Université de Toulouse - Le Mirail
U.E.R. de Sciences Sociales
Les transformations sociales dans la pêche maritime
piroguière: conditions de travail et modes de vie des
pêcheurs de Guet Ndar de Saint-louis du Sénégal
ADDOULAYE SENE
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Thèse de doctorat de 3·cycle de Sociologie
sous la direction de Madame Yvette LUCAS
décembre 1985

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glWphi..e. de u.ti..e. i.tude en. deh.oM de -6e.-6 ~
de ilWvail.

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Sommaire
INTRODUCTION ........................................... '.
p 19
l ° PARTIE ••••••••••••••••••••••••••..••.•.••••••..••••••
p 31
Economie des sociétés maritimes du Sénégal
(du XVllo siècle à l'ère coloniale)
CHAPITRE 1
p 38
Situation des sociétés du littoral sénégambien
entre le XVllo siècle et l'ère coloniale
A - Le littoral Sud
p 40
,
''du Cap-Vert aux Rivières du Sud
B - La Grande-Côte
.
p 42
C - Condi:tions d'émergence d'une
économie de la pêche ••••...•••.•
p 47
CHAPITRE II
.
p 52
La place des pêcheurs dans la société Wolof
A - Situation de la pêche dans le
Fuuta
p 54
B - La décomposition des structures
lignagères en société Wolof ....•
p 57
CONCLUSION":". • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
p 67

---

II ° PARTIE ......••.•••..•••.......•......•...••..•..•••..
p 69
Les pêcheurs de Guet Ndar
CHAPITRE III •••••••••..•..•••..••.•••...••...••
p 70
Histoire économique et sociale de Guet Ndar à
partir du XVII o siècle
A - Origine et peuplement ..•.•••••.•.
p 73
1 - La fondation du village de
Guet Ndar ....•..•.•...•...••
P 74
2 - Peuplement et contexte
historique .•••.....•..•.••••
p 80
B - Le village de Guet Ndar à partir
du XVII o siècle ••••••••..••••••.•
p 84
1 - L'organisation sociopo1itique
traditionnelle •..•..•...•..•
p 85
2 - Les formes' de la production
villageoise ••••...•.••..••••
p 88
C - Les relations de Guet Ndar avec
le comptoir de Saint-Louis •••••••
p 91
1 - La fondation de Saint-Louis
(1659) ..•...........•......•
p 92
D - Les conséquences des activités du
commerce sur la pêche •••••••••.••• p 101
1 - Le passage de la barre .•..••. p 102
2 - Le personnel technique de navi-
gation et de transport •••.••
p 105

---

3 - L'essor de la pêche •.•...•.•
p 112
CHAPITRE IV ....•..•.............•......•.......
p 120
Le développement de la pêche maritime à Guet Ndar
(XIXO siècle - après-guerre)
A - La crise économique et sociale de
Saint-Louis (1830-1850) ..•.......
p 124
B - Naissance d'un groupe socio-profes-
sionnel de la pêche en mer : une
réponse à la crise de 1850
p 129
1 - La pêche fluviale ..•........
p 131
2 - La pêche en mer : milieu et
conditions d'exploitation •••
p 148
C - Les formes d'organisation de la pêche
en mer .......•...................
p 151
1 - La pirogue ("gaa l u loco" ou
"1·l.CC ") •••••••••••••••••••••
p 162
2 - Le système de production
p 1~?
D - La pêche migratrice
p 165
1 - La régression de la pêche
fI uviale .•.•....••..••••.••.
p 167
2 - L'ouverture de nouveaux centres
de pêche .••......••••..•..••
p 170
E - Ebauche du mouvement coopératif
dans les années d'après-guerre ..••
p 175

---

111 0 PARTIE
p 178
Les conditions de travail dans la pêche maritime piroguière
(1950-1980)
CHAPITRE V •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
p 179
Problématique de la pêche maritime piroguière
A - Aspects socio-économiques contempo-
rains de la pêche piroguière ...•.•••.
p 179
1 - Situation des pêcheurs de Guet
Ndar ....•..........••...........
p 184
2 - Présentation de l'échantillon ...
p 193
3 - L'effet de la motorisation sur la
pêche piroguière •.••••••••.••••..
p 202
4 - L'impact de Kayar •••..•...••....
p 206
B - Les caractéristiques de la production
p 215
1 - Evolution des débarquements ••.••
p 215
2 - La transformation artisanale ••.•
p 221
CHAPITRE VI ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
p 235
Les systèmes de production piroguière
A - Evolution morphologique et limites
technologiques de la pirogue •••••..••
p 235
1 - Evolution morphologique •.•••••••
p 238
2 - Les limites technologiques de
la pirogue ..•....•••.•........••
p 248

---

B - Les systèmes de production
p 262
1 - L'équipage....................
p 266
2 - Les combinaisons sociales des
techniques de production ..••...
p 270
3 - La conquête des lieux de pêche
p 326
4 - Connaissances et savoir-faire
des pêcheurs
p 333
C - Représentations idéologiques et
changement du "métier"
p 344
CHAPITRE VII
p 354
Les rapports de production dans la pêche piroguière
A - La transformation des rapports familiaux
de travail en rapports marchands
Pour qui produit-on? •.....•.......
p 358
1 - La modification des rapports
de travail d'oncle-neveux à père-
enfants et l'effacement graduel du
rôle de la njëke ••.•.•....•.••• p 361
2 - Motorisation des pirogues et
éloignement progressif des zones
de pêche ..•..•.•.....•.••...••• p 368
B - Les conséquences de l'élargissement
du marché sur la production piroguière p 372
1 - La concurrence entre les pêcheurs p 375
2 - La concurrence industrielle et le
racolage des navires ..•..•.••..
p 377

---

1
4 - Les prémisses du travail salarié
dans la senne tournante ..•..•••.. p 450
C - Problématique du système de rémunération
à la part •..•...............•......... p 454
1 - Les frais communs ..••............ p 457
2 - Les dons et prestations sociales
p 459
D - Le revenu de la femme et des gamins
p 467
1 - Les femmes .•••......•..•.••.....
p 468
2 - Le travail des gamins
p 473
E - Le procès de soumission de la p~che
piroguière au capitalisme.
La question de la propriété des moyens
de production ••............••....•..•
p 475
'.
1 - Le surplus de la pêche piroguière
p 476
2 - La p~che piroguière et la propriété
des moyens de production ..••••.•
p 478
3 - Utilité du concept de petite
production marchande •....•.•....
p 485
CHAPITRE IX ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
p 490
Modes de vie et changement social
A - Processus d'urbanisation de Guet Ndar
p 498
1 - Evolution du cadre de vie
p 499

---

3 - Intensification de la
production et allongement de la
dur~e du travail
p 381
4 - Diversification et sp~cia1isation
des d~barquements
p 385
5 - L'impact du mareyeur sur la
production piroguière
p 390
C - Approfondissement des rapports
marchands dans la pêche piroguière .... ,p 405
1 - L'~troitesse de la pirogue face
à la multiplication des besoins .. p 405
2 - Installation ou conversion
le conflit ouvert dans la famille
p 419
CHAPITRE VIII.......................................
p 430
Comment le travia1 est-il r~mun~r~ ?
A - Enquête sur la production ...••........
p 430
1 - M~thodo1ogie ....•............•..
p 430
2 - R~su1tats de l'enquête •......•..
p 435
B - Les moda1it~s de r~mun~ration .......•
p 440
1 - La production familiale ..•......
p 444
2 - La formule d'association dans la
pêche aux filets dormants
p 446
3 - La pêche-mar~e en tant que pratique
locative de la pirogue familiale
p 448

---

B - Problématique de la reproduction
du pêcheur ..•.....•...••..•••....•
p 594
C - Une autre alternative est-elle
possible? .. : .......•...........•.
p 610
CHAPITRE XI ...•................................•
p 618
Orientations et objectifs de la politique
de l'Etat
A - La pêche sous l'Administration
coloniale •.....••....•.......•..••
p 626
1 - Entre le frigorifique et la
pinasse : la Conférence de la
pêche maritime de Dakar en 1948 p 633
2 - Situation de la pêche à partir
des années 1950 .•.•....•...••
p 639
B - La pêche maritime dans le Plan
'.
'
Sénégalais ...............•.•••...•
p 650
'.
1 - La politique d'économie sénéga-
laise ..•••.....••...••...•••.
p 650
2 - La réorganisation des coopérati-
ves de pêche .•...•....••.•••.
p 656
3 - Le développement de la pêche
industrielle sénégalaise •••.•
p 660
4 - Le Plan d'Action
de la Pêche
(l982) •..••....•.••.•..••..•.
p 674
CONCLUSION ••....••.••.••.•••.....••....••...••..•••••.•..•
p 681

---

2 - La question foncière et le
déguerpissement ......••.....
p 511
3 - Le problème de la santé à Guet
Ndar
p 517
B - Mutations sociologiques du milieu des
pêcheurs
p 525
1 - Les migrations de travail ...
p 527
2 - Ecole et travail salarié ••••
p'529
3 - La transformation des familles p 541
C - Vie associative et pratique de
sociabilité •••••.•••.••••••.•••••
p 544
PARTIE IV
p 553
Les pêcheurs et l'Etat
INTRODUCTION
p 554
CHAPITRE X
p 561
La logique de reproduction du pêcheur
A - L'exploitation du travail du 'pêcheur p 563
1 - Allocation des facteurs de production
et aliénation de la force de
travai 1
p 563
2 - L'exploitation du pêcheur piro-
guier au cours du procès de
production. . • • • . . • • . . • • . . . . • •
p 572
3 - La domination du mareyage sur la
pêche piroguière
p 580

---

_
Introduction
, ..
1

---

BIBLIOGRAPHIE ..............................................................................................
p 689
A - Ouvrages théoriques et méthodologiques p 690
B - Sénégal •......•••.•..•.......•......
p 69Lt
1 - Formation sociale, économie,
histoire .•••..•..•••.••...••••.
p 6 94-
2 - Pêche
p698
3 - Saint-Louis : histoire, géogra-
phie, pêche •••••...••....•...•.
p :JO,t
C - Sociétés des pêcheurs
p ':105
D - Revues et journaux
p106

---

La pêche maritime traditionnelle sénégalaise est une pêche
piroguière qui est le fait de populations riveraines en voie
de dépaysannisation ; en ce sens on rencontre des groupes qui
associent l'activité maritime à l'agriculture, et d'autres qui
sont devenus des professionnels de la mer pour unique activité.
Dans une même aire maritime, par exemple, dans la région de
l'embouchure du fleuve sénégalais, les paysans du Ganjool pra-
tiquent à la fois le maraîchage et la pêche fluvio-maritime,
tandis que leurs voisins de Guet Ndar ont rompu avec toute acti-
vité rurale pour s'adonner à l'océan.
Plusieurs travaux à caractère général ou monographique ont été
consacrés à l'économie maritime et à ces hommes. Des études
ayant trait spécialement à la pêche, on peut retenir celles
de Gruvel (1906-1908) qui intéressent la région occidentale de
l'Afrique, de la Mauritanie à la Guinée ou encore la Côte des
Rivières-du-Sud ; ensuite, il existe des études monographiques
consacrées à ce que l'opinion courante désigne comme des ethnies
de pêcheurs: les lébu de la presqu'île du Cap-Vert et de la
Petite-Côte, et les Guetndariens de Saint-Louis pour l'essentiel.
19

---

Leca s'est interessé à la collectivité guetndarienne dès 1934,
son étude constitue une référence ethnologique et sociolinguisti-
que dans la connaissance de celle-ci.
Balandier et Mercier (1950) ont étudié les particularismes et
l'évolution de la société lébu dans une perspective anthropolo-
gique.
A côté des monographies, on rencontre aussi des travaux adminis-
tratifs : des rapports de mission, des rapports de services.
techniques (élevage, industries animales et pêches maritimes)
d'un intérêt scientifique indéniable; de la fin de la seconde
guerre mondiale à l'indépendance, deux conférences seront con-
voquées sur l'économie de la pêche maritime (1948 et 1955) suivies
de journées d'études sur le thon.
Entre 1960 et 1980. ce sont les travaux de Bonnardel qui projet-
tent l'unique phare sur le littoral en attendant le démarrage des
recherches socio-économiques au sein du Centre de Recherches Océa-
nographiques de Dakar Thiaroye (C.R.O.D.T.).
Il n'exi~te aucune étude systématique d'ensemble du littoral et
de la pêche en dehors des projets consignés dans le Plan Séné-
galais ; à la dispersion et au non-renouvellement des travaux,
des régions telles que la Casamance sont restées méconnues ou
vouées àfoubJi ; le travail de Leca constitue la seule étude
consacrée à Guet Ndar depuis près d'un demi-siècle. Il n'y a
aucune distinction faite entre Ganjool et Guet Ndar tandis que
la littérature reste très riche pour les populations de Kayar.
du Cap-Vert et de la Petite-Côte.
Cette focalisation sur la façade maritime du bassin arachidier
est bel et bien produite par un contexte historique de crise
économique et sociale de l'agriculture et de l'économie séné-
galaise en général et fait de la pêche maritime le nouveau
"pétrole bleu" de nos jours.
20

---

ï
Or il s'avère que les choses doivent ~tre relativisées, l'impor-
tance socio-économique de la pêche, de surcroît exagérée, tient
en partie aux difficultés des autres secteurs de l'économie et,
parce que la pêche ne peut échapper à la situation d'ensemble de
la vie économique et sociale du pays. Si elle a attiré un monde
de paysans en quête de revenu monétaire, de gagne-pain d'appoint,
en qualité de manoeuvres, de revendeurs, d'aides dans la trans-
formation du poisson et dans les industries annexes, la pêche
maritime piroguière traverse actuellement une évolution économi-
que et sociale problématique (1).
Le secteur maritime constitue un vaste champ de transformations
sociales où la production ne recouvre plus uniquement des formes
~aysannes, communautaires mais s'y déploie une diversité d'intérêts
qui vont de l~~n~~eprise p~ivée à l'intervention d~~Eta!-en
passant par des changements internes à la collectivité des pêcheurs.
L'intervention de groupes sociaux déterminés à l'activité mari-
time a découlé des besoins objectifs de l'économie sénégalaise
dans son intégration au marché mondial, des nécessités du com-
merce Atlantique aux objectifs contemporains de la division inter-
nationale du travail dans la sphère maritime. Il n'existe pas de
vocation particulièr~ à un groupe ethnique à l'exercice de la
'.
~, qu '_il_~e~~ste de culture maritime traditionnelle propre à
un groupe soc~~!__~~nné au Sénégal. L'avènement d'une économie
maritime correspond à la projection de la formation sociale
sénégambienne dans l'histoire mondiale.
Nous nous proposons d'analyser les transformations sociales de
la pêche maritime piroguière dans les conditions de développement
(1) on iva1.u.e L'etteclit de.-6 pêc.h.e.lut.-6 à 33 000 pe.MOnne-6,
et qu.e.1.qu..lU> 150 000 Li.A.en:l une occupation a.nn.ex..e à la pêclte.
21

---

économique et social de la société sénégalaise qui préfigurent
l'orientation professionnelle maritime des populations de Guet
Ndar relativement au X1X o siècle, en liaison étroite avec l'évo-
lution de l'économie concessionnaire, puis urbaine de Saint-
Louis. L'émergence du groupe socio-professionnel de Guet Ndar
s'est effectuée surla base de la transformation des activités
de fonctions portuaires par un déplacement de la pêche en
milieu fluvio-maritime vers l'océan dans un contexte inédit
d'adaptation de techniques et de faculté de mobilité des hommes
pour découvrir et conquérir l'univers maritime.
Nous nous trouvons alors dans une situation où la domination
grandissante du capitalisme s'exerce sur des formes de production
simple paysanne ou maritime, majoritaires à base familiale ;
pratique et stade historique à la fois que le discours dominant
qualifie pudiquement "d'intégration à l'économie moderne". Le
secteur primaire est considéré "traditionnel" mais, quand la
petite production marchande y prend des aspects pré-industriels,
on l'assimile à un secteur "informel", quand on l'oppose à un
secteur "moderne" il ne s'agit pas simplement d'une variation
de langage, c'est toute une démarche visant par un "griotisme"
enjolivé à masquer l'exploitation du t~avail au sein de la petite
production marchande.
La pêche maritime pirogu1ere n'a pu apparaître professionnelle
et itinérante à Guet Ndar qu'à la conjoncti~~ de facteurs écono-
miques et sociologiques que l'on ne retrouve nulle part ailleurs
sur le littoral.
Ce transfert ne s'arrête pas seulement à un déplacement de l'objet
de la pêche, c'est tout un processus de mutations techniques et
sociologiques qui se met en place en organisant à partir d'apports
divers une culture et un savoir-faire susceptibles de créer un
pêcheur nouveau, et c'est bien de cela qu'il s'agit quand les
habitants de Guet Ndar sont devenus des marins.
22

---

L'organisation sociale de la pêche du fleuve ne ressemble en
rien à ce qui se passera en mer, elle s'assimile à la culture
terrestre par un mode de représentation cosmogonique semblable
comme elle se rapproche par sa technique à la chasse comme système
d'"acquisition violente des êtres vivants" (Leroi-Gourhan 1973).
L'espace de pêche est territorialisé, conféré socialement à des
familles ou à des individus et les techniques reproduisent cet
agencement et une localisation de leur art. Ce dispositif est à
l'origine d'une gamme variée d'outils et de techniques mais limité
localement dans sa reproduction par l'absence d'échanges élargis
à une grande échelle. Quand dans la moyenne vallée du fleuve
Sénégal certaines populations pratiquent la senne (gubaal), dans
la région de l'embouchure ce sont les leurres (lignes-hameçons),'
le harponnage, les pièges (nasses et barrages) qui sont les plus
usités et subsidiairement les petits filets aquatiques (kili) qui
seront appelés à se développer avec l'économie marchande autour
de Saint-Louis.
Quand la pêche maritime
prend forme, elle va bénéficier de la
technologie de navigation et de passage de la barre ; son essor
tient à la régression de la pêche fluviale sur un fond de crise
économique urbaine et le marin, très tôt, s'adresse à un marché
qui lui procure ses moyens de production. Les techniques de
production du fleuve ne sont pas transférées en mer, bon nombre
tombent en désuétude, à l'inverse, les systèmes de production
maritime vont faire appel à des formes d'organisation sociale de
' /
la pêche différentes.
Cette rupture cotncide avec l'émergence d'une formation socio-
économique nouvelle mais le démarrage de la pêche maritime s'ap-
puie sur la base des formes de structuration de la société an-
técédente, progressivement modifiéES. C'est dans le cadre de la
famille maternelle élargie que s'initie la pêche en mer, il
n'existe ici aucun regroupement collectif de pêche permanent si
ce n'est à cause des circonstances océanographiques particulières
23

---

locales. La pêche maritime tend de plus en plus à s'individuali-
ser, à se cantonner à la famille biologique, paternelle. Il ne
s'agit pas simplement d'une évolution de forme sociale, c'est
tout un processus de transformations profondes avec ses éléments
de permanence et ses facteurs de rupture liés à des conditions
de travail nouvelles et à une mutation des modes de vie d'une
collectivité qui n'est pas fermée à son environnement ni déta-
chée du système qui l'englobe.
-t Au stade de développement actuel de la pêche maritime, la
production familiale subit les contre-coups de l'évolution de
la société et de l'économie en même temps que les rapports de
production de la pêche piroguière demeurent largement caractéri-·
sés par les liens familiaux. C'est sur cette étroite base de
la famille que la pêche piroguière tire les modalités de sa
reproduction et trouve ses propres limites quand la concurrence
du navire se fait sentir.
Aujourd'hui l'appropriation des ressources halieutiques se fait
par le canal de deux filières de production (pêche industrielle,
pêche traditionnelle) non complémentaires voire contradictoires
dans la compétition avec le chalutier,la pirogue est obligée
d'innover ses techniques, d'adapter ses moyens de production
ce qui aboutit à une pluralité de ses sytèmes de production, à
une diversité des rapports de production y compris le salariat
en tant que la pêche maritime pirogu1ere constitue une petite
~
production marchande. Le fonctionnement domestique et autonome
du travail par l'encadrement familial perd consistance à mesure
que la petite production est noyée dans la logique du marché ;
progressivement que le marché lui fournit intégralement ses moyens
de travail, le pêcheur est contraint à une plus grande mobilité
(migrations), à une rupture avec l'attachement familial. Ce n'est
plus seulement comme forme économique que la famille est remise
en cause, elle n'arrive plus à assurer convenablement la reproduc-
tion sociale du travailleur. Il y a à la fois excès et carence
24

---

de la famille quand des conditions de plus en plus extérieures
viennent déterminer le cours de la production piroguière. Il
existe une variété de situations qui se jouent autour de la
pirogue devant un nombre limité de systèmes de production que
peut supporter celle-ci. La période de découverte des fonds de
pêche et de conquête de l'océan est révolue pour le pêcheur après
avoir ratissé de fond en comble la zone où la pirogue motorisée
est arrivée à le porter ; la mer ne se livre pas comme un grenier
quand elle fait courir le chalutier jusque dans les filets dor-
mants du pêcheur impuissant qui en retour doit faire profiter au
navire de son savoir-faire. C'est dans ce contexte que surgissent
des conflits entre la pirogue et le chalutier, qu'un détourne-
ment de la production piroguière s'opère au profit' de l'ar~ement
industriel, qu'une concurrence de plus en plus aigüe oppose les
pêcheurs entre eux. Le poids de la pression exercée par le chalut
se prolonge au niveau du marché d'écoulement du poisson, c'est
de plus en plus le prix du poisson débarqué au port qui détermine
de façon non négligeable le prix payé au pêcheur.
La commercialisation du poisson destiné au marché national, la
part réalisée par la pirogue est organisée par un puissant pool
de mareyeurs en face d'une masse dispersée de pêcheurs sans pou-
voir de négociation réel.
La structuration actuelle du marché intérieur, pour répondre à
une croissance de la demande ne peut être laissée au seul actif
de l'industrie traditionnelle du mareyage; l'Etat, au nom de
"l'aide à améliorer le revenu du pêcheur", s'insère dans le cir-
cuit de vente du poisson en mettant en place des centres de
mareyage initiés par le Centre d'Assistance à la Pêche Sénégalaise
et orientés vers les pays profond.
L'ampleur de la compétition pour s'approprier les ressources
halieutiques parait condamner les pêcheries traditionnelles,
fussent-elles dynamiques au stade actuel du développement de la
25

---

pêche maritime. La séparation de la pêche avec toute autre
activité associée a constitué un moment d'une évolution qui
amène la pêche piroguière à transformer sa base productive aussi
bien au niveau des techniques qu'au niveau de son organisation
sociale.
La pirogue a "épuisé ses cartouches" et toutes les formules
d'amélioration ne font que différer son engloutissement dans un
fond de contrition de la famille productrice. La poursuite de
l'activité piroguière ne se suffit plus de la seule culture
technique engrangée par les générations passées. Quand la profes-
sionnalisation se dessine, la base de l'essor de la pêche se
caractérise par la séparation entre la propriété des moyens de
production et le travail, les formes de résistance et de conser-
vation de l'unité travail-famille aussi renforcées soient-elles
masquent difficilement les reconversions. L'expression des contra-
dictions ne s'arrête pas seulement au plan des conditions de
travail par la différenciation des systèmes de production mais
les luttes, par leur diversité et leurs paradoxes, n'épargnent
pas les familles, opposent migrants contre autochtones, au sein
des structures de la coopération, entre le navire et la pirogue.
L'introduction des techniques nouvelles sollicite des réponses
sociales inédites que la famille, en même temps qu'elle est
interpellée par l'évolution sociale et économique de la société
globale, ne peut apporter sans dévoiler les limites d'une pro-
duction piroguière fondée sur elle.
~
A partir du moment où le pêcheur a cherché à éloigner sa progéni-
ture du métier, c'est une double question qui se pose à lui:
la famille se reproduit difficilement dans la pêche piroguière
et l'évolution de la société le met en demeure de s'ouvrir à
l'extérieur.
Cette interrogation révèle la profondeur de la mouvance du milieu
pêcheur que l'on peut saisir à travers une famille en s'appuyant
26

---

sur les récits de vie. Si la pêche continue d'être une activité
familiale à Guet Ndar, il n'existe pas une seule famille qui
n'a pas cherché à en sortir un de ses membres, mieux, on rencon-
tre des familles qui ont rompu avec la mer au moins depuis une
génération. Dans la première partie de notre exposé, nous mon-
trons la liaison qui existe entre l'orientation d'une activité
spécifique maritime à Guet Ndar et l'évolution de l'histoire
économique et sociale dans la Sénégambie et en particulier à
Saint-Louis.
Les conditions de possibilité de mise en oeuvre d'une pêche
maritime découlent de la réappropriation des techniques et de
la technologie de navigation et de passage des hauts-fonds
la libération de la fraction du personnel de laptots, de passeurs
de barre et de pilleurs d'épaves au déclin du commerce atlantique,
les conducteurs de côtres et de barques débauchés pendant la crise
de la traite de la gomme fournissent les acteurs sociaux de
l'aventure de la mer; ce processus que nous analysons dans la
seconde partie (du XIXo siècle au tournant de l'après-guerre)
montre toute une dynamique de création et de réévaluation
d'influences, d'innovations endogènes et de rélégation
de savoirs
et de pratiques nécessaires au départ de la pêche maritime.
On mesure alors l'importance de la richesse des informations que
véhiculent les "histoires de vie", histoire comprise comme une
"totalité cohérente et enracinée dans l'expérience sociale
réelle" (Thompsorl, 1980). En analysant cette totalité, la méthode
biographique permet de définir le processus historique de trans-
formation de la société guetndarienne et l'on sent poindre l'im-
plication nécessitée du chercheur dans le champ de son objet
surtout quand il se révèle intimement lié et produit par les
transformations de société en question. L'interprétation de ce
processus doit se garder de plaquer une autre construction au
"vécu" pour être rigoureuse, serrée, en évitant de se substituer
à la réalité sociale. Il s'agit de dépasser celle-ci en l'assu-
27

---

mant, de recourir à d'autres récits (les multiplier), de contrô-
ler les interviews par les documents écrits quand ils existent.
Les récits de pratique font entrevoir les aspects contemporains
de l'essor de la pêche maritime, que celle-ci est marquée par
les caractères généraux de l'économie sénégalaise, que les mi-
grations des pêcheurs correspondent aux grands déplacements des
conquêtes paysannes
on rencontre des pêcheurs de Guet Ndar
qui se sont établis à la même période d'ouverture des centres
de la traite arachidière sur le littoral ; leur extraction est
récente et s'inscrit souvent dans la biographie de la personne
concernée; on remonte facilement à leur famille d'origine. Sur
la centaine de personnes interrogées, la signification de la
représentativité et de la cohésion de l'échantillon est renforcée
par la localité d'une histoire commune vécue à travers toutes
les familles, par l'homogéneité spatiale de résidence.
L'enquête directe sur le terrain s'est déroulée en 1982-1983
à Saint-Louis, à Kayar, Mbour, Joal et en Casamance, centres
de migration des Guet Ndariens. Elle souffre de l'impossibilité
à laquelle
on s'est trouvé de se rendre en Mauritanie où la
colonie wolof a gardé une longue tradition de migration.
'.
"
Nous avons bénéficié d'un appui scientifique de l'équipe de
recherches socio-économiques du C.R.O.D.T. à Saint-Louis et
d'une mission en Casamance.
Des enseignements recueillis des entretiens non directifs, nous
les avons ordonnés et avons vérifié leur correspondance sur la
base des sources du C.R.D.S. de Saint-Louis, de l'I.F.A.N., des
Archives Nationales, de la bibliothèque de l'Université de Dakar,
au C.O.P.A.C.E. et dans d'autres insitutions locales. La tradition
orale confrontée aux sources écrites nous apporte un éclairage
sur les récits de vie et les pratiques, on construit ainsi un
moyen de contrôler l'interférence de la subjectivité, de maîtriser
28

---

le parti-pris par la distance du concret-objectif qui est posé
par la reconnaissance du fait daté, réel et vécu.
La collecte et l'analyse de toutes ses sources sont complétées
par un sondage in-situ sur les transformations récentes de la
pêche. Nous apporterons les précisions méthodologiques sur les
enquêtes effectuées en leur lieu et place et les observations
qu'appelle la démarche que nous avons suivie.
Par intervalle à courte périodicité, nous avons essayé de cerner
la réalité des coûts de production et du revenu du pêcheur dans
les différents systèmes de production de la pirogue. Nous n'avons
pas fait intervenir dans l'analyse de notre échantillon un patron'
de pêche cordière qui a été interviewé. L'observation partici-
pante a été l'attitude centrale de notre démarche; cette prati-
que concrète se profile dans la vie quotidienne avec le milieu,
elle nous a conduit à monter à bord de ces frêles embarcations, à
nous exercer dans la diversité des activités du pêcheur, à cotoyer
dans l'odeur âcre et putréfiée les aires de séchage et de fumage.
Nous avons visité les marchés où les femmes font la pêche sans
avoir traversé le "brisant de la virilité des hommes".
"
C'est ainsi que nous arrivons dans la problématique de la pêche
maritime piroguière (3° partie) à l'analyse des conditions de
travail et des modes de vie, à l'évolution des rapports de pro-
duction dans la famille, des relations entre celle-ci et la
société globale, à leur articulation sur des manières de vivre
différentes. En replaçant la dynamique de la différenciation
sociale dans la pluralité des systèmes de production piroguière
et des réseaux entre le pêcheur et la société, ce qui apparais-
sait comme un "éclatement", une démultiplication de l'objet
retrouve sa cohérence, son unité recentrée dans la perspective
historique de l'évolution du système socio-économique englobant.
En remontant dans l'histoire de cette communauté, nous avons
29

---

rencontré le point de départ des grands mouvements de déplacements
des popu1
·
at10ns d
e I S
a "enegamb'1e '
a 1 ' ouverture du "fron t
'
ocean"
(Barry 1982), et le point d'aboutissement, de fixation du peuple-
ment présent dans un contexte socio-économique qui préfigure le
Sénégal actuel.
La prise de conscience des clivages sociaux, des différenciations
socio-professionnelles au sein des familles ne passe pas encore
par la nécessité de créer des organisations de défense clairement
définies de leurs intérêts particuliers, ni à travers un mouvement
de syndicalisation de masse. Les axes de lutte des pêcheurs s'orien-
tent vers la bataille pour de meilleures conditions de travail le
plus souvent exprimées en gestes spectaculaires et ponctuels. vers
la valorisation du produit avec l'exigence d'introduire le système
de la pesée dans les transactions et pour une gestion saine et
démocratique des structures coopératives. C'est là que se produit
la rencontre entre le pêcheur et l'Etat
la pêche, activité
économique partielle ne se dissocie pas du fonctionnement écono-
mique global lié à un centre de décisions qui interfère dans les
conditions de la production piroguière. elles-mêmes réalisées par
un réseau de relations où l'Etat comme puissance ordonnatrice du
système est interpellé. Les rapports entre l'Etat et la pêche pi-
'.
roguière sont analysés dans la dernière partie. A bien des égards,
les pouvoirs publics réservent un traitement particulier à la
pêche maritime piroguière différent pour les pêches continentales
et industrielles au sein du même ministère.
Nous terminerons cette présentation pour préciser que cette
recherche a bénéficié des concours du Ministère de l'Education
(France), de l'Institut Sénégalais des Recherches Agricoles
(I.S.R.A.) et de l'accueil du Centre de Recherches Océanographi-
ques de Dakar-Thiaroye (C.R.O.D.T.).
30

---

Partie 1
Economie
des sociétés maritimes
du Sénégal
(du XVIIe siècle à l'ère coloniale)

---

Introduction
Nous connaissons imparfaitement le rôle et la place de l'économie
maritime dans les sociétés de la Sénégambie avant le XVllo siècle.
Les témoignages sur les régions d'échanges et de contact du littoral
avec le commerce atlantiqu~ en particulier avec les portugais dans
les pays de Bézéguiche, du royaume des Berbecins et de Gambie sont
relativement plus nombreux.
Les populations du Cap-Vert, de la Gambie et des Iles semblent
développer une activité économique très forte qui inspire respect
et crainte pendant longtemps de la part des Européens (1).
Le commerce atlantique mettra des siècles pour arriver à soumettre
(1) ln. 1H 6 hA peu.phA du Ni.omi. ali.aquvd .6Wl. 11UVl. hA
Po/l.iuga.i..6 qui. pbz..iA.eni.. ~ gll.OfUi. nonz.€..lt.e
- voiA D. YOT/l.l!/.) 1 fÛ!. la
p ~ découv~ fÛ!. .la Yu.i.née. paA. flonod id auiA.e.6 - flémoiA.e
n° 21 - Bi..6.6au - 1959
32

---

les peuples de cette reg10n malgré l'ancienneté de la présence
européenne; fait d'autant plus significatif, la pénétration euro-
péenne de l'Afrique ne sera concluante parce que plus agressive,
qu'en s'étant déplacée vers le Nord après des tentatives répétées
d'établissement de forteresses sur le littoral (1).
La main-mise de l'Occident sur la Sénégambie ne fut possible que
face à des "sociétés perméables" où la permanence des activités
économiques fut discontinue (mobilité spatiale des populations,
caractère saisonnier des occupations), et les structures politiques
décentralisées, mouvantes.
L'absence d'unification politique, le morcellement des sociétés en
micro-états organisés, sujets à contestation sur le pourtour de
l'embouchure du fleuve Sénégal ont favorisé les facteurs de la domi-
nation européenne. L'historiographie de cette région reste encore
entachée de zones d'ombre bien qu'elle ait vu naître un important
empire qui sera au coeur defentreprise de conquête de la Sénégambie,
le royaume du Waalo (2), du XVl o siècle à la colonisation agricole
au XlXO siècle.
"En effet, comme le remarque J. Boulegue, l'espace sénégambien ne
constitue pas une unité politique, ses peuples ont vécu "des
influences, et peut-être des origines communes et un long voisinage
leur ont donné dès le Moyen-Age une relative unité de civilisation (3)",
(1) J. Bou.lèg~ l Relation du PoJti.. du .,le.u.ve. Sén..é.gal de.
J. B~o~a V~ 1600 - Bitan 7om€. 2~ - ND 3-~ - 1967
( 2) voiA. B. BQ./VI..!J : le. ILOYaume du lJaa1.o - f'lMP€./l.O
-
P~ 1972
(3) J. Bou.lèg~ : la Sh1igamti..e. du mi.1.ieu du XVD ~.i.è.c1.e. au
dé.O.ut du XVIID ~.i.è.c1.e. - P~ - 7h..è.-6e. de. Doci.olLai.. de. 30 cyc1.e. - 1968
P 1.
33

---

qui va du Nord du fleuve Sénégal au Sud de la Gambie.
Historiquement, au XVo siècle selon Barry, la Sénégambie couvre
"l'ensemble des deux bassins du fleuve Sénégal et du fleuve Gambie,
depuis leurs sources dans les hauts plateaux du Fuuta Djalon,
jusqu'à leurs embouchures dans l'Océan Atlantique. Il s'agit d'une
vaste région ayant pour limites au Nord, la vallée du fleuve Sénégal,
destà dire les deux rives, au Sud le Rio Grande et à l'Est le
Bafing."(l)
Deux séries d'influences majeures ont marqué leur empreinte sur cet
espace, sur son organisme sociopolitique et économique : les "fronts
historiques" du Sahara-Soudan et l'océan. Plus délétère, l'apport
soudano-saharien a constitué un ferment de stabilité et d'unité de
civilisation de la Sénégambie, les cultures mandingue et islamique
ont permis l'émergence d'un pouvoir centralisé hiérarchisé et une
organisation sociale fondée sur le système de stratification sociale
des castes alors que l'ouverture de la Sénégambie à l'océan, plus
brutale, plus violente, s'analyse en processus d'acculturation, de
destructuration politique et de destabilisation sociale et économique.
L'unité politique d~ Jolof (Xllo-XVl e siècles) n'a pas survécu au
commerce portugais qui a alimenté les velleités d'indépendance des
Etats vassaux (Kajoor, Bawol, Waalo ••• ). Le passage du commerce
transsaharien au commerce atlantique n'affecte pas seulement les
structures politiques de/la Sénégambie, il ouvre une nouvelle période
dans l'histoire sociale des peuples de la région. La caravelle, en
supplantant la caravane au XVo siècle supprima l'intermédiaire des
(1) EQ/lA.!:I : ~ poLi.Li..que el. dé.pen.danc.e. €conom.i.que
~ 1.' IU>pac.e. ge.opoLi.Li..que -!>~gam.t.ien. du Xvo au XVllo -!>ilcle.. p 37
34

---

nomades chameliers du commerce portugais, raviva les conflits
d'intérêts entre les Etats limitrophes du fleuve Sénégal.
On assista alors au partage du littoral en zones d'influence marqué
par l'édification des comptoirs fortifiés du commerce atlantique.
Le fleuve et son embouchure constituèrent un poids stratégique du
dispositif de la conquête européenne de l'Afrique. De grands mouve-
ments sociaux suscités par la traite esclavagiste et le commerce
des produits primaires (gomme ... ) secouèrent les fondements de la
civilisation agraire des sociétés sénégambiennes dont leur vulné-
rabilité tenait à la fragilité et à la simplicité matérielle de
leurs structures économiques. Les famines de 1641 et de 1753
laissèrent exsangues des sociétés dont les populations étaient
constamment mobilisées dans la fuite (habitat instable et précaire).
Aucune activité productive durable ne pouvait se poursuivre tant
l'insécurité était permanente. Les conditions de vie économique et
sociale des populations de la région, sur le littoral aussi bien
que dans l'hinterland étaient d'une relative médiocrité qui réflétait
le bas niveau de développement des forces productives. Les contra-
dictions sociales étaient atténuées dans le cadre d'une économie
d'autoconsommation faite d'agriculture saisonnière, d'élevage de
transhumance et de pêche continentale. Le système social des castes
sur lequel reposait la production de la vie avec ses structures
communautaires manifestait le signe tangible de stagnation des forces
productives. Quand survint la traite négrière, c'est tout un mouve-
ment de recul de celles-ci et d'approfonâissement des conflits
sociaux sur lesquels s'édifièrent les monarchies militaires que le
XVIIe siècle marque une nouvelle ère de déstabilisation sociale et
de désagrégation politique dont l'Etat du Waalo porte les stigmates.
Evoquant les conséquences de la traite où les africains furent
eux-mêmes les artisans de leur propre ruine,
J. Suret~Canale soutient
sur l'évolution interne des sociétés de la Sénégambie que " ... le
processus de différenciation sociale en classes antagonistes conti-
nua de s'approfondir et de s'étendre. Mais ce fut sur une base de
régression des forces productives, de misère, où cette différenciation
35

---

fut uniquement une source de misère supplémentaire pour les masses,
et en aucune façon un facteur de civilisation et de progrès.(l)"
Malgré l'état fragmentaire des informations disponibles à partir du
XVIIe siècle, l'économie de la pêche reflète bien la disproportion
des sociétés du littoral sénégambien entre le Nord et le Sud.
En fonction de la région considérée, la place de la pêche est plus
ou moins importante même si l'économie maritime s'est généralisée
sur toute la côte. L'exploitation halieutique reste cependant limitée
à des opérations de faible envergure telles que la cueillette des
coquillages, la pêche à pied et dans les estuaires, la pêche en mer
dans un faible rayon, du cabotage.
La faiblesse de la pêche maritime, voire son absence, tient à
---> l'inexistence de technologie propre à l'exploitation et à la naviga-
tion en mer, surtout sur la Grande-Côte. Les engins de transport
et de pêche du fleuve sont ceux utilisés pratiquement en mer. Il
n'y a pas à proprement parler une culture et une technologie tradi-
tionnelles spécifiques à l'exploitation des richesses maritimes.
La pirogue monoxyle sans gréément ni voilure, les nasses en fibre
végétale forment l'armement de pêche; l'énergie humaine constitue
à peu près la principale force de propulsion.
La pêche fluviale et estuarine répondait amplement aux besoins des
populations qui ne risquaient pas trop le franchissement de la bar~e
sur la Grande-Côte; l'insécurité née du vandalisme des premiers
contacts avec les européens ne favorisa guère le développement de
l'exploitation maritime, loin s'en faut: "les premiers contacts
(1) J. Swt.ei CanaLe. : lIJIJai. d' h.U.lo.iA.e. A/A-i-cai.n..e
édilio~ SocialeIJ p~ - 1980 - p 105-106
36

---

furent hostiles car le premier comportement des navigateurs portugais
fut de chercher à capturer des esclaves parmi les populations
côtières dont ils surprenaient des individus isolés ou de petits
groupes. (l)"
Les besoins historiques des sociétés d'autosubsistance ne comman-
Idaient pas un développement de la pêche maritime trop liée à
l'aventure et au danger. Elle ne pouvait être qu'une activité limitée,
___~de circonstance. Son essor sera largement tributaire des fonctions
de navigation et de transport maritimes dont les peuples du Cap-Vert
et de la Gambie rompus à la technologie du commerce atlantique seront
les premiers bénéficiaires.
La conquête française de l'embouchure du fleuve Sénégal donnera
naissance et croissance à un nouveau foyer de pêche maritime avec
la création du comptoir de Saint-Louis. Deux groupes sociaux forte-
ment individualisés, les Lébu et les Guetndariens seront les prin-
cipaux acteurs de l'essor de la pêche maritime.
Les lignes de fracture de l'histoire de la Sénégambie pourront
dorénavant se lire sur son sol, sur son littoral.
(1) CJvr.orUque de 9u1.n..é.e de lwt.aAa, c.i.:Lée fKVl. Boulègue
p 110 :
"D~ lU>-t>aya de -t>' i!J1lpcut.e/l. de-t> no.uu, qui.. venai.en.t à
-t>a /l.encon.iA..e en piAogue el. ~-t>il à en cap:l.wz..eA. quai.A.J!.•• • "
37

---

Chapitre!
Situation des sociétés du littoral sénégambien
entre le XVIIe siècle et l'ère coloniale
L'histoire du littoral sénégambien traduit l'interaction entre milieu
et société qui dans une certaine mesure a influencé les faits sociaux
majeurs de l'économie maritime.
"
A partir d'une limite physique que constitue la région du Cap-Vert,
le littoral se partage en deux zones distinctes sur le plan écolo-
gique et économique :
- le littoral Nord ou la Grande-Côte, humainement et
physiquement a subi de foncières perturbations décrites
par la tradition orale et les auteurs anciens (voir
carte) ; tandis que le Sud semble garder une relative
permanence avant de connaîtr~le déclin et une certaine
stagnation de ses activités traditionnelles au XVlllo
siècle.
La Petite-Côte a été moins touchée par la dégradation
des conditions écologiques du littoral. L'essor de la
pêche maritime dépend de la mise en valeur du pays avec
la modification des fonctions économiques de ses régions
au cours de la transition du commerce atlantique à
f R'Co ~
(\\)0
l'époque coloniale.
al
38

---

Le commerce atlantique et la colonisation, tour à tour, ont impulsé
des mutations socioéconomiques fondamentales à la vie du littoral.
Aux tangomaos, gourmets, laptots et maîtres de langues du commerce
atlantique. la colonisation fait apparaître une nouvelle couche
socioprofessionnelle dans l'exploitation de la mer: les 1ébu et
guetndariens de la pêche maritime à côté des anciennes castes de
pêcheurs des estuaires et cours d'eau. les subba1be et somono.
Les pêcheurs 1ébu et ceux de Guet Ndar ne sont en définitive que
le fruit historique d'un processus socioéconomique contradictoire
dans l'évolution de la société sénégambienne jusqu'au XIX o siècle.
39

---

1
A- Le littoral Sud' du Cap-Vert aux Rivières du Sud i
La littérature portugaise et hollandaise donne une vision d'unité
d'ensemble de cette région densément occupée par divers peuples qui
ont en commun des structures politiques plus solides, des états
hiérarchisés,bâtis sur une économie solidaire entre l'intérieur et
le littoral. Les conditions géographiques permettent une plus grande,
sécurité dans le cabotage entre les villages ; les techniques de
navigation et d'exploitation halieutique s'y sont beaucoup développées
au XVll o siècle. Les grandes pirogues niominka servent au transport
de commerce, des guerriers et peuvent contenir plus d'une centaine
de personnes. La vue de ces grandes pirogues a effrayé plus d'un
étranger dans le Niomi et en Gambie où les populations étaient
capables de lever une forte armée rompue à la résistance contre
l'envahisseur.
De véritables villes-comptoirs du commerce portugais égrènent cette
côte (Refrisko, Gorée, Gimihemeri, Punto, Porto d'Ale, Punto Lugar,
Joala, Albreda ... ). La
croissance du courant des échanges suscite
un essor favorable à l'économie maritime. Les tangomaos et lançados,
descendants des Afro-portugais, intermédiaires du commerce européen
forment une nouvelle couche sociale dans les sociétés maritimes.
Auxiliaires du transport et de la navigation, laptots et gourmets,
ils seront à l'initiative des modifications de l'armement traditionnel.
Les populations du littoral du Sud associaient l'agriculture et la
pêche continentale , estuarine dont les produits transformés étaient
échangés avec les populations nomades de l'intérieur. La production
du poisson de Rufisque était destinée aux Maures du désert.
40

---

Les techniques de capture correspondaient aux besoins de la pêche
côtière: le harpon s'associait aux filets en coton et à l'hameçon
en os et plus tard en fer.
Mais l'agriculture demeure l'activité principale. Le temps des
travaux agricoles occupe les populations une grande partie de l'année.
Les techniques culturales (assolement-jachère) valorisent laferti-
lité naturelle des sols ; à côté des champs de culture, on entretient
des jardins; les terroirs sob des sérères en sont un exemple (1).
L'habitat est permanent toute l'année dans cette région, les cases
sont mieux bâties du fait de l'influence de l'architecture des
portugais, elles résistent bien à l'incendie. Les villages sont
considérables, les gens se livrent à la culture du riz. A la fois
agriculteurs et riverains du littoral, ils ont développé la vie
maritime et estuarine en mettant de grandes pirogues gréées qu'offre
le bois des arbres géants de Gambie (bentenye), en fabriquant des
lignes à partir de feuilles de l'aloë de Guinée et des nasses (2).
Les premières sennes de plage locales feront leur apparition sur
cette côte. La pêche, tout en conservant son importance n'a pas
gagné le large, elle reste côtière et largement pratiquée par les
peuples mandingue, sérère e~.wolof du Cap-Vert.
(1) P~-6.üvt : PaY-6CUL6 du Sbté.ga/., h/., ci.vil.i....6aliOfL6
aglta.iA.e-6 du CayOIt à .la Ca.6aman.u., Sai..ni..-Y/l..Û.X
1966
1
(2) Ad.a.rL.6on : ll.i.-6io.iA.e N~ du Sbté.ga/. - Bauch.€
p~ 1757 - 7ome. II - p 112
41

---

B- La Grande-Côte
Le cordon littoral, du Cap-Vert au Nord du fleuve Sénégal est une
région d'instabilité politique, de changements fréquents des
établissements de population. Beaucoup de villages mentionnés
sur les cartes anciepnes ont disparu aujourd'hui, de même que sa
configuration géographique a évolué. C'est une zone de brassage
de peuples divers, "dès la côte, la rive nord de ce fleuve est
peuplée de Fulos, gens policés et belliqueux . . . . les Maures de
Berbérie, sujets du Cherif, pratiquent avec eux, leur amenant des
chevaux ... Après les Fulos viennent les Jalofa (Wolof) qui
commencent à la rive du fleuve Cénéga pour s'étendre le long de la
côte jusqu'aux Berbecins et dans l'intérieur jusqu'aux royaumes
de Balam et de Borçalo .•• (1)".
L'histoire de cette région reste encore sombre ; toutefois sur
les cendres de la société des lamanes (2), naquit au Xll° siècle
un vaste empire, le Jolof, composé de provinces vassales (Waalo,
Kajoor, Bawol, Dimar, Tuube .•. ) qui s'émancipèrent de l'Etat central
(1) 7~, 1'10ll.CLlUJ : 'La deACIl.i.pLion de La cr5te
de Yu.in.é.e du Pbu? BaLta-!>aA. BG.IVl.e-i.A.a (1606)' - B-itan - XXXIV - B
n° 1,
1972, p 30-31
( 2) Lanza.n..e...t, : ma1.:f.A.lu, de La ûvvt.e, 2 ° cLa-!>-!>e. de nofUe.-!>-!>e.
ap~ la ta.m..i...U..e Il.oya-f.e..
42

---

au contact du commerce portugais au Xvo siècle.
L'éclatement de l'empire du Jolof est la conséquence du transfert
des voies commerciales traditionnelles du Maghreb vers l'Afrique
au profit de la voie atlantique. Au XVIe siècle, le processus de
décomposition du Jolof a atteint son
terme avec l'existence de
plusieurs Etats indépendants et rivaux. Sur le littoral, le contrôle
de l'embouchure du fleuve Sénégal constitue un enjeu entre le brak
et le damel (1) qui est consacré par le partage de la province du
Tuube en deux : le "Tuube des îles" au Waalo et le "Tuube en terre
ferme" au Kajoor.
La voie de pénétration qu'est l'embouchure n'intéresse pas seulement
le Waalo et le Kajoor, les puissances européennes vont elles aussi
s'affronter pour la maîtrise deI 'embouchure. On assista dès lors
à une nouvelle ère, celle des formes nouvelles d'occupation du
littoral et par delà l'ensemble de la Sénégambie avec en premier
acte la défection du Waalo de toute autorité sur le fleuve.
Comment se présente sur ce fond de crise politique le
littoral au XVIIe siècle ?
Autant la vallée du fleuve a constitué un lieu privilégié de
convergence de divers peuples nomades ou sédentaires, un grenier
à mil et une'/zone de pâturage, l'embouchure et son cordon dunaire
de la langue de Barbarie présentent une inhospitalité inouie :
milieu très amphibie formé d'îles et de lambeaux de terre souvent
(1) B/Z.ak id da.m.eL -!Joni. IU!/.)pe.cLi.veme.ni.. ..l.e.-6 mOfUVl.que..6
du. Waa1.o id du. Kajoo/Z..
43

---

ravagés par les inondations, la région n'en est pas moins hostile
sur son bord de mer; l'océan ouvre des chenaux très irréguliers
que les vents du désert recouvrent sans cesse avec ses dunes de
sable mouvant et la barre paraît repousser toute présence.
Avec ces conditions géographiques par trop défavorables, les
populations qui habitent cette région sont soumises de surcroît
aux aléas du fleuve et de la pluie, à la merci des invasions de
sauterelles ; "les régions ne manquent pas de vermine comme les
sauterelles qui en juin dévastent toute la végétation et beaucoup
de gens de l'intérieur meurent de faim, d'autres se vendent eux-
mêmes comme esclaves aux portugais pour conservation de leur vie,
comme en 1641 avec une grande perte d'humains (1)".
~ Fuyant alors les catastrophes naturelles et sans nul doute la chasse
1 aux esclaves,
agriculteurs et nomades viennent chercher refuge au
bord de la mer. Les gens de mer, touchés par la rareté des récoltes
et les greniers vides cherchent à se__~~!~__~'affaire par la
~pêche "et voguent avec leurs petits canots où trois personnes peuvent
s'asseoir, à une grande distance en mer, sans considération de temps
ou de vent. La pêche se passe avec certaine sorte de filets-de-jet,
de filets-à-puiser et de hameçons (2)". Ainsi la pêche en mer tient
lieu d'occupation circonstanciée, de survie dans une société où
l'activité économique est basée sur l'agriculture et l'élevage.
La société Wolof est essentiell~ment agraire, caractérisée par une
simplicité
des besoins matériels. "Les habitants mènent une vie
(1) 9. 7~ : u. Sénégal. ~ l' oeu.v1l.R.. d' Ol/A..i..ed
DappiVl. - Bi.1an - 7ame XXXIII - B - n D 3 - 1971 - p 17
(2)
•
•
p 531
44

---

tranquille, quoique pauvre, se soucient peu ou pas de quelque faste
ou grandeur, ni ne prennent fort à coeur le travail, mais n'observent
très diligemment gue leur
semaison ...
Alors chacun est sur sa terre occupé à la moisson, et celui qui s'y
montre négligent, provoque ainsi grand opprobe et déshonneur: car
les plus grands du pays rejoignent alors leurs ouvriers sur les
champs, en sorte que le plus élevé (de rang) et le moindre, petit
et grand, s'occupent à cet effet (1)".
Cette absence de complexité du mode de vie, "l'égalité matérielle
de fait" reflète singulièrement l'état de stagnation sinon d'arié-
ration sociale des habitants du littoral.
Le commerce local est fait d'échanges très limités, traditionnelle-
ment entre les produits de l'agriculture et de l'élevage. Une autre
industrie entre dans les transactions élargies : la production du
sel de Gandiol contrôlé par le Kajoor. Les produits de la pêche
fluviale, poisson séché non salé, alimentaient
le troc, il était
destiné aux populations éloignées des terres.
Point de concentration importante des populations sur le littoral
il n'y a ni centre urbain ni de grande cité marchande comme dans
le puissant empire du Mali. Il n'existe que de piètres villages
dont les plus grands ne dépassaient guère plusieurs centaines de
cases. L'habitat sur la côte est itinérant, il se présente sous
' w
forme de campement, de hameaux hors des saisons de travaux agricoles.
La permanence de l'habitat sur le bord de mer se fera sous la
contrainte de facteurs extérieurs au genre de vie et à la fragilité
de l'économie d'autosubsistance.
(1) 71U1manA1
op c-i.:.t.é. p 521
45

---

1
/
La fonction de complément que joue la pêche dans cette économie
n'implique pas un niveau de perfectionnement de ses outils ni une
importante spécialisation chez les Wolof du bord de mer.
46

---

C- Conditions d'émergence d'une économie
de la pêche
Si la pêche continentale du fleuve et des rivières
subvenait amplement aux besoins des populations, quelle pouvait être
la place de la pêche maritime surtout dans un endroit supposé redou-
table par l'existence de la barre? A quoi tiennent son développement
ultérieur, sa professionnalisation par des groupes côtiers issus
de la paysannerie alors qu'il existe des pêcheurs de métier
(subbalbé, somono et bozo) ?
Les facteurs naturels n'expliquent pas l'adhésion de groupes sociaux
récents à la profession de la mer quand d'un autre côté la division
sociale du travail avait donné naissance à un corps de métier de
la pêche.
L'insécurité qui règne dans les sociétés de la Sénégambie, due aux
guerres intestines, la chasse de personnes réduites à la captivité,
le refuge des populations en fuite sur la frange des zones d'éta-
blissement des comptoirs commerciaux et non vers les Etats théocra-
tiques musulmans d'idéologie égalitariste constituèrent les germes
d'apparition de nouveaux groupes sociaux et leur fixation effective
en des villages maritimes. Ces nouveaux groupes seront les auxi-
liaires obligés dans les fonctions portuaires des comptoirs fortifiés
passeurs de barre, laptots, interprètes et courrier du commerce
maritime du XV1° siècle à son déclin au X1X o siècle. C'est durant
cette période que se met en place sur le front de l'océan, une vie
économique maritime constitutive du fonctionnement général de la
formation sénégambienne marquée par les différentes phases de son
47

---

processus d'insertion dans l'économie capitaliste. Toute l'évolution
ultérieure de l'économie maritime sera commandée par les fonctions
assignées au littoral et seulement alors un nouveau bond va être
amorcé dans l'aventure de l'exploitation de la mer.
Quels sont les instruments qu'utilisaient les pêcheurs
en mer ?
La pêche en mer n'avait pas engendré une technologie propre. Son
armement provient de la tradition technique de navigation et de
pêche du fleuve,améliorée ensuite par l'adaptation de la techno-
logie européenne.
L'embarcation traditionnelle de pêche vient du fleuve. C'est un
petit canot "fait d'une pièce et d'un tronc creusé et fort léger.
Ils sont depuis dix jusqu'à trente pieds de longueur, sur un à
deux pieds de largeur et de profondeur, et sont terminés en pointe
par les deux bouts, ... un barreau de traverse, dont les deux bouts
fichés dans les flancs de la pirogue servaient aussi à les tenir
écartés toujours à la même distance .•. " Pour se déplacer, les hommes
utilisaient des pagaies "petites palettes de bois, faites en crois-
sant et attachées au bout d'un bâton dont ils se servent pour
ramer." (1)
..
Quand le vent était favorable, les rameurs 'montaient d'une ingé-
nieuse façon une sorte de voile qui leur sert de couverture, de
manteau, de jupe ou de ceinture, le pagne : on plante une perche
de dix pieds à l'avant, on la croise en haut avec un petit bâton
(1) AdanAon op cité p 53
48

---

.·
et on y étend le pagne. Cultru remarque aussi le port de la voile
et de huniers faits d'un pagne, sur le fleuve, la pirogue est
manoeuvrée par un homme debout à l'aide d'un aviron (pagaie), que
les grandes pirogues sont faites "de plusieurs planches sciées à
leur mode. C'est à dire à coups de hache ... et au lieu de clous,
ils cousent et joignent leurs cordages avec de fortes herbes et
roseaux (1)."
Avec l'extension du "métier" de passeur de barre, la pirogue s'est
améliorée pour mieux s'adapter aux conditions locales de la traver-
sée maritime. "Les bateaux de barre sont de petits bâtiments pontés
de cinquante à soixante tonneaux et quelquefois davantage (2)".
Pour mieux assurer leur stabilité lors du passage de la barre on
les équipe d'un lest. On entrevoit déjà la future pirogue guetnda-
rienne inspirée du modèle des embarcations de transport du commerce
atlantique vers la fin du XVIIe siècle; et c'est la fraction de
la population liée à ces activités de navigation qui en assure la
diffusion.
L'armement de pêche n'a pas évolué notablement même si le commerce
européen est en pleine croissance à cette période. Les instruments
de fabrication locale se composent de lignes faites de c~rdages
naturels, de filets et des nasses en fibre végétale, ensuite apparaît
le filet en coton importé et initié au XVIIe siècle par les commer-
çants européens.
Mais les conditions de progrès et d'expansion dans l'exploitation
(1) Cu.Li.A.u : "deux. iR..xt.e-6 -6wz. Le. Sénégal" - p/l..i.tace ck
C.A. Ritchie - B~tan - 70me XXX - B - n° 1 - 1968 - p 320
(2) Adan-6on, p 17
49

---

des ressources de la mer vont subir une vague de régression liée
à la traite esclavagiste et à la désorganisation sans précédent des
activités productives traditionnelles au XVlll o siècle. Ce mou-
vement de recul, sans être linéaire, affecte différemment les régions
du littoral ; il est plus accusé sur la Petite-Côte et en Gambie
où la complémentarité des productions se dégrade, les populations
du Sud ont déserté la côte pour échapper à la monstruosité de
l'esclavage du capitalisme mercantile. Par contre, dans les comptoirs
de Saint-Louis et de Rufisque l'activité maritime se développe.
On introduit la fabrication du salé-séché à côté du poisson séché.
Le commerce du sel gandiolais se maintient. Le centre de progrès
des techniques de la mer s'est déplacé vers le nord. De simple troc
avec les terres intérieures, le marché du poisson se structure au
niveau des comptoirs commerciaux où se créent des besoins nouveaux
que la pêche maritime devra satisfaire au fur et à mesure que reculent
les possibilités de la pêche continentale frappée par une exploita-
tion catastrophique du "mbaal-law" ou "caxal-tubab" senne de plage,
plus tard vers la fin du XIX a siècle.
La pirogue indigène se transforme progressivement. Les embarcations
se dotent d'éperons et sont bordées. La voile carrée unique est
adoptée.
L'essor de l'économie de la pêche maritime à Saint-Louis tire sa
force réelle dans la crise économique, politique et sociale de la
production et de la commercialisation de la gomme arabique 1830-
1850.
La véritable reprise de l'économie du littoral, dans son ensemble,
s'est placée durablement dans l'aménagement de l'économie de traite
coloniale à partir du XIX o siècle avec l'exportation des produits
primaires, l'édification des escales arachidières et des ports de
débarquement. Les villes coloniales toutes situées sur la façade
atlantique se gonflent de populations attirées par les fonctions
commerciales et monétaires de la côte. Les débouchés de la production
50

---

".
maritime s'élargirent avec la construction du chemin de fer en
1886. L'escale arachidière de Mbour sur la Petite-Côte deviendra
un nouveau pôle de production halieutique à côté de Rufisque, Dakar
et Saint-Louis.
L'économie de traite, repensée après les échecs de la colonisation
agricole, se chargera de liquider les structures autarciques des
sociétés sénégambiennes en mobilisant des masses de populations là
où elle les requiert. A l'instar des fronts de paysans, se dessinent
les prémisses des migrations contemporaines du XXo siècle des lébu
et des Guetndariens sur l'ensemble du littoral, de la Mauritanie à
la Guinée.
L'insertion du paysan et du pêcheur dans l'économie moderne est bien
déjà une réalité plus que séculaire quand le discours politique
dominant tente aujourd'hui de la réactualiser.
La route, en concurrence du rail, parachève la maîtrise du bassin
arachidier et ouvre le nouveau fleuron de la pêche : Kayar.
La logique de la production paysanne n'est plus destinée à satisfaire
une économie de subsistances, elle s'inscrit dans la ligne du dévelop-
pement inégal du capitalisme, d'abord dans le cadre fédéral de
l'Afrique occidentale, puis de l'impérialisme dans les Etats néo-
colonisés sous l'égide de la bourgeoisie bureaucratique. Plusieurs
phases coincident à des espaces de production délimités, une
injonction graduelle du capitalisme interne, d'abord exclu
de la
production maritime, vont s'articuler à la définition et au contrôle
d'un marché national du poisson.
Avant de soulever les aspects contemporains de la pêche maritime tels
qu'ils vont s'inscrire dans les exigences de l'économie mercantile
on peut s'interroger sur la place des pêcheurs dans la société Wolof
née de la décomposition politique et de la régression des forces
productives de la Sénégambie au contact de l'Europe.
51

---

Chapitre II
La place des pêcheurs dans la société Wolof
Pourquoi les pêcheurs de la mer sont-ils formés exclusi-
vement des Wolof et assimilés ?
Quelles sont les circonstances qui ont déterminé leur
orientation vers l'activité maritime, mais aussi l'abandon de
celle-ci à d'autres moments?
Comment expliquer le fait que les pêcheurs traditionnels,
de métier, tels les subbalbé, somono et bozo qui se sont très
nettement singularisés en tant que groupes socioprofessionnels avec
' /
leurs institutions propres (villages spécifiques, pouvoir et reli-
gion traditionnels), ne sont pas ceux qui pratiquent aujourd'hui
la pêche maritime?
Quelle est la place des pêcheurs dans la société Wolof ?
Quel rôle jouent-ils dans l'économie de la société Wolof, particu-
lièrement le long de la vallée du fleuve Sénégal et sur le littoral
maritime ?
52

---

Les Wolof et leurs voisins, les Tuukuloor appartiennent à des
sociétés hiérarchisées, des sociétés d'ordres et de castes. Ils
cohabitent avec
les Maures et les Pël, peuples éleveurs et nomades
de part et d'autre du fleuve, sur le pourtour de l'embouchure qui
relie le littoral. La hiérarchisation de la société chez les Wolof
(et les Serer) repose sur le système matrilinéaire tandis que chez
les Tuukuloor et les pël, c'est le système patrilinéaire et dans
ces sociétés l'organisation politique et sociale est traversée par
les relations de subordination entre la classe libre et la classe
servile, division sociale dans laquelle vient se plaquer le système
de stratification en castes professionnelles où la condition de
l'individu ne renvoie pas forcément à cette position de producteur.
L'histoire commune de ces peuples aux frontières mouvantes à la
faveur de diverses péripéties incite à procéder par une approche
comparée pour saisir leur dynamisme interne à défaut de consensus
sur des repères précis.
Cette reg10n constitue le théâtre de grands mouvements sociaux qui
onr altéré le processus de division sociale du travail, ont fait
basculer les Etats dans le commerce atlantique. Ce n'est pas seulement
une "intuition historique" dans l'évolution interne des sociétés
africaines que le XII o siècle constitue une rupture, mais bien plus
une période fatidique insoupçonnable qui "marque dans l'histoire
du Sénégal une phase de grands mouvements des populations qui nous
restent inconnus dans leurs causes (1)" et dans les conditions
. ~
de développement des Etats qui en sont issus. Une recherche pluri-
disciplinaire, collective d'une grande portée scientifique s'impose
pour projeter toute la lumière requise sur ce passé.
(1) B~y : op cité p 68
53

---

1
A- Situation de la pêche dans le Fuuta
Examinons la société du Fuuta, qui avec le Waalo connaissent des
institutions similaires, l'une et l'autre ayant subi des influences
rec1proques. Les subbalbé du Fuuta, les somono et les bozo prati-
quent la pêche continentale des fleuves, rivières et des estuaire~
en association avec l'agriculture sur les terres inondées.
Nous nous référons à l'ouvrage de Y. Wane sur la "stratification
sociale et la structure familiale des Toucouleur du Fouta-Tooro".
L'auteur distingue au sein de la société douze castes fondamentales
qu'il considère plutôt comme des catégories sociales complexes,
juxtaposées qui ne se différencient pas très nettement les unes
par rapport aux autres. S'il souligne la correspondance entre la
configuration de l'espace villageois et la répartition des catégories
sociales en fonction directe du rôle d'encadrement ou de production
économique, c'est finalement en tant que classes d'ordres, c'est-
à-dire au niveau politique qu'apparaît la stratification de la
société tuukuloor. "Les castes de l'encadrement social s'installaient
au centre de l'agglomération, tandis que les castes productrices
se situaient à la périphérie, et d'autant plus éloignées du centre·
que leur fonction économique les mettait en contact étroit avec la
nature dont il fallait en conséquence se rapprocher (1)". Mais là
(1) (Jan..e. : Le-6 70ucou1.e.wt-6 du 10ui..a. 70/1.0. Sf.A.ali/.-ica:t.i.on
-6ocia.te et -6f./I.uci.wr..e tam.i..1..i.ale - iJa.kaA. - 11AN - 3-4 - 1966 - p 29
54

---

ne s'arrêtait pas la distance par rapport au pouvoir politique car
les castes productrices étaient consignées à la périphérie pour
défendre le village contre l'envahisseur; ce qui n'était pas chose
rare à la période des monarchies guerrières.
Ici l'analyse de Wane, en opérant une dichotomie formelle, en évi-
tant de mettre en relation le niveau politique et le niveau socio-
économique occulte tout le processus historique de différenciation
sociale du Fuuta-Tooro en société de classes.
Les castes périphériques et les badoolo étaient les premières
victimes des razzias et des catastrophes naturelles. Comme les
castes productrices, les nouveaux arrivants étaient installés aux
entrées des villages exposés à l'attaque ennemie. Nous verrons ce'
dispositif d'installation des nouveaux venus dans l'établissement
de Guet Ndar.
Mais les castes, en tant que processus de division sociale du travail
ont fait leur temps avec la régression des villages spécifiques à
caste unique, servile ou professionnelle. Ceci est révélé par
l'ambiguité de la position des subbalbé dans la société d'ordres
les pêcheurs se trouvent dans une situation charnière entre les
catégories sociales dirigeantes et artisanales. Ils appartiennent
en théorie à la première et sont exclus socialement de la seconde.
En fait le problème se situe ailleurs, et Wane le laisse entrevoir'
dans les différenciations sociales qui ont traversé le groupe des
pêcheurs et le changement politique en général dans la société
tuukuloor. Les subbalbé partagent avec les toorobbe (1), les
(1) 7ooll.ot.e...e :
(/.Jing 7 oOll.oodo) 1
fTlCL.l:tJte./.J du c:.uLi..e i/.:,fmni..que.
I}Jl.OP~ ~, cuf.tivai...e..tvtA /.JaJ1./.:) Û!.AA.R-.
55

---

sebbe (1) et les jaawambe (2) le pouvoir politique, ce sont les
cadres de l'encadrement social, c'est le groupe des Rimbe (hommes
libres et dirigeants). Il n'y a pas coexistence des différentes
couches rimbe dans la détention du pouvoir. La conquête du pouvoir
politique est jalonnée de conflits où les anciennes fractions
dirigeantes ont été évincées au profit ultérieur des Toorobbe
des Etats théocratiques musulmans. On peut avancer, qu'à l'origine,
les subbalbé détenaient le pouvoir traditionnel (politique et religieux),
ils ont été progressivement destitués par les sebbe à l'époque des
monarchies militaires qui à leur tour ont été défaits par le courant
réformateur représenté par les Toorobbe avec la complicité des
jaawambé.
(1) -6e.M..e : (-6i.ng : ceddo) : g~
( 2) ja.awa.rnP..e : g/LOUPe. m.i.nott..i..ta.i.A.e .i.-6.f.cun.i.-6é. d' o/L.igi.ne.
é.i.AangèAe., de.-6 cO~an/.).
56

---

B - La décomposition des structures lignagères
en société Wolof
Il faut reconsidérer l'époque des sociétés lignagères pour comprendre
la décomposition sociale de la formation sénégambienne à partir du
XVIIe siècle. Les populations subirent durement l'exploitation et
la violence des monarchies militaires hypertrophiées. Ce fut le règne
de la barbarie, de l'anarchie et de la félonie où les hommes libres
et les paisibles travailleurs ne trouvèrent de solution salutaire à
leur existence que dans la fuite et l'abandon de leurs occupations
essentielles. Les nouveaux points d'établissement n'étaient formés
que par un conglomérat d'hommes aux moeurs différentes; les nouveaux
arrivants se fondaient au sein des regroupements aux centres des
royaumes mieux protégés. Ils subirent une acculturation comme ils
pouvaient influencer la société d'accueil. Les reconversions devaient
être courantes, elles permirent d'oublier, d'effacer un passé
récent chargé. La condition de l'individu se déchargeait d'une p~rt
du fardeau institutionnel qui cantonnait la personne humaine dans
un carcan. Dès lors de nouvelles conditions de libération des forces
productives, de reconnaissance de l'artisanat et de foyers culturels
se dessinaient dans les centres urbains protégés de l'intérieur et'
'/
dans les comptoirs fortifiés.
L'exemple des sociétés de pêcheurs traditionnels, les subbalbé,
permet de rendre compte de l'aspect interne de la déconfiture des
structures lignagères de la Sénégambie. Au sein du groupe une
différenciation sociale s'est opérée, tous ses membres ne deviennent
pas forcément pêcheurs ; le clivage social est familial. Certaines
familles se sont arrogé des prérogatives particulières qui les
excluent de l'activité productive.
57

---

Ainsi plusieurs couches sont apparues :
- les familles Gay fournissent l'aristocratie politique,
ils ne pêchent pas le poisson ;
les Saar sont les détenteurs du savoir magique propre
aux subbalbé ; elles constituent le clergé de la religion
traditionnelle
- les Jeey, par contre, auraient choisi de chanter les
louanges et les exploits ;
- au sommet de la pyramide, on retrouve le doyen des
pêcheurs, le seigneur suprême, le Jaaltaabé.
La grande masse du village, les baadoolo, forme les pêcheurs auxquels
se joignent les miiskineebe, c'est à dire les toorobbe sans primauté
ni considération, les cultivateurs sans terre. Ce qui fait dire à
Wane qu'''i1 n'est pas rare de voir des miikineebe jeter leur qualité
de toorobbé par-dessus bord et se livrer ouvertement à la pêche,
ce qui équivaut à déchéance pour un toorodo de souche (1).
La pêche sur le fleuve Sénégal ne revenait pas exclusivement aux
subbalbé ; dans le royaume de Waalo, les wolof s'y livraient et
connaissaient des structures correspondantes à celles de Tuukuloor.
Certains subbalbé, selon Wane, seraient d'origine wolof. En tous
cas, on retrouve les mêmes patronymes de pêcheurs dans les deux
ethnies (Faal, Gay, Gey, Jaaw, Jeey, Joop, Mbooc, Njaay, Saar, Seek,
~al .•. ), les mêmes formes de croyances~F~l~~ieuses et les rites
d'ouverture des campagnes de pêche.
On doit avoir en vue dans les transformations sociales du Sénégal
préco10nial, la base concrète sur laquelle l'existence socioéconomique
(1) Wane : op cité p 35
58

---

perpétuait son activité. La vie dans le Waa10 et au Fuuta dépendait
du régime du fleuve et de l'exploitation dont il était l'objet. Les
gens tiraient leur existence sur le fleuve et sur les terres arrosées.
Dans cette situation la pêche n'avait pas simplement une position
complémentaire par rapport à l'agriculture, la pêche était une
activité permanente, tandis que l'agriculture n'occupait les paysans
que deux fois par an
en novembre pour la culture du gros mil sur
les terres inondées et en juin pour celle du petit mil soumise à
la pluviométrie. Le travail de la terre ne nécéssitait pas un inves-
tissement de temps considérable, ni une mise en oeuvre d'une culture
technique développée, complexe. Le travail matériel qu'engendre
l'extraordinaire fertilité des terres fait appel à une simplicité
des instruments et à une faible dépense de temps que certains
observateurs étrangers n'hésitèrent pas à qualifier de quasi-oisiveté
générale des populations.
L'essentiel des travaux agricoles se passait après le retrait des
eaux sur les terres waa10 au moment du piquage du gros mil. Tout
le village participait aux travaux, du seigneur au paysan. La terre
appartient à la communauté, elle est gérée par le 1amane, aîné du
lignage. Les terres sous le régime 1amana1 ne faisaient pas l'objet
d'appropriation privée; la tenure est 'familiale, seules deux règles
juridiques organisaient le système foncier :
- le momee1u daay
droit communautaire par le feu où le
1amane apparaissait comme le titulaire
du droit de feu (boroom daay) et,
- le droit d'exploitation familiale sur les parcelles
attribuées par le 1amane, apprêtées et entretenues par
le maître du droit de hache (boroom ngajj), le chef de
famille.
Les familles n'avaient qu'un droit d'usage, elles ne pouvairent aliéner
59

---

les terres concédées pour leur subsistance (1) même si elles sont
transmissibles par voie d'aînesse.
Le momeelu daay, droit originaire revenant à la communauté lignagère
est la règle fondamentale. La gestion des terres, leur répartition
entre les familles du lignage et la fertilisation économico-magique
renforçaient la prééminence sociale du lamane sur le lignage ; il
percevait une redevance modique, symbolique sur les terres des familles
du groupe. Par contre, les familles étrangères payaient elles un
droit d'établissement sur les parcelles attribuées, le ndalu, une
redevance élevée et renouvelable par un droit de rachat par l'héritier.
En outre, les redevances annuelles pesaient sur les récoltes des
familles étrangères au lignage. En fait, ces diverses perceptions
constituent une rente sur le patrimoine, "elles sont bien en défi-
nitie le prix payé pour l'attribution et l'exploitation de la terre (2)".
Elles seront la cause de la segmentation de la fonction de lamane
en lamane-rog (lamane exécutant) et en lamane-joxan (lamane respon-
sable). Dès lors s'opéra une hiérarchisation au sein des lamanes
et plus les bénéficiaires furent nombreux plus le surplus prélevé
devint exorbitant pour la communauté, surtout en période de dévas-
tation des récoltes par les invasions de sauterelles. Le niveau
d'exploitation du surplus entre les lamanes fut aggravé et donnait
lieu à des conflits entre les lamanes de plus en plus aigus avec
l'avénement de la monarchie du Jolof au Xlllo siècle.
Les choses ne devaient guère être différentes au nivea~~de l'exploi-
tation du fleuve, mieux elles devaient être plus compliquées encore
qu'on ne le pense en raison de son importance vitale car il commande
(1) A.B. Diop, La ~ociété WoLol - ~ - 1981 - p 122
(2) B. Diop p 124
60

---

toute l'existence de la vallée y compris les terres de culture.
La pêche est une activité largement pratiquée, très tôt
spécialisée dans la société lamanale. Comment est-elle structurée ?
Quels sont les rapports de production dans la pêche à
l'époque lamanale ?
Le récit mythique, constitutif de la légende sur le pouvoir monar-
chique au Jolof, sur le partage des
poissons nous révèle l'impor-,
tance que la pêche devait revêtir dans la société wolof lamanale,
l'ampleur des conflits sociaux et le pouvoir de justice que la
monarchie s'est arrogé au détriment des lamanes, du pouvoir tradi-
tionnel. En résumé, Njaajan Njaay, le premier roi du Jolof aurait
mis fin au conflit sur le partage des poissons qui était source de
querelles interminables en ayant procédé lui-même au partage qui
provoquait la société (1). Ce conflit qui oppose dans la tradition
orale des enfants n'est que la traduction sur le plan social de la
lutte polit~que entre les lamanes pour s'accaparer un pouvoir
suprême au-dessus de tout autre. Cette crise politique trouve son
terme dans l'émergence d'un pouvoir central confisqué par le premier
buurba Jolof.
Au départ dans la société waalo-waalo, le seigneur de la pêche, le
Jogomaay
réunissait dans sa personne les fonctions de maître de
(1) lI.e.nA.i. yaduL, •Légend.l!.-6 d
COULU/MA Sénéga1..a..iAu·
·C~ de. IjO/l..O D.iQJlJ·, n..evu.e d'e.:lhn.og/l..aph..ie. d
de. -6oc.iolog..ie - 1912 -
n° 3-4, p 6
61

---

la terre et du fleuve. "Il s'occupait de la pêche, des redevances
i percevoir sur les pêcheurs, des terres inondées par les crues (1)".
Par conséquent, le maître des_eaux était un personnage central au
Waalo et se distinguait parmi ses pairs. Il sera aussi reconnu comme
un important dignitaire sous la monarchie. En effet, le seigneur
de la pêche assumait les fonctions de régent pendant les interrègnes,
il présidait l'assemblée, "toutes les réunions, toutes les audiences
de la cour se faisaient dans la demeure du dyogomaay ... il était
rattaché personnellement au roi (2)."
Il détenait un pouvoir de justice comme le lamane, i côté de lui
venait un second personnage, le montel, chef des pêcheurs qui
conduisait dans sa barque le roi lors de la cérémonie d'intronisation
par le bain de sacrement au marigot de Kham. Le roi devait au cours
de ce rituel au marigot "retirer un poisson qu'un serviteur prenait
soin de lui glisser (3)".
Nous saisissons donc i
travers le mythe du partage des poissons dans
l'émergence de la royauté et le symbolisme de l'investiture du
nouveau monarque, l'importance des pêcheurs et le rôle de fécondité
de l'élément aquatique dans la société du Waalo. Nous savons aussi
que le groupe des pêcheurs s'est différencié avec un chef suprême,
\\
le jogomaay, un chef des pêcheurs, le montel et le reste composé
des badolo.
Le seigneur de la pêche, grand maître des eaux est un homme de statut
(1) A.B. Diop p 141
(2) BQ./VLY, p 101
(3) BQ./VLY, p 96
62

---

libre (jambur), qu'au sein du gouvernement central du Waalo, il
faisait partie des trois ministres issus des jambur ; il ne parti-
cipait pas à la pêche, ce rôle revenait au montel qui dirigeait
la pêche. Les titres de jogomaay et de montel appartenaient à
certaines familles et le reste des familles du lignage devait
constituer les pêcheurs.
Est-ce que la pêche se faisait sur une base strictement
familiale, ou bien était-ce une pratique collective ?
Nous pensons qu'il faut distinguer deux types de pêche
une pêche collective, sous la direction du montel qui
dirigeait les pêcheurs sur les lieux comme nous le
connaissons de nos jours sous la forme du "gubaal",
brigade de pêche. Les pêcheurs devaient être répartis
en divers territoires de pêche affectés à chaque famille.
Ces territoires comme les terres de culture ne faisaient
pas l'objet d'appropriation privée, mais étaient assu-
jettis à une taxe de redevance qui porte sur le produit.
Nous ignoron~ le terme et la qualité de la redevance
l'impôt concernait-il le produit frais ou le produit
transformé car cette pêche débouchait sur les échanges
circumvoisins.
et une pêche de subsistance
c'est une pêche individuelle
et quotidienne.
Les instruments de pêche ne devaient pas être très diversifiés, et
s'apparentaient aux outils et techniques de chasse et de piégeage.
Ce seront surtout des nasses et des barrages à côté des filets de
jet et des épuisettes en matière végétale.
La pratique collective de la pêche était rendue nécéssaire par les
63

---

dangers que constituaient les animaux aquatiques (crocodiles .•. )
et elle nécéssitait la présence d'un personnage doté d'un pouvoir
surnaturel capable d'écarter ou d'annihiler tout danger. Ce
personnage comme la gente dont il est issu ne pouvait condescendre
socialement dans la position des castes artisanales.
Si nos indications sur la pêche et sur les rapports de production
entre pêcheurs sont maigres, nous avons des éléments d'information
sur la religion traditionnelle à tra~rs le rituel paganiste du
sacre du roi et sur l'adoration d'un génie naturel.
Il existe entre le pêcheur et le fleuve une interdépendance organi-
que faite d'affinité à l'eau et d'une maîtrise suprême de celle-ci.
WMon père a été retenu par les wtuurw (génies) un
après-midi , il passa la nuit dans le fleuve jusqu'au
lendemain. Les gens firent des plongées, ratissèrent
le fleuve avec des filets pour le retrouver, en vain.
Mon grand-père ordonna de cesser toute recherche,
de laisser son fils tranquille parce qu'il est
retourné dans sa demeure,.
Le lendemain soir, les wtuurw le déposèrent allongé,
recouvert d'un pagne sur les berges du fleuve.
Au petit matin, on le retrouva dans cette position
et on lui demanda s'il était,pien Ma1ick Gay, ce à
quoi il répondit affirmativement. Hon grand-père lui
demanda d'où il était, il répondit qu'il était de
chez nous. Il lui demanda si ses ancêtres ont fait
ce qu'ils devaient lui faire, il répondit oui. Alors
mon grand-père lui dit qu'il était sauvé et qu'il
peut partir maintenant ••• w
Le pêcheur pense que le fleuve est habité par des êtres vivants qui
méritent le culte du respect et de l'adoration. L'univers aquatique
nourrit l'homme (pêche-agriculture), sert de lien de communication
64

---

entre les hommes, c'est la demeure des génies et des animaux utiles
à l'homme mais aussi des génies et des animaux dangereux pour le
commun des mortels. Le pêcheur distribue fréquemment des offrandes
aux esprits protecteurs de l'eau avant de partir à la pêche ou
avant de mettre les pieds dans le fleuve ou la mer. Le pêcheur est
sous la tutelle et la protection de son "tuur" ; c'est pourquoi les
Gay qui ont pour protecteur le serpent offrent souvent du lait et
le vieux pêcheur octagénaire A. Gaye poursuit :
·i1 arrive qu'il nous rende visite non pas dans une
forme humaine mais apparaît sous la forme de serpent,
à mes côtés. C'est pourquoi nous ne le tuons pas ni
n'assistons là où il est massacré.
Quand il apparaît, je lui procure du lait caillé
que je dépose dans un coin retiré de la maison. Après
s'être abreuvé, il disparaît aussitôt ••• ••
C.I.A. Ritchie signale le culte de la couleuvre aux environs de
Saint-Louis (1) au XVIIe siècle.
Cette disposition entre le pêcheur et l'univers aquatique se retrouve
aussi chez les subbalbé (cubalaagal). Cette sensibilité du pêcheur
à l'eau est contenue dans la possession d'un pouvoir magique, un
savoir incantatoire (jaat) qui donne au pêcheur une puissance magique
variée
elle remplit plusieurs fonctions
- une fonction défensive : elle assure la protection contre
les génies redoutables et les animaux dangereux, elle
apporte la chance ;
une fonction offensive : jeter un mauvais sort, interdire
toute capture dans un même territoire à un concurrent ;
(1) iü.:tch.i..e., "Deux:lex.:f..e.-6 -!>Wl. Le. Sé.néga1." p 318
65

---

- une fonction thérapeutique : elle sert de calmant,
d'antidote (mocc) ; à soigner les maladies mentales
- une fonction de secourisme : repêcher un noyé.
66

---

Conclusion
Les difficultés pour saisir la culture technique du pêcheur et la
fonction socioéconomique de la pêche tiennent aux traumatismes nés
du passage de la société lamanale à la société monarchique. La
violence était à l'ordre du jour, elle frappait la grande masse des
travailleurs, des paysans et des pêcheurs, des artisans comme des '
esclaves. Nul n'échappait à être réduit à la condition servile,
"les badolo comptaient comme de grandes faveurs à leur égard les
simples exactions, car la visite (des princes) dans les contrées
était marquée par les plus terribles violences et la plupart du
temps, des personnes libres étaient prises, étaient rendues captives
sans motif et vendues aux Maures, aux négriers ou à d'autres étrangers
pour se procurer des chevaux, de l'argent, de la guinée et du sangara
(eau-de-vie de traite) (1)".
La société traditionnelle Wolof a été profondément secouée par ces
événements dramatiques qui ont inhibé tout effort de perpétuation
de sa civilisation matérielle et technique. L'individu ne trouvait
plus de rang social ni de condition où il pouvait se retrancher.
Les structures sociopolitiques anciennes et le système social
corrélatif (castes, endogamie) furent remaniés au sein des unités
spatiales reconstruites par les populations fuyardes. Les nouvelles
entités villageoises caractérisées par une identité éclatée furent
(1) Ro~.t>e.au : • Le Sénégal. d' au:lA.e./.o.iA. l:iu.d.e. .t>wz. Le
Maalo·, .~ de. ~o~o Diao·, p 167-168
67

---

contrôlées et organisées en fonction du commerce atlantique. Sur
la dépouille de la société pourrie et décadente des monarchies
ceddo prenait germe une nouvelle division sociale du travail avec
pour voie et pour référence idéologique, l'Islam. C'est dans cette
perspective que les sociétés sénégambiennes vont se trouver placées
à la croisée des feux des révolutions théocratiques "toubenan" (1)
et de la conquête coloniale pendant quatre siècles, du XVII o au
XX o siècle.
L'Islam en récupérant
les anciennes formes de représentations
collectives et mentales se présentera en facteur d'unification
sociale et de vecteur de mobilité socioprofessionnelle tranchant
avec l'ignominie de l'aristocratie guerrière et le passéisme de
l'ordre ancien,
"inna mal momi noun ah watoun" (2)
La nouvelle ethique sociale fera d'un homme libre (geer) le laudateur
de la foi musulmane (gewalu yonent), d'un artisan un marabout.
Ayant défait les notabilités traditionnelles, le système colonialiste
va trouver
dans l'Islam un partenaire privilégié, un auxiliaire
de sa domination de la Sénégambie.
'.
(1) SUA. .le -6uccè..6 du mouvement iou8..2.nan d
.le /Lègn€
du
p~ ~atoutique de 1673-1677 - vo~ B~ p 135-159
( 2) 7oU-6 .f.e.-6 mU-6u1.m.a.n-6 .!Joni. é-gaux - en.iA...eLi..en n° 7 -
V.i.eux gay.
68

---

Partie Il
Les pêcheurs de Guet Ndar

---

;
.
Chapitrem
Histoire économique ~t sociale de Guet Ndar
àpartir du XVIIe siècle
Les habitants deGuet Ndar
et les lébù du Cap-Vert sont connus pour
avoir fait de la pêche maritime leur métier, pour avoir fait école
sur toute la côte de l'Afrique occidentale; on les retrouve depuis
la Guinée en passant par la Côte-d'lvoire,jusqu'au Congo.
Cette commune destinée des deux populations est très certainement
le point d'aboutissement d'un long passé collectif chargé d'errance
et de quête de sécurité vers une bonn~ côte hospitalière.
S'il est permis d'établir leur ancien habitat le long de la vallée
du fleuve, au pourtour des cours d'eau (marigots et lacs), on peut
~.Vfmcer que l' p.chelle chronologique de leur--s di vers~s JTIi~r~tion~ l';e
situe dans la même période historique. Tout porte à considérer que
les lébu et les guetndariens
font partie du même mouvement d'exode
progressif qui a commencé entre le XO siècle et le X111° siècle sur
la rive droite du fleuve Sénégal où ils ont été chassés par les
invasions des tribus hassanes du désert avant leur islamisation
par la seconde poussée de l'empire Peul (Pë1) du Fuuta-Toro au
xvr siècle.
70

---

Leur émergence dans l'histoire soci~conomique de la Sénégambie
en tant que groupes sociaux particularisés de la pêche maritime
serait à mettre en relation avec la création des comptoirs fortifiés
du commerce atlantique, tout au moins en ce qui concerne Guet Ndar.
C'est dans la mouvance du comptoir de Saint-Louis au XVIIe siècle
que le village de Guet Ndar tire son existence dans la sécurité
loin des foyers exposés au pillage, aux guerres intestines des
monarques de Waa10 et des tribus maures, loin de la chasse à l'homme,
et son orientation progressive vers la mer avec le déclin de Saint-
Louis au XIXo siècle.
Nous suivrons cette évolution dans l'histoire économique et sociale
du village, dans les relations du Guet Ndar avec Saint-Louis qui
l'intègre dans sa dépendance au XVlllo siècle et dans les fonctions
que lui assigne le système d'expansion coloniale dans le dispositif
de Saint-Louis. Nous terminerons cette partie en étudiant les trans-
formations récentes de la pêche maritime et les mutations socioéco-
nomiques des pêcheurs de Guet Ndar.
71

---

ORIGINES
DES MIGRATIONS DES POpULATIONS
DE GUET-NDAR
Oci.n
+
~
1
GANAR
~c"
1>//-
......,
N
~~/V
osso~
Lls.ndt{
1 t.nu de Pp.v."one:.
Dodie
Nord~ Ouesl du Walo (Séné al)
9

---

A - Origine et peuplement
Nous ne possédons aucun témoignage écrit sur la création du village
de Guet Ndar, ni aucune mention spécifique de son existence dans les
documents des anciens voyageurs avant l'établissement français .sur
l'île qui fait vis à vis au village. Nous devons recourir à la tradition
orale en la replaçant dans le contexte historique de la région du
Tuubé qui fait l'objet de multiples convoitises au XVll o siècle
jusqu'à sa domination complète par le comptoir de Saint-Louis.
La province du Tuubé est divisée en trois parties au moment de la
dislocation de l'empire centralisé du Jolof au XVl o siècle:
Tuubé Leybar. Tuubé \\olaalo et Tuubé Kajoor.
La rivalité entre le
brak et le damel pour la riche possession des terrains salins du
Ganjool
et pour tirer profit du commerce portugais suscita le dépla-
cement des populations des terres du damel vers les terr~.s du brak
mieux protégées par leur site dans le Tuubé des îles. Les populations'
du Tuubé fondèrent de nouveaux villages sur les îles où ne pouvaient
accéder ni le damel ni le brak : "Les gens de cayor ne peuvent rien
sur l'eau. s'ils veulent nous imposer, nous irons demeurer da~s
l'Ile ; le brak du Oualo ne peut rien sur terre, s'il veut nous
imposer dans l'île, nous retournerons à Leybar" (l).
Ce va et vient des populations persécutées par le despotisme des
rois locaux est une constante dans l'histoire du Tuubé ; les villages
sont temporaires, précaires, l'habitat sommaire, ce qui incite à
une prudence,
à une approche circonstanciée et nuancée.
(1) Rou/)/)eau : Le Sénégal d'a.ui.A.e..toiA. E..i..u.de. /)wz. le 7ouP...é.
BCé.HS - 7orne Xl V - PCJ./I...i/)
Lruto/)e 1931 - p 341
73

---

f • La londaUon du vülage de Guet Ndar
Le peuplement de la reg~on du Tuubé est déjà très ancien quand se
constitue l'Etat indépendant du Waalo au XVl o siècle qui sur le
plan politique l'influencera beaucoup sans le dominer totalement.
La province autonome du Tuubé est déjà une zone de confluence de
plusieurs vagues de migrants, auXII~ siècle, dont une fraction créa
le village de Guet Ndar à une période relativement antérieure à
l'islamisation des populations du Waalo
La tradition orale se souvient
de l'origine des premiers occupants du village et les conditions du
mythe qui le perpétuent. Un vieux pêcheur du fleuve, descendant de
la branche des fondateurs du village nous en fait le récit :
W à
l'origine, quand nous sommes venus habiter ici,
c'est mon ancêtre Sajara Jopp qui a quitté le Waa1o.
Notre Tuur (génie ancestral) l'avait appelé à Xomak
et lui ordonna de se lever, d'étendre ses bras, de
se tourner vers le Sud en suivant sa main droite, de
continuer jusqu'à la rencontre d'un obstacle d'eau,
·i1 marcha ainsi jusqu'à la rivière qu'il traversa,
il escalada les dunes et decendit vers la mer. Là,
il s'exclama en découvrant l'océan qu'il n'avait
jamais vu auparavant 1 il trouva beaucoup de poissons
gisant sur la plage. Les esprits lui dirent alors de
continuer à longer la plage jusqu'au nouvel obstacle
d'eau, et là il bâtira sa demeure ••• •
Ce récit nous permet de saisir le lieu de départ de l'émigration
des premiers habitants de Guet Ndar et la configuration géographique
de l'endroit d'élection de leur résidence.
Xomak désigne une source d'eau appelée aussi lac Kayar situé entre
la rive droite du fleuve et l'océan, dans la province septentrionale
du royaume du Waalo, aujourd'hui, la huitième région de la République
74

---

-
Islamique de Mauritanie. C'est aussi le lieu de culte traditionnel
où les populations vont consulter la divinité locale. On peut avancer
qu'à cette période les populations concernées n'étaient pas encore
gagnées à l'Islam et très certainement la poussée du mouvement
réformiste constitue une des raisons de leur exode vers des terres
plus sûres. La pression de ce mouvement pour convertir de force les
peuples noirs du fleuve Sénégal culminera à partir de 1673. Les
Guetndariens font partie de ce grand courant de migrations des popu-
lations noires dont la tradition historique place le point de départ
sur la rive droite du fleuve; qu'ils se seraient "installés' beaucoup
plus tôt que les Lébu sur une côte favorable. et wolofisés de façon
plus profonde et plus rapide ... " (1).
Comment se présente la nouvelle résidence ?
Le site de la langue de Barbarie est bien protégé. sa défense rela-
tivement facile à assurer grâce aux chenaux que la mer ouvre sur la
côte pour donner des lambeaux de terre entourés d'eau comme le
chapelet d'îles du delta du fleuve. Pour accéder au site par le Nord.
il faut traverser le marigot des\\Maringouins (1° obstacle) et dans
la partie méridionale. l'embouchure et ses ouvertures intermittentes
constituent une déroute (2° obstacle) ; à l'Est. le bras du fleuve
forme une frontière avec la terre ferme. à l'Ouest. l'océan présente
une redoutable barre qui nécéssite/la collaboration de riverains
pour aborder la côte.
Nous retrouvons une description voisine de la situation géographique
de la langue de Barbarie au XVIIo siècle dans la relation de Lavanha
(1) Balan.d.i...eA. ...;, f'leA.ci.e..tt : PaA.li~ eL é.vol.u:Li..on :
_
~ pê.c.h.e.uM Lé.P..ou - é.f..u.det, Sén.iga.f.a.i../.)e/.> n° 3 -Sai.n.:l-Lou.iA 1952 p 12
75

---

~
marln90ulna
Cartes (Barbey 1967)
~ Ile Thior
1 H~~
Iles de Del
Ile Sor
1 ~3tÂ-~,
Ile aUI
1 11J:1~
an91ais
/1 Emplacements succes-
sifs de la barre (d'après
Joire)
3_ CARTE DE BallAT ( 1853 )
._ CARTE ACTUELLE
1 : Marigot colmaté vers le milieu du X1Xo siècle
Evolution de la barre entre
Njajer et son embouchure fermée par Bel Xasan
1790 - 1870

---

qui avait mission d'établir une base de pénétration vers l'intérieur
afin de protéger le commerce portugais : "Le çanaga (Sénégal) a deux
embouchures formées par un bas-fond d'argile dure et noire, qui
s'étendant le long de la côte du Nord au Sud et divisé en deux parties,
laisse deux accès libres vers le dit fleuve, l'un étroit et de peu
de fond, au Nord, et l'autre plus large et de plus de fond, au Sud-
Ouest. Ce bas-fond est recouvert à marée haute et découvert par endroits
à marée basse, et sur son bord Est, entre les deux embouchures, se
trouve un banc de sable haut et toujours découvert, le long duquel,
du côté du levant, mouillent les navires qui entrent dans ce fleuve (1)".
Dans sa course éperdue vers la mer, le fleuve s'est créé
des débou-
chés évolutifs qui défigurent son delta (pseudo delta) au point que ..
l'on parle de plusieurs embouchures dont la plus ancienne serait à
quelques dizaines de kilomètres au Nord de Saint-Louis; il n'est
resté de cette première ouverture Bel Xasan aujourd'hui colmatée que
le lit du marigot de Njajer ou marigot des Maringouins (1° obstacle)
qui se jetait à la mer, étroit et peu profond plus facile à traverser
que l'embouchure du Sud-Ouest (2° obstacle) que les premiers habitants
de Guer Ndar ne franchiront pas. C'est donc de cette embouchure
fossile que se souvient la tradition orale dans la fondation de
Guet Ndar, que Boilat mentionne en 1853 et signale l'emplacement de
'.
la barre de 1801 face à l'île de Babagueye au moment où Blanchot
repoussait l'attaque anglaise de cette même année. Le souvenir de la
traversée du premier obstacle est porté dans l'appellation d'une
rue du centre du village (Njajer). A partir de cette période, on
constate que l'issue du fleuve s'est
déplacée au niveau de la partie
méridionale à plusieurs moments, qu'entre 1870 et 1959, trois
situations se présentent (2) :
(1) J. BouLègUl!. , /UZl.atiofU> du. pou du. tleuVl!.. SénégaL de.
J. B~o~a, taite ~ J.B. Lavanha (v~ 1600)
But. IrAN, 29, n° 3 -~, 1967 p ~99
(2) r. B/tigau:i: Conna..iA~QJ1.c..e. du. SénégaL: hydAog/taphi..e .in
é.tud.e~ Sénéga.la..iAl!..~, n° 9, ta~c2 - C1WS Sai.ni-LouiA 1961
77

---

- avant mars 1959, une autre ouverture s'est faite à
l'extrémité du cordon à 27 kilomètres de Saint-Louis
- en 1959, l'embouchure se trouvait à 17 kilomètres de la
ville ;
- à la fin de 1960, l'embouchure redescend plus au Sud de
la première et celle-ci tend à se fermer.
Ces diverses variations qui affectent le cordon littoral ont constitué
un facteur de protection comme les îles pour les populations riverai-
nes et dans ces conditions, l'habitat y est forcément mobile, les
villages changeants disparaissent sur un espace long d'environ
quarante sept kilomètres avec une largeur variant entre moins 100 mètres
et 400 mètres.
La langue de Barbarie qui abrite le village de Guet Ndar n'est pas,
compte tenu de tous ces éléments de sécurité, une terre vierge, vide
d'hommes. Les gens de Guet Ndar y ont cohabité avec des populations
d'éleveurs;
c'est une aire de paturage, ce que suggère le nom du
village. Balthasar Barreira, dans sa description de la côte de Guinée
au début du XVIIe siècle, évoque la présence des éleveurs Fulos (pëi),
"gens policés et belliqueux", islamisés dès la côte sur la rive Nord
du fleuve. A côté des éleveurs Pël, les habitants de Guet Ndar côtoient
aussi les maures qui viennent y échanger des chevaux contre des vaches.
L'élevage des boeufs, des moutons et des chevaux entre dans la vie
économique de Guet Ndar. Cependant, le premier village installé après
avoir franchi le marigot des Maringouins, c'est Njago ; d'autres
vont s'établir plus au Sud en face du futur comptoir de Saint-Louis
~ ••• en cheminant sur la plage jusqu'à la hauteur de
la plage actuelle ·buntu pom • (à l'entrée du pont
de Guet Ndar), il aperçut la petite île qui deviendra
Ndar (Saint-Louis) , il l'observa et se dit que cet
endroit est habitable, il continua son chemin jusqu'à
78

---

Lazaret (hopita1 psychiatrique) où se trouvait
l'embouchure. Les "tuur" lui ordonnèrent de revenir
sur ses pas vers "buntu pom" 1 là il monta sur la
butte où ils lui recommandèrent de construire sa maison.
C'est la demeure de Sajara Jopp qui sera la première
maison de Guet Ndar."
C'est également à cet endroit surélevé du village que les français
construiront le poste militaire de batterie et la case du corps de
garde à la fin du XVlll o siècle au début du XlX o siècle.
Le village de Njago sera réservé au commerce entre les maures du
désert et les colons qui y construisirent une fortification connue
sous la dénomination des ruines de "Keur Saas".
Aussi on peut retenir de l'établissement de Guet Ndar comme le terme
définitif d'un cheminement progressif de populations en quête de
sécurité. Son peuplement est alimenté par plusieurs vagues de popu-
lations soucieuses de liberté, lasses de persécussions religieuses
et brimées par le despotisme de l'aristocratie traditionnelle.
79

---

10
2 •Peuplement et contexte 1Jistodque
Quand Sajara Jopp découvrit le nouveau site, il retourna informer
les habitants de son village natal, Ajje. Les familles Jopp et
Ady Saar furent les premières installées. Les habitants d'un autre
village voisin Xasaan les suivirent. Les premières familles
établirent leurs maisons sur la butte et au centre du site. Le
nouveau village prit forme d'abord dans sa partie septentrionale à
partir de lodo.
Les gens de Ganjool mis au courant vinrent s'ajouter au groupe
primitif
• Quand ils apprirent que les gens de Guet Ndar
avaient trouvé un excellent lieu d'habitation,
ils nous rejoignirent, on leur fit traverser le
fleuve, ce qu'ils n'avaient pu faire seuls. Ils
mirent pied à terre et formulèrent l'intention de
venir cohabiter ici 1 ainsi les ancêtres de Yima Jey
(femme de l'informateur) s'établirent à Dak vers
le Sud
•
On peut rapprocher ce récit sur la création de Guet Ndar de la chro-
nique de Rawane Boye qui fait remonter le peuplement de la région
du Tuubé à l'émigration des habitants du Wouli du Sud-Est du Sénégal.
Selon lui, ce peuplement primitif du Tuubé serait antérieur à la
formation de l'Etat central du Jolof, ce qui nous ramène à la période
des grands déplacements incessants, de bouleversements de la société
traditionnelle Sénégambienne au XO siècle. Les diverses branches de
populations qui ont fondé les trois villages primitifs du Tuubé
conservent la même patronymie que les familles de Guet Ndar, on
retrouve les Gay, Gey, Jopp, Saar et Sek ... qui comme les habitants
de Guet Ndar "se livraient à la pêche et fondèrent autour d'eux
80

---

Il
d'autres villages" (1).
Après la stabilisation du peuplement primitif du Tuubé. une seconde
vague de populations va commencer à s'installer à la période
contemporaine à l'édification du comptoir fortifié de Saint-Louis
et à la traite esclavagiste. C'est une période de profonds traumatis-
mes où les gens sont réduits à la servitude. on capture les popula-
tions fuyardes pour les vendre. c'est l'ère du "daw-jaap" (2).
Aucune catégorie sociale ou condition. des femmes. enfants. des
personnes libres. des personnes de castes, aucune famille n'échappe
à la réduction à la traite négrière.
-Quand le village fut définitivement établi. que
tout le monde s'est installé, il faut voir qu'à
cette époque nombreux furent les gens de l'intérieur
qui étaient vendus ici car il était difficile de se
procurer de la nourriture, c'est la raison de ce
commerce, mais tout le monde était 1ibre.-
La dernière catégorie dans le peuplement de Guet Ndar vient de cette
frange de populations en fuite qui seront intégrées au village.
Au delà du mythe du récit, il faut
cerner les causes objectives qui
ont déterminé les populations à déserter leurs foyers d'origine. La
vallée du fleuve n'est pas seulement un grenier. c'est aussi une
zone très,~ulnérable exposée à la dévastation des récoltes par de
fulgurantes invasions de sauterelles qui jettent des villages entiers
dans le désarroi et le dénuement le plus complet après leur passage
(1) ROUh~eau, op cité p 339
( 2) f.i.ilill..alem.en:l cowr...iA.-a.i.iA.apell.., /-u.iA.
el. ai.lA.aPell..
81

---

12
au point que les gens se vendent eux-mêmes pour survivre. A cela
s'ajoute la croisade religieuse du mouvement toubénan (réformiste)
contre les populations noires réfractaires à l'islamisation.
Le climat d'insécurité permanente qui règne au sein des populations,
la famine courante, les razzias des incursions des maures ont provo-
qué une instabilité politique, économique et sociale favorable à
l'implantation des commerçants français à l'embouchure du fleuve au
point que la mémoire sociale de la tradition orale en "ignore
inconsciemment le facteur externe qu'est la présence européenne à
Saint-Louis" (l).
En attendant l'adhésion massive du peuple à l'Islam alors que
s'affrontent sur le plan militaire et politique le parti guerrier
de l'aristocratie traditionnelle (les ceddo) et le parti des
marabouts, les populations du Tuubé, assurées d'une relative
sécurité, vont s'ouvrir au commerce européen à qui elles serviront
de personnel auxiliaire. Passeurs de barre ou pilleurs d'épaves,
les populations de l'embouchure se désaffecteront de l'autorité
traditionnelle montoubé, brak ou damel pour se ranger désormais du
côté du commerce du comptoir de Saint-Louis à partir du XVIIe siècle
pour garantir leur sécurité et leur maintien en vie libre.
-quand par la suite, vint le premier toubab
(blanc) au Sénégal, ils ancrèrent leur bateau et
priren~un canot jusqu'au rivage. Le toubab trouva
mon grand-père Ha1amine Saar en train de confec-
tionner un filet à l'aide de -fa1aay- (fibre
végétale). Ils se saluèrent en serrant la main ,
le toubab lui demanda comment s'appelle cet endroit.
(1) B. BCl/lA.!I : U. 1/.0!lCJ.UJnl!. du. Waa1.o, op ciil p 63
82

---

(
il lui répondit • Sanu 8aa1 • (notre piro8ue) en
désignant un assemblage de morceaux de bois ramassés
et liés. utilisé pour aller déposer les filets sur
le fleuve. C'est l'origine du nom Sénégal •••
Il lui demanda ce qu'il fabriquait en mimant le
geste. s'il servait à capturer le poisson. Ma1amine
lui répondit affirmativement et le toubab promit
de lui procurer de bons outils, à son retour, qui
serviront efficacement , il lui remit un échantillon
dumodè1e local de filet fait de ·fa1aay· en petites
et grosses dimensions ••• •
Cette conversation entre le vieux pêcheur et le blanc (toubab) préfi-
gure une nouvelle page dans l'histoire économique et sociale du
Tuubé où ses habitants. de manière irréversible vont lier leur
existence à l'évolution du comptoir de Saint-Louis. aux nécéssités
du commece atlantique. Avant d'aborder la relation de Guet Ndar avec
Saint-Louis, examinons l'organisation sociopo1itique et l'économie
du village à partir de cette seconde moitié du XVll o siècle.
83

---

B - Le village de Guet Ndar à partir du XVIIe siècle 1
Nous avons vu que Guet Ndar est constitué de populations assoiffées
de liberté, qui ont quitté leurs villages d'origine pour échapper
à la famine, aux guerres intestines des monarchies guerrières, qui
évitent d'être réduites à la captivité. Les structures politiques
nées de cette réorganisation sociale sont hétéroclites, elles ont ..
subi des mOdifications même si elles s'inspirent des anciennes formes
d'organisation du pouvoir politique traditionnel. La décomposition
économique et la destructuration sociale qui caractérisent ces micro-
sociétés (entités villageoises mouvantes) ont dilué les structures
politiques quand elles ne sont pas effectives ; et très facilement
elles seront subjuguées par la nouvelle puissance conquérante du
commerce atlantique qui aura droit de regard dans la désignation des
dignitaires du pouvoir politique. Les éléments de l'autorité au
village seront organ1ses pour assurer la défense collective de
l'agglomération et plus tard ils seront intégrés au dispositif
militaire et politique de Saint-Louis.
84

---

f -L'organisation Bodo-poHtique traditionneHe :
Les liens avec les contrées natales ne sont pas rompus une fois
définitivement avec la consolidation du village. Les nouveaux
villages sont avant tout des campements-refuge quand survient une
famine ou qu'éclatent des troubles. A la cessation des hostilités
ou des calamités les populations retournent à leurs foyers, recons-
truisent les cases détruites ; on se remet aux travaux des champs
envahis par un passage dévastateur des criquets avec l'espoir de
regorger de céréales, après les crues fertilisantes du fleuve ou
dès les premières pluies, les greniers saccagés. Les villages mari-
times, en plus de la sécurité, nourrissent les populations qui s'y
fixent progressivement dans les circonstances favorables. La fra-
gilité des conditions de vie et la mobilité de résidence ne pouvaient
engendrer que des structures d'encadrement simples, de fortune.
Le développement d'activités économiques nouvelles dans la reg10n
de l'embouchure a favorisé la fixation du village et l'accroissement
de sa population. Trois quartiers furent institués quand le village
prit forme,
• il se constitua en trois
quartiers: au Nord, le
quartier lodo, au milieu Pond Xollé et au Sud dans
l'intérieur du villaBe Dak ••• ••
A l'entrée du village, à la porte du désert, dans le quartier lodo
furent installés les nouveaux arrivants, ceux qui ont échappé des
guerres ou qui ont été "ramassés",
·car nombreux sont les habitants du quartier dont
leurs ancêtres ont été vendus ici·.
Le groupe de Lodo est chargé de surveiller, de faire le guet pour évi-
ter toute attaque surprise et de donner l'alerte au moment opportun,
85

---

les gens de l'intérieur viendront renforcer la défense.
Les fugitifs et les captifs de guerre étaient installés aux entrées
du village à Ledo comme à Dawlu à l'extrême Sud du village du côté
de l'embouchure.
Sur le plan du pouvoir politique, un chef de village est désigné,
un jawdi n est élu. Les familles Gay et Saar fournissent le personnel
de direction, les charges sont héréditaires et l'une ou l'autre
famille se sont succédées à la tête du village
la fonction de chef
de village sera divisée en deux charges à la fin du XVlll o siècle,
on distingue le chef de lodo et celui de Dak ; la fonction de j~wdin
sera supprimée. Le premier jawdin Ady Saar dirigeait les troupes en
cas d'hostilités.
Le personnage du marabout (serin) n'entrait pas encore dans l'enca-
drement social, l'islamisation reste timide mais présente au XVll o
siècle ; les conversions sont récentes, sceptiques bien que les
guetndariens côtoient pacifiquement les éleveurs pël, gens versés
dans la science du Coran.
Les chefs de familles du village participent à l'élection de
l'autorité. Avec l'intégration de Guet Ndar à la colonie, l'Adminis-
tration nommera individuellemnt son représentant, l'alkati : chef
de village chargé de lever les troupes des tirailleurs des fameuses
colonnes expéditrices de Faidherbe au XIX a siècle. Il a la confiance
de l'Administration coloniale, il fournit le contingent des spahis.
Ce mode de désignation a été violemment contesté et les chefs de
lodo et de dak ont été rétablis dans les familles dévolues.
Il n'existait que deux couches distinctes dans la stratification du
village : les familles fondatrices ou apparentées et leurs protégés
qui ne sont que les victimes des dissensions entre les royaumes du
86

---

pays. Le clivage social passe par l'antériorité de l'établissement
les nouveaux arrivants sont sous la protection de leurs hôtes, ils
seront progressivement assimilés et confondus à ces derniers. Il
n'y a pas véritablement au sein de cette entité sociale de rapports
de souveraineté, de dominance ou de subordination à conséquences
économiques même si la famille lignagère reste le cadre. La reconnais-
sance subjective de rapports de servilité entre familles n'entraine
pas de rapports directs d'aliénation et d'exploitation. L'expérience
sociale des castes n'est pas profondément renouvelée au sein du
village surtout quand il s'oriente dans la pêche maritime. Aucun
individu ne sera exclu de la profession en raison de son origine
sociale ou de la position de la famille dans la société globale.
Ce qui n'empêche pas l'existence sociale et économique des castes
à Guet Ndar.
'.
87

---

2 •Le, forme, de la productiolJ vUlageoise
Que pouvait être la vie économique de Guet Ndar sur ce
minuscule territoire entre l'océan et le fleuve, sujet aux crues et
aux fortes marées ?
L'espace est très exigu pour se prêter à l'agriculture, s'ils ne
repartaipnt pas dans le Waa10 sur les terres ancestrales ou dans le
Ganjoo1, devaient-ils louer les sols du Jaan-Sor (1) pour se livrer
à l'agriculture.
Les formes de l'activité économique étaient simples et limitées.
Durant le séjour sur la côte, ils se livraient à la pêche sur le
fleuve à l'aide d'embarcations de fortune, munis de filets et de
nasses en fibre végétale pour piéger le poisson dans les marigots,
ou bien ils faisaient le ramassage des poissons rejetés par la mer.
Ls cueillette des coquillages constituait une occupation saisonnière
en hivernage. Guet Ndar connaissait aussi l'industrie du poisson et
des coquillages séchés, principaux produits du troc du circuit local
(1) C'e.-6t ~ ~ l'oR..jd de. La n.e.vevance. paule.
pWL que.t NdWL au che/. de. S O/t, -6Upp~ fXl/l. La -6u.i.i..e. pa/.> 1a.i.dh..eA.R..e
que. -6~gna1e. R. Boye., p 351 : ·avant l'occup~on ~çai-6e., 1e.-6
ge.M de. que.t NdWL paya.i..eni. au j)~gne.-SO/t u.n.e. n.e.de.vance. de. 50 ~
pWL che./. de. CiMe.. Ce.li.e. /te.de.vance. g~ payle. en n.ai.wt.e. (po..iA-6on)
ne. /.u:l -6Upp~ que. fXl/l. 1a.i.dh..eA.R..e·.
88

---

d'échanges. Mais la production artisanale du poisson ignore le sel
malgré la présence des riches salins de Ganjool qui fait l'objet d'un
commerce prospère. Chambonneau, durant son séjour au Sénégal remarque
cette absence de sel dans la transformation artisanale des produits
de la mer : "les nègres qui habitent les bords sont tous pêcheurs
ou ils font un grand proffit faisans sécher le poisson au lieu de
les saler comme nous faisons, puis les vont vendre sur les terres
à ceux qui sont éloignés des rivières et à nous." (1)
La pratique d'un petit élevage de cour sur les berges fertilisées
du fleuve par les crues était rendu possible grâce à la cohabitation
avec les éleveurs Pël avec qui ils ont contracté des relations
sociales. En période de paix, les échanges s'élargissaient aux maurès
du désert qui leur procuraient des chevaux, là aussi les échanges
dépassaient les produits.
La vie économique et sociale des populations de Guet Ndar devait
connattre une nouvelle ampleur quand fut fondé le comptoir de Saint-
Louis.
(1) ~chie , ·Deux i€xLe~. 1673 But IrAN, 30, n° 1,
1968, p 331
89

---

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90

---

C- Les relations de Guet Ndar avec le comptoir de
Saint-Louis
La physionomie de Guet Ndar et la vie de ses habitants se modifient
complètement à la fondation de Saint-Louis au milieu du XVlr siècle
désormais le sort du village est scellé étroitement aux intérêts du
commerce de l'île.
Guet Ndar perd son caractère de campement temporaire, de village
itinérant pour devenir une entité villageoise fixe et permanente à
la place des cases provisoires de février à mai (1). Son évolution
se confond à l'histoire de la première colonie française d'Afrique
surtout à partir de la reprise des mains des Anglais du comptoir
au XVlllo siècle (1758 - 1783). Le commerce et la navigation
maritimes nécéssitent une organisation et un contrôle des routes
de communication. La surveillance du passage de la barre est confiée
à des personnes acquises à la cause de Saint-Louis , aux habitants
de Guet Ndar notamment "bonnes gens qui vivent obscurément sous la
protection du Gouvernement, ils le servent et s'occupent du reste,
de la pêche: nul danger de ce côté (2)".
(1) Il. Lq 1 -SUIt Le ~ii..e Id ~ o'tig.i.ru?A de. Sai.n.t-Lou.i.6-
Noie~ Il~caine~, n° 58 p 53
(2) Dww.nd : -Voyage au Sén.i.gal- 1785-1786 , 70me II
p~ Ilga~~e 1807, p 24
91

---

1-La fondation de Saint-Louis (1659)
Alors que le commerce atlantique constituait jusqu'ici un facteur
de désordre et de destabilisation des sociétés locales, la création
du comptoir à l'embouchure du fleuve Sénégal va déboucher sur un
contrôle des populations environnantes, sur leur organisation autour
des impératifs des activités du commerce et de la sécurité de navi-
gation à l'embouchure, sur les points de traite le long du fleuve.
Le commerce de la gomme et la traite des noirs constituent les
motifs fondamentaux de l'édification du comptoir en 1659 par
les commerçants de Dieppe et de Rouen. Entre 1638 et 1659, les
Français vont s'atteler à la construction d'une habitation fixe et
définitive, après plusieurs déboires à l'île de Bocos (1638 - 1641),
qui ne sera effective que sur l'île de Ndar dans des circonstances
où la violence n'est pas exempte. Durand, dans son voyage au Sénégal,
dans le but exprès de rétablir le commerce de la gomme monopolisé
par les maures, parle de conquête de l'île, ce qui confirme l'hypo-
thèse de l'exercice de la violence dans les conditions de la fondation
de l'habitation de Ndar (1), et dans la compétition interimpérialiste
sur le dos des peuples africains, car c'est surtout en chassant les
populations des terres bien protégées, en expropriant les individus
que les Européens vont s'installer.
Le site de Ndar constitue l'île la plus spacieuse de toutes celle~
de l'embouchure et sa défense plus facile à organiser. Ses occupants
(1) DWWJui.,. op ci..t.é,
"on. iAouva daJ'l./.) l.' ll.e., l.oM de
La conquêLe, quaVz..e v.i.n.gi pilc..eA de canon.••• " p 23
92

---

y pratiquaient diverses cultures, l'Ile appartenait à la soeur
,pour d'autres la femme) du Jaan-Sor qui cultivait un champ de
coton avant de se faire déposséder des terres par les commerçants
de Dieppe et de Rouen. C'est par le moyen de la duperie, de la trom-
perie que s'est réalisée rexpropriation. La tradition orale
pense que le Toubab a abusé de la crédulité de la femme en lui offrant
un présent comme mode de paiement d'une transaction simulée. En tout
cas, l'île n'est pas vide d'hommes car les populations voisines y
entretiennent des champs, que la terre n'est pas l'objet d'un bien
personnel, individuel, aliénable; du fait de la sécurité que l'île
procure par rapport à la terre ferme où à l'époque de la chasse à
l'homme on risque de se faire captif, elle n'a pu être cédée que par
la force. Nonobstant la croyance à la mort précoce liée à l'insularité'
•
après un séjour prolongé (1),les populations du Tuubé ont toujours
déployé des activités sur les îles et ont réservé la construction
de leur habitat à la terre ferme. Les populations se replient dans
les îles en cas de menace imminente (2). quand elle cesse elles
retournent à leur résidence principale. Les risques d'inondation
fréquents n'inclinent pas à une occupation humaine permanente des îles.
C'est l'inondation de 1638 qui a délogé les Français de l'île de Bocos
avec des dégâts matériels importants.
Il est clair pour nous que Saint-Louis n'affirme sa suprématie sur les
populations du delta et de la vallée du fleuve que dans des conditions
de frustration et de spoliation. On peut distinguer deux phases dans
l'évolution du comptoir: la période mercantile de l'habitation des
Compagnies et celle du système colonial.
(1) A.S. Diop ·La tondaLion de Sai.n.t-Lou.ù·
~ But IrAN, tome 37, n)2, 1975,p 327
(2) A.S. Diop, op ci.li, p 327-328 -!JUIl. l'ép.i.rl.hni...e. qui.
/l.avagea le. v..illage p/l.i..nUiit de Nda/l..
93

---

a . De l'habitation àla suppression de la compagnie (1659 . 1791)
La chronique de Chambonneau adressée à la direction de la Compagnie
(1673 - 1677), la description de la Courbe à la fin du siècle
(1667 - 1696) et le voyage au Sénégal de Durand au cours du XVlllo
siècle nous montrent l'évolution de l'habitation fixe de Saint-Louis.
Cinq ans après sa création, l'infrastructure architecturale du
comptoir a considérablement évolué; c'est une véritable forteresse
formée de l'habitation principale des français, d'une quarantaine
d'ouvrages en dur comprenant les magasins et les greniers, le pont
de plancher sur pilotis à l'Est du grand bras du fleuve, une consi-
dérable artillerie, et les cases des nègres face au village de
Guet Ndar à l'Ouest.
La population atteint une centaine de personnes réparties entre
quarante à cinquante nègres et négresses et cinquante et un blancs.
Tout ce monde est lié de près ou de loin au commerce ; la fraction
des nègres sert d'intermédiaires entre les populations intéressées
'.
au commerce avec les français ou de personnel auxiliaire.
En créant l'habitation fixe, le commerce dieppois tourne le dos à
la période antérieure de libre entreprise pour passer à une situation
.~
de monopole et de maîtrise des transactions le long du fleuve et
sur la côte. Pour assurer la réalisation des objectifs du commerce
français, le comptoir devra domestiquer les populations voisines
de l'habitation et tirer profit des rivalités entre les nomades
maures et les royaumes noirs du fleuve et du littoral, au besoin
le comptoir fera la démonstration de sa force.
André Brüe incarne cette politique de diviser pour régner au
XVlllo siècle avec unique devise : maintenir le commerce de la gomme
94

---

et des esclaves, l'essentiel des produits recherchés par le négoce
français.
La politique est à la remorque de la caravelle. L'édification des
points de relais de la traite le long du fleuve achève la processus
de contrôle des circuits d'approvisionnement du commerce français.
Le système commercial des compagnies joue sur les rivalités internes,
attise les guerres civiles pour autant qu'elles contribuent à alimenter
la traite, à endiguer l'écoulement des esclaves et de la gomme vers
Saint-Louis.
Si le comptoir trouvait son compte dans la déstabilisation sociale
des royaumes noirs, il restait tout de même vulnérable à la concur-
rence anglaise qui, à deux reprises, occupera le fort de Saint-Louis
sans pour autant entraver le cours de son commerce.
Au cours du XVlllo siècle, le comptoir devient une véritable colonie
et sa population s'est considérablement accrue, elle a presque doublé
au cours du siècle. Adanson évalue la population noire de l'île au
milieu du siècle à trois mille nègres "attirés par les bienfaits
des blancs au service desquels la plupart sont fort attachés" (1).
Dans le dernier quart de siècle, Durand estime les habitants de la
colonie entre six et sept mille individus, mulâtres ou nègres libres
dont trois cents habitants blanc (2). Cette population passe à
environ dix mille habitants en 1801, tandis que Alquier, plus préci,s,--
se fondant sur le recensement organisé par Blanchot en 1789 fournit
(1) Ildaru.on : II.,.WtoiA..e Na.i.wt.dle. du Séniga1. : voyage
au Séniga1., p~ Bauche 1775 , p 20
(2) DU/l.and op c...iLé p 26
95

---

le chiffre de vingt mille habitants en incluant l'ile et les villages
immédiats (Sor et Guet Ndar) (1). Faidherbe reprend le même chiffre
au milieu du XIXo siècle, ce qui traduirait une stagnation de la
population sur près d'un demi-siècle.
Toujours est-il que ce bond démographique de la fin du XVIIIo siècle
pose d'énormes problèmes à l'administration coloniale: la disette
fut permanente, l'insécurité menaçait la colonie dans son existence.
Le maire est chargé de faire la police et l'administration doit
prendre des dispositions urgentes. Une série de mesures s'imposait
le gouverneur, pour procéder au déguerpissement de la population
flottante fit l'acquisition des îles voisines
Safal, Babagueye,
Gueber i il supprima les coutumes versées par Guet Ndar au brak,
il intégra le village à la colonie i surveillance des prix du marché,
établissement d'un système de cartes de rationnement du mil, utili-
sation de don gratuit de mil pour inciter les personnes à s'installer
dans les iles i répression de tous "ceux qui abuseront de l'ancien
prétexte de la cherté du mil pour prolonger celle du poisson ••• (2)"
fixer
un prix moyen du poisson proche du "prix ordinaire connu et
réglé journellement sur celui du mil", obligation de vendre au marché,
vente au détail et pesée obligatoire de la viande au marché.
C'est dans ces circonstances qu'eut lieu l'occupation anglaise de
Saint-Louis (1809 - 1817), ce qui confirme la nécéssité pour l'admi-
nistration de contrôler la population de la colonie. Déjà au
XVIIe siècle, Chambonneau rep~?chait à la compagnie d'avoir confié la
navigation de l'embouchure du fleuve à des Africains qui n'avaient
aucun intérêt direct aux affaires du comptoir. La population noire
(1) ALqu.i.eA, Sa.ird-Lo~ du Sénégal. /.>OU4 La Révolu:Uon el.
l'émp~ 1789-1809 - BClHS - AOr - 1922 - pp 299-300
(2) ALqu.i.eA op ci.il p ~31
96

---

aurait, d'une manière ou d'une autre, contribué à l'occupation
anglaise, en 1730, le roi du Waalo avait incité les laptots à la
désobéissance, puique "le brak obligea les laptots à abandonner
l'île au moment où la compagnie avait le plus besoin d'eux pour
l'expédition du Galam" (1).
Dorénavant la leçon est tirée, Guet Ndar aura la responsabilité
exclusive de piloter les navires à la barre, de conduire les barques
de commerce sur le fleuve.
Les deux occupations anglaises de 1758 - 1783 et 1809 - 1817 marquent
un tournant dans la politique française au Sénégal. Le monopole
français du commerce de la gomme avait provoqué la crise des
manufactures anglaises et la présence britannique avait détourné
la gomme vers la côte mauritanienne. L'abolition de l'esclavage
était à l'ordre du jour, la colonie va s'orienter vers une économie
de plantation sans perspective heureuse à cause du déficit de main-
d'oeuvre et du problème de la terre.
(1) B~y, op cité p 190
97

---

1
b • De la coloDisatioD agricole à l'ère coloDlale (1819 . 1945)
Quand la suppression formelle de l'esclavage est promulguée en
France (1791), au niveau de la colonie les royaumes africains sont
dépeuplés et la lutte pour le pouvoir ouvre une crise des institu-
tions nourrie par les intérêts particuliers du commerce du fleuve.
Nous assitons à l'abolition définitive de l'esclavage à la mutation
du mercantilisme (XVIIO - XVlllo siècle) au libre-échangisme du
capitalisme industriel métropolitain. Les anciennes rivalités
européennes du commerce triangulaire vont s'effacer au profit du
dogme de la conquête coloniale de l'Afrique.
Le système colonial français, assuré du monopole du commerce du
fleuve, va tester de nouvelles méthodes plus efficaces pour
administrer et exploiter de manière rationnelle la colonie sans
sacrifier les échanges commerciaux. Le commerce garde les grands
traits de la période précédente et ne s'assosie pas à la politique
agricole nouvelle de la colonisation.
A partir de 1817, la nouvelle politique procède de la tranformation
du commerce des comptoirs à une colonisation agricole marquée par
des traités de cession des terres agricoles; c'est la fin de./
l'ère des comptoirs de commerce sur la côte. Des essais agricoles
et des stations expérimentales se poursuivent dans le Waalo.
Culture de rente et systèmes fonciers traditionnels se heurtent
dans le cadre de la colonisation agricole.
Le second facteur de cette politique découle de la pacification
des royaumes africains en protectorats dont les troupes noires de
98

---

spahis constituent l'instrument d'exécution. C'est la victoire des
négociants sur la Compagnie qui perd son privilège en 1791. Faidherbe
sera le symbole, le bras armé du libre-échangisme.
La politique de prébendes, des coutumes comme moyen de réalisation
de la colonisation agricole se heurta au problème de la main-d'oeuvre,
à la difficulté de transactions des terres, mais aussi à l'hostilité
déclarée des traitants négociants de Saint-Louis qui voyaient dans
l'entreprise agricole du baron Roger et de Schmaltz une entrave à
la libre circulation des produits de cueillette et un détournement
de la main-d'oeuvre nécéssaire au ramassage et au transport de la
gomme, un arrêt de la traite des esclaves. Néanmoins des concessions
de plantations agricoles furent réalisées, de même, une grande
indigoterie fut construite en 1825 à Saint-Louis.
La colonisation agricole, en voulant passer de la culture extensive
à une culture intensive, débouchait sur une crise foncière que les
négociants exploitèrent en provoquant l'attaque des Maures Trarza
sur le Waalo. Quelles que soient les causes de l'échec du projet
agricole, une constante demeure dans le jeu des forces politiques
en place: c'est l'affirmation de l'économie de traite et la recon-
naissance des intérêts des négociants dès 1827. Toute la politique
précoloniale et coloniale sera orientée dans le sens de la poursuite
de l'économie de traite.
Comment se strùcture la vie économique et sociale de
Saint-Louis de la fin de la Compagnie à l'échec de la colonisation
agricole ?
Après la paix des impérialismes européens, la colonie du Sénégal
est amputée de certaines dépendances (Albréda - Gambie) au profit
99

---

des Anglais. La pacification des régions de l'intérieur est ouverte.
Saint-Louis est normalisée, la population noire domestiquée par les
activités de transport et de navigation, mobilisée pour la conquête
militaire de l'empire colonial français.
Dans les chantiers de Saint-Louis, on assemble les bateaux préfabri-
qués en France et importés en pièces détachées. Une grande variété
de navires est montée sur place, des frégates aux chaloupes et aux
barques permettant ainsi la diffusion d'un savoir-faire et d'une
technologie nouveaux.
Guet Ndar ayant dégagé l'ile de son surcroit démogaphique va jouer
un rôle de plus en plus important et actif dans ce qui est devenu
la première ville coloniale d'Afrique. Le contrôle et la navigation
à la barre reviennent exclusivement à Guet Ndar où le poste militaire
est renforcé. Les fonctions de transport et de commerce sur le
fleuve, le passage de la barre vont produire des conséquences sur
le développement de la pêche à Guet Ndar ; l'introduction du bateau
à vapeur libère la fraction indigène du commerce maritime qui
introduit dans la pêche toute une culture technique nécéssaire au
développement de l'exploitation de la mer.
100

---

D- Les conséquences des activités du commerce
sur la pêche
Le développement du commerce à Saint-Louis et les activités induites
par les échanges économiques créèrent à Guet Ndar les conditions
favorables à l'essor de la pêche. Les conditions locales du progrès
de la pêche tiennent à l'existence d'une technologie de navigation
sur le fleuve et de passage de la barre et des hauts-fonds, d'une
couche sociale susceptible de propager les nouvelles techniques.
La crise de la gomme, dans les années 1850 et la mécanisation de
la navigation vont jeter à l'aventure de la mer les laissés pour
.::ompte du déclin de ce que fut "le palladium de l'industrie et
du commerce sénégalais". Ce ne fut qu'à partir de ce moment là
que la pêche maritime aura droit de citer dans la vie économique
et sociale de Guet Ndar.
101

---

".,'
1 . Le passage de la bane
On pouvait dire à l'époque du mercantilisme et au XIX o siècle que
celui qui tient la barre tient entre ses mains toute l'économie
que permet le fleuve Sénégal.
L'activité de passage à la barre est une fonction essentielle dans
la poursuite du commerce, un maillon sans lequel la colonie de
Saint-Louis expose
sa vulnérabilité. Par conséquent, la maîtrise
de la barre devient un véritable enjeu dans la compétition entre
les puissances européennes pour pénétrer vers l'intérieur de l'Afrique
soudanaise d'une part, et entre les Etats du Waalo et du Kajoor
pour tirer bénéfice du commerce extérieur d'autre part. Son impor-
tance stratégique et économique est de taille, il importe de le
décrire et de cerner la fraction de la population chargée de la
traversée de la barr~, qui en est l'artisan, la cheville ouvrière
du commerce atlantique.
La barre est le résultat d'un processus physique, mécanique lié
à l'action conjuguée du fleuve et de la mer dans la zone de
l'embouchure: "Le Sénégal coule directement vers la mer jusqu'à
Saint-Louis. Là, il incline brusquement son cours vers le Sud et
coule parallèlement à la mer, dont il n'est séparé que par une
langue de sable. De plus, son embouchure n'est pas fixe; elle se
déplace continuellement vers le Sud, de sorte que cette langue de
sable s'allonge annuellement jusqu'à atteindre la longueur d'une
vingtaine de kilomètres. Arrivé là. le fleuve. un jour de raz-de-marée.
102

---

se trouve communiquer avec la mer par un plus ou moins grand nombre
de coupures que les vagues ouvrent dans la langue de sable, et,
lorsque la mer se calme, pendant que ces coupures se comblent par
le sable, une d'elles, éloignée d'un certain nombre de kilomètres
vers
le Nord de l'ancienne embouchure, subsiste et devient la
nouvelle embouchure du fleuve. C'est à l'embouchure que se trouve
la barre, c'est à dire le bas-fond qui rend difficiles l'entrée et
la sortie du fleuve, parce que le chenal que les navires
doivent
suivre est éminemment variable de profondeur et de direction. (1)".
Adanson et Durand ont aussi décrit la barre dont la traversée inspire
une véritable terreur. Pour le premier, la barre résulte de "l'effet
que produisent plusieurs lames qui,en passant sur un haut de fond,
s'enflent et s'élèvent en une nappe d'eau de dix à douze pieds de
hauteur et retombent ensuite en se brisant •.. " (2). Les difficultés
que l'on éprouve et la variation de l'embouchure poussent Durand
à voir dans la barre "une digue de sable mouvant, formée à l'embou-
chute de la rivière par les vases et les sables qu'elle entraîne
sans cesse vers la côte. Le fleuve, par la masse de ses eaux et la
violence de son courant, y fait deux ouvertures que l'on appelle
les passes de la barre" (3). Au niveau de ces passes, les lames y
sont très grosses, fort courtes et se ~risent avec une violence
effroyable.
(1) 1 ~ , Le Sinigal, PO/l..L6 Hac1l.e.:i.U. 1859 p 57-58
(2) ~on, op cité p 16
( 3) DU/Land, op cité pp 1 à 3
103

---

Pour assurer le passage de navires à l'embouchure, il faut réunir
plusieurs facteurs :
- une mer calme où le creux des lames ne talonne pas ou
n'échoue pas le navire,
- un vent qui souffle dans une direction permettant au
navire de suivre le sens du chenal,
- le navire lui-même doit être de taille et de poids de
jauge permettant de traverser le chenal.
Il faut en permanence surveiller l'embouchure à cause du jeu
d'ouverture et de fermeture des passes de la barre. Vu l'action
constante de la migration des sables entraînée par la dérive littorale
de la houle lointaine, l'image populaire voit une embouchure "qui
marche". C'est pourquoi son passage est l'objet d'un contrôle quoti-
dien et la défense de la colonie contre les ennemis étrangers est
toute
~ntière dans la barre.
104

---

2 •Le personnel technique de navigation et de transport :
La navigation du fleuve et le passage de la barre ont créé un corps
de métier et une technologie d'embarcations propres au milieu. Ces
activités nécéssaires au déroulement des opérations commerciales
de la Compagnie bénéficient du concours indispensable des populations
indigènes. Au XVlllo siècle, la Compagnie utilisait un personnel
d'origine ethnique diverse aox fonctions de maîtres de langues ou
interprêtes, de maîtres de barques, de laptots et de manoeuvres,
mais aussi un personnel domestique dans la concession souvent
d'origine esclave, trié sur le contingent de traite ou dans les
captiveries. Nous nous intéressons à la fraction indigène directement
concernée par la navigation et le transport (1) :
- ~~~_~~TR~~_~~_~~~~_: souvent issus des populations
locales, des esclaves de traite, ils sont les commis
des chefs de comptoirs ; ils avaient la confiance de
la compagnie et jouaient "le rôle d'interprêtes dans
les palabres avec les indigènes" ; ils pouvaient être
chargés de mission diplomatique, de colporter les ren-
'.
seignements utiles à la Compagnie. Certains deviendront
le relais du pouvoir colonial, son représentant après
la défection des notables traditionnels.
- ~~~_~!~~~_~~_~~~g~~ : Ils appartiennent à la popula-
tion de Saint-Louis, ce sont des nègres libres et des
(1) Delcowz.i : la Tn.anc.e et &-6 é..iagli..M~ /A-ança..-W
au Sénégal ~ 1713-1763 - IrAN - DKI? - n017 - 1952 - pp 128-129
105

---

mulâtres et ceux-ci seront très vite promus négociants,
traitants puisque jusqu'en 1848, les "habitants" (mulâ-
tres ou sang-mêlé) avaient le privilège particulier de
diriger le commerce du fleuve (1). Au niveau des maîtres
de barques, on peut distinguer : le capitaine stationnaire
de la barque qui habite à deux lieues de la barre sur
la langue de Barbarie ; le pilote-major chargé du passage
de la barre, c'est un Wolof, un ancien capitaine de
cabotage, il dispose de plusieurs chaloupes, des pilotes
auxiliaires et de bons marins noirs fortement constitués
et excellents nageurs (les laptots) ; le capitaine-major
régule la circulation des navires venant du port de Saint-
Louis ou des navires en provenance d'Europe stationnés
en rade devant le poste du capitaine-stationnaire qui
autorise le passage de bâtiments en fonction des signaux
émis depuis la barre par le capitaine-major.
Les pilotes sont chargés de sonder les fonds et de placer
les bouées de direction pour indiquer le passage. Les
maîtres de barques sont tous capitaines d'embarcations
réputés pour leur parfaite connaissance du fleuve ; ils
décident de l'heure de remontée et ~e descente du fleuve,
ils doivent avoir une ferme autorité sur les laptots qu'ils
emploient. On peut les assimiler à des conseillers techniques
de la Compagnie à laquelle ils sont dévoués.
- ~~~_~~~!~ : ce sont des hommes libres, tuuculoor,
1 1
bambara, wolof. Les tuukuloor, "au moindre contretemps
abandonnent et trahissent les intérêts du comptoir",
ils sont"nonchalants" et abusent de la confiance des
106

---

commis s'ils ne sont pas leur complice dans la contrebande
du sel qu'ils transportent en cachette et perturbe le
commerce des compagnies. Les bambara, par contre, sont
solides, dociles et plus fidèles à la compagnie, tandis
que les wolof constituent véritablement l'élément tapageur,
voleur et pilleur des villages indigènes, ils causent
fréquemment des dommages au commerce.
La compagnie était à la merci d'une grève des laptots et
contrôlait très difficilement les agissements des laptots.
Cependant, sans eux, le commerce était bloqué et ruiné ; ils
constituent la cheville ouvrière de la navigation et du trans-
port du commerce; ils formaient les équipages des barques,'
on les appelle aussi les gourmets, ceux qui tirent les barques
avec des cordes en marchant le long du rivage.
La compagnie cherchera à stabiliser, à contrôler les laptots
tant qu'ils lui servent, ils relèveront de la juridiction
de la concession au XVlllo siècle. Le corps de métier de
laptots et de maîtres de barques est à l'origine de l'intro-
duction de nouvelles technologies nautiques dans la pêche
après le déclin du commerce. Bon nombre de laptots et maîtres
de barques vont se reconvertir dans la pêche ou devenir
traitants des produits locaux sur le fleuve et dans le
bassin arachidier.
Le corps de métier est composé d'un pilote chargé de la surveillance
du passage de la barre et de l'état de l'embouchure, il doit con-
naître avec précision l'ouverture et la profondeur de la grande
passe pour autoriser le passage des bâtiments. Il doit veiller à ce
que les conditions favorables de vent et de mer soient réunies pour fai-
re traverser les navires souvent obligés de mouiller en rade devant
107

---

)
)
l'embouchure avant d'entrer ou de sortir. Il dispose d'une grande
barque pontée et de plusieurs équipes de laptots, des hommes intré-
pides et vigoureux. Les laptots s'occupent de charger et de décharger
les navires et conduisent la traversée en luttant contre la force
des eaux et du vent, contre les animaux marins.
Les laptots utilisent souvent deux types d'embarcation: la barque
pontée et les canots. La barque sert à alléger les navires qui
doivent traverser l'embouchure pour rejoindre le comptoir si leur
gabarit le permet, ou les gros navires qui par contre restent en
rade. Les plus gros bateaux avaient un pont goudronné. Les canots
sont des pirogues destinées à la fois à la pêche et à aller visiter
à bord des navires, ce sont les pirogues de courrier. La pirogue
bordée à éperons en est le modèle ; elle est creusée entièrement
d'un tronc d'arbre et surmontée de côtés rajoutés et cousus avec
de petites cordes d'écorce d'arbre. Elle est calfatée avec de la
paill~ battue et de la terre grasse; à côté d'elle, apparaît la
pirogue fabriquée dans les chantiers de radoub, cloutée et calfatée
à la manière française.
L'équipage d'une pirogue est généralement formé par cinq personnes.
Durand nous décrit la traversée à bord de ces canots: "L'un est
assis à la poupe et gouverne d'une main, tandis qu'il vide de l'autre
main l'eau qui entre dans la pirogue
; les quatre autres nègres
sont debout, le visage tourné vers la proue. Ils se servent de
pagalles (pagaies) qu'ils plongent vivement dans l'eau en la poussant
derrière eux ; chaque pagalle aide ainsi le gouvernail et fait office
d'aviron. Les pagalles ont la forme de pelles de four .•• Ces pirogues
trop légères manquent d'assiette et sont sujètes à se renverser;
mais ceux qui les montent s'en embarassent peu. Ils attachent au
fond ou aux côtés ce qu'ils veulent transporter, et quand il leur
arrive de virer, ils en sont quittes pour retourner la pirogue, l'un
d'entre eux entre alors dedans et la vide, pendant qu'elle est
108

---

soutenue par les autres qui nagent autour, en attendant qu'ils
puissent y remonter et continuer leur voyage. (1)".
Une autre technique est pratiquée pour faire la traversée, c'est
la navigation à la voile quand les vents du Nord le permettent
entre avril et juillet qui est la saison la plus commode pour franchir
la barre.
Après l'embouchure, la navigation se poursuit sur le fleuve aussi
par le moyen du halage qui est un travail dur et dangereux, à
défaut de vent favorable tel le vent d'Est qui redouble la force
du courant du fleuve et rend la traversée de l'embouchure imprati-
cable.
Les accidents sont souvent fréquents et mortels à l'embouchure bien
que le temps de passage ne dépasse guère l'espace d'un quart d'heure.
/
Les grosse embarcations pontées qui font la traite du mil, de la
gomme et des esclaves, taxées de droits de coutumes en fonction de
leur taille, sont le plus souvent tirées par la force des bras des
laptots durant tout le voyage du fleuve, la voile n'étant utilisée
que dans les conditions favorables.
c'est à juste raison, que parlant de la sécurité du commerce et de
la colonie, Ritchie a pu dire à l'endroit des laptots que "plus
on lit ces récits nautiques, plus on est persuadé que les véritables
héros du Sénégal étaient les laptots, qui ne semblent pas avoir
été plus préoccupés par les crocodiles en remontant le fleuve que par
(7) D~and, op cité p 5
109

---

les requins à son embouchure, qu'ils traversaient à la nage au-
devant des bateaux et pour prendre leur courrier. (1)".
Les laptots assurent aussi la défense du commerce et de la colonie,
ils sont fusiliers marins et manient bien les armes à canon.
A partir du XVlII o siècle, les laptots sont dirigés par les contre-
maîtres indigènes, les interprêtes ou les maîtres de langues en qui
la Compagnie a placé sa confiance. Ces maîtres de langues sont des
laptots promus au rang d'intermédiaires après la défection des chefs
indigènes de toute autorité sur la barre. Le service des laptots est
rétribué une barre de fer par mois, ils reçoivent un pourboire par
passager et une gratification supplémentaire des nouveaux débarqués
au Sénégal. Finalement, c'est l'usage du pourboire variable en
fonction du rang et de la dignité du passager qui va s'imposer pour
payer leur service, une sorte de récompense en fait. Certains laptots
étaient nourris et logés chez les contremaîtres. On imagine dans ces
conditions/que la profession ne va pas faire légion, certains vont
se reconvertir surtout avec le développement des rapports marchands
et des activités à l'intérieur de la colonie. Les services et les
activités économiques se sont diversifiées et on peut dire qu'à la
fin du XVlll o 'siècle, Saint-Louis rassemble tous les attributs d'une
citée urbaine en pleine croissance.
Un marché quotidien où affluent toutes sortes de produits est organ1se
" .
à Saint-Louis : mar~andises d'importation, produits locaux de culture
etdartisanat. L'administration municipale veille à la régularité des
( 1) - Deux ~ /.JUIl. Le Sé.nR.gat.- p/Létace. ch lü.tc.h.i..e., p 297
110

---

prix de marché ; une monnaie locale reg1ementée est en cours, la
barre de fer est divisée en dia1ots. Un marché de travail règle le
salaire journalier des ouvriers dont la parité évolue en fonction
du prix de la viande (1).
A la fin du siècle, on peut parler d'une grande effervescence de
l'économie urbaine avec la crise de la monnaie métallique et les
difficultés d'échanger les pièces d'argent.
(1) Mqui.lvt, op ci.i.é p ~31
111

---

3 · L'essor de la pêcbe
La formation urbaine de Saint-Louis, issue des nécéssités du commerce
a attiré en son sein des couches de populations de plus en plus
orientées vers la production de marché et de services. L'unité poli-
tique et sociale qu'est la famille lignagère dans l'économie tradi-
tionnelle est progressivement transformée en une structure familiale
de production marchande. La nouvelle économie urbaine met en place
des formes d'activités récentes, suscite une modification des pro-
ductions traditionnelles si elle n'en fait pas disparaître certaines.
Les fonctions de transport et de navigation du commerce font passer
la pêche à un pallier supérieur en transformant ses moyens et ses
conditions de travail, en lui créant un nouveau débouché en même
temps qu'une fraction importante du personnel du transport et de la
navigation se fait licencier à cause de l'introduction du bateau à
vapeur qui supprime du coup l'obstacle du vent et fait remorquer les
navires à voile.
Le bond démographique de Saint-Louis au XIX o siècle offre une issue
favorable à l'écoulement du poisson, permet l'éclosion de deux secteurs
de pêche aux activités nettement différenciées : les pêcheurs du
fleuve et les pêcheurs de mer avec des types d'armement et d'orga-
nisation sociale radicalement différents.
L'industrie des chantiers de radoub et de montage des cotres et des
goelettes fait apparaître les charpentiers et les menuisiers issus
d'une fraction des laptots qui sont les artisans de la pirogue
sénégalaise. Au XVlllo siècle, la pirogue autochtone (gaalu mbul),
simple quille de tronc de gommier dégrossi fait place au "taaré",
réplique de la barque pontée, au "gaalu loco" pirogue bordée à éperons,
112

---

deux embarcations aux structures technologiques différentes.
c'est dans ces circonstances que la pêche trouve dans la technologie
de transport et de navigation du commerce les conditions techniques
de son épanouissement en même temps que le négoce lui fournit les
instruments importés et performants.
113

---

planche 1
embarcations du fleuve inspirées de la
technologie européenne - commerce du
bois mort au siècle dernier
planche 2
taara du fleuve
cabotage
114

---

• •La pêche lUI le fleuve
C'est sur le fleuve que les populations tirent l'essentiel de leurs
besoins en poisson, la pêche traditionnelle est continentale par
excellence. La production fluviale assure pleinement la demande
alimentaire en poisson, en augmentation sur toute la période. Les
premiers progrès de la pêche se réalisent sur le fleuve qui est le
véritable laboratoire de la technologie de navigation et de la
pêche proprement dite. Deux modèles de pirogues sortent des chantiers
de construction de Saint-Louis :
- le "!!!!~_E!~~~" : c'est une grosse barque pontée à
grééments complexes, entièrement construite par les
charpentiers et les menuisiers. Le bois d'ouvrage est
importé, pour son carrénage, la pirogue est radoubéé ;
la coque est composée de planches de bois et calfatée.
C'est un grand bâtiment de plusieurs tonnes-jauge spécia-
lisé dans la traite de la gomme et du mil sur tout le
long du fleuve Sénégal. A cause de sa destination vers
le Galam dans le Haut-Sénégal, on l'appelle pirogue de
l'Est.
- à côté de ce bâtiment, on trouve le "!!!!~" simple, en
proportions plus réduites. Elle obéit à la même logique
de construction et sa destination est double ; elle sert
de moyen de communication, de transport dans les échanges
interinsulaires, c'est une barque moyenne "gaalu ganjool";
ou bien, elle est simplement une embarcation de pêche
en grand ou petit modèle. La voile unique, carrée, sup-
portée par un mât mobile central caractérise l'embarcation
de pêche, la pagaie y est accessoire
115

---

'''''-
planch~ 3
pirogue active du fleuve avec ses
éléments de propulsion (voile, nvoss,
moteur)
116

---

Les autres embarcations utilisent plusieurs voiles superposées.
A défaut de vent, la pirogue est conduite par le système de la
perche (nyosu) ou le halage à bras d' hommes le long de la berge.
Les instruments comme les façons de pêcher sont très diversifiés
sur le fleuve. Les pièges, les nasses et les enclos en matière
végétale tombent en désuétude ; avec les nouveaux engins, la pêche
se perfectionne et les familles s'individualisent. Le commerce euopéen
introduit l'épervier et la senne de plage, les filets fixes et les
filets dormants sont confectionnés avec du fil importé, à la manière
européenne.
Deux systèmes de production induits par les techniques de capture
pratiquées dominent sur le fleuve : !~_~r~!~~~_~~_~~~! qui nécéssite
une migration à petite échelle à séjour alterné avec une masse de
main-d'oeuvre considérable sous la direction d'un patron pêcheur,
propriétaire de senne, ou par la réunion de plusieurs familles qui
se fixent dans un territoire de pêche commun et le_~r~!~~~
individualiste de sayna, ou rok qui pratique le dépôt nocturne des
---------------------- .. - - - -
filets.
Ces deux systèmes se pratiquent, pendant la grande saison de pêche
qui s'étend dans la période de froid aux eaux claires de décembre
à avril. Ils approvisionnent le marché qui ouvre tôt le matin sur
la berge centrale du fleuve. Le marché est dominé principalement par
une famille, par un produit. La co~ercialisation du poisson est
totalement accaparée par les femmes. Jusqu'à la fin du XIX o siècle
et le long du XX o siècle, la pêche fluviale nourrit Saint-Louis,
exporte vers les autres centres urbains et les escales arachidières
par le rail. Bien entendu, la pêche maritime reste encore marginale
et complémentaire au produit du fleuve durant le XIX o siècle.
117

---

h . La pêche maritime
Les conditions difficiles de navigation sur la bordure maritime de
Saint-Louis et l'abondance du poisson du fleuve (mulet, sardine .•• )
n'incitent pas à un développement de la pêche en mer. La fonction
de transport et de navigation à la barre et la traversée des hauts-
fonds pour embarquer ou débarquer les navires dominaient l'activité
maritime jusqu'au milieu du X1X o siècle. L'industrie de cueillette
et de séchage des coquilles de mer était encore vivace. La pêche
en mer, à proprement parler, était timide et se limitait à une
pêche cotière dans un très faible rayon d'action. La mer s'apparente
à une aventure dont il fallait exorciser les dangers par la pratique
du "séfali" qui consacre l'ouverture de la campagne en mer. La pêche
débutait avec la période de la mer morte après le passage des eaux
froides vers le mois de mai ; voici comment se fait le "Séfali" :
-une sep1e pirogue partait en mer le jour de
l'ouverture, en l'occurence celle des Gay, à son
retour, le produit de la sortie n'était pas
commercialisé, mais partagé, distribué à la commu-
nauté, on le donnait en offrande et le lendemain,
tous les pêcheurs pouvaient partir en mer-.
Le spiritualisme traditionnel recommande de procéder à des offrandes
avant d'entrer dans l'eau (en mer) , ce que Gay, le pêcheur en mer
(Gay molum geej) observe scrupuleusement. Cette exigence a la vertu
d'éloigner les malheurs,
- en cas de manquement nous sommes exposés à des
peines-.
118

---

La pêche en mer n'avait pas d'instruments spécifiques de travail,
tout lui vient de l'extérieur notamment la pirogue bordée à éperons
qui permet de surmonter l'obstacle des vagues et assure une meilleure
stabilité par rapport à la pirogue tradtionnelle et au "taaré" du
fleuve.
Aux conditions géographiques locales difficiles, s'ajoutent l'irré-
gularité du régime des vents et labrièveté
de la saison de pêche
pour freiner l'essor possible de lapirogue à voile en mer.
Sur le plan socioéconomique, les bras sont disponibles, le bateau
à vapeur a dégagé une bonne partie du personnel de l'embouchure mais
la pêche en mer n'attire pas plus les populations même quand elles
ont domestiqué le passage des hauts-fonds. Une fraction de la popu-
lation, pendant l'hivernage retourne aux champs, ou cherche emploi
dans le trafic fluvial et la traite des produits primaires.
Il faudra attendre vraiment le déclin des activités du commerce et
la crise de la gomme vers la fin du XIX o siècle pour que la pêche
maritime prenne un départ certain.
119

---

Chapitre IV
Le développement de la pêche maritime
à Guet Ndar
(XIxe siècle -Après-Guerre)
La concession de Saint-Louis a, au cours des siècles antérieurs,
développé une économie d'échanges marchands qui polarise autour du
comptoir une pluralité d'activités productives au point que la question
à l'ordre du jour au début du XX o siècle se résumait dans l'alterna-
tive entre la continuation de sa fonction initiale de "simple comptoir
commerial" ou de faire de Saint-Louis le véritable centre d'expansion
d'une politique résolument colonialiste de la France en Afrique.
L'avenir a confirmé l'évolution de l'adhésion au projet impérialiste
faisant de Saint-Louis la périphérie de la métropole, fournisseur de
matières premières au capitalisme industriel français. Durant tout
le XIX o siècle, les documents d'archives traitent essentiellement de
problèmes politiques (protectorats, annexions ... )
l'histoire
coloniale voue complètement à l'oubli les questions économiques et
sociales qui intéressent la société indigène.
Le passage du système commercial concessionnaire à l'entreprise coloniale
a coincidé, au niveau local, avec une série de mutations économiques
et sociales profondes qui ont façonné depuis lors les fonctions urbaines
de Saint-Louis. Sur le plan de l'Administration, la colonie s'est
dotée de véritables institutions, des services publics (gouvernement,
120

---

municipalités, armées, écoles ... ), en somme un cadre d'aménagement
urbain est mis en application et reflète les aspects socioéconomiques
d'une ville.
L'importance du trafic commercial, la nécéssité de gagner du temps,
de raccourcir les distances et de se libérer du régime irrégulier des
vents font apparaître très vite le navire à vapeur dans la première
moitié du XIX o siècle et le rail
à la fin du siècle à Saint-Louis.
Dès lors, les choses vont aller rapidement, les conséquences qui en
découlent sont considérables : la principale marchandise de la traite
maritime, le négoce des esclaves noirs est frappé d'interdit, les
négriers doivent se reconvertir dans le commerce des produits de
cueillette. La gomme remplace le bois d'ébène en devenant le premier
produit sinon la marchandise exclusive des exportations du Sénégal.
Mais le nouveau commerce va s'avérer insuffisant pour occuper toute
la population et ne pouvait aussi draîner tous les capitaux, les
négociants français n'avaient pas le droit de diriger le commerce du
fleuve. Durant le premier trimestre de l'année, le mouvement des
chalands et des côtres de Saint-Louis anime les escales et toutes les
populations riveraines du fleuve et du désert, en un mot, la vie de
l'embouchure vers le Haut-Sénégal est suspendue à la gomme:- Cépendant,
la fragilité de l'économie de monoproduction de cueillette de l'acacia
verek qui a été un facteur non négligeable de l'échec de la colonisation
agricole va se faire sentir au grand jour sous la manifestation d'une
véri table "fièvre de la gomme" dès 1830. Saint-Louis traverse a-lors
la première crise véritable de son histoire d'économie marchande
extravertie.
Cette nouvelle crise, profonde et durable, n'est en rien comparable
à celle du XVlllo siècle, en ce qu'elle constitue la première atteinte
du système impérialiste sur la bourgeoisie sénégalaise des traitants
du Sénégal dont on a pu dire que la fortune et la puissance
avoisi-
naient celles de la bourgeoisie parisienne de l'époque. Faidherbe
s'attaquera au privilège de la caste des habitants de Saint-Louis.les
121

---

mûlatres en brisant leur pouvoir en 1848 car les intérêts de la
colonie étaient sacrifiés à la classe des traitants (1).
Mais la crise n'a épargné aucune couche de la société Saint-Louisienne
et des escales. L'émancipation des esclaves pousse à Saint-Louis un
afflux de personnes qu'il faudra recaser, à qui il faudra trouver
du travail. Les corps expéditionnaires de Faidherbe vont achever la
destruction de la société et de la culture traditionnelles sur le
chemin de l'édification de l'empire colonial tandis que les rejetons
du bateau à vapeur, s'ils ne sont pas utilisés comme instruments de
la politique militaire, vont se lancer à la conquête de la mer, comme
à partir de 1840 les paysans vont s'atteler à la culture de l'arachi-
de dans les "champs de l'impôt" ou "champs du gouverneur" repris ·par
les "champs du marabout" au XX O siècle.
Rien de ce qui touche la pêche indigène ne fait l'objet des préoccu-
pations de l'Administration bien que des mis,ions de projet de
création de pêcheries modernes destinées à l'industrie métropolitaine
soient encouragées à la fin du XIX o siècle.
Pourtant, le pêche indigène voit son rôle économique et social
s'accroître. Elle permet, grâce à la réactivation des structures
communautaires traditionnelles, de fournir du travail, d'assurer le
plein-emploi à la collectivité villageoise de Guet Ndar sans amélio-
ration notable de ses procédés techniques. Les possibilités d'exp~oi­
tation des ressources halieutiques de la région fluvio-maritime de
Saint-Louis sont énormes et les produits de la pêche trouvent un
débouché avec la croissance démographique de la ville. Mais l'utilisa-
tion de cet espace de production se heurte à la présence de multiples
intérêts qui vont déterminer le niveau et la structure de la production
(1) VoVz. Pa-6qu-ieA. p 153
122

---

de la pêche. La navigation à l'embouchure du fleuve entrave l'activité
de la pêche des filets fixes et, inversement, celle-ci bloque le
libre passage des navires dans une zone où elle réalise l'essentiel
de sa production. L'innovation de la senne de plage décuple la
rivalité des intérêts particuliers dans ce secteur, et surtout elle
pénalise les petits propriétaires.
123

---

A - La crise économique et sociale de Saint-Louis
(1830 - 1850)
Nous savons que Saint-Louis a constitué tout au long de la traite
négrière un pôle de développement d'une vie nouvelle où convergent
les populations attirées par le commerce maritime, mais sa prépondé-
rance politique et sa croissance économique ne vont pas aller sans
conséquence à l'abolition de l'esclavage.
Au sein de la société coloniale, la classe des traitants des comptoirs
du Sénégal jouèrent un rôle primordial dans l'économie en tant
qu'intermédiaires entre les négociants européens et les producteurs
africains de la gomme. Elle devient le premier produit d'exportation
du pays à la fin de l'esclavage. C'est une production de cueillette,
un "don du ciel", pour reprendre l'expression de Boilat car, il suffit
d'attendre l'action des vents d'Est qui ouvre le tronc des gommiers
'.
et fait couler la sève qui coagule, ce qui donne la gomme arabique,
le remède miracle de la société de Louis XVI. Le produit est récolté
par les Maures et acheminé au niveau des escales où viennent s'en
procurer les traitants qui le revendent auprès des négociants à Saint-
Louis contre des guinées (1) et des marchand~§es importées. C'est
donc une production liée aux caprices de la nature et à la volonté
des récoltants maures, maîtres des gommeraies.
(1) qu.i.n..é.e-6 d' lru:h : monnaie. d'époque. appe.f..ée au-6-6.L
"B..i.U..e.i de. f"anque. du dé-6eAi.".
124

---

La misère ou la prospérité des habitants de Saint-Louis au XIX o siècle
dépendent presque exclusivement de la traite de la gomme. A partir
de 1816, à la reprise de la colonie des mains des Anglais, le régime
de libre concurrence s'instaure ; entre 1838 et 1850, le monopole
des traitants est rompu, de nouveaux négociants s'installent,
l'effectif des traitants a triplé et une concurrence âpre et acharnée
se déclenche entre eux. Les Maures vont exiger des coutumes plus
lourdes à la libéralisation du commerce avec l'arrivée des négociants
français, ce qui accroît les charges des traitants et aggrave la
compétition. Entre 1818 et 1853, le nombre des bâtiments de navigation
a centuplé, l'effectif passe de 40 à 400 unités. A côté des traitants
traditionnels, les négociants avant de s'engager personnellement dans
la traite vont envoyer d'abord des mandataires ou des gérants
(anciens esclaves) surtout dans la période des relations tendues avec
les Maures Trarza.
La liberté de commerce engendra un effectif-pléthorique de traitants
et un encombrement du marché tandis que le cours du prix de la gomme
évoluait en baisse avec les progrès de synthèse chimique de produit-
substitut à la gomme en Europe. Les pertes s'accumulent, les bénéfices
s'érodent, les traitants s'endettent vis à vis des négociants.
L'arrivée- massive des guinées d'Inde modifia le rapport guinée-gomme
dans le sens d'une dévaluation de valeur; les détenteurs de guinées
cherchèrent à s'en débarasser à tout prix en 1830-1840. On constata
alors une baisse régulière de quantités de gomme commercialisée$
entre 1840-1850 tandis qu'une ordonnance de 1842 tente d'organiser
la profession des traitants.
Mais la crise s'est déjà installée, on parle de "désastre de la gomme",
c'est une crise épouvantable et la misère est partout présente dans
les années 1848-1852. C'est la faillite généralisée des traitants
qui vendent leurs biens (maison, terrains, bijoux ... ) aux négociants
français (1). L'émancipation des esclaves avec la révolution de 1842
(1) Pa~q~, op cité, p 155-162
125

---

amputait une fraction considérable de leurs fortunes.
C'est surtout le commerce européen, avec les maisons bordelaises
Maurel-Prom, qui tire son épingle du jeu en renforçant ses positions.
Les nouvelles firmes vont encourager la culture de l'arachide en
sanctionnant le déclin du commerce de la gomme, elles ont par
conséquent mis un terme à la suprématie politique, économique et
sociale des traitants indigènes. Parmi ces derniers, certains ont
pu trouver une certaine sécurité et un moyen de vivre comme cadres
de l'administration de la politique coloniale et dans l'armée,
d'autres ont pu s'insérer dans le circuit de la commercialisation
de l'arachide en essor, une autre fraction, celle qui s'est maintenue,
s'est orientée dans le commerce et le transport du mil, du sel,
du karité ou dans l'exploitation du bois de chauffage.
Il n'en va pas de même pour la grande majorité des indigènes. C'est
au niveau des couches défavorisées que le déclin de la traite de la
gomme est plus sensible ; le nombre des bouches à nourrir a augmenté
avec l'émancipation des esclaves; les anciens captifs affluent à
Saint-Louis pour chercher du travail.
Les métiers de calfateurs, de· m~telots, de charpentiers, de manoeuvres
comme de domestiques étaient, du coup, supprimés ou en voie de
régréssion avec la crise du commerce. L'introduction du navire à
vapeur élimine les laptots du remorquage des bateaux pontés à voile
et le trafic au long cours fluvia~s'amenuise d'année en année à
mesure que régresse la production de la gomme. Le chômage prend une
ampleur sociale telle qu'au milieu du siècle, le gouverneur Baudin
est obligé de reconnaître le caractère étendu de la misère. L'abbé
Boilat conseille à la jeunesse du pays de s'ouvrir à d'autres carrières,
que les arts et métiers soient encouragés, particulièrement que les
bras disponibles s'attellent à la culture (celle de l'arachide,
s'entend), puisque "la terre n'est jamais ingrate, elle donne à celui
qui la cultive la récompense de ses labeurs" (1).
(7) Bo~i : l~qui~~eh Sénég~e~ - p 271
126

---

Entre 1848 et 1849, le gouverneur autorise des familles et surtout
les esclaves libérés à s'installer au Nord du village de Guet Ndar,
dans l'actuelle agglomération de Ndar Toute. Ce "village de liberté"
où s'implantent de nouvelles populations était redouté par les gens
de Guet Ndar qui voyaient dans leur voisinage une concurrence pour
la pêche et le service des pirogues pour recueillir les dépêches et
le transport des passagers.
Les travaux publics à l'échelle locale, la construction de deux ponts
(1853-1865), la réfection des quais en ronier, la maçonnerie et la
briqueterie, l'édification des latrines publiques, les opérations
de voierie vont pendant un court délai occuper une fraction de la
population oisive.
Dans les zones où les activités agricoles étaient maintenues comme
à Gandiol, les cultures maraîchères avaient pris le pas sur la vente
du sel et sur le cabotage à l'embouchure. Ce~tains essais mineurs
de culture furent tentés à Guet Ndar mais ces tentatives seront vite
délaissées à cause de l'essor momentané du marché du poisson, et
surtout à cause de l'indisponibilité des terres cultivables sur la
langue de Barbarie.
'.
127

---

-"
~~
. ' _ 1 '
f.-
J'- ~
\\
u
..
"
I!
"
planche 5
pirogues de fleuve parquées en face du
lycée Faidherbe
128

---

B - Naissance d'un groupe socio-professionnel de
la pêche en mer: une réponse àla crise de 1850
Si la traite négrière a sapé les fondements de la société antérieure
dans la Sénégambie au XVIIIo siècle, au
niveau de Saint-Louis, la
satisfaction des besoins d'une économie de marché a redynamisé les
échanges, a permis la poursuite des activités productives, une
économie de la pêche a trouvé là un marché en croissance. La pêche
rencontrait un écho favorable du fait de l'existence des populations
de Guet Ndar qui sont les dépositaires des techniques de pêche du
fleuve des Sulbalbé et des Maures mais aussi grâce au commerce mari-
time elles bénéficiaient des instruments nécéssaires à la conquête
de la mer.
C'est d'abord sur le fleuve que s'applique l'exercice de la pêche
guetndarienne avant de connaître une issue définitive vers la mer
au terme d'une série orle tonflits et de mesures restrictives dans
,
'\\
l'exploitation du fleuve.
L'objet du travail du pêcheur repose sur le milieu fluviomaritime
avec des formes d'organisation sociale et technique dictées par la
. /
nature et le comportement des ressources halieutiques, des saisons
propices à telle ou telle autre forme d'activité. Nous retrouvons
du reste, cette allure générale de la pêche guetndarienne jusqu'à
la période de la motorisation avec, cependant une accentuation du
caractère professionnel du pêcheur en mer dont il est réputé.
Au XIX o siècle, le fleuve concentre la majorité des activités des
habitants de Guet Ndar ; la pêche s'y passe pratiquement toute
l'année; les pirogues de transport à long cours du fleuve, les
"taaré pinku", sont dirigées par les guetndariens ; en hivernage,
129

---

certains se font manoeuvres sur les quais, d'autres partent pêcher
en mer, "géti", car c'est la saison où la mer est calme et l'alter-
nance des vents permet de porter la voile pour sortir et pour rentrer.
Foncièrement, les gens de Guet Ndar sont des habitants de l'eau.
Au début du XXo siècle, Gruve1 estime le nombre des pirogues à Guet
Ndar exerçant en mer et sur le fleuve à environ 500 unités (1).
"
..
(1) g~eL p 73 (1908)
130

---

t .La pêche Buviale
L'activité de pêche sur le fleuve connaît une grande diversité de
techniques de capture qui va des procédés
- de maniement individuel : !~~E~~~~~~ et le harpon (Kajj)
- par groupe restreint: le ~~!~ qu'utilisent deux personnes
dans les eaux peu profondes pour pêcher les crevettes et les petits
poissons
dans le
Gandiolais on monte un véritable front de barrage
composé de plusieurs kili plantés dans l'embouchure. C'est un filet
à petites mailles serrées muni de deux bâtons sur les bords verticaux
et latéraux de l'ouverture; ensuite le ~~È~!' filet planté sur deux
longues perches dans la rivière lors de la marée montante
ses
mailles sont aussi serrées que le kili ; plusieurs filets sont réunis
lors du dépôt, il est destiné à capturer les capitaines et les
courbines ; on l'appelle "rok". C'est le mê!lle filet qui est utilisé
dans la technique de la pêche à la dérive.
Quand les filets sont mouillés dans l'eau, la pirogue relève l'ancre
et suit le sens du courant qui entraine les filets ; dans ce cas,
on parle de "sayna" qui est pratiqué surtout pour la capture du
mulet; l'équipage est composé, en général, d'une personne· adulte,
le grand-père avec ses petits enfants ; la pêche se passe la nuit.
- par groupe élargi
c'est un procédé nouveau dans la
pêche à Guet Ndar, il s'agit de la ~~~~~_~~_E!~~~' dont nous trai-
terons plus longuement en raison de sa forte incidence snr l'essor
de la pêche fluviale et de sa fonction économique et sociale dans
les transformations du milieu pêcheur.
Selon les techniques en cours, on peut distinguer les instruments
de type passif (sabal), du type actif (épervier, kili, senne).
131

---

Les instruments peuvent remplir une fonction purement d'auto-subsistance
pour assurer immédiatement la nourriture quotidienne :
W La
pêche à l'épervier à une importance car elle
permet. quand on n'a rien. de s'approvisionner tout
de suite de quoi manger, c'est pourquoi aucune
pêche ne lui est plus utile •
Le kili et l'épervier sont utilisés aussi pour la capture des poissons
servant d'amorce.
Les instruments remplissent aussi une fonction purement commerciale
que l'on retrouve dans le conflit qui oppose les pêcheurs de
sabal aux détenteurs de senne. Le caractère mercantile de la produc-
tion s'affirme dans la période où Saint-Louis constitue un centre
de grande consommation de produits de la pêche et le point de départ
de plusieurs voies de communication qui per~ettent l'écoulement du
poisson à dos d'âne ou de chameau vers les régions de l'intérieur
et surtout grâce à la construction du rail.
Le marché se révèle un enjeu considérable au sein des pêcheurs ;
l'accès à des instruments perfectionnés et l'exercice de créativité
pour améliorer les techniques existantes (confection de filets en
fonction d'espèce-cible) augmentent le volume débarqué. défient tout
respect de conformer l'activité aux saisons traditionnelles et plus
encore. on se défait des croyances. des rites dont toute pêche
comporte de pratiques coutumières .
. L'INCIDENCE DU MARCHE SUR LA PRODUCTION FLUVIALE
Il nous faut nous arrêter un moment ici sur la signification du
marché dans l'évolution du milieu pêcheur et la tendance à une perte
graduelle de l'indépendance et de la maîtrise de ses conditions de
132

---

travail. On ne peut pas parler d'économie de la pêche aussi spec1-
fique qu'elle soit, si on ne s'interroge pas sur les objectifs de
l'activité et les moyens mis en oeuvre pour les réaliser, de même
doit-on répondre à la question sociale des hommes qui rendent effective
cette économie. Il est clair que plus le système économique du
Sénégal s'oriente dans la traite, plus on constate à la fois une
régréssion des activités productives et une acculturation correspon-
dant
à un recul des savoirs traditionnels, des pratiques engrangées
au fil des générations antérieures
au point que l'on garde une
impression de création ex-nihilo. Tout est nouveau, tout est importé
même le langage courant et banalisé dans les actes quotidiens du
pêcheur. A quel niveau faut-il distinguer ce qui revient à une
culture propre de ce qui se dégage d'un mouvement de feed-back des
éléments importés et reconstruits dans un savoir global vivant ?
L'apparition de la senne dans la pêche guetndarienne relève de cette
problématique : la senne est connue comme une technique tradition-
nelle des Subalbé du Fuuta (gubaal) et chez les Lébu du Cap-Vert
(mbaal law), mais curieusement, à Guet Ndar, on la désigne sous le
nom de caxaal tubab (senne du bla?c? qui y apparaît dans un contexte
précis de transformations sociales du milieu de la pêche où la
reproduction des conditions sociales du pêcheur dépend étroitement
du marché.
Pour l'ensemble des pêcheurs du fleuve, il n'y a pas vraiment
d'inégalités criantes tenant aux conditions de travail, à la possi-
bilité d'accéder aux territoires de pêche. Que l'on possède une
pirogue ou que l'on s'active à pied, le fleuve et les marigots
regorgent d'espèces diverses aisées à capturer. La technique de
prise passive est le procédé le plus courant. Il existe des terri-
toires de pêche pour toutes les familles que la coutume reconnaît
et confirme; il n'y a pas véritablement de conflits saillants.
L'unité de production est basée sur la famille, le pêcheur n'existe
pas individuellement, travaillant à son compte personnel avec des
moyens propres ; il est membre de la collectivité familiale en tant
133

---

qu'unité de consommation et de production, unité d'habitation (keer).
Les instruments sont la propriété familiale et chaque membre concourt
à leur fabrication. Par conséquent, c'est entre les familles que se
situe la ligne de démarcation sociale ; à côté des familles nanties
disposant de bras suffisant pour mener l'activité, on trouve des
familles démunies non pas en raison d'une absence des moyens matériels
mais du fait que dans celles-ci le rapport de masculinité est faible,
ce qui revient à un facteur de discrimination avant même que l'accès
à des moyens de production dépende entièrement du marché. Au sein
des familles, des ménages se constituent en isolats du fait de la
diversification des activités professionnelles et de la mobilité
sociale urbaine. L'univers du pêcheur est pénétré par des rapports
marchands et ses besoins s'expriment en termes monétaires que la
pêche doit réaliser pour que l'activité continue. Or la pêche doit
recourir de plus en plus à des facteurs de production intermédiaires
même si le pêcheur fabrique ses instruments lui-même; c'est le
commerce qui fournit les lignes et le fil d~ coton pour tisser les
filets. Pour cela la pêche doit dégager une part toujours plus
grande du produit pour renouveler le travailleur et ses moyens.
L'introduction de la senne de plage montre au contraire que le pêcheur
n'arrive pas à créer ce surplus pour améliorer les conditions techniques
'.
de son activité ; les techniques de type individuel ou de groupe restreint
d'exploitation du fleuve pour approvisionner le marché ont atteint un
seuil où la reproduction du pêcheur piétine. Dans ces circonstances
l'avènement de la senne apparaît comme un détonateur dans l'ea~
•
se~eine d'une pêche encore faiblement différenciée.
134

---

a· La Benne de plage (.caxaal tubab)))
Les pêcheurs de Guet Ndar ont puisé dans le savoir et le capital
technique des fonctions de navigation et de transport du commerce
maritime pour consolider une économie de pêche déjà redevable de
l'expérience des Maures de la côte dès leur établissement sur le
littoral. Cette accumulation d'expériences et de progrès s'est géné-
ralisée à l'ensemble du village, il n'en va pas de même quand la
senne entre en lice, pour parodier, quand le tubab s'en mêle.
On peut dire dans le cas de la senne à Guet Ndar, une technique et
l'instrument qui lui correspond entrent dans la pêche pour la
première fois avec tout ce que cela suppose d'extériorité et de
dépendance dans la maîtrise du procès de ~roduction du travailleur.
L'histoire de la senne de plage, fruit de la~rencontre entre le
traitant indigène. le négociant français et le pêcheur. traduit bien
l'état d'indigence de la pêche qui n'arrive pas à dégager un capital
propre à garantir le renouvellement ou l'acquisition de moyens de
production ; elle est significative de la transformation du statut
du pecheur et d~ piocessus de différenciation sociale qui s'installe
dans la sphère de la production entre les pêcheurs ; elle est
symptomatique de l'insertion du pêcheur dans un ensemble économique
global dont il doit tenir compte dans toute la détermination de son
activité.
A.S .• petit-fils de pêcheur qui a été conducteur de côtre et traitant
de l'Est. nous décrit les circonstances dans lesquelles la senne de
plage a été introduite à Guet Ndar à travers sa famille.
"Comment notre grand-père a utilisé le premier
senne de plage.
mbaa1 1aw" des 1ébu que Guet Ndar
dénomme "caxaa1 tubab" •••
Quand B.K .• originaire du Fuuta où l'on utilise
135

---

traditionnellement la senne (gubaa1), ami de mon
père qui l'a rencontré durant son séjour à l'Est
(pinku), était au service d'un blanc nommé D. de la
maison Peyrissac, il venait causer à la maison en
sa compagnie. Le blanc s'intéressait à la pêche et
apprenait à parler wolof chez nous
souvent ils
accompagnaient mon père à la pêche au filet (serr).
C'était pour le blanc une sorte de promenade ...
Un après-midi, au retour de B.K. du Fuuta, il vint
à la maison avec le blanc et il (B.K.) proposa à
mon père de confectionner un guuba1 (senne) ; mon
père lui fit comprendre qu'il ignorait ce que c'est
qu'une senne. B.K. lui expliqua le gubaa1 et D.
demanda à mon M. (père) que B.K. lui dise ce qui est
nécéssaire pour confectionner une senne. Le lendemain,
D. s'approvisionna en fournitures pour construire une
pirogue et un filet à la maison de commerce, et sur
les recommandations de B.K., on apprêta le filet,
il leur fit la démonstration de son usage au fleuve.
D. était de la partie qui fut très fructueuse ••• w
A la lumière de ce récit, on sait que la senne est connue dans le
.
'.
Fuuta, qu'elle est une techni~ue de pêche utilisée par les Tukuloor
c'est une innovation à Guet Ndar et les biens nécessaires à sa fabri-
cation sont importés, fournis par le commerce français.
La senne guetndarienne, inspirée du modèle en usage dans le Fuuta
est progressivement importée
partiellement et fabriquée sur le modèle
européen. Si les tessures de filets ,sont importées, la senne est
assemblée sur place; d'autres pêcheurs la construisent entièrement
avec le fil de coton, les plombs sont remplacés par des boules
d'argile sèches et cuites ou par des morceaux de brique, à cause du
pris élevé du plomb ;les flotteurs de la partie supérieure sont en
bois ou en liège. Les dimensions de la senne sont variables
la
longueur passe de 150 à 40-50 mètres, avec une chute de 3 à 6 mètres
ou 5 à 8 mètres et des mailles de 6 centimètres. La forme générale
136

---

a l'aspect d'un fuseau, à chaque extrémité une forte corde de
10 mètres pour la traction.
La senne est introduite, compte tenu de l'espace entre les généra-
tions, entre le grand-père et le petit-fils (1), vers 1885, jusqu'à
la fin du XIX o siècle. C'est au niveau du personnel de la navigation
et du commerce, des agents indigènes que la senne est initiée comme
aussi la pirogue à bordage rapporté provenait de cette couche sociale.
L'aide des négociants français a été déterminante dans l'armement
des pêcheurs à un moment où le marché connaît une demande croissante
en poisson qui n'est pas du reste valorisée comme il faut.
Jusqu'ici les pêcheurs se sont doté d'instruments propres en les
fabricant eux-mêmes avec un matériel d'origine végétale locale
la fibre d'écorce de baobab, les feuilles de palmier ronier qui
donnent du fil destiné à faire une
corde assez forte pour la ligne
de fond, ou du fil moins grossier servant à ~isser les filets
dorénavant on importe le fil de coton et le goudron pour le rendre
ténu. Avec l'innovation de la senne, technique plus performante,
on met en oeuvre des moyèns plus importants, on recourt à une
main-d'oeuvre plus nombreuse pour sa confection et son usage. C'est
\\
un bouleversement quasiment inédit du milieù" pêcheur tant par le
volume de poisson débarqué et par son efficacité. La senne est maniée
par deux pirogues montées par un équipage d'une cinquantaine de
pêcheurs; elle est utilisée pour la capture des mulets, des courbines,~
des capitaines et des clupéidés.
La pêche se fait en tout temps, en marée montante ou descendante,
sur le fleuve et dans les marigots. La pleine saison se déroule entre
(1) en tail quand L' i.nto/UTZatewz. patz1e. du pbu:!.J C' l!.-1t
du gl/..an.d-pbu:!. qu'il ,,6'agil ~ .
137

---

novembre et janvier, quand l'eau du fleuve est claire, propre. La
pêche à la senne est appelée 'law" ; elle est collective et exécutée
sous la direction d'un chef, lui-même propriétaire ou l'aîné du
collectif de travail.
Il faut distinguer deux formes de law : quand la pêche se passe dans
les "daal", en campement temporaire au lac de Guiers, dans d'autres
zones du fleuve non interdites, hors de Saint-Louis, et quand elle
se passe dans la région de l'embouchure pendant la période où le
trafic des navires est ralenti.
Le daal est un territoire de pêche affecté à une famille où la senne
séjourne, en migration, pendant deux à trois mois ; des tentes sont
dressées dans le secteur, les pêcheurs y vivent durant la campagne.
Après chaque journée de pêche, une pirogue transporte le produit à
Saint-Louis où il est écoulé par les femmes ; la pirogue, à son
J
retour, ramène la nourriture nécéssaire et le revenu de la vente au
propriétaire. Une partie des captures est transformée sur place par
les pêcheurs quand la pirogue ne peut pas tout évacuer ; le voyage
aller-retour peut durer plus d'une journée; le halage et la voile
sont associés pour conduire la pirogue.
Quand le 1aw se déroule à Saint-Louis, c'est généralement une formule
associative (jungo) qui regroupe les pêcheurs qui se partagent la
capture au jour le jour pour subvenir à leur alimentation quotidienne.
C'est la reproduction des ménages que satisfait cette pêche. No~s
reviendrons sur le problème du revenu du pêcheur en abordant le
système du partage et son évolution dans les différentes formes de
pêche. Le personnel de la senne fait appel à des personnes étrangères
à la famille ; le plus souvent les paysans du Waalo, les noirs de
Mauritanie (naru gadd) viennent s'embaucher dans la senne. Le law
n'exige pas deconnaissances ni de savoirs techniques spécifiques,
le minimum requis, c'est savoir nager. Le personnel est divisé entre
les opérations à terre et celles de l'eau. L'endurance et la vigueur
physique sont les qualités premières du pêcheur de senne ; à charge
138

---

pour le propriétaire de nourri~de loger ses travailleurs
dans la
senne, le pêcheur ne possède que son vêtement (palto).
On s'en doute que l'innovation de la senne a troublé la quiétude des
pêcheurs, que le relatif nivellemnt des inégalités sociales a sauté
pour laisser place à l'invasion des rapports d'exploitation en germe
dans l'écart des revenus et à la concurrence nouvelle que la senne
inaugure dans la production et dans l'écoulement du poisson dans le
marché.
.)
139

---

b . Les conflits dans la pêche Ouviale
Deux types de pêche prédominent dans l'activité fluviale: le pêche
aux petits filets (rok, sayna, serr) et celle de la senne. Les
petits pêcheurs, propriétaires de leurs instruments pratiquent le
rok ou encore sayna dans les endroits que la tradition leur a conféré
un droit transmis entre générations. Rok et sayna se déroulent
d'ordinaire à la tombée de la nuit et se poursuivent jusqu'à l'aube
par contre la pêche au kili est accessoire, elle fournit à la pêche
à la ligne le poisson d'appât. La pêche au filet est essentielle,
c'est une activité familiale. Elle bât son plein en saison froide,
entre décembre et mars, sur le fleuve; pendant l'hivernage, elle
se pratique dans les marigots où le poisson est simplement piégé
dans son retranchement.
Le pêcheur emporte dans la pirogue (taaré)-sa victuaille faite de
J
couscous à une sauce sommaire au poisson ; il aménage un feu pour
faire la cuisine et pour se réchauffer. Le pêcheur fixe ses filets
sur deux perches plantées au fond du lit du cours d'eau: avec
plusieurs unités, il peut former un front de barrage qui lui procure
de forts rendements; dans la région de l'embouchure il profite du
mouvement à double sens des poissons de la mer au fleuve et inverse-
ment. Comme elle se passe à marée montante, la pêche au filet cons-
titue une gêne à la navigation des navires sur le fleuve. Des tenta-
tives de règlementation de son activité pour permettre le passage
des navires sont organisées par une interdiction temporaire en
période d'intense trafic, par le déplacement des lieux de pêche en
amont de Saint-Louis.
Le sayna est une autre variété de pêche au filet, il est plus récent
que le rok. Dans le sayna, les filets sont jumelés et attachés à
une corde reliée à la pirogue qui dérive. La pêche se passe de nuit,
elle est le fait des personnes âgées
accompagnées de gamins. A cette
technique, on capture aussi le mulet; c'est en période d'abondance
140

---

du mulet que le sayna est plus courant. Les clupéidés entrent aussi
dans les prises. Le sayna se pratiquait exclusivement sur le fleuve
tandis que le rok (filet dormant) s'effectuera indéterminément sur
le fleuve ou en mer, d'ailleurs c'est en mer que cette pêche va se
tourner. La pêche au filet ne se déroule pas toute l'année sur le
fleuve
en hivernage, l'activité du fleuve est ralentie; quand la
saison froide est terminée, en mars, les pêcheurs se déplacent vers
la mer si les conditions le permettent. Ainsi ceux qui ont des parents
proches propriétaires d'embarcation de mer vont travailler avec eux,
ils se font "toolan", c'est à dire pêcheur dépourvu de pirogue quJ
monte avec ses propres engins de capture
certains sont définitive-
ment liés à la pirogue durant toute leur vie active. L'exigence de
solidarité dans la communauté de travail en mer marque essentiellement
ce type de rapports, mais le travail en mer ne dure en moyenne que
trois mois dans l'année, la plus grande partie du temps de travail
se passe au fleuve.
Quand les instruments de type individuel, pêche à pied comme l'éper-
vier, le ki1i ou encore un autre engin passif, le "dolink"
(rangée
de hameçons suspendus de façon sérrée sur une grande corde qui retient
le poisson au passage), n'arrivent plus à satisfaire correctement
\\
'.
les besoins du pêcheur, celui-ci se dirige alors vers d'autres activités ..
D'ailleurs, à Guet Ndar, la pêche s'est souvent faite à
côté d'autres
activités rémunératrices comme la manutention dans les maisons de
commerce qui supplée au manque à gagner du fleuve, ou encore le
pêcheur se fait manoeuvre au port.
Cette recherche d'une pluriactivité partielle liée à un certain état
de dénuement est aggravée avec la crise du commerce de la gomme et
dans la pêche l'avènement d'un engin aussi performant que la senne,
hors de portée des moyens du pêcheur précipite les
conditions de
vie de la majorité
des pêcheurs déjà précaires.
On comprend le tollé général que suscite la senne de blanc quand elle
intervient dans la pêche et qu'à elle seule, pour un jet dans un
141

---

court laps de temps puisse ramener plusieurs pirogues remplies
d'espèces de toutes sortes et des plus prisées sur le marché.
-
Ce qui ne manqua pas de provoquer un scandale,
un étonnement général, trois pirogues remplies à
sa première sortie. La famille M. utilise un engin
qui ne laisse BU passage aucun poisson quel que soit
son calibre ••• "
Les plaintes s'élevèrent, plus véhémentes devant le razzia que le filet
opéra sur la faune. La concurrence de la senne est intenable pour
cette masse de petits propriétaires rivés aux habitudes et caprices
du poisson et de l'eau rythmés par les saisons auxquelles ils se
sont accomodés au fil du temps.
- Les gens se plaignirent auprès du gouvernement,
au temps de Carpot (1) et d~~a1andou (2) •••
L'administration s'en mêla. il y eu des procédures
d'arrangement et en définitive le gouverneur autorisa
à réduire la senne à 50 mètres de long car le filet
ravageait le poisson.-
'.
En effet, un arrêté du Gouverneur de Saint-Louis en date du
5 décembre 1903 interdit l'usage de la senne de plus de 50 mètres
de long avec des mailles de moins de 6 centimètres dans le fleuve (3).
Mais avec un tel suecès, la senne ne pouvait manquer de faire tache
(1) Cwtpol .. dépuLé CÛ!. Sai.nl.-LouiA en 1902
( 2) gafandol) Diou/. .. dépuLé en 1934
(3) g~ueL, 1908, p 80
142

---

d'huile. Les gains qu'elle procure passent pour des sommes astro-
nomiques, et bien tôt le nombre de sennes accrut de plusieurs
unités :
n Le nombre de sennes avait atteint, à un moment
donné, quatre vingts unités sur le fleuve et presque
tous les pêcheurs de filets dormants possédaient une
senne, et chaque senne comptait entre 30 et 50
personnes en raison de la masse de travail ; il
(informateur) m'est arrivé avec deux sennes de compter
un équipage de cent personnes durant la campagne
au lac de Guiers.-
La prolifération des sennes augmenta le niveau de la compétition
au sein des propriétaires d'une part, et entre eux et les petits proprié-
taires d'autre part. Pour surmonter la mesure de réduction de la
senne, la famille M. trouva le moyen de pasàer outre ;
- on assembla un autre filet de cinquante mètres
que l'on prenait soin de jumeler à notre arrivée sur
,
le lieu de pêche
à la fin de la pêche on les
sépare, on le's ét'encl au soleil pour les sécher, et
\\
le lendemain on les réunissait de nouveau.
Les gens apprirent l'astuce et une fois encore se
plaignirent auprès/de'--j.' administration.
Un jour, une visite inopinée des agents nous surprit
en pleine activité. Le filet et la capture furent
saisis, ramenés à Saint-Louis , les filets furent
confisqués par le tribunal.
Le jugement eu lieu, on rendit les filets que des
tambours accompagnèrent à la restitution.
Mais
le filet s'était endommagé dans son dépôt, le
143

---

fil dont il est fait se détériore rapidement. On
refit de nouveauxnlets, ce que Guet Ndar appellera
"caxaal tubab" à cause du blanc qui s'est lié amitié
avec mon père. En fait, c'est le "robaal law" qu'utili-
sent les lébu ..• "
La victoire des propriétaires de senne sur les autres pêcheurs fut
de çourte durée puisque en 1925, une décision de justice les frappe
d'interdit d'exercice à la barre parce que la senne est
trop
dévastatrice.
Les atteintes que la senne porte aux petits pêcheurs ne se limitent
pas seulement à la sphère de la production ; au niveau du marché, les
débarquements considérables de la senne font baisser les prix et
cette chute lamine les faibles producteurs. Ce sont les familles
détentrices de senne qui monopolisent le marché et les contrats
administratifs de poisson. La commercialisation est entièrement dans
les mains des femmes de la senne, à la fois pour la vente au détail
que pour le gros ; elles expédient par le rail vers les autres
centres urbains où elles ont placé des réceptionnaires. Les petits
pêcheurs sont très liés, dominés par cette caste de femmes, les
"aja jeen" avant l'entrée en scène du bana-ban~~.
\\
Si la masse des pêcheurs perçoit les conséquences de la concurrence
abusive de la senne sur le fleuve, elle n'incrimine pas encore le
marché ni l'enjeu que le monopole du marché exerce ~~J. les conditions
de travail, pour elle,
"la pêche s'arrête à la vente, ••• l'esprit du
pêcheur ne va pas au-delà du débarquement de la
capture sur la plage".
C'est précisément dans la sphère de la production et dans les condi-
tions de celle-ci que le pêcheur porte ses efforts pour assurer sa
reproduction sociale. Mais dans ce domaine, une série de mesures
144

---

restrictives pénalisent les pêcheurs utilisateurs de filets :
l'arrêté du 20 février 1903, dans son article interdit entre autres,
l'utilisation de filet à
maille inférieure à 6 centimètres et par-
ticulièrement les filets de sayna servant à barrer le fleuve ; dans
la même année tous les
engins à maille de moins de six centimètres
et en dessous devront se cantonner dans la pêche sur les berges du
fleuve et dans les marigots. En 1904 certaines zones sont soumises
à l'interdiction de pêche dans l'embouchure et d'autres marigots
réservés (Kassack, Ndiago, khor ... ), et sur toutes les grandes eaux
du fleuve les sennes de plus de cinquante mètres à mailles de six
à huit centimètres.
L'administration consigne un instrument de vérification des mailles
"en forme de pyramide quadrangulaire" poinçonné et déposé au greffe
du tribunal de Saint-Louis (1).
Les restrictions de l'espace de pêche sur le~~leuve accélèrent la
dégradation du revenu du pêcheur au moment même où il peut diffici-
lement faire face à la concurrence de la
senne. En somme, c'est
la pêche fluviale dans son ensemble qui est expropriée de ses ter-
ritoires de pêche par les intérêts du commerce maritime. On assiste
à un transfert progressif de la pratique des filets en mer mais"en-,
hivernage; la senne ne s'adapte pas en mer, elle ne sera pratiquée
que plus
tard avec l'installation d'un centre de pêcheurs à Guet
Ndar où le patron-pêcheur français montra aux pêcheurs la possibilité
de pêcher avec l'engin dans les brisants par temps de barre faible (2). v,
(1) Y/Ulve.l 1908 : Swz. .La /tè.gl.em.en.i.aLi..on de .La p~ch.e au
Séni.gaL ,
op ci.:Lé pp 206-21 ~
( 2) Y/Ulvef : p 80,
op ci.:Lé
145

---

Mais les difficultés de sortie en mer à Guet Ndar, l'immobilisation
prolongée du pêcheur, la brièveté de la campagne de pêche marquée
par un rendez-vous souvent manqué de la présence du poisson dans la
zone vont constituer une somme de facteurs dans la tendance dans le
genre de vie des Guetndariens à la migration.
Avant d'aborder cet aspect migratif de la pêche guetndarienne, voyons
comment l'exploitation de la mer se met en place quand les pêcheurs
sont évincés du fleuve.
- j
146

---

planches 6 et 7
différents usages de la mer
irrespect ou nécessité?
147

---

2· La pêche en mer: müieu et conditions d'exploitation·
L'absence de moyens adéquats, les difficultés pour franchir la barre
sur le littoral de Guet Ndar ont bloqué pendant longtemps les possi-
bilités de tirer les ressources de la mer. Les premiers habitants
du village utilisaient des radeaux de fortune durant la période de
mer calme pour se livrer à une pêche de subsistance quand la cueil-
lette sur le rivage devenait insuffisante, impossible. La technique
de pêche en mer leur vient des Maures, certainement des Imraguen,
tribu de Mauritanie qui utilisent des filets. Mais la pêche fluviale
qui avait amplement pourvu aux besoins et la diversification des
activités à Saint-Louis, tenaient loin de l'océan les habitants de
Guet Ndar
l'indigence des moyens matériels était une cause
d'impuissance devant une mer hostile qui dans l'imagination du pêcheur
est une force mâle, imprévisible et indompt~ble. Les habitants de
.1
Guet Ndar ont une perception toute particulière de la mer qu'ils
côtoient, une angoisse traditionnelle de l'océan, à bien des égards
le Guetndarien pense que la mer rejette tout ce qui lui est étranger,
que l'on ne doit pas verser des eaux sales, usées en mer, elle ne
doit pas être soui,llée, car en agissant ainsi, on lui manquerait de
respect, qu'elle s'irriterait et sa vengeance provoquerait des noyades,
détruirait les demeures du village, ce qui se produit fréquemment.
Pour éviter la manifestation de son courroux qui ravage personnes
et biens du village, les pêcheurs vouent une attitude quasiment dé
.,.-'
.
vénération à la mer qui nécessite une visitation et une cérémonie
de sacrifice rituel avant l'ouverture de la campagne de pêche (séfali).
La mer, énigmatique, infinie est divine (geeju yalaala), elle fait
l'objet de rites d'expiation; la mer purifie du mal, de la maladie,
elle lave l'homme de toute souillure. Nous sommes loin de la maîtrise
de l'élément liquide qui entre dans l'univers de la religion tradi-
tionnelle et de l'appropriation du fleuve par une culture ancestrale
la mer appartient à un autre monde, étranger, élément de puissance
148

---

divine que le pêcheur se représente dans la cosmogonie islamique.
L'océan représente un véritable mystère (kemtaan) pour le pêcheur
qui s'y engage en aventurier.Dans la réalité, le pêcheur se trouve
impuissant pour conquérir la mer et ses ressources alors que tout
le contexte économique et social de Saint-Louis, la crise du système
consessionnaire, la poursuite de l'économie de traite de produits
primaires l'y poussent inexorablement. La régression des activités
de transport et de navigation à l'embouchure et sur le fleuve,la
défection des traitants indigènes, le chômage massif des manoeuvres
avec le déclin du commerce de la gomme sont des facteurs qui, conju-
gués à la concurrence
de la senne
à l'élimination des pêcheurs
du fleuve déclenchent le déplacement des activités de pêche vers la
mer.
Cette masse d'hommes désoeuvrés déployant tous les jours, avec la
même hargne et l'énergie du dernier effort_~enouvelé, à l'assaut
.;.
des vagues, allait conquérir l'océan de ses tourments. Ce sont des
hommes aguerris, dévoués au travail sans relâche que P. Loti renc~n­
tre dans une lutte quotidienne et frénétique avec les brisants :
"On ,yoit arriver de loQgues pirogues à éperons, à
museau de poisson, à tournure de requin, montés par
des hommes noirs qui rament debout. Ces piroguiers
sont de grands hercules maigres, admirables de forme
et de muscles, avec des faces de gorilles. En passant
. /
.~
.
les brisants, ils ont chaviré dix fois pour le moins.
Avec une persévérance de nègre, une agilité et une
force de clowns, dix fois de suite ils ont relevé
leur pirogue et recommencé le passage , la sueur et
et l'eau de mer ruise11ent sur leur peau nue pareille
à l'ébène verni." (1)
(1) P. Loü : Le /l.OTTlQfl. d'un. -6pa!U.., PO/l..iA - Calman-Uvy
p 3
149

---

C'est une exigence sociale incontournable qui
interroge le pêcheur
réunir les moyens nécéssaires à sa survie, à sa perpétuation.
Comment s'y prennent-ils? C'est avec la volonté inébranlable d'hommes
soudés dans le creuset de la solidarité des familles sans moyen de
travail approprié que la pêche maritime va inscrire dans la vie de
Guet Ndar une page d'histoire de misère et de souffrances, de sacri-
fices en vies humaines, mais aussi de joies et d'orgueil, d'espoir
de reprendre le chemin de l'océan le lendemain. Au départ, les pêcheurs
ne réunissaient pas les facteurs susceptibles de permettre l'exploi-
tation de le mer. La pratique des filets dormants ne se fit pas sans
difficulté, sans des adaptations nécéssaires pour l'exercice en mer.
L'océan, dans sa furie périodique, emportait les engins mais aussi
empêchait, souvent, le dépôt ou la récupération à temps utile. Ainsi
le pêcheur va recourir àla technique archaique de pêche à la ligne
en aménageant une organisation sociale du travail qui réponde à
l'état des structures sociologiques du village et aux possibilités
d'exploitation de la mer.
En parcourant la côte occidentale de l'Afrique, à la recherche de
débouché possible à la crise de l'industrie et de l'armement de la
pêche métropolitaine, le zoologiste bordelais Gruve1 {1906 - 1908)
,
1
avait pu constater l'extrême misèr~ technique de la pêche':~atitime
indigène et l'absence de valorisation du produit de la mer par des
procédés de transformation efficaces et modernes par les pêcheurs
alors qu'un énorme marché à l'état de potentialité s'offrait à la
pêche maritime. Les centres locaux de pêche existent, peu nombreux
mais très importants par la population qui se livre à l'activité;
cependant à regarder de près, le faubourg maritime de Saint-Louis
qui abrite des pêcheurs professionnels avec son habitat vétuste
et extravagant des formes est l'exacte réplique de la pauvreté
économique et matérielle des hommes de la mer.
150

---

C- Les formes d'organisation de la pêche en mer
Nous avons vu les circonstances
qui ont concouru à l'éviction des
petits pêcheurs de leur domaine réservé (les daal), que la senne a
courtcircuité le transit habituel du poisson de la mer vers le fleuve,
à l'embouchure. L'intensité de l'exploitation du fleuve par le law
a baissé le niveau de productivité des petits pêcheurs. C'est cette
couche sociale de petits propriétaires qui vont 8'orienter vers la
mer, tandis que la forte barre à Saint-Louis empêche la senne d'oeuvrer
en mer. L'exercice en mer appelle à des formes de travail différentes
de celles du
fleuve, à une organisation de ~a production et à des
moyens propres à l'exploitation de l'océan. Le cycle de travail sur
le littoral obéit aux caractéristiques des saisons qui marquent le
milieu maritime tant dans la présence des ressources à exploiter que
des conditions océanographiques sur la côte. D'une saison à une autre,
les formes du travail varient; on peut à la limite parleride travaux
saisonniers pour autant que le niveau de production et les instruments
utilisés répondent à la demande, permettent aux pêcheurs de reproduire
leurs conditions de travail sans remettre en question leur mode de
vie, tout au
moins du point de vue théorique. Les formes d'organisation
du travail répondent, dans la réalité, au souci du pêcheur de se
reproduire lui-même, la question du renouvellement des instruments
de production est constamment différée,repoussée toujours dans l'avenir.
Au XIX o siècle, le pêcheur de Guet Ndar est déjà inséré dans le
circuit des échanges marchands, il a perdu le pouvoir de déterminer
son activité, il doit recourir à des produits qui lui sont de plus
en plus extérieurs, pour réunir les conditions de la poursuite de
la production. La famille ne fournit plus intégralement la main-d'oeuvre~
151

---

certains membres quittent la pêche et l'univers familial, d'autres
vont prêter leur concours en tant que force de travail apparentée
à un propriétaire à travers des mécanismes de solidarité qui masquent
l'aspect de véritables rapports d'exploitation dans la sphère de
la production.
Deux éléments méritent une attention particulière dans l'activité
du pêcheur en mer : au niveau des instruments de production,
l'élément primordial, capital c'est la pirogue autour de laquelle
les hommes et les techniques prennent un sens ; ensuite, le système
de production qui reflète la formation de l'équipage et la forme
de travail qui lui est associée dans le temps de travail.
. '.
152

---

1. La pirogue (((gaalu loco)} ou ((Iicc}})
La pêche fluviale peut se faire à pied, utiliser des pièges fixes,
des barrages, elle peut aussi nécessiter une embarcation quand elle
se passe sur les grandes eaux ; par contre la pêche maritime ne se
conçoit pas en dehors de la pirogue. C'est dans la pirogue et par
elle que se réalise le procès de production ; on peut détenir les
outils pour pêcher (filets ou lignes), les fabriquer soi-même sans
pour autant réunir les critères du travailleur propriétaire si
l'embarcation fait défaut. On distingue à Guet Ndar, au début de
notre siècle, deux couches sociales dans la pêche : ceux qui possè-
dent les pirogues de ceux qui n'ont que leur force de travail, les
travailleurs de la mer des patrons ; Bouyat et Gruvel estiment
"qu'il y a à Guet Ndar à peu près 150 pêcheurs auxquels il faut
ajouter 60 à 70 patrons propriétaires d'unè; deux jusqu'à cinq
pirogues parfois" (1). La présence ou l'absence de la pirogue
conditionne le degré d'indépendance et d'autonomie du travailleur.
Le sentiment exacerbé de propriété se manifeste dans la pirogue.
Le pêcheur confère sur la pirogue des attitudes d'identité et
"
d'affection, la pirogue a un nom, elle est baptisée comme l'enfant
du pêcheur. C'est le lieu où se cristallisent des rapports réels
et subjectifs que les pêcheurs entretiennent entre eux : Quand on
fait partie d'un équipage "on entre dans la pirogue", quand on le
'lIuitte, "on descend de la pirogue".
L'embarcation est un bien que le pêcheur se procure sur le marché
du bois, il ne la construit plus ni ne choisit plus l'arbre dont il
(1) g/l.Uvef, Bouyat .. Le.!> ?êc.h.tvU..e..!> de .la C6:Le. occi..d...ental.e
d'A/JUque - ?GA.-Ù>-Chaf1anz.ef. 1906, p 170
153

---

préfère le tronc, il n'existe plus de forêt sur le rivage du fleuve
propres à lui fournir le bois nécéssaire. Depuis le XVIIIo siècle,
les forêts de la région du fleuve ont subi une profonde transforma-
tion écologique suite à l'exploitation anarchique du gommier et au
déboisement
inconsidéré pour le bois de construction et de chauf-
fage provenant des fromagers et des palmiers-roniers ; les forêts
n'ont pas été reconstruites. Au niveau de la pêche, la conséquence
qui en résulte est que le
pêcheur doit faire appel à d'autres
populations pour se procurer le corps de pirogue.
On rencontre deux principales variétés d'arbres qui servent à la
construction de la pirogue, mais de qualité nautique différente :
- le bois de ca!lcédrat : plus stable, devient lourd après
un séjour prolongé dans l'eau, sa manoeuvre devient pénible.
Quand la pirogue en ca!lcédrat chavire, elle coule à
pic et les accidents sont souvent mortels ;
- le bois de fromager est plus léger et plus maniable que
celui du ca!lcédrat ; la pirogue en fromager surnage
grâce à sa légèreté. elle est cependant très instable
à cause de sa grade flotabilité ; c'est la pirogue
préférée des pêcheurs. Son instabilité est palliée avec
l'utilisation d'un sac de lestage rempli de sable.
Le corps de la pirogue provient des régions du Sud du pays : Sine,
Gambie ou Cas~~ance. C'est le tronc de fromager que le pêcheur
\\
achète déjà au XIX o siècle auprès des Sérères qui abattent l'arbre
et ébauchent le tronc après l'avoir dégrossi dans l'eau pendant
plusieurs jours.
Fendant l'opération d'abattage, le propriétaire, en plus du prix
de la quille. prend en charge la nourriture de l'artisan. Quand la
quille est dégrossie, le propriétaire s'occupe de creuser la pirogue.
On embarque les pirogues à Gorée où les capitaines de navires les
transportent jusqu'à la barre de Saint-Louis.
154

---

Avec le rail, on achemine la pirogue à Rufisque où elle est convoyée
par train jusqu'à Saint-Louis; la route détronera le rail pour le
transport de la pirogue.
Certaines pirogues peuvent être entièrement achevées sur le lieu
d'achat du tronc, dans ce cas, le voyage se fait par mer, elle est
alors armée d'une ou deux voiles; c'est une fête qui est organisée
à son arrivée.
Dans la plupart des cas, les opérations de montage des planches de
bois pour le bordage et des éperons, celles de calfatage sont confiées
à un maître-charpentier qui donne à la pirogue sa forme définitive.
Les jeunes pêcheurs, dirigés par un dessinateur patenté décorent
la pirogue de motifs arabesques et divers aux couleurs vives et
chatoyantes.
Entre la période d'acquisition du tronc et_~e moment où la construction
est terminée, il peut s'écouler un délai non négligeable durant
lequel le pêcheur a le temps d'épargner le prix de la construction
différant la construction jusqu'à la fin de la campagne prochaine.
Une.~érémonie de parrainag~ est organ1see et précède la prem1ere
sortie en mer de la pirogue qui reçoit l'onction du marabout et les
fétiches de protection et de sécurité.
Dans les.~nnées 1920, une pirog~~ neuve revenait à son propriétaire
entre deux mille cinq cents et trois mille francs, alors qu'au début
du siècle, le coût d'une pirogue avec son armement complet (pagaies,
mât, voiles ... ) oscillait entre cinq cents et six cents francs,
qu'en dix ans le prix de l'embarcation a quintuplé à Saint-Louis.
La pêche maritime, dans son ensemble, arrive difficilement à dégager
une part de surplus pour reproduire à une échelle élargie ses moyens
de travail. Les capitaux nécéssaires à la poursuite de l'activité
du
groupe proviennent de l'extérieur; ceux qui ont bénéficié
155

---

de la production du fleuve, ceux qui ont pu gagner un revenu
monétaire dans d'autres activités sont en fait ceux qui possèdent
les pirogues de mer. Le prix de l'acquisition et de la construction
detembarcation est hors de portée du pêcheur moyen, individuel.
Dans la majorité des pêcheurs, la pirogue s'acquiert au prix d'un
effort d'épargne sensible sur plusieurs années ou par endettement.
Certains pêcheurs associent leur épargne pour obtenir une embarcation.
Beaucoup de pirogues sont la propriété collective de plusieurs
familles réunies; c'est pourquoi, on rencontre souvent des pirogues
de grandes dimensions avec un équipage de dix personnes environ.
C'est l'aîné de la collectivité qui dirige la pirogue et organise
les campagnes de pêche. La gestion de la pirogue collective pose
beaucoup de problèmes pour l'utilisation et la destination du
revenu de l'embarcation. La durée de vie de la pirogue n'excède,
dans le meilleur des cas, pas sept ans surtout à Guet Ndar où les
pirogues sont exposées à des accidents matériels fréquents. La
pirogue n'est pas un bien durable, elle tient une place aléatoire
- ~
dans le patrimoine du pêcheur, la pirogue n'~st pas un facteur de
capitalisation.
\\
156

---

2· Le système de production
Vu la faiblesse des capitaux que la pêche maritime arrive diffici-
lement à dégager et l'extériorité progressive des conditions de
production où les engins locaux sont substitués par des produits
importés, le pêcheur est obligé d'utiliser au maximum la force de
travail d'origine familiale d'où le caractère prononcé des liens
familiaux et des relations entre familles, la recherche de stabili-
té des relations de fidélité personnelle (koléré).
Si la pirogue guetndarienne a atteint une performance technique,
celle d'être rapidement remise à flot sitôt renversée, qu'elle est
capable de franchir les brises-lames, il n'en demeure pas moins que
la turbulence de la mer lui cause une immobilisation fréquente et
prolongée. L'absence de moyens de sécurité èe de secours organisés
à la pirogue isolée, en détresse pendant une mauvaise mer des eaux
froides, oblige les pêcheurs à développer des pratiques de solida-
rité dans l'exploitation de la mer.
1
Autant les limites objectives et naturelles imposent des contrà~ntes
dans l'utilisation à plein temps de la mer sur la côte de Saint-Louis,
c'est dans la faiblesse des capitaux dégagés par la production pour
réaliser des progrès techniques certains que l'on peut comprendre le
processus de valorisation des liens familiaux 'de production et de
développement des mécanismes de solidarité dans le travail de la
mer.
Dans la pêche du fleuve, la production ne repose pas sur le groupe
élargi ; la reconnaissance de la propriété familiale étendue sur
les territoires de pêche n'exclue pas l'exercice de la pêche sur
une base strictement individualiste. C'est la production par des
unités familiales restreintes qui prévaut ; les techniques de
pêche en usage sur le fleuve, très diversifiées ne font pas appel
157

---

à une large collaboration du collectif de travail et les instruments
ne relèvent pas du contrôle de groupe en dehors des territoires de
pêche affectés à des familles de même souche.
Dans la pêche maritime, nous assistons à un processus radicalement
différent lié aux objectifs d'une économie d'échanges marchands
plus exigente d'effort de production de la part du pêcheur pour
renouveler ses conditions de vie et de travail. Au niveau des habi-
tants de Guet Ndar, l'orientation vers la mer relève plus d'un
choix socioéconomique forcé que d'une simple affaire d'activité
traditionnelle au XIX o siècle. La régréssion des activités de
navigation, de transport et de commerce dans l'économie de Saint-
Louis ne leur laisse pas d'autre possibilité immédiate.
Quelles opportunités les pêcheurs vont-ils réunir pour
amorcer la pêche maritime ?
Quel système de production rend la. pêche en mer effective
à Saint-Louis
ou ailleurs et sans lequel les migrations des
Guetndariens ne saurait être possibles ?
La saison la plus propice, de loin la plus import~nte de la pêche
maritime se situe en saison sèche, entre la fin de lolli et d~ coron
•.
(de février à juillet). C'est la saison des forts upwellings qui
draînent le poisson dans la région, mais c'est aussi l'époque tant
redoutée des pêcheurs. La mer déborde, se déchaîne avec la houle,
la navigation s'avère difficile faute de visibilité. Les risques
d'engloutissement de la pirogue et de noyade de l'équipage sous la
furie des vagues sont multipliés. C'est une heure tragique, et le
moment le plus dramatique se déroule près du littoral là où se
brisent les lames, souvent sous le regard impuissant des siens,
présents à terre qui courent le même danger en voulant porter secours.
On mesure combien est courte la victoire de la pirogue bordée à
éperons sur le passage des hauts-fonds en situation de mer calme.
L'insécurité est permanente, totale dans la pirogue. Le danger n'est
158

---

pas moins circonscrit dans la pirogue, l'océan dans son débordement
vient détruire les demeures précaires du pêcheur.
On ne peut s'empêcher de penser que la vengeance de la mer est en
ordre de grandeur proportionnelle au volume des captures débarquées
tant la désolation est incommensurable à cette période. Mais le
pêcheur doit poursuivre son activité puisqu'en hivernage, avec le
calme des flots, le poisson se raréfie; l'angoisse ne se trouve
plus en mer seulement, elle est présente à terre avec son long
cortège de journées de pêche infructueuses où aucune autre activité
ne vient combler le manque à gagner de la pêche. Il faut partir
vers d'autres mers avec en viatique le seul espoir de gagner de quoi
rembourser les dettes contractées par la famille restée à Guet Ndar
et celles inévitables à tout préparatif de départ en campagne.
Pendant la saison sèche, pour continuer l'activité, limiter les
accidents et les disparitions,les pêcheurs ç~llaborent dans le
travail afin de s'assurer à la fois les moyens de vivre et se porter
mutuellement assistance. Les petites pirogues sont garées. Dans
cette association forcée mais limitée dans le temps, il en résulte
des rapports inégalitaires dans la répartition du revenu entre les
propriétaires d'embarcation et lespêcheura Ce sont les grandes
pirogues montées par un équipage moyen de dix personnes qui partent
en mer. Les petits propriétaires viennent embarquer dans les grandes
pirogues; l'équipage est formé uniquement d'hommes adultes et
aguerris.
La pêche se fait toute la saison avec les lignes à plusieurs avançons.
Le travail est pénible et long, il dure jusqu'à la tombée de la
nuit.
Le regroupement de l'équipage se fait parmi les parents proches du
propriétaire de la pirogue, ou très exactement de l'aîné de la
génération active, dans le cas d'espèce autour de l'oncle maternel.
La réunion familiale des travailleurs autour de celui-ci constitue
159

---

\\
pirogue
planche
à pagaie
8
d'un pêcheur solitaire
\\i
.i
. - -" ... -~.-._.
_
-'-_.~--~---_._~---~~~ -
passage
planche
des
9
lames par temps de mer calme
160

---

une garantie contre le détournement fréquent du produit et l'inté-
rêt des ménages qui pourvoient à la constitution de la main-d'oeuvre
est préservé à travers la charge de la soeur aînée des pêcheurs qui
commercialise les captures et préside à la répartition quotidienne
de la part réservée à l'alimentation de chaque ménage. Quand la
formation de l'équipage n'est pas assurée dans le cadre familial,
le déséquilibre des rapports de production est plus manifeste ; la
forme contractuelle dans les relations de travail est alors évidente
celui qui n'a que sa ligne et sa pagaie en l'absence de sentiment
de lien de parenté proche devient l'auxiliaire du propriétaire de
la pirogue. Cette catégorie de "toolan" et de "surga" fait légion.
Une autre formule, celle-la associative réunit plusieurs familles
ou segments de familles qui combinent leurs moyens pour acquérir
une grande pirogue. Cette formule survit tant que dure l'entente
qui est souvent renforcée par les échanges matrimoniaux entre les
familles qui participent à l'association.
- ::
En hivernage, c'est le retour à l'individualisme familial, à la
pratique des filets dormants. On dépose les filets dans l'après-midi,
on les retire le lendemain matin. Le temps de travail est fortement
réduit p~r rapport à la saison précédente, il tient à une demie-
journée et est très dépendant du régime des vents. La solidarité de
la saison passée éclate en une multitude de petites pirogues à voile.
Pour ceux qui s'adonnent à la ligne, c'est la période de l'année la
plus sombre, il faut fuir.
Aussi fort qu'a été le système d'entraide durant la période de
descente des eaux froides, en hivernage par contre, règne l'égoisme
que caractérise les rapports de circulation marchande, la rivalité
réapparaît dans la sphère de la production. Ce n'est pas l'horizon
que scrute le pêcheur, au petit matin, il guette la direction que
prend telle pirogue, si elle n'est pas déjà partie, qui hier avait
fait une bonne prise. Les querelles de voisinage et les déchirures
dans la famille sont fréquentes en hivernage. Nous sommes dans une
161

---

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planche 10
pêche solitaire à l'épervier
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planche Il
retour de pêche a l'épervier
162

---

période de rareté relative du poisson, les espèces capturées sont
généralement de faible valeur commerciale. La discrétion et la
méfiance sont de rigueur dans les échanges d'informations
dans
les "mbaar", ceux qui s'en tirent le mieux préfèrent lire ou dis-
serter sur les textes du Coran ou n'y viennent plus du tout pour
éviter de dire la zone de pêche qu'ils fréquentent. On fait appel
aux services du marabout ou du féticheur pour attirer le poisson
devant la carence des techniques et l'inexistence des moyens
permettant de trouver le poisson là où il se trouve, le pêcheur
se représente que l'animal est sensible au charme des amulettes.
L'opposition entre les ligneurs et les poseurs de filets n'est plus
une différence dans le procédé de travail de deux techniques séparées,
elle devient réellement un clivage social entre les mauvais marins,
fainéants et les travailleurs de la mer, les vrais marins adroits
qui ne reculent pas devant la dépense d'effort physique pour déni-
cher le poisson. Les pêcheurs de filets dormants, sollicités par
le marché des unités de transformation artisanale et les conserveries
s'en sortent le mieux à cette période.
Dans les petites et moyennes embarcations, l'équipage se réduit à une
iormation qui ne dépasse pa~ six person~es. Tout individu en âge
\\
de travailler utilement est requis; c'est la saison de baptême de
mer des gamins et le père peut retrouver momentanément sa progéniture.
La répétition des pêches maigres, des sorties infructueuses pousse
le pêcheur à sortir de sa réserv~ s'il veut.1aire face à une
économie de marché de plus en plus envahissante et peu rémunératrice
pour la pêche.
La régression des activités productives et d'échanges relative à
la crise économique de 1850, aggravée par l'effort de guerre 1914-
1918 et par la crise des années 1930 n'épargne pas le produit de
la pêche. Le système économique urbain a subi de sérieuses mutations
de ses fonctions traditionnelles. Le centre des échanges et des
transactions commerciales liées à toute économie portuaire s'est
163

---

déplacé vers Dakar, Rufisque et les escales du bassin arachidier.
La ville de traite par excellence, Thies attire de nombreuses
populations qui s'orientent vers les secteurs économiques actifs.
La demande du marché du poisson a, par conséquent, chuté à Saint-
Louis. Il faut réorganiser le circuit d'écoulement du produit de
la pêche. La division du travail élargit à la femme le domaine de
la transformation artisanale ; un nouveau produit est introduit
avec le salé-séché à l'initiative de quelques entreprises familiales
européennes. Les femmes doivent aussi quitter la halle du marché
pour porter les poisson dans les quartiers, devant la porte de
chaque foyer dans l'île de Saint-Louis: c'est la vente ambulante
de détail.
Le personnage central de l'économie de traite, le bana-bana,
l'archétype agent des échanges marchands entre de plein pied dans
la pêche piroguière. L'exiguité du marché urbain et le cantonnement
de la commercialisation du poisson sur la ligne de chemin de fer
poussent le pêcheur à s'exiler, à conquérir d'autres régions.
Des tentatives pour donner un coup de pouce à la production pirogu1ere
sont faites, dans le cadre des missions métropolitaines d'évalua-
tion et d'implantation de centres de pêcheries modernes, en intro-
duisant de nouvelles techniques de préparation et de conservation
du poisson. Ainsi la sècherie de Port-Etienne en Mauritanie est
tranférée près du cimetière musulman de Guet Ndai:on y apprend
aux pêcheurs les opérations de tranchage et de salage du poisson
pendant les mois d'avril à août. (1)
(1) Ç~vefJ Bouyat 1 op cité p 252
164

---

D - La pêche migratrice'
Dès le début du siècle, la pêche maritime est frappée d'ineptie
dans son développement par la carence des moyens pour dominer une
mer rebelle et prodigue, par l'absence d'infrastructures portuaires
et d'écoulement du produit nécéssaires pour soutenir l'effort du
pêcheur. Ce n'est ni sur l'oeuvre des pouvoirs publics, ni sur
l'offensive du capitalisme des maisons de commerce bordelaises
bien que les pêcheurs substituent les engins locaux par des engins
d'origine métropolitaine que la pêche piroguière maritime peut
s'appuyer.
Comparée à la pêche des Canaries de la même époque, la pêche
piroguière utilise une gamme peu variée et performante d'instruments
en dehors de la senne. D'une manière générale, la dépendance aux
outils importés s'accroit mais le pêcheur s'efforce de les fabr~quer
en s'inspirant des modèles européens. Le fil de chanvre ou de
coton remplace les fibres végétales; la ligne à main naturelle,
"bumu waban" est maintenant remplacée par les lignes importées,
synthétiques. C'est du reste la matière brute qui est plus importée ,~
que les produits finis comme les filets neufs ou en état de servir
directement.
Les projets de création et d'organisation de pêcheries modernes
pour la mise en valeur de la côte africaine à la fin du XIX o siècle,
début du XX O siècle ne concernent nullement les pêcheurs indigènes.
Que ce soit l'ancien projet de pêcherie dans le Rio de Oro de l'Abbé
165

---

Baudeau signalé par Jore (1) ou les prospectives de Gruvel, on ne
pense pas à sortir les pêcheries locales de l'état de léthargie
qu'elles connaissent. Tout ce qu'on peut attendre, c'est de chercher
"à perfectionner l'organisation des pêcheries indigènes" en comptant
sur l'effet induit par la création probable "des pêcheries à
forme métropolitaine" (2).
Cette position marginale de la pêche indigène dans les préoccupations
des pouvoirs publics n'entame en rien son devenir qui est totalement
pris en charge par le pêcheur qui a été évincé du fleuve.
(1) Uonce. Jon.e.. : L..e..6 lta~L.i.-6M!Jllen.L6 /A.anç.a..iA -6Wl. la
c6te de L'AtAique de 1758 à 1809 - p~ 1965, P 376
(2) Y/LUveL : Pê.~ de-6 C6te-6 de la flawti.i.an.i..e Id. du
Sé.rLégaL, -6UPP.lémen.i Bd de l.'OIti-ce. Col.on.i.a1. - n Dl, janv.ieA 1908 P VIII
166

---

1· La régression de la pêche Duviale
A la fin du XIX o siècle, Saint-Louis est la ville la plus
importante de la côte occidentale de l'Afrique et le problème de
l'eau y a atteint un point crucial. Des ouvrages de retenue d'eau
sont dréssés pour alimenter la ville en eau potable (barrage de
Lampsar 1859-1879-1886, usine à vapeur de Makhana). Ces édifices
ont directement des répercussions sur la production de la pêche
qui a vu déjà une bonne partie de son territoire amputée :
WLes barrages construits sur le fleuve, dans le
Walo, empêchent le poisson de remonter ••• 1 les
barrages ont causé beaucoup de dommages au pêcheur.
On ne rencontre plus le capitaine, il ne vient plus
dans le fleuve. C'est le fait- des barrages •
••• Si le fleuve n'avait pas subi des aménagements,
le poisson continuerait ses va-et-vient, le pêcheur
ne serait pas inquiété. w
Les conséquences écologiques des barrages combinées aux ravages
de la senne engendrent un appauvrissement qualitatif et quantitatif
de la production. La baisse de la production et le prix faiblement
rémunérateur du poisson vont détourner de la pêche une bonne partie
.- de sa main-d'oeuvre surtout la fraction des ruraux de la senne et
les pêcheurs gandiolais qui vont s'atteler à la culture maraîchère.
L'essor de la culture arachidière dans les régions du Sud, nouvelle
donne économique, dépeuple Saint-Louis et impulse de nouveaux centres
d'expansion économique. L'exode des pêcheurs vers la mer qui se
dirigent vers les nouveaux centres, et le déplacement de la senne
vers d'autres régions lacustres à activité saisonnière s'ac-
compagnent de départs de pêcheurs de la profession surtout quand
la culture de l'arachide proèure des revenus plus intéressants que
167

---

dans la pêche. Certains propriétaires de senne associent, en
hivernage, la pêche à l'agriculture pendant leur séjour dans le
Walo,
WLors de nos campagnes à Jamayalar, pendant les
trois mois du séjour, les villageois nous cédaient
des terres où l'on cultivait le gros mil rouge,
l'arachide et le niébé ... w•
Finalement c'est la couche des petits propriétaires qui est victime
de la règlementation de la pêche, des ouvrages sur le fleuve et des
conflits internes à la sphère de la production. Même si la senne
est définitivement interdite de pratique dans la zone de l'embouchure,"
elle peut oeuvrer sur tous les autres cours d'eau et les marigots
sans gêner d'autres intérêts; mieux, on l'initie à la pêche en mer
et elle sera à l'origine de l'expansion de certains centres (Mboro-
Lompou1). La perspective immédiate du pêchepr de Guet Ndar se trouve
dans la migration vers les centres arachidiers qui donnent sur le
littoral i en attendant, la pêche traverse une véritable impasse
dont elle ne sait sur quoi cela débouchera. La première guerre
mondiale plonge le pays dans un marasme total.
'.
168

---

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.Pr inc ipaux
centres
de
Pêche
Piroguière
169

---

2· L'ouverture de nouveaux centres de pêche '
Les pêcheurs vont effectuer de vastes mouvements de déplacements
saisonniers et réguliers le long du littoral jusqu'en Guinée, c'est
pratiquement toute l'Afrique occidentale française qui est sillonnée
par les pêcheurs guetndariens.
WC'est en février 1910 que je partis en Guinée,
j'étais déjà là-bas quand éclata la guerre de 1914 ... W
Gruvel les rencontre aussi en Guinée portugaise. C'est donc dire
que la migration a pris un rôle très important dans la pêche maritime.
Cette migration professionnelle s'accompagne aussi d'exode des
familles qui vont s'installer progressivement dans les centres élus
comme en Côte d'Ivoire avec la colonie des pêcheurs guetndariens,
on retrouve par-ci, par-là des communautés fortement implantées qui
ont maintenu des liens avec leur terroir d'origine et au fur et à
mesure ont quitté la pêche de leurs ancêtres pour suivre l'évolution
socialedumilieu d'accueil. Les centres de migration sont plus ou
moin~' fréquentés selon qu'il existe ou nOl\\ des réseaux d'accueil.
Aussi peut-on distinguer des centres traditionnels où certaines
familles se sont confondues avec la population locale, des centres
de migration récente.
"
170

---

a -L'axe Rufisque-Gambie
Plus on remonte dans l'histoire de la migration des pêcheurs guetn-
dariens, plus celle-ci recoupe en importance avec les villes actives
du commerce atlantique. L'axe Rufisque-Gambie constitue une zone
traditionnelle d'exode pour les gens de Guet Ndar. Le commerce est
resté très dynamique dans cette région où afflue une masse considé-
rable de populations migrantes surtout à la création de Dakar et
son port.
Les conditions de pêche sont plus propices à Rufisque où pratiquement
l'activité se déroule toute l'année, le poisson est écoulé vers
l'intérieur sous forme de produit transformé. Adanson mentionnait
au XVlll o siècle l'existence du commerce de poisson séché qui
touchait les caravanes des populations maures. Le pêcheur s'y procure
le tronc d'arbre servant à la construction de la pirogue et surtout
en Gambie où les forêts offrent un bois qui donne une excellente
submersibilité à la pirogue.
Les guetndariens y côtoient des' pêcheurs qui s'adonnent à d'autres
activités sans trop leur 'livrer une véritable concurrence.~Les
pêcheurs du Nord utilisent exclusivement la ligne lors des migrations
alors que les pêcheurs locaux pratiquent la pêche collective de
senne le plus souvent. On pourrait même parler de communauté
d'intérêts vu le degré d'assimilation des guetndariens à Rufisqae
et en Gambie. A certains égards l'origine nordiste n'est plus qu'un
vague souvenir que porte un nom de quartier à forte concentration
de pêcheurs.
171

---

b - Lei escales arachidières de la Petite-Côte 1
Les cités maritimes à proximité du bassin arachidier 'vont prendre
une place prépondérante dans la mise en place de l'économie de
traite. La couverture ferroviaire et routière permet d'évacuer la
graine vers "les ports de rivières" (Kaolack-Lyndiane) et les
wharfs en bois des maisons de traite et de trituration (Rufisque-
Mbour). Les routes secondaires relient
ces escales des grands axes
pour la collecte et l'évacuation des produits primaires dans ces
minables ports
où le chargement des sacs d'arachide et le débar-
quement des marchandises de traite importées se font à dos d'homme.
Un monde de manoeuvres, de petits métiers et d'artisans grouille
autour de ces agglomérations où le seul lien entre les individus
est la recherche d'un revenu monétaire.
Thies et Kaolack, centres commerciaux et industriels polarisent
l'ensemble des activités de traite dans le bassin arachidier ; le
port de Rufisque entre dans la décadence à la crise de 1929-1931,
la ville ne se relèvera pas de la concurrence de Dakar et de Thies.
A mi-chemin de l'axe triangulaire Dakar-Thies-Kaolack, deux fleurons
de la ,pêche maritime vont surgir sous l'aiguillon de l'effervescence
des échanges marchands : Mbour et Joal.
La promotion de la cité mbouroise en subdivision administrative par
le transfert des compétences de Niaming (1910) fait d'une simple
escale de traite arachidière une ville économique et politique dont
les structures ont été façonnées par le processus de mise en oeuvre
coloniale. En suivant les traitants Wolof, les pêcheurs de Guet Ndar
vont se fixer très tôt à Mbour où affluent également les paysans
gandiolais expropriés des salines qui fuient l'impôt en se réfugiant
dans les activités de colportage et de gargotage.
Une autorisation de l'administration et une donation de parcelles
par le chef lébou traditionnel permettent d'installer sur les terres
de Tefess près du littoral un sous-quartier de pêcheurs (Ndar-gu-ndaw)
172

---

et d'anciens paysans convertis dans la revente en tous genres.
La pêche peut se faire en tout temps à Mbour mais la saison est
commandée par la durée de la traite de l'arachide.
La découverte de l'aire de pêche de Joal, très proche de Mbour
offre un regain de dynamisme à la pêche des ligneurs qui capturent
des espèces de grande valeur commerciale (scanidés, sparidés ... ).
La proximité entre les deux localités permet aux pêcheurs de résider
à Mbour et dans la journée, d'aller pêcher dans le secteur de Joal.
Très rapidement, l'essentiel de l'activité se concentre à Joal où
les pêcheurs dressent un campement de tentes sur la plage à cause
de l'abondance du poisson dans cette zone de frayère.
Les captures sont évacuées par chargement à dos d'âne vers Thies,
Tataguine, Thiadiaye ou Fatick à travers les "tann" (marécages
asséchés). Il n'existe pas de marché à Joal et quand le poisson ne
peut être acheminé à temps vers les marchés rapprochés, les pêcheurs
le transformaient sur place. En 1925, à l'initiative d'un traitant
mulâtre, Marcel, une première
opération de transport du poisson
par auto fut réalisée, en direction de Fatick, avec les prises de
deux pirogues. Les prises de chaque pirogue reçoivent une marque
d'identification (sectin,n des nageoires ou entaille de la queue
par exemple) avant le chargement de la voiture. Cette pratique sera
maintenue dans le système de vente par transport groupé dans un
seul véhicule. Cette opération fut concluante et le commandant de
cercle de Kaolack proposa u~_camion d'un plus grand tonnage pour
approvisionner le marché de la préfecture.
Malgré les énormes potentialités de pêche sur la Petite-Côte, Joal
restera jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale un point de
chute passager sur le chemin de la pérégrination des pêcheurs vers
le Sud.
La présence des pêcheurs musulmans dans le fief de la mission catholique
n'était pas vue d'un bon oeil par le personnel écclésiastique. La
173

---

mission interdit toute pratique de culte islamique dans le village ;
on fit même ramasser au mulsuman le sable sur lequel son front s'est
posé pendant la prière et d'aller le jeter hors du village. Cette
ambiance d'ostracisme religieux ne favorisa pas l'implantation des
guetndariens à Joal pendant longtemps.
En 1934, le député sénégalais Galandou Diouf est amené à intervenir
auprès de l'administration pour autoriser aux migrants à célébrer
sur place la fête religieuse de Korité. Il faudra attendre les
années 1950-1960 pour voir tomber le climat de discrimination quand
le village sera relié par une desserte régulière avec l'axe Dakar-
Thies et que se développent les courants monétaires entre les
individus.
\\
174

---

E - Ebauche du mouvement coopératif dans les
années d'après-guerre
L'ouverture de nouveaux centres de pêche ne peut profiter aux pêcheurs
que dans la mesure où le prix du poisson est rémunérateur. Le marché
intérieur s'élargit, un courant d'exportation de poisson transformé
vers l'Afrique profonde se dessine mais cela ne correspond pas à
une
augmentation de niveau de vie du pêcheur. La crise des années
vingt approfondit la récession de l'économie et aggrave la dépendance
aux importations de denrées alimentaires. Tout revenu monétaire est
immédiatement consommé et en cela le caractère de traite de l'économie
du pays ne permet pas à la pêche de dégager des capitaux pour améliorer'
ses outils de production. La productivité de la pêche n'est pas
récompensée par une valorisation de son produit. L'économie
marchande a gagné en profondeur les populations urbaines et celles
des régions cotières, c'est très certainement les couches sociales
situées au niveau de la sphère de circulation qui profitent du
surproduit que dégage la pêche sans que cela ne suscite en retour
un investissement dans la pêche. Il n'y a point d'entreprise capi-
taliste capable d'agresser l'unité familiale de production pour la
sortir de son stade d'autoreproduction ; tout se fait par ponction.
Ce n'est pas par hasard que le pêcheur dans l'économie urbaine de
Saint-Louis constitue la couche la plus misérable de la population
active. Guet Ndar a subi un déficit démographique qui a pesé./
lourdement sur la population active, déjà au XIX o siècle, le village
est décimé par les épidémies de fièvre jaune, de typhoide, de peste,
de variole, de dysanterie, de choléra. A la fin de la première
guerre mondiale, une épidémie de peste s'abat de nouveau sur Guet
Ndar, on compte près de trente morts par jour
les autorités
procèdent au déguerpissement du village vers le camp Lazaret au Sud
de la langue de Barbarie pour établir une ceinture sanitaire et
assainir le village (1919-1920).
175

---

Dans les années entre-deux-guerres, la situation sociale de la
pêche est on ne peut plus catastrophique à Saint-Louis. Bon
nombre de ceux qui ont pu partir de Guet Ndar à cette époque ne
reviendront plus. Le courant migratoire jusqu'ici régulier est
stoppé, certains centres sont délaissés et la division entre citoyens
et sujets indigènes ne favorise pas les courants d'échanges
l'appel à l'effort de guerre traumatise les populations.
A
Saint-Louis, l'administration coloniale organise le rationnement
alimentaire qui ne profite qu'aux familles notables; l'économie
est en diète. La mobilisation des hommes en âge de porter les armes
prive la pêche de sa main-d'oeuvre.
L'extrémité de la misère et sa profondeur constituent-un obstacle
à toute amélioration technique. La nécéssité d'apporter une assistance
aux pêcheurs est une urgence sociale et politique que l'Administra-
tion n'ignore pas. Les velléités d'anarchiejet de rebellion des
gens de Guet Ndar ne sont pas étrangères à cette misère économique
et sociale. En août 1932 les pouvoirs publics décident la construc-
tion de la digue de protection du village de pêcheurs pour sauver
l'habitat du pêcheur constamment détruit par la mer
c'est aussi
une oyération muniLip~le de construction de maisons en dur qui
initie l'urbanisation du faubourg maritime sujet aux incendies.
Comme pour le paysan, on crée à Guet Ndar une association coopérative
à l'image ~s sociétés -indigènes de prévoyance de la misère en 1941
mais cette organisation privilégie les fonctions d'achat de biens
d'alimentation au détriment de l'acquisition de matériel de production.
On chercha à organiser les femmes pour améliorer les conditions de
transformation et de conservation du poisson pour mieux écouler le
produit par les entreprises européennes.
La coopérative ne dépassera pas le stade de "boutique", elle sera
vite dissoute à cause de l'accumulation des dettes contractées par
176

---

les pêcheurs qui n'arrivent pas à les honorer.
Les animateurs du mouvement coopératif, hommes de volonté issus du
milieu (1) butteront au mur du silence en dépit de leur appel
réitéré à la tribune de la Conférence de la Pêche en 1948 pour doter
la pêche d'un armement véritable et d'une infrastructure appropriée.
La vulgarisation du filet dormant et du filet maillant encerclant
dans le secteur de la Petite-Côte et du Cap-Vert où se développe le
marché européen et administratif ne profitera qu'à une faible partie
des guetndariens au sein de la fraction des migrants qui initieront
la technique de capture des langoustes.
Ce nouveau marché caractérisé par l'irrégularité de la demande, par
l'aspect trop artisanal et spéculatif des entreprises européennes
ne profite pas à la majorité des pêcheurs. Néanmoins la pêche se
maintient grâce à l'essor du mareyage local après la guerre, et
à la demande ponctuelle des produits transformés destinés aux pays
africains sans pour autant améliorer de façon conséquente le revenu
du pêcheur. Il faut voir que toute l'économie sénégalaise est orientée
vers la satisfaction des besoins de la métropole qui se reconstruit
après la guerre. Le développement -.de \\la pêche industrielle métropo-
litaine fait sentir la concurrence à la pêche indigène. Les produits
que le Sénégal importe massivement sont durement taxés et le revenu
des forces vives du pays dégringole alors que les prix des denrées
alimentaires importées augmen~ent.
Le seul facteur susceptible d'enrayer le mouvement de dégradation
du revenu du pêcheur est annoncé avec la motorisation dans les années
cinquante: .
177

---

Partie III
Les conditions de travail dans
la pêche maritime piroguière
'.
(1950 - 1980)
,""

---

Chapitre V
Problématique de la pêche maritime piroguière
A - Aspects socio-économiques contemporains de
la pêche piroguière
La récession économique des années 1930 s'est poursuivie après
la dernière guerre ; la situation des villes coloniales de traite
Rufisque, Koalack et Mbour a continué à sejdétériorer, l'activité
économique portuaire qui les caractérisait s'est déplacé vers
Dakar qui devient le principal port de la région. Dans ce concert
de redéploiement, Saint-Louis est de loin la plus touchée des
anciennes villes, elle ne se redressera plus de ce processus de
transfert des compétences po1itico-économiques au profit de la
capitale fédérale. Les activités ferroviaires se concentrent à
Thies , plaque tournante vers le Soudan qui voit s'éteindre la
voie d'eau.
Dès 1932, Saint-Louis est déssaisie de l'exportation des graines,
l'économie fluviale qui absorbait la totalité du transport souda-
nais a été très tôt détournée parle rail Dakar-Thies-Kayes ; déjà
en 1923, la fin du port fluvial était signée.
Après la guerre, lè relatif relèvement du commerce maritime
s'est vite estompé, les compagnies maritimes qui assuraient des
liaisons régulières colonies-métropole ont boycotté la cité au
profit de Dakar. Le commerce maritime survit malgré le changement
179

---

de la structure du trafic, non seulement Saint-Louis n'importe
plus mais les exportations se sont effondrées.
A l'indépendance, la route du Jeri acheva de ruiner ce qui restait
des échanges fluviatiles entre Saint-Louis et la vallée.
Tout au long de ce processus de mutations, ce sont les populations
vivant des activités de transport, de chargement et de débarque-
ment du port fluvio-maritime qui se retrouvent sur le pavé. La
pêche va trouver en elles l'élément de son développement à venir,
mais elle a perdu le complément de revenu de ces activités. La
pêche familiale peut se ressourcer, les bras ne manquent pas mais
les dures conditions de l'activité maritime n'attirent pas tout
ce monde dans la pêche maritime; c'est plutôt la pêche fluviale
avec la senne qui connaît un regain d'activité, elle ne constitue
plus un obstacle à la navigation des navires ~ais les mêmes pro-
blèmes demeurent. C'est la senne qui fait latpêche du fleuve et
l'activité ne peut se poursuivre durant toute l'année à Saint-Louis.
Les cultures maraîchères du gandiolais occupent une certaine fraction
de cette population et les possibilités de maraîchage dan~ le gan-
diolais excluent tout développemnt de cette culture à Guet Ndar
où les terres disponibles dans sa partie méridionale sont sous
réserve administrative. Les nouvelles conditions économiques nées
du conflit mondial devraient s'annoncer propices à la pêche : le
marché métropolitain nécéssite des produits d'outre-mer, un impor-
tant mouvement commercial des produits halieutiques se dessine
pour les différentes pêcheries. La pêche piroguière va-t-elle en
profiter vu qu'elle manque terriblement de moyens: pénurie du
fil de pêche, de la toile à voile, contingensement du fer blanc ...
Ce handicap pousse à l'adoption généralisée de la ligne de fond
à Guet Ndar, technique la plus circonstanciée à cette situation
de marasme et de pénurie mais sans rapport avec une économie de
marché dont les besoins sont loin d'être satisfaits. La pêche
piroguière se spécialise localement par rapport à des techniques
180

---

de production et à son marché immédiat d'écoulement: la ligne
à Guet Ndar, le filet maillant et les sennes chez les lébu dans le
Cap-Vert et la Petite-Côte.
A Guet Ndar l'exode devient une pratique structurante de l'activité
de la pêche, il est définitif pour certains. Les liens avec le
foyer d'origine se distendent progressivement, toutes les couches
de la population sont concernées. Ce dépérissement social, politi-
que, économique et démographique à la fois a inspiré de belles pages
littéraires au roman sénégalais (1).
On s'étonne dans ces conditions de la récéssion socioéconomique
que l'introduction du moteur dans la pêche piroguière posât plus
de problèmes qu'elle ne constituât la solution de modernisation
de la pêche traditionnelle.
Face à la faiblesse du revenu de la pêche, l'Administration
suscita l'organisation d'une mutuelle des ~lcheurs (1952) après
la phase d'essai de la motorisation pour diffuser le propulseur.
La mutuelle de Guet Ndar ne survécut que quelques années, le prin-
cipe de la caution solidaire ne pouvait venir à bout de l'insol-
vabilité des pêcheurs plus préoccupés d'assurer leur survie que de
"
rembourser le prix du moteur. Une fois passé l'enthousiasme des
premières poses, le pêcheur voyait dans la motorisation une opéra-
tion de prestige dans laquelle on recherchait sa complicité plus
qu'un effort des pouvoirs publics pour lui venir en aide, lui qui
' /
a souvent rencontré le mutisme de l'Administration dans ses problè-
mes quotidiens. La motorisation retomba dans le domaine privé du
commerce des maisons coloniales jusqu'au redémarrage de la coopé-
ration à partir de 1972. Durant toute cette période, l'effort de
181

---

motorisation est porté par le pêcheur qui ne s'en était éloigné
que parce qu'il lui était difficile de se renouveler et d'acquérir
le moteur, à la fois. Tous les succès ultérieurs de la motorisa-
tion et du mouvement coopératif nécessaires à l'essor de la pêche
découlent de la conjonction de plusieurs facteurs internes et
externes au secteur; pour l'heure, après trente ans de motorisa-
tion, le pêcheur reste convaincu que :
WSi la pêche était dotée de moyens modernes,
elle aurait dépassé les façons actuelles de
travailler, on ne ferait pas la pêche-marée
des navires; on s'efforce d'utiliser des
caisses à glace fabriquées par le menuisier du
coin et les caisses ne sont pas viables au-delà
de quatre à cinq jours de mer. La pêche a besoin
de moyens développés car on ne peut faire faire
à la pirogue ce qu'elle ne-~ut endurer, on
s'appuie sur nos propres pratiques sans moyens
modernes ••• w
Ces propos d'un jeune pêcheur, marié et père de trois enfants, en
\\
disent l'ong de la situation problématique de la pêche piroguière,
méritent une plus grande attention d'autant qu'ils sont tenus d'un
pêcheur de la génération de la pirogue motorisée, celle qui n'a
pas été confrontée à la rude bataille pour domestiquer et appri-
'voiser la mer:·
Nous ne nous arrêterons pas sur les problèmes de mise en place des
nouvelles infrastructures, la construction du port de Saint-Louis
qui est encore en chantier. Cependant, l'industrie de chaine du
froid avec l'usine de Sofrinord financée en partie par l'Union
des coopératives de pêcheurs sera abordée en relation avec les
problèmes de valorisation du produit du pêcheur et dans la cadre
global de la politique de l'Etat en direction de la pêche; pour
l'instant l'existence de Sofrinord ne crée pas d'incidence directe
182

---

sur la collectivité des pêcheurs, elle n'en constitue pas moins
un enjeu dont il faudra tenir compte dans l'évolution de la
pêche à Guet Ndar.
'.
'.
,0
183

---

1 . Situation des pêcheurs de Guet Ndar
L'importance socioéconomique de la pêche est encore notoire en
dépit des profondes transformations structurelles des familles des
pêcheurs de Guet Ndar. Si nous ne
disposons pas de données démo-
graphiques spécifiques au quartier de Guet Ndar, l'évolution de
la population de la langue de Barbarie (entre 1960 et 1969) dont
fait partie le milieu pêcheur est quasiment similaire à celle
de la période de 1857 à 1954 comme le fait ressortir l'enquête
démographique de Saint-Louis réalisée en 1969 par sondage au
1/10° pour les ensembles de l'Ile et de la langue de Barbarie (1).
En effet, la population de la langue de Barbarie connaît un taux
de croissance de 0,87 % avec un doublement de la population tous
les quatre-vingt ans; elle passe entre 196~ et 1969 de 17 486
habitants à 18 680. Le sexe-ratio qui est favorable aux hommes à
la naissance tend à baisser à Guet Ndar à partir de 15 ans ;
la diminution du taux de masculinité est très sensible pour la
population active de 25 à 49 ans, on peut se demander dans quelle
mesure la croissance démographique a joué sur la pêche dans cette
échelle d'âge où l'on est pêcheur. En outre, la pyramide des âges
reflète la participation des habitants de la langue de Barbarie
aux guerres mondiales, on constate un rétrécissement notable des
tranches d'âges des hommes de 30 à'~5 ans et de 50 à 5~ans ; la
population juvénile est très largement féminine. Le déficit d'actifs
masculins qui caractérise la physionomie démographique de Guet Ndar
(1) fl/Laye 7hioUTUl. /Jade • Mdouf. Aziz D.i.agne : énqu4.te
démog/taphique de. Sai.nt-Lou.i.~ 1969 - D.i./l.eet.i.on de. f' AmR.n.agem.erd du
7e/l./l.iloiA.e - Dak.aA. - 0 cio€A.e.
19 70
184

---

associé au comportement migrant des pêcheurs constituent une
explication de la variation que l'on constate entre 1951 et 1967
dans l'effectif des pêcheurs de Saint-Louis (tableau sur l'effectif
des pêcheurs de Saint-Louis). L'enquête démographique de 1969
fait apparaître par rapport à la population présente lors du
sondage, que ceux qui sont absents pour une durée inférieure à
neuf mois représentent 71,5 % de la population active, c'est à
dire pour la majorité, les pêcheurs qui partent en campagne, avec
une forte concentration à Kayar/avec 60 % sur l'ensemble des
centres de migration des pêcheurs de Guet Ndar.
Ces différentes considérations sur la situation démographique de
la langue de Barbarie, partant de Guet Ndar, nous amènent à ap-
porter des précisions sur les données fournies par le Service
régional des Pêches Maritimes en ce qui concerne la population des
pêcheurs de Saint-Louis de 1951 à 1982. Les indications que nous
avons établies ne sont pas régulières sur~ute la période, les
données apparaissent fragmentaires, incomplètes, puisque certaines
années font défaut dans les statistiques disponibles.
Effectif des pêcheurs de Saint-Louis (source S.R.P.M.)
'.
\\
Années
Effectifs
. /
1951
5000
1956
1900
1966
1 595
1967
4 386
1974
6 522
1976
6 650
1979
6 910
1980
6 910
1981
6 585
1982
9 130
185

---

Les statistiques donnent les effectifs globaux des pêcheurs de la
région maritime de Saint-Louis, ils concernent aussi bien les
pêcheurs de la langue de Barbarie que ceux des villages limitrophes
et de l'embouchure. Au niveau de la circonscription de Saint-Louis,
il n'est fait aucune distinction entre la pêche continentale et
la pêche maritime, en dehors de Guet Ndar, la pêche est associée
à l'agriculture surtout à la culture maraîchère. Il faut procéder
par estimation pour avoir une idée de l'effectif réel des pêcheurs
guetndariens. La seule tentative crédible mais récente dans l'éva-
luation de la population de la pêche est une oeuvre du centre
de recherches océanographiques à partir de 1977. La systématisa-
tion des enquêtes et l'affinement des paramètres permettront
d'aboutir dans l'avenir à une connaissance plus scientifique de
la pêche. La difficulté majeure pour saisir des données fiables
est constituée par l'extraordinaire mobilité des pêcheurs mais
elle n'explique pas la disparité des chiffres entre 1951 et 1982
on comprend difficilement "l'évanouissemeR\\" de pêcheurs entre
1953 et 1966, l'effectif de 1951 concerne-t-il la circonscription
de Saint-Louis, n'avons-nous pas pour les années 1956 et 1966
simplement l'estimation des pêcheurs de Guet Ndar ? Cette hypothèse
reste plus plausible d'autant qu'en 1953 les données recueillies
par Blanc (1) à partir du comptage du parc piroguier (à voile
et à moteur) et leur effectif correspondant concernent 1 720
pêcheurs pour 648 pirogues ce qui semble recouvrir la réalité de
Guet Ndar dans les années 1950.
Entre 1966 et 1967, la population a pratiquement triplé au cours
d'une année: toutes proportions gardées, l'effectif de 1967 laisse
supposer l'arrivée dans la pêche de la génération née après la
guerre, l'afflux des ruraux dans une période de redynamisation de
(1) Blanc: La pêclu!. G/l.t.Wanaf.e -U1 con/!bu!.n.ce de 1955
p 19 - 29
186

---

la motorisation mais encore une fois, il peut s'agir de l'effectif
global du département. Une amorce de croissance se dessine en 1974
pour se stabiliser en 1981 et là, un nouveau point d'interrogation
puisqu'en 1982 l'effectif augmente tout à coup de près de 1,3 %
par rapport à l'année précédente, serait-ce encore une estimation
globale. On n'arrive pas dans ces conditions à cerner l'amplitude
de la migration même si le flux migratoire ne s'opère qu'en sens
unique. Guet Ndar n'étant pratiquement pas un centre de migration.
La période de recensement n'étant pas déterminée, les variations
au cours d'une année, d'une année à une autre sont très sensibles.
Cette variable temps a poussé le C.R.O.D.T. à effectuer deux
saisies annuelles, en avril et en septembre qui correspondent au
moment des campagnes et au retour qui s'accompagne d'un repos
d'août à octobre avant la reprise progressive de la pêche à partir
de novembre. Il s'avère difficile de contrôler l'évolution de la
population de la pêche à cause de l'extraordinaire mobilité des
pêcheurs de Guet Ndar. Les séries statistiRues ne sont pas harmo-
nisées aussi bien que pour la conaissance de l'effectif des pêcheurs
que pour celui des parcs piroguiers. Le C.R.O.D.T. distingue ~es
pirogues opérationnelles, celles en état de naviguer des pirogues
inactives mais certains pêcheurs disposent de plusieurs pirogues
actives qui ne le sont pas toutes au même moment du fait de la
mobilité de l'équipage sur la côte; la pirogue qui est utilisée
à Kayar ou en Mauritanie est parquée tandis qu'une autre fait la
campagne de Saint-Louis, d'autres n'en ont qu'une seule qui accom-
pagne l'équipage dans tous ses déplacements. C'est le contrôle de
ce déplacement multiforme qui n'est pas maîtrisé, cette indéter-
mination doit pousser à une plus grande prudence dans la manipu-
lation des données en l'absence d'une harmonisation des outils de
travail dans le temps et dans l'espace pour arriver à une recherche
débarrassée d'approximations, de données toujours partielles,
rebelles à une synthèse nécessaire à la compréhension des processus
sociaux.
Il serait plus raisonnable de ramener l'effectif des pêcheurs de
187

---

planche 1~
l'~quipe d'enqu~te du C.R.a.D.T. bas~e â Kavar
188

---

Guet Ndar dans la décennie 1980, compte tenu du renouvellement démo-
graphique et de l'attrait d'une infime frange de ruraux devenus
pêcheurs à quelques quatre milliers de personnes. L'enquête du
C.R.O.D.T. de 1981 estime pour la ville de Saint-Louis, c'est à
dire uniquement pour la langue de Barbarie, en écartant les villages
gandiolais de l'embouchure et la pêche continentale, l'effectif
à 4 288 pêcheurs en septembre au moment où les migrants sont cènsés
être rentrés au foyer alors que les pêcheurs sédentaires n'étaient
que 1 889 personnes en avril de la même année (1), par conséquent
on note une variation de 2,26 due à la migration.
La pêche n'évolue pas en vase clos, qu'elle ait bénéficié d'une
conjoncture favorable avec la généralisation de la motorisation
dans les décennies 1960 et 1970, personne n'en doute. La mécani-
sation a certainement contribué pendant un certain temps au relè-
vement du revenu du pêcheur, mais il n'en est pas le seul facteur.
Le pêcheur a innové dans le procès de produftion, a augmenté les
rendements, a répondu à des demandes nouvelles en perfectionnant
ses instruments, en adoptant de nouveaux engins plus efficaces
dans la mesure des possibilités de renouvellement et de moderni-
sation des moyens de production en même temps qu'il s'insère dans
" un environnement qui rie confère plus la pêche actuelle à une
activité traditionnelle. On observe un processus de transformation
de la quantité à la qualité qui ne s'est pas généralisé à l'ensemble
des pêcheurs dans le temps et dans l'espace; avant la seconde
guerre mondiale, le pêche,ur avait initié une gamme très variée
d'outils dont la technique restait limitée, marquée par la dépen-
dance à la nature et à l'objet de la production; ce qui fait
qu'un volume considérable de la demande n'était pas couvert et sur
(1) SOCé.CO-Pé.CHAR7 :di..clionnaiA..e de.!> po.i..nl.-6 de ci..é.&vt.que-
me.n.t de fa p~cJte. ~ au Shtégaf en. 1981.
AA.cAi..ve. n° 109 C. R. O. D. 7. té-v/L.i..eA. 1982 - DakQ./l.
189

---

lequel les ruraux mareyeurs vont intervenir et favoriser une
sortie à la pêche qui peut dès lors amorcer la motorisation.
Aujourd'hui on assiste à une série de mutations internes et
externes à la pêche où la forte augmentation des débarquements
de 1967 à 1974 n'a pas correspondu à une croissance de la demande
de poisson limitée aux villes. Cet effort de productivité du
pêcheur n'a pas été rémunéré en conséquence, les bénéfices lui
ont échappé. Les prix du poisson sur le marché ne se sont pas
détériorés, ils ne profitent pas au pêcheur de Guet Ndar contrai-
rement à ce qui se passe sur la Petite-Côte où la proximité
de grands centres consommateurs à deux heures de route du littoral
a permis une capitalisation intensive de la pêche artisanale.
L'arrière-pays de Guet Ndar n'offre pas un débouché interessant
à la pêche,les marchés importants sont très éloignés, le poisson
du fleuve concurrence les produits maritimes mais c'est surtout
les produits de l'élevage de la vallée du fleuve et de la zone
sylvo-pastora1e qui se substituent au pois,on et à meilleur marché.
La consommation urbaine de Saint-Louis, principal marché du pois-
son a régréssé avec le transfert des fonctions administratives et
économiques de l'ancienne capitale vers Dakar. Le dépérissement
de la vieille ville coloniale ne laisse pas indemne la pêche que
pénalise l'ex9de:démographique issu ..delce transfert. En dehors de
la migration partielle, souvent défi~itive vers les pêcheries du
Sud, le pêcheur sédentaire a recherché d'autres solutions. La
nouvelle capitale de la Mauritanie a accueilli une fraction impor-
tante des pêcheurs,/de Guet Ndar qui s'y ~tab1issent s'ils n'ont
pas été refoulés à certains moments dans les années 1960. En somme,
les mutations socioéconomiques en cours à Saint-Louis se reprodui-
sent dans la pêche qui n'attire pas les familles plus que celles-ci
ne se sont tournées vers d'autres catégories professionnelles
tandis que sur la Petite-Côte on constate un processus inverse
d'attraction de la pêche et de sa modernisation avec de nouvelles
formes d'organisation sociale dominée par la séparation du tra-
vailleur de ses moyens de production.
190

---

Sur la côte Nord, si la forme familiale de la production persiste,
les reconversions et les départs de la pêche ne sont pas ignorés.
Le sondage que nous avons réalisé au niveau des concessions fami-
liales atteste la présence au sein d'une même famille élargie de
personnes totalement éloignées de la pêche, une diversification
socioprofessionnelle des habitants du quartier. Sur 1 674 personnes
concernées en âge de travailler (à partir de 18 ans), appartenant
aux deux sexes, célibataires ou mariées, la population féminine
est largement dominante 78 % contre 22 % pour les hommes. En
fonction de la position géographique des concessions dans le quar-
tier, les catégories socioprofessionnelles proches ou dépendantes
de la pêche sont situées sur la façade maritime, en bordure du
fleuve ou à l'intérieur du quartier tandis que les catégories
salariées, distantes ou carrément indépendantes de la pêche se
retrouvent à l'entrée du quartier, le long des voies de communi-
cations (rues à grande circulation) médianes et plus on s'éloigne
à l'intérieur de l'agglomération, moins on-tencontre des profes-
sions indépendantes de la pêche, elles se concentrent sur les
franges et dans les parties les plus urbanisées du quartier. La
répartition des professions différentes de la pêche entretient une
certaine relation avec la configuration spatiale des types de
pêche dans le quartier comme on le verra ultérieurement.
Dans certaines familles, l'exercice de la pêche est totalement
abandonné, dans d'autres, c'est une certitude que le renouvelle-
ment ne se fera, c'est la dernière génération de pêcheurs~·Ce
processus est très avancé au niveau des familles qui travaillaient
sur le fleuve ; le changement de résidence dans la ville lié au
changement de métier a beaucoup accéléré ces départs de la pêche
qu'aucune statistique ne reflète.
Il apparaît dans notre enquête que les femmes exercent le commerce
et l'artisanat, ce sont exclusivement les femmes qui se déclarent
dans les activités ménagères et les sans-profession ; elles sont
aussi fonctionnaires ou enseignants, celles qui se déclarent en
191

---

chômage sont mariées et ont reçu une instruction scolaire. Les
hommes se retrouvent dans les catégories salariées (employés,
enseignants ou fonctionnaires) ; ils constituent la majorité des
chômeurs (personnes à la recherche d'une autre activité mais le
plus souvent ils ont terminé les études et sont en attente d'un
nouvel emploi), parmi eux, ils sont pour la plupart célibataires.
Catégories professionnelles différentes de la pêche
Sexe
Femmes
Hommes
C S p
1 - commerçants
91 %
- artisants
2 - employées
- enseignants
25 %
75 %
- fonctionnaires
'.
3 - chômeurs
23 %
77 %
4 - divers :
19 %
81 %
retraités
ménagères
sans-profession
ouvriers ...
La pondération de toutes ces variables qui ont des incidences sur
la pêche détermine les caractéristiques de notre échantillon.
192

---

2· Présentation de l'échantillon
Les personnes qui entrent dans l'échantillon n'appartiennent pas
à la même famille, quand plusieurs personnes travaillent dans une
même embarcation, une seule personne accepte de se faire inter-
viewer, elle emporte le consensus du groupe ; la réaction la
plus fréquente se résume dans l'idée "il a di t ce que nous pensons,
ce que nous savons", ici, les connaissances sont généralisées,
partagées et acquises pour tout le monde. Le pêcheur en qui tout
le monde reconnaît une extraordinaire sagacité et un don de la
mer nous renvoie auprès de son jeune frère pour répondre aux
questions que nous avons voulu poser.
La majorité de notre échantillon est constitué d'une population
jeune, les deux tiers des personnes interrqgées ont moins de
quarante ans et parmi eux, les pêcheurs en activité sont âgés
de trente à trente-quatre ans. Nous n'avons rencontré aucun
pêcheur de moins de vingt-cinq ans, l'institution familiale pèse
d'un poids séculaire sur le jeune pêcheur qui ne prend pas le
droit à la parole et s'il est invité à parler, il préfère s'en
remettre à son aîné, à celui qui prend les décisions dans l'orga-
nisation du travail et dans la gestion de la vie sociale. Ce
sont les capitaines depêche dans la pirogue familiale, l'aîné
des pêcheurs, les pêcheurs en retraite active, c'est à dire les
pères de famille qui ne vont plus en mer pratiquement et qui ont
pu installer leurs enfants en assurant la direction du travail
qui se prêtent volontiers à l'entretien,le sentiment de réussite
contribue largement à la disponibilité
certains pêcheurs indi-
viduels actifs répondent favorablement à l'interview même s'ils
allèguent une "surcharge de travail" qu'on leur cause ou un
manque de temps ; par contre le pêcheur libre, le "toolan" comme
le jeune "irresponsable" nous fait sentir toute sa relation de
dépendance et la gêne qui entoure la conversation reflète bien
193

---

sa position sociale dans la pirogue où il apparaît souvent
comme un simple travailleur sans lien de parenté avec le proprié-
taire de l'embarcation.
Répartition des hommes par tranches d'âge
Classes
Effectif 84
moins de 19 ans
20 - 24 ans
25 - 29 ans
8
30 - 34 ans
33
35 - 39 ans
16
40 - 44 ans
5
45 - 49 ans
7
50 - 54 ans
2
55 - 59 ans
3
60 ans et plus
10
D'une manière générale la pêche se joue entre 25 et 39 ans ;
l'activitédela pêche s'arrêtant à la quarantaine d'âge, on ne
s'étonne de voir déjà à la majorité sociale (mariage) et profes-
sionnelle le pêcheur accéder à son propre matériel, se reconver-
tir ; les pêcheurs qui apparaissent encore actifs vers quarante-
cinq ans
dirigent une activité familiale comme la senne tournante
ou bien sont en attente de passer la relève à leurs descendants,
le plus souvent ils ont investi dans la pêche aux filets dormants
qui est une activité moins pénible en mer que la ligne. En fonction
des activités, la population enquêtée (84 personnes) se répartit
194

---

de la façon suivante :
- les pêcheurs actifs représentent 71 % de l'échantillon
- les départs de la pêche (provisoires ou définitifs),
représentent Il %
- les retraités actifs sont dans la même proportion
que les précédents
- tandis que la retraite définitive concerne 7 % de
l'échantillon.
La pêche reste une activité familiale, plus de la moitié des
pêcheurs actifs travaillent dans le cadre de l'unité élargie
le
désir d'accéder à la propriété individuelle est très fort, on
retrouve tout le long de la période d'activité la présence de
pêcheurs propriétaires, cela est encore plus vrai pour les jeunes
pêcheurs au moment de leur majorité •
Statut des personnes selon l'âge
Classes '.
1
25-29
30-34
35-39
40-44
45-49
50-54
55-59
+ de 60 ans
Statut
. ". --
Propriété
5
22
5
-
3
familiale
.-
Propriété
2
7
4
2
4
individuelle
Toolan
-
1
4
Autres pêches
1
(Pi)
Mareyage
-
3
2
1
Reconversion
1
2
Retraite active
2
3
4
Retraite
6
TOTAL 84
8
33
16
5
7
2
3
10
.
195

---

La propriété familiale ou pirogue familiale (une ou plusieurs)
est la structure composée du chef de pirogue, du frère de celui-ci,
de ses enfants et neveux, de toute personne apparentée; l'ancien-
ne armature sociale de la famille élargie est encore sollicitée,
des parents restés en brousse dans l'arrière-pays viennent en
dehors des travaux agricoles renforcer la pirogue. La propriété
individuelle renvoie à la famille nucléaire où le chef peut être
encore pêcheur avec des enfants adolescents, on peut faire appel
aussi à des parents plus ou moins éloignés mais en aucun cas la
présence d'un frère du chef ne signifie une propriété familiale.
La décision de s'installer ou de quitter la pêche intervient à
partir de la trentaine, c'est à trente ans que la rupture avec
la famille est décisive ; entre trente-cinq et trente-neuf ans
le pêcheur qui n'a pu s'installer, qui a rompu avec sa famille
devient toolan parce que aussi ses ascendants ont déjà quitté la
pêche. Quand l'accès à la propriété peut êtJe facilité dans le
cadre de la production familiale, l'installation est différée,
l'autonomie se fait progressivement; dans d'autres cas, la
reconversion est la solution recherchée tout en gardant un pied
dans le patrimoine familial, par le détour de la reconversion
partielle, le retour·à la pêche se fait sous la forme de la
\\
retraite active, ce que la pêche ne lui a pas permis d'entrevoir
l'accès à la propriété-il le réalise dans une autre activité;
ce faisant il installe ses enfants en âge de travailler utilement
ceci apparaît dans l'écarL.qui sépare la reconversion de la
retraite active (45-49 ans).
La corrélation entre la situation matrimoniale et le statut des
personnes montre la prédominance de la monogamie au sein des
pêcheurs : 75 % des personnes ont épousé une femme tandis que
22,61 % sont polygames; les célibataires représentent 2,39 %,
ce qui constitue une proportion non négligeable mais le célibat
ne se prolonge au-delà de trente-cinq ans, au-delà, effectivement,
on ne rencontre plus de célibataire.
196

---

La monogamie est plus fréquente parmi les pêcheurs actifs ; le
phénomène est plus accentué quand il s'agit des pêcheurs indivi-
duels, ce qui laisse supposer la persistance des structures
sociales élargies dans le cadre de la production familiale ; on
retrouve 17 % de pêcheurs polygames dans la pêche piroguière
familiale contre 5 % pour les pêcheurs en propriété individuelle
(voir tableau: Statut et situation matrimoniale). Il s'ensuit
l'existence d'une relation étroite entre la monogamie et l'auto-
nomie d'une part, et d'une relation entre polygamie et attachement
familial d'autre part. La distance par rapport à la pêche déter-
mine la position matrimoniale dans les autres catégories : les
mareyeurs et les retraités actifs sont plus polygames tandis
que dans la reconversion et la retraite définitive, les personnes
restent souvent monogames. La polygamie étant vécue sous le
mode de la réussite, signe de l'ascension sociale intervient
habituellement vers la cinquantaine, c'est ce qu'on observe chez
les retraités actifs
par contre la pré~ce de la polygamie
parmi les mareyeurs, qui sont jeunes, moins de quarante-cinq ans
fait participer ceux qui ont quitté la pêche à un pouvoir, prestige
qui ne relève plus du privilège de l'âge (idéologie patriarcale)
mais confère une aisance matérielle que le pêcheur ne peut atteindre
(espérer) qu'à la fin de son activité, -·quand il disposera de
descendants capables de travailler.
L'âge du mariage apparaît autour de vingt-cinq ans pour la'
plupart des pêcheurs actifs, entre trente e~.quarante ans; les
personnes âgées de cinquante ans et plus ne répondent pas, consi-
dérant incorrect qu'un jeune demande leur âge au mariage.
197

---

Statut et situation matrimoniale
Situation matrimoniale
Célibat
Monogamie
Polygamie
Statut
Propriété familiale
1
28
5
Propriété individuelle
18
1
Toolan
1
4
-,
Autre pêches
Mareyage
2
4
Reconversion
2
1
\\
Retraite active
4
5
'.
\\
Retraite
4
2
198

---

La répartition des pêcheurs selon les types de pêche, le statut
et l'âge fait ressortir le rapport entre la poursuite de l'acti-
vité avec l'accès ou non à la propriété. Les 1igneurs forment le
gros lot de la pêche guetndarienne, ils représentent 68 % des
pêcheurs, ils sont suivis par la pêche aux filets dormants 18 %,
de la senne avec 8 % et de la pêche mixte pour 6 %.
Distribution des pêcheurs
Classes d'âge
25-29
30-34
35-39
40-44
45-49
Propriété familiale
4
.,
12
3
f1j
CLl
r::
co
Propriété individuelle
2
4
5
2
4
.....
...:l
Too1an
1
3
ri)
(/)~
~
r::
Propriété familiale
7
1
CLl
co
...-l
E
..... ~
~ 0
Propriété individuelle
1
2
"'0
Propriété familiale
1
'CLl
•
~
.....
><
Propriété individuelle
1
.....
1
::E:
!
Too1an
1
1
CLl
r::
Propriété familiale
4
1
r::
CLl
U)
199

---

Si pour l'ensemble des types de pêche, l'activité s'arrête en
moyenne à quarante ans, la durée du travail varie selon que l'on
s'exerce en famille ou à titre individuel: dans l'embarcation
familiale (unité élargie), la relève assurée se fait généralement
à quarante ans, le pêcheur cesse d'aller en mer tandis que le
temps d'activité du pêcheur propriétaire se prolonge jusqu'à
cinquante ans où les descendants directs arrivent à maturité.
La possibilité d'acquérir ou non son propre matériel varie en
fonction des systèmes de pêche. La ligne constitue un passage
obligé pour tous les pêcheurs avant de s'orienter vers la pratique
d'une autre pêche, il n'y a aucun pêcheur de moins de trente ans
qui s'adonne en premier aux filets dormants ou à la senne tour-
nante à titre individuel ou familial, cependant il arrive que
la pêche ligne soit associée à une autre forme de pêche, très
tôt dans le cadre familial ; le pêcheur libre qui apparaît dans
le système mixte partage son activité entrf la famille et l'ins-
cription dans la pêche industrielle, ou entre la ligne et la
senne tournante.
La ligne est le système de production dominant, on y rencontre
tous les statuts et le temps d'activité le plus 'long. Avec la
ligne, le pêcheur acquiert plus facilement son propre matériel
que dans les autres systèmes; l'archaisme de la technique de
pêche et la relative modicité des investissements par rapport aux
autres techniques joue beaucoup dans le développement de l'ins-
tallation mais, paradoxe révélateur de la situation réelle de la
pêche, c'est ici que l'on trouve le plus grand nombre de simples
travailleurs qui n'ont que leur force de travail.
Tous les types de pêche qui incorporent une plus grande quantité
de biens extérieurs, importés, qui exigent un certain capital,
une importante masse de travail répartie entre les activités à
terre et celles en mer, et une main d'oeuvre nombreuse relèvent
de la production familiale ou d'une forme de coopération dans le
200

---

travail. Quand le pêcheur accède à son propre matériel, il ne
pratique les filets dormants ou la mixité qu'à partir de trente
ans, ce sont des pêcheurs dynamiques et ils ne font pas légion.
A Guet Ndar, la senne tournante est exclusivement une propriété
familiale, signe de la résistance de la famille à l'envahissement
des rapports de production de type capitaliste, mais le pêcheur
libre qui s'y livre de façon temporaire s'assimile à un véritable
salarié; il n'y a aucun pêcheur propriétaire individuel de senne.
La durée d'activité du pêcheur dans la senne est plus courte, par
contre dans la pêche aux filets dormants qui nécessite une division
des tâches entre la mer et la terre, où le pêcheur est occupé à
tout moment, l'activité familiale ou associative est prédominante
le pêcheur individuel poursuit son travail jusqu'à cinquante ans.
Il n'y a pas à proprement parler de toolan, des pêcheurs mettent
en oeuvre leurs biens individuels qui sont rémunérés séparément,
une sorte de collectif d'utilisation de maQhine agricole.
La mixité est une forme de pêche qui associe plusieurs techniques
et s'articule au jeu des saisons et des campagnes de pêche. C'est
une catégorie ambigüe,complexe qui reflète les efforts d'adaptation
.
'.
du pêcheur à la difficile conjoncture économique de l'activité
et au dilemne social du renouvellement du pêcheur. La mixité est
une situation de précarité par excellence et s'analyse en terme de
stratégie.
Le baptème de mer du jeune pêcheur, survenant avant la motorisa-
tion entre dix-sept et dix-huit ans, est ramené à un âge plus
précoce, entre quatorze et quinze ans, délai dans lequel le gamin
ne fait plus ses premières armes sur le fleuve. La durée de la
vie active du pêcheur s'étend autour de vingt-cinq à trente ans
elle est modifiée puisque c'était en adolescent mûr que l'on
s'engageait en mer pour ne la quitter qu'à la retraite totale,
aujourd'hui on devient pêcheur très jeune mais on la quitte dans
la force de l'âge.
201

---

3· L'ellet de la motorisation surla pêche piroguière
Dans les années 1980, la voile et la pagaie apparaissent comme
des vestiges dans la pirogue; le moteur hors-bord s'est substi-
tué à la voile et à la pagaie dans la fonction de navigation et
de propulsion de l'embarcation.
WLes jeunes ont la machine aujourd'hui, tandis
que nous autres, nous n'avions que nos épaules ..•
Si nous avions la machine comme eux, à l'époque,
en un jour on pourrait aller deux à trois fois
de suite en mer. Les jeunes ont la machine,
nous ne l'avions pas et la mer était plus pois-
sonneuse que maintenant,-
- .~~
Les pêcheurs d'aujourd'hui sont des pêcheurs motorisés. La mécani-
sation de la navigation de la pirogue a permis une économie de
dépense d'énergie humaine. une augmentation qualitative et quanti-
tative de la productivité du travailleur par rapport aux conditions
de la pirogue manuelle exigente d'effort physique et très soumise
à l'irrégularité des vents. La motorisation a libéré une fraction
considérable de la force physique pour permettre une augmentation
de la production. Le moteur 8 subi des modifications techniques
dans sa structu~epour mieux s'adapter à la pirogue et aux condi-
tions locales de la navigation, on passe du propulseur amovible
à deux temps avec un jeu de manette à gaz au moteur fixe à essence
le pêcheur a acquis une connaissance de l'engin tel qu'il n'est
plus besoin à chaque retour de pêche de le porter à la visite quo-
tidienne, de le garer à l'atelier de réparation, servitude qu'il
a fallu combattre (1) au point que le moteur est devenu un élément
(1) AAnoux : La pêche. G./l.ÜAanale : mod..tvut.i...6aLi..on de
l ' ~ aPtica.in. .in con/-bz..ence économique de La pê.ch.e. DaJcwr. 1955
202

---

du décor du cadre de vie du pêcheur. Nous ne sommes plus à l'époque
où le pêcheur ressentait "le creusement du puits dans la pirogue
comme s'il s'agissait de sa propre chair", où les pêcheurs les plus
jeunes et les plus intrépides portaient en cachette la pirogue à
Rufisque pour faire l'opération; le pêcheur ne confond plus un
manque d'essence à une panne technique du moteur.
Ce n'est pas le procès de "mariage du moteur avec la pirogue" qui
nous préoccupe ni l'éternelle mentalité d'assisté du pêcheur, ce
dernier a su aller au-delà de son prétendu passéisme en apportant
une série d'améliorations utiles au perfectionnement d'un armement
archaique sans cesse adapté aux conditions de la production et aux
possibilités technologiques de la pirogue ; ce qui nous interesse
c'est de savoir où est-ce qu'en est la pêche piroguière motorisée?
Que reste-il de l'autonomie et de l'efficience de la pirogue mo-
torisée, des qualités initiales de lenteur de rotation et de robus-
tesse attribuées au propulseur en face de l'~ure fréquente et de
la brièveté de la durée de vie de l'engin?
Il faudrait bien se convaincre de la nature véritable d'engin de
plaisance 9u'est le moteur hors-bord dans les conditions actuelles
d'une pê~he hauturière, intensifiée en permanence. Le moteur a créé
des contraintes nouvelles en même temps qu'il n'arrive pas à
supporter le rythme de sorties et l'allongement du temps de route.
Le saut de la pirogue motorisée s'est consumé avec l'intensifica-
tion de la production qui s'arme de pîus en plus de moyens indus-
triels. Il faut admettre la relativité du progrès de la motorisa-
tion pour comprendre la crise que traverse la pêche piroguière
actuellement sans nier l'essor qu'elle a connu avec le concours
du moteur à partir de 1950.
Trente ans se sont écoulés depuis le lancement de l'opération de
la modernisation de l'armement africain par le moteur. Le taux de
couverture de la motorisation a atteint son maximum avec un taux
national à 80 % tout au moins dans la partie du littoral débouchant
203

---

sur les grands centres urbains consommateurs de poisson; ce n'est
qu'au niveau des pêcheries éparpillées de Casamance et dans les
estuaires où le niveau de production et l'échelle d'activité ne
recommandent la généralisation de la motorisation.
Si en 1953 on pouvait observer une augmentation de la taille de
l'équipage de la pirogue motorisée par rapport à la pirogue à voile,
un agrandissement du volume des pirogues (tableau sur le rapport
effectif/mode de production en 1953) à moteur, aujourd'hui non
seulement le nombre des pirogues à voile a diminué de 602 unités
en 1953 à moins d'une dizaine en 1982, en fait/la disparition de
la voile mais la généralisation de la motorisation n'est plus
synonyme d'augmentation de la taille de l'équipage à Guet Ndar.
La motorisation ne produit plus d'effet discriminant au sein des
pêcheurs en tant que progrès technique, elle n'affecte plus la
taille des embarcations, qu'elles soient grqndes ou petites, elles
sont toutes motorisées. Dans la mise en place de la coopération,
la motorisation a joué la fonction du "bâton et de la carotte" en
contraignant les pêcheurs qui désirent acquérir le propulseur à
adhérer dans les structures coopératives. Aussi nous ne nous.
arrêterons pas sur le mouvement coopératif eh tant que "boite à
placement" du moteur encore qu'il a une histoire tout aussi inte-
ressante à Guet Ndar qui a vu les premiers balbutiements du phéno-
mène coopératif, nous y reviendrons dans le cadre des relations
entre l'Etat et les pêcheuts~
Du point de vue social, la motorisation ne contribue plus au clivage
des pêcheurs, les facteurs de discrimination entre les pêcheurs
proviennent de la nature des systèmes de production par conséquent
des moyens mis en oeuvre pour réaliser la production.
204

---

Rapport effectif/mode de propulsion en 1953
Centres
Pirogues à voile
Pirogues motorisées
602 (1)
46
Saint-Louis
1 540 (2)
180
2,5 (3)
3,9
,
105
24
Kayar
440
100
4,1
4,1
1 274
-:1
141
Cap-Vert
4 660
660
3,6
4,6
1 200
15
.
Petite-Côte
4 260
60
'.
3,5
4
3977
226
Effectif moyen
. /
14 200
1 000
national
3.5
4.4
(1) nomtA..e ch. piAogu.u
( 2) nomtA..e ch. p~c1uz.LvzA
( 3) etteclit mOYl!Jl
( ~) i.a.Lleau éia€.li.
à paA.ÜA ch.-t> do~ to~ paA.
A. Blanc - cont 1955
205

---

4 . L'impact de Kayar
L'élection du village de Kayar fondé en 1871
comme principal
centre de migration et de production des pêcheurs de Guet Ndar
tient à plusieurs facteurs qui ont concourru à l'essor de la
pêche en général, ont favorisé le mouvement de motorisation tout
comme ils ont permis en particulier aux Guetndariens d'échapper
à la longue immobilisation sur la côte de Saint-Louis ; les
migrations pratiquées sur de longues distances vers le Sud
et les absences prolongées en dehors du foyer sont toutes stoppées
avec l'ouverture de Kayar.
"Les vents au Sud qui permettent de descendre la
côte sont irrégu1iers ••• On s'arrêtait à Kayar que
nous ne connaissions que deJpassage jusqu'à la
reprise des vents. On se rendit compte que les
gens qui y font la pêche ne vont pas loin et ils
font beaucoup de captures. On les suivit dans les
lieux de pêche, on y fit de très bonnes captures ,
on s'installa ici jusqu'à la 'fin des camp~gnes,
on informa ceux qui revenaient de Dakar que Kayar
possède un poissonneux xerr (roche~ aire de pêche) •••
Les voyages vers Dakar et la Casamance s'arrêtè-
rent • •• ".
Sur l'ensemble de la côte Nord, la pêche est souvent pratiquée
à vue de la terre, les captures sont ramenées fraîches tandis
que les zones fréquentées du littoral Sud sont très éloignées,
la pêche s'y développe difficilement avant la motorisation.
Kayar a le privilège de se situer dans la zone de la grande
côte où la barre est la moins forte sur la façade atlantique,
où la plage est plus accessible aux pirogues. L'aire de pêche
de Kayar s'étend sur un petit territoire maritime et s'ouvre
206

---

"~rl ~elrh.
Thie'no Molick (35 k.)
K~r .~'~-:"
Borca
(JO k.,\\
Ô
o,
K~...ai Awa (2!l Il.- c;
1
..
"tt
,20 ".J
Ech~lI~ moy~nn~ l '269.9')()
•
' - . . t
- - -
o ---_
~
. _ - -
10
-
km.
reper~
o
.~,,~
.}••_ •• fond de roche reconnu
LÉGENDE DE P~CHE
(27. 28. 29 avril 1951)
c:::> Aire principal, ~, pkht du Ilgol
(Temnodon 5011010')
~ Aire principal. Il, pkhe lIu .lba~onDr
~
(POllru. chrenbe'lIi)
,--...,...,., Aire Il. pech, lIu Dionkarfe"'
'...-_....
le 27 ""ril 19~ 1
r-)
le 28 oyrll 1951
'----
l __)
le 29 ovril 1951
17" long.
Aire de pêche de Kaya~ - Arnoux 1952
207

---

sur une fosse marine qui regorge de richesses ichtyologiques (1).
Placée sur la route méridionale des migrants de Guet Ndar, la
découverte de cette zone fructueuse de pêche vers 1935 va retenir
les pêcheurs du Nord qui transformeront l'économie rurale de Kayar
en un véritable centre de production maritime (2). Kayar constitue
une aubaine dans le redressement de la situation économique et
sociale des Guetndariens qui érigent leur séjour en un véritable
culte de travail. La campagne de pêche de Kayar est un espace et
un temps exclusifs de travail où la vie quotidienne est réduite
à sa plus simple expression
tout y est rustre et sommaire, de
l'habitation à la cuisine:
WLes femmes ne nous accompagnaient pas durant
les campagnes. On faisait notre propre cuisine
comme en séjour des wdaal w où on fait soi-même
la cuisine. A l'époque, le riz n'était pas
courant dans la nourriturè,:t le couscous était
plus fréquent. On ne mangeait du riz que pendant
les jours de repos , par contre les jours de
sortie, on ne prenait que du couscous car les
rentrées se faisaient vers tisbar (début de
"
l'après-midi), à cette heure po~r faire la cuisine
avec le poisson que l'on ramène, la cuisson
s'allongeait jusqu'à takusan (vers cinq heures
de l'après-midi) ce qui fait que l'on ne mange
que du couscous et le dîner était fscultBtif ••• w
(1) VOVt ccvz.ie ANtowc 1952
( 2) 17.. Bonn.wz.d..e..l : L' é.conom..ie mwti.:Li.m.e et /UUl.a..f..e.. de KayWl.
TiAN DAKAR 1967
208

---

planche 13
Kayar - une rue du quartier des pêcheurs
de Guet Ndar
planche 14
Kayar - a l'intérieur d'une concession
209

---

planche 15
Kayar: les vêtements de pêcheurs étalés
au soleil sur le toit des cases
,-
-
'.
".,
-
---~
.-.
. -
~:--;--
"
~.,'
..., - .. ~-_ .. -
- -. \\
" ~ .
"
""
"~~'
",,-
planche 16
du côté de la cuisine
210

---

C'est sur l'espace du domaine maritime que les migrants construi-
sirent leurs concessions à l'écart du village primitif perché
sur les dunes.
L'intérieur des cases en paille, sujettes aux fréquents incendies,
est composé de lit en planches de bois rassemblées ou simplement
des nattes à même le sol, les instruments de pêche rangés dans
la pièce-dortoir singularisent le décor. Point d'activités ludiques,
récréatives ou collectives en dehors des chants religieux hebdo-
madaires (1) durant la saison. Certaines grands fêtes religieuses
célébrées à Saint-Louis viennent rompre le travail, offrent une
occasion de repos mérité au foyer pendant quelques jours. L'entas-
sement humain et la promiscuité sont les facteurs de propagation
des épidémies qui jalonnent la vie à Kayar. La case de santé
primaire mobile alimentée par les côtisations des pêcheurs ne
suffit à effacer la misère sanitaire et l'absence d'hygiène à Kayar
dont nul ne conteste l'importance économiqu~ et sociale du centre
~
maritime qui voit sa population égaler celle des villes durant
la campagne.
Pendant la saison, Kayar vit le "phénomène guetndarien" ; le fau-
bourg maritime de Saint-Louis s'est vidé de son armée de.,pêcheurs
et on peut constater entre 1969 et 1982, même si les pirogues
autochtones augmentent, que le parc piroguier guetndarien fait
annuellement le triple ou le quintuple de celles de Kayar mais
son évolution se présente en dents de scie avec des pointes ~9
1969, 1976 et 1981.
(1) Da.n../.> h-6 mi.lieu x. iAa.d.i.:ti..o~ mu-6~,
on céJ'èP.1Ul.
dR...6 cJuU/.u /I.2.l.i.g.ie.ux d.an..6 la nu.i.L du. je.udi. au v~.
211

---

Evolution des pirogues guetndariennes à Kayar
de 1969 à 1982
effetctif
400
364
332
300
•
285
282
• •
•
.. . . .
270
268
•
252
Guet Ndar
200
178
163
121
126
100
89
83
77
64
50
56
..I---...o.-------'----.......- - - - - - - -......- - - - - - - - - -............anné
1969
70
17
72
73
74
75
76
77
78
79
80
81
82
D'une année à l'autre, les variations sont considérables; la
mobilité des pirogues est liée à la présence de la faune, les
années où les pirogues sont plus nombreuses correspondent à celles
où le séjour du poisson s'est prolongé dans le secteur. Kayar
connaît aujourd'hui la concurrence d'autres centres de migration
Comme Joal ou en Mauritanie où les pêcheurs qui s'y rendent ne
font pas simplement la ligne.
A Joal, les pêcheurs pratiquent des pêches plus diversifiées liées
aux formes nouvelles de production (ligne-glacière), à une demande
spécifique (marché des céphalopodes), et plus qu'à Kayar les filets
dormants sont très utilisés dans cette région où ils ne connaissent
aucune forme d'interdiction. Les pêcheries mauritaniennes sont
très fréquentées au moment où le poisson remonte vers le Nord,
c'est le domaine des filets dormants sollicités par le marché des
212

---

langoustes.
Si la découverte du fond de Kayar remonte vers 1935, son intérêt
n'est réellement reconnu qu'avec la construction d'une "route de
pêche" qui relie le village à l'axe Dakar-Thies, qu'en raison de
l'existence d'un arrière-pays capable d'absorber la production,
WLes poissons étaient acheminés à dos d'âne et
de chameaux vers l'extérieur, il n'y avait
pas encore de route goudronnée .•• w ;
en période de grande abondance, une partie des captures qui n'est
pas écoulée sur le marché est transformée sur place par les pêcheurs
on éten~
le poisson sur les clôtures pour le faire sécher , la
maison Antier se charge d'acheter le produit transformé. En 1947-
1949, après la guerre, un talus est aménagé, des camions évacuent
le poisson et les produits maraîchers ver~jes grands centres urbains.
La complémentarité des productions maraîchères et halieutiques
fait de Kayar un exutoire économique où la multiplicité des inté-
rêts a été très souvent source de tensions entre les villageois
et les migrants. L'histoire sociale de la cohabitation entre guet-
ndariens et kayarois est parsemée à la fois de conflits et d'échanges
sociaux qui proviennent des conditions de travail. Un arrêt préfec-
toral de 1980 organise la pratique des filets dormants et délimite
une zone de pêche entre la ligne et le filet. Cette mesure fait
suite à une série de différents depuis 1963 réactivés chaque fois
que le poisson se fait rare • durant les années de mauvaise pêche
en 1967 et en 1973. L'intensification de l'activité s'est accompa-
gnée d'un recul des possibilités de pêche de la ligne tradition-
nelle. Unanimement les ligneurs autochtones ou migrants incrimi-
nèrent la pratique des filets dormants, technique nouvelle dont
les bons rendements offraient de substanciels revenus à ses pêcheurs
que le marché des usines et de la transformation soutenait en
même temps que leur produit était écoulé sur le marché classique.
•
213

---

Le développement des relations matrimoniales a beaucoup contribué
à atténuer les conflits entre les deux communautés, Kayar est le
seul centre de migration où les guetndariens possèdent un terrain
qui leur est attribué pour construire leurs demeures , ils
ignorent pratiquement la location; l'origine coloniale du village
a facilité cet apanage, à chaque ouverture de saison, ils procèdent
à la réfection des cases ; chaque famille possède une concession
qu'elle peut prêter quand elle ne participe pas à une campagne.
L'enrôlement des villageois dans les pirogues guetndariennes a
favorisé la cohabitation entre les deux communautés, a détourné
une fraction importante des villageois des cultures maraîchères
concurrencées par les sociétés industrielles, vers la pêche.
214

---

B - Les caractéristiques de la production
f . Evolution des débarquements
Il est indéniable que la production motorisée a fait augmenter
les débarquements de la pêche piroguière, entre 1956 et 1967 la
production a été multipliée pratiquement par sept ; mais les
statistiques englobent indifféremment les quantités débarquées
en mer et celles du fleuve à Saint-Louis. La migration des pêcheurs
ne semble pas affecter l'évolution annuelle positive des débarque-
ments, bien qu'entre 1962 et 1967, la turbulence de la mer ait
été fréquente provoquant de nombreux accidents mortels
au cours
de ces mêmes années, la part de la produ~on fluviale a augmenté
et les migrations ont été plus massives. A partir de 1974, la moto-
risation se généralise ; la production augmente en absolue et
culmine entre 1974 et 1976 avec l'entrée de la senne tournante
à Guet Ndar ; le taux d'accroissement annuel par contre diminue
relativement. On amorce un mouvement de baisse inquiétante des
débarquements à partir de 1977 ; c'est un véritable effondrement
qui se produit, dans l'intervalle d'une année la production dimi~
nue de moitié (1977 à 1978) pour retomber à son niveau des plus,
bas d'avant la motorisation à l'époque des pagaies et de la voile,
à partir de 1980.
Cette tendance à la baisse ne semble pas passagère depuis 1977,
plusieurs signes l'indiquent:
la succession des campagnes en fonction des espèces
et des centres de migration est bouleversée ; les
saisons de pêche sont plus réduites et plus intensives
- des espèces telles les sparidae (dorade, pagre,denté ••• )
215

---

et les serranidae (mérou) ont littéralement disparu
à Guet Ndar ; les pêcheurs gardent en mémoire la
dernière année d'abondance du Saxebi (mérou) qui
se situe en 1958 lors de la visite de De Gaulle,
depuis sa capture est devenue épisodique. Le tasser-
gal dont la saison de pêche battait son plein en
mai-juin à Saint-Louis se manifeste de moins en moins
en 1983, les pêcheurs ne l'ont capturé dans aucun
lieu de pêche de la région. Les poissons qui se nour-
rissent de crevettes ont complètement disparu tout
au moins la pirogue ne peut plus les atteindre.
W Le
janxarfet était abondant et fréquent sur
nos côtes quand elles regorgeaient de crevettes ,
le janxarfet est devenu rare à la suite de la
disparition des crevettes. w
-J
la tuburlence des eaux qui immobilise les pêcheurs
durant la saison froide a été moins forte ces dernières
années, mieux la généralisation des filets dormants
a permis des sorties et des rentrées courtes sans inter-
rompre la production ; la pêche fluviale qui peut
\\
influencer le volume des captures débarquées est
quasiment abandonnée à Guet Ndar dans ces dernières
années.
Evolution des débarquements à Saint-Louis
Années
1951
1956
1962
1967
1974
1975
Tonnage
2 850
9 000
I l 240
18 863
47 592
44 998
Années
1976
1977
1978
1979
1980
1981
1982
Tonnage
42 094
24 258
13 870
9 411
la 771
8 172
6 819
216

---

Aujourd'hui, les aires de pêche de Saint-Louis sont toutes connues
exploitées grâce au moteur qui a fait accéder l'activité à une
pêche hauturière. Le pêcheur a accru ses efforts pour améliorer les
conditions de travail et de production. La senne tournante qui
constitue un engin très efficace dans la capture devait pourtant
enrayer l'évolution de la production à la baisse, on observe l'in-
verse.
Des formes nouvelles de pêche sont apparues, l'intensification de
la production s'accompagne d'un redéploiement de la migration vers
les centres primitifs du Sud et en Mauritanie. Le séjour de Kayar
est écourté au profit d'autres régions, ce n'est pas à Kayar que
les départs de la ligne-marée se décident, les armateurs viennent
trouver les pêcheurs en Mauritanie, à Guet Ndar, à Joa1 ou à Mbour.
La prolifération de cette pratique (ligne-marée) depuis 1975 con-
forte les présomptions négatives qui pèsent sur l'évolution des
captures débarquées dont l'effondrement de-~ production à Saint-
Louis n'est à notre sens qu'un signe avant coureur des conséquences
qui résultent du pillage de la côte sénégalaise par les pêches
1
industrielles mondiales.
Nous avons repéré 'sur une période de quatre ans! (l979-1982) , à
partir des statistiques du Service des Pêches, dix-huit espèces
extraites d'un quota de trente à cinquante espèces débarquées en
moyenne annuelle sur la période.
Distribution des captures entre 1979-1982
Familles
Nombre d'espèces
Tonnage moyen
Pélagiques côtières
3
374
Démersa1es
Il
218
Pélagiques à comportement
1
1 114
démersa1
Pélagiques hautières et autres
3
193
217

---

Les dix-huit espèces que nous avons choisies (sardinelles, tasser-
gal, otholite, ethmalose, requin, fausse-morue, pagre, pomadasys,
silure, courbine, mérou, pageot, sole, congre, mulet, drépane,
trichirus et dorade) réalisent un tonnage par espèce qui varie
entre 222 et 1734 tonnes. En affectant les espèces selon un clas-
sement de un à dix postes par an, on observe une variation dans
la composition des captures débarquées pendant les quatre années
ainsi certaines espèces sont pêchées régulièrement et d'autres
ne le sont que très irrégulièrement. Nous avons donc une fréquence
de présence dans les captures des poissons que recherche la pêche
piroguière :
- quatre espèces so~t capturées chaque année
- trois espèces ne sont pas capturées au moins une
année
- quatre espèces qu'une fois tous les deux ans;
- sept espèces n'entrent dans l~~ captures qu'une fois
~
sur quatre ans.
Autrement dit, l'éventail des espèces qui entrent dans les prises
débarquées se restreint, qu'il se produit un appauvrissement dans
les ressources de la pêche piroguière, q\\~e le pêcheur trou~e de
moins en moins de poisson. On saisit mieux cette baisse de la
composition des prises qui traduit l'effondrement des ressources
en apparentant les espèces , et le mode de capture dont elles sont
l'objet montre que le pêcheur trouve diffici~~ment le poisson dans
sa zone traditionnelle d'exercice; seules trois espèces pélagi-
ques côtières à portée de la pirogue sont capturées et par toutes
les techniques ; les espèces démersales, les plus nombreuses (onze)
recherchées par la ligne pour leur forte valeur commerciale sont
les moins pêchées actuellement à cause de leur raréfaction. Les
captures que réalise la pêche éloignée qui nécessite des sorties
plus prolongées font une moins bonne capture même si une pélagi-
que à comportement démersal a fait une moyenne d'un millier de
tonnes ; cette performance revient à la senne tournante qui est
218

---

de loin la technique de pêche la plus répandue.
"Les filets débarquent de grosses quantités
de poissons. Le poisson était plus abondant
avant l'entrée des sennes 1 les bancs de
poisson ngot (tasserga1) ne sont plus à la portée
des lignes mais des sennes qui les capturent. On
ne sait pas comment Ya11ah (dieu) en a décidé
.
.
"
al.nsl. ...
On constate dans la même période que le pêcheur a accru son effort
de pêche, le nombre d'espèces débarquées a augmenté, cinquante-cinq
espèces en 1971 contre trente et une en 1979 mais cela ne se tra-
duit pas par une hausse du volume des débarquements, c'est une
chute qui se produit. Le même phénomène se produit pour les mises
à terre des crustacés et des mollusques malgré l'effort de pêche
des filets dormants qui est sensible de 198Q à 1981 puisque la
production baisse de moitié de 1981 à 1982 avec la même composi-
tion d'espèces (crevettes, langouste, crabe, seiche, escargot de
mer) .
Mises à terre des crustacés-mollusques"
Années
1979
1980
1981
1982
Nombre d'espèces
4
4
5
Tonnage
31
58
101
50
Diverses raisons sont avancées pour expliquer cet effondrement
de la production à Saint-Louis
à la lecture des rapports annuels
- état de la mer, perturbation des conditions hydrologi-
ques suite à des changements atmosphériques
219

---

- pannes fréquentes et prolongées de moteurs, rupture
d'approvisionnement en moteur et en pièces détachées,
manque de filets ;
- éloignement des zones de capture, temps de route con-
sidérable, réduction du nombre des sorties
- rupture de production de glace
- action des bateaux, chalutiers et sardiniers dans la
zone des trois mille marins, déchirure et perte des
filets ;
transbordements à bord des navires espagnols des
prises de la pirogue en pleine campagne (mars-juin),
pêche étrangère ;
- manque de poisson dans les eaux sénégalaises.
On ne peut plus dresser un constat aussi éloquent de la crise que
- 'l
traverse la pêche piroguière en amont ; en ~va1 et véritablement
au cours de la production.
220

---

2·LauansionnaUonanhanak
En l'absence de chaîne de froid, la transformation artisanale est
le procédé classique de préparation et de conservation du poisson
dont le produit fini remplace le poisson frais comme aliment
protidique dans les campagnes, en période de pénurie (hivernage)
ou comme condiment dans les villes. L'industrie du poisson
transformé est une activité permanente et exclusive des femmes
dans les pêcheries du littoral. C'est l'activité annexe à la pêche
la plus importante, elle constitue une source de revenus non
négligeable
pour les familles des pêcheurs.
Son évolution ordinaire est liée à l'écoulement des captures par
le mareyage, par la capacité d'absorption du marché en poisson
frais ; la fraction de mévente de la commerfialisation locale est
aussitôt destinée à la transformation. Le ptoduit obtenu est
présenté sous forme de salé-séché ou saly, de poisson séché ou
geej qui constituent les deux principales spécialités à Guet Ndar,
à côté du poisson fumé séché ou metora. La transformation en
conserve, farine ou huile est presque nulle depuis la disparition
des maisons Peyrissac et Tissar (Touzard) qui assuraient la
commercialisation â grande échelle sur les marchés extérieurs.
La production très dépendante de la demande n'est importante
qu'en période de grands débarquements où le prix du poisson a
véritablement chuté. La possibilité de stocker le produit trans-
formé pendant plusieurs mois sans occasionner de frais supplémen-
taires assure de substantiels gains aux producteurs sous forme
de revenu différé. C'est pourquoi les pêcheurs se livrent à la
transformation durant les campements temporaires, dans les daal
en hivernage. Les captures qui ne peuvent être transportées à
Saint-Louis en fraicheur sont transformées sur place.
1
A Guet Ndar, l'industrie de tranformation connaît deux formes de
221

---

planches 17 et 18
scènes de dévicération et de tranchage
du poisson sur la;plage près des pirogues
parquées
222

---

de préparation du poisson qui touchent sept produits :
- la préparation traditionnelle; c'est une méthode
de production simple ne faisant introduire aucun bien
intermédiaire dans la préparation ; il est parado-
xal que dans une région riche en salins que le sel
ne soit pas utilisé dans la transformation artisanale
des produits de la pêche. L'industrie traditionnelle
est relativement sommaire ; on fait sécher le poisson
en entier, parfois les écailles sont gardées intactes
selon la taille des poissons il arrive qu'elles soient
enlevées dans le cas du "tambajad' ; généralement ce
sont des espèces de petit calibre, des pélagiques sans
grande valeur commerciale.
Le poisson de plus gros calibre, mulet, ethmaloses,
certaines espèces démersales ou des poissons littoraux,
est préparé de manière plus él~torée. Le poisson est
fermenté à l'ombre ou enfoui dans le sable au bout
de deux jours ; ensuite il est étêté, fendu suivant
la ligne médiane dorsale et sur un côté ventral, il
est complètement vidé avant d'être étalé au soleil
'.
sur un lit de paille. Le poisson est exposé jusqu'à
la dessication totale pendant plusieurs jours, retour-
né progressivement sur chaque côté. C'est le poisson
fermenté, séché ou "geej". C'est une spécialité guet-
."
ndarienne voisine de la technique de préparation des
maures qui donne le mulet séché ou "simb".
Pour mieux assurer la conservation, le poisson fermen-
té séché est badigeonné à l'huile de poisson durant
son exposition, ce qui lui donne une coloration brun
clair. Les produits séchés
ou fermentés donnent lieu
à des échanges à faible distance, alimentent le marché
local avant d'être étendus progressivement à des
223

---

planche 19
poissons putréfiés dans le sable et trempés
dans les cuves avant d'être tranchés par les
femmes de Guet Ndar
planche 20
claies de séchage du poisson dans le zone Ouest
de la sécherie de Guet Ndar
224

---

courants plus éloignés. Le développement des commu-
nications par rail et par route permet à ces produits
d'atteindre les zones où n'arrive pas le poisson frais.
- la préparation moderne répondait aux besoins du marché
français à la fin du XIX o siècle , de nos jours, elle
est vouée en grande partie à l'exportation. Son
développement demeure tributaire du marché d'exporta-
tion animé par des entreprises
européennes à carac-
tère familial, relayées maintenant par des profession-
nels nationaux et africains qui approvisionnent les
Etats du continent.
C'est au début du siècle, avec la création d'une école de prépa-
ration du poisson qu'est montée une sécherie au Sud du quartier.
L'école sous la conduite dun marin instructeur français devait
enseigner les meilleurs procédés de pêche -el de préparation du
poisson, les méthodes de tranchage, de salage et de séchage du
poisson conformes aux normes de présentation et de conservation.
Une dizaine de pêcheurs étaient requis pour vulgariser les
méthodes dont les femmes se feront les véritables artisans de
cette industrie. A l'origine, le nouveau produit transformé,
poisson salé-séché, fumé ou non était destiné à remplacer la
morue dans la consommation des régions pauvres de France (Lozère,
Haute-Loire, Corrèze), des départements frontaliers du Sud-Est
et en Bavière. La production à bon marché devait/lui permettre
de se substituer à la morue à condition que les entreprises fran-
çaises s'engagent à investir dans le secteur (1). Ainsi les
produits transformés de la pêche s'organisaient autour de deux
axes ; le poisson salé-séché, ou fumé vers le marché européen,
le poisson séché vers le marché africain. La défection des
(7) vo~ Ç~uvef-Bouyat, op cité, pp 247-252
225

---

planche 21
tentes abritant les femmes dans l'aire de séchage
planche 22
Geej - poissons secs étalés au soleil sur un
lit de paille
226

---

entreprises métropolitaines, faute de capitaux suffisants et la
réorganisation de l'armement européen après la guerre ont
constitué le principal frein au développement de la production
du salé-séché, voire son arrêt. En 1947 et 1954, Saint-Louis
était encore un gros producteur de salé-séché.
Le rapport sur les pêches maritimes de 1951 soulignait la baisse
de l'activité de transformation à cause de la grave crise que
traversent les industries. La découverte de la vitamine A par
synthèse sonnait le glas des industries artisanales du littoral
(Joal, Saint-Louis). Tout espoir était fondé dans les sécheries
qui pouvaient trouver un débouché sur les marchés extérieurs à
condition que les prix soient modérés et la qualité du produit
satisfaisante. L'exportation sera orientée principalement vers
le marché africain.
Evolution du volume de la transformation par produit en tonnes
(1979-1982 )
Années.
1979
1980
1981
1982
Total
Produits
'.
1 - Geej
235
238
121
201
795
2 - Saly
56
99
246
282
683
3 - Metora
167
173
164
28
532
4 - Tambajan
25
27
27
17
96
5 - Yett
7
3,5
7
3
20,5
6 - Aileron
8
11
19
7 - Kecax
6
6
Total
490
540,5
573
548
2 151,5
227

---

La renaissance des circuits commerciaux des produits transformés,
moins anarchiques que la marée fraiche, le dynamisme du mareyage
national avec l'apparition de nouveaux entrepreneurs sénégalais
évincés du commerce des arachides dans les années 1960 apportent
un nouveau souffle à l'industrie artisanale. En novembre 1978
est créé un regroupement des artisans de la transformation des
produits halieutiques. La demande croissante en produits transfor-
més provenant des pays africains favorise l'essor de l'industrie.
Le "métora", poisson séché-fumé et le "saly", poisson salé-séché
faits à base de requins et de raies, la production d'ailerons sont
exportés vers le Golfe de Guinée.
La gamme des produits transformés s'élargit ainsi aux débarquements
des filets dormants qui alimentent régulièrement l'industrie. Le
"yett" ou cymbium et certains mollusques entrent dans la transfor-
mation ; en 1952, la production du "Kecax" démarre à Guet Ndar
(voir tableau). La production transformée slaccroît globalement
malgré la variation particulière à chaque produit. La baisse de
la production du métora en 1982 est liée à la réfection des fours
de fumage qui ont été démolis. Toute autre forme de baisse est
marquée par le mouvement général des débarquements caractérisés
par une chute préoccupante. Malgré un~:légère fluctuation, la
production du poisson séché reste stable et conserve le premier
poste avant le salé-séché et le métora.
Des projets de modernisation, réfection de·la sécherie, construc-
tion d'aires de séchage en dur, de fours améliorés alimentés en
énergie solaire sonten.oeuvre pour changer les conditions de
travail répulsives de ce métier encore réservé particulièrement
aux femmes âgées. La réalisation de ces ouvrages permet non
seulement d'améliorer la qualité des produits mais elle est aussi
souhaitée par les femmes, en plus elle engendre des effets écono-
miques et sociaux favorables au développement de l'activité
malgré l'accroissement du tonnage frais traité, la part des dé-
fectuosités est considérable, le volume transformé et commercia-
228

---

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sécherie de Guet Ndar - une grand-mère
(responsable de la coopérative) et sa
petite-fille au travail
229

---

lisé ne représente que 33 % de la masse initiale traitée. C'est
une perte extraordinaire pour l'économie de la pêche. Il faut voir
que les conditions matérielles de préparation n'attirent guère
les jeunes personnes pour qui s'exercer dans la transformation
artisanale est synonyme de dégradation sociale, de malpropreté.
La sécherie de Sin est un véritable foyer d'épidémies.
Le pêcheur traditionnel préfère se priver d'un revenu notable que
d'encourager sa femme à devenir transformatrice,
" cette activité est réservée aux femmes âgées
qui n'ont plus rien à perdre, qui ne rechignent
à rien."
quand bien même celle-ci vend du poisson au marché dans des condi-
tions qui sont tout aussi nauséabondes qu'à la sécherie. La jeune
femme à Guet Ndar préfère la vente locale a~ marché ou à la criée
ambulante quand elle ne fait pas le
mareyage. L'échantillon des
femmes interrogées montre que plus on monte dans l'échelle des
âges, plus on rencontre des femmes âgées dans la transformation
tandis que les plus jeunes (moins de 40 ans) s'occupent du
commerce.
Activité des femmes
.~
Activités
Transformation
Vente
Double activité
Ages
moins de 19 ans
2
20 - 24
25 - 29
l
2
30 - 34
l
l
2
35 - 39
2
l
40 - 44
l
45 - 49
l
l
l
50 - 54
l
55 - 59
Plus de 60 ans
3

---

Gagnées par la nécessité d'améliorer leur niveau de vie, de
renforcer le revenu du ménage et de contribuer à leur propre
émancipation, une nouvelle génération de femmes se dessine ;
elles pratiquent une double activité de transformation et de
commercialisation, constituent un courant non négligeable de mi-
gration parallèle aux déplacements des pêcheurs ; elles ne se
cantonnent plus seulement aux activités domestiques, elles font
une véritable migration de travail.
Par les revenus qu'elle genere (prix rémunérateurs et plus stables
que la marée fraîche, vente à la pesée) au niveau des familles,
la tansformation joue une fonction indéniable de régulation dans
l'économie de la pêche, un contre-pouvoir face à la pression du
mareyeur sur le pêcheur. L'organisation du secteur dans ses con-
ditions matérielles et sociales contribuera largement à la défen-
se du pêcheur dans une situation où la pirogue a épuisé ses pos-
sibilités technologiques qu'elle constituë~e plus en plus un
carcan au moment où la pêcheur est totalement inséré dans la
production maritime mondiale.
Mais le secteur de la transformation connaît des problèmes non
'.
seulement liés aux conditions techniques de l'activité, mais de
surcroît des questions nées de la domination du marché sur la
transformation. L'existence d'une coopérative de productrices ne
pèse d'aucun poids ni sur la détermination du prix au producteur,
ni sur le marché même des produits. La coopérative ne joue pas
encore son rôle d'organisation de défense des intérêts de la
corporation, les productrices se présentent en ordre tout aussi
dispersé que les pêcheurs face aux marchands ; pire entre elles
et le marché, s'interpose le personnage du peseur et c'est de
bonne guerre qu'elles réclament la suppression de cet intermédiai-
re, que la coopérative négocie et fixe les prix directement avec
les acheteurs en disposant de sa propre bascule
-Le défaut du marché vient de ce que notre
231

---

coopérative ne fonctionne pas normalement
car la coopérative des femmes devrait être
en
mesure de négocier directement avec les
acheteurs puisque ce sont les femmes qui
achètent et transforment le poisson. donc
elles sont capables de convenir sur un prix
avec les acheteurs. Qu'on nous laisse sans
intermédiaire avec les marchands.
Il est éviden,t que le prix d'achat à quatre-
vingt dix neuf francs par kilo ne peut combler
un investissement de cinq mille francs quand
la quantité pesée ne dépasse guère vingt kilos,
c'est impossible.
Ce qu'on souhaite pour notre coopérative, c'est
que les acheteurs viennent directement à nous,
sans intermédiaire. qu'ils négocient avec notre
coopérative. Nous sommes co4scientes. qu'à la
fin de notre travail. nous savons le prix auquel
on peut vendre avec bénéfice. ou vendre simplement
pour rentrer dans nos fonds et rembourser nos
créances quitte à ne réaliser aucun profit puisque
c'est notre travail."
L'éviction des intermédiaires. des peseurs est liée à la question
de la sélection des produits transformés et le stockage pour une
'~durée indéterminée constitue un facteur négatif à la conservation
et à la qualité du produit. La connaissance du marché et des pos-
sibilités d'écoulement du produit (présence des acheteurs) accroî-
trait les conditions sociales et le revenu des transformatrices.
"
ceux qui déteinnent les bascules. qui
discutent au préalable des prix avec les acheteurs.
déterminent le jour de la pesée. choisissent
l'espèce qui leur convient alors que nous avons
transformé toute sorte de poissons. toute espèce
232

---

débarquée (kiri-kiri, ro, poisson blanc ••• ).
Ils procèdent au tri, sélectionnent une espèce
dans un ensemble et cela ne nous convient pas
puisque nous ne déterminons pas les espèces
débarquées. On prend ce que nous fournit le
marché de la plage. Ce que nous voulons par
conséquent, c'est que l'acheteur n'opère pas de
sélection sur les espèces et ce sont les peseurs
qui nous empêchent de faire valoir nos produits
et nous sommes amenées à détruire le produit ou
bien, par l'usure du temps, il se détériore. n
La qualité du produit est très sensible à sa durée de stockage
et une meilleure information des conditions du marché doit
permettre de lever l'hypothèque
de la conservation et rendre
possible la régulation de la production en fonction de la
demande d'un marché très instable.
- j
·Nous sommes actuellement au début de l'hivernage,
la transformation a commencé depuis le coron ,
quelle que soit la qualité du sa1y, au bout de
t,rois mois le produit ne peut rester intact, il
se détériore immanquablement, et les acheteurs
le savent en faisant la sélection.
La détérioration du produit n'est pas de notre
faut~~ c'est à cause du délai que court le marché
en fonction de la présence des acheteurs. donc
c'est à cause d'eux.·
Le délai d'écoulement du produit est un facteur négatif dans la
réalisation du revenu
• Quand le poisson est sec. on ne trouve pas
d'acheteur. on le garde pendant deux ou trois
mois avant la pesée.
233

---

Le jour de la pesée, on laisse toutes les activités
domestiques de côté, on ne s'occupe plus des enfants
ni du foyer. On fait la file toute une journée
sans parvenir à peser son
produit, on remballe
tout jusqu'à demain et on revient. Le lendemain,
ils font le tri de ce qui les interesse et
écartent le reste. On perd ce qu'on a investi au
départ et à partir de ce moment il n'y a plus aucun
intérêt pour nous.
Nous faisons un métier dont nous ne cernons pas
le point d'aboutissement. On s'endette pour travail-
ler, avec une valeur investie de cinquante mille
francs, après la pesée on se retrouve avec un gain
brut de trente-cinq mille , on est obligée de
puiser dans sa poche pour rembourser les dettes
ou bien les créanciers nous courent après , on
travaille pour éponger des dOttes jusqu'à leur
extinction.-
Si la suppression des intermédiaires est un combat à mener, les
productrices pour l'heure ont dressé leurs principales revendications.
"
-Nos doléances se résument à ce que. nos produits
quand ils sont finis puissent être vendus9 à temps,
qu'on trouve des acheteurs, car c'est notre perte,
à notre désavantage de/stocker le produit.-
Le dynamisme du marché ne sera un véritable profit pour les
productrices
Qu'à la condition de l'organisation structurée des
produits transformés.
234

---

Chapitre VI
Les systèmes de production piroguière
A - Evolution morphologique et limites
technologiques de la pirogue
Dans sa morphologie, la pirogue de mer est structurellement achevée.
Des tentatives de remplacement du matériau, du polystirène à la
place du bois, n'ont abouti à aucun résultàt décisif; elles repre-
naient souvent la copie de la pirogue primitive.
Lors de la conférence de la Pêche en 1948, les Ateliers et Chantiers
Maritimes de Dakar avaient présenté un prototype de pirogue métal-
"
lique insubmersible à dérive et à gouvernail amovibles tandis que
les représentants de la coopérative de Guet Ndar, par la voie de
son porte-parole réclamaient l'achat des pinasses à moteur pour
les pêcheurs africains
dont les pirogues étaient souvent en di ffi-
,/
cuIté car la pêche était déjà éloignée, en fait la modernisation
de la pêche traditionnelle. C'est dans le même ordre d'idée (pêche
éloignée) que le directeur des Pêcheries de l'Ouest africain, lui,
proposait l'achat des pinasses d'Arcachon pour le remorquage des
pirogues sur les lieux de pêche" - on peut voir la ligne-marée de nos
jours -, en attendant la modernisation des engins actuels et futurs,
ce gue les coopératives ne pouvaient supporter financièrement (1).
- (1) voiA Con/.-bz.,ence. de. Pêch.e 1948 DakCl/l. : d.i.-6ClJ./.).!).i.oM du
/l.appod de. Cade.nai '!)U/l. le.!) iaieaux. e:l eng.i.M de. pêch.e - pp 116-118
235

---

Dans les années 1950, les projets d'agrandissement des pirogues
n'aboutirent pas; le problème de l'aménagement des plages pour
faciliter le halage des pirogues, expérience Kayaroise des treuils
à main, ne rencontra pas l'adhésion des pêcheurs.
Aussi l'Administration se pencha sur la construction de nouveaux
genres d'embarcations qui permettraient des marées prolongées dans
les conditions matérielles de travail et de protection décentes
pour le pêcheur. Un défilé de modèles fut présenté. allant des
embarcations proches de la pirogue traditionnelle (côtier. cotre.
lanche canarienne, pinasse) à celles voisines de l'armement
industriel. du bateau ponté polyvalent destiné à toutes les pêches
industrielles au bateau non ponté réservé à la pêche côtière (1).
C'est le cordier armé à palangre à main qui constitue la réalisation
la plus probante en tant qu'armement intermédiaire. semi-industriel.
mais sa diffusion est tributaire de l'aménakement du littoral.
La décennie soixante dix voit apparaître
un autre prototype dans
le milieu: c'est la grande pirogue "chinoise" très sensible au
feu et à la chaleur (exposition au soleil durant son parquage).
'.
elle est utilisée. puis abandonnée par la senne (2).
En somme. les difficultés de la pêche maritime actuelle sont
vieilles de plus d'un quart de siècle; du point de vue technolo- .
./
gique. la pirogue 'était déjà en 1948 une structure surrannée. d'un
(1) Bonn.aA.de.l.,
op cil.é p 171
( 2) Dan./.) la -1enJl.€.,
&-1 pêc.1te.uA.-1 p/l.aLiqu..eni. une -1i.gn.a.J..U,a-
Lion de nu.i..:t en. B..tu1.f..ant -1U/l. l ' e.au de l ' e.-1-1en.ce. pOU/l. man.i.te-tde./l. .f..e.wz.
p/l..é-1en.ce., mé.:ih.ode pfu-1 e./-/-i.cace. pa/l. te.mp-1 t/l..um.ewc..
236

---

archaisme maintenu dans la mesure où l'embarcation était une
solution provisoire en attendant l'aménagement du littoral,
l'industrialisation qui devait en découler.
Sous cet angle, les choses n'ont pas évolué, tout le développement
ultérieur de la pêche maritime demeure inscrit dans le cadre de
la pirogue. L'avènement d'un armement artisanal amélioré, intermé-
diaire entre pêche industrielle et pêche traditionnelle ne s'est
pas diffusé dans le milieu des pêcheurs ; la modernisation reste
toujours une oeuvre à faire. Pour l'heure, c'est la pirogue
manoeuvrée sur les "togaar" (tronceaux d'arbres) pour la mise à
l'eau et l'amenée à terre, sans cabane ni foyer, dépourvue des
conditions minimales de sécurité que le pêcheur utilise, armé d'un
savoir traditionnel qui le rapproche de la mer pour faire face à
la puissante pêche industrielle dotée des découvertes les plus
avancées de la révolution scientifique et technologique de notre
époque.
La pirogue traditionnelle a cependant évolué dans sa conception
primitive, vers une adaptation aux conditions et nécessités de la
production
nous suivons cette évolution fine de sa morphologie
pour aboutir à un état de fai~. qu'est sa limite technologique
'.
devant l'intensification de la pêche maritime.
237

---

t . Evolution morphologique
Localement nous savons que dans la région de l'embouchure du fleuve
Sénégal, l'économie maritime ne conaissait pas d'embarcation spé-
cifique vu même l'inexistence de celle-ci sur le littoral.
Cependant, l'essor des échanges et les fonctions de transport et
de navigation du commerce maritime dès le XVIIe siècle, à la
fondation du comptoir de Saint-Louis allèrent susciter un pôle
d'innovations et de développement des activités maritimes qui
va constituer le soubassement humain et technique d'une possible
culture technique, de civilisation de pêche maritime.
En effet, le bateau connu pour la navigation et la pêche indigènes
dans cette région est utilisé uniquement sqr le fleuve ; il ne
peut naviguer en mer en tout temps ni en toute circonstance
d'ailleurs, la petite pirogue de jeu "naata" , que manie l'enfant
du pêcheur pour apprendre à se tenir debout, à ramer dans une
embarcation foncièrement instable, prompte à être renversée à la
culbute s'exerce généralement sur le fleuve et accèssoirement én
hivernage par temps calme en mer ; cette embarcation rappelle la
pirogue traditionnelle en usage du fleuve, le "gaalu mbul",
pirogue de forme rudimentaire, réduite à sa quille ébauchée à
partir du tronc d'arbre. C'est une embarcation simple, nue, que
l'on rencontre de nos jours chez les populations riveraines de la
vallée du fleuve et qui s'en servent pour le transport de personnes
et le cabotage. Elle a une excellente stabilité sur le fleuve, qui
devient nulle en mer. Le gaalu mbul est une pirogue monoxyle dont
les extrémités constituent des éperons rudimentaires, grossiers
permettant au rameur de diriger l'embarcation en position assise.
Elle peut être déplacée à l'aide d'une perche en bois "nyos" ou
d'une pagaie, "wat".
238

---

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a"
planche 24
quille de la pirogue à l'état brut
planche 25
quille dégrossie après un séjour prolongé
dans l'eau
239

---

Par contre, l'embarcation qui sera adaptée en mer pour la passage
des rouleaux et des haut-fonds s'inspire du canot que les européens
utilisent pour accoster sur le littoral. C'est d'abord une amélio-
ration de la pirogue du fleuve surmontée de planches bordées. Cette
embarcation est une pirogue munie d'éperons et gréée à la voile
unique, ultérieurement grâce à l'influence de la technologie
européenne.
L'innovation technologique fondamentale dans la pirogue guetndarien-
ne tient à l'adoption des éperons "lew-lew", et au ra~portage des
planches de bois "jokk" , indispensables au franchissement des vagues
et pour une meilleure stabilisation de l'embarcation. Dès le début
des travaux d'aménagement de la pirogue, après avoir façonné le
tronc évidé, l'extrémité la plus forte servira d'avant "boppu gaal"
et la plus mince servira l'arrière "genu gaal". L'avant, zone de
contact avec les vagues sera muni d'un éperon plus fin qu'à l'ar-
rière.
- j
Les éperons jouent une double fonction :
- pour atténuer la force du déferlement des vagues,
maintenir la pirogue propulsée par l'énergie appliquée
des pagaies, l'éperon à l'arrière et à l'avant faci-
lite la sortie de la pirogue sans opposer une résistance
et une force contraire à l'action et au sens de la
vague.
L'éperon avant permet à la pirogue une surélévation
à la naissance de la vague, crée un pont au creux d'une
lame et à la formation d'une autre. Dans tous les cas
où le "pont" n'est pas réussi, l'embarcation a de
fortes chances d'être submergée par les vagues, de
chavirer si l'opération d'écopage ne se fait pas rapi-
dement ; l'éperon arrière, est bordé latéralement des
deux côtés dans sa longueur, il sert d'appui à la pagaie
de direction "walaxu" et avec la pirogue à voile,
l'anneau de l'écoute est porté sur cet éperon.
240

---

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planche 26
pirogue en chantier - mensuration et confection
des éperons et des planches de bordage
241

---

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planche 27
tronceaux d'arbre servant a déplacer la pi rogué
242

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planches 28 et 29
halage de pirogue
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243

---

- la seconde fonction des éperons est de faciliter la
mise à l'eau "weti", le halage de l'embarcation sur
la plage "weec". C'est sur les éperons Que se transmet
l'énergie appliquée à la pirogue pour décrire un
mouvement alternatif Qui fait déplacer l'embarcation.
Pour faire monter la pirogue sur les billots de roule-
ment, on la relève par l'éperon.
Les planches rapportées sont rendues nécessaires pour assurer une
surélévation suffisante à la pirogue par rapport au niveau de la
mer; ce faisant l'embarcation ne prend pas beaucoup d'eau. Du
fait de l'usage des pagaies, la surélévation doit respecter une
certaine hauteur Qu'on ne peut augmenter inconsidéremment. C'est
une des raisons de l'abandon du prototype de pirogue calquée sur
celle du fleuve avec une coque faite de planches ajustées en rem-
placement du tronc d'arbre évidé (taaré) ; cette pirogue plus impo-
sante, de tenue de mer relativement correcte tprésentai t le défaut
de compliquer les opérations de halage et de mise à l'eau (1954).
Au départ, les planches surajoutées ont été cousues à la pirogue
avant d'être clouées. Le nombre des planches superposées a augmen-
té ; ainsi la pirogue de mer épouse. sa structu~e définitive dont
l'évolution part de la pirogue cousue à la pirogue clouée "gaalu
licc", ou "gaalu jokk", Qui se différencie de la pirogue mono-
xyle sans bordée, "gaalu mbul".
Leca donne une description très fournie et appuyée de la pirogue
cousue et celle clouée en 1934 , mais il fait une confusion Qui
porte sur le matériau en dénommant "gaalu mbul" la pirogue clouée
et "gaalu bentenye" la pirogue cousue. Il est d'usage de distinguer
les pirogues par le nom d'arbre Qui a donné le bois servant de
Quille; aussi loin Qu'on remonte dans l'histoire des engins de
navigation on trouve la pirogue en paille, "gaalu xeref", "gaalu
mbul" de bois typique remplacé par le fromager "gaalu bentenye",
"gaalu xaay" du cailcédrat.
244

---

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planche 29
démolition et rénovation d'une ancienne p?:-rogue
par un pêcheur constructeur
245

---

La dénomination des pirogues peut tenir soit du matériau de con-
fection, soit de la destination des embarcations, par exemple,
"gaalu bentenye" pour la pirogue construite avec le tronc de
fromager, ou "taare pinku" pour la pirogue destinée au trafic
commercial du Haut-Sénégal.
La pirogue cousue sera abandonnée définitivement avec la motori-
sation parce que la couture des planches ne résiste pas longtemps
à l'assaut des vagues; le bourrelet de paille qui assure l'étan-
chéité de l'embarcation en bouchant l'espace de jointure entre les
planches et la quille doit être périodiquement renouvelé. Le
séjour prolongé de la pirogue dans l'eau rend le bourrelet perméa-
ble, la paille moisit, se dilate, l'eau pénètre facilement dans
l'embarcation et la planche cède plus facilement au coup violent.
L'agencement des deux planches dans la pirogue clouée n'est pas
symétrique, elles sont superposées et au point de rencontre on
assure l'étanchéité de la même manière que-qans la pirogue cousue,
ici le mastic remplace la paille. Par contre, la symétrie est
maintenue entre la première planche et la quille. En résumé, l' évo-
lution morphologique de la pirogue de mer à Guet Ndar a atteint
son terme dans la pirogue bordée clouée à éperons.
Dans certaines localités du littoral, l'éperon arrière a été
supprimé avec l'adoption du moteur, le principe du hors-bord est
respecté dans ce cas; c'est une autre adaptation que l'on rencon-
tre à Guet Ndar.
Mais le procès d'amélioration de la pirogue ne s'est pas arrêté
pour autant après la libération de l'armement local de certaines
contraintes et servitudes.
246

---

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planche 30
restauration de la pirogue - montage de
nouvelles planches
247

---

2· Les limites technologiques de la pirogue
Plusieurs innovations, ou plutôt des adaptations ont été apportées
à la pirogue bordée à éperons à défaut de son remplacement défini-
tif par une embarcation supérieure plus appropriée au contexte
actuel de la production. Ces changements peuvent être ramenés à
deux améliorations notables relatives à la propulsion et à la
conservation du produit .
• • Le logement du moteur dans la pirogue
Avant d'aménager un puits pour recevoir le moteur dans la pirogue
autochtone, les initiateurs avaient déjà êlpérimenté un essai
concluant sur une "pirogue dotée de qualités moyennes de l'armement
local" (1). Le propulseur amovible était fixé sur un puits installé
dans l'axe de l'embarcation aux deux tiers arrière de la pirogue.
La cai~se:du puits était en fer (tole de 3 mm), le fond était muni
\\.
d'une trappe d'obsturation empêchant l'eau de submerger le puits
sous les vibrations de l'hélice; l'ensemble bras plongeur/hélice
pouvait être ramené dans les lignes de la barque à l'atterissage.
Le moteur est aussi bien protégé et la pirogue assurée d'une excel-
'/lente stabilité en marche. Mais la caisse métallique avait le défaut
de réduire l'étanchéité de la pirogue, elle rendait la barque plus
lourde et en cas de naufrage elle empêchait de retourner l'embar-
cation rapidement, la caisse finalement était grosse. en mer, les
( 1) AlUl.oux : Pêche Q.//..LWan.ai!.e, P 31
248

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risques de noyade étaient multipliés en cas de chavirement. L'étan-
chéité et la légèreté requises dans les pirogues guetndariennes
firent défaut, de surcroît, la caisse métallique revenait plus
cher au pêcheur. En 1952-53, Doudou Dieye Sassoum, ancien pêcheur
devenu artisan-charpentier, s'avisa de remplacer le fer par le
bois, de réduire les dimensions du puits ce qui avait le mérite
de rendre la pirogue facilement écopable parce que prenant moins
l'eau. Arnoux reconnaissait cet "effort de perfectionnement continu
(qui) a amené la réalisation de puits en bois d'une contruction
spéciale et armé d'une trappe double pivotant sur charnière de
cuir gras, ensemble rustique à l'image de l'emploi, robuste et
inaltérable et d'une conception inchangée par rapport au proto-
type originel".
L'ensemble de la caisse et du puits a été plus simplifié depuis
l'adoption du bois, mais le placement du puits peut varier selon
les types de pirogues. Une série de modi~ations fines, imper-
ceptibles souvent sont apportées
- le gaalu gen ou la pirogue motorisée à l'extérieur
de la pirogue
l'ensemble direction-propulsion de
l'embarcation a son siège à la poupe, c'est une
'.
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innovation des pêcheus lébu dans la décennie suivante
;
qui s'accorde avec le hors-bord. Il y a deux variantes
y
l'éperon arrière est supprimé, la poupe de l'embarca-
tion est surmontée d'une planche trapé~3idale soli-
daire du corps sur laquelle est fixé le moteur, cette
technique est empruntée directement des petits yatchs
de plaisance ; la seconde variante voit le moteur
installé sur l'éperon arrière creusé. La paternité
de cette adaptation reviendrait à un guetndarien instal-
lé à Ouakam, El Hadj AbdouKarim Beye, constructeur de
petites pirogues destinées aux européens.
L'installation du moteur en position hors-bord n'est
possible que sur les petites pirogues avec des engins
de faible puissance. Le gaalu gen se généralise à
250

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planche 33
caisse de logement placée
planche 34
emplacement du puits sur
l'éperon dans la pirogue gaalu gen
au-dessus d4 puits

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252

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Guet Ndar à partir de 1970. Les qualités techniques
et économiques de cette pirogue démontrent que le
pêcheur cherche constamment à alléger ses conditions
de travail, à trouver les solutions adaptées à sa
situation :
·C'est moins pénible, plus facile à manoeuvrer
dès qu'elle est lancée, on saute et on allume
avant que la vague ne dévie l'embarcation,
avec le moteur placé à l'intérieur, i l est plus
difficile de maintenir la direction de la
pirogue et il faut deux personnes occupées au
moteur et au gouvernail (laax) , ici une seule
personne suffit puisque le moteur à l'arrière sert
de direction, c'est plus efficace, une à deux
personnes peuvent aller à la pêche dans cette
pirogue ••• •
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- Si dans la pirogue-ligne, gaalu-dig, l'installation
du puits garde sa position normale vers l'arrière
intérieur, dans la pirogue de senne la caisse est
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plus é1evee pour empêcher l'immersion du moteur
quand la pirogue est chargée et de plus, le puits
est rapproché plus à l'arrière pour élargir l'espace
de chargement. D'une manière générale, toutes les
grandes pir~gues utilisant des moteurs de plus de
vingt-cinq chevaux, possèdent une caisse plus
élevée que la moyenne et un puits de plus en plus
en retrait.
Dans le détail des choses, on perçoit que la motorisation a déclen-
ché une recherche de rationalisation de l'espace de la pirogue
autant qu'elle a permis une relative autonomie, une plus grande
mobilité dans le travail et une réduction de la pénibilité de
l'effort pour la navigation. Cette évolution progressive devait
253

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planche 37
pirogue de ligne glacière
planche 38 : artisan-charpetier

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planche 39
le propriétaire procède lui-même à l'opération
du calfatage des intertices
planche 40
un dessinateur en oeuvre
255

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planches 41 et 42 : scènes de décoration de la pirogue
256

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planches 43 et 44
scènes de décoration de la pirogue
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amener nécessairement à mieux utiliser l'espace épargné dans
l'embarcation quand il est obligé à aller chercher le poisson
hors des zones traditionnelles.
b . La confection de la caisse glacière
Si jusqu'ici les résultats de la pêche artisanale sont encore
importants, les possibilités réelles de développement du secteur
sont grévées par le caractère limité de son rayon d'action, par
la dépendance saisonnière à la migration des espèces en même temps
la pirogue est victime de l'appauvrissement des stocks et des
territoires coutumiers, ordinaires. Aujourd'hui le pêcheur ne peut
plus attendre le poisson au rendez-vous, il faut aller le chercher,
sortir de la routine. La pénurie du poisson~dans les eaux pendant
l'hivernage n'est plus acceptée comme une fatalité. Le pêcheur a
procédé à l'extension de son rayon de travail en instituant les
"daal de laxrat" en Mauritanie, mais l'institution du campement
temporaire ponctuée par des transports périodiques des captures
vers Saint-Louis ne constitue véritablement pas une solution. Les
fortes chaleurs de l'hivernage n'épargnent pas le poisson durant
son transfert qui se fait de nuit ; le risque de décomposition des
captures n'est pas moins écarté, souvent une grande partie des
prises est envoyée à la transformation ce qu'ils auraient pu faire
eux-mêmes sur place dans le daal sans occasionner de frais supplé-
mentaires. C'est une question pratique qui se pose: pallier à
cette absence d'autonomie et se doter des moyens de conservation
du produit. En 1975-1976, un pêcheur très averti et expérimenté
dans le travail des daal eut l'ingénieuse idée de commander une
caisse hermétique au menuisier du quartier dans laquelle il plaça
des copeaux pour conserver les barres de glace et l'appât; ainsi
il se rendit sur l'aire de pêche des daal à hauteur de Nouakchott
258

---

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planche 45
prototype d'embarcation a moteur diésel
destiné à remplacer la pirogue
259

---

Cette sortie de deux jours s'avéra concluante, l'expérience fit
tâche d'huile. La caisse initiale fut perfectionnée: c'est un
casier isotherme toujours de fabrication artisanale en bois à
deux entrées équipées de deux ou trois chambres placé au centre
de l'embarcation. La caisse épouse la forme de la surface inté-
rieure de la pirogue par une parfaite adhésion.
L'installation de la caisse glacière et la nécessité de se réser-
ver une place pour dormir à tour de rôle, pour faire la cuisine
exigent une grande pirogue à vocation fonctionnelle. C'est une
des raisons pour lesquelles le pêcheur recherche une structure
plus performante que la pirogue bordée. Nous avons visité en
compagnie d'un pêcheur (responsable) une nouvelle unité proposée
par une société de pêche de la place; il s'agit d'une pinasse
équipée d'un moteur diesel type BMW-Marine de trente chevaux
fabriqué en France et doté de trois compartiments dont :
à l'avant, une place de pêch~ avec le mât, l'ancre
et la caisse à glace
.
au centre, une place de pêcheur et le moteur ,
- à l'arrière, le capitaine, un pêcheur et la barre
de direct~on';
cependant, cette barque en dépit de son coût élevé (six millions
de francs CFA sans dedouanement) présente le défaut d'avoir un
moteur central, une glacière petite et manque de sondeur, d'appa-
.
. .
reil d'éclairage selon les'-griefs formulés par le pêcheur.
On voit à la lumière de ces observations que l'exigence de moder-
nisation dépasse la structure de la pirogue ; le pêcheur a besoin
d'un armement moderne, plus vaste sinon plus performant au moment
où la pêche demande une plus grande autonomie et un temps de travail
plus prolongé qu'elle ne l'est avec la pirogue.
La caisse en bois de fabrication artisanale présente cependant un
inconvénient: l'eau qui stagne au fond de la pirogue détériore
260

---

le bois, la base de la caisse s'imbibe à la longue et devient
humide; dans ces conditions la glace s'y conserve mal, la zone
d'adhésion de la caisse dans la pirogue vieillit vite et la
pirogue deveint inutilisable au bout d'un certain temps.
La coopérative de Daak eut l'idée en 1982 de prendre à l'essai une
pirogue japonaise destinée au filet de senne pour y placer une
caisse à glace cette fois-ci fabriquée par le CAMP, une caisse
plus étanche, très hermétique où l'eau ne se perd pas, la glace
s'y conservant pendant quatre jours.
Des améliorations sont réellement faites mais
W la
nouvelle pirogue est petite 1 on doit
améliorer la sécurité si on veut l'utiliser à
son optimum. elle doit être munie de sondeur.
de compas et d'un mât pour porter une tente où
s'abrite le pêcheur quand ii'p1eut parce qu'il
reste trois jours en mer. w
Les progrès techniques réalisés par la pirogue depuis l'adoption
du moteur hors-bord , les
modifications successives de la struc-
'.
\\
ture de l'embarcation ont développé des systèmes de prodcution
diversifiés dans la pêche piroguière animée par un environnement
économique et social mouvant.
261

---

B- Les systèmes de production
Interrogé sur l'évolution de la pêche, un ancien pêcheur réputé
dans sa jeunesse, gros propriétaire encore en retraite active à
ses soixante-quatorze ans nous décrit à travers sa biographie sa
pratique de la pêche avec la variété de techniques dans le temps
et dans l'espace des multiples phases de la production. l'alternance
des techniques
Wà notre époque, on faisait le Rok. on mouillait
les filets au fleuve durant toute la nuit pour
les récupérer le lendemain:.'•• c'est la technique
du Rok qui est différente de l'épervier. mbaa1 sanie
L'épervier est jeté par une seule personne aidée
par quelqu'un qui rame la pirogue. on jette le
filet sur un banc et on ramène la prise dans la
barque, on démaille. ain~i de suite on recommence
jusqu'à la pirogue remplie ou simplement à bout
de fatigue •••
Autre chose est la pêche en mér. c'est le geet :
on capture l'appât au filet. il arrive sur le lieu
même ( •.. ) on tombe sur du poisson saxebi (1).
wnottw.
wnund w• ce faisant on rentre de suite. En
d'autres moments. on maille l'appât mais le poisson
(1) vo~ glo~~~ de~ no~ de po~~~on ~.
262

---

ne s'y trouve pas. on s'éloigne en mer, on dépose
l'ancre et on pêche "iiott". "kibaro nar".
' jaren",
"janxarfet". "cof". de même "saxebi".
à cette
époque-là. Mais les choses ont changé. ce n'est
plus le même temps que maintenant. Aujourd'hui.
avec le Rok. on fait le tarmai pour capturer les
langoustes et le poisson. particulièrement les
langoustes. Après il y a des filets "mbaran" qui
font le rok. capturent saxebi. des langoustes
selon la période. mais c'est un filet qui prend
saxebi. nott • warangale. ro ou requin, ce sont
les principales captures ...
Ce type de pêche est différent du filet tournant ,
avec le filet à tourner les poissons se présentent
en "combat" (dans le texte). Quand on les aperçoit
(comme un monticule de dét~jtus) on les encercle.
on ferme. le poisson est pris sans s'en rendre
compte. puis on -coulisse- , la poche se ferme
progressivement. complètement , au moment où
le poisson bouge le filet s'est déjà refermé. On
tient le filet. le poisson se débat à perdre' force)
trépasse. Après. on rapproche une pirogue puisque
dans cette pêche on utilise deux barques. On
charge la pirogue à plein , quand il se trouve que
Dieu l'a voulu. les prises restent encore. on·/
prend la pirogue du filet. on charge le poisson à
l'avant et le filet au milieu. Quand tout est fini
on rejoint la plage, c'est ainsi la pêche au
filet tournant .••
Il y a aussi la pêche à la ligne que nous connais-
sons , on achète le yaboy (sardinelles) qui sert
d'amorce en mer , on capture tikit. ngot. tallar.
saxebi. rur en pleine mer par eau
suffisante. cof
263

---

qui sont des poissons de haute mer (bir geej). Le
kiri-kiri est capturé aussi, c'est un poisson de
haute mer mais il est à la surface où il mord a
l'appât tandis que cof se prend au fond, saxebi
se prend à la fois en surface et au fond.
Le gros
poisson gît au fond, il faut "filer" la ligne
jusqu'au fond à même le sol, on tient la ligne
tendue, c'est là que meurt le gros poisson, cof
et saxebi
; la ligne peut être à deux mètres du
sol mais saxebi ne bougera pas pour aller mordre
à l'appât. .•
Autrefois, on associait la mer avec le fleuve , à
certains moments on quittait la mer pendant deux
ou trois mois avant d'y retourner •••
Certains partaient en campagne jusqu'en Casamance
mais ils ne faisaient pas ~ ligne là-bas, ils
faisaient le rok ou bien le 1aw avec un filet
encerclant que l'on hissait à partir de la plage,
c'est le caxaa1 tubab ••• •
"
D'une manière générale, les techniques de capture (filets, lignes)
n'ont pas varié mais leur nombre s'est réduit déjà bien avant la
motorisation. L'essor de l'économie de marché s'est accompagné
de la disparition des techniques individuelles de piégeage, des
techniques traditionnelles de groupes (barrages, nasses), dispa-
rition consécutive à l'appauvrissement des stocks traditionnels
et à la concurrence de techniques d'origine industrielle et de la
pêche industrielle. Cet appauvrissement a provoqué la rupture
du système association mer-fleuve en conformité avec l'alternance
des saisons et le respect de la chaîne biologique exploitée.
L'orientation des pêcheurs de Guet Ndar vers la mer conduit à une
uniformisation partielle des techniques de pêche à trois dominan-
tes avec la désaffection de la pêche fluviale et de la majorité
des pêches individuelles. Ainsi les moyens de capture se ramènent
264

---

à trois procédés: le rok (filets dormants), le geet (ligne en
mer) et la senne tournante (adaptation d'un moyen industriel à
la pêche piroguière).
Il découle de cette classification la mise en oeuvre d'un plura-
lité de systèmes de production spécifiques à la pirogue pour
augmenter la production de la pêche motorisée. La caractérisation
des sytèmes de production implique, au-delà de la fonction des
techniques - capture immédiate ou différée du poisson - la prise
en compte de la pirogue utilisée, de la formation-constitution
de l'équipage, de la mobilité des travailleurs, des combinaisons
sociales des techniques, du temps et du cycle de travail. Il
ressort de la détermination de ces variables que la pêche piro-
guière se développe sur la base de stratégies qui lui confèrent
une diversité de situations dont les mécanismes de différenciation
resituent le secteur dans la politique économique globale de
l'Etat Sénégalais.
Les modalités d'accession à la pêche et d'acquisition des instru-
ments de production conduisent à la transformation du métier, à
une déqualification, à une remise en cause voire une dépréciation
du savoir traditionnel et des formes d'apprentissage de la profes-
"
sion au point qu'un pêcheur de la génération antécédente déclame
haut et fort :
Wmorr mool,
xam gani
(1)
moss, maal amul garBad w•
(1) l,iti.é/l.alem.en:t : pauVIl..e pêc.1uuvL, tu -!Ja.i...!J RJ.en qu'il
n'y a pa-!J d2. quali/-icaLion dan-!J la pêc.lu!..
265

---

f . L'équipage
Si la pêche piroguière continue à se réaliser dans la famille,
que celle-ci pourvoie à la constitution de la force de travail,
la structure familiale a évolué dans le fond et dans la forme.
Nous nous étendrons dans le chapitre suivant sur ce point à propos
de la transformation des rapports de production et sur l'évolution
sociale de la constitution de l'équipage.
La formation de l'équipage répond beaucoup plus à des impératifs
économiques qu'aux nécessités de l'autoproduction familiale, il
..
Y a un temps consacré à la production familiale différent de celui
réservé à la production individuelle où le pêcheur se réalise en
tant que travailleur libre même si cette~rme recourt dans ses
modalités de formation au réseau du système traditionnel de
parenté. Quand l'équipage de la pirogue est formé, tous les membres
du personnel n'ont pas le même statut, ils ne remplissent pas les
mêmes fonctions.
La variation du nombre de membre d'équipage dépend de la taille
de l'embarcation et du mode de propulsion, par conséquent les
rôles changent.
Dans la pirogue à voile-pagaie, composée théoriquement de quatre
pêcheurs, l'équipage se répartit de la sorte:
- l'aîné des pêcheurs ou le père de famille est le ca-
pitaine, il cumule les responsabilités de direction,
d'organisation de la pêche; il choisit le lieu
d'activité, le moment du départ et du retour; dans
la manoeuvre de la voile, il s'occupe des cordes
d'écoute de lavoilure(kutu kaw, kutu sut) attachées
à la proue par le kos de l'éperon (voir description
266

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de la voilure Leca pp 328-329).
- il est secondé par un pêcheur qui s'occupe du montage-
garage de la
voilure; on peut l'appeler le second.
- entre ces deux, un troisième pêcheur plus jeune s'oc-
cupe à écoper l'eau de la barque et fournit la boette
d'amorce, c'est le mousse.
le dernier pêcheur joue une sorte de rôle d'éclaireur
par son poste à l'avant de la pirogue, c'est lui qui
distribue les lignes de pêche gardées dans un
sac
maillé attaché au coin de la proue; c'est lui qui
dispose et relève l'ancre, sonde les profondeurs avec
la corde 'danu", il prend des amers à terre pour
repérer
le lieu de pêche exact que le capitaine lui
a indiqué en cours de route.
Dans l'ordre de prise de direction de la p,che, en l'absence du
capitaine titulaire, le second ou l'éclaireur sont sollicités
selon le degré de parenté avec le capitaine mais très souvent en
fonction de l'âge.
Avec la motorisation apparaît un personnage ubique qui modifie·,
les rôles et la distribution traditionnelle des postes dans la
pirogue. Au départ, c'est le machiniste ou encore le "chauffeur"
qui a conservé son rôle de second. Il peut être aussi le capitaine
titulaire qui par sa fonction sociale dans la pirogue se réserve
le droit de manipuler le moteur; dans ce cas, le second s'occupe
de la barre de gouvernail et le mousse en plus de son rôle d' éco-
peur se charge d'actionner la pompe d'alimentation de carburant.
Le machiniste peut être aussi écopeur.
Progressivement, la familiarisation avec la machine, sa banalisa-
tion et son transfert à la poupe du navire conduisent à une nouvelle
répartition. Aujourd'hui, c'est le mousse principal (écopeur) qui
s'occupe du moteur pendant la navigation et son transport à la
268

---

sortie et à la rentrée. le capitaine de la pirogue motorisée à
l'extérieur est en même temps le machiniste. Le seul poste qui
semble être conservé est celui de l'éclaireur qui est un pêcheur
averti.
Le poste de capitaine n'est plus fixé à la poupe
le patron de
pêche se déplace à loisir dans la pirogue.
Ces changements des fonctions dans la pirogue s'expliquent du fait
d'une plus grande mobilité des travailleurs qui ne sont plus
soudés à la pirogue familiale ad eternam ; la modification du
temps de travail et le bouleversement des cycles de production
ont contribué à la transformation des relations de travail. La
recherche d'instruments plus productifs débouche sur une série de
combinaisons sociales des techniques et des pratiques souvent
inédites que l'on ne retrouve pas chez les autres populations du
littoral, sur l'abandon de certaines technjques à Guet Ndar, main-
tenues et conservées ailleurs (par exemple la palangre fixe ou
"dolink" ou armanding").
A côté des travailleurs en mer, il existe une catégorie annexe
de personnel dont l'importance et la fonction varient suivant les
systèmes de production ; les gamins appartenant à la famille vien-
nent se rendre utiles lors du débarquement, ils ne sont pas encore
des mousse tandis que les aides (ruraux) motivés à gagner leur
v~e de manière informelle sont plus actifs, ils débarrassent le
pêcheur d'une infinité de tâches non négligeables allant des ser-
vices (achat du carburant et de l'appât ... ) à la préparation de
la sortie et la mise au propre de la pirogue au retour (portage
du moteur et des engins divers .•. ).
Dans la senne tournante, les aides ou 'doker" débarquent entière-
ment les captures à l'aide de cageots qu'ils portent sur la tête
de l'eau à la plage où le mareyeur intervient.
269

---

2· Les combinaisons sociales des techniques de production 1
a . Répartition spatiale des techniques
On observe au sein des pêcheurs de Guet Ndar une distinction sociale
des formes de pêche qui recouvre une répartition spatiale et loca-
lisée des pêcheurs. Ces micro-sociétés de pêcheurs cOfncidant
avec des sous-quartiers sont reproduites dans le cadre de la
mise en place des coopératives. Cette observation est confirmée
par l'origine géographique des migrants de Guet Ndar dans les
principaux centres d'accueil. L'établissement sur les lieux de
migration se fait en fonction de l'affinité locale: les pêcheurs
qui proviennent d'un même quartier ont tendance à habiter ensemble.
Le centre de migration de prédilection, r~plus dense ne fait pas
exception; les pêcheurs de Lodo Guet Ndar, moins sectaires et
moins conservateurs ont leur résidence éparpillée dans le village
originel de Kayar, ils cohabitent avec les autochtones, louent
chez le kayarois tandis que les gens des sous-quartiers de Pond-
Xole et Daak forment une communauté beaucoup plus fermée par rap-
port aux Kayarois et disposent d'un quartier propre.
L'origine géographique marque aussi l'affectation des migrants
dans les autres centres ; à Mbour, nous avorts dénombré une ving-
taine de pirogues guetndariennes dont les 2/3 proviennent de Lodo
à Joal, la majorité des pêcheurs viennent de Daak et Pond-Xole.
La pêche-ligne est exclusive à Mbour alors qu'à Joal la pêche y
est plus hétérogène ; Kayar est en situation de mutation malgré
la restriction qui pèse sur les filets dormants. Le secteur
mauritanien réservé jusqu'à une certaine époque à la pêche à la
ligne, est très convoité par les filets dormants de langoustes
là aussi les migrants étaient à dominante originaires de Lodo.
270

---

La répartition spatiale des techniques n'est pas non plus absente
dans le domaine fluvial bien que l'activité ait décliné; nous
avons vu que deux formes de pêche avaient principalement cours
dans les eaux continentales
le law et le sayna. Le law est
une occupation de lodo tandis que le sayna est réservé aus autres
sous-quartiers. Cependant le fleuve connaît une certaine désaf-
fection que nous nous garderons de conclure l'hypothèse d'un
abandon définitif ;il peut d'agir d'un arrêt momentané puisque
nous avons rencontré quelques vieux pêcheurs qui remettaient en
chantier leur taaré, mais il est vrai c'est une infime
minorité
puisque durant notre enquête aucune pirogue guetndarienne n'était
présente à
cette saison où se déroule la pêche fluviale ; en
Jutre le law s'est tourné
en mer pendant l'hivernage.
L'ancienne opposition entre pêcheurs du fleuve et ceux de la mer
avec des connotations subjectives s'est transposée sur la prati-
que en mer; à cette opposition s'est sub~ituée une nouvelle,
entre ceux qui font le geet et ceux qui pratiquent le rok. La
fréquence des types de pêche montre la diversification de
l'activité au sein de la communauté.
Fréquence des types de"pêche dans le qua'rtier
Sous-quartiers
Daak
Pond-Xole
Lodo
Types de pêche
' /
Ligne
10 %
57 %
95 %
Filets dormants
80 %
40 %
-
Senne tournante
10 %
3 %
5 %
La pêche est plus homogène à Lodo avec la ligne mais c'est le
secteur qui a le plus subi le phénomène de reconversion, le
271

---

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planche 49
un capitaine de pirogue
272

---

sous-ensemble le plus scolarisé du quartier. La pêche reste plus
dynamique, plus diversifiée à Daak et Pond-Xolé.
La spécialisation des trois sous-ensembles est liée à l'histoire
socioéconomique de Guet Ndar, une continuité des traditions de
pêche dans la mouvance de la production. La fraction de la
communauté autrefois attachée aux fonctions du commerce fluvio-
maritime s'est déployée dans la pêche-ligne; les anciens
producteurs du law ont adopté la senne tourn :nte alors que la
grande majorité des travailleurs de Daak s'est orientée dans la
pêche aux filets dormants surtout à partir de 1950 et étroite-
ment avec le passage du sayna du fleuve vers le rok en mer.
b . Le système de production des lignes
La technique classique, majoritaire à Guet Ndar qui est en oeuvre
dans la production maritime est le fait af la ligne à un ou
plusieurs
avançons. La ligne est constituée principalement par
du fil de coton coaltaré pour le rendre solide avec comme poids
tenseur un lest en caillou puis en plomb, les extrémités des
avançons sont armées d'un hameçon de dimension variée. Ce coton
sera remplacé par le fil de nylon. C'est la ligne de fond pouvant
atteindre soixante brasses (1) en profondeur ; il existe aussi
la ligne de surface et la plaque traînante. La longueur des lignes
et le nombre d'hameçons dépendent des espèces recherchées et de
la situation géographique du poisson selon les saisons, par exemple,
quand il fait chaud le poisson se rapproche de la terre, les li-
gnes sont plus courtes et moins armées, de ce fait; selon le
catalogue des engins de pêche artisanale, on distingue neuf
273

---

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N
---J
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......
planche 50 : instruments de pêche: cordages, lignes
planche 51
repos du pêcheur au retour,
ancre à l'avant de la pirogue
rangement des instruments de pêche

---

variétés de lignes :
2 lignes à maL. (grande et moyenne)
profondeur
25 à 100 rn-ID à 12 m.
- ligne à main à pageots et pagres
profondeur 25 à
30 m à plusieurs hameçons.
ligne à main à chinchards à plusieurs hameçons
ligne à main à thiof munie de fil d'acier: profon-
deur 15 à 40 m, plusieurs hameçons
ligne à main à Kibaro : plusieurs hameçons
ligne à main a gros denté : plusieurs hameçons
- 2 lignes trainantes.
La ligne nécessite un appât : la boëtte de préférence représentée
par les sardinelles que l'on se procurait au moyen de l'épervier (1).
La capture de la boëtte était un moment -~éliminaire dans le pro-
cès de production. La recherche de la boëtte (wesatal) consti-
tuait un système d'informations qui détermine l'endroit où la
pêche peut se dérouler ; le pêcheur peut trouver le poisson là
où il s'approvisionne en appât: la composition des espèces de
\\
..
la boette est une information sur les possibilités de pêche, s'il
ne trouve pas le poisson, il s'éloigne et continue sa prospection.
Cette activité prospective est à la base du système de production
de lâ ligne qui a
permis la découverte et la connaissance des
fonds de pêche. Les pirogues forment des brigades restreintes qui
investissent un même lieu pour en
explorer les potentialités,
associent leurs efforts, se constituent des réseaux de soutien et
(l)ép~v~ à anneau en ~onze : vo~ catalogue de~
eng.iJu> de pêc/u>.. CONIC[ 1980
275

---

planche 52
la ligne munie d'un seul hameçon
" t
.;1
/
planche 53
préparation d'appât frais
276

---

N
-1
-J
planches 54 et 55
instrument servant à assomer le gros poisson (pegu)

---

d'appui matériel (remorquer une pirogue en panne, échanges de
biens ... ). C'est le "combat" où les pirogues qui le composent
partent et rentrent de mer en même temps. La technique de pros-
pection, véritable travail de fourmi a évolué d'autant plus que
la fourniture d'appât est maintenant assurée par le mareyage ou
pa la senne tournante. Toujours minutieuse, l'opération préala-
ble de reconnaissance des zones fructueuses fait appel à la
qualité et à la nature des eaux, aux cycles lunaires et à la
période. La reconnaissance exige une grande acuité de perception
fruit de l'expérience, une persévérance et une circonspection
à la mesure du "procédé de capture rudimentaire" qu'est la ligne
traditionnelle de fond, "tendant à tomber au rang de sport" (1)
au regard de la situation de la pêche mondiale.
L'extension de l'aire de manoeuvre de la ligne est limitée;
localement depuis 1968, les ligneurs n'ont procédé à aucune
découverte nouvelle, les fonds connus ont 'été visités de fond
en comble grâce à la motorisation. Pendant les saisons de "grasse
marée", de "moves mer" où l'immobilisation s'allonge à Saint-
Louis, les ligneurs émigrent vers les régions où l'espoir est
permis. C'est encore eux qui sont dans le~ c~ntres de migration
les pionniers des découvertes des aires de pêche, qui suivent avec
une régularité de métronome le mouvement cyclique du poisson tant
qu'il n'est pas rompu.
Or nous sommes dans une période où le poisson se manifeste hors
d'atteinte de la pirogue traditionnelle. La ligne ne peut continuer
son activité qu'au prix d'un allongement du temps de travail, d'un
éloignement progressif par rapport à son port d'attache; cela
donne premièrement les migrations saisonnières multiformes qui
(1) .le. qoll: con-/-bt-.ence. de 194-8 p 253
278

---

r
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J
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l'V
---.J
~
planche 56
position assise pendant la pêche
planche 57
une ligne de traîne
à l'arrière de la pirngue

---

caractérisent les guetndariens, mais au niveau des centres de
pêche, même le pêcheur doit intensifier son activité. Les
sorties sont multipliées au cours d'une journée dans les aires
de pêche proches avec une alternance des équipages de travail de
jour et de nuit dans une même embarcation, pratique courante à
Kayar.
Dans
les
régions de pêcheries éloignées, étendues (Saint-Louis
et Petite-Côte), la poursuite de l'activité suppose une augmen-
tation des frais de production (consommation accrue de carburant,
moteur de secours, réserve suffisante d'appât, nourriture ... ) pour
accéder au poisson, en même temps de réaliser une économie des
moyens judicieuse pour une production aléatoire, à risques. Deux
modalités d'allongement des sorties sont pratiquées:
. Le daalu gejj : dans la partie septentrionale de Guet
Ndar, en territoire mauritanien les pêchéÙTS installent un campe-
ment à un jour de route du port d'attache pour un séjour variable
d'un à deux mois en hivernage. La mer en Mauritanie n'est pas
profonde sur toute la côte, on ne dépasse pas les quatorze mètres
de profondeur.
Dans cette position les pêcheurs peuvent se rendre plus au Nord,
revenir dans la journée au campement et transformer les captures
en poisson séché, les périodes où les pirogues de livraison sont
retournées à Saint-Louis. D'une manière générale, cette activité
se destine à la transformation du poisson, plus sûr moyen
d'écouler les prises sans "noyer de frais" (digal faré) à la levée
du campement et sans subir l'oisiveté où l'hivernage le confine.
A la lumière de cette expérience qui s'est généralisée en 1968,
sur l'aire de pêche de "Marem Siru", une idée nouvelle en surgit
faire la pêche
ndurant le lolli, avec le froid qui permet
de conserver le poisson, il sera possible d'y
pêcher sans que le poisson ne se détériore (au
retour)" ,
280

---

1
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, d'espèces-ci b1e de la ligne
planche 57
une variéte
planche 58
attroupement Pendant le parquage de la pirogue
281

---

mais la distance à parcourir plus on avance vers le Nord, reposait
sans cesse la question de la conservation des captures. Les
pêcheurs partaient du port à partir de 22 heures, n'arrivaient
sur les lieux "Moustalifa" qu'au terme d'une quinzaine d'heures
de route pour se livrer à une pêche de huit heures avant de re-
brousser chemin. Compter dans ces conditions climatiques sur une
bonne conservation des captures est une gageure. Atteindre le
poisson, conserver les prises et disposer d'un équipage prêt à
l'épreuve constituent la seconde modalité que la ligne va
entreprendre.
La ligne glacière: l'organisation de la ligne
glacière ne peut se suffire d'une courte périodocité, d'un campe-
ment temporaire. La ligne glacière est une entreprise, elle exige
une liberté du travailleur, un engagement garantie de la poursuite
de l'activité jusqu'à la fin de la campagne. Elle nécessite:
-des pêcheurs qui acceptent le
jeu, car les
résultats ne sont bons qu'à condition de faire
durer la campagne à la différence des courtes
campagnes de deux à trois mois où on ne gagnait
pas beaucoup, par contre avec une campagne de
six à sept mois, les choses sont plus rentables.
Ce faisant,
il faut des volontaires qui acceptent
de rester toute la saison. W
La ligne-glacière est le point d'aboutissement de l'allongement
de la durée du travail conséquence de l'extension du domaine de
pêche de la pirogue. Son organisation sociale se fonde sur la
base d'accord de volontés individuelles entre le propriétaire
producteur du matériel et les pêcheurs. C'est une organisation
qui se veut rationnelle avec un partage des responsabilités
durant toute la durée de la production sous la direction du
patron-pêcheur.
282

---

"J'ai partagé les respnsabi1ités :
un pêcheur s'occupe de la fourniture du
carburant. deux personnes s'occupent a terre
de la glace. les plus jeunes préparent la
pirogue. font les commissions nécessaires. un
autre et moi (patron-pêcheur) nous faisons la
vente du poisson au retour de pêche , si je
suis le principal responsable. mon second
est au courant du prix (de vente). On vend
mais on ne récupère l'argent qu'après que le
mareyeur ait écoulé le produit au marché.
J'envoie un garçon commissionnaire récupérer
l'argent car il sait le montant ... Quand
l'argent est encaissé.
on se réunit. on règle
les frais (essence. appât. glace. nourriture
en mer et à terre) ... "
-~
Les pêcheurs qui s'engagent dans la pêche-ligne glacière sont au
bel âge de leur santé physique. leur âge varie entre 23 et 33 ans.
Ce sont tous des pêcheurs confirmés, capables individuellement
de mener l'activité; durant le trajet aller-retour de pêche.
chaque marin 'fait le quart" à·tour de rôle au gouvernail tandis
que les autres dorment, c'est pourquoi ce sont de grandes pirogues
qui sont utilisées dans ce système. Alternativement avec les ma-
rées. les pêcheurs se succèdent pour préparer la cuisine à l'avant
de la pirogue. Certaines familles qui disposent d'une main-d'oeuvre
juvénile suffisante pratiquent cette pêche; l'exploitation est
une entreprise familiale dirigée par le chef de famille qui
s'occupe d'un bout à l'autre de la gestion de l'activité.
La pêche-ligne glacière suppose un haut niveau d'investissement
en matériel et en biens intermédiaires jusqu'ici inconnu dans
la pirogue traditionnelle :
"on ne pouvait concevoir dans le milieu des
frais aussi importants."
283

---

La recherche d'une plus grande rentabilité suppose aussi un
important investissement humain, persévérance et endurance:
"ces temps-ci. la mer n'était pas poissonneuse.
nous sommes restés un jour supplémentaire et à
notre retour nous avons réalisé une très bonne
affaire .••
mais c'est dur et on ne peut pas continuer car
passer trois jours en mer. se reposer un seul
jour puis repartir. c/est très fatiguant ... "
Pour tenir le coup, soutenir l'effort de pêche. le temps de
travail est organisé de manière mobile :
"Je sais que les compagnons persévèrent et c'est
par respect (à leur engagement) qu'ils n'ont pas
boudé. Je change de façon_1u bout de deux semaines:
on fait une marée de trois jours une seule fois
entre deux marées de deux jours. Depuis que nous
sommes à Joal. nous avons fait cinq fois la
marée de trois jours ... "
A l'instar de la ligne classique, la pirogue glacière effectue
des migrations, de préférence à Joal (son principal centre) si
elle ne reste pas à Guet Ndar en oeuvrant en zone mauritanienne.
La ligne glacière s'est affranchie des contraintes saisonnières
mais elle constitue une entreprise risquée que beaucoup de pêcheurs
redoutent à cause des énormes frais engagés en même temps que
les gains qu'elle procure provoquent une relative attraction
atténuée par l'incertitude de trouver le poisson. Phénomène
conjoncturel ou nouvelle étape de la pêche consécutive à
l'éloi-
gnement des zones de capture. la ligne glacière peut-elle survivre
devant la diminution des rendements ?
284

---

Si la poursuite de l'effort de pêche de la pirogue a engendré le
système des daal temporaires et celui de la ligne glacière,
l'activité connaît aussi deux formes marchandes du travail du
pêcheur qui tiennent â la location de la force de travail : une
espèce de colonat et la ligne-marée. C'est le travailleur libre
qui est engagé et la production échappe au contrôle familial.
Les deux formes de location du pêcheur se distinguent simplement
par leur organisation respective, mais le travailleur a en face
de lui un capitaliste (Mouha~ed ou Dupont) qui achète son savoir-
faiI€
et avec sa force de travail il rémunère lui-même ses facteurs
de production .
. La brigade temporaire sur commande: l'expression
peut être impropre mais la réalité traduit bien l'aliénation du
pêcheur et de sa famille par le capitalisme. Cette pratique tra-
duit bien la faiblesse du capitalisme national et sa domination
par le capitalisme étranger même africain~ L'entrepreneur, souvent
simple intermédiaire d'une usine ou une société vient engager
pour une saison des pêcheurs qui travaillent pour lui vendre
en exclusivité le produit. A son actif, il se charge du transport
du matériel et des pêcheurs de leur foyer au centre de pêche
(Mauritanie, Gambie), â la fin de la campagne, chaque p~cheur
rentre selon ses propres moyens. Dans certains cas, les pêcheurs
recevaient une avance, remboursable â la fin du travail, pour
se mettre en route.
Il s'agit d'une immigration provoquée et organisée vers les pays
voisins du Sénégal au profit d'un entrepreneur, pour une durée
déterminée, la migration est saisonnière.
La pêche commence tôt le matin et le retour se fait dès six heures
du soir pendant dix jours, le onzième jour est congé.
"J'ai fait compagnie avec S.G .• j'étais déjà
allé à Nouhadibou en 1973. l'année de mon
285

---

mariage. C'était un blanc nommé D. qui nous avait
emmené en Gambie, ensuite il nous proposa d'aller
travailler en Mauritanie à la fin du noor car on
avait fait une bonne campagne en Gambie. C'est
un brave gars, il nous achetait le poisson à bon
prix et il savait les difficultés du métier, il
était compréhensif et n'avait pas de pareil;
c'est pourquoi nous avions accepté d'aller avec
lui a
Nouhadibou.
J'avais pris la pirogue de
mon grand-père et mon oncle en était le capitaine ...
En 1980 je repartis en Mauritanie pour un séjour
de cinq mois; le travail était interessant mais
il y avait beaucoup de problèmes car il n'y a pas
de marché. C'est un maure, M.
pour le compte de
qui on travaillait,
était_î11é chercher un bateau
à Las-Palmas pour récupérer le poisson qui était
acheté par les Espagnols. On travailla pendant
deux mois et nous repartîmes avant la fin du
"contrat"."
Les pêcheurs s'engagent à titre individuel qu'ils soient proprié-
taires de moyens de production avec leur propre équipage ou qu'ils
soient simples pêcheurs et dans ce cas, ils deviennent toolan
dans une embarcation dont ils.?e sont qu'un élément au même titre
que l'unité dans laquelle ils s'insèrent.
Dans cette forme de travail, le pêcheur se fixe à terre, loue une
maison durant le séjour à ses propres frais ; en ce sens la
pêche-ligne marée est différente, mais les formes de rétribution
sont identiques.
Avec le colonat, les pêcheurs peuvent travailler sur place pour
le compte d'un entrepreneur individuel qui achemine à l'aide de ca-
mions frigorifiques l-e produit au marché de Dakar, souvent ces entrepreneurs
286

---

sont des fonctionnaires qui progressivement prennent pied dans
la pêche.
La ligne-marée: C'est une nouvelle forme de pêche qui
s'est beaucoup développée à l'orée de la decennie quatre-vingt
et qui se généralise par des adhésions massives des pêcheurs
malgré les détournements nombreux du produit et les fuites des
entrepreneurs sans payer les travailleurs. L'organisation du
système est moins artisanale que la précédente où l'accord des
parties était verbal ; dansle cas présent on amorce une ébauche
de clauses juridiques arbitrées par un représentant des pouvoirs
publics (chef du service des pêches maritimes ou autorité consu-
laire),
W nous
insistâmes cette fois-ci que le
contrat qui devait nous lier soit parafé par
l'ambassade du Sénégal efrÇambie ... w
Entre les pêcheurs, représentés collectivement par un intermédiaire
agissant, exécutant en leur nom pour leur compte en principe, en
fait un démarcheur local, et la société d'armement représentée par
un organisme local consignataire du dit armement est réalisé un
protocole définissant les engagements respectifs. Le contrat est
à durée indéterminée, révocable d'accord des parties.
C'est l'intermédiaire ou le démarcheur qui procède au recrutement
des pirogues. Chaque capitaine ou propriétaire d'embarcation forme
sa propre équipe sur une base familiale ou individuelle le plus
souvent.
Nous avons assisté au départ d'une opération de ligne-marée regrou-
pant quinze pirogues affrêtées par un navire industriel coréen
battant pavillon Sénégalais (SOSEPEM nO 1 DKR 663) et débarquant
le produit à Las-Palmas à la fin de la marée, qui pour la seconde
287

---

fois dans l'année repartait vers la côte de Sierra-Léone. Le
recrutement des pêcheurs s'est fait à Saint-Louis et à Joal.
La flotille se composait de soixante-dix-sept pêcheurs dont :
4 pirogues de 6 pêcheurs
9 pirogues de 5 pêcheurs
2 pirogues de 4 pêcheurs
La majorité des pêcheurs ont moins de trente-cinq ans, les trois-
quart sont pères de famille et un quart constitué de célibataires
de moins de trente ans.
Situation matrimoniale des pêcheurs engagés
,
Age
Célibataires
Mariés
20 ans
8
-p
21-24 ans
7
5
25-29 ans
6
12
30-34 ans
2
25
35-39 ans
-
8
40 ans et plus
-
3
TOTAL
23
54
Tous les embarqués se déclarent pêcheurs à la ligne à main
chaque unité est dirigée par un capitaine qui en est souvent le
propriétaire. Tous les capitaines sont mariés et un seul d'entre
eux a plus de quarante ans.
Compte tenu des opérations précédentes la marée peut durer 30 à
40 jours ; selon la taille et la qualité du navire (capacité de
288

---

de stocker et de traiter le produit) la marée peut se prolonger
pendant trois mois. Un navire dénommé JeanV propriété d'une socié-
té liquidée pour faillite a été repris par un actif de la dite
société qui l'exploite dans la ligne-marée à compte personnel;
c'est un long navire d'une cinquantaine de mètres qui arrive à
traiter le poisson à bord et les sorties avec cet armement sont
plus longues par rapport aux autres navires. On dénombre depuis
le début de l'expérience une dizaine de navires qui ont parti-
cipé à la ligne-marée, seuls quatre sont réguliers. La plupart
des sociétés d'armement sont d'origine étrangère, on rencontre
cependant des hommes d'affaires et des fonctionnaires de l'appa-
reil d'Etat dans la participation de l'exploitation de la ligne-
marée. L'absence de confiance notoire à l'égard des nationaux
motivée par leur comportement de concussion pousse les pêcheurs
à contracter avec les sociétés étrangères plus respectueuses de
leur engagement.
WIl de notre intérêt de travailler pour les
étrangers qui. quoi qu'on dise. respectent
toujours les contrats qu'ils signent. alors
qu'avec les patrons sénégalais. tout se fait
par accord verbal ... "
Les frais de fonctionnement de l'opération sont à la charge de
l'armateur (carburant pour la pêche, nourriture des travailleurs).
Les pirogues sont emb~rquées dans le navire ; elles sont mises
à l'eau à l'arrivée dans la zone d'activité. Le bateau est ancré
au lever du jour. les pirogues sont équipées et partent pêcher;
au retour. elles sont amarrées en file à l'arrière après la pesée
des captures par unité et chaque capitaine reçoit un bon de
tonnage.
"C'est un navire coréen en provenance de
Las-Palmas qui est venu embaucher dix-sept
pirogues à Joal. On était soixante-sept
289

---

planche 59
préparatifs de sortie au petit matin
'.
- - ~ .... :.
planche 60
embarquement des filets â mouiller et du sac de
lest
290

---

pêcheurs à partir faire la pêche en Sierra-
Léone. On prend les pirogues pour pêcher, après
le poisson est débarqué dans le navire et les
pirogues sont attachées à la remorque.
Au bout de quinze jours, les vivres, le carburant
et l'appât sont épuisés , on rejoignit Free-Town
où nous sommes restés cinq jours pour faire le
ravitaillement ensuite on retourna en mer; chaque
pirogue dispose de deux caisses d'appât et de
carburant . ..
Quand le fond de pêche est épuisé, le navire se
déplace vers un autre endroit. On n'est pas
sorti des eaux de Sierre-Léone mais on est
arrivé jusqu'à la frontière de Monrovia que le
capitaine du navire ne pOUVfit pas dépasser.
W
A la fin de la campagne de pêche, le navire ramène les pêcheurs
vers les ports d'embarquement,
'.
wafin d'y décharger le poisson destiné à la
famille W
qui est le produit de capture du dernier jour de marée, avant de
poursuivre sa rout~ vers les marchés européens.
c . Le IJstème de production des mets dormants
La pêche traditonnelle du fleuve connaissait l'usage de filets
passifs, dérivants (sayna) ou fixes, mais l'utilisation pour la
capture différée des filets en mer est suscitée par le développement
des entreprises européennes de transformation. L'essor de la
pratique des filets dormants est resté tributaire de cette demande.
La relance de la transformation artisanale destinée à l'exportation
291

---

N
\\D
Cl)
..c::
u
c::
ct!
...-i
Po.
...-4
\\D
Cl)
..c::
u
c::
ct!
r-i
Po.
292

---

en direction du marché africain en expansion et le redéploiement
de certaines industries ont exercé une influence bénéfique à ce
renouveau de la pêche aux filets dormants. Il ne s'agit pas d'un
simple transfert de techniques de capture du fleuve vers la mer,
la pêche aux filets dormants dans les eaux marines est déclenchée
par la demande métropolitaine en crustacés. La pêche de la
langouste se pratiquait à Guet Ndar à l'aide de la ligne (wabaan).
Cette technique ne pouvait satisfaire aux besoins croissants de
la population européenne des villes. C'est ainsi que dans le
cadre de l'Ecole de préparation de poissons à Saint-Louis,Gruvel
recommandait de montrer aux pêcheurs indigènes comment pourrait
se pratiquer la pêche aux langoustes. C'es pourquoi s'il existe
une technique de pêche des crevettes au moyen du Killi sur le
fleuve, il faut convenir que le démarrage de lapratique des filets
maillants dormants en mer est une impulsion, une innovation
françaises. Cependant l'expérience a vraiment pris forme dans le
milieu des pêcheurs lébu du Cap-Vert qui-jn sont les initiateurs
grâce à l'implantation de petites unités industrielles qui
absorbent la production des langoustes.
Mais la pêche aus filets dormants ne débute véritablement à Guet
Ndar que dans les années 1950 à cause de la rupture d'approvision-
\\
nement des filets de pêche alors que la technique s'est répandue
depuis la première guerre mondiale.
W C'est
en 1929 que je me suis rendu à Dakar.~
pour revenir en 1940 quand j'ai su vraiment faire
la pêche des langoustes. Ce sont les pêcheurs
1ébu qui les premiers ont fait cette pêche à
Tubab Ja1alll. a Yenn ...
Comme je l'ignorais. je me suis rendu dans le
milieu et je suis rentré pratiquer la pêche
à
Saint-Louis, c'est ce qu'on appelle
293

---

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1
planche 63
démaillage des prises de filets dormants à
l'avant de la pirogue
\\
planche 64
capture diversifiée du filet dormant
294

---

tarma j (l JI
C'est ainsi qu'a commencé la pêche des
langoustes."
Au départ de la pêche maritime. l'usage des filets dormants pour
le poisson était peu répandu en raison du caractère agité des
eaux locales et d'une adaptation technique médiocre. L'utilisation
des filets à la langouste va apporter des améliorations qui ont
abouti à deux genres de filets différents dans la conception du
maillage
"même si le filet dormant a été utilisé en mer
par nos aînés. c'est A.N.N. qui a utilisé le
"sebel mu sew" en l'ayant bien étudié car les
filets confectionnés par les anciens n'étaient
pas bien efficaces, ensuite N.A. et D.D. ont
utilisé les premiers le "serel mu dija" dans
sa dernière version : les deux formes définitives
(acquises) de filets dormants que l'on utilise
de nos jours ••. ".
Le filet à maille se~rée. de petites dimensions "sebel mu sew"
est destiné à la capture des poissons
il est muni de flotteurs
en liège (buson) et d'olives de plomb
il peut être mouillé
dans les eaux de surface comme en profondeur selon les espèces
recherchées. C'est le rok ou pêche de filets dormants à poissons.
Par contre le filet dormant à langouste est introduit avec tous
ses éléments constitutifs mais la maille est plus grande "se bel
(1) iwunaj : -6don noiAe .i.nto.tZ.llla.i.euA, .le mot v.i..en.(:iA.ail
de-6 i!.-6pagnoL1 et v/taA..MlJnU.ail.em.e.n:t UJl.e co/1..ltUplion de :L..n..anzaif.
295

---

planche 65
seau servant a écoper l'eau de la pirogue
planche 66
part de capture destinée aux aides après
débarquement
296

---

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r--
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planche 67
.produit d'une sortie et filets destinés à la
réparation
297

---

mu dija" et permet au poisson de traverser
nsans endommager le filet
tandis que la
langouste est prise par les pattes. n
Le filet à langouste fait quinze mètres de long (30 brasses) sur
un mètre de large. Il est déposé au fond des eaux, à proximité
des rochers où vivent les langoustes, et son plombage est plus
fourni.
Qaund un rocher est découvert, il est cerné par les filets; ses
ouvertures sont bloquées et comme la langouste ne nage pas, elle
marche, elle est prise dans les mailles :
Won met beaucoup de
wplomb w pour que le filet
arrive sur les rochers qu'il obstrue des sorties,
la langouste est ainsi pi~ée , toute la zone res-
semble B un champ clôturé (nak). De chaque côté
du filet on met deux gros flotteurs de repérage
au bout de deux cordes de quarante cinq mètres de
long. Pour lever les filets,
le lendemain matin,
on tire les corqes des flotteurs qui ramènent les
filets et on enlève la moisson. w
En dehors de leur aptitude technique, rien ne distingue dans le
procès de production le filet dorm~9t à poisson de celui à langouste,
même, le filet à poisson peut capturer la langouste ; néanmoins
le filet à poisson est souvent endommagé par les poissons dépra-
dateurs que n'attire pas la langouste. Les filets sont déposés
la veille, retirés le lendemain. Le développement du marché de la
transformation aallongé la durée du mouillage des filets, ils
ne sont relevés que par tranche de quarante-huit heures "beeneexal"
le pêcheur ne visite pas ses "seend" (groupe de filets) que tous
les deux jours. Les filets à langoustes peuvent séjourner une
semaine en mer, dès que le démaillage est fait, on replonge les
298

---

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planches 68 e t 69
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pour
érations de tremp
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de coton
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299

---

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planche 70
dobb - trempage du filet
planche 71
un ancien pêcheur pendant son jour de congé
/ "

---

les engins, tandis que le filet à poissons est souvent ramené à
terre.
Pour assurer la conservation du fil, un trempage régulier, à base
de décoction de graine locale (new) est soumis au filet; c'est
le rlnhh qui donne une coloration camel au filet.
L'activité est moins sujette à l'immobilisation fréquente que
connaît la ligne à Saint-Louis, une petite accalmie permet d'aller
déposer ou retirer le mouillage. Les zones de pêche sont côtières
et le produit peut être ventilé entre la transformation et le
mareyage en frais. Des caisses aérées sont mouillées sur la côte
pour conserver la langouste en attendant la livraison à l'usine;
une pesée hebdomadaire a lieu le dimanche sur la plage.
Le quartier de
Daak
semble se faire une spécialité de pêche
aux filets dormants, tout au moins c'est l;endroit où l'on rencon-
tre la plus forte concentration de cette pêche.
Selon la saison et la nature des eaux, les filets dormants peuvent
faire la migration en Mauritanie, à Joal et en Casamance. Comme
la ligne, les f.ilets dormants pratiquent le "daal" hebdomadaire
d'hivernage en Mauritanie et participent au courant migratoire
vers Joal/en Casamance et au Nord de Kayar dans la localité de
Mboro à partir de fin juin.
Sur la zone Nord, Guet-Ndar - Mauritanie, la campagne pour la
langouste a lieu en hivernage,
"au mois de juin, quand l'eau s'est réchauffée
jusqu'en novembre où la langouste ne sort plus
car l'eau devient froide."
En décembre-janvier, la pêche est plus éloignée, il faut faire
presque deux jours de route pour atteindre la langouste dans les
301

---

zones qui n'ont pas été pêchées à "Ganar" (Mauritanie) ou plus
au Sud où les eaux sont plus tièdes et la pêche ne s'éloigne pas,
en Casamance.
Le filet dormant à poisson est très actif à Joal, principale
activité des guetndariens qui, avec la nouvelle demande japonaise
en mollusques, pratiquent des pêches récentes : lign~-seiche-casiers
et filets dormants yett pour l'industrie locale du cymbium. Là
aussi, les pêcheurs ont modifié le casier à céphalopodes fait
d'un fer lourd grillagé: l'armature en bois et en filet de coton
est rendue en fer plus léger et le filet est remplacé par un
grillage de forme, de taille et de constitution variables, ce qui
permet à la pirogue d'en contenir un maximum (1).
La pêcherie des céphalopodes est un prologement de l'activité
des filets dormants mais on rencontre de plus en plus de ligneurs
qui s'y orientent. A côté de la pêche au casier (firr), les
pêcheurs utilisent la turlutte (jeu d'hamefons disposés en
couronne muni d'un
leurre
de couleur variable).
Ce que le pêcheur gagne en temps de travail en mer, il le consacre
à terre à la confection, réparation des filets chez lui ou au
"
mbaar avec l'assistance des person~es' oisives et des gamins. L'uti-
lisation du fil synthétique et de couleur a relégué dans le passé
la méthode de conservation par trempage du filet.
Mieux que la ligne et les filets dorman~s en gain de temps, la
senne démontre sa performance par sa plus grande rentabilité,
comme moyen semi-industriel adapté à la pirogue.
(1) BakJwyokao : hi.do/l...Lque. de../.> pêc.luvU...e.6 de œpha1opode../.>
de../.> CÔUA .6én.ég~e.6 ..in. Pêche maA-iLi..m.e nov 1981 n D 1244
pp 634-640
302

---

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planches 72 et 73
retour de pêche aux casiers a céphalopodes
à Joal
303

---

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planche 74 : retour de pêche
un manoeuvre en quête de travail
à côté d'un gamin en âge de travailler utilement
'.
planche 75
deux générations au travail dans un mbaar à Joal
304

---

planche 76
exposition de filets au soleil
planche 77
scène quotidienne dans une rue de Guet ~dar
305

---

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planche 78 : montage de filets dans une rue de Guet Ndar
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planche 79
de jeunes pêcheurs raccommodant des filets
306

---

d . Le système de production des Bennes tournantes
Jusqu'ici à Guet Ndar la technique la plus évoluée qui réalise
de forts rendements est la senne de plage. Nous avons longuement
abordé dans les pages précédentes le caxaal tubab pour ne pas y
revenir. Ce sont les utilisateurs des sennes de plage qui vont
adopter la senne tournante et coulissante à Guet Ndar à partir
de 1975. En ce sens la senne tournante conserve le caractère
familial de la senne de plage.
La senne tournante et coulissante (turnal) est un engin propre
à la pêche industrielle des senneurs, elle constitue un maillon
du processus de modernisation des techniques artisanales de la
pêche piroguière. Son adaptation en milieu artisanal suppose une
structure sociale et un effort capitalistiques pour l'acquérir
qui d'emblée produisent une accentuation des différenciations
socio-économiques entre les pêcheurs. SODLjoût foncièrement
élevé en référence au revenu du pêcheur en général et à l'absence
de soutien public (crédit maritime en dotation de facteurs de
production) conduit les pêcheurs à adopter des comportements de
stratégies d'acquisition capables de garantir leur indépendance.
Ce souci ,de 'Ise prémunir contre la domination envahissante du
capital, par le biais de l'introduction de nouveaux instruments,
sur l'exploitation familiale de la pêche piroguière constitue un
obstacle de taille à l'émergence des conditions inévitables de
la prolétarisation
du pêcheur à Guet Ndar, ce qui s'est produit
sur le littoral de la Petite-Côte. L'ensemble des mécanismes de
solidarité sont mobilisés : réactualisation des liens de la
famille élargie, des réseaux de parenté, appel à des sources de
financament extérieures à la pêche, recherche de caution person-
nalisée auprès d'un ami, d'un parent bien placé dans l'administra-
tion et dans le parti gouvernemental ou encore un homme d'affai-
res, un industriel.
On peut regrouper les stratégies d'accession au filet tournant en
307

---

planche 80
Mbour - transport par charrette de senne tournante
1
1
1
1
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planche 81
embarquement de la senne après réparation
308

---

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'/ planche 82
départ de la pirogue de transpo~t de la senne
309

---

deux rubriques
- la stratégie de la sollicitation des relations person-
nalisées
- et celle fondée sur une augmentation de la producti-
vité du travail (utilisation maximum de la force de
travail dans le temps et dans l'espace, effort
d'épargne ... ) .
. Stratégie d'accession à la Benne
Solliciter le système des réseaux d'affinités et de
parenté
Le filet à tourner coûte cher; le pêcheur ne dispose pas d'une
épargne suffisante pour postuler au crédit ni d'un système de
prêt garanti auprès des usines qui fabriquent le matériel
(COTOA, SOSOSAC ... ). Il cherche à se faire~avaliser par une
tierce personne garante de la "sortie du filet". Par ce moyen
il évite d'être l'ouvrier du propriétaire supposé dont on recher-
che la qualité dans son entourage immédiat : un parent proche
fonctionnaire, un ami ou une connaissance susceptible d'acheter
l'engin ou de fournir le crédit sans en retour exiger autre c~ose
que le remboursement de l'avance. L'accompte peut être fourni au
pêcheur qui s'adresse alors à sa coopérative. Cette pratique
commence à se généraliser, mais c'est surtout sur le niveau de
l'épargne que le pêcheur concentre ses efforts ou sollicite une
tierce personne. On imagine que cette démarche par relation per-
sonnelle est jalonnée de difficultés et de contrariétés dont
les prétentions entre les parties recoupent des intérêts contra-
dictoires ;
w•••
un fonctionnaire achète une senne qu'il
remet au pêcheur pour travailler mais les
conditions ne sont pas souvent acceptables pour
le travailleur car une personne responsable avec
310

---

planches 83 et 84
transbordement de matériel dans la pirogue
de manoeuvre
-'
i
-------......
_ 1
311

---

sa famille peut difficilement travailler
pour le compte d'autrui.
Tu as acheté le matériel mais tu ne peux réclamer
que ce qui te revient,
tu ne peux utiliser mon
travail, en bénéficier autant que le travailleur.
Beaucoup de sennes sont entrées dans la pêche
par ce biais mais les conflits sont fréquents et
les retraits se suivent.
Le pêcheur qui a une famille ne peut se laisser
exploiter parce qu'on lui a remis un matériel
il ne peut travailler pour quelqu'un d'autre,
lui a qui revient spécifiquement le matériel ,
il peut travailler pour rembourser mais non pour
faire le travail à la place d'autrui ... W
-~
C'est à l'occasion des conflits, à leur éclaboussure que les
termes des modalités de l'acquisition sont divulguées.
Cette stratégie basée sur des relations subjectives où les atten-
tes sont nourries de frustrations est rejetée par une autre plus
\\
réaliste qui réalise l'indépendance et la consolidation de l'unité
familiale de production .
. Accroître la productivité du travail, compter sur
l'épargne
Il ne suffit pas seulement de posséder une senne, il faut réunir
aussi le matériel d'accompagnement du filet tournant; il ne
s'agit pas de travailler pour rembourser un bien qu'aucune assu-
rance ne garantit en cas d'accident, il faut se doter d'une épar-
gne confortable pour alléger et abréger la charge et la durée
des traites.
312

---

-.
l
1
planche 85
opération de déroulement de la corde de fermeture
de la poche du filet
planche 86
la pirogue de manoeuvre au moment où le filet
est déployé
313

---

planche 87
encerclement d'un banc de poissons
planche 88
opération de retrait du filet
314

---

La senne utilise deux à trois grandes pirogues et des moteurs
de 25 chevaux de puissance. Tous ces biens ne peuvent être réunis
d'un seul coup, il faut procéder par étape: on se procure
d'abord une grande pirogue avec le moteur, ce qui permet une uti-
lisation optimum du travail, dans le temps et dans l'espace
(ligne-glacière, non-interruption des campagnes de pêche inten-
sive) ; le produit de cet effort est destiné à l'achat de la senne,
à défaut de recours à la caution d'une personne influente,
"
si ça n'aboutit pas, on va faire la
marée et la campagne de Joal pendant deux
ans encore dans l'espoir de l'acquérir si Allah
nous aide.
c'est plus rapide quand on a des pirogues glaciè-
res pour accéder à la senne , nous achèterons
d'abord une nouvelle piroBPf motorisée. Ici
tout le monde aspire à la senne, ceux qui font
la grande pirogue glacière à Joal durant le lolli
ont tous acquis la senne. Il faut se faire
rapidement une épargne et tu empruntes le reste
pour disposer d'une senne et tu rembourses ~n
travaillant."
D'autres pêcheurs recherchent le moyen d'éviter le recours au
crédit, à l'emprunt:
" Je me suis procuré deux grosses pirogues en
Gambie car j'aspire à la senne tournante, j'aurai
pu l'avoir en ce moment mais je ne veux pas me
précipiter, je ne veux pas la prendre dans les
mêmes conditions gue les autres, c'est à dire
à crédit car la première année d'activité est
consacrée au paiement de la créance.
315

---

planche 89
démaillage des captures entre les deux pirogues
planche 90
débarquement des prises à l'aide de cageots
316

---

Je compte épargner jusqu'à la prochaine année,
ainsi en l'achetant comptant le fruit du travail
me reviendra intégralement. Je ne veux pas procé-
der par endettement bien que cela me soit facile
par le biais de la coopérative qui permet d'obte-
nir une "subvention", un rabais."
Réduire le coût du crédit, pour juguler le processus d'endettement
qui pèse sur les conditions de la reproduction sociale de la pê-
che piroguière, le pêcheur ne peut réaliser cet objectif qu'en
intensifiant la production.
" après la campagne de Kayar, on passait à Fass
jusqu'à la fin de l'hivernage avant de rentrer
à Saint-Louis .•. lors de la campagne de
langoustes à laxrat, nous avons réuni avec l'aide
-~
de Allah en moins d'un mois un million de
francs.
Avec cet argent nous avons avancé le prix de la
'. s~nne, acquis deux moteurs : et un an plus tard
nous avons payé intégralement la senne ••• "
• Tec1uJjques de pêcheJle la senne
En comparaison avec les autres techniques de pêche, la senne
réalise des rendements fort élevés en un minimum de temps avec
des sorties qui n'excèdent pas les six heures en moyenne; elle
peut faire plusieurs sorties en un jour et réaliser plusieurs
jets durant la sortie; son aire de manoeuvre n'est pas éloignée.
Elle est plus active certaines saisons,
"il y a des périodes où la senne ne produit
pas: le lolli (1) n'est pas une saison propice
de même que navet, cependant à noor et à coron
317

---

planche 91
sélection du thon parmi les espèces capturées par
la senne
.'
planche 92
scène de raccommodage de la senne à la fin
d'une campagne
318

---

les choses se présentent mieUX .•• I les poissons
se vendent bien mais les débarquements ne sont
pas importants."
La senne est un engin extrêmement efficace, elle ravage tout sur
son passage, elle ne fait aucune sélection et
" nous les utilisateurs, nous ne pouvons faire
de tri entre les immatures et les matures, on
met tout dans la pirogue sans distinction ; il
Y a de petites espèces inutiles mais on ne peut
pas les rejetter en mer, c'est du gachis, nous
en sommes conscients, le filet est très efficace
pour la capture des poissons."
La charge de travail de la senne est moins pénible que celle de
la ligne qui est contrainte d'allonger SOt procès de production,
condition nécessaire pour capturer quelque chose ;
" avec la senne, le hasard joue beaucoup , des
fois, si on ne trouve rien on rentre sitôt, si
on trouve, on capture vite fait et on rentre
la pêche n'y est pas longue, des fois quand
l'eau est bonne, la sortie est B la mesure de
l'espérance, quand elle n'est pas bonne, que l'on
sait que l'on ne pourra pas attraper le poisson,
on rentre.
Quand c'est le nand (2), on ne peut pas faire la
part des choses, on ne fait que pêcher •••
(1) ct (2) pOU//. Le.!> .!>a-WOM ct Le.!> eauxJ
.!>e /l..e.pofl..i.eA
aux. page.!> .!>uivan.:t.e..!>.
319

---

Le vent empêche de jeter la senne, ce qui n'est
pas forcément le cas quand la mer est agitée mais
sans vent. Ouand c'est le "movés tan" (mauvais
temps), on ne mouille pas la senne sinon c'est
le chavirement ••. ".
L'équipement de la senne nécessite deux pirogues durant la sortie
de pêche : celle de la senne souvent ancrée en mer et celle de
charge ou de transport qui durant la manoeuvre est utilisée pour
tirer la corde qui ferme la poche du filet, opération qu'effectuait
une partie de l'équipage quand le banc de poisson était encerclé;
les pêcheurs de la pirogue de senne s'occupent de la partie supé-
rieure du filet qu'ils ramènent vers eux, la pirogue de charge
suit, quand le filet a bien maillé ; le transbordement commence
alors. Les deux pirogues peuvent être chargées quand la capture
est importante. L'opération de débarquement des prises est assu-
-,
rée par cette pirogue qui fait la navette entre la plage et la
pirogue de senne.
La structure de la senne requiert un personnel à bord (pêcheurs)
et un personnel à terre (les dockers) qui sont chargés des
préparatifs de départ et du déchargement des prises et du matériel.
Selon les saisons, en campagne le plus souvent, la senne peut
être composée de deux équipages de pêcheurs qui font une rotation
,~
au cours d'une journée de vingt-quatre heures, chose courante
à Kayar et à Saint-Louis quand la production s'y prête.
·Parmi l'équipage, il y a des étrangers en dehors
des personnes attachées à la famille. A nous
seuls, nous ne pouvons utiliser la senne, c'est
insuffisant 1 il Y aura manque de bras pour
diverses raisons 1 entre six à dix personnes, on
peut manoeuvrer la senne quand la mer est calme,
mais dès qu'il y a du vent, qu'elle est agitée,
320

---

dix personnes ne suffisent plus. C'est pourquoi
il faut nécessairement de l'aide, des bras supplé-
mentaires répartis entre les pêcheurs actifs dans
la senne, les aides à terre qui débarquent ou
apprêtent.
En somme la senne peut réunir vingt-huit personnes
environ ... Elle occupe deux équipages par jour
dont dix-sept pêcheurs en mer et onze personnes
à terre ... Les pêcheurs sont répartis en deux
groupes, mais à ce jour quatre sont absents ... "
Les deux équipages ne sont pas toujours réunis, il faut utiliser
la même équipe
" quand il y a du poisson de jour comme de nuit,
comme nous, en ce moment m'me nous rentrons de
pêche, nous devrions nous reposer, nous changer
mais vu qu'il n'y a qu'un seul équipage, nous
sommes obligés de repartir cette nuit."
Si la senne tournante est obligée d'intensifier son activité, que
peut-on dire des autres systèmes de production qui ne réalisent
que le tiers des rendements de cet engins industriel ?
e . Multiactivité et mixité des types de pêche
Partant de l'étroitesse de la structure de la pirogue, de la
pondération des techniques peu évoluées et de l'inexistence d'in-
frastructures capables de faire amorcer à la pêche piroguière
un saut qualitatif nouveau, les travailleurs de la mer ont mis
en place un système d'exploitation des ressources halieutiques
en intelligence avec les conditions socioéconomiques et technico-
culturelles du milieu. En respect au cycle de migrations des
espèces, de l'environnement écologique et à l'alternance des
321

---

saisons, ils ont utilisé succesivement et cumulativement les
types de pêche en fonction de la nécessité de la reproduction
sociale de leurs conditions de vie et de travail.
Loin de la croyance aveugle aux formes de superstitions, la famille
du pêcheur évite d'embarquer dans une même pirogue les bras dont elle
dispose ; cette attitude est dictée par la présence du danger perma-
nent aux abords du littoral de Guet Ndar en période de mauvaise mer.
Ce n'est qu'à l'occasion des campagnes de Kayar où la mer est souvent
étale, des migrations que l'équipage familial est réuni; certaines
famille qui disposent de plusieurs embarcations ventilent l'équipage
dans des centre différents ; une pirogue reste travailler à Saint-
Louis tandis qu'une ou plusieurs autres pirogues partent en migration.
Dans cette division, l'embarcation demeurée à résidence pourvoie aux
besoins quotidiens alors que les pirogues en déplacement travaillent
pour assurer la reproduction élargie du groupe.
-,
La sécurité du capital humain disponible est la précaution primor-
diale dont s'entoure la famille avant de songer à une utilisation
judicieuse des moyens matériels de travail qui permettent de réali-
ser son "mur ak warseek" (1). On préfère souvent disloquer les
pêcheyrs d'une même famille dans plusieurs embarcations, ce faisant
les échanges de travail raffermissent les rapports communautaires et
le sentiment d'appartenir à un destin solidaire commun. Les familles
en déficit de bras se voient ainsi renforcées, le risque momentané
d'arrêt de/la production familiale écarté.
Les types de pêche sont de la sorte ordonnés en fonction des
objectifs et des moyens, ils s'égrènent au rythme des saisons.
(1) Li..ilbz.a.1.em.en1 : .le pa.i.n e.t f.a chance. i .le -l1lWl. - e.~t
la /AacLion pll.é1evé.e ~ ~U/I. l' aLi..m.en.iaLion de. .e..a~e. e.t
c1..iAiII..i...e..uée au
paUV1l.e.
.le WQ/I..~e.ek e.~t la l-o.rdun.e.
la chance..
1
1
322

---

L'essor de la demande diversifiée du marché vient influer sur la
combinaison des types de pêche au sein d'une même unité, sur le
passage successif d'une pirogue à la ligne
aux filets dormants,
à la marée par exemple.
" on travailla à Kayar mais c'était difficile 1
on se rendit à Joa1 où le travail est
moins pénible et plus fructueux qu'à Kayar. A
Joa1 on ne faisait plus la ligne mais les
filets dormants ... 1 la campagne des filets dor-
mants s'avera plus interessante que la campagne
ligne de Kayar 1 après les filets dormants, on·
s'orienta vers la pêche yett (casiers)."
La structuration de la famille (cohésion ou éclatement) renvoie
à la forme de production par la combinaison verticale ou hori-
zontale des types de pêche (mu1tiactivité ou mixité).
-,
Combinaison théorique des types de pêche
Combinaison verticale
Mixité
Pirogue = équipage
Temps
alternance des types de pêche
monoproduction
éclatement
migration
Famille
Production
cohésion
migration
(n) pirogues =
(n) équipages
production diversifiée
pêche = équipage
Espace
Mu1tiactivité
Combinaison horizontale
323

---

L'exercice
d'un type de pêche spécifique a tendance à devenir
minoritaire, même la senne tournante n'échappe pas à la mixité
de la production, son personnel en saison morte se déplace vers
la ligne-glacière, l'exploitation des filets dormants ou la
reprise du law. Quand le pêcheur a travaillé une partie de l'an-
née dans la pirogue familiale (structure éclatée ou restreinte),
il consacre une partie de son activité à la production indivi-
duelle : reprendre sa propre embarcation si possible ou se faire
toolan dans un système différent de celui de la pirogue familiale.
"j'ai conservé mon propre matériel pendant
six ans r durant la saison froide, tout le monde
"fusionnait", on retrouvait le matériel de notre
père qu'on utilisait en campagne. En hivernage,
chacun repartait de son côté •••
Ce n'est qu'en noor que l'on se réunissait à
nouveau autour du matériej familial ••• ••
Le processus d'autonomisation partielle se révèle ici comme un
facteur de préservation d'une unité de production familiale en
crise. C'est dans le système de production de la ligne que le
phén~mène se manifeste dans toute son ampleur..
\\
Dans certaines conditions, le facteur humain n'obéit pas à la
logique sociale de la production, on assiste à un phénomène de
dissolution et de reconstitution de l'unité de production. Au
cours de cette destructuration. l'unité nouvelle passe à une
autre forme de production.
·Je pratiquais la pêche à la ligne associée à
d'autres pêches en compagnie de cinq à six
pêcheurs qui sont mes neveux •••
En 1977. je m'associais avec M. cela fait longtemps
que nous travaillons ensemble, il dirigeait une
pirogue et moi je dirigeais celle de ( ••• ).
324

---

Par la suite, les choses se sont réduites à une
seule pirogue, celle de M....
Je me suis dit que M. doit se ndéco1oniser n,
prendre son autonomie, mais en me séparant
cela entraînait un partage et lui il n'aurait
plus d'embarcation. Je lui proposais de la gar-
der que cela continue comme les enfants nous ont
vu faire. Je pris ma retraite ••.
Qaund D. a fait compagnie avec son oncle, je
partis de mon côté avec A., Mh. et Ab. (neveux)
mais eux ils n'aimaient pas rester longtemps en
mer, je leur dis que s'ils pensent qu'ils travail-
lent pour moi ils peuvent partir et je vendrais
la pirogue . • • . M. et son frère avaient une pirogue
ils faisaient les filets dormants à Joa1. Je
me rendis compte que la pêche aux langoustes était
rentable à Joa1 , je dis 811. , avec ma pirogue
motorisée qu'on n'utilise pas ••• il peut venir
travailler avec moi pour la pêche aux langoustes.
Son frère n'était pas d'accord pour le départ
mais M. prit la décision de me rejoindre. C'est
ainsi qu'on se rendit à Joa1 pour pêcher les
langoustes et c'est l'origine de notre associa-
tion ••• On travaillait ensemble durant le noor
(saison sèche) et à navet (hivernage) on se
séparait •••
Mon fils travaille avec lui, il veut prendre son
autonomie mais je pense qu'il est encore jeune ••• •
325

---

3· La conquête des lieux de pêche
La pêche reste une activité de chasse, de cueillette tant qu'il
s'agit de suivre les mouvements du poisson et l'alternance des
saisons.Dans ces circonstances l'activité n'est pas évolutive,
elle est foncièrement primitive en dépit du grand nombre des
outils en oeuvre. La pêche est côtière et très fortement dépen-
dante du milieu. Les conditions sociales de l'exercice sont ar-
riérées, attardées.
C'est la motorisation qui va apporter le mouvement en avant,
l'évolution majeure qui marque aujourd 'hui la pêche pirogul.ere.
La conséquence notable qui en résulte réside dans l'appropriation)
la domestication du milIeu maritime par le travailleur, autrement
dit par la conquête des lieux de pêche.
-,
Cette conquête suppose un véritable travail de fourmi, un système
d'identification et de délimitation des territoires; c'est une
conquête spatiale qui nécéssite une gestion à défaut d'exercice
du dro~t de propriété et nous avons vu que dans le cadre de
l'univers maritime, pour le pêcheur cette prétention relève de
la puissance divine (geeju yallala).
L'extension_des rapports marchands dans la pêche s'accompagne d'une
extraordinaire concurrence entre les pêcheurs qui est à la base
de la découverte des fonds de pêche. Ce sont les ligneurs, caté-
gorie dominante parmi les pêcheurs qui forment le groupe des
pionniers; leur technique de capture même assimile une phase
première d'investigation, de sondage pour accéder aux fonds pois-
sonneux dont il faut s'assurer la profondeur au moyen d'une corde
d'évaluation (danu), ensuite fixer des amers à terre pour loca-
liser le territoire, décomposer le temps de route à l'aide de
la quantité d'essence consommée exprimée en "mbaand" (réservoir).
326

---

D'autres éléments de reconnaissance peuvent intervenir dans la
fixation du lieu de pêche; l'expérience jouant un facteur déter-
minant, certains pêcheurs sont plus avertis que d'autres et les
connaissances empiriques acquises au prix de la ténacité et de la
persévérance ne sont pas divulguées en pâture. Toutes conditions
égales par ailleurs, c'est dans l'entreprise de conquête des
fonds que l'inégalité des rendements différencie les pêcheurs.
L'adoption du moteur engendrant une hausse des charges, la
rétention de l'information sur la qualité (richesse) des nouveaux
territoires conquis révèle un esprit de compétition, de rivalité,
exacerbe l'individualisme dans le milieu des marins:
W
l'après-midi, on assiste au retour des
pirogues pour s'informer des prises et des lieux
de pêche •••
Les renseignements recuei1l~ permettent de faire
un choix du lieu de pêche du lendemain •••
Les pêcheurs nous disent à quelle profondeur ils
ont pêché et l'on va vérifier ••• Mais certains
vous trompent, donnent de fausses informations ,
"
on dit ici, alors que c'est là , d'autres se
cachent et changent de direction. w
La pratique des départs de pêche nocturnes de Lolli, comme
l'institut.ion du daalu gejj',traduisent à la fois un éloignement
des zones de captures et une tendance à ne pas révéler où l'on
fait de bonnes pêches. Cette ambiance de duperie dans l'informa-
tion est présente dans l'appellation des lieux de pêche. Evoquant
la découverte d'un riche fond dans la vaste aire de Laxrat dans
les eaux mauritaniennes en 1968, un pêcheur de l'expédition
raconte les circonstances et l'origine du nom des fonds de
Mustalifa :
W
Nous partions en mer vers vingt-trois heures
327

---

pour arriver à Husta1ifa le lendemain à treize
heures .•• ; c'était au cours d'un daa1u gejj. En
1968 après la découverte de Marem Siru, on était
parti pour pêcher et transformer le poisson sur
place, durant l'hivernage.
Au retour, on discuta du territoire de pêche, on
s'avisa que durant le lolli, avec le froid qui
permet une conservation du poisson, il sera
possible d'y aller pêcher sans que le poisson
ne se détériore ; ainsi progressivement que nous
avancions vers le Nord, à mesure que les poissons
se vidaient des premiers lieux. Chaque endroit à
un nom connu de tous ••• , jusqu'à Husta1ifa où l'on
s'est arrêté ...
C'est un nom à nous, ce qui n'est pas l'appellation
réelle de la localité. A notre retour, on nous
demande où avait-on fait 1.t pêche et on répondit
que c'est éloigné, sans précision. on était à
Husta1ifa. c'est loin! ! !
C'est ainsi que les lieux de pêche sont dénommés.-
"
a . Géographie et toponymie des lieu de pêche
Les fonds de pêche sont de nature rocheuse "xer" ou sablo-vaseuse
mélangé de coquillages "joxoor", délimités et repérables en fonction
dela profondeur, du temps de route, de points situés sur la terre,
en fonction de la position des astres et de la mise en relation
des uns par rapport aux autres.
L'ensemble des lieux de pêche connus sont situés sur le plateau
328

---

continental qui sur la Grande-Côte n'exède pas une largeur de
cinquante kilomètres. Il n'y a aucune rupture du plateau continen-
tal du Cap-Mirik en Mauritanie juqu'à Guet Ndar, "l'uniformité
d'aspect de la terre se trouve reproduite au sein des eaux" (1).
Le plateau continental s'allonge en pente douce vers le large,
couvert de sable coquillier jaunâtre; les rochers qui s'y obser-
vent sont de formes schistoides dans le secteur du village, à
partir de là, le plateau se rétrécit en direction du Sud où les
profondeurs se rapporchent de la côte. "La vase entraînée par le
fleuve forme une sorte d'énorme éventail autour de l'estuaire et
recouvre le sable coquillier jaunâtre" (2).
Le pêcheur perçoit l'aire de pêche comme un "puits" (ten) où la
séparation entre les fonds rocheux
et les fonds sablo-vaseux
n'est pas nettement tranchée dans le cas de Guet Ndar. Les fonds
sont plus ou moins étendus, concentrés ou dispersés dans l'aire.
Le pêcheur fait une autre distinction dans,la nature des fonds,
à côté des plâtriers et du sable vasard, il existe une variété
de vases argileuses (bint) tendres ou dures.
Sur l'ensemble de la côte, les fonds (xer) n'ont pas la même
disposition
- de la Mauritanie à la fosse de Kayar, les fonds
sont disposés sur une droite horizontale avec
alternance de roche et de vase ;
- du Cap-Vert à la Petite-Côte principalement, les
fonds s'orientent parallèlement à la Côte dans le
sens Kaw-Kell (bas-haut).
La toponymie des lieux de pêche en mer se réfère à la vie terrestre
par l'histoire et la géographie en intégrant l'univers cosmogonique
(1) et (2)
9~vel 1906, op cité p 124 et 126
329

---

et social du pêcheur. Nous avons répertorié dans l'aire de pêche
de Saint-Louis une vingtaine de fonds avec leur compartimentation
en "Kër" ou maison, parmi eux une dizaine porte des noms de person-
nes (notabilités politiques ou rpofessionnelles ... ), d'autres
sont des appellations de lieux publics (hôpital), d'institutions
et souvent les noms d'éléments typiques (arbus "koko" , "tandarmagi")
ou accidentels de la nature environnante reviennent.
Les fonds sont d'inégale importance et leur fréquentation varie
en fonction des saisons et du mouvement des poissons.
L'aire de pêche de Saint-Louis se répartit en trois zones du Sud
vers le Nord, du littoral vers les hauteurs:
- de Tassinère à Guet Ndar, on distingue sept fonds
entre sept et dix brasses
• xer ~ reej à dix brasses composé de six maisons
(coletu mor jaw, niaty k~lo, bopu wer wi, coletu
tandarmagi, xeru guy wi , xeru yatma gen (sept
brasses) ;
• deru ndun
· xeru hopital
"
xeru mam morgi
• praya à vingt quatre brasses (praya tank, praya
gop)
• jatara à dix-sept brasse (mbedum angar, kër sër
yu ndaw, Kër njak, colet bu rey, Kang) ;
• boos, au Nord du précédent à dix-sept brasses.
- de Guet Ndar à Boyo, on dénombre onze fonds de sept
à neuf brasses
· bolaw
· ndoos
· xeru ablaye gay
• xe ru bol
· xeru wu bes wi
330

---

· xeru wu rey wi
xeru nejgi
..
xeru nor
xeru madabo
· xeru mun daur
· xeru dauda jey
- en région mauritanienne, les fonds sont relativement
récents et deux en sont les plus fréquentés :
laxrat, dénommé plus tard Xadi Adi, de sept à
vingt brasses comprend quatre maisons (takale,
nary ron, tundu daal yi, salu per yi)
Marem Siru, découvert en 1963 se compose de huit
maisons entre dix-sept et trente-deux brasses
(beel xasan, nej yu sew yi, nej
yu mak yi,
kanal ba, saam, premie saxar, dezien saxar, tur-
wasien saxar).
b . Peuplemen~.des fonds de pêche
Les lieux de pêche sont peuplés par les espèces benthiques (ani-
maux de fond) sédentaires dans les xer ou semi-nomades dans le
joxoor. Cependant.5l existe des fonds blancs (xer wu wex) où les
poissons transitent, ils sont rares dans l'aire de Saint-Louis
mais très nombreux sur la Petite-Côte.
Nous nous garderons d'établir une distinction rigide en matière
de peuplement des fonds. Le phénomène est beaucoup plus complexe
du fait que le comportement de l'animal est lié aux saisons, à
la qualité des eaux et à l'espèce considérée. Certains poissons
ont un comportement double, on les rencontre dans les xer et dans
le joxoor, c'est le cas des dooy, coof, xed, not ...
331

---

Si dans les fonds sablo-vaseux, en saison des pluies on rencontre
les espèces saisonnières migratrices (waran,
ton on , law, dakale,
fët, sikén mbaw ... ), en saison froide tous les poissons des roches
y séjournent (coof, sagebi, loger ... ). Principalement dans les
fonds rocheux se retrouvent tous les poissons connus d'espèces
nobles capturées par la ligne et les crustacés piégés par les
filets dormants. L'intérêt du peuplement d'un fond tient à la
richesse et secondairement à l'espèce capturée. Le pêcheur cher-
che d'abord le poisson en général, il s'agit de ne pas rentrer
bredouille. C'est pourquoi l'attention du pêcheur est portée sur
les signes qui indiquent l'existence du fond.
La présence de jeunes animaux, des immatures lui permet de recon-
naître un lieu de pêche et en fonction de l'espèce capturée, de
se déterminer sur le comportement sédentaire ou migrateur de la
population.
..,
Il existe une zone intermédiaire entre deux fonds que le pêcheur
appelle "tance" que fréquente un poisson particulier le "pal-pal"
qui comme les jeunes animaux permet de découvrir la présence
d'un fond poissonneux; la manifestation de l'oiseau marin "wuk"
ou d'une colonie d'oiseaux "njoré" piquant des éléments organiques
des déchets de graisses animales sur l'eau renseigne sur la présence
d'un banc de poissons.
,~
Le système d'investigation des ea~x marines et d'identification
des territoires de pêche est assorti d'un arsenal magico-religieux
fait de croyances et de rites qui entourent l'activité productive
par exemple le pêcheur est persuadé que le poisson est plus sen-
sible à la magie noire (science occulte des fétiches) qu'à la
science coranique (xatim), la pratique du Séfali relève de cet
ordre. Chez les Sérères (magie noire), le partage et la vente du
produit peuvent être conclus avant la pêche; en mer, le pêcheur
qui aperçoit un banc de poissons ne doit pas le désigner du doigt,
il risque d'être déchargé dès la rentrée.
332

---

4 - Connaissances et savoir-faire des pêcheurs
Le siège de la diffusion des informations et de transmission des
connaissances, la banque d'échanges des savoir-faire, le lieu
des activités du pêcheur, son séjour des périodes de repos, maison
de prédilection du troisième âge, le mbaar est le microcosme du
pêcheur où les individus dépouillés de leurs oripaux sociaux ne
se reconnaissent que par le capital professionnel et culturel du
métier d'abord avant de se différencier chacun par sa position
de classe et la conscience de cette position qu'il véhicule.
La vie dans le mbaar est régie par un code de règles de conduite
et de bienséance; au retour de pêche, les travailleurs s'y ras-
semblent pour préparer ou confectionner les agrés ; c'est aussi
un lieu de culte (prières) et une espèce è~ tribunal où se règlent
les différents et les litiges, où le jeune apprenti pêcheur est
corrigé; on y débat des questions sociales, politiques, culturelles
ou religieuses. Le perfectionnement du savoir islamique fait du
mbaar une institution parallèle à l'école coranique et à la mos-
quée.
'.
C'est donc dans le mbaar que l'on tient les informations relatives
à la vie maritime du pêcheur, des connaissances et du savoir-faire
qui le guident dans son travail.
Nous nous interessons à ce niveau au système d'orientations dans
la navigation de la pirogue, aux éléments que le pêcheur utilise
dans l'élaboration d'une navigation à l'estime et au comportement
du poisson en liaison avec les facteurs naturels. C'est la maîtri-
se de ce corpus de savoirs partiels, la mise en relation de ces
divers éléments qui confèrent au pêcheur parmi ses pairs la res-
ponsabilité de diriger la production. (1)
( 1) Ceti..e PaA.ü..e It.R..p/l.llld L' e.x.po-t>é. que nou-t> a tai-t un
pêch.eWl. de 9uei NdaA. iAb> /l.é.puié. dan-!> La connai..Mance de. l'unive/l.-t>
mwr...i.Lime, en campagne à :J.oaL.
333
•

---

a . Nature et circulation dei eau
En fonction de la coloration du liquide, le pêcheur distingue
trois variétés principales des eaux et l'époque de leur
circulation courante :
- pa1ynom : eau fréquente, de vaste étendue, de couleur
bleu-clair, circule en été (navet), en automne
(lolli) et en hiver (noor) ; elle regorge de
toutes les espèces de poissons.
- nand
eau plus sombre, rougeâtre, qui brille la nuit
est courante de février à mars, elle fait partie
des eaux classées eaux rouges (ndox mu xonx).
Le nand provient des hauteurs, l'eau est très
chargée (sale), elle ne convient pas à tous les
animaux.
- ndox mu wex : c'est une eau clair! à cause des pluies,
on la trouve près de la côte en hiver,
elle est propice à certaines espèces (fët,
sompat, fayu r ... ) .
En automne, il y a alternance des nand et des palynom, quand les '.
eaux se supperposent Rand flotte et palynom plus claire est plus
profonde.
Maintenant qu'on s'achemine vers le.-printemps (coron), les eaux
rouges (couleur de vin rouge) très poissonneuses circulent à cette
saison; de juin à juillet l'eau commence à changer, la couleur
vire vers le bleu-vert, on entre dans la saison des pluies et le
vent "jaal" draine vers la terre le palynom avec des espèces qui
épousent la couleur de l'eau.
D'août à octobre, l'eau devient plus claire, les forts vents d'Est
(garen) soufflent et mélangent les eaux ; le courant suit la
direction des vents d'hivernage plus denses que l'eau ce que montre
la ligne jetée en mer qui au lieu de dévier dans le sens du cou-
rant suit celui du vent opposé au courant. C'est le signe que
334

---

l'hivernage finit, on entre en automne; à cette saison, l'eau
change à nouveau, le vent d'Est ne souffle plus; en novembre
le faraxan souffle, les eaux des hauteurs ne descendent plus, les
eaux de surface ne remontent plus ; dans cette situation, le paly-
nom n'est ni sombre ni clair et les espèces de passage (jenu
ganesi) sont fréquentes. Plus on se situe au Nord, plus on les
rencontre avec la descente des eaux froides qui se dirigent vers
les zones chaudes du Sud. Tous les poissons viennent du Nord. De
l'automne on passe en hiver, saison la plus pénible pour le pêcheur
du fait des houles (ganax) et des vents (nelaw).
Les vents d'hiver
et ceux d'automne s'interpénètrent, on trouve à peu près les mêmes
eaux; l'automne qu'on a quitté, l'hivernage caractérisé par l'al-
ternance de chaleur forte et de froid rude, on entre en hiver,
période de froid.
Le froid se manifeste dès les premiers mois de l'hiver; à la
fin de mai la chaleur s'installe, en juin-les poissons amorcent
la remontée vers le nord, à cause des fortes chaleurs du Sud.
Le nuits sont froides et les journées chaudes en automne ; les
nuits sont plus longues et chaudes au printemps, dans les saisons
mixtes.
Les eaux rouges transportent le tassergal, saxebi, yaboy et les
espèces de profondeur fët, koron, jaay, cacc, tonon qui se
propagent en banc. On rencontrait les espèces janxarfert, kibaro
qui ne circulent plus de nos jours.Les poissons pondent au printemps,
se déplacent en bandes (certainement les mâles) et en juillet c'est
l'éclosion (reegël) ; les oeufs éclos pullulent dans les eaux et
on a l'impression que les eaux sont chargées de couscous.
LES COURANTS (ndaw)
On dénombre huit courants qui animent la circulation
ndaw um gop, qui vient du Nord
- ndaw um tank, du Sud
335

---

- ndaw um kell provient des hauteurs
- ndaw um kaw de surface, du rivage ou bitibi des
lébu
- ndaw um kellu gop du Nord-Est des hauteurs
- ndaw um kellu tank du Sud-Ouest des hauteurs
ndaw um kawu gop du Nord-Est du rivage
ndaw um kawu su Sud-Ouest du rivage
Figure
mouvement des courants
Gop (Nord)
ndawUJD gop
ndawum kellu gop
ndawum kawu gop
Kell - ndawum kell - - - - 1 - - - - ndawum kaw - Kaw
(hauteurs)
(littoral)
ndawum kellu tank
ndawum kawu tank
ndawum tank
Tank (Sud)
L'opposition de deux courants de sens inverse, de surface et de
fond est appelée "~uri" ; c'est un phénomène fréquent en hivernage
du fait des vents qui détournent le sens de marche des eaux de
surface; les eaux différentes se
supperposen~ l'eau douce est
plus légère que l'eau salée. En période de chaleur, l'eau rouge
est en surface, et au fond quand il fait froid.
336

---

• LES VAGUES (Xang)
Les vagues varient en fonction des conditions locales
et de la nature des mers, mâle ou femelle. On distingue
à Saint-Louis trois vagues d'importance inégale sur le
littoral :
sop-sopbi
c'est la première, la lame qui mouille,
- njakaw : la seconde vague marque la limite entre
le rivage et la mer ;
- njalagol
appelé aussi "njalu goor" est la lame
que seuls les hommes franchissent.
L'importance de la première vague varie et on distingue:
- sop-sop bu satel: qui creuse dans le sable, crée
des dunes qui empêchent l'ac-
costage des pirogues, elle se
produït manifestement quand la
mer est belle ;
- sop-sop bitali
aplatit le sol et favorise
l'accostage.
"
Le njakaw est un brisant permanent, tandis que le njalagol
est lié à la houle (ganax), il peut ou non se manifester.
La houle est très manifeste de janvier à mars quand l'eau
est froide et agitée , à ce moment, le poisson se rapproche
de la côte mais la force de la tuburlence des eaux à
Saint-Louis empêche les sorties. pousse le pêcheur à
émigrer ou bien à attendre le transit du poisson dans
le fleuve; c'est la saison de la pêche fluviale .
. LES VENTS (ne1aw)
Le vent constituait la source d'énergie dans le déplace-
ment de la pirogue à voile. La motorisation de la pirogue
337

---

n'a pas amoindri son importance dans l'activité du
pêcheur. Le système d'orientation s'appuie sur la direc-
tion du vent et de la qualité selon la saison, par
exemple quand le vent du Nord (faraxan) souffle en
direction Nord-Est, il devient njagop ou faraxanu
mboya
qu'il ne faut pas confondre avec le vent
chaud et sec (mboya) qui vient de terre et produit des
effets similaires.
Ainsi le pêcheur fait une classification des vents :
faraxan, mboya, jaal, jaal-cor~f, corof ou sambarax,
lakum tëg, njagop ou faraxanu mboya et jaal-njagop.
Figure
circulation des vents
(Nord) -' ~
Faraxaan
(Nord-Ouest)
(Nord-Est)
Jaal njagop
njagop ou
faraxanumboya
'.
(Ouest) Jaal - - - -........t - - - - - -
Mboya (Est)
(Sud-Ouest)
(Sud-Est)
Jaal corof
Lakumtëg
Corof ou Sambarax
(Sud)
Les vents d'Est circulent en automne, ils favorisent
le port de la voile; en hiver, l'absence de vent est
338

---

fréquente (diw), c'est faraxan, vent du Nord qui souffle
à l'occasion d'octobre à mars; en partant en mer, le
vent souffle du Nord au Sud, on lui prête l'aile
droite de l'embarcation.
Quand Jaal, vent d'Ouest souffle, pour rentrer, on lui
tourne le dos; avec le vent d'Est, il faut faire face.
Selon que l'on parte ou rentre de mer avec des vents
opposés (faraxan et corof) on les prend de biais. Corof
vient du Sud vers le Nord, dans la même situation on
adopte des comportements inversés.
Mboya et j aal, faraxan et corof, s'opposent deux à deux.
Corof et j aal circulent fréquemment en hivernage
les
vents sont prédominants suivant les saisons et ils
s'interpénètrent.
b . Système d'orientation et lnOuence des astres
. LES ETOILES
En attendant l'utilisation généralisée du compas, le
principe d'orientation s'appuie sur la connaissance des
astres et leur cycle.
Quand le pêcheur se trouve sur la Petite-Côte,le repère
de nuit est constitué par la constellation des étoiles
dolon et lagan ; dolon est une croisée à deux rangées
de trois étoiles, l~gan se situant au Sud. En fonction
de la position des étoiles nous déterminons un point
dans la pirogue.
Le daaj est une étoile très brillante plus au Sud de
339

---

làgan et pointe au crépuscule pour disparaître entre
quatre et six heures du matin ; les étoiles "rankalde"
constituent un groupe.
L'étoile du crépuscule, "bidewu timis" s'avance toujours
en direction de l'Est et sert de guide pour le retour
elle vient de l'Ouest tous les deux ans ensuite elle
devient à partir de la deuxième année l'étoile de l'aube
"bidewu fajar" ; elle évolue en fonction des saisons.
Autrefois, les vieux pêcheurs s'intéressaient aux étoiles
de l'Est qui sont visibles durant le lolli comme les
étoiles "jaap sa mbaal" qui forment leur principal
guide
en fonction de leur apparition, la saison de
pêche de lolli débutait.
L'étoile polaire "poler", brillaQte et flagrante (sinj) désigne
le Nord. Dolon et Lâgan suivent la direction Est-Ouest ; quand
disparaît le Dolon, il y a toujours une pluie qui l'accompagne
et au bout de quarante jours c'est la saison des pluies et
il réapparaît à l'Est. Ces deux étoiles se suivent à distance
égale.
En l'absence des étoiles, on peut tenir compte du ganax,
ondulation des eaux pour s'orienter; le ganax ne se
casse pas comme la vague ; il descend en direction de
la terre et on se/détermine à partir de la position
de la pirogue pour le suivre, ici l'expérience du
pêcheur est déterminante car le ganax n'est pas manifeste
en tout temps, il faut recourir aux vents.
La lune constitue un élément de référence dans le choix
du moment de la pêche et dans la nature des eaux.
340

---

LE CYCLE LUNAIRE (Kiw, lokak nde)
Le kiw est la phase ascendante de la lune, il se pro-
duit dans la journée quand la lune se lève (au cré-
puscule) et se couche (à l'aube). Pendant le kiw, le
poisson remonte, cherche de la nourriture, on dit
qu'il se redresse pour mordre à l'appât; à la phase
descendante de la lune, le poisson replonge, l'appât
ne l'attire plus. La période se termine quand la lune
commence à apparaître tardivement vers minuit. Le
poisson, durant le kiw se trouve à deux mètres de
profondeur pendant la nuit et de jour à cause de la
densité de la luminosité, on le rencontre dans les
vingt mètres. Les espèces pélagiques émergent en
colonie.
Lo~ak nde obéit au mouvement général de la lune:
lok
du 13° au 16° joUr-(maximum) les eaux
gonflent (vives eaux) ; le flux et le
reflux sont manifestes, le ganax est plus
fort, la mer agitée. Le premier jour de
la lune, le jour Qù elle disparaît le matin
à l'Ouest, quand elle se lève à l'Est le
matin et qu'au crépuscule elle se lève à
l'Est sont des périodes de lok. Le flux
(naas ou nacc) se prod~jt une fois dans la
journée et le reflux (fergi) deux fois,
matin et soir. C'est une période d'abondance
de langoustes et les espèces de fond remon-
tent (saxebi).
Lok croît, arrive à son point culminant
et regresse vers nde.
Nde
au crépuscule, la lune est au-dessus de nos
têtes, elle n'est ni à l'Est ni à l'Ouest,
et nde atteint son maximum quand au matin,
341

---

on aperçoit la lune à cette même position.
Au 14° jour, la lune brûle, c'est à dire
qu'elle accompagne le soleil dans sa course,
elle se lève à l'Est et se couche à l'Ouest.
En nde, nous sommes en période de faibles
eaux ; flux et reflux sont apparents, le
premier se produit deux fois matin et soir
et le second une seule fois dans la journée.
C'est la période de capture abondante des
soles surtout au printemps.
Dans la rotation lok ak nde, chaque événement se
produit quatre fois durant le cycle lunaire.
Lok et nde se différencient dans la marée haute ou
basse, on rencontre dans la journée deux fois naas
et une fois fergi ou inversemeft.
Quand le matin, c'est fergi, il se reproduit dans la
journée. Quand la lune se lève et quand elle se couche
nous avons le naas par contre, quand elle est au-dessus
de,s têtes il fait fergi. Quand on se trouve à l' e~bou­
chure, naas et fergi se produisent plus tôt que sur
le reste de la côte en raison des forts courants et
de leur fréquence à l'estuaire.
Le mouvement des poissons pendant lok ak nde est
différent à l'embouchure: les poissons remontent
vers les hauteurs et se dirigent vers le Nord en lok
tandis qu'en nde, ils se dirigent vers la côte en
direction Sud ; les poissons se déplacent en sens
inverse et en fonction des eaux qui tuent certains
animaux alors que d'autres y prolifèrent.
On notera que tout au long de cet exposé sur les connaissances
342

---

et savoir-faire des pêcheurs, nous n'avons pas fait état de la
notion, de la perception du temps qu'il fait que se fait le pêcheur.
Les circonstances de l'entretien en sont la cause, les conditions
ne sont pas toujours réunies pour aborder une question aussi
vaste qu'est la culture du pêcheur.
Les jeunes pêcheurs forment des groupes de réflexion, discutent
sur leurs activités, échangent leurs idées et soulèvent des
questions de nature professionnelle. Citons un exemple de question
qui a été soulevée lors d'un forum des jeunes: admettons une
situation où le moteur tombe en panne, on ne dispose ni de voile
ni de pagaies, le système d'ancrage est insuffisant et la visi-
bilité est mauvaise, que faire? La solution dans les conditions
où l'on
s'est éloigné de la zone réservée, qu'aucun navire
ne passe, pour éviter le risque de dérive, de se perdre sans
espoir d'être trouvé par des camarades, consiste à remplir la
pirogue d'eau afin de la maintenir en plade en attendant un éven-
tuel secours.
Pendant la saison sèche des brumes formant un mirage empêchent
souvent la visibilité ; quand elles se produisent intensément
les risques sont fréquents.
"
343

---

C - Représentations idéologiques et changement
du «métier»
Deux termes désignent le pêcheur : naap kat et mool ; le premier
terme recouvre une signification sémantique précise qui renvoie à
la technique correspondant à l'activité de chasse, la pêche
s'assimile à celle-ci. Le chasseur piège (naap) ou guette (rëb) le
gibier, les deux activités ne devaient pas être dissociées à une
certaine époque et le fleuve serait l'objet principal du pêcheur
car l'art de pêche au fleuve se dit "naap cidex". Les choses ont
évolué certainement puisque le pêcheur en mer se désigne pa(
"moolum geej" très couramment.Cette évolutiOtl sémantique correspon-
drait-elle à un changement, à un transfert de l'objet de travail,
en tous cas des changements ont eu lieu dans le procès de production
du pêcheur.
A la différence du fleuve qui peut être domestiqué," approprié selon
les régimes, la mer se dérobe
à toute volonté humaine, elle '~st
avant tout, immense - un mouvement perpétuel, elle représente - des
richesses inépuisables - la liberté, car jamais domestiquée, indé-
pendante, la mer est inconnue, invisible - elle fascine'~es gens" (1).
L'aventure que constitue la pratique de la mer n'a pu être amenée
qu'au prix de lourds sacrifices, d'innovations lentes et progressives
entourées d'un dispositif mental et psychologique qui singularise
un mode de vie de pêcheur différent du terrien.
344

---

Nous avons vu dans quelles conditions s'est opéré le déplacement
progressif de l'activité des eaux continentales vers la mer dans
l'histoire de Guet Ndar. Ce transfert s'est accompagné d'une rélé-
gation de certaines techniques, de l'abandon de certaines pratiques
en même temps qu'on adopte des techniques nouvelles et des éléments
de cultures hétérogènes réappropriés dans le savoir maritime. L'ins-
titution du Séfali, pratique propitiatoire
et préliminaire à
l'ouverture annuelle de la campagne de pêche a disparu pour laisser
place à la libre initiative individuelle. Cette désaffection des
institutions à caractère communautaire co1ncide avec le développement
de la production marchande et l'essaimage des unités familiales
restreintes qui traduit la
progression de l'individualisme.
Ce
n'est pas seulement une mutation des techniques, un changement de
mentalités s'est dessiné sous un fond de transformations sociales
et économiques du milieu des pêcheurs en relation avec l'évolution
de la société englobante. Les structures politicO-religieuses
traditionnelles sont supplantées, relayées p~r un appareil idéolo-
gique plus conforme à la réalité sociale nouvelle (économie marchan-
de, islam, Etat ... ).
W Autrefois,
il y avait des personnes chargées
traditionnellement d'ouvrir la campagne, les Gaay
'.
et Saar. Elles décidaient du jour après avoir
immolé moutons et boeufs pour les tuur (génies) du
fleuve et de la mer •••
Maintenant que nous sommes en wdémokrasi w, on ne
s'attache plus à ces pratiques, chacun fait chez
soi ses propres préparatifs avant d'entrer en mer ,
mais on s'entoure toujours des précautions nécessaires
avant de partir en mer, le séfa1i n'existe plus,
on annonçait par tambour la date de l'ouverture de
la pêche et une jeune fille qui n'a jamais eu de
rapports sexuels déposait la préparation à la mer
et au fleuve •••
C'est une pratique animiste que l'Islam a complètement
rejetée.-
345

---

planches 93 et 94
scène de régate sur le fleuve à
Richard-Toll
..
.~~
.--.-
i.-.
.....
---
_.~._- . .
---
.--- .
1
.
' 1
"
~:~~
346

---

La finalité de la production, activité domestique poursuivant la
reproduction sociale du groupe a subi une profonde métamorphose.
Le travail domestique vise essentiellement à satisfaire les besoins
de l'économie marchande. La production se réalise par la détention
du revenu monétaire et à la condition de mobiliser et de contrôler
les ressources humaines, domestiques (famille élargie, famille res-
treinte) de la parenté. L'incrustation des relations marchandes
dans les pores de la cellule productive domestique met en cause non
seulement la famille, mais la production pour le marché transforme
le contenu du métier et les rapports entre producteurs.
La parenté s'analysant comme une superstructure, le moyen idéologique
que dispose le pouvoir patriarcal (pouvoir d'aînesse) revient à
faire du travail un culte où les agents producteurs sont tenus par
le respect et la soumission. La cessation des échanges de travail
entre familles favorise l'exhortation au travail ,
- j
• Je n'avais pas encore vingt ans en devenant
capitaine, j'étonnais les gens mais je redoublais
d'efforts bon an mal an et je suivais l'exemple
de ceux qui ne se découragent jamais ••• •
l'exaltation du courage et de la témérité (sa~) qui engendrent un
esprit de compétition et de rivalité. On cultive l'endurance
jusqu'à l'épuisement, le métier exige de la force physique et la
dévotion nécessaire à la continuité de l'activité; il s'agit
d'oublier la pénibilité de l'exercice, le pêcheur doit être prêt
à se mouiller à tout moment.
Le système des valeurs s'organise autour de couples d'opposition
mare~/taap, jambar/fenak, mbër/yafus .•. ;
• Le fenak est le pêcheur qui n'aime pas travailler,
il ne s'y prend pas, il ne s'y donne pas, c'est
celui qui cède alors que ses compagnons continuent
347

---

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planche 95
scène de régates
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f
planche 96
culbute - une pirogue en difficulté
348

---

à travailler, ou bien il ne se lève pas en
prétextant qU'il a mal , celui-là est paresseux
celui qui par contre ne cède pas est un
jambar.
Celui qui est bosseur, combatif, un mbër même s'il
est malade s'efforce et se surpasse pour partir en
mer et au retour, si le mal persiste, il avertit
ses compagnons qu'il ne pourra pas partir demain,
qu'il s'était efforcé ..•
Celui qui est maladroit, taap, ne peut mener à bon
port la pirogue sans chavirer, ce qui le distingue
du maren (marin) qui quelles que soient les
conditions mènera bien les opérations .•• w
Dans un tel système de références où le travail est survalorisé,
l'oisiveté, le repos apparaissent comme u~tare sociale. La
pauvreté du temps de loisir est manifeste; l'éventail des activités
ludiques est limité et les jeux reproduisent l'univers du travail,
jeu de virilité, de corps à corps (lutte) et jeu de groupes
(régates) constituent les principales distractions du pêcheur.
L'influence de l'Islam vient renforcer les interdits sur l'activité
.
"
'
récréative. L'homme doit travailler, il n'y a pas d'âge pour ce
faire.
Le pêcheur entretient avec son objet de trftvail une relation de
lutte, de combat à l'issue de laquelle il est finalement la victime
W on
fait les choses avec brutalité, on ne
ménage pas les forces, on fait une épreuve de force
avec les choses lourdes et pesantes 1 on prend
brusquement, subitement et de façon énergique, cela
épuise à la longue ••• •
Le banissement du jeu est le corollaire de l'érection du travail
349

---

1
1
."-
~~:
-
planche 97
équipe victorieuse - le temps d'écoper
l'eau après la culbute
planche 98
un chalutier (xaar gen) dans l'aire de
pêche de la pirogue
350

---

en dogme et l'activité de la pêche plus proche de l'économie de
ponction est perçue comme une activité aléatoire, un hasard et dans
ces conditions :
Won préfère toujours le pêcheur prêt à se mouiller
à tout moment, qui va toujours à la pêche,ce1ui qui
aime peiner , celui-là on aime à en faire un parte-
naire durant les campagnes, c'est un jambar.
Quand on a que des paresseux, pour un rien, ils
te
disent qu'ils ne peuvent pas aller en mer, cela
gâte la campagne. W
C'est la "campagne" qui symbolise dans le temps et dans l'espace
le culte du travail
"travailler, capturer du poisson" est le
sésame de la réussite du pêcheur. La logique de la rationalité
économique n'apparaît pas au premier plan dans ce système de valeurs,
les relations dans la production pour l'exl,tence sociale du
groupe sont fondées avant tout sur la prééminence des liens person-
nels : rapports de confiance "wo1ute", de reconnaissance "ko1ëre"
prolongent les liens supposés ou réels de la parenté. Le pêcheur
cherchera beaucoup à s'attacher la fidélité d'un travailleur à la
>.
pirogue, un bon mareyeur est un client fidèle à qui on n'hésite
pas à lui remettre à crédit le produit quitte à ce qu'il vienne à
renégocier le prix de vente sous prétexte d'avoir fait un mauvais
marché.
Le cadre familial permet la ritua1isation du labeur en investissant
les liens affectifs ce que la parenté ou l'appartenance confrérique
ont joué dans l'exploitation du travail de la communauté domestique.
Mais la duplicité des rapports marchands en tant que rapports de
production va éclater progressivement que se produit un télescopage
des besoins des différents producteurs au sein de la famille. La
contestation de l'idéologie patriarcale est ouverte dès lors que
la reproduction sociale du pêcheur est menacée par les choix de
l'aîné social et que les cadets affichent un mince espoir de
351

---

produire leur existence sociale, qu'ils se sentent exploités par
le père.
Le caractère eminemment marchand de la pêche piroguière prostitue
l'identité du travailleur, la dépendance vis à vis du marché pour
se doter en moyens de production dénature la perception que le
pêcheur se fait du métier.
L'innovation de techniques nouvelles, l'extériorisation des moda-
lités d'allocation des facteurs de production et la perte de maîtrise
de ceux-ci conduisent à un processus de dévalorisation et de
déqualification du métier ;
·On voit des éleveurs. des pasteurs qui viennent
se faire pêcheurs dans la senne. à Kayar. alors
qu'ils ne connaissent rien de l'eau. ce qui cause
beaucoup d'accidents, ils s~nt attirés par la
perspective degagner
de l'argent. par l'illusion
d'en gagner ••• •
C~tte demande sociale nouvelle est constitutive de la modification
d'une production domestique à une production marchande qui ne
reconnaît plus seulement le pêcheur dans
• la personne qui porte la tenue. va en mer •••
qui doit savoir nager et qu'il soit reconnu en
tant que tel •••
Le véritable pêcheur est reconnu dans la pirogue.
dans l'activité même. à sa façon de diriger les
opérations. de prendre ses responsabilités comme
conduire une pirogue à l'aide des étoiles sans
utiliser de boussole ••• •
En même temps que l'accession au métier n'exige plus certaines
références du fait de l'incidence des nouvelles techniques, le
352

---

pêcheur piroguier se rend compte des progrès que la pêche doit
faire pour dépasser le stade actuel, en côtoyant d'autres
travailleurs de la mer
"
l'exemple de l'Espagne où nous avons été, est
assez édifiant, le pêcheur espagnol est aidé
il
jouit d'une grande considération. La pêche à la
ligne doit être remplacée à tous les niveaux
par la pêche aux filets tournants que sont dotés
les chalutiers ... "
Des interrogations nouvelles, inévitables sur son activité et
sur la finalité de la production assaillent le pêcheur. La
sanctification du travail familial avec son cortège de devoirs
de renonciation, de soumission et d'humilité apparaît de moins
en moins comme une référence idéologique à poursuivre le métier
de la mer. Le travail en tant que "savoir1 se vit de moins en
moins comme une fin en soi; le rapport marchand affleure dans
les relations de travail familial en faisant éclater la gangue
de la parenté et la référence à celle-ci est remise en cause.
L'obligation familiale perd de plus en plus de prise sur l'exer-
cice du travail ; le temps de la production est partagé entre
le temps d'activité dans l'embarcation familiale et celui que
l'on consacre à soi. Le temps de non-travail émerge dans le
calendrier de la pêche par l'adoption des
journées de congé du
monde salarié différentes'~u non-travail des mortes saisons;
la pratique des pêches à longue sortie s'associe de journées
chômées. Le temps et la durée du travail ne se règlent plus
seulement en fonction de l'intelligence des exigences de la
nature, de l'utilisation des moments propices saisonniers ou
journaliers.
Le travail familial s'exprimant en équivalent monétaire perd de
plus en plus sa dimension patrimoniale d'autant que le pêcheur
ne se définit pas d'un statut de propriétaire d'un espace dans
lequel le travail renforcerait son statut.
353

---

Chapitre VII
Les rapports de production dans la
pêche piroguière
Tant que la pêche relève de la famille élargie, de la vie commu-
nautaire, les rapports de travail sont organisés et gérés par
les règles de la parenté, règles biologiques s'attachant à l'âge,
au sexe et au statut de chacun définis dans la parenté. Les
mécanismes de parentalisation dans la société wolof reposent sur
un système de principes de référence, de principes de rattache-
ment et de partage qui transcendent les simples références biolo-
giques (1). On nait pêcheur, on le demepre par la famille, "le
travail se confond au rapport familial dans la mesure où il est
co-extensif de la vie humaine: très tôt, dans l'enfance, très
tard dans la sénescence excluant la notion de retraite" (2).
L'objectif fondamental de la communauté dom~stique poursuit une
double finalité : assurer la survie des ainés (post-productifs)
et la multiplication des actifs, des cadets (producteurs), con-
dition générale de la continuité de la communauté elle-même.
(1) fi.
Ni.ang : la nolion de. pG./tV'l.li cIte.z l.e-6 walo/.
du. Sénégal. - B.ilan XXXIVI -6Vl BI n° 4
1972
1
(2) A. BaA.tIl.ez. :1~, Utauai.1 d
agtt-ic..uf.t.uA.e
Economica- Patt-i.-6 1982 p 34
354

---

La surdétermination de la famille sur l'activité productive,
par conséquent l'utilisation de toutes les ressources potentielles
à la structure de la parenté supplée à l'impossibilité de conver-
tir l'objet de travail en patrimoine (mer), en bien faisant
l'objet de transmission (hérédité), base concrète d'une perpétua-
tion et d'une identification de la famille du pêcheur comme dans
l'agriculture entre le paysan et la terre. Le patrimoine du pêcheur,
c'est la famille qui devient moyen de production; le pêcheur
ne se reproduit en tant que travailleur qu'à travers sa famille,
par la constitution de celle-ci. La propriété gît dans la famille
et à travers elle se concrétise dans la pirogue; l'univers social
de la production piroguière est la famille, le travailleur est
membre de la famille avant d'être un producteur. Les rapports
de travail sont définis par les relations dans la famille.
Ni le statut, ni la propriété des moyens de production n'ont en
soi une existence propre pour autant que demeure la communauté
domestique comme organisme social et économique, pour autant qu'elle
constitue "en effet le seul système économique et social qui
régente la reproduction physique des individus, la reproduction
des producteurs et la reproduction sociale sous toutes ses formes
par un ensemble d'institutions et qui la domine par la mobilisa-
tion ordonnée des moyens de la reproduction humaine, c'est à dire
par les femmes" (l).
La femme constitue dans la communauté domestique le centre de
,_
la vie, elle cumule les fonctions de production-reproduction de
l'énergie humaine et celles de redistribution des subsistances,
mais elle "n'intervient jamais comme vecteur de l'organisation
sociale. Elle disparaît derrière l'homme: son père, son frère
ou son époux" (2). Elle devient appendice et est aliénée de sa
progéniture par le frère dans le système matrilinéaire.
(1) f7e..ilf.a~-!>oux. : ll!.11l1Tle.-!>, g/l.61ll.IV1A et capilaux..
f7a-!>p~o p~-!> - 1980 p9
• • •
•
• • • • p 116
355

---

L'aliénation de la femme, (de la soeur, de l'épouse), est instituée
par les rapports entre aînés et cadets où l'exploitation de ceux-
ci n'est acceptée, vécue que dans la mesure où la possibilité
pour les cadets de devenir aînés existe, c'est à dire de prendre
femme , possibilité qui est en même temps opposition et négation
des liens de dépendance, métamorphose des cadets en aîné ; et
dans la mesure où la segmentation par reconstitution est la réso-
lution des termes des conflits internes à la communauté domestique.
"Dans la société domestique, les aînés ne sont tels que pour avoir
investi et restitué leur énergie dans la production de cadets
voués au même cycle d'avances et de restitutions. Ils ne se per-
pétuent qu'en accordant aux cadets les moyens de la reproduction,
c'est à dire une épouse. Par là s'atténue en même temps la dépen-
dance des cadets à l'égard des aînés puisqu'ils acquièrent la
possibilité de devenir "père" à leur tour et de jouir avec le
temps d'une autorité grandissante. En profitant successivement
par contre, du produit du travail de leurs mères, puis de leurs
épouses, les cadets se situent par rapport aux femmes comme les
associés de leurs aînés. Vis à vis de ces derniers, leur situation
se compare davantage à celle de clients que d'exploités" (1).
Mais les rapports aînés-cadets ne s'analysant pas en système orga-
nisé d'exploitation même si une catégorie des cadets, les puînés
peuvent être placés dans une position marginale de célibat à vie,
en raison de l'opportunité de segmentation, deviennent des rapports
d'exploitation du fait de la revendication ouverte du père sur
les enfants avec le développement de l'économie de marché qui opère
en dissociant les cycles productifs et reproductifs "lorsqu'au
mouvement des individus se substitue le mouvement des produits
(ou des biens médiats qui les représentent), les individus demeurant
liés, par leur statut, à leur famille d'origine" (2).
(1) ~~~oux p 123-124
( 2) ~e.i.ila-6~oUX P 128
356

---

C'est donc au contact de l'économie marchande, par transformation
exogène
que le mode d'organisation sociale qu'est la communauté
domestique subit un changement radical ; dans le cas de la com-
munauté de Guet Ndar, c'est â l'époque de la société concession-
naire de Saint-Louis que l'économie domestique est dominée par
l'économie capitaliste, "dégorgeant leurs substances et leurs
énergies sous le poids écrasant de l'impérialisme" (1).
La communauté de Guet Ndar, reconstituée sur la décomposition
des sociétés wolof, repose sur le système matrilinéaire jusque
dans la reproduction des producteurs. Ce n'est pas la question
de la répartition des femmes qui est un enjeu social mais plutôt
celle de leur progéniture ; à qui sera-t-elle dévolue ?
C'est en tant que formes héritées de la communauté domestique
et du système matrilinéaire que l'activité de la pêche s'organise
autour de la famille: l'objectif de la production de la pêche
maritime piroguière reste essentiellement d'ordre marchand quand
les habitants de Guet Ndar se professionna1isent dans le "métier"
de la mer.
En réappropriant les formes héritées de la communauté domestique
et maintenues dans l'économie de marché, deux problèmes se posent
à la pêche piroguière : pour qui produit-on ? Comment le travail
est-il rémunéré ?
A notre sens ces deux questions liées au concept d'exploitation
du travail supposent d'admettre qu'avant même la transformation
de la force de travail en marchandise, les pêcheurs puissent être
exploités dans leur travail, être dépouillés â des degrés divers
du surplus créé - conservation, régression, reconversion - ; en
fonction de l'évolution du procès de soumission du travail au
capital et des mécanismes de l'accumulation primitive dans l'économie
néo-coloniale du Sénégal; c'est la question de la propriété des
moyens qui est posée dans le cadre des formes de l'exploitation du
travail de la petite production marchande.
357

---

A - La transformation des rapports familiaux de
travail en rapports marchands
Pour qui produit-on?
Les rapports de production familiaux dans la pêche piroguière
relèvent des relations d'aînés à cadets afférant à la logique
de la communauté domestique. Ces rapports se manifestent dans les
relations de type matrilinéaire, c'est à dire des relations
entre oncle (nijaay) et neveux (jarbaat). Le père s'efface au
profit de l'oncle maternel, comme l'épouse devant la belle-
soeur (njëke). Les femmes mariées ne quittent pas le domicile de
leurs parents, leurs maris viennent faire gendre et les enfants
nés des unions sont pris en charge pour leur éducation et leur
formation par l'oncle, l'ainé maternel de la famille. Ainsi les
mécanismes d'allocation de la force de travail reposent sur le
système d'affiliation utérine et en fonction du capital technique
disponible (nombre"de pirogues), l'ainé et ses frères cadets se
répartissent l'ensemble des neveux quand la taille de la famille
et le nombre de bras disponibles permettent cette répartition ;
dans le cas contraire où la famille ne dispose que d'une seule
embarcation, où l'énerg~e humaine familiale peut tenir dans un
seul équipage, on trouve à côté de l'ainé, ses frères et leurs
neveux; s'il arrive qu'une famille dispose d'un surcroît de main
d'oeuvre inemployée dans la pêche ou dans une autre activité ,;
car la pêche maritime est restée longtemps une activité saison-
nière, celui-ci est affecté aux familles proches apparentées,
aux affins ; ainsi selon les circonstances un chef de pirogue
peut rassembler dans son équipage ses neveux et ses propres
enfants.
Cependant, la logique sociale d'affectation et de répartition
358

---

de la main-d'oeuvre courante se fait d'oncles à neveux. Ces der-
niers sont depuis l'âge de la puberté sous la tutelle de l'oncle
qui les familiarise à la pêche par de menus travaux avant de
disposer de leur force de travail quand ils accèdent à l'âge de
travailler utilement.
·C'est mon oncle qui m'a appris le métier tandis
que mon père était à Rufisque en campagne avec
se neveux. C'est la coutume que l'oncle éduque
ses neveux et tout pêcheur puissant le doit à ses
neveux dans la majorité des cas.
Mon père a appris la pêche avec son oncle ,
ce sont les neveux qui ont fait la puissance de
l'oncle
Quand son oncle l'a remercié de ses
services. et dieu. il se mit à son compte et ses
neveux le renforcèrent. Mon père. durant son
activité. avait beaucoup de chance. il était
très envié dans son travail.
Quand j'ai grandi. mon oncle n'était pas démuni
mais cela n'empêche je suis" a11 é avec 1 ui pendant
trois saisons. à noor. à navet et à 1011i et
quand la mer était agitée. je n'allais pas à la
pêche.·
Si la direction du procès de production. la formation et l'enca-
drement des neveux (en tant que force de travail mise à la dispo-
sition de l'oncle) sont assumées par l'ainé. chef de la pirogue.
la répartition et l'écoulement du produit relèvent de l'ain~des
soeurs du pêcheur qui se substitue à la femme du pêcheur qui elle
n'a aucun droit de regard sur la production et la gestion de la
vie quotidienne dans la communauté domestique. en tant que femme
mariée. C'est comme mère. non pas épouse. ainée d'entre les
femmes. par sa vertu à doter de bras nécessaires à la poursuite
359

---

de la pêche qu'elle acquiert une position élevée dans l'orga-
nisation sociale ; la njëke organise les fian~ailles du pêcheur,
s'occupe des cérémonies
de veuvage et libère la femme de son
défunt frère (toilette de deuil et dénouement des cheveux)(l).
La femme n'apparaît pas dans le système matrilinéaire aussi
" fongible '" ,ef f
'
acee comme 1e d'
.
ecr1t M '11
e1
assoux, ce n ' est pas
seulement "lorsqu'elle a perdu ses capacités physiologiques de
reproduction qu'elle est susceptible d'en acquérir les capacités
sociales" (2) bien qu'elle demeure dans le cadre général de la
communauté domestique "l'instrument de l'autorité des ainés sur
leurs cadets en même temps que le moyen de l'émancipation de
ces derniers à l'égard des premiers" (3).
Cette ambiguité de la position de la femme dans la communauté
domestique de type matrilinéaire avec son corollaire, les enfants
suivent l'oncle, est doublement et paradoxalement cultivée dans
l'exploitation de la petite production marchande par le capitalis-
me. D'un côté, le petite production marchande n'est opérante
qu'en renforçant l'idéologie de la famille communautaire, de
l'autre l'approfondissement des rapports marchands prostituent
les rapports familiaux en les orientant vers l'individualisme.
( 1) VOVt BbtanglVl. rlVl./Ululi.. : f.su, peu.plad.t!.~ ck la Sé.n.i-
gamtie, p 42 - ~oux - p~ 1879
( 2) fYleil1.a~~oux p 119
( 3) fYle..i.ll.a.-6-6oux p 121
360

---

1 -La modification des rapports de travaD d'oncle-neveux à
père-enfants et l'effacement graduel du rôle de la IJjëke
Il ne faut pas exagérer le statut et la place de la pêche dans
l'économie domestique de Guet Ndar avant le déclin des activités
de navigation et de transport du commerce atlantique à la fin
du XIX o siècle. La pêche ne devient la base de l'activité éco-
nomique de Guet Ndar véritablement qu'avec la professionnali-
sation massive et définitive en mer des gens du village après
la première guerre mondiale. Jusqu'ici le caractère domestique
de la pêche étant préservé, l'activité se partage entre le fleuve
et la mer, elle est complémentaire au travail marchand ou sala-
rié, permanent ou temporaire que procure l'économie urbaine
portuaire.
La régression des activités économiques issue de la crise des
années 1930 et la structuration de la pêche maritime autour des
migrations ne peuvent laisser intacts les rapports de travail
circonscrits dans les seules relations de neveux à oncle, sans
remettre en cause l'organisation sociale antécédente. Un vaste
mais lent mouvement de destructuration de l'économie domestique
vers une production marchande se dessine laissant en arrière,
en retard sur l'évolution, les rapports de superstructures.
Le passage d'une p1uriactivité économique à une activité unique
concentrée sur lapêche maritime comme seule source de revenu
aboutit à une contestation de l'affectation de la force de
travail familiale des années 1950. La revendication des droits
du père biologique sur les enfants secoue les fondements de la
famille élargie, prive la belle-famille du bénéfice du processus
des échanges matrimoniaux
ce qui traduit la dégradation de
l'autorité de l'oncle maternel qui est en fait moins visée que
le rôle de la soeur, de la njëke. Ravalée au rang d'épouse, de
femme mariée, elle perd certaines prérogatives et une partie
de son pouvoir économique que récupère le mari dans le cadre
361

---

d'une unité de production et de consommation individuelle, dans
la famille restreinte et nucléaire. Cette tendance à l'indivi-
dualisation de la production familiale est aggravée avec la
motorisation où la pêche accède aux conditions de production
élargie. La multiplication des unités domestiques nucléaires
achève l'organisation de la communauté matrilinéaire dont la
manifestation
la plus visible est réalisée par le changement
du mode de répartition et de stockage du produit :
- dans la production communautaire, la notion de parts
(narr) est absente ; le pêcheur est membre de la famille qui
pourvoie à tous ses besoins, de ce fait, il ne reçoit aucune
part. Le produit est réparti en trois catégories :
• bopugaal : à l'avant, cette fraction est destinée
aux jeunes pêcheurs, célibataires qui en font
des cadeaux à leurs fiancées, (on l'appelle
"jënu Doro"), ils peuvent en disposer librement.
saaku : sa gestion relève du chef de pirogue,
cette fraction est utilisée pour renouveler le
matériel et pour subvenir aux dépenses
socia-
'.
les; c'est la soeur du marin qui l'écoule,
elle en
a la garde.
genugaal : c'est la fraction réservée à la
consommation domestique ; la notion de "dépense"
est ignorée ; cette fraction est échangée sur
le marché.
Ce mode de répartition se modifie progressivement, le produit
n'est plus stocké dans des sacs (saaku) mais il est enfilé (kaal)
puisque les captures sont plus abondantes grâce à l'extension
des aires de pêche
par la motorisation. La pratique de l'enfi-
lage correspond à une nouvelle répartition qui traduit le pro-
362

---

cessus d'autonomisation des ménages, prélude à l'éviction de
la njëke .
. le saaku est maintenu, la soeur du pêcheur continue
à assurer la vente et à épargner le produit ; il "constitue une
réserve intangible en preV1S1on des réparations de la pirogue,
ou d'accidents possibles."(I)
Par contre le kaalu bop et le kaalu digg constituent les signes
patents de la transformation de la finalité de la production
et la reconnaissance de l'éclatement de la communauté domesti-
que qui se scinde en plusieurs unités indépendantes de consom-
mation avant de déboucher ultérieurement au plan de la produc-
tion sur l'association d'artisans libres
. Le kaalu-bop est la fraction du produit divisé en
parts égales au nombre de pêcheurs (njaylu) après prélèvement
de quelques pièces réservées aux dons et récompenses aux person-
nes restées à terre et aux aides (yew). Le chef de pirogue ne
bénéfie pas de cette partie ;
'.
Le kaalu-digg est constitué des 3/5 de la capture,
est réservé à la femme du chef de famille, qui peut être l'épou-
se du chef de pirogue ou bien quand dans l'équipage deux pêcheurs
mariés sont présents, cette fraction est partagée entre leurs
femmes. Dans certains cas, le chef marin est polygame et est
le seul marié dans la pirogue, le kaalu-digg est alors réparti
entre ses femmes. Quels que soient les attributaires du kaalu-
digg, sa fonction consiste à pourvoir à l'alimentation quoti-
dienne après prélèvement du poisson destiné à la cuisine ou
ndawal, à extraire les cadeaux destinés aux parents proches
(1) Leca p 374
363

---

(neral) ; avec le produit de la vente de la fraction restante.
on assure les dépenses pour la fourniture de biens entrant dans
la poursuite quotidienne de la pêche. Le kaalu-digg deviendra
la part effectivement commercialisée par le pêcheur et que l'on
désigne "naaf". le chef de pirogue en a la libre disposition.
Si "l'excès de famille" empêche de désigner l'unité pour une
entreprise. le pêcheur un travailleur. la production rémunère
des besoins et des biens, un capital constant. fixe et des
subsistances.
Le principe de partage en nature
du produit avec la méthode
d'enfilage balaie ce qui restait jusqu'ici le principe d'indif-
férenciation et de non-reconnaissance de statut du producteur
familial en tant que travailleur de la communauté domestique.
Mais si le changement sociologique du
fonctionnement de l'unité
familiale s'est produit. par contre la hiérarchie et les rapports
de pouvoir sont conservés dans les relations de travail dans la
pirogue. On ne déroge pas à l'autorité morale du père et quand
il arrive qu'il continue à travailler avec les enfants. c'est
l'aîné qui incarne l'ascendance réelle sur les cadets dans la
pirogue.
-Quand nous sommes trois frères dans une même
embarcation. ce qui était fréquent autrefois.
avec un équipage/de cinq à six personnes dont
le père actif •••• le grand-frère était l'autorité
de tous et il se mettait à côté du père 1 ils
prenaient les décisions ensemble. nous les autres.
notre seul devoir consistait à se lever le matin
et partir en mer 1 quand nos avis divergeaient.
le père prenait parti pour l'aîné et si par mal-
heur tu te fâchais avec ce dernier. le père te
corrigeait. te battait pour te rappeler que
l'ainé est l'autorité. Et cela. les jeunes se
364

---

sont aperçu que c'est un retard 8 Guer Ndar ••• •
La césure que l'on observe dans l'organisation du travail fami-
lial est déjà contenue dans le renversement politique des
hiérarchies sociales traditionnelles par la démocratie repré-
sentative (élections) qui met en place de nouvelles couches
dirigeantes.
L'institution du système des parts ne s'arrête pas au partage
en nature, le produit est transformé en marchandise, vendu,
valorisé par le marché qui rémunère finalement le travailleur
ce processus de métamorphose de la finalité de la production se
répercute au sein de la famille. Remarquons que la technique
d'enfilage présente l'inconvénient d'endommager le poisson et
sa conservation jusqu'au marché est insatisfaisante. A l'époque
du stockage du produit par enfilage, la dislocation de l'unité
de consommation était chose faite, et au moment où l'on passe
au stockage du produit dans les sacs en filet, il s'est produit
lëclatement de l'unité élargie de production en petites unités
et la réduction de la taille de l'équipage; par conséquent, les
grandes pirogues ont diminué. Le partage du produit en nature
est abandonné, l'unité de production est ,~a \\famille conjugale,
le ménage. Dès lors, il faut saisir le reflet de l'évolution au
niveau des micro-processus de changement de l'univers familial.
Les rapports marchands envahissent les relations familiales :
le mari en retrouvant ses droits sur les enfants doit chercher
à rétablir son autorité, ne serait-ce que partiellement sur son
épouse.
Le conflit oppose l'oncle maternel et le père, c'est l'homme qui
fait abandon de domicile. La société ne reconnaît pas encore au
mari le choix d'établir le domicile conjugal. Si la soeur et
l'oncle sont évincés, la femme à Guet Ndar conserve encore une
marge de liberté et d'indépendance face au mari par son pouvoir
économique qui résulte de son activité de commerce, de transfor-
365

---

mation du poisson et de l'artisanat (indigoterie). Il existe une
coalition entre soeur et frère (persistance de l'idéologie
matrilinéaire) qui constitue un contre-pouvoir au mari, lui,
épaulé par l'idéologie de l'Islam en expansion, l'épouse doit
rechercher son salut dans l'au-delà, dans la bénédiction du
mari. Plus encore, au même titre que le père le mari, la mère
l'épouse revendique le droit de regard sur le travail"des en-
fants ; elle participe à la dotation des facteurs de produc-
tion ; fait souvent ignoré des proches - la défense du ménage,
de la famille nucléaire oblige -, l'apport discret de la fem-
me dans l'acquisition des instruments de production et dans
la continuité de l'activité, n'est révélé qu'à l'occasion des
querelles au sein du ménage, à l'occasion du mariage d'un mari
imprudent qui veut embrasser une seconde épouse ou bien dans
le cas banal de défection de mariage. Il est difficile de pré-
juger le côté où se trouve le bénéfice du rapport de force.
L'institution de la famille nucléaire n'est pas toujours une
garantie à la poursuite de l'activité, la dimension familiale
peut faire défaut, elle est insuffisante pour former une équi-
pe de travail même dans une petite embarcation ; les enfants
quand ils ne sont pas des filles, sont souvent très jeunes
'.
pour monter une pirogue. Pour combler le déficit de la force
de travail du ménage, on fait appel aux ruraux, aux aides
bénévoles qui se présentent dans la pêche. Le risque est grand
mais la nécessité le requiert de part et d'autre. La crise du
./
monde rural a rejeté
dans la pêche ceux que le capitalisme a
délogés de la communauté paysanne exsangue. Dans certaines
pirogues, la main-d'oeuvre est à dominante étrangère. La patron
de pêche qui n'a pu retenir ses neveux repèche des ruraux qui à
l'occasion deviennent les vrais responsables de la dir~ctlon de
l'activité à défaut de descendants aptes et capables;
Hon père laissa la liberté de partir à
ses neveux, de s'installer à leur propre compte,
366

---

mes deux cousins du côté paternel et moi le
rejoignîmes 1 nous étions les plus jeunes de
la pirogue et ce fut ma première campagne de
pêcheur à noor. à Kayar. et la seule fois. la
dernière en compagnie de mon père •••
A son départ de la pêche. son ami de Fass le
remplaça 1 d'ailleurs A. et M•• deux pêcheurs
de Fass et moi constituyions l'équipage finale-
ment. A. était responsable et capitaine. il
s'occupait de la vente du produit secondé par
son propre neveu M.
Les gens disaient même que notre pirogue était
une embarcation de Fass tellement nous n'étions
que de simple pêcheurs snas aucune responsabi-
lité (en tant que fils du propriétaire) ••• •
L'emploi des ruraux manifeste les limites d'une production
domestique basée sur la seule force de travail d'origine
familiale. mais l'activité doit passer par là pour assurer la
survie de la pêche piroguière dont les problèmes immédiats se
situent au cours du procès de production.
367

---

2 · Motorisation des pirogues et éloignement progressUdes
zones de pêcbe
La professionnalisation de la pêche maritime s'est accompagnée
d'un accroissement de l'effectif des pêcheurs, conséquence de
la multiplication des petites unités domestiques. Les fonds
de pêche sont visités plus fréquemment et les pêcheurs plus nom-
breux ; les fonds s'appauvrissent progressivement du fait de
l'intensification de leur exploitation, des sorties plus nom-
breuses. La voile et la pagaie permettent difficilement d'at-
teindre le poisson; à Guet Ndar, l'activité est de ce fait
quasiment bloquée en plus des immobilisations allongées et
régulières. Dans ces conditions, le caractère structurel de la
migration est renforcé chez le pêcheur guetndarien ; la famille
suit la pirogue dans les centres de campagne.
A l'origine étrangère de la main-d'oeuvre, l'externalisation
des facteurs de production achève de briser la maîtrise du
pêcheur sur les conditions de son activité. Jusqu'à la fourni-
ture de l'appât, tous les biens entrant dans la production
sont dispensés par le marché. La migration n'est effective que
quand le pêcheur arrive à satisfaire les frais qu'elle engendre.
Cette conjoncture de difficultés fait que la motorisation a été
à la fois décriée et sollicitée à cause de l'éloignement des
zones de pêche; de même elle accélère la tendance à l'éclatement
de la communauté domestique et la transformation des rapports
familiaux en rapports monétaires.
Le moteur ne constitue pas à vrai dire une aubaine pour le
pêcheur, c'est beaucoup plus une charge supplémentaire et quoti-
dienne ; aux frais des pannes épisodiques mais régulières du
moteur, la consommation de carburant augmente fortement à cause
de la prolongation de la durée des sorties et le prix du liquide
368

---

connaît une hausse continue en dépit des subventionnements de
l'essence livrée sous douane.
Le racket organisé sur le service après-vente des pièces détachées
et la libéralisation du service de maintenance malgré l'existence
de satellites de réparation contribuent au mouvement de dépos-
session du surplus réalisé par le pêcheur. Mais la question res-
terait moins importante si le pêcheur accédait aisément aux
riches fonds, si le prix du poisson était plus rémunérateur et
cette dernière hypothèse ne peut lui être favorable aussi long-
temps que les pêcheurs restent dispersés, que le mareyeur mono-
polise le pouvoir de négociation. Nous avons abordé dans le cha-
pitre précédent que le courant d'exploration et de conquête des
fonds s'est développé avec la motorisation mais les rendez-vous
manqués du poisson
s'allongeaient avec les périodes d'immobili-
sation de noor ; à la reprise à coron, le poisson ne faisait que
transiter dans sa remontée vers les eaux froides, il s'ensuit
que seuls les fonds connus faisaient l'objet d'une exploitation,
de façon intensive et massive. Le temps de rapt (économie de
ponction) se réduisait d'année en année et l'appauvrissement qui
en découle s'exprime en une diminution de la durée de la campagne
à Saint-Louis, par conséquent de la baisse des captures débarquées.
L'hivernage qui succède à coron est traditionnellement une basse
saison de pêche, de mer morte sur la côte à Guet Ndar .
.~Le pêcheur n'est pas resté passif face à cette situation de soudure
de morte saison ; à côté de la migration, des expériences ont été
initiées sur place, les daalu-gejj et pêche-ligne glacière. D'autres
pratiques
moins répandues parce que créant une charge excessive,
supplémentaire de travail mais limitées ont été tentées ; la pêche
de nuit ou njaal avec ses variantes est courante en cette saison,
d'abord en campagne:
-A Rufisque on fait la pêche de nuit , on se munit
d'une batterie automobile avec une lampe de douze
volts qu'on allume dans l'eau et les petits poissons
369

---

viennent tourner autour de la pirogue à cause de
l'éclairage. les grands poissons sont attirés par
les petits et on jette les lignes pour les capturer ,
plus l'éclairage est fort, la batterie puissante, plus
les poissons abondent 1 ils disparaissent quand la
lampe diminue d'intensité •••
On abandonne cette pêche quand il fait froid •••
Ls saison de préférence est l'hivernage. W
L'utilisation de l'électricité enrichit l'arsenal de techniques de
capture du pêcheur. et la pêche nocturne doit pouvoir se faire
à Saint-Louis ; mais en cette saison. le fond de pêche convoité â
Guet Ndar (Jaatara) fait l'objet d'une vieille superstition:
·Nos ancêtres et nos pères refusaient de faire la
pêche de nuit à leur époque ••• Nos ancêtres préten-
daient que le fond est habité par des esprits, qu'il
n'est pas indiqué de s'y attarder la nuit' une
pirogue qui y reste après le départ des autres verra
apparaître à son côté une pirogue fantôme, celle des
'. esprits qui lui demanderont de ranger ses instru-
ments et de rentrer ••• Cela est peut-être invraisem-
blable ! mais on craint d'y faire la pêche de nuit
en hivernage. Ces dernières années, des pêcheurs de
10d~y ont pêché à la lampe comme cela se fait à
Rufisque. ils avaient fait de bonnes captures, main-
tenant beaucoup de pêcheurs le font et on capture les
mêmes espèces qu'à Rufisque. On peut même dire que
Jaatara est plus riche qu'ailleurs.·
Dans la pêche de njaa1, le départ et le retour ont lieu dans la
nuit surtout en période de Kiw ; à côté. on rencontre une autre
forme de pêche nocturne, pionnière et récréative pratiquée par les
jeunes, elle se passe en hivernage au passage d'un banc de poissons
370

---

en vue de la côte, c'est le
xocuqui n'est pas très différente
d'une autre forme côtière et hivernale mais diurne des vieux
pêcheurs ou
teroos C'est la ligne qui est l'instrument de capture
de ces pêches.
Toutes ces expériences et tentatives sont la conséquence de l'éloi-
gnement progressif du poisson, devenu plus accusé quand se pro-
duisent la collision entre la pirogue et l'armement industriel
d'une part, et l'introduction fulgurante du mareyeur dans la pêche
d'autre part. Dans cette ambiance, la diversité des stratégies
individuelles pour trouver et atteindre le poisson aboutit à une
concurrence entre les différents systèmes de production de la
pirogue.
371

---

B - Les conséquences de l'élargissement du
marché sur la production piroguière
Les contraintes auxquelles est soumise l'activité piroguière
supposent pour les travailleurs de mettre en place des stratégies
capables de permettre la continuation de l'activité afin d'éviter
le risque de reconversion, d'éviter à la force de travail de
tomber au rang de marchandise. Pour ce faire, une seule alter-
native à deux vitesses s'offre au pêcheur:
- augmenter la durée du travail, intensifier la
production si possible
et
- réduire la part du surplus destiné à sa propre
reproduction en transférant au renouvellement des
moyens de production une part plus importante du
surplus, moyens de production dont il est obligé
de s'en procurer sur le marché puisqu'il '. ne les
fabrique plus lui-même.
Ce qu'il convient d'appeler modernisation n'est en fait qu'une
aggravation du degré de dépendance du pêcheur vis à vis du
marché. Il découle de cette nécessité de s'adresser au marché
un mouvement de différenciation entre les pêcheurs qui se
dédouble d'une concurrence entre les divers systèmes de pro-
duction piroguière. Vu que la production se réalise en fonc-
tion des besoins du marché, ce sont les besoins du marché qui,
par conséquent, commandent la production piroguière par les
prix offerts, d'où diversification et spécialisation des
espèces débarquées.
372

---

WOn nous promet dans un proche avenir le chalu-
tier qui est plus adapté à la senne que la
pirogue w1oco w que l'on utilise. On peut dire
que la pêche a évolué depuis la senne de plage
jusqu'au filet tournant et ne disait-on pas
qu'est pêcheur celui de la senne de plage •••
La senne coulissante a constitué un tournant ,
cependant. le métier a été d'une extrême pénibi-
lité à cette époque là même pour ceux qui sont
traditionnellement pêcheurs de père en fils ,
dans ces conditions. on voulait quitter la pêche.
on tentait d'en sortir. On ne le souhaitait pas
tellement mais on ne pensait qu'à quitter la
pêche, c'est à force de persuasion que l'on
a accepté au point que tout le monde est obligé
de prendre un moteur pour continuer son activité.
Le moteur est très utile à
la pêche et l'effec-
tif des pêcheurs a augmenté avec la motorisation
puisque de nos jours. peut devenir pêcheur qui
sait nager.
Cela n'empêche qu'il existe toujours des 1igneurs,
des pêcheurs
aux filets dormants et des senneurs
mais ces derniers restent la catégorie supérieure
qui passe des anciens propriétaires de senne de
plage à ceux de senne tournante qui sont devenus
les nouveaux supérieurs de la pêche ••• w
L'inégalité dans l'accès aux.moyens appropriés pour satisfaire
le marché conduit à une compétition entre tous les intéressés
à l'exploitation de la mer (entre pêcheurs. entre le chalutier
et ceux-ci) à des comportements de rapine des puissants sur les
faibles et de racolage des navires par les piroguiers.
373

---

La modernisation comme séries d'amélioration des conditions de
•
travail participe au clivage de la pêche piroguière ; ainsi le
propriétaire de senne peut se targuer d'appartenir à la catégorie
des nouveaux supérieurs de la pêche, de lorgner dans un futur
proche à l'accession à l'armement industriel.
374

---

1· La concu"ence entre les pêcheurs
La concurrence entre les pêcheurs tient à la différenciation à
l'accès aux moyens de production, l'inégalité devient le sens de
la compétition dans la pêche piorguière et l'existence d'une plu-
ralité de systèmes de production témoigne de l'hétérogénéité
sociale et économique de la pêche piroguière.
A l'intérieur d'une même structure de production basée sur la
technique de la ligne par exemple, tous les ligneurs ne sont pas
logés à la même enseigne bien que ce soit le système de production
où la condition de pê~heur est la plus critique puisque c'est la
ligne qui est la victime désignée du
dépeuplement des fonds de
la zone de manoeuvre de la pêche piroguière. Le pêcheur qui arrive
à monter une pirogue glacière se trouve dans une situation plus
confortable que le ligneur classique tout en étant contraint
d'allonger ses sorties. Pour rentabiliser son activité, la piro-
gue glacière doit accroître sa charge de travail, supporter
beaucoup de privations. La transformation partielle de la force
de travail en marchandise est déjà en cours dans la catégorie des
ligneurs par la
location de la pirogue familiale avec la ligne-
marée.
La situation des systèmes de filets dormants et de senne tournante
est différente de celle de la ligne; il n'empêche que les prati-
quants de filets dormants sont tout aussi victimes du pillage de
leurs engins par la pêche industrielle. Seule la senne tournante
se tire d'affaire et pour combien de temps encore avec l'appau-
vrissement des côtes.
-Les 1igneurs sont très fatigués , ce n'est pas
le cas de la senne tournante qui s'active près de
la côte et du filet dormant qui peut aussi aller
375

---

et revenir le même jour , mais la ligne ne
peut plus se suffire à Kayar et de l'intérieur
de nos côtes, elle est obligée de s'éloigner pour
faire des captures: l'autre jour, la pirogue de
Y. a fait une bonne capture au bout de trois
jours de mer en emportant beaucoup de glace. w
Les conditions de travail de la ligne ont atteint la limite du
supportable,
W Le
pêcheur se nourrit mal de repas froid, il
est exposé aux intempéries, il faut qu'on
évite ces conditions de travai1 ••. w
La migration devient structurelle et permanente,
• La pêche à la ligne ne peut compter que sur
l'extérieur, elle a épuisé ses possibilités
dans le pays , elle est contrainte de travailler
en dehors du Sénégal, en Mauritanie, en Gambie
et à Bissau.·
Les pêcheurs de filets dormants n'échappent pas à cette émigra-
tion. Ces circonstances imposent une modification notable sinon
radicale de la pirogue
·qui doit se munir de sondeur pour trouver le
./poisson, de compas pour éviter l'égarement, de
lampe de signalisation contre les ravages des
bateaux, il nous est arrivé à deux reprises
d'arraisonner des navires qui ont pillé les
filets dormants ••• •
La compétition entre les pêcheurs ne s'arrête pas aux différents
systèmes de production piroguière, la pirogue se heurte contre
le navire. La disproportion des moyens entre les protagonistes,
préjudiciable à la pirogue, conduit à des paradoxes significatifs
de l'impuissance et de l'assujetissement du pêcheur.
376

---

2 · La concurrence industrielle et le racolage des navires
L'extension du champs d'opérations de la pirogue motorisée a
entraîné une période faste de production de l'armement (1963-
1968) et en même temps, sans sortir de sa zone réservée, la pi-
rogue devait affronter le chalutier. Une période nouvelle de
concurrence alternée de conflits et de collaboration s'ouvre
malgré la délimitation juridique de zones respectives de compé-
tence entre la pirogue et le chalutier dans la decennie de
soixante-dix avec pour corollaire la création de la zone écono-
mique exclusive, subterfuge de liberté d'exploitation des mers
sous compétence de souveraineté publique. Le pêcheur ne s'y
trompe pas du motif de l'arrogance de l'armement industriel
·ceci a été favorisé par la libération de
côtes africaines. la libre exploitation des
mers. Les russes. les français. les espagnols.
les européens en général sont venus ratisser
la côte sénégalaise avec leurs engins traînants
ce faisa~~. le poisson qui se nourrissait de
crevettes a été le premier exploité suivi des
sardines qui deviennent rares , certaines zones
de prolifération. demeures du poisson. les frayè-
res ont été dévastées par le matériel industriel.
Les poissons ont fui à la recherche de places
protégées contre ces engins. ils ont choisi les
pics et les fosses. là où les pics affleurent et
où nos lignes n'arrivent pas à sonder le fond.
en général des zones étroites. Les engins n'arri-
vent à travailler qu'au risque de détruire leur
matériel •• • •
377

---

Les réactions des pêcheurs ne se sont pas fait attendre, à partir
de 1970, il devient courant de voir des pêcheurs arraisonner des
chalutiers, faire échouer à même la plage des navires (cas de
Mboro), pour faire leur propre police, la surveillance de leur
terrotoire de pêche, police d'autant plus vigilante que les
pêcheurs sont à l'écoute des conversations par radio entre navi-
res à l'aide de leur simple transistor; au besoin ils se
constituent des brigades spontanées
de représailles.
Won s'est plaint, en vain, il y a eu la sourde
oreille, on a été obligé de faire notre propre
police. De jour et de nuit, on se rend compte du
navire qui se trouve dans les six milles marins
réservés à la pêche artisanale ••• les douze milles
marins appartiennent à tous les secteurs •••
Une réunion de conciliation s'est tenue pour
régler les conf1its.-
Les cas de flagrant délit de dilapidation des filets dormants
par les chalutiers ne se comptent plus. Les plaintes se multi-
plient et se terminent en négociations ponctuées d'appels à une
pacifique cohabitation entre le chalutier et la pirogue, en
attendant que l'hyène dévore la chèvre. Mais
"kubëg dee veexu" (on continue à lutter même dans l'agonie)
La lutte acharnée pour capturer le poisson avec des moyens inégaux
et si fortement disproportionnés n '·est que la conséquence de la
raréfaction des ressources halieutiques et cette lutte est carac-
térisée par une situation de pénurie qui pénalise en premier les
faibles producteurs, la pirogue. Les ressources de la mer ne se
reproduisent pas à l'infini, leur renouvellement exige un respect
des conditions naturelles de reproduction ; on constate un boule-
versement quasi-complet du cycle traditionnel de capture des
espèces courantes, recherchées par la pirogue, voire leur dispa-
378

---

rition des côtes sénégalaises.
Il ne serait pas étonnant dans pareille conjoncture de voir les
pêcheurs changer de comportement quand le navire ne trouve plus
de poisson et vient à les solliciter. louer leur force de travail
et leur savoir.
-Les bateaux à palangre oeuvraient dans la premiè-
re zone, n'y trouvant plus de poisson, ils se sont
déplacés vers la seconde zone des pics et des fos-
ses
où se réfugie le poisson , ils y connurent
d'importants dégâts de matériel sans capturer de
poisson. Ces raisons font qu'ils sont venus
chercher les pirogues pour pêcher le poisson.
C'est pourquoi. il y a la pêche-marée des pirogues
là où le bateau n'accède pas, le poisson qui
vivait des crevettes. se nourrit aujourd'hui de
sardines à défaut de crevettes. mais plus du
tout d'hameçons.-
Cette collaboration à l'initiative de la pêche industrielle et
à son grand profit s'accompagne d'une pratique qui traduit large-
ment le désarroi du pêcheur et l'appauvrissement des eaux sénéga-
laises : le racolage des navires par les pirogues.
C'est le comble de l'exploitation du travail de la petite produc-
tion marchande pat le capitalisme, le point de non-retour de la
soumission du petit producteur au marché que de voir un pêcheur
s'armer non pour aller pêcher mais pour aller quémander dans les
navires.
-On pêchait à la ligne. comme on allait aussi
cotoyer les navires en pleine mer qui rejetaient
le poisson , on remplissait la pirogue jusqu'à
plat bord ••• •
379

---

Une partie non négligeable des prises effectuées par la pêche
industrielle est rejetée en mer après sélection; c'est ce qu'on
appelle les prises accessoires que le pêcheurva
rechercher moyen-
nant services si le navire est ancré ou bien qu'il achète. Le
résultat de cette transaction peut atteindre l'équivalent de
plusieurs sorties fructueuses de la pirogue.
Cependant le procès de production de la pirogue ne peut s'arrêter
à la simple référence de ses implications avec la pêche industriel-
le et l'impossibilité d'introduire un véritable progrès dans la
pirogue le conduit à augmenter la charge de travail.
380

---

3 -Intensification de la production et aHongement de la duréf
dutravaH
A s'en tenir au seul système de production dominant à Guet Ndar,
la ligne techniquement rétrograde ne se maintient que par l'auto-
exploitation du pêcheur. On peut rendre compte du phénomène par
les deux caractéristiques du système de production de la ligne
intensification de la production et allongement de la durée du
travail, les deux pendants de la nécessité de pallier à la
baisse de la productivité :
- intensifier la production
"aller trouver le poisson et revenir" constitue le principal
souci du pêcheur et toutes les formes de pêche que la ligne a
engendrées traduisent cette volonté. A la conquête des fonds de
pêche, le pêcheur a adapté son activité au comportement du pois-
son et à sa manifestation en fonction du temps. Ainsi en lok ak
nde et en kiw, la pêche ne s'arrête pas au jour ; dans leur prin-
cipal centre de travail, à Kayar, en période de kiw, le même
équipage est amené à sortir deux fois dans la même journée :
pêche diurne et nocturne.
Wactue11ement, on pratique la pêche nocturne
car le poisson ne se manifeste pas vraiment
le jour, par contre, la nuit est plus interessan-
te et on passe toute la soirée à pêcher. w
A Saint-Louis quand les conditions maritimes s'y prêtent, les
pêcheurs qui possèdent des filets dormants, au cours d'une même
sortie les visitent avant d'aller continuer la pêche à la ligne,
ou au retour.
Les familles qui sont pourvues en nombre de marins suffisant pour
381

---

monter plusieurs embarcations répartissent les équipages selon
les systèmes de production qu'elles peuvent pratiquer; rarement
tous les pêcheurs d'une même famille s'emploient en totalité dans
la ligne-marée par exemple ; la senne qui dispose de plusieurs
équipages, avec le même matériel effectue aussi plusieurs sorties
dans les périodes où le pêcheur flaire que la présence d'une
colonie de poissons sera de courte durée (passage du tassergal à
Guet Ndar), les sorties sont redoublées.
- allonger le temps de travail
La pratique du daalu-gejj et la ligne glacière montrent que le
pêcheur doit nécessairement prolonger son temps de travail pour
espérer gagner sa vie et renouveller ses instruments. Mais
objectivement, il se heurte aux limites technologiques de la pi-
rogue, celle-ci ne lui permet pas d'allonger au-delà d'un certain
seuil (trois jours) son temps de travail ; la marée est brève.
Le pêcheur incrimine l'absence de matériel adéquat qui lui empê-
che de profiter des possibilités et des connaissances que plusieurs
générations de travail de la mer lui ont léguées. Les pêcheurs
sont conscients que leur adhésion à la ligne-marée est beaucoup
plus une contrainte par suite de cette impuissance matérielle,
plutôt une exploitation dont ils sont l'objet qu'un bénéfice
qu'ils en récoltent.
·On peut parler des marées que font les pêcheurs :
nous le faisons à défaut de moyens, de possibilités.
C'est une contrainte puisque le gain qu'on en
tire on ne peut le réaliser sur place en travail-
lant chez nous car le poisson que l'on capture
dans ces eaux, par la quantité et par la valeur,
on ne peut l'atteindre avec nos pirogues, avec
notre matériel dans ces eaux, puisque la pirogue
8aa1u-10cco a des limites qu'elle ne peut franchir.
Le poisson qui
est pris, vendu par kilo, s'il
382

---

était acheminé dans nos marchés. rien qu'à Guet
Ndar. pour 50 000 F.CFA à bord du bateau. vaudrait
plus de 250 000 F. CFA.
Donc. ce n'est pas un bénéfice pour nous.
Nous sommes obligés d'agir ainsi. on ne peut faire
autrement.
Si on avait des pirogues durables. de bonne capa-
cités. qui permettent d'atteindre le poisson où
il se trouve. et qu'il puisse être conservé jusqu'à
bon port. cela engendrerait pour nous beaucoup
plus d'avantages. Mais nous n'avons pas ces embar-
cations là •••
Si nos pirogues pouvaient supporter ce genre de
travail. si nous avions un autre type de matériel.
nous n'irions pas dans ces eaux-là •••
On sait où trouver le poisson. où l'atteindre. mais
le matériel ne le permet pas.
Il est clair que la pirogue ne peut s'aventurer
dans certaines zones. ou s'il se produit. c'est
à ses risques et périls. par exemple se perdre
quand on n'a pas les moyens de s'orienter. ou
bien travailler la nuit sans signalisation lumineu-
se dans des endroits où les navires peuvent te
renverser sur
leur route, ce sont des faits qui
nous retiennent de fréquenter ces zones.-
Cependant. quand le pêcheur a trouvé le poisson. il ne s'en est
pas sorti pour autant. le marché décide des prix affectés aux
prises en fonction des espèces qU'il convoite; c'est donc dire
que le pêcheur doit rechercher les poissons qui le rémunèrent le
383

---

mieux. Delà, la production se diversifie en même temps que l'on
s'oriente vers une spécialisation des espèces débarquées et à
un renversement de valeurs dans l'appréciation des produits.
384

---

4 . Diversification et spécialisation des débarquements
A partir du moment où c'est le marché qui rétribue les efforts
du pêcheur, que la demande est loin d'être satisfaite (seules les
grandes villes consomment du poisson frais), pour le pêcheur,
toute espèce capturée répond à la demande. Celle-ci efface toute
hiérarchie de valeurs entre les espèces mais elle le réintroduit
une fois la destination du produit identifiée, par exemple, le
marché des usines.
Arrivée à ce stade, la production ne s'apparente plus à une
activité de ponction, de cueillette, elle est le résultat d'une
organisation qui vise à obtenir un produit dont le travailleur
escompte un gain conséquent. La pénurie ou l'abondance ne sont
plus les principaux facteurs déterminants du prix de marché :
"bare laamb, new jar".
Qu'on se souvienne, avec l'école de formation des pêcheurs et
des artisans modernes de l'industrie de la pêche au début du
siècle, déjà à Guet Ndar, la production était orientée vers la
satisfaction des besoins de la sécherie et toutes les espèces
n'étaient pas admises à la transformation. L'industrie de la
transformation offrait un meilleur prix que le mareyage en frais
mais la demande/était ponctuelle et irrégulière pour les raisons
que nous avons déjà évoquées. Cette aptitude du marché à détermi-
ner la production en lieu et place du pêcheur conduit le produc-
teur à rechercher les espèces qui répondent aux demandes particu-
lières. Nous assistons alors à une série de spécialisations de
la pêche piroguière, les unes conjoncturelles. les autres fonda-
mentales. des plus anciennes aux plus récentes. mais toujours le
critère de prix offert commande l'adhésion du pêcheur à telle ou
telle autre spécialité.
385

---

. Le mareyage : C'est la commercialisation principale-
ment urbaine en poisson frais, il absorbe la majorité des débàr-
quements et le marché est loin d'être couvert, il constitue le
débouché du poisson le plus traditionnel. La fluctuation du prix
offert par le bana-bana est sa principale caractéristique en
relation avec le volume débarqué et par l'incidence des débarque-
ments du port de Dakar •
. La transformation : excroissance du mareyage, elle
peut lui devenir concurrente ; elle demeure un appendice de la
marée fraîche dans la mesure où seules les quantités invendues
et les avaries sont destinées à l'industrie. Ce serait une vision
archaique de considérer la transformation comme un reliquat, elle'
a dépassé le stade d'autoproduction et d'autoconsommation pour
s'articuler à un marché en devenir. Une partie considérable des
débarquements des filets dormants est destinée directement à la
transformation qui porte sur des espèces cible fortement rému-
nératrices (squales, ailerons de requins •.• ).
Mareyage et transformation sont des débouchés classiques et per-·
manents de la production piroguière en dépit de l'instabilité
de prix.
Le marché usinier : la gamme des produits qui couvre
l'offre des usines et l'exportation est très composite; elle
s'étend des langoustes aux produits destinés à la conserve et
au récent marché des céphalopodes.
La production des langoustes prend essor dans les années cinquante
et s'adressait à la fraction de la population urbaine.européenne.
Le marché Kermel (Dakar) est son débouché traditionnel qui est
prolongé par certaines unités industrielles (souvent familiales)
qui approvisionnent les pays européens. La production de langous-
tes "tarmaj" a apporté des modifications techniques dans la con-
ception et la confection des filets dormants.
386

---

planche 99
débarquement des prises
387

---

La pêche des céphalopodes (seiches, poulpes, calmars) au moyen
des casiers et des turluttes est une spécialisation récente et
fournit les usines de traitement et de conditionnement (Sopoa
et Senepesca) qui exportent vers le Japon et l'Italie (1).
Ce marché est largement soutenu par les usines, l'assurance
d'écoulement du produit et le prix proposé au pêcheur constituent
des atouts éventuels de développement de lapêche spécialisée
aux mollusques et aux céphalopodes.
. Le marché de la ligne-marée : il est de loin le
débouché le plus occulte mais son incidence sociale et économique
sur le devenir du travailleur de la mer est indubitable, la
voie de la prolétarisation du producteur propriétaire est tracée
La ligne-marée prend des formes bâtardes, intermédiaires entre
la sous-traitance et le service temporaire de location de
l'unité familiale de production. Le produit est vendu calibré
et pesé et s'adresse à des espèces fortement commercialisables
sur le marché européen (Espagne ••• ).
Si la diversification et la spécialisation contribuent à l'enva-
hissement des relations marchandes dans le procès de production
de la pêche piroguière, c'est surtout l'impact du maryeur (person~
nification du marché) qui a entamé dès le départ le contrôle de
la direction de l'activité du pêcheur.
(1) Ba.khayokho, GAlicie cil.i
388

---

planches 100 et 101
espèces commerciales recherchées par
la pêche des lignes
389

---

5 •L'impact du mareyeursurla production piroguière
Comment vendre le poisson ? A quel prix ?
-Le pêcheur a trouvé le poisson mais il n'a pas
trouvé son prix, le prix de vente. W
Aussi longtemps que l'unité familiale de production et de consom-
mation demeurait solidaire, un membre de la famille était détaché
pour se charger de la commercialisation du produit de la pêche.
On a vu le rôle de la soeur du marin, de l'épouse plus tard;
dans la répartition et l'écoulement du produit; ensuite l'homme
(père de famille) en se retirant de la pêche a pris le relais
de la femmme ; avec l'extension du marché urbain desservi par le
rail et la route, un réseau de concessionnaires est implanté
aux divers points de vente situés sur les voies de communications
pour assurer l'écoulement; un système de récupération des
recettes et de règlementation des opérations a été mis au point,
la confiance et les relations de parenté, d'affinité aidant.
-on vendait les langoustes à Saint-Louis
et quand les captures sont devenues plus impor-
tantes, que le marché de Saint-Louis était
largement couvert. on demanda une autorisation
au vétérinaire Lara d'aller vendre à Dakar. car
il y avait beaucoup de blancs , la vente se tenait
au marché Kerme1 •••
A chaque retour de pêche, on vendait la moitié de
la capture à Saint-Louis. l'autre moitié était
stockée en mer pendant trois à cinq jours jusqu'à
concurrence de deux cents à trois cents kg que
l'on expédie au marché de Kume1 à des bana-bana
install és •••
390

---

planche ]02
~talage sur le trottoir du march~ de Saint-Louis
planche 103
le march~ sur la plage
391

---

Moi-même je transportais les langoustes par train
sur Dakar où attendaient mes clients à la gare et
je leur livrais ce produit pesé à tel prix au kg ,
ensuite ils le faisaient mouiller en mer pour le
conserver jusqu'au lendemain et allaient le vendre
au détail au marché.
Ce sont les marchands serer gui prenaient les lan-
goustes tels que B.N., M.B., B., ••• qui sont
encore actifs au marché Kerme1 •.•
Quand je restais dix jours à Dakar, les femmes à
Saint-Louis se chargeaient de m'expédier quotidien-
nement par train les captures que je réceptionnais
à l'arrivée du train en début d'après-midi. Au
bout de dix à quinze jours, je rentrais à Saint-
Louis et procédais au partage.-
Nous avons vu au chapitre
IV
l'organisation du système de vente
groupée, les producteurs réunis remettaient la capture à une
personne désignée pour faire la vente dans les centres urbains.
Jusqu'à
ce stade, on peut dire que l'économie domestique n'était
pas encore déstabilisée par le marché ; sa destructuration véri-
tablesurvient
au passage à la production familiale individuelle,
restreinte et à partir de ce moment la famille n'arrive plus à
assumer elle-mê~e l'écoulement du produit. Le système de commer-
cialisation que nous avons décrit perdait sa raison d'être avec
la dissociation de la totalité famille-production-consommation-
vente. La famille nucléaire est limitée pour assumer à la fois
commercialisation et production (transformation comprise).
- On n'y pense pas, pour nous la pêche s'arrête
à la vente sur la plage et pourtant aujourd'hui
on peut pêcher et aller vendre par camion son
propre produit mais l'esprit du pêcheur s'arrête au
392

---

r· ..........
planche 104
]a pesee de soles pour le marché des usiniers
393

---

débarquement de la capture sur la p1age.-
En attendant la concrétisation de cette probabilité ou plutôt
la reconversion, le pêcheur doit découdre avec le mareyeur
(bana-bana).
-Le mareyeur est un autre problème qui s'ajoute
aux autres : au retour de pêche, nous les pêcheurs,
nous remettons la capture au mareyeur après
marchandage conclu 1 il emporte le poisson pour
vendre à Dakar, à Kaolack ou ailleurs 1 après son
marché, il revient, selon son humeur, nous raconter
qu'il a fait une perte alors qu'il a
réalisé un
bon marché. Dans ce cas, ou bien on se tire sur
les points ou bien on fait la moue pour récupérer
son argent.
Ce n'est pas un plaisir de vendre son poisson pour
ensuite amadouer le vendeur afin de rentrer son dû •
••• quand le poisson est abondant, que le pêcheur
se retrouve seul ,face au mareyeur, qu'on rentre
tard de pêche (23 heures), qu'on reste jusqu'à
deux heures du matin sur la plage, ce n'est pas
de gaieté de coeur.-
.
.;
~
Le mareyage ne constitue pas uniquement une situation de duperie,
il est au coeur de la problématique de l'extension de la sphère
de circulation sur la production piroguière, de la domination du
pêcheur par l'économie marchande.
-Nous avons des problèmes avec les mareyeurs 1
après la mer, on marchande le prix avec eux car
il n'existe pas de prix fixé pour le poisson, et
c'est un grand problème.
394

---

J'ai vu des pêcheurs qui ont fait ici (Joa1) une
bonne campagne et avec tout ce qu'ils ont capturé,
ils n'ont pas fait une bonne saison. Je me dis
que leur mareyeur n'est pas sérieux ou bien eux
ils ne sont pas éveillés car le poisson c'est le
marchandage et le plus rusé fait une bonne partie.
On peut dire que c'est le
problème majeur quand
l'activité n'est pas entravée, il s'agit de
gagner de l'argent.
c'est difficile le travail: c'est dur de se lever
toutes les nuits (pêche ligne glacière) sans rous-
péter si à la fin du travail on ne voit pas ce
qu'on escomptait, c'est pénible. Ce faisant, la
tâche la plus ingrate c'est la vente du poisson
car le mareyeur prétend toujours que le marché est
mauvais, qu'il y avait trop de poissons sur le
marché. Croire ou ne pas croire, on ne va pas sur
le marché de Dakar.-
Aux questions du marchandage et de la récupération du revenu du
produit, le pêcheur est lésé, confronté au problèmz de la déter-
mination du prix pratiqué lors des débarquements. La négociation
des prix est fonction de la qualité du poisson. et c'est encore
le marché qui détermine le retour de pêche en opérant une diffé-
renciation de prix entre le poisson frais et le poissonvconservé
par glace "marbande".
-quand on a du poisson, on rentre tôt pour éviter
de passer une nouvelle nuit en mer, pour éviter
d'arriver à une heure où il n'y a plus de bana-bana
sur la plage, on n'a pas un marché convenable,
le bana-bana
ne peut pas prendre le poisson, le
marchandage peut être écourté car il cherche aussi
à acheminer le poisson à temps sur le marché.
395

---

planche 105
les petits revendeurs ruraux sur la plage
vente par tas
planche 106
l'attente des porteurs -
une partie de jeu sur
la plage
396

---

Quand
on rentre à cinq heures du matin, le poisson
ne peut arriver à temps sur le marché, il y a
"marbande" ce qui veut dire que le poisson qu'on
ramène n'arrivera pas au marché ce jour, on le
congèle à la glace jusqu'au lendemain et à ce mo-
ment on ne peut plus vendre au prix du poisson
frais ••• ce qui occasionne une perte puisqu'on a
fait des frais.
Le poisson frais n'occasionne pas de frais supplé-
mentaires tandis que le poisson "tardif" en fait
puisqu'on a acheté la glace. C'est pourquoi il y
a une heure pour aller et rentrer de la pêche."
Un profond et étendu processus de transformations socio-économiques
de la société sénégalaise a favorisé l'institution du mareyeur
dans l'économie de la pêche. Un double mouvement d'expulsion et
d'attraction du pêcheur du mareyage traverse la dynamique de la
prééminence du marché sur la pêche.
Il faut considérer toute la période de concurrence entre les
traitants indigènes et les lybano-syriens de l'ère de la traite
coloniale à celle de l'éviction des traitants indigènes du marché
des produits agricoles au profit d'organismes publics de commer-
cialisation à l'indépendance CO.C.A., O.N.C.A.D.) pour remonter
à l'accaparement de l'écoulement des produits d~la pêche par le
bana-bana.
Les transformations de l'économie arachidière ont évincé les
commerçants locaux de l'écoulement des produits agricoles et jeté
des vagues de ruraux dépaysannisés sur la pêche.
Le mareyage constitue un système organisé de commercialisation
des produits de lapêche qui reflète assez bien le dynamisme du
marché
national du poisson. Le monde du mareyage n'échappe
397

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planche 107
camion de mareyage
planche 108
glace concassée pour conserver le poisson
jusqu'au marché d'écoulement
398

---

pas au courant de différenciations sociales que draine toute
l'économie de marché. Aux différents stades de la commercialisa-
tion depuis la plage jusqu'au marché correspond une catégori-
sation de la profession qui englobe la revente, la vente au détail,
le gros et la redistribution. Selon le degré capitalistique de
leur insertion dans le circuit on peut distinguer les petits, les
moyens et les gros mareyeurs. Du point de vue sociologique, le
mareyage est composé socialement de ruraux : paysans aisés, petits
producteurs exerçant une double activité et de simples paysans
qui en dehors de l'hivernage se font manoeuvres dans la pêche;
parmi eux certains au prix d'un long effort d'épargne, sou par
sou ont grimpé dans l'échelle sociale du mareyage, de l'économie
de la pêche en général.
WBon nombre de nos anciens compagnons de pêche
sont devenus bana-bana, surtout les gandiolais ••• w
Dans la région de Saint-Louis, les paysans-maraîchers de Ganjool
et des paysans-pêcheurs se sont très facilement insérés dans le
mareyage (1). Mais tous n'ont pas bénéficié du commerce du pois-
son, certains se sont enrichis sur le dos des autres. Les uns
sont restés ajoor ou kaw-kaw (ruraux), d'autres se sont urbanisés,
par ordre décroissant et au degré de déruralisation, on retrouve
les couches suivantes
. Le day-dem (c'est à emporter) : c'est véritablement
le petit paysan encore attaché à sa terre, qui fuit la campagne
en période de soudure à la recherche d'un revenu monétaire; il
(1) La douP...f.R. acli.v.i.i.é (pêch.e-cu.f.i..wt.e-!> m.wz.a.lc.h.èA..e.-!»
à
ganjoo1. ex.pli..que la -!>o1..va~i.1.i..té de. la coopbz.a:Li..ve. l.oca1.e. fKVl.
/l.appolli.. à ce..U..e.-!> de. guel. Nda/l..
399

---

planche 10C)
aspect artisana l du mareyage
400

---

se fait avant tout manoeuvre et quand il arrive à ramasser une
petite fortune il réinvestit pour acheter les dons et autres
prestations sociales (neral, mbole) que libère le pêcheur; il
peut revendre son produit à d'autres mareyeurs ou il se rend lui-
même au marché quand il n'arrive pas à l'écouler sur la plage,
à proximité du pêcheur. Certaines femmes villageoises se livrent
à cette activité de faible importance. Ils vendent du tout par
pièce ou par petits tas, à l'occasion ils pratiquent le colportage.
Au-dessus du day-dem, se place le jogalkat ou encore
lag-lagaal, c'est un petit paysan propriétaire qui arrive à
embaucher des navétanes (paysans migrants) pour travailler la
terre tandis que lui prolonge son séjour sur la côte. Les
jogalkat sont à l'affût des pirogues les plus tardives, ils ont
un pied dansla revente et l'autre dans le mareyage à faible
échelle (ville proches du littoral). Ils peuvent s'associer pour
acheter les débarquements et louent un camion pour l'écoulement.
Généralement ils achètent chez le gros mareyeur par paniers qu'ils
revendent, ils fournissent aussi l'industrie de transformation
et les .centres de mareyage. Ils escomptent un profit à la mesure
de leurs investissements.
En leur sein se détache une sous-catégorie plus aisée
. le bana-bana moyen: son rayon d'action s'élargit
et dépasse le niveau local ; il arrive à louer individuellement
u~moyen de transport s'il ne possède pas une petite camionnette
il correspond au paysan moyen ou au citadin qui s'est reconverti.
Il peut absorber en totalité la marchandise de lag-lagaal et
sous-traite avec le gros mareyeur ou avec les usines .
. au sommet de la profession apparaît le mareyeur, le
représentant du capitalisme marchand, il domine aussi bien le
mareyage, la redistribution que la production piroguière même.
C'est lepersonnage central de la sphère de la commercialisation.
Il possède un ou plusieurs camions de transport, il est proprié-
401

---

taire de pirogues et d'engins de pêche, ils contrôlent toutes
les structures de distribution et de redistribution des produits
de la pêche et des produits transformés. Certains sont installés
dans la pêche industrielle et dominent le môle dix du port de
Dakar. Ils constituent des corporations et se partagent le marché
national du poisson qu'ils dominent entièrement et sont une con-
currence sérieuse au CAPAS et au mouvement coopératif en parti-
culier. C'est un véritable groupe de pression et ils tiennent à
discrétion l'ensemble des pêcheurs qui leur sont attachés comme
des serfs.
L'effervescence du marayage et l'attrait de l'économie de la
pêche sur des groupes sociaux à l'origine très éloignés de la
vie du littoral ne laissent pas indifférent le milieu des
pêcheurs où la grande majorité s'interroge sur le sens de la
finalité de la pêche alors que d'autres réalisent des profits
juteux sur le dos des pêcheurs sans se mouiller les pieds. Au
cours de son activité qui s'éteint au bout de vingt ans de
travail au maximum dont la plus grande partie au service des
aînés, le pêcheur s'est rendu compte que celui qui venait se
faire manoeuvre à son retour de pêche au début de son activité
est devenu dans ~n court laps de temps le puissant mareyeur qui
le domine actuellement. Ce ne serait que charité bien ordonnée,
que prise de conscience de son exploitation par la famille et le
marché que
-maintenant certains d'entre nous commencent B
faire le mareyage , ils se dotent de camions et
sont présents au débarquement qu'ils achètent
pour aller vendre.-
Mais dans quelle mesure ces pêcheurs reconvertis dans le mareyage
reproduisent les rapports d'exploitation du mareyeur sur le marin,
que cachent les rapports de circulation ?
402

---

En attendant que se décantent les véritables rapports de produc-
tion au sein de la famille du pêcheur, l'Etat organise la profes-
sion de mareyeur en trois catégories selon la proximité ou la
distance du commerçant par rapport à la pêche en délivrant des
cartes d'exercice.
• la carte A : son détenteur est un pêcheur ou une
personne appartenant à une famille de pêcheurs qui peut se livrer
à la vente limitée au marché national du poisson frais .
. la carte B : est livrée à un non-pêcheur, son titulai-
re provient d'un autre secteur économique. c'est quelqu'un qui
a choisi de faire profession dans le mareyage.
la carte C:
est destinée aux entrepreneurs qui
s'orientent dans l'exportation , elle est réservée aux industriels
et aux'bpérateurs économiques".
La possibilité règ1ementaire qui accorde au pêcheur l'exercice
de profession de mareyeur constitue déjà un début de reconnais-
sance officielle de l'existence des départs de la pêche en dépit
de la chappe de silence des statistiques et des commis inavoués
'.
de intérêts transnationaux et de la domination néo-coloniale qui
professent le maintien de la pirogue à '1 'heure de la mondialisa-
tion de la pêche maritime.
Le marché du poisson, d'abord limité à la consommation riveraine
et urbaine se développe aux régions de l'intérieur par le poisson
transformé, du poisson sec transporté à dos d'âne. Socialement
les personnes engagées dans le commerce du poisson suivent deux
créneaux parallèles avant l'apparition du mareyeur moderne
- le maréyage en frais. à l'échelle locale ou inter-
urbaine relevait de la production familiale du pêcheur et se
limitait aux zones desservies par le rail ; la concurrence de
403

---

l'auto sur le rail engendre l'éviction de la production familiale
du marché du frais.
le commerce traditionnel du poisson tranformé ouvre
le marché du bassin arachidier, ce sont les ruraux qui impulsent
le mareyage d'abord sous la forme de produit préparé. L'aire géo-
graphique de ce marché encore limitée par le mode indigène de
transport (dos de chameau ou d'âne) s'élargit à l'introduction
de l'auto et à l'ouverture des routes de désenclavement.
Il en est résulté de l'essor économique du marché du poisson,
favorisé par la liberté d'entreprise laissée aux commerçants
nationaux dans ce secteur,un processus de transformations sociales
du mareyage qui a exclu les pêcheurs au profit d'une catégorie
professionnelle et cet essor du commerce du poisson a surtout
bénéficié aux non-pêcheurs.
L'intervention étatique actuelle dans le mareyage n'organise
pas seulement la profession et le marché. elle pose à un autre
niveau de concurrence l'évolution sociale du mareyage sous l'égide
d'une liberté d'entreprise contrôlée.
404

---

C- Approfondissement des rapports marchands
dans la pêche piroguière
Sous le joug des rapports marchands, de circulation la commu-
nauté domestique s'est disloquée au profit de la famille restrein-
te. Le processus n'a pas épargné celle-ci à son
tour et la
pirogue se révèle de plus en plus étroite à subvenir à l'ensemble
des besoins du collectif familial de travail.
f •L'étroite.se de la pirogue face àla multiplication de. besolDs
La dissociation cycle porductif/cycle reproductif qui a inauguré
la transformation de la communauté domestique, dans le cadre
familial a correspondu à une nouvelle séparation du cycle produc-
tif entre le temps de production de famille et la production
strictement individuelle, la question de la reproduction sociale
et des conditions de travail gisant au coeur de cette séparation.
A l'émancipation des cadets par le mariage, l'unité familiale
de production s'avère incapable de nourrir correctement deux
ménages, deux familles et plus en même temps. La gestion du
revenu de la pêche devient l'aune du mode de relation qu'entre-
tiennent le père de famille et ses enfants, entre le père et la
mère des enfants actifs.
Ce n'est pas toujours la gestion du revenu qui est en cause, mais
les conditions de travail (difficultés de renouveler le matériel,
la hausse du coût du matériel, l'appauvrissement des eaux et
405

---

l'éloignement des zones de capture ..• ) et la nécessité de répondre
à des besoins sociaux croissants et très monétarisés ne peuvent
plus être assumées sinon au prix d'énormes difficultés (privations.
endettement) par la pirogue.
La migration dès lors ne prend plus son caractère de routine. le
prétexte de l'immobilisation provoquée par la tuburlence de la
mer à Guet Ndar disparaît sous le coup de l'envahissement des
besoins présents. elle devient véritablement une fuite devant
les charges de la vie quotidienne au foyer.
•
quand le pêcheur (migrant) fait trois mois
de campagne à Kayar. celui de Saint-Louis ne tra-
vaille qu'un mois sur deux, l'autre mois il est
empêché , tu auras travaillé trois mois en cam-
pagne tandis que celui qui est resté chez soi,
à Ndar, il sort de ce qu'il gagne la nourriture,
satisfait à certains besoins, tandis que toi, le
migrant dans une pirogue de cinq pêcheurs, seul
un viendra accompagné de sa femme qui fait la
cuisine. Tout le produit réuni est épargné et ne
sera partagé qu'à la fin de la campagne, au retour
au foyer. Ceux qui sont restés à Ndar, qui n'ont
travaillé que deux mois sur trois subvenaient tou-
jours à la dépense quotidienne de la famille,
fai-
saient des frais journa1ièrement. Quand le migrant
arrive bourré de fric (saku xaa1is), eux ils ne
voient plus rien de ce qu'ils avaient produit, ils
disent qu'ils n'ont rien gagné. ils ne voient que
le revenant rempli d'argent.
Je pense que c'est la raison de ces campagnes
fréquentes mais aussi la force de l'habitude car
il y a des gens à Guet Ndar qui n'ont jamais été
en campagne depuis leur naissance ••• , ils travai1-
406

---

lent toute l'année, toutes les saisons et ça
marche bien. w
En considérant l'année productive réglée par le défilé des quatre
saisons dans la pêche ou même l'année civile, le cycle de produc-
tion est partagé entre :
- le temps productif du collectif; à noor, saison des
eaux froides et de tuburlence régulière à Guet Ndar, on procède
à la réunion du collectif dans l'embarcation familiale durant tout
le temps fort de la campagne de Kayar prolongée par celle de coron
à Saint-Louis.
- le temps productif individuel : les saisons navet
et lolli sont aménagées pour la production typiquement individuel-
le. L'hivernage, jusqu'alors considéré pour une saison morte est
investi dans le cycle productif par les jeunes mariés libérés à
cette saison de l'obligation de travailler
pour le collectif.
C'est dans ces circonstances sociales que la production de daalu
gejj et de pêche glacière a été introduite dans le système de
production des lignes. A lolli, saison intermédiaire, la production
se dessine lentement, tâtillonne, les petites embarcations sont
inadaptées pour une activité d'exploration; on recherche les
centres de migration susceptibles d'orienter la reprise prochaine
du travail collectif
là aussi c'est une entreprise à caractère
individuel ; certaines pirogues se forment par la conjonction de
plusieurs toolan qui vont se disperser dès que s'annonce le noor,
c'est l'époque de travail de la ligne glacière à Joal.
WDurant le navet, je vais faire le too1an de même
qu'à 1011i ou bien je me prends ma pirogue.
A navet, nous venons de rentrer de campagne de noor,
nous ne restons pas longtemps à Guet Ndar, on laisse
en pause le matériel familial, le moteur que l'on
407

---

ne veut pas utiliser car on n'a pas confiance à
navet, de la sorte on part faire too1an durant
tout l'hivernage jusqu'à la tabaski ou la korit~ 1
après on s'apprête pour la nouvelle saison à
bord de la pirogue familiale. Je retourne prati-
quement en janvier dans la pirogue de la fami11e.-
Des fois, à lolli, la pirogue familiale peut être active, mais
on préfère continuer encore à travailler à titre individuel.
- A pareil moment, la pirogue de mon père est
d~jà partie, mais moi j'ai fait too1an. Ce n'est
pas r~gu1ier (de proc~der ainsi ••• ). C'est souvent
à l'~tranger que je le fais.
Cette ann~e par contre, j'ai pris ma pirogue à
Rufisque où j'ai pass~ l'hivernage, les fêtes de
Korit~ et deTabaski d'où je suis revenu à Saint-
Louis en y laissant ma pirogue et je repartais
à Tamxarit (nouvel an) faire toolan à Joa1. Je
ne voulais pas repartir à Rufisque. La pirogue
de mon père ~tait à Kayar. -
Si les pêcheurs partent de plus en plus en migration à titre
individuel c'est qu'on n'arrive plus à faire face à la multipli-
cation des ,besoins ; on tente de rogner sur le temps réservé au
collectif à son profit individuel. Le cycle productif réservé à
la famille devient insuffisant pour les parents comme pour les
descendants. C'est l'heure des choix difficiles, dramatiques et
décisifs.
• Tu es dans le mat~rie1 du père, tu accompagnes
l'équipage, par exemple tu es le plus â8~ de tous,
les jeunes grandissent, ils s'éveillent avec toi
408

---

à la vie, vous travaillez ensemble , tu as des
besoins qui surviennent, les jeunes commencent
à avoir les mêmes besoins que toi , les besoins
sont du même ordre, d'importance équivalente, et
il arrive que les besoins tombent au même moment,
on -arrange- ceux des plus jeunes et toi, on te
laisse avec tes problèmes qui demandent solution,
mais on règle ceux des autres mais pas nécessai-
rement par refus, par discrimination, c'est parce
que les moyens sont insuffisants, ou n'existent
pas.
Par exemple, quand on dispose de 50 000 FCFA dans
la maison et que ta femme a accouché,
on fait le
baptème et le lendemain la femme de l'autre ac-
couche à son tour alors qu'on dispose que de cette
somme, c'est sûr cela fait problème et surtout ton
propre cas devient critique , il reste à
trouver
les moyens par-ci, par-là, on se débrouille pour
trouver une solution , il arrive que tu acceptes
ce qui ne te plaît pas.
Ce sont des choses fréquentes qui se produisent
et les gens observent souvent des situations pareil-
les et essaient de trouver des solutions propres
à eux en laissant le matériel familial aux plus
>
,
jeunes , alors les plus âgés essaient de se procu-
rer leur propre matériel dans l'espoir que c'est
plus avantageux pour eux.-
La production simultanée des besoins et la quasi-impossibilité
d'y répondre conduisent à l'éclatement de l'unité familiale, mais
pire encore, il n'est pas dit que séparé, l'individu arrivera à
assurer son existence; ce qui fait que même la possession d'un
matériel propre ne constitue pas un obstacle à la restructuration
409

---

de la famille durant le noor.
La séparation, l'éclatement de la famille est un événement vécu
difficilement, redouté, et à chaque fois qu'on peut éponger les
différends et se réunir à nouveau au sein de la famille, on ne
rate pas l'occasion. L'introduction de la senne tournante et le
montage de la grande pirogue glacière ont constitué des facteurs
de réunification et de résistance de la production familiale.
wCe1a fait déjà cinq ans, en 1978 que nous avons
acquis la senne familiale. Avant on faisait la
pêche à la ligne' on s'aperçut que la senne
avait plus d'avantages pour nous, elle permet plus
que la ligne et quand on constitue une grande
famille, que tout le monde il est marié, père de
famille, la senne présente beaucoup plus de
facilités pour la famille.
Quand on faisait la ligne, on avait deux pirogues,
on pratiquait aussi les filets dormants à Joa1,
mais toujours est-il que la senne est plus magna-
nime
: quand tu as un parent pauvre, démuni. tu
peux le faire participer dans la senne , elle
peut supporter plusieurs familles •••
Quand on avait les deux pirogues dans la famille.
on s'était réparti entre les deux unités mais à
l'issue de chaque campagne, chacun empochait son
revenu. la part du matériel revenait à mon père
qui en est le propriétaire. c'est lui qui a tra-
vaillé. nous avons pris la relève, il a travaillé
ce qu'il possède, nous avons travaillé pour lui
jusqu'au jour où il nous a dit franchement que le
matériel nous revient. que si on l'entretient ou
le dilapide ce n'est plus sa propriété. Nous nous
410

---

rendîmes compte que l'existence de deux pirogues
peut occasionner une rupture dans la famille alors
que la senne constitue un facteur d'union , si
quelqu'un a un besoin. un problème c'est le maté-
riel qui supporte cette dépense mais le revenu de
chacun est géré en propre et chacun l'organise
comme il veut.
Il Y a des moments où par exemple. les choses vont
bien. tu penses que la maison que tu habites est
étroite. tu veux acheter une nouvelle. tu le fais
avec ton propre revenu et quand c'est insuffisant
le capital du matériel peut te venir en aide. Les
besoins sont variés •••
M.D. est notre grand-frère aîné. il a des enfants
qui ont grandi et on avait à l'époque une seule
pirogue-ligne , à la fin de la campagne. mon père
se procura une pirogue motorisée qu'il lui remit
afin de travailler avec ses propres enfants et ce
qu'il gagne lui revient.
Quand tu travailles avec tes frères. que tu es
marié. père. ta seule part ne peut suffire à
nourrir ta famille surtout avec deux épouses. ça
devient très insuffisant. Si les frères s'entendent
entre eux et le père est conscient des problèmes
et des besoins nouveaux. on te peut séparer avec
un matériel en propre. mais il n'est pas écarté
pour qu'il soit seul avec sa famille. on lui ad-
joint le benjamin de la famille qui est resté avec
lui jusqu'au jour où l'on a acquis la senne. Main-
tenant A. travaille encore avec le frère aîné
alors que le fils de ce dernier travaille avec
moi dans la senne. ici à Kayar. w
411

---

Les disponibilités et la structuration solidaire des familles
ne sont pas identiques pour tous les pêcheurs. Certains sont
contraints à être très longtemps des toolan (pêcheurs libres)
avant de réunir un matériel individuel ; le toolan constitue
une force de travail d'appoint pour certains, ce sont les toolans
qui sont la majorité des pêcheurs dans la senne ce qui n'appa-
raît pas souvent à cause de l'idéologie de la parenté. On retrou-
ve dans le système des filets dormants des pêcheurs libres qui
ont acquis certains instruments de travail qui font d'eux encore
de petits propriétaires pouvant s'associer, réunir leurs efforts
et continuer ainsi l'activité.
WJe fais le too1an dans la ligne et accessoirement
dans les filets dormants et dans ce cas j'apporte
mes propres filets, et en garde la capture ••• w
Une autre catégorie de pêcheurs tenus par les impératifs de
s'occuper de leur famille individuelle, ayant bénéficié de la
compréhension et du soutien de leurs ascendants ont pu, bon an
mal an, monter une pirogue gaalu gen.
La pirogue motorisée à l'extérieur constitue une solution au
déficit de main-d'oeuvre en plus de ses avantages techniques et
de l'économie qu'elle permet de réaliser.
WJe travaillais avec mes frères, nous étions
quatre dans une pirogue motorisée à l'intérieur
(gaa1u-dig) et d'autres pêcheurs venaient nous
compléter. Ensuite nous fûmes réduits à deux
(mort accidentelle de deux frères) et je me voyais
dans l'obligation de la transformer en pirogue
motorisée à l'extérieur (gaa1u-gen) •.•
Quand on était à Kayar, l'année dernière, mon frère
partait avec les gamins le jour et moi je prenais
412

---

la pirogue seul la nuit. La pirogue gaa1u-gen
permet cela. S'il s'agissait de la pirogue gaa1u-
dig quand un pêcheur tombe malade. l'autre ne
peut la conduire seul en mer.
Pour celui qui est démuni. le moteur fixé à
l'arrière est préférable. il permet de travailler
à toute heure. avec ou sans bras suffisants.
C'est pourquoi nous avons modifié la pirogue en
1980 • •• "
Le gaalu-gen apparaît beaucoup plus comme la solution idéale à
la superposition des besoins que l'on rencontre dans la pirogue
gaalu-dig, et à la pesanteur des obligations sociales qui pèsent
sur le revenu familial.
"Tu te maries. tes jeunes frères aussi comme l'aîné.
et chacun compte sur la pirogue pour résoudre ses
problèmes. satisfaire ses besoins.
Des fois,
tu as un besoin, un autre, sa femme "est
en situation". le benjamin est en âge de se marier
il doit le faire. nous tous nos femmes sont encein-
tes , les besoins sont présents tous à la fois ,
le moteur vieillit, il faut le remplacer mais la
pirogue ne peut supporter tout cela.
Les jeunes se disent au lieu de cinq à six person-
nes dans une pirogue, quand deux peuvent travail-
ler avec un moteur extérieur. mieux vaut faire
deux équipes avec des pirogues motorisées à l'ex-
térieur. C'est différent entre une équipe à deux
et une équipe à cinq ou six , plus on partage la
413

---

maison et nous réunissons nos gains , chacun
résoud ses problèmes et il restera à chacun de
quoi pouvoir aider l'autre quand son travail ne
marche pas.
Avec le gaa1u-dig. le besoin est le même. les
choses sont mauvaises pour tout le monde.
personne ne peut rien faire , avec plusieurs
pirogues. les choses se présentent différemment.
l'un peut marcher, l'autre non et vice-versa mais
le seul qui marche peut venir au secours des
autres. C'est pourquoi le moteur extérieur est
répandu aujourd'hui.-
La généralisation du gaalu-gen accompagne de façon plus douce
l'émancipation des cadets aussi bien dans les familles nanties
que dans les autres, la recherche d'une plus grande minimisation
des frais favorise son expansion.
-Principalement avec le gaa1u-gen. on pratique
la ligne, plus tard, à la fin de coron après
la campagne de Kayar on l'utilise pour la pêche
"
aux petits filets de sole, période où la mer est
souvent belle. Durant la campagne de tasserga1,
elle permet une pêche interessante à la ligne.
vous n'êtes que deux même si la pirogue est
petite quand elle est chargée, elle n'est partagée
qu'entre deux personnes qui seront mieux loties
que ceux de la grande pirogue à cinq ou six per-
sonnes même si la grande pirogue fait une plus
belle capture. La pirogue à deux est plus avanta-
geuse que l'autre parce que le nombre de parts
est moins élevé. Les parts sont plus importantes
à partager à deux qu'entre six, au niveau des
frais quand les six dépensent cinq mille francs.
414

---

la petite pirogue fera seulement trois mille
francs, l'une prend une caisse pleine d'appât.
l'autre seulement la moitié, quand l'une dépense
deux bidons de carburant, l'autre n'en utilise
qu'un. C'est une différence, c'est là que se
fait l'économie, qu'il ya avantages.
C'est la raison de son expansion ••• •
La préférence du gaalu-gen sur le gaalu-dig en permettant de pro-
duire à moindre coût de frais évite que l'activité soit bloquée
par quelque aléa.
·Après la campagne de Kayar en 1980. j'étais
fatigué, malade et mon jeune frère ne pouvait
faire marcher la pirogue gaa1u-dig , ainsi elle
est restée des jours sans prendre la mer, je
me résolus de la modifier avant la prochaine sai-
son de Kayar, en son état actuel. L'année dernière
on était deux à partir en mer puisque la gamin
était descendu pour faire la circoncision, toujours
à Kayar , durant le coron on était encore deux
à travailler alors que si c'était une pirogue
gaa1u-dig on n'aurait pas pu travailler à deux
sinon au prix d'efforts démesurés.·
La recherche de la production à moindre coût a poussé le pêcheur
dans l'entreprise de la ligne-marée; mais les difficultés pour
poursuivre le procès de production se sont étendus à la sphère
de formation de la force de travail.
Pour répondre aux exigences du marché et maintenir la structure
familiale de l'activité, le temps de la production va grignoter
sur le temps consacré à l'éducation du jeune pêcheur, réduit au
strict nécessaire à l'inculcation sommaire de connaissances élé-
mentaires du Coran; et la recherche d'un savoir islamique appro-
415

---

planche 110
deux circoncis avec leur pri~e sur la plage
416

---

fondi sera reportée à la période des mortes saisons quand elles
existaient et de plus en plus à l'âge de la retraite. Très tôt
le gamin du pêcheur va se frotter au rude et ingrat métier de
la mer. On retire dès le cycle primaire les enfants qui ont eu
la chance d'aller à l'école nouvelle. Derrière les raisons in-
voquées sur l'échec scolaire des enfants que les parents imputent
aux mômes, à l'attrait de l'argent, c'est leurs propres difficul-
tés de conduire leur activité sans le recours des gamins qu'ils
avouent implicitement.
VOn ne refuse pas de scolariser les enfants,
c'est le gain immédiat que l'on tire de la
pêche qui détourne les enfants de l'école 1 ils
ont le sentiment que l'argent qu'ils gagnent en
étant gamins, ils vont avoir le double devenus
pêcheurs puisqu'ils puisent dans les prises
débarquées sans souci, ce que ne fera pas bien
sûr un adulte. L'absence d'interdiction leur
crée l'illusion de gagner beaucoup d'argent quand
ils seront devenus pêcheurs à leur tout. Le tra-
vailleur ne prend pas ce qu'il n'a pas gagné ... •
'.
Les rites de socialisation des enfants sont déplacés sinon
bannis
; la circoncision se pratique à un âge plus précoce,
individuellement, la pratique du lël (classe d'âge des circoncis)
est tombée en désuétude comme les rites d'annonce des nouverles
campagnes de pêche.
Tout succombe au coup de l'institution de la marchandise comme
seul critère des rapports sociaux et cette
réification s'étend
au travail lui-même. Le temps de la production marchande s'est
substitué au temps écologique, domestique et communautaire, il
arrive même au pêcheur de se contenter d'un seul repas dans la
journée en fonction de l'heure tardive d'arrivée du poisson et
du temps pour l'écouler sur le marché.
417

---

Si les gamins peuvent être victimes de l'illusion de gagner
de l'argent et leur vie dans la pêche, nombre de leurs aînés ont
réalisé l'expérience que la pêche ne nourrit plus son homme.
418

---

2 -Installation ou conversion: Je connit ouvert dans Ja famille
L'absence de patrimoine effectif transmissible par voie de suc-
cession des parents aux enfants traduit la fragilité de l'unité
productive familiale dans la pêche piroguière, la mer n'est pas
un outil de production, la pirogue et les instruments sont des
biens éphémères qui ne peuvent symboliser un patrimoine construit
dans la durée. Un père de famille ne peut revendiquer la proprié-
té des moyens de production acquis du travail des enfants auquel
il n'a pas participé; si les enfants reconnaissent la prééminencè
du père, c'est encore sous l'effet de la prégnance de l'idéologie
familiale et de la crainte d'être exclus de la concession familiale.
A Guet Ndar, le sol est gelé et toute succession portant sur les
biens immobiliers tourne facilement au drame. Il n'y a plus rien
à hériter, l'espace de vie du quartier est fini, saturé. Il faut
partir : migration définitive qui consacre la rupture définitive
avec le sol et la famille, installation ou reconversion en main-
tenant les liens avec la famille et la concession.
Le problème que constituent les rapports de travail dans la famille
est enjeu social: les cadets ne peuvent s'émanciper qu'en fondant
leur famille et en assumant les responsabilités qui en découlent,
et les aînés ne peuvent libérer les cadets qu'au prix de leur propre
"suicide social". Il y a une solution, un moyen terme, un compromis
possible entre ces deux contradictions par la reconnaissance des
obligations réciproques: faciliter l'installation des actifs et à
ceux-ci de subvp.nir aux besoins des post-productifs. En définitive,
l'existence de l'échange marchand est vécu par les jeunes comme la
raison de l'exploitation de leur travail dont la famille n'est que
le moyen ; et le conflit entre les générations justifie le refus.
Le chemin menant vers l'expression du refus est tortueux, balisé
par la croyance que la désobéissance engendre la déchéance et
419

---

$HELL~
"
"s.../
'\\
,w\\
,~
~
r
'/planche Il l
un groupe de pêcheurs retraités et des enfants
autour de la pompe d'une station en service
420

---

pernicieux par l'avenir incertain de l'activité piroguière.
-Les jeunes ne sont pas toujours libres, bien
que très courageux ils restent liés, aliénés
à leurs parents ce qui les empêche de prouver
leurs talents. leur créativité dans la pêche ,
ils sont soumis. dominés par les parents. Les
jeunes n'ont pas le droit de quitter le foyer
paternel tant qu'ils ont trouvé là la pirogue
et le moteur , ils sont rivés à la pirogue fami-
liale et ne peuvent emettre leurs propres idées.
Quand on a la chance d'un jeune dont le père
est absent ou qui pense que tu es jeune mûr.
à qui il peut procurer un matériel qu'il peut
travailler en propre. dans ce cas avec un peu
de bonne volonté tu peux faire ton chemin,
être indéppendant.
Beaucoup de jeunes sont handicapés par ses liens
bien qu'ils soient capables de se prendre en
c~arge eux-mêmes mais c'est le père qui prend
toutes les directives et oriente tout même si
les jeunes ne sont pas d'accord. Ils le font
pour ne pas désobéir car ce n'est pas dans notre
éduca~jon de contrarier la parole de l'autorité
familiale. même quand on sait que l'idée de
l'autorité est mauvaise on la suit ••• •
Mais souvent le père est présent, souverain et dictateur, peu
enclin à faciliter l'émancipation des actifs et ne s'embarasse
d'aucun scrupule. La force de la coutume et l'obéissance si
tenaces soient-elles n'arrivent pas toujours à empêcher la
révolte devant l'insouciance du père.
421

---

-Quand on devient pêcheur, et plus tard après
cinq ou six ans de mariage ou après la naissance
du fils aîné, tout ce qu'on gagne revient à ton
père qui subvient à tes besoins, c'est très
fréquent à GUet Ndar.
Tu ignores tout du produit de ton travail en
étant marié et père, c'est ton père qui s'oc-
cupe de tout: c'est lui qui demande la main
de ta femme, qui choisit et autorise les fiançail-
les, t'indique dans telle famille, quelquefois
on t'apprend que tu es marié, qu'un jour au re-
tour de pêche on t'apprend que ce soir sera ta
nuit de noces , tu ignores tout, ton père tient
tout dans le ménage.
Quand tu deviens responsable, que tu diriges ton
travail individuel c'est parce que tu as une
famille qui a grandi ou bien tu es un jeune qui
s'est révolté, qui a revendiqué,
-a cassé ses
droits-, qui veut prendre en main son propre
travail comme ses autres 'semb1ab1es le font, et
moi je vais faire ceci et cela.
En face de certaines autorités, quand tu as du
respect
pour ton père, tu ne·~~ux rien lui dire,
tu continues la coutume, comme il gère ton ménage,
tu gardes ton travail,
tu auras ce dont tu as
besoin , mais certains vieux - on les comprend
ils sont avides d'argent, ils bouffent et gaspil-
lent le produit du travail de leurs enfants ,
des fois, des besoins se présentent et ils sont
incapables de les satisfaire et ce sont des pères
comme eux qui poussent les jeunes à se révolter,
à avoir un travail indépendant.-
422

---

Quand on vit soi-même les âffres d'un tel conflit. partagé entre
les risques de désobéir à ses parents et la nécessité de répondre
à ta propre famille. avant de s'engager dans la voie de la ré-
volte. de l'indépendance on s'entoure des diverses expériences
pour se persuader au moment opportun de prendre une décision.
·Chez nous à Guet Ndar. dans l'éducation des
anciens. leur esprit s'arrête là : les adultes
disent que celui-là est irrespectueux. il n'obéit
pas à son autorité. que celui-là ne devrait pas
quitter le matériel du père. qu'il doit travailler
pour son père. guider les plus jeunes dans le
matériel familial •..
Mais les situations qui se produisent demandent
aussi un choix entre ce qui est important et ce
qui ne l'est pas. ce qui prend plus d'importance
quand on va dans son sens présente plus d'avanta-
ges pour soi.
Tu as des enfants qui grandissent. qui ont des
besoins. ta femme doit être entretenue en fonction
de ce qu'elle désire. ce à quoi les femmes aspi-
rent 1 dans pareille situation. une seule pirogue
commune. partagée entre les frères et les parents
n'arrive pas à satisfaire les désirs de tout le
monde. C'est pourquoi on tente de chercher ailleurs
son propre matériel. on aspire à avoir une maison
convenable garnie de ses effets. sa propre chambre
bien aménagée 1 c'est certain il ne reste rien
dans la pirogue familiale qui ne peut satisfaire
tout cela. Ce n'est pas un refus d'apporter des
solutions. c'est une impossibilité concrête puis-
que tu as des problèmes. ton frère pareil ou pire.
ton père a des problèmes et il n'y a qu'une seule
423

---

pirogue qui marche. Dans ce cas quand tu t'ar-
ranges ta propre pirogue et que tu travailles à
volonté réellement tu gagneras davantage avec ton
matériel. qu'avec le matériel commun que l'on
partage.
c'est fréquent et les gens disent que cet individu
court au malheur en quittant le matériel paternel
et ses frères, il a ·démerdé· son propre matériel.
il ne va jamais réussir dans la vie. ceci. ce1à •••
Ceux qui ont pensé ainsi. un jour. vont revenir
te demander secours puisque tu as réussi , en fait
le travail de la pêche est un hasard. une ·sanse·
(chance) , tu ne peux rien posséder. rien gagner
dans ce travail ici. mais il suffit de ·changer
de poste·. de travail pour gagner sa vie. Tu
gagnes le double ou le triple de ce que tu gagnais
là-bas. C'est plus amélioré. plus avantageux ,
avec l'aide de dieu. en redoublant d'efforts tu
réconfortes ta situation , il Y a des exemples
fréquents (de réussite) aujourd'hui ••• ••
Il n'est pas toujours facile de briser les barrières idéologiques
du système familial même si l'on est convaincu dans son entourage
du contraire. des expériences réussies; pour mieux reculer l'heure
du choix et de la confrontation. comme si on devait entrer en
ligne de conséquence. on continue à chercher d'autres exemples
doit-on se convaincre que l'histoire. si se répétant deux fois.
demain on se retrouve dans la même situation avec ses enfants.
•
chez les 1ébu. par exemple. quand nous sommes
deux frères. même dans une famille de dix personnes
si chacun devient adulte. peut diriger une pirogue
••• dans la pêche. même si on est nombreux. -tout
le monde n'est pas tout de suite pêcheur -. dans
ce cas. on prend le plus âgé de l'équipage. on lui
424

---

procure son matériel et quand le père a les moyens
c'est lui-même qui fournit la pirogue et te sépare
en te l'offrant. Par exemple dans mon cas. si
mon père me donnait un jour la pirogue commune.
ce serait un immense bénéfice pour moi et je n'au-
rais qu'à me trouver l'équipage. on dira plus la
pirogue de A. mais celle de M. et ce serait un
grand avantage. C'est ainsi que procèdent les 1ébu.
ils te donnent une pirogue et si tu travailles
bien tu vas réussir ta vie. il faut vouloir tra-
vailler pour réussir. Les autres frères quand ils
deviennent adultes connaîtront le même sort et
ainsi de suite dans l'ordre (de naissance).-
Quand l'installation des actifs est effective. la règle de réci-
procité doit maintenant jouer en faveur des parents ;
- ••• Quand tout le monde est installé. il faut
manifester reconnaissance à ses parents , recon-
naître ce qu'il a fait pour chacun en lui
rendant la monnaie parce qu'il a fait son devoir
envers chacun.
'.
Quand on est bien installé. on sait que le pêcheur
âgé. en retraite. traverse une situation parti-
culière, il n'arrive plus à faire ce qu'il pou-
vait. on prend en charge ses affaires (ses besoins)
parce qu'il ne peut plus rien avoir. Le vieux
pêcheur est aidé à chaque retour de pêche par les
dons de poisson. ce qui lui procure un pécule ,
après la saison de pêche on lui donne ce qu'il a
droit , quand les choses marchent normalement on
lui dit voilà ce qui te revient et il en fait ce
que bon lui semble. il faut le mettre à l'abri du
besoin, du souci •••••••••••
••••• (suite inaudible, endommagée).-
425

---

Si l'espoir de régler le conflit inévitable par la compréhension
mutuelle existe pour certains, que l'activité de la pêche piro-
guière arrive à se poursuivre dans le cadre familial, pour d'au-
tres ils ne trouvent leur salut que dans le départ au terme de
l'expérimentation de plusieurs stratégies aussi différentes qu'il
y a de situations diverses.
-
après un embarquement au port de Dakar. C'est
à cette occasion que je me rendis compte que je
quitterai la pêche et je vendis le matériel pour
ne pas le détériorer .•.
Ce que je gagne en six mois dans le navire, je
peux le gagner dans la pirogue en un jour. mais
je peux rester sept mois dans la pirogue sans rien
gagner. Je vois que cela n'est pas un -avancement-.
Ce qui fait l'avancement. c'est que ce qu'on gagne
petit ou grand. il doit être constant. régulier.
et le percevoir mensuellement, c'est pourquoi
j'ai quitté la pêche piroguière pour m'embarquer
dans les bateaux. Cependant pour gagner. la pirogue
a plus de mansuétude mais le bateau par contre
assure le salaire qu'il y ait ou non du poisson.
tandis qu'avec la pirogue le gain varie en fonction
de la capture du poisson. on peut rester un mois
sans rien capturer , je fais des dettes au point
que. quand je capture du poisson tout le produit
est absorbé par le crédit. Ce qui permet de fonc-
tionner quand on a rien. emporte tout ce qu'on
gagne quand on fait des captures. Dans le bateau.
avec ou sans capture. tu perçois tout les mois
ton salaire. Cela m'a fait voir qu'il y a plus
d'avantages dans le bateau que dans la pirogue.-
Mais dans un pays où l'emploi salarié ne court pas les rues, toute
426

---

activité qui n'est pas directement productive vise à l'appropria-
tion du travail, c'est le régime de l'échange marchand. Ceux qui
ont fait les frais de leur propre exploitation en tant que too1an
vont essayer de s'insérer dans le circuit marchand ce que leur
autorise l'Etat par la détention de la carte de première catégorie
de mareyeur.
W
Je me dis puisque nous avons maintenant notre
propre pirogue, contrairement dans la pirogue
d'autrui, les choses vont s'améliorer. Nous mîmes
la pirogue en marche en allant à Kayar, à Joa1,
à Mbour, ici, à Tassinère et partout, mais toujours
nous n'arrivions pas à gagner notre vie •
••• Puis avec tout ça, nous n'avions aucune satis-
faction pour nous-mêmes, nous n'arrivions pas à
nous entretenir nous-mêmes ••• w
L'installation en évitant la superposition des besoins, en permet-
tant l'émancipation des cadets n'est pas une condition suffisante
pour maintenir le travailleur dans la pêche.
W Je
réfléchis longuement, je me suis dit que c'est
très fatiguant et on ne gagne pas de l'argent. Au
bout de quatorze ans d'activité, entre 1965 et
,~1979, j'ai abandonné, j'établis les -équivalences-
de tout cela et je fis mon bilan ~nnue1, ce que
j'ai travaillé, ce que j'ai gagné, les frais dé-
pensés et à venir , je regardais tout ça en face,
sachant que par rapport à ceci, il n'y a pas d'ar-
gent dans la mer , et après ça je quittai la pêche
pour me faire mareyeur ce que je suis devenu
aujourd'hui •••
••• en raccourci, les frais ont augmenté mais
l'effort est moindre et j'y gagne ma vie, dieu
merci. w
427

---

Il n'existe pas un parcours royal qui- mène au départ de la pêche
aucun pêcheur n'y échappe. du petit propriétaire familial qui
espère un jour prochain pouvoir installer ses propres descendants
aux pêcheur qui ne dispose que de sa force de travail. en passant
par celui qui de son propre gré et sans entrave ni en état de
dénuement. a choisi de se reconvertir.
-
c'est moi qui étais responsable de l'activité.
qui achetais l'appât. le carburant. je vendais et
procédais au partage. je réglais tous les frais
et gardais l'épargne r donc à la fin de la campa-
gne. en distribuant le revenu. ma part faisait
tant •••• encore je me dis que le travail ne vaut
pas la peine. J'ai monté ma propre pirogue après
celles de mon grand-frère. d'un cousin et de mon
beau-père. avec toutes des -équivalences- je vois
que l'on ne me volait rien du tout et je me suis
persuadé que c'est l'activité qui est un travail
qui n'a pas de -rendement-.-
La prise de décision de quitter la pêche n'est pas une mince
affaire, légère, on avise ses proches, on s'enquiert de leurs
conseils, avant le départ
-A la fin de la campagne je pris ma part pour
faire le mareyag~..!.J'en discutais avec ma femme
mais elle n'était pas d'accord avec moi - tant
pis -. Mes compagnons rentrèrent à Ndar et moi je
restais à Kayar, avec mon revenu au retour des
pirogues j'achetais du poisson que je mettais
dans des paniers que je congédiais à Thiès •••
En voyant que, par jour; je faisais un bénéfice
de ••• , je m'aperçus que par rapport à la pêche
ce que je réalise maintenant est nettement plus
interessant car dans la pêche je ne pouvais le
428

---

faire par jour. Je décidais de continuer dans
cette voie jusqu'à présent. w
Qu'importe l'existence effective ou non de rapports de production
capitalistes, les transformations sociales et la diversité des
situations dans la pêche piroguière montrent que le procès de
mouvement du capital (procès de circulation) à lui seul suffit,
dans le cadre de l'économie de marché généralisée, à exploiter
le travail des formes non-capitalistes, à précipiter le départ
des travailleurs.
429

---

-
Chapitre vm
Comment le travail est-ilrémunéré?
A- Enquête sur la production
f . Méthodologie
De janvier à
juin
1983, période de la plus forte intensité de
la pêche piroguière durant l'année, nous avons enquêté sur les
coûts et le revenu des pêcheurs de Guet Ndar dans les centres les
plus importants qu'ils fréquentent. La durée de l'enquête est
hebdomadaire, chaque jour on se présente au retour de la pirogue
pour recueillir les informations dont nous avons besoin (1). Les
pirogues ont été choisies après accord du patron de pêche, des
défections se sont produites au cours de l'enquête. Les opérations
d'estimation du produit et des divers dégrèvements dont il est
l'objet sont conduites avec la collaboration du patron de pêche.
C'est un moment très éprouvé pour le pêcheur de se souvenir de
l'ensemble des frais occasionnés par la sortie, de retenir la
quantité d'espèces distribuées pendant le débarquement. Le résultat
de la pêche (bon ou mauvais) influence beaucoup les informations
fournies qu'on ne peut valablement contrôler qu'en assistant du
début à la fin au débarquement. Quand on a déterminé la destination
des prélèvements et la quantité, il faut procéder à la détermination
de leur valeur ; il ne suffit pas simplement de connaître le prix
unitaire de tel poisson, le plus souvent on se réfère au prix
conclu, au terme du marchandage. Le prix du produit effectivement
commercialisé par le pêcheur n'est pas toujours facile à connaître,
(1) NoU/.> /l.2.JTU!.A.UOfUJ l..e.-tJ enquê.:i..e.wz.-!J du CROD 7 I. NDIAIjé.J
fi. NDIAIjé.J B. NDIAYé.
et
J
no-t> a.i.de.-t>-en.quê.i.ewt-t> de. Sa.i.n.t-LouiA
JoaR..
J
430

---

1
le pêcheur peut le taire comme il peut l'ignorer jusqu'au retour
du mareyeur ; entre le moment du débarquement et celui où le pêcheur
dispose du prix du produit, il peut s'écouler deux jours d'inter-
valle; l'information peut être complétée auprès
du vendeur quand
il existe une relation de clientèle entre un pêcheur et un mareyeur.
Le produit peut être vendu en plusieurs fractions.
Pour déterminer le résultat de la senne tournante nous avons relevé
le prix pratiqué par caisse de poissons, ce qui varie d'une senne
à une autre en fonction des espèces capturées ; ainsi on obtient
avec le nombre de caisses distribuées la valeur des quantités qui
n'entrent pas dans la commercialisation du pêcheur. Si le pêcheur
n'a pas vendu en gros (nombre de charges de pirogues), on procède
par évaluation de mesure de caisse pour établir le prix de vente.
Dans tous les cas il n'existe pas une méthode preC1se et rigou-
reuse d'appréciation du résultat du produit, on est obligé de
recourir à des approximations, à des estimations. Il n'existe
aucune pratique de comptabilité dans la détermination du procès
et du résultat de la pêche. Les résultats auxquels nous avons
aboutis ont une valeur purement indicative. (voir fiche d'enquête
en annexe).
Nous avons choisi une petite échelle de suivi (une semaine) pour
faciliter nos observations mais ceci n'a pas simplifié le problème.
Pour accorder une valeur scientifique à l'enquête, il faudrait
s'accorder sur une méthode généralisable à l'ensemble de la pêche
piroguière, qu'elle s'inscrive dans la durée quand on a avant tout
identifié les unités qui entrent dans le suivi.
Le suivi s'est déroulé sur cinq semaines au cours du semestre, les
unités recensées n'ont pas toujours été les mêmes;par contre elles
ont été choisies en fonction de quatre catégories différenciées
par l'effort de pêche; avec la même technique, celui-ci est
différent d'une pirogue à ligne classique à une pirogue glacière,
431

---

d'une senne tournante aux filets dormants. A l'intérieur d'une
même catégorie, on peut rencontrer deux techniques différentes
mais l'effort de pêche reste identique et dans ce cas nous avons
rangé la pêche aux casiers dans la rubrique des filets dormants.
Cette procédure nous permet de minimiser l'incidence des défections
que nous avons rencontrées, de pallier à la carence voire la
rétention de rinformation ; il suffit d'une infructueuse sortie
"Kaya" pour que le pêcheur refuse de fournir les données ou se
rétracte derrière la phrase lapidaire
" Je n'ai rien capturé aujourd'hui"
Plus les journées d'infortune sont fréquentes, plus
on observe
la communication de données fragmentaires ou incomplètes. Si
par politesse le pêcheur ne vous renvoie pas à un autre moment ou
ne manifeste pas une attitude de rétraction, ce n'est pas toujours
par quatre chemins qu'il prendra pour vous dire la suspicion ou
le désintérêt qu'il accorde à l'enquête.
Les défections ne sont pas toujours explicitées, derrière une saute
d'humeur peut se cacher une pratique occulte: après trois jours
de suivi au cours desquels les sorties étaient mauvaises, le pêcheur
refuse de répondre à l'enquête au quatrième jour d'une pêche bien
fructueuse; découverte d'un nouveau fond de pêche! Il n'yen a
plus à Saint-Louis. Notre pêcheur s'est rendu auprès d'un navire
crevettier qui lui a fourni son chargement.
L'enquête s'est déroulée à Saint-Louis, à Mbour, à Kayar et à Joal
selon le calendrier suivant et les unités recensées :
Voir tableau page suivante
"Unités de pêche recensées"
432

---

centre
Saint-Louis
Hbour
Kayar
Joa1
Système
24/31 jan
7.'13 mars
2/8 mai
21/25 mars
de pêche
13/19 juin
ligne classique
5-4
2
5
4
ligne glacière
1
-
-
4
filets dormants
5-5
-
-
12
senne tournante
3-5
-
3
-
Total
58
28
2
8
20
Les deux périodes à Saint-Louis se justifient par l'inégale impor-
tance de la pêche en janvier et en juin. On retrouve dans les autres
centres la ventilation des pêcheurs de Guet Ndar en fonction des
types de pêche.
Une telle enquête crée forcément des susceptibilités au niveau du
pêcheur quand l'observation se prolonge; pour contourner l'aga-
cement 4u marin, nous avons préféré changer les unités quand
l'opération se renouvelle comme à Saint-Louis. Très souvent notre
présence est vécue de la part des pêcheurs comme une curiosoté
malsaine ; cet intérêt subit du "regard étranger" (malgré notre
appartenanc~~au mi1ieu)dans son activité est perçu comme une
source de difficultés à venir (hausse du prix du carburant et des
grééments). Cette forme de méfiance est renforcée chez les proprié-
taires de senne tournante, car ici les formes d'acquisition de
l'engin sont personnelles, secrètes; la senne relève de la vie
privée, fait l'objet d'une grande discrétion comme l'est du reste
la participation de la femme dans la propriété des moyens de pro-
duction. Le pêcheur cachera jusqu'à la dernière minute l'acqui-
sition de la senne même quand il se met à construire une grande
pirogue (signe de la venue prochaine du filet) il avancera le
prétexte commode que la pirogue est destinée à la ligne glacière.
433

---

Le refus de se prêter à l'enquête est expliqué par la crainte de
voir les pouvoirs publics utiliser les informations; par là même,
l'enquêteur est assimilé à un agent de l'Etat, certains pêcheurs
pensent que l'enquêteur peut servir d'interlocuteur entre les
pouvoirs publics et lui, dans ce cas nous sommes informés sur une
grande diversité de sujets, de problèmes et de difficultés contenus
dans leur activité.
L'enquête peut être complétée par les observations que nous avons
faites sur la ligne-marée, néanmoins nous n'avons pas tenu compte
de cette pratique qui reste encore extraordinaire, ainsi on ne
l'intègre pas dans les résultats des suivis, ce qui n'écarte pas
son analyse dans la rémunération du travail du pêcheur.
434

---

2 · Résultats de l'enquête
Une première observation s'impose sur l'enquête: elle couvre une
durée
théorique de trente-cinq jours durant laquelle la semaine a
été retenue comme échelle temporaire de travail. En établissant un
rapport moyen par type de pêche, nous débouchons sur une distribution
par équipage moyen de l'effort de pêche relatif à chaque catégorie.
Ainsi on mesure le rapport journées actives/journées inactives par
catégorie. L'effort de pêche est ramené non pas au nombre de sorties
mais au temps de travail réel Qui différencie les systèmes de produc-
tion dans la pêche piroguière.
Tableau
équipage moyen/journées de travail
journées
journées actives
journées inactives
équipage
moyen
S. T. : 20
4
3
L.N. : 3
6
1
L.G. : 5
5
2
F .D. : 4
4
,~
3
La ligne est contrainte d'aller à la pêche presque tous les jours
et le temps de travail est plus long comme on le voit avec la ligne
glacière qui ne fait que deux jours inactifs par semaine avec une
durée moyenne de quarante-huit heures par sortie. L'importance du
travail à terre pour les filets réduit le temps passé en mer, ce qui
n'empêche une intensification des sorties au cours d'une même journée
pour la senne ; en regardant les motifs des journées inactives, la
435

---

ligne est immobilisée à cause des perturbations maritimes (mauvaise
mer) et des réparations qui occasionnent le repos. Les conditions
maritimes et les réparations apparaissent comme des cas de force
majeure dans l'inactivité de la ligne, ce qui n'est pas lé même chose
pour les filets et la senne. Les réparations entrent dans la réparti-
tion du temps d'activité des filets, une mauvaise mer n'y est pas
synonyme d'immobilisation, à la moindre accalmie, le pêcheur peut
aller visiter ses engins. Si la mauvaise mer est une raison d'immo-
bilisation pour la senne, c'est la défection de l'équipage (motif de
santé) qui la pénalise le plus par rapport aux autres engins, la rubrique
rubrique réparations est une composante dans la gestion de l'activité
de la senne.
tableau
Causes d'immobilisation
Journées inactives
Motifs
S.T.
. L.N.
L.G.
F.D.
Nombre de jours
3
1
2
3
Mauvaise mer
44 %
45 %
25 %
9 %
Réparation (repos)
48 %
55 %
75 %
89 %
Maladie - autres
7 %
-
-
1 %
L'effort de pêche exprimé en temps de travail passé en mer est plus
important pour les techniques moins performantes, archaiques dévo-
reuses d'énergie humaine (pénibilité) et la consommation de biens
intermédiaires est plus accrue d'autant que l'on s'éloigne d'une
structure d'armement de type capitalistique. Les charges d'exploi-
tation de la senne tournante et coulissante, engin moderne et très
rentable sont de deux à trois fois moins élevées que dans la ligne
elles sont par contre très importantes dans une structure d'armement
437

---

fondée sur une plus grande dépense de temps de travail, comme dans
le cas de la ligne glacière (voir tableau: production réalisée).
Nous avons souligné dans les pages précédentes la question de la survie
des post-productifs
(vieux pêcheurs), on remarque dans la rubrique
dons et prestations sociales que c'est encore les structures de
production archaiques qui participent avec une bonne part de leur
produit global à leur maintien; et pour l'ensemble de la pêche
piroguière, la part réservée aux pêcheurs retraités tourne autour
de 15 % du produit global.
Faut-il intégrer les dons et prestations sociales dans la détermina-
tion du revenu, dans la valeur ajoutée brute pour lui doter une
qualité économique; cette partie n'est pas toujours dégagée à
l'issue de chaque sortie.
Tableau
production réalisée par type de pêche
Type de pêche
L.N.
L.G.
F.D.
S.T.
Production
réalisée
Frais / P.V.
54,33 %
76,74 %
50,56 %
25,06 %
Dons et prestations
14,94 %
16,35 %
12,48 %
11,61 %
sociales
Produit vendu
85,05 %
89,83 %
87,78 %
89,32 %
Produit net / P.V.
45,66 %
20,95 %
49,43 %
79,96 %
.
Produit global
100
(frais + dons + vente)
438

---

La complexité de la production piroguière tient au fait que la "
faiblesse du niveau de développement des forces productives dans la
pêche s'associe avec des rapports de production qui relèvent à la
fois de l'économie de marché et des structures de la communauté
domestique ; on retrouve de façon organiquement hétéroclite des
éléments de sustentation de la force de travail à côté des éléments
qui relèvent du capital fixe ; par ailleurs les dons et les
prestations sociales recouvrent aussi bien "la sécurité sociale",
la reproduction de la force de travail que le paiement des services
rendus par les aides à terre.
La question centrale qui se pose est celle de savoir, quand les
modalités du système de partage sont définies, en quoi aujourd'hui
le produit net dégagé rétribue-t-il un capital et une force de travail
engagés ; comment la finalité de la production marchande arrive-t-e1le
à masquer les véritables rapports d'exploitation en cantonnant le
travail dans une structure familiale.
439

---

B- Les modalités de rémunération
A\\'ant d'aborder l'analyse du mode de rémunération celui de "la
rémunération à la part", voyons comment la production réalisée
est-elle répartie au moment du débarquement.
Quest-ce qu'on constate:
dès que la pirogue est parquée, halée à sec sur la
plage, une partie des captures est distribuée aux
personnes présentes pour avoir contribué au halage,
parce qu'elles y ont droit ou en cadeaux (néral) ;
pour d'autres, c'est la contrepartie d'un service rendu
(yew) ; un autre lot va aux femmes et permet de nourrir
les pêcheurs (ndawal) ; cet ensemble constitue ce que
nous appelons les dons et prestations sociales, il
'.
n'a pas une finalité marchande immédiate
mais il
sera échangé sur le marché.
ce qui reste ensuite, constitue ce que l'on appelle
le "naaf", c'est-à-dire ce qui est effectivement commer-
cialisé sur la plage par le pêcheur ; une partie du
naaf en raison de la fragilité du produit n'est pas
commercialisée en frais, elle est destinée à la
transformation , elle peut être vendue de champ comme
elle peut être transformée par un membre de la famille
du pêcheur, dans ce cas sa commercialisation est différée
la production pour la transformation est exclusive à
la pêche aux filets dormants.
440

---

Maintenant, imaginons que le naaf soit vendu, que le pêcheur détient
entre ses mains l'intégralité du revenu, une première opération
valable pour toute la pêche piroguière est effectuée quel que soit
le système de production. C'est le prélèvement des "frais communs",
ou des charges d'exploitation ou encore des frais de consommation
de biens intermédiaires qui constituent la condition initiale au
départ du procès de production.
Les frais communs ne sont pas calculés après détermination préalable
d'un lot de poissons dont la vente devra assurer le remboursement
des frais, mais ils sont défalqués et remboursés sur le produit brut
journalier vendu, le résultat auquel on aboutit est le même, sauf
que cette procédure particulière dans la pêche piroguière renforce
l'idée de "participation" et l'idéologie de partage équitable du
produit.
OJJ ,,; >f"'-J"
Le restant qui forme la valeur ajoutée brute est divisé en plusieurs
parts ; le restant peut être accumulé, épargné durant une campagne
et chaque fois que des réparations sont nécéssaires ou que des besoins
sont présents, on puise dans le "dépôt" ; quand la pêche se passe
sur le lieu de résidence, le partage se fait à une périodicité plus
rapprochée (journée, semaine ... ).
Selon que la pêche se fait en migration ou en résidence, le système
de partage reste tributaire de l'objectif et on ne partage que quand
on a de quoi p~rtager. La notion de "rémunération à parts" est une
commodité pour effectuer un calcul économique du résultat de la
production piroguière et il ne peut être étendu à toute la pêche.
Peut on parler de rémunération à la part là où le travail repose
essentiellement sur une logique familiale de production? l'''excès
de famille" (1) constitue-t-il un obstacle au développement du
(1) voiA. A. BAR7H.U , op c.i..Lé, p 9
441

---

rapport marchand dans la famille ?
La diversité des situations dans la pêche pirogu1ere conduit à des
formes différentes de répartition du revenu.
Le pêcheur accepte le caractère aléatoire de son activité pour autant
qu'il peut poursuivre celle-ci en reproduisant quotidiennement les
frais nécessaires à son maintien dans la pêche ; tant que le facteur
travail fait corps avec les moyens de production, la seule opportunité
qu'il peut réaliser pour faire un revenu positif, c'est de "réussir
à se trouver en permanence dans la zone où les revenus sont les plus
importants (1) mais en tant que migrant.
Cette stratégie ne peut être la même pour le propriétaire de senne
qui, lui, doit rémunérer un capital d'abord et peu lui importe
l'origine de la force de travail et les scrupules d'attachement du
pêcheur à la senne; c'est pourquoi le système de partage de la senne
favorise la structure de la propriété, du capital et accorde une
faible place aux dons et prestations sociales.
Les vieux pêcheurs ressentent l'arrogance et l'égoisme de ce nouveau
propriétaire comme une offense, une insulte :
•
il (filet tournant) fait gagner beaucoup d'argent.
c'est vrai. mais avec cet argent. le propriétaire dç
filet à tourner ne'pense même pas à aider leurs parents.
C'est de l'argent qu'il gaspille. ce qui ne corres-
pond pas à l'éthique du musulman. Quand on possède
(1) SÛ!.queA.i.. et au:Vz.e..6 : Pê.che Tlla/LiLinz.e wz.t...iAan.a.h. au Sén.é.gal.
D.S. n° 73 - oeto~ 1979 - CROD7-ISRA D~ p 20
442

---

cette fortune et qu'on a des parents pauvres et
vieux, on doit leur venir au secours, mais quand tu
les salues ces gens-là, ils ne répondent même pas
pensant que c'est pour leur demander quelque chose,
de l'argent.-
Plus la pêche piroguière tend à rémunérer un capital, plus la prise
en charge des retraités est supportée par les systèmes de production
à dominance familiale.
'.
443

---

f •La production familiale
La question de la rémunération de la force de travail dans l'unité
familiale de production n'est pas aisée à mener sous l'angle du
calcul économique étant donné qu'aucun critère juridique n'organise
les rapports de travail
l'unité de production n'est pas un
groupement professionnel. L'entreprise familiale est une totalité
et les producteurs y apparaissent moins comme travailleurs que
comme membres de la famille. Si on peut appliquer un système de
rémunération à la part au revenu familial, c'est en tant que pêcheur
extérieur à la famille, pêcheur libre ou toolan, que le travailleur
perçoit son "narr" ; dans ce cas le revenu de la production fait
l'objet d'un fractionnement, le travailleur saisonnier perçoit
sa part calculée par exemple de la façon suivante, dans le système
de production des lignes :
- un équipage moyen de trois pêcheurs dont le propriétaire
de l'embarcation, son fils et le saisonnier (3 parts)
- parts du matériel: pirogue et moteur (2 parts),
au total le revenu est di visé en cinq parts dont une seule échappe..
à la famille ; donc le chef se retrouve détenteur de quatre parts.
Le chef peut être inactif, dans ce cas, seules les parts du matériel
lui reviennent, le troisième pêcheur étant son descendant. Dans la
situation de production familiale, les descendants du chef ne dispo-
sent pas de leurs parts, c'est le père qui décide en leurs lieu et
place, ils dépendent de lui. La contestation de ce lien de dépendance
sociale est une lutte à mener par les enfants pour la récupération
de leurs parts en attendant leur émancipation. Pour l'heure, nombre
de jeunes ignorent le résultat de leur activité, c'est souvent des
gratifications qu'ils reçoivent du père à l'issue d'une campagne.
Il existe cependant une catégorie de travailleurs subalternes, des
bénévoles ou des membres de la famille qui agissent comme des aides.
444

---

La part des aides n'est pas fixe, elle varie en fonction de la pirogue,
du type de pêche et du lieu d'activité. L'aide reçoit en général une
demi-part de pêcheur, en campagne quand il est fixé à une pirogue.
L'aide peut être un gamin du pêcheur qui trouve dans cette activité
une initiation et une source de pécule. Il est difficile de cerner
la position du manoeuvre, son statut économique fluctue entre le
travailleur qui loue sa force de travail à une ou plusieurs pirogues
et le non-travailleur qui prête main; la forme dans laquelle l'aide
est rétribué (en nature) entre dans la rubrique des dons et presta-
tions sociales.
Pour s'attacher la fidélité du toolan, certains pères de famille
essaient de compenser le déséquilibre du revenu du travailleur libre
en lui faisant bénéficier des parts du matériel,
·à son intention, le propriétaire peut aider son
toolan car à lui seul il détient presque trois
parts tandis queletoolan n'en a qu'une seule ••• •
L'impossibilité pour certains pêcheurs de s'appuyer sur la seule
force de travail d'origine familiale (surtout conjugale) conduit
le patron de pêche à nouer des relations de préférence avec son
toolan qui peut être assimilé à la famille au lieu d'être considéré
comme un travailleur temporaire.
445

---

2 •La lormule d'association dans la pêche aux IHets dormants 1
Le système des filets dormants est d'ordinaire une production
familiale ; mais le nombre de parts consacrées au matériel augmente
à cause des traitements des filets ce qui constitue une source
supplémentaire de profits pour le patron de pêche qui, en plus de
la pirogue et du moteur, empoche la part revenant aux filets. La
multiplication des parts et l'émiettement du revenu qui en découle
ne favorisent pas l'emploi de travailleur saisonnier. Les pêcheurs
ont recours à une sorte d'utilisation commune de la pirogue
motorisée pour poursuivre l'activité, où le pêcheur toolan peut
détenir ses propres filets et contrôler la totalité de son produit.
Les frais communs sont engagés sur la base du produit d'une journée
de pêche par semaine, ou bien une cotisation est collectée entre
les membres du collectif pour se départir des charges de la sortie.
-Il Y a un jour qui est consacré au propriétaire
de la pirogue, c'est le njay1u, c'est un jour
hebdomadaire, par exemple le vendredi et ce jour
tout le produit de la sortie est destiné au proprié-
taire de la pirogue qui en usera en cas de panne
du moteur ou pour réparer la pirogue en cas de néces-
sité , en dehors de ce jour, les captures des filets
distincts reviennent à leurs propriétaires individue1-
1ement.-
L'association peut recouvrir la forme d'un groupement d'intérêts
individuels entre plusieurs chefs de famille qui possèdent collec-
tivement le matériel (plusieurs pirogues et des filets .•• ). L'équi-
page est constitué des descendants des ménages qui participent à
ce regroupement. Entre les associés les tâches sont réparties
un
dirige et gère la production, l'autre se charge des activités à
terre (confection, réparation des filets ..• ).
446

---

-A la fin de la campagne. on réunit le produit
des deux pirogues pour procéder au partage ••• •
Dans le cadre du regroupement, la rémunération se fait sur la base
du système des parts et les patrons associés, en plus de leurs
parts respectives (équivalent d'une part de pêcheur), peuvent
bénéficier à tour de rôle des parts du matériel ;
-8 l'issue du travail. chacun prend sa part et
celle de la pirogue est réservée 8 celui d'entre nous
qui en a besoin ••• •
La formule d'association ou de regroupement est encore dominée par
la communauté de parenté mais c'est sur la base des familles
conjugales distinctes qu'elle est mise en oeuvre.
447

---

3 - La pêche-marée en tant que pratique locative de la pirogue 1
lamHiale
!
La pêche-marée doit s'analyser comme une exploitation collective
de la force de travail familiale soudée à l'embarcation; c'est une
forme de location de l'unité familiale de production pendant une
durée temporaire déterminée qui s'éteint au retour des pêcheurs
à leur port d'attache. Les mêmes mécanismes de répartition des parts
dans la production piroguière s'appliquent à la pêche-marée avec
ceci de magique, les frais communs par un tour de passe s'évanouissent
pour retomber à la seule charge de l'armateur. Cette décharge des
frais des pêcheurs incline ceux-ci à un certain engouement de cette
pratique.
A l'origine de l'expérience de la ligne-marée, les pêcheurs étaient
payés journalièrement durant toute la sortie. les services de la
pirogue et du moteur étaient rétribués sur la même base. Ce mode de
rétribution a été vite abandonné. l'armateur achète simplement les
captures.
·A notTe premier voyage. avec trois pirogues. les
pêcheurs étaient payés 10 000 CFA par jour. la
pirogue 10 000 CFA et le moteur 10 000 CFA par
jour. qu'ils partent ou non en mer •••
Haintenant"on ne rétribue plus la pirogue et le
moteur. seul le pêcheur est payé. Il vend ce qu'il
capture. le produit lui revient directement. cepen-
dant. les frais de nourriture. de carburant consommé
lui sont offerts et tout. on lui offre même la
cigarette qu'il fume. il ne s'occupe de rien. par
contre il se procure lui-même ses lignes ou bien
on les lui vend , en dehors des lignes. tout lui
est gratis.
Son avoir. c'est ce qu'il capture et qui est pesé ••• •
448

---

Interrogés sur les raisons de l'engagement dans la pêche-marée, les
pêcheurs invoquent pour principal motif après l'éloignement et la
rareté du poisson, les frais de production qu'ils ne supportent plus
WLe navire paie lui-même le carburant, le riz, le
pain, toute la nourriture. l'appât est fourni
gratuitement •
••• le pêcheur cherche toujours à faire des économies,
il s'adonne à la marée car il ne supporte pas les
frais et la chose est une nouveauté , il faisait des
frais maintenant il n'en fait plus, c'est pourquoi
on ne se pose pas de question et pourtant c'est
notre perte, une grande perte. w
A la fin de la marée, le revenu est le résultat du tonnage réalisé
par chaque embarcation. On retombe dans le même système de rémuné-
ration à parts, le revenu est partagé entre les pêcheurs, le moteur
et la pirogue ; ces deux dernières parts revenant au père de famille.
Dans la pêche-marée, le revenu est global, il n'est pas épargné ni
entamé par l'usure des besoins, aucun endettement ne pèse sur le
revenu jusqu'à la fin de la marée, mais le pêcheur, s'il n'est pas
\\
à l'abri de malversations, peut courir un certain délai avant de
recouvrer son gain ;
W
Tu n'occasionnes aucun ,frais et le revenu est
brut (yemb). Ils t'offrent l'essence. la nourriture
et l'appât. tu ne leur doisque1e poisson que tu
captures. Après la vente au marché de Las-Palmas,
ils reviennent te remettre ton argent. On ne nous
paie pas après la marée mais après la vente de la
capture. w
Si la règle de partage en part unitaire égale entre les membres de
l'équipage et les éléments du matériel caractérise les formes de
production que nous venons de décrire. la senne tournante applique,
elle, une forme particulière de répartition des parts.
449

---

__ 4· Le. prémi_e. du trsvaH salarié dans la .enne 'Dumante
En raison de lamasse de main-d'oeuvre que la senne utilise et du
coût élevé de son acquisition, le système de rémunération qu'elle
applique est totalement différent même si la production de cet engin
relève de la famille à Guet Ndar. Si la rémunération se fait à la
part, elle fonctionne suivant un système proportionnel.
W
On fait l'encaisse, et à la fin de la campagne,
après paiement des dettes de nourriture et de tous
les autres frais, on divise le reste en trois parties :
une pour la senne et les deux autres pour la pirogue,
les moteurs et les pêcheurs ••• w
Le revenu est divisé en trois parties dont
- un tiers réservé à la senne va au patron
- les deux tiers sont répartis entre l'équipage et le
matériel ; un équipage moyen est composé de seize pêcheurs
et de quatre aides fixes, la part de l'aide "équivaut à
la moitié de celle du pêcheur ; le matériel emporte deux
parts ; chaque pirogue motorisée a une part de pêcheur ;
au bout du compte, les deux tiers sont à partager en vingt
parts.
Comme pour l'ensemble de la pêche piroguière, les charges d'exploita-
tion sont déduites du produit vendu, ensuite on ,passe à la répartition
des parts.
Une famille à elle seule ne peut conduire la production de la senne
et la senne n'est pas une acquisition associant plusieurs familles
aucune famille n'est disposée à être le pourvoyeur en bras d'une
production qu'elle ne maîtrise pas. Aussi, c'est à titre individuel
450

---

que les travailleurs s'engagent dans la senne quel que soit le degré
de parenté avec le propriétaire. Les pêcheurs n'ont pas tous le
même statut par rapport au propriétaire et ils ne sont pas traités
de manière égale. Les rapports hiérarchiques de pouvoir établissent
la position de chacun dans la senne. Les liens personnels et subjec-
tifs, de confiance ou de parenté supposée entre le capitaine de
pêche, le gérant de la production et le propriétaire par exemple
s'opposent aux relations entre ceux-ci et la masse des travailleurs
la notion d'équipage apparaît vague et générale pour réfléter les
rapports réels qui se nouent autour de la senne et l'éventail des
parts qui peuvent exister au sein de l'équipage. Les membres de
l'équipage sont rétribués de manière inégale: la part d'un pêcheur
célibataire et adolescent n'est pas forcément égale à celle d'un
pêcheur marié, les marins investis de certaines responsabilités ne
perçoivent pas la même part que le simple marin ; très souvent les
parts des aînés sont plus élevées que celles des cadets, c'était du
reste, la logique du partage dans la senne de plage.
Le système de la rémunération à la part consacre une inégalité et
une hiérarchie entre les travailleurs. La grande majorité des pêcheurs
dans la senne sont des travailleurs saisonniers et l'activité dans
la senne n'exige pas de qualification précise ni de connaissance
nautique, il ne suffit pas d'être pêcheur pour travailler dans la
senne. On rencontre des actifs dans la senne qui ne savent pas nager.
Il n'y a pas de part de pêcheur comme unité de référence, le pêcheur
membre de la famille perçoit un traitement différent du pêcheur
saisonnier, lui-même mieux rétribué que le "doker" (l'aide) ; la
part du doker est inférieure à celle du saisonnier qui est en-dessous
de celle du pêcheur lié à la famille et entre les pêcheurs, selon
leur situation matrimoniale et leurs responsabilités, la ventilation
des parts est inégale.
Certains propriétaires de senne justifient cette inégalité de
traitement en donnant exemple de la différence de travail fourni
entre le pêcheur et l'aide:
451

---

-Ce n'est pas chose facile pour le pêcheur, au
retour, de décharger la pirogue, le poisson.
Quand il y a du poisson, quatre à cinq pêcheurs
accostent la pirogue de transport sur la plage et
le reste attend en mer pour surveiller, pour éviter
que la pirogue ne chavire pas , les doker, eux,
déchargent la prise, tant qu'il y a du poisson dans
la pirogue de charge, il y aura des pêcheurs qui
s'occupent à écoper l'eau.-
D'autres allèguent que suivant les rendements hors campagne, quand
les sorties sont maigres la senne n'est pas rétribuée.
-A Saint-Louis, selon la tournure de l'activité,
en réalisant par exemple cinquante mille francs, on
ne donne pas de part à la senne, tout le revenu est
partagé entre les pêcheurs, et c'est fréquent à
Saint-Louis.-
Ce qu'il faut voir là, c'est que l'activité rémunère avant tout la
senne et le système de la proportion l'autorise et le favorise en
accordant à l'armement une fraction de revenu plus importante que
la part des frais et celle des pêcheurs, c'est ce que constate un
pêcheur travaillant dans la senne de son oncle
-C'est le secteur d'activité qui marche le mieux pour
celui qui en possède, par contre c'est mauvais pour
le pêcheur too1an, le simple pêcheur qui n'a que ses
bras. Mieux vaut pour le too1an s'orienter vers la
ligne classique. Mais quand on possède du matériel,
le secteur le plus rentable de la pêche est la senne.-
Ce n'est qu'en exploitant le travail du toolan, du pêcheur saisonnier
que la senne rémunère l'armement. "Les conditions socioéconomiques
d'exploitation actuelles favorisent les investissements (souvent
452

---

extra-professionnels) dans la pêche à la senne tournante qui assure
un bon rapport annuel et une vitesse élevée de rotation des capitaux" (1).
Les différents aspects du système de rémunération à la part dans
la production piroguière à dominante familiale indiquent l'évolution
des rapports de production dans la pêche. L'adéquation du système
à la part avec la production familiale tient au fait que le système
joue un rôle d'occultation des rapports réels de production, au
même titre que la fonction de la parenté, au niveau idéologique,
dans l'exploitation du travail dans les rapports ainés-cadets. Il
y a un travestissement des fonctions d'exploitation du travail par
la trilogie communauté-solidarité-égalité sans laquelle l'activité
productive maritime ne saurait se réaliser dans le cadre familial.
L'exploitation du travail de la petite production marchande par
l'économie de marché ne peut se déployer qu'en maintenant l'illusion
de la participation du travailleur.
(1) SliqueA.i. et~, op ci.i.é p 22 (C'ut nOlM qui. -6ou.li.gnoM)
453

---

C- Problématique du système de rémunération
à la part
Prudence méthodologique ou faiblesse intellectuelle, un certain
nombre d'auteurs ont évité de poser la question du système de la
rémunération à la part au coeur des rapports de production. en oeuvre
dans la pêche piroguière. Van-Chi-Bonnardel (1967, pp 166-167) parle
de traitement à égalité des travailleurs tout en considérant
l'armement comme un capital privé rémunéré sur la base du "produit
du travail de deux hommes" ; elle écarte le rapport du salariat entre
patron et pêcheur.
Stéquert et compagnie (1979, pp 19-20) pressentant les diverses varia-
tions du système en aboutissent à présenter un modèle général comme
système traditionnel applicable à toute la pêche piroguière et un
modèle hypothétique ou "système familial ou coopératif de partage de
bénéfices" dans le~uel la valeur ajoutée nette ~e chaque engin de
pêche déduite de la valeur ajoutée brute diminuée des amortissements,
est considérée comme le "revenu net familial ou coopératif".
Weber (1980) pense résumer des réalités contradictoires en avançant
"Dans la pêche, ce n'est pas le travail mais son résultat qui est
rémunéré. La rémunération est donc soumise aux aléas de la production,
par le système des parts, et évolue en fonction des prises." (p 9).
Il poursuit en décelant qu'''une des différences fondamentales entre
pêche artisanale et pêche industrielle" vient de "l'impossibilité
d'assimiler la rémunération des pêcheurs à un salaire et les rapports
de production au salariat". Ce faisant les méthodes comptables
appliquées à la pêche industrielle s'avèrent inadaptables dans la
pêche artisanale, elles rendent caduques les comparaisons socio-
454

---

économiques. Avec Weber l'analyse reconnaît la rémunération de la
propriété par les parts attribuées à l'armement mais la prudence est
requise. Il n'aborde jamais véritablement la réalité de la pêche
piroguière autrement que par l'analogie à la pêche industrielle, et
quand il reconnaît la dépendance des parts en fonction des prises,
il n'intègre pas la détermination de la valeur du marché sur la
rétribution des travailleurs.
Le défaut de ces travaux est de ne jamais poser la possibilité de
l'exploitation du travail, de façon rigoureuse et correcte, en dehors
du salariat, cette cécité conduit à écarter dans l'analyse deux
facteurs qui déterminent non seulement la masse des revenus à
distribuer mais aussi le sens et la fonction sociale de la rémuné-
ration à la part, les frais communs, les dons et prestations
sociales.
Le mode de rémunération à la part n'est pas une spécificité de la
pêche piroguière, il existe dans la pêche artisanale européenne
avec des variantes du calcul de redistribution. Selon Bidet (1971)
(1), le mode de rémunération à la part s'explique par la combinai-
son de deux structures dans une certaine configuration des forces
productives et des rapports de production capitalistes. En France
par exemple, la production mécanisée met en jeu un travailleur
collectif et l'activité est globalement déterminée par l'exigence
de la machine. L'organisation interprofessionnelle coopérative ou
la "profession" forme un groupe de pression et les différents
partenaires dressent des revendications communes (soutien des
marchés par l'Etat, détaxation du carburant, participation dans
la coopération entre la France et les autres pays ..• ). Le grand
patronat et l'artisan y trouvent leurs intérêts et les salariés
(1) ;J. BJ.de.t : -6U/l. .l..e.-t> ~OM d' ~ ck l' .i.déolog-Ü!. - .l..e.-t>
/l.appo/l-fA -6ouawc c1aJv:, le -6e.ci.e.wL ck la p~ch.e - .in la Pl!Jl.-t>é.e. , n° 1U,
1971, p 53-66
455

---

soumis au mode de rémunération sont amenés à "reprendre à leur
compte les revendications patronales".
Au Sénégal,le développement des forces productives dans la pêche
piroguière est très faible, la pêche piroguière est à peine mécanisée,
,.knJ' Ivt",
,
le travailleur n'est pas encore complement separe de ses moyens de
production. La production est familiale et la logique de la parenté
fonde les rapports de travail. Les producteurs sont dispersés.
Cependant ici ou ailleurs, "le procès de travail est constitué par
un ensemble de tâches difficiles", pénibles qu'on n'arrive pas à
"planifier et à contrôler dans leur intensité". Ce procès de travail
débouche nécessairement sur une production aléatoire. Cette indéter-
mination préside aux priorités qu'accorde le mode de rémunération
à la part : renouvellement des éléments du capital constant et
amortissement de l'armement. Ces deux impératifs dans l'état actuel
de l'économie de la pêche
piroguière assurée par la famille doivent
tenir en compte la gestion de la survie des post producti~s.
Ainsi le mode de rémunération à la part dans la pêche piroguière
remplit-il une triple fonction :
assurer dans les conditions socio-économiques de petite
production marchande la meilleure exploitation du travail
en intensifiant et en prolongeant la
durée du travail
dans les limites technologiques de la pirogue ;
- garantir la sécurité sociale des ainés en l'absence de
tout système de mutualisation, suppléer à l'action sociale
et culturelle quand l'Etat fait défaut;
- masquer le rapport salarial en surinvestissant l'idéologie
communautaire et familiale, ce qui facilite l'exploitation.
Pour conduire un essai d'interprétation correcte du système de rému-
nération à la part compte tenu de la soumission de la production
pirogu1ere à l'économie de marché, une connaissance plus fine des
"frais communs" et des "dons et prestations sociales" doit être établie.
456

---

f •Les Irais communs
Dans les frais communs, des données hétéroclites se trouvent réunies
pêle-mêle
- des éléments du capital constant dont la liste s'allonge
en fonction de l'intensification et de la prolongation
de la durée du travail d'un système de production à un
autre (appât, glace, carburant, lignes, hameçons, nappes,
appareils divers, éclairage ... ), les charges d'entretien
et de réparation des composantes du capital constant sont
supportées par les frais communs. Toute une gamme de biens
intermédiaires éphémères et nécessaires entrent dans cette
rubrique. Il arrive que le produit d'une journée de pêche
soit consacré au matériel, réfection de la pirogue par
exemple.
Avant la motorisation, une partie du produit en nature,
confiée à la soeur du marin, le saaku était destiné au
renouvellement et à l'entretien de la pirogue; cette
pratique sera abandonnée au double profit de la
rémunération de l'embarcation et des journées de pêche
qu'on lui consacre (geti njaylu), mais en permanence par
l'utilisation des frais communs.
des données qui appartiennent à la reproduction sociale
du pêcheur, des salaires en définitive: nourriture,
cigarettes ...
des éléments minimes m~is non négligeables sous forme
de taxes. ,e.u ~ c,..,~, \\, fil. \\
Les frais dépendent de divers impondérables, aléas que l'on ne peut
prévoir, risques multiples que les pêcheurs doivent avancer en commun
une panne de moteur au retour de pêche est réglée sur les frais
communs.
457

---

La poursuite de l'activité suppose une assurance, une garantie perma-
nente qui permet de reproduire quotidiennement les éléments du
capital constant sans lesquels l'activité est bloquée. Cette
garantie doit être satisfaite
même en s'endettant. Dans quelle
mesure cette exigence peut constituer une arme de pression sur les
pêcheurs, en tous cas la rétribution des travailleurs passe après
la reconstitution des éléments du capital constant ; le corollaire
de cette exigence est que le pêcheur n'a aucune garantie de se voir
rémunéré, il renonce de lui-même à prétendre à quoi que ce soit
quand les "frais noient" (digaal faré). Ce qui n'est pas toujours
le cas du propriétaire puisqu'il est assuré que la pirogue repartira
demain en me~ que les pêcheurs doivent assumer perpétuellement
un capital qui leur est complètement étranger "dont la réalisation
consiste pour l'équipage dans le retour à zéro par l'extinction de
la dette" (1). On comprend l'extrême désillusion du pêcheur après
un bilan d'inventaire approfondi de ses expériences devant le fardeau
des frais communs. Le bénéfice des frais communs ne revient pas exclu-
sivement au propriétaire, il est partagé entre différents partenaires
dont l'Etat et les agents du marché. La relative faiblesse du niveau
de développement des forces productives de la pêche piroguière dans
un environnement de concurrence mondiale, où le marché contrôle
et ravit au pêcheur la maîtrise des moyens de production, devient
compatible avec l'institution de la reproduction simple dans le
cadre de la production familiale. La structuration des rapports
sociaux dans l'unité de pêche familiale offre par là un fondement
pour la reproduction élargie et permet l'exploitation du travail
sans nécessiter de véritables rapports salariaux. On peut à loisir
dénier la condition de salarié au travailleur, le système de
rémunération à la part l'autorise.
La production familiale doit répondre à un autre objectif qui est
la rec1proque contenue dans l'émancipation des cadets: subvenir
aux besoins des post-productifs, assurer la survie des vieux pêcheurs.
458

---

2 • Les dom et prestations sociales
Ils sont constitués par une partie ou par la totalité des captures
qui échappe au pêcheur. Le spectacle le plus saisissant qu'il est
donné de voir dans la pêche piroguière se passe au moment du débar-
quement des pirogues avec le déplacement de petits groupes de person-
nes entre les pirogues en quête de poisson: c'est l'institution du
néran à laquelle se livrent toutes les personnes sans distinction
de sexe ni d'âge; la même institution se retrouve chez les lébu
sous le nom de teru wan. Cette partie du produit prélevée avant
commercialisation peut atteindre les 20 % des captures selon le
résultat comme elle peut recouvrir la totalité de la sortie dans
certains cas. On doit donc distinguer en fonction de sa destination
les dons des prestations sociales.
459

---

a-LesdoDl
Les dons peuvent être classés en quatre catégories
le néral, c'est la catégorie générique de cadeaux offerts
aux connaissances, il est personnalisé
c'est une
marque d'amitié, on peut rapprocher dans cette catégorie
un présent tombé en désuétude le poisson destiné à la
fiancée (jënu ooro)
tout prélèvement de poisson destiné
à une tierce personne est du néral ;
- le yew, c'est une forme de rétribution des menus
travaux effectués par les enfants ; quand il existe un
manoeuvre considéré comme aide familial (logé et nourri
chez le pêcheur), il est gratifié par le yew ; il est
de plus en plus donné en forme monétaire
le ndawal est le lot de poisson destiné à l'autoconsom-
mation, il entre dans la partie des subsistances du
pêcheur
- le njaylu constitue la source de pécule des jeunes
pêcheurs, il leur permet de participer aux frais du thé
pris au "secteur" ou de se payer une entrée au ciuéma,..
au stade.
La dissociation des unités de production et de consommation consacre
l'institutionnalisation de la pratique des dons, chaque ménage devant
assurer sa propre consommation en attendant qu'il s'érige à son tour
en unité de production.
460

---

b . Les prestatioDllOciales
Cette catégorie est encore plus ambigue, elle porte sur une partie,
soit sur la totalité du produit avec respectivement le mbole et le
geti njaylu.
- le geti njaylu : c'est une journée de pêche dont le produit
vendu est destiné à réaliser un objectif précis et ponctuel
l'objectif peut être de nature individuelle (construction
d'une maison, réparation d'une pirogue, soutien lors
d'une épreuve ... ), peut être une action de bienfaisance
à l'endroit de la communauté (construction d'une mosquée
ou d'un mbaar ou dotation à une association à but socio-
culturel et religieux ... ), dans ce cas la journée de
pêche est décrétée pour l'ensemble d'un quartier ou d'une
rue.
Le geti njaylu joue une double fonction de réaffirmation
des liens de solidarité de la communauté (niveau social)
et une fonction économique, celle de la
reproduction
des éléments du capital constant.
le mbole : il relève du néral, on peut le classer dans
les dons mais sa fonction est plus précise; il s'adresse
au collectif des vieux pêcheurs et des personnes indigentes,
il constitue leur revenu. Son importance sociale est telle
que le neran-kat affirmé se déplace au rythme des migra-
tions en suivant les pêcheurs dans les zones où les
revenus sont plus importants. Ces retraités migrants
peuvent tirer des revenus conséquents des campagnes comme
ils peuvent tomber dans la mendicité la plus abjecte ;
les vieux pêcheurs vivent leur situation de néran-kat
de manière contradictoire sans jamais la revendiquer
toujours ; certains le vivent avec un profond sentiment
de fatalité.
461

---

·Je parcours la plage et me présente au retour de
chaque pirogue et on m'offre du poisson •••
On vient de nous donner du poisson - le groupe qui
est debout là -, on vend le poisson et on se partage
le produit 1 chacun prend ce qui lui revient de
vingt-cinq à quinze francs , des fois certains parta-
ges peuvent donner à chacun cinquante francs •••
Ainsi on vit tout le temps, noor comme navet en
parcourant le littoral. On ne va plus en mer, on ne
pêche plus, on est -à la retraite- complètement.
Les jeunes qui vont en mer, au retour, disent aux
vieux de prendre cela, il vous revient.
Dans certaines contrées, les vieux mettent la main
à l'arrivée de la pirogue, par contre à Joa1, au
retour de la pirogue, on sort un panier de poissons
destiné aux vieux, c'est leur -aumône-.
Le panier peut être vendu entre trois et sept mille
francs, ensuite on fait le partage. Les pirogues
sont ancrées en mer. elles ne sont pas mises à sec
sur la plage.
Certains vie~x participent au halage (wëcc), d'autres
non 1 les pirogues qui font la marée de trois jours
ne sont pas à terre, elles sont ancrées 1 les pirogues
de sortie normale sont halées ••• •
Quand le vieux pêcheur justifie son activité par sa participation
au débarquement, d'autres pensent qu'ils ont un droit de reconnaissance
de la part des jeunes actifs.
·Je suis un vieux ·père- démuni de force physique et
incapable d'aller en mer et parmi les jeunes valides
qui sont dans l'activité, je me présente chaque fois
à leur retour de pêche, à les regarder. Il arrive
que je rencontre des jeunes reconnaissants qui me
462

---

donnent une langouste ••• , ils m'offrent souvent
une langouste d'un kg parce que je suis retraité.-
Il existe une catégorie de vieux pêcheurs. devenus oisifs par la
force des choses. "Je ne voulais pas cesser de travailler-. qui se
refusent d'admettre la condition de néran-kat. d'être des assistés
car c'est ce que devient la grande majorité d'entre eux.
_
depuis que j'ai cessé. personne ne m'a vu demander
du poisson près d'une pirogue (néranJ. Je ne suis
pas de cette catégorie et Allah ne m'a pas fait ainsi ••• -
L'objectif de la production familiale de la pêche piroguière doit
satisfaire à la protection des vieux mais l'altération des rapports
domestiques de production par l'économie de marché conduit à une
diminution et à une remise en cause de la part du surplus réservée
à la gestion des post-productifs. Si certains vieux pêcheurs s'y
refusent c'est qu'ils perçoivent le néran non plus comme un droit.
mais de fait. ils assimilent leur situation actuelle comme un état
de mendicité; d'aucuns monnayent une retraite paisible contre une
bonne installation de leurs descendants.
-Je peux dire que je n'ai pas cessé de travailler.
je me suis toujours attaché à l'activité. En ce moment
je ne peux plus aller en mer mais les enfants et mes
neveux poursuivent l'activité. Tout en étant âgé. je
les assiste dans le travail en leur recommandant de
faire ceci et de ne pas faire cela. c'est un plaisir
que j'éprouve ...
J'ai cessé depuis près de vingt ans. j'ai soixante-
dix-huit ans •••• et chaque fois que je fais une recom-
mandation. elle est valable quand elle est suivie.
Mes fils. à leur retour de campagne me présentent
ce que Dieu leur a offert et ils me demandent ce dont
463

---

j'ai besoin, si j'en ai, je réclame ce qu'il me faut
ou je ne le fais pas , ils ne font pas d'objection
quand je réclame, ils me donnent ce qu'ils ont envie
de me donner •
••• Tout le matériel leur revient, j'ai déjà fait ma
succession mais à leur retour de campagne, ils me
donnent ma part jusqu'à ce que Dieu me rappelle.-
L'étude détaillée de la pratique des frais communs, des dons et des
prestations sociales montre comment l'aménagement du système de
rémunération dans les rapports de production de la pêche piroguière
permet le reproduction et des éléments du capital constant et d'une
partie du capital variable ce qui est rendu possible sans nécessiter
l'établissement de rapports capitalistes véritables. C'est la
possibilité de l'exploitation du travail familial qui édifie la
pratique de rémunération à la part en tant que dénégation de la
condition de salarié. Avant tout partage du produit final, le
système demande qu'une partie du capital constant soit renouvelée
avant toute chose et nécessairement ; la répartition des coûts de
production entre frais en capital fixe et frais en capital circulant
est masquée par le caractère hétéroclite de la rubrique des frais
communs et des dons.
La part de l'armement réalise l'amortissement d'un capital constant
et dégage un certain profit.
Le produit net que se partage l'équipage n'est qu'un élément de la
reproduction de la force de travail, qui n'est pas assurée dans
certaines conditions et ouvre la voie au départ de la pêche quand
s'accumule le manque à partager. Le caractère aléatoire de la produc-
tion vient renforcer l'idéologie du système et le cadre familial
constitue le terreau du fumier de la participation du travailleur.
Vu que le salaire du pêcheur est indexé sur le niveau de la produc-
tion, le caractère aléatoire de la production, au triple point de
vue :
464

---

- technique
trouver le poisson, immobilisation, avarie,
concurrence industrielle
- social
augmentation de la durée du travail et intensi-
fication ;
- économique : fluctuation du cours du poisson et fragilité
du produit •
rend le salaire lui-même aléatoire. Quand le pêcheur a trouvé le
poisson en augmentant la durée et en intensifiant le travail, il n'a
pas toujours trouvé le bon marché. C'est le mareyeur, le capitaliste
qui vient tirer son épingle du jeu puisque le système de rémunération
à la part, en indexant les salaires sur les quantités produites et
sur leur prix du marché s'avère en dernière analyse être un système
de salaire en marchandises, en produits définis par leur valeur de
marché.
La condensation des besoins dans la pirogue familiale et la nécessité
de pourvoir à la protection sociale des retraités ne peuvent être
acceptées que dans la réalisation d'un consensus pour exploiter la
force de travail ; la rémunération à la part en tant que pratique
économique et forme phénoménale de rétribution d'un travail particu-
lier à risques fournit les conditions d'effectuation de l'idéologie
de participation.
Au rythme irrégulier de la production et à son caractère risqué,
"la variabilité du salaire est ce qui permet dans un système de
production variable l'établissement du rapport salarial" et "le
mode de rémunération constitue un moyen de pression considérable sur
le salarié: il assure l'autodiscipline des travailleurs, l'intensité
convenable du travail et l'émulation, d'autant que chaque innovation
technique ouvre la possibilité d'une redistribution des parts" (Bidet).
Toutes les formes de représentations idéologiques du travail chez
le pêcheur sont contenues dans le système de rémunération à la part.
465

---

lui-même système de production idéologique là où le capitalisme ne
trouve favorable l'exploitation des rapports domestiques sans
s'engager "bëceku ndaru lam" (1).
,
0'
466

---

D- Le revenu de la femme et des gamins
L'exercice des formes de petite production marchande suppose l'utili-
sation de toutes les forces vives du groupe; chaque fois que l'in-
disposition des membres du groupe peut être écartée, leur travail
est sollicité. Ceci est particulièrement établi dans la pêche
piroguière que femmes et enfants sont mobilisés pour permettre la
survie de l'unité de production. Que les femmes auraient pu franchir
le nja1agoo1, les verrait-on diriger les embarcations, devenir des
capitaines de pêche, elles qui suppléent à la déficience du revenu
de l'époux quand il part en migration, qui de manière discrète
favorisent l'installation des marins en leur procurant du matériel
à partir de leur propre revenu, réparent au foyer les engins.
Les enfants, dès huit ans, commencent à alléger les parents des
charges inhérentes à leur éducation, se familiarisent très tôt à la
profession avant de plonger dans la mer. Une grande partie des travaux
à terre du pêcheur est assumée par les enfants.
467

---

f • Les lemmes
En règle générale, sur le plan productif les femmes de Guet Ndar ne
sont pas inactives. Comment pourraient-elles l'être quand un seul
revenu ne permet pas de subvenir aux besoins du ménage, quand elles
sont conscientes de la dimension aléatoire et risquée de la pêche ?
Quand elles ne se livrent pas au commerce en détail au marché du
poisson ou en parcourant la ville tous les matins, elles travail-
lent à temps partiel, saisonnier particulièrement dans l'industrie
de transformation du poisson. Nous limiterons les formes d'activité
de la femme aux travaux annexes à la pêche : mareyage et transformation.
Elles font le néran et suivent leurs maris ou frères dans les migra-
tions
-il Y a dans la senne, sept pêcheurs mariés dont
quatre sont venus avec leur femme.
Mes soeurs sont venues aussi en campagne et le mari
de l'une d'entre elles travaille dans la senne. w
Le produit que les femmes tirent du néran, où elles concurrencent
les vieux pêcheurs en retraite s'il leur permet de faire face à
certains besoins (habillement et cosmétiques ... ), n'a pas suffi à
soutenir le revenu de l'époux devant la hausse généralisée du coût
de la vie, l'augmentation des prix des denrées de première nécessité.
Même les jeunes filles naguère soucieuses de leur unique toilette,
sont déterminées à "rehausser leur pagne "pour gagner leur vie, pour
ne plus dépendre des parents. Le revenu de la pirogue familiale ne
peut plus satisfaire tout le monde, les femmes affirment de plus en
plus leur indépendance économique vis à vis du mari ou des parents.
Elles ne dédaignent plus les activités répulsantes et dégradantes
de la transformation réservées aux vieilles femmes, aux femmes
ménauposées.
468

---

-C'est mon amie C.D. qui m'a poussée à faire ce
travail me persuadant que la transformation est
plus interessante que la vente ambu1ante ... w
dit une jeune femme qui constate l'adhésion massive des jeunes à la
vie active, car une fois devenues mères, confrontées à la dure réalité
de tenir un ménage, elles s'aperçoivent de la nécéssité de diversifier
les sources de revenu et même les épouses dont le mari gagne un
salaire mensuel après reconversion s'activent dans la transformation
ou la revente du poisson.
Pendant l'absence du pêcheur migrant, c'est la femme par son activité
de revendeuse qui subvient à la nourriture des enfants, mais e11e~
connaissent aujourd'hui sur le marché du poisson une concurrence
multiforme qui les reflue vers d'autres secteurs, en l'occurence la
transformation.
-Je vendais du poisson quand le marché était encore
interessant, ce qui n'est plus le cas.
On achète du poisson sur la plage pour aller le
revendre au marché, le matin. On n'arrive plus à
l'écouler' on cq~serve à la glace le poisson du
matin au soir et quand on ne parvient pas à le
vendre au marché du soir on le recouvre de glace
jusqu'au lendemain, il peut être ou non écoulé,
dans ce cas on l'achemine à Sin pour le transformer
en sa1y ou en gejj.
Tous ceux qui achetaient le poisson de consommation
ont maintenant dans leur foyer un congélateur dans
lequel les femmes conservent le poisson. Ces gens
se nourissent de poisson congelé et se livrent aussi
à la vente du poisson.
Les femmes qui faisaient de la revente ont acquis
469

---

un congélateur qui leur permet de conserver du poisson
pour leur besoin et pour le marché.
Les marchandes de légumes pratiquent actuellement le
commerce du poisson , tout le monde se livre au
mareyage et nous les vendeuses traditionnelles, nous
ne trouvons plus aucun intérêt à commercialiser du
poisson. C'est pourquoi la transformation ••• •
Le mareyage n'a pas profité à toutes les femmes, une infime minorité
à Guet Ndar avait pu se tailler une position relativement interessante
mais elles n'ont pas tenu la concurrence au bana-bana. Leurs profits
ont souvent servi à dépanner des parents proches ou à renouveller
le matériel de la pirogue familiale et le contexte social de ces
femmes ne pouvait permettre une base d'accumulation d'un capital
commercial.
En se rabattant sur la transformation, elles ne gardent que le seul
espoir de ne rien quémander, de ne rien demander à personne; elles
ont gagné la complicité et le soutien du mari qui trouve son compte
dans l'activité de la femme.
·Je pense que cela l'arrange, c'est notre
avantage à tous les deux. Il y a plusieurs choses
qu'il devait assumer et c'est moi qui les prends
en charge maintenant.·
./
Si les femmes invoquent les difficultés de la vie comme principale
raison de leur engagement dans l'activité, elles se rendent compte
que les pêcheurs sont fatigués, que la mer ne nourrit plus le pêcheur,
ne disent-elles pas, qu'aujourd'hui
·On vi t du nom de Dieu·
pour signifier un état de prostration devant l'amoncellement des
470

---

difficultés que le pêcheur rencontre en mer
WNous voudrions que le poisson que nos maris
capturent et que nous travaillons certes.
à un prix d'achat cher - mais la cherté ne leur
est pas imputable ni à nous aussi. c'est dans la
façon dont se présentent les choses à eux : le litre
d'essence a augmenté de six ou sept francs à plus
de cent francs. ce qui implique que le poisson
ne peut plus être bon marché
nous permettent de
réaliser des opérations avantageuses ..• w
L'aide que les femmes apportent par leur revenu ne s'arrête pas au
foyer, elles doivent participer à la dotation du matériel de pêche
pour faciliter la poursuite de l'activité; quand leur activité de
transformation permet économiquement de sauver le pêcheur des griffes
du mareyeur. le revenu qu'elles en tirent permet de juguler le
processus de l'endettement et de réaliser des actions ponctuelles
de soutien au pêcheur. Quelle que soit l'importance de leur
participation dans l'allocation des facteurs de production de la
pêche, elles l'entourent avec une grande discrétion faisant mine
d'ignorer devant l'étranger les difficultés que le groupe actif du
ménage a rencontrées.
Les pêcheurs reconnaissent la participation de l'épouse tant au
niveau de la gestion de la vie domestique que dans l'acquisition
du matériel de production.
WNous vivons en communauté. il appartient au mari.
quand il n'est pas allé en campagne. de subvenir aux
besoins de la famille en fonction de ses moyens ,
mais il est du ressort de la femme d'assumer le
fonctionnement de la famille à tout niveau. lors de
la sortie en campagne du mari. Ce dernier aura à son
retour l'obligation de rembourser les dépenses
471

---

effectuées par l'épouse. Il arrive que l'on revienne
bredouille. ce qui n'empêchera pas à l'épouse de sup-
porter les dépenses •••
Il arrive très souvent. grâce à l'argent épargné par
l'épouse. qu'elles procurent au mari. au frère ou à
leur fils une pirogue motorisée hors-bord. w
De plus en plus les revenus du ménage (épouse et mari) s'avèrent
insuffisants, l'unité familiale se voit contrainte d'utiliser toutes
ses potentialités humaines, d'écourter la durée de l'éducation des
enfants (retrait des enfants de l'école) qui très tôt commencent
à se prendre en charge.
.
472

---

2 •Le travaH des gamins
Dès huit ans, le gamin a acquis les rudiments du métier, il sait
nager, confectionner une maille, utiliser et diriger une embarcation
avec la pagaie ; à douze ans, il est devenu un actif et de plus en
plus à temps plein. De la sortie de l'enfance jusqu'à son émancipation
définitive, après les cinq premières années de son mariage, le jeune
pêcheur passe différents stades: gamin, mousse, aide familial.
C'est en tant que gamin ou mousse que le travail des enfants, que
le revenu qu'ils se procurent, constitue une contribution et une
source extérieure au revenu familial.
-
je me faisais aide (gaddu) au retour des
pirogues. Quand c'est à Saint-Louis, je ne le faisais
que pour la pirogue de mon oncle, tandis qu'à Kayar
je le faisais pour n'importe qu'elle pirogue:
l'essentiel est de savoir dans quelle maison doit-
on déposer le matériel, en compagnie de l'aide-manoeuvre
qui s'occupe de l'appât (wut katu mep). Après, on
'.
nous récompensait avec du poisson , on constituait
un groupe de cinq à huit gamins et on se partageait
le produit de la vente, chacun avait une part variant
entre dix et vingt-cinq francs à cette époque.-
Cette habitude est courante et notre interlocuteur poursuit que ses
-enfants. après l'école coranique vont attendre
avec leurs compères le retour des pirogues-1ignes-.
Cette pratique que l'on appelle "teru" est très vivace dans le sys-
tème de production des lignes qui entretient encore les stigmates
de la mentalité communautaire et très exactement c'est le système
de production qui est obligé d'investir dans le travail toute
473

---

l'énergie humaine familiale disponible. Les enfants des propriétaires
de senne ou des filets dormants, dans une moindre mesure, eux vont
à l'école et connaissent une scolarité plus avancée.
Autant le procès de production est tributaire d'une plus grande
utilisation de l'énergie physique des bras et de la mobilisation
constante des actifs de la famille, les enfants apprennent très tôt
à être utiles.
Aujourd'hui, Yali agé de trente-deux ans, pêcheur ligneur, se souvient
de son activité alors qu'il n'avait pas encore fini l'école coranique:
-J'étais très jeune, quand j'allais à Kayar entre"
1964 et 1967 pendant le noor, et qu'en hivernage
pendant les jours de congé de l'école coranique je
partais en mer.
A Kayar, durant le noor, on se faisait aide au retour
des pirogues, on vendait les poissons qu'on gagnait'
On épargnait cet argent jusqu'au retour à Ndar.-
Le produit du travail des enfants libérait les parents des servitudes
nécessaires à l'entretien de la progéniture.
-Avec cet argent on nous achetait des habits, des
chaussures et une valise. C'est le premier travail-
.
.
~ qu'on fait dans la pirogue, c'est le travail du
gamin.-
Finalement on voit que la poursuite de l'activité du pêcheur dans
la pirogue familiale ne peut être menée à son terme qu'en mobilisant
l'ensemble des bras utiles
le ménage, femmes et enfants doivent
concourir à la réalisation d'un revenu familial susceptible d'assurer
la reproduction sociale du groupe.
474

---

E - L~ procès de soumission de la pêche piroguière
au capitalisme
La question de la propriété des moyens de
production
En posant la pêche pirogulere comme une
forme de production
marchande nous établissons les rapports de production en tant que
rapports familiaux, les rapports de travail sont régis par la famille
et par la logique d'organisation de la famille, de sa reproduction
sociale. Le travailleur se pose en tant que membre de la famille et
propriétaire des moyens de production par la famille. Mais la
finalité marchande même de la production familiale en arrive à remet-
tre en question l'organisation familiale et les relations entre
ses membres. Pire la propriété des moyens de production s'avère pure
illusion, le travailleur perd son autonomie et la maîtrise du procès
de production et des conditions de celui-ci, en dégageant un surplus
qui obéit à la référence au marché.
475

---

f • Le surplus de la pêc1Je piroguière
Pour renouveler sa force de travail, assurer le coût des moyens
de production, le pêcheur crée une valeur excédentaire : le surplus.
Dans les sociétés faiblement monétarisées, l'excédent créé ou le
surproduit était immédiatement transformé ou troqué contre d'autres
produits et épisodiquement versé sous forme de tribut annuel. La
faible division du travail
coïncidait avec un échange restreint,
localisé.
Progressivement, les moyens de travail lui sont fournis, les besoins
de subsistances s'acquièrent sur le marché, le pêcheur est amené
à accroître "l'excédent de la valeur de la production sur les coûts
socialement nécéssaires"afin de poursuivre son activité. Ceci exige
qu'il réalise un surplus qui constitue l'objet même de l'exploitation
du pêcheur par le marché. Le marché commande la réalisation du
surplus, par conséquent, la production piroguière, en général et
toutes les forces du pêcheur, femmes et enfants, seront mobilisés
dans ce sens.
Le dégagement, l'appropriation et ses formes, les mécanismes de
prélèvement du surplus produit par le pêcheur constituent le moteur
des transformations sociales dans la pêche piroguière.. Le surplus
devient un enj~~_~~~ia~ qui traverse la famille du pêcheur, sa gestion
est au coeur des problèmes entre parents et enfants, dans les relations
entre mari et femme, oppose l'aîné aux cadets. Par ailleurs, il est
le lien social entre le pêcheur, l'économie et la société au point
que celui qui le produit en devient de plus en plus dépossédé, et
ceux qui en bénéficient sont devenus plus nombreux et plus étrangers
à la pêche aussi bien en aval qu'en amont de la production.
Les formes de création et d'extorsion du surplus rendent plus criti-
476

---

que l'avenir de la pêche piroguière à ce stade de la production
développée où les grands moyens de l'armement industriel acculent
la pirogue dans ses ultimes retranchements.
D'autre part en avançant que les relations de circulation que le
pêcheur entretient avec l'économie de marché forment un masque des
rapports de production, il ne s'ensuit pas nullement que la pêche
piroguière soit homogène. L'accès et le renouvellemnt des moyens
de production différencient les pêcheurs dans les conditions de
travail. Ce n'est plus la communauté domestique qui est exploitée,
l'aliénation de la force de travail, de collective devient indivi-
duelle. C'est en tant que travailleur de la mer que le pêcheur est
exploité, pêcheur libre, pêcheur contractuel, pêcheur migrant.
Penser la pêche piroguière en tant que mode de production "artisa-
nal", "articulé" ou simplement "pré-capitaliste" pousse à taire les
rapports véritables qui y sont en oeuvre, à évacuer les processus
de soumission du travail au capital, processus qui se poursuit à
travers l'exploitation du travailleur de la mer dans les conditions
de l'économie néo-coloniale.
477

---

2 · La pêche piroguière et la propdété des moyelJ8
de productiolJ
L'extorsion du surplus de la pêche piroguière par le capitalisme
et par ses divers agents ne peut se poursuivre que si l'exploitation
du travailleur de la mer se prolonge; l'idéologie de la rémunération
à la part réconforte
le sentiment d'accepter son autoexploitation.
Le procès de soumission qui en résulte aboutit à une quasi-impossi-
bilité pour le pêcheur d'assurer le renouvellemnt régulier de ses
moyens de production, à une précipitation de son départ de la pêche
sans la nécessité d'instauration formelle de rapports purement
capitalistes. L'état de "faiblesse de l'investissement" supposé et
la "forte utilisation de main-d'oeuvre" contribue à masquer l'évo-
lution sociale réelle de la pêche piroguière tandis que la part
d'inputs importés par la pirogue s'accroît dans le même mouvement
de per~de maîtrise des moyens de production du pêcheur. Toute
innovation technique se base sur une possibilité de redistribution
des parts qui pénalise la rémunération du travailleur.
~ ,"-tr.; "-.. cl,,,: ~t-
Cette soumission
progressive'fondée sur l'exploitation du pêcheur
préside à l'émergence des rapports de production de type capitaliste,
à une séparation graduée du pêcheur avec les moyens de production.
Nous sommes passés d'une création de surproduit réservée à la
consommation et faiblement aux moyens de travail à un dégagement
accru d'un surplus destiné à la possibilité ou non d'achat et de
renouvellement des moyens de production fournis par le marché (moteur
hors-bord, carburant, filets synthétiques, pièces détachées ... ).
Il
arrive que le mécanisme s'arrête, l'un et l'autre ne se réalisent
pas du tout, le système de l'endettement entre en action: "qui dit
achat des moyens de production dit également endettement éventuel" (1);
(1) ~olf~ : Pay~an~ expfoité~, PUç, 1978, p52
478

---

pire, l'endettement devient chronique, quotidien, au malheur il touche
à la fourniture de denrées alimentaires (subsistance), le boutiquier
maure du coin a réussi à tirer sa part du surplus de la pêche piroguiè-
re au même titre que le mareyeur ou l'Etat.
Devant une telle situation précaire, de survie, la reproduction des
moyens de production est repoussée, l'accession et la possibilité
à de nouvelles innovations techniques sont inégales ; la remise en
cause de la famille du pêcheur dans son existence propre est posée
avec plus de gravité d'autant plus que son outil principal fait
l'ob1et de renouvellement périodique tant la durée de vie de la
pirogue et du moteur est courte.
Dans la pêche pirogu1ere, l'héritage ne constitue pas une institution
qui assure la continuité de l'activité, ce n'est pas la pirogue
motorisée qui peut constituer un trait d'union, d'identité entre
générations. Souvent au décès du père de famille, soit le matériel
est vendu, l'héritage porte sur l'argent; soit les cadets revendi-
quent le matériel pour le fruit de leur propre travail qui ne peut
entrer dans l'héritage, les ainés s'étant déjà installés à leur
compte. Quand la revendication est partagée, on recherche la conci-
liation dans la solidarité de travail jusqu'à ce que chacun puisse
acquérir un bien en propre et ceci dans un ordre hiérarchique descen-
dant facilité par le départ de certains. Dans certains cas, l'unité
familiale momentanément retrouvée se disloque avec le vieillissement
du matériel, son non-renouvellement.
En somme, le pêcheur ne peut arrêter la production sans risquer sa
propre négation ; dans un premier temps, il se débarasse des moyens
de prodution, de ce qui n'est "qu'un prolongement de son travail"
pour libérer sa force de travail en tant que marchandise susceptible
d'être vendue, c'est la situation du toolan ; puis quand les circons-
tances lui permettent à nouveau de se procurer du matériel, il récu-
père sa propre force de travail et reprend l'activité en pêcheur
propriétaire. La possibilité de recourir à une main-d'oeuvre
479

---

d'origine familiale, le temps que les enfants deviennent capables
de travailler utilement, les neveux ou les fils du pêcheur, permet
encore à celui-ci de se retrouver en tant que travailleur indépendant,
propriétaire en retraite active; c'est encore que le caractère
familial du travail s'allie bien cette faiblesse de capital de la
pêche piroguière.
L'autonomie du travailleur de la mer n'est plus effective comme dans
le travail paysan, il peut être et il est de plus en plus mobile ;
la pêche piroguière demeure une chasse, le pêcheur ne peut reproduire
le gibier, le produit au titre d'une culture, une pisciculture.
La propriété des moyens de production est relative dans la petite
prduction marchande, elle n'est en rien comparable avec la propriété
privée des moyens de production de type capitalisme, du non-travailleur
ce n'est pas tant la faillite ou le licenciement, phénomènes
observables dans des situations plus avancées telle l'agriculture
paysanne des pays capitalistes développés qui rendent compte, au
niveau de l'analyse, de l'exploitation du travail dans la pêche
piroguière.
L'intégration des formes marchandes dans la sphère de circulation
s'élargit en transformant la logique initiale de la petite produc-
tion par l'accroissement de son caractère marchand; la faculté
d'accumuler du capital s'assortit d'un volant de pêcheurs libres
momentanément au service des patron-pêcheurs, ce que l'on observai~
déjà avec la senne de plage et aujourd'hui avec la senne tournante
et coulissante, la pirogue-marée au profit du secteur industriel.
Le capital n'est que relativement "le prolongement du travail
auquel il est associé" dans la petite production marchande, il
devient dans certains cas un rapport social qui se subordonne le
travail. Certains propriétaires de senne et de pirogues sont totale-
ment étrangers à la pêche, ils en ignorent complètement l'activité.
480

---

L'espoir de s'installer à son propre compte, de se procurer du
matériel léger, la pirogue motorisée à l'extérieur, la petite pirogue
à voile par exemple, ralentit le mouvement de prolétarisation du
travailleur de la mer. Mais pour combien de temps encore?
La nature de la propriété des moyens de production et l'accumulation
du capital dans la pêche piroguière, ces deux aspects tiennent à la
caractéristique du procès de soumission (formelle et/ou réelle du
travail au capital) forment deux modalités successives ou cumulatives,
historiques (1) dans l'évolution du capitalisme au Sénégal; le capita-
lisme national est tenu en demeure par
l'impérialisme et par les
intérêts des firmes multinationales dans le contrôle du marché
national.
L'allongement de la durée du travail et sa structure correspondante -
la pêche glacière -, l'intensification du travail - mixité des
techniques, pratique cumulée de deux techniques au cours d'une seule
sortie de pêche - avec un accroissement de surcharge de travail -
.
pêche de jour et de nuit successivement par une même pirogue -,
constituent des voies obligées par lesquelles le pêcheur doit passer
en vue de renouveler sa force de travail et reproduire ses outils.
La production devient continue, le pêcheur dépend totalement du
marché et en dernière analyse, du capital.
La caractère manuel, physique du procès général de production du
pêcheur, signe de la faiblesse extrême du développement des forces
productives dans la pêche piroguière autorise la dominance de la
~oumission formelle qui rend compte le mieux du type de relation qui
(1) uo.iA. f'lCl/lX. : Swt Le ch.ap.itA.e. i.nM...i.t du Capilal
Ll9L PARIS, 1971, col 10118 - p 19 4-195 et p 201
481

---

lie le travailleur de la mer au capitalisme ; le système de rému-
nération de la part prend toute sa signification sociale dans la
rétribution du travail. Le capital s'enrichit de plus en plus, la
part du surplus extorquée au pêcheur augmente en volume (plus value
absolue) tandis que la fraction réinjectée dans la production par
le pêcheur tend à diminuer, il faut alors recourir au travail des
femmes et des enfants.
On amorce ainsi une nouvelle période de régression dans la pêche
pirogu1ere, une ébauche du procès de soumission du travail au
capital (soumission réelle), de transformation du capital commercial
en capital productif, moins spéculatif qui consacre la reconnaissance
du rôle et de la place de la bourgeoisie nationale dans le marché
avec une série d'investissements dans la production et la commercia-
lisation. L'avènement des rapports de production capitalistes dans
la pêche piroguière est déjà signalé dans les années 1970 sur la
Petite-Côte.
Cependant l'insertion de la petite production marchande dans le
capitalisme ne peut être valablement saisie sans que soit établie
la connaissance d'un mécanisme fondamental du marché: la loi de la
valeur.
C'est à partir de la détermination de la valeur que la crise de
l'économie de la pêche piroguière traversée par la pénétration des
rapports capitalistes, autrement dit, le processus de dissolution -
conservation des formes de production marchande impulsé par la
généralisation du procès global de soumission du travail du pêcheur
peut s'éclairer au grand jour. La loi de la valeur, définie comme
valeur d'échange, fonctionne en rapport d'équivalence entre marchan-
dises, rapport établi compte tenu du temps de travail socialement
nécessaire à leur réalisation. Dans la production marchande simple"
la loi de la valeur participe à la fixation des prix même si elle
n'existe qu'indirectement au travers de l'échange des marchandises
entre elles. Le produit du travail devient un bien échangeable
482

---

puisque les "lieux de production et de consommation sont dissociés".
Les prix sont fixés par le système du marchandage, vente à l'estime,
qui n'est autre chose que "la forme sociale -mystifiée sous l'appa-
rence des rapports personnels de pouvoir - de la loi de l'offre et
de la demande lorsque celle-ci règne sur les échanges non-capitalis-
tes" (l).
Dans le jeu de l'offre et de la demande, c'est le commerçant qui
détient un rôle central de puissance, de discrimination sur les
producteurs isolés au point que la hantise du pêcheur s~st déplacée
de la sphère de la production à celle de l'écoulement du produit.
La capacité de négociation du pêcheur face au bana-bana est réduite
sur le marché : le poisson est un produit périssable, les conditions
de sa conservation sont
défectueuses et le prix du poisson varie
en fonction de son état. Quand le pêcheur envoie le poisson à la
transformation, cette industrie reste encore à valoriser, ceci
équivaut à un différé d'acquisition de pouvoir libératoire; c'est
encore qu'il évite de se laisser piétiner par le mareyeur. La
nécessité urgente de se débarasser du poisson à tout prix renforce
le pouvoir discrétionnaire du mareyeur ; il faut voir la rétention
d'information sur le prix pratiqué sur la plage entre les pêcheurs
pour saisir la marge de manoeuvre dont dispose le mareyeur ; son
pouvoir est décuplé du fait de la grande dispersion des pêcheurs et
consolidé par la solidarité d'intérêt des divers mareyeurs aussi
bien en périodes d'abondance que de pénurie.
Le marchandage est loin d'être une structure informelle faite de
psychologies individuelles, il est l'expression d'un dispositif de
pouvoir constitué d'informations sur le marché accessible au seul
(1) A. f'lotL.iCi!. : L'emp.iA.e de. 1.' emp.iA..iAme, .i.n. Hugon el aufA..e-6
1982, p 263 - 264
483

---

mareyeur qui pénalise le pêcheur autonome et isolé. Le mareyeur
sait â quoi s'en tenir, le pêcheur fuit
la mévente.
Le mareyeur est tenu informé quotidiennement de l'évolution du
prix au port de Dakar et de l'état des divers marchés d'écoulement.
Le pêcheur ne peut intervenir ni sur les prix des céphalopodes, des
péla~ques et des crustacés qui se décident â Tokyo, en Italie, â
Las-Palmas, en France, ni sur les prix du marché intérieur comme
il est impuissant devant la formation des prix des moteurs, du maté-
riel synthétique, du carburant ou même de la glace ou de l'appât
qui entrent de plus en plus dans son activité productive.
L'insertion du pêcheur au marché mondial des produits de la mer a
franchi une étape plus critique de perte d'indépendance; on assiste
â des changements sociaux profonds, irréverssibles.
484

---

3· utmté du COlJcept de petite productiolJ marcbalJde i
Nous définissons la pêche pirogu1ere comme une forme de production
marchande puisque le travailleur individuel, familial est proprié-
taire privé des moyens de production et le but de la production est
double : conservation du travailleur et de sa famille, et renouvel-
lement des moyens de travail. L'utilité théorique et heuristique du
concept de Petite Production Marchande ne réside pas dans la question
de son antériorité par rapport au Mode de Production Capitaliste, la
question centrale est celle de son actualité et de sa compatibilité
avec ce dernier. La question de son avenir ne nous interesse que
dans la mesure-où nous nous interrogeons sur les problèmes de sous-
développement dans nos pays ; dans son essence, "ce régime industriel
de petits producteurs indépendants, •..• (Il) n'est compatible qu'avec
un état de la production et de la société étroitement borné. L'éterniser,
ce serait, .•• ,"décréter la médiocrité en tout" " (1).
Ce qui nous interesse c'est l'existence majoritaire des formes mar-
chandes de production de l'essentiel de la population active dans
les pays sous-développés dominés par'le'capitalisme.
Quel est le sens de cette existence ?
Comment expliquer l'exploitation de l'immense masse de
travailleurs propriétaires privés dans les pays néo-colonisés quand
le travail salarié y conserve encore une partie très faible des
activités productives dans une économie de marché capitaliste?
(1) f'/W1.X : Capilaf.~ Ul)/t.e. 'P~~ tome. III
chap XXXII~ [. S. p 203-204-
485

---

Quel rôle joue la petite production marchande dans une
économie capitaliste ?
La petite production marchande n'existe pas isolément, elle évolue
en fonction des lois de développement du mode de production histo-
riquement dominant (capitalisme ou socialisme) (1) ; le capitalisme
ne peut s'épanouir sans amorcer sa phase d'accumulation primitive,
condition nécessaire, inévitable qu'elle tire dans l'existence des
formes marchandes. La petite production marchande persiste aussi
longtemps que le capitalisme national n'a pas dépassé le stade
d'accumulation primitive, elle sert de "base nourricière" à
l'accumulation primitive; elle régresse quand le capitalisme
s'instaure définitivement c'est à dire avec la victoire de la
propriété privée fondée sur le travail d'autrui contre celle
fondée sur le travail personnel (2).
La problématique du marché du travail se révèle dans toute son
acuité : la prépondérance de la petite production marchande permet
au capital et à l'Etat néo-colonisé d'occulter la question sociale
du chômage (silence et minimisation par les statistiques du phénomène)
et d'ignorer les revendications légitimes et légales (salaire
minimum, sécurité sociale ... ). Il va de soi que le capitalisme va
utiliser à fond les deux niveaux du marché du travail (salariat
minoritaire, production marchande majoritaire). En ce sens l'évolu-
tion de l~etite production est liée au développement historique du
capitalisme; la petite production demeure "marquée par urrniveau
(1) : P/t.éO,MtajeJU)ky, Nouv~ Economique EDI,
1972
p 128-129 et p 176
(2) f'laAX, Cap.itaf., Uv/l..e I tome III, chap XXXIII
p 206-215
486

---

limité de développement des forces productives, elle amorce un
changement progressif des rapports seciaux et constitue une condition
essentielle de l'instauration des nouveaux rapports de production
capitalistes
tandis que ceux-ci s'affermissent dans l'ensemble de
la formation sociale, elle continue à marquer fortement certains
:n
secteurs particuliers, au premier rang desquels l'agriculture (1).
Cette situation "coloniale" de la petite production à l'intérieur
de la formation sociale capitaliste résulte à la fois d'une volonté
politique (problème de planification) et d'une inaptitude à
promouvoir un progrès social (état de médiocrité économique et
d'arriération sociale). L'inaptitude au progrès dans la petite pro-
duction se résume à l'absence de "concentration", exclusion de la
"coopération à grande échelle", défaut de "subdivision de la besogne",.
"faible machinisme", absence de "domination savante de l'hollllJle sur
la nature" et de "libre développement des puissances sociales du
travail" ; il n'existe pas de "concert" et "d'unité dans les fins",
ni de "moyens" et des "efforts de l'activité collective".
.,,< '!"J
10
"""K' c<,L~' ~·e1~('tu.LJ'- 1 tJ-J '.,) ;""'(..I~
14 1":;·d·.~ .......:) .
Le problème de la survivance de la pêche piroguière est une question
de planification
son maintien est un choix politique favorable à
un développement à l'autre pôle du secteur d'une pêche industrielle
réservée au capital étranger et à une fraction de la bourgeoisie
bureaucratique. C'est une stratégie du capitalisme, de l'Etat en vuè
de s'approprier le surplus de la pêche piroguière, de maintenir un
statu quo profitable à l'expansion de la pêche industrielle privée
et non publique, en attendant que la pêche piroguière engendre d'elle-
même les "agents matériels de sa dissolution" ; en attendant que
"la propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété
qui soude pour
ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux
conditions extérieurs du travail, va être supplantée par la propriété
(1) f7ollwu:1, p 45
487

---

privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui,
sur le salariat" (1).
Ce double objectif est atteint grâce au caractère limité, très réduit
de la dimension du travail qui ne dépasse pas la division des tâches
entre
hommes et femmes, grâce à la prépondérance du travail manuel
direct sans nécessiter d'application de progrès industriels susceptibles
de transformer radicalement le procès technique de la production
piroguière.
La petite production marchande reste le cadre général d'évolution
de la pêche piroguière ; "forme embryonnaire" du mode de production
capitaliste, elle lui sert de marche-pied ; le travailleur y conserve
sous hypothèque les moyens de production, au même titre que son
existence sociale de travailleur propriétaire.
De par sa nature historique, la petite production marchande est une
forme qui ne peut en elle-même ni impulser un accroissement des
forces productives, ni créer les conditions sociales d'émergence
d'une révolution scientifique et technique, ce qui ne lui empêche
pas de mettre en oeuvre une production accumulée de savoir-faire.
L'appropriation du savoir faire s'y fait par apprentissage; savoir
incorporé, il se transmet à l'identique d'individu à individu, de
groupe à groupe. Sur le plan de la technicité, la marque de simpli-
cité de l'outil manuel contraste avec une richesse de la tâche indi-
viduelle sur le plan professionnel. L'activité productive associe le
savoir-faire à la compétence, la longévité de l'expérience acquise
constitue la règle de qualification du pêcheur. A mesure que la produc-
tion marchande prend de l'ampleur, le marché se charge de fournir les
équipements dont le progrès technique qui les accompagne "consiste
(1) fYlQAX : CapilaP., liv/I.R.. l, iom.e III, p 204
488

---

à simplifier ou à appauvrir toujours davantage les tâches des
exêcutants. entrainant leur "dêqualification" (1).
Le p~cheur a besoin d'une formation moderne. nouvelle qui rêpond aux
nécessitês de la production et du progrès social ; le saut qualitatif
qui doit lui permettre de rompre avec la production piroguière est
à la fois économique et social. il est attendu. désiré :
WNous pensons de plus en plus à sortir de la pêche.
on souhaite que nos enfants fassent des études longues.
la moitié des enfants doivent aller à l'école.
D'ailleurs. on se rend compte que plus la pêche avance
(la senne). plus le pêcheur doit être instruit. On
nous propose dans l'avenir des chalutiers et il faut
des pêcheurs instruits. qui connaissent les chiffres.
qu'ils soient un tant soit peu scolarisés. Demain. on
va pêcher en Europe. il faut qu'on puisse parler avec
eux, on capture des poissons que l'on devra aller
vendre en Europe , il faut savoir discuter , même si
ce n'est pas pour devenir fonctionnaire. on doit
scolariser nos enfants pour qu'ils puissent être
utiles à la pêche. à notre métier. w
Illusion ou prophêtie. le coût de cette avancée de la p~che passe
aujourd'hui par l'exploitation du p~cheur. de sa famille à l'intêrieur
de la pirogue, par le marchê et par les forces sociales qui s'appro-
prient le surplus de la p~che piroguière avant de jeter les travail-
leurs de la mer dans le prolétariat.
(1) Chamoux, in l.'HoTTl1TU2., 1981 (ju..i.lle.t-/.;e.p~)
XXI (3), p 71-94
489

---

Chapitre IX
Modes de vie et changement social
Il existe certes une étroite relation entre les conditions de
travail du pêcheur et le cadre de vie sociale, mais les pêcheurs
ne constituent pas un groupe à part dans la société locale ni
dans la société urbaine. Leur existence sociale ne se réduit pas
à une projection mécanique de leurs conditions de travail ; il
Y a tout un mouvement de va-et-vient entre leur vie maritime
professionnelle et la société globale dans la construction de
leur identité socio-culturelle. Les pêcheurs ne constituent pas
non plus un groupe socioprofessionnel homogène et nous avons vu
au chapitre précédent que tout un processus de différenciation
de classes traverse le milieu à partir des conditions de travail
de la mer. Ces transformations sociales ne sont pas limitées à
l'ativité productive immédiate, elles sont en cours à d'autres
niveaux de la reproduction de la vie (culturel, politique, idéo-
logique). On les trouve formulées de manière inconsciente ou non
dans le vécu quotidien et cette instance de la quotidienneté
nous devons la traiter comme un élément d'information dans l'expli-
cation des mécanismes d'évolution de la société toute entière.
L'histoire de leur orientation en mer ne leur appartient pas
en tant que profession, elle est la résultante de la logique
490

---

déguerpissement - parcage des pirogues hors
service
planche 113
une urbanisation hétéroclite a fait place aux
cases en paillote
491

---

de transformation des objectifs d'une économie de pillage dont
la société est toujours restée dépendante à l'égard du commerce
en général, de l'économie de traite en particulier.
Du point de vue de la formation urbaine, la pêche remplit une
fonction économique
primordiale et dépasserait en importance le
secteur tertiaire, une autre fonction caractéristique de Saint-
Louis. "Pour la majorité de la population de Saint-Louis, le
problème crucial est aujourd'hui le sous-emploi ... ; la pêche
est la seule activité économique qui semble en plein essor, mais
elle concerne essentiellement le quartier de Guet Ndar" (Bruneau),
sans être exclusive aux habitants du quartier. Le processus de
différenciation sociale de ses habitants est passé aussi par leur
diversification socioprofessionnelle. Nulle part aujourd'hui on
ne rencontre de concession ou de famille dont les membres n'exer-
cent pour seule profession la mer.
L'histoire sociale de Guet Ndar a cessé de relever d'une oppo-
sition ville/campagne, faubourg/cité, rural/urbain, villageois/
citadin dans la mesure où les éléments d'urbanité qui confèrent
à l'Ile de Saint-Louis le statut de cité ne se sont pas construits
en exclusion de la société guetnd~rienne du XVIIe siècle à son
intégration dans l'administration municipale déjà au XVlllo siècle.
La perception sémantique de Guet Ndar a évolué avec le processus
d'urbanisation de Saint-Louis, le langage passe de village à
faubourg ensuite à quartier.
L'histoire de Guet Ndar est totalement inscrite dans l'évolution
urbaine de Saint-Louis et les caractères traditionnels, ruraux
qui marquent l'identité locale de Guet Ndar font apparaître
d'abord les difficultés que rencontrent ses habitants pour
améliorer leurs conditions de vie avant de traduire un conserva -
tisme du milieu, une certaine forme de revendication d'identité
culturelle; cette identité s'oppose à la culture coloniale,
492

---

imprègne une démarche dans la défense de la personnalité collective
de la société guetndarienne et une conscience inégalement parta-
gée contre l'anéantissement par de nouvelles valeurs secrétées
par l'ordre colonialiste.
Dans la société urbaine et coloniale, Guet Ndar reste longtemps
une poche de culture rétrograde ; arriérée et barbare la société
guetndarienne demeure longtemps "une ile â histoires" (1) dont
les habitants liés par la solidarité d'un destin commun ont
maintes fois défié toute autorité chaque fois que leur existence
sociale et leur dignité ont été bafouées ou méconnues. C'est
ainsi que dans l'histoire locale des tentatives de créer des
organisations de défense des intérêts de la collectivité et
de promouvoir des structures d'assistance et de solidarité font
partie de la vie sociale.
On rencontre dans toutes les périodes de crise économique et
sociale â Saint-Louis et en général dans le pays, au niveau de
l'histoire locale des formes de réaffirmation d'une certaine
identité, des formes de réactivation des représentations collec-
tives du groupe, ainsi en 1934 Leca mentionnait l'assemblée des
notabilités pour faire un écran contre la flambée des coûts des
"investissements sociaux" (mariage, baptême ••• ), un arrêté
municipal disposait d'une règlementation des affaires nuptiales.
Au creux de la crise économique de la gomme au XIX o siècle, qes
ouvroirs furent créés pour occuper les femmes de l'industrie
artisanale de l'indigoterie en agonie; plus près de nous,
toujours dans les années trente, les associations d'entraide et
de secours mutuel ont foisonné ; il existe dans les années
soixante-dix, un comité de défense des intérêts des ressortissants
(1) Oudian.e : DégLUVl.p.u,.6~ td &mor::klage. wz.R..a.i.n :
Le p/l.oje.i de 9ue.:l Ndcvr. - 9okh.u.me.aye. - fYlhno.iA..e de 3 0 an.n..ée.- ENA!7
.6eet Diplomatie - Daka/l. - av/l.i1 1978
493

---

de Guet Ndar.
L'indigence de la vie du marin associée à une activité caractéri-
sée par le hasard et le danger perpétuel renvoie dans l'imaginaire
de l'univers terrien le pêcheur pour être superstitieux, routinier,
mystique, taciturne et insouciant, attributs qui renvoient à la
pauvreté de leurs conditions de vie et à l'aventure liée à la
façon de produire leur existence. Dans le principe et la techni-
que la pêche n'est rien d'autre que la chasse qui nécessite des
hommes hardis et courageux et la lutte qu'ils mènent contre les
êtres vivants, "acquisition violente d'animaux vivants" (1) a
fait d'eux des individus querelleurs.
La société guetndarienne n'est pas restée fermée aux influences
modernes
des courants d'échanges alimentent les relations entre
le noyau urbain et la société des pêcheurs qui a souvent servi
à résoudre les problèmes de peuplement liés à l'étroitesse de
l'Ile, à la fraction flottante des populations incontrôlées par
le pouvoir municipal.
Au niveau du pouvoir politique municipal, Guet Ndar a contribué
à la gestion de la cité et c'est en tant que groupe urbain qu'il
importe de cerner le changement social dans la pêche. La culture
locale a traversé de multiples vicissitudes sans céder à la mar-
ginalisation. Dans l'évolution de Saint-Louis aux siècles passés,
nous avons vu le rôle économique, politique. militaire et social
qui revenait à Guet Ndar. Nous ne tombons pas dans une vision
dichotomique de l'objet du changement social en reproduisant le
rapport rural/urbain dans les relations entre la société tradition-
nelle et la société coloniale, entre l'Ile et Gue
Ndar. Les
(1 )Lvtoi 9owthan. .. f'lil.i.eu et iech.nique - A. f'l.icAe1 1973
494

---

fonctions de services (navigation, transport, administration) et
du commerce (exportation, importation) ont fondé une économie
urbaine sans "vocation industrielle". Au déclin du commerce dès
le XIX o siècle, la fonction tertiaire de la cité a subi le coup
de la jeunesse des nouvelles villes ; le caractère profondément
extraverti de l'économie sénégalaise a bloqué toutes conditions
d'émergence d'activités productives à fonction de développement.
Les problèmes humains découlant de cette crise urbaine ont débouché,
pour l'Ile à un exode massif et qualitatif de sa population,
tandis que Guet Ndar semblait trouver une sortie de secours vers
la mer.
Les problèmes sociaux nés de cette mutation vont se trouver reper-
cutés par une révolution dans les rapports sociaux liée au phé-
nomène durable de la scolarisation et des effets des deux guerres
mondiales dans le bouleversement des mentalités.
Mais c'est surtout la crise des années trente qui donne le coup
de grâce à la décomposition des structures traditionnelles ; les
hiérarchies politiques anciennes périclitent ; la "démocratie"
impulsée par la logique de l'économie de traite, rupture du
'.
tissu social, constitue la nouvelle valeur émergente. L'urne est
érigée en tribunal des nouvelles forces politiques montantes
le vote, précédé des joutes électorales se substitue à l'autorité
coutumière de l'aîné. Plus qu'une simple transformation des men-
talités, nous assistons à une série de mutations sociologiques
et à l'avènement de nouvelles couches sociales, n ••• il se
produit un nivellement sous l'influence de causes multiples: tout
d'abord la désagrégation de l'ancienne armature sociale consécu-
tive à l'abolition des puissances politiques indigènes; en
second lieu la naissance et le développement d'une petite bourgeoi-
sie locale, avec pour corollaire immédiat, une exaltation des
valeurs matérielles au détriment des anciens impératifs coutumiers
enfin, la diffusion des idées démocratiques développées au cours
495

---

des campagnes électorales et plus ou moins assimilées. Tous ces
facteurs concourrent à la prédominance d'un individualisme que
renforce encore le potentiel d'action soutenu dans le salaire
régulièrment payé" (1).
Sous le joug du mouvement des migrations le long du littoral,
la famille élargie éclate en multiples lambeaux avec ses valeurs
propres, cependant la sphère limitée du monde du salariat prévient
le mouvement des éclaboussures. Le salariat est surtout constitué
par la couche des fonctionnaires, il faut passer par l'école pour
prétendre au salaire, il n'existe aucune structure industrielle
susceptible de distribuer des salaires à Saint-Louis. Les
emplois salariés générés par les activités commerciales et por-
tuaires ont régréssé avec le déclin du commerce. Pour l'ensemble
du pays, c'est la communauté domestique qui constitue la cellule
productive majeure.
Le projet limité de développement d'une économie de traite
empêche l'éclosion des formes individuelles d'expression. La
transformation des représentations collectives est canalisée
dans l'évolution de nouveaux courants; au plan religieux notam-
men~, le mouvement mouride s'affirme comme une nouvelle iden-
tité devant la timidité des anciennes confréries (Xadiir,tijaan)
face à la société naissante ; les forces politiques nouvelles
n'édifient aucun courant partisan d'un projet de société défini
et radical. L'idéologie de participation et la réactualisation
du dogme du travail feront les beaux jours de l'économie de
traite.
L'économie de marché, en soumettant le travail du pêcheur et
du paysan va façonner le genre de vie du pêcheur à l'aune de
(1) Leca, op cité p 316
496

---

de la logique du marché et à la loi de la marchandise. Le
retour au foyer des pêcheurs, après les campagnes prend à
Saint-Louis toutes les allures de marché forain ; dans toute
les sphères de la ville, la vie renait fortement (dans les
boutiques, au cinéma, à la grande mosquée, au stade ••• ). Les
gains réalisés durant la migration vont être utilisés pour
l'amélioration des conditions de vie au foyer; progressivement,
à la faveur de la conjoncture d'un marché national du poisson
en expansion et aux bonnes années de pêche entre la fin des
années cinquante et la décennie de soixante-dix, le pêcheur
s'équipe en instruments de travail modernes. Un progrès sen-
sible se dessine et se différencie dans les conditions sociales
d'aspiration à un mieux-être.
497

---

A - Processus d'urbanisation de Guet Ndar
La pauvreté du milieu du pêcheur n'est pas légendaire, c'est une
réalité concrète, sociale que l'on constate dans la façon de vivre,
dans l'habitat. Elle n'est pas éternelle, le genre de vie du pêcheur
a évolué notablement ces trente dernières années. Tous les pêcheurs
ne sont pas pauvres ; plus que dans les conditions techniques de
la production, la pauvreté ou la richesse du pêcheur a des fon-
dements économiques et sociaux, voire politiques.
Guet Ndar, du point de vue morphologique est resté caractérisé
parlhabitat
africain type jusqu'à une date encore récente: la
case en paille; en ce sens c'est un village qui s'oppose à la
"ville", l'île ou la "vieille cité blanche" de P. Loti. Son
urbanisation sera longue, lente et difficile à mener à partir
du moment où les conditions socioéconomiques de la vie de ses
habitants ne permettent pas de réaliser une revenu susceptible
d'être consacré à l'amélioration de l'habitat; et ses habitants
ont été souvent contraints de contribuer à "l'investissement
humain" nécessaire à la politique d'urbanisation de l'Ile au
XIX o siècle sous Blanchot et poursuivie par Faidherbe. Ce n'est
que par l'institution d'un système de réquisition de main-
d'oeuvre que la première ville européenne d'Afrique sera bâtie.
En raison de la surcharge démographique du faubourg indigène, on
peut parler effectivement de gel du foncier, il n'existe plus de
possibilité d'extension du sol et ce n'est pas par récompense de
services rendus que sous Faidherbe, les habitants de Guet Ndar
aient été exonérés de toute imposition sur le foncier, privilège
qui sera remis en cause à l'occasion.
498

---

Pour ceux qui ne détiennent ni le pouvoir de coercition, ni le
pouvoir de lever de la main-d'oeuvre corvéable à merci, ce sera
à la sueur du front liée à la conjoncture du marché qu'ils arri-
veront à rénover un cadre de vie qui ne les exposera plus aux
incendies si fréquents au souffle de l'harmattan.
f . Evolution du cadre de vie
Le site de Guet Ndar est exigu, coincé entre le petit bras du fleuve
et l'océan, il ne dépasse pas une largeur de deux cents mètres.
La densité de population atteint 1 500 habitants par hectare et
le taux d'accroissement de la population avoisine 4 % par an ;
dans ces conditions, les habitants par réflexe et par nécessité
on remblayé la berge du fleuve pour construire des maisons, la
pratique du "seek" est restée la solution au problème foncier,
"on finit par grignoter sur le fleuve". Pour faire face au galop
démographique, les cours intérieures des maisons ont disparu,
comme pour la berge, les rues ont été occupées pour ne laisser
de servitudes qu'à des ruelles. Du côté de la mer, nul espoir,
l'assaut des vagues ne laisse sur son passage que ruines et rava-
ges ; la dénivellation de la crête par rapport à la berge du
fleuve est peu importante, il suffit une nuit de mer houleuse
pour que les eaux salées chargées des effets arrachés sur son
cours se mélangent au fleuve. En l'espace de trois années succes-
sives (1962, 1963, 1964) la digue de protection maritime a été
brisée à plusieurs reprises et les maisons emportées. En perma-
nence, deux calamités guettent le quartier: l'eau (mer et
crues fluviales) et les incendies
comble d'impuissance, c'est
la case en paille ou la baraque qui constitue le foyer du pêcheur.
C. Camera pouvait décrire Guet Ndar dans les années soixante formé
"de cases végétales qui, entourées de tapade, semblent inextrica-
blement serrées ; les baraques en bois recouvertes de tuiles rouges
sont aussi nombreuses. Leurs toits rouges percent çà et là
la grisaille des chaumières et des filets de pêche séchant au
soleil. Une seule maison à étage unique borde l'avenue Lamothe
dont par ailleurs, les trottoirs ont été grignotés et finalement
499

---

envahis par la marée des cases" (1). Le cadre de vie renseigne sur
l'état socio-économique des gens: construire une case est une
entreprise à laquelle s'associent tous les semblables du proprié-
taire. La gratuité et la réciprocité dans les échanges de travaux
entre les individus concernés ne sont que l'expression d'un contexte
de dénuement. Certains ont bénéficié de cette gratuité de main-
d'oeuvre en construisant des maisons en baraque dont l'architecture
et le matériau d'ouvrage contrastent avec les chaumières au milieu
d'un habitat entassé misérable et vétuste. L'intérieur de ces bara-
ques surélevé cache souvent une diversité et une richesse de mobilier
dont le lit à armature nikelé constitue le signe d'aisance de famille.
Parallèlement à l'évolution sociale, à l'émergence de nouvelles couches
socio-professionnelles distinctes de la pêche, la maison en bois munie
de véranda s'impose devant ce qui est "vieillot et paraît se
rattacher à un passé villageois et colonial désuet". La baraque
apparaît à la fois comme l'apanage des couches petites bourgeoises
et aristocratiques de Guet Ndar depuis le XIX o siècle et l'élé-
ment premier d'urbanisation du quartier. Elle sera supplantée
par la maison en dur qui conserve les tuiles rouges et le modèle
d'architecture, le "taax" qui se défend mieux contre l'incendie
à partir des années vingt
du siècle. Ce mouvement de rénovation
de l'habitat est frappé par un impôt sur la valeur locative; en
introduisant le principe de contrôle sur la construction, c'est
un habitat anarchique, de bric et de broc, sans unité architectu-
rale qui remplace la chaumière ; à côté de la maison en bois
"
construite d'un seul bloc, apparaissent des constructions hétéro-
clites, étroites souvent à une seule pièce, composées de ciment
et de tôle métallique (zinc) qui reflètent la séparation des
ménages individualisés dans la concession et le niveau de vie
sociale.
Cette différenciation sociale que découvre la diversité de l'habi-
tat s'aggrave avec l'évolution des rapports marchands; d'une
manière générale, l'essor du marché du poisson à partir de 1960
ouvre la voie au changement des conditions de vie du pêcheur ;
les progrès de la pirogue motorisée ont permis la modification
de la physionomie du quartier :
(1) Cam~a, Saini-Loui~ du Sénégal - Evolution
d'une
v.i1..l.R.. en. m.i.Lieu a/A.-icai..n. - Dak.aA.-ITAN -1968, p 16
500

---

-Les jeunes ont fait évoluer la pêche. ce qui
ressort dans ce changement de l'habitat. on passe
des cases en paille aux bâtiments en dur , la
pêche au loin s'est accompagnée d'une évolution
des captures , on n'observe plus à Guet Ndar de
cases en paille depuis le pont au cimetière. Le
quartier a évolué , ce qui nous a bloqué dans notre
activité. c'est le manque de moyens. mais si on
disposait de bateaux tel que nous puissions avoir
une autonomie de deux mois en mer. nos possibilités
seraient multipliées par dix. mais naturellement
nos pirogues ne nous permettent pas de passer la
nuit en mer , des fois, par mauvais temps. la
pirogue au retour n'arrive pas à franchir la barre.
on ne peut pas rentrer le soir. ce qui se produit.
la pirogue chavire et des personnes disparaissent.
ce qui est fréquent.
-n'est-ce pas ,--.
Les possibilités qui résultent des conditions de la pêche pirogu~ere
sont elles mêmes limitées pour transformer fondamentalement l'as-
pect rural et désuet de l'habitat du pêcheur. Seuls les proprié-
taires de senne qui exploitent une main-d'oeuvre d'origine extra-
familiale, migratoire et tournante ont pu réaliser un habitat mo-
derne digne de ce nom.
-
je me suis surtout spécialisé dans la pêche
-law- qui m'a permis de fructifier mon capital •••
Je fus le premier. à Guet Ndar. à construire une
habitation en dur (maison à étage) , cette cons-
truction a suscité des esprits malveillants
guidés par des sentiments de jalousie. l'on a
même essayé de me mettre en maille avec les auto-
rités à l'époque (1956).-
L'intérieur des maisons a nettement évolué,le décor a changé et
510

---

ne ressemble en rien avec la paillotte des centres de migration
ou celle des années trente. La recherche du confort, du mieux-
être aboutit à une modification notable du décor : la pièce
meublée en formica, équipée de transistor ou de téléviseur s'est
enrichie d'un réfrigérateur ou d'un congélateur. Les meubles
ouvrés dans du bois de qualité affichent une esthétique plus
subtile et détrônent le formica. Si l'électrification du milieu
est chose acquise, la question de l'assainissement et de l'adduc-
tion d'eau reste entière à Guet Ndar.
2 •La question foncière et le déguerpissement
Un des buts initiaux de la motorisation était d'accroître le pou-
voir d'achat du pêcheur ce qui se répercuterait sur une urbanisa-
tion du quartier. A l'inverse de l'opération coup de point sur
la démolition des cases dans l'ile au milieu du XIX o siècle, le
processus d'urbanisation de Guet Ndar a démarré avec la mise en
chantier d'une ceinture de pare-feu: la construction de grandes
bâtisses à partir des matériaux de récupération à la fin de la
première guerre fut la première modification notable de la mor-
phologie de Guet Ndar ; le "hangar", proposé comme modèle
d 'habitation ne pouvait s'implanter à cause de leur '-prix élevé
par rapport au revenu du pêcheur, mais surtout sa construction
se heurtait au problème foncier. Le hangar est une construction
massive, dévoreuse d'espace qui ne pouvait concilier une propriété
foncière lilliputienne. L'émiettement du sol en micro-p~priété
sur un territoire exigu favorisé par la séparation progressive
des ménages constituait un obstacle à toute volonté d'urbanisation.
La politique d'édification des hangars demandait pour réussir le
déguerpissement de certaines familles et leur recasement dans un
lotissement qui n'interdisait pas le libre exercice des pêcheurs.
L'opposition des pêcheurs à tout déguerpissement tenait objec-
tivement à leur souci de ne pas s'éloigner de la mer.
-L'espace idéal d'habitation du pêcheur, c'est
511

---

le rivage. qui nous permet d'aller en mer à tout
moment' ensuite notre richesse c'est la pirogue.
quand elle est détruite elle est difficile à
acquérir de nouveau et les pirogues sont parquées
sur le rivage , la mer peut les emporter de nuit
quand elle est furieuse , quand il y a alerte. on
peut rapidement sauver sa pirogue, si. par contre.
on habite loin du rivage. on n'arrivera pas à
sauver les pirogues dans cette situation. C'est
pourquoi on privilégie le rivage comme zone
d'habitat.
Cependant. nous les jeunes. on est arrivé à un
stade où on n'a plus le choix d'habitation. peu
importe pourvu qu'on ait une maison,
on préfère
néanmoins le rivage. c'est la raison pour laquelle
les anciens pêcheurs ne voulaient jamais habiter
ai11eurs.-
Tout déplacement de population provoquait des problèmes humains
etdes conflits fonciers au moment où l'espace urbain de Saint-Louis
bourgeonnait de nouveaux quartiers nés de l'afflux des ruraux
chassés par la misère et la crise des campagnes sénégalaises après
la guerre.
La quartier ne pouvait s'étendre dans sa partie méridionale à
cause de l'existence du cimetière et des projets administratifs
ou industriels prévus dans le secteur où se trouvaient déjà le camp
Lazaret et les services de pêche et la Mission d'aménagement.
c'est aussi une zone de culture maralchère et de pâturage.
La stratégie d'occupation des berges du fleuve ne constitue-pas
à long terme une solution au foncier et à la démographie galopante
d'autant plus que la bordure fluviale. domaine municipal doit se
transformer en boulevard. Le remodelage de la Langue de Barbarie
512

---

devra déboucher pour résoudre l'entassement humain de Guet Ndar
sur le déguerpissement d'une fraction de la population vers les
nouveaux quartiers dont leur lotissement a déjà permis de rece-
voir des guetndariens non liés à la pêche.
Le site d'accueil le plus propice à l'installation des pêcheurs
est constitué par le village de Goxumbacc situé à l'extrémité
Nord de la Langue de Barbarie. Déjà en 1861, date de sa création,
ce village a servi à "déguerpir les squatters guetndariens", mais
son peuplement est resté longtemps fictif. L'existence d'un îlot
de prostitution dans la population des réfugiées d'Indochine a
constitué un facteur de résistance à l'installation des pêcheurs
à Goxumbacc. L'occupation humaine, tardive de Goxumbacc pour
décongestionner le quartier des pêcheurs ne pouvait se réaliser
qu'en colmatant la cuvette que constitue le site. La plantage
d'arbres pour servir d'écran aux vents et barrer l'avancée du
sable était une condition objective préalable à son lotissement.
Ce n'est qu'à partir de 1976 que la procédure de déguerpissement
va être effective ; au total quelques six cents familles ont été
recasées dont une centaine de familles guetndariennes. Ce qui a
permis de dégager une corniche fluviale qui longe le quartier en
attendant la seconde vag~e de déguerpissement qui concerne la
façade maritime et dont les intéressés sont susceptibles d'être
logés dans le nouveau village maritime prévu vers le port.
La réalisation du lotissement'~de Goxumbacc devait permettre
d'alléger le poids démographique qui pèse sur les conditions
d'habitation et ce sont les jeunes qui approuvent le bénéfice du
déguerpissement puisqu'il n'y a pas de disponibilités foncières
à Guet Ndar.
• Le problème des jeunes, c'est où habiter,
comment avoir un habitat conforme à notre mode
de vie, comment résoudre l'exiguité de
l'habitation?
513

---

On voit des personnes adultes. à cinq. vivre
avec leurs petits enfants. serrés dans une même
maisonnée où on n'arrive pas à respirer, certains
n'ont pas où habiter. on leur prête des chambres.
C'est un grave problème. On serait plus aisé si
le quartier était large.
A notre âge (époque). si nos moyens le permettaient.
chacun d'entre nous devrait posséder sa propre
maison car nous avons tous une famille , la femme
et les enfants. on ne peut plus continuer à vivre
chez les beaux-parents ou chez les parents , ce
serait admissible encore si l'espace le permettait. w
L'aspiration à une habitation plus confortable est très vite noyée
par la pratique des malversations issues du recasement à Goxumbacc.
Nombreuses furent les personnes normalement attributaires de
parcelles qui ont été expropriées. En priorité le lotissement de
Goxumbacc concernait les déguerpis des berges fluviales. certains
ont été aménés à acheter leurs parcelles. d'autres se virent
contraints de se partager un lot qui devait revenir à un seul
attributaire.
• Au moment du déguerpissement de la bordure
fluviale. il y a eu le lotissement de GOxumbacc.
Hais à Guet Ndar. il y a trop de ·P91iticiens·.
c'est à dire des profiteurs. des magouilleurs qui
ravissent tout ce qui va à l'intérêt général. ils
ont fait main basse. ils ont accaparé la moitié
des parcelles.
A l'origine du lotissement. les personnes déguerpies
de la bordure fluviale de GUet Ndar et de Sancaba
devaient en être les bénéficiaires.
514

---

Si les choses s'étaient passées normalement. les
déguerpies seraient toutes recasées. mais il en
allait autrement , les -responsables- du déguerpis-
sement en ont privé leurs bénéficiaires pour re-
vendre les parcelles. Beaucoup de personnes qui
n'étaient pas concernées détiennent des parcelles
qu'elles revendent. D'où leur vient ces parcelles?
Donc on a dépossédé les interéssés. c'est pourquoi
il y a vente alors que chaque parcelle revenait
à un bénéficiaire.
On voit trois personnes se partager une parcelle
alors que chacune avait droit à un lot individuel.
Il y a eu beaucoup de dépossession , des bénéficiai-
res se sont vu obligés d'acheter leurs propres
parcelles. On voit une personne détenir des dizaines
de parcelles à vendre. La vente continue de nos
jours et ce sont des guetndariens même s'ils ne
sont pas pêcheurs. ce sont des fonctionnaires qui
en principe devraient défendre nos intérêts.
Pour t'expliquer ce qui s'est passé. c'est le cas
où tu te présentes à la pharmacie pour acheter un
médicament destiné à un patient , on te procure le
médicament et tu l'utilises pour toi-même, donc
le médicament ne servira pas au malade , mais ce
qu'on retiendra c'est que le pharmacien a appris
qU'il a vendu tel médicament pour tel patient
dans la réalité. le patient couve toujours sa
maladie alors qu'il est supposé guéri. On pleure
pour le quartier mais le remède ne lui profite pas.-
Cette illustration du malade et du médicament reflète bien la
réalité toujours actuelle de l'entassement de population à Guet
515

---

Ndar. Le déguerpissement n'a pas changé le problème dans le
fond :
W Malgré le déguerpissement
et le lotissement
de Goxumbacc. Guet Ndar est plus exigu que naguère ,
il Y a des familles qui ne trouvent pas où se
loger. on vit entassé comme chez moi où la maison
appartient à plusieurs personnes. mais notre
situation n'est pas la pire. Chez mes beaux-parents.
on partage deux chambres et c'est encore mieux
que dans d'autres familles. Mes beaux-parents ont
une fille qui est mariée et qui vit avec eux. ce
n'est pas un cas unique.
En regardant ce qui se passe dans les autres
quartiers ou dans les autres villes. ce sont des
jeunes comme nous qui ont leur propre maison ,
ils trouvent des parcelles qu'on leur offre ou
qu'ils achètent à des prix interessants , par
contre les parcelles loties de Goxumbacc coûtent
plus d'un demi-million et il y a toujours des
parcelles qui sont en vente. ce n'est pas fini.
Un autre déguerpissement du boulevard maritime
est prévu dont le recasement se fera à l'hydro-
base. mais quel que soit le lieu. le prob1~me
demeurera toujours. Guet Ndar sera encore étroit
parce que les magouilles vont se renouve1er. w
Si la réalisation du déguerpissement a posé des problèmes sociaux
en occasionnant des cumuls de parcelles et des détournements. le
sentiment d'accéder à une propriété foncière et immobilière est
réconforté par le salut que le recasé trouve en disposant d'un
espace où circule l'air. où la promiscuité n'est plus synonyme
de vecteur de propagation et de contagion des maladies. Le problème
516

---

majeur dans la vie quotidienne à Guet Ndar est la question de la
santé et de l'hygiène.
3· Le problème de la BalJté à Guet Ndar
En considérant les réalisations urbanistiques qui identifient un
quartier, Guet Ndar n'a rien d'un ensemble urbain; le problème
de l'eau potable et des infrastructures d'assainissement est
totalement ignoré, il n'existe pratiquement pas de réseau d'ali-
mentation en eau dans les maisons, les bornes-fontaine
publiques
se comptent sur le bout des doigts d'une main; les structures
d'aisance constituent un luxe que tout le monde ne peut accéder,
il faut se contenter des berges de l'océan et du fleuve sans
distinction d'âge ni de sexe et pour certains il faut profiter
de la discrétion qu'apporte la nuit pour se glisser vers la
plage entre deux pirogues. Les rares vespasiennes jonchées sur
pilotis le long de la berge forment un véritable péril fécal ;
pour satisfaire à ce besoin élémentaire et quotidien et faire
une toilette, certains n'hésitent pas à traverser le fleuve pour
aller dans les quartiers qui méritent leur qualification, serait-
ce une façon de rendre visite à des parents, à des amis !
L'exiguité et l'absence d'aération dans le quartier constituent
en période de forte chaleur un facteur de diffusion des maladies
dont les enfants sont les victimes toutes désignées. En hivernage,
l'angoisse des parents est générale, le retour au foyer des
pêcheurs après la campagne de travail soulève l'inquiétude sur
la santé des enfants. Un seul dispensaire lamentable existe
dans le quartier; à la section pédiatrie de l'hôpital régional,
une grande majorité des lits est occupée par les enfants des
pêcheurs.
Au rang des préoccupations prioritaires du pêcheur, c'est la
santé que le pêcheur soulève en relation avec son habitation.
517

---

Wl1 yale dispensaire. la santé dans le
quartier , en hivernage. des files interminables
se font au dispensaire du matin à midi avec son
cortège d'évanouissements tellement les patients
sont nombreux sur les rangs.
Il manque d'infirmiers et le dispensaire est
petit. Du fait de la promiscuité. de l'exiguité.
les maladies se propagent rapidement.
Quand on va à l'hôpital. la salle des enfants est
comble. six sur huit sont de Guet Ndar , ce n'est
qu'au retour du froid que les enfants sont en
paix. Cela est particulièrement vrai que ce n'est
pas la même situation pour le reste de la ville ,
entre les enfants et les adultes. ceux-ci
supportent mieux la chaleur, c'est l'exiguité
qui est en cause. Durant l'hivernage. il se
produit des chaleurs insupportables qui rendent
malades les adultes et à fortiori les enfants ,
c'est à cause de l'étroitesse de notre habitat
qui est flagrant. on s'en rend compte en se
rendant à Goxumbacc où le vent souffle et l'es-
pace étendu , même en campagne. en hivernage on
respire mieux et au retour à Saint-Louis. à
coup sûr. on tombe malade. car les deux wc1ima w
ne sont pas pareils. Le wc1ima w de Guet Ndar est
différent de celui de Sindoné ou d'un autre
quartier. tout cela à cause de la promiscuité.
de l'entassement' on voit des chambres qui n'ont
aucune aération. aucune ouverture ne peut se faire.
de chaque côté. il ya une chambre. l'air ne
circule nulle part.
Si l'espace était vaste1 l'habitat ne serait pas
518

---

ainsi, ce n'est pas l'eau qui cause les maladies
et même, dans ce cas, se serait toute la ville qui
est concernée,
c'est plutôt la chaleur et l'exi-
guité du quartier qui frappent particulièrement
les enfants.
B.D., durant sa campagne, l'année dernière à
Nouhadibou où il fait le plus souvent froid en
fin de journée, il s'inquiétait déjà du retour,
auprès de ses compagnons, il redoutait le retour
pour ses enfants à Saint-Louis, à la Tabaski.
Ces craintes se produisirent effectivement, les
enfants tombèrent malades au retour, ils furent
hospitalisés et l'un d'eux mourut 1 il avait redou-
té le séjour au foyer avant de rentrer, une crainte
très généra1isée.-
L'absence de prophylaxie en milieu pêcheur est le résultat d'une
mauvaise politique de santé. La mortalité infantile criante n'a
pas ses causes seulement au niveau des conditions de l'habitat,
les conditions de la maternité et de l'accouchement sont des
facteurs aussi peu favorables à l'enfant qu'à la mère. La nais-
sance d'un enfant n'est pas toujours un événement heureux, des
femmes succombent banalement et dramatiquement des suites
d'accouchement.
,/
La méningite est une des causes fréquentes de mortalité aussi
bien dans la population juvénile qu'adulte. Sur six cas de
méningite observés au cours de la campagne de Kayar en mars 1982,
seules deux personnes ont survécu à la maladie (des filles de
6 - 9 ans). L'échantillon des personnes atteintes va de dix ans
à 35 ans, des deux sexes. Le rapport de la cellule du programme
d'assitance médicale aux pêcheurs guetndariens en migration à
Kayar exprime que "le problème qui demeure crucial, c'est l'état
519

---

planche 114
f\\a\\ar -
la case'-Illobile de santé primaire
520

---

de gestation des femmes et surtout les accouchements difficiles"
(voir annexe).
Parmi les causes de décès des pêcheurs, en dehors des épidémies,
on retrouve l'hypertension, crise tétanique (état prostré) et les
noyades; l'absence de structure de secourisme fait que les
accidents bénins prennent des proportions rapidement dramatiques.
Les brûlures et les blessures sont fréquentes, il est fait état
dans les rapports sanitaires que les conditions de travail dans
les migrations épuisent l'énergie physique des pêcheurs et leur
état physiologique se montre plus vulnérable ; les accidents
musculaires et l'épuisement physique des pêcheurs sont provoqués
par l'intensification de la production, "rythme éffréné de jour
et de nuit du travail". En l'absence d'une nomenclature des
accidents du travail, l'insuffisance de protection du pêcheur
contre les variations climatiques peut être une source de maladies
insoupçonnées liées aux conditions de l'environnement, la
réverbération du soleil sur la mer occasionne aussi bien des
insolations, des maladies de la peau que des maladies plus appa-
rentes comme les ophtalmies. Les maladies des yeux sont chose
courante au point qu'on rencontre certaines familles qui pensent
que leurs membres, dans la sénescence meurent avec la perte de
vue.
. La case de santé primaire
Le quartier de Guet Ndar, particulièrement le milieu pêcheur
est très sensible à la propagation des maladies, l'entassement
et la surpopulation sont des conditions propices à la contagion
et la maladie prend très vite un caractère épidémique. Dans
l'histoire de l'épidémiologie du quartier, on observe depuis
le XIX o siècle un phénomène endémique de certaines maladies par
leur répétition, ce n'est pas une situation particulière à Guet
Ndar, c'est une observation qui peut être généralisée aux pays
sous-développés ; parmi les maladies connues, on peut dénombrer
521

---

la fièvre jaune, la typhoide, la peste, la variole, le choléra,
la dysanterie et particulièrement la méningite. C'est ainsi que
de la nécessité de dresser un cordon sanitaire, un camp d'inter-
nement, le centre Lazaret a été créé très tôt pour mettre en
quarantaine la population touchée et pour réaliser une désinfec-
tion rapide qui épargnerait le reste de la ville. Une politique
de prophylaxie, plus soutenue et structurée sera lancée au début
de quatre-vingt par l'Organisation Mondiale de la Santé: Le
développement de la santé par la base, avec la participation du
groupe. C'est ainsi qu'est né
dans le cadre d'un programme
d'assistance médicale un comité de santé de Guet Ndar. La case
de santé primaire est une structure mobile. légère qui doit
s'appuyer sur une unité plus vaste et permanente comme le
dispensaire municipal ou l'hôpital régional.
Compte tenu de l'état de sous-développement du pays, de l'absence
d'une véritable politique nationale de santé, il s'agit par le
programme de soins primaires de faire participer et de faire
supporter aux masses le coût social et financier de la santé. La
présomption de responsabilisation et de conscientisation des masses
dans la participation d'une "santé d'avant-garde" ne peut être
retenue de l'idée qu'il "ne faut pas simplement attendre les
pouvoirs publics", il s'agit dans-le cadre de l'Etat néo-colonial
d'un abandon des prérogatives socioéducatives de puissance
publique.
Le financement de la case de santé primaire est assuré par le
lancement
d'un quota de cent actions distribuées sur une popula-
tion de dix mille individus. L'institution d'un carnet de santé
familial est libellé par une obligation de trois mille francs
C.F.A. ; la possession du carnet donne accès aux soins gratuits.
Pour une famille-embarcation réunissant entre quarante et cinquan-
te personnes, le carnet de santé vaut dix mille francs.
522

---

Le programme de santé primaire couvre plusieurs volets :
information, vulgarisation des soins primaires en
tenant compte des spécificités du milieu,
réaliser l'autosuffisance en médicaments avec la créa-
tion d'une caisse centrale de santé, lutte contre la
rupture de stock en médicaments,
- promouvoir l'hygiène et la salubrité (contrôle de
l'eau, dératisation, désinfection)
- volet social : dépistage des tuberculeux, création
de centres appropriés de PPNS (programme nutritionnel),
- prévention : lutte contre les principales maladies
épidémiques et endémiques (coqueluche, variole, rou-
geole, tétanos) par des opérations ponctuelles et
suivies de vaccination.
Un ensemble de priorités est dégagé par le programme :
- construction d'une maternité ou d'un complexe
médico-social sur le site de l'ancien "syndicat"
un dispensaire, une P.M.I. et un centre social sont
envisagés ; le centre médico-social doit être
financé conjointement par les pêcheurs et par la
mairie ;
- création de brigades d'hygiène par rues pour contrôle
et assainissement par la population elle-même ; il
s'agit d'éduquer et non de pénaliser les habitants,
instituer la semaine de propreté ;
- développer la pratique sportive : organiser des
navétannesde régates, de foot-baIl et de natation.
Deux structures permanentes doivent assurer la réalisation du
programme d'assistance médicale: le comité de santé et le conseil
de gestion.
523

---

Le comité de santé gère le dispensaire municipal et la case
primaire mobile de Kayar.
Le conseil de gestion comprend dix membres dont un infirmier
d'Etat.
Outre la mise à la disposition des pêcheurs de boites collectives
de santé sur les lieux de campagne, il est prévu la formation
de matronnes en milieu villageois ou dans les quartiers populaires.
La case de santé de Kayar fonctionne de janvier à juillet, elle
est unique pour l'instant.
524

---

B- Mutations sociologiques du milieu des pêcheurs
L'image "d'affreux, sales et méchants" des pêcheurs, toute
péjoration relative à leur état de dénuement, tombe en quenouille
au regard de l'évolution sociale du groupe. Nous ne reviendrons
pas sur les questions de reconversion et de départ de la pêche,
celle-ci n'évolue pas en vase clos à l'intérieur d'un système
socio-économique global, des pêcheurs ont été attirés par d'autres
professions comme leur activité a entraîné des personnes que rien
ne destine à l'exercice en mer de prime abord. La mutation des
cadres sociaux du milieu marin a été favorisée par la conjoncture
de plusieurs facteurs sociologiques dont on ne reprendra pas
certains éléments de l'analyse, on se bornera aux facteurs
déterminants :
- de l'orientation de la production sur une économie
de marché qui donne naissance à la pratique des
migrations ;
- de l'existence du travail salarié, le salaire
constitue une référence sociologique nouvelle qui
interpelle le producteur indépendant
- de l'école
institution de promotion d'un nouvel
humanisme et vecteur de valeurs nouvelles, inédites.
Historiquement l'extension de l'économie de marché et l'émergence
du travail rémunéré n'entretiennent pas de relation d'exclusion,
la forme particulière limitée du salaire obéit à la logique de
la loi tentaculaire d'accumulation primitive nécessaire à la
domination du marché. La restriction de la sphère du salariat
525

---

est aggravée par l'économie de traite, la dissolution par ponction
(aspiration) de la communauté domestique ne correspond pas à une
à une libération de la force de travail, à un progrès des forces
productives mais à une régression des activités productives fon-
damentales. Dans un tel contexte, le salaire est survalorisé so-
cialement et psychologiquement, gagner un pécule régulier aussi
modique que le suggère l'éventail des salaires (voir Lakroum)
est une garantie contre la crise au quotidien, contre un labeur
que rétribue le seul hasard.
L'accès au salaire exige un parcours que sanctionne l'école et
celle-ci, dans un premier temps, est entrée en concurrence avec
l'Islam, l'école est rejetée comme une voie de déperdition (con-
version au christianisme), d'égarement, finalement une perte d'iden-
tité et de référence culturelle. Les deux conflits mondiaux, en
entraînant les populations des quatre communes dans l'effort de
guerre, susciteront l'adhésion contradictoire à l'école française.
Au niveau de la première cité européenne d'Afrique, la coloni-
sation va encourager le recrutement d'un personnel subalterne
et avec la mise en place d'un système éducatif, l'administration
coloniale va produire ses cadres indigènes, les "foksiner" (1).
Cette couche sociale des fonctionnaires forme les acteurs sociaux
de diffusion des valeurs de la société moderne, leur influence
grandissante accélère la transformation des références et des
valeurs de la société indigène. Là où ils constituent un groupe
socioprofessionnel, ils impriment leur marque sur le cadre de vie
et un genre d'habitudes assorti d'éléments extraits de deux cul-
tures différentes. La biographie romancée de Karim, commis fonc-
tionnaire illustre ce nouveau mode de vie.
(1) d.R../'o/UllO.uon CÛ!.. /.onclionna.iA.e
526

---

f · Les migratiolJB dè travaU
La régression des activités du commerce, la concurrence de Dakar
dans la fonction portuaire et le déclin de la pêche fluviale avant
la première guerre mondiale provoquent une double conséquence sur
la vie en milieu pêcheur :
- la pêche perd toute source complémentaire de revenu
et le déclin des activités à Saint-Louis entraîne un
mouvement de transfert important de populations ;
- le travail marin n'est pas permanent toute l'année
à Guet Ndar, la recession de l'économie urbaine
réduit les possibilités d'écoulement du produit
les
départs se dessinent, massifs.
L'exode des populations, on le voit, n'est pas la caractéristique
exclusive au monde rural, dans l'Afrique coloniale de la traite,
les populations urbaines subissent le même sort que le paysan.
On parle même de processus de ruralisation de Saint-Louis, ce
qui a frappé Gorée,puis Saint-Louis ne laissera pas Rufisque
intacte à la crise de 1930, même Kaolack, ville escale arachidière
trépasse.
La totalité famille-production dans la pêche conduit à la
segmentation du groupe, opération nécessaire pour amorcer la mi-
gration. Nombreuses familles migrantes s'installent dans les
centres d'accueil et par la même occasion se reconvertissent dans
un autre secteur. Les villes du bassin arachidier le long de la
voie ferroviaire reçoivent beaucoup de familles d'origine guet-
ndarienne. L'étroitesse du marché de l'emploi et les conditions
de l'exploitation et du traitement de la force de travail voisi-
nes de l'esclavage, les rapports traitant-employé reviennent à
des rapports de sujétion personnelle, poussent certains groupes
527

---

sociaux et individus à se résigner à leur sort, de rester misé-
rables dans l'indépendance de leur travail. Ce sont ces conditions
qui donnent naissance au sentiment de fierté et d'orgueil bien
connu du pêcheur de Guet Ndar, ou du pêcheur lébu, à leur ori-
ginalité d'identité. Ce sentiment d'exister est entiché d'arro-
gance qui ne va pas toujours faciliter leur insertion dans les
sociétés d'accueil; certains se sont fixés sur toute la côte
occidentale de l'Afrique et on retrouve aujourd'hui leurs descen-
dants mêlés et complètement intégrés; d'autres, par contre,
effectuent des migrations temporaires, annuelles. C'est ce travail
temporaire migrant qui caractérise la professionnalisation des
pêcheurs de Guet Ndar, et permet la continuité de l'exercice dans
le cadre familial.
Dans leur centre habituel de migration, certains prennent femme,
l'Islam aidant, la polygamie chez les pêcheurs est facteur de
rétention du travailleur dans la pêche, la décohabitation du ména-
ge polygamique est à la fois condition de continuité de l'activité
et facteur de transformation sociale : le chef de famille poly-
game répartit ses enfants entre la main d'oeuvre nécessaire à la
production piroguière et l'école, nouveau cadre de promotion
sociale. Il n'y a pas nécessairement une relation d~affectation des
enfants entre pêche et école, et l'origine des co-épouses. Ce
sont les plus grands des enfants qui constituent la main-d'oeuvre
tandis que les cadets ou les filles peuvent avoir la chance d'aller
à l'école d'une manière générale.
528

---

Z•Ecole et travail salarié
Pour préserver l'identité du groupe, la société traditionnelle
a longtemps refusé l'école française. Ce sont les enfants des
couches sociales inférieures (esclaves, castes) qui furent les
premiers envoyés à l'école. Ce mode de recrutement ne permettait
pas au pouvoir colonial de domestiquer ou de contrôler les hierar-
chies sociales et l'autorité indigène.
Le rôle de l'école était de "gagner les musulmans aux idées
européennes et les rallier à la domination française" (1) mais
l'école française, chrétienne d'abord, entrait en rivalité avec
le système éducatif musulman, l'école coranique. A l'origine, le
système d'éducation européen servait à la propagande religieuse
chrétienne, ce qui dressait un obstacle sérieux à l'entreprise
coloniale. L'institution de l'instruction primaire obligatoire
dans le cadre de l'école 1afque en 1848 évitait de contraindre
les parents à envoyer les enfants à l'école catholique. Cette
mesure sera associée en 1857 d'une réglementation des écoles
coraniques et de la séparation sexuelle (sexualisation) de
"
celles-ci.
Les maîtres d'école arabe devaient conduire leurs élèves au
cours du soir à partir de l'âge de douze ans. En 1857, sur un
total de dix-neuf marabouts reconnus et assermentés par l'admi-
nistration coloniale, cinq avaient école à Guet Ndar t "dans la
( 1) Bouc.lU!., l..' E.n.-!Je.i.gl'l..l!PUU1.i d.aJu, l..e..6 Û!.A/l....Üo.i.A.e.-6 de
l..' A/A-i-que Occi.d..eni..a..h 1817-1920. fliA.t>.ion c.i..v.i.f...i...t>a.iA..ic.e ou /.ollJTla.Ü.on
d'une él.iie. 7hè.t>e p~ l - 1974 - p 279
529

---

pensée de Faidherbe, l'application de l'arrêté sur les écoles
coraniques était subordonnée à l'ouverture d'écoles laiques où
les petits musulmans pourraient apprendre le français sans avoir
à redouter de propagande contre leur foi" (1), mais l'absentéisme
des enfants était notoire, la nécessité de leur présence dans
les occupations des parents était plus forte que la contrainte
de recevoir l'instruction française. Ceci emmena l'administration
à exiger l'inscription à l'école primaire laique des enfants des
travailleurs, les enfants des marabouts contrôlés et les enfants
de troupe, c'est la deuxième source d'importance de recrutement
du nouveau système éducatif. Le développement de l'école laique
était tributaire d'une rigueur d'économie budgétaire et la con-
trainte ne pouvait assurer sa fréquentation même si l'obligation
était faite au traitant de savoir lire, parler et écrire le
français pour s'exercer au commerce (arrêté de Brière de l'Isle
en 1876).
La concurrence entre les deux systèmes éducatifs est restée âpre,
jusqu'au début du siècle (1902) une seule école lai que fonction-
ne dans le quartier Sud de l'ile.
Les tentatives d'ouvrir l'instruction à Guet Ndar ne sont pas
récentes, déjà en 1874, l'administration ébauche un ouvroir réser-
vé aux femmes pour l'apprentissage des arts ménargers. Sous
l'impulsion du Gouverneur Faidherbe, celui-ci essaya par le
dialogue de convaincre les habitants de Guet Ndar à envoyer leurs
enfants à l'école; en 1909, Saint-Louis avec 24 000 habitants
avait vu naître cinq écoles permanentes. La première école de
Guet Ndar ne verra le jour qu'en novembre 1904, près d'un demi-
siècle plus tard, s'ouvrit une école primaire de jeunes filles.
(1) Bouche, op cité p 292
530

---

Le faubourg des pêcheurs connait un véritable retard scolaire
sur le reste de la cité. Les raisons culturelles et économiques
tiennent à ce retard: l'instruction à travers l'école françai-
se est perçue comme un péril ; la crainte exprimée par les
parents, les femmes surtout, est à la mesure de l'acculturation,
voire du reniement de son identité, que comporte le choc culturel;
·Les femmes avaient refusé, elles pensaient
que les enfants courraient à la déperdition en
étant confiés à Faidherbe, qu'ils allaient boire
de l'alcool etc ••. •
Le souvenir des heures sombres de la traite négrière et de l'ivro-
gnerie des despotes de la période ceddo est encore vivace pour
laisser embarquer les enfants dans la galère de l'école. La résis-
tance à l'école n'est pas propre au faubourg indigène, les noirs
du quartier Sud (Sindone) de l'Ile n'étaient pas prompts à
envoyer leurs enfants malgré un voisinage plus immédiat avec le
monde européen. Il faudra le recours à la population métisse, des
mulâtres pour entamer leur opiniâtreté
•
ceux de Sindoné, les vieux voulurent refuser,
'.
mais les mulâtres, leurs voisins les convainqui-
rent d'envoyer et de maintenir les enfants à
l'école ••• ••
Dans la province de Ganjool, les chefs de famille continuent
à envoyer les descendants des esclaves à l'école. L'administra-
tion essaya de dissuader cette pratique ; par exemple durant un
recrutement à Guet Ndar où toutes les familles devaient présenter
un candidat pour l'école, membre
de la famille, on envoya à la
place d'un esclave, un sourga, personne sous tutelle de quelqu'un,
·i1 y eut une fois dans telle maison, un 8ars
531

---

nommé H.A.C. qui est allé à l'école, il n'était
pas de Guet Ndar, il était sous la garde de cette
fami11e ••• w
Pour briser les diverses formes de résistance à l'école, tous les
moyens de propagande ont été utilisés, des contraintes multiples
à l'apologie de la
valeur suprême de transformation sociale que
constitue l'instruction scolaire.
" Faidherbe confia aux anciens de Guet
Ndar que dans la société à venir, c'est celui
qui est instruit qui a le pouvoir sur celui qui
ne l'est pas, et les fils des esclaves qui sont
instruits aujourd'hui seront vos maîtres demain ,
aussi chaque concession (Gaay, Fa11 , Sek, Sen ••• )
devrait envoyer leurs enfants à l'éco1e ••• w
L'obligation faite aux traitants pour s'exercer,mesure coercitive
économique ne produisit pas immédiatement les effets escomptés
ce sont deux événements de tout autre ordre qui auront une gran-
de portée dans le changement des mentalités à l'égard de l'instruc-
tion française : le suffrage et les conflits mondiaux.
A un niveau local, le vote consacre l'adhésion à la société moderne
occidentale, l'hégémonie de la culture européenne dans la vie
traditjonnelle. Les habitants du pays sont divisés entre les
électeurs-citoyens des quatre communes de plein exercice et les
sujets indigènes qui restent
l'immense majorité du pays. On est
appelé et électeur à la majorité civile de vingt-et-un ans ;
WLe droit est le même pour tout le monde :
Sindoné, Lodo-Ndar, Guet Ndar, Tinguidiene, on
est tous électeurs. Les électeurs venaient de
Saint-Louis, Rufisque. Dakar. Gorée ••• w
532

---

• En 1914. tous les jeunes de 18 à 21 ans sont
mobilisés à Saint-Louis ••• Gouverneur Pont y ••••
les jeunes de 17 à 20 ans qui n'ont pas encore
le gabarit pour porter le ·pactage de soldat· •••
Les soldats sont électeurs.·
La prem1ere guerre, en mettant face à face au même destin le blanc
et le noir devant la mort et la monstruosité des forces sociales
qui les conduit à la barbarie et à la sauvagerie du système de
l'exploitation de l'homme par l'homme, déclencha un mouvement
profond et irréversible de mutations de l'univers du pêcheur guet-
ndarien engagé dans les tranchées. Si les femmes n'ont pu retenir
les hommes de s'engager dans la
guerre, ce seront les hommes au
retour de les persuader de laisser les enfants partir à l'école.
La guerre brisait les barrières de l'ethnocentrisme et de la
xénophobie et projetait le destin des peuples colonisés sur la
scène mondiale; un renversement de situation incalculable fit
sortir des frontières de l'ignorance de l'autre des gens qui
jusque là étaient les seuls à traverser l'océan et à revenir au
foyer natal important des idées nouvelles et le souvenir de leurs
camarades ensevelis outre-tombe. Un saut p1uri-sécu1aire venait
d'être franchi et la-question scolaire, son refus tombait aux
yeux des anciens combattants comme une abérration
·Quand ils furent en France pendant la guerre, .
des fois un blanc s'adressait à un noir. parlait
français , on appelle un guetndarien pour savoir
ce que disait le blanc: l'habitant de Sindoné
qui a instruit son enfant. celui de Ganjoo1 qui
a envoyé son esclave à l'école, ce sera cet
enfant (instruit) qui fera l'interprête entre le
blanc et nous.·
Cette absence de la possibilité de communication, qui frustrait
l'homme libre devant l'esclave, l'électeur-citoyen devant le
533

---

le sujet indigène et entre citoyens trouve son origine dans la
différence entre l'instruit et le non-instruit. Ce renversement
de valeurs devait être plus humiliant que l'atrocité du vécu quo-
tidien de la guerre. Alors prenant à contre-pied la démarche de
Faidherbe ,
• ••• pour se concilier les gens, il faut faire ce
que préfère leur femme.·,
Lesdémobilisés vont inciter les familles à scolariser les
enfants ;
·ce qui fait, à la fin de la guerre, les
combattants réunirent les anciens pour constater
et reconnaître le retard, un mauvais retard,
très préjudiciable.
On a eu honte durant cette guerre 1 on se
souvient des efforts de Faidherbe pour conduire
les enfants à l'école 1 les femmes avaient
refusé, elles pensaient que les enfants courraient
à la déperdition en étant ~emis à Faidherbe, qu'on
1es emmenait en France, qu'ils boiraient à l'al-
cool, les femmes avaient ces idées-là •••
••• si les enfants sont envoyé~/à l'école, s'ils
s'instruisent, dans l'avenir la société sera celle
où les instruits seront les maîtres des non-
instruits. C'est la raison de l'avancée de Sindoné,
en scolarisant les enfants , ce fut le cas de
Ganjoo1.·
A la paix des armes, la société future, l'avenir tant prédit est
présente et grosse de contradictions nouvelles dont les conséquences
534

---

sociales frappent partout dans la conduite des affaires le
non-instruit citoyen ou sujet indigène. Les difficultés de
l'après-guerre et l'inéductabi1ité d'un nouveau conflit mondial
ressenti dans la
secousse de la crise en 1930 amenuisaient les
possibilités d'un emploi rémunéré en même temps que s'allongeait
le temps d'instruction scolaire devant déboucher sur un travail
salarié. Pour l'heure. le minimum d'instruction était nécessaire
pour participer aux affaires :
W au
rétablissement des choses. au retour des
français. ce sont les enfants scolarisés. quand
les français sont venus faire du commerce. les
A.G•• K.M •• dont les enfants ont été à l'école
de Faidherbe. les enfants des chefs. les gens de
Ndar. les enfants et les esclaves de Ganjoo1 qui
étaient à l'école. avec le commerce furent ceux
qui ont été appelés ••• •
La frustration est à son comble et l'investissement scolaire
nécessaire à l'accès au travail salarié est lourd pour la famille
du pêcheur
mais les faits sont là :
·On parle français. ils (instruits) savent
répondre. on demande de faire un calcul, ils
savent calculer, on les inséra dans le commerce~.
certains furent envoyés à Kayes. à Bake1 et
ailleurs , ils allaient faire la traite. Ils
parlent français. calculent et négocient les
marchandises et ont besoin de ·sa1an· (1) pour
le transport ••• •
(1) dél.o/UTlO.Ü.on de chaLand.
535

---

Quelle place tiennent les guetndariens dans cette nouvelle divi-
sion du travail fondée sur l'instruction?
- Ce sont les anciens de Guet Ndar dont les
mères pleuraient pour les envoyer à l'école. qui
s'occupent des chalands au service des traitants.
Tu comprends 1 Les anciens avec qui ils étaient
envoyés à l'école. après qu'on les ait retirés
sont devenus ceux qui emploient les manoeuvres
qui conduisent les embarcations jusqu'à Kayes.-
Il est clair que le non-instruit ne peut être qu'un manoeuvre,
un employé de son inférieur dans la société antécédente et les
jeunes de l'après-~uerre ne peuvent se res1gner à cette situation
et dressèrent l'acte d'accusation des aînés:
- Les jeunes. au retour de 1914. dirent aux vieux
qu'ils leur ont causé un retard considérable.
s'ils aviez
accepté à l'époque. ils ne connaî-
traient pas cette injustice-.
Cependant, il faudra attendre véritablement la fin du second
conflit mondial pour voir les résultats de cette remise en
question poindre :
- delà. on forma les écoles pour instruire les
gens. Le fils de M•• qui fut directeur d'école à
Mbour. et bien d'autres furent salariés. Les enfants
de Guet Ndar sont très intelligents. très doués.
ils cumulent études et travail pour devenir -alim-
(doctes) , je dis bien travailler et étudier. ce
qui ne les empêche pas d'être des savants, aller
en mer. revenir. finir son déjeuner. il prend
son livre pour aller s'instruire. Les jours fériés
536

---

de l'école. mercredi et dimanche. il va en mer ••• •
Au tournant des années 1950, le chemin parcouru dans la scolari-
sation des enfants de Guet Ndar n'est pas mince; bon nombre de
ceux qui ont eu la chance de fréquenter l'école ont accédé à des
postes de responsabilités
-Je citerai des exemples: A.F. neveu de E.M••
c'est mon petit-fils. ils sont tous dans le
gouvernement , il allait en mer en compagnie de
son oncle ici à Joa1 à noor. Tous ont intégré le
gouvernement dans la -formation - de Saint-Louis.
c'est l'histoire de Guet Ndar , on rencontre
aujourd'hui des directeurs. des professeurs. du
tout , ils sont partout depuis le retard rattrapé
en 1914, ••• jusqu'en 1983. on peut le vérifier.
vous les intellectuels. ils sont très influents
dans le domaine militaire, dans l'enseignement et
encore les gens de Guet Ndar moo1.-
Mais le phénomène scolaire reste un problème social à Guet Ndar:
partager entre le souci de continuer la production de la pêche et
le désir de donner une instruction aux enfants. les parents ne
laissent pas très longtemps leur progéniture à l'école; sur un
échantillon de quatre-vingt-quatre pêcheurs, seuls 19 % ont reçu
une instruction. deux personnes seulement ont poursuivi des études
secondaires du premier cycle pour revenir dans la pirogue (voir
tableau) ; nous n'avons rencontré qu'une femme active ayant reçu
une instruction primaire. La jeunesse de la fraction scolarisée
atteste du démarrage relativement récent de l'école à Guet Ndar.
la majorité de ces personnes n'a pas encore quarante ans.
La concurrence entre les deux systèmes éducatifs est encore
537

---

favorable à l'école coranique; tout pêcheur a reçu une instruc-
tion coranique et d'un niveau très élevé, le milieu des pêcheurs
foisonne d'intellectuels islamiques; l'école moderne n'a pas vé-
ritablement rempli sa fonction de promotion sociale dans la socié-
té actuelle, le taux de scolarisation sur le plan national reste
faible, il oscille autour de 30 % des enfants en âge d'aller à
l'école.
Niveau d'instruction scolaire par classes d'âge
Niveau
Primaire
Secondaire
Classes
25 - 29 ans
4
-
30 - 34 ans
4
1
35 - 39 ans
2
1
40 - 44 ans
1
-
45 - 49 ans
2
-
50 - 54 ans
-
-
55 - 59 ans
-
-
60 ans et plus
1
-
Totar
14
2
L'inadéquation de l'école à la société actuelle traduit le ralen-
tissement de son progrès en milieu traditionnel, l'école est
facteur de dépersonnalisation jelle a engendré des laisser-pour-
compte, des chômeurs, des hommes sans qualification
l'enseigne-
ment ne débouche sur aucune formation professionnelle faute de
structures d'accueil; l'école sénégalaise aujourd'hui ne répond
538

---

pas auX réalités de la société, elle est déphasée, ce que B. LY
exprime en se penchant sur la crise de la société et de la jeunesse
" L'école reste coupée de son véritable milieu culturel, de sorte
qu'elle perpétue dans l'esprit des jeunes une situation d'alié-
nation, aggravée par le fait que le processus de leur scolarisa-
tion, en particulier par la famille, se situe sur un registre
différent ...
L'école n'assure pas non plus la formation professionnelle, et
les institutions prévues pour cela sont insuffisantes, peu adap-
tées aux besoins des différents secteurs de la production. Les
jeunes ont du mal à s'intégrer dans des systèmes économiques qui
tournent non pas pour accroître le potentiel et la richesse du
pays, mais en fonction des rôles particuliers qui leur sont dévo-
lus dans le cadre de la division internationale du travail, rôles
hérités de la colonisation" (1).
Aussi la faiblesse du degré d'alphabétisation à Guet Ndar tient
fondamentalement de l'échec de l'école sénégalaise à façonner un
homme nouveau ancré dans la réalité nationale; selon l'enquête
démographique de 1969, l'indice d'analphabétisation se situe à
64,5 % de l'ensemble de la population, phénomène qui se situe en
droite ligne de la dénaturation profonde de la fonction première
développement du secteur tertiaire; en l'absence d'une reconver-
sion de sa vocation urbaine, Saint-Louis n'a pu passer d'une
"monofonctionnalité à la diversification des activités" où sa
fonction administrative diminuée seràit complétée par les fonctions
de transformation sur place des produits de l'arrière-pays. La
récession économique et le processus de désurbanisation qui
( 1) Boul1.a.CWl. LIj : A/A-iqUR.., h
!-O,l),l)é. ~ gén.bz.a:Li..orU-J
-Ln ColJAll.i..R.A. de 1.'UNE.SCO -
ju.in. 1985 - pp 28-31
539

---

qui caractérise la cité coloniale n'enc1inent pas à une progres-
sion de l'enseignement en milieu imprégné par une culture tra-
ditionnelle tournée vers l'exploitation des ressources halieuti-
ques. Si au début du siècle, refuser d'envoyer les enfants à
l'école était une aberration, aujourd'hui, c'est l'école sénéga-
laise qui est aberrante et aliénante en ce sens qu'elle ne produit
aucun enseignement susceptible de valoriser les activités produc-
tives et la créativité nécessaires pour sortir du sous-développe-
ment et de la dépendance au capitalisme international. L'école
produit un individu dépersonnalisé en lui faisant renier sa cul-
ture authentique, le métier des parents et au bout du compte, les
enfants refusent de faire le métier des parents ; ils se retrou-
vent dans la rue munis de diplômes qui ouvrent les portes de la
débauche et de la délinquance ; ils sont les déracinés de leur
propre milieu. Mais aujourd'hui l'expérience de la faillite de
l'école, l'espoir déçu de devenir fonctionnaire ne sont plus vécus
dans la résignation et la désillusion. Un courant "progressiste"
se dégage de la jeunesse scolarisée, celle qui revendique la néces-
sité de l'instruction pour sortir la pêche de l'arriération éco-
nomique et sociale; cette jeunesse a la conscience de s'organiser
sur de nouvelles bases de production et de diffuser un savoir
nouveau qui rompt avec la routine, ,un savoir qui intègre les
avancées de la technique et des sciences; en ce sens l'école doit
permettre la revalorisation du métier de pêcheur: c'est toute
la raison de la création d'une organisation des "Pêcheurs Unis
de Guet Ndar" (annexe).
540

---

3 · La transformation des famHles
L'exode des fonctionnaires avec le transfert de l'administration
à la naissance de la république et l'indépendance de la Maurita-
nie projettent des modifications dans l'organisation familiale.
La femme guetndarienne est obligée de suivre son mari appelé par
ses obligations vers Nouakchotti, Dakar ou ailleurs
il est
possible dès lors, en éloignant certains enfants de la pêche avec
l'aide ~es parents (oncle ou tante) partis en déplacement admi-
nistratif, d'espérer donner une éducation susceptible de déboucher
vers d'autres professions. Cette autre forme de migration défini-
tive vers les villes en
croissance qui n'est pas perçue au niveau
macroscopique prend une signification particulière dans les
microprocessus de changement de la famille et au niveau des
échanges matrimoniaux intra-urbains. Dans une société où le
mari vient faire gendre, quand la femme suit son époux,c'est un
événement d'une portée considérable qui se produit dans les men-
talités. Au départ de la femme (seyi) et des enfants, c'est un
espace d'habitation qui se libère, en même temps que se produit
la décohabitation avec la famille élargie. L'exode des fonction-
naires entraîne le départ des jeunes filles et provoque la
possibilité du choix du conjoint. La jeune fille peut espérer
échapper au mari imposé et choisi par la famille à son insu ;
elle accède au droit à l'amour et par la dot que le mari apporte
c'est surtout l'espoir de l'introduction dans la famille d'un
revenu régulier qui fait le consentement de la belle-famille.
Les difficultés de la pêche n'incitent pas les familles à marier
les jeunes filles aux pêcheurs ; entre le pêcheur et le salarié,
la décision est le plus souvent favorable à ce dernier. Frustrés
de leurs femmes dans leur propre milieu et le surenchérissement
de la dot par le salaire, des tentatives de codifier la pratique
541

---

de la dot vont être organisées par les notables ; Laca signale
la convocation d'une assemblée sur la question et la promulga-
tion par arrêté municipal des décisions de celle-ci. Dans l'his-
toire des faits divers du quartier, souvent des bagarres noctur-
nes ont opposé un salarié et un pêcheur, des groupes rivaux.
Le pêcheur affiche une attitude faite de paradoxe à l'égard du
salariat: l'ostracisme à l'égard du salarié n'est que le vécu
de sa propre situation de travailleur à revenu aléatoire ;
l'aspiration à un salaire régulièrement payé lui est déniée par
la réalité économique, il en découle des comportements d'étroi-
tesse d'esprit et de sectarisme en même temps que le salaire
instaure dans la société globale l'individualisme, la rupture
dans la société. Ce processus est vécu de manière critique, une
crise de famille et de société qui n'épargne pas la société
traditionnelle de la pêche ; "cette crise de la société s'accom-
pagne d'une crise de la famille. Autrefois intégrées dans une
structure de parenté plus large, de type patriarcal, elle a
aujourd'hui tendance à se restreindre à la famille nucléaire,
particulièrement en milieu urbain. Il en découle une sorte
d'individualisation, d'affirmation de l'individu comme réalité
sociologique." (1). Les travaux de Bonnardel soulignent cet
individualisme dans le milieu pêcheur de Guet Ndar mais son
analyse n'est pas ancrée sur les processus de transformations
sociales qui fondent cette caractérisation.
La collectivité de Guet Ndar est souvent présentée comme une
communauté de travail unique, spécialisée dans la pêche alors
que la société locale subit une série de diversifications socio-
professionnelles dont l'origine remonte bien avant la profession-
nalisation des travailleurs dans la pêche maritime.
542

---

Il existe aujourd'hui des familles de vieille souche guetndarien-
ne où la pêche est en voie d'extinction, comme aussi certaines
familles ont rompu dans l'espace et dans le temps toute attache
avec la pêche, rupture favorisée par l'éclatement de la famille
élargie, par la décohabitation des femmes mariées à un non-pêcheur.
Le devenir professionnel est une cause d'éclatement de la culture
locale, l'aspiration à un métier différent de celui des parents
conforte le changement dans le genre de vie. Un rapprochement
dans les modes de vie se dessine entre les jeunes de la pêche et
ceux qui vont à l'école ou perçoivent un salaire, alors qu'au
sein de la famille, l'école établissait un clivage entre parents
et enfants. Ce clivage ne tient pas seulement à la privation d'un
membre producteur à la famille mais s'étend au modèle éducatif
et à sa transformation.Là où l'école coranique était compatible
avec la culture traditionnelle, le système éducatif scolaire de
la colonisation devenait un facteur d'érosion de l'autorité du
père, de l'ainé, "l'école était la voie du reniement." (1)
(1) C. CouLon ; .le.h f'1lUJuhrza.ru, d
le. pouvo.iA. en Apu.qu.e
No~ - p~ - K~ala 1983 - p98
543

---

C- Vie associative et pratiques de sociabilité
La société guetndarienne, en adhérant à l'Islam a réintégré sa
culture traditionnelle en conformant ses besoins à la nouvelle
idéologie. Face à la désintégration de la société traditionnelle
par le commerce atlantique, l'Islam a apporté aux "sans pouvoir"
à l'élite "frustrée" une "contre-culture" (1) capable de
s'adapter à la domination du système colonial. La référence à
l'Islam fonde l'identité du groupe et de l'individu, synchrétis-
me religieux ou culturel, la conduite des pratiques sociales est
réglée par le dogme islamique. L'interprétation
polysémique
du texte permet une adaptation libre pour une culture locale,
une insertion à un système de référence global qui s'oppose à
un autre système global et dominateur des cultures locales,
atomisées. C'est à la croisée de deux cultures universalistes
véhiculant chacune leur projet de société que doit se frayer
une identité et une culture propres à GuetNdar ; on s'imagine
au niveau local le melting-pot culturel qui s'en dégage.
L'antériorité de l'Islam a permis un modèle de socialisation de
l'individu et un système éducatif ancrés dans les habitudes
qu'il devient presque impossible l'éclosion d'une nouvelle
culture: à Guet Ndar, nul n'est censé ignorer le Coran et la
loi islamique.
(1)
exp~~~ion de C. Coulon
544

---

Quand l'individu accède à la majorité, il doit régler ses
conduites en fonction de la morale islamique. Il découle de là
une forte pratique religieuse qu'organise la vie sociale,
quotidienne autour de la mosquée, lieu de culte et de contrôle
des moeurs. La mosquée est une école, elle est relayée dans sa
fonction éducative par le mbaar, lieu de rassemblement des
pêcheurs. La mosquée et le mbaar constituent les deux espaces de
communication du pêcheur et de la société en général ; les
rapports de pouvoir et les hiérarchies sociales sont lisibles
dans l'occupation et les rôles des individus dans ces lieux.
A l'école coranique de l'enfance, l'instruction, la recherche du
savoir islamique est poursuivie à l'âge adulte; des séminaires
de dissertation et de consultation sont organisés dans le mbaar
ou dans la mosquée; c'est ainsi que les jeunes, qui accèdent à
la vie sexuelle se font commenter le laxdariyu, livre des princi-
pes moraux, abécédaire des devoirs et obligations du musulman.
Cette présence de la pensée islamique, avec son code d'organisa-
tion de la vie de la communauté a développé de véritables réseaux
de solidarité et une identité collective. L'individu trouve dans
les associations musulmanes une structure sécurisante et une pro-
tection dans l'appartenance confrérique. C'est la confrérie avec
ses cellules (dayira) qui organise les rapports entre ceux qui
détiennent le savoir et le pouvoir et ceux qui apprennent et
obéissent. La relation active de maître à disciple, marabout à
talibé, vide tous les autres pouvoirs de leur substance; l'acte
d'allégeance à un marabout, à une confrérie est à la fois une
contestation et une soumission que l'Islam réalise en offrant,
dans la relation de maître à disciple une nouvelle identité, une
incarnation de la sauvegarde de sa culture authentique contre
l'école moderne; "la conversion à l'Islam, sous la monarchie
paienne, était un refus de ce régime et particulièrement, de la
traite esclavagiste qu'il pratiquait ; après la conquête, elle
sera un refus de la défaite et de la colonisation" (1).
(1) B. D~op
op cité p 25
545

---

Traditionnellement, les habitants de Guet Ndar se réfèrent aux
confréries tijaan et xaadir, selon l'origine de leurs foyers
d'émigration entre les deux rives du fleuve Sénégal: le mou-
vement confrérique xaadria s'est étendu aux populations noires
voisines des sociétés maures d'où il est parti, tandis que le
tijaania, la plus ancienne pensée islamique en milieu noir a
influencé la rive gauche.
A la domination coloniale, la structuration des individus en or-
ganisation confrérique se trouve réactivée non seulement sur le
plan de la société civile, mais la confrérie devenait un instru-
ment de manipulation dans la panoplie du système colonialiste.
Les fonctions de formation et de socialisation de l'individu par
l'appartenance confrérique jouèrent dans le sens de la domesti-
cation des personnes au service des besoins du pouvoir et de la
normalisation. Avec la défaite de toute vélléité de résistance,
la relation de soumission du talibé au maître vise à accorder la
formation spirituelle et l'exploitation du travail du disciple;
la formation tient de plus en plus une maigre place dans le sys-
tème religieux confrérique. La mystique du travail, son exaltation
(travailler, c'est prier) conduit à ce que la personne doit
travailler non pas pour son seul compte mais doit travailler au
profit de son marabout qui la protège dans ce monde et dans
l'autre.
L'ordre confrérique va permettre "de remplir une fonction impor-
tante d'intégration des populations dans le système colonial, à
deux de ses principaux niveaux (politique et économique), en
favorisant l'obéissance à l'administration, le maintien de l'ordre
socio-politique et la réalisation de l'économie de dépendance et
de traite avec, en particulier, le développement de la culture
arachidière" (l).Le
marabout se consacre à la tâche spirituelle
(1) B. DioPI op cité p 274
546

---

et le talibé, depuis le jeune âge à l'école coranique doit se
mettre à son service jusqu'à son émancipation. Le dogme de la
sanctification par le travail valide l'exploitation des adeptes
par le chef religieux, des enfants par les parents. C'est le
courant murid qui donne la justification la plus poussée de l'ex-
ploitation de l'individu dans la relation du marabout et du dis-
ciple; les prestations de services et les dons au profit du
marabout sont considérés comme une obligation religieuse de
l'adepte s'il veut atteindre la voie du salut dans l'autre monde.
Plusieurs études ont été consacrées au mouvement confrérique
comme système socio-idéologique de mobilisation des masses et de
leur manipulation dans le cadre de formations sociales en tran-
sition (1) et toutes expliquent son développement spectaculaire
quand le colonialisme s'implante définitivement au Sénégal.
L'essor de la confrérie murid à partir des années vingt ravive
le système d'identification confrérique mais aussi la concurrence
entre confréries; cependant c'est à la faveur de la crise profon-
de de société et des interrogations nouvelles qui assaillent les
individus qu'il faut chercher les raisons de la résurgence du
mouvement religieux dans ces années-là et le dynamisme du courant
murid qui est né à cette époque.
L'idéologie confrérique, version murid prône la renonciation au
libre-arbitre, la personne est réduite au rang de talibé et le
salut de l'indiv~du est obtenu dans la soumission totale au chef
religieux, soumission dont le véritable ressort est économique
d'une manière générale, la relation confrérique institue un
rapport d'exploitation entre le disciple et le marabout moins
manifeste cependant dans le secteur de la pêche que dans le
(1) voiA Copan...t>, 0t..u.i..-6e D' B/l-i..en, Dumoni..•••
547

---

domaine agricole où la culture et les journées de travail sur le
champs du marabout sont instituées ; dans la pêche, les travail-
leurs à certaines occasions se mobilisent au profit du marabout
en lui consacrant des journées de pêche.
Les oeuvres religieuses (construction d'une mosquée, organisation
matérielle et financière des chants religieux .•. ) sont prises en
charge par les adhérants; à Guet Ndar, l'édification d'une
mosquée est financée par le résultat de pêches destinées à cet
effet; chaque rue principale a pratiquement sa mosquée et le
rapport mosquée par nombre d'habitants est de loin l'un des plus
importants du pays. Au delà de l'architecture et de l'ornamenta-
tion de l'édifice, c'est dans l'appel du muezzin que se mesure
la puissance (sonore) et l'effort d'investissement consenti dans
la réalisation de la mosquée par la communauté.
L'institution hebdomadaire des chants religieux et des causeries
(veille du vendredi) entretient le mouvement de représentation
collective de l'Islam et le jour saint est une journée chômée
dans la pêche ; jeunes ou vieux, tous les pêcheurs se rendent à
la prière du vendredi de la grande mosquée , là aussi, le mode
de vie des pêcheurs trans?araît dans la fréquentation de la gran-
de mosquée qui est presque vide quand les pêcheurs partent en
migration.
Cependant, les formes d'expression de l'imaginaire de l'univers
des pêcheurs et les représentations de la vie collective ne
s'arrêtent pas aux principes d'organisation du code islamique.
La gestion de la vie quotidienne se fait aussi par le biais
d'autres formes de représentation qui vont des activités ludi-
ques traditionnelles (lutte africaine, régates) aux formes
nouvelles, expression culturelle de la société moderne (cinéma,
sport, bal .•• ). Habituellement, le temps de non-travail du
pêcheur est partagé sur une maigre échelle entre la réunion
autour de la prise du thé au "sektër" et la pratique religieuse.
548

---

Les pêcheurs se rassemblent en groupes d'Age, par association
pour prendre le thé à leur repos ; le mode de recrutement classi-
que du sektër est le voisinage. La notion de voisinage est
coextensive à la migration: si le critère d'âge distingue les
associations, la composition varie selon la présence des pêcheurs
au foyer ou le séjour en campagne ; il en découle une mobilité
entre les membres et une circulation des informations entre les
pêcheurs.
Le sektër est plus un temps de vie commune qu'un espace réglé,
désigné, chargé de signes d'identification. Ce n'est pas un lieu
fixe de rassemblement comme le café; c'est la réunion d'affinités
entre individus et il échappe à toute permanence et à la sclérose.
C'est un microcosme qui éclate en se développant. Sa composition
sociologique est diversifiée par rapport à l'origine socio-
professionnelle de
ses membres, le salarié, l'étudiant et le
pêcheur appartenant au même milieu s'y côtoient. Cette diversité
donne lieu à un bouillonnement des idées et le sektër constitue
un réceptacle à la propagande des idées politiques et confession-
nelles, au débat sur la question du mouvement coopératif.
La vie politique à Guet Ndar ne se déplQie pas à travers des
structures partisanes organisées ; militer pour un courant poli-
tique ne signifie pas chez le pêcheur, s'engager de manière
consciente, sur une base idéologique et partisane ; la vie poli-
tique se ramène à supporter une personnalité5ontre une autre,
elle ne consiste pas en la défense et au débat d'idées. Cette
personnalisation du politique, quand elle est poussée à l'extrème,
débouche sur des drames à l'intérieur d'une même famille; aussi,
la procédure de placement des cartes pour le renouvellement des
cadres du parti dominant constitue un théâtre d'affrontements
et de luttes fratricides. La mascarade des élections tourne à la
tragédie dès que s'affirme l'influence d'un parti d'opposition,
les élections municipales de 1960 à Saint-Louis en sont l'exemple
le plus tragique.
549

---

La monopolisation de l'expression politique par un seul parti
pendant près d'un quart de siècle a engendré des luttes de clans
et des déchirements exacerbés dans une ambiance de confiscation
de l'expression démocratique. Par là, le rejet du politique
est allé jusqu'à la méfiance et au dénigrement de toute volonté
de construire des structures d'intérêt général, des organisations
de défense du quartier. La dernière née de ces organisations,
dirigée par un responsable de l'union régionale des coopératives,
"le Comité pour la Sauvegarde des Intérêts de Guet Ndar" reste
lettre morte.
Rassembler, réaliser un consenssus pour précaire qu'il soit, c'est
dans les activités qui engagent le corps, la force physique qu'on
se tourne. Le jeu des régates paraît être le sport le plus tradi-
tionnel mais il est détourné en tant que folklore devant animer
les festivités officielles, les célébrations de victoires à l'issue
des joutes électorales. Ravalée au stade de manifestation folklo-
rique occasionnelle, la course des pirogues doit être réhabilitée
en tant que sport et activité culturelle ; la "semaine du pêcheur"
tente d'institutionnaliser la pratique des régates.
C'est la lutte africaine qui est le sport le plus courant. en
'.
milieu marin. Le "lamb" est resté longtemps un apanage des gens
de Guet Ndar, ils ont connu des lutteurs de renommée. La munici-
palité avait en son temps appuyé l'organisation du "lamb", il
existait un stade de lutte africaine "seeku buur" avec un champion-
nat patronné par des personnalités locales et des maisons de
commerce ; des séances de lutte se passaient chaque week-end, la
détection des jeunes lutteurs était favorisée par la profession-
nalisation du sport.
Le faste du lamb s'est éteint, tout au moins à Saint-Louis, avec
l'irruption du foot-baIl et du cinéma comme pratiques culturelles
propres à la société moderne émergente. N'étant plus soutenue,
la lutte africaine perd son influence sous le coup de la publicité
550

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et des média qui entourent le ballon rond et le film ; aller au
stade le dimanche, ou se précipiter chaque soir dans une salle
de cinéma procure un sentiment d'évasion hors du monde quotidien
et de transfert, alimente des discussions et crée des besoins
nouveaux qui vont du mimétisme des personnages à l'institution
d'associations sportives d'été ou les navétanes.
Le foot-baIl et le cinéma ont élargi l'univers du pêcheur sur le
reste du monde et sur son environnement immédiat plus que la vie
politique qui a engendré un esprit de marginalisation et de sec-
tarisme du fait même de toute absence de démocratie véritable.
Ce vide politique ne signifie pas une insensibilité aux questions
de l'actualité; on constate de manière générale une méfiance à
l'adhésion politique et à l'égard de tout autre forme d'organisa-
tion qui se réclame de l'intérêt collectif, c'est ainsi de la
désaffection du cadre coppératif qui a été longtemps détourné de
son objectif véritable. Un mouvement encore récent de revendica-
tions et de contestation des organes dirigeants de la coopération
se met en branle en même temps que se dégage une aspiration à la
syndicalisation du monde du travail marin à l'image des organisa-
tions paysannes indépendantes.
L'évolution des mentalités n'est pas seulement un changement
d'opinions, d'idées, elle est objectivement engagée dans le proces-
sus des transformations sociales ; nous avons observé que ces
transformations émanent de la production des conditions de travail
et de la reproduction des conditions d'existence sociale des
pêcheurs. Les pêcheurs vivent des rapports sociaux de production
déterminés par le niveau de développement de l'économie nationale,
ces rapports correspondent à des formes de consciences sociales
qui s'expriment dans leur vie quotidiennne au travail, dans la
famille, dans le quartier comme dans la ville, dans la vie poli-
tique et culturelle au plan municipal qu'au niveau national. La
vie du pêcheur est projetée sur la scène internationale dans le
cadre des relations interétatiques en premier lieu, par exemple
551

---

assistance pour encadrement et formation en matière de pêche par
les pêcheurs sénégalais an Bénin (ex Dahomey), comme dans le cadre
de l'extension des compétences sur le territoire maritime.
Les diverses mutations inscrivent leur empreinte sur le mode de
vie avec des manières d'être davantage différenciées, des modèles
de comportement culturel nouveaux qui affectent les rôles dans
la famille et dans la vie locale.
C'est ainsi que l'univers des luttes sociales dans la pêche, même si
elles tirent un fondement dans l'exploitation du travail, doit
être relié à l'ensemble des luttes politiques de la société globale.
Un vaste travail d'éducation, d'éveil est nécessaire pour faire
émerger les conditions de lutte contre l'exploitation du travail
et pour sortir d'un certain état d'arriération économique et
sociale. La pêche n'existe pas en tant que classe sociale, est
est traversée par tout un mouvement de différenciation aux contours
imprécis et sinueux; l'antagonisme des luttes de ses diverses
couches passe par l'intermédiaire de leur classe d'appartenance
respective dans la société sénégalaise.
L'Etat, principe organisateur de cette dynamique d'évolution so-
ciale peut aggraver la ligne de fracture comme il peut organiser
la gestion des contradictions dans le sens d'une politique
planifiée nationale et démocratique.
552

---

..
Partie IV
Les pêcheurs et l'Etat
..

---

Introduction
Nous avons dans les chapitres précédents analysé le mouvement
général d'évolution de la société des pêcheurs de Guet Ndar.
Nous avons établi dans une perspective socio-historique les
origines de cette population, les transformations socio-écono-
miques qu'elle a connues depuis leur fixation définitive sur la
bordure maritime et l'influence qu'a exercé sur leur devenir
l'existence ~u comptoir français du commerce atlantique à l'embou-
chure du fleuve Sééngal. A partir de ce moment, nous avons déga-
gé les caractéristiques économiques de la société guetndarienne
en relation avec le système économique de la cité coloniale pour
déboucher sur les·.-<:irconstances de leur orientation et finalement
de leur professionnalisation dans le travail maritime. Ceci nous
a conduit dans la troisième partie à recentrer
le processus des
transformations sociales de Guet Ndar sur les conditions de tra-
vail de la pêche maritime piroguière dont la problématique fait
ressortir le changement social qui découle de la mutation et de
l'adoption de modes de vie différents. C'est ainsi que nous avons
analysé le processus du changement social des pêcheurs groupe
spécifique mais non à part de l'évolution de la société globale
554

---

et du système socio-économique qui l'englobe.
La base sociale sur laquelle s'organise et se déploie l'activité
de la pêche piroguière est la famille ; la structure de la
famille a évolué en passant de la communauté domestique à la famil-
le nucléaire, le ménage. Il s'ensuit une réorganisation du collec-
tif de travail avec comme toile de fond, la transformation de la
famile matrilinéaire en famille patriarcale qui voit la perte de
l'autorité de l'oncle maternel au profit du pouvoir du père. Cette
évolution a pour moteur la rupture de la logique de production do-
mestique et son remplacement par la production de marché. Les règles
de l'encadrement social,la hiérarchie des pouvoirs dans la famille
sont restées intactes dans le cadre de la production marcha~fe,
les rapports de travail en tant que rapports familiaux repro-
duisent les liens d'aîné-cadet seuls susceptibles de permettre
la poursuite d'une activité familiale orientée vers la produc-
tion de marché. L'incertitude du marché (absence de contrôle
par le pêcheur), le caractère aléatoire et spécifique de la
pêche renforçent la détermination familiale de l'activité. Le
mode de rémunération du système à la part ne laisse aucune am-
biguité au résultat économique de l'activité, en tant que prati-
que économique et idéologique de participation.
Sur la base d'initiatives spontanées, informelles s'est dévelop-
pé un secteur économique organisé de commercialisation du poisson,
qui progressivement a échappé à la famille du pêcheur pour,se
retrouver aux mains d'une caste professionnelle de mareyage qui
domine aujourd'hui la pêche. Le marché n'a pas seulement dominé
la structure productive précaire de la pirogue, il a eu raison
de la solidité
de la famille en l'écrasant au sein d'une écono-
mie de traite qui, tout au long de son développement a bouleversé
non seulement l'écosystème traditionnel, mais elle a aussi
ébranlé les structures communautaires de solidarité et marginalisé
une paysannerie majoritaire appauvrie, dépouillée de son surplus.
De fait le débouché du produit de la pêche est circonscrit à
555

---

l'ensemble urbain; son marché restreint va subir l'assaut, sur
toute la chaîne de l'écoulement d'une multitude de vendeurs et
de revendeurs à qui l'Etat a fermé la porte des secteurs écono-
miques où se reproduit sa couche sociale, la bourgeoisie bureau-
cratique. En clair, la pêche est un secteur économique que l'Etat
ne soutient pas véritablement ; elle doit se conformer au libre
jeu du marché où en réalité, la dispersion et l'inorganisation
de la pêche profitent au mareyeur. C'est ce qui explique que
les petits paysans aisés s'investissent dans le marché du poisson
et profitent amplement du surplus de la pêche. Le poisson n'est
pas un produit valorisé, et de surcroît il subit la concurrence
des produits carnés en ville et dans les campagnes on préfère le
poisson d'eau douce à celui de la mer quand la viande et la volail-
le font défaut; c'est sous forme de produit transformé que le
poisson de mer arrive le plus souvent dans les campagnes. Ce n'est
pas seulement en raison de la rapidité de putréfaction du poisson
qu'il n'atteint pas les campagnes mais l'écoulement du poisson
est freiné par l'inexistence de moyens de transport adéquats et
par l'absence de voies de desserte entre le littoral et l'inté-
rieur.
Si les structures économiques du marché du poisso~ ne sont pas
favorables à la pêche, les conditions de la production sont encore
plus déplorables, il n'existe aucune infrastructure d'accompagne-
ment à la production malgré la richesse de la côte et l'importance
du capital humain qui s'engage dans la pêche. Les actions de
l'Etat dans le secteur sont sporadiques, cahotantes et quand est
apparue au niveau de la puissance publique une volonté d'interven-
tion et de planification, elle se traduit par un souhait d'inté-
grer le pêcheur dans un ensemble économique cohérent, ce qui ne
signifie rien d'autre quel'ignorance de l'Etat des affaires de
la pêche piroguière. Comparativement aux autres branches du monde
primaire, la pêche s'est ressentie comme une parente pauvre dans
la politique de l'Etat; malgré les dispositions nombreuses des
textes administratifs et les innombrables intentions de l'Etat
556

---

restées lettre morte sur la papier, le pêcheur pense que l'Etat
n'éprouve qu'inintérêt pour son activité et qu'il n'existe
aucune structure de communication entre l'Etat et lui.
-Quand l'éleveur trouve un vétérinaire, le paysan
a son agronome. le pêcheur lui. ne tient que de
l'héritage transmis par les ancêtres, il ne
trouve personne qui lui apporte conseil et ceux
qui l'encadrent ne connaissent pas la mer. on ne
rencontrera pas un agent du service de pêche en
mer. Le pêcheur est tout seul dans son monde.·
Le pêcheur apprécie cette solitude comme une marque d'indifférence
de la part de l'Etat et une absence d'information entre les deux
parties. il reste conscient que cette méconnaissance se fait au
détriment de l'un et de l'autre. C'est ainsi qu'en analysant les
conditions de travail de la ligne-marée et du bénéfice économique
qui en résultaient dans le cadre d'une entreprise nationale. un
jeune pêcheur en arrive à dresser le constat d'une perte de
dimension nationale pour l'économie du pays.
-Si le Sénégal s'était engagé à nous occuper
'.
pour ce travail. ce serait un bénéfice pour
l'Etat et pour nous, un bénéfice qui n'irait
ni à Las-Palmas. ni à l'étranger.
Si le Sénégal s'était procuré des navires qui
engageraient les pêcheurs à travailler dans ses
eaux et qui vendraient les captures aux navires
sénégalais. à défaut de doter les pêcheurs de
navires. il en résulterait un avantage peut-être
meilleur pour nous. ou simplement on aurait tra-
vaillé pour notre pays. Mais l'Etat est indifférent
de cela. et je ne sais pas pourquoi. peut être
par l'absence d'information. peut être par sourde
orei11e.-
557

---

Il faut constater l'absence de politique maritime nationale de
la part de l'Etat colonial ou néocolonial, contrairement au
monde rural où un programme agricole a été élaboré sur la base
d'une politique agraire ancienne ou nouvelle qui établit un
courant de communication entre le paysan et les structures étati-
ques. C'est dans ce sens et relativement à la politique agraire
que l'on situe par analogie le vide qui existe entre l'Etat et
le pêcheur. On est améné à s'interroger sur le silence de l'Etat
à l'endroit
du pêcheur, sur la signification de1'attitude de
l'Etat en matière de pêche quand ce secteur connaît deux modes
différents de valorisation des ressources halieutiques. Quelle
logique est-elle à la base de la dualité des structures produc-
tives maritimes?
Quel intérêt subit explique la volonté de l'Etat à partir de la
décennie de 1970 à organiser un mouvement coopératif dans la pê-
che artisanale alors que de l'autre côté, il octroie un crédit
maritime au secteur de la pêche industrielle ?
Comment s'inscrit le Plan d'Action de la Pêche de 1982 dans
l'existence de deux filières parallèles de production maritime?
Quelle est la nature de l'intervention étatique dans la pêche
maritime au regard de l'éparpillement et de l'incohérence des
projets de développement qui ont été initiés à ce jour ? Il
s'agit dans notre perspective de situer les enjeux sociaux du
développement de la pêche maritime, les représentation adminis-
tratives dans la pêche compte tenu du fait que l'essor de la
pêche piroguière nationale s'est inscrit en dehors des cadres
établis par l'action gouvernementale; celle-ci relevant essen-
tiellement d'un modèle "industrialiste extraverti" qui écarte
les ressources humaines nationales de toute modernisation de la
pêche maritime traditionnelle.
Ce n'est pas seulement au niveau de l'action économique que se
situe l'intervention étatique dans la pêche; la non réalisation
558

---

des objectifs du Plan dans le secteur traditionnel fait partie
de la stratégie de la reproduction et du fonctionnement de la
structure sociale de l'Etat néo-colonial : le maintien de la
pêche piroguière au stade archaique et traditionnel a permis à
l'armement industriel étranger, français en particulier d'exploi-
ter les côtes sénégalaises à son profit exclusif sans être
inquiété, concurrencé par les travailleurs piroguiers nationaux.
Cette pêche industrielle étrangère n'avait pas besoin d'aménager
des infrastructures portuaires sur le littoral,un seul port de
transit lui suffisait, c'est la conséquence du désert du littoral.
Le marché national ne constitue Das son débouché, tout est dirigé
vers l'Europe. Cette situation prévaut actuellement même si on
aborde une seconde phase, celle de l'investissement de l'Etat à
la pêche. D'abord l'Etat participe et crée des sociétés d'écono-
mie publique d'exploitation de la pêche et des dérivés de la
pêche: l'Administration initie les entreprises d'armpment (SOSAP)
et de commercialisation dans le secteur industriel de la pêche ;
ces entreprises seront rétrocédées ultérieurement à la bourgeoisie
bureaucratique de l'Etat tandis que certains entrepreneurs natio-
naux qui avaient mis un pied dans la pêche industrielle, surtout
en tant qu'artisans, subissent une discrimination de la part de
l'Etat et des institutions financières qui leur refusent un
'.
nécessaire soutien. Par la force des choses, l'Etat sera amené
à éponger les dettes de ces artisans semi-industriels tandis que
la pêche piroguière vit un véritable mépris des pouvoirs publics
même si une direction nationale des pêches maritimes est crée
dès l'indépendance au sein ~unministère de l'Economie Rurale.
Par le biais de la motorisation des pirogues, l'Etat encourage
le mouvement coopératif dans la pêche traditionnelle.
Les différentes attitudes de l'Etat à l'égard du secteur corres-
pondent à des phases d'extension du système de domination capi-
taliste sur l'économie du pays et à des modalités d'insertion de
la bourgeoisie bureaucratique dans le tissu économique. La pêche
559

---

traditionnelle, laissée à l'état de désaffection et aux conditions
de reproduction sociale du capital commercial interne au moment
où l'Etat organisait les conditions d'accumulation et de reproduc-
tion du capital par l'exploitation des masses paysannes, va se
développer en dehors des cadres de l'intervention publique par
la mobilisation maximale de l'organisation familiale du travail,
par la mise en oeuvre d'innovations techniques et par des séries
de reconversions économiques.
Nous conduirons l'analyse des rapports entre les pêcheurs et
l'Etat qui constitue la dernière partie de notre travail en nous
interrogeant dans un premier temps sur la logique de la reproduc-
tion du pêcheur avec les contraintes liées à l'activité; et
dans un second chapitre nous essayerons d'éclairer la réalité
de la domination de la pêche à partir des politiques de dévelop-
pement de la pêche telles qu'elles ressortent des orientations
et des objectifs du Plan.
560

---

Chapitre X
La logique de reproduction du pêcheur
La poursuite de l'exercice de la pêche maritime au moyen de la
pirogue ne peut se perpétuer que sur la base de l'exploitation
des forces de travail de la famille, étendue au rythme d'intro-
duction d'innovations semi-industrielles,à la force de travail
libre (toolan) encore soudée à la structure familiale.
La séparation du travailleur avec ses moyens de production n'est
pas la seule condition
effective pour exploiter la force de
travail ; dans les circonstances de la domination néo-coloniale,
l'exploitation du travail s'effectue sans nécessiter organique-
ment la rupture entre le travailleur et les moyens de production.
La faiblesse du ,niveau de développement des techniques s'associe
avec l'exigence d'organiser le travail autour des relations bio-
logiques qui structurent la famille.Le maintien d'une culture
technique rétrograde relève bien de la sauvegarde des intérêts
du capitalisme international dans l'appropriation des ressources
maritimes et d'une absence d'indépendance dans les choix à opérer
en matière de politique de développement.
Au niveau des conditions de travail et du procès de production
des contraintes multiples entravent le déploiement de la pirogue.
561

---

Mais la pêche piroguière doit se poursuivre dans les limites que
lui assigne le marché pour se renouveler', et l'Etat par son
abandon de souveraineté et de son devoir de protection des
richesses nationales ne la défend pas contre l'agression de la
pêche industrielle.
562

---

A - L'exploitation du travail du pêcheur
A partir du moment où le travail du pêcheur est devenu une petite
production marchande, c'est à dire que le produit de l'activité
doit être valorisé sur le marché pour satisfaire à la reproduc-
tion sociale du travailleur et pour subvenir au renouvellement
de ses moyens de travail, il s'ensuit la perte d'indépendance du'
travailleur qui est organisée au départ dans l'allocation des
facteursde production, au cours du procès de production avec les
différentes formes de prostitution de la liberté du travail, et
en aval par l'omnipotence du mareyeur et par la désorganisation
des producteurs.
f · Allocation des facteurs de production et aliénation de la
force de travaH
La faiblesse du niveau technique des moyens de travail et leur
extrême dépendance à l'énergie humaine devraient permettre au
pêcheur de conserver la fabrication de ses outils ne serait-ce
que partiellement. De plus en plus,le
pêcheur n'intervient que
pour réparer ou assembler du plus petit bien au grand instrument
sans lesquels son activité reste bloquée. Le marché s'est chargé
de tout lui fournir en passant par le boutiquier maure, par le
grand commerçant libano-syrien, par le mareyeur, par les usines
de fabrication synthétique, par le marché du bois et par l'Etat,
sans compter une foule de petits métiers caractéristiques d'une
économie sous-développées qui interviennent dans la fourniture
d'éléments nécessaires à la pêche à des degrés divers.
563

---

La non-industrialisation de l'économie nationale n'empêche pas
l'intervention dans la production maritime du capital financier
et les relais des firmes internationales; ce n'est pas un
processus endogène d'industrialisation des pêcheurs artisans qui
serait à la base de la dynamique de l'exploitation du travail
puisque les possibilités d'industrialisation de la pêche piroguière
sont nulles. La pirogue est une structure de production qui ne
peut supporter qu'une faible mécanisation et le processus de
modernisation de l'armement piroguier est lui-même limité.
Cependant même dans ce contexte artisanal de "patchwork" techni-
que, la domination du pêcheur-travailleur est de plus en plus
effective et l'amalgame entre propriété des moyens et indépen-
dance du travailleur s'avère on ne peut plus fictif. Cette fiction
ne peut être donnée pour la paille de la graine quand on regarde
les mécanismes d'allocation des facteurs de production. Sché-
matiquement, on peut distinguer deux sphères à ce niveau de
l'exploitation du travail où les pêcheurs perdent réellement la
propriété des moyens de production et ne maîtrisent pas les
conditions de reproduction de ceux-ci: le marché privé et l'Etat.
a • Le marché privé
C'est une réalité indécrottable que le pêcheur est forcé de~se
tourner vers le marché pour amorcer son procès de production,
même la boëtte lui vient du mareyeur; le manque d'appât sur le
marché est une cause courante de non-sortie, on ajourne la
sortie par défaut d'appât.
C'est le mareyeur qui affrête les départs en migration comme le
commanditaire organise les campagnes de marée. Maints pêcheurs
nous ont confié que c'est leur mareyeur attitré qui a financé
les frais de leur déplacement. La fourniture de carburant est aux
564

---

mains de personnes privées au service de succursales de grandes
compagnies commerciales. Ce sont ces mêmes compagnies qui mono-
polisent la vente des moteurs hors-bord et des pièces détachées
jusqu'à l'intervention de l'Etat. Au départ de la motorisation,
l'Administration apparaissait comme une structure d'incitation
et d'avalisation.
Quand bien même il existe une fraction de pêcheurs qui ont pu
accumuler pour acquérir les moyens de production, la grande majo-
rité s'est appuyée sur des sources extra qui s'assimilent au
système de la débrouillardise. Il arrive couramment au terme
d'une campagne que les salaires des travailleurs soient reversés
au profit du renouvellement des outils de travail ce que l'acti-'
vité familiale peut contraindre à ses membres grâce à l'idéologie
de la participation et à la soumission des enfants à l'autorité
patriarcale ; nous savons aussi que le revenu de la femme est
utilisé dans ce sens pour la sauvegarde de la pirogue familiale.
Il n'en demeure pas moins que le pêcheur travailleur est mis
au pas par le marché privé qui sera déssaisi d'une partie non
négligeable de la fourniture des biens de la pêche au profit de
la puissance publique. La part du marché privé est notable et
l'Etat lui sert de caution par l'intermédiaire des structures de
la coopération. Au niveau du maillon le plus moderne de la pêche
piroguière, les fabricants de la senne tournante exigent pour
tout achat à crédit l'aval de la coopérative d'origine du deman-
deur, c'est ce que nous révèle un candidat à l'acquisition de
la senne :
·C'est récent et cela s'est fait par le biais
d'un guetndarien qui travaillait au port de Dakar.
P.S.I •• qui a la confiance des fabricants de senne
Dapina et IFAP. il est le rassembleur du filet.
c'est un démarcheur de ces sociétés. P.S •• pour
s'entourer de garanties demande au pêcheur aspirant
à la senne de passer par sa coopérative qui sera
565

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planche 115
essencerie désaffectée à Guet ~dar
566

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planche 115
essencerie désaffectée a Guet ~dar
566

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responsable auprès du constructeur. C'est ainsi
que l'on peut accéder à crédit à la senne et
fournir une clientèle sûre aux fabricants ,
autrement ils vendent comptant et n'ont pas de
relation avec la coopérative.-
Si la règle de l'offre et de la demande joue sur le marché libre,
il existe surIes marges du marché organisé par l'Etat un ~arché
noir, parallèle qui est constitué du trafic des pièces de
rechange et du carburant détaxé. L'Etat apparaît comme un entre-
preneur privé en concurrence sur le marché mais doué de préroga-
tives de souveraineté publique.
b . Le marché puhUc
L'importance de l'intervention de l'Etat réside dans la four-
niture des moyens de production. Le carburant que consomme le
moteur est fourni sous-douane et par principe ne subit aucune
taxe indirecte, l'Etat le donne au prix du marché international,
mais il est vendu par des sociétés pr1vees qui elles ne le font
pas pour du beurre. Certaines sociétés ont désaffecté le secteur
de fourniture du carburant maritime et les gérants des pompes
existantes se livrent à d'autres activités occultes sinon annexes
à l'essencerie (1). Le prix du carburant demeure lié à la fluc-
tuation du cours mondial du pétrole, mais au Sénégal les prix ne
connaissent qu'une unique raison quelle que soit la conjoncture,
c'est la hausse, la seule vérité des prix. Malgré l'institution
du carnet de bons d'essence délivré par les services de pêche,
les pêcheurs sont pénalisés par les ruptures de stock, par la
pénurie camouflée qui profite aux automobilistes.
(1) iRA.me. l.occd pOU/l. d.R./.,i.gnlVl. un.e. ~iaLi..on d' i!.~~e.nce
567

---

C'est en prenant le monopole imparfait de la distribution des
moteurs que la puissance publique s'introduit dans la pêche
piroguière. C'est la raison de la mise en place des structures
de coopération, nous reviendrons sur la procédure d'établissement
de la coopération dans les pages suivantes. L'action de l'Etat
a consisté au départ à agir en soutien au pêcheur en lui fournis-
sant un moteur à des conditions plus avantageuses que sur le
marché libre. Pour cela, le pêcheur devait appartenir à une
coopérative ce qui lui facilite en retour l'acquisition du moteur.
Mais déjà, en 1973, Ndong s'interrogeait sur le taux d'intérêt
prélevé par l'Etat et sur la portée de l'assistance deI 'Etat. Il
montre que par le biais de la coopérative primaire d'avitaillement
le pêcheur paye un taux d'intérêt réel de 17,8 % réparti entre
le Crédit Maritime et la coopérative des pêcheurs ; i l constate
que "le taux est très élevé. Dans ces conditions, nous nous de-
mandons où réside l'intérêt de la détaxe des moteurs dont les
pêcheurs piroguiers devaient largement bénéficier. Si on a décidé
de détaxer de 30 % les moteurs marins, c'est pour qu'ils ne
soient pas trop cher pour les utilisateurs" (1).
Il n'y a pas l'ombre d'un doute que l'intervention publique
participe à l'extorsion du surplus créé par la pêche piroguière.
Ce qui pouvait être un hypothétique constat en 1973 est largement
confirmé par une circulaire de l'organisme d'assistance à la pêche
artisanale où l'Etat apparaît comme un entrepreneur capitaliste
,-qui a su mettre en mouvement une stratégie d'infiltration progres-
sive dans le circuit de distribution des moteurs sans brusquer
le milieu. Ainsi, au premier Plan de développement économique et
social, sous forme de vulgarisation, l'Etat accordait sans contre-
(1) Ndong l'" l' o/l.gaJ'I..iAaLi.on de la Pêche mcvz.i.:Li.m.e au
Sénégal : l'exempLe de la P.eLi.ie.-CrJu, PG./I...Ù; II,
1973, p 111
568

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partie des moteurs aux pêcheurs volontaires ; la publicité faisant
le reste, au cours du second Plan, l'Etat instituait "le principe
du bénéfice d'une subvention de 50 % pour tout achat de moteur
marin" ; l'opération ayant réussi au cours du troisième Plan
(1969-1973), il réduisit la part de prise en charge à 30 % sous
forme d'exonération des droits et des taxes à l'importation, nous
savons ce qu'il faut en retenir. Il est clair qu'en 1983, la
lettre-circulaire nO 157/CAPAS du 27 mai 1983, stipule l'obliga-
tion de procéder à la vente au comptant des moteurs par suite
d'un endettement excessif des coopératives de pêche et par la
même occasion au relèvement des prix des moteurs. A l'avenir
ausun pêcheur endetté ne pourra prétendre à un moteur, tout
accompte déjà versé rentre automatiquement dans la dette, ou
devra être complété pour l'acquisition au comptant.
La dependance de l'Etat aux fournisseurs étrangers occasionne
des ruptures de stock qui bloquent la poursuite de l'activité
de la pêche. Le pêcheur est obligé de recourir à un marché
occulte devant le retard les livraisons; c'est en Mauritanie
ou en Gambie que le pêcheur se retourne pour se procurer un
engin et des pièces détachées pour ne pas risquer la suspension
~e son activité.
Un marché noir sévit dans la commercialisation des pièces de
rechange et résulte d'une gestion malsaine des coopératives et
du Centre d'Assistance pour la Motorisation des Pirogues (CAMP)
où des intérêts étrangers viennent à chasser ceux des pêcheurs.
-Tout cela résulte d'un trafic. un marché noir
chez nous. Les pièces destinées au CAMP, devant
être vendues aux pêcheurs titulaires de carte,
sont revendues au mécanicien, au mareyeur avec un
profit qui achètent la totalité et en constituent
un stock. Quand le pêcheur s'adresse à la coopéra-
tive, il n'y a plus de pièce, en cas de besoin,
569

---

ce faisant. on te présente des pièces dont le
prix est le double de celui pratiqué par la
coopérative et on est obligé de l'acheter pour
continuer notre activité. w
Le trafic des p~eces de rechange est la concrétisation de la
manifestation d'intérêts privés qui participent à l'exploitation
de la pêche piroguière; le marché noir montre l'irresponsabili-
sation des pêcheurs dans la coopération. et la coopération est
plus une structure imposée. étrangère aux pêcheurs. Ici l'action
de l'Etat pêche en eau trouble et toute la volonté des pêcheurs
s'oriente vers l'éviction des intérêts étrangers de la coopéra-
tive en revendiquant légitimement que les non-pêcheurs en soient'
écartés. revendication qui se heurte à la complicité des respon-
sables du CAMP ou du CAPASet des dirigeants coopérateurs.
- Les pièces ne doivent être vendues qu'au
pêcheur à qui elles sont destinées. Le mécanicien
doit s'arrêter à son métier de réparation. le ma-
reyeur doit être écarté du commerce des pièces qui
proviennent de la coopérative. Les pièces doivent
rester à la disposition des pêcheurs. Tout arriva-
ge de pièces ne reste plus de dix jours dans la
coopérative , on est contraint de courir après le
mareyeur. le mécanicien pour se procurer des pièces.
Ces choses se produisent régulièrement. les diri-
geants des coopératives sont au courant. ils ne
font rien pour mettre fin à cela parce qu'ils y
trouvent leur compte. Il se passe des choses en
souterrain qui ne tarderont pas à se dévoiler au
grand jour.-
Si l'action de la puissance publique se manifeste par la mise en
place de structures économiques et sociales d'encadrement de la
pêche. peut-on excuser le détournement de la finalité de ces
570

---

structures en prérorant que "l'efficacité de l'intervention exogène
et encadrée réside paradoxalement dasn les conséquences ininten-
tionnelles des projets ... ". Peut-on situer les enjeux de l'action
gouvernementale dans la pêche piroguière si on
omet d'interpel-
ler les acteurs sociaux de l'encadrement, même si on se rend
compte à l'évidence que les pêcheurs ne vivent pas la fatalité
de projets, "qui sont en quelque sorte réappropriés par les
agents locaux, en particulier par les pêcheurs artisanaux ... "(l)
La philosophie des projets recoupe avec une logique économique
qui n'est rien d'autre que la réalisation de la soumission du
travail par le Capital et en l'occurence par l'Etat néo-colonial
soucieux de reproduire sa base sociale. IL n'est pas d'autre
science que de reconnaître dans les conditions 'de l'allocation des
facteurs de production à la pêche et dans le maintien de la
pêche piroguière à son niveau actuel, le processus de l'exploi-
tation des formes de production marchande à base familiale.
Ceci est d'autant plus édifiant que dans le procès de production
de la pirogue, celle-ci est désemparée devant l'arrogance de la
pêhe industrielle.
( 1) J. P. CJw.uveau., It.lAto.iAe de la pl.dte m ~ et
po.tiLi.que de rilveloppem.en.t de La gl.dte au Sénégal - .in. Colloque
Li.i..tolW1, l'LiLÙwx. et S oci.éié-t.
19 4-
571

---

2· L'exploitation du pêcheurpiroguier au coun du procès de
production
Deux situations prévalent dans l'exploitation du travail de la
pirogue au cours du procès de production : la concurrence indus-
trielle et l'exploitation de l'unité de travail piroguière, l'une
et l'autre interpellent la politique de l'Etat en matière de
pêche maritime. C'est le domaine où l'abandon de souveraineté de
l'Etat sur le territoire maritime et le manque de réflexe de pro-
tection des ressources du pays au profit des ressortissants
nationaux sont les plus caractérisés •
• . La concurrence Industrielle
La flotille de la pêche maritime industrielle au Sénégal est en
majorité étrangère, française et espagnole basée au port de Dakar
ou en exercice saisonnier. L'armement sénégalais en minorité
est associé le plus souvent à des capitaux étrangers quand il ne
s'agit pas d'une société étatique principalement dans la ~êche
thonière ou chalutière.
Les autorités sénégalaises ont étendu la zone d'exploitation des
eaux marines à 110 milles marins au-delà des eaux territoriales
en 1972 ; déjà en 1970, les eaux territoriales étaient portées
de 3 à 12 milles et en 1976 à 150 milles. La zone protégée de la
pêche s'étend sur les 50 milles supplémentaires, donc autant dire
sur l'ensemble du plateau continental; toujours en 1976, le
Sénégal adopte un Code de la Pêche maritime. Avec la mise en place
d'une zone économique exclusive le Sénégal se dote d'un instrument
juridique d'exercice de souveraineté internationale et publique
sur ses eaux maritimes.
572

---

Le code maritime dispose deux zones de compétence respectives à
la pêche artisanale et à la pêche industrielle. Le domaine de
compétence protégé de la pêche artisanale couvre la superficie
des 6 milles et toute autre forme de pêche y est strictement
interdite par principe. Cette règlementation est foulée au pied
par la pêche industrielle, et la pêche piroguière ne peut plus
se contenter de se suffire dans les 6 milles sans risquer une
mort certaine. L'existence de la ZEE réduit l'aire d'activité de
la flotte sénégalaise et devant la tendance des petits pélagiques
à se rapprocher de la côte en hivernage, une disposition règle-
mentaire autorise à la pêche sardinière à opérer '~ partir de 1
~ille de la côte (contre trois normalement)" (1). Donc, nous
nous trouvons dans une situation objective où les deux structures
de pêche maritime ne peuvent s'ignorer.
Théoriquement les eaux sénégalaises regorgent de richesses halieu-
tiques, somme toutes relatives au regard des moyens nationaux
faibles, sous-développés et aux conflits que la recherche pour
en tirer profit occasionne ; cette présomption de richesse
quantitative est à l'origine d'une politique désastreuse dont les
conséquences néfastes et prévisibles du phénomène péruvien
"El
nino" ont conduit directement à l'exploitation du travail piroguier.
Le Sénégal n'ayant aucune infrastructure industrielle capable
d'extraire ses ressources à conclu des accords de pêche avec les
pays européens développés sur la base hypothétique que les E~ats
européens vont exploiter le surplus que les nationaux individuel-
lement ou des sociétés publiques ou mixtes n'accèdent pas. En
retour de ces accords, l'Etat recevra une compensation en verse-
ment de contreparties financières, en réalisation d'infrastructu-
res et en octroi de bourses de formation. Dans la pratique cette
(1)VIO Plan (1981-1985), p 136
573

---

démarche a consisté en une politique de vente de licences de
pêche, pour ne pas dire un véritable trafic au détriment du
pêcheur autochtone qui se voit confiné dans un armement qui le
prive du profit de la mer. Le résultat de cette opération
bornée est décevant et à la limite frustrant quand on regarde un
pays comme la Côte d'Ivoire accéder à une pêche thonière à haut
coéfficient
industriel avec des capitaux humains très dispropor-
tionnés et ne disposant pas du tout de thon dans ses eaux.
Ensuite, le Sénégal n'a pas les moyens de contrôle de sa politi-
que, la marine nationale qui doit assurer la protection des côtes
n'a acquis que très récemment (1983) un avion de surveillance;
ses capacités de police sont encore limitées pour rendre compte
du pillage des ressources maritimes sénégalaises. Les pêcheurs
piroguiers par contre restent ébahis devant le spectacle des
usines flottantes et du désastre que la flotte industrielle
exerce sur un stock halieutique dont on méconnaît l'effort de
pêche qui lui est imprimé et le volume des captures ; cependant
le panorama abject de cadavres dénommés pompeusement "prises
accessoires" est révoltant pour celui qui le rencontre quotidien-
nement et sans espoir de trouver à portée de main un fond de
pêche.
Le pillage des ressources a pris une autre ampleur, il est émail-
lé de conflits entre les deux flotil1es. L'action des bateaux ne
s'arrête pas au monde animal, c'est une agression constante du
procès de production du pêcheur piroguier avec dilapidation des
outils de travail, une situation de vol caractérisé, d'arrogance
et de bafouillement de tout respect à l'endroit de la pêche piro-
guière.
L'analyse du compte-rendu de réunion au ministère de la pêche en
date du 8 septembre 1980 (réf: nO 01858 DOPM) , portant sur
"l'examen du différend opposant les pêcheurs de Guet Ndar et les
armateurs des chalutiers pêchant en zone Nord" révèle dans sa
574

---

composition l'origine sociale des protagonistes. L'affaire
concerne l'arraisonnement de deux chalutiers par les coopératives
des pêcheurs de Dack. L'exposé contradictoire des motifs de
l'affaire a été fait d'un côté pour les pêcheurs par le Chef du
Service Régional des Pêches Maritimes, et de l'autre pour les
armateurs par le représentant de la Marine marchande : les uns
prétendent avoir été contraints "de procéder à des arraisonnements
car les chalutiers pêchaient dans une zone réservée à la pêche
artisanale et ont endommagé de nombreux filets dormants, causant
un grave préjudice à leurs propriétaires qui n'ont pas les moyens
financiers nécessaires pour renouveler leurs équipements détruits
par les chalutiers", les autres avancent "avoir été victimes de .
d'actes de piraterie caractérisés, leurs bateaux ayant été abordés
en dehors des six milles".
La pêche industrielle a été représentée par son syndicat, le
Groupement des Armateurs et Industriels de la Pêche (GAIPES)
l'organisation reconnaissant les dégâts occasionnés se défend
d'avoir demandé aux patrons de navires d'opérer en zone inter-
dite et pour le chalutier, un filet pris dans l'hélice du navire
entraîne des "conséquences financières hors de proportion avec
le prix du filet de pêche artisanale". Une autre société de pêche
privée locale (UTRAPECHE) était présente à la réunion.
Les pêcheurs étaient présents par la voie de leur porte-par~e
la coopérative locale, le comité d'entreprise des pêcheurs (indé-
pendant) et par deux courants syndicaux (le Syndicat National des
Pêcheurs, et le Syndicat des Paysans, Pasteurs et Pêcheurs).
Des responsables politiques locaux étaient conviés à cette
réunion.
Il ressort de cette réunion de conciliation que l'Etat exerce un
rôle d'arbitrage qui consiste à rechercher des mesures pour évi-
ter tout affrontement entre pêcheurs artisans et industriels ;
575

---

ainsi les pêcheurs ne doivent plus procéder à des arraisonnements,
la loi condamne le droit de se faire justice soi-même ; ils
"portent un tort au Gouvernement si les navires arrêtés battent
pavillon étranger et pêchent dans le cadre d'un accord de pêche",
puis ils violent les lois en vigueur.
A la pêche industrielle, il est invité aux "armateurs à donner
des instructions fermes à leurs patrons de pêche pour leur in-
terdire l'acc~s de la zone des six milles."
Les responsables politiques ont insisté auprès de l'Administra-
tion sur la nécessité de renforcer les moyens de surveillance ;
"il sera demandé aux commandants des patrouilleurs de renforcer
la surveillance des zones de pêche du Nord et de Saint-Louis en
particulier".
S'il existe "des dispositions de la législation maritime qui
répriment les actes de piraterie" (commis par les pêcheurs ar-
tisans), l'Etat a-t-il exercé par la suite un contrôle effectif,
a-t-il réprimé la violation de la zone de pêche réservée à la
pêche artisanale ?
Nous ne pouvons apporter un élément de confirmation de la volonté
des pouvoirs publics de protéger le domaine de compétence réservé
à la pêche artisanale puisque deux ans apr~s, en 1982, l'Union
régionale des coopératives de pêche a présenté ses doléances au
ministre de tutelle (pendant sa visite dans la région du fleuve,
les la et Il novembre 1982) dans lesquelles le paragraphe sept
portant sur la surveillance de la zone réservée à la pêche ar-
tisanale est ainsi libellé :
" Une pléthore de bateaux opérant nuitament tout pr~s de
la côte causant ainsi des dommages aux filets mouillés dans
cette zone. Au courant de l'année 1981, 79 filets déclarés
ont été saccagés par ces chalutiers pour une valeur estimée
576

---

à 3 120 000 Frs CFA. Nous souhaitons par conséquent à ce
que la surveillance de ces lieux soit renforcée pour sauver
la pêche aux filets dormants."
Accuser les pouvoirs publics de complicité relèverait d'un mauvais
procès d'intention, cependant force est de constater que les mê-
mes actions aboutissent aux mêmes effets, que la violation du
domaine de la pêche artisanale par les chalutiers est devenu une
habitude, que l'action de contrôle et de police de la marine
n'inquiète nullement la pêche industrielle. La concurrence que
livrent les navires à la pirogue, jalonnée de saccages et de
dilapidation du matériel du pêcheur artisan en dépit de plaintes
renouvellées participe à l'exploitation du travail du pêcheur.
Cette concurrence est une forme de violence qui permet l'expro-
priation des travailleurs de la mer.
b . L'exploitation de l'UDlté de travaD piroguière pu 1eIIOdétés d'armement
privées
Nous avons amplement décrit le système de production de la pêche-
marée ; il cons~itue un cas de figure nouveau et interessant de
l'exploitation du travail piroguier par des sociétés privées
locales et surtout étrangères. La perte d'indépendance du travail-
leur propriétaire est réellement effective et cette aliénation
de l'unité familial~/de production est totale; le pêcheur n'a
aucun pouvoir d'intervention et de décision du début à la fin
du procès de production. Il est acheté comme une marchandise,
un brevet avec la technique et le savoir-faire qui le composent
il est ravalé avec la pirogue dont il fait corps, une partie de
l'ensemble. L'outil de production n'est plus le
prolongement du
travailleur, c'est le pêcheur qui est annexé à la pirogue; ce
n'est pas le pêcheur qui est rétribué, c'est la pirogue, son
chargement qui en retour doit payer le pêcheur; celui-ci n'est
pas engagé, on ne fait aucune référence au nombre de pêcheurs
577

---

dans une pirogue, c'est le nombre de pirogues et leur capacité
de charge qui entrent dans la détermination du salaire du tra-
vailleur ; aux pêcheurs, après perception du prix de laproduction
pésée de procéder au partage des gains, nous savons qu'à partir
de ce moment c'est la logique du système de rémunération à la part
qui s'applique.
C'est l'absence de frais à supporter financièrement et la percep-
tion d'un revenu brut global qui incitent les pêcheurs à s'enga-
ger dans la pêche-marée; mais l'illusion s'écroule sous le
poids d'une situation contigente : le pêcheur nepeut
faire autre-
ment s'il cherche à se maintenir dans la profession, à retarder
le terme de son exclusion de l'activité; il ne trouve son salut
qu'en acceptant les conditions qui lui sont imposées.
C'est toujours avec une opinion nuancée, mitigée que les pêcheurs
considèrent les avantages de cette activité ; le pêcheur est
conscient qu'on lui impose un prix de production qui est très
faiblement rémunérateur, qu'il doit consentir à accepter le
retard de paiement après service rendu, aucune garantie ne lui
assure la solvabilité de son employeur.
Ainsi, la principale revendication des travailleurs de la mer
tient à la
nécessité urgente de contracter valablement au départ
de l'engagement dans des conditions sûres et régulières, ensuite
il faut négocier le prix de product~gn, étape primordiale vers
une expression de doléances sur les conditions de travail et de
vie durant la marée.
En déchargeant les pêcheurs des frais communs avancés, l'armateur
ne fait pas oeuvre de charité, non seulement il bénéficie des
subventions que l'Etat apporte aux pêcheurs - le carburant détaxé
est payé grâce aux bons détenus par le pêcheur ~ mais encore, il
sème l'illusion d'alléger le pêcheur pour mieux accaparer la to-
talité du surplus; enfin, ce n'est qu'après avoir réalisé son
578

---

chiffre d'affaires qu'il songe à payer le pêcheur, condition
de la reprise de la marée.
Le pêcheur a perdu dans la ligne-marée toute autonomie au niveau
de la production et ce que l'on constate c'est la sous-rémunéra-
tion du pêcheur que celui-ci combat en revendiquant la négociation
des prix pratiqués et l'arbitrage de l'Etat. La sous-rémunération
se reflète au moment du partage, il faut songer d'abord à renou-
veler le matériel. Au début de l'avènement de la pêche-marée,
il s'agissait de salaire journalier versé à la pirogue et au
pêcheur, aujourd'hui le salaire porte sur le tonnage effectué.
Le marché de la ligne-marée ne restitue à la force de travail que
l'équivalent de sa valeur i le dessaisissement du surplus de la
ligne-marée est total. Dans ce système de production, le carac-
tère partiel et formel de la propriété des moyens de travail du
pêcheur disparaît complètement. Le surplus intégral de la ligne-
marée échappe au pêcheur, le bénéfice provisoire de l'activité
se retourne contre le pêcheur - aucune garantie de paiement -
qui voit la reproduction de ses moyens de production et de sa
force de travail hypothéquée ; ce qui conduit inéluctablement à
l'exode de la mer, à la "noyade" de l'unité familiale de production.
Actuellement il est question de sauver la pêche à la ligne, c'est
une doléance de l'Union Régionale des Coopératives.
L'exploitation de la ligne-marée est l'expression même de l'accrois-
sement du taux du surplus et du taux du prélèvemen~qui a conduit
à la faillite économique et sociale de la pêche piroguière.
C'est sur la base essentielle du rapport de production capitalis-
te Que la
ligne-marée se trouve définir le terme le plus écla-
tant de l'exploitation du travail de la pêche piroguière, seconde
phase du procès général d'exploitation capitaliste des formes
marchandes simples après la transformation interne des rapports
de production familiaux dans la pêche piroguière (cas de la senne
tournante).
579

---

3 · La domination du mareyage Burla pêche piroguière
Les difficultés que rencontre le pêcheur au cours du procès de
production sont liées au problème de la valorisation du produit
sur le marché, et au niveau des structures d'écoulement du poisson.
Comment la formation des prix de marché participe-t-elle
à l'exploitation du pêcheur?
Le marché du poisson est fondamentalement accaparé et contrôlé
par une caste de mareyeurs qui couvrent l'aire de consommation
nationale des produits halieutiques, surtout le circuit de com-
mercialisation urbaine. Le marché du pays profond n'est touché
que partiellement par l'excédent que la ville n'absorbe pas et
en période des grands débarquements de la pêche piroguière, c'est
dire le caractère partiel, épisodique des marchés ruraux et
l'inorganisation de la couverture nationale du commerce du poisson.
Il faut distinguer toujours pour l'écoulement en milieu rural le
produit frais du produit transformé qui ne sont pas structurés
de la même manière.
Nous avons déjà analysé au chapitre VII la position des divers
agents qui interviennent dans le mareyage traditionnel et l'impact
du mareyeur dans la domination du pêcheur ; nous avons établi ./
la relation d'exploitation que le mareyeur fait subir au pêcheur,
nous en ferons l'économie à ce stade de notre travail pour aborder
les aspects les plus récents de la mise au pas du pêcheur par les
structures de commercialisation nouvellement organisées par l'Etat
et par l'apparition d'autres formes de demande.
Les moyens techniques et financiers dont dispose le mareyeur tra-
ditionnel ne permettent pas d'absorber une hausse de la produc-
580

---

tion et en période d'abondance. L'état de vétusté des moyens de
transport et la précarité du conditionnement occasionnent des
risques que le mareyeur reporte sur le pêcheur. La modernisation
des moyens de transport est entravée par l'absence de crédit
institué à l'équipement. La perte d'une cargaison par suite d'un
accident matériel entre dans une chaine de causalité que le mare-
yeur assomme aupêcheur par défaut de paiement. C'est un ensemble
de facteurs économiques négatifs et structurels à l'aval qui ont
des retombées sur les possibilités de reproduction de la pêche.
Par ailleurs, le mareyeur oppose au pêcheur une source d'appro-
visionnement en poisson par la pêche industrielle qui est loin
d'être négligeable. Les débarquements au môle 10 du port de
Dakar suffisent à satisfaire la demande du premier marché urbain
d'importance qui est en même temps le débouché principal de la
pêche artisanale. On voit là que la réalisation du prix de pro-
duction du pêcheur dépend fortement de cette concurrence indus-
trielle.
Le pêcheur n'a aucune possibilité d'intervention ni de négocia-
tions, c'est le mareyeur qui en profite au grand dam de la masse
inorganisée des pêcheurs. Les relations personnelles entre
pêcheur et mareyeur, l'assujettissement de celui-là par celui-ci
facilitent l'exploitation de la pêche piroguière par le truchement
du marché. C'est dans ce contexte que les pouvoirs publics inter-
viennent pour organiser un marché déficient et faible, avec.J'in-
tention très louable d'améliorer le revenu du pêcheur car le prix
au débarquement est notoirement bas ; le prix au marché urbain
est supérieur de loin au prix débarqué. le rapport arrive à
quintupler le plus clair du temps. Le pêcheur, lui n'y voit que
du "poisson pourri". il en vient à souhaiter la pénurie "new jarr,
bare lamb".
Sous l'égide de l'organisme public, le Centre d'Assistance à la
Pêche Artisanale Sénégalaise (CAPAS) crée des centres de mareyage
581

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pour permettre aux pêcheurs de commercialiser le poisson eux-
mêmes par le biais de leurs coopératives, ce qui réduirait la
portée de la domination du mareyeur sur le pêcheur et en même
temps le CAPAS apportait une correction au système actuel de
commercialisation qui n'atteint pas l'arrière-pays. Il existe
deux formules de centre de mareyage : le centre de mareyage
coopératif géré par les unions régionales des coopératives,
l'autre version de centre de mareyage relève de la société mixte
où participent conjointement les organes de coopération, l'Etat,
les collectivités locales (municipalités par exemples) et des
intérêts privés dont les mareyeurs. C'est le cas du centre de
mareyage de Saint-Louis qui interesse les pêcheurs de Guet Ndar.
D'une manière générale, le rôle du centre de mareyage consiste
à défendre les intérêts du pêcheur face aux fluctuations du
marché et à l'activisme des intermédiaires. Le centre de maré-
yage dispose de camions isothermes pour effectuer la commerciali-
sation. A l'heure actuelle, la jeunesse de l'expérience exclut
tout pessimisme, mais les problèmes rencontrés éloignent le centre
de mareyage des solutions que son acte de naissance lui confé-
rait. Son fonctionnement est dores et déjà lié à des intérêts
privés qui échappent au CAPAS. Les prix pratiqués par le centre
ne font que renforcer la soumission du pêcheur au mareyeur, le
centre apparaît très souvent comme une instance de secours à la
défaillance du mareyage traditionnel .
• • Le cas de Sofrinord
La société SOFRINORD est un complexe industriel composé d'un port
fluvio-maritime, d'une usine de froid et d'un armement de pêche
semi-industrielle devant être basé à Saint-Louis. Pour l'heure,
le port en voie d'achèvement n'est pas encore fonctionnel, l'ar-
mement de pêche n'est pas encore opérationnel.
582

---

Le fonctionnement de SOFRINORD est limité à la fabrication et
à la vente de glace. La Caisse d'Encouragement à la Pêche et
aux Industrie Annexes (CEPIA) avance des fonds pour permettre
à la société de démarrer son projet de commercialisation du
poisson. L'approvisionnement en poisson au stade actuel doit être
assuré par les pêcheurs piroguiers que l'on encouragerait à venir
débarquer directement au port piroguier de SOFRINORD. La pêche
piroguière donc constitue la seule source de fourniture de l'usi-
ne, mais le port piroguier n'est pas encore fonctionnel. Il est
aussi question d'inciter les navires de pêche artisanale moderne
(cordiers) à venir se baser au port de Saint-Louis.
Des problèmes de gestion de l'usine restent en suspens, au lieu
de rétrocéder l'usine à des privés, on envisage une solution de
contrat de gérance du complexe où l'Etat reste propriétaire des
immeubles. Tout est-il que le complexe industriel connaît des
difficultés de politique d'administration, le seuil entre le
statut de droit privé et celui d'entreprise publique n'est pas
clairement défini comme on le constate avec la double existence
de deux agents commerciaux, l'un agissant au nom du directeur et
président du conseil d'administration, l'autre personnel statutai-
re
du complexe
passe inaperçu. Cette situation interpelle tout
le fonctionnement de l'entreprise. Par ailleurs, l'usine pratique
des prix de vente sur le marché local 'qui sont supérieurs aux
prix à l'exportation. (1)
Devant
les difficultés financières et les questions de gestion
administratives que traverse la société de froid du Nord, quelles
peuvent être les relations avec les pêcheurs d'autant que l'acti-
vité de l'usine se cantonne à l'entrepôt frigorifique et à quel-
ques opérations de commercialisation (projet OPAM).
(1) Rappod de towzn.é.e. du SéPf'l n° 84ISéPf'lIC73ISAQé du
18 janv.ieA. 1982
583

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b •Les relations entre les pêcheun et Sofrinord
La situation des débarquements de la pêche piroguière à Saint-
Louis connaît une baisse qui dure depuis une dizaine d'années,
ce qui se répercute dans la marche de l'usine l'empêchant de
tourner à sa capacité moyenne; l'usine est ausRi en concurrence
avec la consommation, la transformation locales et le mareyage.
C'est un fait objectif que l'on ne peut imputer au complexe indus-
triel ; mais là, où il y a problème, c'est le type de relations
que l'usine entretient avec les pêcheurs. Pourquoi les pêcheurs
n'approvisionnent pas l'usine? Comment est-on arrivé à la désaf-·
fection des pêcheurs de SOFRINORD alors qu'ils sont actionnaires
de la société? Qui utilise l'entrepôt frigorifique, ce serait-ce
les mareyeurs actionnaires? Au profit de qui tourne la société ?
Pourquoi faut-il provoquer une rencontre entre la direction de
l'usine et les pêcheurs?
Certes, il Y a un problème d'écoulement de la production au niveau
de Saint-Louis ; qui rencontre ses difficultés quand il existe
une infrastructure capable d'absorber le surplus de la pêche au
lieu de jeter en mer les captures en période de pointe de produc-
tion ?
Invoquer la concurrence n'est pas toujours un prétexte commode
et soutenable quand les mareyeurs ont déserté la plage, quand la
transformation et la consommation du marché local sont saturées.
Sur le plan de l'information, une certaine opinion oublie l'exis-
tence du frigo et en appelle à sa création qui soulagerait le
pêcheur :
-Notre travail actuel ne produit pas de bénéfice ,
la moitié du revenu va au gouvernement , on ne
584

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reçoit pas de secours dans notre activité , on
pourrait nous doter d'un frigo de la localité
qui travaille et ce serait une aide appréciable.
Ici on est confronté au bana-bana qui est le seul
partenaire qui travaille.
En ce qui concerne le frigo, les sennes et les
lignes travaillent, produisent du poisson qui est
destiné au mareyeur alors que c'est le frigo
qui pouvait nous aider et il n'yen a pas à Saint-
Louis. La glace manque souvent, quand c'est le
bana-bana qui nous la vend, il majore le prix par
rapport au prix effectué par le frigo' c'est
l'intérêt des bana-bana et pas le nôtre.-
C'est en fait l'exclusion du pêcheur dans le fonctionnement de
l'entrepôt frigorifique qui nourrit ce sentiment que le frigo ne
leur est pas destiné, et bien des fois la démonstration de rapport
de force est la seule attitude concluante. Certains pêcheurs
pensent que l'existence du frigo ne leur a apporté aucun change-
ment'~a~s leur train de vie aussi bien dans la création d'emploi
que dans la possibilité d'utilisation des chambres froides. Les
pêcheurs se sentent écartés de l'usine alors qu'ils détiennent une
partie des parts sociales de l'entreprise.
-
à sa création,les hommes et les femmes y ont
participé avec des parts de 1 000 et de 500 Frs CFA.
Je ne sais pas s'il y a changement mais les pêcheurs
espéraient que ce serait un frigo de Guet Ndar ,
ce qui n'est pas le cas puisqu'aucun employé du
frigo n'habite Guet Ndar.
Une réunion au sujet du frigo fut tenue à la
mosquée -Batterie-, les membres et les responsables
585

---

de coopératives ont été entendus sur la marche du
frigo puisque les captures de la pêche en période
d'abondance du yaboy (sardine11e) ne sont pas
acceptées au frigo quand le marché est saturé. Le
frigo servirait à garder le poisson qui pourra
être écoulé en temps de pénurie, ce qui apporterait
quelque chose au pêcheur.
On ne peut pas joindre les responsables de la
de la coopérative et les employés du frigo disent
qu'il n'y a pas de chambre froide disponible et
pendant ce temps le yaboy se détériore, on ne peut
plus le ramener en ville, ce sont des efforts perdus •••
c'est quelquefois en démonstration de forces qu'on
accepte de nous donner des chambres f il arrive
que des sennes jettent de pirogues entières de
poisson en mer faute de l'écouler ou de stocker
au frigo.
Les jeunes estiment que le frigo doit leur être
utile, ce qui n'est pas encore le cas ••• •
"
Qui utilise donc le frigo puisqu'il n'est pas fermé, nous avons
interrogé un pêcheur reconverti dasn le mareyage, son opinion ne
contredit pas du tout celle de la grande majorité des pêcheurs,
lui arrive-t-i1 de louer des chambres froides ?
·Actue11ement, non f j'ai vu ces jours-ci des
parents pêcheurs qui,BU retour de pêche, n'ayant
pas rencontré des bana-bana sur la plage sont allés
pour déposer leurs captures, on le leur a refusé
sous prétexte que l'utilisation du frigo nécessite
beaucoup d'argent. Ce qui n'est pas vrai f on
dit que chaque tonne vaut 4 000 Frs, ou on possède
586

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la charge équivalente ou inférieure mais c'est
toujours la même somme qu'on débourse même si ce
n'est qu'un poisson on doit pouvoir charger au
même titre que pour le tonnage au prix en vigueur.
Mais quand les pêcheurs se sont trouvés les poissons
dans les mains. il a refusé de prendre en disant
qu'il n'y avait pas assez
de poisson. ce qui ne
le regarde pas. il doit s'en tenir à l'argent que
les gens payent ••.
Ce que disent les gens reste vrai. SOFRINORD c'est
-SOFRITALL-. On souhaiterait que SOFRINORD marche'
convenablement. qu'on distribue la glace dans tout
Guet Ndar. que tous les revendeurs so~ent fournis.
ceux qui ne vendaient et le désirent puissent être
satisfaits. Quand il y a du poisson. que les bana-
bana n'achètent pas. SOFRINORD doit l'acheter. le
stocker et au besoin l'exporter.-
Le personnel de l'usine n'est pas le seul à être mis en cause dans
l'éloignement des pêcheurs du frigo. Les responsables coopérateurs
"
sont aussi visés dans le mauvais fonctionnement de l'usine, ils
n'agissent pas toujours dans le sens de l'intérêt général et de
la mission qui leur est confiée,
-ils refusent de rencontrer les jeunes en assemblée
générale. Quand à lolli, il Y a pléthore de yaboy
au point qu'on en rejette en mer et quand on ne
peut plus vendre, on doit normalement pouvoir louer
une chambre froide, y garder le poisson jusqu'au
jour où il est rare, pour le vendre , mais non,
on rejette le poisson aujourd'hui, dix jours plus
tard, le marché manque terriblement de poisson et
ça a cause de l'impossibilité d'avoir pu conserver
587

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le poisson quand il était abondant et l'écouler
quand il est rare.
Mais tout cela provient d'eux, car durant le
coron, avec l'abondance du tasserga1, eux les
dirigeants de la coopérative ont envoyé trois
camions dans le quartier pour acheter le poisson
à un prix modique en faisant passer que la coopé-
rative a besoin de poisson qu'elle va stocker au
frigo, alors que réellement, ils ont fait l'opé-
ration à leur compte personnel , ainsi la coopéra-
tive achète des quantités énormes pendant des jours,
ils prennent autant de chambres froides au nom
de la coopérative et en période de pénurie ils
revendent le poisson de 350 Frs à 3 000 Frs , ceci
est personnel.
S'ils étaient conscients. ils réclameraient des
chambres pour les sennes durant le lolli quand
on rejetait le poisson en mer , mais cela ne se
passe pas ainsi , ils disposent des chambres quand
ils veulent et ne s'en occupent point quand il
'.
s'agit des pêcheurs.
En principe. il est inadmissible qu'on rejette le
poisson quand il existe un frigo qui a la capacité
de stocker tout ce qu'on rejette.- '-
L'opération de commercialisation qu'a tentée l'Union des coopé-
ratives avec ses trois véhicules suscite des comportements
contradictoires entre les responsables de la coopérative
ce qui
autorise la défiance des pêcheurs en même temps que les relations
entre l'usine et l'union sont très floues. Leur rencontre nécés-
site une médiation tant les deux parties semblent s'ignorer.
588

---

-On a fait une (autre) expérience en relation avec
le frigo durant la saison du tasserga1. Un jour.
au retour de la pêche pour notre moquée (njay1u)
le poisson se vendait entre 300 et 400 Frs. je
proposais à l'inspecteur régional de nous procurer
une chambre froide au frigo afin qu'on puisse garder
le poisson qui se vendait à vil prix et les pêcheurs
nous le donnèrent à crédit. Je réunis les autres
présidents pour sillonner la plage. et acheter le
poisson à crédit f chacun devait collecter 150
unités et on arriva à 260 et à la fin on en avait
trop sur les bras. on ne trouva pas de véhicule
pour évacuer le poisson de la plage.
Les Polonais du port nous prêtèrent des camions
pour transporter les 6 000 unités au frigo. l.T.
le gestionnaire du frigo acheta sur le champ le
poisson à 500 Frs par pièce. Ce fut une mauvaise
chose et c'est 1eprésident de l'UNion qui a
conclu cette affaire à mon insu. Le prix de vente
n'en valait pas le coup pour les efforts qu'on
a consentis.
N'empêche on réalisa un bénéfice. Mais je ne suis
pas prêt de renouveler l'expérience car les gens
étaient pressés de récupérer ierir argent ••••
Quand l.T. vendit le poisson. il le fit sur le
marché local à près de 2 500 Frs par espèce sur le
marché loca1.-
Si l'union regrette cette mauvaise affaire commerciale
elle
accuse l'usine de ne pas lui faciliter la tâche.
- ••• ensuite. on ne nous donne pas de facilités
589

---

pour faire des opérations durables et rentables
comme le fait le P.D.G. du frigo.-
Cependant tous les pêcheurs ne sont pas exclus de l'utilisation
du frigo. les problèmes entre l'Union des coopératives et la di-
rection de l'entrepôt relèvent plus du manque d'informations et
de moyens des dirig~ants coopérateurs ; vu la rapidité de la
conclusion de l'opération commerciale coopérative, il n'y a entre
les responsables des deux parties l'ombre d'aucun nuage ni de
divergence d'intérêts. Les mareyeurs aussi ne paraissent point
se plaindre de leurs entrée
et sortie à SOFRINORD. Ce n'est pas
non plus étonnant que seule une infime couche de pêcheurs proprié-
taires accèdent facilement au frigo : ce sont les propriétaires
de senne tournante et les grands pêcheurs de la ligne-marée qui
régulièrement utilisent les services du frigo. La pirogue ligne
glacière a besoin de glace et la structure de son système de
production fait d'elle une cliente importante pour l'usine. ses
captures sont fréquemment stockées et de grande valeur commerciale.
,
La senne tournante avec son volume de débarquement peut approvi-
sionner convenablement l'usine; de ce côté. aucune objection n'est
formulée à l'encontre de la direction de l'entrepôt frigorifique.
-On pense à tout moment louer une chambre au
frigo mais à l'origine on ne savait pas comment
fonctionne le frigo , par la suite quand on a été
informé. on peut dire que celui qui jette les
poissons à Saint-Louis. c'est parce qu'il en avait
envie. par contre ce n'est pas le cas pour les
pêcheurs de Joa1 et de Kayar.-
La couche aisée des pêcheurs piroguiers échappe dans une certaine
mesure à l'entreprise du mareyeur et n'ignore pas l'existence du
frigo en cas de besoin.
-On a utilisé l'année dernière à lolli le frigo
590

---

de Saint-Louis , on avait amené là-bas le poisson
quand le yaboy était abondant, que le bana-bana
achetait la charge de camion Peugeot à bas prix,
entre 10 000 et 15 000 Frs , il était préférable
de mettre la capture au frigo en payant les frais
de stockage puisque le lendemain ou quelques jours
après on a pu vendre à un meilleur prix que celui
proposé par le bana-bana."
Les pêcheurs propriétaires aisés ont décidément des idées et savent
en découdre avec les mareyeurs
"Je pense, si on avait des frigos qui fonction~ent'
"valable", où on pourrait stocker le poisson en
période d'abondance et éviter la déprime du marché
car il n'y a pas toujours du poisson, c'est varia-
ble, c'est tantôt bon, tantôt mauvais marché, ou
bien que la coopérative possède une voiture "sta-
tionnée" en permanence et achète le poisson,1'écou1e
cela nous arrangerait , ou un navire qui ravitail-
le une usine et achète par pesée, ce serait bien
en période d'abondance."
Mais voilà, tous les pêcheurs ne sont pas de gros propriétaires,
le fonctionnement encore bancal des coopératives donne lieu à
penser que les dirigeants travaillent pour leur intérêt pers~ne1
que l'usine est fermée à la masse dispersée et inorganisée des
pêcheurs travailleurs et des petits propriétaires. Les prix pra-
tiqués par l'entrepôt frigorifique ne sont pas à la portée de tous
les pêcheurs, cette discrimination ne peut pas passer inaperçue,
on ne peut pas la taire très longtemps et le neuvième point des
doléances de l'Union coopérative propose "d'obtenir au niveau de
SOFRINORD un taux préférentiel sur les taxes pour le traitement
et le stockage" des produits de la mer.
591

---

c -Le développement d'un marché privé d'espèces-cible
La quête d'un meilleur revenu éloigne le pêcheur de son foyer,
accéder aux marchés les plus rémunérateurs est une stratégie que
nourrit le pêcheur au risque de créer des incidents diplomatiques
entre pays riverains et voisins, c'est le cas des pêcheurs de
Saint-Louis en migration en Mauritanie où les autorités locales
veillent sur la destination de l'exploitation de leur matière
première maritime; c'est aussi le cas envisageable de la prati-
que de la pêche-marée en dehors des eaux sénégalaises. Le pêcheur
ignore la législation qui pèse sur le produit pêché dans les
eaux territoriales des pays étrangers et est victime de cette
ignorance des lois sur l'activité maritime dans ces pays. De même
il ne mesure pas toujours toutes les conséquences des contrats
de travail qui le lient avec les affairistes qui le trimbalent à
l'étranger. La liste des expériences malheureuses serait fasti-
dieuse à rendre compte et le pêcheur-travailleur se retourne vers
d'autres marchés, nouveaux qui l'insèrent dans les mailles des
grosses firmes agro-alimentaires trans-nationales et des usines
locales de transformation des produits de la mer.
Cette nouvelle forme de demande de produit halieutique par des
industries agro-alimentaires reste un marché faible mais elle
constitue un débouché plus cohérent et ne subit une concurrence
très forte pour la pêche piroguière. On en appelle à son dévelop-
pement pour compléter l'apport de la pêche industrielle.
Les produits qui entrent dasn cette demande sont commercialisés
par pesée et les prix sont fixés par les usines au départ. La
production est orientée exclusivement vers l'exportation sur les
marchés occidentaux (Europe-Japon). Les pêcheurs n'ont aucune voix
à la négociation des prix qui sont déterminés sur les places
internationales des produits de la mer.
Le produit le plus classique de cette catégorie est la langouste
592

---

traitée et conditionnée par les industries de la place avant
exportation.
Le second marché en expansion après la langouste et la crevette,
c'est la pêcherie artisanale des céphalopodes commandée princi-
palement par le Japon et l'Italie; des sociétés privées sénégalo-
japonaises sont installées dans la commercialisation à l'expor-
tation des céphalopodes.
Si le marché des céphalopodes a débuté à partir de 1973, celui
des soles et des rougets et de certains poissons très prisés en
Europe est exploité par les sociétés françaises qui ont gardé
le monopole de l'exportation. Ce marché privé d'espèces-cible
précipite le pêcheur dansle marché mondial en exploitant le
travail du piroguier d'une manière plus virulente que par le
mareyeur traditionnel ; la politique de commercialisation et
des meilleurs prix offerts masque au pêcheur la réalité du marché
mondial. L'expérience de ce type de marché fait entrevoir au
pêcheur de nouvelles formes de défense d'un prix rémunérateur.
593

---

B - Problématique de la reproduction du pêcheur
Au stade actuel de la production piroguière, les travailleurs
ont initié une gamme variée de systèmes de production sans pour-
tant que cela débouche sur une transformation profonde de leurs
conditions de travail, sur une élévation conséquente de leur ni-·
veau de vie. Les mesures de soutien public sont restées timides
et n'ont conduit à aucune modernisation véritable et évolutive,
les aménagements qui ont été réalisés n'ont pas permis à la
pirogue de faire
face à la concurrence de la pêche industrielle.
L'armement industriel a détroussé la pirogue et avec la
compli-
cité du marché, le travailleur a été complètement dépouillé et
sa soumission au capital est quasi-totale.
La création d'institutions publiques et collectives pour encadrer
la pêche piroguière se révèle comme une série d'actions d'inter-
vention de la puissance étatique ; les structures mises en place
sont des instruments de ponction du surplus piroguier. Les cadres
de l'intervention de l'Etat organisent et dirigent les modalités
de l'exploitation du travail du pêcheur plutôt qu'ils ne permet-
tent le relèvement du niveau de vie du pêcheur. L'institutionna-
lisation d'un ministère de la pêche pour aller dans le sens de
l'amélioration des conditions du travailleur de la mer et de
la défense des intérêts de celui-ci se justifie des craquelures
d'une économie fondée sur la production familiale.
L'entreprise familiale a montré ses limites et les actions
d'assistance de l'Etat ne sont pas dirigées au mieux des intérêts
de la pêche piroguière. Les structures de la coopération sont
594

---

perçues comme des caisses de perception et n'ont aucune fonction
véritable de production. La coopérative n'a pas réussi à rassem-
bler les pêcheurs en cellules de production, ni à prendre en main
l'équipement du pêcheur en filets tournants par exemple, et pour
autant que les propriétaires de senne forment la couche aisée
de la pêche piroguière, leur base financière ne leur permet pas
d'élargir la production. Il est hors de question qu'un organe
public avalise un système de crédit pour la pêche piroguière, le
compte-rendu du
procès-verbal de réunion SEPM-CAPAS du 8 octo-
bre 1982 est très explicite: "Pour le Ministre, l'idée d'acqué-
rir des filets à crédit par le CAMP est à exclure compte tenu de
l'expérience passée, cependant, rien ne nous empêche d'étudier
les possibilités de placer des sennes tournantes au niveau des
coopératives mais sur la base d'une vente au comptant. Il faut
à ce sujet élargir les fonctions de la coopérative au lieu de se
limiter uniquement à la livraison de moteurs et de pièces de
rechanges" (souligné par nous).
Le niveau d'endettement excessif des coopératives traduit bien
les difficultés du pêcheur , des mesures de rétorsion sont
prises à l'encontre des coopératives débitrices (blocage des
livraisons). La redynamisation des structures coopératives exige
l'assainissement et le redressement de leur situation financière
l'Etat ne s'engagera plus à éponger les dettes comme dans le cas
de la pêche cordière.
La fourniture des moteurs hors-bord dépend entièrement des pays
étrangers, les demandes des pêcheurs sont loin d'être satisfaites,
le renouvellement du moteur est fréquent car sa durée de vie est
courte et il est soumis à une utilisation intensive qu'il est
devenu inadapté aux conditions techniques de la production actu-
elle. Le moteur coûte de plus en plus cher pour une durée d'utili-
sation qui ne couvre pas la période de garantie normale. L'union
des Coopératives demande que la constitution d'un stock de mo-
teurs pour résorber ses besoins soit assurée et faire face à la
595

---

rupture de ravitaillement qui limiterait les retards de livraison.
En attendant, le CAPAS réagit par une mesure de calcul de renta-
bilité qui est l'expression de la soumission de l'organisme au
système financier international : augmentation des prix de vente
des moteurs et offre de vente au comptant sur injonction des
banques. (mention lettre CAPAS)
Le Syndicat National des pêcheurs demande une "garantie effective
et totale du moteur sur une période d'au moins six mois et une
garantie de service après-vente avec indemnisation en cas de
rupture de stocks à inclure dans le contrat de vente", qu'en cas
de panne prolongée et jusqu'à la remise en marche du moteur le
paiement des traites soit suspendu. Toute revendication qui en
dit long sur la situation critique du pêcheur face aux mécanismes
d'extorsion du surplus qu'il crée.
Le volume de consommation de l'essence amène le pêcheur à demander
non plus un rabaissement du prix du carburant (par ailleurs sub-
ventionné) mais son remplacement par le gas-oil, liquide plus
économique et la mise au point de moteur diesel. Les difficultés
du pêcheur tiennent à la fois des circonstances économiques du
travailleur que des conditions techniques de la production
l'éloignement des zones de pêche engendre une augmentation de
consommation de carburant qui est en hausse régulière de prix e
et les résultats économiques auxquels aboutit la production
rémunèrent difficilement le pêcheur.
Les différenciations sociales que l'on observe au sein de la pêche
piroguière tiennent à ce que certaines pirogues sont situées dans
des conditions inférieures de production et d'autres sont placées
dans les conditions supérieures ; les conditions moyennes de
production s'élevant, la concurrence s'établit entre les différents
systèmes de production de la pirogue et on en arrive à l'élimina-
tion de certains pêcheurs suivant un rythme articulé au dévelop-
pement de la concurrence industrielle et à
l'intervention de
596

---

l'Etat. Certains secteurs de la pêche piroguière sont liés à la
spéculation des productions que la pêche industrielle ne peut
prendre à son actif. Le système de production de la ligne est
actuellement le plus touché par la transformation des conditions
de production, on y distingue des sous-types de pêche des plus
productifs à une productivité nulle ; il est de plus en plus ques-
tion de sa défense et de son sauvetage à une mort prévisible.
C'est à la ligne que l'on pense quand on expérimente une nouvelle
embarcation synthétique de plus grande autonomie avec l'avantage
d'une réduction considérable de carburant consommé, dotée d'un
aménagement assurant un meilleur confort au pêcheur (pirogue
Yamaha).
Le pêcheur a pu se rendre compte de la viabilité de la pirogue
Yamaha équipée de moteur à diesel en circulation dans le milieu
des pêcheurs mauritaniens :
-Le pêcheur mauritanien qui est loin d'être aussi
marin que nous possède des embarcations fournies
par le Japon - peut être que l'Etat le revend au
pêcheur - mais ce sont des embarcations à moteur
diesel , elles ressemblent à des navires. Cela va
'.
sans dire que si ces embarcations nous étaient
données, on ferait un travail plus fructueux, plus
avantageux que le travail que nous menons mainte-
nant. Hais nous ne pouvons prétendre à ces embar-
cations.-
Et pour cause l'Etat est obligé de continuer à équiper les
pirogues traditionnelles en moteur hors-bord quitte à recommander
aux fournisseurs une meilleure adaptabilité du moteur hors-bord
à la pirogue. On ne se défait pas d'une certaine dépendance aussi
facilement et à son corps défendant on s'interdit d'importer la
pirogue Yamaha pour motif de dépendance de l'extérieur et par
réflexe nationaliste rare, cela entrainerait la suspension des
597

---

activités du charpentier. L'unique occasion de faire coincider
l'action de l'Etat et les préoccupations du pêcheur est ratée
non pas en raison du souci de préserver la profession des char-
pentiers mais pour bien défendre des intérêts plus puissants et
tout aussi extérieurs.
Le système des filets dormants subit la violence de l'expropria-
tion par le pillage de ses engins de capture par la piraterie
industrielle. Les dégâts causés par les bateaux pirates ne cons-
tituent pas seulement un manque à gagner pour le pêcheur, c'est
une atteinte, une dépravation de l'outil de travail du pêcheur.
Somme toute, les capacités d'autofinancement de la peêhe pirogui~­
re sont réduites et la possibilité de recourir à des capitaux
extérieurs lui est refusée par l'Etat qui songe à extraire de la
pirogue le financement du crédit maritime dont a besoin la pêche
industrielle. Nous savons aussi comment la pêche piroguière fait
saigner la famille pour se doter de moyens de production, comment
elle fait intervenir les réseaux du sytème de parenté supposée
ou réelle pour continuer son activité. La base sociale sur laquel-
le s'appuie la pêche piroguière, la famille est étroite, elle
n'e~t pas solide pour venir à bout de la concurrence de la pêche
maritime capitaliste. Le ressourcement de la pêche par la famille
ne peut être indéfini, quand la pêche piroguière résiste encore
sous sa forme familiale. C'est l'expression même d'un aveu d'im-
puissan~~ et d'un état borné de la production. Que le pêcheur
s'ingénie à rechercher de nouvelles combinaisons en adoptant
diverses stratégies, il ne vise qu'à récupérer la valeur de sa
force de travail, il ne réalise plus le surplus qu'il crée, il
lui échappe même dans les conditions familiales du travail, ce
qui a déjà ouvert la voie à la. contestation des rapports fami-
liaux. La famille n'a pas pu prévenir la mise en liberté du
travailleur, c'est à corps perdu que le pêcheur s'est présenté
sur le marché de la force de travail avec l'organisme familial
de production.
598

---

Le paradoxe que le pêcheur découvre dans la pratique de la
ligne-marée s'éclaircit par le développement de la concurrence
extérieure, qui fait que les sociétés privées d'armement inter-
national préfèrent le travail étranger plus productif de plus-
value, le travailleur piroguier à leur propre travail national
moins productif, aux marins inscrits de leur pays d'origine.
L'existence de deux structures de pêche maritime au niveau
national crée une situation de rente différentielle qui profite
à la pêche industrielle en creusant l'écart de productivité du
travail par la supériorité du niveau technique de production.
Ceci explique la volonté de maintenir à son stade de technicité
médiocre la pêche piroguière et n'empêche nullement une injection
graduelle mais limitée de produits semi-industriels dans la piro-
gue. Qui pourrait, au demeurant, s'étonner de l'élévation nulle
du revenu du pêcheur motorisé comme le constatait en 1967,
Van-ehi Bonnardel : si la motorisation apporte une amélioration
dans les conditions de travail par la réduction du temps de
route et par la diminution de la dépense d'énergie humaine, elle
n'a pas influencé fondamentalement le revenu du pêcheur, " le
gain
des pêcheurs sur une pirogue à voile est donc sensiblement
équivalent à celui.. des travailleurs montant une embarcation
motorisée" (l).
Si la motorisation ne constitue plus un facteur de différen-
ciation dans le milieu ,~es pêcheurs, c'est dans les conditions
générales de la production, dans l'accès inégal aux tehniques
et aux systèmes de production qui en découlent que se différen-
cient les pêcheurs, par là même la décomposition sociale du
milieu des pêcheurs prend des formes violentes d'expression
(1) Bonn~ (1967) op cité, p 201
599

---

d'intérêts contradictoires qui opposent les pêcheurs migrants
des pêcheurs autochtones (série de conflits à Kayar) dans un
premier temps avant de déboucher dans une division sociale du
travail entre les propriétaires et les travailleurs de la mer,
tendance inéluctable au regard des diverses formes d'exploitation
des ressources halieutiques. On s'achemine de plus en plus vers
une aggravation des conflits sociaux qui ne se situent plus
seulement entre le navire et la pirogue, ils sont présents dans
la pêche piroguière.
'.
600

---

C - Une autre alternative est-elle possible?
Toutes les solutions que le pêcheur a apportées au problème que
lui pose la production piroguière se sont heurtées à l'hostilité
d'un environnement économique et social où la structure familiale
de l'activité s'est montrée incapable et impuissante à protéger
le travail et l'indépendance du travailleur de la mer. Les actions
de développement n'ont pas été progressives et articulées à une
politique de défense et d'émancipation du pêcheur. C'est l'univers
familial qui en prend un sacré coup tandis que le développement
du marché poursuit son évolution inexorable. Les rapports familiaux
qui émaillent les rapports de production ont constitué une entra-
ve à l'émergence d'organisations conséquentes de défense et de
promotion du pêcheur. Toute action corporative, de rassemblement
est venue de l'extérieur de la pêche et très vite vidée de son
esprit d'initiative, détournée au profit d'intérêts purement
égoistes et personnels. Le mouvement coopératif n'a pas échappé
à cette situation, ont été promues aux fonctions de direction et
d'encadrement de la coopération des personnes qui avaient rompu
toute attache active avec la profession. Le travailleur lui. a
été très tôt écarté du mouvement, ce n'est pas lui qui détie~t
la carte de membre adhérant à la coopérative mais le père de
famille ou certaines notabilités locales. L'inamovobilité de fait
des dirigeants depuis la création des coopératives déniait la
légitimité des structures et leur efficacité était remise en
cause par le mauvais fonctionnement de la coopération qui est
apparue comme une instance de défense d'intérêts privés très
éloignés des préoccupations quotidiennes de la pêche piroguière.
En remettant en question le mode de fonctionnement de la coopéra-
610

---

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planche 116 : local de la coopérative
611

---

tive, les jeunes s'attaquaient à la tutelle des vieux
le terrain
de la coopération apparaissait en premier lieu comme un champ
de lutte entre générations. conflit qui fait transparaître la
contestation des rapports aînés-cadets dans la famille.
Ce n'est pas la coopération qui est rejetée, c'est une oeuvre
qui demande à être améliorée mais en la débarrassant de toute
confiscation par un groupe particulier. en assurant son indépen-
dance de toute sphère de pression. Il s'agit d'abord que les
dirigeants rendent compte de leurs mandats régulièrement
-Certains ne revendiquent pas nos droits. ce qui
fait leur mandat , la coopérative de Guet Ndar
régresse malgré toutes ses potentialités. En plus.
les dirigeants sont installés depuis longtemps
alors que le mandat doit être renouvelé tous les
ans. cela fait plus de dix ans, la fonction doit
être élective et renouvelable ce qui constituerait
un gage de la bonne marche de la coopérative et
une prévention contre les abus.
'.
C'est aussi la conséquence de notre absence d'unité.
de cohésion. cohésion nécessaire pour le renouvel-
lement annuel des dirigeants, mais c'est notre
faute. cette absence de cohésion, il y a aussi la
magouille des dirigeants qui font tout pour empê-
cher toute idée visant à convoquer une assemblée
générale de se réa1iser.-
Pour contourner l'obstruction des dirigeants. le pêcheurs en
sont venus à demander la cooptation
parmi eux de personnes
qu'ils jugent responsables et intègres;
- Depuis la création de la coopérative, ce sont
612

---

les mêmes élus qui sont présents , on rencontre
des ·titu1aires· qui discutent dans les mbaar
et que l'on coopte comme membres à l'issue de
discussions houleuses, ce qui ne va pas sans
inconvénients.
Vu l'importance de notre coopérative, la sagacité
et l'adresse des pêcheurs de Guet Ndar, il est
inconcevable qu'on parachute des gens comme cela
à la tête de la coopérative.-
La coopération a besoin de démocratie pour rendre son action
crédible :
-Au bout de six mois de travail, la coopérative
doit pouvoir tenir une réunion publique au cours
de laquelle on contrôle l'activité du président,
des membres, du trésorier dans le cas où elle ne
représente pas des intérêts particuliers qu'on
peut désigner , quand la coopérative représente
Guet Ndar, après six mois, elle doit se réunir
pour faire l'état de son fonctionnement car le
pêcheur qui prend le moteur a des revendications
à -casser- parce qu'il peut tomber sur un engin
neuf qui a subi une importante panne et on ne te
fait pas pitié de t'accorder la réparation ou le
remplacement puisque l'engin est neuf et garanti,
ou d'abaisser les traites, non 1-.
La coopérative ne peut remplir son devoir véritablement qu'à la
condition que ses instances se renouvellent.
-Nous voulons vraiment que ça change, qu'on rempla-
ce les dirigeants, qu'ils laissent la place à ceux
qui seront choisis et on verra si ces derniers
613

---

respecteront leur mandat. Tout élu doit pouvoir
être démis. celui qui est élu par une assemblée
est sensé être défait par une assemblée dans la
mesure où il n'aura pas fait son travail confor-
mément aux souhaits des gens. Le poste que l'on
occupe. on le tient dans l'intérêt des gens et
non pour soi-même. Quand on représente l'intérêt
général on doit le respecter et travailler dans
ce sens.
Quand on ne peut plus. on doit le dire et les
gens mandateront un autre à cette place. Le pro-
blème se pose ainsi [w.
Ce défaut de la régularité dans la gestion de la coopération
pousse les jeunes à prendre leur place dans la coopérative. seul
cadre qui leur permet de se faire entendre auprès des autorités.
de défendre leur activité.
WLes jeunes ne sont pas contents de la coopération
parce que. en discutant avec certains ils disent
'que s'ils avaient la carte. ils auraient déjà
changé beaucoup de choses dans la coopérative.
qu'ils rencontreraient les vrais responsables.
les autorités pour formuler leurs doléances. Mais
au foftd. cela ne suffit pas seulement. ce qu'il
faut c'est que la coopérative doit se réunir publi-
quement à l'école de Guet Ndar et tout détenteur
de carte doit avoir le droit de critiquer puisque
celui qui possède une carte. qui achète un moteur
ou un filet a certainement des griefs à formuler.
ou des satisfactions. Il doit pouvoir dire ce qui
lui déplaît et voir si cela peut se résoudre , ce
qui lui fait plaisir il ne faut pas être méchant
pour ne pas le dire , ce faisant. les responsables
614

---

se sentiront encouragés car tout individu qui fait
convenablement son travail a besoin d'être encou-
ragé, mais il ne refusera pas aussi qu'on lui
demande des explications, de faire des clarifica-
tions. Je pense que le
manque d'explication et
le refus de se faire entendre impliquent une mal
donne, une erreur, une incorrection dans le travail.-
Si les pêcheurs accusent les dirigeants d'agir dans le sens
contraire des intérêts de la coopération, c'est que l'information
et la concertation entre la coopérative et les travailleurs ne
fonctionnent pas comme une méthode de travail ce qui accentue la
représentation de la coopération comme une caisse de perception
qui pourchasse les pêcheurs, nombre d'entre eux ignore que la
coopérative a des activités de production, qu'elle a exploité
trois navires artisanaux modernes dont un chalutier et deux
cordiers. La coopérative de Dakar a exploité un cordier basé à
Dakar "Marek Dak 505" confié à Armex (armement expérimental) en
1981. Cette opération a malheureusement échoué pour d'obscures
raisons dont la mainmise sur la gestion du navire par un groupe
restreint d'individus. La coopérative s'est retirée de l'exploi-
tation du cordier, comme elle l'a fait pour le sardinier acquis
dans le cadre de la vulgarisation du matériel de pêche japonais
au Sénégal.
Ces échecs répétés ont entamé la crédibilité de la coopérative
et une solution existe pour réussir les opérations de production
de la coopération qui est différente de celle de CAPAS qui renvoie
l'activité de la coopérative au seul domaine de la commercialisa-
tion des mises à terre.
La nécessaire redynamisation de la coopération passe par la
démocratisation de son fonctionnement et par la diversification
de ses activités si on veut rompre avec le système actuel où
l'ignorance des travailleurs est cultivée pour masquer les abus
615

---

des agents de l'encadrement "abus repris à leur compte par les
leaders des coopératives".
Nous n'en sommes pas là encore et par une volonté administrative
la fédération des coopératives a tenu son congrès constitutif
en 1983 à Thiès, malgré des résistances motivées par certains
dirigeants. L'union régionale rejette la création prématurée
d'une confédération nationale des coopératives du Sénégal considé-
rant que de grands efforts sont à faire à l'échelle de base des
coopératives primaires d'avitaillement, que celles-ci baignent
dans un climat d'infantilisation ; il est temps que les struc-
tures de base soient reponsabilisées et qu'elles accèdent aux
attributions susceptibles d'amorcer leur autogestion.
Les coopératives de pêche constituent plus une réalité administra-
tive qu'un organisme économique et social qui intervient de façon
autonome dans le devenir de la pêche piroguière avec la parti-
cipation des travailleurs de la mer. Le mouvement coopératif
demeure imprégné de la présence de l'Etat qui se manifeste dans
l'exercice de contrôle et de police, et pour draîner le surplus
de la pêche piroguière.
Et ce n'est pas étonnant que les peêheurs se détournant d'un cadre
coopératif dont ils ont besoin quand l'unité familiale de produc-
tion est devenue un carcan, une structure productive impuissante
se soient lancés dans la création d'une société des "Pêch~~ur's unis
de Guet Ndarll qui s'est débarassée des rapports familiaux de pro-
duction. La naissance d'une pareille entreprise qui nécessite
l'aide multiforme de l'Etat et des organismes internationaux montre
d'une part que la pêche doit être l'affaire des professionnels
et ne peut se poursuivre au sein de la famille, et d'autre part
que les pêcheurs artisans sont écartés de la politique de la pêche
maritime, que leur survie est liée à l'attitude de l'Etat à leur
égard. S'ils ne rejettent pas la coopération, ils en appellent à
la défection des notabilités qui détournent les objectifs du mou-
616

---

vement pour la promotion de la pêche maritime artisanale ; la
coopération doit être l'instrument de rassemblement et d'émanci-
pation des producteurs isolés et dispersés.
L'émergence récente d'organisations syndicales au niveau de la
pêche montre que les luttes politiques ne sont pas absentes sur
le fond du large de mer. L'existence de trois courants syndicaux
qui s'attachent à défendre le pêcheur n'est apparue que du fait
de la crise multidimensionnelle qui secoue la pêche piroguière,
prélude de la désintégration et du reflux de la pêche artisanale.
Quelle que soit l'affiliation politique du courant syndical, le
Syndicat des trois P, le Syndicat National
des Pêcheurs et le
Syndicat des Paysans Démocrates inscrivent à leur acte de nais-
sance la protection de la pêche pirogu1ere contre la concurrence
de l'armement industriel, la modernisation effective de celle-ci
accompagnée d'infrastructures à terre et une aide plus concrète
de l'Etat qui va dans le sens de la gestion rationnelle et plani-
fiée des ressources halieutiques.
En résumé, il apparaît que la logique de reproduction du pêcheur
ne peut être assurée au sein de la production familiale, son in-
sertion dans un marché mondial de la mer le conduit dans un pro-
cessus d'endettement qui ne peut déboucher que sur la régression
de la production familiale. La volonté d'organisation de la
pêche artisanale par l'Etat se révèle à
travers une politique
de spoliation du surplus de la pirogue pour financer la crétion
d'une pêche industrielle privée par destination. L'Etat au même
titre que le mareyeur, les firmes agro-alimentaires et la pêche
industrielle participent à l'exploitation du travailleur de la
mer. L'existence séparée et conflictuelle entre un armement piro-
guier et un armement indutriel ne peut se comprendre que dans la
mesure où l'un sert de vache laitière à l'autre et que les pêcheurs
artisans ne sont nullement aidés ni invités à participer au déve-
loppement inévitable de l'industrialisation de la pêche maritime.
617

---

Chapitre XI
Orientations et objectifs de la politique
de l'Etat
Pour comprendre la structuration de la pêche maritime autour
de deux axes (artisanal et industriel), chacun évoluant dans un
cadre propre défini ou souhaité pour la valorisation de sa pro-
duction, il faut considérer la politique mise en oeuvre pour
l'appropriation des ressources halieutiques dans le cadre de
l'économie générale et de l'évolution de la formation sociale
interessée. A notre sens, la dualité dans la production maritime
relève des orientations que le Pouvoir en place a poursuivi pour
atteindre des objectifs qui permettent la reproduction de sa
base sociale et économique. Mais dès lors que le Pouvoir Politi-
que a changé en passant de l'Administration coloniale à l'Etat
,
indépendant juridiquement, s'est-il opéré un changement de nature
à tendance à renverser le cours antérieur des choses ? Derrière
l'évolution formelle des centres de prise de décisions, s'est-il
produit une rupture ou au contraire est-ce une logique de conti-
nuité qui a~révalu dans le domaine de la gestion des affaires
maritimes ?
Nous avons avancé aussi que le modèle de développement qui est
appliqué à l'exploitation maritime répond à une logique d'évolu-
tion d'une formation socio-économique de type capitaliste et dans
ce sens riend'étonnant que le processus d'accumulation capitaliste
618

---

soit fondé sur l'exploitation du travail des formes de production
marchande sans nécessiter la généralisation du rapport
de sala-
riat puisque c'est en détournant le surplus du travail indépen-
dant qu'il permet le financement de la grande pêche capitaliste.
Nous avons à faire avec une politique qui n'a pas les moyens
propres de sa réalisation, avec un projet de société qui ne
correspond pas aux réalités nationales ; c'est une politique de
dépendance et de démission face aux besoins nationaux, de fuite
des ressources du pays vers un centre dominant. Il n'y a aucune
stratégie de développement articulée dans la complémentarité
entre l'agriculture et l'industrie, point de prémisses industria-
lisantes de l'agriculture et du secteur primaire en général.
L'ensemble de l'économie sénégalaise est orienté vers l'exporta-
tion des produits de cueillette et de culture en direction de la
métropole française. C'est une économie capitaliste de traite.
La panoplie des moyens utilisés pour réaliser cette politique se
fonde sur l'exercice de la violence sous toutes ses formes, vio-
lence qui assure la généralisation de l'échange marchand. L'exploi-
tation coloniale établit une discrimination au sein de l'économie
de marché, d'une part les produits destinés à la consommation sont
"frappés de taxes, d'autre part les produits à exporter, donc
destinés aux européens sont exemptés de droits (1).
Toutes les réalisations dans ce cadre économique tendent à faci-
lit~r l'écoulement des produits bruts en mobilisant le maximum
de travail humain gratuit. C'est l'ère des constructions des voies
ferroviaires et routières là où les voies naturelles n'assurent
pas une rapidité de transport. Rien ne doit être valorisé sur
place, il faut tout évacuer, on ne s'arrête pas seulement aux
(1) voiA cUC/U!.i du 14 avn..il 1905 ci..i..é. pwr. ;... S. Canal.e.
'A/Ai-que NoiAe tome. II pp 20-21
619

---

ressources naturelles encore faut-il ravir tous les fruits du
surtravail, entamer si possible une grande partie du travail né-
cessaire ; ainsi le système colonial évitait toute possibilité
locale d'accumulation de capitaux en milieu indigène. Chemin
faisant, la pratique de l'usure qui accompagne toute l'économie
d'échanges était étouffée par le système impérialiste colonial,
ce qui a eu pour effet de retarder l'accumulation primitive,
condition préalable au développement du capitalisme industriel
nous ne connaîtrons point de phase ascendante progressiste du
capitalisme local.
Dans la période de 1948 à 1957, les services économiques font
ressortir, dans l'étude sur les "investissements publics et
privés au Sénégal de 1948 à 1957 (1)", l'insuffisance des inves-
tissements destinés à accroître la production et la solution à
envisager devrait porter sur un "investissement de travail"
fourni gratuitement par les bénéficiaires, spécialement dans le
domaine agricole ou pastoral pour espérer garantir un développe-
ment optimum de l'économie du territoire caractérisée par un
triple déséquilibre structurel :
- accroissement de l'investissement privé au détriment
du public, essentiellement limité au budget local
- distorsion des investissements réalisés et largement
consacrés à une seule région
faiblesse de la .part investie dans le secteur primaire,
ce qui constitue un handicap de taille dans l'inver-
sion d'un processus de mise en développement de
l'économie.
(1) vo~ ~~~ P~opicaux du 9 janv~ 1960 n° 739
620

---

Ce déséquilibre général et structurel de l'économie repose sur
une logique politico-économique qui aggrave plus qu'elle ne cor-
rige les facteurs destructurants. La logique du marché instaure
l'échange comme le fondement de la vie sociale et "la domination
coloniale fit de l'accès au marché une condition indispensable
à la réalisation marchande de l'appropriation du travail. En
étaient exclus les transferts internes à destination de certains
groupes sociaux dominants au sein des sociétés africaines" (1).
Ce sera à la charge de l'Etat moderne, indépendant de réunir les
conditions d'extraction de l'accumulation primitive pour amorcer
un processus d'industrialisation. Il s'agira de constituer un
"capital primitif national". C'est dans le secteur de la pêche
maritime
que le processus est le plus contemporain, son actua-
lité est à la mesure des projets et de la convoitise que consti-
tue la pêche maritime.
Délaissée sous l'impérialisme colonial français du fait de la
crise de la marine française au début du siècle et faute de capi-
taux suffisants et directement rentables, la pêche, secteur jugé
faiblement productif sera abandonnée
jusqu'aux années 1950 aux
indigènes et à leurs formes archaiques de·prbduction.
L'agriculture épuisée socialement après avoir rendu l'âme de la
communauté villageoise (dissolution et exode du paysan), frappée
par la sécheresse (de l'indépendance) est relayée par la pêche.
L'arachide n'est plus la richesse du pays, elle est détrônée par
le "pétrole bleu".
Prenons garde, la terre ensevelit, l'océan engloutit
(1) ~onique ~oum op cité p 177
621

---

Ce qu'une civilisation agraire et une culture technique paysanne
en équilibre entre l'homme et la nature n'ont pas permis à la
communauté domestique et villageoise de résister à l'envahisse-
ment du capitalisme dans l'agriculture, qui a spolié la paysan-
nerie par les moyens de l'approfondissement des rapports monétai-
res, par l'expropriation multiforme du surplus paysan (travaux
forcés, obligatoires, contraintes administratives, impôts ... )
n'a pas d'équivalent dans le milieu maritime. La défection des
cadres sociaux traditionnels, des hiérarchies anciennes s'est
déroulé avec un cortège de déplacements de populations, d'acca-
parement du capital foncier pour réduire le paysan en un vulgaire
vendeur ou acheteur de marchandises, en un individu isolé, déra-
ciné dans son propre terroir.
Les sociétés de pêche matitime n'ont ni une civilisation enracinée
ni un passé chargé de traditions antiques et de coutumes établies
pour opposer une résistance identique à celle de la société agraire. Les
populations du littoral sénégalais
n'ont épousé la profession
de la mer que sous le joug de l'essor de l'économie de marché;
ici plus qu'ailleurs, c'est la misère et l'exploitation de l'hom-
me sur terre qui ont jeté dans l'autre monde, dans l'univers
maritime, les populations terrestre; aucune d'elles ni par loi-
sir ni par aventure n'avait osé franchir ce continent de mystère,
cette frontière entre la vie et la mort si ce n'est sous le
règne de la nécessité, de l'accident et de l'enfer de la vie
terrestre. Les sociétés riveraines les plus anciennement ét~blies
ne dépassaient le littoral et leur activité se limitait au cabo-
tage et à une économie des lagunes ou des bras de mer.
Ce passé récent des populations du littoral, certains ont voulu
l'éterniser et le remonter à l'aube des temps pour avoir été
émerveillés par la victoire de l'homme sur la mer et le combat
acharné qu'ils se livrent quotidiennement. Reconnaître l'archaisme
des méthodes d'exercice de la pêche maritime et ses procédés
techniques rudimentaires n'est pas un mal, il n'y a'd'économie
622

---

de la pêche" maritime que sous l'influence de la culture maritime
européenne, ce qui n'est pas vrai en ce qui concerne le domaine
des eaux continentales, ce ne sont pas non
plus les populations
traditionnelles du fleuve qui seront le fer de lance de l'exploi-
tation des ressources maritimes. L'adhésion à la profession de
la mer découle d'un contexte
historique d'évolution de la socié-
té sénégalaise, c'est une reconversion économique, un refuge et
un salut. Son développement est tributaire de l'extension de
l'économie de traite arachidière, la base sociale de la produc-
tion qu'est la famille doit contribuer à sa propre survie et
devra fournir en même temps les moyens à la création d'une flot-
te industrielle que le capitalisme colonial est incapable par
lui-même de fonder, il faut exploiter la pirogue familiale.
La mise à contribution ne s'arrête pas au pêcheur qui livre le
produit, elle s'étendra aux femmes transformatrices et main-
d'oeuvre à bon marché des industries en gestation. Dans la pério-
de contemporaine, nous assistons à uen reformulation des con-
ditions d'exploitation de la pêche piroguières, là, il n'y a
aucune rupture par rapport à la période précédente.
Ce mêm~ mouvement d'exploitation des formes de production paysan-
ne se suffira d'une unique vague de fond pour se débarrasser au
large de l'océan de la bancale pirogue familiale. Le processus
d'expropriation du travailleur de la mer ne rencontrera aucune
résistance 'durable et fondamentale ; le blocage de tout perfec-
tionnement technique ne vient pas seulement d'une misère du
niveau de vie, elle vient de ce que la pêche industrielle tient
la pirogue à son service jusqu'au jour où le pêcheur piroguier
sera définitivement remercié de son surplus et d'une partie non
négligeable du travail nécessaire ayant servi à armer une pêche
industrielle nationale privée.
Le mouvement d'industrialisation de la pêche maritime sénégalaise
n'est et ne sera pas l'affaire des professionnels de la mer; il
623

---

faut s'attendre à la régression généralisée de la p~che maritime
piroguière tel que le Plan a daté et fixé son cadre d'évolution.
L'analyse des documents officiels et administratifs le suggère
aussi bien dans la période coloniale que dans celle qui suit
l'indépendance malgré une séquence de courte période de réalisme
en matière de planification économique qui sera très vite abrégée
sous la pression des intérêts de la pêche industrielle de la
puissance impérialiste française. Il serait interessant d'étudier
de façon approfondie l~s mécanismes de constitution de l'armement
industriel français depuis la crise de l'Atlantique Nord (épuise-
ment du stock) à l'avènement du premier armement sénégalais de
la SOSAP en 1962 pour établir définitivement la connexion des
intérêts français et la création d'une pêche industrielle sénéga-
laise dans l'exploitation du travail de la pirogue familiale
indigène.
624

---

~
.
..
1 •
PO~i ETIENNE 0
REPA$TITION
DES
PRINCIPALES
INDUSTRIES
DE
PECHE
EN
MAURITANIE - SENEGAL
OCEAN
(conférence de 1948)
ATLANTiQUE
~TENDIC1
SAINT LOUISÜOO()
~ 0
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du prHh~1 unih',
18I
/tAtioa OItrilcolr.
•
n~tjoo de rrch,r(hu
625

---

A - La pêche sous l'Administration coloniale
Les investigations amorcées au début du siècle par des experts
des instituts métropolitains sur les côtes constituaient une
caution scientifique et politique aux antécédentes tentatives de
création de pêcheries européennes en Afrique. Ces diverses exploi-
tations sont couronnées de demi-échec; c'est dans la conjoncture'
économique difficile que traverse la pêche industrielle française
que se situe le handicap de naissance ; et de manière structurelle
la non-réussite de cette expérience initiée par l'Administration
Coloniale tient à une perception divergente d'intérêts entre la
grande pêche industrielle métropolitaine, l'Etat colonialiste et
les petits patrons pêcheurs, et d'une façon générale liée au
stade du développement de la formation socio-économique française
avec les vicissitudes de son histoire à l'incapacité de dégager
les capitaux nécessaires à l'oeuvre de colonisation des ressources
halieutiques de la côte sénégambienne et mauritanienne. Le zoolo-
giste Gruvel se débarrassera de son habit de scientifique pour
devenir le commis chercheur des finances requises sous garantie
administrée. Son extraordinaire travail de terrain sera suivi
' /
d'institutions nécessaires à l'investigation des fonds marins, de
cellules de gestion et de contrôle administratifs de l'économie
de la pêche avant la mise en place d'organes de travail collectif
de concertation et de sympo&ums sur la pêche après la seconde
guerre mondiale.
Comment se présente la situation de la pêche maritime
française au moment où se met en place le système colonial ?
626

---

Déjà à la fin du XVlllo siècle des signes d'essouflement se firent
sentir dans l'appropriation des ressources maritimes de l'Atlan-
tique Nord, la pêche européenne s'éloigne progressivement vers
le Sud avec l'extension des pêcheries canariennes. Des prospecti-
ves sont lancées sur la Méditerrannée australe et dans les îles
de l'archipel des Canaries où existent des populations rompues à
la pêche baleinière et autres (Labarthe 1800, Berthelot 1840 ... ).
La concurrence entre les différentes pêcheries est sérieuse mais
l'équilibre dans les techniques utilisées sera rompu à l'avènement
du chalutier à vapeur et de la technologie de conservation en 1881
qui fait monter la pêche à un pic de production qui a donné un
coup fatal au seuil de reproduction des animaux ; on peut dire
que c'est le premier collapse connu dans l'histoire de la pêche
maritime mondiale. La nécessité de protection économique des mar-
chés nationaux européens a conduit à une
rude concurrence non
seulement à l'échelle des producteurs dans chaque état mais aussi
à l'exploitation anarchique, inorganisée de l'Atlantique Nord.
Les victimes désignées sont formées par le petit armement comme
les lanches canariennes, c'est aussi la période de colonisation
des Terres Septentrionales. Au début du XXo siècle, le pillage
est consommé, bon nombre de marins furent débauchés, c'est le
'.
chalutier-vapeur qui s'en tire le mieux et il ne peut réarmer
tous les inscrits au chômage. Le petit armement artisanal se débat
en pleine crise, "c'est aussi qu'à partir de 1905-1908 les "dundees"
bretons en proie à la concurrence des chalutiers à vapeur da~s
l'Atlantique Nord, à la crise de la sardine puis de la langouste
en Bretagne, viennent pêcher poissons et langoustes jusqu'âu
Sénégal" (1). C'est sur cette fraction des rescapés de la crise
de l'Atlantique Nord que l'Administration devra compter en déses-
poir de cause pour faire aboutir son projet de pêcheries modernes
sur les côtes africaines qui n'intéresse pas la grosse pêche méca-
(1) ;;..
OP. ChaulJ/!au 1 op cii..é p 7
627

---

nisée. Mais les moyens dont dispose l'exploitation artisanale
à l'image de l'exploitation familiale paysanne ne peuvent concour-
rir à la réussite du projet colonialiste. De surcroît leur font
défaut l'enveloppe financière et l'infrastructure de soutien né-
cessaire à leur entreprise. Il n'existe aucun équipement propice
à leur fixation sur le littoral africain, leur activité sera
essentiellement saisonnière.
L'ignorance du fond du plateau continental n'incite pas au chalu-
tage, les études de prospection océanographique débutent avec
Gruvel, la présence de la barre n'inspire guère confiance à la
suite de tristement célèbres naufrages sur les bancs de l'Afrique
occidentale.
Entre la prem1ere guerre mondiale et la fin du second conflit,
les stocks de l'Atlantique se sont reconstitués mais l'économie
française est plus soucieuse de repanser ses blessures et l'os-
tracisme pèse encore sur le marché métropolitain des produits
pêchés outre Atlantique malgré les besoins de l'économie; le
poisson connaît une concurrence d'origine intérieure sur le
marché français et les possibilités d'exportation européenne sont
limitées par les barrières douanières. Les produits halieutiques
de la colonie ne sont pas côtés de la même manière que les produits
agricoles et les problèmes de conservation et de salubrité ne
facilitent pas son image de marque sur le marché de la métropole _;
il faut réorienter le courant d'exportation, passer à une politi-
que plus offensive et au besoin opérer des reconversions.
Comment se présente l'économie de la pêche au sein de
la colonie ?
Le caractère dirigiste de l'économie coloniale s'est accentué
après la guerre, il faut renforcer le dispositif d'approvisionne-
ment en produits alimentaires de la métropole, redynamiser les
maigres réalisations de l'entre-deux-guerres ; à côté du port de
628

---

pêche de Port-Etienne (1906), on déplace vers Saint-Louis la
secherie mauritanienne qui n'avait pas attiré les populations
locales, une petite pêcherie es~ créée au port lagunaire de
Lyndiane-Kaolack. C'est le début de l'appel à la pêche indigène
à contribuer à la fourniture des unités artisanales de trans-
formation du poisson aux mains des colons français.
Les projets administratifs s'étoffent et la colonie doit trouver
ses propres moyens financiers pour installer des pêcheries à forme
métropolitaine. L'action éducative des pêcheurs indigènes pour
améliorer les procédés de conservation des produits d'exportation
se fait en même temps que se mettent en place les structures ad-
ministratives d'encadrement et d'investigation: le laboratoire
scientifique et technique des pêches créé en 1941 devient un
centre d'Etudes Scientifiques et techniques des pêches en 1947,
un Centre d'Etudes des Pêches est aussi créé à Joal où s'instal-
lent des usines de transformation. L'Administration coloniale
poursuit une politique d'incitation à installer une pêche indus-
trielle mais l'insuffisance des connaissances de l'océanographie
africaine et l'absence d'infrastructures portuaires n'inspirent
nullement l'attrait des chalutiers. C'est seulement l'armement
artisanal qui exploite l'industrie de la langouste et représente
la pêche européenne; d'ailleurs la production des langoustiers
devait être irrégulière puisque les pêcheurs de la région du Cap-
Vert sont sollicités pour approvisionner l'industrie artisanale
locale.
L'envergure des unités européennes locales de transformation et
de conserverie ne permettait pas une percée solide du marché
métropolitain malgré le soutien des pouvoirs publics ; le débou-
ché principal des produits transformés et conditionnés se résu-
mait au marché local des colons et à l'exportation vers l'Afrique
intérieure. L'exportation et la fourniture à la clientèle euro-
péenne sont réservées aux colons, aucune branche de l'embryon
industriel des secheries, des saurisseries, des ateliers de
629

---

traitement du requin ou de fumage et des conserveries de poisson
n'était dirigée par des sénégalais; toutes ces entreprises fami-
liales utilisent la main-d'oeuvre locale, s'occupent de la com-
mercialisation et sont ravitaillées pour l'essentiel par la pêche
indigène, "elles dépendent en quasi-totalité de la pêche piroguiè-
re. Les méthodes indigènes de séchage y sont souvent employées,
même lorsque le produit est destiné à l'exportation (et malgré
les remontrances du service des pêches) ... En réalité les pêcheries
européennes ne peuvent être en aucune façon qualifiées d'indus-
trielles par les moyens techniques mis en oeuvre. En matière de
gestion, elles répondent à un objectif de spéculation sur les
garanties administratives et les exportations vers la métropole
(certaine conserverie de coquillage couvrant par exemple un
trafic d'exportation d'huile .•. ). Hors de cet objectif, les pê-
cheries européennes sont dans la dépendance des débarquements et
des techniques de la pêche piroguière." (Chauveau 1984, p 12).
Ces entreprises se livrent à une âpre concurrence où le poids des
aléas et la nature spéculative de leur situation contribuent à
l'élimination des plus faibles; on peut remarquer la rapidité
de leur naissance et la fulgurance de leur volatisation. Ce genre
de marché ne peut profiter à une pêche piroguière archaique si
ce n'est un renforcement de son exploitation. Dans cette lutte
entre entreprises artisanales européennes, certaines arriveront
à constituer des capitaux et par un mouvement de concentration
par absorption elles vont créer de véritables unités industrielles
agro-alimentaires à la faveur de l'implantation de certaines in-
frastructures et des possibilités d'écoulement sur le marché
européen, français en premier lieu.
Le marché national du poisson qui forme le débouché principal de
la pêche piroguière s'organise difficilement à cause des retombées
néfastes des années de sécheresse (1912-1913) et de famine de
1913-1914. La mobilisation des hommes de 18 à 35 ans en 1914-1918
au niveau des natifs des quatre communes a produit des effets
630

---

négatifs sur le développement de la pêche maritime. La fin des
hostilités ne signifie point une reprise notable, mais les migra-
tions se font plus massivement vers les ports d'évacuation des
produits agricoles ; la commercialisation du poisson relève encore
du maréyage familial, le producteur est encore vendeur, nous avons
vu le système artisanal de vente groupée que la pêche piroguière
a initié et sa volonté de conquérir de nouveaux marchés par le
fait même de la migration de travail. Il n'est pas certain que
cela ait été payant pour la pêche piroguière au regard des dif-
ficultés qui poussent l'Administration à encourager au niveau des
pêcheurs de Guet Ndar la création de la première coopérative de
pêche de 1941 ; son retentissant échec et l'éviction progressive
de la famille du pêcheur de la commercialisation du poisson par .
des groupes sociaux totalement étrangers de la pêche montrent que
les pêcheurs ne se tirent pas d'affaire.
L'écrasante supériorité des colons et des lybano-syriens dans la
commercialisation et le transport des produits agricoles pénalise
les traitants indigènes et surtout les plus faibles qui seront
éjectés hors du circuit. Si certains ont pu échapper au laminage
en reconvertissant leur capital dans la vente du poisson, on a
vu que les modalités sociales de constitution du bana-bana vont
'.
de l'effort de la petite épargne aux formes d'usure et d'escro-
querie propres à l'exploitation des formes marchandes de production
dans un contexte d'accumulation primitive. Le dynamisme du mare-
yage tient à la contemporanéité de la constitution d'un marché
national du poisson en extension et à la possibilité pour les
artisans autochtones de profiter sur le jeu de l'offre et de la
demande d'un marché où n'interviennent ni l'Etat colonial, ni un
capital déjà constitué puissant. L'organisation progressive d'un
marché local structuré de mareyage ne dépassera pas l'aire géo-
graphique du littoral et du bassin arachidier. Le mareyage ne
s'étendra pas à l'exportation sauf au niveau de la branche du
fumage qui exporte vers les pays africains et ce seront les trai-
tants soudanais qui vont prendre le relais des entreprises colo-
631

---

niales qui se sont déplacées vers des activités plus lucratives
et à rentabilité immédiate.
Bien que s'opère une différenciation sociale entre mareyeurs
le développement du marché du poisson frais reste précoce, l'éco-
nomie de la pêche comme celle d'autres produits est handicapée
par certains facteurs structurels et par l'aléa de la production
"la dispersion des lieux de production, le caractère spéculatif
et irrégulier de la commercialisation, surtout pour la cola, les
difficultés de conservation (même enveloppées de feuilles fraiches,
les colas ne peuvent être stockés
longtemps; le poisson séché
ou fumé, plus ou moins bien, s'émiette et est parasité par les
vers) ont détourné le grand commerce européen de ce secteur d'ac-
tivité" (1). Aussi limitée que soit la concurrence entre autoch-
tones, le mareyage local participe amplement à l'exploitation de
la pêche piroguière sur le même pied que les entreprises euro-
péennes qui dépendent des débarquements de celle-ci. Alors fau-
drait-il bien situer l'opportunité d'une conférence sur la pêche
au lendemain de la seconde guerre mondiale.
(1) :J. Swz.ei Canah} ll.i.-t>ioiA.€.
de 1.' Il/A.-iqu.e 7om.e III p 23~
632

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1 . Entre le frigorifique et la pinasse: la Conférence de la pêcb
maritime de Dakar en 1948
C'est sous l'égide du Conseil d'Etudes Scientifiques et Techniques
des Pêches Maritimes que s'est tenue la première conférence sur
la pêche de la Côte de l'Afrique Occidentale, et "consacre le
développement d'une activité déjà ancienne, mais qui sous sa
forme industrielle, a pris depuis 1940 un essor marqué" (discours
d'ouverture de JARRE).
La conférence inaugure un changement et une continuité dans
l'orientation de la politique maritime coloniale:
- des difficultés logistiques empêchent un essor de la
pêche industrielle en Mauritanie, la wain-d'oeuvre fait défaut
malgré la présence des Canariens et les problèmes de ravitail-
lement en eau potable sont insurmontables. La côte mauritanienne
a fait l'objet d'une exploitation intense par les chalutiers
espagnols, français et par les langoustiers
bretons; déjà
après une présence cha1utière de près d'une cinquantaine d'années
on constate l'appauvrissement du plateau continental malgré une
méconnaissance encore grande de la région océanographique ; il
faut prospecter et pousser les industriels à s'installer en des
endroits favorables, là où des conditions objectives sont réunies
pour assurer un développement industriel de la peêhe dont la
Mauritanie aura servi d'amorce pour son évolution au Sénégal.
- le choix du Sénégal réside en l'existence d'une "po-
pulation de pêcheurs autochtones importante et traditionne11emet
dirigée vers la mer" et le pays offre "des possibilités plus
grandes pour les installations industrielles". Les avantages
matériels et humains du Sénégal constituent un début de réponse
aux besoins de la Métropole à peine sortie du conflit mondial ;
il s'agit d'accélérer et de précipiter "une évolution qui aurait,
sans ces circonstances, demandé peut-être de longues années avant
633

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de se manifester". On le voit, le ton est donné, il faut rompre
avec la léthargie d'avant-guerre, au besoin assouplir les condi-
tions d'écoulement des produits d'outre-mer, faire preuve de plus
de libéralisme, se débarasser du dirigisme ankylosant car la
France a besoin de façon pressante des produits de mer de la
colonie.
Quelles sont les solutions préconisées pour approvisionner le
marché français ? Ou bien il faut mettre en oeuvre des moyens
supérieurs en s'appuyant sur les industriels, ou bien il faut
recourir aux pêcheurs indigènes assistés financièrement par le
Crédit Maritime ou par les coopératives.
La solution concrète, la réponse colonialiste n'a pas varié: il
faut compter sur l'effort d'approvisionnement de la pêche piro-
guière bien que les moyens ne soient pas en rapport avec "les
exigences d'une industrie en plein essor", introduire les filets
à requins et les filets tournants non coulissants (chez les lébu
de la presqu'île d'abord) et en même temps accroître la flotille
en lui dotant un outillage industriel complété nécessairement
par un équipement de recherches océanographiques pour la prospec-
tion scientifique systématique des côtes et des eaux du littoral.
La voie du chalutage est balisée, à la pirogue d'éviter de tomber
dans les rêts du chalut. En fait l'Administration coloniale n'a
pas tergiversé d~ns son choix entre une modernisation du pêcheur
autochtone et une création de logistique pour la pêche industriel-
le métropolitaine. Que voulaient les pêcheurs pour extraire les
ressources de la mer ?
Il est vrai que l'éducation et la protection des pêcheurs sont
nécessaires puisque la pirogue s'éloigne de plus en plus et une
reconversion de certaines habitudes s'impose pour répondre à la
demande nouvelle de l'économie. Une école de pêche a été crée
à Rufisque mais la formation n'a pas débouché sur un pêcheur
634

---

moderne. Mais tout le monde a constaté que l'état de primitivité
des moyens du pêcheur devait être revu, que le pêcheur devait
être aidé financièrement pour moderniser son armement. Une solu-
tionenmesure de satisfaire à la fois le producteur et la demande
du marché consistait en l'achat de pinasse à moteur pour le re-
morquage des pirogues sur les lieux de pêche ; la pinasse
d'Arcachon réunit les conditions de transport et de pêche, fran-
chit facilement la barre. Ainsi la pêche artisanale s'intensi-
fierait par une augmentation du temps consacré à la pêche en
proportion du temps de route nécessaire pour arriver aux lieux
de pêche. Le Crédit Agricole en l'absence d'un hypothétique Crédit
Mutuel Maritime avancerait les fonds sur participation des pêcheurs
qui supporteraient les frais d'exploitation et rembourseraient
les avances dans un cadre coopératif.
Ce pari se défend et il pouvait être tenu , ce ne serait pas la
pêche des grandes affaires et ce n'est pas le Pro Monord qui
n'y verrait pas une "économie" de la pêche
pour la colonie
c'était l'occasion d'asseoir les bases d'une évolution progres-
sive vers un développement nécessaire d'une pêche industrielle.
Le sous-développement est bien plus une politique qu'une tare.
Mais il s'agissait d'exploiter à. tous les niveaux une colonie
pour armer une flotille industrielle française capable de venir
à concurrence des flottes canadiennes, danoise et britannique
èest ici qu'il faut extraire les capitaux nécessaires à une
pêche industrielle moderne métropolitaine.
En attendant de dissiper les inquiétudes des chalutiers par
l'établissement d'une carte de la pêche, on continue de faire
appel à d'autres armements à venir exploiter les eaux de la
colonie, la pêche thonière ne tardera pas à rejoindre les dundees
de Douarnenez.
Pour l'heure, la tâche urgente qui doit soutenir l'exploitation
des côtes sénégalo-mauritaniennes par l'armement industriel et
635

---

faire sortir les industries de la pêche de leur situation
critique née de "l'insuffisance des apports de la pêche artisa-
nale qui ne dispose pas de moyens suffisants pour intensifier
les captures" consiste en la création d'un entrepôt firgorifique
au Port de Dakar, dans l'aménagement de cales frigorifiques à
moins quinze degrés sur les navires opérant sur la côte africaine
et au besoin s'équiper de wagons frigorigènes pour acheminer le
poisson congelé vers l'intérieur.
Il faut entreprendre à la libéralisation des prix dans le commerce
et à étendre cette liberté aux marchés intérieurs de la Fédéra-
tion au même titre que le régime à l'exportation et pour les
produits importés.
Une chaîne de froid doit couvrir les centres de production, après
Dakar l'entrepôt de Saint-Louis verra le jour en 1954 ; les
routes de désenclavement doivent être rapidement construites et
les moyens de communication (réseau téléphonique ... ) installés
pour pallier à la dispersion des centres de production du litto-
ral.
La Conférence ne retiendra rien de la thèse d~.le Goff pour qui
"l'étape à franchir paraît d'autant plus aisée qu'il n'existe
rien à côté de la pirogue. .. L'intensification de la pêche est
étroitement liée à l'amélioration, la transformation des moyens
simples de conservation.
Si la question peut être résolue pour la pêche à forme métropoli-
taine par l'emploi de frigorifiques, soit à bord pour la congé-
lation à coeur, soit à terre et fournissant de la glace aux cha-
lutiers, elle est loin de l'être en ce qui concerne la pêche
artisanale et ne le sera que par une éducation complète de la
population maritime ... " (p 254).
Assez de temps perdu, il faut songer aux entreprises artisanales
636

---

de transformation et de conserveries françaises qui doivent
ravitailler la métropole et la population des colons éparpillés
dans l'immense Fédération. En ce qui concerne la pinasse ou le
doris, ils peuvent attendre de constituer l'épargne pour rêver
descendre de la pirogue.
Après la promenade à bord du premier chalutier de la recherche
océanographique nos honorables conférenciers visiteront l'indus-
trie de la conserve des Etablissements "Cap-Vert" à Thiaroye près
de Dakar; c'est trop risqué la pirogue lébu !
Il ne fait pas de doute que les entreprises familiales européen-,
nes n'ont pas toutes périclitées, c'est par la voie d'un de leurs
descendants aux traditions familiales ancrées dans l'exploitation
de la main-d'oeuvre féminine indigène que le rapport sur l'indus-
trie de la conserve sera présenté à la tribune de 1948. Le,
directeur des Etablissements du Cap-Vert nous enseignera que
l'humanisme naît dans les racines de l'exploitation du travail,
car si l'entreprise familiale est passée au stade industriel
(il existe déjà entre 1942 et 1947 cinq unités de conserve entre
Dakar et Joal, sans compter une concentration d'ateliers de
traitement, six à Saint-Louis) i l existe d'énormes problèmes"pour
interesser les ouvriers à persévérer dans le travail. La fa-
brique n'est pas seulement confrontée à la question de la régula-
rité des apports mais "tout producteur répugne à devoir distraire
de son travail un temps plus ou moins long pour toutes sortes
de démarches: d'où une floraison d'intermédiaires, plus habiles
et mieux avertis qui se proposent à accomplir ces formalités,
avec la contrepartie que l'on devine.
En tout état de cause, il est essentiel de considérer le pêcheur
comme un producteur au même titre, aux mêmes conditions et avec
les mêmes avantages que le cultivateur d'arachides. Ceci est vrai
en particulier en ce qui concerne la distribution des vivres
qu'on a coutume de pratiquer au moment de la soudure". (p 124)
637

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C'est à ce titre et au prix de l'élargissement des mesures admi-
nistratives en faveur des producteurs d'arachide que l'on évitera
"de distraire de leur travail en usine les ouvriers et les ou-
vrières locaux". L'ouvier travaillant dans une usine de conserves
ou le pêcheur ne doit pas être considéré comme un déserteur de
la bataille de l'arachide et à ce titre pénalisé (p 127). Laissez-
nous notre domaine d'extorsion du surtravail du pêcheur ou de
l'ouvrier car ce n'est qu'à ce prix que nous sommes arrivés à
créer des unités industrielles, à nous doter de nos propres
bateaux de grande pêche alors qu'au départ comme les pêcheurs
indigènes notre travail était strictement familial, pensait
finalement notre industriel.
La Conférence de 1948 s'est surtout préoccupée des possibilités
d'un essor de pêche industrielle en terre coloniale que de se
soucier des moyens de changer la pêche indigène ou de relever
son niveau de vie. Les limites de l'industrialisation de la
pêche maritime résultent de la carence du capitalisme colonial
et il n'y a pas véritablement d'impulsion de la pêche artisanale
même avec la motorisation à partir de 1950 car la mobilité par
les migrations est traditionnelle et elle colncide dans les plus
importants centres de mareyage avec les lieux d'implantation du
secteur européen de transformation; l'importance de la pêche
artisanale réside dans la propension des pêcheurs à se retrouver
dans les endroits les plus rémunérateurs.
638

---

2 · Situation de la pêche àpartir des années t950
On se complait dans certaines analyses à donner pour fait
marquant de la pêche maritime la motorisation de la pirogue
alors que c'était l'opération la moins onéreuse pour l'Admi-
nistration coloniale, mais aussi, les débarquements de la
pirogue motorisée ont permis l'édification d'un tissu de com-
mercialisation du poisson frais purement autochtone qui a pu
mettre en déroute les structures administratives de mareyage
des débarquements de la pêche chalutière (COOP-MER 1952-1954).
Il faut voir là l'échec de la politique coloniale en matière
maritime et surtout son incapacité à drainer les ressources
indispensables à l'aménagement portuaire nécessaire à la pêche
industrielle ; la Fédération doit
elle-même se procurer
le financement de la politique colonialiste, faute de trouver
une source métropolitaine de financement, il faut recourir à
la mobilisation des ressources de la pêche piroguière ; on
improvise tellement qu'on oublie la nécessité d'approvisionner
en glace à l'expédition et pour la conservation des captures
dans la pirogue, que le frigorifique n'entrera pas dans l'amé-
lioration des techniques de production piroguière. Les utili-
sateurs du frigorifique seront les industriels de la pêche,
le mareyage et les maquignons des produits de l'élevage.
La motorisation est une opération administrative dans laquelle
les interessés n'ont pas été associés et la banqueroute de la
Mutuelle Sénégalaise des Pêcheurs est congénitale au projet
lui-même; d'ailleurs localement à Guet Ndar les pêcheurs
avaient déjà songé à la création de leur syndicat puisque l'ins-
titution d'une coopérative était réservée au monde paysan.
639

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L'idée lancée en 1948, que le Crédit Agricole avance aux col-
lectivités des pêcheurs africains des fonds pour acheter des
bateaux et des engins de pêche moderne en attendant l'exten-
sion du Crédit Mutuel Maritime s'arrête à la pêche métropoli-
taine et à la création d'industries des produits de la pêche,
ainsi entre 1959-1960 l'institution a créé cinq unités indus-
trielles dont une conserverie à Dakar (1). Toujours dans l'op-
tique de développement de la pêche industrielle et métropoli-
taine, les coopératives des pêcheurs indigènes seront inefficaces
tandis que les coopératives maritimes métropolitaines vont dès
juin 1959 être capables de se doter d'un cadre de luttes pour
l'organisation et la défense de leurs intérêts commerciaux et
professionnels avec l'Union des "Pêcheurs de France".
On voit o~ aboutit alors "la collusion d'intérêt des différentes
parties : les services techniques, les colons "industriels" et
les pêcheurs se retrouvent paradoxalement solidaires pour défen-
dre la production halieutique ... " dont parle J.P. Chaveau, dans
l'immédiat après-guerre (2). La solidarité n'a pas évité un déra-
page de contrôles fiscaux dans l'institution de la coopération
tout le mouvement coopératif colonial par essence établissait
l.'adhésion contrainte des paysans et des éleveurs pour percevoir
sous forme d'impôts les cotisations échues. Si les sociétés
indigènes de prévoyance (S.I.P.) n'ont pas existé dans la pêche,
comme le souhaitaient les pêcheurs, c'était une façon de pré-
serve~ les intérêts des industriels et de la pêche métropolitàine
(1) voiA le /I.appod -bU//. la -b.ii.ua:Lion de. l'A.1...i.m.en.i.on
id de. l' Ag/l.-i..cultwLe - COn-6eil ~tbz..i.,el de. l' Ag/l.-i..c.u.l.i..wz.e
et de. l' ALi.m.e.rz.ta:Lion - Rep. /Aança..i.6e "fAO 1963, p 153
(2) J.?
Chauveau,
op ci.Lé,
1984, p 15
640

---

dans l'exploitation des côtes sénégalaises; en fait la soli-
darité se situe ailleurs et les pêcheurs indigènes ont été
les victimes de la coalition entre l'Administration, les colons
industriels et la pêche métropolitaine.
La défense des intérêts colonialistes était partout identique
et présente sur mer et sur terre : la législation en matière
agricole donnait aux S.I.P., par l'intermédiaire des Etablisse-
ments VEZIA pouvoir "de remédier à la mévente des produits
agricoles dont l'aggravation privait les indigènes de ressources
indispensables et menaçait en permanence, et de façon particu-
lièrement grave, l'équilibre économique des possessions françaises
en Afrique Occidentale" (1). Cette même disposition conférait
"à la colonie le droit d'acquérir par voie d'expropriation pour
cause d'utilité publique, dans l'intérêt des dites sociétés
(entendons les S.I.P.), les immeubles nécessaires à leur fonction-
nement" (2). Les modalités d'expropriation en mer ne sont pas
les mêmes que sur terre, mais le but poursuivi est identique :
l'expropriation en mer a pris une dimension mondiale déjà avec
l'accord international maritime de 1900 entre les puissances
européennes sur les côtes africaines et la reprise du régime de
concurrence de·.l'après-guerre pénalise d'abord le pêcheur indi-
gène avant de frapper la médiocrité des établissements et pêche-
ries français en Afrique incapables de faire des reins solides
face à la rivalité des entreprises ~éditerranéennes et européennes
en général et à la .discrimination que leur fait leurs homologues
métropolitains sur le marché européen. Le dénominateur commun
de cette stratégie d'appropriation des ressources halieutiques
(1) e.t (2) Lachau.n.e.-Bll.cUtani. : ét.a€ li-b-benze.ni:..-6 VEZIA
i.n. qll.a.n.r:l.1 ~ de. ~p/l..UfÛ!.n.ce. Adm..iJt.iAiIl.a:Live. - Long-!J.Je.il-
BIl.CLitan:t - p 235
641

---

consiste en l'exploitation sous toutes les coutures de la
pêche piroguière; il ne faut pas s'étonner de la désaffection
des pêcheurs locaux à approvisionner les industries locales
de transformation et des conserveries, les pêcheurs sont
amenés à produire pour le marché immédiat et à se situer dans
les zones de plus grand écoulement. Les industries françaises
locales ne s'effondrent pas comme on tente de le faire croire,
il se produit un mouvement de reconversion et de mobilité de
capitaux vers des secteurs de la pêche et des industries
annexes plus rentables. En quatre ans la production thonière
fournie par le thon albacore pêché sur les côtes de l'Afrique
occidentale
est passée de 1 000 à 14 000 tonnes entre 1956
et 1960.
La pêche du requin recule avant de disparaître avec les indus-
tries de traitement au début des années 1950 du fait de la
concurrence des vitamines de synthèse mais on assiste à l'ef-
fervescence de la pêche chalutière et thonière à
partir de
1954. Déjà la pêche chalutière constituait une concurrence à
la pirogue dans l'approvisionnement des marchés urbains, mais
le pêcheur se défend du fait de la permanence et de la mobi-
lité de son activité le long du 1ittoral, ailleurs en Abidjan
la pêche chalutière avec son port et en l'absence de profes-
sionnels locaux est maîtresse du marché.
Le développement de la conserverie et~de la congélation des
produits destinés à l~xportation
sur le marché mondial met
en deuil les entreprises artisanales avec ses méthodes indigènes
celles-ci seront reprises par des traitants locaux et soudanais
qui approvisionneront modestement le marché fédéral ouest
africain. Nous sommes dans une phase de reconversion économique
où les pêcheurs et les artisans nationaux sont ignorés.
La physionomie du littoral évolue, sur les cendres des ateliers
de traitement du requin naissent d'autres entreprises après
642

---

qu'elles aient rapporté de substanciels profits; "avant l'in-
dépendance, il existait sur la Petite-Côte de nombreuses con-
sereries, propriété d'Européens. Elles traitaient les clupéidés,
surtout les sardinelles et les anchois, mais, en l'absence
d'un marché intérieur sénégalais, elles ne pouvaient vivre que
dans la situation préférentielle que leur faisait la métropole.
Avec les difficultés actuelles rencontrées sur le marché mondial
des conserves de poissons, la concurrence étant très âpre, les
conserveries sénégalaises ne sont pas du tout compétitives. Les
usines de la Petite-Côte (Joal, Portudal ... ) ont donc été regrou-
pées et concentrées dans la presqu'île du Cap-Vert en unités
industrielles plus vastes (1).
De nouvelles pêcheries s'ouvrent sur le littoral Sud en Casamance
avec l'industrie de la crevette: deux mareyeurs européens
fondent la société CAPCRUS en 1959 qui deviendra dans les années
1960 la société AMERGER ; à côté CRUSTATIF à ca pi taux français
et la société SOPECA-SOSECHAL exploitent langouste, crevette et
la sardinelle. Dans cette période de la loi-cadre à l'indépendance,
nous assitons à un ballet d'autonomie de capitaux internationaux
qui élargit et consolide le mouvement d'exploitation de la
pêche piroguière. Cette industrie à terre, comme,.la pêche indus-
trielle est tournée principalement vers l'exportation et ne
comprend aucun intérêt national notable.
Si la motorisation est promue facteur d'évolution et .ge moder-
nisation, c'est qu'on est en retard sur tout un processus d'expro-
priation et de dilapidation des ressources halieutiques au détri-
ment du pêcheur. La motorisation ne sera pas non plus l'élément
déterminant de l'édification de la coopération dans la pêche
(1) BonnaA.d.€1,
la pêch.e -6U1l. la Pe.Li.i...e-Côu/
1967
p 763-764
643

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piroguière et une analyse approfondie du marché du moteur nous
révè1erait les causes de la faillite de l'encadrement adminis-
tratif dans les années qui précèdent l'indépendance et la mise
en berne de toute action de coopération jusqu'à la conclusion
du traité sénéga10-canadien en 1972. L'accumulation primitive
coloniale s'est faite sur le dos du piroguier, ce sont les
entrepreneurs européens qui ont largement profité des efforts
de la pêche artisanale et l'ont précipitée dans les mains du
mareyeur local au moment où se constitue une véritable pêcherie
industrielle métropolitaine. L'analyse de la constitution des
conserveries françaises, leur histoire, celle des industries
d'aval de la pêche peut engendrer des surprises qui sont à la
dimension du silence qui entoure les intérêts français dans le
développement d'une pêche industrielle nationale, la mise à
l'écart de la bourgeoisie nationale faute de possibilité d'ac-
cumulation dans la pêche désigne les véritables centres de
pression.
L'essor de la pêche artisanale est à la conjonction de plusieurs
facteurs socio-économiques dont le contexte historique a rendu
inévitable: l'économie arachidière connaît des problèmes
aigus, le prix au producteur a subi une forte érosion ; la
'.
mobilisation du navétanat soudanais pour la culture de la pista-
che est le pendant de l'échec de l'encadrement de la paysannerie
par le mouvement confrérique, les paysans quittent la campagne
pour se reconvertir même s'ils restent fidèles à l'appel des
champs du marabout i qu'est-ce que l'on ne promettait pas durant
l'effervescence des campagnes électorales d'offrir un prix de
production rémunérateur i qui ne se souvient pas du "barigo
june" (1). La crise des campagnes a été profonde, les paysans
( 1) ·lJ.aA.i.go j WU!. •
:
oll./U!.. d'un R..cvU.1 d' Q/l.ac.h.i.de à
5 000 mco~.
644

---

feront un saut de plusieurs siècles qui les projette sur les
rives de la Seine et de la Canebière. Une couche importante
des déçus de la graine et de la pluie vont se tourner dans la
sphère des échanges marchands, d'une manière générale, la pêche
trouve un écho auprès de ces personnes en tant que travailleurs
saisonniers ou revendeurs. C'est cette fraction qui sera du reste,
quels que soient les rapports sociaux qu'ils entretiennent avec
le pêcheur, le fer de lance de la commercialisation des produits
de la mer. La pêche est une composante endogène d'une économie
nationale foncièrement agraire et désarticulée.
On peut se demander ce qui a pu changer en matière de politique
maritime à l'accession à l'indépendance? La pêche piroguière
va-t-elle mériter un intérêt digne de sa fonction économique et
sociale de la part de l'Etat sénégalais?
Dans quel esprit et par quelles mesures l'Etat nouveau va reprendre
à son compte l'écho des deux coups de semonce pour prévenir la
régression qui résultera "de la concurrence des chalutiers, des
embarcations et engins métropolitains", mise en évidence par
"la différence de rendement des deux méthodes". En 1948 la néces-
sité d'une formation moderne du pêcheur autochtone était une
condition essentielle pour l'armer au défi du monde contemporain,
et pour ce faire "il importe d'agir avant qu'il ne soit trop
tard sous peine de voir nos pêcheurs réduits au chômage ou être,
pendant de longues années employés comme manoeuvres, tâcherons,
alors qu'il leur serait possible, étant donné leurs qualités:
endurance, sens de la mer, connaissance de la côte et amour de
leur métier, de se défendre victorieusement contre cette concur-
rence en leur en donnant les moyens (1)". Appel vain et impuissant
que ni l'organisation d'école technique des pêcheurs, ni le
645

---

contenu de l'enseignement ne vont contribuer à la formation
du pêcheur moderne, de patrons de pêche; d'un côté l'école
des pêches forme des agents administratifs et aucun profession-
nel, d'un autre côté la pêche industrielle n'emploiera à bord
qu'un personnel subalterne extrait de la pêche piroguière (1),
et commis aux tâches manoeuvrières et culinaires.
En 1955, ce n'est pas d'un esprit tordu que le technicien des
pêches, défenseur acharné de la motorisation des pirogues a pensé
que le moteur pouvait être un facteur de décristallisation des
formes de la pêche traditionnelle, ce qu'une "collectivité marquée
de l'esprit technique aurait pu mettre à sa disposition". Il est
flagrant que ni le courage, ni la ténacité des pêcheurs ne pou-
vaient combler l'état borné et rétrograde des techniques dans une
ambiance d'arriération économique et sociale alors que l'extrac-
tion des ressources de la mer faisait déjà l'objet d'une concur-
rence mondiale avec des moyens en rien comparables avec la piro-
gue. La nécessité de la modernisation de l'armement africain se
posait en une urgence incontournable et le moteur n'était pas la
seule solution possible effective, elle est uniquement la solu-
tion du moindre coût pour un Gouvernement Fédéral d'autonomie qui
ne pouvait rester longtemps insensible au sort du pêcheur puis-
que les conditions sociales et historiques de la période ne man-
quaient pas de déboucher sur un dérapage politique que l'Adminis-
tration ne pourrait contenir sans se contraindre au virage négocié
de l'évolution politique immédiate à l'indépendance. C'est dans
ce sens qu'une fraction de l'Administration de "terrain" a pu
déjà tirer sur la sonnette d'alarme pour attirer l'attention néces-
(1) 7 OUA Le~ pêch.e.wz/., de 9ud NdaA qwz.. nOUA aVOM
/UUl.CO~ iA.avai..llani da.rz.-6 Le doma.i.n.e. .in..d.u.-6Vz.i..e.L ne. Le ~oni
pa~ à Li.:t.A.R.. de mQ./l..ÜU,J fu MW./A TTU1/l.-in..6 ~oni en majoU:Lé emiau~
daM .l' cvz.mem.eni CO.ll.fÜ...eA.
646

---

saire, et c'est un responsable de la Section Technique des Pêches
qui écrira en 1950 : "mais puisque'il faut faire vite, puisque
nous ne pouvons encore espérer nous appuyer sur un équipement
portuaire qu'on n'improvise pas en un jour, puisque surtout il
faut faire vivre, prospérer si possible, cette race admirable de
courage que sont les pêcheurs de la côte sénégalaise, que pourrions
nous faire de plus valable que de nous tourner vers ce capital
reconnu de la pêche autochtone et, sur ce solide terrassement,
tenter d'asseoir la création qui répondrait â nos besoins (1)".
Même au plus sombre et houleux embrun de la misère de la pêche
indigène, l'Administration coloniale n'a pu mordre sur ses inté-
rêts pour apporter le secours indispensable â la pêche piroguiè-
re. Comprendra-t-on que la motorisation et son corollaire la
"coopération administrée" ne contribueront pas réellement â
l'élévation du niveau de vie du pêcheur de façon conséquente, et
qu'entre 1950 et 1966 â la convention de fourniture de moteur
belge, le propulseur n'ait touché qu'une infime minorité de
travailleurs de la mer ; ce ne sera que trente ans plus tard
qu'on parlera de motorisation â 80 % de la pêche piroguière avec
la coopération canadienne et nippone.
Il importe alors d'~~ découdre avec la politique maritime de
l'Etat d'indépendance, ce que la comparaison entre deux stratégies
d'appropriation des ressources de la mer (entre la France et le
Sénégal) peut révéler de la poursuite de la domination de la
métropole sur les ancien~~s colonies
d'une part, au moment où
l'on encourage l'industrie française â exercer sur les côtes
d'Afrique, les pêches artisanales, familiales métropolitaines
vont connaître un répit qui favorise â la fois la régénérescence
des stocks traditionnels et la recrudescence du travail artisanal
(1) Cité p~ ~oux, 1955, p 31, ~ou1igné p~ nou~
647

---

quand l'économie française traverse une profonde crise et que se
met en action le redéploiement de ses structures productives dans
la période actuelle (1970-1980) (1)
d'autre part, pour favori-
ser les formes d'exploitation de la pêche industrielle métropo-
litaine sur les côtes africaines on ne lésinera pas à déployer
les moyens politiques, matériels et idéologiques pour contraindre
les nouveaux Etats à ne pas entreprendre la constitution d'une
véritable industrie locale de pêche ni manquer de faire l'apolo-
gie du travail familial borné au nom d'une efficience sociale et
économique de la pirogue tout le temps que les côtes sénégalaises
seront susceptibles d'être exploitées par les navires européens.
Ce n'est un leurre pour personne que la législation sur le droit
national maritime ne constitue pas une entrave au. libre dévelop-·
pement de la piraterie de l'armement industriel, elle n'est pas
non plus un instrument efficace de protection des ressources au
profit des populations locales concernées au premier chef. Le
nouveau déploiement de l'armement industriel européen vers l'Océan
Indien a de quoi inquiéter sur la réalité de l'état des ressources
halieutiques dans l'Atlantique centre-Est.
Quoiqu'en disent les théoriciens actuels de l'efficience économi-
que et sociale de la pirogue, la situation de la pêche piroguière
requérait la convocation urgente en 1955 de la Conférence Econo-
mique sur la Pêche Maritime (du 12 au 15 avril 1955 à Saint-Louis)
qui s'est penchée sur les moyens devant sortir la pêche artisanale
de sa crise, crise qui, toutes proportions gardées, s'est répétée
aujourd'hui.
(1) IJU/I.. ce poi.nt.,
vo.iA. LeIJ ae.t.eA du. colloque. "f'I.iLie.ux,
liilollLJ..i.. et IJociéié.lJ" Bou..l.o9ne. .lJU/I.. f'leA. 1984 , à ~ in
An.iJvz.O[?o1.0q..uz m~.
648

---

Que proposait la Conférence Economique à Saint-Louis?
. La modernisation de l'armement artisanal: il s'agit
de poursuivre l'effort de motorisation à propulseur, de mettre
au point une formule intermédiaire de type nouveau susceptible de
faire évoluer la pêche traditionnelle ; le plan quadriennal devra
prendre en charge les crédits nécessaires à la modernisation ;
mettre en place une structure opérationnelle de sauvetage côtier.
Les modes de financement et de gestion de la pêche :
la solution retenue consiste à créér rapidement une mutuelle uni-
que, groupant tous les pêcheurs marins du Sénégal
cette mutuelle
obligatoire doit être calquée sur le modèle de la société mutuelle
de production rurale (S.M.P.R.). La mutuelle doit s'occuper aussi
des questions de vente et de commercialisation du poisson, mais
la Conférence a jugé limiter ses compétences à la modernisation
des moyens de production .
. La conservation du poisson et les modalités de com-
mercialisation ; trois actions sont privilégiées : réaliser un
laboratoire de technologie du poisson pour lui assurer un label
~e qualité ; créer des sécheries-pilotes ; aménager un réseau
routier d'évacuation des centres de débarquement vers les lieux
de consommation et de traitement. Il a été aussi question de la
règlementation de la pêche de la langouste et de l'aménagement d'un
plan d'eau stable à Saint-Louis ...
Pour l'essentiel de ces objectifs, on n'a pu aboutir à la réali-
sation effective des actions qui auraient permis à la pêche piro-
guière d'avancer. La mutualisation a tourné court et la motorisa-
tion de la pêche piroguière a démarré sur des chapeaux de roue ;
par contre la réalisation d'un réseau routier de pêche a produit
des effets non négligeables à l'essor de la pêche, mais à qui
cela a-t-il réellement profité ?
649

---

B - La pêche maritime dans le Plan Sénégalais
On pouvait s'attendre au lendemain de l'indépendance à un
changement de politique vu l'option socialisante du nouveau
régime, l'expérience a été de courte durée et les réalisations
ne sont pas négligeables. Pour rompre la domination économique
coloniale, l'Etat nouveau devait modifier le processus d'accu-
mulation en fonction d'objectifs nationaux définis, soit en
prenant un contrôle partiel ou total des centres de décisions
accaparés par des agents économiques étrangers, soit se substi-
tuant à ceux-ci en accomplissant l'une ou l'autre de leurs
fonctions.
L'Etat sénégalais a-t-il réalisé une stratégie de
développement en rupture avec l'économie de traite, en l'occu-
rence dans le domeine économique maritime ?
f • La politique d'écgnomle sénégalaise
Du point de vue politique, l'expérience d'un développement
national, indépendant, non-aligné et axé sur la coopération mu-
tuellement avantageuse avec tous les Etats s'est arrêtée à la
crise gouvernementale de 1962. La planification de l'économie
sénégalaise se fondait sur le développement des collectivités de
base, stratégie susceptible de concilier l'utilisation efficien-
te des ressources avec le niveau d'évolution sociale pour réussir
650

---

le "décollage économique" d'une formation socio-économique livrée
jusqu'ici au pillage colonial. Pour rompre avec l'économie de
traite et les structures de dépendance vis à vis du centre mé-
tropolitain, la planification faisait des coopératives l'ins-
trument de promotion économique et de progrès social des popula-
tions en brisant au niveau de la commercialisation des produits
agricoles et primaires en général le monopole des traitants.
Cette expérience a été plus avancée et généralisée au niveau de
la production agricole avec la création d'institutions d'enca-
drement administratif, financier et matériel: l'Office de com-
mercialisation Agricole (D.C.A.), le Centre Régional d'Assistance
Agricole, la Banque Sénégalaise de Développement plus connue
avec la B.N.D.S .. La création d'unités industrielles de mécanisa-
tion agricole et de produits de fertilisation (engrais) s'accom-
pagnait d'actions d'éducation et de vulgarisation en milieu rural.
La cohérence d'une telle politique en direction du monde rural
devait se heurter contre la résistance d'intérêts puissants et
divers. En somme, les pouvoirs publics montraient la volonté
réelle de draîner
l'accumulation des capitaux vers la constitu-
tion d'un secteur public national vecteur d'un possible décollage
de l'économie qui freinerait les mécanismes du sous-développement.
"La politique du Gouvernement ne 'sera pas une politique "grandes
affaires", elle sera une politique d'économie sénégalaise", c'est
dans ce sens que les responsables de l'Etat indépendant situaient
la ligne de faille d'avec l'économie de traite.
Au niveau de la pêche maritime, les actions réalisées sont limi-
tées et leur portée pouvait bénéficier de la comptabilité des
errements commis dans le monde agricole.
Si la double structuration de la pêche maritime est maintenue,
les deux premiers plans (1961-1964 et 1965-1969) apportent des
réaménagements susceptibles de modifier l'état antérieur des
choses. Ainsi, dès 1961 est créée à Kayar sur la dépouille de la
651

---

sécherie artisanale française "Antier" une unité indùstrielle
de traitement du poisson, en particulier du requin. Le "complexe
industriel de Kayar" s'appuie sur une coopérative locale de
pêcheurs chargée de son approvisionnement. L'usine est co gérée
par trois organismes publics : le CRAD (assistance et dévelop-
pement), l'OCA (commercialisation) et m BSD (banque). Dans la
vie du village l'usine prolonge l'activité économique de la
pêche qui ne s'arrête plus à la saison de la grande campagne.
Sa production est destinée à l'exportation et les débarquements
locaux pouvaient amplement durant tout l'année permettre à l'usine
de fonctionner correctement. Des problèmes de gestion et de com-
pétence des cadres vont peser lourdement sur la faillite d'une
modeste unité industrielle qui réunissait quasiment toutes les
conditions objectives favorables à la réussite de l'opération (1).
L'usine n'aura vécu que deux ans d'activité (1961-1963). Le mérite
de cette expérience réside dans la volonté de diversifier les
débouchés de la pêche piroguière en valorisant ses produits, ainsi
la pêche piroguière ne se limitait plus à fournir le marché inté-
rieur du poisson frais uniquement.
Ce n'est pas par hasard que le nouvel Etat s'est inséré dans la
création d'unités industrielles nationales de modeste envergure
puisque en
1961, l'ensemble des industries annexes de ,la pêche
(conserverie) sont françaises (CILA, COFRAPAL, ATLANCO, CONSERVE-
RIE DU SENEGAL, SCAF, DACO et PECHERIES DU PORTUGAL). Elles sont
pour l'essentiel approvisionnées par la flotille industrielle (2).
Les conserveries existantes n'avaient pas produit d'effets'induits
(1967)
( 2) Lovai, La pêcAe fYlaA-i.:Li.m.e au ShtégaL,
-U1 PêcAe
fYI~, oeto~ 1961, p 697-703
652

---

sur la pêche piroguière, elles s'interessaient à l'exploitation
industrielle et nous avons vu que bon nombre d'entre elles s'étaient
dotés d'un armement de pêche. Leur préoccupation se situait dans
le domaine de l'homologation de leurs produits sur le marché
français et étranger.
Les actions du type de celles de Kayar étaient envisagées pour
consolider l'aménagement du littoral, c'est dans ce sens que se
projette en
1960 la création d'une sécherie-pilote à Saint-Louis
la mise en valeur de la région de Casamance donnait une grande
place à l'économie halieutique.
Cette même logique de diversification et de structuration de l'éco-
nomie halieutique traditionnelle aboutit à la création du Comptoir
d'Exportation du Poisson Sec en 1964 ; la transformation artisa-
nale était aussi soutenue par la collecte et la centralisation des
productions locales, le Comptoir se chargeait de trouver des
débouchés extérieurs et de la sorte étendait la sphère d'écoule-
ment des produits transformés. Le comptoir d'exportation apportait
une correction à l'anarchie et à la faiblesse de la petite entre-
prise privée africaine en organisant une sorte d'office du pois-
son transformé. En fait l'objectif initial du comptoir ne se li-
mitait pas au poisson sec, il englobait toute la chaîne de produc-
tion débarquée. Que l'expérience du C.E.P. ait été malheureuse,
certains semblent l'imputer à la lourdeur de la formule adminis-
trative de son organisation dans un domaine où l'on reconnaît le
dynamisme commercial, cela n'explique pas la substitution du
comptoir par un organisme de type privé (la SAFCOP) où les entre-
preneurs sénégalais s'associent à l'Etat. C'est à notre avis
toute une logique économique qui se met en place.
(1) ).
De.CUPIUV/., -Ln A/A..i.ca n° 63 jarwi..eA 1973
653

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Au cours du second plan (1965-1969), en liaison avec la production
de l'armement amélioré, les cordiers, les pouvoirs publics comp-
taient juguler la hausse du prix au consommateur du poisson frais
et régulariser le cours des débouchés sur le marché national.
Cette opération dénommée "Dakar-marée" devait se prolonger par
l'aménagement, dans les centres urbains et principalement dans
la région du Cap-Vert fortement consommatrice de poisson, de
magasins pilotes qui vendraient directement le poisson débarqué.
L'opération pour rentable et crédible qu'elle s'est avérée dans
l'organisation du marché du poisson frais devait se heurter à la
résistance du pool des mareyeurs qui pratiqua un véritable dum-
ping. Dakar-marée a surtout souffert des problèmes de fonctionne-
ment de la pêche cordière qui n'a pas été en mesure d'approvision-
ner régulièrement ce nouveau marché réservé, il reviendra à un
chalutier français, le "Fils de la Vierge", basé en permanence à
Dakar, et dont les apports réguliers permettent de faire des pré-
visions à long terme, ce qu'excluent complètement les cordiers
dont la production est pour le moment variable" (1). Si l'opération
Dakar-marée succombe, elle tient aux difficultés de la pêche de
l'armement amélioré (surtout d'ordre financier) et au retrait du
chalutier français après un court suivi.
L'accession à l'indépendance des Etats africains n'a pas débouché
sur une coopération inter-africaine efficace et solidaire et cela
a lourdement pesé sur l'exportation des produits halieutiques à
cause des barrières douanières. Les difficultés qui s'amoncellent
dans la valorisation des débarquements de la pêche artisanale,
contraignent le gouvernement à rechercher une coopération régio-
nale qui associe les pêcheurs piroguiers
par l'envoi de pêcheurs
immigrés au Dahomey et dans les pays du Golfe où ils vont se
(1) Bonnandel (1967) op cité, p 239
654

---

prêter à la formation des pêcheurs nationaux et à l'approvision-
nement du marché du pays demandeur, par exemple.
L'intervention de l'Etat s'est manifestée dans le domaine de
l'éducation et de la formation professionnelle moderne du pêcheur
au cours du premier plan, deux écoles virent le jour :
- en 1963,1'Ecole des Pêches de Thiaroye forme des
techniciens de la gestion administrative des pêches maritimes,
- en 1964, le centre de Ouakam se destine à la formation
du personnel navigant des unités industrielles et des instructeurs
associés au travail de la pêche cordière; l'enseignement du
centre sera élargi à partir de 1965 à la formation des mécaniciens
et des conducteurs des moteurs marins. Une cellule de formation
était envisagée aussi à Mbour.
Malheureusement cet effort de formation et d'éducation ne s'appuie
pas sur des structures sociales et les entreprises réalisées dans
la valorisation des productions halieutiques ne seront pas accompa-
gnées d'une organisation conséquente des pêcheurs. Le troisième plan
posera la question de la résurrection des coopératives de la
pêche piroguière. Au plan de l'encadrement administratif, l'action
gouvernementale est éclatée, plusieurs instances s'occupent du
secteur de la pêche de manière désordonnée sans aucune coordina-
tion de leurs activités. Ce ~sordre en matière de planification
économique profite largement à l'entreprise privée au moment où .
l'effort porté sur la motorisation des pirogues grâce à la con-
vention belge au cours du troisième plan permet une augmentation
des débarquements de la pirogue.
655

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_ 2· La réorganisation des coopératives de pêche
L'organisation du mouvement coopératif dans la pêche piroguière
échappe à la direction nationale des pêches et de l'océanogra-
phie ; elle est prise en charge par la cellule ministérielle
de la coopération assistée financièrement par la Banque Nationale
de Développement. La situation financière des coopératives était
alarmante dans les années 1970, leur compte faisait l'objet de
malversations imputées à la "défaillance humaine" des agents
chargés du recouvrement des créances. Il s'est avéré à l'expé-
rience que le mouvement lancé en 1962 se réduisait à "une apophy-'
se de la coopération agricole" (1) ; du point de vue des statuts,
il est régi par le décret du 20 mai 1960 sur la coopération rura-
le et en ce sens la tutelle est revenue au CRAD puis à l'ONCAD
à partir de 1966. L'Etat par le truchement de la banque accordait
un crédit aux coopératives pour acquérir le moteur qu'elles pla-
caient à titre de location-vente auprès de ses membres. La res-
ponsabilité morale de l'opération incombait à la coopérative
devant la banque, un système moratoire permettait de faire face
au retard de .. recouvrement. C'est la période de la coopération
liée à la motorisation, de l'adhésion, condition pour acquérir
un engin marin; " ... la perception du solde du prix des moteurs
se heurta à l'incapacité de la majorité des pêcheurs à se plier
.
à la discipline des remboursements échelonnés ou plus simplement
à leur refus de rembourser lorsque les moteurs tombaient en
panne. On pensa trouver la solution en faisant passer l'attribu-
tion des moteurs par les coopératives" (2)
(1) et (2) Domi.ngo
d.e.ux
J
e.x.pvu...ence./) de. déve.1.oppe.me.ni.
de. .la pêc.he. maA.i.t.i.m.e au. Shl..é.ga.l p 51 et p 50
656

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Le principe de la caution solidaire pour l'acquisition
du moteur
montra vite les limites de la coopération ; la banque bloqua les
crédits à la motorisation alors que la nécessité de se doter de
l'engin était commandée même par l'évolution des conditions de
travail en mer, le poids de la pêche chalutière se faisait sen-
tir sur la pirogue. Par ailleurs, les mareyeurs se sont introduits
dans la coopérative et se sont comportés en véritables spécula-
teurs. La coopération/motorisation fut vite détournée au détri-
ment du pêcheur et dans des circonstances où les coopérateurs
ont pu contester le débit imputé à leur organisme, l'Etat prit
à son actif l'apurement des dettes litigieuses (1), comme il
l'a fait du reste pour la pêche cordière et s'engagea dans une
réforme des coopératives. La gestion de la coopération sera
confiée à la DOPM.
Désormais le mouvement coopératif est structuré autour de deux
cellules :.la coopérative primaire d'avitaillement (CPA) qui est
la cellule de base et leur
union régionale. La CPA, réservée
uniquement aux pêcheurs professionnels se charge d'obtenir indi-
viduellement pour ses adhérents l'équipement, la caution solidaire
est écartée .
. l'union qui e~t l'émanation de la réunion des cellules
de base a pour vocation de commercialiser les produits de la
pêche mais non la production de ses membres; en fait l'union agit
en entrepreneur privé, et est extérieure aux coopérateurs'qui ne
la contrôlent pas du tout ; c,~est une autre conception de la
coopération où la foncti~n de production et de commercialisation
est absente ; la finalité de la coopération s'arrête à la sphère
de la fourniture d'équipement, c'est la coopérative-boutique et
nous avons analysé dans quel sens les mécanismes de fonctionnement
(1) uoiA :J.. DecuppV1..1 ..Ln AtM-ca n° 63 , janv-/.eu 1973
657

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planche 117
une unité artisanale de réparation de moteur
sur la plage de Guet ~dar
planche 118
D. Fall un exemple de p~cheur reconverti
658

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de la coopération relèvent du partage du surplus extorqué au
pêcheur. Mais le problème que rencontre la coopération-motorisa-
tion se situe au niveau de l'encadrement et de la maintenance de
l'équipement. Il n'existe pas de centre doté de structures solides
d'entretien et de réparation des moteurs, les structures d'entre-
tien mécanique initiées dans la phase de 1952 sont éparpillées
et relèvent de l'entreprise privée artisanale individuelle, le
niveau de connaissances des mécaniciens dépanneurs est des plus
sommaires, certains sont formés sur le tas, comme le pêcheur-
chauffeur qui se convertit en mécanicien par la force de la
familiarité avec le moteur marin.
C'est grâce à l'aide canadienne que l'Etat à partir de 1972 tente
de remédier à cette situation. La convention sénégalo-canadienne
financée par l'ACDI (Agence Canadienne pour le Développement
Industriel) permettait de réaliser l'installation du Centre d'As-
sistance pour la Motorisation des Pirogues (CAMP). Le centre
s'est chargé de la distribution des moteurs et des pièces de re-
change fournis par le Canada; des unités d'entretien et de répa-
ration, les satellites sont crées dans les centres de débarquement
importants. A partir de 1975, le centre s'émancipait de la tutel-
le canadienne et mena sa propre politique d'approvisionnement"en
moteurs marins à la pêche piroguière. L'activité du CAMP sera
'intégrée dans un projet plus vaste en relation avec l'aide
canadienne, étendu cette fois-ci à la commercialisation des
produits halieutiques, le CAPAS (Centre d'Assistance à la Pêche
Artisanale).
Si à la dissolution de l'ONCAD, les coopératives sont prises en
gestion par la DOPM, l'intervention du CAPAS, elle, vise à régu-
lariser et à favoriser l'expansion de la fourniture du marché
intérieur de consommation et exclue dans son projet toute entre-
prise d'exportation; si l'existence des centres de mareyage est
tournée contre le:mareyeur traditionnel, il est certain que ce n'est
pas là que le pêcheur trouvera son salut, que le CAPAS risque de
connaître le même sort que COOP-MER (1952-1954) ou DAKAR-MAREE (1965).
659

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3 · Le développement de la pêcbe industrielle sénégalaise
Encadrer et organiser une pêcherie traditionnelle , rassembler
la petite pêche avec ses méthodes de travail autour d'une action
coopérative, et armer une pêche
mécanisée, semi-industrielle ne
relèvent pas uniquement d'une logique de perception "évolutive"
des techniques d'appropriation des ressources halieutiques; cette
démarche n'est pas non plus incompatible avec la création d'unités
réellement industrielles à partir du moment où l'on s'appuie sur
une politique, sur une planification cohérente et solidaire avec
en finalité l'objectif de réaliser un développement national
économique et social indépendant du pays. Cette stratégie initiée
au
début de l'indépendance devait permettre de sortir du sous-
développement et de rompre avec l'économie de traite; elle ne
ressemble à rien avec ce qui se passe par la suite où l'armement
de la pêche industrielle est rénové, vétuste et où la durée des
bateaux acquis atteint un âge moyen de 20 ans d'activité; c'est
une pêche de société publique armée par l'Etat acquise sur la base
du principe d'une coopération bilatérale mutuellement avantageuse
expurgée de toute volonté de domination d'un partenaire sur un
autre. Cette orientation première de la politique maritime du
Sénégal était susceptible de donner au pays les bases d'une infra-
structure de pêche maritime développée capable de répondre à la
demande du marché mondial du poisson, d'éviter de livrer les res-
sources nationales maritimes au pillage du capitalisme des nations
industrialisées et bien évidemment de se doter des moyens de
contrôle et de protection des eaux nationales. Une telle politique
impliquait, pour relever d'une économie nationale, la formation
moderne des pêcheurs, le passage progressif -à long terme- à l'inté-
rieur d'un ensemble économique cohérent et articulé entre ses
composants vers une société émancipée de justice et de progrès
social. Les tenants de l'incitation à l'initiative de l'entreprise
660

---

privée et de la désétatisation des sociétés publiques de l'éco-
nomie au profit de la bourgeoisie bureaucratique néophyte en
mal d'assise économique et sociale feront dominer leur point
de vue du troisième plan national de développement (1969-1974)
au Plan d'Action de la Pêche en 1982.
a • La créatioD d'UD armemeDt national
La constitution d'un armement national ne s'est pas effectuée
dans un climat serein et de maîtrise des formes d'appropriation
des ressources halieutiques sénég1aises, surtout au niveau de
la production thonière puisque c'est dans ce domaine que l'Etat
va initier le premier armement de société d'économie publique:
La Société Sénégalaise d'Armement à la Pêche (S. O. S. A. P.) en date
du 23 octobre 1962.
La production thonière a suscité très tôt de grands espoirs dans
les eaux sénégalaises et dès 1955 la Société des Pêcheries Afri-
caines (PECHAFRIC) constituait une industrie de la pêche sous
toutes ses formes entre autres, la capture du thon et l'exploita-
tion de conserve de thon.
Le Comptoir d'Achat des Conserveries métropolitaines (C.O.F.I.C.A.)
conclut un contrat de fourniture de poisson avec les navires
thoniers en même temps que s'élaborait un projet industriel d'ins-
tallation de conserveries à Dakar. Plusieurs capitaux étrangers
s'intérèssèrent au marché du thon sénégalais, ainsi qu'on le voit
avec l'association des capitaux américains et français au niveau
de PECHAFRIC. L'armement est essentiellement formé par la f1oti1-
le française et la production en constante augmentation trouve son
débouché sur le marché français. La lecture des articles de Marchés
Tropicaux Coloniaux donne une idée de la campagne thonière, de
son importance à l'instar de la campagne arachidière. Le thon
661

---

et farachide sont étroitement liés à leur possibilité d'écoulement
sur le marché français, et cela ne va pas sans poser des problèmes
quand le nouvel Etat sénégalais projette de créér ses propres
instruments pour exploiter ses ressources naturelles.
La création d'un armement de pêche thonière est définie dans le
cadre d'une politique nationale
de la pêche; la politique à sui-
vre se résume au maintien du commerce traditionnel avec la France,
à la création d'un courant d'exportation du thon sénégalais hors
de la zone franc, à l'édification d'un armement national, à
l'africanisation des équipages et à la limitation du nombre des
licences; il s'agit aussi de bien enraciner les conserveries et
de procéder au transfert de pavillon des navires désirant s'imma~
triculer à Dakar ; les équipages doivent inclure dans leur effec-
tif au moins 20 % de marins sénégalais. (1)
Cette politique vise aussi à protéger les ressources halieutiques,
à réserver leur exploitation aux ressortissants sénégalais, "ainsi
les ressources en poisson du plateau continental ne pourront-elles
plus être utilisées par d'autres que les pêcheurs du crû, lesquels
travaillent de façon artisanale et ne risquent pas, comme certains
navires modernes, de les mettre au pillage" (2).
L'organisation des "Journées du Thon" (29-30 janvier 1960) s'est
penchée sur l'élaboration d'une politique de développement accé-
lérée du secteur thonier au plan de l'armement, de la transfor-
mation et de la commercialisation. Ce séminaire sera suivi par
la mise en place d'une Société d'Etudes du Thon sur une période
de deux ans (1960-1961) pour déboucher sur la création d'une
société d'exploitation. Dans la même foulée, est créée la Caisse
d'Encouragement de la Pêche et des Industries Annexes dont l'objet
(1) f'l(J//.c.h.éA 7/l.op-icaweJ n° 779 du 15 odot/l..e 1960
(2) f'l(J//.~ 7/l.op-icaweJ n° 778 du 8 ociot/l.e 1960
662

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consiste à faciliter la pénétration des marchés étrangers par
les conserves de thon sénégalais très compétitif sur le marché
mondial (l).
Toutes ces actions s'inscrivent dans la toile de fond de la poli-
tique de réorganisation des structures économiques en vue de
remplacer la structure héritée du régime colonial par une éco-
nomie socialiste avec l'engagement en avant dans la bataille éco-
nomique de l'Etat: "dans le cadre de la réorganisation de l'éco-
nomie paysanne, c'est à l'intervention de l'Etat qu'est donnée
la première place" (2).
Les intérêts des thoniers français s'opposent à la naissance d'un
armement national susceptible de remettre en question leur privi-
lège et de surcroît toute création nouvelle dans le cadre des
accords franco-sénégalais risque de perturber le marché français
du thon et de briser le quasi monopole de la flotille française
en 1962, les 17 000 tonnes débarquées par la pêche industrielle
le sont par les bateaux français (3). Cette situation de monopo-
le permit aux thoniers basques de quitter les eaux sénégalaises
en pleine campagne du thon mettant en difficulté le fonctionne-
ment des conserveries ce qui souleva de vives préoccupations
du côté sénégalais. La pression du groupe inclinera le Conseil
des Pêches du 28 juillet 1961 à proposer une formule de société
privée d'armement sénégalais associant des capitaux français.
On le .voit, le chemin qui mène à la création d'un armement
sénégalais est très problématique car le Conseil des Ministres
(1) f'lW'l.~ 7Il.op.icaux., n° 790 du. 31 dé~ 1960
( 2) Con/.bten.ce. de. pll.i!-!J-!Je du. PIl.L6.i..d.en.t du. Youvl!../UU!.JTU!.f
23 1llWl/.J 1961
(3) f'lW'l.c.h..é.b 7ll.op.icaux n° 887 du. 20 novenz.lVz..e 1962
663

---

du 9 janvier 1962 maintient son orientation gouvernementale et
décide la création d'une société d'armement en projetant l'achat
de 5 navires congélateurs, la sénégalisation des bateaux espagnols
et japonais et met fin aux activités de la SOciété d'Etudes du
Thon. Le Conseil prévoit d'installer un complexe thonier en 1963.
Mais il ne suffit pas de décréter, il faut trouver les concours
financiers extérieurs pour créér le
complexe thonier et dans ce
contexte se joue l'indépendance économique de l'Etat; bien des
vicissitudes vont entraver l'existence effective du complexe car
"l'égoisme des grandes puissances et l'insuffisance des moyens
matériels et humains dans les pays en voie de développement ne
permettent pas toujours de trouver des solutions équilibrées aux
problèmes qui se posent à tout moment" (l).
L'orientation politique du Gouvernement de 1962 effraie les
milieux d'affaires européens et la Société Sénégalaise d'Armement
à la Pêche (S.O.S.A.P.) créée par le décret d'octobre 1962 ne
fonctionnera réellement qu'à partir de 1965 après de multiples
concessions, entre autres après le changement d'orientation gou-
vernementale, c'est à dire d'un "socialisme africain plus souple
qui laisserait une place moins limitée à l'initiative privée et
permettrait d'amortir les investissements dans un délai raison-
nable." (2)
Du coup les projets en gestation de la société d'armement moderne
et du complexe thonier trouvent un financement par le F.E.D.O.M.
(organisme français) dans un contexte d'ailleurs de difficultés
d'approvisionnement en poisson frais et d'écoulement du thon sur
le marché français ; le conflit entre les pêcheurs thoniers et
les usiniers est ouvert sur la question des prix et tous les
bateaux basques durant la campagne de 1964 sont restés à quai.
(1) A~ca : S.O.S.A.P. , n° 63
(2) f'lQ/l.c.Jz.é..6 7/l..0p.icawc, n° 928 du 22 août 1963
664

---

La convention de financement de la F.A.C. va permettre l'achat
d'un thonier par le Sénégal "en vue d'assurer à ses conserveries
un approvisionnement régulier et de compléter les activités sai-
sonnières de sa flotte nationale, le gouvernement vient de créer
une Société sénégalaise d'Armement et de pêche (S.O.S.A.P.) qui
doit être dotée de cinq unités. L'aide française en la matière
intervient pour permettre à cette société de démarrer sur des
bases financières saines". (1)
Entre 1963 et 1965, année de démarrage de la S.O.S.A.P., des
sociétés privées se sont installées dans l'industrie du froid
et de la conserve, elles associent des capitaux publics et étran-
gers : SOFRIGAL (1963) pour traiter et conserver du poisson,
AMERGER-CASAMANCE constitue des conserveries.
Mais le problème du thon demeure en suspens : la participation
des basques
et des bretons à la campagne pose des inquiétudes en
1964, la question de l'utilisation des entrepôts frigorifiques
de Dakar par les pêcheurs français n'est pas résolue et au niveau
de l'écoulement du produit le volume des exportations de conserves
de thon vers la France n'est pas fixé. L'Etat est amené à s'adres-
ser aux U.S.A. pour la création du complexe thonier dont le pro-
tocole d'accord avec la société américaine AMERAFRICA sera aban-
donné à cause des incertitudes de l'écoulement de la production
sur le marché Nord-américain ; il faudra recourir au prêt sovié-
tique acquis depuis 1962 destiné à la création d'un complexe
thonier et prévoyant la formation du personnel et la fourniture
du matériel avec plusieurs navires ; recours indispensable après
étude des experts de la S.C.E.T.-COOPERATION sur les problèmes
posés par la S.O.S.A.P., ainsi on s'achemine du protocole d'accord
soviétique de construction du complexe signé en mars à la conclu-
sion des négociations en avril 1965 qui prévoie l'exploitation
du complexe au cours du second Plan en 1967. Aux termes des négo-
(1)
~~~ 7~opicaux n° 964 du 2 ~ 1964
665

---

ciations sOviéto-sénégalaises, "Marchés Tropicaux"
retient de
cette convention que "le crédit n'est pas remboursable en devises,
mais peut l'être en thon, ou en toute autre production laissée
â la discrétion du Sénégal" (1).
Les circonstances dans lesquelles la S.O.S.A.P. a été portée sur
les fonds baptismaux n'ont pas été sans difficultés, celles-ci
seront présentes durant toute la vie de la société d'économie
mixte.
Comment se présente l'industrie de la pêche dans cette période qui
va aboutir â la liquidation de la société d'armement sénégalaise
au moment où "l'Atlantique Tropical est devenu depuis quelques
années la cible des thoniers de tous les pays" ?
b . Les industrie. de la pêche
Si du point de vue strictement national, la politique économique
â partir de 1963 recherche la constitution d'un "capital primitif
national" (2) , l'industrie de la pêche, elle, exclusi7ement ac-
caparée par les sociétés françaises se tire
d'affaire très lar-
gement de 1959 â 1976. La formation de jeunes pêcheurs aptes à
travailler dans les navires modernes et le perfectionnement de
l'artisanat de la pêche, utopies des années soixante s'estompent
au profit de l'appel tous azimuts à des investisseurs privés
escomptés pour une diversification de l'activité industrielle de
l'entreprise libre.
(1) 17wz.~ 7/l.opicaux n° 1012 du 3 av/l...i.i! 1965
( 2)
Déc1wz.aLion du P/L.é4i..derd Sengho/l. cl 1.' O/l.ga.ne. de
"1.' /.ln...i.:Lé A/A-i-ca..i..n.R." du 23 mW1.-6 1963
666

---

Le collapse des ressources de l'Atlantique Nord pousse l'expansion
du chalutage dans les eaux sénégalaises, les navires thoniers pour-
suivent à la morte-saison du thon blanc la campagne africaine où
ils tirent un avantage économique certain dans la possibilité
de transformer sur place leurs produits compte tenu des possibi-
lités d'écoulement sur le marché international et du volume
contingenté en France. Jusqu'en 1966, l'ensemble industriel de
la conserverie de poissons et crustacés s'est constitué à partir
d'initiatives individuelles ou familiales très modestes qui ont
atteint en un temps record ce stade industriel; c'est le cas
d'AMERGER absorbantCRUSTAVIF qui s'approvisionne auprès des
pêcheurs
casamançais, de la constellation LANGLOIS-GUERY, ADRIEN
(SURGEL et ADRIPECHE) qui ont intégré dans leur activité l'appro~
visionneemnt, la transformation et la commercialisation.
Dans le domaine du thon, la filialisation et la vitesse du pro-
cessus
d'absorption-concentration découlent de l'excellence des
conditions du marché international où pratiquement tout a été
fait pour étouffer l'avènement d'un armement local susceptible
de porter concurrence aux sociétés françaises.
Les conserveries SAUPIQUET et PECHEURS DE FRANCE contrôlent la
production thonière sénégalaise; ces deux groupes vont s'infiltrer
dans les sociétés sénégalaises nouvellement créées et détiennent
la majorité des actions, comme s'est adjoint le concours de
sociétés boulognaises dans la création des conserveries locales
C~.N.A.L.D.A. et S.A.I.B. dans les années soixante-dix.
Les entreprises véritablement sénégalaises, or1g1nees par des.
capitaux locaux vont s'exercer dans le traitement du poisson et
des crustacés en s'approvisionnant au niveau de la pêche arti-
sanale (PROPECSEN 1968, SOPESEA 1969, IPAFRIC 1973 ... ). A côté
de l'armement privé local, l'Etat recherche le concours de capi-
taux publics étrangers et des privés nationaux pour conquérir le
marché africain en créant GULF FISHER lES avec la
participation
667

---

kowétienne, SOPESINE avec la Côte d'Ivoire et la SAFCOP où sont
invités des entrepreneurs sénégalais en 1971.
Le monde de la pêche sénégalaise si souvent ignoré est en ébulli-
tion au plan de l'exploitation industrielle alors que du côté
artisanal la crise endémique qui secoue la pirogue est évitée à
la faveur des problèmes de l'agriculture et du dynamisme du
mareyage local. Pourquoi, alors la S.O.S.A.P. constitue-t-elle
une zone d'ombre dans le développement industriel de la p~che ?
668

---

_
c • La liquidation de la Sosap
Au regard de la configuration socio-économique de la pêche
industrielle la société d'économie
publique ne constitue pas
une entreprise, elle est un instrument de captation, d'accumu-
lation de capitaux contractés au nom de l'Etat pour permettre
la formation de l'assiette du capital primitif national dont a
besoin la bourgeoisie bureaucratique pour se muer en pouvoir
économique. L'entreprise publique est une aberration que l'Etat
va corriger à partir de 1975, "les responsables de la pêche du
Sénégal ont décidé de se dégager de la gestion directe ou indi-
recte des armements de pêche industrielle, pour se limiter stric-
tement à une politique d'aide à l'investissement qui peut aller
jusqu'à un financement direct par le secteur public, mais en
vue d'une rétrocession immédiate à des nationaux des équipements
acquis par l'Etat." (l)
Ce ravalement de l'entreprise publique à
un instrument d'aide
à la formation de capitalistes nationaux, constitue à côté de
l'institution du Crédit Maritime réservé à l'armement industriel,
un des mécanismes de l'accumulation du capital interne en situa-
tion de domination néocoloniale. La disparition des sociétés
publiques ne relève point d'une fatalité de l'échec lié à la
question de l'adoption des technologies de pointe dans un environ-
(1) Domingo op cité p 59
669

---

nement de sous-développement. C'est une question hautement sociale,
un enjeu de politique économique dont la SOSAP, entre autres
entreprises publiques en est une fameuse illustration ; dans le
secteur de la pêche, l'exemple n'est pas unique, on peut retenir
aussi l'échec de Gulf fisheries. La faillite de la SOSAP et la
rétrocession de l'armement à des entrepreneurs privés nationaux
et/ou associés au capital privé étranger n'interviennent qu'à
la conjonction d'un environnement de concurrence aggravé par
les firmes agro-alimentaires et par la logique de constitution
d'un capitalisme national.
La liquidation de la SOSAP tire ses causes dans la domination et
dans la dépendance du secteur de la pêche industrielle sénégalaise
vis à vis des entreprises françaises tant au niveau de la produc-
tion que du marché du thon. S'il est juste de considérer dans les
problèmes rencontrés par la SOSAP certains facteurs issus du
changement des conditions de l'exploitation thonière dans l'Atlan-
tique tropical (éloignement des zones de capture) qui modifient
la structure antérieure de la production de la société, il ne
faudrait pas occulter les servitudes liées au contrat d'assistance
technique passé avec l'armement français CHARLOT et la concurrence
que les soçiétés françaises ont exercé sur la SOSAP jusqu'à son
effondrement (1) ; "la création de l'armement national de la
SOSAP ... allait profondément modifier les données du problème,
en déliant les usines sénégalaises de la dépendance envers les
armateurs françBis, et en permettant un approvisionnement continu
et non plus saisonnier des conserveries locales. Mais ce nouvel
état de chose ne pouvait que conduire les conservateurs français
à contrôler encore plus étroitement gue par le passé les apports
(1) uoiA. f'laAc1té-6 7/Lop-ic.aux : I.a SOSAI'J tace à .6M d.ill-i.-
cufi...é.6 et à L'opin..i.on - n° du 24
jamJ-UA.1975, p 210-211
670

---

de leurs concurrents sénégalais sur leur propre marché interna-
tional. Les possibilités d'expansion de l'industrie sénégalaise
du thon allaient dépendre, encore plus que par le passé, de la
conquête nouveaux débouchés extérieurs" (1). Mais c'est avant
tout sur le plan intérieur que les entreprises françaises ont
combattu la SOSAP en refusant d'écouler ses captures: "La pêche
en Atlantique. ayant été plus abondante dans la région de Pointe-
Noire. les unités SOSAP opéraient dans cette zone. L'acheminement
des produits de Pointe-Noire à Dakar par cargos nécessitant des
frais supplémentaires que les entreprises individuelles de con-
serves installées à Dakar ne voulaient pas prendre en charge, la
SOSAP obtint l'accord du gouverneement du Sénégal de vendre di-
rectement son produit dans les ports de débarquements. C'est
ainsi qu'après avoir tenté, à son détriment. de faire des échan-
ges de poisson avec certains armements français pour assurer la
couverture des usines sénégalaises à moindre frais, elle fut obli-
gée malgré tout de vendre. L'acheteur était la société française
Interpral qui occupe la 25 0 place parmi les entreprises françaises
d'exportation et qui payait. rubis sur l'ongle et sans délai le
poisson livré à Pointe-Noire ou à Abidjan. Ce poisson n'étant pas
revendu en Chine mais en France. en Italie ou à Porto-Rico." (2)
Quand on arrive actuellement à la liquidation de la SOSAP et à
la rétrocession de l'armement à des entrepreneurs nationaux as-
sociés à des sociétés privées étrangères (pourquoi pas françaises !).
ce n'est pas par défaillance huma~ge ou par faute de gestion des
administrateurs. il s'agit d'une logique implacable d'approfondis-
sement des rapports sociaux capitalistes où la question de l'in-
(1) Rocheteau, op cité p 317
( 2) p/l.OpO-6 de 1.' ~fA.aLi.on de 1.a Socié.:Lé, f{a/l.c1té.-6
7/1.op.icaux. du 24 jarw.uvz. 1975.
671

---

dépendance économique nationale est très largement posée. Ce
n'est pas non plus fortuit que dans la fraction du budget d'inves-
tissement la pêche artisanale est traitée en parent pauvre à côté
de la pêche industrielle.
La faillite de la SOSAP s'inscrit aussi en grande
partie dans
le fait que le marché mondial du poisson est dominé par les
puissantes firmes agro-industrielles qui elles ne peuvent s'acco-
moder de l'émergence sur le marché de sociétés publiques indépen-
dantes capables de se doter d'armement d'exploitation des ressour-
ces maritimes et d'approvisionner des débouchés protégés par
des accords interétatiques. La SOSAP n'a pas manqué de stratégie,
d'implantation de nouveaux marchés, ni d'initier une aptitude
à des reconversions nécéssitées par le développement du marché
et de la production. Donc, ce n'est pas derrière l'accablement
des accords de coopération et la mauvaise prévision de l'entre-
prise qu'il faut expliciter la liquidation de la société: les
difficultés courantes de l'armement tenaient plus de la mauvaise
volonté des chantiers français chargés de la gérance technique
de fournir à temps opportun les pièces de rechange que de la
défaillance de la société à honorer ses créances ; avec les
modifications des conditions de la production thonière en Atlan-
tique, la SOSAP a eu à reconvertir des canneurs en senneurs par
exemple comme elle a élargi son outil de production (achat de
thonniers-congélateurs, de thoniers trans-océaniques).
Un autre volet des difficultés de la SOSAP tient au domaine des
rémunérations avec les exigences du personnel expatrié navigant
(conflit portant sur le pointage des sommes dues par exemple),
donc difficultées de gestion mais aussi d'organisation du travail.
Ce problème laisse entrevoir la question urgente de la formation
du personnel sénégalais dans toute création industrielle.
La SOSAP constituait, il ne faut pas l'oublier, un client impor-
tant pour l'industrie des chantiers navals sénégalais, et avec
672

---

le complexe le pays se dotait d'une véritable surface industriel-
le dont les effets induits ne sont pas sans commune mesure com-
parables avec l'entrée de devises résultant du trafic de licences
de pêche qui laisse la richesse halieutique nationale aux Ali
Baba de la mer.
Une société d'économie publique ne saurait être florissante,
comme du reste des entreprises privées nationales de modeste
envergure quand au niveau même de l'ensemble économique local,
le secteur est dominé et contrôlé pour l'essentiel par des
capitaux étrangers qui en l'espace de la vie d'une rose sont
passés d'un stade artisanal, familial pour atteindre une véri-
table dimension industrielle avec toute la liberté d1Pouvoir se
déplacer là où les profits sont plus juteux. Il y a matière à
réflexion dans la reproduction de sous-développement qui n'est
ni une fatalité, ni une tare encore moins une carence en cadres
humains et en potentialités de ressources et de valorisation de
celles-ci.
673

---

4 . Le Plan d'Action de la Pêche (1982)
L'étude et la conception du Plan d'Action de la Pêche (décembre
1980 - mars 1982) surgissent
à un tournant dans la réévaluation
de la doctrine de l'intervention
étatique dans le secteur primaire
en général. Du point de vue doctrinal il s'agit d'une politique
d'encadrement et d'insertion du monde rural dans l'économie mo-
dernbe, le P.A.P. au niveau du secteur maritime sera suivi dans
l'agriculture par la Nouvelle Politique Agricole.
Dorénavant l'intervention de l'Etat s'applique dans le cadre de
société d'économie mixte après que la puissance publique
ait
fourni les installations dont elle reste propriétaire à la faveur
des conventions contractées auprès de sources financières exté-
rieures. L'Etat agit en intercesseur, en démarcheur des entrepre-
neurs privés sénégalais auprès des organismes internationaux
bailleurs de fonds, en n'exigeant en retour à la société d'écono-
mie mixte que des impératifs de rentabilisation et de prestation
de services qui concourrent au développement de l'économie séné-
galaise.
Deux instruments de promotion et de contrôle des hommes d'affaires
sénégalais, par ailleurs issus de l'élite de l'encadrement adminis-
tratif, sont mis en place et contribuent à l'identification des
projets de développement : la SONEPI (Société de promotion indus-
trielle et d'assistance technique 1968) qui sélectionne les opé-
rateurs économiques et la SONED (Société Nationale des Etudes de
Développement en 1974) qui fournit les informations socio-écono-
miques aux opérateurs économiques publics et privés. Pour para-
674

---

chever l'oeuvre de formation d'un capitalisme national, l'Etat
créé deux structures spécialisées d'assistance financière aux
entrepreneurs privés à partir de 1974 :
- la SOFISEDIT (Société Financière Sénéglaise pour
le Développement de l'Industrie
et du Tourisme) qui draîne
l'épargne internationale publique,
- la Banque Sénégalo-Kowétienne, alimentée par les
pétrodollards arabes couvre les projets concernant la pêche,
l'élevage et l'immobilier.
Dans la délimitation des sphères de compétence entre les deux
institutions bancaires, le développement industriel de la
pêche maritime est confié ultérieurement à la SOFISEDIT avec la
création en son sein du Crédit Maritime : "le crédit maritime
de la SOFISEDIT est destiné uniquement à financer les opérations
de pêche industrielle"
(1). A partir de 1975, on localise la
création de nouvelles unités industrielles telles la conserverie
de Djifer, SOPESlNE, usine de fabrique de farine de poisson
constituée de capitaux privés ivoiriens et de SURGEL, approvision-
née par la senne tournante de 1977 à 1982 à sa fermeture ;
l'opération de Djifer tourne à la faillite au bout de quelques
années à la suite de conflits sociaux et le P.A.P. prévoit sa
reconversion en fabrique de poisson de consommation humaine
sous forme congelée destinée au marché intérieur et éventuel-
lement à l'exportation (P.A.P. rapport définitif 3°phase
p 37)
la Société des Frigorifiques du Nord entre dans ce créneau de
remodélisation du littoral sur lequel la pêche devrait s'appuyer
mais "tout a été bafoué d'année en année au profit de quelques
dirigeants de l'entreprise qui, au fil des jours, a contracté
une dette de 750 000 000 Fr CFA, restée impayée." (2) . Quel
(1) Sé.rL4.ga1 PêcAe. - aoiU 1982
(2) Sol.e.il. du 2 -!>ep~ 1985 : de f.a p~ à
la qua.i.A...ième pf.ace.
675

---

sort sera réservé à la SOFRINORD, on ne peut que constater sa
liquidation qui entre bien dans une logique de spoliation des
pêcheurs.
Le Plan d'Action de la Pêche Sénéglaise apparaît dans une
situation très particulière de la pêche maritime dont on ne
peut plus critique ; il était attendu de cette étude une redé-
finition de la politique maritime qui irait dans le sens d'une
plus grande défense des intérêts nationaux, de la protection des
ressources halieutiques et de la promotion des pêcheurs arti-
sans vers un développement industriel de l'activité maritime.
Nous ferons l'économie de l'étude fine et critique du plan
d'action en l'absence de données pour la première phase d'exécu-
tion s'arrêtant à 1985, pour faire certaines remarques qu'inspire
une pareille étude. L'élaboration d'une stratégie de dévelop-
pement du secteur passe par une organisation rationnelle de
la pêche maritime en identifiant
les voies, les moyens et les
objectifs d'une politique de progrès qui s'attacherait en prio-
rité à résoudre les problèmes de la pêche artisanale compte tenu
de son importance et de son enjeu dans l'économie nationale; on
devrait s'attendre à une reformulation de la stratégie de déve-
loppement du secteur matitime non pas dans le sens du maintien
de deux filières de production (piroguière, industrielle) mais
plutôt vers la transformation des artisans en professionnels de
la pêche, le passage d'une pêche traditionnelle à une pêche indus-
trielle ce qui supposerait une stratégie de "tâche d'huile" plus
intégratrice et plus formatrice d'une économie solidaire avec
des pôles d'équilibre de développement.
Le P.A.P. a choisi une orientation différente qui ne rompt pas
avec les caractéristiques d'une économie de traite même au niveau
du discours qui fait de la pêche industrielle une profession,
une affaire de professionnel, de la pêche piroguière de l'ar-
tisanat, les travailleurs de la mer ne sont pas considérés pour
676

---

des professionnels.
Cette orientation fait du secteur artisanal "une vocation
essentielle de satisfaire la demande nationale" et du secteur
industriel "celle de procurer au Sénégal les devises qui sont
nécessaires à son développement économique et social par le
jeu des exportations de produits de bonne qualité" (chapitre 1
3° phase).
Etant donné le degré d'insertion du Sénégal dans le marché
mondial, mais surtout par sa place dans la division interna-
tionale du travail, c'est encore le système économique de
traite qui est poursuivi
nar la stratégie prioritaire d'expor-
tation des produits primaires ou semi-finis, ce qui explique
le développement séparé d'une industrie de la pêche à côté
d'une pêcherie artisanale. Le Plan ne propose rien de nouveau,
il accentue l'opposition entre les deux formes de production
maritime et réconforte la stratégie d'exploitation du travail
piroguier. Il a cependant le mérite d'affirmer clairement la
nécessité de moderniser l'armement et de privatiser le secteur
de la pêche industrielle (1), point n'est besoin, dès lors,
de s'embarrasser d'un diagnostic de données socio-économiques
'.
et politiques dans le cadre d'une pareille étude pour dresser
des perspectives de développement. Cette orientation ne peut
être poursuivie qu'en adoptant un comportement machiavélique
qui affecte d'une croissance nulle la production piroguière
de 1985 à 1990 alors que "la production supplémentaire néces-
saire à la satisfaction des besoins prévisionnels" devra êre
assurée par le secteur industriel.
(1) S o.le-.if.
12 d
13
1
flOVI?lTliVz..e
1983 : "u.. cUvdop-
pern..en.i ~lV1.a ..in.du-6Uz.-i...€1."
- S péci..a1 pêche ..in.du-6iA.ieLle
677

---

Production projetée en 1990
Année de référence
pêche artisanale
pêche industrielle
1978
1985
+ 32 000 T
+ 38 900 T
1990
-
+ 30 700 T
Le chiffrage des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les
objectifs recommandés par le P.A.P. se fonde sur l'affermage
du surplus de stocks halieutique que ne réalise pas la pirogue
ainsi on part d'une présomption théorique en oubliant que les
zones de pêche ne sont pas délimitées comme des champs d'ara-
chide pour aboutir à une pêche "harmonisée" par l'équivalence
quantitative des productions débarquées par le navire et par la
pirogue. C'est sur cet hypothétique surplus que l'Etat escompte
des compensations financières dans le cadre des accords de
pêche avec la Communauté Européenne. Le jour où le navire dé-
barquera les mêmes quantités que la pêche piroguière, il ne
restera plus à la pirogue que de retourner repeupler les forêts
qu'elle a dégarnies.
Pour peu qu'on accordât l'attention à la réalité de la pêche
maritime, on ne peut partager les conclusions optimistes et
lénifiantes du P.A.P. ; va-t-on déboucher des conflits
entre le navire et la pirogue aux "jacqueries paysannes" entre
pêcheurs-artisans ? Tout le laisse entrevoir des récents
démêlés entre les Guet Ndariens et Kayarois (1) qui ne consti-
(1) Vo-Ut -le. p/l.olLlèJne KayaA.-Yu.d NdaA. p/l.eJl.d une
tOU/lJW./te. cbwmaLique.- .i..n. ljaakaaA. n° 21 - août 1985
678

---

tuent qu'un signe précurseur d'un vaste incendie qu'attise la
réalisation des recommandations du P.A.P. C'est déjà inquié-
tant et alarmant à la fois, que la seule découverte d'un fond
de pêche (de sole) provoque de tels conflits au sein de la
pêche piroguière. Qu'adviendra-t-il du jour où la société
sénégalo-danoise, SENEGAL-SEA-FOOD, atteindra sa vitesse de
croisière en produisant 100 000 tonnes par an, c'est à dire
quand le projet arrivera à doubler la production industrielle
et à combler en partie le retard de celle-ci sur la pêche
artisanale ?
Le P.A.P. ne propose aucune solution probante à la modernisa-
tion de la pêche artisanale qui doit demeurer dans le cadre de
la pirogue. "Il s'agit essentiellement d'améliorer la pirogue
existante sans modifier inutilement les formes actuelles et
surtout ne pas imposer un autre type de bateau "étranger" au
milieu piroguier" (1). Ce qui n'est qu'une autre manière de
cultiver le passéisme du milieu pêcheur alors que "s'il s'agit,
pour reprendre H. Claireaux, de matériel moderne pour la culture,
l'élevage, l'industrie ou ... l'armement, les interessés des
pays en développement, avec l'aide des fournisseurs, savent
très bien s'adapter aux nouvelles techniques. Pourquoi les pêcheurs
n'en seraient-ils pas capables? " (2).
En fait le P.A.P. continue à considérer les pêcheurs piroguiers
comme des citoyens de seconde zone, des ignorants, à faire de
(1) Plan d'Ac:Lion, /Lappod cUti-n-i-li-t p 28
( 2) H. Cl.ai.A.€.aux
: Co1Tlll'l.l?fd e.i powz.quoi. -6QUVlVl. iRA
pêcJuu, iA.arLi.lio~ de-6 pay-6 en cUve1.oppe.rTU!.l'l1, ..in Eco e.i
Hwna.n.i..-1me, n° 173 - -6ep:f...em.e..fl.., odolVu!. 1983
679

---

leur activité une "pêche sociale" que réconforte la thèse de
"l'efficience sociale et économique" de la pêche artisanale.
IL est temps d'en finir avec cette vision anachronique et
rétrograde d'une production maritime qui se réalise à travers
deux créneaux séparés avec des objectifs différents et qui dans
la réalité renforce, dans le processus d'appropriation des res-
sources maritimes, la prédominance de l'armement industriel sur
la pirogue, fut-elle améliorée.
L'alignement de la pirogue sur un marché intérieur étroit est
en lui-même une preuve de l'étroitesse de la production piro-
guière.
"
680

---

Conclusion

---

L'économie d'une pêche maritime piroguière sur le littoral du
Sénégal prend sa naissance des éléments de décomposition de la
société sénégambienne au contact du commerce européen. Les
populations riveraines directement associées comme auxiliaires
dans les comptoirs ont formé des groupes sociaux qui ont su tirer
leur existence de la mer au déclin de ce commerce. Ce processus
d'orientation vers la mer n'est pas linéaire; au niveau de cer-
tains groupes, la professionnalisation a été plus profonde et,
pour d'autres la
pêche restera une activité complémentaire de
certaines formes économiques de production. Le contexte local a
pu jouer favorablement ou négativement sur l'exercice du métie~/
de marin.
Globalement la pêche maritime s'inscrit dans l'essor des relations
marchandes et le développement de l'économie de marché influera
sur sa destinée.
Nous avons déjà vu qu'au XVlllo siècle, à Saint-Louis, le prix
du poisson était déterminé en fonction des prix des denrées
alimentaires courantes ; de la même manière, c'est le marché qui
681

---

fournit à la pêche ses moyens de production. Cette omniprésence
du marché sur la pêche a été tempérée par la faiblesse du niveau
de développement des forces productives en situation d'économie
de traite et par les crises successives de cette économie, qui
ont
libéré des bras disponibles pour la pêche fluviale d'abord,
maritime ensuite à partir de la seconde moitié du XIX o siècle.
L'orientation progressive vers la pêche maritime découle donc
d'un processus de reconversions économiques des ~opulations de
Guet Ndar, la pêche maritime n'a été nullement une activité tra-
ditionnelle propre ; il aura fallu la régression de la pêche
fluviale et les contraintes imposées à l'exploitation des eaux
continentales pour que se dessinent les conditions d'exercice en·
océan. Non seulement les conditions océanographiques locales
faisaient obstacle à toute activité halieutique permanente mais
la pêche maritime devra s'appuyer sur le capital technique et
sur les technologies de transport et de navigation du commerce
européen pour domestiquer le passage de la barre et des hauts-
fonds. L'ensemble de ses moyens techniques et des savoir-faire
provient d'un complexe d'emprunts où se mélangent des apports
locaux et des emprunts européens jusque dans le langage des tech-
niques et dans la manipulation des concepts.
La professionnalisation maritime de Guet Ndar est une oeuvre
produite et continuée par un mouvement de perfectionnement dans
le cadre d'une organisation sociale de la pêche remaniée. Si
la senne de plage s'exerce dans le fleuve en propriété familiale,
elle a recours à une main-d'oeuvre étrangère, migrante d'origine
rurale et il faudra attendre le début de notre siècle pour qu'elle
s'active après initiation en mer.
La masse des petits pêcheurs délogés du fleuve et sans possibilité
de trouver emploi dans une économie urbaine en crise, de surcroit
pénalisés par une immobilisation souvent longue des remous de
l'océan sur le littoral du Nord vont émigrer vers le Sud; cepen-
682

---

dant, la mer reste toujours pour eux un danger à exorciser, elle
n'est pas de leur monde, c'est un "ailleurs", un "au-delà" ;
rebelle, elle fascine la "mère fatale" ; puissante et indomptable,
infinie c'est la force virile, sa fréquentation est une somme
d'épreuves, elle purifie, elle foudroie.
c'est en reconstituant la famille matrilinéaire traditionnelle
autour de l'oncle et des neveux que la pêche maritime organise
socialement les rapports de production. La nature de ces liens
familiaux ne résistera pas à l'approfondissement des rapports
marchands dans la production piroguière. La revendication légiti-
me du père sur ses enfants a constitué la première fissure
d'importance dans l'organisation familiale de la production. Et
plus s'aggrave la détermination extérieure des conditions de la
pêche, que l'économie de marché rogne sur le travail indépendant,
que le surplus dela production parvient difficilement à reprodui-
re le pêcheur et à renouveler ses outils, c'est la famille en
tant que rapport social et système de rapports de production qui
est mise en cause. La propriété des moyens de production devient
de plus en plus fictive et s'ouvre la période de contestation
sourde ou violente des rapports d'aînesse accompagnés de la perte
de crédibilité et du manque de respect à la hiérarchie tradi-
tionnelle. L'évolution désarticulée de la société n'est pas
étrangère à ce renversement de situation.
Cependant les mobiles de ces transformations sociales sont plus
permanents et se manifestent avec plus d'acuité dans les conditions
du travail en mer. Progressivement la pirogue s'est avérée une
structure technique étroite et bornée, impuissante devant la pêche
industrielle et incapable d'entretenir correctement la famille
du pêcheur. La motorisation dont elle a pu bénéficier tardivement
s'est avérée obsolescente en dépit des multiples combinaisons
sociales des techniques de production que la pirogue a supportées.
La multiplication des besoins dans la famille et l'introduction
de nouvelles techniques en relation avec une demande en progression
683

---

ont butté à la "fin de la:pirogue". Les solutions intermédiaires
et les améliorations portées dans la pirogue signent une situation
de pénurie, un manque de clairvoyance dans les choix des projets
et une finalisation liée des politiques en matière de pêche
maritime.
La diversité des situations sociales dans la pêche piroguière,
l'ambivalence de ses liens avec la pêche industrielle et le
développement d'un marché de travail piroguier témoignent véri-
tablement de la profondeur de la crise sociale et économique que
traverse la pêche maritime piroguière et la perte d'indépendance
du travail familial. L'éloignement des zones de pêche et l'allon-
gement de la durée du travail ont induit des comportements de
concurrence et de rivalités entre les systèmes de production
piroguière. C'est dans ces conditions que la simple découverte
d'un fond de soles a ravivé des conflits que l'on considérait
consumés, alimenté des comportements de sectarisme.
Si la pêche traditionnelle s'appuie sur une famille dans une
pirogue, elle est loin d'être uniforme et simplement artisanale.
Les systèmes de production engendrés par ses techniques reflètent
des situations sociales inégales. Les déterminations des oppo-
sitions au sein de la pêche maritime sont multiples et ont évolué
dans le temps et dans l'espace:
- La vieille opposition entre pêcheurs du fleuve-et
marins a fait place à d'autres, mais cette fois-ci entre travail-
leurs de la mer ; le clivage entre petits pêcheurs de filets de
rivières et propriétaires de senne s'est renforcé quand la pêche
s'est déplacée en mer.
- En mer, les ligneurs sont apparus à partir de la dé-
composition de petits pêcheurs du fleuve, des travailleurs de la
senne et des laissés pour compte de la récession économique à
Saint-Louis; l'archa!sme de leur technique et la non-maîtrise
684

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de l'élément océanographique les poussèrent à la migration.
Conquérants tenaces des fonds de pêche. ils accableront le pêcheur
aux filets dormants quand les aires de capture s'appauvrissent.
Les conflits de Kayar se justifient à ce titre avant d'être une
rivalité entre autochtones et migrants.
Au sein de ligneurs, la différenciation s'accentue entre les
déclassés (toolan), les stagnants et les croissants ou les
dynamiques; il n'y a aucune comparaison soutenable entre le
ligneur-voilier, le ligneur motorisé et la ligne glacière. Dans
l'acharnement de la concurrence du navire, ce sont les ligneurs
qui vont s'offrir à la pêche-marée en louant force de travail et
embarcation comme ils sont descendus de leur pirogue pour se
prêter à la senne tournante. On les présente comme les victimes
désignées de la mondialisation de la pêche maritime.
- La catégorie intermédiaire, moyenne des pêcheurs
peut regrouper les propriétaires des filets dormants ; ils ne
sont pas tous logés à la même enseigne bien qu'ils subissent
globalement le pillage et la dilapidation de leurs biens par le
chalut. On trouve parmi eux des stagnants et des croissants plu-
riactifs par la mixi~é des techniques qu'ils pratiquent en fonc-
tion de plusieurs paramètres (saisons, demande du marché ... ).
Il existe des situations intermédiaires dans cette catégorie entre
la propriété et l'association de travail.
- La couche supérieure dans la pêche maritime piroguiè-
re est constituée inévitablement par les propriétaires de senne
tournante qui en plus de la main-d'oeuvre d'origine familiale
emploient, achètent de la force de travail extérieure, rémunè-
rent un capital; cependant les conditions de naissance et d'ac-
cumulation de capital sont rendu ardues dans les conditions
d'effectuation de la pêche piroguière familiale à Guet Ndar. Dans
les saisons mortes de la senne, le collectif se reconvertit
partiellement dans la ligne-glacière.
685

---

Ces raisons nous ont conduit à adopter une attitude critique vis à
vis de la thèse de l'efficience économique et sociale de la
pirogue (1) qui conçoit le maintien de celle-ci devant l'enjeu
mondial de l'appropriation des ressources halieutiques, face à
l'accession récente de nations modernes à des moyens industriels
considérables qui tranchent avec leur absence d'histoire maritime.
Cette perception de la pêche maritime piroguière aboutit à con-
sidérer celle-ci capable de résorber le sous-emploi, à nier le
phénomène d'exode, de départs et la reconversion des pêcheurs,
"au Sénégal, non seulement on n'observe pas de fuite d'actifs de
la pêche vers d'autres secteurs, mais en outre, la pêche fait
appel à la main-d'oeuvre saisonnière d'origine agricole: ceci
est contraire à ce qui est relevé dans les autres pays de la côte
Ouest-africaine" (2).
Notre étude révèle un processus contradictoire et beaucoup plus
complexe, les transformations sociales dans la pêche maritime
piroguière n'ignorent pas les phénomènes de dissolution-conser-
vation et de régression dans le cadre de la petite production
marchande. La tendance à la subordination du pêcheur au marché
conduit à l'exploitation du travail familial, à la séparation du
travailleur et des moyens de production. Le mouvement actuel est
"
saisi par la concentration de la production entre les mains d'un
petit groupe, la voie de la prolétarisation de la majorité est
tracée, son exploitation par la minorité débouche sur la transfor-
mation des moyens de production en capitél, en marchandise.
(1) • La pêch..e. ~anale appM.aU COTTllTU!. la plu-!J etlic.ien1.e.
-!Joci..a.f.emen.t el écononUquem.erd, du. poi.n:t de vue de la /l..e-MOWl.ce, de
la coilectiv.i.li nai.ionale el de L'eniA.ep/l...iAe • - pO-!J.iLi.on de 1Ue.RJvz.
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el P/l.aLi.que-!J - '1AO - av/l.il 1983 - p 3
( 2) 1Ue.RJvz. : • POWl. WU!. app/l.ocJz.e. gLoR..a1.e. de-!J p/l.oRJ..è.nze-!J
de pêch..e. - L'ex.pbUen.ce de La /..i.1..-ièA..e. du. po-ïA-!Jon au Sé.n.R..gar pll
686

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Le procès de production de la pirogue en se heurtant à la pêche
industrielle montre que le travailleur de la mer ne peut évoluer
en demeurant rivé à un armement surrané, son insertion dans le
marché mondial du poisson au stade de la production piroguière
le laisse désarmé à toute forme d'exploitation de son travail.
La ligne-marée est acceptée autant qu'elle est justifiée par la
raréfaction des ressources que la pirogue pourrait atteindre et
par l'absence de moyens modernes du pêcheur.
La bipolarisation de la pêche maritime entre le navire et la pi-
rogue conduit à une concurrence qui affecte l'état des ressources
les conséquences en sont la pratique des rejets immatures à
laquelle participe la pirogue avec la senne tournante, le refoule~
ment par les navires d'espèces après sélection - les prises
accessoires - ; c'estune menace de rupture écologique qui n'épar-
gnera pas la solidarité organique de la chaîne halieutique. La
prolifération des accords de pêche, le trafic de licences, la
violation permanente des eaux nationales et le non-respect des
sphères de compétence de chaque armement font supporter un effort
de pêche dont on ne mesure pas réellement les conséquences sur
les stocks de poisson connus.
En réaménageant les structures de commercialisation du poisson
avec la spécification des objectifs poursuivis par le navire et
par la pirogue, l'Etat a donné au C.A.P.A.S. les moyens de se
camper dans le marché national. Le C.A.P.A.S. rompt avec les ex-
,-
périences antérieures de vente de poisson (COOP-MER, CEP, DAKAR-
MAREE), privé de l'exportation
et sans garantie pour compter sur
l~pprovisionnement de la pirogue qui elle-même ne dispose pas de
moyens de répondre à cette demande à structurer.
La question de la reproduction du pêcheur et de sa famille est
posée et l'avenir de la pêche piroguière apparaît problématique.
Va-t-on s'acheminer vers une autre évolution, vers une nouvelle
restructuration de la pêche maritime piroguière ? Quelle alter-
687

---

native se profile-t-elle, qui en seront les acteurs? Si la
pêche maritime résiste encore en investissant la famille à Guet
Ndar, les jeunes pêcheurs se rendent compte que la base familia-
le est exigue ; s'ils veulent rester dans la pêche, ils ont besoin
de se moderniser, d'accéder à une formation moderne, de partici-
per aux prises de décision des coopératives ; ceux qui ont été
à l'école et cherchent à préserver leur identité n'hésitent pas
à revenir dans la pêche quand l'instruction ne débouche pas sur
une formation.
Au point de départ de la pêche maritime piroguière, la profes-
sionnalisation du pêcheur était une réponse à une crise de socié-
té ; à quelle solution débouchera la crise économique actuel-
le qui a entamé la pêche piroguière ?
Les formules d'association indépendante de jeunes pêcheurs cons-
titueront-elles des réponses d'avenir avec l'édification des ports
secondaires et des infrstructures d'accompagnement sur le littoral.
La volonté de s'organiser des peêheurs peut donner en soi la clef
des solutions à venir. L'effort de modernisation en dépassant la
pirogue doit inclure une politique de formation nouvelle du pêcheur
complémentaire à l'aménagement du littoral et aux structures
d'encadrement du monde de la pêche maritime. C'est sur le terrain
de la modernisation que peut déboucher la concertation nécessaire
entre les pouvoirs publics et les pêcheurs nationaux autrement
que par la politique actuelle où la pêche maritime piroguière se
trouve désarçonnée en face de l'armement industriel. Il est pos-
sible de faire le saut inévitable, et dès à présent, du "décollage
économique et social".
688

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