m~tt~m~nt et ~é~ll~m~nt hors de Dieu,
qui l'a créée pour composer le monde, ce qui la fait
appeler réelle ••• "168.
Ce texte peut être interprété comme une prise de
position claire en faveur de la crèation des essences. En
effet, il dit expl icitement que l'étendue, l'essence des corps,
a été "créée"
pour composer le monde. L'étendue est une essence
réelle. En tant que telle, elle tient sa réalité de Dieu m~me
qui la contient "éminemment et idéalement comme dans sa cause".
Il ne fait plus aucun doute que pour Arnauld les essences des
corps sont crèées au même titre que ces corps eux-mêmes, aux-
quels ils sont identiques, de sorte que l'on peut dire que ce
que Dieu crée, ce sont des essences. Cel les-ci ne sont rien
d'autres que les choses existantes elles-m~mes.
La doctrine de Malebranche suppose, au contraire,
un monde des essences réellement distinct du monde des choses
168.
ARNAULD,
Lettres
~ Malebranche, IX, O. C., t. 39,
p.
147 •
... ::1 __ , .. ':!-!.":
: 'x'

570
existantes. C'est ce que Arnauld avait d'abord soupçonné
dans les Eclaircissements et qui l'avait entra'né ft affirmer
énergiquement le point de vue contraire:
"Je soutiens, déclarait-il dans le Traité des Idées,
que ce n'est pas une imagination, mais une certitu-
de, que le monde intelligible a un tel ~appo~t avec
le monde maté~iel et ~~n~ible, qu'il y a, pa~ ~x~m­
ple, un ~oleil, un ch~val, [Ln a~b~~ int~'lligibl~,
qui ~ep~é6~nt~ un ~ol~il, un cheval, un a~b~~. Et
il est impossible que cela ne soit pas ainsi. Car
le monde intell igible n'est autre chose que le monde
matériel et sensible, en tant qu'il est connu de
Dieu, et qu'il est représenté dans ses divines
idées. Et par conséquent, il est impossible qu'il
n'y ait pas un parfait rapport ft l'un et ft l'autre,
et que tout ce qui est matériellement dans le monde
matériel. ne soit pas i ntell igibl ement dans 1e monde
intelligible"16g.
Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, comme
dans ses Lettres au Pdre Matebranche, Arnauld reste attaché
ft l'idée qu'il
n'y a pas, hors de notre pensée, un monde intel-
ligible réellement distinct du monde des choses matérielles
et sensibles. Il
n'y a pas, non plus, hors de la pensée de
Dieu, un tel monde des essences qui aurait la particularité
de ne pas être le monde que Dieu a créé. D'où il ressort qu'il
n'y a qu'un seul monde. celui que Dieu a créé, qui est hors
de lui, le monde des choses existantes
le monde que Dieu a
cr é é c' est cel u ide ses sen ces f 0 rm e l lem en t réa lis é e s dan s les
choses existantes. L'acte par lequel
Dieu crée les essences
et les existences est unique. Il s'agit donc bien d'essences
créées, de véritables créatures. Ces essences expriment la
structure mathématique et géométrique du monde. Ce sont les
vérités éternel les. Effets d'une cause créatrice, ces vérités
éternelles sont hors de Dieu, en moi, innées. 11 est vrai que
169. ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées,
chap.
XIII,
O.
C.,
t .
38,
p.
243.
. :'

571
l'innéisme n'est pas synonyme de créationisme.
Les essences
,
ou vérités éternelles peuvent être en moi, innées, sans être
pour autant créées. En confrontant les textes du Traité des
Idées où Arnauld se dit franchement innéiste, pour ce qui
est d'expliquer l'origine des idées, avec ceux où il examine
l'essence des choses, l'innéisme chez Arnauld peut bien avoir
la signification, comme chez Descartes d'un créationisme.
Ainsi, Arnauld s'il ne s'est pas déclaré ouvertement un par-
tisan de la création des vérités éternelles, a pu néanmoins
l'accepter en partie.
Le rejet de la conception d'une double étendue est
donc complémentaire de la doctrine de la création des vérités
éternelles. Cette corrélation est clairement affirmée par
Descartes dans sa lettre à Mersenne du 17 mai 1638, lettre
que Arnauld a bien pu lire. Descartes y répond à une question
de son correspondant :
"Pour la question savoir s'il y aurait un espace
réel, ainsi que maintenant, en cas que Dieu n'eut
rie n cr é é, en cor e qu' elle sem bles ur pas s e r 1 es b0 r-
ne s de l'e s p rit hum a in... t 0 ut efoi s, j e cr 0 i s qu' elle
ne surpasse les bornes que de notre imagination •••
et que notre entendement en peut atteindre la vérité,
laquelle est, au moins selon mon opinion, que non
seulement il n'y aurait point d'espace, mais même
que ces véri tés qu'on nomme éternell es, comme que
t~t~m.est ~aj~s sua parte,etc: •• ,ne seraient goint
ventes, Sl
D1eu ne ]'ava1t alnS1 établi. .. "l/O.
La question était donc de savoir s'il y aurait un
espace réel, subsistant en soi, supposé que Dieu n'eOt rien
créé. Non seulement Descartes rejette cette séparation, pro-
posée par son correspondant, du monde actuel et d'un espace
réel, dans lequel on peut imaginer que le monde a été fait,
mais encore il estime, que si Dieu n'avait rien créé, les
170.
DESCARTES
à
Hersenne,
17
mal
1638
e-d
G
'
t
II
.
, .
arnler,


p.
62 •
. 'l
, .,'

572
les vérités géométriques n'existeraient pas. Le sens commun,
nous l'avons vu, distingue le monde réel actuel, de ces espa-
ces imaginaires qui existent en soi,
indépendamment de notre
monde. Est-ce à cette conception populaire que Mersenne fait
allusion? Quoiqu'il en soit Descartes la rejette. Si Qieu
n'avait rien créé il n'y aurait pas d'espace du tout, Et de
plus, nos vérités mathématiques, les vérités éternelles ne
serviraient à rien; elles n'ont de sens qu'en tant qu'elles
sont les structures mathématiques du réel
créé. Autrement dit,
les vérités mathématiques n'existent pas en soi, dans l'enten-
dement divin. Il n'y a pas un monde intelligible, un monde
d'essences mathématiques sans rapport parfait avec le monde
matériel
et sensible créé par Dieu. Aussi, Descartes estime-
t-il, que la création de l'espace est identique à la création
des vérités géométriques, des vérités éternelles. Et ce qui
interdit de poser une pure étendue intelligible possédant les
propriétés essentielles de l'étendue, mais réellement distincte
de la chose étendue, c'est, chez Descartes, la création des
vérités éternelles. C'est cette corrélation que nous avons
également observée chez Arnauld.
Mais, ce qui va convaincre de cette inclination
chez Arnauld, pour la doctrine de la création des vérités
éternelles, c'est en définitive, son adhésion aux principes
de la physique cartésienne, Sur ce point, on note une nette
évolution de sa pensée. Il éprouve beaucoup de difficultés à
admettre l'impossibilité du vide. D'abord réticent à la recon-
na~tre, Arnauld va abandonner ses appréhensions de 1648, en
acceptant de se conformer aux principes de Descartes, Dans sa
premiére lettre à Descartes de 1648, Arnauld manifeste une
certaine répugnance à admettre "que non seulement il n'y a

573
point de vide en la nature, mais m~me qu'il
n'yen peut
avoir: ce qui semble déroger à la toute-puissance de Dieu"l71.
Affirmer l'impossibilité du vide, c'est porter atteinte à
la toute-puissance de Dieu, dont on limiterait, ainsi, gra-
vement, l'étendue. Parce qu'il est tout-puissant, Dieu a
tout pouvoir sur sa créature: il
lui donne l'être, il
la
conserve dans l'être et il peut, s'il le veut, l'anéantir.
La création n'est pas une nécessité, la conservation non
plus. Le monde est ainsi totalement contingent et absolument
précaire. L'idée de création enveloppe l'entiére dépendance,
à chaque instant,
de la créature à son créateur. Anéantir,
c'est réduire l'être créé à son état initial de néant. De
même que créer c'est faire quelque chose à partir de rien.
Anéantir c'est réduire quelque chose qui a de l'être au non-
être, au néant. Dieu seul en est capable, précisément parce
qu'il est le Tout-Puissant. Or, nier la possibilité du vide
c'est dire que Dieu n~ p~ut pa~ anéantir sa création, qu'il
est donc obf~g~ de la conserver, ce qui est contraire à
l'idée que nous nous faisons de Dieu et de sa toute-puissance
infinie. Cette contradiction, Arnauld la supporte trés mal.
Aussi préfère-t-i1 avouer son ignorance que de pousser la
réfl exion pl us avant:
"quoi qu'il en soit, j'aimerais mieux dit-il,
avouer mon ignorance que de me persuader que
Dieu conserve nécessairement tous les corps ou
du moins qu'il n'en peut anéantir aucun, qu'en
même temps il n'en crée un autre"172;
Arnauld est bien conscient que c'est assujettir
171. Arnauld
i
Descartes,
juin-juillet
1648,
Paris,
Vrin,
p.
67.
172.
Ib,:d.,
p.
69.
.-
d '
' \\

574
1 'Etre divin à une sorte de nécessité que de nier le vide.
La conservation du monde devenant une nécessité, c'est la
contingence et la précarité du monde qui disparaissent,
en m~me temps que s'évanouit l 'idée m~me de création. Res-
surgissent, alors les doctrines naturalistes de l'émanation.
Nous avons quelque chose d'analogue chez Leibniz qui compare
la conservation continuelle des substances à une sorte
d ' ém a na t ion :
"Il est, dit-il, très manifeste que les substances
créées dépendent de Dieu qui
les conserve et m~me
qui les produit continuellement par une manière
d'émanation, comme nous produisons nos pensées"I73
Dans la Monado~ogie, il précisera que
"toutes les Monades créé~s ou dérivatives sont
des productions et naissent, pour ainsi dire, par
des fulgurations continuelles de la Divinité de
moment en moment"I74.
Ce que Leibniz retient dans "émanation", c'est l'idée que
les êtres découlent du principe sans discontinuité. Mais,
Leibniz ne se sert de la métaphore de ce flux perpétuel~ que
pour mieux rendre compte de la conservation des substances,
ce qui est intrinsèquement lié à l'idée "qu'aucune substance
ne saurait commencer que par création, ni périr que par anni-
hilation"I75. Or, si Dieu ne peut pas anéantir ses créatures,
ce que peut redouter Arnauld, c'est précisément que la con-
servation rendue nécessaire, ne s'apparente à ces "fulgura-
tions continuelles de la Divinité de moment en moment".
173. LEIBNIZ,
Discours de Métaphysique,
XIV,
éd. Le Roy,
Paris,
Vrin,
p.
49.
174.
LEIBNIZ,
Monadologie,
art.
47.
175. LEIBNIZ,
Discours de Métaphysique, IX, éd. Le Roy, Vrin,
p.
44.
Monadolog1:e,
art.
6.

575
Ainsi, ce qui se joue dans cette question du vide,
c'est l'idée même de création. Il s'agit de savoir si Dieu
est source créatrice, et ce que cela veut dire. Pour Arnauld,
cela veut dire que Dieu ne peut pas se confondre avec sa
création, et que rien ne peut limiter sa toute-puissance.
Sa toute-puissance est immense, "l'immensité de l'être divin
l
b
d

t l

h
,,176
D'
t l
et
a su stance
e
leu son
a meme c ose

leu es
a
source de tout ce qui est. Il soutient tout, "il n'y a rien
.
.t
.
-
.
,,177
qUl ne SOl
soumls a sa pUlssance
pas même le vide
par la création il triomphe du néant. C'est donc l'idée
d'un Dieu créateur, qui ne se confond ni avec sa création,
ni avec les idoles païennes, que Arnauld veut préserver.
Or, il semble bien que la négation du vide implique le rejet
de l'idée chrétienne de création.
178
La brève réponse de Descartes ne le rassure pas
.
Dans une seconde lettre, Arnauld revient une nouvelle fois
sur le problème du vide:
"Pour ce qui est du vide j'avoue que je ne puis
encore m'accoutumer à penser qu'il ya une telle
connexion entre les choses corporelles que Dieu
n'ait pu créer un monde, s'il ne le créait infini,
et qu'il ne puisse encore maintenant anéantir aucun
corps, que par cela même il ne soit obligé d'en
créer un autre de pareille grandeur; ou même sans
aucune nouvelle création il' ne s'ensuive que l'es-
pace, que ce corps anéanti occupait, est véritable-
ment et réellement un corps"179.
17 6 • ARNAULD,
Lettres
au Pè re Halebranche,
IX,
0 .. C .. ,
t • 39,
P •
143 •
177.
ARNAUL.D,
ib-id. ,
p •
1 52.
178 • DESCARTES
à Arnauld,
4 juin 1648.
179.
ARNAULD
à Descartes,
juillet
1648,
Vrin,
p •
83.

576
Dans sa réponse à la précédente lettre d'Arnauld,
Descartes s'était contenté de renvoyer son correspondant à
ses Pl,incipes
: "Pour ce qui
est du vide, je n'ai presque
ri en à dire qui ne se trouve
déjà quel que part dàns mes Pri nci-
pes de Philosophie"lBO. Arnauld s'y est, en effet, reporté,
puisqu'il fait allusion, pour la premiére fois, dans cette
correspondance à l'identité de l'espace et de l'étendue sur
laquelle repose l'idée que le monde est indéfini. Arnauld
dit "infini"
: "Je ne puis encore m'accoutumer à penser qu'il
y a une tell e connexion entre les choses corporelles, que
,,181
Dieu n'a i t pu créer un monde, s ' i l ne l e créait infini ••.
.
Mais, en même temps, i 1 Y a l'aveu qu' i 1 n'est pas trés
"accoutumé"
avec les principes de la physique de Descartes,
que l'espace, l'étendue et la matière sont une seule et même
chose, qu'il n'y a pas de vide: "que sans aucune nouvelle
création, il ne s'ensuive que l'espace que ce corps anéanti
occupait est véritablement et réellement un corps,,18Z. Le
ton de la lettre indique cependant, qu'il ne se refuse pas,
a priori, à reconna~tre la vérité de ces principes, pourvu
qu'on lui en démontre l'évidence.
On peut donc dire, qu'en l64B, Arnauld n'avait
pas encore entièrement adhéré à la physique cartésienne,
dont la clé de voOte est, précisément, la création des véri-
tés éternelles. La connexion intrinsèque entre les principes
de la physique et sa doctrine métaphysique ne pouvait pas
être évidente pour qui n'acceptait ni l'impossibilité du
180.
Descartes
i
Arnauld,
juin-juillet
1648,
éd.
Gar-
nier,
t.
III,
p.
856.
181.
Arnauld
à
Descartes,
j u i l l e t
1648,
Vrin,
p.
83.
182.
Ibid.,
p.
83.
..,
-,'" •:~'I', : _"," ....':'> _, _' ', ••

577
vide, ni l'identité de l'espace et de l'étendue.
C'est sur cette corrélation intrinsèque qu'insiste
183
Descartes, dans sa réponse à la deuxième lettre d'Arnauld
Descartes accepte de s'expliquer plus longuement, et associe
à la question du vide l'explication de l'origine des vérités
éternelles. Deux difficultés, assure le philosophe, nous
empêchent de reconnaître l'impossibilité du vide. La premiè-
re vient de ce que "nous ne considérons pas assez que le
néant ne peut avoir aucune propriété,,184. Ce que nous appe-
Jons le vide ou le néant c'est encore de l'espace. Or, l'es-
pace, c'est de l'étendue. Descartes passe assez vite sur ce
point que ces Principes étudient assez longuement. Bien
qu'il
les ait lus, Arnauld n'a pas été satisfait par les
développements des Principes.
Il fallait donc compléter les
expl ications contenues dans les Principes, par l'examen de
la deuxiéme difficulté. Descartes s'attarde un peu plus sur
cette difficulté qui met en question la puissance divine.
Elle constitue aussi pour Arnauld le "noeud"
de la question.
Et l'on peut dire que de sa solution dépend sa conversion
aux thèses cartésiennes sur l'impossibilité du vide. Nous
concevons que la puissance divine est infinie et, poursuit
Des car tes, "c 0 mm e no us s a von s qu' el l e est i nfin i e, Il 0 Usne
prenons pas garde que nous lui attribuons un effet qui enfer-
me une contradiction en sa conception, c'est-à-dire qui ne
185
peut être par nous conçu"
• En d'autres termes, la solution
183.
Descartes
à Arnauld,
29
j u i l l e t
1648,
éd.
Garnier,
p.
860.
184.
Ibid.,
p.
865.
185.
Ibid.,
.;".
"

578
du problème passe par la distinction radicale des deux plans,
celui de Dieu et celui de l'homme" Cette distinction dès
lors m'interdit d'appliquer à Dieu ce que je vois clairement
s'appliquer à moi-m~me" Ce que je vois avec évidence être
une contradiction ou une impossibil ité logique, n'est telle
que pour mon entendement. Mais qu'en est-il pour Dieu? Par
exemple, il est contradictoire que la somme de 2 + 1 ne soit
pas égale à 3, qu'il y ait une montagne sans vallée" Tout
ce que je puis dire est que de "telles choses impliquent
contradiction en ma conception"" Ma nature est faite de telle
sorte que si la somme de 2 + 1 n'est pas égale à 3, je con-
cl us évidemment à une contradiction, à une impossibilité
logique. Est-ce que je peux étendre à Dieu ce que je vois
cl ai rement être une impossi bi lité logique, une contradi ction ?
"Pou r moi, é cri t Des car tes, i l mes em bl e qu' 0 n ne
doit jamais dire d'aucune chose qu'elle est impos-
sible à Dieu, car tout ce qui est vrai et bon étant
dépendant de sa toute-puissance, je n'ose pas même
dire que Dieu ne peut faire une montagne sans val-
lée, ou qu'un et deux ne fassent pas 3; mais je
dis seulement qu'il m'a donnè un esprit de telle
nature, que je ne saurais concevoir une montagne
sans va 11 ée, ou que l'agrégé d'un et deux ne fasse
.
"186
pas trolS...

Nous nous représentons la puissance divine comme
infinie, et nous disons que rien n'est impossible à une
telle puissance, car il n'y a rien qui ne soit soumis à sa
.
187
Il
pUlssance

serait donc pour nous incompréhensible,
que Dieu ne puisse pas faire que 2 + 1 ne fassent pas 3,
autrement dit qu'il soit impuissant devant l'égalité de 2 + 1
186.
Descartes
à
Arnauld,
29
juillet
1648,
éd.
Garnier,
p.
865.
187.
Ibid.

579
et de 3. Cela nous semble incompréhensible,
parce que con-
tradictoire, eu égard à l'idée que nous nous faisons de la
toute-puissance infinie de Dieu. Mais, ce dont nous ne nous
apercevons pas, c'est qu'en raisonnant ainsi, nous projetons
sur Dieu notre propre systéme de pensée, la logique propre
de notre entendement. Nous humanisons Dieu à notre insu.
Pour savoir si ce qui est contradictoire pour moi est contra-
dictoire pour Dieu, il faudrait être en mesure de juger du
point de vue même de Dieu. Or, nous savons que le point de
vue de Dieu est inaccessible. Il ne m'appartient pas de juger
de ce qui est possible ou impossible à Dieu.
Pour les mêmes raisons, je puis nier l'existence
du vide sans compromettre la toute-puissance de Dieu. Dans
la physique cartésienne, il est contradictoire "qu'un espace
soit tout à fait vide, ou que le néant soit étendu ou que
l "
't t
,_,,188
A"
d'
d
l
unlvers SOl
ermlne

lnsl, nous
lrons que
ans
a
science cartésienne, le vide est impossible. Il est impensa-
ble par notre entendement. Mais, est-ce à dire que Dieu aurait
pu "concevoir un muid tellement vide qu'il
n'y ait aucune
extension en sa cavité,et dans lequel par conséquent il n'y
ait point de corps 7,,189. Ce que je sais avec évidence est
que mon entendement ne peut le concevoir, car selon les
Principes,
"là où il ya de l'extension, là aussi nécessai-
rement il y a un corps,,190
Quant à ce qu' i l en est pour
Dieu "je n'ose pas même dire que Dieu ne peut le concevoir.
188.
Descartes
à
Arnauld,
29
j u i l l e t
J 648,
éd.
Garnier,
t.
II,
p.
8(,5.
189. Ibid.
190.
Ibid.

580
c'est avouer que je n'ai aucune possibilité de concevoir ce
que Dieu aurait pu faire d'autre"lgl.
Ainsi, l'explication de l'impossibilité du vide
suppose admise la doctrine de la création des vérités éter-
nelles. Elle seule peut sauver la toute-puissance du fata-
lisme que semblait redouter Arnauld; mais, en m!me temps,
elle libére notre représentation de Dieu de tout anthropo-
morphisme. C'est dire qu'on ne peut accepter
le vide sans
humaniser Dieu. En effet, l'expérience nous apprend tous
les jours que les hommes sont capables de construire des
choses durables et belles, là où auparavant il n'y avait
rien. Mais, l'expérience nous apprend aussi qu'ils sont capa-
bles de détruire et d'anéantir totalement ce qu'ils ont cons-
truit. Est-ce de cette façon que l'on entend l'action de
Dieu pour affirmer la possibilité du vide? Comprendre la
conduite de Dieu à partir de sa création est proprement indi-
gne de Dieu. Précisément, la doctrine de la création des
vérités éternelles exclut radicalement tout anthropomorphisme,
et nous évite de parler de Dieu comme d'une idole païenne.
Arnauld, a-t-il
été entièrement satisfait de l'ex-
plication de Descartes? Il est clair cependant que la solu-
tion du probl ème qu 1 i l pose à Descartes suppose admi se la
doctrine de la création des vérités éternelles que Arnauld
n'a pas trouvée dans les Principes.
Les écrits polémiques
contre Malebranche, sur l'étendue intelligible, indiquent
qu'il a été entièrement satisfait de l'explication de
Descar-
tes. Dans ces textes, ses réserves de 1648 sur les thèses
191.
Descartes
il
Arnauld,
29
j u i l l e t
1648,
éd.
Garnier,
t.
II,
p.
865.

581
cartésiennes ont complètement disparu. Nous avons vu qu'il
admettait l'identité de l'étendue et de la matière.
Il nie
aussi
l'existence et la possibilité du vide. Il met ensemble
ceux qui distinguent deux espèces d'étendue et ceux qui
croient le vide possible. Il
accuse Malebranche d'être de
ceux-là contre Descartes. Ces philosophes qui croient à
l'existence du vide et qui distinguent deux espèces d'éten-
192
due, sont les gassendistes
Ils ont une conception sen-
sualiste de Dieu, c'est-à-dire radicalement distincte du
Dieu de Descartes et du Dieu chrétien, "source de toute vé-
b
-
-
d
h
,,193
rité et de toute
onte, createur
e toutes c oses

Entre les lettres de 1648 et les écrits polèmiques
contre Malebranche que s'est-il donc passè dans l'histoire
intellectuelle d'Arnauld? On peut dire qu'il s'est entiè-
rement converti au cartésianisme et implicitement à la doc-
trine de la création des vérités éternelles. Et, s'il
combat
Malebranche et, à travers lu·i, les gassendistes, c'est au
nom de la philosophie de Descartes. Car, il a compris que
les attaques menées de toutes parts contre les conceptions
scientifiques de Descartes atteignaient, non seulement
l'idée même qu'il se fait de Dieu, un Dieu créateur des vé-
rités éternelles, identique au Dieu chrétien, mai s 1 a créance
au mystére eucharistique. Arnauld n'ignore pas, en effet,
pour y avoir participé lui-même, les polémiques que la con-
ception cartésienne de l'étendue a suscitées à propos de
l'Eucharistie. S'il s'intéresse à la physique de Descartes
192.
ARNAULD,
Lettres
au
Père Malebranche,
VIII,
Q.C.,
t.
39,
p.
122.
193.
DESCARTES,
Principes,
l,
art.
22,
éd.
Garn;er,
t.
TIl,
P.,
105.
." .....,... ~~i' _.
-'.,".. _.

582
c'est, dans le fond, à cause de ces implications théologi-
ques.
Il demeure convaincu que les théses de la physique
cartésienne s'accorde avec le mystère eucharistique, Descar-
tes se référant toujours en dernière analyse, à la tout~­
pu~~~a»c~ de Dieu. L'explication cartésienne de l'origine
des vérités éternelles m'interdit d'appliquer à Dieu ce que
je vois clairement être une contradiction ou une impossibi-
lité logique pour mon entendement. Autrement dit, si Dieu
l'avait voulu, il aurait pu faire un autre système de véri-
tés que celui qu'il
a fait. La toute-puissance divine est
,
.
.
b " 194
source de tout être, de 'tout ce qUl est vra l et
on

Arnauld appliquera le même raisonnement pour accor-
der la conception cartésienne de l'étendue avec le mystère
eucharistique. Si, selon Descartes il ne m'appartient pas
de juger de ce qui est possible ou impossible à Dieu, je
dois au moins admettre comme vrai ce qu'il me promet de faire,
même si cela m'apparaît clairement une impossibilité ou une
contradiction. Si nous respectons ce principe, nous devrons
reconnaître que, les Ministres Protestants n'ont pas le
droit de "quereller" les cartésiens "sur la définition du
corps qui n'est point différente de celle que les Pères en
ont donnée, parce qu'on ne voit pas facilement comment cela
peut avoir lieu dans l'Eucharistie,,195. Les explications
qu'ils en donnent, estime Arnauld,
"sont elles-mêmes si em-
barrassées de difficultés inconcevables, que la différence
194.
Descartes
à
Arnauld,
29
j u i l l e t
1648,
éd.
Garnier,
Paris,
Vrin,
pQ
93 0
195.
ARNAULD,
Examen du Traitd de
l'essence du corps,
a.c., t. ·38, p.
113.
--'''.~ ,
~:~;t~;'{~-.~~;~{:~.~.;~{.1~"~{:_~k~·_;_'.'f1{,
"
" ;"-

583
qu'il y a entre eux et ceux qu'ils combattent, c'est qu'ils
disent, qu'ils entendent ce que certainement ils n'entendent
pas; au lieu que les autres étant plus sincères, reconnais-
sent de bonne foi qu'ils ne le comprennent pas; mais que,
pour le croire, il leur suffit de savoir que V~~u p~ut 6a~~~
~~ qu'~l~ ne ~au~ai~nt ~omp~~nd~~••• Vu que M. Descartes
le dèclare d'une manière très chrétienne,,196. Arnauld est
encore plus explicite, lorsqu'il dèclare, plus loin, et tou-
jours a propos de la même question: "Ce n'est point a moi
a donner des bornes a la toute-puissance de Dieu
que je
dois croire possible, tout ce que Dieu promet de faire,
non en examinant comment cela pourrait être possible ••• ,
mais pour cela seul, que rien n'est impossible a Dieu,,197
L'intérêt du débat ne réside pas dans l'explication du mys-
tère eucharistique, mais essentiellement dans la concilia-
tian de la physique cartésienne
avec
le mystére eucharis-
tique. C'est pour rendre compte de cet accord qu'Arnauld
s'en réfère a la toute-puissance de Dieu. Cet accord est
impossible au regard des principes de la physique cartésienne.
Mais il n'est pas impossible a Dieu de faire ce qui me para1t
contradictoire. Il nous sembl e qu'en acceptant l a physique
cartésienne dont il défend l'accord avec le mystère eu cha-
ristique, Arnauld ne pouvait pas se dire hostile à la création
des vérités éternelles. Cette doctrine assure a la physique
cartésienne sa vérité et son accord avec l'enseignement de
l'Eglise.
196.
ARNAULD,
Examen du Traité
de
l'essence du
corps,
D.C.,
t.
38,
p.
113.
197.
ARNAULD,
ibid.,
p.
114.

584
Revenons sur la réponse de Descartes à la deuxiè-
me lettre d'Arnauld sur la question du video La solution
du problème qu'expose Descartes rejette toute a~aLog~e entre
l 'homme et Dieu o ('est ce qui donne son sens à la création
des véri tés éternell es.
Il
n' y a, en effet, aucune homogé-
néité entre l'entendement de Dieu et celui de 1 'hommeo Au-
cune correspondance intrinsèque, aucune similitude de struc-
ture entre l 'intell igence divine et la nôtre. Pour juger
de ce qui est impossible à Dieu, Descartes nous renvoie à
l'idée d'une volonté et d'une puissance infinies non ~ubo~-
do~~ée~
à
nos propres vérités. Mais, est-ce à dire que Dieu
se subordonne aux vérités de son entendement o Mais, ce se-
rait réintroduire l'analogie entre l 'homme et Dieu, que de
supposer qu'en Dieu la volonté se subordonne aux vérités
de l'entendemento Comment faut-il
considérer, en Dieu, les
rapports de l'entendement et de la volonté, qui n'introdui-
sent pas, comme en nous, une hiérarchie entre la faculté de
connaître et la volonté?
Descartes s'est expliqué sur cette question 198 0
Et il
ressort de ses différents éclaircissements que sa con-
ception des rapports de ces deux attributs divins est intrin-
sèquement liée
à
la doctrine de la création des vérités
éternelles. Arnauld qui, selon nous, ne répugne pas à l'idée
que Dieu crée les vérités éternelles, adopte pour sa part,
la manière dont Descartes conçoit les rapports de l'entende-
ment et de la volonté en Dieu o Ce n'est pas une preuve suffi-
sante pour affirmer qu'il fut un partisan résolu de la création
198
GOUHIER
H.,
.
0
La Pensée Métaphysique de
Descartes
.
ppo
237-241 0
."., ~ _1'·

585
des vérités éternelles. Mais, ces points de convergence
peuvent indiquer une certaine prédisposition, en faveur
de la doctrine.
2.
LES REVELATIONS DE LEIBNIZ ET LES RESERVES D'ARNAULD.
c'est dans la correspondance qu'il a eue avec
Leibniz, provoquée par le sommaire du Discours de 0étaphy-
sique, que Lei bni z lui
fi t parveni r, que nous pouvons déce-
1er comment Arnauld envisage les rapports de l'entendement
et de la volonté en Dieu. Nous nous arr~terons aux deux pre-
mi ères lettres adressées à Leibniz, celles du TI mars 1686
et du 13 mai de la même année, la seconde nous permettant
1gg
de mieux saisir la pensée d'Arnauld sur le sujet
• Dans
ces deux lettres, Arnauld examine les conséquences de l'ar-
ticle 13 du sommaire consacré au problème de la liberté en-
visagée en fonction de la nouvelle doctrine leibnizienne
de la substance:
"Que ta noU.oYl ;'nd;'v;'dllette de chaque pelt-lonne
en6eltme une
60;'-1 POUlt toute-l
ce qu;' tu;' altlt;'velta
a jalllaù, etc ••• Si cela est, Dieu a été libre
de créer ou de ne pas créer. Adam; mais supposant
qu'il
l'ait voulu créer, tout ce qui est depuis
arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à ja-
mais, a dO et doit arriver par une nécessité plus
que fatale"200.
Avec cette nouvelle conception de la substance
individuelle, on ne peut donc plus parler, selon Arnauld,
de liberté divine. Il y a impossibilité absolue pour Dieu
d' interveni r, par des opérations parti cul ières dans sa
199.
I.EIHNIZ,
Discours de métaphysique correspondance
avec Arnaldd,
éd.
Vrin,
par
Georges
Leroy,
1970.
200.
A rn a u l d
à
Lei b n i z,
1 3 ma r s
1 68 6
e- d
Le r a y
82
, .
,
p.


586
-
création et de modifier le cours ordinaire des événements.
"Il n'y a donc pas plus de liberté en Dieu à l'égard de
tout cela supposé qu'il ait voulu créer Adam, que de préten-
dre qu' i l a été :1 i bre à Dieu en supposant qu' il m'a voul u
créer de ne point créer de nature capable de penser,,201
c'est concevoir un Dieu soumis à une nécessité
qui restreint toute sa liberté. En effet, poursuit Arnauld,
si la notion d'Adam enferme à 1 'avanee tout ce qui lui arri-
vera, on est contraint de dire que Dieu, en créant Adam,
n'a pas pu s'empêcher de penser toute la suite des événements
impliqués dans la notion d'Adam. Il en est de même pour cha-
cun des êtres créés. C'est, réintroduire le fatalisme, puis-
que Dieu est tenu, dès lors, de laisser les événements se
dérouler tels qu'ils sont enveloppés dans la notion indivi-
duelle d'Adam, ou de tel être, sans qu'il ait aucun pouvoir
d'y changer quoi que ce soit: le rapport de la substance
â
ses prédicats étant un rapport d'identité, ce qui définit
la vérité, l 'encha~nement des événements constituant l 'his-
toire d'Adam est déterminé à l'avance.
Leibniz reprochera à Arnauld de l'avoir mal com-
pris et d'avoir confondu deux types de nécessité, la néee~6~-
té ab~olue et la néee~~ité hypothétique. Il attribue cette
confusion à une fausse conception de la volonté divine, selon
laquelle les décisions divines seraient indépendantes les
unes des autres, "qui pourtant ont du rapport ensemble,,202.
Il faut
201.
Arnauld
à
Leibniz,
13 mars
1686,
e·-d.
Le
Roy
82
,
p.

202.
Leibniz
au
Landgrave,
17
avril
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
85.
'. . _",.

5B7
"plutôt considérer, précise Leibniz, que Dieu
choisissant non pas un Adam vague, mais un tel
Adam dont une parfaite représentation se trouve
parmi les êtres possibles dans les idées de Dieu,
accompagné de telles circonstances individuelles
et qui, entre autres prédicats, a aussi celui
d'avoir ave/c le temps une telle postérité; Dieu,
dis-je, lé choisissant, a déjà avec le temps une
telle postérité et choisit en mllme temps l'un et
l'autre ••• Et s'il agissait autrement il n'agirait
point en Dieu"2D3.
Arnauld est bien d'accord avec ces remarques de
Leibniz, mais il
se défend d'avoir confondu les deux types
de nécessité dont parle Leibniz. C'est bien a ce niveau que
se situe la vraie difficulté. Leibniz estime que la diffi-
culté est résolue, si l'on conçoit l'activité créatrice
comme l'expression d'une volonté unique, qui choisit, en
une seule fois et par décret général, l'ensemble des choses.
Et, en invitant Arnauld à bien distinguer ce qu'il confond,
entre la nécessité absolue et la nécessité hypothétique,
Leibniz est persuadé que son correspondant interprétera
plus correctement ce que l'article 13 présente comme une né-
cessité hypothétique, et que Arnauld n'a peut-être pas très
bien aperçu. Ses craintes en seront vite dissipées. Car
l'article 13 dit bien explicitement que
"ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas
d'être contingentes, étant fondées sur le libre
arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix
a toujours ses raisons qui inclinent sans néces-
sité"2D4.
Si ces vérités sont co»1~»ge»le~ et dépe»de»l du libre arbi-
tre de Dieu, comment Arnauld a-t-il pu conclure au fatalisme,
203.
Leibniz
au
Landgrave,
17
avril
1686,
~d. Le Roy,
p.
87.
204.
LEIBNIZ,
Discours de Métaphysiq1ée,
Sommaire,
arti-
cle
13.
• ,,"<C• • :
••.c:"
.' ~ •
• ,,"

588
"à une nécessité plus que fatale",
s'il
n'avait pas confon-
du ces sortes de vérités nécessaires, mais de nécessité
hypothétique, d'oO leur caractére contingent, avec les véri-
tés éternelles, absolument nécessaires? Leibniz distingue,
en effet, deux sortes de vérités nécessaires. Celles que
nous appelons ~te~ftelle~, comme les vérités géométriques,
arithmétiques et logiques. Leur nécessité est absolue et
leur contraire implique contradiction, c'est-à-dire une im-
possibilité logique. Les vérités contingentes dont le con-
traire n'implique pas contradiction, donc est possible, ce
sont les vérités de fait, les vérités d'expérience, les lois
de la nature, les vérités de 1 'histoire. Contrairement aux
précédentes, leur nécessité est hypothétique, parce qu'elles
dépendent des libres décrets de Dieu. Elles sont fondées
dans la volonté de Dieu. Les vérités éternelles sont fondées
20S
dans l'entendement de Dieu
• Sur cette distinction repose,
chez Leibniz, les deux grands principes, le principe de rai-
son et le principe de contradiction. Le principe de contra-
diction ne détermine que des possibilités. Il ne contient
aucune raison suffisante d'aucune existence. La raison des
existences ne se trouve pas dans la nécessité logique. Elle
se ramène à celle qui règle le choix divin. Le principe de
contradiction est la loi des essences ou des possibilités,
c'est-à-dire des véritès éternelles contenues dans l'enten-
dement divin
"L'entendement de Dieu, dit Leibniz, est la région
des véritès éternelles"206.
205.
LEIBNIZ,
MonadoLogie,
art.
33,
206.
LEIBNIZ,
-ibid.,
art,
43
;
à
Arnauld,
4/14
juillet
1686,
éd.
Le
Roy,
Paris,
Vrin,
p.
121.

589
Dans sa réponse à Arnauld, Leibniz invite son
correspondant à ne pas confondre ces deux sortes de vérités
nécessaires 207
Mais Arnauld estime qu'il
ne les a pas con-
fondues. Car pour lui, le problème est de savoir quelle est
la nalune de la liaison du prédicat au sujet, afin d'en dé-
terminer l'on-lg-ll1e. S'agit-il d'une liaison extrinsèque?
Arnauld formule sa question en ces termes:
"Il me semble qu'après cela il reste à demander
(et c'est ce qui fait ma difficulté), si la liai-
son entre ces objets (j'entends Adam d'une part,
et tout ce qui devait arriver tant à lui qu'à sa
postérité de l'autre) est telle d'elle-même, indé-
pendamment de tous les décrets libres de Dieu, ou
si elle en a été dépendante; c'est-à-dire, si ce
n'est qu'en suite des décrets libres, par lesquels
Dieu a ordonné tout ce qui arriverait à Adam d'une
part, et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à
sa postérité de l'autre, une connexion intrinsèque
et nécessaire. Sans ce dernier, je ne vois pas
que ce que vous dites peut être vrai, que ta nol-lon
-lnd-lv-lduette de chaque pen~onne en6enme une 6o-l~
pou~ loule~ ce qui luf an4Jvena a jamaJ~, en pre-
nant même cette notion par rapport à Dieu"208.
Il s'agit donc de savoir, si la vérité de la subs-
tance est indépendante des décrets libres de Dieu et leur
p~"éexüle, ou si, au contrai re, elle dépend des décrets li-
bres de Dieu. En formulant sa question, Arnauld fait interve-
nir la maniére dont Dieu connaTt les connexions des événements
contenues dans la notion individuelle de la substance. Dieu
les conna't-il dan~ ses décrets? Cette manière d'énoncer
la question implique une conception des rapports de l'enten-
dement et de la volonté en Dieu. Selon que la liaison sera
intrinsèque ou extrinsèque, le rapport de l'entendement et
de la volonté sera différent. Dans le premier cas, il y aura
207.
Leibniz
il
Arnauld,
4/14
juillet
1686.
208.
Arnauld
il.
Leibniz,
13 mal
1686 ,
e-d • Le RDy,
p.
96 •
.
..
..:.":.
'.

590
hubOfld-i-naLion de l a volonté à l ' entendement, ce qui
i ntro-
duit en Dieu une dih~-i-n~t-i-on entre ses attributs. Dans le
second cas, il
n'y aura pas pfl-i-ofl,i.té. de l'entendement sur
la volonté, c'est dire que "ce n'est qu'en suite des décrets
libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce qui
arriverait
à Adam et il sa
postérité"ZD9. Arnauld se dit favorable il
cette dernière hyooth&se.
Il
fait dépendre la réalité du
rapport des prédicats au sujet, des décrets libres de Dieu.
Et par l à mé me , i l 1- , C - Il na î t que t' e. nte n d e men t
ne Jl (9 Lep a.;
.;a voLonté.
comme si elle lui était subordonnée;
la faculté de
connaître ne pr0c 3 de ~as la volonté.
Ce n'est pas parce qu'il
a connu tel
P,dam et sa postéri té qu' i l l'a voul u. C' ch,t pa.~.cJ'
flait a Adam c~ a ha ~ohté.fl-i-té.. Soutenir le contraire, c'est
introduire une hiérarchie entre l'entendement et la volonté
et subordonner la volonté à l'entendement. Or, estime Arnauld,
c'est cette hypothèse que Leibniz choisit':
"Je crois, dit-il, que vous supposez que, selon
notre manière de concevoir, les choses possibles
sont possibles avant tous les décrets libres de
Dieu: d'où il
s'ensuit que ce qui est.enfermé
dans la notion des choses possibles y est enfermé
indépendamment de tous les décrets libres de Dieu.
Or, vous voulez que Dieu ait trouvé parmi les cho-
ses possibles un Adam possible a~~ompagné de tctteh
~-i-fl~on~tan~Ch -i-nd-i-v-i-ductteh,
e~ qu-i- en~flC autfleh
pflé.d-i-~a~h a auhh-i- ~etu-i- d'avo-i-fl avc~ te temph une
~ette pOh~éfl-i-tê.. Il y a donc, selon vous une liai-
son in tri ns è que , pour par 1er ainsi , et i ndép end an te
de tous les décrets libres de Dieu, entre cet Adam
et toutes les personnes individuelles de toute sa
postérité, et non seulement les personnes mais géné-
ralement tout ce qui
leur devait arriver.
Or, c'est,
Monsieur, je ne vous 1e dissimule point, ce qui
m'est incompréhensible. Car il me semble que vous
209.
Arnauld
à
Leibniz,
13
mai
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
96.

591
voulez que l'Adam possible (que Dieu a choisi pré-
férablement à d'autres Adams possibles) a eu liai-
son avec toute 1a même postéri té que l'Adam créé
n'étant, selon vous, autant que j'en puis juger,
que le même Adam considéré t2nt6t comme possible
et tant6t comme créé"210.
Arnauld ne conçoit pas que les possibles soient
possibles avant tous les décrets libres de 0ieu.
"L'entende-
ment divin, dira Lei'lniz, est pour ainsi
dire 1e pùys des
réalités possibles,,211.
Arnauld rejettf' l'iJée du possible
en Dieu.
"Je trouve aDssi
'leaucoup d'incertitudes dans la
maniére dont nous nous représentons d'ordinaire
que Dieu agit. Nous imaginons qu'avant de vouloir
créer le monde,
il a envisagé une infinitf de cho-
ses possibles dont il
a choisi les unes et rebuté
les autres ... J'avoue de bonne foi que je n'ai au-
cune idée de ces substances purement possibles,
c'est-à-dire que Dieu ne créera jamais. Et je suis
fort porté à croire que ce sont des chimères ... "212.
Au t rem en t dit, Die u est hD r s dut e"1 ps.
1 l n ' y a pas d' a vCl f1.t
la création. Tout en Dieu est acte.
Et en Dieu nous ne pou-
vons pas distinguer le connaitre et le vouloir. Entendement
et volonté coîncident dans l'unité et la simplicité de l'es-
sence divine.
Dieu connait ce qu'il
fait.
C'est parce qu'il
veut ce qu'il
fait qu'il
le connait. Arnauld place l'entende-
ment et la volonté de Dieu sur le même plan. Nous ne pouvons
sai si r ni
l'entendement, ni
l a volon té. Ega l ement lnaccessi-
bles à notre intelligence, nous ne pouvons les dissccier. ni
les opposer, ni de ce fait introduire une hiérarchie. Arnauld
semble vouloir exclure toute différenciation entre ces deux
210.
Arnaulè
ct
Leibniz,
1 3 1Il a .1..
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
96.
21 1 .
Leibniz
à
Arnauld,
4/14
j u i l l e t
1686,
éd.
Le
Roy.
p.
121.
212.
Arnauld
à
Leibniz,
13 mai
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
98.
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592
attributs.
Nous ne pouvons rien dire d'un quelconque rapport
hiêrarchique entre l 'entendenlent et la volontê. Tout ce que
nous pouvons dire c'est qu'ils sont si confondus dans l'es-
sence divine, que nous ne pouvons y découvrir aucune dis-
tinction
"Quo'iqu'il en soit tout ce que je veux conclure de
cette obscuritê, et de la difficultê de savoir de
quelle nature est la liaison qu'elles y ont entre
elles, et si c'est une liaison intrinsèquE ou ex-
trinsèque, pour parler ainsi; tout ce que j'en
veux, dis-je, conclure, est que ce n'est point en
Dieu, qui habite à notre êgard une lumière inacces-
sible, que nous devons aller chercher les vraies
notions, ou spêcifiques ou individuelles des choses
que nous connaissons, mais que c'est dans les idêes
que nous en trouvons en nous"213.
Pr ê c i s ême nt, sin 0 usne pou von spa s s a v0 i r de que lIe
nature est la liaison que les choses ont entre elles dan~ la
connaissance de Dieu, c'est bien la preuve que nous ne pou-
vons pas distinguer, en Dieu, l'entendement et la volontê.
Arnauld rêaffirme donc que toutes les vêritês que nous con-
naissons dêpendent des dêcrets libres de Dieu.
Il
ne voit pas
qu'il
puisse en être autrement puisqu'en Dieu il
n'y a pas
de distinction entre l'entendement et la volontê. Ce refus
de distinguer entre l'entendement et la volontê rapproche
encore plus Arnauld de Descartes, et l 'êloigne de Leibniz et
de Malebranche.
Ainsi, face à Leibniz et à Malebranche qui nient la
crêation des vêritês êternelles et qui, pour justifier leur
thèse, introduisent une certaine hiérarchie entre l'entende-
ment et la volonté de Dieu, Arnauld continue d'affirmer, à
la suite de Descartes, qUE nous ne sommes pas autorisês à
introduire en Dieu une distinction entre son entendement et
2i3.
Arnauld
à
Leibniz,
13 mal
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
99.
~: ~,-,;..:.. \\
..
, ... ,.' "',. ,o.
, . , . .
' "
~'..

593
sa volonté, à subordonner l'une à l'autre.
Nous avons rappelé la thèse de Leibniz sur la dis-
tinction des vérités nécessaires. Malebranche adopte senSl-
blement la même classification. Oans la Recherche de la Véri-
té,
il
distingue deux sortes de vérités
les vérités néces-
saires et les vérités contingentes:
"1 l Y a deux sortes de véri tés,
l es unes sont Ylé-
~ehha~~eh,
et les autres ~ont~ngeYlte6. J'appelle
vérités nécessaires celles qui sont immuables par
leur nature, et celles qui
ont été arrétées par la
volonté de Dieu, laquelle n'est point sujette au
changement. Toutes les autres sont des vérités con-
tingentes"214,
Il Y aurait donc, selon ~Ialebrancne, deux sortes
de vérités nécessaires, comme chez Leibniz:
les vérités né-
cessaires par leur nature, celles que nous appelons éternel-
les; et les vérités nécessaires, celles qui
ont été établies
par Dieu. Les premières sont incréées; les secondes sont
créées et dépendent de la volonté immuable de Dieu.
Les véri-
tés éternelles sont dans le Verbe et c'est là que nous les
voyons.
Les vérités éternelles constituées par les rapports
de grandeur et les rapports de perfection, c'est-à-dire les
vérités arithmétiques et les vérités morales:
"Dieu renferme dans la simplicité de son étre les
idées de toutes choses et leurs rapports infinis.
généralement toutes les vérités. Or, on peut dis-
tinguer en Dieu deux sortes de Vérités ou de rap-
ports, des rapports de grandeur et des rapports de
perfection, des vérités spéculatives et des vérités
pratiques; des rapports qui n'exigent pai leur
évidence que des jugements, et d'autres îèpports
qui excitent encore des mouvements ... Deux Fois deux
font quatre:
c'est un rapport d'égalité en grandeur
c'est une vérité spéculative qui n'excite point de
mouvement dans l'âme, ni amour, ni haine, ni mépris,
214.
!IALEHRANCHE,
Recherche de
La Vérité,
L.
I,
par.
2,
O.
C.,
t.
l,
p.
63 .
.'." :
-. -."....

594
etc ...
L'homme vaut mieux que la bête:
c'est un
rapport d'inégalité en perfection, qui
exige non
seulement que
l'esprit s'y rende, mais qUt
l'amour
et l'estime se règlent par la connaissance de ce
"rapport ou de cette vérité"215.
Ainsi,
les vérités éternelles,
celles qui
sont
nécessaires
par leur nature,
résident dans
le Verbe.
Confon-
dues
avec
la Sagesse de
Dieu,
les
vérités éternelles ne sont
rlen de créé,
puisque la Sagesse de Dieu,
le Verbe Eternel
n'est point fai I:e.
Quoique engendrée par nécessité, elle
n'est pas
distinguée de Dieu.
Elle lui
est c.oiU:eJwe.€.te
et
?lb
c.on~ub~tantiefle-
. Les vérités éternelles se distinguent
des
véri tés créées
par iJ"ieu.
Celles-ci
tiennent
leur nécessi-
té de
l'immuabilité de
la volonté divine.
Ce sont les lois
de
la nature.
Leibniz appelle ces
sortes de
vèrités
nécessai-
res,
des vérités contingentes, dont la nécessité est hypothé-
tique parce qu'elles sont fondées
dans
la volDnté de Dieu.
Malebranche aussi
les fait dépenctl'e de
la
volonté de Dieu.
L'un et l'autre sont d'accord
pour distinguer deux sortes de
vérités
nécessaires,
les
vérités éternelles qui
dependent
de l'entendement ou du
Verbe de Dieu,
les
véri tés nécessai res
qui
dépendent de la
libre
volonté de
Dieu.
Cc que
Malebranche
appelle proprement vérités contingentes ce sont ces
vérités
que
l'on découvre dans
"l'Histoire,
la Grammaire,
le Droit
par'ticulier ou
les
coutumes, et plusieurs autres qui
dépendent
d
1
1
t "
h
t
cl
h
,,217
"h
"b
"
e
a vo on e c angean e
es
ommes
,~ ez Lel
nlZ,
ces
215.
MALEBRANCHE,
~ntretiens sur la M'taphyaique,
VIII,
par.
XIII,
O,C.,
t.
XII-XIII,
p.
190.
216.
MALEB~ANCHE, Recherche de la V'riti,
Eclaircisse-
ment
X,
O.C.,
t.
III,
p.
132.
217.
MALEBRANCHE,
Rechel'che de
l,a
Vér'it',
l,
III,
?ar.
II,
O.
C.,
t.
l,
p.
63.

595
dernières sont également ~onting~nt~6 et se distinguent des
vérités éternelles qui dépendent de l'Entendement de Dieu.
L'histoire personnelle de l'individu, ses Cl~tion6 et ses PCl6-
6ion6 étant virtuellement co~tenues dans sa notion indivi-
. ,
duelle, lui appartiennent ~~4tainement, mais non nl~~66ai4e-
218
m~nt
.
Mais, lorsqu'on examine le statut de ces vérités
nécessai res qui dépendent des décrets di vins, on observe
qu'elles ont quelque rapport à la raison. Cnez Malebranche,
les décrets de Dieu sont nécessaires parce qu'ils sont l'oeu-
vre de la Raison Eternelle. Eclairé par la Sagesse, Dieu sait
ce qu'il fait et ce qu'il
veut. Dieu choisit les lois géné-
raIes en fonctioll de l'ouvrage qu'il
décide de créer, confor-
mément à l'Ordre.
Les loi s du mouvement sont soumi SEeS à l' or-
dre, elles sont au service de l'Ordre qui
est constitué par
les rapports de perfection. Elles sont choisies en fonction
de la fin que Dieu recherche dans
la création. En choisissant
" .
les lois générales, il sait en même temps qu'il
n'aura jamais
"
le désir de les révoquer. Par conséquent, les lois générales
, '
sont éternelles et nécessaires du point de vue de Dieu, aussi
nécessaires que les vérités mathématiques. Les lois ne vien-
nent pas du hasard, elles reposent sur la Sagesse même de
Dieu qui assure leur intelligibilité, leur immutabilité et
leur Cl p,Ü04.i.té.
Ainsi ,les rapports que l~ physicien décou-
vre entre les choses, ce sont ceux-là mémes qui existent en-
tre leurs idées, et que Dieu a contemplés avant même de créer
le monde.
Il en a eu connaissance a priori, c'est-à-dire ma-
thématique. Ou point de vue de Dieu il ya identitê entre les
..,
218.
Leibniz
à
Arnauld,
4(14
j u i l l e t
1686
Discours de
M.taphysique,
article
XIII,
~d.
Le
Roy,
p.
47 .
....
.,~.' .
'..

596
vérités mathématiques et lés lois de ~a ·physique. Les unes
et les autres sont, en effet, fondées
sur la Sagesse qui
219
garantit leur nécessité et leur immutabilité
.
Il en est de même chez Leibniz. Les véritts contin-
gentes dépendent du principe de raison suffisante. Elles
expriment les existences et les réalités. Quoique contingen-
tes, elles ne sont pas sans raison.
Cela veut dire que nous
pouvons rendre raison du choix de Dieu qui
a préféré ce monde-
ci et ses lois, à une ir,finité de mondes possibles. liais,
en rendre raison, c'est montrer que le prédicat est contenu
dans le sujet. Rendre y'aison de l'existence de notre univers,
de ses lois, c'est montrer que toutes
les vérités contingen-
tes peuvent être connues a priori. N'est-ce pas ramener le
principe de r'aison au principe d'identité? Toute raison se
:--amenant à l'identité, c'est-à--dir-e, à l'inhérence du prédi-
cat dans le sujet, on ne peut plus opposer le principe de
raison au principe de contradiction ou d'identité, comme le
fondement des existences â celui des essences. Ainsi, comme
chez ~\\alebranche, les vérités de la physique rejoigT,ent les
vérités mathématiques.
Mais les vérités contingentes restent, pou~ ~OUô,
connaissables a poô~eniohi, c'est-à-dire pa~ exp~nie~ee. A
quelles conditions pourraient-ellles étre connaissables a
priori? Elles le seraient à celui qui
parviendrait à con-
naître les raisons pour lesquelles Dieu a préféré notre uni-
vers entre tous les univers possibles. NotrE univers est entre
219.
MALEBRANCHE,
Réponses aux Réflexions,
1,1
par.
6,
in Recueil,
O.
C"
t.
I I I ,
p.
662.
II,
I I I ,
p.
716.
Entretiens Métaphysiques,
IX,
par.
XII,
O.C.,
t.
XII,
p.
219
;
VII,
par.
II,
p.
175.

597
t 0 us" lep lus par f ait, c' est - à - d ire cel ui q Ul
est en même
temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phé-
nomènes,,220. Or, la détermination de ce maximum, défini
par
une mathesis divina, constitue la notion ou l'essence de
l'univers le plus parfait, celui qui se réalise par la volon-
té de Cieu ; et tous les événements qui y arrivent sont com-
pris dans cette notion comme prédicats dans un sujet. Pour
qui aperçoit distinctement cette notion, tous les événements
son t con nais s a bl es a p!L À.. 0 !LÀ.. ; et ai nsi
t 0 utes les pro p0 s i -
tions contingentes seraient démontrables, rêductibles à des
identités. Mais Leibniz reconnaît que cette notion ne peut
être saisie distinctement que par Dieu, car sa détermination
exige un cal cul
i nfi ni qui
n'est pas à l a portée de l' enten-
221
dement de l'homme
.
On s' aperçoi t assez de l a convergence de la déma)'-
che de Malebranche avec celle de Leibniz, qui
parviennent
l'un et l'autre à fonder en raison les véritês créées par Dieu,
leur assurant ainsi une espêce de nécessité de type mathéma-
tique. Mais, cette transformation des vérités physiques en
vérités mathématiques, connaissables a priori, n'est rendue
possible que par la distinction en Dieu de l'entendement et
de la volonté, la volonté étant subordonnée à l'entendement.
L'un et l'autre établ issent une hiérarchie entre les attri-
buts. Alors que Malebranche introduit entre les perfections
divines une distinction presque réelle, Leibniz, au contraire,
maintient une distinction de raison. Sur tous les points,
Malebranche et Leibniz s'opposent à Descartes. Qu'ils criti-
quent la doctrine cartésienne des vérités éternelles était
220. LEIBNIZ, Discours de l1ét<7nhysique, art. 6, "d
L
R
42
T
~.
e
oy, p.

221. LEIBNIZ, ,:bid., art. 8, éd •. Le Roy, p. 44 •
. -, ",','

"
598
une suite l09ique des principes de leur ~ropre philosophie.
Leurs théses paraissent inconciliables avec les théses pro-
prement cartésiennes, défendues par Arnauld.
Mais, Leibniz, contrairement à Malebranche, se
soucie d'avoir Arnauld de son côté. Il ne désespére pas de
le convertir à ses propres vues. Aussi, observe-t-il dans
les idées défendues par Arnauld dans sa lettre du 13 mai 1686,
des affirmations, selon lui, peu cartésiennes, qu'il n'hésite
pas à faire remarquer à son illustre correspondant:
"Je dirai un mot deln raison de la différence
qu'il ya entre les notions des espèces et celles
des substances individuelles, plut~t par rapport
à
la volonté divine que par rapport au simple en-
tendement. C'est que les notions spécifiques les
plus abstraites ne comprennent que des vérités
nécessaires ou éternelles qui ne dépendent point
des décrets divins (quoi qu'en disent les carté-
siens, dont il semble
que
vous-même
ne
vous
êtes pas soucié en ce point)
; mais les notions des
substances individuelles, qui sont complètes et
capables de distinguer leur sujet, et qui envelop-
pent par conséquent les vérités contingentes ou de
fait, et les circonstances individuelles du temps,
du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans
leur notion, prise comme possible, les décrets li-
bres de Dieu, pris aussi comme possibl es, parce
que ces décrets libres sont les principales sources
des existences ou faits; au lieu que les essences
sont dans l'entendement divin avant la considéra-
tion de la volonté"222.
Leibniz réaffirme sa propre conception de la dis-
tinction des vérités nécessaires. Mais, il signale au passage
que son correspondant dans sa précédente lettre, ne s'est
pas ~cuci~ du poin~ de vue de~ ca~~~~ien~ qui 6on~ d~pend~e
~ou~e~'le~ v~~it~~ n~ce~~ai~e~ d'un ac~e unique de Vieu. Lei-
niz dans une premiére rédaction de sa lettre, est plusexplicite
222.
Leibniz
à Arnauld, 4/14 juillet 1686, éd. Le Roy,
p.
1 1 5.
. '.~ -.
......
".'
-.; ..
"'.
_."~
,
, .' '. ",. :, -',

-,,:'.. ."
599
" J e v0 i s, é,c rit - :i l, que M.
Ar na u l J ne s' est pas
souvenu ou du moins ne s'est pas soucié du senti-
ment des cartésiens, qui soutiennent que Cieu
établit par sa volonté les vérités éternelles,
comme sont c~lles qui touchent les propriétés de
la sphère; mais comme je ne suis pas de leur sen-
timent, non plus que f1. Arnauld, je dirai simple-
ment pourquoi
jê crois qu'il
faut philosopher au-
trement de la notion d'une substance individuelle
que de la notion spécifique de la sphère. C'est
que la notion d'une e~pè~e n'enferme que des véritès
éternelles ou nécessaires, mais la notion d'un indi-
vidu enferme 6ub ~a~~one pOQQ~b~L~tat~Q ce qui est
fait ou ce qui
se rapporte à l'existence des choses
et au temps, et par conséquent elle dépend de quel-
ques décrets libres,de Dieu considérés comme possi-
bles : car les véritës de fait ou d'existénce dé-
pendent des décrets de Dieu"223.
Il faut bien remarquer que pour Descartes, en effet,
toutes les vérités que je conçois, mathématiques et physiques
et
.
meme mora l es d èpen dent d es d'
t
ècre.s l'b
1
res de D'leu 224 .
Leibniz et Malebranche, au contraire, ne font dépendre de la
volonté de Dieu qu'une catégorie de vérités nécessaires, à
savoir les vérités de fait, les vérités de la physique. Les
vérités mathématiques, comme 2 et 2 font 4, les essences,
sont incréées et ont leur fondement dans
l'entendement de
Dieu. Arnauld, selon Leibniz ne se serait pas soucié du point
de vue des cartésiens. Qu'est-ce à dire? Est-ce à dire
qu'Arnauld admet que Dieu, avant de créer Adam, a conçu dans
son entendement la notion individuelle et complète d'Adam?
Qu'il a connu a priori toute l'histoire d'Adam? Qu'il a choi-
Sl
de créer celui-ci parmi d'autres possibles? Arnauld ne
va pas jusque-là. Si Leibniz prétend que son illustre corres-
pondant est d'accord avec lui
"contre les car'tésiens", Arnauld
223.
LEIBNIZ,
Remarques
sur
la
l e t t r e
de
Il.
Arnauld,
êd.
Le
Roy,
p.
105.
224.
DESCARTES,
Réponses
aux
Sixièmes
Objections,
in
Oeuvl·es,
Garnier
II,
p.
877.
A Arnauld,
29
j u i l l e t
1648,
êd.
G.
Lewis,
p.
93.
A Hesland,
2 mai
1644,
in
OeuvY'es,
Carnier
I I I ,
p.
74.
-
,.'
~., -~
- ,. ".' ','

.... ' .
600
se garde bien de confirmer qu'il est d'accord avec Leibniz
"contre les cartésiens". Pourquoi cette réserve d'Arnauld?
Leibniz nous offrait ainsi une occasion três nette d'avoir
sur cette question métaphysiquement importante, le sentiment
arrété d'Arnauld par rapport à Descartes. Da~s sa réponse
qu'il
lui adresse, ce 28 septembre 1686, Arnauld évite le
débat.
Il
reconnaît d'abord la satisfaction que lui ont pro-
curée les explications de Leibniz:
"Je suis satisfait de la maniére dont vous expli-
quez ce qui m'avait choqué, touchant la notion de
la nature individuelle ... J'ai surtout éH frappé
de cette raisbn, que dans toute proposition affir-
mative véritable, nécessaire ou contingente, univer-
selle DU singuliere, la notion de l'attribut est
comprise en quelque façon dans celle du sujet:
"pllaed.Lca.tum .iHe6t .~ubjer_.to"225.
Abordant ensuite le probléme qui
est en rap~ort avec la thèse
cartésienne de la création des vérités éternelles, Arnauld
avoue que la difficulté demeure:
"Il ne me reste de difficulté, dit-il, qUE sur la
possibilité des choses, et sur cette maniére de
concevoir Dieu comme ayant choisi l'univers qu'il
a créé entre une infinité d'autres univers possi-
bles qu'il
a vus en même temps et qu'il
n'a pas
voulu créer. Mais comme cela ne fait rien propre-
ment à la notion de la nature individuelle et qu'il
faudrait que je rêvasse trop pour bien faire enten-
dre ce que je pense sur cela, ou plutôt ce que je
trouve à redire dans les pensées des autres, parce
qu'elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous
trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise
rien"226.
Observons que la réponse d'ArnaulJ merite que l'on
s'y arrête. Le désaccord avec Leibniz subsiste. Arnauld ne
partage pas la conception leibnizienne du possible.
Il
refuse
225.
Arnaul.d
à
Leibniz,
28
septembre
1686,
éd.
Le
Roy,
p.
133.
226. ibid.
. .
.
;S:;;~~itd~'~!:i\\~~L: (~"d;,~~"~:,~~.}~;~,~~.,~ ;',".~ ~:,.~J~b~,_;~{k"L:;k;,·...~;,;·.~~, ,I.:, .:.;:~:~i..i~~:_- ~.~':"~.:;: ':-~.~-.~. "
'
.: ,.J..•.".',.
~." :-~ ~ .-','.. .

601
de di re pourquoi,
par crai nte d' avoi r à trop "rêver" et à
exposer publiquement ce qu'il
"trouve à redire dans les pen-
sées des autres".
Remarquons aussi que l'entreprise à la-
quelle l'invite Leibniz n'est pas aisée. S'il
ne s'agissait
que d'exposer le sentiment des Péres et des théologiens,
Arnaul d en bon thomiste n'aurait pas eu à trop "rêvasser".
Mais il s'agit ici de métaphysique.
Il avoue que la question
ne le laisse pas i nd if té r e nt.
l 1 aune pensée là-dessus.
l 1
craint d'avoir à trop "rêvasser". Par ailieurs, Arnauld
avoue qu' i l " trouve à redi re dans 1es pensées des autres,
parce qu' ell es ne parai ssen t pas di gnes de Oi eu". Qui sont-
ils, les "autres", auxquels pense ici Arnauld? Arnauld semble
dire qu'il
ne peut faire entendre ce qu'il
pense sur la con-
ception leibnizienne du possible, sans avoir à réfuter en
même templ> "les pensées des autres". A qui
pense-t-il
? Cer-
tainement pas à Descartes. Car la pensée de Descartes ne lui
parait pas indigne de Dieu. Descartes, en effet, par la théo-
rie de la création des vérités éternelles, a voulu I\\OUS donner
de Dieu une idée digne de sa toute-puissance, de ses infinies
perfections. Son souci a été de soustraire la toute-puissance
divine aux choix déterminés que lui impose le panthéisme.
Aussi
rappe 11 e-t-i 1 à t'iersenne, dans sa fameuse 1ettre du
15 avril
1630, qu'il
ne faut pas laisser croire que Dieu est
soumis au Styx et aux nécessités
"Que les véritéS mathématiques lesquelles nous
nommons éternelles, ont été établies de Dieu et en
dépendent entiêrement aussi bien que tout le reste
des créatures. C'est en effet, parler de Lieu comme
d'un Jupi ter ou Saturne et l'assujetti r au Styx et
aux destinées, que de dire que ces vérités sont in-
dép end a ntes deI ui. Nec rai g nez po i nt, j e vou s prie,
d'assurer et de publier partout, que c'est Dieu
qui a établi ces lois en la nature, ainsi q'un Roi
établit des lois en son royaume.
Or il
n'yen a au-
cune en particulier que nous ne puissions comprendre
. .
.
~~: <:·';:I·L·'..;:~"~~<":,·'·' .'.~.;<r.. ':," :':~.{-:. .~r:. :.<.'., ....'t, _,.~: :."';...~ ~;>..
c '-.;
,.' .
>
.

....
602
si notrè esprit se porte à la èonsidérer, et elles
sont toutes mentlbu6 no6t~l6 lngenltae, ainsi qu'un
Roi
imprimerait ses lois dans le coeur de tous ses
sujets, s'il
en avait aussi bien le pouvoir. Au
contraire nous ne pouvons comprendre la grandeur
de Dieu, encore que nous la connaissions. Mais cela
même que nous la jugeons incompréhensible, nous
la fait estimer davantage; ainsi qu'un Roi a plus
de majesté lorsqu'il
est moins familièrement connu
de ses sujets, pourvu toutefois qu'ils ne pensent
pas pour cela être sans Roi, et qu'ils le connais-
sent assez pour n'en poi nt douter.
On vous di ra que si Dieu avai t établ i ces vé-
ri tés, il
les pourrai t changer cOinme un Roi fa it
ses lois; à quoi il faut répondre que oui, si sa
volonté peut changer. Mais je les compren~s comme
éternelles et immuables"227.
Arnauld ne pouvait qu'hadérer à un systéme qui parle
si dignement de Dieu, reconnaissant sa grandeur et sa toute-
puissance, son indépendance, un système qui
nous donne une
idée chrétienne de Dieu, un Dieu personne qui
n'est soumis
à
aucun Fatum. Or le Dieu de Descartes tel qu'il
nous est
prèsenté dans cette lettre à Mersenne, en quoi
ressemble-t-il
au Dieu de Malebranche qui selon Arnauld n'agit pas comme un
Père, ni comme un étre souverain, mais obéit docilerrent aux
causes occasionnelles? Un Dieu qui
n'est même pas libre de
créer ou de ne pas créer le monde puisqu'il
est soumis à l 'or-
dre qui 1ui commande nécessai rement le chai x du mei 11 eur ?
Par là Malebranche lui
parait bien soumettre Dieu dans ses
opérations ad extra à un fatalisme de type spinoziste, nier
la liberté de la création, faire du monde une sorte d'émana-
tian nécessaire de la divinité.
Il serait étonnant qu'Arnauld
n'ait pas vu le profi~! qu'il pouvait tirer Je la thêse carté-
sienne de la création des vérités éternelles.
227.
Descal-tes
à
Mersenne,
15
avril
1630~ in Oeuvres)
Garnier
l ,
p.
259.

603
Il est donc probable que, dans sa réponse à Leibniz,
Arnaula pense aux adversaires de Descartes, qui ont combattu
la thèse de la création des vérités éternelles. N'oublions
pas, en effet, que Leibniz a voulu désolidariser Arnauld de
Descartes. Arnauld sans dire explicitement qu'il approuve
Leibniz, tient plutôt à marquer ses distances par rapport
aux "autres".
Il est très vraisemblable qu'Arnauld pense aux
adversaires de Descartes dont Leibniz a voulu le rapprocher,
et qu'il
n'aurait pas pu s'empécher de combattre publiquement,
s'il s'engageait à répondre à fond à Leibniz. Visiblement,
il Y a deux camps, celui des cartésiens et celui des autres.
Arnauld ne dit pas qu'il est favorable,
ni défavorable aux
cartésiens. Cependant, ·il se déclare hostile aux "autres",
c'est-à-dire, nous semble-t-il aux adversaires de Descartes,
sans étre pour autant du sentiment de Leibniz.
C'est ici qu'il
nous faut revenir sur l'article 22
de la première partie des Principes. Descartes écrit dans
cet article:
"Nous recevons encore cet avantage, en prouvant
de cette sorte l'existence de Dieu, que nous con-
naissons par même moyen ce qu'il est, autant que
le permet la faiblesse de notre nature. Car, fai-
sant réflexion sur l'idée que nous avons
naturel-
l ement de lui, nous voyons qu' i 1 est éternel, tout
connaissant, tout-puissant, source de toute bontè
et vérité, créateur de toutes choses et qu'enfin
il a en soi tout ce en quoi
nous pouvons reconnai-
tre quelque perfection infinie ou bien qui n'est
bornée d'aucune imperfection".
Cet article est l'un de ceux que retient Madame Rodis-Lewis
pour affirmer que Descartes expose "expressément" la création
des vérités éternelles dans les Principes de la Philosophie 228
228.
Madame
RüDIS-LEWIS
Genevi~ve, L'oeuvre de Descartes,
t.
l,
p.
135.
.., ....
.. _',
.. ',
. ... : ,

604
Ce texte est également cité par Arnauld dans sa polémique
avec Malebranche. C'est dans sa D~fense. Arnauld vient de
reprocher à Malebranche d'avoir une conception sensualiste
de Dieu, en qui
il
fait résider une étendue réelle et for-
melle.
Il déplore que l'oratorien n'ait pas suivi en cela
les théologiens, saint Thomas et saint Augustin qui
n'avaient
"garde de donner dans ces rêveries".
"t1ais, ajoute-t-i.l, pour
joindre les philosophes aux théologiens, je crois qu'il n'y
a personneq~i
ne trouve des~ntiments plus dignes de Dieu,
dans ce que M.
0~scartes
dit sur ce sujet, que dans le nouveau
dogme de son disciple. C'est dans la première partie de ses
Principes de la philosophie, art'icle 22,,229; P.rnaulc c'ite
en entier le texte de cet article. Tout laisse croire qu'Ar-
naulci ne veut pas tomber dans
les "rêveries" de nalebranche
qu'il
a traité de visionnaire . .Alors que Madame Rodis-Lewis
invoque l'article 22 pour affirmer la création des vérités
éternelles, Arnauld invoque le mème texte pour affirmer qu'il
n'a r-ien à redire dans les pensées de Descartes, parce qu'el-
les lui
paraissent dignes de Dieu.
Ce rapprochement ne nous autorise pas à dire que
Arnaula a vu dans ce texte ce que Madame Rodis-Lewis prétend
y voir:
une
allusion expresse à la création des vérités éter-
nell es.
Nous pouvons di re, cependant, qu' Arnau 1d adhère à
l'idée que Descartes se fait de Dieu, un Dieu transcendant,
"éternel, tout connaissant, tout-puissant, source de toute
bonté et vérité, créateur de toutes choses". Cette pensée est
digne de Dieu. Mais la thèse de la création des vérités éter-
nelles ne vise-t-elle pas à "parler de Dieu plus dignen~ent. ..
229.
ARNAULD,
D~fense, v,
Part,
O.C.,
t .
38,
p.
543.

' , l '
605
que n'en parle le vulgaire ?,,230
"C'est, en effet, ajoute
Descartes, parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et
l'assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces
vérités sont indépendantes dei u i ,,2 31. J\\ r na u l d a dÙ être sen-
sible à ces textes.
tt lorsque Descartes déclare à Mersenne
qu' -j l ne conçoi t poi nt que les véri tés éternell es élT,anent
de Dieu comme les rayons du soleil, et soutient que "Dieu
est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont quelque
chose, et par conséquent qu'il
en est -l'auteur", Arnauld n'a
pas dû étremécontent. Ne l'avons-nous pas vu ranger Male-
branche parmi les philosophes émanantistes ? Ce que défend
Arnauld c'est l'idée chrétienne du Dieu créateur de toutes
choses, l'idée augustinienne de Dieu "source de toute vérité".
Cette idée de Dieu n'est pas i~compatible avec l'idée carté-
sienne de Dieu créateur des vérités éternelles.
Si Arnauld ne dit pas explicitement qu'il est favo-
rable à la thèse cartésienne de la création des vèrités éter-
nelles, tout laisse croire qu'il
ne la désapprouve ,as. Il
semble plus effrayé par les pensées "des autres"
que par cel-
les de Descartes. Son silence, dès lors ne pourrait-il pas
signifier une certaine gêne? On peut le craindre. le qui
gêne peut-être Arnauld, c'est l'implication théologique de
cette ooctrine. tlersenne n'avait-il pas déjà averti Descartes
du danger? Dans sa réponse à l'objection perdue de son cor-
respondant Descartes déclare
"Ce que vous dites de la production du Verbe ne
230.
Descartes
à }lersenne,
lS
avril
1630,
in
OeuvY'es,
Garnier
I,
p.
261.
231.
Ibid.,
p.
259.
.,
,.';
.. ' . . . . '",1 <', . _:
,.~ ... c. '
; " , ' ..

606
, .
f
répugne point ce me semble à ce que je dis
mais
je ne veux pas me mêler de théologie, j'ai peur
même que vous ne jugiez que ma philosophie s'éman-
cipe trop, d'oser dire son avis touchant ues matié-
l'es si
relevées";.
Ce qui
signifie que Descartes se soumet a l'enseignement de
l'Eglise.
Il ne prétend pas faire de la théologie.
Il
reste
dans les limites de la métaphysique.
Cette soumission procla-
E '1'
.
b .
d .
-
A
1d 23 2
mée de Descartes à
l'
g lse a toujours
len
lspose
rnau
.
Ainsi, il
ressort des textes philosophiques d'Ar-
nauld que nous avons étudiés, qu'il
reconnait, comme Descartes,
que Dieu crée les essences en même temps que les existences.
Sur ce point,
les
textes consacrés 5 la critique de la théo-
rie malebl-anchienne de l'étendue intelligible, ne nous per-
mettent pas d'en douter.
Par ailleurs, Arnauld n'introduit
pas en Dieu une distinction entre son entendement et sa volon-
té.
Il
s'oppose a Malebranche et a Leibniz, et se rapproche
de Descartes et de saint Thomas. Quant ala création des vé-
rités éternelles, s'il
n'affirme pas explicitement qu'il est
d'accord avec Descartes, il
ne 1e dêsapprouve pas non pl us.
Il
nous semble plutôt qu'il
est favorable avec cependant quel-
que réserve.
Pour avoir adhéré publiquement a la physique car-
tésienne, on peut penser que les vérités éternelles dont il
semble èccepter qu'elles ont été créées sont celles qui con-
cernent la nature des choses créées. Qu'en est-il alors des
vérités de l'arithmétique? Des vérités abstraites et spécula-
tives, des vérités premiéres ? Des vérités morales? C'est
précisément sur ce point essentiel que, nous semble-t-il,
Arnauld se sépare de Descartes, pour rejoindre saint Augustin
232.
ARNAULD,
Examen du
Trait~ de
Z'essence et du corps~
O.C.,
t.
38,
p.
90 •
. ; ...'.
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607
et saint Thomas. Ces sôrtes de vérités, et, parti cul iérement,
les vérités morales, sont éternelles et incréées quoique
innées.
III.
L'INNEISHE SANS CREATIONIstIJE.
LE STATUT PRIVILEGIE
DES VERITES MORALES.
Les textes que nous allons évoqués dans ce chapitre
sont, en un sens, plus expl i ci tes . Ils ontl' avantaçe de por-
ter sur les vérités éternelles elles-mémes et sur leur vision
en Dieu. Les adversaires d'Arnauld sont ici des théologiens.
Il
s'agit de t~alebranche,
Huyghens et Lami. Dans ce débat,
il
se prononce clairement contre la thèse de ses adversaires,
au nom de saint Augustin.
Les "réserves"
d'Arnauld sur la théorie cartésienne
de la création des vérités éternelles contrastent, très net-
tement, avec ses prises de position franchement augustinien-
nes dans ce débat qui
l'oppose aux théologiens. Arnauld ne
s'engage ouvertement, dans la question des vérités éternelles.
que dans ces textes qu'il
consacre à la réfutation du senti-
ment de ses adversaires. L'enjeu de cette confrontation con-
cerne les \\I~!l.i.:té~ llio.ta.e.e.~. Il estime, en effe"t, que l'inter-
prétation de ces théologiens n'est pas conforme à l'enseigne-
ment de saint Augustin et qu'elle risque de compromettre la
mOI-ale.
Aussi, c'est au nom de l'orthodoxie augustinienne
qu'il
les combat.
Mais, lorsque Descartes fait dépendre des décrets
libres de Dieu, les vérités niathématiques et les vérités mo-
rales, ne mérite-t-il
pas, lui aussi, les mêmes critiques que

~'1 '. '
, ~'.
608
le Docteur de Port-Royal -adresse à ces théologiens ?233
En
effet, la création des vérités éternelles n'est pas plus
augustinienne que la thèse qu'il combat chez Malebranche,
Huyghens et Laml. Pourquoi Arnauld ne dit-il
rien d'explicite
sur la libre création des vérités éternelles? Son silence
reste troublant.
Dans les Eclaircissements de 1678, Malebranche,
à
l'occasion d'un second exposé de
la Vision en Dieu, s'en
prend, violemment ct, pour la première fois,
a la doctrine
de la création des vérités éternelles.
Il
accuse norrlllément
Descartes de nous conduire au pyrrhonisme
"Tout est donc renversé, déclare-t-il.
Il
n'y a
pl us de Science, plus de i~orale,
pl us de Preuves
incontestables de la Religion.
Cette conséquence
est claire à celui qui suit pied à pied ce faux
principe, que Dieu prot:.lit l'ordre e1: la vérité
par une volonté entièrelnent libre"234
Toutes les volontés de Dieu supposent quelque chose. Mais,
précise Malebranche, "ce qu'elles supposent n'est rien de
créé"235,
Il faut reconna'tre à Dieu qu'il agit avec sagesse.
Mais cette sagesse n'est point faite.
Autrement dit, l'Etre
parfait "qui fait tout, nc la fit jamais,,236. C'est ce que
la plupart des hommes ignorent.
Ils ne savent pas distinctement
qu'il
n'y a que la Sagesse Eternelle qui
les éclaire, et que
les idées intelligibles qui sont l'objet immédiat de leur
233.
Descartes,
en effet,
étend
aux
vérités morales
la
doctrine
de
la
création des
vérités
éternelles.
Entretien avec BURMAN _;
Réponses au;:: Si:ciéimes
Objections;
Princi~es, l, art. 22, A Arnauld, 29 juillet i648.
234.
MALEBRANCHê,
Reuheche de
la
Vérité,
Ecl.
VIII,
a.c.,
t.
I l l ,
p.
84.
235.
~IALE BRANCHE,
ib-id.
236.
MALEBRANCHE,
ib-ld.,
p.
85.

609
esprit,
ne sont point créées; ils s'imaginent que les lois
éternelles et les vérités immuables sont étnblies telles par
une volonté libre de Dieu
"Et c'est ce qui a fai t di re il r,1.
DescartEs, que
Dieu a pu faire que 2 fois 4 ne fussent pas 8 et
que les trois angles d'un triangle ne fussent pas
égaux il deux clroits, parce qu'i1
n'y a point d'o,'l-
d"e,
di:t-le,
poùIt de lo<-,
POÙ1:t Je "al,lon,
de bon:té
e:t de vé~i:té qui ne dépende de Vieu,
e:t que ~'ed:t
lui qui,
de tou:te é:te~ni:té a o~donné e:t é:tabli ~om­
me 6ouve~ain légl6la:teu4 le6 vé~l:té6 é:te~nelle6"237.
Il faut donc voir dans la doctrine cartésienne de
la création des vérités éternelles, l'effet d'une imagination
déréglée.
La libre création des vérités éternelles Est un
"faux principe", qui compromet nor seulement la Science, mais
la Religion et la ~lorale. Toutes les vérités sont dés lors
frappées par la contingence et l'arbitraire, et aucune cer-
titude ne saurait résister au doute, Aussi, Malebranche
s' él ève-t-i l vi güureusement contre cette doctri ne qui conclul t
à une conclusion étrange,
que la vérité de notre science
ne participe pas il la Vérité, notre raison n'étant pas ioen-
tique à la Raison de Dieu. On peut, en effet, se demander si,
dans
la doctrine cartésienne, la notion de vérité ne perd
pas toute sa signification. Car, ce que notre entencement
considère comme vrai, dépend essentiellement de sa propre
structure qui est constituée par les idées innées. Puisque
cette structure aurait pu être différente,
la véritÉ que nous
atteignons aurait pu être différente si
Dieu l'avait voulu.
En d'autres ternies, notre science aurait été différente si
Dieu avait créé avec nous les idées ou essences différentes.
237.
MALEBRANCHE,
Rech9~che de
la
V.~iti, Ecl.
VIII,
Q.C"
t.
III,
p,
85,

; 610
Nous pouvons donc craindre que notre science n~ soit pas la
vraie science, puisqu'elle ne coïncide pas avec celle de
Dieu. Les vérités scientifiques ayant pour Fondement la vo-
lonté incrustable de Dieu sont, du point de vue de notre
entendement, arbitraires et contingentes. Dès lors, toutes
les vérités se trouvent frappées par la méme contingence
et le même arbitraire, la vérité étant une.
On ne saurait
atteindre aucune certitude nulle part, ni dans les Sciences,
ni dans la Morale, ni dans la Religion.
L'on comprend mieuy.,alors, la vigoureuse réaction
de Malebranche contre la doctrine cartésienne de la création
des vérités éternelles, qu'il ne dissocie pas de l'Innéisme.
Innéisffie et créationisme sont, pDti~ Malebranche, étroitement
1 i é s.
Ils
représentent les deux aspects d'une seule et méme
doc tri ne qui con du i t selon 1ui, fat ale me nt, au s cep tic i sm e .
Considérant Descartes comme "incertain", c'est vers saint
Augustin que Malebranche se tourne, et trouve auprès du Doc-
teur de l'Eglise, l'inspiration de la Vision en Dieu 238 . Les
idées et les vérités ne sont plus les effets de la volonté
de Dieu. Elles ont leur fondement dans la Sagesse, le Verbe
éternel
"Dieu renferme dansJa simplicité de son être les
i?éeS ge, toutes les choses et leurs rapports infi-
n1S, generalement toutes les véntés"239.
Ainsi, par la Vision en Dieu, Malebranche fonde l'objectivité
de la ~'orale et de la Science, l'unité et l'universalité
238.
HALEBFANCHc,
Trois
lettres,
l ,
,n Recueil, O.C.,
t .
VI,
pp.
198-199.
239.
MALEBRANCHE,
Entretiens sur
la Mitaphysique,
VIII,
par.
13,
O.C.,
t.
XII,
p.
170.
, - ... ,.
;0.. • • • • • , .
,.
1"·
••" _

... '
611
de
l a Vé rit é.
Die u est no t r e uni que l um·j ère.
Il
r e nfer me
dans sa Sagesse toutes les vérités éternelles qui
ne sont
que les rapports de perfection. Toutes les vérités sont dons
le Verbe qui
n'est point.
faite.
Quoique engendrée par né-
cessité, elle n'est pas distinguée de Dieu.
Elle lui
est
coéternelle et consubstantielle : Qo~te~nelle, puisque Dieu
est à lui-même sa propre lumiêre, puisqu'il engendrE, par la
nêcessité de son être et de toute éternitê,
le Verbe qui est
sa Raison
; QOn~ub6tantlelle, parce que Dieu communiqlie au
Verbe, qui est Sagesse éternelle, toute sa substance, son
infinitê, sa divinitê :
"S'il est vrai, écrit r.1alebranche, que la raison
à 1aquell e tous l es hommes parti ci pent est uni ver-
selle, s'il est vrai qu'elle.est iilfinie, s'il est
vrai, qu'elle est immua~le et nécessaire, il est
certain qu'elle n'est point différente de Dieu même,
car il
n'y a que l'être universel
et infini qui
renferme en soi-même une raison universelle et in-
finie.
Cette raison n'est donc pas distinguêe de
lui-même; elle lui est coêternelle et consubstan-
tielle"240.
La vision en Dieu crée ainsi entre les esprits une
communautê spirituelle qui
"consiste dans une participation
de la même substance intelligible du Verbe, de laquelle tous
les esprits peuvent se nourrir,,241.
Les véritês mathêmatiques,
que Malebranche appelle les rapports de grandeur, ou vérités
spéculatives, comme les vérités morales, c'est-à-dire les
rapports de perfection ou vérités pratiques sont
imo,uables et
nécessaires par elles-mêmes.
Comme Spinoza, Malebranche étend
aux vérités morales
les caractêres de nécessité et d'univer-
240.
MALEBRANCHE,
Recherche de
Za
V~rit~,
Ecl.
X,
D.C.,
t.
I I I ,
p.
131.
241.
MALEBRANCWC:,
Trait~ de Mor'aZe,
l ,
1,
par.
par.
III,
O.C.,
t .
XI,
p.
18.

612
salité propres aux vérités ~athématique~. Ainsi, entre la
l''iorale et les Mathématiques, il
n'y a aucune différence fon-
dée en nature. En faisant résider dans le Verbe les vérités
morales au même titre que les vérités mathématiques, Male-
branche met sur le même plan la Science et la Morale.
Il uni-
fie l'ordre de la nature et l'ordre de la Religion,
la morale
étant intrinsèquement 'liée il la Religion. Toute vérité trouve
son point d'application dans le Verbe de Dieu,
la Raison
Eternelle, la même pour tous, 'identique en nous et en Dieu.
Les vérités éternelles n'ont pas été établies par
un décret libre de Dieu. Dieu n'est pas au-dessus de la vé-
rité. Sa toute-puissance est limitée par l'Ordre. Les vérités
éternelles sont coéternelles et consubstantielles il Dieu.
Nous sommes en présence de deux explications différentes de
la cause de l'éternité des vérités éternelles. celle de Des-
cartes et celle de Malebranche,
l'une et l'autre sous-tendues
par deux conceptions également différentes des rapports de
la volonté et de l'entendement divin.
Mais la détermination
avec laquelle Malebranche proclame sa doctrine, accompagnée
par la condamnation sans appel
de la thèse cartésienne, n'in-
terdit pas de se demander si cette attitude n'est pas consé-
cutive il une véritable "conversion"
historique. Autrement
dit, la conception des vérités éternelles, telle qu'elle est
exposée il partir de 1678. principalement dans les Eclaircis-
sements, ne serait-elle pas l'aboutissement d'un "tâtonnement"
et d'une "évolution", dont le premier moment serait constitué
par l'adhésion il la· thèse cartésienne? C'est une question
que M. Rob i net s' est po s é.
11 Y a ré p0 nct u en ces te rm es:
"Les violentes proclamations des Eclaircissements

, • 1. •.' •
· '~
613
laissent entendre que Malebranche dénonce plus
qu' uneconfusion historique:
il
liquide son propre
passé"242.
H. Rob i net est ca t é g0 r i que. f1 ale br an che a é vol ué.
l l au rai t
tout d'abord admis la thése de la création des vérités éter-
nelles avant de constituer sa propre cOllception, plus confor-
me à 1 a Rel i gi on et à 1a Mora le. Des textes que ci te 1'1. Robi-
net, rappelons celui qui
constitue une pièce dans la polémi-
que avec Foucher et extrait de la Recherche de ~a Vérité
" J'a p pe 11 e vérités né ces sai r e s cel 1 es qui sont
immuables par leur nature et celles qui ont été
arrétées par la volonté de Dieu, laquelle n'est
point sujette au changement. Toutes les autres
sont des vérités contingentes"243.
D'après ce texte,
il y aurait selon i'lalebranche,
deux sortes de vérités éternelles. Les vérités éternelles
incréées et les vérités éternelles créées.
Les premières sont
immuables par leuy'nature tandis que
l'immutabilité de la
volonté divine garantit la nécessité des secondes. Cette
distinction des vérités éternelles, clairement affirmée,
n'apparaTt que dans la troisième édition de la Recherche de
~a Vérité.
C'est donc un texte remanié et corrigé. C'est pré-
cisément la restitution des textes dans leur état primitif
qui
permet à M.
Robinet d'affirmer que Malebranche s'est
d'abord satisfait de l'explication cartésienne de J'origine
des vérités éternelles. Dans la première édition, Malebranche
déclarait, en effet:
242.
ROBINET André,
Système et Existence dans l'oeuvre
de Malebranche,
p.
235.
243.
MALEBRANCHE,
Recherche de
la Vérité,
1,
III,
par.
2,
O.
C.,
t.
1
;
p.
63.
.• •... , ' ...,c.. ·•.
.' .; . ,_..... ....~ .

614
"J' appell c
véri tés
néces sai res·· cell es
qui
sont
immuables
par leur nature et parce qu'elles ont
été arrêtêes
par la
volonté de Dieu,
qui
n'est
point sujette au changement".
L'expressioh
prise a la lettre autorise légitimement a l'in-
terpréter dans
un sens
créationiste.
C'est ce que fit Foucher,
dont
les critiques sont a l'origine des corrections
"habiles"
constatées
dans
la troisiéme édition.
Mal Ebranche publ ie sa moise au point au tome II
de
la Reche~che de la V'rit', dans la Pr4face contre FOUCHER.
Les éclaircissements qu'il
apporte,
annoncent
l'impcrtance
des
variations et des modifications
du texte incriminé.
Dans
sa
réponse
il
distingue pour la premiére fois
et sans équi-
voque ceux sortes de vérités éternelles:
"Il
yen a qui
le sont par' leur nature ou
par elles-
mémes,
comme
2 foi s 2; 'font 4, et
ct' autres parce
qu'elles ont été arrét.ées
par la
volonté (Je Dieu
qui
n' est po i nt s u jet t eau cha n 9 e liIe nt,
co n-, me qu' une
boule en meut une autre en telle rencontre ... "244.
M
Robinet en
commentant ce
texte note que
l 'expression
"~t
d ' clUtlL ~<>" cha n 9e t 0 utel a po r t é e de 1 a pro po s i t ion. Elle ré-
sulte d'une
"adroite"
substitution.
Elle est employée au
1 ieu de
l'expression "et parce que"
du
Lexte primit-if qui
de-
vient,
à partir de
la
troisième édition "immuables
par leur
nature et celles qui
ont été arrétées
par Ij volonté de Dieu".
Observons, que
la conception des
vérités
éternelles
créées
se
retrouvent dans tous les textes de Malebranche. Ce qui
lais'se subsister l'idée que
l'auteur de la Recherche de
la
V,6rité a accepté plus ou moins
implicitement l'explication
cartésienne de
la création des
vérités éternelles,
"thése
244.
GIALEBRANCHE,
P~~[ace contre foucher, ln Rechei'che
de
la V'rit.,
O.
C.,
t.
II,
p.
489 .
. ',.'
,." ~,,'::':; -. ;'..:.;,<:.i'-~.:: "'.' ·ii.~·'.;':," .
';,'::,

· .....
6 5
fonciè~e~ent cartésien~e,,245. Le débat ~~quel Foucher invite
Malebranche porte sur la ~au~e de l'éternité des vérités
éternell es. Sel on r~. Robi net 1a réponse du "jeune Ma 1ebranche"
tient encore à sa formation cartésienne. La solution défini-
tive, à la lumière de la Vision en Dieu, affirme le caractère
incréé des vérités éternelles et leur divinité.
Qu'en pense Arnauld? Prend-il position en faveur
de ~Ialebranche ou de Descartes 'i Il évitera, encore une fois,
une confrontation directe avec Descartes.
Il ne se prononce
pas, en effet, sur la thèse que Malebranche combat si vigou-
reusement:
la création des vérités éternelles. C'est, au
contraire, à la thése de l'oratorien qu'il
s'en prend direc-
tement. Arnauld se demande si la tlléorie malebranchienne de
la Vision en Dieu des vérités étenlelles, est bien conforme
à l'enseignement de saint Augustin.
Arnauld considérait-il
le probléme de la cause des vérités éternelles comme relevant
de la théologie? La discussion qu'il engage sur ce point
avec Malebranche semble le confirmer. C'est en théologien
qu'il intervient.
Il oppose Malebranche à saint Augustin.
Il
n'éprouve pas beaucoup de di ffi cul tés à 1e fa ire, pui sque
Malebranche lui-méme, au chapitre VI de la deuxiéme partie
du livre III de la Recherche de la V~rit~, déclare ne pas
ètre de l'avis de saint Augustin. sur la manière dont nous
voyons les vérités en Dieu.
Reprenons les textes de la Recherche de la V~rit'.
Malebranche vient de démontrer la vision en Dieu. Rappelant
1a con cep t ion a ugus tin i e nne des vé rit é s é ter ne 11 es, il dé c1are
245.
GOUHIER H.,
La Pens~e M'taphysique de Descartes,
p •. 285.
,..-,
., ..
....:;:1 "" .'.f': .J..,"'-;..· ...;.!~,:t.:.·

616
"Il Y a dans saint Augustin, une infinité de pas-
sages semblables à celui-ci
par lesquels il
prouve
que nous voyons Dieu dès cette vie, par la connais-
san c e que no usa von s des vé r i té s é ter ne Ile s. La
vérité est incréée, 'immuable, immense, éternelle,
au-dessus de toutes choses.
Elle est vraie par e11e-
méme.
Elle ne tient sa perfection d'aucune chose.
Elle rend les créatures plus parfaites et tous les
esprits cherchent naturellement à la connaître.
11 n'y a rien qui
puisse avoir
toutes ces, perfec-
ti ons que Dieu.
Donc, la véri te est Di eu. Nous
voyons de ces vérités immuables et éternelles. Donc,
nous voyons Dieu.
Ce sont-là les raisons de saint 246
Augustin, les nôtres en sont un pe~ différentes .. ,"
Malebranche expose alors sa propre conception.
"Nous pensons donc, dit-il, que les vérités même
celles qui sont éternelles, comme que deux fois
deux font quatre, ne sont pas seulement des êtres
absolus tant s'en faut que nous croyons qu'elles
soient Dieu même. Car il
est visible que cette
vér'ité ne consiste que dilns un rapport d'égal'ité,
qui est entre deux fois deux et quatre. Ainsi,
nous ne disons
pas que nous voyons Dieu en voyant
les vérités, comme le dit saint Augustin, mais en
voyant les ~dée~ de ces vérités. Car, les idées
sont réelles, mais l'é.galité entre les idées, qui
est la vérite, n'est rien de réel. Quand par exem-
ple, on dit que du drap que l'on mesure a trois
aunes,
le drap et 1es aunes sont réel s. ~iai s , l ' éga-
lité entre trois aunes et le drap n'est point un
être réel: ce n'est qu'un rapport, qui se trouve
entre les trois aunes et le drap. Lorsqu'on dit
que deux fois deux font quatre:
les idées des nom-
bres sont réelles: mais l'égalité qui est entre
eux n'est qu'un rapport.
Ainsi, selon notre senti-
ment, nous voyons Dieu, lorsque nous voyons des
vérités éternelles, non que ces verités soient
Dieu, mais parce que les idées dont ces vérités
dépendent sont en Dieu"247.
Autrement dit, saint Augustin et Malebranche nous
donnent deux explications différentes de la vision en Dieu
des vérités éternelles. Selon saint Augustin, les véil.~.té~
é.teil.nelle~ ~D".t Vieu fu~-mime. Nous voyons Dieu lorsque nous
voyons ces vérités,
Selon Malebranche, nous voyons en Dieu
246.
MALEBRANCHE,
Recherche de
la
Vérité,
III,
II,
VI,
O.
C.,
t.
l ,
p.
444.
247.
MALEBRANCHE,
ibid .
..~ , '.

.......'
617
les idées et les vérit6s éternelles. Nous voyons Dieu lorsque
nous voyons les idées de Ces vérités.
Commentant ce te~te de la Recherche de la V.rit.,
Arnauld en conclut que saint Augustin et Malebranche n'ont
pas la même conception de la vision en Dieu des vérités
248
éternelles
. Il félicite r'alebranche pour avoir reconnu,
en toute sincérité, qu'il
n'était pas de l'avis de saint
Augustin. Malebranche affinie bien, que nous voyons en Dieu
les idées et les vérités étel"nelles et que nous voyons Dieu
en voyant les idées de ces vérités. Qu~ sont ces idées?
Ce sont les idées des choses qui sont dans le Verbe. Or,
l'idée qui, selon ~la!ebranche, me représente l'essence de
la mat'ière est également sensible.
0'011 l'équivalence des
deux forniules, voir en Dieu les idées des corps, et voir
les corps en Dieu. Cette conception ne fut jamais celle de
saint P,ugustin.
Il y a, en effet, sur ce point, entre r'1ale-
branche et saint Augustin une différerlce fondamentale.
De
pl us, l'lia l ebranche estime que nous voyons en Dieu, toutes 1es
vérités éternel les, les vérités mathématiques et les vérités
morales. Saint Augustin est-il de cet avis? Arnauld rappelle
que, selon saint Augustin, lES vérités que nous voyons en
Dieu sont "de certaines vérités de morale dont Dieu avait
imrpimé la connaissance dans le premier homme, et que le p6-
ché n'a pas entièrement effacées dans
l'âme de ses enfants.
Ce sont ces vérités que saint Augustin dit souvent que nous
249
voyons en Dieu"
. Mais, ajoute Arnauld, saint Augustin
248.
ARNAULD,
Des
Vraies
ut des
Fausses Id.es,
chap.
XIX,
O.
C.,
t .
38,
p.
282.
249.
ARNAULD,
ibid.,
p.
282.

618
"ne s'est point expliqué sur la ma.n'uUr.e dont nous les
voyons,,250
Il faut donc distinguer deux choses: d'une part
les vérités que nous voyons en Dieu et d'autre part la manié-
re dont nous les voyons. Les vérités, que nous voyons en
Dieu, selon saint Augustin, ce sont plutôt les vé~~j~~ mQ~a.-
L e~.
Ile xcI ur ait, deI' a vis d' Ar na u1 d,le s vé rit é s mat héma-'
tiques.
L'illuminisme augustinien ne saurait donc signifier
pour Arnauld, que nous voyons en Dieu les vérités des,scien-
ces "qui ont moins de rapport à la Religion, telles que
sont les Mathématiques,,251. Arnauld précise bien que les pa-
roles de l'flpôtre: "Deus en'im illus manifestavit" ne regar-
dent point ces sciences èbstraites, purement naturel les. Ce
qui
nous est révélé dans la vison en Dieu ce sont exclusive-
td
" t '
.
t'd
t " l
R I ' ·
252,
ld
men
es verl es qUl on
u rappor
a
a
e 19lon
. krnau
n'est donc pas contre la vision en Dieu des vérités morales.
Il estime conforme à la pensée de saint Augustin la vision
en Dieu des vérités morales et, anti-augustinienne, la vision
en Dieu des vérités mathématiques. Autrement dit, Malebranche
n'est pas fidèle à saint Augustin, quand il prétend que nous
voyons en Dieu les vérités mathématiques. Saint Augustin,
sur ce poînt, aurait désavoué l'auteur de la l1echerahe de ~a
V.rit •.
Arnauld est donc partisan de distinguer les deux ca-
tégories de vérités. S'il s'oppose à Malebranche pour avoir
réservé le même statut aux vérités mathématiques et aux véri-
tés morales, il
nous est difficile d'imaginer qu'il ait pu
250.
ARNAULD,
Ues Vraies et des Fausses Id.es,
ch.p.
XIX,
O.C.,
t .
38,
p,
282.
251.
ARNAULD,
ibid.,
p.
283.
252.
ARNAULD,
ibid.

619
adhérer sans réserves à l "explication cartésienne de l 'ori-
gine des vérités éternelles.
Au chapitre XII, du livre Des Vraies et des Faus-
ses Idées,
il
ressort, de la critique qu'Arnauld adresse à
Malebranche que nous ne devrions PdS voir en Dieu les nombres
arithmétiques et les vérités ilnmuables et éternelles. Défi-
nissant la connaissance par l 'unicin du sujet et de l'objet,
Malebranche justifie la vision en Dieu par l'impossibilité
qu'a notre âme de s'unir aux choses matér'ielles. Unis à Dieu,
nous pouvons voir en lui
les idées qui
représentent des corps,
à supposer que
Dieu veuille bien découvrir a l'esprit ce qUl,
en lui, représente ses ouvrag2~, Parmi les choses que nous
voyons en Dieu, il ya les n'oinbres, Or, estime Arnauld, "les
nombres abstra'its, qui sonL l'objet de l'Arithmétique et de
l'Algèbre"
ne devraient ~a5 figurer "entre les choses qui
ne peuvent être vues qu'en Dieu; puisque, ajoute-t-il, ces
sortes de nombres ne sont point des eo~p~, ni des p~op~~éte~
de~ eo~p~, et qu'ils n'ont l'ien en eux-mêmes de matêriel
pouvant également être app'liqués aux choses spirituelles et
11
,,253,
'
b
't
'
-
corpore
es
. Les nombres astral s ne devralent pas etre
vus en Dieu.
"c'est seulement ce qUl
ne peut être ;nti~ement
uni
à notre âme, qui
a besoin d'être vu par un
être représentatif. Or, les nombres abstraits sont
intimement unis à notre âme, puisqu'ils ne sont
que dans notre âme, quoique les choses nombrées,
pour parler ainsi, suient hors d'elle: donc les
nombres abstraits n'ont pas besoin d'être vus en
Dieu"254,
253.
ARNAULD,
Des Vraies
et des Fausses Idées,
chap.
XII,
O.
C.,
38,
p.
2<\\0.
25<\\,
ARNAULD,
'ibid.,
p.
241.
.
., '
..:.' .1,: ':''':,
. .•. '

- ,
620
Ce qui est vrai des nombres est également vrai des
rapports entre les nombres et qui constituent les "vérités
immuables et éternelles". Puisque les idées sont réelles,
1es ra p par t s don telle s son t 1est e rm es' son tau s s i r é el s .
''C a r peu t - a n nie r que 1es ra ppar t sn' aie ntau s s ide s pro pr i é-
tés réelles, et que les uns ne d"iffèrent des autres? N'y
en a-t-il
point d'égaux et d'inégaux, de plus grands et de
pl us petits? Le rapport de 3 à 4 n' est-i 1 pas égal au rap-
port dE 15 à 20. Le rapport de 3 à 5 n'est pas plus grand
que le rapport de 4 à 7; et le rapport de 5 à Il, plus petit
que le rapport de 6 à 13 ? Cn ne peut donc pas dire Qu'un
rapport ne soit ~ien de ~~~l,,255. Prenant prétexte de ce
qu'il
considère comme un': "variation" de la pensée de ~jale-
branche "touchant des chbses:qu'il prétend que l'on voit en
Dieu", Arnauld a voulu préciser, contre 11alebranche, que "les
vérités immuables et éternelles", c'est-à-dire mathématiques,
sont des rapports réels, donc des êtres réels.
En quel sens
faut-il
entendre ce mot it~e ? Si le mot it~e signifie la
~ub~tance, les nombres abstraits ne doivent pas être pris
pour des it~e~ ~~el~.
"Car 3 aunes en tant qu'aunes, sont un it~e ~lel ;
mais le nombre de 3, abstrait de toutes les choses
nombrées, pour parler ainsi, n'est point un être
réel, n'étant point hors de notre pensée; et ainsi
on ne voit pas que ce soit quelque chose de pIUS
réel qu'un rapport"256.
Les nombres et leurs rapports qui constituent les vérités
immuables et éternelles
sont réels, c'est-à-dire des êtres.
Mais non des substances pUisqu'ils n'existent pas hors de
255.
ARNAUlD,
Des
Vraies
et des Fausses Id.es,
chap.
XII,
O.C.,
t.
38,
p.
241.
256.
ARNA.ULD,
ibid.,
p.
236 •
;,;.•..:p. ;.....
....., - .'.
..~. ,

..
621
notre pensée. Ils sont en nous. Autrement dit ils n'ont pas
une existence indépendante. Nous ne pouvons donc pas les con-
sidérer comme des réalités absolues, des lt~e6au sens plein.
Ils sont en nous, ce n'est donc pas en Dieu que nous les
voyons. I1s sont en nous, mais ils n'ont pas le statut d'être.
Il y a bien chez Arnauld, l'idée que nous ne voyons
pas en Dieu les vérités mathématiques et les nombres. Si les
nombres ab~t!laLt~ sont intim~ment unis à notre âme puisqu'ils
ne sont que dans notre âme, 1es vérHés qui en sont les rap-
ports sont aussi dans notre âme. Saint Augustin n'a jamais
dit que nous voyons en Dieu ces sortes de vérités, mais plu-
tôt des vérités morales. Cependant, Arnauld en convient,
saint Augustin ne ~'e6t pa6 clai~ement eXpliqu~ 6un la mani~~c
dont on voit en Vieu ce6 v~nit~6 qui ont du ~appo~t d la ~e-
ligion.
Saint Augustin admet néanmoins que ces vérités ont
été im~pim~e6 dan6 not~e ame, et que le péché ne les a pas
entièrement effacées. Impriméeô, on est en droit de dire
qure 11es son tin n ~ e6. Les vé r it é s m0 ra 1es son t, en no us, ces
e6ôet6 de l'action de Dieu qui, en tant que caU6e. eôôù:iente,
les a imprimées dans notre âme. C'est le même terme que Des-
cartes utilise dans la fameuse lettre à Mersenne du 15 avril
1630. Descartes après avoir affirmé que les vérités éternelles
"ont été établ ies de Dieu et en dépendent entièrement aussi
bi e n que t 0 u t 1e r est e des cr é a t ure s ", con c lut qu'" elle s son t
toutes mentibu6 n06t~i6 ingenitae, ainsi qu'un roi imprimerait
ses lois dans le coeur de tous ses sujets.,,257.
2570
De~cartes à Mersenne
15
avril
1630,
ln
Oeuv~es
J
philosophiques,
Garnier
l ,
p.
260.

622
5 i 1 e s vé rit é s m0 r ale s son t ',i' i in pr i mé es" dan s no t r e
Sme, que signifie alors l'expression voir ces vérités en Dieu,
puisque Arnauld reconna't qu'elles sont chez saint Augustin.
l'objet de la vision en Dieu? D'autre part, si elles sont
imprimées en nous, elles sont intimement unies a notre ame.
Les nombres abstraits sont également unis a notre ame. Les
unes et les autres sont-elles différentes par leur nature
ou par la manière dont nous les connaissons? Puisque saint
Augustin reconna,t, et Arnauld après lui, que les vérités
m0 r ale s son t a 1a foi sim Pri mé e 0 dan s no t r e am e et vue sen
Di~u. le problème consiste donc a savoir ce que saint Augustin
entend par vision en Dieu. C'est donc dans la manière dont
nous voyons les vérités morales en Dieu, qu'Arnauld voit le
désaccord entre Malebranche et 53int Augustin. Le désaccord
ne porte donc pas sur la nature de ces vérités qui doivent
donc être chez saint Augustin ce qu'elles sont chez Malebran-
che, c'est-8-dire éternelles, immuables, nécessaires et in-
créées. Quant 8 la manière d'expliquer la connaissance de
ces vérités, Arnauld rappelle que sait Augustin les considère
comme des lois que nous voyons dans une lumière immuable;
ce sont 1es véri tes qu'il appel1 e auss'j r,egLL!'.ab ;'1 qU.;bU.b v;-
dent et;am ma!'./,
qu.amadmodu.m qu.lbque v/ve~e debeat, et;ambi
neŒ ipbi eodem modo vivant. Cette lumière immuable, c'est la
lumière naturelle, commune a tous les hommes, en ce sens où
chacun en reçoit une semblable. Autrement dit, nous ne voyons
pas les vérités morales dans une lumière commune et univer-
selle, une et identique, la même pour tous. Cette conception
est celle de Malebranche. Mais, au contraire, chacun la voit
en soi, dans la lumière naturelle, semblable en chacun. Il
n'y a donc pas comme chez Malebranche, une lumière unique qui

-. -
,~.
--
'.~-
623
é c 1ai r e rait toutes 1es in t ell i ge nces. Ch à que i nt e 11i ge nce a
reçu de Dieu sa part de la lumière immuable, semblable en
chacun.
Il
ne fait pas de doute qu'Arnauld tire les textes
du côté de l'ùlné-z<lme. Il
se rapproche de Descartes sans dire
pour autant que Dieu crée les vérités éterne~les. L'innéisme
n'implique pas le créationisme. Le sens des analyses d'Arnauld
est de nous conduire a l'idée que Dieu est QaU<le e66-zQ~ente
et non pas créateur des vérités éternelles. Puisqu'il ne les
a pas créées, il ne peut pas non pl us être le" lieu" de ces
vérités oû nous les verrions. Arnauld va être ainsi conduit
a expl iquer que l 'expression au~ustinienne, voir en Dieu,
signifie que Dieu est la ~au<l~ e66lQlente des connaissances
que nous pouvons avoir de ces v0rités que Malebranche nomme
incréées, éternelles par nature. La confrontation avec Male-
branche est assez instructive. Arnauld ne reproche pas à
Malebranche de soutenir Que la'vérité est incréée. Les pro-
priétés qu'il attribue aux vérités sont celles que saint
Augustin aussi leur reconna't. Les vérités mathématiques com-
me les vé rit é s m0)- ale s son t É ter ne 1 les, né ces sai r es, i mm uab les.
"Ce qui a fait, écrit Arnauld, que saint Augustin
a regardé l'étendue qui est l'objet des géomètres
comme une nature immuable, nécessaire et éternelle,
est, qu'il a considéré que les figures abstraites
de triangle, de carré, de cercle, de cube, de cône,
de cylindre, de sphère et une infinité d'autres,
telles qu'elles sont dans l'esprit des géomètres
et dans l es idées de Di eu sont immuabl es ; parce
qu'on n'y peut rien changer, et que les propositions
que] 'on fait en découvrant leurs propriétés sont
nécessaires et d'éternelle vérité, comme les appel-
lent les philosophes.,,258
258.
ARNAUtD,
Défense,
v, Parr., O. C., r. 38, p. 533.

624
Arnauld admet deux sortes de vérités mathématiques,
celles qui sont évidentes par elles-mêmes et qui servent de
principes à la démonstration; et celles qui sont démontrées.
Les unes et 1es autres s'imposent à nous avec nécessité. El-
les ne dépendent pas de notre fantaisie ni de notre arbitraire.
Le caractère nécessaire, éternel
et incréé des vérités n'est
pas en cause, mai~ la manilne dont nou~ le~ ~onnai~aona.
Malebranche et saint Augustin affirmEnt que nous les voyons
enD i eu. Mai s che z Mal e br a nche, 1a Vü io n enVi eu. ex c 1ut l' i n-
néisme. Sa théorie se constitue contre l' innéisme cartésien
qui implique la création des vérités éternel les. Or, chez
saint Augustin, dans la mesure oG l'explication qu'il donne
de la manière dont nous voyons les vérités en Dieu, n'est
pas très claire, Arnauld croit pouvoir affirmer que la vision
en Dieu est synonyme de l'innéisme. C'est ce qui se dégage
des textes que nous avons évoqués. Mais, s'agit-il, comme
chez Descartes d'un innéisme qui
implique la création des
vérités éternel les? Le Dieu d'Arnauld est le Dieu augusti-
nien, ~au~~ ~66i~i~nt~ de~ vénité~ étennelle~. Nous en trou-
vons la confir'mation dans les textes polémiques qui
l'ont
opposé à Huyghens et à François Lami. Mciis, pour Arnauld, il
ressort que les vénité~ mathématique~ que je ~onnaia ~ont
ab~tnaite~ et n'exi~tent pa~ avant lea chode~. ~inon. de 6a-
çon ine66able dan~ la ~im~licité de Dieu.
Docteur et professeur de Louvain, Huyghens, dans
sa thèse: De ve"ita,te aetenr.a. ~arienUa et j[(~.t.~t,~a a.etenna,
soutient que c'est dans la Vérité incréée, qui est Dieu, que
nous voyons toutes les vérités nécessaires et immuables. Lors-
que nous aimons quelque vertu pour elle-même, ce que nous
aimons c'est la forme primitive et éternelle que nous aimons,
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625
qui est en Dieu et qui est Dieu même. 'Huyghens fonde cette
thèse sur des passages de saint Augustin. Il en tire un cer-
tain nombre de consèquences thèologiques : il
se sert de cette
doctrine pour concilier certains principes de saint Augustin
avec certains décrets de Rome, apparemment anti-augustiniens.
Saint Augustin n'a jamais cru que les actions des infidèles,
des païens puissent être de bonnes actions sans la gr~ce du
Christ. Il n'y a que péché, là où l'action de la grBce a
manqué. Il n'y a pas, non plus, de vraie gr~ce de Jésus-
Christ avant la foi. S'appuyant sur la thèse de la v'ision
en Dieu, Huyghens ne trouve aucune difficulté à affirmer que
les païens sont capables de bonnes actions. C'est un fait
que les païens aiment la justice et d'autres vertus. Cet
amour de justice est bon, n'étant que l'amour de la forme
primitive des vertus qui est Dieu même.
Arnauld ne fut pas d'accora avec la thèse propre-
ment métaphysique de Huyghens, et encore moins avec les con-
sèquences théologiques qu'il
en tire: à savoir que les païens
ont pu aimer Dieu, parce qu'ils ont pu aimer la vertu. En
aimant la vertu, ils aimaient la forme primitive et éternelle
de la vertu qui est Dieu même. Arnauld réfute la thèse de
Huyghens dans une Vi~~~~~a~io" en latin. Dans cet écrit, Ar-
nauld se demande si c'est dans la vérité incréée que l'on
voit les véritéS immuables et nécessaires, tamquam in objecta
cognito. La doctrine de Malebranche est sensiblement identique
à celle de Huyshens. L'un et
l'autre, en effet, reconnaissent
que nous connaissons les vérités nécessaires dans la vérité
souveraine qui les contient et les représente toutes. Ils
prétendent l'un et l'autre s'inspirer de! 'illuminisme augus-
tinien.
. , ,

: ..
~
.,~.
'
~". ;-.
626
Arnau.l d revi endra sur les idées qu' il défend dans
sa Dissertation contre Huyghens, a l 'oc~asion de sa polémi-
que avec le Père Françoi~ Lami, bénédictin. Lami, aprés
avoir lu la Dissertation d'Arnauld et, encouragé par Nicole,
lui avait opposé une Réponse dans laquelle il
prenait parti
pour Malebranche et Huyghens, contre Arnauld. Ainsi, les at-
taques de Lani vont donner a Arnauld une nouvelle occasion
de dèvelopper les idées qu'il avait dèfendues dans sa Disser-
tation
latine contre Huyghens. C'est dans les R'gles du bon
259
senS
qu'il reprend l'examen de la question
- Si nous ne pouvons voir les vérités nécessaires
et immuables que dans la vérité souveraine et incréée, tam-
quam in objecto cognito.
- Si en aimant une vertu comn,e est la chasteté.
c'est la forme éternelle de cette vertu qui est en Dieu et
qui est Dieu même que l'on aime.
Le problème est celui de la vision en Dieu des vé-
rités éternelles. Arnauld se dit partisan de la conception
thomiste de la vérité. L'al ignement sur saint Thomas a pour
avantage de rendre inutile le recours aux idées divines, ar-
chétypes des choses. Arnauld rencontre ici Descartes qui,
dit-il, a bien connu la nature du sol eil
sans connaître les
raisons éternelles qui répondent en Dieu a ses créatures.
Il en est de même des vérités nathématiques. Nous n'avons pas
besoin, précise-t-il de voir dans la vérité souveraine et
259.
ARNAULD,
-
Dissertation
latine de Monsieur Arnauld
sur'
la Vue
des
vérités en Dieu,
O.
C G1
t G
40,
éoo
Lausanne,
pp.
113-152.
-
R'gles
du
bon
sens,
pour
bien
juger des
Ecrits
polémiques dans des matières de science appliquées à
une dispute
entre
deux
théologiens
touchant cette question

; . • •
""
l,
627
incrééE, les vérités néces~aires et immuables, les maximes de
morale et les vérités des sciences abstraites, l'arithméti-
que, l'algèbre, la géométrie. Nous n'avons pas directement
accès aux idées divines, aux raisons éternelles qui sont
dan s I ' en t end em en t de 0i eu. Que sig nif i e al 0 r s l' exp r e s s ion
"voir en Dieu", fréquemment employée par saint Augustin?
Le chapitre III des R~gZeB du bon sens a pour titre:
"Du
sens propre de ces mots: voir une chose dans une autre".
Arnauld donne la définition suivante: "Quand on dit, surtout
a l'égard de la vue spirituelle, qu'on voit une chose dans
une autre, qu'on voit 8 dans A,
le sens propre et naturel
de ces mots est, que la connaissance de l'une nous donne la
connaissance de l'autre; que c'est en connaissant B, que
nous connaissons A". C'est ainsi 'iue l'on procède dans les
sciences démonstratives. C'est a uartir des vérités simples
ou principes que se font les démonstrations. Les vérités sim-
ples sont évidentes par elles-mêmes. Il suffit de les proposer
pour que l'on consente a leur évidence: "Le tout est plus
grand que ses parties", ou "quand deux choses sont égales
a une même troisième, elles sont égales entre elles". La con-
naissance de ces premières vérités, simples et évidentes par
elles-nièmes, nous permet de connaître d'autres vérités plus
complexes et moins claires, mais dont l'évidence sera établie
et garantie par la démonstration. Nous disons de ces vérités
démontrées qu'elles sont connues dans leurs principes. Affir-
mer par exemple, que B est connu dans A, tamquam in objecta
co 9 nit 0, co mm e dan sun ob jet qui
no use s t con nu, cel a sig nif i e
m~taphvsiqueo Si nous ne pouvons voir les vêrit~s nêcessaires
et

imnluables)
que
dans
la
v§rit~ souveraine et incr~~e, in
a.c., t. 40, éd. Lausanne, 1778. pp. 153-260.
',.",":J..
,
,<'"
":;_:,.,:-:,~_t;;,·Jc~·, '_'"
" >.:.". ....
'. .,".- '

".; _.,
'-.,"
,.
628
que A contribue a la connaissance de B, comme la cause effi-
ciente de la connaissance de B, comme la condition sine qua
non de la connaissance de B. Des exemples concrets illustrent
cet tee xpli ca t ion. Il est i mpro pre de di r e que l' a n va i t da. n~
les lunette ce que l'on voit pa~ les lunettes. Lorsque nous
nous voyons dans un miroir, nous ne disons pas que nous nous
voyons par le miroir. Cela s'explique parle fait que nous
voyons notre image. Ce n'est plus le cas lorsqu'il s'agit
du télescope. Nous ne disons pas que nous voyons l'image des
satellites dans les lunettes, mais bien les satellites mêmes
dans le télescope.
Il y a la une erreur de langage, car au
sens propre nous voulons dire que nous les voyons pa.~ les
lunettes. Le soleil nous fait voir l~s objets, "lors même
que l es nuées nous le cachent". Nous ne pouvons pas di re au
sens strict que nous voyons les choses visibles dans le so-
leil, mais par le soleiL Ce qui signifie que le soleil les
rend visibles. Si nous disons que nous les voyons dans le
soleil, l'expression "voir dans le solei1" sous-ertend que le
soleil est cause efficiente, et non qu'il est la chose en
laquelle nous les voyons, le lieu où nous les voyons: causa-
liter, non vero objectiva, seu tamquam in objectiva viso.
C'est le même sens que nous devons retenir lorsque rous disons
que nous voyons les choses en Dieu. L'expression "voir en
Dieu" doit s'entendre en tant que Di~u e~t eau~e e66iciente.
Telle est la conclusion d'Arnauld.
"Ceux donc, dit-i l, qui soutiennent que nous voyons
en Dieu de certaines choses, comme le Père Malebran-
che, ou de certaines vérités, comme Jansénius et
notre Ami, n'ont qu'a s'expliquer, afin que l'on
sache de quoi il s'agit. Entendent-il par-là que
nous les voyons en Dieu, tamquam in objecta cognito,
ou seulement causaliter, et parce que Dieu est cause
que nous les voyons? S'ils n'entendaient que ce
der nie r, ils au rai en t t art des' é ton ne r, que n0 usne
'.~.~, •.~,~~
._._.
, ...
" ' , .'1"
. :-~,. -"...
: .•.... -'

.'",
.
629
soyons pas de leur avis, et que nous ayions aban-
donné saint Augustin pour suivre saint Thomas. Car
saint Thomas a expressément déclaré qu'il demeure
d'accord de ce qu'a dit saint Augustin de la vue
de certaines vérités en Dieu, pourvu qu'on ne pré-
tende pas qu'on les voie en Dieu, tamquam in objecto
cognito ; mais seulement causaliter, parce que Dieu
est la cause efficiente de la connaissance que nous
avons de ces vérités; la lumière naturelle de notre
esprit, par laquelle nous les connaissons, étant
une participation de la lumière incréée. Notre Ami
et le Père Malebranche seraient donc du sentiment
de sa'int Thomas, aussi bien que moi, qui ai rapporté
cet endroit de l'Ange de l'Ecole dans la DisseT'ta- .
tion,
s'ils ne prétendaient attribuer a Dieu que
comme à une cause efficiente, et non comme à un
objet connu, de ce que nous voyons en lui, a ce
q~'~l~ disent, de certaines choses, ou de certaines
verltes,,2bU.
~lais, il est bien cerrain, estime Arnauld, que telle
n'est pas
leur pensée. C'est donc en nous, dans la lumière
naturelle que nous voyons toutes les vérités, morales et
scientifiques. Cette lumière naturel le est, selon Arnauld,
une pa~~lclpa~lon de la lumière ~ncréée. Arnauld concilie
saint Thomas et saint Augustin. 11s n'oni jàmais dit que nous
voyons les vérités di~ec~emen~ dans la lumière incréée, dan~
la lumière divine. Nous voyons en Dieu les vérités nécessai-
res et immuables. Cela signifie que Dieu, par la lumière na-
turelle qu'il
nous a donnée, est la cause efficiente des con-
naissances que nous pouvons avoir de ces vérités. Autrement
dit, chacun voit dans son esprit et non en Dieu, tamquam in
objecto cognito, les vérités nécessaires et immuables. Nous
ne voyons pas en Dieu les vérités nécessaires, mais nous les
voyons par Dieu qui a lmp~lm~ dan~ noa ame~ la eo~na~~aanee
de ee~ v~~l~é.o. La l umiére naturell e qui est en nous est
constituée par ces vérités elles-mêmes.
260.
ARNAUl.D,
Règl.es du
Bon
sens,
par.
3,
O.C.,
t.
40-41,
p.
159.
'-- ..
".:'

630
Les vérités nécessaires qui constituent la lumiére
naturelle, sont-elles incréées? "Les choses proprement dites
sont les substances que Dieu a créées, au lieu que les véri-
tés et les propositions qui se démontrent dans lessciences,
Z61
ne sont point des choses que Dieu a créées·
• Selon Arnauld,
Dieu crée des substances.
Il
ne crée pas les vérités nécessai-
res. Le monde créé, c'est le monde des substances, le monde
des choses. L'idée de création introduit une distance, une
rupture entre le créateur et sa création. C'est dire que les
rapports qui sont entre Dieu et ces vérités ne sont pas ceux
qui existent entre le créateur et ses créatures. Les vérités
nécessaires que nous découvrons dans la lumière naturelle
pa~~icipen~ de la vérité incréée.
Elles ne sont pas créées.
Elles sont en moi, déposées en moi par Dieu et participent
à son essence éternelle et incrééê où
il les contemple dans
leur éclat originel. Les vérités dites éternelles sont des
parcelles de l'essence divine, elles participent de ! 'être
de Dieu. Elles ont une certaine autonomie par rapport à Dieu,
puisque je peux les penser sans penser à Dieu, ce qui est la
marque de l'être; elles sont également
indépendantes de
mon arbitraire, puisqu'elles s'imposent à mon esprit, et à
tous les esprits universellement. Ce n'est qu'improprement
que nous appelons éternelles, les vérités.
Il y a, en effet,
deux sortes d'éternité:
l'une qui convient à un être ~ub~i~-
tant et qui a en ~oi d'être toujours sans commencement ni
fin.
Et il
n'y a que Dieu qui soit éternel
en cette manière
l'autre est une éternité improprement dite. On appelle en cette
261.
ARNAULD,
Règles du
Eon
sens,
par.
3,
O.C.,
t.
40-41,
p.
167.
, " -,
.

631
manière beallcoup de choses qui ne sont que dans notre esprit
et qui ne sont point des êtres subsistants. Il
s'agit des
no t ion s co mm e l ' ho mm e en gé né raI. 1e ce r cIe en gé né raI. un
nombre carré en général. disons qu'elles sont éternelles.
parce qu'elles ne sont ni dans le temps. ni dans l'espace.
C'est-à-dire qu'elles ne sont pas créées. Autrement dit. elles
sont ce qu'elles sont en E:lles-mêmes. indifférentes au temps
et à l'espace. Elles donnent ainsi
l'impression de se compor-
ter comme Dieu qui a en soi d'être positivement présent à
tous les temps et à tous les lieux. Ce que nous appelons donc
vérités éternelles participent à cette perfection divine qui
est d'être hors du temps et de l'espace, propriété qui ne
peut appartenir à aucune créatllre.
Ces textes sont assez clairs pour ôter toute hési-
tation sur le sentiment d'Arnauld, relatif à la création des
vérités éternelles. Ils neus autorisent à penser que le Doc-
teur augustinien n'est pas partisan de la création des vérités
éternelles. Arnauld n'aurait pas dit que les vérités éternel-
les sont créées; il dirait plutôt qu'elles sont incréées,
d'autant plus que nous ne pouvons pas les considérer à la
façon des choses créées. C'est-à-dire qu'ell~~ n'ont pa~ d~
Qau~e. Entendons-nous bien. Arnauld, en effet, distingue en-
t rel a cau s e e f fic i en tee t 1a cau s e f 0 rm el le. Las e u1e cau se,
dit-il, que requièrent les vèritès éternelles, c'est la ca~se
efficiente. Mais. ajoute-t-il. dans les Quatrièmes Objections.
c'est pour rendre raison de leur existence au monde. Autre-
ment dit, Dieu est la cause efficiente de la présence en notre
esprit des vérités éternelles. Il
les a déposées en nous.
Elles constituent la lumière naturelle. Cause de leur existence
..... ,-"
... '.:, :.' , '... .-' ..,--.

'"
632
dans notre esprit, il n'est pas la cause de ce qu'elles sont
en elles·m~mes. La nature des vérités éternelles ne dépend
pas de l'arbitraire de sa volonté. Dans les Quatrièmes Objec-
tians, Arnauld est très explicite sur ce point
"A celui qui demanderait pourquoi un triangle a
ses trois angl es égaux à deux
droi ts,
on ne doit
pas répondre, dit-il, par la cause efficiente, mais
parce que telle est l a nature immuable et éternelle
du triangle."
Répondre ainsi, c'est se référer à la c.au..6e 6oJtmeV'e.
"De m~me, poursuit-il, si quelqu'un demande pour-
quoi Dieu est, ou pourquoi il
ne cesse point d'être,
il
ne faut point chercher en Dieu, ni hors de Dieu,
de cause efficiente ou quasi efflciente (car je ne
dis put e pas ici du nom, mai s de lac h0 se), mai sil
faut dire, pour toute raison, parce que telle est
la nature de l'être souverainement parfait"262.
Les vérités éternelles fonctionnent comme l'essence
di vine. E11 es se comportent C0l11me Di eu, Elle ne requi èrent
pas de cause, quant à leur nature. Elles participent de J'es-
sence m~me de Dieu. Nous les avons reçues de Dieu. C;est dire
que Dieu les possède de toute éternité. Elles ne sont pas
créées, car cela supposerait qu'elles soient des êtres subsis-
tants, séparés de Dieu. Dieu se déposséderait de la vérité.
Ce qui est absurde, car Dieu est la vérité. La vérité est
contenue dans le Verbe "consubstantiel et coéternel" à Dieu.
On comprend alors que ces vérités ne requièrent pas de cause
efficiente, qu'elles ne soient pas créées. Cela supposerait
que Dieu qui les contient dans son essence soit lui-même créé
ou qu' i lai t une cau se. Or, Ar na u l d et, sur cep 0 i nt, i l s 1 ex -
prime en parfait thomiste, ne peut pas souffrir que Dieu
262.
ARNAULD,
Quatrièmes
Objections,
in
Descartes,
Oeu-
!!res phi losophiques,
Garnier
II,
pp.
650-65\\.
_" ..••. ,".":.':<' " .1. _ '.. ~...

633
puisse avoir une cause, C'est bien tout le sens des Quatriè-
mes Objections. Les vèrités nécessaires et immuables, celles
que les philosophes appellent éternelles, sont incréées.
Arnauld serai~ partisan de la conception des vérités éternel-
les incréées. L'orientation générale des textes que nous
avons examinés semble le confirmer.
Au terme de notre analyse que pouvons-nous conclure
sur le sentiment d'Arnauld relatif a la création des vérités
éternelles? Nous cherchons à savoir si, sur ce point méta-
physiquement important, Arnauld a une pensée philosophique
arrêtée par rapport à Augustin et à Descartes. Selon saint
Augustin les vérités éternelles sont incréées. Elles sont en
Dieu et sont aussi consubsta~tielles à Dieu que le Verbe
qu'el les constituent. Selon Descartes, les vérités éternelles
sont créées. Elles sont auss~ dépendantes de la volonté di-
vine que "le reste des créatures".
"
1) Les textes proprement cartésiens que nous avons
étudiés, ceux de la polémique sur l'étendue intelligible,
nous donnent à penser que Arnauld accepte J'idée cartésienne
de la création des essences. Cette doctrine est liée à l'af-
firmatian de l'identité de l'étendue et de la matière, complé-
mentaire, chez Descartes, de la théorie de la création des
vérités éternelles. Sur la question de l'étendue, Arnauld
adopte une position franthement cartésienne. Nous avons montré
que Arnauld adhère à la physique cartésienne après avoir hési-
té. Il semble que l'allusion à la création des vérités éter-
nelles a dG contribuer a le convaincre. Arnauld n'ignorait
pas que la clé de voGte de la physique cartésienne a laquelle
il venait d'adhérer, était constituée par la création des
vérités éternelles.
' . , .
Z1;;;~ii~,\\';:~i\\,.:fI ,,:';- • >:Lfl.:;./;:;,:,,,,~;::,~~;",'.~" t\\:~~~.~:~:,,~~ (~~,~ ~;....~}:;(.'..y...'~'>:.-:/ "-~'~:~:~',:l
~".,:·>~~',>·~~:t':;' __ ' t.: ,,'.~:'
."" . ....:.;;,.:..

634
Le débat avec Leibniz loin de nous présenter Arnauld
critique de Descartes nous le ~ontre plut~t soucieux de le mé-
nager. On peut, en effet, se demander en quel sens il faut
comprendre la réponse qu'il envoie à Leibniz dans sa lettre
du 28 septembre 1686. On
aurait pu penser d'abord, qu'Arnauld
n'a pas de sentiment arrêté sur la difficulté que soulève
Leibniz. Mais, la précision qu'il introduit indique que l'exa-
men du problème que pose la conception de Leibniz le condui-
rait à dire publiquement son désaccord avec les "autres".
S'agit-il des cartésiens dont Arnauld selon Leibniz ne parta-
ge pas la doctrine sur la création des vérités éternelles?
Le sens du passage montre bien que Arnauld établit une équi-
valence entre la ccnception de Leibniz et "les pensées des
autres" et qu'il trouve à red'~"e contre ses pensées parce
qu'elles sont indignes de Dieu. Leibniz ne partageant pas
le sentiment des cartésiens, il est possible que ceux qui
sont ici visés par Arnauld ce sont les adversaires de Descar-
tes victimes de leurs "rêves métap~ysiques". Dans cette lettre
du 28 septembre 1686, Arnauld se montre profondément cartésien
et s'inquiète des nouveautés philosophiques de Leibniz con-
traires à la pensée de Descartes. Certes, Arnauld ne dit pas
explicitement qu'il e"t favorable •
1
il
\\ a
doctrine cartésienne
de la création des vérités éternelles. Notre sentiment est
qu'il
ne le désapprouve pas. Mais peut-être, l'aurait-il pu-
bl iquement approuvé si les théses de Descartes ne risquaient
pas d'appara1tre inspirées du "pélagianisme",
2) Ce qui, dans la doctrine cartésienne de la créa-
tian des vérités éternelles, pouvait, en effet, gêner Arnauld,
c'est le problème du Verbe. ~ais Arnauld ne soulève pas la
difficulté. C'est par contre dans
le débat qui l'a opposé
~~~ :,.t-:.:~""'· \\
' .. -{.•..
J ••••.•

635
aux théologiens f1alebranche. Huyghens et. Lami, qu'il s'inter-
roge sur la conformité de leurs thèses avec la doctrine de
saint Augusti n. C'est en théologien qu' i l intervient dans
ce nouveau débat. On sent bien qu'Arnauld refuse de suivre'
ses adversaires théologiers.
Il
s'aligne délibérément sur
saint Augustin et sur saint Thomas. L'attitude d'Arnauld à
l'égard de Descartes contraste avec la vigueur de ses atta-
ques contre la conception de Malebranche. C'est donc Male-
branche et non Descartes qui, à ses yeux, est profondément
anti -augustini en.
Dans le Xe Eclaircissement, Malebranche substitue
sa théorie de la vision en Dieu à l'explication cartésienne
de l'origine des idées et des vérités éternelles. Pour fonder
l'objectivité de la science, la vérité de la Morale et de la
Religion, Malebranche a recours à la vision en Dieu. Or,
Arnauld s'inquiète d'une théorie qui fait résider en Dieu,
dans le Verbe, le monde matériei
~ehsible, les corps sensi-
bles du monde créé. Car, si le m~~d~ que contjent le Verbe
est celui que Dieu a créé, est-ce que cela ne revient pas à
dire que le Verbe lui-même est créé, de même que tout ce
qu'il contient, y compris les vérités que l'on appelle éter-
nelles ? Arnauld, on l'a vu, accuse Malebranche d'avoir des
pensées indignes de Dieu.
3) Mais ce débat avec Malebranche montre bien que
Arnauld tient à d~~t~ngue~ les deux sortes de vérités: les
vérités éternelles et les vérités morales qui ont du rapport
à
la religion. Ce qui préoccupe le plus Arnauld c'est le sort
des vérités morales. Ce sont celles-là, dit-il, que selon
saint Augustin, nous voyons en Dieu. Or, il
importe pour notre
salut que nous soyons éclairés par le Verbe qu'il y ait une
'_,."~';': ~,.;: "',:....
.: '.L'O .....,·.c·.,,· ,'"
''''.>.~~·~-''~.i. "'...<: !.,·!~.~<ilC. "'~', -j~:~_:"~ .•-.< .':b~"«:. ,'-(.'.',/
."- .-

636
certaine homogénéité entre l'entendement humain et le Verbe
divin. Descartes rompt, d'une certaine façon, cette homogé-
néité par la création des vérités éternelles. Arnauld serait
moins gêné si
les seules vérités à être des créatures n'étaient
que les vérités scientifiques. Descartes, malgré une certaine
hésitation, affirme que les vérités morales sont également
des crÉatures. Arnauld ne pouvait, en tant qu'augustinien
l'admettre. Par le sort qu'il
réserve aux vérités morales,
le cartésianisme ne pouvait s'accorder avec l'augustinisme
d'Arnauld. D'où ses réserves. Les textes nous permettent de
penser que le Docteur augustinien, qui si souvent réagit dans
les débats philosophiques avec Malebranche et Leibniz en car-
tésien orthodoxe, informé et intelligent, a certainement connu
et compris les débats sur la matière des vérités éternel les
et leur enjeu. Mais Arnauld n'ayant pas abordé de front et
pour elle-même la question de 1" ëféation des vérités éter-
nelles, nous pouvons tout autant penser, comme le suggère
Monsieur ~enri Gouhier, que le cartésianisme d'Arnauld est
"un cartésianisme sans création des vérités éternelles,,263,
263.
CUUEIER H ••
Cart~sianiBme et augustinisme au XVIIe
siècle,
p.
196,
~~...
~ - .
2:S:~~~(·~~:<~
.~L;.'c:.~
"",:.'
.c," ,
"" .....--

637
C O N C L U S I O N
Au terme de notre recherche que pouvons-nous con-
,
clure ? Nous nous sommes efforcé' de restituer l'unité de
la pensée d'Arnauld dans les polémiques philosophiques 00 il
fut engagé. En philosophie, Arnauld reste un cartésien ortho-
doxe sur les problémes qu'ii a explicitement traités.
Dans ses écrits philosophiques, c'est l~ question
des idées qui occupe la part la plus importante. Arnauld dé-
fend contre Malebranche,nou, i 'avons vu la conception des
modafi.:tél JLepJtélen,ta:tA~vel. Il
se dit fidèle il Descartes et
cite des textes extraits ou directement inspirés de l'oeuvre
de Descartes. Il partage avec Descartes sa définition de la
nature et de l'origine des idées. Sur l'idée de l'âme, il
reprend Descartes. L~ preuves de l'existence de Dieu prennent
appui,comme chez Descartes, sur l'idée de Dieu. Est-ce à dire
qu'Arnauld, contrairement à ses contemporains a bien compris
l'originalité de la preuve cartésienne? Lorsque Arnauld
écrit que "l'une des plus belles preuves de la divinité, est
l
,-
"
,
d'
11

,,264
'1
que
a matlere ne peut JamalS se mOUVOlr
e
e-meme
, 1
reprend saint Thomas. Etlorsque Malebranche déclare "que
l'on ne peut concevoir, que quelque chose de créé représente
264.
ARNAULD,
Examen du
Trait~ de
l'essence du
corps,
o.e., t. 38, p. 93.
" '.."
....
....,
,,:.:
\\,,'" <,,' "". ......
,.':'.,;
. ".', ..=/:Y~y.·
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",-'
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.'."
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; 0 . .

638
l 'infini" , Arnauld réa gi t e n déc l a r a n' t que c'est ruiner la
plus belle preuve de l'existence de Dieu
"j'ai entendu,
précise-t-il, par cette démonstration la première des trois
de M. Descartes"Z65. Il s'agit de la preuve qui se trouve
exposée pour la première fois dans la cinquième Méditation,
preuve augustino-cartésienne. L'argument de saint Thomas et
celui de Descartes ne sont pas identiques. Arnauld semble
ici les confondre. Il confond la preuve de saint Thomas par
la causal ité et la cause par l'idée de Dieu. Saint Thomas
part du monde pour arriver jusqu'à Dieu. Descartes part de
l'idée ou de la pensée. Arnauld a peut-@tre cru qu'il n'y
a V ait l à qu' une réd uct ion du mon de à l' ho mine, l' ho mm e é tan t
-,
une partie du monde. Partir du monde ou partir de l'homme
c'est à peu près la même chose. On peut donc craindre, qu'Ar-
nauld n'ait pas clairement aper~u ' 'originalité de la preuve
cartésienne par la causalité.
-;
Si Arnauld défend Descartes contre Malebranche son
- ;
attitude ne témoigne pas dans le fond d'un grand philosophe.
c'est peut-être ce qui est déconcertant. Il ne semble pas
.i
qu'il ait, en effet, dans ses correspondances avec Descartes,
(,

comme avec Leibniz une théorie, une doctrine, une philosophie
-,
propre
à défendre.
Il est prêt à accepter les explications
que ses correspondants très sOrs d'eux, lui donnent bien vo-
lontiers. Cette facilité avec laquelle Arnauld se range de
,
l'avis de Descartes et même plus tard de celui de Leibniz
n'est pas commune chez les philosophes. Aussi, vu sous cet
angle n'est-il
pas excessif
de parler d'une philosophie
;,
j•
265.
ARNAULD,
Défense,
l',
\\6e
ex.,
a.c., t. 38, p. 590.
l•
N~,,;I: ,~·.~:.~,.·.,~,,\\i~·r~.~:\\'
i:
:,:;' ,~...:::::.:,; _"·I.~),.
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o..: : ""'~:._:"·A; ';"'~
J."
J!. ',- ;.;~.:-...;,~'•. ,.{, ,...,.,.'

,':
639
d'Arnauld? Reconnaître, en effet, déh~ Descartes l'accent
augustinien n'est pas très original à cette époque. Malebran-
che ne fait-il
pas lui aussi
la synthèse entre Descartes et
saint Augustin? 00 donc doit-on pouvoir trouver l 'origina-
lité d'Arnauld? c'est dans la Logique et la Grammaire qu'elle
se dégage expl icitement. En effet, les problèmes du langage
ne sont pas précisément cartésiens. C'est en ce senS que nous
pouvons dire que, par rapport à Descartes, Arnauld apporte
quelque chose de nouveau. La question des idées trouve son
appl ication dans la Logique. Les exemples que donne Arnauld
sont une manière de vérifier la théorie cartésienne. Par les
problèmes linguistiques qu'il
soulève dans la Logique, nous
pouvons reconnaître à Arnauld ûne sensibil ité moderne, ce
qui lui donne aujourd'hui une certaine actualité.
Arnauld et Malebran~hs ne se sont pas compris.
Pourquoi? Il
faut d'abord noter que les deux auteurs ont
des préoccupations différentes. Ce que le Docteur de Port-
Royal retient de Descartes c'est son spiritualisme. L'orato-
rien, au contraire, écrit M. Gouhier, "poursuit l'oeuvre de
raison que Descartes avait commencée; il entreprend dans le
monde des val eurs l'opération réussie par Descartes dans le
monde physique; il ouvre un champ nouveau à la méthode;
il achève les Principes de Philosophie par en haut, laissant
à d'autres
le soin de les achever par en bas,,266. Le problème
de Malebranche c'est le fondement d'une morale.
Arnauld, par ses engagements théologiques antérieurs,
ses oeuvres de spiritualité,se soucie du salut des âmes. Il
pense aux curés de campagne, aux esprits faibles, aux chrétiens
266.
GOUdIER H .•
La philoBophie de Malebranche et son
expérience
}'eligieuse,
2e êdition,
p.
81~,
',-;;;~.:~.". ':"~'::' ,:.~'!; .f .,' ,:.~"._.
.....!""'''' "c i ~,<,..
,~', ~',"<'.'
..:.-, .. '".'
··':'h:.:.-:.::;;':;' .':: 'i; ',,-, ,:'

640
dont la conscience est é~ranlée par la crise que traverse
l' Egl ise et par 1es arguments qui, de toutes parts, sont
lancés contre la foi.
Il voit en Descartes, un émissaire de
la Providence "quia voulu arrêter la pente effroyable que
beaucoup de personnes de ces derniers temps semblent avoir
A l'irréligion et au libertinage,,267
Il estime pouvoir comp-
ter sur l' a ppu i de Descartes contre l es 1i ber tin s qui s ' en
prenaient de façon plus ou moins déguisée A l'idée chrétienne
elle-même et préludaient par lA aux assauts des philosophes
du XVIIIe siecle.
Mais, ce qui est le plus étonnant c'est que l'un
et l'autre invoquent les mêmes textes de Descartes et ne
s'accorden~
pas sur leur véritable sens.
La Recherche de la iérité est de 1674. Malebranche,
à ce titre appartient à la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Sa sensibilité intellectuelle le rapproche des auteurs du
XVIIIe siècle. Il sera beaucoup lu et inspirera des écrivains
comme Rousseau et Vo 1ta i re.
Les Quatrièmes Objections qui accompagnent les Médi-
tations Métaphysiques de Descartes paraissent en 1641. Nous
savons qu'elles ont pour auteur Arnauld. C'est en 1662 que
para't la première édition de la Logique de Port-Royal.
C'est
dire qu'Arnauld appartient à la première moitié du XVIIe siè-
cIe. A ce titre Arnauld est un cla6~lqlle.
En philosophie aussi le conflit des générations
ex i ste. L'" apr è s Des ç art es l' 268 don t par leM. Al qui é dan s
267.
ARNAULD,
Examen du Traité de
l'essence du corps,
a.c., t. 38, p. 136.
268.
ALQUIE F.,
[e Cartfsianisme de Malebranche,
Paris,
Vrin,
i974,
P.
205.
~[;~~.~,.~.>';:, ..~;\\'~F~~",~ti';.~~.:.th"'~~:k;~},:.;? ..,t;:~'/ ·:~·,L·:{\\~:>,':<' , ...~~~.'..";L~':_Ji ;,d:;,~.•.' :'i:',.;' .t -~,.~.
iV,'~·'~·;:':~:..~_~. ;" "".'
.:. ,'~"~ ':._~. :..,.'.

641
Le
Capt.sianiome
de
MaZebpanche,
n'a pas de sens pour Arnauld.
L'achèvement du cartésian{sme ou son dépassement est un objec-
tif que s'est assigné
la deuxième génération de cartésiens
Malebranche. Leibniz, Spinoza. Parce qu'il est classique,
Arnauld s'intéresse aux n~ounŒe~", en philosophie comme en
théologie. Devant les textes de Malebranche,
il
se demande
si l'oratorien est resté fidèle à Descartes et a saint Augus-
tin. Il
ne se demande pas s'il prolonge Descartes, s'il achève
le cartèsianisme. Le "nouveau"
dans le sens de l'achèvement,
c'est nous qui le trouvons dans Malebranche. Ce que Arnauld
découvre dans Malebranche c'est l'anti-cartésianisme. Ce
n'est pas nouveau. L'antl-cartésianisme a pour nom le matè-
rial isme épicurien de Gassendi et le spinozisme.
Nous avons vu Arnauld reprendre 10S thèses cartésien-
nes sur les rapports de la raison et de la foi, sur la dis-
tinction de la nature et de la surnature, cloison que Male-
branche supprime. Cependant, s': !\\rnauld maintient
le respect
de deux ordres il
reconna H
a'u:is i cet accord de l a phi loso-
phie et de la théologie. L'exclusion de la Cogique des textes
pascaliens séparatistes en est une preuve supplémentaire.
Arnauld reprend ]'équi'i 'jbre cartésien qu'il est loin de soup-
çonner comme factice. La philosophie de Descartes se distin-
gue de la Tradition; c'est précisément cette philosophie
qu'Arnauld pratique.
Arnauld adhère à la physique cartésienne. Mais,
sur la création des vérités éternelles, clef de voQte de la
physique de Descartes, Arnauld a-t-il une conception philoso-
phique arrêtée? Monsieur Gouhier estime que le cartésianisme
d'Arnauld est un "cartésianisme sans création des vérités
..
.~.• ';'; :.,..:,:,:t...-:.0 . ;,,,L' -;;,~ ·-·~.ir;-"."'''~'':,,
'
,.~:,.-.
.. ,~. '~. :-"';';J;~;E'~""
',;- .;':~:: ' -.(.~'. ,-," .," .
;.> • • •

642
269
éternelles·
• C'est dire qu'Arnauld comprend Descartes et
réagit au cartésianisme d'une manière différente de nous.
Il
voit en Descartes un homme de science qui
s'intéresse ft la
métaphysique et qui ne s'éloigne pas de la foi, qui r~ste
soumis a l'autorité de l 'EgI ise. Cette interprétation est
légitime, Arnauld n'ayant rien dit d'explicite ni pour, ni
contre la création des vérités éternelles. Malebranche et
Leibniz pourtant lui ont offert l '6ccasion de se prononcer
publiquement sur cette question métaphYSiq~ement importante.
Arnauld donne l'impression, au contraire, de refuser le dé-
bat. Etrange! Comme si la doctrine de la création des véri-
tés éternelles ne comporte pas des conséquences théologiques.
S'il a pu être rassuré par les explications donr,ées par Des-
cartes a Mersenne concernant le Verbe, Arnauld manifestement
a été gêné par 1 'exte~sion de cette doctrine aux vérités
morales. Contre ~lalebranche et cont"e Huyghens, il tient à
affirmer que les seules vérités que nous voyons en Dieu sont
les véri tés mora l es, cel] es qui ont du rappül't a l a Rel igion.
C'est ce qu'il
a lu dans saint AU9ustin. Son augustinisme
s'opposerait a toute autre explication de l'origine des vé-
rités morales. L'expliciltiôn cartésienne n'est-elle pas égale-
ment anti-augustinien"e. Si Arnauld a osé s'attaquer publi-
quement ft la théorie de Malebrancl1e et de Huyghens c'est
parce qU'il
l'a trouvée dangereuse. Il rejette également la
conception du possible en Dieu que lui propose Leibniz et
qui n'est pas sans rapport avec la création des vérités éter-
. nelles. Cependant, Arnauld ne dit rien de la doctrine de
269.
GOUHIER H.,
Cartésianisme et augustin1:sme au XVIIe
s1:ècle,
Paris,
Vrin,
1978,
p,
156,
.'.
",;/ ".;:.
,~- . ;'.,-'.'
;J'~~4-'':''h>';' ,.1;""'" .<,
1
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/i~:::',';.;f~.l·:/'~-.,~
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..

643
Descartes. S'il
ne l'approuve pas, il'n~'la désapprouve pas
,.
non plus. Il nous est difficile de croire qu'il
n'a pas mesuré
toute l'importance de la doctrine cartésienne de la cré~tion
des vérités éternelles.
:1
Mais qu'est-ce qui a bien pu empêcher Arnauld de
,
prendre parti publiquement dans ce débat? N'oublions pas que
Spinoza a apporté son appui à Descartes. Arnauld qui est tou-
jours bien informé pouvait-il, dès lors, même sur une question
auss'i importante, se retrouver avec Spinoza,
l'impie, "le
funeste Spinoza"
comme dit Malebranche? Pouvait-il, par ai1-
leurs, donner raison à Malebranche contre Descartes, quand
il accuse l'oratorien d'être un spinoziste? Dans un cas comr.,e
dans l'autre, c'était cOlnpromettre définitivement l'apport
positif du cartésianisme. Arnauld a préféré la prudence. Le
risque était trop grand de s'engager ouvertement dans le
débat.
Comme on le voit, suries problèmes philosophiques
qu'il
a explicitement examinés, Arnauld réagit toujours en
cartésien orthodoxe et informé. Ce qui peut nous surprendre
de la part d'un auteur plus connu de son temps et aujourd'hui
encore, comme un théologien et un scolastique. S'il adhère
à
la philosophi~ nouvelle. c'est qu'Arnauld a la conviction
qu'elle n'est pas en contradiction avec sa théologie. Il est
augustinien et cartésien. Il est théologien et philosophe.
',.-.
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;", ," ~ ' .....~.~ ",.", '.
,'"

r
644
B 1 B LlO G R A PHI E
ARNAULD (Antoine)
- Oeuvres de messire Antoine Arnauld,
docteur de
la maison et société de
Sorbonne,
publiées par G. Du Pac [Je
Bellegarde et J, Hauteface, avec Î a Vie
de messire Antoine Arnauld,
par N. De
Larrière, Paris et Lausanne, 1775-
1783,43 t. en 38 vol., in 4°,
- Des
Vra':e.s et des Fa:-<sses Idées,
C010-
9ne, 1683, 4 0, ( Geu vr e s XXXVIII , pp.
179-365),
- Exanlen d'un Ecrit qui a pour titre
Traité de
~tessence du corps et de
['~nion de l rame avec le corps, con~re
la Philosophie de M.
DESCARTES (Oeu-
vres, XXXVIII, pp. 89-176).
- Ccnclusiones philosophicae,
1641, in 4°,
(0euvres XXXVIII-I6).
- Défense de N.
A.
contre le Répcnse au
livre
des
Vraies et des
fausses
Id6es J
Cologne, 1684, in 12°, 623 p<
(Oeuvres
XXXVIII, pp. 367-671).
D1:ssertation
de
M~ A. sur la mani~re
dont Dieu a fait
les fréquen~s miracles
de
l.'ancienne
loi par
le minist~re des
anges.
Pour servir de réponse a~x NOU-
VELLES
PE~NS2,~ES de Z 'ai"Lteulo d!i 'T}1AITE DE
LA NATURE ET DE LA GRACE, Cologne,. 1685, in 1zo ,
145p. (Oeuvres XXXVIII, pp. 673-741).
'.
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~'~', ~.,''''-'''''''''

645
,
, ~
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MALEBRANCHE,
pl'êtl'e de
l'Ol"atoiY'e,
1685, in 12°,
214 p. (Oeuvres XXX1X, pp. 1-54).
Avis d lraute~l" des Nouvelles de
la
République des Lettl"es (suY' ce qu'il
avait dit en [ave'!l" du Pèl"e Malebl"anche) ,
Delft, 1685, in 12° (Oeuvres XL, pp. 1-9)
- Dissertation sur le pr~tendu Bonheur
des plaisirs des
sens~ pour servir de
Y'épll:q-ue à la Fépe"""" qu;a faite M.
Bayle,
Cologne, 1687, -in 8", lL7 p. (Oeuvres XL
pp. ZO-Sa).
- QLta~re
Ze~treo de M~
A.
au F.
MaZebran-
ehe
de
2r~n 1694~ sur dellx de ses plus
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insoutenables opinions, Liège, 1699,
in 8" (Ge~vres XL, Pp. 69-110).
GrammaiI'e G~n4raZe et raisonn~e~ conte-
nant les fondements de
t'art de parler
et dRS
~emarql~es sur la langue française
(par ~rnauld et Lancelot), p. 1660, 12°,
152 p. (Oeuvres XLI, 1-84).
- La Logique ou ['art de penser (par A.
et Nicole), P. 1662, 12", 477-VII p.
(Oeuvres XLI, 99-416).
- La LogiQue ou l'al"t de penser, 1662,
édition nouvelle par Clair et Girbal,
Paris,
PUF, 1965.
~!:~P~~,t\\i~"·:.'.:::,~;,~:,.')":;':.{-~;~,;''' '/~:"i~'; ,~,',::.•-:~
'~.':. ·~·J;i.~<:.~;':-" ,': ,'f·'î·
...':-',', \\..,-_.~~,..
.~ ... ~. .'. .':.

646
ARNAULD (Antoine)
- Nouveaux éléments de géométrie.
P. 1667,
4°, XI-345 p. (Oeuvres XLII-I-356).
- Apologie pour les datholiques,
contre
les faussetés
et les
calomnies d'un
livre intitulé :
La politique du Cler-
gé de
France,
Liège, 1681-82, 12°,
2 vol.
(Oeuvres XIV, 281-888).
- De
la fréquente
communion,
o~ les sen-
timents des Pères,
des Papes et des
Conciles
touchant
l'usage
des
sacrements
de Pénitence et d'Eucharistie
sont fi-
dèlement exposés pal' M.AoA.,
P. 1643,
4°, 42-IV, 790 p.
(Oeuvres XXVII, 71-674)
-
[a perpétuité de
la foi de l'Eglise
Catholique
touchant l'Euchariatie,
aVec
la réfutation de
l'écrit d'un Ministre
contre
ce
traité~ divisée en trois par-
ties
(par Arnauld et Nicole), P. 1664,
12°, 495 p. (Oeuvres XII, 73-208).
- La perpétuité de
la foi de l'Eglise
touchant
l'Eucharistie
défendue
contre
J
le
livre du sieur Claude,
ministre de
Charenton
(!66P-1674),
(Oeuvres 1-111),
Paris, 1704, in 4°
- R~ponse géndraZe au nouveau Zivpe de
M.
Claude
(1671),
La perpétuité de la
foi de
l 'E~lise catholique to~chant
l'Eucharistie,
défendue contre
le
livre
du
sieur Claude
ministre de ChQPenton,
J
Paris, 1671, 12", 576 p.
(Oeuvres XII,
211-442).
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; ,.,','
.. ,
~,~ ';,>,
.,....
"

647'
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DESCARTES
- Oeuvres de Descartes,
publiées par
Charles Adam et Paul
Tannery, Paris,
Léopold Cerf, 1897 à 1913, 12 volumes
et un supplément (abréviation: A.T.).
- Oeuvres philosophiques, édition nou-
velle par Ferdinand Alquié, Paris, Gar-
nier, 1963 à 1973, 3 vol.
MALEBRf,NCHE
- Oeuvres compl.tes de Malebranche,
pu-
bliées en coédition avec le Centre
National de la Recherche. Scientifique,
par la librairie. Vrin, sous la direc-
tion d'André Robinet.
Tomes 1, II, III - De la Recherche de la Vérité,
1962-
1964, pp.
638,570-5/2 par G.
Rodis-
Lewis.
IV - Convez'satiuns Chr~tienne$, 1959
p.
258
t
par A. Robinet.
V - Traité de 7a Nature e~ de la GrSce,
1958, par G. Dreyfus.
VI-VII, VIII-IX - R8cueil de ioutBB les réponses ci M. Ar-
nauld,
pp. 619,619 à 1230, parA. Robinet.
X - Méditations Chrétiennes, 1959, 2e édi-
tion, p. 254 par H. Gouhier et A. Robinet.
XI
- Ty-aité de Morale,
1966, p.
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A. Adam.
XII-XIII - Entretiens sur la Mdtaphysique et sur
la mort,
1965, p. 480, par A.
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XIV - Traité de l'amour de Dieu et lettres au
P.
Lamy,
1963, p. 256, par A.
Robinet .
.:.'...,;,< ~,':.. i ~.. '.. ::.•.~;. "". :"_ ""
"..
.. , .:.1."
""..
'",
,

648
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1958, p. 228, par A. Kobinet.
XVI1-I
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p. 688 par A. Cuvillier, A. Robinet,
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XVII-2
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XVIII
- Corresrondance et ades (1638-1689), 1961,
p. 545, par A. Robinet.
XIX
- Correspor:dance e'; actes (1690-1710),1961,
pp.
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-',,',, ",C" (, ,;' '.,"",','
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~~ .}>~~.;..;.
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,;\\;'~ -.~, i.,:-1~;,.::i<~~ ~,; :,:,'r~~ ~-::' ;;.-,,, ~. .••.,.
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. ._-..."é. ,;~,,-,.:; ::" i •

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rhoTliiti te
(ét7J.de
d'ap:t'ès
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traduit et annoté par Bernard Rochot,
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D'isseY'tat'l:on en fOl'me
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traduit et annoté oar Bernard Rachot,
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c:.
'",C.r. -:.

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s,: è 0 le, Par i s, Vr in, 1978.
. ~ .
... ,~,..
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selon
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III - Les cinq abtmes de
lapruv',>
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de FOY'1;-RoYQL~ t.
1, Essai
sur la fopmation et le d~veZoppement
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1. Saint-Cyran, Paris,
1923 ; t. II, Exposition de la doctrine
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(d'après Arnauld), I. Les vérités de 12
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Montaigne, Paris, 1972,
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tenant en abr'g6
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1
662
T A BLE
DES
MflTIÈRES
Pages
INTRODUCTION •• ~o •• " •••• O ••• O"O" •• I>O."".O"OI>" ••••• '"
1
PREMIERE PART:E : LA THEORIE DES IDEES ••••••••••••
25
CHAPITRE PREMIER; LA NATURE ET L'ORIGINE
DES IDEES ••••.•• "........
27
r. La définition de l'idée "
.
27
;
, ,
, , . Les idées' et le langage ••.••..•••••
~O
III. La distinction des idées
.
64
1 V • L'origine des
idées
"
.
86
1) L'explication occasionaliste ..
86
2)
Les
idées
innées
..
101
3)
Le
probl ème de
1a perception
..
104
1. La percept i on des
corps

104
2. Connaissance sensible et
connaissance
rat'lonnelle.
109
CHAPITRE II : ARNAULD ET MALEBRANCHE " •• ~ •• o'"
130
1. L'Histoire d'une polémique
•••..•...
130
Il. Les
caractères
de
l'idée chez
~1alebranche "~"." .. " ••
141
o " o o o o o " . " , , o
1)
La spiritualité de
l'idée
••••
143
2)
La r6alité de
l'idée
•••.••• ,.
149
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J
) l
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ln
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e
es
1~ees
." .. "'0.0
159
111. Arnauld
critique de Malebranche
.•••
162
1)
Les modalités
représentatives.
162
2)
La cy,itique des "êtres représentatifs"
180
~
Premier argument
. . . . . . _..
185
-
Deuxième argument
••...•..
195
-
Troisiéme argument " . . . . . .
203
.
Q

'.
~acrle;ne
argumen t
, . . . . . ,
206
-
Cinquième argument
" " ' "
212
~. Conclusion ~~""~ .. ~~"" ..... ,,
216
3)
La critique oe la Vision en lli2li
232
,
......;.....;-"----~ "..
. _.. ' -' ." ~
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663
Pages
DEUXIEME P,4RTlE
l'INFINITE DE DIEU ET
L'IDEE DE CREATION ••••••••••••••
260
CHAPITRE PREMIER:
DE LA CaNNAI SSANCE EN DIEU"
263
1. l'enseignement de saint Thomas ..•..
263
Il.
La connaissance en Dieu chez
Malebranche
"
"
o~
" . .
275
1) Le premier exposé de l'étendue
intelligible
275
2) Le deuxième exposé'de
l'étendue intelligible. Les
inquiétudes d'Arnauld..
289
CHAPITRE Il
L'IMMENSITE DE DIEU ET
L' ETENDUE CREEE
.
323
1. Le neogassendisme de Malebranche '"
323
II. La notion de participabilHé
338
III. La crise du sentiment religieux .••.
361
CHAPITRE ;11
: LES VOLONTES DE DIEU ••••••••••
373
1. Philosophie et thëologie
373
Il, La règle de la conduite divine:
l.a simpl icHé des voies.".........
379
II 1. L'ordre et le désordre..............
406
IV. Les volontés de Dieu
419
1) Les volontés particulières
et l es volontés généra 1es ....
419
2) Les causes occasionnelles et
leurs implications morales...
431
3)
Le mira.cle
"o • • o"" ... "
~....
444
4)
La
Providence
... ow .. oo~ .. "
,. . . . "
455
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TROISIEME PARTIE : LE CARTESIANISMÉ D'ARNAULD ....."., "
459
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CHAPITRE PREMIER: CARTESIANISME ET
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AUGU STIN l SME ••••••••••••••.•..••
462
1. Cogito cartésien et cogito
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46 2
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II. La raison et la foi
476
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CHAPITRE II : LE CARTESIANISME D'ARNAULD'
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DANS LES POLEMIQUES PHILOSOPHIQUES 496
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1. La polémique sur l'idée de l'ame ,."
496
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II. La polémique sur l' i,déede, Dieu 00'"
510
,
11I. Le probl ème de l' u~ion de l'ame et
du corps
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525
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.
CHAPITRE III : LE CARTESIANISME D'ARNAULD
( ,,
DANS LES POLEMIQUES THEOLOGIQUES:
...\\
LA QUESTION EUCHARISTIQUE •.••••.
544
"
CHAPITRE IV : LES VERITES ETERNELLES .0 . .,." ....
563
1. La crèation des vérités
é ter nelle set l' i Ir. P0 S s i b1it é du vi de.
<'
La" Con ver s ion" d'A r na ü 1d 00..........
J66
II. Les révélations de Leibniz et
les réserves d'Arnauld ••••••.. , .....
585
~
III. L'innéisme sans créationisme. Le
statut privi 1égié des vérités mot'ales
607
,Jo:
CONCLUSION
,637
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BIBLIOGRAPHIE ••• " .•......•.•.•••••••••••
644
0
• • • • • • • • • •
TABLE DES MATIERES •
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