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u~t:.t1
J-\\I\\I\\,Jt:LLlt:t1.
PSYCHOLOGIE' ET CONVENTION
ETUDE DE LA FOLIE DANS
1
HAMlET
LE ROI LEAR ET
TIMON D'ATHENES
DE WILL SHAKESPEARE
-
~
. - .,-
-
)
THESE DE DOCTORAT DE TROISIEME CYCLE D'ANGLAIS
Sous lil Direction de
Direction Scientifique
Mr P,nrick RAFRDIDI
Mr Victor BOURGY
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Dedicaces
IV
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I~~.1D(JCTION .
G=-'-f;LD!~R!:: I:
coS::.rOGOIIT2
EIIS':..BRl'HAlIŒ
~
TYrOLOGIE
DE
LA
?OLE:
7
A
Les él~ents et l'homme
10
B-
La place de l'hoffiffie dans l'ordre cosmique
élisabéthain
15
c-
La folie ca:!'l:il.e inadéquation _entre l ~·noIIIJ:le et la
nature
20
,
,
D-
SX;llications presumees de la folie
27
ï) ~'arnour et la hai~e
27
2) Le désespoir
32
3) Le non-con:'ormisme
35
~) La richesse ~atlrielle et la pau\\Teté
37
E-~'~anifestations et caté'gories de la folie
Ll2
1)Les lunatiques
42
2) Les mél2ncoliques
45
3 )Le3 amo':;rc".,1X
4.) :'r:;z bO:1f:O~1S
54
5)L03 i::lbéciles
55
5) Appare~~es eÀ~en12s de la =olie
53
·T,'1 ...... -:'~
.,v':"_..J
62
.
\\
TI- ~e p~o~le~2 meta~~ysiq~e
77
i ;1a soa.t":'ra..'1c e
78
2) Le zto'icis::l.~

I I
3) Lla.~oisse
86
4) Llidéali~e de Lear
95
5) Le suicide et l'esthétique du fo~ tragique
99
C_Hypo:risie so:iale et complot contre le foa
154
D. Liberté et captivité
110
E- Pouvoir et répression
113
117
123
h- 1e fou face i
la civ~lisation
125
1) Les émancipés et 188 " a'J..tres"
125
2) Folie et conscience de soi
127
3) L' a~torité
134
4) L'ordre
133
5) La j'~stice
6) La ~orale et le scandale
7) 1a philosophie
150
B- La peur et la colère
156
~- La pauvreté :crifue et fàrme dè .folie
162
D- ~e fou et la " 3.oue de Feuil
i 68
181
185
.!...- ViS2,;G3 de le. folic
188
3- Vis2..,;ez ::e la d~=aisç~
201
c- ~~ison, dé~aiso~, foli~
237

III
242
A- ~t~t co~e fo~e d'exorci~1e
245
1) Inaces et synbolisme d~~s le langage du fou
245
2) ~'ordre dans le l~~~e du fo~
253
3) Le lisco~rs exorciste de la folie
256
B- Le ~~ve et l'L~agination
262
u - 1e
cynis~e et le rire : revanche du fou
269
D- Le ~ou co~~e ~évolutionnaire
279
284
COHCLU3Ior
289
294

IV
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VII
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INTRODUCTION

Ecrire avec
la prétention d'apporter quelque
chose de nouveau et
explorer des
sentiers vierges
peut
paraltre une folie d'intellectuel en mal de notoriété,
quand le sujet choisi traite de certaines oeuvres du plus
grand dramaturge de l'histoire
, ~illiam Shakespeare.
Les vies entières et les innombrables volumes critiques
consacrés à
son oeuvre pourraient décourager les
plus
vaillants apprentis-sorciers. Mais,
je ne sui. pas appren-
ti-sorcier,
et
je ne prétends pas apporter de solution
définitive aux problèmes posés i l y a quatre siècles en-
viron par cet e~prit de génie. Je me propose simplement
d'analyser un problème de fond-la folie- qui existe de-
puis que l'homme vit en société,
et qui semble intrinsè-
quement lié au fait
social lui-mAme. En d'autres termes,
je me servirai des oeuvres de Shakespeare -Hamlet, ~
Roi Lear et Timon d'Athènes notamment -
pour ae-'rsr
les
liens qui existent entre le fait
social et le phénomène
de la folie.
Ce choix de références nécessite avant tout
deux précisions
Je
situerai
le contexte
socio-cosmogonique
qui a
produit Shakespeare et marqué
son oeuvre d'une em-
preinte bien distinctive quand i l s'agit d'une approche
de l'homme,
de la nature,
des dieux,
de l'être et du de-
venir,
des
créatures et des
choses.
-
Cette situation historique ne vise qu'à
clarifier certaines allusions
ou inférences qui resteraient
incompréhensibles aux non-initiés et que j'utiliserai dans
ce travail de recherche. Autrement dit,
j'essaie de faire
une étude de
la
folie dans
l'absolu en ne
tenant
compte
que de son rapport à la société en tant que structure

2
génératrice de lois et de superstitions nécessaires à
sa
préservation,
mais sans oublier que Shakespeare a déjà
fait
l'essentiel de ce
travail,
mOme s ' i l ne se souciait
pas des préoccupations qui me motivent quatre cents ans
après.
Etudier la folie dans Hamlet, Le Roi Lear et
Timon d'Athènes ne relève pas d'un choix au hasard.
En
effet,
ces trois tragédies traitent de façons différentes
mais complémentaires du thème de la folie -
ou peut-être
de la non-folie,
comme
j'essaierai de montrer plue tard
ce qui fournit
un vaste champ d'exploration des divers
aspects du sujst. Il ne s'agit pas ici de décréter comme
un démiurge que le thème de
telles pièces est la folie
ou la vengeance,
mais d'analyser un thème
commun tout
en
sachant qu'une pièce de Shakespeare est comme une marmite
bouillante où le vulgaire cetoie le sublime,
le beau le
laid,
où la vertu et le vice,
la morale et
la débauche,
le bien et le mal
trouvent
leur place,
en un mot,
un lieu
où l'humanité apparaft
toute nue avec
ses qualités
et
ses
difformités. Je laisserai néanmoins à G.B.
Shaw la liber-
té de vitupérer des
injures contre
ceux qui
osent ne
pas
penser comme lui en matière de
critique ou d'interpréta-
tion shakespearienne.
Car à mon·avis,
c'est
bien d'inter-
prétation qu'il
s'agit au sens
où l'entendait A.C.
Bradley,
à
savoir que
je me limite à
l'oeuvre d'art
telle quelle
sans chercher des explications de
l'extérieur.
Il
s'agit
aussi de faire
comme si
les personnages étaient vivants
et leur vie
fictive une vie d'êtres réels.
En cela,
j'a-
dopte la méthode de Bradley, G.W. Knight et John Dover
Wilson.
Ce dernier,
dans
l'introduction de
la
troisième

7
/
édition de Bon très célèbre
"What happans in Hamlet",
s'atta-
que à
toute tentative d'analyser un personnage dans l'abstrait
sans tenir compte du îait que ce personnage est toujours en
situation. I l s'adressait alors à
Ernest Jones dont l'appro-
che îreudienne dénature complètement le personnage dramatique.
Hamlet est plus réel que l ' a r t ,
si
j'en crois G.W.
Knight.
C'est pour cela qu'il
pose des problèmes très compliqués sur
lesquels un consensus est impossible
ces problèmes
ont
été
presque réduits à
la psychologie pendant le dix-huitième siè-
cIe
i l Y aura par la suite une hamletologie allant de 1'an-
thropologie à la psychopathologie en passant par la psychana-
lyse îreudienne essentiellement.
Mais qulil
s'agisse ne Hamlet,
Laar ou Timon,
mon
intention est de politiser et d'actualiser le débat sur la fo-
lie.
Les personnages ne sont ni isolés ni abstraits,
mais bien
en chair et en os et vivant parmi nous
ce sont des ~tres so-
ciaux qui réagissent en face de forces plus ou moins hostiles
dans un cadre conventionnel que nous appelons société.
Erasme
pen••
que folie veut dire ignorance et ivres.e. Il a raison,
si l'on se limite à
ces deux formes de manifestation d'un phé-
nomène aux mille facettes et dont
les racines plongent en des
endroits très inattendus. Mais Erasme ne voyait pas tout.
Il
n'était pas Janus.
Il faudra s'attaquer au noeud gerdien du
problème quand on a devant soi des personnages aussi différents
et originaux que Timon,
Ophelia, Apemantus,
Lear et son fou,
Edgar et Gloucester,
Hamlet et tant d'autres évoluant dans
des contextes 80cio-politiques différents dans leurs formes,
et en butte aux multiples hasards des conventions sociales
qui font
figure de destin inexorable.
Là où la passion et
l'idéalisme font
succomber Lear et Timon,
Hamlet trébuche et
s'écroule sous les effets combinés de la pensée et de l'ac-
tion.
Point commun
les trois héros tragiques sont tous pris

4
au filet des conventions et de l'ordre.
Lear
peut-Atre à un
f
moindre degré,
car i l s'y jette plus ou moins de son plein gré
sans savoir ce qui l'y attendait.
Les trois pièces de théâtre que
j'analyserai,
ont
été écrites pendant la période qu'on est convenu d'appeler
en littérature,
"La période élaabéthaine" -
seizième et dix-
septième siècl~ Je commencerai donc par le contexte socio-
temporel et cosmogonique car,
les Anglais,
comme le souligne
Maurice Castelain dans 80n édition bilingue du "Songe D'une
Nuit D'Eté",
sont des gens qui croient autant -aux maisons
hantées qu'à la table de multiplication".
Après cette partie qui
situera la folie dans un contexte social
à un moment historique donné,
j'aborderai le deuxième chapitre
où j'essaierai de montrer la société comme mécanisme répre~-
sif où les normes et la métaphysique,
autant que les pièges
de l'hypocrisie et
la force nue du pouvoir se
joignent ensem-
ble pour créer et maintenir dans un univers à
part cet étran-
ge personnage du fou.
Toutes les valeurs sociales permettent
a~~,
de le désigner et de le singulariser.
Cela estYvalable pour
Hamlet qui,
selon Polonius,
est devenu fou de
trop aimer
Ophelia, que pour Timon qui succombe à
la trahison de ceux
qu'il
croyait Atre des amis
f
valable encore
pour Lear vic-
time de
son idéalisme mais aussi de l'ingratitude de ses ~1lles
et du conflit d'un monde en mutation où i l perd son identité.
Le
troisième chapitre exposera les réactions du non-fou -
le
fou pour la convention -
face à
ce vaste complot où la majori-
té,
sous
le ~anteau en mo~e de la cïvilisation, essaie de le
subjuguer.
Le fou social face à
l'autorité,
l'ordre,
la justi-
ce,
la morale,
le scandale,
la philosophie et
l'éthique socia-
le.
Il sait que
sa présence fait
peur,
et que
sa survie dépend

5
de sa capacité de se défendre au coude-à-coude,
de s'opposer
pour s'affranchir des
tutelles,
d~menotte8 et des prisons.
Il prend conscience de
sa pauvreté dès l'instant qu'on dit
de lui
"Voilà un fou".
Alors,
i l se pose la question de sa-
voir ce que vaut la vie et ce que vaut la mort.
"Etre ou ne
pas être". Agir, ne pas agir. Mourir. Et puis son destin in-
flexible,
cette roue incandescente qui
tourne et ne s'arrête-
ra peut-être
jamais •••
Le fou réagit.
De façon raisonnable,
ou quelque-
fois déraisonnable,
car si la société accepte et
tolère la
déraison jusqu'à un certain point,
la folie,
elle,
ne peut
jamais être raisonnable.
Il ne s'agit pas d'un accident.
Raison et-déraison d'une part,
folie de l'autre,
avec des
interactions possibles,
tel
sera l'objet du quatrième cha-
pitre, avec les différents-visages de ce qui a
été l i b e l l '
cornille folie
par le consensus.
Ici
lterreur et le doute,
qu'il
s'agisse respectivement de Lear et Timon ou de Hamlet,
peuvent
conduire à
une mise en quarantaine.
Mais le fou isolé et ré-
primé nten aura pas moins sa réalïté et sa vérité à
découvrir
par une transcendance de son sort,
ce qui le mène sQrement
vers la raison.
I l se met alors à
recréer le monde.
Le cinquième
et dernier chapitre,
intitulé "Le Fou,
Artiste et Créateur"
pose la folie comme tansformation de l'univers.
Il ne s'agit
pas de"La folie et de l ' a r t " ,
mais plutet de l'action qui
permet au fou de retrouver son id&ntité,
de se remettre dans
sa peau pour faire
face à
la civilisation et recréer un autre
cosmos où i l a
des chances de survivre et de
s'épanouir
le fou se vengeant du monde et exprimant
toute sa puissance
par le rire,
le cynisme,
un langage qui déforme,
~ransforme

"
6
forme
ou crée autre chose
et va au-delà des
limites humaines
le
fou,
révolutionnaire ac~ir.
\\J

7
1. COSMOGONIE ELIfABETHAlNE ET TYPOLOGIE DE LA FOLIE

,
L époque éliSabethaine est caractérisée essen-
tiellement par des idée. communes sur le monde spirituel
. ,
et le monde temporel. Cette unité de. éliSabethains autour
d'une conception bien précise de l'univers se reflète dans
Hamlet, Le Roi Lear aussi bien que Timen d'Athènes. Il
t'aut noter cependant qu'il s'·agit d'une ère de transition
où certaines choses considérées jusqu'alors comme éviden-
tes sont remises en question. Le Moyen-Age vient juste de
sombrer pour faire place à
la Ronaissance. Cetto transition
O%plique en grande partie los dit't'érences d'interprétation
de t'aits sociaux et des phé~omènes spirituels pour des
gens vivant dans la mOme sphère humaine et ayant à peu près
les mOmes exp'riences quotidiennes. Il y a des querelles
entre gens de la Cour et Puritain. sur la nature des spectres.
Mais
ces traite mineurs releTant du changement en cours
n'enlèvent rien au t'ait que,
sur la conception globale de
l'univers,
i l Y ait encore un consensus qui particularise ce
qu'on pourrait appeler "le monde élisabéthain". Il y a sur-
tout cette conception de l'ardre où chaque chose, chaque
atre a sa place selon une loi de la nature ou des dieux et
dont la négation entraine un chaos dont la seule pensée et'-
t'raie. Ainsi les élément. ont-ils leur raIe à
jouer et leur
place dans la vie de taus les jours. L'homme,
composé d'élé-
ments mais ayant une llme et un ssprit -
ce· qui le met au-
dessus des éléments naturels -
occupe une place spécit'ique
dans la hiérarchie élisabéthaine. Ses conflits avec la na-
ture sont toujours à l'origine d'un mouvement de déséquilibre
dG à une perturbatian de l'ordre naturel 1 i l en résulte iro-
niquement que
c'est
l'homme qui
est
toujours
la première
-
si-
non la seule victime de ce déséquilibre
;
i l devient malade

9
ou fou et présente dans
tous les cas des
traits qui permettent
de
le distinguer.
Cela permettra plusieurs
explications de la
folie
selon ses manifestations
et
ses
causes présumées.
J'étu_
dierai donc,
dans
ce premier chapitre,
les conceptions
communes
des
éliSabéthains
relatives à
l'ordre
cosmique
et
leurs dirré-
rentes explications de la folie eu égard à
la place de l'homme
et
ses rapports avec la nature.

10
A- LES ELEMENTS ET L'HOMME
·Le mot -élément- a une significa-
tian un peu spéciale quand i l s'applique au monde éliSabéthain.
Dans la science moderne,
certains pensent,
si
j'en crois
E.M.W. Tillyard, qu'un élément serait une autre désignation
de la plus petite particule de quelque chose qui
tendrait vers
l'atome à
un moment où la recherche n'a pas encore permis 1'i80-
lation de l'atome.
Erreur grossière,
car -élément" veut dire
tout à
fait autre chose pour les éli3abéthains et,
avant eux,
le Moyen-Age. Il y a avant
tout une uni~é~\\,la matière qui
/~""- ·"l·0,.
L'<'\\"
~ ~?~
,r-v
/ . .
........
~
é
ne remet
pas en cause le fait qu'e~~~ soit co.p~~ e car uni-
V {e
\\('~
t~ icS veut dire t non pas indiViBi6ili.té~~ad.~quatian
,~~ \\
) ~)}
avec soi-même.
Les éléments dans ce contexte ne~sont que des
'. ,,-----.-/. .i;'/

nI,.
/
quali tés de la matière. Tillyard en ci te.;,une,v'èl'éfini tian donnée
'~.~:.: .--"
par Némésius
:
·Chacun de ces éléments a deux qualités combinées
qui en constituent l'espèce ou la nature. Cependant,
ces qua-
lités,
par elles-mêmes, ne peuven~ pas 3tre des éléments; car,
les qualités n'ont pas de corps,
et d'une chose immatérielle
on ne peut pas tirer quelque chose de matériel.
Il s'en suit
nécessairement que chaque élément est un corps, un corps sim-
pIe,
et
tel qU'il ait en fait,
en lui-même et au plus haut de-
gré,
ces qualit~s : le chaud,
le froid,
l'humide et le sec!'.
~)
Ces quatre traits sont communs à
toute la matière,
sous quel-
que forme qu'elle se présente. Ici,
je m'intéresse particuliè-
rement à
l'homme et à
la façon dont i l est composé selon la:
théorie des ~l~ments. Les quatre éléments contitutifs de toute
matière ont chacun deux des caractéristiques ci-dessus combinées
d'une certaine manière. Ainsi,
le feu est chaud et sec,
l ' a i r
chaud et humide,
l'eau froide
et humide et la terre froide
et
sèche.

,,.,
Cette correspondance entre
telles qualités et tels éléments
se reflète de façon mécanique chez l'homme et permet de com-
prendre son caractère et son tempérament
i l sera colérique,
mélancolique,
flegmatique ou impulsif selon les rapports entre
les quatres humeurs" inhérentes aux quatres éléments,
~ savoir
la colère,
combinaison du chaud et du sec comme daDs le
f e u ,
le flegme,
combinaison du froid et de l'humide comme dans l'eau
la mélancolie qui résulte d'une combinaison du froid et du asG
~om.e dans la terre et,
enfin,
l'impulsion qui provient de la
chaleur et de l'humidité comme dans l ' a i r . Les quatre humeurs
sont présentes dans chaque personne,
mais dans des proportions
variantes. I l est
important de
savoir,
ici,
que ces quatre
humeurs
sont directement produites par la nourriture et les
boissons,
ce qui explique encore leur proche parenté avec les
éléments dont elles ne sont que les produits
elles prennent
forme après le passage de la nourriture
par le foie qui la
transforme en ·substances liquides·. Tillyard en a
dressé le
tableau de correspondance ci-dessous
(2)
Elément
Humeur
Trait commun
Terre
Mélancolie
Froid et sec
Eau
Flegme
Froid et humide
Air
Impulsion
Chaud et humide
Feu
Colère
Chaud et sec
Les humeurs produisent chez l'homme ce que Tillyard appelle
nIes esprits vitaux· et "les esprits animaux" qui conditionnent
et contr81ent la vie,
les passions et la pensée.
Cette présen-
ce active des éléments n'est pas sans influence sur l'homme
spirituel car,
s ' i l a
en lui une partie immortelle -
l'âme -
à
laquelle une grande importance est attachée dans le monde

i2
éli~abéthain, celle-ci existe dans le corps composé d'éléments
et ne peut se manifester s~r terre que par l'intermédiaire des
mouvements des corps.
Influence donc des éléments sur le com-
portement humain par le biais des humeurs.
De là le danger
permanent d'une anomalie de comportement si une humeur existe
en quantité excessive
1 l'équilibre naturel est ainsi détruit.
Hamlet n'envie-t-il pas Horatio qui a
-un tempérament et un
jugementS si unis et harmonieux? Cette harmonie découle d'une
autre forme d'harmonie élémentale. Un corps sain contenant un
esprit sain en est la consécration ultime. La fausse note dans
cet ordre est introduite par le ceté non-élémental de l'homme
1
l'Ame,
les passions,
l'appétit,
l'esprit. L'appétit qui pousse
une personne à boire de" l'alcool.
crée un divorce entre la ra~
son et l'instinct de cette personne.
de même que la passion
l'entraine shors d'elle mAme".
C'est l'appétit qui dicte aux
filles de Lear des actions dont le résultat sera la folie ra-
geuse de leur père et la catastrophe dans l'empire; Gertrude
ne sait pas résister à
ses désirs et Hamlet,
réagissant avec
beaucoup de passion.
en perdra presque la raison. L'interac-
tion est évidente ici entre les éléments et l'Ame immortelle
mais i l y a
plus:
l'homme.
du fait qu'il a une partie immor-
telle en lui.
participe aussi du cosmos tout entier.
Il en est
une image réduite reliant la matière et les cieux.
Il devient
microcosme reflétant à une échelle réduite le mouvement COs-
mique. Cela explique inversement la folie -
de faton positive-
comme symbiose entre la nature et lthomme en tant que celle-ci
-
la folie -
demeure une expression. dans le sujet. d'un conflit
entre les éléments eux-mêm~ Nous nous trouvons devant une
métamorphose convulsive où l'homme communique avec la nature

13
et
"se déclare-
-
pour emprunter l'expression de Giraudoux.
Lear apostrophe les éléments et les dieux dans sa folie,pen-
dant des moments de délire où i l échappe à la lourdeur du corps.
Timon accuse le
soleil de voler l'eau de la mer qui à
son tour
consomme
la lune.
Il y
a
donc de
toute évidence un contact
en-
tre
toutes
les
composantes du cosmos,
de
la matière à
l'esprit,
des éléments à
l'Ame.
Ce mouvement ne
se
fait
toutefois
pas en
sens unique,
surtout
lorsqu'il
s'agit de la folie.
En effet,
~
un désordre cosmique
8e reflète dans
l'homme,
ce dernier peut
rétablir l'ordre quelquefois en retournant aux éléments
pour
les réconcilier avec
le8
in&tincts,
les
passions et
l'Ame~ Il y
a une croyance selon laquelle l'hellébore permet de guérir la
folie,
c'est-à-dire,
recréer un équilibre dans le
sujet déran-
gé.
Il
est
inutile de dire que
cette plante ne changerait rien
à
l'état de Lear ni de Timon,
encore moins d'Edgar ou d'Ophelia.
C'est ici qu'intervient
l'eau comme élément
purificateur selon
la croyance de l'époque.
Hamlet
se remet de
ses
troubles à
son
retour d'exil
i l revient à
Elsinore,
pur,
lucide et
très cal-
me.
L'eau de la mer est,
ici,
l'opposé des
eaux magiques qui,
d'après Ovide,
ont la propriété de transmettre la folie à des
esprits
sains
J). L'eau symbolise l'infini où les tares et
les anomalies
se
perdent.
Ce
pouvoir purificateur de
l'élément
liquide
fait
son effet
chez Lear et Timon.
C'est
sous
l'orage
que Lear atteint
la sérénité de
la
folie qui
lui permet de voir
la condition humaine comme un dieu assis au sommet de
l'Olympe
et
observant
la création.
C'est au bord de la mer que Timon
se réconcilie avec
la nature dans
un geste qu'il considère
d'anéantissement.
C'est dans
l'eau qu'OpheliA disparaît,
lais-
sant derrière elle
comme une
comète
liquide
pavoisée de
fleurs,

1 4
toute liberté dans la mort.
On se rend compte que le contact
avec l'eau rasséréne
l'homme
et
le
fait
passer d'un état
d'hésitation,
de confusion ou de
trouble,
à un état de trans-
cendance des difficultés immédiates. La purification originelle
par l'eau qui a
débarrassé les dieux des hommes méchants
pen-
dant le déluge auquel
seuls Deucalion et
sa femme
Pyrrha
ont
survécu,
retrouve i c i .
au niveau
individuel,
un écho bien sono-
re
(4).
Il
s'agit de repartir à
zéro et de recommencer le monde
si
on survit à
l'eau.
Il
s'agit de rétablir un équilibre perdu.
C'est le contact
le plus
intime.
le plus profond entre
l'homme
et l'élément.
Il
faudra maintenant
comprendre la place qu'occupe
l'homme dans
ce cosmos dont "il est une
image
réduite.
L'univers
étant un tout
organisé et hiérarchisé,
l'homme y
aura so.rement
cette
place spéciale que lui confère
son ambivalence -
Ame et
corps
tendant
respectivement vers les dieux et vers
la matière

1 J
B- LA PLACE DE L'HOMME DANS L'ORDRE COSMIQUE EL~BETHAIN
Placer l'homme dane une chalne de l'exie-
tence présuppose un'. ordre plus grand qui englobe le microcoeme.
Cet ordre, c'est le macrooosme où la hiérarchie telle qu'elle
exiete est considérée comme évidente et n'est pas remiee en
question.
Elle est et doit rester ce qu'elle est.
A un niveau
inrérisur,
c'est-à-dire œicrocosmique, l'hoœ.e est composé de
tous les élémente qu'on retrouve dans les autres 'tres et les
choses de la création 1 étoiles, œineraia, oiseaux, animaux,
eaux, herbea,
rruits etc. Il a'en suit que, avec la pratique
supérieure de la pensée, des exercices physiquss,
l'hemme est
incontsstableœent la créature la plus complète et la plus com-
pliquée. Il aura alors uns place prépondérante dans la chatne
de l'existenoe. Cette dernière, à aon niveau inrérieur,
sst
composée des choses inaniœées et à aon niveau supérieur, des
anges. Tillyard cite un extrait tiré du livre deux du
Polychronicon de Higden 1 l'univers devient une véritable
chatne où la transition d'un état à un autre, le passage de
l'inrérieur au supérieur se rait sans qu'il y ait de rupture
à
aucun !Doment
"Dans l'ordre universel des choses,
le haut d'une
classe inrérieure touche le bas d'une classe supé-
rieure 1 comme par exemple les hu~tres qui occupent
pour ainsi dire la plus basse position dans la clas-
.e des animaux,
ont à
peine une vie supérieure à
celle des plantes,
car el1e.s se rixent à la terre et
n'ont que le sens du toucher.
La surface de la terre
est en contact avec le rond de l'eau 1 les régions
supérieures de l'eau touchsnt la partie la plus

16
basse de l ' a i r et ainsi,
par une échelle on monte
Jusqu'à la sphère la plus élevée de l'univers. Il
en est ainsi aussi de l'entité la plus noble dans
l'ordre des corps,
le corps humain 1 quand ses hu-
meurs sont harmonieusement équilibrées,
elle touche
le bord de la classe aupérieure suivante,
nommément
l'Ame humaine quioocupe le rang le plus bas dans
l'ordre spirituel".
(5)
L'ordre spirituel commence donc avec l ' ' ' e de l'he.me et conti-
nue Jusqu'aux dieux en passant par les anges qui sont supérieurs.
L'homme partage de ce fait les apanages du .onde inférieur aussi
bien que du monde supérieur. Hamlet exprime clairement cette
idée maitresse de l'homme- microcosme
1
-Quel cbee-d'oeuvre que l'homme
Qu'il est noble
dans sa raison 1 Qu'il est infini dans ses facultés
Dans sa force et dans 89S mouvements,
comme i l est
exprsssif'et admirable
1 Par l'action,
semblable à
un ange
1 Par la pensée,
semblable à un Dieu
C'est la mervsille du monde
1 L'animal idéal
1"
(6)
Il est donc malgré lui-mame un trait d'union entre le micro-
cosme et le macrocoeme. Ce rOle d'intermédiaire fait de lui,
dans le mIme temps,
le miroir des deux mondes.
L'orage précé-
dent la mort de César et celui dans lequel Laar communie avec
les éléments et l'autre monde, la métaphore de Hamlet qui mon-
tre le lien entre les deux ordres dans la chute d'un mAt, les
éclipses du soleil et de la lune relatées par
Glou,~s te r
avec
leur cortège de malheurs,
tout tend à
illustrer l'unité entre
microcosme et macrocoeme au niveau de l'homme.
Le premier,
fait homme, reflète le second.

17
C'est là qu'il devient difficile pour l'homme de
choisir et de décider du cours des choses
,
i l Y a au-dessus
de lui des forcee puissantes qui ne se plient pas à
sa volon-
té.
Si les ouragans et les tempêtes,
les tremblements de terre
et les autres catastrophes naturelles sont considérés COmme
une reproduction à une échelle cosmique des passions orageuses
de l'homme,
celui-ci n'en demeure pas moins soumis au diktat
des dieux. L'unité des deux mondes n'empêche pas que l'homme
soit incapable de supporter la furie des éléments. Les dieux
se moquent de lui et font tourner la roue de la fortune sans
le consulter. Lear est ainsi le prototype tragique de la cré-
ature balancée entre deux forces sur lesquelles i l n'a aucune
prise directe. Cette "moquerie cosmique" comme l'appelle
Wilson Knight,
expose Jusque dans ses moindres détails la
faiblesse humaine. Il n'a aucun choix,
si ce n'est de prendre
part au chaos universel
mais cette participation au boule-
versement de l'ordre de la nature'entra!ne une perte de la rai-
son au ma •• moment où l'homme sort des li.ites de la nature
humaine pour explorer l'infini et ge découvrir
Lear exempli-
fie cette cassure dans le compte-rendu donné par le chevalier
sur le comportement du vieux roi sous l'orage
l
"En lutte avec les éléments courroucés,
i l somme
le vent de lancer la terre dans l'océan,
ou d'éle-
ver au dessus du continent les vagues dentelées,
en aorte· que tout change ou périsse.
Il arrache ses
cheveux blancs,
que les impétueuses rafales, avec
une aveugle rage,
emportent dans leur furie
et met-
tent à néant. Dans son petit monde humain,
i l

cherche à dépasser en violence le vent et la pluie
entrechoqué ••
Dans cet univers où l'our. aux ma-
melles taries reste dans son antre, où le lion et
le loup, mordus par la faim,
tiennent leur fourrure
à l'abri, i l oourt la tête nue et invoque la des-
Ce dépassement de sa propre condition est un bouleversement de
l'ordre de la nature,
et la folie qui s'en sui~ peut être inter-
prétée comme le chAtiment infligé à
la témérité humaine. Il y a
cependant dans ce mouvement une volonté de .a!triser son propre
destin par une tran.gre8sio~ de l'ordre universel. L'homme y
réussit dans la mesure où,
en perdant la raison,
i l acquiert une
capacité de
jugement sur le macrocosme et les dieux en franchis-
sant les portes de la prison de l'ordre. Machiavel avait déjà
déclaré qu~un univers ordonné était une chose dégodtante. Les
fous tragiques de Shakespeare, dans leur pratique et leurs rap-
ports avec
les deux mondes,
soutiennent ce point de vue,
m'me
s'ils le font inconsciemment pendant des moments de délire.
Cette communication se fait dans beaucoup de cas par l'appa-
rition de spectres qui symbolisent un lien ombilical entre la
matière et l'esprit. La folie signifie ici,
en tant que métapho-
re,
que
seul le changement garantit une existence complète.
"Les choses doivent changer ou cesser d'exister- s'écrie Laar.
Le refus de
l'ordre routinier,
en tant qu'il
transforme de
fa-
çon fondamentale
les données du monde et met en exergue
le
ju-
gement de l'homme qui fait
sa différence essentielle avec
l'animal,
montre que l"tre humain n'est pas une chose vile,
malgré sa limitation. Au contraire,
la folie met l'accent sur
la supériorité de
l'homme
sur l'animal. Aucun animal ne verra

-
sQrement jamais le spectre d'un membre de sa famille mort
dans des circonstances particulières. Mais le spectre du père
de Hamlet appara!t et cause une "distraction" de l'esprit du
jeune prince, celui de Banquo fait s'évanouir Macbeth. Les
spectres rappellent l'ordre cosmogonique et les croyances Com-
Dans ce contexte,
deux facteurs
sont à l'origine
de la folie,
l'impuissance de l'homme faoe aux forces natu-
relIes et surnaturelles d'une part,
et d. l'autre l'action
propre de l'homme qui détruit le oours normal des choses et
crée un chaos total là où l'ordre régnait avant. Il y a donc
comme une malédiction qui suit l'homme pas à
pas, son inadé-
quation avec la nature elle~m'.e, son ordre et ses lois. Cette
inadéquation peut Itre désignée comme de la folie,
ce qui rend
celle-ci plus effroyable encore, puisqu'elle serait universelle
et inéluctable. Le sous-chapitre suivant se propose de montrer
comment, dans la cosmogonie élisabéthaine,
la folie peut Itre
expliquée à partir du conflit enff~lhomme et la nature.

20
C- LA FOLIE COMME INADEQUATION ENTRE L'HOMME ET LA NATURE
La nature occupe une place très importante dans
la littérature anglaise et particulièrement dans l'oeuvre de
Shakespeare. Faisant une comparaison avsc la littérature fran-
çaiss, Hazlitt écrivait à
propos du Songe D'une Nuit d'Eté
-Il Y a,
rien que dans Le Songe, des descriptions
d'une beauté, d'une suavité,
dont on ne trouve-
rait pas l'équivalent dans teute la poésie fran-
çaise 1 j'entends que nous pourrions tirer de
cette seule pièce dix passages auquels on ne pour-
rait opposer,
je crois, dix passages tirés des
auteurs français qui montreraient autant de fan-
taisie et de belles ima·gê",-;.
(8)
1':',,,1' ,." 1 -,/:-:..
,I.....~.~,
18'~
Castelain qui
cite ce passage !t8_a' ra88ai8it~.~U88itOt
en commen-
II~,
,/ ,..
!~CA
" 1
\\
- ' ':1.
"
tant
1
""
!
1;1
. - 1
.\\~' \\
f " , . 1
, ....
1
., ;
"Nous serions pr'tj à nous rebiffer si la phrase
V'c~',',
~ """,
I}\\
,"
n' avai t é t é écri te en"'l.!HJ"e'I~.,et pourtant, à Y ré-
-:::-
.-
fléchir,
en ajoutant Victor Hugo à Ronsard et à
La Fontaine, i l est bien possible qu'Hazlitt ait
raison".
Cette présence permanente de la nature est,
je crois,
liée à
une certaine conception,de l'univers que le plus grand poète
et dramaturge de l'histoire nous a léguée à
travers beaucoup
de pièces de théatre et de sonnets.
Dans le cadre qui nous intéresse ici,
on peut no-
ter une présence remarquable de la nature chez tous les héros
tragiques ou moins tragiques des trois pièces. Dans cet uni-
vers de fou qui rompt avec la routine et l'ordre,
la nature
transpara1t avec,
comme le dit si bien Wilson Knight,

21
"une beauté apocalyptique". Ophelia meurt dans l'eau avec des
fleurs,
Lear parle d'égal à égal à
l'orage et aux dieux, Edgar
et Gloucester reprennent contact avec
la nature à
travers une
expérimentation de la folie et une tragique infortune respec-
tivement.
Timon meurt sur la grève pour que
son corps soit
balloté par les vagues de la mer. C'est celà, le caté pittores-
que de la nature présentée par un grand poète 1 i l Y a autre
chose qu'il n'oublie pas
1
la nature a une signification pour
l'homme. Elle a
ses lois. Elle suit son cours,
inflexible, et
reste toujours elle-m'.e. Qui le sait n'est sQre.ent pas fou.
Elle se reflète dans le comportement des 'tres et dans l'appa-
rence des choses. C'est d'elle que parle le Fou de Lear quand
i l nous met
en garde contre
les apparences des choses
z
"Fou encore est oelui qui se fie à la douoeur d'un
loup, à la santé d'un oheval; à l'amour d'un gars,
ou au serment d'une putain".
(9)
Il faut remarquer qu'ici,
c'est la nature qui demeure elle-
m'me et se reflète dans le oomportement des 'tres tout en ré-
duisant à néant les vaines velléités de résistanoe- La nature
toute puissante où i l n'y a
pas d'amour- Il faut
en connaltre
les lois.
Elle est omniprésente dans Le Roi Lear. Le roi est habillé de
"fleurs sauvages n
1 la bite est omniprésente dans
son imagerie
autant que la nature tout
court. Timon propose des racines au
peintre et au poète qui lui rendent visite dans sa retraite.
Dans Hamlet, c'est la direction du vent qui détermine la luci-
dité du héros et son état physique. Hamlet a très chaud quand
i l rencontre O~ric
mais le vent du Nord décrète qu'il fait
très froid.
Dans Péricles,
Marina se souvient que le
Jour de

22
sa naissance,
le vent était au Nord.
Ces allueione à des faits étrangers à l'homme
sent la preuve d'une interdépendance entre le sort humain
et des lois naturelles relevant de l'ordre universel. Cet
ordre a
ses principes rondamentau~ et ses lois qui ne peu-
vent pas être négligées. L'homme n'y est pas la bate,
ce qui
explique toute la dégradation d'une personne quand elle est
comparée ou identifiée à un animal dans Hamlet, Le Roi Lear,
ou Timon d'Athènes. Toute l'imagerie animale dans les tragé-
dies de Shakespeare présente à des degrés différents une chute
de l'homme, chute qui le rabaisse dans l'échelle des atres et
des choses en rompant ainsi l'équilibre du cosmos.
Ici,
l'ordre
de la nature détermine les espèces et leurs attributs. Celui
qui se conforme à
ses lois est normal et naturel. L'homme natu-
rel,
c'est simplement celui qui agit en fonation de. lois de
son espèce. La conception générale de l'ordre dans l'univers
éliSab'thain ne permet aucune transgression des lois naturellesl
tout manquement expose à des dangers qui peuvent conduire
jusqu'à la folie.
La vie est déterminée par les étoiles et
leur non-reconnaissance par Edgar est ironiquement,
selon
Tillyard,
la preuve qu'elles ont décidé de leur propre gré de
créer un tel personnage qui leur nie toute influence sur son
sort et sa condition.
La providence et le hasard compris comme
forces surnaturelles hors de la portée de l'entendement humain
deviennent les forces motrices de l'histoire. Lear rencontre la
nature sur son chemin quand i l entreprend son pèlerinage vers
la connaissance et la sagesse.
Plus e~actement, i l fait le voya-
ge avec elle, ce qui lui permet d'appréhender sa propre exis-
tence,
sa propre conditio~et de se conna!tre.

23
Devant cet état des choses,
l'homme reste actif
et essaie de faire plier la nature à ses désirs. Il est évi-
dent que cela ne se passe pas sans difficultés.
Il cherche à
conjurer les accidents et le hasard qui sont imprévisibles.
Hamlet affronte l'ombre,
la providence et le Ciel. Lear, avec
le concours de son age avancé, magnifie les conflits de la vie
et crée son propre orage parallèlement aux éléments en désac-
cord. C'est à ce niveau que prend forme la frontière entre le
naturel et le non-naturel, quand une créature décide d'aller
à l'encontre des lois de la nature et refuse de respectsr les
règles du jeu. Lear divise son royaume,
Edmund se moque des
étoiles, Timon rejette en bloc le genre humain. Le devoir et
l'oberssance sont négligés apparemment par Hamlet et Opheli.
~,t
reepectivement.
L'homme réel,
pria en
a nature et lui-même,
n'a de chance de se libérer et de se réaliser pleinement que
par une action risquée qui refuse d'ob.rr au diktat de la na-
ture.
Il lui faut refuser ce que Hamlet S8 reproche,
à
savoir
Dramper entre le ciel et la terre~et agir. C'est le seul moyen
d'éviter le suicide qu'entrafneraient l'ignorance et la faibles-
se.
La longue et dure épreuve de Lear autant que les réflexions
pénibles de Hamlet,
les mènent à une connaissance de soi qui
garantit leur préservation. ne
serait-ce que provisoirement.
Lear se réconcilie,
par son action,
avec le cosmos pour le
reste de
ses jours.
Sa révolte est
salvatrice.
Il retrouve sa
genèse en s'attaquant à la nature.
Là où M~cbeth chasse le
spectre de Banquo dont l'apparition est logique dans le proces-
sus de la vie,
en lui criant
1
"Hors d'ici,
ombre horrible ••• Moqueuse illusion,
hors d'ici"
(10),
sa volonté nie la loi de la na-
ture. C'est téméraire. Témérité aussi lorsque Lear disloque sa

24
famille
sans se soucier qu'elle est le miroir du monde.
Il y a
chez les héros tragiques comme un virus qui détruit la dépen-
dance naturelle et ouvre la voie à la folie.
C'est un conflit
ouvert où la"natura naturati'création naturelle, ronge le pou-
,)
voir de la -natura naturans",
force créative.
L'homme s'iden-
tifie au démon,
au sens grec du mot,
c'est à dire
acelui qui
sait",
celuiaqui connalt"
ce qu'il y a au-delà des apparences.
Son existence est un danger pour l'univers.
Cette connaissance
crée des passions très vives,
des besoins paradoxale.ent natu-
reIs,
et débouche souvent sur la nécessité comme dans le cas
du roi Lear.
Les passions désordonnées s'attaquent à
la racine
mOme de toute rationalité et engendrent des actione qui échap-
pent à
tout contr3le. Elles ~ont aussi découvrir à l'homme ses
limitations en face de la nature. Cette priee de conscience de
ses propres limitations conduit vers une dangereuse frustration.
La frustration est un des thèmss de Hamlet.
La folie appara1t donc ici en tant que résultat d'un
conflit irréductible entre les éléments qui participent de la
nature d'une part,
et d'autre part,
le c3té volontariste et
divin à
la fois de l'homme. Elle na1t de la cassure qui s'opère
devant les difficultés que la partie divine de l'homme rencon-
tre en face de sa partie animale. Le "vers de
terre"
précaire
-
c'est ainsi que Gloucester appelle l'homme -
par sa passion,
ne peut pas empOcher le déséquilibre de l'âme. Il se heurte à
l'interférence d'un autre monde très puissant
sur le sien,
se
trouvant du coup exposé à
la peur et à
la folie.
En s'éloi-
gnant de la nature,
i l intensifie le conflit avec l'4.e conte-
nue dans son corps.
La folie
est donc contre-nature,
ou plut8t
absfll1Ce.
de
nature,
dans la mesure,'où elle est niée dans un
mouvement de récréation du monde opérée par l'homme qui abolit

?"
-?
les
barrières naturelles.
Foucault l ' a bien compris qui
écrit
" ••• la folie,
ctest la nature perdue,
c'est le
sensible dérouté,
l'égarement du désir,
le
~ps
dépossédé de
ses mesures;
c'est l'immédiateté
perdue dans l'infini des médiations. En face
de cela,
la nature au contraire,
c'est la folie
abolie,
l'heureux retour de l'existence à
sa
plus proche vérité ••• "
(11)
Cependant,
la folie est en m~me temps un moment trés ironi-
que où la rupture et le mouvement de départ vers l'infini,
au lieu de
libérer l'homme de la nature,
le ramènent à
elle
au cours d'un banquet nuptial où la communion est on ne peut
plus intime.
Voici comment Cordelia décrit Laar dans
sa
folie
c'est lui.
I l a
été rencontré à
l'XE-
tant,
aussi frénétique que la mer irritée,
chantant à
voix haute,
couronné de fumeterre
sauvage,
de folle avoine,
de
sénevé,
de ciguë,
d'ortie,
de fleur de coucou,
d'ivraie,
et de
toutes les plantes parasites qui croissent au
Gertrude relate la mort d'Ophelia qui a
eu lieu au cours
d'un bain de nature
"
La keine
-votre
soeur est noyée,
Laertes
Laertes
-Noyée
Oh
!
Où donc
?
La j{eine
- I l y
a
à
travers d'un ruisseau
un saule qui mire
ses feuilles
grises dans la glace du courant.
C'est
là qu'elle est venue,

26
portant de
rantasques guirlandes de renon-
cules,
dtorties,
de marguerites et de ces
longues fleurs
pourpres que les bergers
licencieux nomment d'un nom plus grossier,
mais que nos froides
vierges appellent
doigts d'hommes morts.
L~,
tandis qu'elle
grimpait pour suspendre
sa sauvage couronne
aux rameaux inclinés,
une branche envieuse
s'est cassée,
et
tous ses
trophées champêtres
sont,
comme elle,
tombés dans le ruisseau
en pleurs"
(lJ)
Notons que la folie innocente et pure d'Ophelia est diffé-
rente de celle de Laar où le héros est responsable et coupa-
ble
jusqu'à un certain point.
De m~lne,
le retour à
la nature
d'Edgar ou de Timon de celle de cette sirène fleurie.
Timon
choisit de mourir symboliquement sur la plage pour se dis-
soudre et devenir n~ant ; Edgar d~vore "les vieux rats et les
chiens noy~s, avale l'~cume verdâtre des mar~cages stagnants'!:
c'est à
peine s ' i l ne devient gouttes de chair f~tides et
puan~es dans
son retour aux sources.
La folie,
chez lui,
Cl est
aussi
une maladie physique directement liée aux ali-
[llents,
~ la boisson;
c1est la"folie du cerveau malade"
comme dit Newton,
1!un bouleversement du coeur",
désaccord
avec la nature,
accident
physiologique malheureux.
(14)
En dehors de Ces explications
physiologico-
cosmiques de la folie,
i l y
a
d'autres
telltatives
sociolo-
giques,
mat~rielles et affectives dont Shakespeare n'a pas
oubli~ de faire men~ion. Ce sont les causes pr~sum~es de la
folie.

D- EXPLICATIONS PRESUMEES DE LA FOLIE
Dans un contexte purement conventionel -
le cadre
social -
où les sentiments,
l'affection,
la morale et les
ta-
bous guident les pas de l ' ê t r e humain,
la folie
peut 3tre ex-
pliquée sous d'autres angles que ceux mentionnés plus haut.
On
verra des
transformations
tragiques d'individus en prise avec
l'amour,
la haine,
le désespoir,
le non-conformisme,
la richesse
matérielle et la pauvreté.
J'essaierai d'expliquer comment,
dans
les pièces de Shakespeare traitées ici,
ces différents facteurs,
respectivement,
sont générateurs de folie dans l'univers éliSa~
béthain.
1)
L'amour et la haine
Les
sentiments des hommes sont
tenus en bride
par des lois sociales tacites ou écrites,
spécialement dans la
société bourgeoise où le code moral est la référence en toute
matière.
L'amour et le mariage sont ainsi un
terrain favori
pour
l'expérimentation et la pérennisation de ces lois.
La psychanal~
se,
dans sa genèse de la folie,
trouve toujours quelque explica-
tion sexuelle -
à
tort ou à
raison -
qui donnerait la clef de
tout trouble anormal.
Cet aspect da problème est passionnant maË
le contexte dans lequel
j'essaie d'expliquer la folie m'oblige
à creuser un autre terrain où l'amour et la haine secrètent,
dans certaines situations,
la sève qui nourrit la folie.
Il ne
s'agit pas d'exclure complètement
la morale et les conventions,
mais simplement de mettre l'accent
sur le cOté plus personnel
des sentiments par rapport à
la sensibilité,
à
l'émotivité
et à
la passion des
personnages tout en tenant compte,
si besoin est,
des influences du groupe sur la façon dont
le fou et le non-fou
intériorisent leur vie sentimentale et émotive.

28
L'amour
jouait un rele
très
important sur la scène
éliSabéthaine comme nous
le fait
remarquer Doctor Johnson,
qui
nous signale qu'il ne s'agit pas de l'amour comme point cardinal
autour duquel toute la vie de l'humanité 58 passe,
mais plut8t
comme élément naturel et simple de la vie que Shakespeare a
su
traduire en élément d'un drame plus grand et qui reflète la
réalité elle-mArne dans ce qu'elle a
de plus secret.
(15)
Dans
les romances comme Le5o;r
Des Rois et Le
Son-
ge d'une Nuit d'E~', l'amour est sans doute une réflexion de
soi dans l'autre,
ce qui aide à
mieux se connattre et à
éviter
la folie
sous sa forme
tragique,
mArne si le ridicule demeure,
quelquefois,
entier.
Dans les tragédies,
cette rédemption sen-
timentale de la personne physique et psychologique fait défaut.
Cela fait
partie de l'essence même de la tragédie.
L'amour en-
+ovjaUoJ'S-",
tratne presque~à des degrés différents, une perte de la raison.
Bottom,
dans Le Songe,
parle peut-être pour tous les héros
tra-
giques quand i l rappelle qu'"à dire le vrai,
la raison et l'amour
ne
Fraient guère ensemble au
jour d'aUjourd'hui."
(16)
Bacon
est encore plus explicite à
propos de l'amour ~t de Bon lien ~
la folie quand i l écrit
n
Car,
quiconque attend trop de l'affect~on de l'a-
mour abandonne aussi bien ses richesses et
sa sagesse.
Cette passion déborde pendant
les moments de faiblesse
qui sont une grande prospérité .~ une grande adversi-
té ••• Toutes les deux ravivent
l'amour et le rendent
plus fervent,
et ainsi nous le montrent comme étant
l'enfant de la
folie.~ (17)
Je soutiens ici que c'est l'amour,
dans certaines de ses
formes,
qui produit la folie et non l'inverse comme
le prétend Bacon. Je

retiendrai
toutefois deux termes employés par lui et qui sont
importants
" l ' a d v e r s i t é " dont
je parlerai à
propos du dé-
sespoir et •
la richesse "Jcomme sources de folie.
Plusieurs réactions' sont enregistrées dans les trois pièces,'
par rapport à l'amour et la folie.
Le cas le plus fascinant est,
je crois,
celui de Hamlet et d'Ophelia.
Je dois préciser ici que
je ne crois pas un seul instant que Hamlet
soit fou à aucun mo-
ment de la pièce,
bien que,
quelquefois,
i l se retrouve sur l'ex-
trIme limite de la raison et vacille vers la folie comme pendant
la scène de l'enterrement d'Ophelia.
Hamlet,
dans sa prison du Danemark,
vit en solitaire,
avec,
pour
seul plaisir,
son amour pour Opheli~ et SOn amitié pour Horatio.
Cet amour romantique est sori dernier rempart contre l'environne-
ment pourri qu'il déteste
tant
i
Ophelia est son unique espoir
dans sa querelle avec le monde.
Et voilà brusquement qu'il dé-
couvre qu'il ne peut plus la voir et
se confier à
elle.
Notons
en passant que c'est Ophelia qui la première,
refuse l'amour
d'Hamlet et non le contraire
la déception s'ajoute à
la désil-
lusion
; Hamlet est profondément secoué par ce choc
peut-~tre
Polonius a-t-il partiellement raison quand i l déclare que l'état
d-
Hamlet est dO à
son amour pour Ophelia.
Les réactions hysté-
riques du prince relatées par Ophelie après leur entrevue,
la
rage pathétique et animale qui le gagne au cimetière,
dans la
tombe de celle qu'il aimait -
qU'il aime
tout montre que l'a_
mour a
sa place parmi les causes de la " distraction ft d'Hamlet.
Hamlet est arrivé au cimetière,
lucide et serein.
La nouvelle
de la mort d'Ophelia le transforme
profondément et secoue son
jugement et sa raison.
Ophelia,
quant à elle,
meurt d'un conflit interne qu'elle ne

réussit pas à
résoudre
s son amour pour Hamlet et l'obéissance
qu'elle doit à
son père.
Sa pureté innocente est sans doute
l'obstacle majeur qui l'empAche de choisir l'un ou l'autre.
Ce
conflit entre sa passion et san devoir -
elle aime Hamlet d'un
amour sincère et se soumet dans le mOrne temps à
la volonté dic-
tatoriale de Polonius qui lui interdit de
se donner au prince
du Danemark -
la rend folle avan~ de la tuer.
Les connotations
sexuelles dans une de ses chansons soulignent l'importance de
l'amour comme cause principale de sa folie
Opheli8 chante
,
ft
Par Jésus
par sainte charité
Au secours
! Ah
Fi
quelle honte
Tous les
jeunes gens font
cà,
Quand ils en viennent là.
Par Priape,
ils sont à
blâmer
Avant de me chiffonner,
dit-elle,
Vous me promttes de m'épouser.
C'est ce que
j'aurais fait,
par ce beau soleil là-bas
Si tu n'étais venue dans mon l i t .
"
(18)
Il Y a,
ailleurs,
une autre
forme d'amour,
moins pure peut-être
que celui d'Hamlet et Ophelia, mais qui entrainera d'autres per-
sonnages,
dans d1autres conditions,
dans le royaume de la folie.
La différence avec ce qui précède réside dans le fait que cette
autre forme d'amour est exposée à
la haine qui,
dans des élans
impétueux et souvent déraisonnables,
défriche le champ où la
folie va pousser. A cet égard,
Lear et Timon illustrent à
la
perfection ma proposition.
Ce sont
tous deux des idéalistes qui
croient que le monde est peuplé d'innocents et de philantropes
prêts à
rendre service.
Laar,
dans un moment de générosité

31
extravagante,
sacrifie
son royaume pour r~compenser ceux qui
prétendent l'aimer. Timon dDnne~out ce qu'il a par amour pour
le genre humain.
Ils sont tous trompés,
trahis et leur amour
se métamorphose en haine sans recours possible.
Il n'y a
pas de
division des sentiments, ni chez Lear,
ni chez Timon, avec d'un
ceté l'amour, de l'autre la haine.
Ce qui se passe est beaucoup
plus subtile
s l'amour, quand il se putréfie et risque d'empoi-
sonner son homme,
fait
place,
dans les cas de Lear et de Timon,
à une haine implacable et finalement à la folie.
Un amour philo-
sophique ou moral se heurte à
l'ingratitude et engendre une
absurde négation du monde pour aboutir à
la folie.
Je n'inclue
pas Hamlet et Opheli~ ici,
car Hamlet n'est pas fou,
mArne s ' i l
éprouve du dégoQt pour les femlnes,
et Ophelia ne le déteste
ja-
mais d'une part,
et d'autre part l'amour qu'iaont l'un pour
l'autre est différent de l'amour que Lear attend de ses filles
ou de l'amour Comme vertu humaine
telle que le voit Timon.
Dans l'Antigone de Sophocle,
Creon parle pour Lear et Timon quand
i l s'écrie,
devant Haemon qui
ft
aucune plaie ne peut faire mal
plus qu'un amour transformé en haine.
n
(19)
La haine du
LorJd'Athènes et celle du Roi d'Angleterre,
leurs
malédictions contre la race humaine,
leur révulsion du menson-
ge et de la tromperie sont magnifiées
jusqu'à devenir obsessio-
nelles.
Oubliant qu'autre chose se passe dans le monde que leur
haine,
ils perdent tous les deux contact avec le réel et se lais-
sent,
proies faciles,
prendre par l'hameçon de la déraison puis
de la folie.
Si la haine peut conduire à
une vraie folie,
c'est
que,
chez Lear et Timon,
elle existe à l'état pur;
elle est
expérimentée sans plaisir comme le note J.H.
Oliver dans son
introduction à
l'édition Arden Shakespeare de Timon d'Athènes.

C'est. de
la haine
tout
court,
très
intensément
ressentie.
C'est
peut-être parce qu'ils n'atteignent pas ce degré d. pureté dans
/
leur haine qu
Apémentus dans Timon et Jaques dans Comme Il Vous
Plaira échappent à
la folie qui frappent Lear et Timon.
La haine et l'amour sont,
comme
on vient de
le voir,
de
la folie
potentielle pour peu que quelque chose déraille quel-
que part.
Mais i l s
sont
très
souvent
accompagnés d'un troisième
facteur non moins important
:
le désespoir qui ronge le
coeur et
l'intelligence,
qui
fait,
qu'à un moment donné,
on s'abandonne à
l'ombre aveugle des
passions et au piège de
la folie.
2) Le Désespoir
Quoique Hamlet ne soit pas fou,
je parlerai de lui
car i l est transporté à
la frontière de la raison et de la folie
par sa passion et des conditions
indépendantes de
sa volonté.
La perte d'Ophelia puis sa mort créent chez Hamlet un déséquili-
bre progressif qui
le
secouent violemment
1 mais cette
situation
désespérée n'est pas la seule cause de son état pathétique.
Il
est très différent du Hieronimo de La Tragédie Espagnole qu~ est
rendu complètement
fou par la mort de son f i l s ,
Horatio,
tué par
son rival,
un prince
portugais
J Hieronimo
est un homme de
pas-
sion comme Hamlet,
mais
i l pense moins que ce dernier,
ce qui
fait que sa passion peut
conduire
Bon
impulsion beaucoup plus
loin que dans
le cas de Hamlet.
L'intervention du désespoir dans la
folie
est
surtout apparente
dans la rage folle de Lear et la folie
fleurie d'Ophelia -
Lear
malgré
son extravagance,
garde
toujours
ses instincts de Hoi,
ce
qui ne
facilitera
pas
les chOses
pour lui.
Après avoir légué
son

33
son empire à Regan et Goneril,
i l
se rend compte de l'erreur
monstrueuse qui a été commise et décide de reprendre les choses
en main.
Mais sa situation est sans appel car ce qui est fait
est fait
et le Roi doit s'en accommoder.
I l
négocie ridiculement-
mais avec beaucoup de pathétique -
sa fortune avec ses filles.
Regan et Goneril refusànt de le recevoir s ' i l ne se débarrasse
pas de
son escorte superflue -
selon elles -
Lear n'a plus rien
ni personne.
Cordelia est en France et c'est lui qui l'y a
envoyée
en la déshéritant et en la maudissant.
Le Roi est donc
seul.
Son
problème,
c'est ses instincts royaux qui sont bloqués par un in-
tellect enfantin
;
le choc entre les deux ne lui laisse aucune
issue par laquelle i l pourrait redonner un sens à
sa vie.
Slajo~
te à
cela la rapacité de Regan et Goneril,
ses propres filles,
son propre sang,
qui combinent leurs efforts pour lui prendre
tout ce qu'il possède,
jusqu'à son dernier espoir,
une retraite
tranquille.
C'est un cri de désespoir,
signe avant coureur de sa
folie,
qui sort de la bouche de Laar lorsque Regan lui demande
pourquoi i l a
besoin de serviteurs
Lear
"
•••
Ciel,
accorde-moi la patience
c'est de
patience que
j ' a i besoin!
Vous voyez ici,
ô
dieux,
un pauvre vieillard accablé,
double mi-
sère
Par la douleur et par les années.
Si c'est
vous qui soulevez les coeurs de ces filles
con-
tre leur père,
ne m'affolez pas au point que
je
l'endure placidement;
animez-moi d'une noble
colère.
Oh
ne laissez pas les pleurs,
ces ar-
mes de femme,
souiller mes
joues mâles
Non
Stryges dénaturées,
je veux
tirer de ·vous deux
une telle vengeance que le monde entier •••
Je
veux faire des choses •••
Ce qu'elles seront,
je
ne le sais pas encore;
mais elles Jeront l ' é -

31
-pouvante de la terre.
Vous croyez que
je vais
pleurer.
Non,
je ne
pleurerai
pas.
J ' a i certes
sujet de
pleurer
;
mais ce coeur se brisera en
cent mille éclats avant que
je pleure •••
0 bouf-
fon,
je deviendrai
fou
! ! "
(20)
Désespoir a-t-il
jamais été aussi
total chez un vieillard d'une
quatre-vingtaine d'années
trahi
par ses propres
filles après
avoir perdu son empire? Le Roi Laar,
vu sous cet angle,
c'est
aussi une tragédie du désespoir.
Laar trouve la seule voie pra-
ticable hors de cet enfer:
la folie.
C'est un désespoir actif
qui supprime la raison;
on peut
opposer Lear,
sur ce point,
à
Opheli p dont le désespoir est
totalement
passif dans sa transpa-
rence.
Ophelia est folle
parce qu'elle ne peut rien faire
-
ou
ne fait
rien
alors que Lear s'embourbe au cours d'une action
vaine et non appropriée
pour rétablir le cours normal des choses.
Ophelia perd la raison en perdant
son père et en se sentant cou-
pable de ce qu'elle identifie à
la folie chez son amant
Lear
perd la raison en perdant
ses richesses et l'amour de personnes
qui lui étaient chères.
Le parallèle entre eux s ' arr3te au ni-
veau des
pertes.
Leurs désespoirs
sont différents autant que
leurs folies.
Restent alors Gloucester,
Kent et Timon.
Les deux
premiers,
dans
le dérangement de leurs esprits,
sont beaucoup plus victimes de
la souffrance physique que"de la souffrance morale qui engendre
le désespoir.
Je ne parlerai donc
pas d'eux dans ce chapitre.
La souffrance morale qui leur manque est le fardeau de Timon.
Il souffre peut-3tre de
trop hair et de ne rien pouvoir contre
l'objet de sa haine.
Son désir obsessionnel de destruction et
son obstination à
détruire l'univers se heurtent à
un monde réel

35
et tel qu'il le déteste,
un monde qui ne change pas du tout
malgré sa malédiction. Timon désespère d'être impuissant.
Sa
folie est translucids
i l sait ce qu'il veut et est prêt à
tout sacrifier pour atteindre son but
:
une destruction apoca-
lyptique du monde. Mais après ses discours aussi
terribles que
les
tonnerres de Jupiter qu'il
invoque,
le monde est
toujours
là,
pourri,
hypocrite et flatteur.
Donc,
i l ne reste plus au
"soleil qu'à cacher (ses)
rayons
Timon a
fini
son règne."
Sa
mort,
qui
est la culmination de
sa folie,
est aussi
la preuve
de
son échec.
C'est un choix d'homme impuissant et désespéré à
la fois.
A cOté de la haine,
de
l'amour et du désespoir qui
agissent directement sur la raison et
les passions de leurs
victimes,
i l y a
une autre cause de
folie
résultant d'un choix
délibéré de
se démarquer des conventions.
Shakespeare a dépeint
cette folie à
travers des personnages qui condamnent l'ordre de
la société et ses
lois.
Ces personnages·à qui
la société colle
l'étiquette de
"fous" ne sont en fait que des non-conformistes.
Mais le non-conformisme,
pour la société,
est la preuve qu'il y
a quelque chose qui ne va pas.
Elle y voit de la folie.
3)
Le non-conformisme
En tant qu'attitude volontariste,
le non-conformisme
est
et demeure
conscient du fait qu'il existe un fossé
très
grand entre la société et lui sur le plan de la morale et des
vertus.
Le non-conformiste,
en se faisant
l'agent d'une c r i t i -
que poignante et lucide de la société
tout en y restant,
s'att~
re
toutes
les foudres du groupe.
I l devient anormal,
étrange et
finalement
étranger.
Son refus de
participer à
l'hypocrisie so-

3G
eiaie et
sa volonté de
rendre coup pour coup,
fait de
lui
le
1~
fou,
l'autre,
celui qui n'appartientYà l'espèce,
sorte d'ava-
tar d'un ordre ancien et révolu.
Dans Timon d'Athènes,
Apemantus
représente ce personnage.
Sa misanthropie,
négative à
première
vue,
nlest au fond qu'un cynisme
franc,
honnête,
mais qui ne
se
gAne de
rien.
Il rejette la superficialité de la civilisation
sans s'embarrasser de modération dans
son réalisme et la vérité
de ses propos.
Ce refus
total du compromis -
c'est le cas aussi
avec
son homologue dans Comme Il Vous Plaira,
Jaques -
le met
en marge de la société.
Apemantu8 comme Jaques,
est
le fou;
i l
n'adhère
pas à
la flatterie,
au mensonge et à
la simulation éri-
gés en vertus sociales.
Ce dérapage qui se
fait
aux dépens du
conservatisme permet à, celui-ci de distinguer les civilisés des
~ociaux. La philosophie de la haine enseignée
par Apemantus
et Jaques ne fait
que
les dissocier davantage de la norme.
Leurs
cousins germains dans Mesure Pour Mesure,
Barnadine et Lucio
respectivement
"antithèse de la moralité et de l'hypocrisie"
comme dit Hazlitt et "condamnation de
la civilisation·,
n'échap-
pent pas à
cette répression.
Apemantus accentue sa différence
et différence ici veut
dire folie
-
de façon
très déterminée et
trouve beaucoup de plai-
sir dans
son cynisme et
sa haine pour la société.
Sa folie de-
vient d'autant
plus évidente qu'elle n'est
pas le
fait
d'un
accident de parcours
le non-conformiste a
eu l'audace de dire
non
C'est pour cela que Laar échappe aux conséquences du non-
conformisme en tant que tel dans
la mesure où son action fatale
relève beaucoup plus de l'erreur,
de l'extravagance et du con-
!olit da génération que d'un choix clair et libre.
Le non-confor-
misme,
s ' i l existe chez lui,
ne
serait que la réflexion mécanique

37
d'une autre attitude et d'une autre action qui dérèglent,
per-
turbent les lois sociales et naturelles pour,
en fin de compte,
lui délivrer un passeport pour le royaume des fous.
Il
est vrai
qu'on ne s'attend pas à
ce qu'un roi
se comporte comme le père
de CordeliB, que
Lear bouleverse un ordre bien établi. Mais i l
est encore plus vrai que le non-conformisme,
attitude politiqu~
morale··et philosophique,
ne peut
jamais être aussi aveugle
et pénible,
aussi désarticulé et fataliste que les élucubrations
passionnelles du roi
octogénaire •.
La folie du non-conformiste est différente de celle des
autres
les fous,
dans beaucoup de cas,
sont des gens
"diffé-
rente",
des
"anormaux",
des
"incompris"
le non-conformiste
est,
quant à
lui,
un paria,
un réprimé;
personnage bien compris
mais rejeté
et piétiné à
cause de la menace qu'il représente.
En cela,
i l diffère du fou
"innocent",
du malade,
du demeuré.
C'est quelqu'un qui
sait,
et les autres savent qu'il sait
sa
malédiction,
c'est sa propre attitude vis à
vis de son savoir
et de celui des autres. Alors Apemantus est fou
i
Jaques est
fou.
C'est le verdict de l'ordre qui
tombe comme un couperet.
Si le facteur non-conformiste ne
trouve
sa source
que dans la volonté et le choix des hommes,
les pièces de l'ép~
que éliSabéthaine nous montrent d'autres sources de folie
coulant
du trèsfonds du bien-être,
de l'opulence eu de
la misère.
Aussi
introduirai-je un sous-chapitre sur la richesse matérielle et la
pauvreté,
véhicules de "folie.
4)
La richesse matérielle et
la pauvreté
Le rapport entre d'une part la folie
et de l'au-
tre la richesse matérielle et
la pauvreté doit être étudié,
en
psycho-sociologie,
en fonction de la sagesse,
donc de la morale

38
par extension,
tout au moins si
on aborde la question telle
qu'elle est
présentée dans le théâtre éliSabéthain qui m'in-
téresse ici.
Timon d'Athènes et Le Roi Lear commencent par deux
scènes quli les rapprochent dans l'optique de ce sous-chapitre
une exhibition de richesses et une
prodigalité qui défie
tout
bon sens.
Laar rassemble ses filles et
se propose de leur par-
tager son royaume comme on partage un g!teau à
des enfants
sa-
ges
Timon sert un grand banquet aux gentilshommes d'Athènes,
sans se soucier des difficultés financières que cela peut lui
apporter.
Chez tous les deu~, nous voyons une excessive liberté
dans la dépense ou le don des richesses.
Ceux qui partagent la
morale et la sagesse séculaire trouvent à
redire à
ce qu'ils
n'hésiteront pas à
qualifier de
péché
Que diable veut Timon?
Et que
fait
Lear ? Ne savent-ils pas que la sociabilité exclue
le gaspillage.
que l'extravagance dae à
la richesse creuse les
catacombes d'où sortira la folie monstrueuse? Il
est vrai que
ces deux hommes
sont
fous
Nous découvrons
très rapidement,
par le biais des créan-
ciers qui envoient leurs serviteurs pour se faire
rembourser par
Timon,
que le bonheur.
la musique et
l'opulence affichés
par ce
seigneur ne sont que des moyens utilisés par lui pour se récon-
cilier avec
sa personne.
En effet,
i l
trouve une grande satisf~
tion à
garder une certaine image de lui-mOme,
une image de
gentilhomme riche et g'néreux.
Pure vanit6·f
La richesse empêche
Timon de voir la vie pour ce qu'elle est.
Elle empAche Lear,
dans
son idéalisme,
de coroprendre le mécanisme du pouvoir.
Elle crée
trop de liberté
et,
moralement,
tout excés est blâmable.
Dans
Mesure Pour Mesure,
lorsque Claudio est escorté pour aller en

prison,
i l rencontre Lucio
Lucio
t

Eh bien,
quoi,
Claudio
1 D'où vient
cette contrainte ?
Claudio
" De trop de liberté,
cher Lucio,
de
trop de liberté
Comme l'exc~s est
père du
jeQne, ainsi
toute licence,
par un usage immodéré,
tourne en con-
trainte. Telle des rats se ruant sur
leur poison, notre nature poursuit le
mal dont elle a
soif,
et quand nOUB
buvons,
nous SOmmes morts."
(21)
Foucault lie la folie à
la richesse et â
la liberté
" La folie,
en Angleterre "plus fréquente que par-
tout ailleurs",
(Spurzheim) nlest que la rançon
/
de la liberté qui y
règne,
et de la richesse par-
tout répandue."
(22)
La richesse,
en tant qu'elle permet plus de liberté,
ouvre les
vannes de l'excas qui mène à
la folie.
La générosité de Timon
est,
selon son serviteur,
"un pêché".
Timon paiera.
Il a
oublié
que la richesse -
ou l'argent qui permet de la mesurer,
de l'é-
valuer -
est le baromètre du rang social.
Vingt siècles avant
Shakespeare,
Sophoclp
le mettait en garde contre la richesse
et l'argent dans la bouche de Gréon
:
ft
L'argent!
L'argent est la malédiction de l'homme.
Il n'yen a
pas de plus grande.
C'est lui qui dé-
truit les villes,
bannit les hommes de chez eux,
tente et fourvoie
l'âme qui ne veut que du bien,
montre la voie de l'infamie et de la honte."
(2J)
Si elle ne montre ni la voie de l'infamie ou de la haine à Timon,

la richesse le mettra dans
une
position où i l ne
pourra plus
choisir:
i l devient l'ennemi de l'homme
trompé
par une
trop
grande liberté matérielle,
par un exc~s sans précédent qui, les
moments difficiles venus,
l'isole du genre humain.
Exc~s de Ti-
mon et exc~s de Lear
ils
ont
tous
les deux
joui de
trop de r~
chesse et de
trop de liberté.
L'opulence secrète la sève de la
folie.
Pour Timon et Lear,
le processus est long car i l commen-
ce par l'extravagance et
finit
par la pauvreté dOe à
l'exc~s des
dépenses,
la pauvreté de l'homme riche de
jadis qui nia pas su
se restraindre,
la pauvreté dOe à
une richesse mal gérée
le
mouvement
est à quatre temps:
richesse,
extravagance,
pauvreté,
folie,
valable pour Lear et Timon.
On note dans ce qui
précède une absence complète de
modération dans
la dépense et l'utilisation des biens matériels.
Et l'on constate que les auteurs de cette mauvaise gestion de-
viennent
fous,
la folie exprimant des erreurs antérieures commi-
ses par eux.
Le lien entre richesse et
folie est évident
par
le biais de la pauvreté et du besoin.
Je ne développerai pas
ici
le thème de la pauvreté puisqüe
je l'analyserai en détails
au chapitre III.
J'ajouterai que la richesse,
créant une situation où l'homme
ne
se pose plus de questions à
cause de ses possibilités
finan-
cières,
donne naissance à
l'ignorance et à
l'insouciance qui
sont des visages de la folie dans
un monde fluctuant
et où le
bien-être acquis se préserve
soigneusement.
La prodigalité non
contrÔlée brise la conscience de Timon quand i l ne
peut plus
se
permettre d'offrir des banquets et i l en devient
fou -
cause
partielle mais importante de
sa folie
;
même situation pour
Lear
:
i l a
tout,
i l donne
tout
sans compter,
et quand i l ne

, .
~,
lui reste
plus rien,
i l se débarrasse de sa raison.
Là où la
richesse affecte la raison,
i l n'y a
pas de
sagesse
la sa-
I
gesse,
comme le remarque Bacon,
dicte une utilisation ration-
nelle des
biens dont on dispose.
Jusqu'ici,
je niai parlé que des causes présumées
de la folie.
Il
faudra,
avant de clore cette première partie,
aborder les manifestations de la folie
et les différentes ca-
tégories que l'âge d'EliSabeth identifiait avec une perte de la
raison ou avec une anormalité assimilable à
l'Rnormal -
la folie.

E- MANIFESTATIONS ET CATEGORIES DE LA FOLIE
Les différentes causes de la
folie,
mIme
si
elles débouchent
toutes sur le
terrain de la répression,
de
l'embrigadement ou du mépris,
ne se ressemblent
pour autant pas
dans leurs manifestations concrètes
la société dispose de
grilles dans lesquelles les fous
sont
placés comme les pièces
d'un
jeu d'échec afin de mieux savoir,
dans chaque situation,
à qui on a
affaire.
Autrement,
comment reconna1trait-on un
Roi d'une Tour 7 Une Reine d'un simple soldat
pauvre et sans
noblesse
?
Ne rendons pas à
César ce qui est à
Dieu
1 .près
tout,
pour des raisons de méthode,
n'est-il pas bon de savoir
qu'un lunatique n'est pas un bouffon,
qu'entre le mélancolique
et l'amoureux i l y a
une différence 7 Je consacrerai le dernier
chapitre de cette première partie à
cette typologie de la folie
dans le contexte éliSabéthain en abordant les principales caté-
gories qui reviennent le plus souvent dans le théâtre de la
Renaissance
1
les lunatiques,
les mélancoliques,
les amoureux,
les bouffons et les imbéciles.
~) Les lunatigues
Le mot
"lunatique" peut
fourvoyer un angli-
ciste non a t t e n t i f ;
on peut
facilement
l'employer pour traduiœ
le mot anglais "lunatic" mais i l y a
entre eux une nuance qui
mérite d'Atre clarifiée; Maurice Castelain fait
la distinction
"On sait que l'influence néfaste de la lune sur
notre raison a
laissé plus de
trace dans l ' e s -
prit des Anglais,
ou du moins dans leur langue,
que dans
la nOtre
(le français).
On connaît les
"
"
sens différents de l'anglais lunatic
(aliéné)
~

43
..\\
,,,
du français
lunatique
(fantasque)."
(24)
Pendant la Renaissance,
i l y
a
une forte croyance,
comme
je liai signalé précédemment,
à
l'influence des éléments
de la nature et du Cosmos sur l'homme
le lunatisme proviendrait
ainsi de la réaction du cerveau de l'homme aux mouvements de la
lune.
De ce fait,
le lunatique a
cette particularité que
sa fo-
l~e est périodique, momentanée et déterminée par la position de
la lune qui
est en perpétuel mouvement.
Harry Levin fait
un rapprochement que
je trouve
inacceptable
entre Titus Andronicus et Lear.
Il pense que le "Je te connais
assez bien" que Titus lance-à Tamara déguisée et accompagnée de
ses enfants -
eux aussi déguisés -
est un éclair de lucidité qui
marque son lunatisme autant que
la réponse de Lear à
Glouceste~
dans la scène où le roi Mabillé de fleurs est abordé par Glou-
cester s
ŒJ.oucester
" ••• Me reconnais-tu?
Lear
-
Je me rappelle assez bien tes yeux.
Tu me regardes de travers
Bah
Acharne toi,
aveugle Cupidon
Je ne
veux plus aimer ••• Lis ce cartel,
re-
marque
seulement comme i l est r~digé."
(25)
Alors que dans la réponse de Titus à Tamora transparaft une lu-
cidité et une conscience parfaite de la situation qui prévaut,
chez Lear,
le
'tJe me rappelle assez bien tes yeux" n~implique
pas du tout un retour de sa raison.
Il ne
se rend même pas comp-
te que Gloucester est aveugle,
ce qui réduit encore davantage
l'argument de lucidité
temporaire chez lui défendu par Levin.
(26)

44
Ce qu'on appelle la folie de Laar a des moments de
furie
et
des moments de sérénité sur la limite du comique et du tragi-
que à
la f o i s ;
mais elle ne disparalt pas.
Laar n'est
pas
un lunatique,
mArne s ' i l croit à
l'intervention des étoiles sur
le sort de l'homme.
I l ne s'agit plus de voir la liaison qui
existe entre l'homme et son environnement matureI quand on dis-
cute des catégories et non plus des causes de la folie
et le
lunatisme,
dans cette ligne de
pensée et telle que nous en accep-
tons la définition COmme du fantastique
périodique,
n'affecte
sQrement aucun personnage de Hamlet, Timon d'Athènes ou ~ à
part Edgar,
et très discutablement d'ailleurs.
Je considère -
comme
j'essaierai de le montrer au chapitre II quand
j'analyserai
de façon plus détaillée le cas d'Edgar-~yrl faudra déterminer
jusqu'à quel
point
sa folie
est feinte.
Toutefois,
on peut dire
sans risque de se tromper que le personnage intérieur lucide et
compatissant qui devant le roi Lear furieux et démentiel déclaœ
"Mes larmes commencent à
prendre parti pour lui,
au point de gâter mon
rek
"
et le mendiant
tourmenté qui
fuit devant le démon et crie
"Le noir démon hante le pauvre Tom dans la voix
d'un rossignol.
Hopdance crie dans le ventre de
Tom pour avoir deux harengs blancs.
Cesse de
croasser,
ange noir
je n'ai rien à
manger pour
toi."
(27)
sont aux antipodes l'un de l'autre et
se relaient plusieurs fois
)
de suite dans le même corps.
Pour peut qu'on suppose qu
Edgar
est pris quelquefois dans le piège de sa folie
feinte -
ce que
je crois -,
on le considèr~~omme le lunatique de la trilogie.
Le lunatique vit dans le mAme monde que le mélanco-
lique.
Le premier est
sous l'influence
fantaisiste des étoiles 1

i l se manifeste par son inconstance mentale surtout
;
le second,
traditionnellement sortid~conflits internes du monde élémental,
se distingue par son comportement misanthropique et son cynisme
en général.
2)
Les mélancoliques
Aux l6ème et 17ème siècles,
la mélancolie,
techniquement,
n'était pas de la folie.
Elle résultait d'un
dér&glement de la nature chez un sujet dont les humeurs étaient
P'Q~
affectéesYle changement des saisons tout comme la lune affecte
le lunatique.
On la considère même,
à
cet égard,
comme une hu-
meur tout simplement.
Agnès Latham aborde le sujet dans son éd~
tion de Comme Il Vous Plaira en citant Bridget Lyons
:
"La mélancolie était classée comme maladie,
con-
damnée comme vice,
ou exaltée comme condition
et symptOme du génie." mais elle continue
1
"Mais toutes ces diverses traditions par rapport
à
la mélancolie exprimaient,
implicitement,
l ' i -
dée de son importance sociale -
c'était un état
physique et psychologique qui exprimait une orEn-
tation vis à
vis du monde et de la société -
et
cela la rendit
particulièrement apte au traite-
ment littéraire."
(28)
Elle crée donc une situation où la victime devient
triste et
sombre, misanthropique et solitaire selon l'Encyclopédie.
En
1770, un certain Dufour en donnait les causes dans son Essai
sur les opérations de l'entendement humain:
"Les causes évidentes de la mélancolie sont
tout ce qui fixe,
épuise et trouble
(les)
es-
prits
; de grandes et soudaines frayeurs,
les
violentes affections de l'Ame causées par des

46
transports de
joie ou de vives affections,
de
longues et profondes méditations sur un même
objet,
un amour voilent,
les veilles,
et
tout
exercice véhément de l'esprit
occupé
spéciale-
ment la nuit
la solitude,
la crainte,
l'affec-
tian hystérique ••• "
(29)
Il ressort de ce qui
précède qu'un certain nombre
de personnages de Timon,. Hamlet
et Lear sont à bien des égards
des mélancoliques aussi bien pour la pathologie que
pour la 90-
ciologie.
Je ne
traiterai que du deuxième point,
le premier appar-
tenant à
une étude médicale de la
folie.
Mélancolie comme
comportement social exposant à
des
réactions différentes mais
pointant toutes dans la même direction
"celui-là est un mélan-
colique"
signifiant "celui-là est un fout'.
Il suffit,
pour en
arriver à
ce verdict,
de déceler les
traits qu'on identifie à
la
mélancolie dans le comportement de l'individu.
Commençons par le cas le
plus indiscutable
Apemantus.
Ce
"philosophe grossier n comme
on le nomme dans la liste des
p~
sonnages de Timon d-Athènes,
est
le
type de l'excentrique qui
se plalt dans son excentricité.
Il est
conscient de
tout
ce qui
le démarque de la société et en tire une sorte de
joie abusive
qui touche à
la névrose.
Il
se retire dans une
solitude obsidio-
nale très
proche d'une
fantaisie
poussée
trop loin.
Son opposi-
tion à
l'humanité est
identique à
celle de Jaques dans Comme Il
Vous Plaira quand celui-ci déclare,
mêlant l'absurde et
le pa-
thétique
nJe n"ai ni
la mélancolie de l'érudit qui est
émulation,
ni celle du musicien qui est excen-
~t
trique,
ni celle du courtisan quiYhautaine,
ni
celle du soldat qui
est ambitieuse,
ni
celle du

47
juriste qui est
politique
ni celle des dames
qui est
subtile,
ni
celle de l'amoureux qui est
comme toutes celles-là ensemble;
mais
j ' a i une
mélancolie à
moi,
composée de beaucoup d'éléments
tirés de
plusieurs objets,
et,
bien sOr,
de mes
divers
projets de voyage dont la méditation îré-
quenta me
plonge dans une gravité
tr~B agréable"
(JO)
Cette décision très drÔle met le mélancolique radi-
cal
-
Jaques ou Apemantus en l'occurence -
en marge de la socié-
té. Mélancolie est ici synonyme d'extravagance absurde et négativ~
car,
ce que le mélancolique veut,
c'est,
à
travers sa liberté
dans la vie et
sa haine des autres,
de
réformer le monde sans ris-
quer ses avantages de marginal,
encore moins sa propre vie.
Ape--
mantus,
dans un élan de réalisme,
conseille à Timon de
"manger
et d'abhorrer"
les
~ac~es ! Et teat le plaisir est là. La m'lan-
colie s"rige en philosophie de l,'existence.
C'est à
ce niveau
qu'elle se heurte aux structures de la société.
Dans sa vision
des choses qui est un pAr "mécanisme radical" d'après l'expres-
sion de Bergson,
le mélancolique,
malgrè sa lucidité,
ne
peut
pas se~sortir du pr'cipice du m'pris et de la négligence.
Il se
heurte,
au cours de sa croisade,
à
un mécanisme de défense des
autres,
ce qui rend
très
souvent,
sinon toujours,
ses actions
inutiles.
N'oublions pas que son but est de purifier et de dé-
sintoxiquer le monde hypocrite et
pestiféré
1 mais son action
est discréditée d'oîîice et
îinit
par n'être plus qu'une néga-
tion statique de l'ordre.
C'est à
ce moment
précis que la mélan-
colie devient une dangereuse forme de folie car elle sort des
normes de la raison et
l'attaque de front
tout
en conservant
toute sa lucidité
c'est aussi
la raison pour laquelle elle se

46
heurte à un ennemi puissant
1 la magnanimité des autres qui se
disent qu'après tout,
i l ne s'agit que d'un fou.
Ainsi Apemantus
ne sera-t-il
jamais écouté quand i l mettra Timon en garde contm
les dangers de la prodigalité.
Qui entendrait un prophète prê-
chant au milieu du désert? Mais le fait de n'être pas écouté ne
change en rien le message qu'il d i t . Et c'est· certainement par~e
qu'Apemantus attaque l'ordre de
façon mécanique et qu'il n'est
pas fou du tout,
qu'il devient
fou de cet ordre.
En cela,
la dif-
férence n'est pas grande entre mélancolie et non-conformisme.
La mélancolie est une des désignations les plus politiques du
défi et de l'innovation;
eLle est folie.
Apemantus n'exemplifie que le ceté politique et ph~
losophique de la mélancolie.
L'aspect purement ontogénique du
problème
trouve son illustration chez Hamlet,
Lear et Kent.
Nous
allons ainsi au-delà des influences directes des humeurs pour
découvrir le cSté psychologique de personnages qui
sont confron-
tés aux problèmes immédiats de la vie.
Rosencrantz et Guildenstern pensent que Hamlet est
fou et que sa folie
est causée
par une disposition mélancolique
Lily B.Campbell cite ce passage qui dénote l'abatement mélanco-
lique de Hamlet
"J'ai depuis peu,
je ne sais pourquoi,
perdu toute
ma gaieté,
renoncé à
tous mes exercices accoutumés
et vraiment,
tout pèse si lourdement à mQTI humeur,
que la terre,
cette belle création,
me
semble un
promontoDre stérile.
Le ciel,
ce dais splendide,
re-
gardez
! Ce magnifique plafond,
ce
toit majestueux,
constellé de flammes d'or,
eh bien
1 Il ne me
para1t
plus que comme un noir amas de vapeurs pestitentielles.
L'homme nia pas de charme pour moi, ••• ni la femme
non plus,
quoi que
semble dire votre sourire."
(JI)

C'est donc de la bouche même du
héros que nous découvrons les
racines de son état morbide
i l a
perdu tout espoir,
tout in-
térêt dans
la vie et les choses.
Il n'a plus de goat pour rien.
Rvecce dégoat pour le monde - da à
son ambi-
tion manquée,
au comportement de sat.mère,
à
la mort de son p~re,
aux difficultés rencontrées avec Ophelia -
s'accentue en lui une
tendance à
s'isoler,
à
méditer,
à
être triste, à
se procrastin~.
C~ s~des signes évidents du mal mélancolique et, en faisant
parler Hamlet lui-mOme,
Shakespeare nous livre directement un
discours symptomatique de ce mal
Il nous fait
savoir ce qu'il
veut que nous sachions. Hamlet est un homme qui souffre seul et
devient ainsi une victime très facile pour la mélancolie.Jusqu'à
quel point est-il mélancolique ? Sa mélancolie devient-elle fohe
au-delà d'une certaine limite? La réponse est évidente pour la
Cour à
Elsinore
:
Hamlet est
fou d'amour,
de mélancolie,
d'ambi-
tion ratée
observant Elsinore du dehors,
je crois que le prince
du Danemark est en proie à
une passion très forte qui voisine
avec la folie mais n'atteint
jamais celle-ci dans sa plénitude.
Contrairement à Apemantus,
Hamlet n'explore
jamais l'absurde
dans ses explosions passionnelles.
Il est plus positif en ce sens
que les mélancoliques radicaux car cllez lui,
i l ne s'agit pas du
tout d'un choix,
mais d'un état de fait qui résulte de plusieurs
facteurs différents
facteurs
psychologiques,
sociaux,
sentimen-
taux,
moraux.
Hamlet,
dans sa mélancolie,
est ainsi donc une v~
time.
Son statut de prince et les précédents de succession ne
sont pas
pour lui
faciliter la vie.
Sa lutte avec lui-mOrne,
le
fait qu'il
représente une menace pour le pouvoir,
sa puissante
imagination,
tout le désigne comme le fou chaque fois qu'il ne
peut plus se contenir et qu'il éclate comme Lear le ferait,

50
"e.n mille morceaux"
devant ha femme
qu 1 il. aime; ou qu'il
se
méprise dans sa solitude.
John Dover Wilson a
sOrement raison
quand i l écrit que
"le personnage de Hamlet est une étude sur
la mélancolie"
(J2),
et
j'ajouterai que dans
son contexte,
c'est
ce fait qui facilite
le rapprochement avec la folie
car la pa-
renté est
toute naturelle pour les éliSabéthains.
Mais cette
mélancolie,
comme remarque Bradley,
n'est qu'une partie des traits
du personnage psychologique et mental.
La mélancolie comme procrastination et entêtement
sous certains de
Bes aspects lie un peu Hamlet à
Kent.
Il y
a
chez ce dernier une simplicité et une clarté dans la vérité qui
l'éloigne un peu,
peut-être,
du discours plus
compliqué d'Hamlet
mais i l demeure que l'honnêteté dont Kent
fait
preuve tire vers
la mélancolie,
comme Hamlet quand i l est avec Horatio
; dans una
situation de misfortune,
Kent réagit comme Hamlet
i l méprise
le monde dans un mouvement de retrait méprisant.
L'intrépidité
de l'homme résigné et en proie aux fantasmes de la mélancolie
transparatt clairement dans ce passage où Kent
se dispute avec
Osvald en présence de Cornwàll,
Regan et Gloucester:
Osvald
"Je puis à
peine respirer,
milord.
Kent
"Ce n'est pas étonnant:
vous avez
tant
surmené votre valeur.
Lâche coquin,
la na-
ture t'e désavoue
c'est un tailleur qui
t ' a fait.
Cornouailles
"Tu es un étrange gaillard
un tail-
leur faire
un homme
Kent
"Oui,
messire,
un tailleur
Un sculpteur
ou un peintre ne l'aurait pas si mal
ébauché,
n'eussent-ils été que deux heures à
la besogne
........................................................

51
Kent
-Monsieur,
c'est mon habitude d'être
franc
j ' a i vu dans ma vie de meilleurs Yïsages que
ceux que
je vois
sur maintes épaules devant
moi,
en ce moment."
(33)
Cette honnêteté naJve qui
le conduira aux ceps
témoigne d'une
nostalgie du passé révolu et d'une condamnation du monde qui
change
Kent laisse parattre quelques
tendances mélancoliques
dans son tempérament.
Toutefois,
cette honnêteté de Kent n'atteint
jamais
les hauteurs de la raison critique du roi Lear.
Laar,
dans sa
folie,
se lance dans des invectives violentes
contre
la société,
l'illgratitude,
le monde;
i l a
une attitude négative rappelant
le mélancolique dans
son ostracisme et
son refus de conciliation
i l expérimente une "mélancolie à la Alceste -
assez limitée ici
puisque l'élément
tragique chez Lear fou
n'a pas d'équivalent
chez Alceste -
Pendant des moments d'a~~lmie, Lear dit toute la
compa •• iDn qU'il a
pour les pauvres
i l demande pardon à Co~dt/ia.
C'est une condamnation et un mépris de
soi qui
sont,
j'en suis
convaincu,
les raisons qui
poussent Lear à
cette humilité,
juste
comme ils poussent Hamlet à
se poser la célèbre question
:
"Suis_
je donc
un lâche
7" Lear peut bien se demander à
son tour
"Ai-
je donc ' t ' u n lâche?"
(34)
Le point commun de
tous les mélancoliques,
c'est que,
volontaire-
ment,
ils se meuvent dans
une sphère close que la société regarde
comme folie,
à
des degrés divers bien sar,
mais qui,
en dernière
analyse,
portera toujours le sceau de l'exclusion par rapport à
la norme sociale.
C'est à
ce
titre que la mélancolie,
qu'elle
Boit d'ordre politique et
philosophique ou ontogénique,
relève
de la folie dans ce contexte précis.

52
La mélancolie
se manifeste aussi
en amour quand i l
s'agit de comportement bizarre et apparenté à
la folie.
Mais
l'amour lui-même.
dans ce cas,
est
la racine du mal et
i l y a
eu ce que l'on identifiait à
l'amoureux éperdu et qui devenait
fou conséquemment.
3)
Les amOureux
Dans
son diagnostique de la maladie de Hamlet,
Polonius n'a certainement pas tort d'affirmer que le
jeune prin-
ce est
troublé
par son amour pour Ophelia comme
je l ' a i déjà si-
pU
gnalé. Même s ' i l n'a~totalement raison,
i l y a
toujours une part
de vérité dans sa conclusion.
En se
limitant à
l'amour,
on se rend
compte qu'elle a
les vertus de rendre les gens
fous
ou extrava-
gants,
distraits ou obsédés.
Cela résulte de la nature même de
l'amour tel.qulil
est
compris par Platon:
i l s'agit d'un dédou--
blement de soi,
d'une identification avec l'objet aimé~ Platon,
nous dit Erasme,
écrivait que
"La folie des amoureux est
la forme
la plus éle-
vée dUl bonheur~ Car quiconque aime intensément
ne vit pas dans son corps mais dans celui de l'ob-
jet aimé,
et
plus i l peut
sortir de lui-même et
entrer dans
cet objet,
le plus heureux i l
sera~
(35)
C'est comme si llâme quittait
le corps pour laisser les amou-
reux sans censeur ni espion.
Erasme note qu'ici,
ce mouvement de
sortie et de retour à
soi se
traduit littéralement dans a'expres-
Bion "être hors de soi"
c'est un état d'extase et de communion
où les règles du groupe sont
oubliées~ La folie pointe vers l'a-
mour platonique et vice versa.
Ainsi Touchstone devient
presque
fou à
l i e r quand i l
tombe amoureux d'Audrey;
Rosalind perd son
esprit comme Orland.~ Hamlet,
quant à
lui,
est plus compliqué

53
dans ses difficultés
1 néanmoins,
son amour presque impossible
à
cause de l'opposition de Polonius et de la hiérarchie sociale,
contribue à
son bouleversement.
Il est difficile de dire
jusqu'où
son masque de
folie le conduit quand i l rencontre Ophelia
elle
en fait le récit à
son père
"Il m'a prise par le poignet et m'a serrée très fort.
Puis,
i l s'est éloigné de toute la longueur de son
bras
et,
avec
l'autre main posée comme çà au-dessus
de mon front,
i l s'est mis à
étudier ma figure
comœe
s ' i l voulait la dessiner.
Il est resté
longtemps
ainsi".
Enfin,
s~couant légèrement mon bras, et agi-
tant trois
fois
la tête de haut en bas,
i l a
poussé
un soupir si pitoyable et si pro~ond qu'on eOt dit
que son corps allait éclater et que c'était sa fin. _
Cela ~ait. i l m'a lâchée
et,
la tête tournée par
dessus l'épaule,
i l
semblait trouver son chemin sans
y voir,
car i l a
franchi
les portes sans l'aide des
yeux,
et,
jusqu'à la fin,
i l en a
d~tourné "la lumi~re
sur moi.
(36)
"C'est là le délire de l'amour",
commente Po1onius.
I l est ind~­
niable que l'amour est mis en exergue comme étant,
dans ce
pas~
ge,
la maladie de Hamlet.
En tant qu'il
supprime
toute
logique,
toute
lucidité,
toute bienséance,
l'amour est facteur de
folie.
Ophelid a
déjà exposé la vision ~liSabéthaine de l'amoureux deve-
nu fou et les signes ne
trompent pas
Hamlet est entré chez elle n
le pourpoint
tout dé-
braillé,
la tAte
sans chapeau,
les
bas chif-
fonnés,
sans
jarretières et retombant sur la
cheville,
pâle comme sa chemise,
les genoux

s'entrechoquant,
enfin avec un aspect aussi
lamentable que s ' i l avait été lâché de l'en-
fer pour raconter des horreurs •••
(J7)
C'est exactement l'aspect de l'amoureux désespéré
tel que le
décrit Rosalynd dans Comme Il Vous Plaira.
Ophelia conna1t un sort plus
tragique
;
non seule-
ment ~kdevient complètement folle quand son amour est avorté,
mais elle meurt.
Nous avons ici
l'illustration la plus brillante
de llamour créant la folie,
dans les
trois pièces étudiées.
Ophelia ne peut plus vivre après
l'éclatement de son a~.~ Elle
se sent coupable de ce qu'elle croit être de
la fol"ie
et ce sen-
timent de
culpabilité par rapport à
l'amour et
par suite logiq~
par rapport à
celui en qui
elle se fond dans un moment de commu-
nion l'abat
très rapidement et 8ans coup jérir.
Ophelia perd la
raison de trop aimer.
C'est pour cela que sa folie
est
translu-
cide et belle.
Je n'incluerai pas Lear et Timon,
encore moins Glou-
cester et Kent car i l s ne Bont
pas des amants déçus,
trompés ni
maltraités
l'affection joue sans doute un rôle dans leurs mal-
heurs -
souffrance ou folie
-
mais elle n'est à
aucun moment le
facteur essentiel.
S'il y a des gens considérés comme fous pour des rai-
sons naturelles
ou surnaturelles,
i l y en a
d'autres qui,
au con-
traire,
jouent à
la folie
comme des professionnels. Ce sont les
bouffons.
4)
Les bouffons
Le bouffon a
un statut social et un rÔle à
jou-
er dans les milieux mondains de la Renaissance
en tant qu'amu-
seur,
i l est inférieur mais ménagé et protégé
i l apprend son

55
métier
-et l'exerce de
façon très officielle
c'est une
per-
sonne qui
prend part aux rouages de la société et qui est de
facto
aociable et civilisée. L'important,
c'est
la conscience
que
le bouffon a
de son propre re~e. Il est payé,
comme le re-
marque Erasme,
"pour chasser l'ennui" en utilisant ses talents
d'amuseur.
C'est une
personne
souvent normale mais qui
simule
la folie
et
le ridicule
cela
lui permet de dire librement ce
qu'il veut car Bon statut l'innocente et le protège. C'est un
personnage très utile qui permet aux autres de voir leurs pro-
pres défauts sans être heurtés dans leur fierté.
Olivia le sait
quand elle déclare que le discours du fou autorisé n'est
pas de
la diffamatio~dans Le Soir des Rois.
Le bouffon permet donc à
la société de découvrir ses pro-
pres vices
i l est utile à
la civilisation qui
se reflète en
lui comme dans un miroir.
A ce t i t r e ,
i l
joue sQrement le même
rôle que le mélancolique et
l'anti-conformiste,quoique de façon
diamétralement opposée dans
la mesure où le bouffon intègre le
groupe et participe au jeu social i l a
une place bien précise.
Le bouffon est sauvé par le rire et
l'intelligence d'esprit qui
sont
ses
premières armes contre toute
possibilité de le mettre
en quarantaine.
Son intégration signifie que la société aime ses
propres difformités.
Le bouffon,
c'est l'expression narcissique
de la civilisation. Comme tel,
i l ne peut pas ' t r e vraiment fou,
à moins que la société elle-mArne devienne folle
i l
fait
de
son
mieux pour "être" et Atre heureux,
comme l'inénarrable John
Falstaff.
Le Fou de Lear a
dO
jouer un tel r61e dans le pass~
quand le Roi était encore un grand roi maftre de lui-mArne et de
ses esprits
maie,
quand nous le découvrone dans la pièce,
i l

a
quelque chose de
triste et de cynique
en même
temps
chez lui
la folie de Lear l'affecte aussi à
coup sQr
;
néanmoins,
i l con-
tinue à
faire
son travail comme avant
i l se
joue du Roi et de
la société
juste comme le chat se
joue de Ilhomme selon llex_
emple célèbre de Montaigne
(38).
Sous l'orage,
i l essaie en vain
de ramener le roi
fou vers
la raison
;
le résultat est
triste
car i l ne fait qu'approfondir la folie du roi Laar.
Dans Hamlet,
c'est sans doute le prince lui-même qui
joue le r81e de bouffon derrière Bon masque de folie chaque fOE
qu'il est devant la cour.
Bradley note que Hamlet redevient nor-
mal quand i l est seul ou avec Horatio
(39).
On peut penser que
Hamlet
cherche~s'immuniser contre la répression éventuelle de
la cour en prétendant Atre fou et
en simulant un personnage fan-
tas tique qui aura la liberté de
faire
ce qu'il veut.
Le seul pro~
blême,
c'est que,
contrairement au fou professionnel,
Hamlet n'a
pas choisi les circonstances ni
les conditions de son déguisement
en plus,
son rÔle sera tragique et
inspirera la pitié ou l'horEUr
plut8t que le rire et
la ga~é. Au sens strict,
Hamlet n'est pas
un bouffon,
même s t i l en
joue accidentellement
le rÔle.
Le fou de Timon appartient à
une autre catégorie
celle des bouffons simples d'esprit
en d'autres
termes,
i l n'est
ni astucieux ni
simulateur.
I l n'est pas
"tout à
fait
fou'I
mais
on ne peut pas dire non plus que
ses actions et son langage re-
flètent
une conscience claire et volontairement déguisée.
C'est
quelqu'un qui a
en lui une
sorte de ridicule inné et de débilité
amusante.
Il a
de toute évidence des
traits communs avec
les im-
béciles.
5)
Les Imbéciles
un
L'imbécile,
selon le Robert est,
soitV"arriér~
dont l'âge mental est intermédiaire entre celui

57
de l'idiot
(2 ans)
et
celui du simple débile
(7 ans)", soit une "personne ~ans intelligen-
ce. 11
Les synonymes respectifs sont
l'arriéré,
dégén'ré,
faible"
et
"abruti,
âne,
cr'tin,
idiot. n,
toujours selon de Robert.
Une chose transpara1t de façon claire dans
cette dé-
finition
une anormalité de l'intellect se reflétant dans le
comportement de la personne.
Nous
Bommes ainsi loin du bouffon
qui utilise son intelligence pour franchir les obstacles qu'il
rencontre sur son chemin.
L'imbécile est le frère
jumeau du mo-
rosophe,
ce
fou sage de Timon;
i l Y a
en lui
les expressions
de la sagesse et de l'instinct de défense,
mais aussi une débi-
lité d'esprit qui l'empêche d'atteindre les hauteurs sublimes où
plane· le fou de Lear.
Foucault a
recensé les traits de l'imbécilité à
l'âge
classique
"
"imbécile par d'horribles débauches de vin",
"imbécile
parlant
toujours,
se disant
empereur
des Turcs et Pape",
"imbécile sans aucun espar
de
retour"
-
~e sont aussi des formes de déli-
re qu'on rencontre,
caractérisées surtout par
leur cOté de pittoresque absurde - ••• "esp~ce
de fol qui
veut
présenter des mémoires au Par-
lement"
"
(40)
A la lumière de cette précision,
on peut voir des
tendances vers
l'imbécilité dans la· tentative de
suicide de Gloucester et dans
les délires frénétiques de Lear
car,
à cOté du transport qui
affaiblit
l'esprit de Gloucester apr~s son aveuglement,
i l y a
ce "pittoresque absurde"
quand i l
tombe au sol
et
se croit mort
autant d'absurdité
tirant vers
le ridicule quand Lear
juge ses

58
rilles -
ou plutôt les chaises
son esprit redevient celui de
l'enfant qu'il fut
autrefois.
Esprit d'enfant
chez Laar et Gloucester,
certes
mais esprit de dégénéré,
de crétin,
d'idiot,
d'âne en plus d'une
absurdité
criante,
cela ne se
trouve que chez Edgar dans
S9S
mo-
ments de
folie
-
réelle ou feinte
-.
Il est obsédé
par le démon
qui lui
court après;
aucune articulation dans ce qu'il dit,
quoi-
que la présence du démon y
soit permanente.
Quand le Fou se plaint
du froid,
Edgar lui donne des leçons de conduite morale
t
Edgar
1 'Pillicock était assis sur le mont Pillicock.
Hallao, palIoo,
100,
100
Le Fou
"Cette froide nuit nous rendra tous
fous
et
frénétiques.
Edgar
1 "Prends garde au noir démon,
obéis à
tes
pa-
rents,
tiens
scrupuleusement ta parole,
ne
jure pas,
ne commets pas avec
la compagne
jurée du prochain,
ne pare pas ta bien-aimée
d'éclatants atours. Tom a
rroid."
(41)
Ce discours hors de propos eat symptôme d'abrutissement et de
dégénération de l'esprit d'Edgar.
C'est exactement ce qui se p~
duit dans les sociétés où l'on croit à
la possession par les mau-
vais esprits,
comme pendant le Moyen-Age en Europe et actuellement
chez certains peuples africains où l'exorcisme se pratique autant
qu'en Amérique du Sud.
On a affaire dans ces cas à
une
forme
pous-
sée d'incohérence apparente du sujet,
de trances,
de délires
très
désordonnés
ou alors,
la folie
se présente sous la forme d'une
léthargie de l'humain doublée d'une hypersensibilité de la bête
dans l'homme malade.
Ce n'est pas pour rien qu'on parle des
"im_
béciles heureux"
et des gens qui
sont de vrais "Anes".
J'ajoute-
rai que les imbéciles existent en Europe aujourd'hui autant que
partout ailleurs,
mAme si l'exorcisme ne s'y pratique plus dans

59
les m3mes
proportions qu'en Afrique ou en Amérique Latine.
Face à
ces différent.~comportements qu'on identifie
à des degrés divers à
la folie
-
le
lunatisme,
la mélancolie,
l'amour malheureux,
la bouffonnerie,
llimb~cilité -" la société
manufacture des apparences externes particulières qui
permettent
de ne pas se tromper quand on a
un fou ou quelqu'un présumé
tel
devant
soi.
6) Apparences externes de la folie'
Dans la société,
i l n'y a
rien de plus grave
qu'une erreur d'identité.
Aussi
les
fous
sont-ils reconnus géné-
ralement
par leurs apparences.
Ils
sont
classables et
classés,
ce qui
permet aux
"autres'I de se sentir beaucoup plus en sécuri-
té.
Au moins ne les indiquera-t-on
jamais comme
fous.
C'est un
domaine où l'apparence bien souvent
fait
figure de réalité.
La folie
peut être perçue comme
ridicule,
grotesque ou fantasti-
que,
absurde ou tragique entre autres caractéristiques
superfi~
cielles.
Le ridicule est
souvent cruel
ou pathétique.
Si nous considérons
le Fou de Lear et la façon dont
i l
se comporte
sous l'orage,
quand le roi décide de
juger ses
filles,
ou découvre
toute la
cruauté qu'il
peut y
avoir dans
sori discours et
l'effet néfaste
que cela aura sur les esprits du roi.
Lear décide de remplacer
ses
filles
par des chaises et de les
juger
Lear
"Produisez celle-ci
d'abord
c'est Gonéril.
Je
jure iei,
devant
cette honorable assemblée,
qu'elle a
chassé du pied le pauvre roi son
pèrea
Le Fou
l'Venez ici,
mistress.
Votre nom est-il Gonéril
?
Lear
"Elle ne
peut
le nier.
Le Fou
"J'implore votre merci,
je vous
prenais pour

\\ '
60
un tabouret."
(42)
La folie
piquante et ridicule du Fou explose dans un cynisme
tragique quand elle se
frotte à
celle encore plus tragique de
Lear.
Lear lui-même,
en maudissant ses
filles,
ira à
la limite
du langage apparemment ridicule mais très cruel quand on y re-
garde de
plus près.
Cette cruauté de la folie n'appara1t
en gé-
néral que dans les tragédies
;
dans les comédies,
elle est souvent
remplacée par un ridicule déplacé
la scène de La Nuit des Rois
où Feste
joue à
Sir Topaz et met Malvolio dans un piteux état
moral et psychologique fait
exception à
cette règle.
Lear,
à
la suite de son Fou,
n'échappe pas au ridicule tra-
gique,
ni au gr~tesque. La scène du jugement est éloquente à
ce
sujet.
Ce qui est plus grave,
c'est qu'il va jusqu'à l'absurde
et engendre un fantastique
comique qui appelle un rire sinistre
et amer à
la fois.
Lear nous conduit à
jouer sur le "terrain de
la folie"
remarque Wilson Knight
(43).
La tentative manquée de
Gloucester de se
jeter dans
le ravin rejoint cette absurdité
folle.
Hamlet
seul,
parmi les héro~ tragiques des trois pièces,
échappe à
l'absurde,
si on considère que pendant les deux scènes
où i l
se
joue de Polonius,
i l
est
lucide et ne
fait que se mo-
quer de lui
(44)
;
en fait,
c'est Polonius qui,
au cours de ces
deux rencontres,
porte l'habit du fou en faisant
semblant d'ac-
cepter ce que Hamlet
lui
suggère -
que le nuage qu'ils voient
a
la forme d'un chameau ou d'une belette -
;
Polonius se prend
à
son propre piège car Hamlet a
tout compris et ne
fait que si-
muler.
Cette simulation rend la situation de Hamlet plus pénible
car elle l'oblige à
jouer en même temps le raIe de fou et de
bouffon alors qu'il n'est ni l'un ni l'autre.
Timon,
au contraire de Lear,
Gloucester et Hamlet,
n'approche
jamais du ridicule.
Sa haine et sa détermination le

61
poussent trop loin dans le tragique.
On r i t à peine,
si on ose
rire, quand i l mange des racines ou lance un os à Apementu8
pour le chasser. Tout le grotesque qu'on trouve chez Laar dis-
para1t chez Timon 1 dans les bois autour d'Athènes,
la folie
est cruelle et absurde.
Les traits de caractère du ~ou sont accompagnés par
des habits de fou dans la plupart des cas. La livrée du bouffon
-
habit multicolore où dominent le
jaune et le vert,
couleurs œ
l'immaturité,
du simple d'esprit, du fou -
est célèbre à
cet é-
gard. C'est peut-être l'habit des fous dans ~ et Timon.
il
Ophelia est convaincue que Hamlet est fou quandVappara~t, "dé-
braillé,
la tAte sans chapeau ••• p!le comme sa chemise,
les ge-
noux s'entrechoquant"
(45). Laar déchire ses habits pour être
cet homme dénudé et seul
1 i l porte des fleurs,
un peu comme
Ophelià avant sa mort.
Edgar dans sa fuite,
s'enduit de boue
et s'habille comme un pauvre mendiant pour avoir l ' a i r d'un fou.
Dans la sphère de la folie,
i l faut que le moine porte son ha-
bit de moine pour qu'on le reconnaisse. George Bernard Shaw
nous montre ce qui arrive quand la folie,
devenue civilisée,
sait se cacher sous les traits de l'homme normal: dans
Major Barbara)Undershaft devient riche,
respecté et craint mal-
gré des idées qui,
si elles étaient exposées par un homme moins
aisé et moins subtil socialement,
passerai~td'office pour foJf~~
La concordance est,en un mot,
très importante entre
le fou et la personne physique du fou.
Le non-fou essaie toujours
d'associer les deux facteurs quand i l
s'agit d'indexer le fou~
Le normal se dissocie de l'anormal.
Le chapitre suivant place
le fou dans le contexte social -
l'individu anormal dans la 80-
ciété normale -.
J'y analyserai le mécanisme répressif qui traque
la folie et la développe.

NOTES
1) E.M.W.Tillyard explique clairement la notion d"élé-
ments" dans la cinquième partie de son livre
The Elizabethan World Picture.
Il donne en outre les
changeœents de
sens du mot dans
le
temps,
ce qui per-
met d'éviter des erreurs d'interprétation.
cr. The Eli~abethan World Picture
page 69
2) cr. The Eli;abethan World Picture
page 76
Tillyard détaille la correspondance entre éléments et
humeurs et les dirrérentes interactions possibles entre
eux.
J) Ovid -
Metamorphoses
page J4J
4) Dans Les Métamorphoses
d'Ovide, Jupiter et les autres
dieux décident de détruire la race humaine pour la pu-
nir de ses pêchés et de sa cruauté,
incarnés par
Lycaon qui est allé les dérier au Ciel. Après un long
conciliabule, les dieux décident d'inonder le monde
pour faire périr l'espèce humaine.
Un seul couple
inno-
cent
-Deucalion et
sa femme
Pyrrha,
survècurent à
ce délu-
ge.
cr. Metamorphoses
pp.J5-J6-J7
5) cr. The Elizabethan World Picture
p.J6
Tillyard commente ce passage de Higden en montrant le
r81e de la métamorphose et sa signirication par rapport
à
la place que l'être occupe dans la cha!ne de l'exis-
tence.

63
6)
cf. Hamlet
Acte II sc.2 Il.296-300
7)
King Lear
Acte III sc.l Il.4-15
C'est un gentilhomme qui décrit ainsi le roi à Kent.
8)
Le Songe D'une Nuit d'Eté
page 50
Edition bilingue publiée chez Aubier Flammarion .
L'introduction de l'éditeur, M.Maurice Castelain,
est très riche. Mais sa traduction est, à .on avis,
assez détachée du texte anglais quand on les l i t si-
multanément.
9)
King Lear
Acte III sc.6 Il.18-19
10) Macbeth
Acte III sc.4 Il.105-106
Il) Histoire de la folie à l'Ige classigue
page 393
Je crois que la définition que le XVIIIe siècle don-
nait de la folie telle qu'elle est formulée par
Foucault est valable encore aujourd'hui là où la folie
n'est pas internée à cause du développement de la
technologie et de la mécanisation des sciences mé-
dicales.
12) King Lear
Acte IV sc.4 Il.1-6
13) Hamlet
Acte IV sc.7 Il.165-176

-,
0 ,
14) Shakespeare's Tragic Heroes.
L.B.Campbell, auteur de ce livre,
cite plusieurs
exemplee de textes où la folie s.t considérée comme
réeultant d'un état phyeiologique dé.équilibré à
cau.e dee aliment. et de la boisson. Elle se réfère
à Aristote, maie auesi à HDbbe. qui écrivait en 1650.
" ••• la ~olie n'est rien d'autre qu'une passion
trop apparente, peut-'tre dQe aux effets du:
vin, effets qui sont les m'mes que la _au-
vaise disposition des organes. Car la varié-
té de comportement des hommes qui ont trop bu
est
la m'me que celle des
fous
s certains d'en-
tre eux sont
~urieUI. d'autres amoureux,
d'au-
trea rient,
tous de ~a9Pn extravagante, maia
selon leure différentes passione dominantes
1
car Ite~fet du vin,
c'est
seulement d'enlever
la dissimulation et de chasser de leur vue la
déformité de leurs passion~ ••• Les passions
non controlées sout,
pour la plupart, de la
simple folie."
cf.
Shakespeare's Tragic Heroes
page 80
15) Shakespeare's Tragic Heroes
page 42
16) Songe d'une Huit d'Eté
Acte III sc.l Il.138-139

17) Essays de Francis Bacon
page 40
Je ne suis pas d'accord avec Bacon ici,
car j'estime
que c'.at parce qu'on ne oontr~le plua S8S passions
quand on est amoureux qu'on s'expose à la Colie et non
parce qu'on est fou qu'on ne peut pas controler ses
passions amoureuses.
18) cf. Hamlet
Acte IV sc.5 Il.57-64.
19) The Theban Plays -
Sophocles.page 144
Dans l'Antigone, Creon essaie de persuad.r son fils
Haemon, qu'un mariage avec Antigone,
fille du défunt
Roi Oedipe, ne peut apporter que des malheurs car elle
est l'ennemude Thèbes
1 elle veut rester Cidèle à
son
frère Polynices et lui rendre les honneurs d'un enter-
rement décent,
ce qui enrage Creon.
20) King Lear
Acte II sc.4 Il.269-284
L'orage se prépare vers la fi~ de cette tirade.
21) Measare For Meaeure
La traduction de ce passage est tirée de Shakespeare
par lui-mIme édité par Jean Paris.
cf. Measure for Measure
Acte l
sc.II Il.128-L34
22) Foucault op.cit.
p.386
23) The Theban Plays -
Sophocles- page 134
cf. L'Antigone

66
24) cf. Caste1ain
op.cit. pp.12-1)
Note)
25) King Lear
Acte IV sc.6 1~1))-1)7
26) cf. Harry Levin 1 "The Antic Disposition" in Ham1et,
Macmillan Casebook Series,
édité par John Jump
page 125.
27) King Lear
Acte III sc.6 Il.29-)2
Le lunatieme d'Edgar s'arrête au niveau conventionnelJ
c'est à dire du changement brusque qui peut être l'ef-
fet des astres selon les croyances de l'époque.
Autre-
ment,
i l est pfuf tragique dans ses transports que le
L.• no"f.,ue c.-chrlalre
28) As You Like It
Introduction-
Pages XLVI-XLVII
Arden Edition.
L'extrait de Bridget Lyons citée ici par Agnes Latham,
est tiré de Voices of Me1ancho1y.
29) Foucault
op.cit. p.240
)0) As You Llke It
Acte IV sc.1 Il.10-19
)1) Ham1et
Acte II sc.2 Il.289-J02
Le ton de Ham1et tend ici vers la confession sincère
du mélancolique désespéré mais sentimental.

67
32) What Happens In Hamlet par John Dover Wilson
p.226
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a que le thème de la
mélancolie dans Hamlet, mais que la mélancolie est un
des thèmes les plus évidents de cette pièce si riche.
33) King Lear
Acte II sc.2 Il.50-92
34) Hamlet
Acte II sc.2 1.545
35) cf.Praise of Folly •
Erasmus
page 206
New Penguin Classics
36) Hamlet
Acte II sc.l Il.86-99
37) Ibid
Acte II sc.l Il.77-83
38) cf. Tillyard op.cit. p.87
Montaigne se demande si le chat n'a pas le droit de
penser que c'est lui qui
joue avec l'homme pour son
plaisir de chat au lieu que Ce soit l'inverse.
39) cf. Shakespearean Tragedy
A.C.Bradle'
page 97
40) Foucault
op.cit. pp.13l-l32
sur les "Exp'riences
de la folie".
41) King Lear
Acte III sc.4 Il.75-81

68
42) King Lear
Acte III sc.6 Il.46-51
43) c~. The Wheel of Fire
de G.W.Knight
page 168
Le chapitre VIII de ce livre "Le Roi Lear et la
Comédie du Grotesque" analy.e bien le. rapport.
entre le grotesque, le comique,
le fantastique,
l'absurde et le .inistre entre autre dans Le Roi Lear.
44) Hamlet
Acte II sc.2 et Acte III sc.2
45) Ibid
Acte II .c.l Il.77~80

69
II. LA SOCIETE COMME MECANISME REPRESSIF

70
Le fou tel qu'il est défini précédemment avec ses
différentes nuances et ses>difrérenteaspects se retrouve, en
tant qu'être humain, dans un groupe d'hommes et de femmes,
de
jeunes et de vieux vivant ensemble. Ce groupe, depuis que l'hom-
me est civilisé, a la particularité d'être régi par des lois
plus sophistiquées que tout ce qu'on peut trouver dans le monde
animal ou celui d'autres êtres inférieurs en intelligence.
Ltenseœble de ces lois, qu'elles soient .orales,
religieuses,
sociales,
politiques ou autres,
peut 'tre désigné par l'expres-
sion ft
contrat social".
Ce "contrat" est une notion plut&t
moderne et qui a acquis droit de citer depuis que Jean Jacques
Rousseau a publié son fameux livre au dix-huitième siècle.
Paul Robert définit le mot dans son dictionnaire
1
"Contrat
s 1) Convention par laquelle une ou plu-
sieurs personnes "s'obligent,
envers une ou plu-
sieurs autres,
à donner, à faire ou à ne pas faire
quelque chose"
(code civil). V. Convention,
Pacte._
2) Par anal. CONTRAT SOCIAL (1762, Rousseau)
s
convention entre les gouvernants et
les gouvernés,
ou entre les membres d'une société. V.
Pacte ••• n
Nous
sommes alors,
je crois,
à un niveau où l'es_
pèce humaine ne
se pose plus de
problèmes de
survie, mais es-
saie plut&t d'arranger ses
conditions pratiques de vie et de
coexistence dans le monde.
La pérennisation du groupe
sous sa
forme
sociale est donc possible
d~s lors que l'homme dispose
d'une intelligence supérieure qui lui permet de développer sa
condition au delà des simples besoins grégaires
;
i l a
en outre
un langage plus élaboré que celui de n'importe quelle bête

71
sauvage ou domestique. Cette constatation int:resse la folie à
plus d'un titre dans la mesure où celle-ci n'existe et ne peut
exister que par rapport à
quelque
chose d'autre qui ne soit pas
f o l i e ;
en d'autres_termes,
elle n 1 appara1t que sous l'éclai-
rage du groupe social ordonné.
Un seul homme au monde et deve-
nant fou est une
abération.
La folie
trouve sa racine dans le
savoir,
l'expérience et le raffinement accumulés par la société
au cours de l ' h i s t o i r e ;
i l est aisé de comprendre que ni les
premiers hommes ni les animaux ne puissent pas ~tre fou.
L'objet de cette deuxième partie sera d'analyser
comment le contrat social,
par plusieurs moyens allant d'une
robotisation intellectuelle et morale par le biais d'une cer-
taine éducation à
une répression ouverte et sans ambages,
réus-
sit à
donner naissance,
au sein de la société,
à une race
maudite pour qui le monde où nous vivons est déjà un enfer
la
race des fous.
Education est un ~ot clef dans ce contexte; c'est
par l'éducation que se créent et
se perpétuent les principes de
référence
de toutes les valeurs sociales; c'est aussi par
l'éducation que l'ordre peut être compris et
interpr~té, ouvrant
ainsi la voie à une hiérarchisation,
à
une stratification des
éléments du groupe.
L'éducation fait
plus:
elle colle des éti-
quettes à
tout et cherche à définir les choses
;
et définir,
clest souvent réduire.
Que fait
l'éducation de
la maladie? Dans beaucoup
de cas,
par soucis de définir,
elle la circonscrit dans un uni-
vers clos et parallèle et l ' a l i è n e ;
la folie
est isolée comme
maladie
,
donc anormalité. Education ou civilisation: au fond,

72
c'est la mftme chose pour la folie puisque la civilisation pro-
duit l'éducation et se pérennise par elle. Le fou est donc ce-
lui qui refuse de participer - volontairement ou non -
à cette
perpétuation du status-quo
i l s'en suit que la folie,
loin
d'être une anormalité d'un eeul homme malade,
est en réalité
une maladie de la civilisation ,
les valeurs du conservatisme
ee sentent dans un état d'insécurité
justifiant pour elles
toute punition contre ceux qui les menacent. Intervient la po-
litique perfide et mortelle qui empeste le Danemark et finit
par tuer Hamlet,
l'hypocrisie qui fait échouer Timon sur la
grève comme un navire à la dérive puis fracassé sur la cOte
par une tempête sauvage
,
la civilisation crée la folie
; elle
fait plus
1 elle rejette la folie sur la non-civilisation.
Cela est possible dès lors qu'il existe une conscience collec-
tive ou superego qui se fonde sur les lois séculaires du groupe
pour perpétuer les institutions créatrices de normes et de fo-
lie comme la famille dont Le Roi Lear est une brillante illus-
tration.
Les normes,
la métaphysique, la politique,
la ré-
pression sous ses différentes formes,
voilà les piliers de la
société bourgeoise que
je vais aborder maintenant par rapport
à la folie.

73
A - LE NORMAL ET L'ANORMAL
La société,
dans
son besoin d'ordre et d'autorité,
fabrique un engrenage compliqué qui lui permet de contr~ler le
~
domaine où elle évolue. Cela necessite des points de référence
et des règles qui déterminent le normal et l'anormal;
en
d'autres mots,
tout ce qui se conforme aux lois dont
la socié-
té s'est dot~ est normal;
tout ce qui suit un autre cours
est anormal.
Il n'est,
dès lors,
pas étonnant que la maladie
comprise comme incapacité physique ou mentale y soit l'objet
d'un traitement particulier.
Le malade,
par le fait m3me qu'il
soit malade,
est en porte-à-îaux avec l'idéal du groupe
1
i l
est Comme un obstacle qui emp~che une progression normale de
l'homme et l'expose à une monstruosité diabolique J i l est phy-
siquement ou mentalement incapable de faire ce que le contrat
social attend de lui
;
i l est ainsi exclu de fait du monde nor-
mal. Le langage décrivant le malade sera le premier élément de
diff~renciation et de malédiction : le malade est "mélancolique"
"lunatique",
"fantastique",
ftanormal"
ou ufou"
J à
cela s'ajou-
tent d'autres étiquettes collées sur le dos du malade et qui
le classe~à part. Normal est le synonyme de sécurisant et d1inof-
fensif.
Il veut dire aussi non-différent. Tout le reste est a-
normal.
Une fois
ces règles établies,
la société procède à
une stratification minutieuse qui sert à
isoler l'anormal. Au
niveau de l'individu se pose alors le problème de l'identité
qui engendre la simulation,
le déguisement,
et toutes les au-
tres
tentatives qui visent à
maintenir la personne dans
la sphère
de la normalité au moment où Se présentent des difficultés d1in-
tégration.

7~
La simulation touche Hamlet de
très près. Très mal
à
l'aise dans
son environnement,
le prince du Danemark décide
d'affecter une attitude de
fou pour percer le voile que la
cour de Claudius a
mis devant
lui
erreur fatale
pour lui,car
en adoptant une autre identité,
i l va à
l'encontre du consen-
sus
séculaire qui veut que la folie
-la cour pense que Hamlet
est
fou- chez les grands du monde ne
peut
pas
Atre laissée à
elle-mArne;
i l s'indexe lui-mArne par rapport au contrat
social
qui crée l'homme anormal.
Du point de vue de
la société,
le
déguisement de Hamlet est
sûrement un des moins réussis de
tous les
temps
son goOt
pour la simulation sera son calvaire.
Ernest Jones
se demande si
'Icette simulation cache de vérita-
bles troubles mentaux,
ou s ' i l
s'agit d'une ruse destinée à
dérober ses intentions
face à
la tâche à
accomplir".
(1)
Toujours est-il que son masque le montre sous les
traits d'un
monstre dangereux qui abolit
les règles de la bienséance et de
la courtoisie
i l y
a
en lui une animalité -point de vue
social- qui
l'expose à
la folie
car le
"Hamlet"
de la pibce
est "anormal " • Hamlet est considéré comme fou car il est nor-
mal mais déguisé
et le normal ne
peut pas
se déguiser en
normal,restant
toujours
lui-m~me
i l n'y aurait
pas de dégui-
sement
dbs qu'il met un masque,
i l devient l'Anormal.
La crise devient
plus grave lorsque
le masque est
inéxistant
ou bien lorsqu'il devient
la personne elle-mArne.
Nous avons Lear et
Edgar.
Le roi Lear est
la personnification
du conflit
irréductible entre la mentalité de l'enfant ~t
l'~tre du géa~t comme le renlarque Wilson Knight -
conflit mons-
trueux et effrayant où
la nudité de l ' ê t r e hybride nourrit
la
folie
en tant qu'anormalité.

75
Un grand roi est censé être puissant -
Lear est puissant -
mais aussi et
surtout
trouver sa place dans
la
strate supérieure
de la hiérarchie du contrat social. Lear manque à
cette deuxième
obligation car sa passion et sa mentalité le ravalent au rang
des irresponsables et des imbéciles. L'anormal est intr~sèque
à
la personne du roi.
C'est de là que vient
son drame
1 Laar ne
joue à rien 1 i l vit une vie de demeuré mental. Là Où Hamlet
s'expose à
la rolie par la simulation,
i l ne rait qu'être
1 i l
est lui-mIme
l'anormal qui
se heurte
tout
entier aux lois
sécu-
laires de
l'ordre,
non pas pendant un accident de parcours mais
par réaction naturelle -
dans
sa ligne de pensée -
mais inaccep-
table -
pour la conscience collective.
L'anormal est
perçu ici
comme une
cassure dans l'essence des 3tres et des choses
-
mais
les
choses ne
peuvent pas
être
folles
-
,
comme une dir-
rormité affreuse et répugnante.
Le monstre est partout.
Laar est
très grand parce qu'il
reste
lui-mArne
jusqu'à la
fin,
c'est à dire une
personne en conflit avec elle-
même et avec
le monde,
la civilisation;
quant à Edgar,
i l
n'inspire
jamais autant de compassion que Lear à
cause de
son
masque,
mArne
s t i l atteint
presque
les m3mes hauteurs que
le
roi
dans
son fantasme
et
son absurdité
,
dans
son voyage hors du
normal.
Il
en arrive à
un moment
où la
simulation dispara1t
pour faire
place à
un ~tre étranger à
lui-m~me dans un mouvement
de
symbiose de
l'absurde,
du masque et du réel.
La perte partiel-
le puis l'absence totale d'identité métamorphose Edgar en bête
sauvage
en non-civilisation.
En rait,
le masque est i c i
11é_
quivalent d'un processus de dé-civilisation.
Il
conduit
irrémé-
diablement à
la folie
car la personne n'est
pas
la bête,
mais
en revanche,
elle n'est normale que
lorsqu'elle
est
civilisée

76
ou va vers la civilisation au lieu de s'en éloigner.
C'est
peut-être pour cela que le fou qui se déguise devient un homme
civilisé,
ou tout au moins marche vers la civilisation.
Le fou
de Timon dit la vérité quand i l affirme qu'un proxénète
-
le proxénète étant un homme civilisé et normal comme tous
les autres à Athènes -
est
r
" ••• un fou bien habillé •••
; des fois i l appara1t
sous les traits d'un seigneur; des fois
sous ceux
d'un juriste
1 des fois
comme un philosophe ••••
Il est très souvent comme un chevalier."
(2)
Certains fous,
sachant se déguise~acquièrent le respect dQ à
l'homme civilisé.
Il y a ici civilisation. Edgar choisi le pro-
cessus inverse.
Kent,
~ans aller trop loin dans cette direction,
est menacé de folie
;
i l appara1t
sous des
traits qui ne con-
viennent pas à un Comte afin de marquer sa fidélité à
Lear.
Il
sera la victime de la méchanceté et de l'injustice de Regan et
de Cornwall.
D'une manière générale,
le contrat social accepte
ce qui ne le menace pas, ce qui n'est pas différent de l u i .
Il crée la folie pour contenir tous les débordements éventuels,
essentiellement la maladie et l'absence de civilisation:
c'est
la foire aux anormalités.
Cet embrigadement se fait à
plusieurs
niveaux pour assurer que l'ordre séculaire est bien protégé.
Un des moyens les plus efficaces apparatt sous les traits d'un
arsenal psycho-métaphysique qui agit directement
sur la personne
par l'éducation,
les croyances,
la religion,
l'éthique et beau-
coup d'autres choses.
En gros,
i l y a un aspect métaphysique de la répre~
sion.

77
B -
LE PROBLEME METAPHYSIqUE
~
Les instruments métaphysiques de la repression
comprennent la religion et tout ce qui s'y rattache et que
la société utilise pour affermir sa prise sur l'individu.
~
Ceci interesse la folie à plus d'un titre, dans un univers
où elle est expliquée en fonction d'un ordre plus important
que celui de l'humanité et de l'existence d'un monde supé-
rieur. Sans discuter l'existence de fait ou la non-existence
de ce monde,
j'examinerai comment, en se référant à un ordre
supérieur,
la métaphysique joue un r&le primordial dans la
fabrication de la folie et le déséquilibre des consciences.
Dans une optique de préserTation de la structure religieuse,
Kierkegaard a raison d'affirmer que
ftLa vie de l'homme est ••• toujours disposée reli-
gieusement. A vouloir le contester, on brouille
tout et l'on abolit les concepts d'individu, de
genre humain et d'immortalité. ft
(3)
Il n'est plue étonnant, dès lor~que toute préservation d'un
ordre religieux passe par une conception précise de l'univers
et de la place de l'homme dans cet univers, que les dieux
soient surnaturels comme ceux qui interviennent dans la vie
des hommes et sèment la folie -Sophocle nous rapporte que
Ajax est rendu fou furieux par les pouvoirs divins d'Athéna
et qu'il tue,
au cours d'un accés de folie,
des moutons qu'il
croit Atre ses ennemis grecs- ou qu'ils soient de simples cré-
ations des hommes qui veulent se donner l'illusion d'Atre pro-
tégés et observés en mAme temps, afin d'éviter toute mésa-
venture dangereuse comme le dit Critias dans le Protagoras de
Platon (4),
cela ne change rien au fait que le facteur

73
métaphysique soit une des racines de la folie.
Par leurs différentes philosophies et leurs situ-
ations difficiles,
les fous et les autres héros tragiques dans
Hamlet,
Le Roi Lear et Timon d'Athènes sont tous des personnes
qui réfléchissent beaucoup -quoiqu'à des degrés divers- sur
l'homme et
les dieux,
sur la vie,
la mort,
l'être et le non-
Atrel ils sont les héros des consciences et des passions con-
flictuelles.
Ils sont les victimes de la métaphysique. Victimes
physiquement ou mentalement.
Ils souffrent tous,
certains
se
résignent,
tous sont, à divers niveaux, angoissés, exceptés
les mélancoliques radicaux et les bouffons.'
1- La souffrance.
La souffrance est ~vant tout le fait d'une fai-
blesse en face d'une force comparable à la grande roue qui,
selon Victor Hugo,
"ne peut
se mouvoir Sans écraser quelqu'un~
Faiblesse du corps,
mais aussi faiblesse de l'esprit humain
qui expérimente malgré lui la folie et l'ineffable.
Devant l'ingratitude de ses filles et ce qu'il con-
sidère comme de la méchanceté dans
son entourage,
Laar s'enfer-
me dans un tout petit monde à
lui pour faire
face à
l'absence
de gentillesse qu'il déplore. Il n'a aucun moyen de changer le
cours des choses.Les astres sont aussi puissants que les hom-
mes;
et
le roi n'est qu'un animal
"fourchu" et nu.
Sa seule
arme
est
la patience devant
la démence des éléments
et des
hommes.Le
roi est
écrasé par la roue.Ecrasés aus~-S lIamlet,
Ophelia, Gloucester,Ksnt, Edgar. Ophelia,
comme Hamlet,
est
impuissante quand i l s'agit d'affronter le pouvoir séculaire
sacré:
elle décide d·obéir à son père et
sacrifie son amOur
et
sa vie.Hamlet échoue parce qu'il
est
tenu en laisse par la ln

79
de la cour -
l'échec est très partiel puisqu'il ~init par
triompher,
mais,
dans la pièce,
jusqu'au dernier moment,
i l
est
à la merci de la cour et du spectre de
Bon père à des moments
di~~érents -. Il se rapproche d'Edgar et de Kent puisque tous
~es trois se déguisent
Hamlet pour découvrir la vérité,
Edgar
pour survivre,
Kent pour survivre et rester fidèle à
son mattr~
C'est la ~aiblesse - ajoutée à la nécessité ou à l'intelligence -
qui conduit à la sou~~rance.
C'est en général quand la faiblesse
règne en ma!-
tresse que le désespoir prend pied. Lear a plus de quatre-vingt
ans
J i l
est
trompé par cell~qu'il aime.
A un Age
auesi avan-
cé,
un homme qui fut
grand et qui voit
toutes
ses richesses
et
toute la tendresse des
siens s'effriter,
peut facilement
cra-
quer de désespoir. Il se sent seul -
je dis bien 'se sent seul"
car Laar n'est pas seul
-
et
ne peut résister à
la perspective
d'une disgrâce sans recours possible. C'est le désespoir porté
à l'extrême qui ~ait sou~~rir et mourir Lear et Ophelia. Ayant
déjà analysé ce point dans la première partie sur la cosmogonie,
je n'insisterai pas là-dessus,
tout
juste comme je n'insisterai
pas sur la sou~~rance due à l~indigence puisque j'en parlerai
en détail dans
la troisième partie.
La souffrance,
quand elle atteint une certaine
in-
tensité,
permet au croyant de
communiquer avec
le
surnaturel.
Ce sentiment de communion est
sans doute une façon d'exorciser
la douleur,
mais,
i l permet
surtout de résister à
la destruc-
tion ultime de
l'Itre.
C'est dans
sa phase dernière que
la
souffrance
se réfugie dans la folie
pour sauver ce qui reste
de l'homme.
Quand la passion,
la douleur et
la d~ception

30
ballottent Lear dans une mer en furie,
i l désespère de survivre;
sa souffrance est trop profonde pour qu'il l'appréhende avec
sérénité
les éléments sont une écharde dans son corps
: voilà
pourquoi Lear souffre de n'avoir plus de corps,
et aussi pour-
quoi i l est capable d'universaliser sa souffrance puisque le
monde est sous sa peau comme une épine qui le pique et le fait
gonfler pour magnifier sa douleur.
Lear a pitié de lui-mArne,
mais i l a
aussi pitié de Gloucester et d'Edgar.
Il ne comprend
pas que quelqu'un n'ait pas tout donné à
ses filles et ne soit
devenu seul et fou.
Il se découvre dans Edgar et voit sa propre
souffrance comme dans un mi~oir. La souffrance physique à la-
quelle est exposé Edgar est doublée chez Laar d'une souffrance
mentale
les exactions physiques subies par le roi sont accom-
pagnées d'une douloureuse remise en cause du monde,
une course
effrénée vers l'affection perdue,
un transport mental dans le
voisinage des dieux. Lear,
dans la solitude de son âme et de
son esprit,
est celui qui,
souffrant de tout,
souffre en fait
le plus.
Cette souffrance absolue est l'état où le sujet n'est
pluslui-mAme. Lear parle pour lui-mAme,
pour Gloucester et
Edgar quand i l dit
"Nous ne sommes plus nous-mArnes,
quand la nature
accablée force l'esprit ~ souffrir avec le corps".
(5 )
C'est pour cela que la mort de Lear peut ~tre considérée comme
une délivrance de la folie,
de la souffrance physique et men-
tale car elles étaient sans rémission chez lui.
Sa folie et sa
mort ne sont en dernière analyse que le résultat de sa souf-
france. Gl,oucester souffre physiquement autant que Lear,
m~me
plus,
mais i l ne l'égale
jamais dans la folie car son calvaire

Bi
mental est moins lourd que celui du roi.
Il y a
toutefois un
parallèle entre la folie et la souffrance de Gloucester et
celle de Lear selon Bradley
tous les deux sont extravagants,
victimes de l'ingratitude des enfants qu'ils aimaient et mora-
lement responsables de la d'ch'ance d'un enfant qui les aimait
sincèrement 1 et ils croient ensemble à une influence n'faste
d'une force surnaturelle qui perturberait l'ordre du monde.(6)
Cela ne signifie pas que Gloucester et Lear sont identiques.
Le roi a une plus grande envergure sociale et morale,
plue de
responsabilités que le Comte de Gloucester. Aussi souffre-t-il
plus mentalement
) i l est plus extravagant et sentimental aussi.
/
Gloucester n'a nulle part où aller.
Il devient
roue
Lear,
même
s ' i l devient fou,
résiste et d'clare tout haut qu'il ne le
sera pas.
Si Lear, Gloucester, Kent et Timon sont responsables de leurs
souffrances -Lear par son idéalisme et
son extravagance,
Gloucester par son extrême crédulit', Kent pour des raisons
morales, Timon par son idéalisme et sa prodigalit'- Hamlet,lui,
n'est aucunement responsable de sa souffrance.
Il a devant lui
la perspective de la vie et de la mort dans sa nudit'. Son cé-
lèbre monologue "Etre ou ne pas être" pose le problème de
l'existence,
de la peur de l'au-delà,
d'une conscience perspi-
cace face à la mort)
i l y transpara1t une peur de l'inconnu
qui bouleverse mentalement
le prince.
L'absence de sourfrances
physiques semblables à celles ds Lear ou Gloucester ne réduit
en rien le
fardeau insupportable de Hamlet. Au contraire,
sa
soufrrance devient plus grande
: i l a une "conscience" supé-
rieure)
i l est capable de percer le voile qui enveloppe l'Hu-
manit' et de se mettre à réfléchir sur le sort de l'homme avec,
devant lui,
l'enfer.Souffrance mentale port'e à l'extrême
1

82
"désordre mental" dit John Dover Wilson (7). Hamlet est dépres-
sif • Il souffre de cette instabilité de l'esprit qui résulte
d'une intelligence et d'une connaissance hypertrophiées

Cette connaissance se heurtant à un sentiment de frustration
-
Hamlet serait-il un lâche? -
augmente la souffrance int~rio­
risée du héros et son instabilité de comportement
• La souf-
france fait
ses effets
• Quand elle se contrSle encore et reste
lucide,
elle peut être stolque

Seulement,
cette lucidité n'ex-
clut pas la folie

2_ Le sto!cisme
Devant les affres d'une douleur infinie,
les
réactions peuvent ~tre très variées
• La force morale et psy-
chologique de la victime y
joue un rôle prépondérant, mais elle
est conditionnée par la nature de la douleur,
sès causes et sa
perception.
Le stolcisme se rattache à un certain comportement
en face de celle-ci. C'est une attitude philosophique
-
professée par Zénon et qui recommande"du courage pour suppor-
ter la douleur,
le malheur,
les privations,
avec les apparences
de l'indifférence"(Paul Robert).
Nous avons donc un choix moral
et philosophique qui permet de supporter le mal sans en être l~
victim~.Il y a comme une vertu dans le stoicisme en ce sens
qutil devient règle de vie et arme contre l'adversité.
Le stoïcisme est sans doute assez controversé chez
les héros
tragiques devenus fous,
puisqu'ils ne l'ont pas choi-
si avant de faire
face au malheur et à
la souffrance. Qutil
s'agisse de Lear,
Gloucester,
Kent ou Edgar,
ltexpérimentation
de la douleur physique et morale crée une réaction de résistance
et une tentative de donner un sens à
la vie et à
l'instant vécu.
Lear refuse de devenir fou au moment même où i l le devient.

23
Ce refus se heurte à
la réalité des choses, à
la force des élé-
ments et met à nu la précarité du roi. Constatant qu'il n'y a
plus que le néant devant lui,
Lear décide de continuer son com-
bat pour la survie
1 i l choisit la seule voie possible
:
sup-
porter,
endurer tout Jusqu'à ce que les dieux et les éléments
se calment. Il accepte de descendre au rang des bêtes et y
trouve comme une grandeur sereine,
ridicule et sublime en m3me
temps. Laar ne pleurera certainement pas. C'est là que se pose
le problème de la nature de son choix 1 .'agit-il d'un choix
philosophique par rapport à
la souffrance,
ou alors d'une abs.u~
ce de choix, vu que Laar ne peut pas faire autrement? C'est
son orgueil blessé et sa raison dérangée qui le poussent à
se
martyriser. I l est très sentimental,
et je crois qu'il trouve
du plaisir dans ea souffrance 1 i l peut avoir pitié de lui-même.-
Ainsi Laar est-il, à mon avis, masochiste procrastinateur au
delà de son stotcisme apparent
.
Dans la tempête,
i l se résigne
au silence
Lear
" ••• Je veuX être le mod~le de toute- patience,
Je ne veux plus rien dire ------------------
••• je suis plus victime que coupable."
(8)
Et pourtant,
Lear ne se taira
jamais. C'est sa folie
en prise
avec la douleur et le désespoir,
qui émet des
tons de stoïcisme
là où i l n'existe pas.
Lear est victime, mais aussi
très coupa-
ble.
Son abandon à
la fortune
exprime une reddition inconsciente
à
la folie
et non du stotcisme.
Il n'y a que du masochisme, de
la mortification dans les lignes qui suivent
Lear
(les yeux au ciel)
"Gronde de toutes
tes
entrailles! ••• Crache,flamme
,
jaillis,pluie!
Pluie,
vent,
foudre,
flamme,
vous n'3tes
point mes f i l l e s :
0, vous, éléments, je ne

vous taxe pas d'ingratitude
jamais
je ne
vous ai donné de royaume.
je ne vous ai appe-
lésmes enfants
vous ne me devez pas obéis-
sance
laissez donc tomber sur moi l'horreur
à
plaisir
: me voici votre souffre-douleur.
pauvre vieillard infirme.
débile et méprisé •••
Mais non ••• je vous déclare serviles ministres.
vous qui.
ligués avec deux ~illes perfides.
lancez les légions d'en haut contre une tête
si vieille et
si blanche."
(9)
En rêvant de devenir "compagnon du loup et du hibou".
Lear se
résigne et montre son impuissance désespérée.
beaucoup plus
qu'il n'est stotque lui-m3me.
Souffrance et stotcisme sont plus apparents comme
les deux éléments d'une tragédie chez Gloucester et Edgar que
chez Lear
• D'abord parce que Gloucester est martyrisé par une
douleur physique atroce qui lui permet de voir le monde et la
vie sous un angle
très différent.
et qu'il garde toujours.
dans des proportions importantes par rapport à Lear.
sa raison
et son jugement après son aveuglement
ensuite.
parce que
Edgar sait sortir de son masque et redevenir tout à
fait nor-
mal après avoir expérimenté la souffrance physique cemme Lear
et Gloucester.
C'est à
ce moment que son attitude envers la
douleur devient plus philosophique et plus ordonnée que celle
de Lear ou de Gloucester.:
Edgar:
" ••• Je puis 8tre plus malheureux encore.
Le malheur n'est pas comblé tant qu'on
peut d i r e :
En voilà le comble
!" (10)

85
Je
juge du degré de
stolcisme
par rapport au degré de
lucidité
au moment
où la réaction à·la douleur a
lieu.
Plus
la lucidité
est grande,
plus le stolcisme est
pur
C'est ainsi que
je trouve Edgar plus stolque que Gloucester
qui à
son tour l'est
plus que Laar.
Gloucester est
sans doute
fautif,
mais
pas autant
que Laar.
Son aveuglement est horrible
-
pas autant que celui de l'Oedipe de Sophocle -
mais i l lui
est
salutaire:
i l lui
permet d'être plus
sage et
plus endurant.
J'exclus volontairement Hamlet et Ophelià de cette analyse du
stolcisme
pour les raisons
suivantes
:
Hamlet ne
pense
jamais
à l'endurance comme attitude philosophique;
dans
le monologue
flEtre
ou ne
pas
Atre",
i l
pense
plutôt que sans
la crainte de
l'inconnu que nous réserve
la mort,
personne n'accepterait de
subir l'humiliation d'une vie accablante et méprisable.
Loin
d'un sto!cisme
érigé en principe,
je vois
chez lui une
peur de
la mort
et de
l'au-delà.
A aucun moment Hamlet
ne décide de
supporter l'adversité
1 i l ne peut rien contre elle
1 i l est
pris
entre
sa conscience et
sa
tâ~he qui l'appelle. Quant à
OpheliA,
c'est la faiblesse qui la guide vers la folie et non
le stolcisme
:
le
stolcisme aurait
peut-~tre pu la sauver et
lui permettre d'épouser Hamlet après la tempête qui
soufflait
sur E!8.n.~ Mais hélas,
Shakespeare avait d'autres
idées
en
tAte.
Venons en à Timon au moment de
sa
solitude et de
son retrait
d'Athènes.
Quoique
je pense que sa folie soit directement liée
à
son radicalisme
irréductible
et à
son idéalisme déçu,
elle
n'est
pas
totalement
exempte de
la
faiblesse
-
cause
et non
résultat
-
qui affecte
la nature humaine devant
la
vie
et
la société.
A son niveau individuel,
la douleur a
une valeur

86
purificatrice, dans la mesure où elle détruit complètement le
sujet,
et par ce faire,
s'anéantit elle-m3me, mais aussi un
pouvoir négatif qui consiste simplement à
faire
souffrir:
c'est
cette deuxième
forme qu'il
souhaite pour la société avec des
échos de Laar maudissant Regan et Goneril. Timon pense qu'il a
déjà tout perdu
;
i l ne peut pas
tomber plus bas,
car,
"qui
jacet in terra,
non habet unde
cadat."
(11)
C'est une attitude philosophique devant le désespoir et
l'adver-
sité qui prend source dans la folie,
mais s'apparente néanmoins
au storcisme,
car Timon a bien la possibilité de choisir.
Il
di~~ère de Lear, Gloucester, Edgar,
Ophélia et Hamlet sur ce
point.
La souffrance et le stotcisme finissent
en général
dans une attitude
très métaphysique par rapport à
l'existence
et au devenir de l'3tre.
Alors intervient l'angoisse;
i l est
entendu qu'elle peut venir d'autre chose que la souffrance
elle peut n'3tre que le résultat d'une activité mentale et phi-
losophique intense,
cherchant à
percer le mystère de l'exis-
tence dans un contexte essentiellement spirituel.
3- L'angoisse.
Une réflexion sur la vie et la mort entra!ne
chez le héros tragique une appréhension douloureuse et pénible
de son 3tre et de
son devenir.
C'est alors que natt l'angoisse
existentielle, malaise métaphysique reposant
sur la significa-
tion essentielle de la vie et le processus qui mène à
la mort
ou au non-être.
Dans ce contexe,
la perspective du non-3tre,
qu'il
soit dissolution pure et simple ou transcendance,
creuse
la pro~ondeur physique et psychique du héros. Il y a alors pro-
blème.
C'est le problème de Hamlet
et de Timon que
j'aborde ici

87
avant de voir l'angoisse que crée la présence de l'âme face à
la surnature.
Soulignons tout de suite que l'angoisse germe de
la pensée lorsque celle-ci sonde les origines du sujet,
son i-
tinéraire dans le temps,ses rapports avec la matière et l'es-
prit.On peut dire qu'elle résulte d'une ignorance doublée d'une
peur de l'inconnu. Voilà pourquoi Hamlet a été, dans une cer-
taine mesure,détruit par sa propre pensée.Comme oorps et âme
trouvant leur symbiose dans l'esprit,-Kierkegaard- l'homme,
par un jeu de l'amour et de la haine, essaie de résoudre sur
un plan humain des problèmes métaphysiques relevant beaucoup
plus de l'esprit que d'un conflit interne de l'homme,mais,
ayant tout de même une connection très évidente avec lui.(12)
Hamlet, martyr de la douleur qu'il rejette et méprise,
est
pris dans l'engrenage d'une pénible réflexion sur l'au-delà
et sur le
sens de la vie.Dans sa bouche,"Etre ou ne pas 3tre n •
c'est agir ou ne pas agir devant les problèmes immédiats de
la vie quotidienne,refuser ou accepter la mal-vie,mais aussi
et surtout,dans un conflit plus interne,très personnel,une
guerre et une remise en cause douloureuse de soi.Hamlet est
tourmenté comme Brutus,par sa perception de la vie et de lui-
même. On retrouve chez lui la loquacité que T.S.Dorsch si-
gnale chez Brutus quand i l faut agir ou prendre une décisionl
la procrastination remplace alors l'ef~icacité de l'action.(lJ)
Trahi dans son amour, déçu par le comportement de
sa mère,
menacé par le pouvoir de Claudius et
se retrouvant tout seul,
Hamlet est un peu comme paralysé par une absence de signi~i_
cation de la vie.Il commence à détester le monde et cherche à
en sortir à dé~aut de pouvoir le trans~ormer.Mais la répulsion

82
qu'il a pour la vie est si profondément ancrée en lui,
qu'au
lieu de faire quelque chose,
i l se compla1t dans des attaques
verbales, une destruction imaginaire du monde. En fait,
Hamlet,
c'est au.si l'étudiant venu de Wittenburg,
centre de l'érudi-
tion et des grands débats intellectuels et métaphysiques
;
i l
a donc une disposition particulière à
penser,
à
peser le pour
et le contre devant
tous les problèmes,
ce qui, à mon avis, ne
l'emp'che
jamais d'agir quand i l le faut,
mais rend S8 situa-
tion plus insupportable mentalement,
car découvrant à
ses yeux
le mystère sombre de la mort. Mais la mort n'est que le point
liminal d'autre chose;
tant qu'on expérimente la mort,
i l est
impossible de percevoir cette autre chose
1
est-ce l'éternité
ou le néant? L'angoisse de Hamlet,
c'est de ne
pas pouvoir
aller jusqu'au bout de sa pensée,
plus précisément, de se heur--
ter à une ignorance du dernier élément de sa quête.
Henry Mackenzie a sdrement raison d'écrire que Hamlet est
beaucoup plus hanté
par son propre fant8me que par celui de son
père.
(14)
Le prince ne
peut se ressaisir qu'en capturant sa
propre image perdue dans les profondeurs de l'angoisse existen-
tielle,
véritable dédale dont ·il ne peut pas sortir.
Son désé-
quilibre mental émerge de ce conflit entre la vie et la mort,
de l'incapacité de décider de' ce qu'est le mal -
la vie ou la
mort -,
de décider de ce qui doit ~tre et de ce qui ne doit pas
~tre. Tout le problème de Hamlet est là, dans sa plénitude mé-
taphysique.
La négation sans équivoque de la vie exprimée dans
ces lignes
"Ah
si cette chair trop solide pouvait se fondre,
se dissoudre et se perdre en rosée
! •••
0 Dieu!
o Dieu! combien pesantes, usées, plates et stériles

me semblent toutes les
jouissances de ce monde
Fi de la vie
ah
fi
" (15)
est vite contenue par la peur qui se traduit par un recul par
rapport à
l'aventure de la mort car,
"Mourir, ••• dormir,
dormir
peut-être rêver
Oui,
là c'est l'embarras.
Car quels rAves peut-il nous
venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes
débarrassés de l'étreinte de cette vie? Voila qui
doit nous arrêter. C'est cette réflexion là qui
nous vaut la calamité d'une si longue existence."(16)
Hamlet souhaite la mort mais i l y renonce,
simplement par peur
de ce qu'il découvrirait.
Le sommeil est-il la solution à
son
problème
? Dormir peut être un processus de transformation ou
de dissolution tout court.
Si le sommeil est repos pour Lear,
Timon et Ophèli4,
pour Hamlet,
i l est encore objet de craintes
car ouvrant les portes de l'inconnu tant redouté.
Les esprits
moins perspicaces y trouvent un repos et une purification qui
éliminent la peur et l'angoisse
si seulement Macbeth et
Lady Macbeth pouvaient dormir après avoir tué Duncan
La peur
et,
au-delà d'elle,
l'angoisse,
empêchent le sommeil et la ré-
générati~n. Chez Hamlet, le sommeil, c'est le hasard, mais un
hasard bien limité dans les surprises qu'il peut nous réserver.
Il ressemble beaucoup au coffret de
Pandore
selon G.W.Knight,
Hamlet a
peur de la vie et de la mort et ne sait que choisir.
Toutes deux sont horribles dans la mesure où le corps se désin-
tègre dans le temps,
où l'âme survit au corps et vit dans l ' é -
ternité.
Hamlet est dérangé de ne pouvoir faire
face à
cette
perspective effroyable. Au bout du processus vie-sommeil-mort,
s'ouvre une autre perspective
vie éternelle ou néant

90
trouble et lutte
car i l n'y a rien contre quoi
lutter. Mais qu'est-ce alors? Rien. Mais l'effet
de
ce rien? Il enfante l'angoisse. C'est là le mys-
tère profond de l'innocence d'être en même
temps de
l'angoisse.
Rêveur,
l'esprit projette sa propre ré-
alité qui n'est
rien,
mais ce rien voit
toujours
l'innocence hors de lui-même.
L'angoisse est une détermination de l'esprit rAveu~
et, à
ce
titre,
a
sa place dans la psychologie •••
L'angoisse est la réalité de
la liberté parce qu'elle
en est le possible."
(18)
C'est ici,
je crois,
que Timon dépasse Hamlet dans la confron-
tation avec le possible du non-être.
Une intelligence moins

perspicace et une passion plus mécanique lui permettent de
faire le saut que Hamlet ne peut pas faire vers le néant qui
est une barricade contre la mal-vie
,l'homme passe de l'état
de mimique du rien à
la plénitude de la liberté dans l'inac-
cessible. Aussi les silhouettes du rien dont parle Odyssée
deviennent-elles l'inanité par excellence.(19) Hamlet a
la
raison troublée car i l n'arrive pas à concevoir avec lucidité
l'état de fait du rien.Timon deYdent fou car il ne réussit
pas à
réaliser ce rêve.Il diffère de Hamlet et Lear dans son
souhait de destruction complète,eux,veulent vivre,la folie de
Lsar n'est en partie que le résultat de sa peur du non-êtrel
Bon Fou est au moins fou,Lear,lui,n'est rien.Timon ee
laisse
ronger msntalement par un rêve impossibleltant qu'il rêve ds
rien,il est un sujet qui rêve,la réalisation de SOn rêve se-
rait une négation du rêve lui-même et du sujet rêvant.La folie
sst la seule issue devant cette angoisse de l'être.Une fois
pour toute,la connaissance prend une signification particu-
lière par rapport à la mort.C'est pourquoi Hamlet,intellectuel
intelligen~aésite,c'est pourquoi Timon,plus pragmatique et
radicalJsacrifie sa raison à un rêve de l'impossible.Dans tous
les cas,l'angoisse existentielle affecte la raison et la psy-
chologie du sujet et a des connections évidentes avec la folie.
L'angoisse prend une autre forme
lorsque,à un ni-
veau plus concret,elle pose le rapport entre l'4me et la sur-
nature.C'est l'angoisse métaphysique qui est,je crois,plus
dangereuse que l'angoisse existentielle,dans la mesure où elle
est plus accessible pour la psychologie individuelle imbueœ
rsligion et en proie aux difficultés de la vie.En tant qUe~­
bat intérieur,elle est moins
éclecti~ue que l'angoisse exis-
tentielle.Ici,l'Ame peut bien,dans sa tentative de se saisir,

engendrer des bouleversements psychologiques devant la peur de
l'inconnu.
Hamlet,
par eXe~ple, ne résiste pas, dans la pre-
mière phase de sa démarche, à ce bouleversement. Tout le débat
tourne autour de 1,nAtre n ,
de l'angoisse
1 dans la deuxième
phase,
i l se réconcilie avec cette angoisse,
bien préparé pour
affronter l'inconnu. C'est une démarche qui
peut parattre dérai-
sonnable,
mais qui n'en demeure
pas moins lucide pour autant.
La première phase du mouvement de Hamlet le met en
présence des dieux et d'un autre monde. Le contact trouble
l'ordre inférieur de l'homme. La rencontre avec les forces sur-
naturelles -
Hamlet et le spectre de son père,
Lear dans le
voisinage des dieux -
ou plus exactement nIa rencontre de l'hom-
me avec le plus qu'homme- comme écrivait Sophocle (20),
est
très fréquente chez Shakespeare. Il y a l e spectre de Banquo
qui effraie Macbeth,
celui de Caesar à Philippi et d'autres en-
core. Tout témoigne de la présence d'éléments surnaturels dans
la vie réelle des hommes et pose la problèmatique d'une autre
vie qui a des inférences directes sur la vie ici et maintenant.
Cela ne fait d'ailleurs que confirmer les idées courantes de
l'époque éliSabéthaine sur le monde, mais tel n'est pas l'objet
du débat ici.
Voyons plut8t comment la présence surnaturelle
affecte le comportement des héros par rapport à
la mort et à
ltau-delà.
Le premier problème de Hamlet par rapport à
la surnature,
c'est
son savoir.
Il sait que son père a
été
tué,
que son oncle est
l'assassin,
que le spectre de l'ancien roi est un lien entre
l'autre monde et lui-mArne,
que surtout,
la souffrance qui existe
dans ce monde peut bien se continuer dans un autre monde.
Cette
connaissance
très lourde à
supporter montre d'avantage la fai-
blesse de l'homme en face de forces extra-humaines.
C'est le

93
point de départ d'une dégradation mentale et morale qui affecte
Hamlet.
Le tout gravite autour d'une idée de la souffrance et
de l'absence de repos après la mort. Intervient alors l'imagi-
nation de l'inconnu et de souffrances éventuelles dont un avant
goQt est donné par les tristes spectres errants
Claudio,
dans
Mesure pour Mesure,
dit
très haut ce que H~mlet pense
"Oui,
mais mourir,
aller on ne sait où,
gésir glacé
dans l'immuable,
et
pourrir. Ce corps sensible et
chaud devenir une motte lourde de glaise.
Cet esprit
enchanté plonger en un flot de feu ou séjourner dans
une région grelottante,
cerclé d'épaisses glaces •••
Etre plus misérable que les plus misérables des
damnés dont nos pensées,
informes,
incertaines,
ima-
ginent les hurlements ••• C'est trop horrible ••• "
(2~_
A ce niveau,
nItre" prend une nouvelle dimension. Il s'agit,non
plus de poser la vie par rapport à
la mort ou au suicide,
mais
plutOt par rapport à
l'immortalité m~me, seul moyen d'échapper
à
la dégradation inévitable de la mort. Hamlet
transforme la
mort en sommeil. Il rejette le suicide,
par peur d'un châtiment
infligé par les dieux ou les ma!tres de l'autre monde,
qui et
quoi qutils puissent 3tre.
Est-on sOr d'en finir"avec un simple
poinçon"? Hamlet a
peur de !'se lancer" dans Ce qu'il ne conna!t
:1
pas. C'est la conscience qui se rebiffe devant la mort.
Bien
qu'apparemment illogique dans cette première phase de sa dé-
marche -
dégoOt pour la vie,
mais en m3me temps,
refus du sui-
cide et de
la mort -
Hamlet est très cohérent
ses hésitations
ne sont en fait que les marques d'une unité psychologique par
rapport aux valeurs de la vie et de la mort.
Sa peur et son
indécision sont aussi humaines que le courage de Macbeth est
bestial. Contrairement à Timon,
i l ne supporte pas la pensée

94
du néant de la mort. La faiblesse humaine prend alors une va-
leur sainte quand elle conduit à
la prudence et à
l'humilité
devant la surnature. Hamlet est un homme
tout court.
Dans la deuxième phase de l'angoisse métaphysique,
Hamlet devient lucide et fait
son choix devant le destin.
I l
triomphe de l'angoisse par un mouvement de retour à
soi,
là où
Timon et Lear en triomphent par la folie.
nEtre ou ne pas être"
présage ces célèbres mot5~"Soyons prêts. Voila tout",
et
toute
la sérénité qui transpara1t dans
" ••• 11 est une divinité qui donne la forme à
nos
destinées,
de quelque
façon que nous ébauchions •••
Nous bravons le présage
i l Y a
une providence
spéciale pour la chute d'un moineau •••
Puisque
l'homme n'est pas ma!tre de ce qu'il quitte,
qu'im_
porte qu'il le quitte de bonne heure
1"
(22)
Une autre signification du monologue appara1t alors
"être",
c'est exister pleinement, vivre et agir pour rester soi-mime.
C'est un état transcendantal qui
signifie,
d'après Wilson
Knight"ftAtre",
comme une personne totale et intégrée,
pas au
sens psychologique moderne,
mais au sens nietzsch~en." (23)
Hamlet a
fini,
après des p~régrinations .pénibles, par d~couvrir
sa vérité.
C'est comme s ' i l était aux antipodes de Timon qui,
au moment de
sa mort,
se débat encore avec l'impossible.
La mort de Timon
est plus horrifiante que celle de Hamlet ou celle de Lear
;
Hamlet meurt victorieux,
Lear peut-être purifi~, mais Timon,
au cours d'une insurrection interne ininterrompue,
n'a pas le
temps de découvrir sa lâchet~, encore moins d'éprouver de la

95
peur devant l'insondable où i l
se
jette,
ce qui aurait
pu le
sauver autrement.
Sa folie,
bien que claire et
transparente,
n'est pas salvatrice comme celle de Lear.
C'est tout
juste
comme si Timon n'avait pas de conscience,
encore moins de sa-
voir.
A la fin de son pèlerinage au royaume de la haine et de
la folie,
sa mort symbolise l'échec total.
Métaphysique et rolie s'étendent au delà de l'an-
goisse,
quoique celle-ci en soit un terrain privilégié. Ainsi,
les facteurs essentiels dans la folie de Laar relèvent-ils de
son être
subjectir le plus intime plut8t que d'une rérlexion
ordonnée sur la vie et la mort.
Ces facteurs
sont immédiatement
perceptibles dans son idéalisme.
4- L'idéalisme de Lear.
Lear est un roi qui vit un rêve. Tous ses mal-
heurs viennent de
là,
lorsque ses r~ves se heurtent aux obsta-
cles inhérents
·à la vie réelle.
L'idéalisme est un trait de
caractère très marqué chez lui.
Il croit,
essentiellementJau
paganisme comme religion.
Sa communion avec les éléments dénote
ce que Wilson Knight appelle un "naturalisme ••• plus proche de
la magie primitive que de la religion!' -
religion étant enten-
due ici au sens classique
(24)
i
cela le met dans une situation
où i l peut communiquer en quelque
sorte avec la surnature,
ce
qui lui donne une plus grande majesté et une grandeur inégalée
par H~mlet ou Timon. Cette capacité de faire descendre ses dieux
sur terre et les explosions infantiles de sa passion,
ajoutées
à une naiveté
extr~me qui va jusqu'à l'irresponsabilité, créent
l'enfer mental et la folie de Lear.
Lear est
très émotif;
en
d'autres
termes,
i l magnifie tout ce qui se
passe autour de lui,
tout ce qu'il fait
lui-m~me, ce qui n'est
pas du tout pour fa-
ciliter une vision objective et sereine de la vie et des


phénomènes quotidiens qui se développent dans son entourage.
J'ai dit émotif;en effet,Lear a une fa~on très aiguê et exa-
gérée d'intérioriser tout ce qui le touche de près ou de loin.
Il fait preuve d'un égocentrLsme très poussé qui le rend bien
vulnérable.Son idéal,c'est un monde où tout,être et choses
éventuellement, témoigne de sa reconnaissance pour les services
rendus.Disons clairement ici que Lear,en donnant ses biens et
son pouvoir,n'est pas généreux du tout,mais extravagant et
stupide. Contrairement à Timon qui est prêt à
tout sacrifier
pour rendre service à
ses amis,-autre idéalisme- Laar est
prêt à donner les apparences et à garder les essences des cho-
ses.Il croit naivement et comme un enfant bien sage que le mon-
de est peuplé d'innocents.Erreur monstrueuse que celle-là;car
en donnant son royaume,il donne son autorité sans le savoir.
Il ne comprend pas que le pouvoir et la responsabilité vont
ensemble.Son prino~pal pêché,c'est l'innocence à l'état pur.
Il nia commis aucun crime et n'a pas llintention d'en commet-
tre.L'innocence enveloppe sa passion,en rendant aiBB1 les
cris plus pathétiques,sa déception, sa sensibilité au mépris,
décuplées par une susceptibilité extraordinaire, le laissent à
la merci de la folie.L'idéalisme sans défense s'effondre de-
vant la politique et les machinations de la société,devant la
réalité qu'il rejette,devant l'ingratitude et l'indifférence.
Son problème avec le monde dont i l souhaite la destruction,
c'est l'ingratitude;mais je pense qu'ingratitude chez Lear a
un sens différent de celui que Timon lui donne.Pour Timon,
l'ingratitude s'entend au sens général d'absence de reconnais-
sance.Chez Lear,il s'agit plutÔt d'une absence ou d'un manque
de polarisation des regards,des pensées et des sentiments
vers lui.Il se considère comme centre du monde et sa vie nlest

97
alimentée que par le fait d'être le point de mire des autres.
Lear est profondément égocentrique.
Subjectivement,
cela se
traduit
par un amour de la superficialité, de la flatterie,
de la vanité
; Lear y ajoute sa propre désinvolture qui pré-
pare le terrain à
la folie.
Son grand besoin de gratitude et
de
reconnaissance,
signe évident
d'innocence et de
sensibili-
té,
produit chez lui ce que Lily B.
Campbell appelle avec
juste raison et après Aristote,
la susceptibilité au mépris
(25)
; plus quelqu'un a de l'estime et de la considération
pour lui-même,
plus i l réagit de façon violente lorsqu'il se
sent négligé ou méprisé;
et plus l'offenseur est proche de
la personne
offensée,
plus
celle~ci magnifiera l'offense.
Cette théorie de L.B.Campbell s'applique bien à Lear :
c'est
Cordelia,
sa f i l l e
préférée,
qui refuse
les mascarades de
ses
soeurs et dit la vérité au roi
;
Laar,
surpris,
sana pour
autant
être
trahi par Cordelia,
découvre une
cassure dans
l'illusion affective où i l baignait,
cassure d'ordre sentimen-
tal
;
c'est
le début d'une âpre lutte avec lui-même,
quand i l
sent
craquer l'idéal d'amour qu'il
s'était
imaginé.
Nous dé-
couvrons ainsi des élans passionnels qui progressent vers une
défaillance mentale et
psychique.
Laar,
comme Timon d'ailleurs,
à ce niveau,
opère un mécanisme de
transfert
pour compenser,
par la folie,
ce qulil
a perdu ailleurs.
La défaillance affec-
tive -
Lear nia de rapports
sentimentaux,
dans sa
folie,
qu'a-
vec
son Fou -,
physique
et morale
se
trans~ende ainsi
par un
retour à
l'enfance et à
la
folie
qui
est d'une certaine maniè-
re un rêve avorté.
Quand i l
refuse obstinément
l'existence du
monde extérieur et ne voit que des
l'hommes de
pierre",
Laar
réduit
le
cosmos à
sa personne afin de pouvoir avoir une prise
réelle
sur lui
;
mais malheur pour

92
lui,
le monde est toujours là,
plus réel que
jamais et surtout
indifférent. De là naissent les conflits internes de l'esprit
de Lear dont la pièce n'est,
à bien des égards,
qu'une projec-·
tion comme le note Derek Traversi dans un chapitre sur
"Le Roi Lear" de son livre An Approach To Shakespeare
(vol.2).
Le roi nia d'autre solution que de se dédoubler:
i l parle de
"mon coeur ••• et moi".
Son coeur,
c'est la partie idéaliste qui,
en lui,
r3ve et façonne l'univers,
la partie qui sent,
inter-
prète
;
ce serait peut-~tre son propre alter-ego dilué dans
lui-même
;
et puis,
i l y a Lear,
le "moi"du roi,
victime et pé-
nitent qui doit porter sa croix pour expier les péchés du coeur.
Le tout se passe à un niveau purement interne,
d'où la grandeur
sublime du drame de Lear.
Dans sa défiance des éléments de la nature,
i l ne fait
que
transposer,
pour mieux le supporter,
ce conflit intérieur;
conflit surtout émotionnel et moral qui se perpétue mArne dans
sa folie
-
i l n'est pas fou au départ
J i l le devient quand
l'obsession monomaniaque de l'ingratitude domine sa passion
toujours dans un mouvement de
transfert où i l remet en question
l'ordre et la hiérarchie du monde,
les priorités du fait
exis-
tentiel par rapport à cette hiérarchie.
C'est alors qu'il pose
sa grande question folle qui essaie de saisir la quintessence
de la vie
:
"Pourquoi un chien,
un cheval,
un rat,
ont-ils la
vie
quandfifordeli~n'a m~me plus un souffle 1". La suite est
une sorte de réaction démentielle comparable à
celle de Zabina
qui découvre le cadavre de Tamburlaine.
(26)
L"idéalisme culmine dans une mort régénératrice
pendant un moment d'extase et après une expérience totale de
la folie.
L'aspect mé~aphysique de la folie ne se limite pas

à l'angoisse et à l'idéalisme.
Il pose aussi le problème artis-
tique de l'4tre et de son mouvement vers le non-~tre, de la vie
éternelle par rapport à
la mort,
en un mot,
le problème du
suicide.
5- Le suicide et l'esthètigue du fou tragique.
La vie du héros
tragique est un cheminement pé-
nible vers un dénouement prévisible
la mort.
Cette inévita-
bilité du destin donne un sens particulier à la façon dont
la
mort se produit. C'est pourquoi peut-4tre,
qu'ils
Boient
fous
ou non,
les héros pensent
toujours à
un moment ou à un autre à
la façon dont ils doivent quitter le monde.
La réflexion sur le
suicide émerge .dès lors comme un point cardinal vers lequel la
pensée ne peut pas sremp~cher de regarder;
selon différentes
motivations allant des scrupules religieux à
la peur pure et
simple,
le héros peut le rejeter tout
comme i l peut l'accepter,
ou tout au moins le souhaiter pour des raisons de cohérence de
pensée et de démarche dans la vie.
Timon meurt après avoir essayé,
en vain,
de détruire
le monde.
Il est vaincu
i l ne se suicide pas
; Lear aussi
meurt,
non par le suicide,
mais dans une explosion de son coeur
en mille morceaux,
lorsque son fardeau devient excessif.
Pendant
leur vie,
ils ne se posent
jamais le problème du suicide.
Lear
n'hésite pas
i l veut vivre.
Il a
peur des dieux et de la mort.
Quant à Timon,
i l refuse la mort.
Il souhaite l'éternité du
néant,
ce qui exclut le SUicide,
dans la mesure où celui-ci
n'est que négation de la vie et acceptation de la mort qui ré-
serve l'inconnu. Un débat sur le suicide n'a donc pas d'intérêt
pour eux.
Il en est autrement
pour Hamlet et Gloucester.

iCO
Un point commun entre eux
:
le désespoir dans la souffrance.
Ils se
trouvent
tous les deux dans une
situation douloureuse
-
mentalement pour Hamlet,
mentalement et physiquement pour
Gloucester -
dont ils ne pensent pas sortir.
Voyons le cas de
Hamlet d'abord.
Pendant sa tourmente,
Hamlet se ressaisit
par deux
fois
pour méditer sur le suicide.
La première fois,
c'est au
début de
la pièce, quand Claudius et Gertrude
sortent après lui
avoir demandé de rester à
la cour au lieu de retourner à
Wittenberg. Tout seul pour un instant -
je rappelle que Hamlet,
quand i l est seul,
ne feint~ftme pas la folie et que tout ce
qu'il dit est lucide et logique,
mais pénible -
i l déclare son
dégoQt pour la vie et pense une première fois au suicide
:
hAh
!
si cette chair trop solide pouvait se
fondre,
se dissoudre et se perdre en rosée!
Si l'Eternel
n'avait pas dirigé ses canons contre le suicide
!"
(27)
Le suicide est envisagé ici comme dernier recours contre la vie
hostile et les problèmes qu'elle apporte. Mais le ton est encore
plus net dans le monologue
-Etre ou ne pas 3tre".
La progression
est faite d'une perspective du suicide,
de l'inconnu et d'un
retour déterminé à
la vie,
da à
la peur que la conscience
trop
active engendre
" ••• Qui,
en effet,
voudrait
supporter les flagella-
tions et les dédaine du monde,
l'injure de l'oppres-
seur,
l'humiliation de
la pauvreté,
les angoisses
de l'amour méprisé,
les lenteurs de la loi,
l ' i n -
solence du pouvoir,
et
les rebuffades que le mérite
résigné reçoit d'hommes indignes,
s ' i l pouvait en

101
être quitte aveC un simple poinçon? Qui vou-
drait porter ces
fardeaux,
grogner et suer sous
une vie accablante,
si la crainte de quelque
chose après la mort,
de cette région inexplorée,
d'où nul voyageur ne revient,
ne troublait la
volonté,
et nous faisait
supporter les maux que
nous avons
par peur de nous lancer dans ceux
que nous ne connaissons pas
? Ainsi
la conscience
lait de nous
tous des lâches."
(28)
I l
transpara1t clairement dans chacun des discours ci-dessus,
ce que Dover Wilson identifie,
par le biais des
parolesœ
Claudius,
comme une
"manie homicidale".
Seulement,
chez
Hamlet,
la victime de l'homicide
serait l'assassin lui-même
en d'autres
termes,
i l pense profondément au suicide.
Il n'y
arrive
jamais cependant,
~ cause de ce "quelque chose apr~s
la mort"
qui
fixe
un regard imperturbable
sur sa conscience
comme l ' o e i l qui regardait Cain jusque dans sa tombe.
Si
Hamlet rejette le suicide,
ce n'est
pas J,arce qu'il a
peur
de
"voler la vie d'un homme Il
comme Angelo dans Hesure Pour
Mesure.
mais
simplement parce qu'il
est bloqué
par sa
crainte de la mort.
Chez Hamlet,
c'est plutôt une
souffrance
totale qui conduit à
l'idée de
suicide comme moyen d'échapper
à
la douleur mais aussi d'éviter une folie
éventuelle.
Dans le mouvement général de
sa pensée,
la perspective du
suicide -et non le
suicide lui-même- est Ulle pi~ce indispen-
sable à
l'édifice
tragique de
sa conscience
troublée et
souffrante.
Sa liberté d'être fait avorter ce que
sa liberté
de
penser envisage.
C'est pour cela que Hamlet
finit
par
rejeter le
suicide dont
l'idée pourtant a
été nécessaire
dans le modelage de
sa ~ersonne morale et psychologique.

102
Socrate disait que
l'notre corps
est
la tombe
o~ nous sommes
enterr~s'I. C'est de cette tombe que Hamlet veut sortir
mais en bon chrétien ne croyant pas à
la métempsychose
pythagorienne,
i l pense qu'au sortir de la tombe,
on ne de-
vient ni statue ni animal,
mais que l'âme continuera à
vivre
et qu'elle
répondra de
son passage sur terre.
(29)
C'est de là que vient
sa lutte
inlassable contre le
suicide.
Souffrance physique et mentale,
mais aussi sentiment de cul-
pabilité morale,
le fardeau de Gloucester est quantitative-
ment plus lourd que celui de Hamlet,
même
si qualitativement
le rapport peut être inversé. Gloucester est trompé
par un
de ses fils
i l déshérite et maudit celui qu'il aimait
après avoir été leurré
;
i l tombe de son piédestal au marnent
de la chute de Lear,
et
entre dans une disgrâce qui,
quand
i l s'obstine à
rester loyal au roi,
lui vaudra ses deux yeux.
Douleur sans remède mais aussi désespoir absolu.
Gloucester
ne réfléchit pas autant que Hamlet.
Il décide de
se
tuer sur
la falaise de Douvres et d'en finir ainsi avec les maux"de
la vie.
Mais,
contrairement à
Hamlet,
i l pense,
au moment
de se
jeter de ce qu'il croit être le bord de la falaise,
que le
suicide est un acte religieux qui n'est pas condamna-
ble par les dieux,
dans la mesure
o~ i l perrllet d'éviter des
souffrances qui conduiraient éventuellement au blasphème
110
dieux tous
puissants
je renonce à
ce monde
et en votre présence,
je me
soustrais sans colère
à
mon accablante affliction
si
je pouvais la
supporter plus longtemps
sans me mettre en r1e-
volte contre vos volontés inéluctables,
je lais-
serais le lumignon misérable de mes derniers
moments
s'éteindre de
lui-même."
(JO)

103
Après une tentative ridicule mais
triste de
suicide qui
échoue,
i l dira
Il • • •
A l'avenir,
je supporterai la douleur,
jusqu'à ce que d'elle -même elle me crie
1
Assez,
~ssez, meursl'!
I l croit que les dieux llont sauvé et i l décide de
se con-
former à
leur volonté.
Gloucester est donc différent de
Hamlet dans
ses motivations pour le suicide - i l le tente
même et va plus loin que Hamlet qui ne fait que l'envisager-
mais aussi dans les raisons qui,
après son échec,
l'amènent
à
le rejeter. I l n'a pas peur de l'inconnu
i l se soumet
à la volonté des dieux.
Sa tentative est une étape fonda-
mentale dans son mouvement vers une réconciliation avec lui-
même. Elle a
une valeur esthétique dans l'accomplissement
immédiat du destin de Gloucester.
Après ces différents aspects de la métaphysique
que la société met en service pour contrôler indirectement
mais fermement
les individus,
et qui
entrent dans un ensem-
ble répressif plus vaste,
je me
tourne maintenant vers
les
aspects les plus visibles de la répression qui ne tolère ni
la différence -folie- ni l'originalité
successivement,
l'hypocrisie,
la liberté,
le pouvoir et
la répression.

104
C - HYPOCRISIE SOCIALE ET COMPLOT CONTRE LE FOU
A regarder attentivement l'atmosphère de Hamlet,
du Roi Lear et de Timon d'Athènes,
on se rend compte que le con-
trat social,
en tant que forme d'organisation du groupe fondé
sur un certain nombre de principes moraux,
éthiques,
religieux
et finalement
politiques,
n'est
pas exempt de péchés dans le dé-
voilement et ltindexation de la folie.
Cette responsabilité re-
lève du fait que la plupart des
principes énoncés ci-dessus
convergent vers la dissimulation et la simulation qui deviennent
ensemble une véritable gangrène culminant dans un autre principez
lthypocrisie. Elle trouve son essence dans une rapacité animale
-
soif de richesses Comme dans Timon et Lear ou de pouvoir et
d'honneur comme dans Hamlet et Lear. Elle apparalt le
plus sou-
vent sous le manteau de la flatterie
et du mensonge,
de ltaffec~
tation ;
en gros,
elle a
les
traits d'une gigantesque machine
de
tromperie.
Lear et Timon empruntent le mAme chemin en ce qui
concerne l'hypocrisie qui les
ren~a tous les deux fous,
même
s ' i l s ne marchent pas du mArne cSté de la route.
Ils cèdent à

l'artificialité de la flatterie.
La cour à Athènes reflète fi-
dèlement le monde où les valeurs de solidarité "humaine,
crédo
de Timon,
ne sont utilisées et professées que par ceux qui en
tirent profit personnellement.Les citoyens défilent chez lui
comme les clients de Volpone,
et
témoignent à
tout moment de
leur amitié et de leur disponibilité pour lui,
pensant que
chaque présent donné rapportera le double ou le triple de sa
valeur plus les bonnes grâces de Timon. Et Timon,
féodal géné-
reux et sincère)croit fermement aux apparences qu'il voit.
Sa
g~n'rosité. et son extravagance nourrissent la gourmandise de
ses clients.
Il ne sait pas que seule sa richesse est aimée,

105
que c'est à
elle que sont rendues
toutes les visites.
Le poète
résume bien le8 sentiments·populaires envers Timon.
"Sa grande fortune,
faisant pendant à
sa bonne et
grâcieuse nature asservit et s'approprie,
dans son
affection et son entourage,
toute sorte d'humeur."
(JI)
Même Apementus participe à
ce
jeu.
Apportez lui un chien et i l
vous rapportera de l'or pour sûr.
Certains vont mArne
jusqu'à le
remercier pour l ' a i r qu'ils respirent
et Timon se laisse
flat-
ter sans
se poser de questions,
croyant à
la bonne foi de
ses
visiteurs. Il refuse d'écouter son serviteur quand celui-ce le
met en garde contre les tempêtes à
venir.
Dans son opulence,
i l
souhaite être pauvre pour mieux se rapprocher de ses amis.
Enfin,
l'irréparable se
produit. Timon rencontre des difficul-
tés mat~rielles énormes et se réjouit d'avoir des amis qui se-
raient heureux de l'aider.Flaminius,
serviteur de Timon,
arrive
chez l'ami Lucullus pour lui faire
part de la commission du
ma1tre,
à
savoir un prêt d'argent pour régler un problème urgent;
Lucullus refuse de prêter de l'argent au "nom d'une simple
amitié et sans garantie".
Son défaut n'est sQrement pas l'hon-
nêteté qui a
conduit Timon à
la ruine.
Lucius,
le deuxième sei-
gneur consulté par l'envoyé de Timon,
après une condamnation
méprisante de Lucullus qui a
refusé de venir en aide à
son alni,
se rebiffe
sans gêne à
son tour sous prétexte qu'il n'a rien à
donner.
Sempronius refuse parce qu'il
est consulté le dernier,
ce qui est une insulte impardonnable à
son honneur!!!
A la fin,
Timon est abandonné de tous à
cause de son honnêteté
qui a
occasionné
sa ruine et créé un grand vide autour de lui.
Après avoir dévoré la carcasse,
les charognards s'envolent.

106
Ce que Timon croyait être de
l'amitié n'était
en fait que de
la flatterie destinée à
le
conditionner pour qu'il se départisse
de
ses richesses. Timon se réfugie dans la
folie.
C'est au ni-
veau personnel
que cette rupture
se fait dans la pauvreté.
Pour la société,
l'honnêteté,
la générosité sans borne de Timon,
alors qu'il était encore respectable,
respecté et vénéré,
étaient des
signes évidents d'une anomalie.
L'exploitation con~
ciente de
la sincérité de Timon à
des
fins dtenrichissement
constitue ici le point de départ d'une misanthropie que la civi-
lisation crée chez ceux de
ses membres qui n'adhèrent pas à
l'hypocrisie.Timon est
en marge des lois
i l est de
trop et i l
est
le
fou,
celui qu'on va voir pour se moquer de lui.
Les sei-
gneurs et les sénateurs qui lui rendent visite peuvent
sOrement
~tre comparés aux gens qui visitaient les maisons de fous au
Moyen-Age.
Un mouvement naturel
le pousse à
"fuir dans un désert
l'approche des humains" comme disait Alceste,
le misanthrope de
Molière.
En créant les conditions de
la misanthropie,
l'hypo-
crisie sociale pose les fondements de la folie.
Lear marche dans la même direction que Timon,
mais pas
cete à
cOte avec
lui.
Il
est
trompé par la flatterie
et i l en
devient
fou sans passer par l'étape- misanthropique.
Cette dif-
férence
est dQe à
leur différence de caractère
: Timon,
sans
~tre plus humain que Lear avant l'expérience de la folie,
est
sans doute plus lucide et moins émotif que lui.
Si Kolakia
-
flatterie des autres
terrasse Timon,
Lear tombe,
victime
de Philautia -
~latterie de soi (32)
car Lear demande,
exige
d'être ~latté. La possibilité de devenir ~ou quand il est déçu
dans ses attentes,
est d'autant
plus grande que sa passion est
forte.
L'amour que Regan et Goneril prétendent avoir pour lui

107
est très différent de l'amour réel que lui porte CordélLi.
L'idéalisme de Lear se solidifie sur des chimères de bonheur
que Regan et Goneril dressent devant lui.
Sa réaction à
l'in-
gratitude découle d'une découverte trop brutale du mensonge et
de la mascarade.
C'est par le
jeu de l'hypocrisie que les deux
filles ainées du roi réussissent à
le dépouiller de
son royau-
me,
de son autorité,
de
sa raison.
Lear n'est
pas tout à
fait
innocent dans le processus,
mais,
après tout,
i l est beaucoup
"plus victime que coupable".
La civilisation plonge encore
comme un carnassier sur la natveté
et
sème la folie.
Lear, .. tr~5
vulnérable,
résiste à
peine aux assauts conjugués de
ses
filles
et de leurs maris.
La modération.puis le ralliement du
Duc d'Albanie n'y change rien.
Laar a
été aidé à se tromper par
ceux qui couraient après
ses richesses
et
son pouvoir.
Il faut
dire que
jusqu'ici,
l'hypocrisie va de paire aVec
l'int~r~t.
C'est l'int~rat qui dicte à Edmund san hypocrisie à double tran-
chant qui conduira son père aux confins de la folie.
Personne,
dans Lear ou Timon n'a su résister à
l'hypocrisie
- -
;)
on y
participe consciemment ou on la subit sans le
savoir.
Il
en est autrement dan9 Hamlet.
La cour de Claudius
est divisée:
d'un côté,
ceux
qui participent à
l'hypocrisie politique fièvreuse qui règne
à
Elsinore,
de l'autre,
Hamlet
et Horatio,
Hamlet étant la cible
de
tOU9 les complots.
Claudius ne
se
sent pas
en 9écurité.
Aussi met-il à
l'oeuvre
tout
Un système de. protection pour s'as-
surer qu'il neutralise Hamlet.
Sa
conscience d'a9sassin l ' y
oblige.
Il
espionne le prince.
Son premier outil est
Polonius,
ce courtisan drOle
et zélé qui abordera Hamlet avec des airs
paternalistes mais sera rapidement dérouté.
Déroutés
par la

i08
vigilance de Hamlet aussi,
Rosencrantz et Guildenstern.
Mais
le complot
pour découvrir les raisons de la
tristesse du héros
prend une
tournure douloureuse lorsque Opheliâ,
sa bien-aimée,
se plie à
l'autorité paternelle et accepte de
participer à
l'espionnage.
Hamlet est confirmé dans
ses idées sur les femmes
et sur leur manque d'honnêteté.
C'est
sa désillusion complète
sur l'amour.
Le roi l'appelle
"fils" au moment m~me Où i l s'ap-
pr~te à
l'envoyer à
la mort
la traitrise est partout,
même si
en sa présence,
la bienseillance de
la cour obligeant et
son
statut social faisant
le reste,
i l est bien accueilli
et bien
traité.
La
tromperie
fonctionne
à merveille et c'est pour ne
pas se laisser écraser comme Timon et Lear que Hamlet décide,
à
sa manière,
d'y prendre part.
Son entourage se ligue
contre
lui -
sauf Horatio· -,
l'isole,
le combat et i l ne r~siste et ne
ne préserve qu'au prix d'un effort
titanesque.
Il est conscient
de
la valeur du déguisement dans un monde pourri qui se
pare
d'artifices.
Reste maintenant,
au niveau de l'analyse, à
voir
pourquoi la folie,
une
fois qu'elle est cr~ée, dépist~e et in-
dexée
par un complot collectif,
acquière
le droit à
l'innocence.
Une
fois que la psychiatrie collective décide de l'existence
réelle de la folie
chez un sujet(Hamlet,
Timon,
Lear,
Edgar,
le Fou de Lear,
le Fou de Timon,
Ophelià),
on lui permet de
faire des choses qui sont normalement interdites.
C'est ici
qu'intervient
la plus odieuse forme d'hypocrisie dans
tout
le
processus. Ce statut
juridique et moral d'innocence apparatt
comme une tentative de
se déculpabiliser de la société
tout en
s'assurant que la folie qu'elle a
fabriquée demeure
folie
jusqu'à la fin.
Le statut particulier du fou ne vise qu'à pé-
renni.er la discrimination contre
lui. C'est une dégradation

109
bestiale de tout ce qu'il lui restait d'humain dans sa maladie.
Les bêtes sont moralement, .juridiquement et politiquement in-
nocentes.
Le
fou les rejoint dans cette
innocence.
L'hypocrisie triomphe de la folie.
Il ne lui reste
plus qu'à la mettre dans des cages
ou à la laisser dans la rue,
selon qu'elle
soit
jugée dangereuse ou inofrensive.

11 G
D -
LIBERTE ET CAPTIVITE
L'hypocrisie de la politique ne
s'arrête pas,
Comme
je ltai déjà montré,
à
créer un terrain ravorab1e à
la rabrica-
tion de la folie.
Une rois le terrain labouré,
elle l'entoure
d'un mur de
secrets qui a
pour ronction d'écarter le
rOUe
L'individu,
isolé par son appartenance à
un groupe minoritaire,
vit dans un bagne qui couvre la vaste
surface du globe.
Le
Danemark est véritablement une prison pour Hamlet
c'est entr~
ses murs
trop étroits que Opheli~ meurt d'asphyxie.
Lear,
Edgar,
Gloucester et Timon sont
traqués hors des villes et i l pend à
chaque instant,
au dessus d~ leurs t~tes, comme une épée de
Damoclès prête à
tomber.
La prison,
pour le rou,
ce n'est pas
seulement une petite cage fermée par des barreaux de f e r ;
c'est
le fait
psychologique qui détruit à
petit feu,
tel un cancer.
La prison,
c'est aussi l'obligation de mettre un masque pour
survivre
c'est la folie assumée de Hamlet,
c'est la résigna-
tion d'Opheli~quand elle se soumet à
Polonius pour participer
à
la chasse au prince,
c1est
la rolie d'Edgar -
assumée ou réelle-
la misanthropie de Timon,
enfin,
tout
ce qui avilit l'homme
et
nourrit la b~te en lui.
Se pose alors la liberté du fou ou pré-
sumé
tel
son sentiment d'unicité qui
l'étourfait
jusqu'ici se
révolte et iL cherche à
briser les carcans.
La réaction 0St
essentiellement psychologique pour autant qu'elle relève d'un
sentiment d'oppression injuste.
Hamlet,
souvenons nous
en,
est
prince et prisonnier
;
Opheli~ est victime des lois séculaires
sur l'obeissance;
Kent,
banni et disgrâcié
i
Edgar change d ' i -
dentit~ i Edmund,
ce bâtard,
ce
"rils de putain 11 qui
est
"venu au monde un peu impudemment",
doit lutter contre la so-
ciété et par ce faire,
contre lui-même.
Le problème de la liber-
té est
total pour le
fou:
i l se produit dans
son esprit
ce
qu10n peut appeler,
je crois,
une prise de conscience darwiniste.

111
Commençons
par Hamlet et Lear.
Ils sont tous deux de
sang
royal,
ce qui leur réserve en principe une situation spéciale
comme figures
publiques.
Ils sont
tous deux hanté par des com-
plots qui,
m3rne s ' i l s diffèrent de nature et engendrent des
réactions variées,
sont identiques dans leur essence et la fa-
çon dont
ils sont perçus
ces complots visent à
les
priver.
de leur liberté par divers moyens.
Dans une
telle situation
de lutte sans merci,
si l'éros -
instinct de vie -
est
plus
puissant que le
thanatos
-:.instinct de mort
-,
comme
chez Lear,
'&fou
balance entre l'ange et la bête mais se fait roi à
toutes
les étapes. Un animal peut Itre roi des autres animaux,
pour-
quoi
pas? Hamlet dévie de ce chemin car mime s ' i l rejette le
suicide,
i l n'est
pas certain que
chez lui,
l'éros soit supé-
rieur,
de façon signifiante et
constante,
au thanatos.
Sa ua-
gédie,
c'est de ne pas pouvoir arracher sa liberté,
de ne pas
pouvoir devenir fou.
En
perdant la raison,
Timon et Ophelia rejoigneû
Lear dans la liberté.
Ici,
c'est
le fait d'oser qui
compte.
L'acceptation de la folie est une victoire de la liberté si
elle signifie défi par rapport à
l'hypocrisie et à un ordre
rétrograde ou statique.
Je crois que Ernest Jones a
raison
quand i l affirme que Ophelia se
lib~re et "dévoile une cer-
taine sensualité" dans
sa folie
(33). Timon, à mon avis,
n'échappe pas à
cette règle.
Imaginer son retour à
Athènes
et à
la raison équivaudrait à
imaginer un monstre martien
ou jupitérien,
sous les habits d'un gentleman anglais,
à la
~our de la reine Elisabeth ; dans les légendes et les mythes,
les monstres tuent beaucoup plus d'humains que les humains ne
tuent de monstres.
Timon serait un de ces monstres et sa
présence dans la civilisation

Î 12
serait un cataclysme.
Il
serait
le démon au sens grec du
terme
-
celui qui
sait -
et perdrait ainsi le peu de
nature humaine
qui
lui reste quand i l meurt
sur la plage.
Sa folie
est
liber-
té,
m~me si anti-nature
l'essentiel
est qu'elle ne
soit pas
inutile.
On peut échouer dans
sa vie et rester libre néanmoins.
Barnadine,
déchet
et déclassé
social,
est peut-3tre un des
hommes les plus
libres dans l'entourage du Duc Vincentio à
Vienne,
dans Mesure pour Mesure.
La thèse défendue ci-dessus,
à
savoir que la folie
est liberté
si
elle découle d'une
résistance au déterminisme
social et à
son mécanisme de
répression,
d'un combat contre les
conventions
séculaires ou archalques,
ne signifie en aucune
manière qu'il n'y ait
pas d'autres
issues qui conduisent à
d'autres formes de liberté que la folie
elle-m~me. Edmund, dans
sa lutte contre les préjugés,
n'approche
jamais de la folie,
et,
pourtant,
avant
sa mort,
i l triomphe de son emprisonnement
le bât~rd normalement méprisé,
devient
le Comte de Gloucester,
homme libre s ' i l en est.
J'avance
simplement l'idée que la folie)
loin d'3tre une défaite ou une dégradation,
est UNE forme de
libération du sujet qui s'y réfugie contre l'emprisonnement de
la conscience qu'impose~le contrat social, la souffrance psy-
cllo1ogique
et morale,
le tourment mental qui
résultent de la
répression occulte pratiquée par la conscience collective contre
les minorités,
les révolutionnaires et les malades.
Mais la liberté du fou appelle,
dans
un mouvement
dialectique,
une mise en action de l'appareil coercitif q\\li ga-
rantit l'ordre et
sauvegarde le contrat que les non-fous ont
élaboré
et adopté.
La liberté appelle la Ioree.

113
E -
POUVOIR ET REPHESSION
A partir du moment
où la
folie
est identifiée,
son existence est conditionnée par ses rapports avec
le pou-
voir.
La société,
par le biais des
règles dont elle s'est
dotée,
met
en marche une machine infernale qui lui permet
non seulement de se préserver,
mais aussi de
réduire à
l'im-
puissance
totale toute velléité de différenciation,
Un simple
nom -
fou -
devient l'anathème de celui qui
le porte et qui
attire sur lui les
foudres de
l'hypocrisie.
Le pouvoir étant
compris ici comme la structure
officielle et légale -
sens vieilli de gouvernement -
qui
veille au bon fonctionnement des lois et de l'ordre,
a
une
responsabilité particulière en face de la folie.
C'est lui
qui décide de la
jùstice et
impose le code moral,
augmentant
ainsi
sa propre autorité.
Le code moral est partie intégrante
du pouvoir puisque c'est lui qui
façonne
~es interdits et les
superstitions sur lesquels, le pouvoir s'appuie et se perpé-
tue.
On peut donc dire que les principes qui ee dégagent des
délibérations du pouvoir ne sont que pour préserver les puis-
sants,
ceux qui,
au grand jour ou dans l'ombre,
détiennent
l'autorité.
Toute menace d'instabilité est par conséquent une provocation
contre le pouvoir.
Les responsables de l'ordre
se sentent me-·
nacés dans leurs positions mêmes et prennent d'avantage con-
science de leurs responsabilités.
Claudius. malgré ses pen-
chants pour les
fêtes
et la belle vie,
fait
un recul par
rapport à
l'os"tentation lorsqu'il d'couvre que Hamlet menace
son tr8ne.
Le
simple citoyen dtElsinore
parlerait du
jeune
Hamlet,
"celui qui
est
fou et qui a
été envoyé en Angleterre"

11 ~
Sans se soucier
davantage du reste.
Claudius voit,
quant à
lui.
quelque chose de monstrueux.dans le comportement de
Hamlet qui risque de secouer son pouvoir. C'est ici que le
pouvoir,
en tant que structure habile contre la folie,
com-
mence à
fonctionner à Elsinore. La situation de Hamlet est
compliquée par les apparenoes honnêtes du politicien
Claudius. Nous en arrivons à
la
conclusion que le pouvoir
s'oppose à la folie pour des raisons de sécurité. C'est le
m3rne
processus qu'on retrouve dans
la vieille Angleterre du
roi Laar.
Quand,
après avoir abdiqué aU profit de
ses f i l l e s ,
des circonstances diverses le rendent
fou et qu'il revient
s'attaquer au vrai pouvoir détenu par Goneril, Regan et leurs
maris,
ces derniers se défendent de toutes leurs forces pour
garder leur ascendance sur la folie
qui
les a
couronnés.
Ils réagiraient de même,
sans doute,
en face de n'importe
~uelle autre menace, mais la réaction à la folie est parti-
culière, car la morale animale de la civilisation dénoncée
par Nietzsche (34) déclenche son mécanisme de protection.
Cette morale animale,
je la prends pour le pouvoir dans ce
contexte précis. C'est à cause d'elle que Polonius qui tient
tant à
sa position indique les chemins de l'insanité à
Ophelia qu'il emploie comme un ebjet pour sonder Hamlet.
Le pouvoir se rétracte devant le danger 1 mais i l revient à
la charge après avoir fusionné
avec un élément primordial
dans toute la guerre
,
la force. La force est différente du
pouvoir. Elle peut se mesurer matériellement là où le pou-
voir reste abstrait et non mesurable. Protagoras établit la
différence entre les deux 1
"Le pouvoir et
la force ne sont pas pareils. Le
pouvoir peut provenir de la connaissance,
mais

11 5
aussi de la folie ou de la passion, alors que
la force est une question de constitution na-
turelle et de capacités physiques." (35)
Cette fusion du pouvoir et de la force constitue la décou-
verte du médicament miraculeux qui guérit de la peur de la
folie
,
ses effets répressifs sont très efficaces et limi-
tent le danger d'expansion de la maladie. La recette sal-
vatrice
se présente eous
plusieurs formes bien étudiées
pour dépister et tuer le virus de la falie là où i l se
trouve. Le combat est scientifique. Il permet de découvrir
l'existence d'une nouvelle r~ce 1 celle des parias et des
bors-la-loi. Dans la cour de Claudius,
c'est Hamlet qui
est désigné d'office. Lear, Edgar,
et,
à des degrés moindres,
Gloucester,
sont marqués au fer rouge en Angleterre.
Ophelià tombe dans le piège qui ne lui était pas destiné.
Mais faut-il encore que le médecin donne son diagnostique
qui déterminera le traitement approprié.
Une mesure de protection consiste à rayer le fou complète-
ment du pouvoir.
Car,
pour bien faire
son travail,
le mé-
decin ne doit pas
être malade.
Le fou est mis à
l'écart par
de puissantes organisations de natures différentes et qui
vont de
la morale pratique aux prisons
traitreusement ap-
pelées asiles.
Je précise que dans
ce qui précède et ce
qui va suivre,
je ne me limite pas au Moyen-Age ou à
la
Renaissance.
J'essaie d'illustrer,
par des pièces de
Shakespeare, la thèse selon laquelle la folie est un fait
parement
social et politique et doit
3tre comprise comme
tel.
Je la place dans un contexte
où elle est
réprimée.
Le milieu humain,
après avoir secrèté
l'essence de
la folie
comme on a vu plus haut,
se retourne contre elle.
Elle est

i 16
circonscrite en un "espace moral d'exclusion"
(Foucault).
La répression du fou est avant tout un fait moral. Si
l'homme normal est jugé et se juge par ce qu'il dit et ce
qU'il fait,
le fou lui,
est jugé arbitrairement par rapport
à ce que les autres pensent et disent de lui. C'est pour
cela qu'on se permet de l'isoler avec
ses tares et ses mé-
chancetés.
Seule son intelligence aide Hamlet à l'exil et à
la mort quand Claudius l'envoie en Angleterre.
Lear voit un
vide se creuser autour de lui, chaque
jour,
jusqu'à ce qu'il
se retrouve tout
seul face aux éléments. En dernière analys~
la folie,
c'est l'état de ceux qui ne aav@nt pas contourner
le piège de la répression; car la santé mentale dans l'ordre
civil ne se différencie de la folie que par le fait de savoir
échapper à la répression. La civilisation du pouvoir et de
)
la folie n'est qu'un conglomerat de bandits où le vol, le
mensonge,
la corruption et la trahison sont des professions
respectables.
Ceux qui ne savent pas s'y prendre sont les
ratés, les fous.
Ils peuvent s'appeler Lear, Timon ou Ophelia.
Ce sont eux qui se font écraser par le pouvoir. Le processus
mécanisé qui permet cet écrasement,
c'est la répression.
Il s'est agit
jusqu'ici, de ce que la société
pense et fait de la folie après l'avoir créée. Dans la troi-
sième partie qui suit,
je poserai le fou,
conscient de sa
différence,
par rapport à la société. Comment se voit-il?
Comment voit-il les autres ? Quelles sont ses réactions ?
En un mot,
comment le fou s'oppose-t-il à
la répression?

117
NOTES
1)
cf. Hamlet et Oedipe
(E. Jones)
page 65
2)
Timon of Athens
Acte II scène 2 Il.112-116
H.J.Oliver, éditeur de la New Arden Shakespeare de cette
pièce,
ajoute en note qu'à Athènes, le proxénétisme et
la friponnerie étaient des professions normales et res-
pectables comme toutes les autres.
J)
cf. Kierkegaard 1 Le Concept de l'Angoisse
p.lOS
Il est évident que
je ne part"age pas le point de vue
chrétien de Kierkegaard sur la disposition de la vie
humaine. J'estime que celle-ci est toujours politique-
ment dispesée, mais que, dans un contexte religieux,
l'aspect métaphysique de la politique prédomine.
4)
Protagoras -Plat en- page 29
Critias était un des sophistes associés à Socrate. Il a
écrit, nous dit W.K.C. Guthrie qui a édité le Protagoras
pour les Penguin Classics, des textes expliquant les ori-
gines de la société d'un point de vue non-religieux.
5)
cf.King Lear
Acte II sc.4 Il.104-106

11 a
6)
Shakespearean Tragedx
pp.214-215
A.C. Bradley estime dans ce fameux livre que le parallèle
entre Lear et Gloucester est destiné à montrer que le sort
de Lear n'est pas un fruit du hasard,
mais que, quelque
part, un pouvoir surnaturel et maléfique commande ce qui
se passe dans
la société des hommes.
7)
cf. What Happens In Hamlet -
John Dover Wilson -
p.21J
8)
King Lear
Acte III
sc.2
Il.37-3~ - 59-60
Laar semble
se résigner dans
son malheur sous
l'orage.
9)
King Lear
Acte III
sc.2
Il.14-24
la) Id.
Acte IV
sc.l
Il.27-28
Edgar,
devant
le
spectacle qu'offre
son père,
redevient
lui-mAme,très
lucide.
Il) cf. The Spanish Tragedy de Thomas Kyd.
Dans cette pièce, le vice-roi du Portugal désespère de la
captivité de son fils Balthazar,
en Espagne.
"Quand on est étendu à
terre,
on ne
peut
pas
tomber plus
bas".
Acte l
sc.3
1.15
Il
pense que rien de
pire ne
peut
lui arriver encore.
12) cf. Le Concept De l'Angoisse
page 48
Kierkegaard montre
la relation entre
le corps et
l'lme
par un tiers-élément:
"L'apparition même de l'angoisse
est
le centre de
tout
le
problème.
L'homme
est une
syn-
thèse d'4me et de corps. Mais cette synthèse est inimagi-
nable,
si
les deux éléments ne
s'unissent dans un tiers.

11 9
~3) Julius Caesar
voir l'introduction de T.S.Dorsh
page LXII
14) Shakespeare's Early Tragedies
par N.Brooke
page 164
Brooke qui cite Mackenzie s'attaque à
la pr'sentation de
mc,!\\hrc..k l... J"cl(~:de JQ..S"
Hamlet commeYintellectue~ purs- "qui sont de vrais ânes"
selon l'italien Antonio Gramsc~ - qui se perd dans ses r ' -
:flexions.
15) Hamlet
Acte l
sc.2
Il.129-135
16) Id.
Acte III
sc.1
Il.64-69
17) The Theban Plays -
Sophocles
p.109
Dans la deuxième pièce de la légende de Thèbes,
Oedipus at Colonu8,
le Choeur prétend que la vie n'est
qu'une dure épreuve. que la félicité est de ne pas Atre
mais que,
si l'on est déjà,
plus vite on quitte la vie,
plus heureux on sera car i l n'y a que
sou:ffrances ici-bas.
18) Kierkegaard
Op. Cit.
page 46
19) Electra and other plays
page 22
Sophocles.
Odyssée se rend compte de la précarité de l'homme après
avoir vu la chute
terrible de
son ennemi,
Ajax,
dont
les
dieux
Athéna en lroccurence -
se
sont
servi comme d'un
jouet.
20) The Theban Plays
page 26

110
21)
Maasure For Maasure
III 1 11.118-lJ2
Les mots de
Claudio sont
très
souvent comparés à
ceux de
Hamlet dans le
soliloque
nEtre
ou ne pas
Otre"- Traduction
tirée du Shakespeare par lui-mArne de Jean Paris.
:~
22) Hamlet
V 2
LL.lO ••• 206
2J) The Wheel of Fire
G.W.Knight
p.J08
W.Knight pense que"être"peut à
peine signifier "agir" ou
"vivre" par rapport à
ftmourirft,
ce qui ne changerait
rien
à
l'apparence des mote maie plut8t un état de 1"3tre" qui
dépasse
les
"antinomies de
l'action et de la passivit~".
24)
Id.
page 190
25)
Shakeepeare'e Tragic Heroee -
L.B.Campbell
p.178
Avec beaucoup de citations à
l'appui,
L.B.Campbell démontre
comment la colère et la folie
sont liées à
la suceptibilité
et
proportionnellement à
l'estime qu'on a
pour soi-m~me.
26) Tamburlaine -
Christopher Marlowe
-
lere partie acte V 5c.2
Le délire de
Zabina devant Bajazeth mort
et
son discours
:
désarticulé qui finit par une note de transport extatique
ressemble pour sOr à
celui de Laar quand
i l pense que
Cordelia est morte,
mArne
s 1 i1 ne
se rend pas
tellement
compte de
la
situation.
1
27) Hamlet
l
2
11.129-1J2
~
28) Id.
III 1
l'

i22
29) Gorgias -
Plato
p.92
Walter Hamilton qui a édité le Gorgias pour Penguin Classics
rappelle dans une note l'idée pythagorienne selon laquelle
le corps -
SOMA
est une tombe -
SEMA - qui enferme l'4me
immortelle.
JO) King Lear
IV 6
Il.J4-40
JI) Timon of Athens - Traduction personnelle.
J2)
Praise of Folly - Erasmus -
page 7J
Erasme fait
défiler les compagnes de
la folie,
un peu comme
les sept péchés mortels défilant devant Faustus dans la pi~
ce de Marlowe
1
Philautia
c'est
l'amour de
soi,
Kolakia la-
t
flatterie,
Misoponia la paresse, Hedona le plaisir,
Lethe
l'oubli, Anoia la folie,
etc.
JJ)
E.Jones
Op.Cit. page BO.
)4)
Nietzsche croit que
l'homme,
dans
sa civilisation,
est com-
parable à
l'animal dans
sa capacité d'adaptation à
son en-
vironnement
et
en fonction de
ses désirs
et de
ses besoins.
cf. A Nietzsche Reader
pp.9l-92
sur "les animaux et
la morale".
J5)
cf. Protagoras p.B7
Protagoras
fait
la distinction entre "pouvoir"
et "force"
à
Socrate au cours d'une discussion sur la confiance
-
je
préfère
traduire par assurance
-
et
le courage
par analogie.

123
III, L'INDIVIDU FACE AU MECANISME REPRESSIF

124
Ce chapitre place le fou dans la société.
11 s'a-
git d'aborder le rapport individu-société en insistant
sur le
fait que l'individu,
mis au centre d'un système où i l n'est
pas~ltaise, cherche à s'identifier et à se valoriser. Le fou
défini par les autres se pose pour pallier à
un écrasement
éventuel,
et,
en se posant,
i l critique et
juge 1a civilisa-
tion. Mais i l crée en même temps un ulcère dans la mesure où
son existence,
Bource de peur,
contribue à
une colère qui
se
retourne souvent contre lui.
Il a
son destin en face de lui
la pauvreté l'humilie.
Néanmoins,
i l
cherche
et réussit- à
s'adapter s ' i l ne peut pas adapter la vie!à sa sagesse de re-
clus criminel.
J'analyserai dans l'ordre la réaction du fou fa~
à
la civilisation,
la peur et la colère qu'il engendre du sim-
ple fait de
sa présence,
son crime qui est souvent une indigen-
ce matérielle une fois que
sa folie
est officiellement acceptée
-
les riches peuvent-ils être vraiment fous dans la civiliaation
de l'hypocrisie? -,
son destin de fou et,
note d'espoir,
ha
sagesse qui lui permet de
tenir tête aux agresseurs.

125
A -
LE FOU FACE A LA CIVILISATION
L'élément fondamental dans le duel entre la fo-
lie et le bon sens réside dans l'appréciation réciproque et
réflexive de l'un et l'autre en fonction de la vision du
monde de chacun.L'opposition met en présence les émancipés,
c'est-à-dire ceUI qui,par un apprentissage du code du grou-
pe et une maturation d'esprit
jugée
satisfaisante par Ce
groupe en question reçoivent le brevet de sujets normaux a
civilisés d'une part,et,de l'autre,ceux qui n'ont eu"ni la
possibilité ni les moyens de réussir à
cet examen ou qui
ont
tout
simplement refusé d'aller à
l'école séculaire.
C'est un combat entre les émancipés et les autres. Une foË
cette délimitation faite,les
nautres" qui sont
la minorité
se trouvent dans une situation difficile
Ic'est à
eux qu'
i l appartient de se révolter contre "la mer de douleurs",
de redorer leurs blasons
ternis par leur échec au test de
po",
la civilisation. I l leur faut une stratégie bien subtileYque
les conventions ne soient pas la gueule du loup qui les
mangera.
1- Les émancipés et les autres
La civilisation se fondant,comme
je l ' a i déjà
dit, sur la vanité et le subterfuge,possède par nécessité
un baromètre des normes et de la monstruosité.L'émancipation,
ou l'affranchissement des
tutelles du sujet considéré res-
ponsable,y figure
le beau temps et le soleil.Dans cette
atmosphère,le fou,personnage
en dehors du respect des con-
ventions,ne peut se réaliser que par opposition irréconci-
liable à
l'ordre officiel implicite ou explicite.Conventions
et conservatisme ont un sens pratique pour rappeler au fou

126
qu'en Chine aussi,
on marche sur deux pieds.
Les institutions
existent et ne tolèrent aucun manquement au contrat, même si
celui-ci n'est pas accepté par tout le monde.
De là le con-
flit
permanent entre la politique politicienne et les valeurs
humaines qui sentend Hamlet.
le chaos eausé par le désordre
que Lear crée dans Bon royaume en négligeant les lois du con-
servatisme qui le régissent
la rupture malheureuse opérée
par Timon qui n'a pas compris les règles du jeu de la civili-
sation à Athènes.
C 1 est le même combat qui est livré sur tou-
te la surface de la terre,
partout où le conservatisme anky-
lose l'homme et le guinde.
~a civilisation, aréopagite
décu-
plé,
condamne,
par un acte de choix éthique' fondé sur la morale
conventionnelle,
la maladie et les écarts par rapport au com-
portement de l'é~ancipé. C'est par un retour ironique des
clloses qu'elle attrape alors le virus et commence ~ montrer en
son sein les signes symptomatiques du mal. L'ancien et le mo-
derne s'affrontent quand la transition raisonnable se heurte
aux conventions. La civilisation n'a de chance de continuer à
exister que si, dans le temps,
elle accepte sa remise en cause
de l'intérieur -
très raisonnable -
et de l'extérieur -
ce qui
est déjà très difficile puisque l'espace d'exclusion lui est
complàtement étranger.
Le sens et le non-sens des conventions
ne peut se déterminer que par rapport à
ce choix. Le Danemark
tout pourri de Hamlet montre cette réticence des conventions
à
tout changement,
réticence qui va jusqu'à l'allergie totale.
Hamlet se bat pour un amour
jugé très peu souhaitable
le
masque qu'il met le travestit et finit
par précipiter le roi
et sa cour dans le ravin laissé vide par les soins du conser-
vatisme. Les choses Ile sont guère meilleures k Athènes puisque

127
l'excès d'assimilation des règles de l'hypocrisie expose la
population aux aléas d'une guerre sanglante après le départ
de Timon,
mIme si celle-ci n l aura pas lieu. Devant cette cu-
pidité sans borne où,
selon les mots du Duc d'Albanie,
les
hommes doivent
"s'entre-dévorer comme les monstres de l'Oc~an",
les autre? les fous,
en manquant à la civilisation,
manquent à
la dépravité folle qui sert de charpente aux conventions.
Ils
s'érigent critiqu~ par la force des choses. Le fou,
critique
de lui-mArne et de la civilisation.
Laar rejette la civilisa-
tion lorsqu'il souhaite devenir cet animal "bifurqué".
Qu'il
décide de redevenir l'être originel,
tout nu,
voilà qui sym-
bolise sa condamnation du mimétisme que produit l'émancipation.
MOrne si Lear demeure humain jusqu'à la fin,
son acte devrait
faire
frissonner plus d'un si l'on considère qu'il résulte d'une_
observation minutieuse et d'un rejet de l'homme civilisé. Le
fou,
en condamnant la civilisation,
en la critiquant,
se con-
damne lui-mOrne.
I l restera toujours
l'autre,
celui qui ne sait
pas intégrer le groupe~ en fait,
celui qui n'appartient pas au
groupe et dont la présence témoigne d'une cassure, quelque part
dans la chaine de l'existence.
On le marque pour qu'il ne se
perde point dans la foule.
Mais comme dit un proverbe wolof du
Sénégal,
"qui est sur le point de mourir se convulse. Il Le fO':)
acculé au mur,
se retourne et refait le monde en se refaisant
lui-mOrne.
2- Folie et Conscience de soi
La folie,
dans son isolement,
se cherche non pas
en tant que folie,
mais comme réalité à
part se définissant et

128
s'affirmant par son opposition à
la société. Elle se trouve
dans une situation d'insécurité où tout abandon de soi-m@me
au hasard ou aux autres
peut conduire à un dénouement calami-
teux.
L'instinct prévaut encore
puisque
le
fou se déclare et,
comme dit Aimé Césaire
se ceint
"les reins comme un vaillant
t
homme"
pour pouvoir continuer à
Atre ce qu'il est.
Il y
a alors
deux phases dans
le processus qu'il s u i t :
d'abord une
prise
de conscience de
soi,
puis une
identification.
La prise de conscience est une étape
importante
car c'est d'elle que dépsnd l'être du fou en tant que personne
pour elle-mAme
en d'autres
termes,
l'appréhension de soi com-
me acte non-médiatisé servira de
point de départ à
toute une
existence.
Il ne s'agit
pas
ici de
savoir si
"conscience" veut
dire
"le procés de
la pensée"
ou la "qualité morale"
du fait
d'Atre conscient
comme N.
Brooke
le dispute à
Bradley (1),
mais
plutet
dans un mouvement d'autodéfense
de
se
trouver une si-
t
t
gnification pour échapper à
l'anéantissement. La prise de cons-
cience du fou est une répétition ontogénique de
son moi
une
t
dénonciation de ce que
Foucault définit
comme
la "conscience
critique" de la folie,
c'est-à-dire celle qui dénonce le fou et
est
convaincue elle-mArne de n'Itre
pas folle
et
puis
la
"cons-
cience pratique" de la folie,
celle qui croit qu'on est
forcé-
ment dans
ou en-dehors du groupe,
c'est-à-dire fou ou non-fou
( 2 ) •
Sous ce nouvel 'clairage,
i l
sera sans dout~ plus aisé de com-
prendre Ha~lett Lear,
Timon,
Ophelia,
Edgar et
tous
les autres
qui,
à
un moment
ou à
un autre,
participent à cette grande aven-
ture
folle.
Deux questions
sont
très intéressantes à cet 'gard
Hamlet,
pris de remords après
ses hésitations à accomplir sa

123
tâche,
se demande
"Suis-je donc un lâche 7" et Lear,
tout
seul
jusqu'au seuil de
l'annihilation,
s'accroche à une ima-
ge illusoire,
insaisissable,
de
lui-m3me
l'Qui
suis-je,
Mon-
sieur ?" demande-t-il à
Oswald,
l'intendant de Ganeril.
La
question de Hamlet
et
celle de Lear se recoupent au niveau de
leur portée pragmatique. Chez Hamlet,
elle réarrirme la volon-
té d'exécuter la tâche mais aussi une approche critique
très
poussée de
lui-même:
i l a
"motif,
volonté,
force et moyen de
le faire."
Je ne retiens pas
l'aspect auto-critique de
cette
phrase mais plutOt le sens qu'elle donne au développement de
la pensée de Hamlet
.elle montre que le héros,
dans sa soli-
tude et
son déséquilibre,
lutte contre
l'absence d'ego
ou le
travestissement de
son être moral
et psychique.
Lorsqu'il
se
découvre une essence dans
son existence -
moment d'appréhen-
sion de
soi
i l donne un sens
tout nouveau à
sa vie.
Il
sait
que
son combat
contre la cour de Claudius est une guerre qui
n'a rien de personnelle mais
se déroule selon les règles d'un
art auquel
i l
souscrit
jusqu'à une
certaine
limite.
La mort de
Rosencrantz et Guildenstern ne le troublent point
elle rait
partie de la guerre contre le roi
et
je crois que Andrew
Gurr se tro.pe lourdement quand i l affirme que le conflit de
Ham1et
et
de Claudius est
"un duel
privé",
"pas une guerre."(J)
Il
est
clair que Ham1et ne
lutte pas contre une personne seu-
le,
mais
contre
la cour dans
sa
totalité,
contre un système,
contre une
prison et des moeurs,
contre
l'hypocrisie
que
tous
les
coups qu'il donne sont
des boulets de
canon contre l'enne-
mi.
Il n'y a
rien de privé dans
son combat: même
son amour per-
du relève d'un affrontement
ouvert.
Ce n'est
pas parce qu'on
s'affronte sans déclaration de guerre que
les hostilités restent

13~
des actions
privées.
Il n'y aurait
jamais eu de
guerre mondia-
le.
Hamlet découvre que la
politique est plus importante que la
conscience comme
le Premier Etr~ger dans Timon. C'est là qulil
trouve
sa voie vers la prise de conscience indispensable à
la
stabilisation dont
i l a
besoin.
Instinctivement,
i l
s'était
déjà engagé dans cette voie longtemps avant,
quand i l décida de
porter an masque pour mieux
jouer Bon r&le.
Il
prenait ainsi
le risque de
se métamorphoser en apparence,
ne serait-ce que
superficiellement,
tout en essayant
d'Atre lui-mOrne
sous
le
masque.
La jonction difficile du para!tre et de lêtre sera son
drame
lorsque sa passion,
intercédant
entre les deux,
le
lais-
sera planer au-dessus d'un gouffre
sans
fond.
Cela accentue en
fait
sa préoccupation à
se découvrir pour s'accrocher quelque
part.
En s'aliénant
par rapport
à lui-mime,
i l devient
étran-
ger aux autres.
Mais sa force
réside en ceci qu'il réussit à
se sauver pour lui-mAme au prix d'une remise en cause
perp*-
tuelle et d'une
exploration de
ses_profondeurs
les
plus
inti-
mes.
Il
se
Juue de la civilisation sous
son masque
et
repr.nd
toujours des
forces
et de la lucidité après
chaque victoire.
La scène du nuage avec
Polonius,
sa première rencontre avec
Rosencrantz et Guildenstern,
la pièce de théâtre qu'il fait
présenter devant
le roi
et
la reine,
tout ~émoigne d'une for-
te volonté de s'affirmer et de
se moquer des autres.
Hamlet a
besoin de regagner sa propre confiance,
de se situer par rap-
port aux autres à
travers
ses gestes
et
son discours.
Sa prise
de conscience
en procés est
une épreuve
où i l
lutte contre lui-
même
-
divisé
entre
son masque,
sa conscience et
son moi
tout
court
-
et
elle ne sera .ffective que
lorsque,
la réconcilia-

tion faite,
i l pourra se voir pour s'identifier.
Lear,
Edgar et Gloucester diffèrent de Hamlet dans le pro-
cessus de prise de conscience en ce qu'ils sortent tous les
trois d'eux-mêmes pour contempler leur condition de l'extérieur
et à
travers d'autres personnes.
Lear se découvre dans son fou
et dans les pauvres.
Sa prière sous la hutte met en relief un
changement interne d'attitude envers l'humanité et lui-même,
et
en dernière analyse,
envers sa propre condition; elle contient
une révélation de l'être du roi par le biais du fou et de
tous
les autres individus qui souffrent.
Lear ne se saisit que par
réverbération de sa vie à
partir des autres
Lear
"Pauvres indigents tout nus,
où que vous
soyez,
vous que ne cesse de lapider cet
impitoyable orage,
tAtes inabritées,
esto-
macs inassouvis,
comment,
sous vos guenilles
trouées et percées à
jour,
vous défendez-
vous contre des
temps pareils ? Oh
j ' a i
trop peu de souci de cela •••
Luxe,
essaÊ
du remède
expose-toi à
souffrir ce que
souffrent les misérables,
pour savoir en-
suite leur émietter ton superflu et leur
montrer des cieux plus justes. 11
(4)
Edgar fait
le même cheminement:
dans sa folie,
c'est à
travers
la souffrance de son père qu'il se voit lui-même.
Comme Lear,
i l se projette pour prendre conscience de lui-même. Lear décou-
vre qu'un roi est aussi un homme,
que la civilisation
utilise
la richesse et
la justice contre
les pauvres~ Quand i l demande
,
à Osvald
S IiI est lui-même,
i l essaie de colmater le pot déjà
1
1
~

132
cassé qu'il est
i l ne se sentait pas de façon consciente et
claire avant. Maintenant,
i l se touche et vit,
dans sa diffé-
rence,
mais pleinement.
Sa folie dépasse le vu que le groupe
y
découvre
1
elle devient réalisation de soi.
C'est cette réalisation de soi qui perd Ophelia et
Timon par différentes procédures.
Ophelia) parce qu'elle s'aban-
donne à
son innocence sentimentale pour fusionner avec elle-mArne
jusqu'au bout,
et Timon parce que,
dans Bon radicalisme saavage,
il fait une option par rapport à la nature fondamentale de l'homme
et s'y accroche
jusqu'à la mort.
Timon aussi
se réalise,
mBs i l
se réalise bêtement
i l a
bien le droit d'être bête~
Dans les trois pièces,
le seul personnage dérangé
aux yeux de la société et qui vive avec une conscience claire
de lui-même est Apemantus,
le cynique d'Athènes.
Son attitude
à
la vie et à
la politique,
à
sa propre personn~ n'est
jamas
remiseen cause.
M3me si on ne l'approuve pas,
on ne peut pas
lui reprocher de ne pas se connattre
i l sait ce qu'il veut,
ce qu'il
fait,
en fonction de ce qu'il pense être,
c'est-à-
dire sa propre vérité qu'il ne marchande pas.
Gloucester et Kent ont une place à
part
le pro-
b1ème de la découverte de soi,
la conscience d'un statut spé-
cial,
tout leur vient par une expérience pratique de la douleur
physique et morale.
C'est une pénitence à
la fin de 1aque1B
ils peuvent contempler les pauyres êtres qu'ils sont et accep-
ter le verdict des dieux qui peuvent
les utiliser pour s'amuser.
La conscience de
soi,
c'est surtout l'humilité chez Gloucester.
La deuxième phase du
processus d'auto-appréhension,
comme
je l ' a i énoncé plus haut,
c'est l'identification de soi.
Une fois qu'on se saisit et qu'on peu dire
"je" en parlant de

soi comme
sujet réel,
i l reste à
se
situer pour les autres.
Le
fou,
dans
sa quAte,
a besoin de
se voir une
fois
qu'il
se
sent.
Se voir,
c'est,
dans
son optique,
la plénitude de
l'Atre,
c'est
le devenir qui commence
sur des bases
solides.
Hamlet
et Edgar
ont
cette vision d'eux-m~mes dans leurs dédoublementsrespectifs.
Hamlet,
à
l'issue d'un long débat
philosophique
interne,
en ar-
rive à
la conclusion qu'il lui
suffit d'Atre "prAt" dans
la vie.
Prêt l
quoi? Mais l
être simplement Hamlet,
bien sOr
!
Mais
prAt aussi,
et
eu égard au fait
qulil
soit Hamlet,
à
prendre
ses responsabilités dans la vie,
en tant qu'individu différent.
Il ne faut
surtout pas qu'il perde son identité
1 i l tientà le
rappeler à
Laertes en sautant dans
la
tombe d'Ophelia pour dé-
fier la bienséance et recouvrer,
en mA me
temps,
tout
ce que
sa
simulation de folie lui a
fait
perdre
"Me voici,
moi,
Hamlet
le Danois."
Lear dit à
peu près la mA me chose
;
lorsque le Fou dit que le
roi n'est que
l'ombre de Lear,
i l
le
garde dans
sa mémoire et
,e
criera plus
tard,
comme pourVrattraper,
"je suis
le roi
en per-
sonne".
Seulement,
le roi
en personne se rend compte qu'il n'est
pas
"à l'épreuve de la fièvre".
Lear découvre,
avec
le Fou et
le
pauvre T.m, qu'un homme est un homme tout court.
Il
s'iden-
tifie donc à
cette
créature
simFe et nue pour échapper à
la
politique qui l'a forcé à aller sous
l'orage
on voit
comment
l'identité
perdue a
ridiculisé Malvolio dans Le So'r des Rois,
comment
elle a
conduit
Polonius à
la mort,·comment
elle détruit
Edgar et
obsède Lear.
Ces deux derniers résisteront
par un re-
fus
systématique de n'être pas quelque chose. Edgar reprend
sa propre
identité devant
les horreurs qu'il découv~e ; Lear
fait
un travail psychologique qui
consiste à
se dire qu'il est

Lear ou le roi,
et,
dans sa folie,pn homme tout simplement,
un animal bifurqué.
Prise de conscience et identification
vont de paire chez lui,
comme d'ailleurs elles font
presque
une seule et m~me chose dans la vie d'ARsmantus qui est très
fier de sa personne et trouve que les autres ne sont que des
hYRecrites et des méchants. Apemantus établit son identité
par contraste
:
en identifiant les membres de la société, i l
se particularise et définit son propre statut. Dans cette op-
tique,
l'identification de soi -
du fou ou du présumé tel
devient très importante dans la mesure où elle permet de tou-
cher les maUX de la société par rapport à laquelle elle se
fait
identifier le fou,
c'est symboliser le pêché,
la pour-
riture sociale; ce n'est plus particulariser le fou,
c'est
mettre à nu les tares de la civilisation. Ains~ le fou peut
se vanter,
dès qu'il s'identifie, d'avoir remporté une victoi-
re sur la conscience des non-fous. Aussi décide-t-il des voies
et moyens les plus efficaces pour affermir sa présence physique
et morale par rapport à
celle de la civilisation.
Il 'tablit
ses propres principes par rapport à l'autorité,
l'ordre,
la
justice,
la morale et le scandale,
la philosophie,
l'éthique
sociale. J'examinerai tour à
tour ces différents points.,
3- L'Autorité
Le fou face à
l'autorité est un thème très riche
dans Hamlet et Le Roi Lear.
Il l'est beaucoup moins dans Timon
d'Athènes,
pièce où i l manque,
contrairement aux deux précéden-
tes,
une autorité vers laquelle convergent les regards et qui
,
joue un r6le important dans l'action. Timon n'est qu'un seigneur
;

parmi d'autres et Shakespeare ne nous le montre pas par rap-
port au pouvoir pendant ses jours de gloire ni pendant sa fo-
lie. Apemantus ni le fou qui l'accompagne n'ont pas t eux non
plus,
de position fixe face à celle-ci t mAme s'ils s'attaquent
à
la noblesse. Je passe donc à Hamlet et au Roi Lear où le roi,
personnage symbolique mais aussi détenteur de pouvoir,
est un
pale autour duquel
tourne la vie.
Hamlet t dans son conflit internet sent qu'il est
plus vulnérable qu'on peut le penser à
cause qu'il s'attaque
à Claudius; n'oublions pas que Claudius passe pour Atre un
bon roi t exemplaire aux yeux de certains t et qu'il détient un
pouvoir quasi-total au Danemark. En le défiant,
Hamlet sait
la grande tAche qui l'attend. Mais Claudius ne règne pas tout
seul.
Il a Gertrude et Polonius pour partager le pouvoir et
l'autorité avec luit même si ce n'est que de fagnn très symbo-
lique.
Llessentiel est que dans la perception de l'autorité
telle qu'elle se manifeste,
ils représentent tous les trois
la couronne:
Claudius et Gertrude parce qu'ils sont le roi et
la reine;
Polonius parce qu'il est le chambellan du roi. L1at-
titude de Hamlet envers ces trois personnages met à
jour une
sorte de division de sa conscience face à
l'autorité. Mais cette
division n'est pas un élément de son propre conflit interne
ni de son dérangement mental
;
elle est résultat
:
résultat du
fait que Claudius t Gertrude et Polonius n'incarnent pas t dans
la pratique et par rapport au problème de Hamlet t la mArne au-
torité. A maladies différentes,
remèdes différents.
Le condi-
tionnement psychologique que subit Hamlet
joue un grand rÔle
aussi dans son comportement envers chacun d'eux.
Son père lui

136
affirme avoir été tué par Claudius;
i l n'est
pas clair si la
reine a
été complice ou non à
en
juger par les mots du spectre
qui interdit à Hamlet de toucher à Gertrude. Toujours est-il
que le comportement de la reine est
jugé abominable et inces-
tueux par lui.
Il la respectera néanmoins
jusqu'à la fin,
d'un
respect
très sincère,
soit par transfert du respect qu'il por-
te à
son père disparu et qui
lui ordonne d'épargner Gertrude,
soit,
malgré
ses insultes contre la légèreté des
femmes,
par
réaction filiale naturelle.
En fait,
avec la reine,
Hamlet se
sent beaucoup plus devant
sa mère que devant l'autorité royale.
Il élimine donc
le rapport entre l'autorité et le sujet
pour ce
qui concerne Gertrude.
Sa réaction envers Claudius est
plus
importante ici. Ayant décidé de
jouer le
jeu de la cour pour
mieux la vaincre,
i l choisit ses propres armes pour mettre la
chance de son cOté.
Une appréciation clairvoyante de la situa-
~~
tion lui indiquevseule la ruse peut avoir raison de Claudius.
Le déguisement de Hamlet n'est pas vain.
Il fait
partie d'un
plan de guerre. Hamlet pose de petit. pièges ici et là pour
énerver l'adversaire et l'obliger à
se démasquer lui-même.
Il
ne prend pas le risque d'une attaque frontale
tant qu'il peut
slamuser avec
sa future
proie.
Mais ce n'est pas par choix
qulil réagit a i n s i :
le roi lui est
inaccessible à
cause de
son statut.
Hamlet décide alors que la ruse est
le seul moyen
pour arriver à
ses fins
;
elle fonctionne à merveille et i l
réussit à
piéger "la conscience du roi".
Il réagit différemment
envers Polonius,
ce vieillard aux cheveux blancs qui n'est peut-
'tre qa~un "marchand de poisson"
1 Hamlet nia que moquerie et
cynisme pour lui
;
i l le ridiculise à
plusieurs reprises et
finit
par le tuer par accident,
sans s'en repentir,
puisque le

137
chambellan n'était de son vivant qu'un "misérable impudent",
"un discret imbécile".
A aucun momenSHamlet ne montre le plus léger recul devant
l'autorité
1 la nature de oelle-ci l'amène à choisir les
moyens les plus efficaces pour l'attaquer. Qu'il accepte de
se faire manipuler lors de la sc~ne où il rencontre Ophelia,
avec, derrière le rideau, Polonius et le roi, voilà qui lui
permet de les confirmer dans ce qu'ils oroient déjà être la
cause de sa folie
1 Hamlet se joue de l'autorité -
Il ne la
détient pas -
Il se bat avec elle.
Lear n'est jamais dans la position de Hamlet à cet égard 1
c'est lui qui détenait jusqu'à naguère, le pouvoir absolu
dans son royaume. Ce qui nous int'reSS8,
c'est sa réaction
dans sa folie.
Disons seulement qu'avant de perdre la rai-
son, Lear semble n'avoir pas su apprécier à sa juste Tale~
l'autorité qu'il avait. Apr~s l'avoir perdue, i l en prend
conscience. Laar est un homme de commandement très têtu.
Ayant été l'autorité même et s'identifiant à elle, i l con-
servera dans sa folie cette grandeur pathétique et sublime
du héros déchu.
Sa conscience du pouvoir est aussi vivace
que son obsession de l'ingratitude. Il jure par Jupiter
que sa décision de bannir Kent ne sera pas révoquée.
Ce
"roi en personne",
s ' i l n'a pas le pouvoir dans
sa folie,
n'en gardera pas moins son autorité 1 celle-ci dépasse les
barrières du domaine humain et va dans le voisinage de la
nature et des dieux. Car l'autorité de Laar est incommensu-
rable 1 elle ne se mesure que par rapport à sa passion qui
est illimitée. En faisant le divorce ej~l'autorité et le
pouvoir,
se séparant de l'essentiel saDS le savoir,
Laar

138
jette les bases d'un pélerinage à la source de la connais-
sance. L'autorité prend une valeur beaucoup plus personnel-
le chez lui 1 peut-Itre parce qu'il la symbolise à ses
propres yeux, mime s ' i l commet l'erreur fatale de la dépouil-
ler de S8 force qu'est le pouvoir.
L'entourage du vieux roi partage à peu près le même senti-
ment envers lui
1
c'est-à-dire une soumission acceptée.
L'absence de raison chez le roi -
i l faut dire qu'il n'yen
a pas beaucoup plus chez Edgar, le Fou et Kent qui sont
battus par l'orage, physiquement et moralement - ne change
en rien la fidélité que ses sujets lui portent. Il est très
clair que la réaction du trio qui trouve refuge sous la
hutte pendant l'orage dénote une honnêteté servile et très
romantique en face de l'autorité.
Il n'y a aucune remise en
cause du statut du roi. Edgar, Kent et le Fou ont ce que
Nietzsche nomme la "morale de l'esclave-.
Le roi Laar est
incontestablement le MaItre absolu et i l tient à le rappeler
à Gloucester 1
Laar
" ••• de la tOte aux pieds, un roi
1 Sous
mon regard fixe voyez comme mes sujets
tremblent ••• "
(5)
Et le roi est obéI dans son nouveau petit monde. Mais l'au-
torité.
pour lui,
c'est avant tout l'ordre.
4- L'ordre
Laar,
pour confirmer qu'il se conforme tou-
jours à la civilisation, même maudite,
se rappelle que pour
celle-ci l'ordre est une donnée primordiale. Le jugement de
Regan
et Goneril au tribunal du mendiant -Edgar- et des
deux fous -Lear et le Fou- est une tentative de rétablisse-

î39
ment de l'ordre civilisé. Le roi,
pour rester humain aux
yeux du monde, rejette l'absence d'ordre qui est inhérente
à la folie -
point de vue des émancipés -
et propose, com-
me président du tribunal où les deux chaises sont jugées,
que tout se pa.se selon les plus belles règles de l'art.
C'est un ordre fou, mais appliqué de façon juste et équi-
table. Ce qu'il y a de paradoxal et d'ironique ici,
c'est
que le roi,
symbole de l'ordre civil,
est un fou.
L'ordre
en devient automatiquement folie,
mais aVec méthode. Lear
en arrive à un point de non-retour pour lui 1 sa logique
est bien claire 1 en donnant son royaume, i l a attaqué et
renversé l'ordre séculaire
1 ses esprits l'abandonnent pe-
t i t à petit et, devant l'image toute nue de l'homme qu'il
découvre sous l'orage, i l se rappelle qu'il est toujours
le roi et que le roi ne peut pas être fou. Donc Lear n'est
pas fou 1 Il
Le seul problème, c'est qu'il est
jugé et con-
damné par un autre ordre sur lequel i l n'a aucune prise.
Toutefois,
i l essaie de répartir les choses dans son uni-
vers
1 les juges et les jugés y reflètent exactement, mais
de façon ironique, ce qui se passe dans la société. Mais
le mouvement parodique,
en se dressant contre l'exp'rience
normale,
franchit,
comme dit Foucault "les limites de
l'ordre bourgeois"
(6)
et "aliène" la folie.
La preuve en
est très voyante lorsque Lear intervertit son statut avec
celui du Fou
1 nous avons alors un renversement de valeurs
où le Fou devient "roi, roi" pardi
I l . Lear reconna!t l'ex-·
istence d'une. hiérarchie dans les affaires des hommes et du
monde
1 seulement,
i l établit cette hiérarchie lui-mIme se-
lon ses propres principes qui ne sont pas du tout conformes
à ceux de
la civilisation. Lear a
ses raisons.
Mais,

140
renversement de l'ordre
sans raison,
mans
justification
aucune si ce n'est sa rolie ou son extravagance, voilà ce
qu'on trouve chez Timon qui,
une rois encore,
rait cava-
lier seul dans sa révolte négative. Son rêve apocalyptique
commence à
se réaliser dans les actions de Edmund qui,
à
long terme, auraient sGrement produit un monde à l'envers.
Que le mendiant prospère et que la noblesse se décompose,
que le noir devienne blanc et le faux vrai,
c'est ce que
Timon souhaite. Chez lui,
rolie est eynonyme de désordre,
pire, de bouleversement dirigé 1 c'est une négation pure
et simple de l'humanité dans ce qu'elle a de proprement
humain. Sa haine dépasse celle d'Alceste en ceci qu'elle
n'est pas passive,
encore moins romantique dans son expres-
sion 1 elle est sauTage et nihiliste
1 sauvage et méchante
en ce qu'elle ne souhaite que le mal et la sourrrance pour
les hommes,
sans que Timon en tire plaisir,
et nihiliste
parce qu'elle bouleverse l'ordre
sans rien mettre à
la
place.
Le m~ndiant, s'il devient roi,
devra tomber lui aus-
si parce qu'il est humain. Son rêve de destruction est une
,
négation imaginée de l'ordre. C'est une revanche ego!ste
et inutile. Timon a 'ignoré dans le passé la relation entre
l'ordre et la vie privée
1
de là sont nés tous ses malheurs,
puis,
plus tard,
sa rolie. Il continue à rejeter les lois
des hommes,
allant d'un extrAme à
l'autre.
Sa folie,
au
fend,
c'est le résultat d'un ordre impossible, une absence
de mesure et de respect de la nature humaine. Timon est une
note discordante à
la paix. Comme Hamlet. Mais le prince du
Danemark n'est pas "misanthropos"
,
sa confrontation avec
l'ordre établi à Elsinore découle d'un combat plus pro rond
dont elle n'est qu'une des multiples racettes. Hamlet vit

141
dans un monde malade où llépidimie risque de
se répandre
s ' i l n'y a pas purification.
Son combat contre l'OTdre est
une oeuvre de sauvetage. Ham1et ne veut rien détruire.
Il
cherche à
changer le monde pour lui donner des chances de
continuer à
exister. Il est ainsi plus proche des hommes
que Lear et Timon, que le Fou et Apementus. Il n'expéri-
mente
jamais la folie en tant que négation ou absence d'or-
dre, ni .Ame en tant qu'ordre présent mais renversé.
Sa pas-
sion délirante saisit l'essence des choses
1 Hamlet reste
réaliste devant la cour de son oncle et, ce faisant,
reste
humain. Avant de mourir, i l donne son adhésion à un ordre
régénéré

Je ne pourrai vivre assez longtemps pour savoir
les nouvelles d'Angleterre
1 mais
je prédis que
l'élection s'abattra sur Fortinbras 1 i l a ma
voix mourante •••
••• 1e reste •••
c'est silence
(il meurt)" •
Voilà les derniers mots de Hamlet vivant. Il meurt en don-
nant sa voix et son soutien à un ordre séculaire après tout,
mais qui est,
selon lui,
plus pur que celui qui existe à
Elsinore.
Son rêve de rétablissement de l'ordre se réalise
par la victoire de Fortinbras. Il est entendu qu'ordre ne
signifie pas seulement le c6té administratif, mais la mora-
le,
la justice, et tout ce qui règle la vis du groupe humain.
Finalement, en écartant Timon,
on se rend compte que les fous
et les déséquilibrés mentaux, assez souvsnt,
témoignent d'une
capacité extraordinaire de reconstruction du monde détruit
ou malade.
Foucault écrit que
:

142
"La folie,
c'est le côté inaperçu de l'ordre, qui
fait que l'homme sera, même malgré lui, l'instru-
ment d'une sagesse dont i l ne conna!t pae la fin
1
••• en elle se cache toute l'épaisseur d'une sages-
se collective, et qui ma!trise le temps."
(7)
En s'attaquant à l'ordre soit par la réforme et
par le changement,
soit par le bouleversement total et le
renversement des valeurs,
le ~ou dépasse le cadre rormel de
l'organisation sociale et touche aux racines mêmes de celle-
ci. L'autorit~l'ordre et le pouvoir sont traduits théori-
quement et pratiquement dans la justice. Là aussi, le fou
a
son mot à dire
:
5- La
justice
Un parallèle peut être dressé entre Lear et
Timon en ce qui concerne la justice
l l homme remplace les
-dieux et donne un verdict irrévocable sur le monde en géné-
ral et la société en particulier. C'est un jugement démen-
tiel où les accusés n'ont pas la possibilité de se défendre.
L'apparence d'ordre qui caractérise le tribunal de Lear ne
cache pas l'absurdité du fait que deux fous et un mendiant
délirant s'instituent en magistrats et condamnent deux
chaises à
être anatomisées pour voir de quoi les
coeurs de
Regan et Goneril sont faits. Mais l'important demeure la
parodie moqueuse de la
justice elle-même.
Laar nous montre
que la justice est stupide et folle et que dans la société
civilisée, elle n'est qu'une forme déguisée de la vengeance
sous le manteau de l'ordre. En jugeant ses filles,
i l dé-
nonce ce que Wilson Knight appelle "l'injustice universelle"
(8) qui est érigée comme forme de
justice sociale.

1'-3
En renversant l'ordre, Lear essaie de rétablir l'essence
des choses
"L'usurier fait pendre l'escroc. Les moindres
vices se voient à
travers les haillons
, les
manteaux et l8S simarres fourré.
les cachent
tous. Cuirasses d'or c le pêché, et la forte
lance de la justice s'y brise impuissante
,
harnache le de guenilles,
le Cêtu d'un pygmée
le transperce. Il n'est pas un coupable, pas
un,
te dis-je,
pas un
1 Je les absous tous.
Accepte ceci de moi, mon ami
1
j'ai les moyens
de sceller 19S 1~vre8 de l'accusateur.
Procure-
toi des bésicles et, en homme d'Etat taré, af-
recte de voir les choses que tu ne vois pas."
La justice humaine appara1t dans ce discours comme un ar-
bitraire du fort contre le faible,
du riche contre le pau-
vre. Lear se déculpabilise en remettant en cause les
fondements mêmes de la justice, ou plus, en les rejetant
coame machiavélisme cosmique. Il édiCie une tour contre
des assauts éventuels 1 cette tour,
c'est sa folie où il
peut administrer son royaume méticuleusement, sans les ap-
parats dont se farde la société. Car quand bien mArne tous
les autres hommes seraient morts,
i l aura la satisfaction
d'une justice honnête et équitable pour les.objets qui
resteront,
fussent-ils des choses. Laar pose un problème
de fond 1 celui de la nature des institutions, de la nature
à
de la justice. Et i l gagne son pari carYson tribunal,-la
chaise -Regan s'enfuit et refuse de se seumettre- la vie
et la corruption n'ont aucune
chance devant ce
juge tout

144
puissant. Ce qui y marque l'absence de civilisation, de
protocole
et de ra finement y introduit aussi une chasse
impitoyable à
l'injustice. Lear restejune fois de plus,
plus humain que Timon en dépit des apparences semblables
de leurs griefs contre la justice humaine.
Quand le roi ne
veut que rétablir l'ordre par le biais du châtiment mérité,
Timon se laisse aller à une haine implacable qui,
au demeu-
rant,
finit
par dénaturer la justice. Sa condamnation des
hommes repose sur un fond de sentiments très personnalisés
et qui n'ont rien à voir avec les institutions juridiques
de la société.
Son parallèle avec Lear s'arr'te au niveau
de l'autorité arbitraire du juge. Une fois la séance ouver-
te, Timon se révèle dictateur sanguinaire sous l'autorité
de qui la justice, qu'elle soit équitable ou injuste, n'a
aucune chance de survivre. L'anthropophobie de Timon s'é-
tend à tout ce qui touche le genre humain. Vivant, i l
"haissait l'humanité". Il décide de lui-mime d'Itre le
fléau qui anéantira le monde.
Dans Hamlet,
le problème de la justice se com-
plique car le h'ros est à
la fois
"fl'au et ministre"
des
cieux.
La justice se pose néanmoins à un niveau beaucoup
plus humain et accessible que dans Timon d'Athènes ou
Le Roi Lear. Hamlet est un homme qui vit encore dans le
groupe.
Ses griefs contre son entourage ne l'aveuglent pasi
en plus de cela,
i l a la possibilité mat~rielle de remédier
aux fautes commises, aux injustices.
Ses difficultés se
trouvent
sur un autre plan
: veut-il rendre la
justice ?
veut-il
se venger? Car s ' i l ne cherche qu'à effacer un a~
front,
une humiliation,
s ' i l ne cherche enfin qu'à apaiser
son père et retrouver lui-mAme la paix dans son Ame,
son

145
action se réduit indiscutablement à une vengeance contre le
roi Claudius, à uns sntreprise personnelle qui ss situe
complètement en dehors d'une perspective de rétablissement
de la justice. Hamlet,
je l ' a i déjà dit, ne remet pas en
cause l'institution royale du Danemark. Il s'attaque à uns
pourriture morale qui ulcère son pays et
ses concitoyens.
Mais i l agit aussi sous les ordres d'un spectre qui lui
demande de le venger d'un meurtre.
Dilemme moral et embar-
ras psychologique. Car Hamlet ne sait pas tricher et i l
veut que son action soit pure. Il réussit néanmoins à re-
jeter l'idée de vengeance
pour rendre,
à
la place,
une
justice d'airain qui contribue à la purification, non au
bouleversement, du monde. Quand i l tue Polonius, i l se re-
pentit sincèrement
, quand i l tue le roi, i l goutte au
plaisir d'avoir accompli sa mission purificatrice avant de
mourir. La justice, chez Hamlet,
relève de la morale qui
engendre l'injustice aussi bien que de celle qui motive le
jugement~ C~ n'est pas un problème personnel.
6- La morale et le scandale
Parler des motivations et des hésitations
du héros fou revient, dans Hamlet, ~ et Timon, à parler
de métamorale dans la mesure où le
conditionnement reli-
gieux est exceptionnellement profond. Les dieux y sont omni-
présents 1 tout ce qui se décide ou se fait,
se réfère
d'une façon ou d'une autre à eux. La peur de Hamlet décou-
le de cette métamorale qui est plus puissante que sa passion.
Lear, dans sa résistance à
la folie,
est brisé par le fait
que sa morale n'est au ~ond qu'une mimique de la métamorale
absente
J ceci est valable pour Timon aussi.

146
Le cae de Hamlet est eQrement de loin le plus

interessant.
Quand on regarde de près ce qui est
souvent
appelé ses -hésitations",
on se rend compte qu'il ne s'a-
git pas,
contrairement à ce que pense W.Goethe, d'une âme
trop faible pour accomplir sa tâche,
mais bien d'une âme
qui succombe à "un choc moral accablant" -D.Wilson- qui
l'écrase d'autant plus qu'il essaie de donner tout le temps,
à
ses actes,
une respectabilité morale. Il est oonditionné
par sa pensée,
la peur des dieux et les lois de son pays.
Conditionnement par la pensée
1 i l réfléchit,
pèse le pour
et le contre et veut,
fidèle_à sa logique d'homme honnAte
avec lui-mA-e,
trouver une justification acceptable pour
tout ce qu'il entreprend
i l refuse de tuer Claudius en
prière car,
l'envoyer au ciel pendant qu'il communie avec
les dieux et se purifie signifie que l'action de Hamlet est
vaine,
tout au moins manquée dans son objectif 1
"Je puis agir à présent
J
Justement il est en
prière 1 Oui,
je vais agir à
présent. Mais
alors i l va droit au ciel
1 et est-ce ainsi
que
je suis vengé ? Voilà qui mérite réflexion.
Un misérable tue mon père
1 et pour cela, moi,
son fils unique,
j'envoie ce misérable au ciell
Ah 1 c'est une faveur, une récompense, non une
vengeance."
(10)
Voilà qu'une froide réflexion qui n'a rien d'horrible à mon
avis, le retient quand i l a la possibilité de tuer Claudius.
Conditionnement par la peur des dieux 1 Hamlet est profon-
dément croyant et,
en tant que "fléau et ministre" du ciel,
i l ne peut pas faire
ce qu1il veut.
Cette peur des dieux a
un contenu moral très visible dans les dialogues intérieurs

147
de Hamlet. Enfin,
conditionnement par les lois séculaires
du Danemark 1 le jeune prince,
par son rang social,
est
obligé de garder aussi secrets que possible les problèmes
internes de la famille.
Le scandale est hors de question
tant qu'on peut l'éviter en attendant de trouver une solu-
tion. Il y a une présence constante de la morale chez
Hamlet,
et
je trouve là une des raisons pour lesquelles i l
ne peut pas devenir fou comme Timon et Lear, car, malgré
son exploration minutieuse de l'au-delà tel qu'il le pro-
jette dans sa pensée,
i l garde toujours un contact très
ferme avec la réalité et son entourage socio-historique.
Hamlet est conetam-ent conscient de toutes les valeurs mo-
rales et religieuses qui forment la charnière du royaume
et i l ne tient à aucun moment à faire une action qui puis-
se conduire au scandale,
c'est-à-dire à
un défi pratique
à ces m'mes valeurs morales.
Il n'est
finalement
sauvé de
la folie à laquelle i l expose les exc~s de Sa passion que
par une hyper-conscience morale.
MAme
si
Bon masque est une
"vraie infirmité morale R comme l'écrit Derek Traversi,
i l
lui permet néanmoins de remporter la guerre sans rien avoir
à
S8
reprocher moralement
; la mort de Polonius a été un
accident,
mais un accident mérité car le chambellan,
tout
comme le roi,
n'a pas été loyal avec Hamlet
1
l'espionnage utilisé comme arme contre lui
justifie, à
son
niveau,
les balles perdues,
si elles
tombent
sur sss ennemis.
Le premier coup part et Polonius tombe. Le deuxième coup,
tiré de sang froid mais après une lutte Apre, abat Rosen-
crantz et Guildenstern,
sans le moindre regret chez Hamletl
sa morale est sauve,
car,
pour lui,
si ses deux anciens ca-
marades
ont "droit à
la chose~, c'est parce qu'ils

i48
"ont cherché
(la)
commission"
eux-mArnes. Hamlet rencontre
des obstacles que sa propre. vision morale du monde dresse
devant lui mais, quand i l trouve une solution,
celle-ci
prend racine dans cette mime morale.
En restant dans le
domaine de la morale qui juge la folie,
Hamlet échappe à
celle-ci 1 i l évite le scandale aussi pour mieux réussir
sa besogne en assurant ses arrières.
Pour n'avoir pas pu conserver un sens moral
adéquat aux problèmes qu'ils rencontrent, Lear et Timon
diffèrent de Hamlet. Ils ne raisonnent plus par rapport à
la morale et aux valeurs sociales. Lear seul guide
leur passion excessive qui ignore· le scandale découlant
d'une non-observation des lois tacites du groupe. Les élé-
ments de la morale simple,
par leur absence remarquée,
font baigner les deux héros dans la folie
1 le plus grave,
c'est que la métamorale n'est pas assez puissante chez eux
pour pallier à
l'inanité morale. C'est pourquoi Lear peut
se promener,
en toute liberté, dans le scandale de la foliel
ce sont les autres consciences morales qui,
pour justifier
leur bon sens -opposé ici au non-sens de la folie-,
isolent
le roi qui personnifie désormais le scandale. Le ridicule
insensé du roi,
sa rupture complète avec les conventions,
son isolement mentale et topographique et finalement la
perte de sa raison constituent les étapes successives de son
voyage.
Son sens fou de la
justice n'est rien d'autre qu'une
tentative désespérée de corriger le monde
1 lorsque Lear
pardonne toue les pêchée -l'adultère en premier lieu-,
i l
ne se réfère à aucun sens moral
1 i l va mime contre la mo-
rale
J
ses dénonciations de l'amour,
des femmes,
du sexe

149
non plus ne relèvent d'aucun soucis d'intégrité morale
elles expriment une amertume dernaniaque
passionné qui se
laisse aller au gré de
ses accés de colère.
Seule la métamorale,
dans
son omniprésence,
donne des échos de
ce qu'on a
trouvé
chez Hamlet
1
la peur.
Peur de la folie
peur ou refuB de la mort.
Car i l y
a
ce
qu'on ne conna1t pas et qui attend dans l'ombre. Mais la
réflexion n'étant pas aussi philosophique ni aussi poussée
chez Lear et Timon qu'elle l'est chez Hamlet,
ses effets
sur le comportement
présent des héros ne
Bont
pas
très si-
gnifiants. Timon,
dans sa désillusion sur l'honnAteté du
genre humain abandonne
toute morale dans un élan bestial.
Ailleurs,
Falstaff s'identifie à la morale du vice et de
la vanité
;
i l
survit dans la
société avec
ses
tares,
mais
reste un homme honorable
tout de mAme.
Timon sombre
parce
qu'il ne se
justifie de rien,
sauf de sa passion radicale
qui n'est
pas comptable devant un tribunal des valeurs.
Son refus de guérir de sa folie -en est-il capable 1- aura
été le scandale de sa vie,
la fin de sa vie morale puisque
la folie
est moralement mort
là où la raison est vie et
responsabilité.
On se
trouve
toujours à l'échelle des va-
leurs qui mesurent
les normes. Timon est au-dessous de
l'échelle.
La morale se définissant dans une certaine me-
sure par rapport au scandale en ce qui concerne les moeurs
et à la conscience métaphysique au moment de l'intlriorisa-
tion de la responsabilité individuelle -étape métamorale-
entraine le fou dans un débat philosophique et une réfle-
xion sur l'éthique sociale.

150
7- La Philosophie
L'attitude philosophique du fou envers,
d'une part,
la société et
ses normes et de l'autre la con-
naissance et la réalisation de
soi,
eu égard à
l'existence
d'un univers transcendantal,
est déterminée par une appré-
hension -opposée ici à
la compréhension- de l'ego dans ce
qu'il a de plus intime.
Il s'agit d'un saisissement non mé-
diatisé de soi, après une certaine expérience dans la vie.
La médiatisation qui se produit pendant la période anté-
rieure à
la folie proprement dite dispara1t d~s que la per-
sonne atteint le degré d'anormalité ou de maladie où elle
devient son propre alter-ego.
Une fois de plus,
je soutiens,
par rapport à
cela, que Hamlet n'est pas fou pour la philo-
sophie.
Ses dispositions intellectuelles lui permettent de
se poser comme relation avec le .onde qui l'entoure et ce-
lui qu'il ne conna1t pas.
Il dispose d'une clarté d'esprit
qui découvre en Horatio un homme
," ••• qui
sait tout souffrir comme
s ' i l ne souf-
frait
pas
; un homme que les rebuffades et les
faveurs de la fortune ont trouvé également re-
connaissant •••
chez qui le
tempérament et le
jugement sont si bien d'accord ••• " (11)
Cette envie
très bien réfléchie d'un idéal vu chez Horatio
dénote bien la stature humaine -même
si extraordinaire- de
Hamlet devant la connaissance et la réalisation de soi, de-
vant l'appréhension impossible de l'ego qui fait qu'il
reste entièrement humain,
c'est-à-dire avec une conscience
écrasante de sa faiblesse
et de ses limites.
Sa philosophie
s'exprime dans les mots de Polonius

15i
"Avant
tout,
sois
loyal
envers
toi-même
l e t ,
aussi infailliblement que la nuit
suit le
jour,
tu ne pourras 3tre déloyal envers personne"
(12)
Etre"loyal" envers soi-m3me
1 voilà le problème
1 Comment
saisir ce "soi-m3me" pour lui 3tre fidèle ? pour 3tre hon-
nête avec
l u i ? "C'est le problème de
tout
le monde",
nous
dit Bernard Lott,
"mais de Hamlet en particulier puisqu'il
est le terrain où s'affrontent la raison et la passion"
(13)
La permanence de l'humain en lui emp3che Hamlet de fran-
chir les
frontières de
la raison,
mime
s ' i l
s'en approche
et menace de
sauter de l'aut~e c8t~. La wconscience p6nible "
-Bradley-,
le doute,
la dépression et l'art l'encha1nent
sur une
terre qu'il
faut
sonder pour découvrir les valeurs
de l'homme et
le
sens de
l'individu.
Une
terre où l'ordre
ne peut sortir que du chaos
: Hamlet détruit le royaume et
installe Fortinbras pour que la paix puisse revenir à
Elsinore
1 ce faisant,
i l se réconcilie avec son alter-ego
sans
se fondre
en lui.
La philosophie,
chez Hamlet,
c'est
cette réalieation de soi à l'échelle humaine.
Le
sondage des
profondeurs humaines
est marqué
du sceau de la folie chez Lear, Gloucester et Edgar.
Il
avorte chez Timon et
engendre la folie.
Voyons-en les dif-
férents
processus.
Laar et Gloucester s'engagent dans une
voie
très difficile lorsqu'ils
entreprennent,
après des
exp~riences similaires, le pèlerinage vers leur"soi-mlme".
Sous l'orage,
le roi
se rend brusquement
compte qu'il
est
entouré de personnes qui
souffrent
comme lui,
contrairement
à Hamlet. Lear a donc la possibilité de ee réfléchir comme
dans un miroir et d'accomplir l'acte impossible au prince
du Danemark 1 une appréhension totale de l'ego par un

152
mouvement de fusion avec l'alter-ego qui est représsnté ici
par le Fou et, à des degrés moindres,
par Edgar, Gloucester
et Ksnt. Mais cette découverte, dans une absence complète
de médiatisation au moment où elle se fait,
frappe le sujet
comme un coup de foudre et l'oblige à faire
le pas fatal
vers la folie.
Lear qui,
comme disent Regan et Gonsril
"ne s'est jamais qu'imparfaitement possédé" ne peut pas ré-
sister au choc terrible, à la clarté aveuglante d'une con-
naissance brutale de lui-mArne. En se saisissant,
i l lâche
sa raison.
Il n'y a pour lui d'autre issue que la folie.
Ainsi prend naissance sa philosophie du désespoir et de
l'impuissance,
ultime résignation d'un coeur brisé,
d'une
4me malade et
sans le moindre
espoir de rémission
1
"Il faut que vous ayez de l'indulgence pour moi.
Je vous
en prie,
oubliez et
pardonnez
1 je suis
vieux et imbécils".
(14)
Cette découverte vient un peu trop tard car Lear fond déjà
Bur la "roue de feu".
Bel
exemple de
sagesse en délire
J
mais aussi de folie devenue philosophie.
Gloucester fait à peu près le m3me cheminement. Il s ' i -
dentifie,
S9
découvre au cours d'une rude épreuve avec
Laar,
Edgar,
le Fou et Kent. Mais la sagesse ne lui sera pas ré-
vélée de la mAme façon qu'à Lear. Après sa tentative de
suicide,
i l
trouve
sa voie dans
l'humilité.
C'est parce que
sa folie n'est pas allée trop loin au-delà de l'imbécilité
morale qu'il peut se
ressaisir et
fonder une
sagesse
future
qui lui permettra de supporter le monde. Gloucester symbo-
lise,
j'en suis
sQr,
la folie devenue
sagesse
par rétro-
action. Il tire les leçons du passé, mais de façon positive
et humble,
contrairement à
Lear qui
s'affaisse sous
sa

propre grandeur. Dans ce monde bouillonnant où chacun se
cherche,
le père peut aussi Atre le fils.
Edgar revient à
sa lucidité d'avant et décide d'affronter la vie,
au terme
d'une épreuve douloureuse mais bénéfique. Il se rapproche
de Hamlet sur ce point
1 l'appréhension des valeurs humai-
nes -non de l'homme lui-mAme puisque seul le fou peut y
arriver dans sa mystique de l'être et du devenir qui est un
moment philosophique transcendantal- lui présente la vie
comme espoir,
mais surtout comme combat
1
"L'homme doit Atre pas8if,
pour partir d'ici
comme pour y venir.
Le tout eet d'être prAt.
En marche
1"
(15)
"Etre passir" ne veut pas dire "Atre inactir",
mais reru-
ser de se tuer puisque "partir U
et "venir"
signirient
"mourir" et
"na!tre tl •
Edgar dit
simplement qu'il raut oser
vivre.
Ici encore,
nous avons une découverte,
pas une ap-
préhension de soi
1 l'essentiel est que la vérité philoso-
phique de Edgar n'en souffre pas.
J'ai parlé plus haut d'un ~ondage avorté des va-
leurs humaines engendrant la folie chez Timon. Je trouve
les causes de ce phénomène dans
son caractère mA me
: i l es
fier
(16)
tAtu et très mécaniste dans sa réaction contre
l'ingratitude et l'hypocrisie.
On peut .e demander d'ailleurs
si Timon sonde quelque chose
1 J'ai plutôt
l'impression
qu'il se retrouve brusquement au bord du hideux cratère
humain, véritable pot-au-feu où bouillonnent les pourritures
des hommes.
Il reruse de continuer à
se chercher,
de peur
de voir des ressemblances avec les autres.
C'est alors qu'il
érige sa philosophie radicale de la haine qui maudit l'hu-
manité. Mais dans le mArne temps, Timon oublie de cultiver

son jardin, à
force de préoccupation hostile pour la forAt
qui l'entoure
1 sa folie
prouve bien l'échec alarmant d'un
homme qui se laisse détruire par sa passion. Elle peut être
interprêtée aussi comme le début d'un anéantissement total
conforme à
sa philosophie négative.
Pendant la quête philosophique du héros tragi-
que,
i l Y a constamment des références aux valeurs des
"autres",
celles de la société à
laquelle i l est aliéné dans
sa folie.
Là encore,
i l juge et se
juge. La folie peut bien
avoir ses raisons.
La morale prend une ~orme plus ra~finée à par-
tir de ce moment,
mais aussi plus esth~tique ; il s'agit,
au-delà de la loi, d'une intériorisation des valeurs en
fonction de la philosophie dans laquelle le héros se recon-
na1t. L'honneur,
la raison,
le pêché,
tout ce qui se ratta-
che au cOté abstrait des moeurs prend une nouvelle dimension
qui trouve son essence dans la perception individuelle.
Le fou a besoin de se situer par rapport à
l'éthique sociale
qui en est la manifestation subjective et,
pourtant, dans
une sorte de retour en arrière,
à la religion qui en est le
support historique. Mais se situer après s'être défini,
c'est inévitablement critiquer. Voilà pourquoi le fou est
le critique de la société lorsqu'il se prononce sur le sens
ou le non-sens de l'éthique.
Celle-ci ne peut être que
répressive pour lui car,
selon Kierkegaard qui,
je crois,
a raison sur ce point,
l'éthique
" ••• pose l'idéal comme but et préjuge que l'hom-
me a les moyens de l'atteindre. Mais à
en déga-
ger précisément la difficulté et l'impossibili-
té,
elle développe par là même une contradiction.

155
Il en va de l'éthique comme on dit de la loi,
qu'elle est un ma!tre à
punir dont les exigen-
ces mêmes sont seulement répressives,
non cré-
atrices."
(17)
Voilà qui montre combien l'attitude envers l'éthique im-
porte alors dans la quête du fou.
En acceptant les fonde-
ments de leurs groupes,
Hamlet,
Gloucester,
Edgar et
Ophelia se révèlent comme des réformistes moraux et non des
inconditionels du changement total. Hamlet tient profondé-
ment à
sa noblesse,
à
son honneur,
à
80n
honnêteté,
juste
comme Gloucester.
Ophelia se plie innocemment à
la traditionl
Edgar,
à la fin du Roi Laar, n'exige apparemment que des
changements de
~orme dans le royaume.
Seul Timon,
comme
d'habitude,
choisit une solution toute personnelle et typi-
que de son tempérament
1
i l refuse de S9 responsabiliser
par rapport à
ses fautes,
c'est-à-dire de
trouver une
801u-
tion du problème là où i l se pose."
En définitive,
la réaction à
l'éthique est pré-
cursion et prolongement de la folie.
Elle isole tout dans
un premier temps
et,
par la
suite,
critique ou rejette la
morale selon le degré d'intensité et
la nature de
la passion
qui la produit.
Le
fou continue néanmoins
son combat pour la
vie non pas
temporelle,
mais
concrète
et qui
se
passe dans
l'instant.
Devant
le
scandale de
son existence,
i l
se bat
encore.

15ô
B -
LA PEUR ET LA COLERE
En se posant dans un environnement encore ci-
vilisé,
le fou et l'homme dérangé s'érigent de fait comme
menace,
Comme négation de la paix des
consciences et de
l'ordre. De là na!tra une double peur 1 celle ressentie
par les non-fous qui
se voient envahir jusqu'au tréfond.
de leurs âmes et puis,
celle ressentie par le fou lui-mime
devant le fossé
énorme qui existe entre son savoir et ses
possibilités réelles. Ce dernier conflit nourrit une pas-
sion qui peut s'extérioriser par des accès de folie
tem-
poraires qui,
s'ils persiste~t ou se répètent très
souvent,
finissent par ruiner la réflexion et déséquili-
brent l'activité mentale;
cette forme de passion,
c'est
la colère.
Je commencerai par Lear puisque c'est lui qui
exprime la peur et la colère, aussi bien chez lui-même que
dans son entourage,
avec le plus de perfection.
J'ai déjà signalé que Lear était un personnage
très susceptible,
très sensible au mépris,
comme
L.B.Campbell le souligne dans son livre précité. La suscep-
tibilité qui intériorise et personnalise des conflits et
des faits qui ne sont pas forcément tels que le sujet les
interprète a ici un lien très étroit avec
la peur,
mais
surtout avec la colère. Le roi Lear,
estimant qu'il a été
trahi, se recroqueville sur lui-même par instinct de pré-
servation.
Il ne fait plus confiance aux autres qui re-
présentent pour lui une potentialité de trahison. La cause
principale de ce retrait par rapport à
l'entourage est la
peur d'un contact jugé fatal par le fou.
On retrouvera
d'ailleurs la mIme réaction chez Timon,
mais d'une façon

157
plus déraisonnable parce que plus volontaire qu'instinctive.
Lear a peur de se laisser écraser par l'humanité.
Timon
voit la peste là où elle ne se trouve pas. L'important,
c'est que,
dans un moment d'autodéfense,
ils s'abandonnent
tous les deux à la folie
par peur du danger eztérieur. Le
relâchement qui permet une introduction de la folie est
paradoxalement une activité intense et
totale:
c'est la
colère.
La disposition de Lear à
la folie
passe par une
disposition à
la colère, autrement dit,
le vieux roi,
tAtu
et refusant les conseils et les avertissements que ses amis
lui donnent contre les aléas à venir,
s'en remet à
lui-mArne
et essaie de
prévenir l'adversité par des attaques fron-
tales et passionnées. Le bannissement de Kent en est une i l -
lustration très claire. Le passage de la colère à
la folie
se fait graduellement et a d'autant plus de chance de se
réaliser qu'il y a, avant et pendant le moment de colère,
cette peur qui se blottit au sein de la pensée du sujet.
Lear a
peur des hommes,
de la civilisation,
des dieux,
de
l'existence.
Le résultat de cette peur absolue est qu'elle
finit
par se dépasser elle-mAme pour faire plaoe à une in-
capacité d'avoir peur.
Elle n'a pas forcément besoin de
passer par la colère pour se nier comme le cas de Macbeth
le montre si éloquemment,
mais chez Lear,
l'explosion pas-
sionnelle en disperse les éléments et crée un chaos moral
et mental mettant en exergue la bestialité de l'Atre humain.
Fusionnant ainsi,
peur et colère se métamorphosent en in-
nocence existentielle,
c'est-à-dire que le
fou devient
superego et dieu en m3me temps,
se plaçant au-delà des
fron-
tières de la crainte morale,
au-delà du
jugement discursif

159
qui engendre la peur 1 c'est pour cela qu'en brisant les
chalnes de la restriction morale et de la métaphysique,
le fou personnifie le danger,
incarne la peur qu'il a per-
due aux yeux des autres. I l reflète,
comme dit Foucault,
une animalité en prise avec elle-même (18) et qui effraie
les autres.
En liquéfiant sa pensée pour pouvoir la con-
server et vivre,
Laar s'aliène aux
crAnes d'acier,
aux coeurs
de pierre qui se rétractent devant lui, de peur de se lais-
ser dissoudre dans une nouvelle génèse métamorphique
i l y a évidemment un transfert de la crainte tout au cen-
tre de ce mouvement qui dépasse la peur et la colère pour
identifier la folie dans sa phase. ultime car,
en dernière
analyse,
c'est la civilisation qui a
peur de la folie,
c'est elle qui découvre la maladie à
travers la folie et
l'isole comme à
l'accoutumée,
mais
la colère,
c'est aussi
l'intouchable, l'inaccessible
1 elle damne Timon et le
laisse tout seul écrire son épitaphe
;
les sénateurs venus
le voir s'en retournent bredouilles puisqu'ils ne peuvent
pas atteindre
e9s
sentiments ni
sa raison.
La colère de
Timon,
c'est une apocalypse
semblable aux deux
tonnerres
qui firent
s'écrouler le mur d'où est
sortie
"La Légende des Siècles",
laissant voir un gigantesque
"temple en ruine"
avec
~de l'ab1me entre ses pans confus"(19)
Les hommes ont
raison d'avoir peur de ce
sombre
chaos d'une
conscience
en démence et négative;
et
i l s .s'en sont re-
·tournés à Athènes.
Dans tous les cas, i l y a une terreur qui émane de la folie,
m3me
si elle est ressentie dans des
proportions différentes.
Si on peut dire que les athéniens ont peur d'Alcibiad~et
de leur propre faiblesse,
que Regan et Goneril
ont peur du

150
pouvoir de Laar,
on peut
sQrement affirmer la mime
chose
-c'est-à-dire un rapport sur la base de la peur- à
propos
de Hamlet et de son entourage à Elsinore. Tous les échanges,
tous les contacts entre le prince
et
la cour de
son oncle
se font avec des
gestes de
peur
J parce que Hamlet est
puissant
; mais Claudius aussi est
puissant.
A cause de ce
pouvoir que
sa position lui accorde,
le
prince peut
prendre
son temps et guetter sa proie comme un chasseur à l'affnt
cela lui donne
plus de force qu'à Laar ou Timon,
mais le
rend aussi moins pathétique qu'eux et blindé contre la fo-
lie
, Hamlet dérange la cour ,
i l menace la stabilité du
royaume et la vie du roi
, mais i l est dérangé lui-mAme par
sa propre
passion conflictuelle
1
la peur qu'il
engendre
va dans deux directions
1
d'abord,
elle
secoue la cour qui
prend de plus
en plus conscience d'un danger imminent,
mais
elle le perturbe lui-mArne dans la mesure où i l s'aliène à
son milieu sans pour autant
l'abandonner ni le quitter;
peur donc de la part de la cour,
car Hamlet
est un homme
qui pense, un ennemi qui pense
la crainte qui nalt à
Elsinore montre que la pensée,
si elle est hostile,
peut
être interprétée
comme de la folie,
comme un danger contre
lequel i l faut
se protéger. césar ne disait-il pas
:
"Je veux près de moi des hommes gras,
des hommes
à la face luisante et qui dorment les nuits.
Ce Cassius, là-bas, a l ' a i r maigre et faméliquel
i l pense trop. De tels hommes sont dangereux'~20)
Je crois qu'une telle remarque conviendrait aussi bien à
Claudius parlant de Hamlet. Ici,
ce sont les hommes pensants
qui
terrorisent l'ordre;
la pensée,
la réflexion devien-
nent
synonymes de danger,
source de
peur.
Si Claudius

décide d'envoyer son neveu en Angleterre,
c'est
parce que;/
en se débarrassant de lui,
i l retrouve confiance en lui-
même
1 Claudius se sécurise comme d'habitude,
symbolisant
la société qui s'inquiète et se protège contre la folie,
simplement parce que le fou est considéré comme celui qui
nia pas peur et qui,
à
cause de cela, menace
l'ordre.
L'homme a
peur de celui qui n'a pas peur.
Cependant,
la cour ignore un fait
tr~s important
1
Hamlet
a
très peur ;
plus que Macbeth et que Lear. Il craint son
entourage,
i l craint les dieux,
i l craint
la mort.
Je sou-
tiens encore que cette crainte très poussée et très discur-
siTe l'empêche de devenir fou.
Hamlet est une perturbation,
pas une négation de l'ordre. La peur qu'il crée chez les
autres existe en lui-même, dans des proportions très im-
portantes
1 ce que certains critiques appellent
son délai,
n'est en définitive que de la patience, réaction lucide
qui permet de surmonter cette peur~ Il n'est
jamais en co-
1ère -contrairement à
Laertes- mais i l éclate en"mille
morceaux" quand sa passion,
trop forte,
domine sa patience.
Mais cette dernière revient toujours à la charge et finit
par l'emporter.
Hamlet reste un homme sain d'esprit,
mais
en prise avec une peur profonde de
la vie et de la mort
dans ce qu'elles ont d'hostile et d'inconnu respectivement.
La peur de Hamlet. au fond~est double
1
elle est existen-
tielle et métaphysique. Mais l'essentiel demeure qu'elle
lui permette de se préserver et de mourir victorieux.
Le fou -c'est-à-dire le non-fou et le malade- continue son
combat contre le mécanisme répressif.
Combat mental,
moral,
psychologique
1 mais combat politique et économique.
Il lutte aussi contre la pauvreté.

162
C -
LA PAUVRETE 1 CRIME ET FORME DE FOLIE
La perte de la raison peut revAtir la rorme de
la pauvreté du point de vue du consensus
social en tant
que celle-ci
l'isole et l'enferme dans une prison;
c'est
le moment
où la folie devient
problème économique
et
se me-
sure financièrement,
tout au moins dans
sa forme définitive:
le fou,
dans
sa pauvreté,
peut bien se raccrocher à
ses der-
nières richesses pour échapper à
cet
emprisonnement
ou alors
les refuser simplement pour s'abandonner totalement à
son
sombre déearroi.
Les dirrérents aspects de la relation
pauvreté-économie-rolie sero~t exempliriés par Timon,
Lear
et Edgar dont les réactions en race de l'indigence sont
très vives.
Notons tout d'abord que le contexte de la pau-
vreté
est aussi
celui de
la richesse dans
l'optique d'une
comparaison chronologique mais aussi d'une différenciation
matérielle. J'ai déjà dit dans la première partie que la
richesse,
quand elle empêchait de voir les valeurs du monde,
aveuglait le possédant et prédisposait à
la rolie.
Ce n'é-
tait pas un crime, mais plutôt une opulence qui inhibait la
raison. La pauvreté elle, agit dirréremment. Elle procède
d'une perte ou d'une absence de
la richesse,
ce qui nous
oblige à
revenir au point de départ,
c'est-à-dire au moment
où une gestion désastreuse de la richesse préparait le ter-
rain à
la pauvreté et à
la rolie.
Timon,
pendant ses moments d'opulence,
dépense
sans compter pour faire plaisir à
ses amis.
Sa bonté naIve
et extravagante
l'empêche de penser à
l'avenir.
Il ne
sait
que dépenser et
festoyer.
Ses malheurs
commencent lorsque,
n'ayant plus
les moyens matériels nécessaires pour garder

163
Bon train de vie,
i l
s'en remet
à Bes amis et découvre
soudain que ceux-ci s'étaient éloignés de lui à
la même vi-
tesse que l'or,
les perles et les banquets qu'il offrait.
Timon,
devenu pauvre,
se sent abandonné de tous.
A partir
de cet instant,
ses esprits qui
jusqu'ici ne s'étaient ja-
mais imaginé la possibilité d'une existence non opulente,
commencent à défaillir. Timon a bêtement offert son intel-
ligence et sa raison. Alcibiad~ l ' a bien compris quand i l
dit à Timandra 1
"Pardonne lui,
charmante Timandra,
car Ba rai-
son s'est noyée et perdue dans ses calamités"(2l)
Ce moment est très symbolique car Alcibiad~se propose de
donner de l'or à Timon pour l'aider à
sortir de cette
"infortune"
1 i l saisit ainsi l'essence de la folie
de
Timon qui, n'ayant pas su garder son or, apprend résolument
non pas à
garder sa maison,
mais
sa solitude.
Il accepte
la rupture avec la société. L'élément important ici est que
la rupture est motivée principalement par des facteurs ma-
tériels
1 les amis de Timon refusent de venir le voir et de
l'aider quand ils apprennent qu'il a des difficultés finan-
cières
; et Timon lui-même,
devant
la découverte des atro-
cités qui résultent de la pauvreté,
refuse,
pour des raisons
d'idéalisme moral
et de choc psychologique,
de
se
corriger
et de tirer les
leçons de
ses erreurs
passées.
Sa pauvreté
devient dès lors une damnation totale,
un isolement
sans
recours possible et finalement une folie hystérique tout
court.
Sa désillusion sur les hommes est aussi une désillu-
sion sur le pouvoir des richesses
1 Timon expérimente amè-
rement
la solitude de
la pauvreté.
Sa vengeance est celle
du pauvre selon l'ironie écoeurante du second serviteur de

î64
Varo
l
celui qui n'a pas de maison peut bien se moquer des
grands édifices
;
ruiné économiquement et mentalement,
i l
se suicide pour la société et la raison avant de mourir
d'une mort réelle,
physique.
Son radicalisme l'empêche en-
core de contourner l'obstacle.
Le roi Lear fait
à peu près le même parcours
que Timon avec une différence fondamentale
1 i l essaie de
reprendre possession de ses richesses quand i l se rend com-
pte des dangers auquels l'expose la pauvreté.
Sa sympathie
pour les indigents
trouve
sa racine dans une vision nou-
velle de la vie
: n'ayant plus d'autorité véritable ni de
royaume.
le roi se rapproche de
~a vie réelle. celle du
minus-habens Edgar.
Ce rapprochement peut être considéré
Comme la consécration d'une rupture aVec
les normes
psycho-
logiques et sociales dans la mesure où elle place le sujet
dans une situation d'hostilité par rapport à
ces mêmes
normes:
Lear.
devenu pauvre.
est
ipso-facto l'ennemi de la
civilisation bâtie
su~ la richesse.
Sa folie.
Comme celle
de Timon,
quoiqu'elle demeure un problème psychologique,
mo-
ral et métaphysique.
n'en est
pas moins un fait
économique;
la pauvreté est une condamnation de
la raison.
Il y
a
tou-
tefois une grande différence entre la façon dont elle est
expérimentée par Lear et Timon;
chez le roi d'Angleterre.
la pauvreté est fait
économique autant qu'émotif:
i l n'a
plus de royaume
i l
perd en même
temps
l'~mour de ses
filles
et
se sent
tout
seul au monde.
victime d'une
injus-
tice
terrible
1 Lear est un martyre. Timon sera fou à
cause d'une magnification psychologique de sa déception
mais
le
fondement de
Ba
déraison restera toujours
son in-
capacité de
pourvoir à
ses besoins
1
i l
est devenu une

165
nécessité vitale pour lui d'offrir des banquets et de vivre
dans un entourage gai,
dans une atmosphère de fête.
On psut
voir à
partir de là que la pauvreté de Lear est plus pro-
fonde que celle de Timon 1 ils partagent tout les deux l'as-
pect matériel mais Laar va plus loin que Timon dans
la
souffrance morale
résultant de
sa
solitude
totale vis-à-VE
de 80n environnement,
mArne s ' i l en est partiellement res-
ponsable.
La réaction de la société devant la pauvreté
dérive d'une
peur de la souffrance et de la nature
en mIme
temps:
elle est négative par essence à
cause de
l'a-priori
comme quoi la pauvreté est anti-civilisation et que la ci-
vilisation est bâtie sur le contr61e et la manipulation
des richesses.
C'est pour cela que
la pauvreté est
folie
sur une base purement éthique
1 c'est aussi
la raison pour
,
laquelle elle est réprimée.
Edgar est plus interessant sur
ce point que Laar et Timon.
Il
symbolise,
par son dénuement
total,
l'indigence qui ne peut
plus revenir au raffinement
qui accompagne la richesse.
Il mspire de la pitié à Lear
quand i l s
se rencontrent
sous
l'orage.
Edgar est un mendiant
quand i l expérimente sa folie.
L'analogie entre pauvreté
et folie appara!t très clairement dans les scènes où i l dé-
bite
ses discours désordonnés
sur le noir démon.
Laar tou-
che presque le
coeur du problème
lorsqu'il lui demande la
cause de
sa folie
1
"Tu as donc tout donné à
tes deux filles,
que
tu en es venu là 7"
(22)
En d'autres
termes,
Lear suggère que la perte de la raison
ne peut être causée que par la pauvreté.
Quand on a
tout
donné,
on ne peut plus Atre
sain d'esprit.
Lorsque Edgar

156
rencontre
Bon père aveugle conduit par un vieillard,
i l
est traité par ce dernier de
"fou et mendiant à
la fois",
de "pauvre fou".
Le parallèle est évident ici entre les
deux é t a t s ;
en plus,
le fait qu'il soit établi par
"un vieillard",
symbole de sagesse qui parle stirement
pour
la société,
est, à mon avis,
assez significatif:
la civi-
lisation,
en rejetant
la pauvreté,
se défend de la folie.
Le discrédit
jeté sur le mendiant n'est que l'expression
d'un instinct de protection contre l'insanité à
laquelle
on l'identifie.
J'ai parlé
jusqu'ici du rapport pauvreté/folie dans un
sens:
la pauvreté mène à
la folie.
Il y a aussi le mouve-
ment inverse
: la folie donne naissance à
la pauvreté
;
par un retour dialsotique des choses,
la folie qui est sy-
nonyme de non-productivité pour l'économie du groupe,
isole
le sujet malade et identifié comme incapable de travailler:
le fou,
en dernière analyse,
n'a qu'un choix
s vivre dans
sa pauvreté.
Le cercle est très vicieux car folie et
pau-
vreté se mettent en relief mutuellement.
Dans ce cadre pré-
cis,
on peut bien affirmer que la folie est le résultat
d'une politique de
ségrégation et d'oppression économique,
mais aussi que la pauvreté résulte d'une condamnation de
l'esprit,
d'une discrimination contre le déséquilibre men-
,
tal
:
je pense que sans la menace quo
Alcibiad~faisait
peser sur leur sécurité,
les Athéniens n'auraient
jamais
sollicité le retour de Timon ; Edgar et Lear,
dans leur
folie de pauvres gens, ne peuvent
"
surement
pas
' i
retabl r
leur position antérieure à cause de cette discrimination
vicieuse.
Edgar aura ainsi besoin de quitter son état de
mendiant fou,
de rassurer le système économique et le code

167
moral de
son entourage avant de pouvoir combattre Edmund
et regagner ce qu'il avait perdu:
la capacité de travail-
ler et par conséquent une accumulation éventuelle de ri-
chesses
1 ceci montre que la civilisation dont le premier
objet est la sécurisation de see membres,
combat de façon
très effective la pauvreté et avec elle la folie.
Si Lear
et Timon avaient des richesses
inépuisables,
ils ne pour-
raient
jamais être fous.
C'est parce qu'ile sont dépour-
vus de
tout ce qu'ils possédaient que
l'anathème de
la
folie les frappe:
te pouvoir magique de la richesse qui
sert de bouclier à
Underschaft dans Major Barbara
(2J)
On en arrive à
la conclusion que le fou,
ré-
primé parce qu'il est fou,
fou parce qu'il est pauvre
et vice versa,
est attaché à
cette
"roue de
feu"
où i l
fond comme du plomb.
Son existence est un calvaire.

168
D -
LE FOU ET "LA ROUE DE FEU"
La présence du fou dans la société pose le
problème fondamental de la vie et de la mort.
La peur et
la souffrance le situent par rapport à la paix du groupe
au sein duquel i l
S9
trouve.
Son calvaire est d'autant
plus insupportable que son action est une négation de la
paix des non-fous. Il en découle qu'il a
toujours un des-
tin particulier, une vie particulière, qu'il affronte au
jour le jour des dangers particuliers. Destin individuel
dont les manifestations concr3tes paseent par des diffi-
cultés matérielles, dee crises psychologiques et ~xieten­
tielles,
une guerre à mort contre l'ordre qui
seule permet
l'espoir 1 le fou est attaché à une "roue de feu" s ' i l
n'est
pas déjà en enfer.
Comment Hamlet, Lear, Timon, Edgar et Gloucester
font-ils face à
leur destin 1 C'eet ce que
j'essaierai de
montrer dans les pages qui
suivent.
L'élément cardinal du pêché de la folie,
dans
le processus de production des richesses dans la société,
est,
comme
je l ' a i déjà signalé,
la pauvreté.
Le
fou inapte
au labeur est écarté d'office des rangs de l'humanité bien-
faisante.
Lear, Timon et Edgar sont des exemples éloquents
à
cet
égard.
Leurs relations avec
les autres
sont
sevrées
dès le moment
où i l s n'ont
plus
la haute main sur les
pos-
sessions matérielles qui naguère,
ont
fait
leur grandeur.
Un roi
ou un seigneur déchu,
c'est
comme un oeuf qui
tombe
sur de
la pierre:
i l
S8
casse
et nul n'en veut
plus.
Laar n'a plus
la possibilité de
faire
ce qu'il veut
1
ses
serviteurs diminuent de
jour en jour,
son autorité n'est
plus qu'un souvenir
i
i l a
entratné Gloucester dans
sa chute.

169
Aucun d'eux n'a plus la moindre prise matérielle sur le
monde. Timon dont la naïveté
jette les richesses au vent se
retrouve dans la même situation dont i l ne peut pas se sor-
tir sans remettre en cause
son propre ego.
Finalement,
c'est
la pauvreté qui écarte le
fou de la société et cons-
titue un des
rayons de
la roue
enflammée qui le
brOle. Les filles de Lear ont été gentilles avec lui quand
il pouvait leur offrir quelque chose
1 juste comme les sei-
gneurs d'Athènes étaient aimables avec Timon tant qu'il
pouvait leur offrir à manger et à boire. Gloucester était
bien vu dans la cour d'Angleterre,
comme son fils Edgar du
reste
; mais voilà que le
sort
-~u plus exactement leur
extravagance,
leur f01i9- les met au banc des accusés
1
n'ayant plus rien,.ils ne
sont
plus rien.
Le
fardeau de
l'
indigence réprimée étant insupportable,
les frêles créatures
se réfugient là Où elles peuvent, la folie leur tend les
bras,
étant l'asile à partir duquel ils pourront préparer
une contre-offensive. Je reviendrai sur ce point plus tard.
Pour l'instant,
voyons comment,
une
fois
qu'il
est
isolé
dans
sa pauvreté,
le fou pense,
calcule,
analyse,
décide,
réagit,
en un mot,
comment
i l affronte les obstacles devant
lui placés,
compte tenu de tout le conditionnement psycho-
logique
et moral qu'il a
subi auparavant.
Le problème
est
d'autant
plus
compliqué
ici que
le
fou ou supposé
tel,
ne
pouvant
oublier son passé,
est
obligé de
s~y référer pour
étudier,
comprendre
et
résoudre des
situations nouvelles à
un moment
où sa perception du monde
et des
choses,
ses
sens
physiques,
son activité mentale,
tout
semble se
liguer
contre
lui,
et,
dans un effort
conjugué,
le poussent de
plus en plus vers le ravin de la mort.
Problème psychologique

donc.
mais relié à un passé vécu.
à des valeurs assimilées
puis perdues
;
problème psychologique et moral bouillonnant
dans la tête, dans le corps d'un homme seul et façonnant
son avenir tragique par chaque geste fait.
chaque mot pro-
noncé.
Le mot cl~. ici.
est
"savoir".
Le fou ne peut pas
oublier son pass~. Il va en enfer avec des souvenirs clairs
et précis de ce qu'il était avant
sa déchéance.
C'est là
que commence l'enfer psychologique •.
Cette réflexion hideuse qui mène le héros tra-
gique vers l'autel a des origines différentes dans chaque
cas spécifique.
Lear revoit un monarque na!f et vain pris
au piège du mensonge.
comme Timon découvre l'hypocrisie
qui régnait autour de lui. Dans le premier cas.
le roi
se
mortifie et
s'abandonne au désespoir qui lui contusionne le
corps et l'esprit car.
après tout,
s ' i l a donné son empire
et
son pouvoir,
i l ne peut blâmer personne d'autre que lui-
m~mel il est entièrement responsable de ses malheurs, mArne
s ' i l le refuse.
Ce ne sont plus les dieux qui nous tuent
pour s'amuser,
mais bien nous-mAmes qui choisissons notre
sort.
Si le roi sort et "se prive d'asile" alors que l'o-
rage se prépare,
"il faut bien qu'il
souffre de sa folie".
Goneril a
peut-3tre raison.
Le vieux roi a une image de
son
extravagance devant
lui,
en permanence.
Ses tentatives dé-
sespérées de reprendre la situation en main ne servent à
rien,
sinon à
embraser ses visions amères de vieillard cou-
pable et trompé en même temps.
La folie de Lear est accen-
tuée par la magnification qu'il fait de son passé de grand
roi.
Si
seulement i l
pouvait
tout oublier et
se contenter
de quelques serviteurs avec qui
i l resterait chez l'une de
ses filles,
sa vie aurait été différente.
Mais Lear se

171
rappelle
1 et
sa pensée désillusionnée,
quand elle
se heurte
à
une
triste réalité advers~, ne peut résister à la tenta-
tion du déséquilibre salvateur.
Timon d'Athènes ressemble beaucoup à
Laar Bur
ce point.
I l réfléchit
sur
sa grandeur révolue et
essaie,
à partir de là, de comprendre sa nouvelle condition
s il a
été
trompé,
lui aussi,
et
son état
présent résulte de
Bes
fautes
passées,
de
Bon incapacité de voir au-delà des appa-
rences.
Sa haine
pour les hommes
est
entièrement
fondée
sur
une
sublimation de
ses propres
fautes,
mais aussi une
con-
damnation très vive de
Bon ancienne
façon d'être
s par là,
i l
s'attaque à
la malhonnêteté,
à
l'hypocrisie,
au mensonge
et à
la flatterie.
La folie de Timon est une réactualisa-
tian d'un passé qu'il essaie de renier mais qui demeure
plus visible qu'un baobab au milieu du désert. Le
savoir
-prise de
conscience de
la vanité de
son passé,
découverte
de l'hypocrisie- conduit Timon vers
la folie.
Je
trouve que
malgré sa volonté d'animal bléssé;
i l
est
trop faible
pour
se décider à refaire l ' h i s t o i r e :
i l cherche plut8t à
en
détruire le moteur,
c'est-à-dire
les hommes qui ont
créé
la
société qu'il abhorre. Il
sait que le soleil,
la lune,
la
mer,
la terre
sont
tous des voleurs
et que
l'homme
est mé-
chant.
Même
s l i l aime
sa patrie
et n'est point
"homme à
(se)
réjouir du naufrage
public,
comme
le
prétend le
bruit
public",
i l n'eR souhaite pas moins la destruction sanglan-
te d'Athènes;
i l
se voit
comme un rescapé d'une
foule
en
décomposition et déjà envahie par les vers
;
son dernier
message aux Athéniens illustre bien cela
"Dites à
mes amis,
dites aux Athèniens,
grands
et
petits,
en
suivant
l'ordre hiérarchique,
que

lTI
quiconque désire mettre fin à
son affliction,
se dépêche de v~nir ici pour se pendre ••• "(24)
Ce message
sarcastique exprime bien,
je crois,
la rancune
que Timon a
pour ses concitoyens
et,
par là,
une vision
cauchemardesque de
son passé de
seigneur riche et généreux.
A la différence de Laar,
i l ne
cherchera jamais à
s'accro-
cher ni à
revenir de quelque façon que ce soit à
ce passé.
Le souvenir lui pèse déjà trop lourd. Mais i l partage avec
le père de Cordelia cette
intense activité mentale devant
une nature et un monde découverts
tout d'un coup comme é-
tant l'enfer lui-même 1 i l partage avec lui la désillusion
morale qui
conduit à
la réclusion et à
la mort
Leurs at-
titudes sont néanmoins différentes
:
la réaction de Lear
est marquée par un désarroi psychologique, une instabilité
mentale,
alors que Timon conserve une
clarté d'esprit et
une logique très profonde
jusqu'à sa mort. Le savoir qui
secoue les esprits du premier donne une détermination plus
grande au second à haïr et à détruire l'humanité.
Dans les
deux cas,
l'incapacité d'oublier travaille la conscience
comme un cancrelat vorace dévore
sa proie dans
l'ombre.
Il
s'agit avant
tout du fou aux prises avec
lui-mArne dans un
monde pourri.
Ce conflit
interne qu'expérimente le fou est un
trait distinctif du héros tragique.
Il apparaït dans des
proportions
plus importantes
encore
chez Hamlet
;
conflit
de l'esprit
où le devoir,
la passion,
la conscience,
la pen-
sée et
le monde réel émettent des
sons désaccordés.
Hamlet est le héros,
le symbole des conflits irréductibles.
Il peut être considéré comme le prototype du héros tragi-
que,
celui qui a

173
"tellement plus de vertu que de vice en lui,
que l'audience .peut continuer ~ l'aimer •
••• et c 1 est sur ce personnage que la pitié et
la terreur doivent être essentiellement,
sinon
totalement fondées ••• "
(25)
Dryden a
peut-être raison quand i l affirme cela. Ce qui
~
est interessant dans cette phrase mise en relation avec la
destinée de Hamlet,
c'est le fait qu'il soit celui Ters
qui convergent toutes les douleurs morales et psychologiques
auquelles le commun des hommes ne peut pas résister. Comme
Timon et comme Lear,
i l souffre d'expériences passées qu'il
ne peut pas oublier. Mais Bon fardeau est le plus lourd
parce que sea connaissances tragiques relatives au passé
appellent des actions dans le présent, à
telle enseigne que
le prince ne peut pas échapper au tiraillement de ses pro-
pres pensées
1
le passé n'est pas aussi clair pour lui qui
i l l'est pour Lear ou pour Timon 1 le présent l'est encore
moins.
Sa vie devient comme un brouillard épais où les
formes et les couleurs se distinguent à
peine. Hamlet n'est
sQrement pas procrastinateur si nous examinons les choses
sous cet angle
:
i l fouille,
lorgne,
scrute,
bêche,
cal-
cule et guette dans l'obscurité,
tout en étant convaincu
que ce qu'il cherche est là,
caché quelque part, même s ' i l
ne sait pas exactement où.
Il est tourmenté par un savoir
d'abord douteux qui devient de plus en plus c l a i r ; une fois
qu'il a
les preuves qu'il cherchait,
sa conscience lui dicte
ce qu'il doit f a i r e ;
mais, d'autres obstacles se dressent
devant lui,
sur son chemin
s ses propres pensées sur ce
qulil sait déjà et la réalité de la cour de son oncle. Le
problème de Hamlet se trouve dans ce moment crucial où la

174
conscience en Cutte au monde des vivants t pivote et se re-
trouve face à
face
avec
elle-m'me t prise dans un engrenage
contradictoire où la morale,
le devoir,
l'idée et la réa-
lité entrent en conflit. Voyons d'abord le savoir qui trou-
ble Hamlet.
Le
jeune prince du Danemark a un pressentiment
de traitrise t de quelque chose de louche en rapport avec la
mort de
son père.
Le spectre vient
confirmer toutes
ses
suspicions
1
Claudius a
tué le vieux Hamlet et usurpé le
pouvoir par cet assassinat, même si techniquement i l peut
avoir des réclamations de son neveu.
S'ajoute à
cela ce que
Hamlet considère comme la légèreté et la trahison de sa
mère qui
se
jette dans les bras du nouveau roi
1 Savoir
difficile à
supporter s ' i l en e s t :
la mère bien aimée par-
tage avec volupté et concupiscence le l i t du meurtrier du
père adoré
! Voilà la racine du mal de Hamlet cart
à par-
tir du moment
où i l
SGit ce qui
s'est
passé t sa conscience
l'appelle à
l'action.
Il lui faut effacer l'affront en
s'attaquant à
Claudius s ' i l veut que
le spectre errant de
son père retrouve
la paix dans la tombe.
Mais comme
l'époux
et
l'épouse
sont
la même chair selon luit
comment
peut-il
se venger du roi
sans
toucher à
la reine
et désob~ir ainsi
aux ordres du spectre qui
lui
interdit
de faire quoi que
ce
soit contre Gertrude
?
Sombres perspectives que
celles
de
l'homme piégé par son propre sort!
Hamlet
est
conscient,
dès le départ,
des difficultés qui l'attendent
(26)
" ••• Notre époque est détraquée. Maudite fatalité
que
je
sois
jamais né pour la remettre en ordrel .• '1
Maudite fatalité,
bien sOr,
car,

où le devoir et
la
conscience
l'appellent
-vengeance de
son père
traitreusement

175
empoisonné-,
des obstacles
presque
insurmontables lui
ba~
rent le chemin. Il faut se rappeler ici que Claudius, mal-
gré
son passé
et
sa corruption,
est
un roi
prudent,
subtile,
un très bon politicien qui sait S8 protéger. Il ne soulève
pas sa visière devant l'ennemi. Hamlet sait cela;
trop
peut-Atre,
pour se risquer à un affrontement ouvert. Il dé-
cide alors de pi~ger "la conscience" du roi,
en partie pour
vérifier l'information du spectre,
mais aussi pour amener
Claudius à
ee démasquer lui-mAme. Le drame de Hamlet ee fon-
de
sur cette impossible harmonie
entre le
savoir et l'ac_
complissement du devoir qui
s'en dégage.
Il a
promis au
spectre de ne
jamais "oublier"
" ••• un homme peut
sourire,
sourire,
et n'Atre
qu'un scélérat.
Du moins,
j'en suis
sQr,
cela
8e peut
en Danemark •••.
Ainsi,
mon oncle,
vous
êtes là. Maintenant le mot d'ordre,
c'est
1
ADIEU J ADIEU 1 SOUVIENS-TOI DE MDII
Je l ' a i
juré."
(27)
Le dilemme de Hamlet transparalt dans Ce passage
1
i l se
"souviendra" de
son père,
mais son oncle est
"là"
!I!
La situation se complique par le fait que,
pour des rai-
sons morales et de fidélité,
mais aussi de disposition
passionnelle,
i l ne puisse pas
se débarrasser du savoir
qui le ronge et,
par suite logique, qu'il ne puisse pas
se dérober devant
ses
engagements.
Il ne
s'agit pas de ven-
geance
pour lui,
mais de
l'accomplissement d'un devoir mo-
ral,
de
la libération,
par l'action,
d'une
conscience
étOUffée,
la sienne propre. Mais,
étant trop humain pour
sombrer dans
les
exc~s du roi Lear et de Timon, Hamlet
garde
les pieds
sur terre
et
continue de
réagir comme un

176
homme.
Rien ne
sert de
s'attaquer à une "mer-
de douleur~
car i l n'est pas certain que "la révolte" puisse l'arrêter.
Ce qui aggrave la situation du héros,
c'est que non seule-
ment i l voit le passé dans sa conscience, mais qu'il peut
prédire avec certitude,
"l'oeil de l'esprit"
aidant,
ce
que
l'avenir lui
réserve.
Il dispose ainsi d'une double
connaissance qui
rend sa vie plus accablante
tout
en l'em-
pêchant de gouter aux délices de la folie qui,
j'en suis
sQr,
l'auraient rendu moins vulnérable mais en mArne
temps
moins grand.
En règle générale,
on peut dire que le savoir
du héros
tragique
est
Bon principal
ennemi
en ce
sens qu'
i l l'obnubile et finit,
très souvent,
par se fixer dans
une monomanie -l'ingratitude chez Timon et Lear- ou un
dilemme apparemment insoluble -conscience et réalité chez
Hamlet-.
Le savoir devient alors fardeau
1 mais i l reste
plus que jamais présent, même s ' i l se loge dans un esprit
malade
,
le
souvenir et son actualisation étant une rorme
de déséquilibre chez le fou et le héros tragique,
on peut
bien ajouter,
avec
Foucault,
que
" ••• si le
savoir est
si important dans
la folie,
ce n'est pas que celle-ci puisse en détenir
les secrets
;
elle est au contraire le châti-
ment d'une science déréglée et inutile ..... (28)
q~
Je préciseYl'inutilité de la science du fou,
à
mon avis,
ne se décide que de façon unilatérale,
par les références
qui décident de l'utile et qui excluent d'emblée le fou.
L'important demeure que le
savoir puisse être cause de
fo-
lie et que
le fou et le héros
tragique,
dans les
cas R-
bordés ci-dessus,
soient ceux en qui
i l
se réfugie,
malgré

î77
eux
; de
là,
le drame existentiel du fou.
Il s'agira pour
lui de vivre ou de mourir,
~tant entendu qu'il ne peut pas
se
laver le
cerveau.
Penser est
synonyme de mourir,
comme
le dit Enobarbus dans Antoine et Cléopatre (29)
La folie apparalt
sous un éclairage nouveau:
elle est une arme qui permet d'en finir avec
la mer·
de
douleurs,
mais une arme dont
le maniement est
pénible com-
me le montrent Timon et Lear.
Elle pose en permanence la
mort
en face de l'éros et
par ce faire maintient
le
5ujet
dans un état d'incertitude continuelle.
Lear,
complètement
abattu,
murmure
"Où ai-je été? où suis-je? le beau jourl •••
Je
suis étrangement abusé •••
Moi,
je mourrais
de pitié à voir un autre ainsi ••• Je ne sais
que dire •••
Je ne
jurerais pas que
ce
soient
là mes mains •••
Voyons!
Je sens cette épingle
me piquero
Que
je voudrais être
sOr de mon
état
1 "
(JO)
Ce désarroi mental est
le résultat direct d'une large ré-
flexion
sur la vie
et la mort,
réflexion qui,
chez
le roi,
ne parvient
pas à
s'articuler autour d1un point
précis.
Lear meurt
sans être assuré de
sa condition parce que
la
folie
s'est mise
entre
lui
et le monde réel.
Après avoir
vécu l'apocalypse,
i l meurt
fou,
mais
content de quitter
ce monde.
Les pensées morbides de Hamlet ne
sont
pas é-
galées par les réflexions du roi d'Angleterre sur la mort,
ni par l'imagination fertile de Timon qui détruit en puis-
sance Athènes et ses habitants. Hamlet continue,
du début
à
la fin de la pièce,
à
réfléchir sur la mort à
laquelle

173
tout conduit inévitablement.
Cette conscience permanente
des souÎÎrances de la vie et des aÎÎres de la mort sUÎÎi-
sent à ébranler plus d'une personne.
John Dover Wilson
note bien tout
ce qu'il y a
de macabre dans
les
pensées
du héros et le met en rapport avec un esprit déréglé
:
" ••• le cadavre
(de Polonius)
a infecté
son ima-
gination
1 et cela l'amuse d'assimiler Claudius,
dans
sa pensée,
à un cadavre qui nourrit des
vers •••
Que
Shakespeare ait voulu montrer une
tendance morbide me semble indiscutable"
(JI)
En un mot,
on peut dire que l'état troublé de Hamlet que
beaucoup de personnes assimilent à
la folie n'est au fond
que la gestation difficile d'une conscience malade devant
la vie et
la mort.
C'est parce que
la mort
occupe une pla-
ce cardinale dans leurs esprits malades que Laar et Hamlet
souffrent.
C'est aussi parce qu'elle obsède Timon -qui la
souhaite
pour les
autres- qu'il
en"perd la raison.
Ils
sont tous les trois aux antipodes du Caporal Nym qui décla-
re,
dans Henry V,
qu'il vivra comme
i l pourra sans
penser
à
la mort.
Nym,
comme FalstaÎÎ,
peut ~tre ridicule;
i l
n'approche
jamais de la Îolie. I l ne souÎÎre pas.
Il
est
essentiel,
dans ce
pèlerinage infernal
du fou,
de voir pourquoi
Bon
état de fou l'expose davanta-
ge à
la
souffrance,
aux flammes de
la roue embrasée.
J'ai
parlé plus haut de la pauvreté et de l'isolement;
ils
contribuent,
ensemble,
à
alourdir le faix de Laar,
de
Hamlet et de Timon.
Résultat
:
une
souffrance
plus atroce
que seul
le
fou ou le présumé
tel
expérimente
en marge de
la société.
Cette
souffrance
transforme le monde en un
vaste enfer où les
fautes
sont
expiées.
La folie
est
alors

179
purgation si on tient compte de
la responsabilité du fou
envers
lui-mAme.
Ses malheurs ne
sont
que
le châtiment
qui le rachète,
qui le purifie de
ses
pêchés.
"La folie
envoie
(If) Ame damnée en enfer", nous dit
Zabina dans le Tamburlaine de Marlowe
(32). Elle est comme
PQUr
là catafalque qui sépare la vie de la tombeVHamlet dont
les
souffrances
relèvent du crime
commis par Claudius.
L'enfer est
ici et maintenant.
C'est
peut-être
la raison
pour laquelle Hamlet mourant demande à
Horatio de s'abste-
nir "quelque temps encore de la félicité
céleste",
de

rester au royaume d'Hadès
pour raconter sa vie à
la posté-
rité.
Cette raçon d'appréhender la vie
trouve un écho très
,-
profond dans
les
paroles de Laar s'adressant à
Cordelia,
sans la reconna1tre.
"Vous avez
tort
de me retirer de
la
tombe •••
(A Cordelia)
Tu es
une âme bienheureuse
1 mais
moi
je suis
lié
sur une roue de
feu,
en sorte
que mes propres
larmes me brOIent
comme du
plomb fondu"
(33)
Lear dit
la mAme
chose que Hamlet,
à
savoir que
la vie,
pour un homme
singularisé par un sort malheureux,
n'est
rien d'autre qu1un insupportable
calvaire.
Le
fou
est
la
première victime car les
jeux de
la
société
sont
toujours
raits
sans
lui,
s ' i l s ne
sont
pas raits contre
lui
sa
propre responsabilité n'en est que plus grande
s ' i l ne
réussit
pas à
changer les règles du
jeu.
Quand
on crée
son enfer comme Lear et Timon,
on doit
le
supporter.
Seul
Hamlet
peut
se vanter d'avoir tenu tête à
une grande ad-
versité,
d'avoir imposé de nouvelles règles au péril de
sa vie.

100
En plus de leurs propres conflits internes
relevant de leur vision et de leur expérience de la vie,
le fou et le malade mental se heurtent à
d'autres obstacles
non moins importants.
En effet,
i l s ont besoin,
de par
même leur statut d'~tres extérieurs au groupe dans une
très large mesure,
d'affirmer leur existence par une cri-
tique de la civilisation. J'en ai parlé en détail plus
haut en précisant que la peur qu'ils suscitent au sein de
la société rend leur critique irrecevable pour cette der-
nière.
Devant ce destin calamiteux,
le fou prend
conscience de
sa propre détresse
et la transforme en outil,
non pas en finalité de son existence.
La folie est un moyen
de transcender,
de façon critique et créatrice,
les pro-
blèmes de la société et de la vie.
Cela n'est possible ce-
pendant qu'au niveau individuel car les préjugés et les
a-priori de la civilisation la condamnent au départ en l~­
dentifiant comme l'opposé de la raison.
Si le fou sait
vaincre.
c'est parce qu'il sait revenir à
lui-même pour
mieux contempler le monde.
Les pensées de Lear et la phi~
sophie de Hamlet ne sont que les manifestations de cette
rétrospection nécessaire à
toute critique positive de l'hom-
me. A ce niveau,
se pose le problème crucial de l'adapta-
bilité du fou dans son élément en mutation perpétuelle.
Alors commence une longue réflexion Sur la folie en elle-
même par rapport à
la raison et à
la déraison qui en sont,
pour l'essentiel,
le baromètre.

181
NOTES
1)
Shakespeare's Earl! Tragedies
Nicholas Brooke -
page 166
2)
Histoire de la Folie à
l'Age Classigue -
p.1B2-J-4-5
Foucault distingue plusieurs "consciences" de la folie,
dans
llordre
1
"la conscience critique" qut"reconna1t
(la folie)
et la désigne sur un fond de rai-
sonnable, de réfléchi, de moralement sage".
"la conscience pratique" où le dégagement
"s'impose comme une réalité concrète
parce
qu'il est donné dans l'existence et les nor-
mes d'un groupe" par rapport auquel le sujet
doit obligatoirement choisir.
-la conscience énonciative"
-qui donne la pos-
sibilité de dire da~s l'immédiat, et sans
aucun détour par le savoir 1 "Celui-là est un
fou".
En d'autres termes,
ctest une simple re-
connaissance de la présence de
la folie.
"la conscience analytique"
"qui fonde
la pos-
sibilité d'un savoir objectif de la folie."
J)
Hamlet and the Distracted Globe -
Andrew Gurr -
p.10J
L'auteur,
professeur de littérature anglaise à
l'Université de Reading, néglige,
je crois, l'isolement
de Hamlet et le complot de l'ensemble de la cour
-
sauf Horatio -
contre
lui.

182
4)
Cf. King Lear -
Acte III
scène 4
Il.28-)6
5)
King Lear -
Acte IV
sc.6
Il.107-108
6)
Foucault
op.cit. page 85
Cette vue de Foucault
s'applique à l'4ge classique comme i l le précise lui-
m3me.
7)
Foucault
op.cit. page 195
8)
The Wheel of Fire - G.W.Knight -
page 19)
9)
King Lear
Acte IV
sc.6
Il.161-169
10) Hamlet
Acte III
sc.)
Il.7)-75
Il) Hamlet
Acte III
sc.2
Il.62-65
12) Ibid -
Acte I s e . )
Il.78-80
1)) Ibid -
Voir l'introduction de Bernard Lott à l'édition
New Swan Shakespeare de Ha.let
Cf.XIV
14) King Lear
Acte IV
sc.7
Il.8)-84
15) Ibid.
Acte V
sc.)
Il.9-11

183
16) Timon Of Athens
Acte IV
sc.J - Toute la fierté de
Timon se révèle au cours de son dialogue avec Apementus
1
Apementusl·Ee-tu donc toujours fier?
Timon
IJe le suis de n'être pas toi
Apementusl Et moi ,de n'avoir pas été un prodigue
Timon
1
Et moi,d'en être un encore ••••
(11.279-280 )
17) Le Concept de l'Angoisse
-
Kierkegaard -
page 22
18) Foucault -
op.cit.
page 166 -
Foucault commente dane
son livre
1
·L'animal en l'homme n'a plus valeur d'indice
pour un au-delà 1 i l est devenu sa folie,
sans
rapport à rien d'autre qu'à elle-même 1 sa folie
à l'état de nature. L'animalité qui fait rage dans
la folie dépossède l'ào~e de ce qu'il peut y
avoir d'humain en lui
, mais non pour le livrer
à d'autres puissances, pour l'établir seulement
au degré zéro de sa propre nature.·
19) La Légende des Siècles
Tome 1
V.Hugo
Cf. le poème introductif intitulé
1
"La Vision d'où est
sorti ce livre".
20) Julius Caesar
Acte l
sc.2
11.189-192
21) Timon Of Athens
Acte IV
Sc.J
11.89-90
22) King Lear
Acte III
sc.4
11.48-49

1~
23) Cf.Major Barbara
de G.B.Shaw
Shaw illustre bien, avec Undershaft, que la richesse
cache la folie
si on sait l'utiliser à cette fin.
Voir son introduction à la pièce,
page 22.
24) Timon ef Athens
Acte V
sc.1
Il.206-211
25) Shakespeare's Tragic Heroes -
L.B.Campbe11 -
page 40 -
Dans le chapitre III de cet important livre,
l'auteur
traite des -Interprétations Néo-classiques de la
Tragédie- et cite -les Fbndements de la Critique de la
Tragédie- de Dryden.
26) Ham1et
Acte l
sC.5
Il.189-190
27) Id.
Acte l
sc.5
Il.108-112
28) Foucault
op.cit.
pages 34-35
29) Antony and C1eopatra
Acte III
sc.13
1.1
30) King Lear
Acte IV
sc.7
Il.52-57
31) What Happens In Ham1et -
J.D.Wi1son -
cf.page 260
32) Tambur1aine -Christopher Marlowe -
première partie
Acte V
sc.2
1.165
33) King Lear
Acte IV
sc.7
Il.45-48

i85
IV. RAISON ET DERAISON

186
En matière d'éthique
sociale,
i l n'y a que des
consensus.
Autrement dit,
la raison n'est
jamais absolue
elle est raison par rapport à
un certain nombre de principes
de base généralement admis comme points de référence.
Il
sien
suit que la déraison n'est qu'un accident,
un fait,
une action
non raisonnables à
un moment précis,
mais qui dans d'autres
circonstances pourraient être
tolérés ou même passer inaperçus.
La folie,
elle,
est
par essence différente de la raison.
Elle
n'est
jamais raisonnable
tant qu'elle demeure folie,
sa quin-
tessence étant une absence ou une négation de
la raison.
On trouvera dans les
troie pièces étudiées dans
cette thèse des exemples où des comportements excessifs con-
duisent à
des situations où la déraison voisine avec la folie
et,
le retour à
la norme devenu impossible,
le
sujet se laisse
aller à
une destruction de l'éthique qui,
à
la longue,
engen-
dre
purement
et
simplement de la folie.
Ainsi,
les excès de
générosité de Timon sont égalés puis dépassés par son excès de
haine.
De
simple homme
en colère i ï devient l'inhumanité per-
sonnifiée.
Hamlet,
dégoQté par l'inceste de sa mère,
pousse
trop loin ses sentiments négatifs
par rapport à
la femme
en
général et en devient presque fou.
Lear,
obnibulé
par l'ingra-
titude verse,
comme Timon,
dans des excès non moins dangereux
et meurt
triste,
m~me s ' i l est racheté comme certains cr~ques
le défendent.
J'exposerai
tour à
tour,
dans cette partie,
les
différents traits de la folie dans le comportement de l'indivi-
du et
sa réaction par rapport à
l'éthique,
les différents visa~
ges de la déraison,
le rapport
entre raison,
déraison et
folie,
la folie de Timon vue
sous l'éclairage de la déraison quand i l

187
est désillusionné sur l'amitié
et
la reconnaissance,
et,
fina-
lement,
la perception,
fausse
ou
correcte,
du monde
par ~ fo~
en tenant compte du problème d'adéquation entre
le perçu et
la réalité,
du conditionnement psychologique de l'individu.
1


WB
A- VISAGES DE LA FOLIE
Etant entendu que la ~olie est dé~inie par l'éthi-
que au moment où celle-ci se pose après un long processus d'éla-
boration,
i l
est intéressant de voir comment
elle se singulari-
se par l'action,
la pensée,
comment elle
se distingue de la
raison et de la déraison de façon pratique.
La folie
demeure avant
tout,
et
jusqu'à un certain
point,
un manquement par rapport à
l'ordre moral qui sert de
fondement à
l'éthique sociale.
Elle n'est
pas toujours trouble
physiologique,
comme Barnadine et les mélancoliques -
Ja~ues,
Apemantus etc.
-
en témoignent dans Mesure Pour Hesure,
Comme
I l Vous Plaira et Timon d'Athènes~ Il faut donc· en chercher
les particularités dans le labyrinthe des conventions
sociales
et expliquer tout
ce qu'elle a
de
spécifiquement abatardi au
niveau du diktat des consciences et des valeurs
liguées contre
elle.
Il y a
d'abord le ~ait très important de l'altérité de
la folie.
Dans la société,
le fou,
c'est
toujours l'autre,
c'est-à-dire celui qu'on ne peut pas ~tre. Il n'est
jamais
"les autres"
puisque cela signifierait une probabilité tr~s
grande d1envahissement
inévitable,
une
remise en cause dange-
reuse de l'ego propre du sujet qui analyse.
Le
fou
reste donc
cet autre qui menace mais qui n'appartient pas au vaste groupe
dont le non-fou fait
partie,
ce groupe qui
se déclare déten-
teur unique de la raison.
Je me refère une fois
encore au r i -
che traité de Michel Foucault
IIDlune part,
la folie
existe par rapport à
la rai-
son,
ou du moins
par rapport aux "autres" qui,
dans leur généralité anonyme,
sont
cllarger de la
représenter et de lui donner valeur d'exigence

dlautre part,
elle existe pour la raison,
dans la
mesure où elle apparatt au regard d'une consdence
idéale qui la perçoit comme différence avec les
autres.
La folie a
une double façon d'être en face
de la raison;
elle est à
la fois
de l'autre cOté,
et sous son regard."
(1)
Le fou,
identifié comme pOle et altérité à
la fois,
et ne pou-
vant pas se rendre compte de sa propre folie,
se trouve pris
dans un engrenage très dangereux
toutes ses actions,
toutes
ses pensées mettent en relief sa différence,
son unicité.
Au
niveau de la pensée,
i l anal~se et appréhende le monde d'une
façon très particulière.
C'est alors qu'il expérimente son pro-
pre dérangement éthique,
moral ou philosophique comme une pur-
gation en vue de la connaissance de soi, même s ' i l ne le
fait
pas v91ontairement. La psychologie essaie d'expliquer,
dans ce
contexte,
les caractéristiques particulières du fou en fmsant
la jonction nécessaire entre la pensée et l'action.
Là encore,
Hamlet se singularise.
On ne dira
jamais
assez qulil est l'intellectuel venu de Wittenberg et dont l ' i n -
telligence en ébullition dramatise le conflit interne qui in-
feste sa pensée. Ce conflit interne que la psychologie moderne
appelle "névrose"
(2) est la principale marque du
jeune héros.
5i on réussit'à en trouver les causes,
on concluera sarement
que Hamlet est très loin d'~tre faible devant sa tâche, con-
trairement aux déclarations de Goethe.
Il est simplement mar-
tyrisé par une réflexion profonde sur la vie et la morale,
l'homme et
son destin.
Il n'y a nulle part,
chez lui, de tra-
ce de maladie du cerveau
i l est malade d'une intelligence
perspicace et insondable qui,
comme le Petit Prince de 5aint-
Exupéry,
ne renonce
jamais à
une question une fois qu'elle l ' a

190
posée.
La question que Hamlet pose est
très claire
l'inces-
te de sa mère.
Cette question sert de
fondement à
tout
un com-
portement,
toute une réflexion sauvage et bizarre très souvent,
faisant
fi
des valeurs de la cour de Claudius pour des mobiles
personnels au héros.
Son amour de [a cruauté qui
tran~ara1t
dans le discours qulil
tient à
Ophelia,
la façon dont
i l
tue
Polonius,
Rosencrantz et Guildenstero,
sa décision d'épargner
Claudius pour mieux damner son âme,
tout expose,
pour les
"au_
tres",
cette anomalie mentale ou ce déséquilibre moral qui
peut
aller,
selon les sensibilités,
jusqu'à une absence
totale de
mora~e et qui est,
pour ceux qui
participent de
l'éthique à
Elsi~ore, une marque évidente de folie. L'évidence est accablan-
te contre lui pour qui
tient compte de la façon dont i l mélange
l ' a r t ,
la passion et l'amour pendant
le spectacle qulil offre
à
la cour:
la pièce est l'occasion,
pour lui,
de retrouver
Ophelia et de s'asseoir près d'elle
pour montrer .on attache-
ment à
celle qu'il aime au détriment de
sa mère,
de
revoir
jouer une
pièce de
théâtre
par une ~roupe qulil admire,
mais
aussi de
pi~ger le roi Comme une souris, avec un morceau de
fromage.
Le
tout est si confus de
prime abor~mais si clar pour
lui,
qu'à la fin,
quand la conscience de Claudius est
prise,
i l ne lui reste
plus qu'à s'écrier,
ivre de
joie et passionné,
mais aussi
un peu ignorant de la gravit~ de la situation qulil
vient de créer
:
"
si
le roi
nlaime
pas la com~die,
c'est
sans doute qu'il ne l'aime
pas,
pardi
1 •.•
Allons
de la musique
" (J)
C'est
peut-être cette inconstance de comportement et
la cruau-
té qui l'accompagne qui font dire à
Dover Wilson que Hamlet est,

191
poiO'\\t
"jusqu 1 à
un certainV,
fou
ft
(4). On voit que techniquement. il
n'est
pas défendable,
toujours
selon Dover Wilson,
dans
ses
attaques contre Claudius,
vu que le Danemark était une monar-
chie élective et que son oncle n'avait pas usurpé le pouvoir
aux yeux de
ses
sUjets.
On peut aisément le qualifier de non-
civilisé pour cette simple raison qu'il refuse de se conformer
à
la règle.
Son ambition avortée agit à
contre coups et
~expo-
se au ridicule
et à
la répression.
Il précipite ses
propres
malheurs
sur lui-même par une
perception idéaliste et passion-
nelle du monde et de la société.
Ce sont Bes
l'sens n qui
le
trompent
son dégoQt
pour l'inceste qui llobsède devrait
plu-
tet ~tre une haine pour le meurtre et la trahison,
pour la po-
litique
et
les intrigues de
palais.
Mais,
ayant créé la confu-
sion dans
le monde et dans son être,
Hamlet crée la folie
pour
lui et pour les autres,
comme Falstaff,
selon une
remarque de
Magnard Mack
(5). Sa distraction étant pour Une. yart très impor-
tante le résultat de la confusion douloureuse qui gouverne ses
idées,
i l succombe devant un mal qui n'en est pas un,
mais que
son esprit érige en chimère au point de l'étouffer.
Rappelons
nous que lorsque la passion, la.monomnnie et les croyances reli-
gieuses
se combinent pour rejeter quelque chose,
le sujet
peut
bien en souffrir psychologiquement
si la chose demeure intou-
chable ou invincible.
C'est bien le cas de Hamlet devant
l ' i n -
ceste,
ou ce qu'il considère
comme
l'inceste de Gertrude.
Je
découvre que c'est l'illusion qui fait
mal dans cette situation,
le savoir trompeur,
l'imagination sauvage:
Ovide donne l'ex-
emple d'Ino
et d'Atl'lamas qui
sont
littéralement rendus fous de
peur par les
serpents que Tisiphone
enroule autour dieux,
bien
que ceux-ci ne
les mordent
pas.
Ils ne sont
pas
touchés,
nous

192
dit Ovide,
"ce sont
leurs esprits"
qui
sentent ce mal affreux
(6). De m~me, chez Hamlet, c'est l'esprit qui est infesté par
des pensées morbides qui finissent
par lui
troubler la raison.
En ~tudiant "le coeur du myst~re'l de Hamlet,
Dover
Wilson nous signale que le prince n'est pas fou,
puisqu'il est
capable de d~peindre son ~tat mental,
"chose impossible pour
Ophelia"
(7).
Hamlet n'a que de
"mauvais r~ves". des cauche-
mars,
mais i l revient
toujours à
la raison quand ses accès mo-
mentanés de folie
passent.
En un mot,
Hamlet n'est pas ~ fou,
quoiqu'il
soit
tr~s souvent sur le
point de le devenir.
n est
important de noter que le fou ne peut pas revenir à
la norme
et à
la lucidité autant que Hamlet
le fait.
Ce dernier,
mOrne
s ' i l est bouleversé par un savoir parfois cataleptique,
en re-
lation avec une déception amoureuse,
une ambition manquée et
une tâche lourde mais qui appelle une action immédiate,
n'en
est que plus la victime de cette intelligence aux prises avec
la folie.
Hamlet,
c'est
l'inte~ligence malade et,
parler de sa
folie,
ce n'est point parler de la folie,
mais plutôt d'une
conscience,
d'un esprit hypertrophié et en fusion.
C'est ailleurs qu'il faut
chercher alors,
si on veut
d~couvrir de vrais visages de la folie. Ophelia,. Lear etUmon
sur le plan de la pensée,
sont sans doute
plus faciles à dia-
gnostiquer.
Ils illustrent
tous
les
trois des âmes contaœin~es
dans la pensée par des incidents -
sinon des complots maaabres-
qui
finissent
par les classifier comme "fous".
Un rapprochement entre Lear etOphelia est possible
à
cet égard,
sur la base de
la perception du monde qui
les rend
fous.
~ous avons ici une folie qui émane enti~rement d'un con-
f l i t
tragique in~oluble comme le souligne Bradley qui fait le

193
rapprochement
(8). En effet,
à
la suite d'expériences malheu-
reuses,
Ophelia et Lear perdent la raison.
Elle,
est impuis-
sante devant le pouvoir traditionnel,
le seul devant lequel la
folie
existe si
j'en crois Bertrand Russel
et voilà que ce
pouvoir,
par le biais de Polonius et Laertes,
lui enlève tout
espoir de s'unir avec Hamlet. Ophel.i3 est la folie du déses-
poir et de l'impuissance.
Lui,
généreux et nalf avant safulie,
tombe dans le piège de la vanité et ne peut plus s'acc~oder
de la création.
Son insanité est un échec en cela qu'elle dé-
coule d'une incapacité de dompter les forces contraires que
le roi a dressées sur son propre chemin.
Il est impuissant,
malgr~ sa grande volonté, devant sa raison qui l'abandonne
" 0 Lear,
Laar,
Lear
frappe cette porte qui lais-
se entrer ta démence et échapper ta chère raison."
(9) dit-il,
avant de quitter la maison
de Goneril dans une furie démentielle.
Quelque
temps plus tard,
i l commande à
l '
"Hystérica Passio",
cette "mélancolie envahis-
sante",
de reculer.
Rien n'y fait.
Sa passion est
toujours la
plus forte.
Sous l'orage,
le peu d'instincts d'homme civilisé
qui lui restaient dispara1t pour faire
place à
des pensées
désarticulées et terrifiantes.
Il ne reste de lui qu'un vieil-
lard blessé dans sa fierté
et qui découvre brusquement le dé-
sespoir et l'impuissance.
S'il partage avec Ophelia la "folie
de la passion d~sespérée" -
Foucault -
qui,
apr~s avoir détruit
la raison du sujet,
l'envoie rejoindre dans l'éternité de la
mort l'objet aimé,
i l passe par un chemin qui n'est
jamais
emprunté par elle
la "folie du
juste châtiment"
(10).
Gar,
pour sOr,
Lear paie pour ses propres erreurs et se rapproche

194
de la vérité aux moments les plus
forts de
son expérience. A
l'issue de ses nombreuaes p~régrinations et des tribulations
de son esprit,
Laar découvre Edgar.
Son génie altier se
res-
saisit et i l montre~dans un geste pathétique,
toute la compas-
sion qu'il a
pour les démunis.
C'est le moment de vérité où i l
déchire Bes habits et reconnaft que l'homme peut
toujours tom-
ber plus bas.
Ce geste
symbolique d'une réconciliation avec la
sagesse devient épine dans sa chair 1 la possibilité du pire
l'inquiète,
mime si elle lui permet de s'endurcir contre les
malheurs présents. Lear baigne ainsi dans une grandeur tragique
inconnue d'Ophelia.
Il meurt fou -
mais i l meurt roi
-
Dans Bon
infortune,
i l est accompagné de
Bon Fou et d'Edgar.
Le Fou est
techniquement un professionnel,
mais la scène de la lutte mon-
tre bien qu'il
est,
en réalité,
un fou,
quelqu'un qui
se réfère
à
d'autres valeurs différentes de celles de l'éthique.
Edgar,
quant à
lui,
feint la folie
et
se trouve pris au piège.
I l lui
arrive de ne plus pouvoir enlever son masque.
Lear,
le premier
élément du trio,
est celui qui,
sur le plan du détraquement men-
tal et de la détraction des valeurs,
s'expose le plus à
llana_
lyse critique.
Sa folie
est
pratiquement
châtiment,
impuissan-
ce,
désespoir,
mais elle est aussi et
surtout intériorisation
brutale d'un conflit irréductible entre la réalité et une per-
ception défectueuse du monde.
Lear refuse de se repentir de ses
fautes
passées.
Il y
a
de l'orgueil dans son attitude,
de la
fierté.
Avec lui,
c'est l'obstination qui devient
folle
pour
n'avoir pas
su faire
place au repentir. Mais peut-Atre Lear a-
t - i l raison de s'obstiner,
car c'est lui qui a
jeté les dés,
et
"les
jeux sont faits".
La folie de Lear,
c'est aussi le cou-
rage d'accepter son irresponsabilité,
mArne si ce courage est

195
déjà fou lui-mArne et condamné à
l'avance Comme ridicule et
vain.
Le dialogue suivant illustre bien cela
Regan
"Je vous en prie,
père,
résignez-vous à
votre
faiblesse.
Si,
jusqu'à l'expiration
de ce mois,
vous voulez retourner et
sé-
journer chez ma soeur,
après avoir congé-
dié la moitié de votre suite,
venez me
trouver alors_
Je Buis pour le moment hors
de chez moi,
et
je n'ai pas fait
les pré-
paratifs indispensables pour vous recevoir.
Laar
ft
Retourner chez elle
cinquante deœs gens
congédiés
Non
Je préfèrerais abJqrer
tout abri,
lutter contre l'inimitié de l ' a i r L
être le camarade du loup et de la chouette,
poignantes rigueurs de la nécessité •••
Re-
tourner près d'elle
1 Ah
!
bouillant roi de
France,
qui a
pris
sans dot notre plus
jeu-
ne
fille,
j'aimerais autant m'agenouiller
devant
ton tr8ne et mendier de
toi la pen-
sion d'un écuyer pour soutenir ma vieille
existence
Il l .••
Retourner près d'elle
Conseille-moi plut8t de me faire
l'esclave
et
la b~te de somme de ce détestable valet

(Il montre Oswald)
(11)
Ce refus de retourner chez Goneril qui l ' a humilié montre,
avec
les éventualités que Lear note en passant,
sa force de caractè-
re et sa folle volonté d'imposer une autorité perdue depuis
longtemps.
Ses paroles sont prophétiques car i l
sera bient8t

195
l'animal abandonn' A lui-même,
nu,
battu par la pluie et
le
vent et,
pire que cela,
le rou
tenant discours à des chaises,
parvres objets
sans vie mais qui
seront quand même condamnés.
Laar m'appara!t ici sous les traits d'un masochiste involon-
taire,
irresponsable,
courageux qui
refuse de changer sa v i -
sian des choses,
même devant
les évidences les plus claires
de sa propre présomption et de sa folie.
Cette déraison est
peut-être ce qui
le rend si proche de son Fou et fait
de lui
-
en ceci i l ressemble à ApemaDUus,
toute
proportion gardée
la fierté qui n'admet aucune int~~Sion dans son domaine.
Une fois
encore,
Laar ressemble à
Timon. Le aei--
gneur d'Athènes
suit la m~me trajectoire que le roi pour ce
qui est de la générosité,
de la pauvreté et de l'ingratitude,
et,
jusqu'à un certain point,
dans
sa réaction par rapport à
elles.
Il se laisse obséder par la méchanceté des hommes~ édi-
fie autour de
lui un mur contre
Ilhumanité envahissante.
Timon
est un misanthrope excécrable qui ne
se contente pas de haIr
et de dénoncer les vices
comme Alceste,
mais souhaite de
pou-
voir pétrir tous les hommes dans un mortier sorti des enfers
de son imagination.
De nouveau
la pensée pose
les
fondements
t
d'un temple d'où la mesure est bannie.
Les valeurs sociales
qui veulent que l'homme agisse avec
circonspection sont bafouées
par une
colère nerveuse et passionnée.
Le
p~ché de Timon, c/e~+
au.:"~1 '1'ln.N+'lJ'l'\\.Q........J.- '1""':' h.l~ i'è. ~1'\\.o)'\\d~ ~t se. <:.e''-J.f~~
"sQu.lQ. .H.~.r-fç.....~ ~c~.s~d.'H--bkL.
C'est pour cela que Timon est égoIste puisqu'il refuse la ré-
conciliation que Lear ne rejette pas
tout à
fait
puisqu'il
veut bien la faire,
mais à
ses conditions.
Le Lord d'Athènes,
quant à
lui,
se barricade dans
son petit univers sans aucune
intention d1en sortir.
Sa folie
est
celle de l'éthique aban-
donnée volontairement et remplacée par le vice
et la haine.

198
Pensées
tordues comme le baobab centenaire et qui donnent le
"tremor cordis",
battement de coeur sans
joie,
pressentiment
du déluge.
Les mots de Timon sont
horribles pour sar
:
"Tout est oblique
rien n'est droit dans
nos natures maudites,
si ce n'est la fran-
che infamie. Honnies soient donc
toutes
les f~tes, les sociétés,
les cohues humai-
nes,
Timon méprise son semblable comme lui
m~me. Que la destruction enserre l'humani-

"
(12)
Y-a-t-il
jamais eU condamnation plus vive de l'homme? Ce que
Timon attaque,
c'est en fait
ce qui fait
l'essence de la so-
ciété.
I l nie
l'existence de l'honneur,
de l'honnêteté; i l nie
la morale,
tout
ce qui dans
la société traditionnelle,
consti-
tue la substance des valeurs.
I l décrète que
le monde est fou,
que l'éthique est maudite et chante les louanges de l'infamie.
Dans ses pensées,
le monde est à
l'envers et i l s'y p1att. Par
rapport à
la convention, ~imon fou,
c'est la conscience négati-
ve des valeurs du groupe. Mais vu qu'il
est incapable de&ire
quelque chose contre cette humanité qU'il abhorre,
mais que,
malgré cela i l ne recule ni n'accepte les '~promis ou le dia-
logue,
m~me à
ses conditions,
i l personnifie,
je crois,
le dé-
mon qui ne serait démon que pour lui-même. ,S'il ne peut
tenter
personne,
que lui sert d'~tre démon? La réponse est folie.
Mais pûre,
alors,
et pénible parce qu'inutile.
La folie de Ti-
mon est,
à
mon sens,
toute négative.
Elle ne lui permet m~me
pas d'approcher de la vérité,
ce qui
l'aurait sauvé au nom
d'une éthique supérieure,
c'est-à-dire celle que l'homme se
donne pour
justifier sa vie lorsque le contrat social l'exclue.

199
Au lieu de reconsidérer le monde comme le fait
Lear,
i l se
dissipe dans
l'inanité d'une folie
sans espoir et sans re-
cours,
et qui a
pour fondement
la négation tout court.
Il est bien clair, dans ce qui précède,
que la
folie est une expérience bien individuelle
elle porte
la
marque du sujet mais aussi de tout un conditionnement moral
et éthique.
Quelquefois,
on l'identifie,
à
tort,
aux diffici-
les conflits qui
troublent
l'homme et le mènent
"hors de lui-
même".
Mais
"comme la contradiction des
traits se r6soud en
l'harmonie du visage",
(1J)
ces conflits se fondent pour don-
ner le beau Hamlet qui meurt en votant pour Fortinbras.
Il
arrive qu'elle soit la beauté éclose qui rayonne comme chez
Ophelia,
ou l'incertitude qui trouble Lear pendant ses derniers
moments.
Elle peut être aussi une expérimentation douloureuse
mais
transparente de la vie qui ouvre les yeux sur des choses
demeurées
jusqu'alors dans l'ombre.
Il aB est ainsi avec Edgar
et Gloucester.
D'autres fois,
elle sera simplement façon d'êtr~
de
se réaliser et de goater au bonheur
z c'est ce que font les
Fous de Lear et Timon à
leur manière.
Mais i l y a
autre chose
la folie maudite qui déteste
jusqu'à elle mAme -
pure négation.
Elle ne respecte pas les règles du jeu
mais comment
le pour-
rait-elle,
puisqu'elle refuse de
jouer,
puisqu'elle refuse tout
contact avec ceux qui
jouent
?
Timon est
le seul personnage,
Fo~
dans les trois pièces ici étudiées,
qui s~tYsans raison inter-
ne.
Il est vrai qu~ personne n'a besoin de devenir fou,
mais
que certains
le deviennent
sous des
pressions fortes et
inac-
ceptables
c'est
le cas des Fous,
de Lear,
Edga~, Gloucester,
Ophelia et,
à
des degrés moindres,
de
tous
les mélancoliques
q\\li répondent,
à
leur manière.,
aux normes oppressives qui

200
régissent leur vie quotidienne. Timon est le seul,
à
ma con-
naissance,
qui opte pour la" folie alors qu'il peut
l'~viter.
Son expérience n'en sera que
plus odieuse et infructueuse.
Dans le cheminement du fou,
toutes
les étapes sont
jalonnées d'obstacles et de
pièges.
Il en découle que celui-ci
se trompe assez Bouvent et,
bien des
fois,
se laisse aller à
des excès dangereux.
Cela mène à
la déraison comme période
pré-
liminaire à
la folie qui,
bien sOr,
ne s'en suit pas toujours.

201
B- VISAGES DE LA DERAISON
Devant les fluctuations qui caractér;sen+ la prati-
que de tous les
jours,
l'indécision,
l'erreur et
le doute cons-
tituent les
facteurs
essentiels de
la déraison,
celle-ci étant
comprise comme manquement occasionnel à
l'éthique,
et non enco-
re comme sa négation radicale.A ce
titre,
les erreurs de Timon
sont différentes de celles de Lear comme elles le sont du
dou-
te
qui
soutend l'indécision de Hamlet.
Si la déraison est mesurable,
elle l ' e s t parmpport
aux normes qui régissent la société et définissent la raison.
Cela veut dire que le héros qui
se distingue par des écarts vis
à
vis de ces normes se place de fait
sur la plateforme du dé-
raisonnable,
de ce qui ne peut pas Itre approuvé,
même en tant
qu'erreur. corrigible.
I l se
trouve que le héros
tragique et
le
fou ne peuvent pas se corriger sans porter préjudice à
la créa-
tion artistique,
à
l'oeuvre poétique.
Imaginez un seul
instant
que Othello ne se fat
point
tromp~
à
aucun moment,
sur la fi-
délité de Desdemona
!
La pièce y perd~8it ce quelque chose qui
continue à
la rendre si sublime et si grande encore.
Erreur
exquise
Surtout pour l ' a r t i s t e que fut
Shakespeare!
Dans
Othello,
l'erreur n'est qu'une tromperie,
un complot accompa-
gnés d'une imagination fertile qui perd la victime dans la tru-
culence de l'action.
Mais i l n'est pas fou
i l n'est que la
victime qui subit un châtiment non mérité.
I l en est autrement
avec Timon et Lear.
Chez eux,
ce n'est pas
tellement l'imagi-
nation trompée,
mais plut5t un non respect du code moral,
de
la loi du pays,
et,
en plus,
une très mauvaise compréhension
des llommes et de ce dont ils sont
capables.
Dans des situations

202
à peu près semblables,
ils ont
cette fois-ci
des
comporte-
ments différents~
Commençons par Timon,
pendant la période qui pré-
cède sa folie.
Nous voyons que
son trait le plus frappant de-
meure une na!veté doublée d'une vanité
très innocente,
d'une
compassion qui dépasse les bornes du normal et plonge dams le
surhumain.
Grossière erreur
Car,
au moment mArne où i l croit
faire
oeuvre de générosité,
i l expose son extravagance à
des
gens plus
civilisées qui en profitent au nom de la loi du grou-
pe
ne
pas hésiter à
tromper ceux qui
sont assez crédules pour
croire tout
le monde sincère et honnAte.
Timon pêche par~ nat-
veté.
Comme la machine
sociale,
dans sa mécanique rigide,
ne
tolère
jamais les erreurs,
le Lord d'Athènes est bien obligé
de payer.
Et i l le fait
chèrement
Sa déraison,
en tant qu'
écart négativement jugé par le consensus,
se manifeste à
deux
moments et de deux façons différentes:
d'abord
quand nous le
t
voyons
pendant
ses beaux
jours,
i l apparatt
comme un homme très
riche qui aime la belle vie,
les
fAtes,
et qui ne se soucie
guère de l ' é t a t de sa bourse
son serviteur le met
en garde,
quelques moments après,
contre les
jours nuageux qui menacent
d'engloutir l'homille et
ses
joies
Timon,
fidèle à
lui-même,
c'est à
dire idéaliste
et
"ignorant des
surfaces"
-
Césaire -,
refuse de
prendre en considération ces avertissements.
Il con-
tinue à
vivre dans l'illusion d'un monde
bon et agréable par
essence.
Excès de stupidité. Mais e~cès de nalvèté. ""Nous le
.o?OD8~par la suite, quand l'inévitable siest déjà produit t
entrain de vociférer des malédictions contre l'humanité.
Il
généralise l'ingratitude au genre humain et
les rejette ensem-
ble
Que dis-je
Les damne,
les accable dans un ouragan in-

203
fernal qui mêle l'anathème à
la proscription.
Sodome ni Go-
morrhe ne
souffriraient autant de
la colère de Dieu si Ti-
mon avait des pouvoirs divins.
I l souhaite la maladie,
la
mort,
tout
ce qu'il peut
imaginer d'atroce,
aux hommes qui ne
l'ont pas suivi dans son voyage
solitaire.
Seul le chaos
le
plus total peut remédier,
selon lui,
à
cette infamie du mon-
de des surfaces
ses conseils aux bandits qui viennent
le
trouver dans les bois en disent
long sur la haine implacable
qu'il a
pour ses concitoyens en particulier,
et
pour l'homme
social en général
" •••
Ne vous aimez
pas les uns les autres;
allez
Volez-vous réciproquement.
Voici encore de l'or •.
Coupez les gorges
tous ceux que vous rencontrez
sont des voleurs.
Allez à Athènes
enfoncez les
boutiques
tout ce que vous déroberez,
des vo-
leurs
le perdront.
Quoi que
je vous donne,
n'en
volez pas moins,
et
puisse en tou~ cas cet or vous
confondre
1 Amen
" (14)
Sombre vision de l'avenir
Triste prière qui, pourtan) se
termine par "Amen"
! f t
Haine féroce de la part de celui qui
trouve qu'Apemantus n'est même pas assez propre pour qu'on
puisse lui cracher dessus.
Timon plane,
impérial,
sur les hau-
teurs de la haine et de
la méchanceté.
En comparant
sa grandeur et sa déchéance,
on note
qu'il n'est
jamais dans une position d'équilibre,
ce qui,dans
la dernière phase de son périple,
l'offre sans défense à
la
folie.
Timon n'est
jamais modéré.
Son erreur,
sa faute dérai-
sonnable,
c'est ce déséquilibre excessif dont
i l se réjouit à

204
tout moment.
Apemantus le raille,
mais
i l dit
la vérité que
le lord a
toujours refuséel
"Tu n'as pas connu le
juste milieu de la vie,
mais
les deux extrêmes opposés.
Quand tu étaÉ
dans tes dorures et tes
parfums,
tu faisaisr~e
de toi par ton excessive délicatesse
tu l'as per-
due sous
ta guenille,
et tu te fais mépriser par
l'excès contraire"
(15)
Ces mots expriment
on ne
peut plus clairement la nature de
la déraison de Timon
1 excès,
incapacité de
se fixer dans les
limites du raisonnable
Ignorance de la mesure,
ignorance de
la prudence,
ignorance de la civilisation.
Le ridicule,
dans
sa déraison,
c'est qu'il ne tient point compte de ce qui
se
passe autour de l u i ;
la civilisation se maintient,
ne lui en
déplaise
les maux qu'il dénonce
sont
intrinsèques à
la so-
ciété.
Sa seule libel"té,
dans cette situation,
c'est son iso-
lement
oui,
peut-être
mais à
la longue i l devient nocif
et mortel.
L'ostracisme n'est pas une
solution chez les hom-
mes car i l
limite la liberté et
le mouvement qui commandent de
se battre,
non de s'ankyloser dans son trou,
loin de
toute vie
et de tout défi.
L'erreur de Timon,
c'est aussi de n'avoir pas
compris que la vie est un défi permanent et que l'homme ne s'af_
rirme que lorsqu'il ose l'affronter et vaincre.
Même s ' i l est
héroIque et honnête dans
sa misanthropie,
i l reste vulgaire
et
haIs sable comme être humain,
pour n'avoir fait
aucun efÎort
contre sa mauvaise
fortune.
C'est ici que
je vois la grandeur de Lear,
lorsque
je le compare à Timon.
Leurs réactions brutales ne se ressem-
blent que
très superficiellement,
par leur violence et
les a-

205
trocités qu'ils souhaitent
pour ceux qui leur ont fait du
mal.
Dans la réalité,
l'identité des passions qui les rap-
proche se disloque dès qu'on se met à
sonder les profondeurs
de leurs comportements respectifs face à
l'ingratitude et à
la lumière de l'éthique.
Lear est,
je l ' a i déjà dit,
un idéaliste.
Il se
fait
une image idyllique du monde et
ferme
les yeux sur tout
ce qui peut nuire à
son rêve.
Son erreur fondamentale est
cette incapacité totale,
pendant qu'il contr61e encore sa rai-
son,
de comprendre le mécani~me social d'une part, et del'au-
tre,
son refus obstr"é d'écouter ceux qui lui donnent des con-
seils de sagesse et Kent
en particulier. Dans son r3ve éveillé,
i l distribue ses biens et festoie
comme Timcn.
Sa généro~té
n l est en réalité qu'un absurde égocentrisme de vieillard dont
la mentalité redevient celle d'un enfant.
I l demande,
en échan-
ge de
son royaume,
que ses filles
l'aiment
I!
Comme si l'amour
pouvait se mesurer en kilomètres carrés
ou se vendre aux en-
chères à
la foire
La cécité des passio~qlli font choir Timon
ne l'épargnent guère.
Mais ce qu'il y a
de plus grave chez lui
c'est la grande estime qu'il
se porte et qui lui
permet de
faire abstraction des désirs et des avis des autres.
I l ne pen-
se qu'à ce qu'il veut.
Ses cadeaux ne sont pas comme les ban-
quets gracieux de Timon,
mais des pièces de
troc qui lui
per-
mettent d'acheter ce que sa fantaisie
lui dicte.
Lorsque Cordelia refuse de
jouer le
jeu avec .Regan
et Goneril,
elle se voit aussitÔt déshéritée au profit de
ses
deux soeurs.
Cela montre bien que Lear,
loin d'3tre un senti-
mental,
est un tyran pr3t à
tout
risquer pour la réalisation

206
immédiate de
ses désirs,
même au prix de la folie
la plus ex-
travagante.
I l ne
sait
pas contrÔler sa passion pour voir en
face
la réalité.
Ce qui
lui manque,
c'est ce calme paisible
dont l'homme a
besoin devant les difficultés,
cette lucidité
d'esprit qui
seule peut déceler et contourner le mensonge
et
la flatterie.
Il connaIt les règles du
jeu,
mais ne les res-
pecte pas.
Toute sa déraison est ainsi.
non pas une ignorance
fondée
sur des illusions idéalistes,
mais une faute volontai-
rement
commise avec l'illusion que
les autres,
eux,
se confor-
merabt à
l'extravagance instituée comme nouvelle régIe du
jeu.
Laar vit dans une illusion dont
i l est le
seul architecte.
horsqu'il prend conscience de la gravité de sa situation -
dé-
nuement
total,
pauvreté absolue -,
i l cherche à
revenir en ar-
rière.
Alors commencent toutes les tentatives ridicules
et vai-
nes de redressement du temple écroulé. Trop tard
lui crie
une voix dont
l'écho fait
trembler le vieillard.
Comment l ' i -
déalisme a - t - i l engendré la déraison chez l u i ? D'abord,
le
roi,
homme très sensible,
a
besoin d'amour;
i l a
besoin de se
sentir,
de
se savoir aimé. Tout commence par là.
Sa première
faute
est de vouloir renverser les
lois de la nature
l ' a -
mour,
au lieu de
s'acheter,
se donne gratuitement et
sans aon-
dit~o~. Lear bafoue cette règle et veut payer en argent comp-
pant.
Sa deuxième faute consiste à
ne
se fier qu'à lui-même,
comme s ' i l était démiurge,
pour régler ses problèmes,
alors
que traditionellement,
et
surtout dans
son cas,
le roi est
en-
touré de conseillers qui
l'informent de
toute
situation et lui
suggèrent ce qu'il faut
faire.
I l manque ici aux lois de la
civilisation et de l'entendement:
un seul homme,
fOt-il
le ro~

207
ne
saurait avoir raison
tout
le
temps,
surtout
lorsqu'il ne
se laisse guider que par la passion.
Il sien suit qu'il
s'é-
carte du droit chemin
celui de la raison établie par les
normes du groupe -
et
S9
retrouve seul et pauvre,
rejeté,
pourchassé par ses propres filles
et
à
travers elles,
l'é_
thique qui
le trouve inacceptable.
Laar entre alors dans une
deuxième
phase de déraison où la
tristesse,
la grandeur et
le fantastique
se m~lent. Il rejette Itamour pour lequel,
na-
guère,
i l était prêt à
tout sacrifier. C'est là un point im-
portant qui
illustre l'inconstance de ses sentiments et
son
détachement par rapport aux choses dans leur entité.
Le roi
galope vers
la folie et résiste au Fou,
à Kent,
et à
Glouces-
ter qui veulent
le retenir.
Seulement,
sous la douleur insup-
portable,
i l
fait
ce que Timon n'a pas pu faire
i l essaie de
dialoguer.
Le
seul problème qu l i1 ne voit pas,
c'est que,
après
s'3tre mis en position de faiblesse,
i l ne peut plus imposer
ses conditions à
ses interlocuteurs.
Ayant
échoué,
le roi
s'en
va.
Ce départ qui symbolise,
avec
les colères qui l'accompa-
gnent,
le désordre dans le royaume est en m3me temps le résul-
tat et le début de la déraison.
Résultat
parce qu'il est
le
point culminant d'un non-respect de la responsabilité qui ac-
compagne le pouvoir,
mais début aussi
parce que,
en secouant
les esprits de Lear,
i l le conduit à
des erreurs aussi mons-
trueuses que les premières.
Ainsi,
i l
se dirige lui-même,
sans
y être contraint,
sauf par son orgueil blessé et
sa très vive
passion,
vers les lieux où la nature absorbera sa raison et
le peu d'espoir qu'il
pourrait avoir de rétablir la situation.
C'est
la raison cédant à
la passion,
ou,
plus exactement,
la

200
déraison doublée d'une passion très
forte,
qui
pousse le roi
vers les bois.
Avant
son départ,
et avant qu'il ne montre le
moindre
signe de folie
évidente,
Laar se montre égal à
lui-
même:
volontariste, "aveugle d'esprit,
idéaliste et simple-
ment idiot
et refusant la réalité que
tout le monde voit.
Quand i l
trouve Kent dans
les ceps,
devant le chAteau de Glou-
cester,
i l
lui demande
Laar.
"Et qui donc a
méconnu ton rang
jusqu'à
te mette
là ?
Kent
C'est lui et elle,
votre fils
et votre
fille.
Laar
Non
Kent
Si fait
Laar
Non,
te dis-je
Kent
Je vous dis que oui
Laar
Non,
non
i l s ne feraient
pas cela.
Kent
Oui,
ils l'ont
fait.
Laar
Par Jupiter
je
jure que non
Kent
Par Junon
je
jure que oui
Laar
Ils n'auraient
pas osé le faire
ils
n'auraient
pas
pu,
i l s n'auraient
pas
voulu le faire ••• "
(16)
Ce refus de
l'évidence même dépeint la déraison,
l'erreur et
l'illusion choisies,
je crois,
comme principes d'appréhension
du monde
par Lear. Toutes les fautes qui
se
sui"ent dans
son
long cheminement ne sont que le résultat de ce choix déraison-
nable fait
au départ
par le roi.
Quand i l meurt à
la fin sans
être assQré de sa condition,
on peut dire que,
même s l i l s'est
racheté
et a
payé
ses erreurs de sa folie,
la déraison le suit

209
jusque devant la tombe.
Lear meurt dans le doute
comme
je
l ' a i montré plus haut.
Reste ~ors le cas problématique de Hamlet. Délai Î
indécision ? doute
?
erreur ?
Voyons le cheminement du prince
pour plus de clarté afin de comprendre comment la déraison
l'affecte.
I l Y a
d'abord ce qu'on appelle son hésitation;
en
effet,
après sa rencontre avec le
spectre et sa promesse de Vo-
1er à
sa vengeance,
i l se trouve dans une situation qui ~ para-
lyse et l'empêche de prendre les armes pour .'attaquer directe-
ment à
Claudius.
Je soutiens qu'il ne peut pas faire autrement
et que sa lucidité l'empAche d'être l'enfant furieux qui
jette
une pierre à
la mer.
Le royaume d~ son oncle, mArne pourr., a
toujours la force nécessaire pour le neutraliser.
Mais i l y a
autre chose chez Hamlet
pour des raisons de croyance r e l i -
gieuse,
i l n'est pas tout à
fait
s~r des intentions et de la
nature du spectre.
S'agit-il d1un démon sorti de l'enferm a-
lors de
son père,
le vieux Hamlet
?
I l lui faut
plus de subs-
tance pour étayer ce dont
i l
se doute
la culpabilité du nou-
veau roi. IL se .et aussitet à l'ouvrage pour parvenir à
ses
fins,
c'est-à-dire démasquer le coupable.
Si
le processus est
long,
ce n'est
sCrement pas de sa faute
car i l ne perd pas un
seul
instant dans
sa recherche des
preuves.
Une fois qu'il a
la preuve de la culpabilité de son oncle,
après le spectacle
qu~il a offert à
la cour,
i l
le surprend et refuse de le mer,
de peur d'envoyer son âme au ciel alors mArne q u ' i l cherche à
1. damner. Si horrible que cela puisse para!tre aux yeux de
Dr Johnson,
la réaction de Hamlet
est
tout à
fait normale et
logique par rapport à
l'engagement qu'il a
pris devant le

,-
210
spectre de son père et qui
lui demande de le venger.
Envoyer
Claudius au ciel n'est pas une vengeance.
C'est une délivran-
ce,
une bénédiction. Qu'il ait cause et moyen de se venger,
c'est bien.
Mais que
sa vengeance en soit une,
et
totale,
c'est
un autre problème.
Sur le doute de Hamlet,
i l n'y a
déraison
à
aUCun moment.
I l suit même les
préceptes de la sagesse se-
Ion Bacon qui recommande,
dans un de ses essais
••••
D'abord,
observez,
et,
ensuite,
hAtez-vous"
(17)
Hamlet observe,
le temps qu'il est nécessaire,
pour ne pas se
tromper de cible.
Et une fois qu'il est sOr de
toucher le cou-
pable,
i l attend une occasion favorable.
Cela prouve,
non pas
qu'il est
poltron ni liche,
mais qu'il
est,
au contraire
"l'hom-
me politique" dont
parle "con.
Il faut
chercher ailleurs que dans le doute a on
veut trouver la déraison de Hamlet.
Je crois que l'amour oc la
passion sont les deux terrains à
explorer dans ce sens.
Ses rapports avec Ophelia se détériorent à
partir du moment où
", 1 se laisse obséder par l'inceste. Il identifie une fille in-
nocente à
sa mère qui
symbolise le vice et la trahison.
I l
adopte une attitude hostile
et
très méchante qui rendent la pau-
vre fille
folle avant de la tuer.
La grande erreur,
la déraison
impardonnable de Hamlet dans la pièce,
c'est donc,
à
mon avis,
ce cynisme dont i l fait
preuve et qui cause la mort d'Ophelia.
Dans sa passion amoureuse déçue,
i l magnifie la haine qu~ por-
te à
la gente féminine et choisit Ophelia comme souffre-douleur.
Cette déraison amoureuse rappelle celle qui a
conduit Othello
à
tuer Desdemona.
Son essence est une réaction excessive qui

211
ne peut
plus voir au-delà des apparences.
Hamlet.
sautant plus
tard dans
la tombe d'Ophelia,
ressemble bien à
Othello s~mo­
lant sur le corps de
sa femme.
même si le
tragique n'est pas
de même nature.
Dans ses rapports avec Ophelia,
Hamlet ne res-
pecte pas les préceptes de la sagesse de Bacon qui représentent
les idées de la convention,
11éthique,
les lois
tacites du con-
trat qui
permettent de distinguer entre le bon et le méchant à
ceux qui
s'intéressent à
cette distinction. Nous découvrons
chez lui une raison submergée par la passion et qui,
un peu com-
me Lear et Timon,
réduit
toute l'humanité à un seul vice. A ce
niveau,
les
trois héros ne font
qu'un:
Lear demandant aux élé-
ments de détruire le monde,
Timon satisfait à
l'idée d'une épi-
démie ou d'une calamnité emportant Athènes trouvent leurs échos
dans les souhaits de destruction du monde,
y
compris de lui-
même,
qu'on retrouve chez Hamlet,
et
en particulier dans ces l i -
gnes
"Voici l'heure propice aux sorcelleries nocturnes,
où l'enfer lui-même souffle la conr.agion sur le
monde. Maintenant,
je pourrais boire du sang tout
chaud,
et
faire une de ces actions amères que le
jour tremblerait de regarder ••• "
(18)
Parallèlement à
la poésie de ces phrases,
i l y a
une menace fé-
roce contre l'entourage du prince.
I l faut d'abord verser le
sang,
tout au moins le faire
couler,
pour le boire.
Hamlet dit
qu'il peut
le faire.
Il n'aime plus les hommes.
Ni les femmes
d'ailleurs.
Je crois qu'il est clair,
maintenant,
que la dérai-
son est un facteur commun entre Lear,
Timon et Hamlet au niveau
de
l'exc~s de passion, de l'amour transformé
en haine -
idéa-

212
lisme déçu chez Timon,
extravagance châtiée chez Laar,
erreur
et axc~s chez Hamlet
mais que seuls les deux premiers mar-
chent sur le sentier de la vanité et de l'impuissance,
deve-
nant dans le même temps responsables de leur sort et condam-
nables devant la raison.
Jusqu'ici,
je n'ai parlé de la déraison que par
rapport aux normes.
Il arrive cependant qu'elle soit le point
de contact entre la raison et la folie,
comme
j'essaie de le
montrer dans le sous-chapitre qui suit.

213
C -
RAISON, DERAISON.
FOLIE
Dans la catégorisation de la folie,
le consen-
sus distingue au moins trois niveaux 1 la folie raisonna-
ble,
c'est-à-dire celle qui est reconnue comme
folie mais
qui dans
ses manifestations concrètes ne menace pas de
façon sérieuse les lois sociales et qui peut être tolérée,
étant considérée comme innocente
J ensuite vient
la dérai-
son folle qui est l'étape où l'homme déraisonnable dépasse
les limites de l'acceptable pour voisiner avec la vraie
folie et
commence à
constituer une menace pour l'ordre;
et enfin,
la folie déraisonnable qui est pure folie dans

le registre de la conscience collective mais qui ne bénéfi-
cie pas du statut d'innocence que la raison accorde à
la
première forme,
la folie raisonnable. J'en viens donc,
à
partir de ces distinctions,
aux rapports qui existent entre
la raison,
la déraison et la folie.
Il s'agit que la raison soit définie d'abord.
A mon avis,
elle est
tout ce que
"la conscience gén~rale",
comme dit le Neveu de Rameau,
établit comme acceptable,
normal,
ayant valeur de r~férence pour ces deux qualités,
et que la société défend et protège soit par habitude,
soit
par nécessité. Elle est différente de la loi en ce sens
que le combat pour la raison Re se
situe qu'au niveau des
consciences.
Le tribunal de la raison,
ce sont les rapports
interpsychologiques et non la Cour de
justice. Ainsi,
la
conscience g~nérale, toute puissante en ce domaine,
peut
bien décréter qu'une certaine forme de folie n'est pas
dangereuse
s elle ne se sent pas menacée et elle sait que
le
jour où elle le sera,
elle pourra changer son verdict
sans impunit~. Nous avons alors la folie raisonnable,
ou,

214
plus exactement, la raison qui persiste dans la folie et
la tempère. Car la société traditionnelle a
toujours besoin
de barrières et de cha1nes.
Pour des raisons poétiques,
le
vrai fou tragique,
héros de l'oeuvre d'art, ne peut pas
être un fou raisonnable sans que cela émousse la production
et diminue la portée de l'oeuvre. Aussi aUrons-nous affaire
à des personnages de second rang tels Edgar, Gloucester,
Alcibiades,
le Fou de Lear et Polonius.
Ce qui les unit,
c'est une co-existence de la raison et de
la déraison qui les expose aux avanies de la vie mais leur
permet,
dans les situations dramatiques, de choisir ou d'
exprimer le choix -deux choses différentes- de la conscience
générale,
en d'autres termes,
de pencher du cOté de la
raison.
La raison se manifeste,
dans la folie d'Edgar,
par
une compréhension très claire de la nécessité de survie
pour lui.
Son masque est avant
tout une carapace qui le pro-
tège des dangers.
Le fait qu'il succombe périodiquement à
des accès de folie ne nie à aucun moment sa capacité de re-
venir sur terre pour s'interroger sur la souffrance et le
mal tels qu'il les voit. La compassion qu'il a
pour son pè-
re aveugle et les questions qu'il se pose sur la vie ex-
priment cette aptitude à
sentir,
voir et comprendre des
phénomènes tragiques,
et qui,
dans ce contexte précis,
est
le sceau qui marque la raison.
Quand i l sort de ses convul-
sions démoniaques, Edgar reprend contrOle de toute sa luci-
dité et de son sens des valeurs sans passer par une période
transitoire
1
la jonction est immédiate entre la folie et
la raison. Edgar est,
je crois,
toujours conscient du lien
étroit qui existe entre les deux.
Sa folie n'est au fond
qu'une raison périodiquement masquée par la déraison;

215
je veux parler principalement de
son déguisement et du com-
portement qu'il affecte et finit
par vivre
jusque dans
son
tréfonds
i l a
librement choisi de porter les habits du fou
tout en sachant qu'il est lucide.
Si pratiquement cela peut
se
justifier par la nécessité,
par contre,
psychologiquement,
les conséquences sont graves car le personnage change complé-
tement d'identité,
avec tous les aléas qui peuvent sten suivre,
qui s'en suivent effectivement dans
son cas.
L'évolution est
étonnante dans une même scène
"J'ai pris le parti d'assumer la forme la plus ab-
jecte et la plus pauvre à
laquelle la misère ait
jamais ravalé l'homme pour le rapprocher de la
brute ••• Je suis le pauvre Turlupin
1 le pauvre
Tom!
c'est quelque chose •••
Edgar n'est plus
rien.
n
(19)
D'abord,
une décision volontaire et lucide et puis une perte
totale d'identité
La déraison réside dans l'acceptation
d'une aventure aussi peu sQre qui conduit l'homme à dire,
plus tard,
qu'il a
toujours
froid
et que le noir démon le
pourchasse.
La raison se trouve dans la capacité de se ressai-
sir, dans l'assQrance qu'Edgar a
de n'agir que pour se-~pré­
server".
Nécéssité oblige. En fin de compte,
la folie,
chez
lui,
n'est qu'un moyen de survivre pour changer la vie plus
tard,
quand les conditions seront plus favorables.
Elle est
une répétition de la raison,
répétition consciente d'elle-
même et qui,
en dernière analyse,
équivaut à
la sagesse pa-
tique,
c'est à
dire,
non pas celle qui contemple, mais celle
qui agit et crée.
Sur ce point,
Edgar peut être considéré

216
comme très proche du Fou de Lear,
de Fes~e, de Touchstone
et du Neveu de Rameau qui
savent qu'ils ne peuvent pas Atre
fous,
m~me s ' i l s passent pour tels et l'acceptent.
Leur fo-
lie est
le baromètre de la raison et celle-ci n'aurait
plus
de sens si elle ne pouvait plus se définir par rapport à au-
tre chose.
Le
lien est dialectique
entre les deux entités,
ce qui n'est point contradictoire si nous considérons que
c'est la conscience générale qui définit,
au départ,
et met
arbitrairement des étiquettes qui appauvrissent les pauvres
notions
sans défense. Toujours est-il que,
dans la réalité
concrète,
la folie
peut
Atre l'essence de la raison et vice
versa,
aussi longtemps qu'il y a
équilibre et qu'elles de-
meurent
conscientes l'une de l'autre.
Le Fou de Lear sait cela.
I l a autant de folie
en lui
que les autres manquent de
sagesse,
comme le Fou dans Timon
d'Ath~nes le dit. Quand il affirme que la "nuit (les) ren-
dra tous fous
et
fr~nétiquesl', Lear, Kent, Edgar et lui- mêm~
i l présume qU'il n'est ni fou ni frénétique.
Et cette
phrase
est une des rares notes de raison qu'on entendra près de la
bruyère où les quatre hommes
se rencontrent.
Jamais la rai-
son ne s'est exprimée mieux que dans la folie.
Cela est du
reste valable pour Gloucester qui
fait
un pélerinage dans
la
déraison pour en arriver à
une profonde connaissance de
soi.
Son périple douloureux le mène à
voir le monde dans
sa réa-
lité sensible,
non plus avec des yeux qui ne peuvent
pas al-
ler au-delà des apparences.
Gloucester est racheté par sa
folie,
rendu à
la raison parce qu'il a
su maintenir l'équi-
libre à
l'issue de son épreuve.
(20)

217
La raison peut cependant se présenter BOUS d'autres
traits à
travers la folie~ Alcibiades et PoloniuB en don-
nent deux exemples différents.
Le capitaine athénien,
après
avoir quitté
ses concitoyens et
préparé une attaque contre
eux sur des bases purement passionnelles,
finit
par se ré-
concilier avec eux et les aide à
sortir de l'impasse où ~af-
faire de Timon et leur propre corruption les avaient placés.
Il laisse
tomber sa fougue
sauvage et adopte le réalisme com-
me
seul moyen de contourner les obstacles.
Comme Corio~anus,
du reste.
La passion trop forte
s'allie enfin à
une lucidité
bienfaisante pour rétablir l'ordre que le groupe ne peut
plus
protéger (21). Dans la société traditionelle, le geste triom-
phal et magnanime d'Alcibiades symbolise le
triomphe de la
folie et de la raison accouplées.
Polonius a
une autre
forme de folie raisonnable.
Malgré son ridicule,
i l se conforme très scrupuleusement au
code tacite de la cour. I l n'est
pas fou pour la cour,
et
peut-Atre pas pour l'audience qui regarde Hamlet.
Seulement,
"1
~
1
appara1t,
selon certains metteurs en scène,
comme un cham-
bellan fantastique
et affairé tirant sur le ridicule.
Si
je
vois le fou en lui,
c'est surtout au niveau de l'idée qu'il
se fait de lui-mAme.
I l se croit intelligent et important -
important,
i l l'est sans doute -
et cela le pousse à
adopter
des attitudes vaines qui
servent de fondement
à
une totale
méconnaissance de soi. Toutefois,
la raison vibre en lui et
toutes ses activités,
dans la cour montrent à quel point i l
J
sait trouver son chemin.
Au cours de
la chasse au prince qui
mobilise
toute la cour,
i l se révèle
expérimenté et habile.

218
Trop habile,
et •••
trop imprudent,
jusqu'à ce qu'une épée
lui perce le corps. Folie d.nc dans sa vanité et
son assn-
rance injustifiée,
mais raison dans l'exercice de ses fonc-
tions et son attitude envers les autres.
Sa mort est un acci-
dent de parcours,
comme cela arrive à
tout
l'misérable impudent"
comme Hamlet l'appelle.
Dans les cas qui précèdent,
la déraison est tempérée par la
sagesse,
la prudence,
la conformité aux lois.
I l existe néan-
moins des situations où i l n'en va pas ainsi.
La déraison ni
est plus raisonnable -
accidentelle,
tolérable,
fortuite -,
mais elle n'est pas folie non plus dans la mesure où elle
trouve toujours sa place à
l'extrême limite de la raison,
mais
l'y trouve quand même.
C'est ce que
j'appelle la déraison
folle qui,
au vu de la convention,
est beaucoup plus proche
de la folie que de la raison parce qu'elle ne cannait parla
prudence,
étant toujours guid~e. par la passion.
Elle peut
consister en une incongruité hqrs de toute proportion et qui
choque l'esprit séculaire.
Parmi de nombreux exemples,
je ne
citerai que ceux de Lear et Timon avant leur folie,
Hamlet et
le Fou de Lear.
A cet égard,
la ressemblance est de nouveau
frappante
entre Laar et Timon sur l'essentiel,
c'est à
dire
les excès qui bouleversent non seulement la vie de leurs au-
teurs,
mais aussi celle de leur entourage. Chez tous les~ux~
i l y a
une complète absence de sagesse et de prudence qui
occasionne la ruine matérielle et la déstabilisation mentale,
et ceci malgré des avertissements réitérés de leurs proches.
Lear n'a qu'une réponse à
la mise en garde de Kent qui lui
conseille de ne pas se laisser guider par sa passion quand i l

219
décide de déshériter Cordelia 1
Kent
"-Révoque. ton arrêt,
et,
par une mare
réflexion,
réprime cette hideuse vivacité.
Laar
-Hors de ma vue
"
(22)
Timon est moins violent mais aussi imprudent que Lear 1 i l
ne veut mAme pas entendre de conseils
1
Flavius
"_Je conjure Votre Seigneurie de dai-
gner m'entendre sur un sujet qui la
touche de près.
Timon
-De près? Alors
je t'écouterai dans
un autre moment ••• w
Dans les deux cas,
le héros pose lui-même les fondements
de sa propre folie à
un moment où une considération lucide
de la situation et une acceptation de l'avertissement ou
du conseil aurait changé le cours des choses de façon radi-
cale. Lear cède à sa passion, Timon à ses désirs. Chez le
premier,
c'est-à-dire Lear,
la colère,
l'égo!sme et l'en-
têtement qui refuse la réalité qu'il a
pourtant en face
font flancher la raison. La déraison atteint ses limites
quand la fureur s'en mêle
1 Lear fait le mauvais choix 1
devenir fou plutet que d'accepter l'exorcisme qui aurait
rétabli sa raison. Absence de modération, volonté
in~lexi­
ble mais qui penche du mauvais ceté -du moins ce que la
morale désigne comme tel-
;
ce
sont là les éléments qui
font que la déraison du roi soit si scandaleuse politique-
ment,
mais aussi
si tragique pour lui-même quand i l s'agi_
ra de revenir en arrière.
Sa fierté
est là pour bloquer le
passage.
Il se trouve ainsi pris à
son propre piège.
La
folie de Lear résulte d'un rapport malhonnête avec soi-
même
1
le roi aime la flatterie
;
i l est
très complaisant

220
avec
ceux qui
le
trompent.
Avant de
perdre sa raison,
i l
peut Atre considéré comme son propre fou
1
i l joue un rele,
mais,
chose grave,
semble y
croire.
Si "les sept
planètes
ne sont pas plus de sept",
Lear en connait
la raison et
s'empresse de la dire au Fou
1 c'est
"parce qu'elles ne
sont pas huit"'
Cette indulgence envers soi-mArne dans un
jeu qui risque d'affecter tout le royaume prend des dimen-
sions plus importantes quand le principal protagoniste est
le roi en personne.
Quand i l dira plus tard qu'un fou est
un roi,
i l oubliera que le roi est fou longtemps avant
d'être reconnu comme tel et
d~ l'admettre lui-mAme.
Timon d'Athènes n'est pas aussi ridicule que
Lear avant
sa folie.
S'il pousse l'imprudence excessive
-forme dangereuse de"déraison- jusqu'à un point de non-
retour,
on ne peut pas dire de lui qu'il joue déjà le r61e
de bouffon.
Il n'est pas en colère et ne se fâche avec
per-
sonne, mArne pas Apemantus qui vient le railler jusque chez
lui.
La déraison de Timon,
celle qui le
perd,
relève d'une
grandeur d'âme,
d'une innocence d'esprit qui
le
livrent
aux griffes des rapaces politiques,
mais surtout d'une cé-
cité totale devant le danger, d'un entAtement digne d'un
homme qui
se croit seul détenteur de
la raison -ironie
amère- et qui refuse l'existence d'obstacles réels.
Son al-
truisme qui,
au fond,
montre sans doute un narcissisme
égorste -plus i l offre de banquets,
plus i l se voit tel
que lui-mOrne,
Timon le généreux,
le bon- le laisse
sans dé-
fense devant
la pauvreté qu'il crée
par sa propre activité.
Les choses empirent
pour lui
lorsque
sa forte
passion com-
mence à agrandir,
de
façon démesurée,
le mal dont
i l est
la victime.
C'est la colère,
la fureur que nous avons vues
chez Lear qui,
l'imagination aidant,
envoient
le
pauvre

221
Lord en exil. Décision fatale,
car le mal dont i l veut se
protéger est hors d'atteinte pour lui 1 si le dernier ban-
quet qu'il offre mérite des applaudissements,
son départ,
par contre,
est une erreur impardonnable,
l'extrême dérai-
son de l'homme qui se décide à redevenir bête,
en d'autres
termes,
de l'homme civilisé qui choisit, après une profon-
de déception,
de renier la civilisation.
Ici encore,
l'excès,
le choix délibéré de l'erreur malgré de. averti a-
sements amicaux poussent ensemble la déraison vers la foli~
sa plus rageuse expression.
A cOté de ces deux roU de la colère,
Hamlet et le Fou de
Lear expriment la déraison folle de deux manières différen-
tes.
Le prince du Danemark,
dans
son obsession par l'inces-
t~oublie que Gertrude n'est pas le genre humain et que ses
généralisations monomaniaques ne relèvent que d'un excèsœ
passion excluant la raison.
Je crois que Hamlet
est en par-
tie responsable de la mort d'Ophelia.
Il torture la pauvre
fille et anéantit ses espoirs de bonheur et de vie. En lui
disant qu'il ne l'aime pas,
qu'il ne l'aimait pas -mensonge,
s ' i l n'yen a qu'un dans la pièce-,
i l lui signe un arrêt
de mort lente et pénible.
Sur un autre plan,
le goOt qu'il
prend à
jouer au chat et à
la souris avec .Claudius lui est
finalement
fatal
parce que, malgré sa vigilance dans la
guerre,
i l ne
surveille pas assez
son ennemi
1
i l est au
contraire paralysé par des scrupules moraux qui lui coupent
l'herbe sous les pieds. Fatalité
1 plutôt que déraison?
Non 1 je crois qu'il est croyant,
certe~et méthodique.
S'il laisse échapper Claudius pendant sa prière, c'est pour
des raisons religieuses,
morales,
par méchanceté aussi.
L'erreur est ailleurs
1
quand i l fait découvrir ses desseins

221
au roi,
i l continue à
baisser la garde et ne survit que
par hasard aux plans de Claudius destinés à
le mettre à
mort
en Angleterre.
Imprudence,
alors e
Mais imprudence
bien grave
1 Non pas en ce qU'il baisse la garde, mais
en ce qu'il
jubile devant la COUr et informe le roi avant
de l'attaquer. La passion est pour beaucoup dans cette
erreur.
Qu'il s'agisse de
l'obsession,
de
l'imprudence,
i l
symbolise l'excès sans doute,
mais
surtout, une raison
vive mais neutralisée pendant des moments cruciaux par la
passion. La déraison folle de Hamlet est en oeci qu'il
sait rarement trouver l'équilibre entre passion et raison,
chose qu'il envie d'ailleurs à Horatio.
Quand la folie atteint le point où elle n'est
plus atténuée par la raison et qu'elle se
joint à la dé-
raison folle dans son stade suprême, i l en résulte le plus
grand scandale que la conscience de
la société connaisse,
condamne et réprime
, la folie déraisonnable
1
elle affec-
te essentiellement Lear, Timon et le Fou de Lear.
Commençons par ce dernier.
Il est clair que,
en tant que
bouffon à
la cour,
i l
joue un rele précis.
Mais cela n'em-
pêche pas que je lui trouve,
au delà de la maitrise et de
la dextérité avec laquelle
i l
eXerce
son métier,
un cer-
tain je-ne-sais-quoi qui
touche à
l'imhécilité et au cynis-
me en même
temps pendant un des moments forts de
la pièce.
En effet,
dans la scène du jugement de Goneril et Regan,
c'est lui,
en partie,
qui précipite Lear dans le ravin de
la folie au cours d'une compétition d'idiotie éclectique.
Qui
sera le plus intelligent,
c'est-à-dire,
en réalité,
le moins intelligent ? Il pousse toujours plus loin
les
limites de
la raison et
,
lorsqu'il
les ramène brusquement

à
leur position normale,
le roi,
lui, baigne déjà dans les
flots où sa raison se dilue.
La folie n'écoute plus la rai-
son.
Sa folie
est mise en relief par son retour brusque à
la réalité qui laisse Lear tout seul dans sa désolation
pendant un moment
J
Le Fou
r "Venez i c i ,
mistress
• Votre nom es~
i l Goneril ?
Laar
Elle ne peut le nier
Le Fou
t
J'implore votre merci,
je vous prenais
pour un tabouret"
(24)
La réplique du Fou est une des plus grandes
trahisons dans
la pièce.
Il abandonne
son ami au moment
où celui-ci a
le
plus besoin de lui dans
son expérience purificatrice. Et
pourtant,
le Fou dit la vérité
1 i l a des tabourets en face
de lui. Mais i l ne
joue pas le jeu. Les effets en sont dra-
matiques.
Si
le roi n'en est
pas
perturbé,
c'est
parce qu'
i l ne sait plus entendre les vérités et que les paroles du
Fou n'ont aucune valeur pour lui.
Il demeure que
le Fou a
tort de
troubler l'atmosphère du procès.
(25)
La folie déraisonnable trouve une meilleure illustration
chez le
roi lui-même
et chez Timon.
Elle consiste en une
négation plus vive,
plus radicale de la raison par des gens
qui
ont perdu tout
sens des valeurs
et de
la morale,
et dont
l'existence et
la pratique constituent effectivement des
menaces à
l'ordre.
Le roi Lear a une
puissante volonté qui
est capable de noyer ses sentiments et
transforme
l'absurde
en spectacle pathétique qui fait pleurer alors qu'il aurait
dG faire
rire.
Je n'en veux pour exemple que
la scène du
procès citée plus haut.
Il atteint les hauteurs où la folie
n'écoute plus la raison,
mais vogue,
impavide,
sur un océan

à elle toute seule. Nous revenons ainsi sur le terrain de
la morale qui
juge que toutè attaque contre elle est un
blasphème
s la haine que Lear voue aUX hommes peut 3tre vue
dès
lors comme
le résultat d'une chute de l'ange à
la b3te,
un ravalement sans pareil.
L'aggression contre
les moeurs
constitue l'axe principal autour duquel gravitent les pê-
chés du roi.
Non content de s'être isolé,
i l détruit dans
son imagination l'équilibre précaire de la société et en-
voie des
foudres anéantir Regan,
Goneril et
leurs sujets.
La raison pour laquelle Lear meurt dans
l'incertitude ne
se
trouve nulle part ailleurs que dans
la déraison qui ac-
compagne sa folie.
Sa violence ,excessive une fois décuplée
par son imagination et sa passion,
i l sort des
limites de
l'innocence et du tolérable et chevauche à
toute allure
pour remonter la pente de la culpabilité responsable, même
si ce n'est que
jusqu'à un certain point.
Il reconna1t
lui-
mAme
ses erreurs à la fin,
et confesse à
Cordelia
:
1t • • • Je
suis un pauvre vieux radoteur de quatre-
vingts ans
et au-delà •••
pas une heure de plus
ni de moins. Et
,
à
parler rranchement,
je
crains de n'Atre pas dans ma parfaite raison ••• "
(26)
Cette vérité proronde vient hélas un peu trop tard,
alors
que l'absence de "parfaite raison",
pour employer un euphé-
misme,
a déjà fait
les ravages qui
ont
secoué
l'Angleterre.
De Lear à Timon,
le chemin n'est pas long en matière de
déraison rolle.
On peut même arrirmer qu'ils sont ensemble,
marchant côte à
cOte comme à l'accoutumée. Timon a'exile,
avec,
dans
le
coeur,
rien que de la haine
pour l'humanité
entière.
La déraison première qui lia poussé à
sortir

2~5
d'Athènes quand i l s'est
senti
trahi
se renforce et devient
démesurée
z
comme Lear,
i l hait
l'humanité.
Je
trouve
sa
folie plus scandaleuse encore que celle de Lear à
travers
ce mouvement misanthropique qui se
justifie ouvertement œ
la vengeance contre l'hypocrisie au lieu d'Atre
l'expression
du droit à
la différence ou de la condamnation des vices
comme dans Molière. Timon exagère comme
toujours,
au ris-
que même d'en souffrir le premier.
Quand les
sénateurs lui
envoient une délégation,
i l refuse
le dialogue
1
Bes mots
ne sont qu'un monologue qui
sonne comme un réquisitoire
et une malédiction en même te~ps. L'obstination du Lord
fait de nouveau ses preuves.
Il est clair que le mal est
sans remède.
D'autant plus que l'auteur et
la première
vietime s'y plaisent.
La folie,
l'Obstination,
la volonté
de faire du mal pour purifier le monde -notons la diffé-
rence avec Apemantus qui se plalt simplement à balr- et
l'erreur qui en découle,
à
savoir la négativité absolue
de tout ce Que Timon fait dans sa démence,
plaident contre
une rédemption sociale possible de celui-ci. Si ses con-
citoyens sont prêts à lui pardonner,
sa volonté perdue
dans les nuages de
la déraison et reposant
sur le
terrain
de la folie
refuse de se plier.
Il n'y a
pas de recours
possible pour lui car ce qu'il a
choisi comme raison quand
i l découvre
l'ingratitude se
trouve être la déraison par
excellence pour les athéniens et leur code moral et social.
Timon,
ici
comme ailleurs,
est condamné d'avance.
Qu'il ait raison dans
le
fond de
sa pensée - i l a
été
trahi,
comme Lear- sa croisade contre l'humanité n'en demeure
pas
moins une
ignorance
fatale de
la civilisation,
donc sa
faute à lui tout seul,
puisqu'il a
refusé d'aller à
l'école.

226
La mesquinerie de ses amis qui le trouble et les malheurs
qui s'en suivent ne sont que
les conséquences d'une folie
qui existe en lui dès
le premier moment
où nous le voyons.
Wilson Knight l'exprime très bien quand i l écrit
1
"Timon se projette dans le monde qui l'entourel
L'humanité est sa propre âme."
Dangereuse projection,
puisque, devant la désillusion,
Timon,
dont
toute
l'expérience est un démenti du Sermon
sur la Montagne
(28),
n'a d'autre issue que la mort qu'il
attend d'ailleurs avec beaucoup de courage.
En conclusion,
on peut dire que l'intensité avec laquelle
Lear et Timon ressentent le
tort que d'autres leur ont
fait
-l'ingratitude est le dénominateur commun- et la dé-
raison qui
semble être innée chez eux évoluent vers une
séparation totale du sujet d1avec
toute mesure de sa raison
et finissent par en être la négation même.
Sur un autre plan,
plus général,
le
fou reste
néanmoins,
dans son univers,
celui qui a raison
jusqu'à un
certain point puisqu'il ne se réfère pas aux règles du
groupe,
celles-ci lui étant hostiles en tant qu'elles
défendent des intérêts dont la folie peut-être -est- la né-
gation.
Comment alors,
le
fou v i t - i l sa propre perception
du monde
par rapport à et malgré la raison et
la déraison
que
la conscience générale et les
intérêts puissants
-économiques,
religieux,
politiques- défendent? Comment
son émotion intériorise-t-elle
la réalité et quelles idées
a-t-il du monde qui
l'entoure,
de
la vie telle qu'elle se
passe autour de l u i ? Le sous-chapitre qui suit essaiera
de répondre à
ces questions à partir de la psychologie
du fou.

227
D -
L'IDEE. L'EMOTION ET LA REALITE DES CHOSES
Il me parait nécessaire, dans une étude de la
folie par rapport à la raison, de voir comment le fou per-
çoit sa propre réalité. Etant entendu que la vision du
monde que nous avons dans
le cadre de
la convention sociale
reflète des faits réels en eux-mêmes,
des choses
indépen-
dantes de notre volonté,
mais que la métaphysique et le
consensus déforment parfois,
le
fou qui
propose une autre
interprétation attire souvent sur lui la colère de ceux qui
s'érigent gendarmes de la morale du groupe. Il a pourtant
une approche qui,
à
l'échelle de ses propres valeurs et
dans
la progression logique de
son raisonnement et de sa
perception, ne doit pas être négligée. Cette approche se
fait en deux temps
1 d'abord l'adéquation, au niveau de ce-
lui qui perçoit,
entre l'émotion et la chose sensible réel-
le,
ensuite,
un réalisme psychologique qui
s'oppose à
cer-
taines approches modernes de la folie.
1- Problème d'adéquation au niveau de l'individu
Paradoxalement,
l'exemple que
je prends
ici n'est pas celui d'un fou puisqu'il s'agit de Hamlet.
Mais cela se justifie par le fait que dans certaines situa-
tions,
i l adopte -volontairement- un comportement qui
le~it
passer pour fou aux yeux de sea
interlocuteurs.
Il y
a aUS-
si son langage bizarre et ses associations inattendues
qui renforcent cette idée. C'est dans ses rapports avec
Polonius que son jeu le piège un peu et le pousse au délire
de l'imagination. Citons le passage en question où le pro-
blème d'adJquation se pose 1

:?23
Polonius
"Monseigneur,
la reine voudrait
vous parler,
et
sur-le-champ
Hamlet
Voyez-vous ce nuage là-bas,
qui a
presque la forme d'un chameau?
Polonius
z Par la messe!
on dirait que c'est
un chameau,
vraiment.
Hamlet
Je le prendrais pour une belette.
Polonius
Oui,
i l est tourné comme une belet-
te·
Hamlet
Ou comme une baleine
Polonius
Tout à
fait
comme une baleine"
Ce qui se dégage de ce passage où Hamlet se moque délibé-
rément de Polonius,
c'est l'existence d'un "fossé,
pour
ainsi dire entre l'"émotion int'rieure et
sa manifestation
dramatique" -je reprends ici les mots de Derek Traversi (JO)
Tirer Polonius par le bout du nez
jusqu'à ce qu'il s'égare
p~
dans le labyrinthe de l'imbécilité n'estVchose facile.
Hamlet y réussit
cependant à merveille puisque,
mettant
son intellectualisme de c6té,
i l se penche sur les choses
concrètes de la vie et agit en véritable psychologue pour
ravaler Polonius au rang d'un perroquet. Ici,
l'émotion
réussit à
créer une réalité qu'elle peut
transformer à
sa
guise sans que le monde en souffre.
Le nuage est
successi-
vement chameau,
belette et baleine dans
sa fantaisie

Polonius approuve.
Cette approbation constitue le coeur du
problème
J car la personne qui se considère normale,
Polonius en l'occurence,
est placée dans une situation où
elle est obligée d'adopter,
sans y croire,
la position
d'un fou.
Le ridicule est que les rOles sont renverses
Hamlet énonce des idées folles mais c'est Polonius qui les

229
prend à
son compte. Le résultat est que le prince,
en cré-
ant la folie chez l'autr~flnit par l'éviter lui-mAme. Son
masque explique
son comportement et
ses agissements étran-
ges,
mais i l lui permet dans le mA me temps de manipuler
ses victimes comme des marionnettes.
Je crois que
sans
la
présence de Polonius,
i l n'aurait prAté aucune attention
au nuage,
encore moins à
sa forme
mais le chambellan lui
inspire des idées effectives. contre la folie
:
i l faut la
jeter sur l'adversaire,
puisqu'elle n'est que
là où elle~
trouve.
Si Hamlet la prend pour la donner à quelqu'un d'
autre,
i l ne
l'a plus.
Voilà,
à mon avis,
comment,
dans le
passage précité, Hamlet finit par comprendre le mécanisme
de la raison et de la folie et l'utilise,
tout en respec-
t~nt son masque et en se fondant sur des éléments simples
de la nature,
pour se rendre ma1tre de
la situation. C'est
surtout une question de volonté et de ruse qui rappelle
beaucoup Macbeth devant les sorcières,
la première fois
qu'il les rencontre
1 i l fait de ses propres désirs, de ses
propres aspirations,
la réalité.
Dans une telle situation,
comment la psycholo-
gie s'articule-t-elle à la réalité?
2- Psychologie et réalité
L'approche scientifique freudienne mo-
derne de la folie,
basée sur la psychologie et la psycha-
nalYS~travestit la réalité du fou en utilisant des méca-
nismes qui ne
sont
pas aptes à
saisir la vérité du monde
des émotions, de la passion et de la perception psychique.
Freud retourne
toujours au passé du sujet
pour expliquer,
à partir du complexe d'oedipe,
tous les problèmes qui

230
surgissent dans la vie. A ce propos,
l'analyse d'un incons-
cient qui servirait de cour. interne où des délibérations
douteuses
et
sombres Se passeraient
est,
à mon avis,
pure
élucubration de savant égaré. Freud veut nous faire croire,
par exemple,
que
tout a une origine sexuelle et que,
dans
le cas précis de Hamlet,
i l y a une réprsssion férocs d'un
désir sexuel qui
justifie, ou tout au moins explique le
bouleversement de ce dernier.
Je pense qu'il n'y a rien de
plus faux que cela,
dans la mesure
où les expériences du
savant n'ont
pas couvert
l'ensemble de l'humanité et que
mime,
l'eussent-elles fait,
elles ne prouveraient rien
puisque les valeurs et lsur perception par les société
changent dans le
temps.
Je trouve que
le personnage de Hamlet
ne peut
pas être analysé correctement en termes
freudiens,
car, comme l'écrit John Dovsr Wilson,
i l n'appartient pas
"à la psychologie modsms du tout"
(JI) -qui y appartient,
d'ailleurs,
à part les hommes-cobayes qu'on dresse comme
des animaux domestiques dès leur naissance et dont le cer-
veau est robotisé par les psychologues et les psychanalystes
au fur et à mesurs qu'ils grandisssnt ? -
Commençons par les complexes et
l'interprétation des rêves.
Il est clair qus pour Freud,
tout part de l'expérience mal-
heureuse du pauvre Oedipe qui a
tué
son père
et épousé
sa
mère.
Si ses actes ont été dictés par la nécessité comme
dit Starobinski
(32),
comment peut-on en arriver à
la con-
clusion que le
sexe est au centre des motifs non immédiate-
ment visibles ·1 Pourquoi pas autre chose
1 Le pouvoir par
exemple? L'autorité? Le plaisir? Le hasard a voulu que
l'homme tué entre Corinthe et Thèbes fat
le père d'Oedipe
et que la femme qu'il épousa en montant
sur le
trône de

231
Thèbes fnt sa mère.
Cela ne prouve rien et l'universalisa-
tion de ce complexe et de l'inceste qui s'en suit ne sont
que les lubies d'un homme égaré.
Considérons le mariage
entre Gertrude et Claudius. Dans certaines régions du mon-
de,
ce mariage est non seulement non-incestueux,
mais i l
est la solution idéale moralement,
religieusement et poli-
tiquement approuvée
quand un homme meurt,
son frère héri-
te de sa femme.
Voilà un pan de l'universalisation du com-
plexe par Freud qui se dissipe Comme fumée au vent. A
moins qu'on ne traite ces peuples d'Afrique, d'Asie ou d'
ailleurs de non-civilisés, de sauvages et barbares qui ne
méritent pas l'attention de la recherche occidentale car,
après tout,
ils ne font
pas partie du monde évolué
III
Des hommes de science de talent ont identifié toutes les
causes cachées de ce que fait un sujet
1
dans la théorie
freudienne,
on en arrive toujours à quelque complexe
i l peut Atre dangereux de prendre l'avion en ces
jours
si Iron ne veut pas montrer son complexe d'Icare. Une fine
ne peut plus s'attacher à
son père sans être accusée d'a-
voir le complexe d'Electre.
Qu'y a-t-il encore? complexe
d'Oreste et tant d'autres
-Non- Hamlet n'est retenu
par aucun complexe du tout. I l est en guerre contre une
société pourrie,
contre une politique corrompue. Le seul
problème pour lui,
c'est,
comme l'écrit Patrick Cruttvell,
qu'il est "prisonnier" dans la guerre
(JJ). Les circons-
tances dans lesquelles i l combat sont
telles qu'il tombe
sur un sable mouvant -la politique de complot de la cour
et sa propre controverse interne sur la signification de
l'action, de la vie, de la mort- et s'y embourbe.
Le psy-
chologue anglais H.J.Eysenck a
sOrement raison de dire

232
que le reproche principal qu'on peut faire à la théorie de
Monsieur Freud est que,
en ~iversalisant un trait de ca-
ractère,
on cesse d'en faire un élément distinctif d'une
personne donnée,
que Hamlet aurait
son complexe d'Oedipe
comme Claudius,
Laertes,
Shakespeare et l'audience qui re-
garde la pièce
(34). Les différences d'arrière plan socio-
logiques,
morales,
historiques,
géographiques et d'autres
choses barrent le chemin à
toute généralisation d'une dé-
couverte psychanalytique. Lorsque Laura Bohannan a fait
lire Shakespeare à un groupe de vieux sages dans un village
reculé d'Afrique de l'Ouest,
ceux-ci ont rendu leur verdict
sans une seconde d'hésitation:
le prince est fou à
la
suite d'un ensorcellement par des voisins
jaloux III
Car
seule la sorcellerie peut rendre quelqu'un fou
1 (35).
Heureusement, Freud n'était pas dans les parages 1 Nous
sommes loin de
la démonstration savante d'Ernest Jones qui
conclue que
le
tourment de Hamlet
provient d'un refoulement
de son désir de coucher avec
sa mère et de
tuer son père (36)
Jones prétend plus tard que l'oreille étant le symbole de
l'anus pour l'inconscient,
la façon dont
Claudius
tue le
vieux Hamlet "présente un caractère homosexuel"!
(37).
Comble d'ineptie
1 Car je
suis convaincu que ce que nous
voyons est ce que nous voyons.
Si nous rêvons d'un pilon
qui entre dans un mortier,
i l
s'agit de cela et de rien de
plus.
Si cela symbolise l'acte sexuel,
comment
pouvons-
nous rAver alors d'un vrai pilon qui entre dans un vrai
mortier ? Ou bien alors,
y
a-t-il des choses dont on ne
rAve
jamais
?
Pour laisser ces absurdités de c6té,
j'en re-
viens à Hamlet et à sa perception du monde,
à sa psycho~

gie de fou puisqu'il passe pour tel.
J'adopte ici la
"non-psychiatrie"
(38) en ce qu'elle constitue la seule
approche positive de la folie dans notre monde moderne.
Dans Bon combat pour vivre,
mais aussi pour s'imposer cam-
me force
créatrice,
le fou se donne beaucoup de mal,
déploie
des efforts immenses en vue de se rapprocher aussi près que
possible de la réalité non travestie.
Aussi Hamlet met-il
son masque pour garder sa liberté d'action.
Si on quitte
le terrain de la morale pour analyser ce qui est fait,
dit,
pensé,
touché,
on se rend compte de
toute la richesse que
Hamlet détient derrière Bon masque
richesse mentale et
d'instinct qui lui permet de trouver la meilleure voie vers
une réalisation de son engagement envers le spectre, qui
lui permet de dépasser,
après une longue réflexion -mais
cela n'est pas grave- les obstacles de la pensée indécise,
qui lui permet,
enfin,
après une auto-analyse minutieuse,
de se dissoudre comme conscience dans la vraie réalité du
monde non superficiel.
Car Hamlet ne sait
jamais faire
semblant.
Perçu comme fou,
i l est celui qui "plonge dans
la chair rouge du sol ••• dans la chair ardente du ciel"
(39),
celui qui va au-delà des surfaces
l' •••
Je ne connais pas les semblants. Ce n'est
pas seulement ce manteau noir comme l'encre,
bonne mère,
ni ce costume obligé d'un deuil
solennel, ni le souffle violent d'un soupir
forcé,
ni le ruisseau intarissable qui inonde
les yeux,
ni la mine abattue du visage,
ni
toutes ces formes,
tous ces modes,
toutes ces
apparences de la douleur, qui peuvent révéler
ce que
j'éprouve. Ce sont là des semblants,

234
car ce
sont des
actions qu'un homme
peut
jouer
mais
j'ai en mo~ ce qui ne peut
se
feindre.
Tout le reste n'est que le harnais et le vête-
ment de la douleur."
(40)
Cette perception du monde eet aux antipodes de la civilisa-
tion,
de
la raison conventionnelle qui mentent
et
simulent.
La folie
quant à
elle,
exprime la réalité pure,
telle qui
elle est
vue et
sentie,
sans
la moindre
tricherie.
Elle
s'impose ainsi en acceptant
la vérité
sans fard,
celle qui
lui
permet d'exister en tant que conscience positive d'un
sujet et non plus comme négation ni impossibilité de la
raison.
Elle
se
situe d'emblée
e~ face de la raison,
en
demeurant
l'instrument de
l'homme qui
cherche
sa vérité
personnelle dane une exploration du réel. De là tout l'in-
tér3t de l'attitude de Hamlet qui exprime ce saieissement
pur de la réalité et l'identification avec elle.
Lorsque
son esprit
entre en ébulition,
ce n'est
pas un individu
1ui souffre,
mais
l'humanité concentrée,
avec
ses maladies
et
ses
tares,
avec
ses harmoniques et
tout
ae qu'elle a
de positif,
de conflictuel,
dans un crâne qui doit
en por-
ter le poids. Hamlet est,
plus que celui qui perçoit la
réalité,
celui qui est
réalité de la tête aux pieds.
Il
atteint
le degré de
fusion où Lear,
Edgar et le Fou re-
devi"ennent nature sous 1 t orage.
Fusion plus matérielle
encore,
plus perceptible que celle de Hamle~ -Edgar
~grimé de fange", Lear déchirant ses habits, discutent
pour savoir la cause du tonnerre.
Si
Lear pose
la question,
c'est parce qu'il se trouve devant un
philosophe
qui
sait de quoi
le monde
est
fait,
un fou qui n'a pas perdu
ses sens de
perception par le mimétisme
fétide de
la

civilisation. Il ne s'agit plus de s'arrêter à
ce qui est
"vu",
mais d'aller dans
les.profondemrs de ce qui
"est".
La vraie folie,
celle qui est déraisonnable pour le su-
jet et pour les autres, c'est celle qui
s'alourdit de l '
obscurité devant la réalité,
qui confond le 'vu' et
l,nAtre",
en un mot,
celle qui est
incapable de se réaliser,
de s'arrêter un moment
pour se saisir.Hamlet lui résiste
jusqu'au bout et finit par découvrir sa vérité en se ré-
conciliant avec lui-même au moment où i l rétablit l'ordre
par son vote pour Fortinbras.
Laar y
succombe malgré une
longue résistance au cours d~ laquelle le conflit d'iden-
tification -avec ses filles- et de différenciation -rejet
de ses f i l l e s - le
fait
éclatèr comme un fruit
trop mar
qui tombe d'une haute branche.
Sa passion est trop forte
pour lui laisser des chances de rédemption lorsqu'il revient
à
la nature. Toujours est-il qu'il reste avec Edgar et le
Fou,
celui qui a réussi à percer le mystère de
l'homme
pour se retrouver face à
face avec
sa propre vérité.
Dans
ce
Bens précis,
Laar siest racheté,
car sa perception du
monde n'est
plus cette image
blafarde qui perce à
peine
derrière un voile d'illusion et de mensonge.
Dans sa démarche folle
et
selon ce point de vue,
Timon,
pour une
fois,
peut avoir raison
1
i l choisit la liberté
de la folie
sans la moindre concession. Il va au delà du
nihilisme et choisit
l'anihilation comme
fin de
l'existen-
ce et
principe de base du fait d'être.
Le
jugement,
qu'il
soit positif ou négatif,
est
impossible
ici car i l s'agit
d'une vérité personnelle qui ne souffre aucune
interven-
tion externe.
L'essentiel est que,
dans
la dialectique
interne et propre au sujet,
l'apparence
soit discernée de

236
la réalité et que cette dernière,
sans la moindre référen-
ce au raisonnable aboli,
corresponde à
une
jonction entre
la pensée,
l'action et
l'Atre.
Dans
sa mort,
Timon se réa-
lise.
L'appréciation de
son action relève de la morale et
non de psychologie.
Le fou qui découvre sa vérité en dépit des obs-
tacles que la politique dresse devant
lui l'utilise dans
son combat.
Il
s'engage dans une oeuvre de
transformation
du monde qui
peut,
à bien des égards,
secouer les vieilles
croyances
et
la vieille harmonie.
Sa lutte prend alors une
dimension créatrice. Le dernier chapitre traite de cet
aspect de
la folie comme art
et
création.

237
NOTES
1)
Histoire de la Folie à l'Age Classique -Foucault-
page 200
2)
Hamlet et Oedipe -Ernest Jonss-
page l5J
J)
Hamlet
Acte III
Scène 2
Il.276-278
4)
What Happens in Hamlet
-John Dover Wilson-
Introduction XVII
5)
Hamlet
-Signet Classics-
page 2J6
Cette édition est complétée par des extraits
critiques dont "Le monde de Hamlet" par
Maynard Mack.
6)
Metamorphoses
-Ovid-
page 107
Cet exemple d'Ovide montre la capacité
de l'esprit de sentir un mal qui n'est pas réel,
en
d'autres termes comment
la suggestion et l'imagination
combinées peuvent faire plus de ravages que le mal
lui-même.
7)
J.D,Wilson
Op.Cit.
pp.222-22J
8)
Shakespearean Tragedy
-A.C.Bradley-
p.8
Bradley soutient que la folie
de Lear et d'Ophelia résulte d'un conflit tragique et
non l'inverse.

238
9)
King Lear
Acte l
Sc.4
11.268-270
10) Foucault
op.cit.
pp.48-49
11) King Lear
Acte II
Sc.4
11.199-215
12) Timon of Athens
Acte IV
Sc.3
11.18-23
13) Jacques Roumain,
communiste haïtien, mort pendant la
deuxième guerre mondialeJa écrit entre autres un long
poème Bois d'Ebène (dont cette phrase est tirée) et
Gouverneurs de la Rosée.
14) Timon of Athens
Acte IV
Sc.3
Il.447-452
15) Ibid - Acte IV
Sc.3
11.301-305
16) King Lear
Acte II
Sc.4
11.11-12
17) Essays
-F.Bacon-
p.91
Le délai de Ham1et n'est au fond qu'une preuve
de prudence,
de sagesse et de réalisme si on analyse
objectivement la situation doublement difficile dans
laquelle i l se trouve
f
difficile moralement et prati-
quement.
18) Ham1et
Acte III
Sc.2
Il.362-366
19) King Lear
Acte II
Sc.3
11.6 ...• 21

239
20) La rédemption de Gloucester est plus évidente que celle
de Lear parce qu'il n'a pas autant ds passion que le
vieux roi,
et que d'autre part,
i l accepte de revenir
à la réalité sans en Atre empéché par un orgueil déme-
suré.
21) Il est clair que Coriolanus ne réussit pas à réaliser
son dsssein à cause du complot qui le tue avant son
retour. Mais l'essentiel est qu'il ait cédé et accepté
de rentrer à Rome.
22) King Lear
Acte I
Sc.l
Il.148 ••• 156
23) Timon of Athens
Acte I
Il.173-175
24) King Lear
Acte III
Sc.6
Il.49-51
25) Le Fou déraisonne par rapport à
son contrat avec Lear.
On ne peut cependant pas le mettrs dans la cage marquée
"déraison folle" quieuppose la raison et l'excès inac-
ceptable puisqu'il sst déjà étiqueté comme le Fou.
26) King Lear
Acte IV
Il.60-63
27) The Wheel of Fire
-G.W.Knight-
p.212.
28) The Holy Bible
1
Cf. Luke
6-36-42
Le verset 38 qui dit que si tu donnes, i l te sera donné,
est totalement démenti par l'attitude des amis rapacm
de Timon. Il a
tout donné et n'a rien reçu en échange,
sinon sa propre folie
et
sa mort.

2~O
29) Hamlet
ActeIII
Sc.2
Il.349-355
30) An Approach To Shakespeare
(Vol.2) -D.Traversi- p.58
31) J.D.Wilson
Op.Cit.
p.2l8
32) Ernest Jones
Op.Git.
Introduction de Starobinski
UV
33) Hamlet
A selection of Gritical Essays
-Edité par John_Jump_
p.194
Grutwell, dans "La moralité de Hamlet" publié dans
cette sélection, rejstte la thèse freudienne du complexe
d'Oedipe comme cause de l'hésitation de Hamlet à
tuer
son oncle.
34) Sense and Nonsense in Psychology
-H.J.Eysenck- p.337
35) Laura Bohannan a écrit un essai intitulé "Shakespeare
In The Bush" que
j'ai reçu comme extrait sans référen-
ce au "Departrnent of Social Anthropology" de
Queen's University, Belfast.
36) Ernest Jones
Op.Git.
pp.82-83
37) Ibid.
p.170

2~1
38) The Language of Madness
-David Cooper-
p.117
La "non-psychiatrie", selon David Cooper qui emploie
le terme, refuse que la folie soit une maladie. Elle
est au contraire une "source subversive de créativité,
de spontane1té", ce qui rend cette approche "impossible"
dane le contexte du capitalisme selon l'auteur. Je suis
de son avis quand i l déclare que nous devons relever
le défi de cette impossibilité si nous voulons changer
quelque chose.
39) Cahier d'un retour au Pays natal.
Césaire parle de la négritude, mais je trouve que l'ex-
pression est belle et garde toute sa valeur dans ce
nouveau contexte.
40) Hamlet
Acte l
11.76-86


242
V.
LE FOU. ARTISTE ET CREATEUR

243
En matière de création.
le fou n'est pas Comme
l'homme civilisé.
Il sort dQS sentiers battus des écoles
de la beauté pour emprunter son propre chemin
ses expres-
sions cessent d'être de la marchandise de salon pour se
transformer en outils de combat révolutionnaires.
J'analy-
serai ici son langage qui se meut en action et en matière
concrète pour révéler la réalité toute nue et belle. L'art
prend alors les formes d'une subversion contre l'asservis-
sement.
Il atteint les dimeneions de l'exorcisme qui puri-
fie et recrée un nouvel ordre supérieur à
celui de la
société civilisée qui traine encore dans les chalnes des
tabous,
des interdits
, d e la superstition et des pré-
jugés. I l y a une force d'imagination que seul le fou pos-
sède et qui le porte bien loin,
au-delà de tous ces obsta-
cles. A travers le fantastique débarrassé des menottes de
la servilité conventionnelle.
le langage du fou réalise le
monde. I l le refait matière et beauté. L'absence de l'écri-
ture augmente la spontanéité de l'acte du devenir qui n'est
plus maturation ni évolution lente vers le parfait.
mais
surgissement immédiat qui fascine et émerveille.
C'est là
que l'action et le mot,
la chose et l'image se dissolvent
les uns dans les autres lorsque la passion qui sert de ma-
trice à
toute l'imagination folle éclate sous sa propre
pression et enfante de ce monde sublime qu'aucune plume ne
saurait traduire.
qu'aucun pinceau ne saurait montrer.
Le fou prend la place du dieu créateur et re-
commence l'homme. Ayant été exclu du groupe et considéré
comme indésirable,
i l nia dlautre solution que de défier
la civilisation en mettant toutes les chances de son côté,
au départ
z i l ne parlera que le langage de la vérité,
i l

244
dépassera les avatars de l'ignorance primitive pour pou-
voir communiquer avec la réalité. Art et création.
chez
lui,
sont donc les marques de la permanence d'un combat
nécessaire pour la survie. mais en m~me temps fantasme
original qui refuse de se laisser dompter. Les accents
sauvages qu'on peut déceler dans les mots de Lear.
Hamlet,
Timon,
le Fou de Lear ou Edgar proviennent de cette force
insaisissable pour le poète normal.
J'exposerai dans ce chapitre et dans llordre,
les images et le symbolisme du fou comme forme d'exorcis-
me qui crée un nouvel ordre universel par le langage,
le
rêve et l'imagination,
le cynism~ et le rire au moyen des-
quels le fou prend sa revanche.
et,
enfin,
le nouveau mon-
de révolutionné qui est le produit ultime de cette intense
activité créatrice.

~45
A - L'ART COMME FORME D'EXORCISME
Le discours du fou tragique se particularise
à
trois niveaux
a les images et les symboles,
les asso-
ciations innatendues entre éléments de la nature et du
monde vivant,
et,
enfin,
le pouvoir d'exorcisme et de pro-
tection qu'il détient et qui est le stade suprême de son
développement.
1- Images et symbolisme dans le langage du fou
Le héros tragique vivant dans un monde
en mutation écartelé entre l~morale. le devoir et la pas-
sion,
a
besoin,
quand i l devient fou ou déséquilibré men-
tal,
de trouver un substitut à
l'ordre perdu afin d'éviter
le cataclysme préparé par la déraison des autres.
Son lan-
gage de fou Be libère,
le libère et lui permet d'entrepren-
dre le rétablissement des rapports pré-existants, non pas
sur le mOrne schéma,
mais sur une vision en perspective de
l'univers tout entier.
Pour cette raison,
son vocabulaire
ni son langage ne peuvent plus refléter les images tradi-
tionnelles de la société.
Il donne une signification nou-
velle aUx Atres et aux choses en vue du bouleversement à
venir. Les images et les symboles qu'il emploie prennent
alors un sens particulier 1 ils sortent des ovaires mArnes
du conflit
trouble de son environnement.
Dans Hamlet,
c'est
essentiellement la maladie qui ronge le Danemark, dans
~ et Timon,
l'animal envahissant le monde des humains
et semant la panique partout où i l passe.
Cette utilisation d'images et de symboles est
l'expression concrète d'une capacité de pénétration de la
réalité des choses. Dans le cas du Danemark
nous sommes
f

246
en face d'un monde malade.
gangréné
le mal est là,
on le
ressent,
màs personne ne peut le toucher du doigt. C'est
parce qu'il
s'agit d'un cancer.
quelque chose qui se passe
à l'intérieur,
sous les surfaces,
et qui n'appara1t que
lorsque l'irréparable s'est déjà produit. L'âme prophèti-
que de Hamlet ne peut aller au-delà du pressentiment de ce
mal.
Il attendra que le spectre,
cette autre créature sor-
tie peut-être des enfers. vienne révéler au grand
jour le
spectacle macabre qui a
lieu en dessous des apparences fra-
giles. Marcellus est convaincu qu'"il y a quelque chose de
pourri dans l'empire du Danemark", même s ' i l ne sait pas
ce que cela peut bien être.
Dans ce climat de suspiscion
où tout devient étrange,
Hamlet déclare,
& avec combien
de raison,
que "les· noires actions,
quand toute la terre
les convierait.
se dresseront aux yeux des hommes".
De la
conviction profonde qu'il y a
eu tricherie quelque part ~
que les apparences fictives
cachent des plaies puantes
nattra une riche imagerie de la maladie dans les discours
du prince. Comme critique social,
Hamlet reprend les maux
dont souffre le royaume pour les exposer ouvertement,
dans
leur vraie nature: de la pourriture,
rien que de la pour-
riture.
Sa pensée progresse rapidement à
partir de ce point
et développe des discours infectes où ltunivers est envahi
par les pires maladies,
s ' i l n'est
pas la maladie elle-
même. Caroline Spurgeon a
étudié en détail l'imagerie de
Shakespeare avec des passages impor~ts sur Hamlet (1).
I l est difficile d'ajouter quelque chose à
son travail.
Je me contenterai donc de donner une vue d'ensemble de la
progression de l'imagerie par rapport à
l'instabilité du
royaume.

2?7
Au commencement,
i l y a
l'existence des "noires actions"
exécutées dans
l'ombre.
Puis la confirmation des appré-
hensions de Hamlet par le spectre
" ••• ton oncle se glissa près de moi avec une
fiole
pleine du jus maudit de la jusquiame,
et m'en versa dans le creux de l'oreille la
liqueur lépreuse •••
et tout à
coup je sentis,
pareil à Lazare,
la lèpre couvrir d'une croQte
infecte et hideuse la surface lisse de mon
corps ••• "
(2)
L'intériorisation de cette révélation qui s'ajoute à
une
critique sociale déjà très forte permet au prince de trou-
ver toute la similitude existant entre l'état du Danemark
et le monde terrible de la nosographie.
L'amour devient
acte incestueux,
la vie,
pourrissement perpétuel; quelques
phrases résument cette aversion profonde de Hamlet
IlLe soleil,
tout dieu qu'il est,
fait produire
des vers à un chien mort
en baisant sa cha-
rogne".
dit-il à
Polonius,
insinuant que même la pure-
té de l'astre contribue à
la décomposition et à
la putré-
faction du royaume,
que tout y passera inévitablement.
C'est pourquoi,
quand le chambellan meurt,
i l le cache •••
Ilquelque part o~ i l ne mange pas,
mais o~ i l
est mangé
:
une certaine réunion de vers poli-
tiques est attablée autour de lui.
Le ver,
voyez-vous,
est votre empereur pour la bonne
chère. Nous engraissons toutes las autres
créatures pour nous engraisser
et nous nous
engraissons nouSmêmes pour les infusoires.

248
Le roi gras et ~e mendiant maigre ne sont qu'
un service différent,
deux plats pour la même
table •••
"
Ll amou r
cesse d'être"réel et perd ses plaisirs.
La reine,
selon Hamlet,
ne fait que
" ... vivre dans la sueur fétide d'un lit im-
monde,
dans une étuve d'impOreté, mielleuse,
et faisant
l'amour sur un tas de fumier"
(3)
La mort et la putréfaction ressortent dans tout ce langage
comme les principaux éléments de la pensée obsédée par
l'inceste et la maladie. Après la lèpre qui a
tué son père,
Hamlet ne voit plus que charognes,
vers,
"vipères prêtes à
mordre"
le cadavre de Po10nius symbolise l'humanité pour-
rie et en décomposition dont le héros se détourne sans re-
grets,
sOr qu'il saura répondre de cette mort. La maladie
nous est présentée sous les traits de la décomposition;
cela permet à Ham1et de mieux montrer son pouvoir destruc-
teur actif et presque irrésistible.
Le processus se pour-
suit dans le temps comme i l l'exprime au cimetière avec
les os sortis de
terre par le paysan
1
Alexandre Le Grand
n'y échappe pas
C'est le destin des hommes d'en être ré-
duits à du pus avant de devenir poussière pour boucher le
trou d'un tonneau.
Processus simple: maladie,
putréfaction,
chosification définitive. Le Danemark,
pendant les moments
où nous rencontrons Hamlet,
traverse la première étape et
s'approche de la seconde
le royaume est non seulement
malade,
mais i l commence à
sentir mauvais comme un abscès
qui éclate sous une forte pression de pus. Voilà l'état
nauséabond d'un royaume dont la corruption nous est présentée

-
telle une épidémie.
Dans Le Roi Lear et Timon d'Athènes,
le mal
n'est plus une infection incurable,
mais une invasion sau-
vage d'animaux qui détruisent l'équilibre. Cette imagerie
est différente de celle de Hamlet qui relève beaucoup plus
du constat et de l'identification;
pour Laar et Timon,
i l s'agit de fantasmes négatifs dont
ils souhaitent la réa-
lisation concrète en vue d'une déstabilisation de la Bocié-
té.
L'homme
tombe au plus bas de
l'échelle des 6tres et se
cadavérise à
l'issue du processus.
Dans Le Roi Laar,
i l Y
a
"cent-trente-trois mentions de
soixante-quatre animaux
différents"
(4).
Bradley en donne. une liste non exhaustive
qui inclue entre autres:
le chien,
la vache,
le lion,
l '
ours,
le loup,
le renard,
le pélican,
le singe,
le
rat,
le
vers,
la grenouille
(5). L'idée essentielle qui se dégage
de ce fourmillement
est la dépravation totale de l'homme.
La férocité animale éclot de la méchanceté des hommes et
balaie l'univers comme un ouragan.
L'animalisation qui est
la forme
la plus hideuse de la déshumanisation disloque
complètement l'esprit humain dans la souffrance et l'indi-
gnité d'une chute affreuse.
Lear est le dragon.
animal
monstrueux s l i l en est.
qui commande toute cette horde bes-
tiale à
l'assaut de la civilisation. Dans son esprit.
Goneril est un vautour qui plane.
oiseau de proie à
la re-
cherche d'une charogne.
symbolisant l'omniprésence d'un
instinct cannibal qui
serait la marque la plus visible de
l'humanité.
Albany prédit ce qui se passera inévitablement
pour que cette nature anti-nature soit effacée à
jamais de
la terre
les bêtes -entendez les hommes- vont s'entre-
tuer et se manger les unes les autres
jusqu'à la disparition

250
complète de l'espèce. Après que Cornwall et Regan aient
crevé les yeux de Gloucester,
Albany déclare avec beaucoup
de raison
"
qu'avez-vous f a i t ? Vous,
des filles
non
J • • •
Qu'avez-vous commis,
tigresses '1
Un père,
un gracieux vieillard dont l'ours à
tête lourde eOt léché la majesté,
vous l'avez
rendu fou,
barbares dégénérées
l •••
Si les
cieux ne se hâtent pas d'envoyer leurs espri~
visibles pour punir ces forfaits infâmes,
le
temps va venir où les hommes devront s'entre-
dévorer comme les monstres de l'Océan. ll
(6)
L'important ici est le passage brusque de "filles"
k
l'tigresses tl pour désigner Goneril et Regan. Mais ce passa-
ge est un signe de décadence dont
la portée nlest pas tel-
lement visible si on ne l i t pas la phrase suivante
:
les
filles,
en devenant
tigresses,
tombent très bas. Plus
graves,
en devenant animaux,
elles n'ont même pas la digà-
té et le respect de l'animal naturel. L'ours,
animal féro-
ce,
devient la créature civilisée qui lècherait la majesté
de Gloucester là où les deux princesses s'amusent à
lui
crever les yeux (7)
• La dégradation est telle que,
mênle
dans le monde des bêtes,
l'homme devient un monstre hideux
sorti des bas îonds de l'océan. Goneril et Hegan apparais-
sent à Lear comme des centaures.
Cette vision de la déché-
ance est décrite dans le dialogue entre Lear et Edgar où
les deux humains font
peur aux animaux
Lear
"Les petits chiens et toute la meute,
Sébile,
Blanc~le et Favorite, aboient
après moi.

251
Edgar
-Tom va leur
jeter sa tAta. Arrière,
molosses
Que
ta gueule
soit noire ou blanche
Que
ta dent empoisonne en mordant,
Mâtin lévrier,
métis hargneux,
Dogue,
épagneul,
braque ou limier,
Basset à queue courte ou torse,
Tom les fera tous gémir et hurler.
Je niai qu'à leur
jeter ainsi ma tête
Pour que tous les chiens
sautent
la
barri.re et fuient"
(8)
Si on laisse de côté l'extravagance du discours pour analy-
ser la présence de l'animal,
on en arrive toujours à
cet~
constatation que lthumanité est carrément bestiale. C'est
la raison pour laquelle,
plus que Lear et Edgar, Timon veut
sien débarrasser.
La destruction absolue dont i l rêve dans
sa malédiction des hommes
passe par l'animal,
la maladie,
la violence
l'
Gales et pustules,
semez vos germes au
coeur de
tous les Athéniens,
pour qu'ils en ré-
coltent une lèpre universelle
1 Puisse l'haleine
infecter l'haleine,
afin que leur société,
comme
leur amitié,
ne
soit plus que
poison
t •••
Timon s'en va dans
les bois
i l y
trouvera h
bête malfaisante plus bienfaisante que l'huma-
nité •••
Puissent
(les
Dieux)
permettre que
Timon voie cro1tre avec
ses années
sa haine
pour toute la race des hommes grands et petits
Amen
" (y)

Cette prière de haine,
pour être plus effective,
met l'ani-
mal au-dessus de l'homme et réduit ce dernier à
une pourn-
ture rampante qui ne mérite que violence et souffrance.
La
solennité du "Amen",
comme le
"Amen" qui termine la prière
de Lear citée plus haut
,
nous empêche ici de rire
comme
nous le faisons volontiers devant la scène du Conte d'Hiver
où Autolycus parle des suplices qui attendent le fils du
berger dont
le prince Florizel
tombe amoureux (10).
Si les animaux ne sont ni bons ni méchants dans ~
comme le note G.~.Knight (11) et qu'ils n'ont rien de spé-
cialement terrifiant dans Ti~on, c'est pour mieux montre~
au-delà du symbolisme traditionnel,
la bassesse de l'homme
qu'on compare négativement à
la faune.
Le Lord demande aux
"loups affables", aux "ours doucereux tl
de
"laper" l'eau
chaude de son dernier festin.
A c6té de ces visages, de ces symboles qui visent
tous à~
destruction de l'humanité,
on trouve néanmoins des tons
plus rassurants,
non point chez Lear ni chez Timon,
mais
dans les paroles de Hamlet et d'Ophelia.
L'expérience de~
réalité qui découvre la maladie et rapproche l'homme de la
bête sait aussi,
dans le délire ou la folie,
voir la beau-
té à
côté de la laideur. Ainsi Hamlet décrit son père qu'
i l compare à
Claudius quand i l rend visite à
sa mère
"Regardez cette peinture-ci,
et celle-là.
Ce
sont les portraits des deux frères.
Voyez quelle
grâce respirait sur ce visage
les boucles
d'Hypérion
1 le front de Jupiter lui-même
l'oeil pareil à
celui de Mars pour la menace
ou le commandement
l'attitude comme celle du
héraut Mercure,
quand i l vient de se poser sur

une colline à
fleur de ciell
••• Regardez main-
tenant à
côté
1 c'est votre mari
1 mauvais
grain gâté,
fratricide du bon grain."
(12)
Le charme de la description du père -Hamlet-n'a d'égal que
la grâce et la douceur des chansons d'Ophelia.
Le point convergent de toute cette imagerie
demeure la volonté du fou de contrÔler le monde,
sa conscien-
ce que ce qui l'oppose à
la civilisation est avant tout un
problème politique. Il décide alors de renverser les rÔles
et de créer son propre ordre qui légitime sa façon d'être
et condamne les autres.
2- L'ordre dans le langage du fou
L'ordre du fou se fonde sur un renverse-
ment des valeurs séculaires et la création de nouveaux rap-
ports dans
la nature.
A cet égard,
l'imagerie animale appor-
te un éclaicissement de plus à
sa lutte autant que le
langage spécial qu'il emploie.
La métaphore prend une signi-
fication nouvelle:
elle révolutionne l'existence par une
transformation radicale du langage qui n'est plus langage
peut-être,
mais dis-cours fou;
i l atteint,
selon David
Cooper,
" ••• des régions oG i l ne trouve rien -
mais un
rien important et spécifique qui est créateur
précisément dans la mesure oG i l n'est pas
détruit par les techniques de normalisation de
la société."
(1))
En d'autres
termes,
le fou peut dire l'ineffable qui échap-
pe à
la poèsie et à
la littérature conventionnelles.
Ces
possibilités nouvelles du langage s'expriment concrètement

~54
dans l'oeuvre de restructuration du monde entreprise par
le fou qui se construit un cosmos à
lui. Belle réplique
aux coups de pierre de la civilisation 1
En plaçant la bite sur le trOne et l'homme dans le terrier
comme le font Timon.
Lear et Edgar.
le fou s'assure une pr~­
pondérance incontestable sur la raison et le bon sens.
apa-
nages de la société. Le travail se fait
sur la base d'asso-
ciations et d'images choquantes.
Il s'agit en fait d'une
réalisation du rêve de Timon
1
l'infamie est vertu,
les
f~tes sont "honnies"
l'or transforme toutes les valeurs,
bonnes ou mauvaises,
en leurs contraires. La cible fonda-
mentale des fl#ches de la folie,
l'objectif de sa croisade
est la nature humaine. Le fou opère ce retour difficile à
la nature et l'exprime dans ses paroles; mais son expres-
sion choque en ce qu'elle dit des choses horribles impos-
sibles à visualiser.
tout au moins
.~ penser pour l'esprit
normal~ Hamlet est prêt à
"avaler de l'Issel",
Ilmanger du
crocodile".
llrugir l' comme un lion pour montrer son amour
pour Ophelia ;
la passion devient animale dans cette scène
du tombeau o~ il affronte Laertes. Edgar. quant à lui,
après son départ de la ville,
se retrouve en mangeant
"les souris et les rats et toutes ces menues bêtes sauvages •..
pendant sept longues années".
Le tout passe par une dégradation permanente de l'homme.
Que le fou utilise des calembours,
des métaphores ou d'au-
tres ~ormes d'expression,
l'essentiel de son discours reste
la violence du ton et l'agressivité du langage,
car seule
l'agressivité peut secouer la vieille hiérarchie. Les
paroles.
dépassant les limites de l'entendement humain s'
habillent du manteau de l'impiété et de la vision:
les

~55
dieux ne sont plus que les égaux des hommes à qui ces der-
niers peuvent autoritairement s'adresser sans crainte.
Ainsi le retour à l'animalité est vite effacé par l'ascen-
sion vers les cieux.
l'Puissent les dieux (vous m'entendez tous,
Dieux bons
) confondre les Athéniens ••• "
s'écrie Timon;
Lear,
"le roi
en personne",
donne des or-
dres aux éléments pour détruire le monde. Audacité de lan-
gage,
bien 5~r, mais en m~me temps,
affirmation verbale
de soi qui laisse des traces concrètes dans l'esprit du
fou.
En parlant,
le fou contrôle le monde car i l lui suffit
de dire
"que la lumière soit"
et la lumière sera
Le
langage s'allie à l'action,
et devient réalité.
David
Cooper,
une fois de plus,
dit la vérité
"Le langage de la folie n'est rien ni plus ni
moins que la réalisation du langage. NoS mots
commencent à
toucher Itautre et c'est là que
se trouve le danger de la folie
quand elle
dit la vérité.
Un danger,
le seul danger de
la folie,
est la dénormalisation violente de
mots ordinaires et des mondes de sécurité"
(14)
C'est ici que l'audace qui élève le fou parlant renverse
la dichotomie entre le verbe et l'action.
L'ordre du fou,
quand i l parle,
c'est en fait
tout ce qu'il établit et qui
nie,
par la force de l'expresgion,
le vieil ordre exclusif
de la société.
Il s'agit que Hamlet s'enferme dans une co-
quille et soit'néarunoins roi de grands espaces,
que Timon
soit le camarade de la bête comme Lear. Le langage abolit
les bornes de
la raison et ne se gêne plus par des restric-
tions. I l est impossible de faire une comparaison avec la

vftL>.+ J.~I"e.
hiérarchie sociale renversée.
"%
puis renversementVbeaucoup
plus dépassement qu'inversion dans ce contexte. Toutes les
images étudiées plus haut
se clarifient par rapport à
cette
expression des choses qui particularise le langage du fou.
Il
faut
ajouter que le langage ne
sert pas seulement de
bouclier.
Le fou rejeté et mis
en minorité en a
encore be-
soin pour se débarrasser de
ses
conlplexes. Clest là qU'in-
tervient
l'exorcisme par les mots qui accompagne l'intense
activité de protection et de défense inhérente à
la folie.
Dans l'ensemble,
donc,
continuation d'un travail a r t i s t i -
que mais utilitaire aussi qui ne perd ~amais son contenu
ni
sa forme
politique.
En se libérant de
ses complexes,
le
fou fait
un grand pas dans
sa réhabilitation par rapport à
lui-même.
L'art est son domaine privilégié.
3- Le discours
éxorciste de la folie
Il
est
fondé avant
tout
sur un plan de
. .
défense
et de revalorisation de
soi.
C'est
1CJ que
la folie
transcende
son état de paria où la société lia réduite pour
retrouver toute la plénitude de l'être tout court.
Vérita-
ble travail d'artiste où le verbe,
le mot deviennent magie.
Hamlet,
confronté à des difficultés quasi insurmontables,
brave néanmoins
"la mer"
furieuse
et la détruit par des
discours plus violents que les vagues
tumultueuses.
La pa-
role n'est
plus sonorité vide,
nlais bien substance réelle,
concrète,
touchable qui porte hors des frontières de l ' o i -
siveté.
Dès lors,
elle ne peut plus
se séparer de l'action,
au risque de
se nier.
Comrlle
chez les poètes négro-africains
avant les années d'indépendance,
le mot est
lutte,
i l est
geste,
i l est vie.
On ne peut pas l'imaginer sans des

257
actes véritables qui sapent les fondements de
la
triste
défroque [nentaIe qui étouffe l'homme.
Dans L'Apologie de la Folie, Erasme raconte
l'histoire d'Argive,
cet homme qui s'asseyait tout seul,
toute la journée,
à
applaudir et à
rire dans un théatre
vide.
I l lui suffisait de penser qu'on jouait une pièce
intéressante devant lui pour ~tre content et réagir comme
si ses
fantasmes étaient la réalité m~me. Cette l'aberra-
tion mentale"
comme l'appelle Erasme est
impossible pour
le vrai fou tragique et le héros classique qui affronte la
société.
Lorsque Hamlet décide de
jouer,
i l présente une
pièce
l'véritable et écrite dans
le plus pur italien",
avec des acteurs en chair et en os,
une audience véritable
avec un roi et une reine. Avant la présentation,
Hamlet
se fond littéralement avec sa création et exerce déjà sa
vengeance sur Claudius.
Ses directives au premier comédien
montrent à quel point i l fait corps et âme avec l ' a r t
IIDites,
je vous prie,
cette
tirade comme
je l '
ai prononcée devant vous,
d'une voix naturelle
mais si vous la braillez comme font
beaucoupœ
nos acteurs,
j'aimerais autant faire dire mes
vers par le crieur de
la ville.
Ne sciez pas
l ' a i r ainsi,
avec votre bras
mais usez de
tout ·sobrement
;
car au milieu m~me du torrent,
de
la temp~te, et,
je pourrais dire,
du tour-
billon de
la passion,
vous devez avoir et con-
server assez de modération pour pouvoir la cal-
mer •••
••• Mettez l'action d'accord avec
la parole,
la parole d'accord avec l'action,
en vous

appliquant
spécialement à ne
jamais violer la
nature
, ... Maintenant, si l'expression est
exagérée ou affaiblie,
elle aura beau faire
rire l'ignorant,
elle blessera à
coup sOr 11
homme
judicieux dont
la critique a,
vous devez
en convenir,
plus de poids que celle d'une
sal-
le enti~re.· (15)
Hamlet en arrive à
identifier l ' a r t et la parole à
l'action,
ce qui facilite sa vengeance dans une certaine mesure,
pUsqu'
à
défaut de
tuer vraiment le roi,
tout au moins le capture-
t - i l dans son piège de mots et de mouvements pour ensuite
le poursuivre impitoyablement
jusqu'à ce qu'il le tue.
Il
est important de noter que l'arme préférée de Hamlet,
qui
n'a rien à
voir avec le délai ni la peur ni la lâcheté,
est
la parole qui l'aide à
surmonter tous les obstacles.
Parce
que Hamlet Se trouve dans un monde à
part dont l'essence
slappelle art.
Etant le créateur,
i l
est imbattable. Il dé-
fait
la cour rien que par des mots,
des paroles
• Que dis-
je ? des actions
Car i l faut que
IlIa parole"
soit
"d'accord avec llaction"
et vice versa.
Dans cette nouvelle
symbiose de la création avec elle-m~me, le héros diminué
par son entourage retrouve
toute sa grandeur d'homme et de
combattant contournant les manipulations
sordides de la ci-
vilisation.
La parole cesse d'~tre la litanie sempiternelle
ou le charabia de
l'imbécile pour revenir au commencement
de la genèse du monde.
Pour cette raison,
on pourra aisé-
ment comprendre que,
dans
le discours de Hamlet,
l'enfer
cotoie les cieux,
que le théatre et la mort s'y parlent,
que les satyres et les rois y soient compagnons.
Hamlet
parle et brise le rêve qui le fait
ployer.
Le discours,
pour

être exorciste,
doit
Atre transcendantal,
chose qu'il a
bien comprise. A-t-il
inspi~é cette idée à Ophelia qui
remplace la beauté perdue par celle des fleurs
7 Peut-être
que oui,
puisque l'exorcisme peut être contagieux. A ceux
qui disent que le prince ne cherche que des prétextes pour
ne pas agir,
je répondrai que l'action n'a de sens que
lorsqu'elle fait
corps avec et provient d 1 une conscience
lucide,
autrement,
elle ne serait plus qu'automatisme vul-
gaire et sans intérêt aucun ;
pour en arriver là,
le héros
a
besoin de se ressaisir pour déloger l'animal traqué qui
se cache en lui. Hamlet y réussit à merveille quand i l se
fait artiste-auto-guérisseur.
Dans "Réponse à un acte d'accusation",
Victor Hugo parle
pour Hamlet
ilLe mot ,qu'on le sache,
est 'un ~tre vivant ••• "
qui a des pouvoirs magiques insoupçonnés.
Si Hamlet est le
seul à
toucher véritablement ses ennemis avec ces mots qui
font
fuir des hommes
"que les coups ont toujours fait
rester ll
(16),
i l Y a d'autres personnages dont l'expression,
même si elle n'est pas aussi réussie,
n'en exprime pas moins
une profonde volonté de re-identification et d'agressionà
la fois.
Dans le contexte restreint de l'exorcisme,
je ne
prendrai que les exemples de Lear et Timon. Fous tous les
deux à
la suite de
trahisons,
ils se retournent contre le
monde et essaient d'en balayer la saleté.
Dans son premier dis-cours fou,
Lear se venge par les mots
pour sortir des limbes où la flatterie l ' a plongé. Le fou
est impératif,
autoritaire,
tout ce qu'il faut
pour se ven-
ger mais aussi se purifier en éliminant ses propres faibles-
ses et ses complexes

~60
" Vents,
soufflez à
crever vos
joues
faites
rage
soufflez
Cataractes et ouragans,
dé-
gorgez-vous
jusqutà ce que vous ayez submergé
nos clochers et noyé leurs coqs
Vous,
éclairs
sulfureux,
actifs comme l'idée,
avant-coureum
de la foudre qui fend les chênes,
venez rous-
sir ma t~te blanche
Et toi,
tonnerre exter-
minateur,
brise les moules de la nature et
détruis en un instant tous les germes qui font
l'ingrate humanité."
(17)
Actif "comme l'idée"
Voilà le
secret du vieux roi
1 Mais
comme l'idée s'exprime chez lui par la parole,
c'est aussi
par celle-ci qu'elle devient'active.
Une fois
encore,
la
parole et l'action sont d'accord pour voler au secours du
fou.
Cette destruction verbale de l'humanité se traduit en
actes concrets lorsque le roi déchire ses habits et aban-
donne le dernier vestige de la civilisation qu'il portait
en lui. Agressivité,
mais auto~défense, mouvement où le
désespoir est bousculé par la joie de la victoire à
venir,
non!
de la victoire ici et maintenant. Mêmes sentiments
chez Timon qui est heureux,
non pas de halr simplement,
mais de hair pour se venger,
pour changer quelque chose et
se réconcilier avec lui-m~lne, dieu de la haine. Même dé-
sespoir,
même victoire personnelle,
même
joie.
Le mot,
le
discours font disparaitre le personnage atrophié pour lais-
ser devant l'humanité un demi-dieu tout puissant.
Le pro-
cessus passe par l'élimination des faiblesses.
Timon se
rue sur les mots
Il
0 soleil,
générateur bienfaisant,
dégage de
la terre une humidité pestilentielle,
et

261
infecte l ' a i r qu'on respire
sous
l'orbe de ta
soeur
Deux
jumeaux sortent de
la même matri-
ce
pour eux la conception,
la gestation,
la
naissance ont été presque identiques
eh bien
dotez
les de fortunes diverses
:
le plus grand
méprisera le plus petit.
La créature,
qu'assiè-
gent toutes les calamités,
ne peut supporter
une grande fortune
sans m~priser la cr~ature ••. ll
(18)
Timon transfert toutes ses infortunes -mépris,
pauvreté-
sur le reste de l'humanité
i l peut ainsi observer,
de
loin,
les
loups
se battre entre eux et lui,
mourir de plai-
sir devant ce spectacle.
5 1 i l faut
endurer,
i l est prAt à
le faire,
pourvu que ses paroles soient réalité dans
son
explosion de haine. M@me s ' i l n'a pas raison,
i l est satis-
fait.
Il ne
s'agit point de
juger ni par rapport à
la mora-
le,
ni par rapport à quelque chose 'd'autre, mais de voir
tout simplement qu'un fou remporte une victoire verbale
sur la civilisation,
mAme
si la victoire ne sort pas des
limites de
ses propres
fantasmes.
Timon mange des racines
et implore les cieux de lui en donner
;
i l devient racine
lui-même,
négation suprêlne 0e
la civilisation,
m~tamorphose
sublime où.la chose et le mot
se retrouvent,
mais
surtout
où le fou manipule les éléments et se r i t du monde.
Par continuation de
la parole et de l'action,
l'être du fou,
dans
sa propre réalisation à
travers
l'exor-
cisme,
atteint les hauteurs du rêve et de l'imagination
qui prolongent
la victoire.

B - LE REVE ET L'I"~GINATION
Le rêve et l'imagination 50nt donc une continu-
ation de l'exorcisme,
mais en même
temps
son dépassement
puisqu'ils constituent le stade de la victoire de la folie.
Ils sont la concr~tisation dtune puissante volonté où les
~
mots et la pensée
s'unissent enfin pour controler le monde.
J'écarte l'interprétation traditionnelle qui veut que le
rêve soit ce qui se passe,
ce que nous vivons quand nous
dormons,
ou alors le sens dérivé qui se réfère à une impos-
sibilité
; de même,
pour l'imagination,
i l ne s'agit pasœ
visions abstraites produites_par un esprit très actif et
qui,
dans des moments de délire,
voit des chimères et des
dragons
sur les toits des maisons.
Rêve et imagination,
par rapport à
la folie
combattante,
sont avant tout des ar-
mes objectives qui contribuent à
remodeler la nature humaine,
non pas
telle qu'elle était avant le chaos,
mais telle qœ
l ' a r t i s t e la veut dans
toute
sa puissance.
Ils sont donc
volonté de
puissance du ÎOu,
arme miraculeuse qui résiste
à la soumission. Ils sont alimentés en permanence par la
sève de la Îolie et
en deviennent l'expression idéale,
la
Îorme d'action par excellence.
Cela est cependant impossible
sans une grande
volonté préalable du sujet Îou.
La îolie intervient dans
les premiers moments en libérant
l'homme des
conventions
tutélaires pour le 11cher,
tout
seul,
dans un univers ~
découvrir et à
transÎormer
la passion ajoutée à
cette
liberté,
~ cet afl"ranchissement,
donne libre cours à
la
création.
Le Îou commence à
voir tout
là où i l n'y a
rien.
On pourrait dire,
peut-être,
qu'à ce propos,
le délire de
Macbeth voyant
le poignard n'est
pas
tellement loin de
la

263
folie.
Le poignard est réel,
puisqu'il n'existe pas du
tout
A lien croire,
"rien n'est,
sauf ce qui n'est pas'!
Le poignard est aussi vrai dans son existence que les vi-
sions de la reine.
Ce sont des pensées, dit Hamlet,
"inaccessibles à
nos âmes".
Quand nous y accédons,
nous
ne sommes plus nous-mêmes. Il devient dès lors très urgent
pour l'l'oeil de l'esprit!' d'opérer un retour salvateur.
Il faut,
pour prendre dans l'absolu les mots du prologue
dans Henry V,
suppléer " pa r
(nos)
pensées (aux)
imperfec-
tions
1 divise(r)
un homme en mille et crée(r) une armée
imaginaire". L'imagination,
plus exactement le rêve,
d~­
double le monde comme dit Nietzsche
(19). Elle cesse d'
être,
comme le prétendent Freud et ses disciples,
un sim-
ple présent enraciné dans le passé
le rêve du fou,
c'est
plutôt le présent et l'avenir
la perspective est enraci-
née dans des faits vécus mais en même temps i l y a une
projection dans l'avenir (20).
Voyons de plus près les textes des trois pièces.
Ou plutôt le langage de Hamlet,
Lear et Timon,
en tenant
compte du fait que,
comme l'exorcisme verbal,
le rêve et
l'imagination entrent ensemble dans le cadre de la bataille
du fou.
Le point commun entre eux demeure ceci
:
L'homme
contrairement à
l'anililal,
a des ambitions illimitées
Iflais,
~tant limité lu~-même dans l'espace et le temps,
i l
se trouve pris dans un conflit qui ne peut se résoudre qœ
par l'expression artistique,
domaine du rêve et de l'ima-
gination. La formé sociable de cette expression est en-
chatnée par les conventionS et les mythes.
Pour la folie,
elle se débarrasse de la norme et des restrictions. Cette
expér1ence artistique est vécue de deux façons différentes:
par le langage,
et par l'action,
avec,
à
chaque fois,
la

254
volonté et la passion qui les secondent.
Prenons l'exemple
de Hamlet.
~uand il trouve Claudius en train de prier, il l'épargne.
Pourquoi? Parce qu'il r~serve son épée "pour un coup
plus horrible".
Il ne tuera Claudius que quand i l sera
" ••• saoul ou endormi,
ou dans ses col~res, ou
dans les plaisirs incestueux de son l i t
;
en
train de
jouer ou de
jurer,
ou de faire une
action qui n'ait pas m@me l'arrière goQt du
salut. Alors
(il le culbutera) de façon que
ses talons ruent vers le ciel,
et que son âme
soit aussi damnée,
aussi noire,
que l'enfer où
elle ira"
(21)
Ainsi dit,
ainsi fait.
Il surprendra le roi en public,
en
train d'assister à
un duel,
et le transpercera de son épée.
Ces mots
"horribles" -Johnson- constituent,
je crois,
un
des plus grands moments où la volonté,
le rêve -de vengean-
ce ou de
justice-,
le langage se combinent au-delà de la
sphère humaine pour préparer le terrain où aura lieu la
tragédie finale.
Par anticipation,
Hamlet réalise déjà le
rêve que d'autres peuvent prendre pour un rien.
La passion
folle
-pas l'esprit de Hamlet- concr~tise l'imaginaire et
le vit à
l'instant même avant de se donner le plaisir de
l'exécution ultime.
Le mot qui traduit le rêve est incon-
testablement action ici,
mais aussi objet d~art, c'est-à-
dire le concr~t par excellence,
qui
sort de la prison de
la raison et de l'agréable. Le plaisir n'est que pour l ' a r -
tiste lui-même,
non pas parce qu'il est égoiste,
mais parce
que la société refoule sa production. I l en tire la même
satisfaction artistique qu'il a
tirée de son spectacle à

265
la cour.
C'est
cette imagination fertile,
traduite en
actes concrets,
qui fait du
"phantasiemensch"
-Vischer et
Otto Rank- le roi de la pensée qui
s'impose et prend forme.
La pensée,
dure comme de la pierre dans
son indestructibi-
l i t é .
Les
troubles apparents de l'esprit aiguisent
la per-
ception,
permettant ainsi au héros d'explorer la quintes-
sence de l ' a r t ,
domaine où seule,
nous dit Eysenck,
IlIa subjectivité r~gne, maîtresse absolue".
(22)
Cette
subjectivité étant la vérité du sujet mentalement
et socia-
lement écarté,
se métamorphose
en objectivité par rapport
à
un nouveau système de valeurs
enfoui dans l'imagination,
dans les rêves de
"Hamlet,
Le Danois".
Laar et Timon,
plus brutaux,
et moins grands
que Hamlet
sur le plan de l'imagination et du rêve,
béné-
ficient
néanmoins de ce privilège de la folie.
L'imagina-
tion aidant,
i l s se réconcilient avec leurs rêves.
Lear
rétablit
la
justice et
l'ordre dans
son délire,
devant
les
chaises.
I l
se venge de Regan et Goneril en les
"diss6quant";
i l détruit
les germes de l'ingratitude par la condamnation
de
ses deux filles
Lear
:
l'C'est décidé
je vais les accuser i~
médiatement.
(A Edgar)
Allons
assieds-
toi ici,
très
savant
justicier.
(Au fou)
Et
toi,
docte
sire,
assieds-
toi ici.
(Le fou s'assied).
A vous main-
tenant,
renardes
Je veux les voir juger d'abord •••
Qu'on amène
les
témoins
(A Edgar)
Toi,
robin,
prends ta place.
(Au fou)
et
toi,

266
son compère en équité,
siège à
côté de
lui.
(A Kent)
Vous âtes de la commission:
asseyez-vous aussi."
(23)
La capacité de transfert dont
fait
preuve l'imagination du
roi,
la façon dont i l vit si
intensément son rêve de réta-
blissement de l'ordre,
sont inaccessibles à l'esprit sain.
Aussi est-il,
symboliquement,
entoura de fous
comme
lui.
S'il finit
par mourir dans It ango i8se,
c'est parce que Laar
n'a pas
sQ rester dans les hauteurs de l'imagination, de la
passion.
C'est parce que son rAve s'est dissipé -manque de
volonté?
faiblesse?
-
et qu'il est redescendu sur terre.
Les petits lambeaux de
fantasmes qu'il rapporte de l'autre
monde -celui du jugement, de
la malédiction des filles,
de
l'apostrophe des éléments -
ne
suffisent pas pour le mettre
hors d'atteinte de
ses ennemis.
La mort de Lear,
c'est la
grande imagination enchainée,
malade,
c'est le rêve avorté.
L'action et le langage qui ont fait leurs preuves dans les
invectives contre l'ingratitude se
terminent dans un fan-
tasme tout
simple où la passion et la volonté consciente $
rétrécissent à
vue d'oeil,
pour finalement laisser devant
nous un octogénaire à
cheveux blancs qui expire en déli-
rant
ItHegardez,

Regardez,

!II
En voulant associer ainsi les autres au rêve,
i l le brise.
Par mégarde,
bien sûr
Car i l ne
sait plus ce qutil fait.
Mais,
après
tout,
nt a-t-il pas rendu la
justice qutil fal-
lait avant d'en arriver là ?
Ce que Lear n'a pas pu faire
jusqu'au bout,
Timon le réussit
vivre de
façon continue le r~ve jusqu'à
la fin de
ses
jours
• Le
seigneur Timon lance un assaut

2ô7
contre le reste des hommes.
I l les détruit pour leur ingra-
titude et anéantit leur citadelle.
Pour avoir refusé de re-
tourner à Athènes avec les sénateurs venus le chercher,
i l
assume de façon radicale son rêve
idéaliste de destruction.
La lucidité et la logique dont i l
témoigne lors de sa ren-
contre avec Apemantus dans les bois n'enlèvent rien à
sa
vision. I l est
sauvé pour lui-même,
là où Lear ne l'est pas,
par une
obstination et une volonté plus grande que celles
du roi
l'imagination qui lâche la bête vit
le draID8 cha-
otique qui s'en suit. Timon parle à Apemantus
Timon
" ••• ~ue ferais-tu du monde,
Apemantus,
s ' i l était en ton pouvoir?
Apemantus
Je le livrerais aux bêtes,
pour être
débarrassé des hommes.
Timon
:Voudrais-tu toi-même succomber dans
la destruction des hommes,
pour
rester bête avec
les bêtes
?
Apemantus
Oui,
Timon.
Timon
Ambition bestiale
puissent les
dieux la satisfaire ••• fr
(24)
Timon ne démord
jamais de l'idée qu'il a
l'animalité en-
vahissante. Apemantus lui donne l'occasion d'utiliser l ' i -
mage une
fois de plus pour répéter l'anéantissement qu'il
souhaite.
Une
fois l'univers,
ou plutôt le genre humain
détruit,
qu1a-t-on besoin de s o l e i l ? Timon sait que les
hommes meurent avec lui.
S'il demande au soleil de cacher
ses rayons,
c'est que,
dans
sa forte
imagination,
i l ne
reste plus rien après son départ,
sur la terre.
Si on abor-
de ses propos
sous l'éclairage du rêve vécu,
i l sera aisé
de voir qu'il n'est point égoIste.
I l
fait
même une économie

268
de la nature
Sa mort est une victoire dans cette seule
perspective de la r~conciliation avec soi dans un monde
de l'imaginaire rendu à
la réalité,
à
la vérité personnel-
le par une passion et
un langage sourds aux grondements du
tonnerre.
Timon ne regrette rien.
Il ne se pose pas de
questions
sur sa condition parce qulil n'est pas sorti de
son rêve.
La mort,
pour lui,
n'est qu'une action qui vient
parachever l'oeuvre du langage et de
l'imagination.
Une fois
ce monde qui leur sert de barricade
construit et tant qu'ils y
restent,
le fou tragique,
le
héros déséquilibré,
et,
presque au même niveau et avec la
même détermination agressive,
le mélancolique et le fou
comique -qui prend ici des accents tragiques quelques
fois- rendent coup pour coup à
toutes les attaques de la
civilisation.
Les projectiles qu'ils utilisent? Le
cynisme
et le rire,
armes miraculeuses qui décrivent des arabesques
dans llair avant de
toucher leur cible.
La vie de l ' a r t i s t e
vue comme manière d'être et nécessité,
ne s'embarrasse pas
de conventions.

269
C -
LE CYNISME ET LE RIRE
:
REVANCHE DU FOU
Il convient d'établir la différence entre
le
cynisme et le rire du fou comique et ceux du fou tragique.
Dans la comédie,
le cynisme,
quand bien mArne choquan~est
toléré parce qu'il peut ~tre un élément intégral du rÔle
que
joue le fou.
I l est souvent ridicule,
ou interpr~té
comme
tel malgré tout
le sens qulil peut avoir quand i l pro-
vient de quelqu'un qui mime de
façon comique les vices de
la société.
Ainsi/dans Comme I l Vous
Plaira,
Ja~ues et
Touchestone,
m~me s'ils dérangent certains esprits, ne cons-
tituent
pas à
proprement parler de menace contre l'ordre.
Ils continuent à
parler,
à
rire,
même
si le ton est
par-
fois
rauque.
Le rire comique choque
simplement en ce qu'il
s'attaque à
la susceptibilité,
à
l'amour propre,
mais i l
ne remet pas en cause les fondements de la société
;
dans
la comédie,
on peut donc dire que
le cynisme et le rire
placent
le fou "à c6té"
i l s ne l'isolent pas,
ni ne le
désignent comme l'ennemi avoué des hommes.
Les choses
sont
touttiautres quand i l s'agit de
la tragédie.
En effet,
le ridicule n'existe plus ici dans
les mêmes dimensions qu'on lui cannaIt en comédie. Dans la
tragédie,
i l y a
ce quelque
chose de grand et de
sublime
qui fait que même le rire reste imposant,
triste quelques
rois,
absurde très souvent si on le place superriciellement
dans le contexte qui le produit.
Cette absurdité n'est ce-
pendant qu'illusion,
car le
îou tragique,
sans trève
continue à
façonner cet être idéal mais réel en même temps
qui nait du paria devenu victorieux.
Cynisme,
rire
telles
sont les expressions de la victoire après un long conflit
où i l a
îranchi avec
succès les étapes de la différencia-

270
tion,
de l'isolement,
de la répression,
où i l a
évité la
mort
et les
complexes d'inrériorité
pour bâtir,
enrin,
le
royaume qui lui donne un sens.
C'est donc,
à
mon avis,
le
moment de la "déclaration 'l de soi,
du piétinement impitoy-
able de l'adversaire,
le moment de
jubilation où l'orgueil
presque perdu,
l'intelligence longtemps méprisée,
se re-
dressent en même temps
pour aller à
l'assaut des rorteres-
ses de la conscience générale et des mythes archaïques.
Combat,
toujours,
car,
tant que l'ennemi n'est pas anéanti
ou castré,
les conqu~tes doivent ~tre défendues par les
armes pour éviter toute
tentative de reconquête.
Je con-
clus de cela que le cynisme et le rire
sont des moyens
d'auto-défense,
mais aussi d'~gression car c'est la seule
voie sÛre vers une préservation de
soi pour la folie qui,
autrement,
se constituerait
prisonnière de la civilisation
en acceptant un traité de paix ou de coexistence pacifique
que l'autpe partie violerait à
la première occasion.
La
paix se défend par les armes.
Dans le langage ambigu de Hamlet,
la prudence,
l'intelligence et la disposition à
l'agressivité lorsqll'
elle est nécessaire/apparaissent de façon on ne peut plus
claire. Considérons le contexte lugubre dans lequel i l
livre b a t a i l l e :
le Danemark est à
la veille d'une
tragé-
die qui en dévoilera une autre,
très affreuse,
et le héros
est au centre de cette histoire de cauchalnars et de
sang.
Son père est mort,
sa mère se hâte de
se remarier,
mais
aVèC qui
? le frère ùu défunt roi
Hamlet
soupçonne une
trahison quelque part.
Le
spectre vient confirmer ses doutes.
Il décide alors de porter un lilasque de folie
pour découvrir
le ou les coupables.
Résultat du conflit qu'il vit et des

271
difficultés qu'il rencontre
i l devient presque
fou.
Acceptant de
jouer son rôle de façon conséquente,
i l en
arrive à
incarner le personnage qu'il représente,
à
l'in_
térioriser profondélnent dans
ses rapports externes avec
le monde qui l'entoure. A part Horatio,
personne n'est é-
pargné dans
la cour.
Les calembours et les métaphores se
m~lent au discours direct et clair
sa première victime
est Claudius qui
s'étonne que le
prince soit encore
triste
après la mort de
son père au lieu de partager le bonheur
de la cour
Claudius
l'Pourquoi ces nuages qui planent
encore sur votre front
?
Hamlet
I l n'en est
rien,
semgneur
je suis
trop près du soleil"
(25)
Trop près du soleil,
des faveurs,
mais
surtout du gendar-
me
Hamlet est conscient du piège qui lui est
tendu pour
le dompter et i l en avertit
le roi.
Cela se passe avant
même
sa rencontre avec le spectre.
La confirmation de
ses
doutes
s'exprime par un rire qui
indique à
la fois la sa-
tisfaction,
l'horreur mais aussi un avertissement calme et
tragique à
Claudius,
bien que celui-ci soit absent.
En
effet,
après le départ du spectre,
i l se met à
rire avec
Horatio et Marcellus,
vivant déjà sa victoire prochaine
Horatio
'1Hillo
ho
ho
!
monseigneur
Hamlet
Hillo
ho
ho
page
Viens,
mon
faucon,
viens
(entrent Horatio et MarcellUS)
Marcellus:
Que s ' e s t - i l passé,
mon noble
sei-
gneur ?
Horatio
Quelle nouvelle,
monseigneur?

272
Hamlet
Oh
prodigieuse
" (26)
Ce rire
tragique devant la révélation qui va troubler sa
raison n'est point comique.
Hamlet est encore lucide,
et
je crois,
comme l'écrit Wilson Knight,
qu'il essaie sim-
plement de diminuer la tension forte qui a accompagné
l'apparition du spectre
(27)
S'il r i t ,
c'est parce qu'il
pense déjà aux noires actions qu'il accomplira pour venger
son père et purifier le royaume. Mais,
ni le rire lui-m3me,
ni le cynisme qu'il contient,
n'égalent la violence avec
laquelle ses paroles,
plus tard,
toucheront le coeur de
ceux qui seraient sur son chemin.
Malgré l'amour qu'il porte à
Ophelia,
dans un moment de
passion,
i l l'attaque
Hamlet
"J'ai entendu un peu parler ••• de vos
peintures. Dieu vous a donné un visage
et vous vous en faites un autre vous
m3me
vous sautillez, vous trottinez,
vous zézayez,
vous affublez de sobr~
quets les créatures de Dieu,
et vous
donnez votre galanterie pour de l'igno-
rance •• ,"
(28)
C'est la vengeance contre ce qu'il considère comme de la
simulation.
Si Ophelia accepte de
jouer du côté de la cour,
elle mérite peut-être ces insultes.
Hamlet en profite d'

ailleurs pour voir "la femme"
tout court à
travers elle et
c'est,
je crois,
la raison fondamentale de la violence avec
laquelle i l
s'en prend à
la pauvre fille.
Car la femme,
c'est aussi sa mère.
Par une
suggestion très méchante,
i l
fait
comprendre à
Ophelia que le seul moyen d'échapper à
la maladie du monde est de se clo1trer dans un couvent.

273
Les propos rudes de la scène du "couvent"
sont
très
si-
milaires,
à
y regarder de plus près,
à
ceux proférés par
Timon au cours du banquet
l'd'eau chaude " auquel il convie
les
seigneurs.
I l s'agit
toujours d'une vengeance.
Les
seigneurs rassemblés
sont
traités par lui comme des
chiens qui lapent leur nourriture.
L'effet est doublé par
le fait
que Timon n'anticipe pas
sa réaction à
l'hypocri-
sie de
ses anciens
"amis",
ce qui aurait diminué la por-
tée de
son action.
I l les reçoit
calmement,
cmmme d'habi-
tude,
pour mieux les toucher quand les plats seront décou-
verts
Timon:
Il
Enlevez les
couvercles,
chiens,
et
lapez
(les convives découvrent les
plats,
qui
sont
pleins d'eau chaude)
Quelques convives
Que veut dire
sa Seigneurie?
D'autres convives
Je ne sais pas
Timon
Puissiez-vous ne
jamais assister à
un
Ineilleur festin,
vous
tous,
amis de la
bouche
Fumée et eau tiède,
voilà
toute votre valeur.
Ceci est l'adieu de
Timon
englué
et
souillé
par vo·us de
flatteries,
i l
s'en lave en VOUB écla-
boussant
le visage de votre infamie
fu-
mante
(il
leur
jette de l'eau chaude
à
la figure).
(29)
Agression bien
justifiée,
sinon expédition punitive qui
complète
tout le
cynisme triste de
la scène où i l propose
de payer ses dettes
en morceaux de chair et en gouttes de
sang.
La ressemblance avec Hamlet demeure cette
capacité

274
d'atteindre l'autre par un discours basé sur la réalité,
Inais aussi par des actions, .des gestes qui blessent par
leur surprise et leur violence.
Ophelia est aussi désar-
mée devant
les attaques brusques de Hamlet que les seigneurs
devant la moquerie pathétique de Timon.
Comme à
la guerre,
la surprise porte ses fruits.
Un autre parallèle existe entre le seigneur et le prince
lorsque les bandits s'approchent de lui dans les bois pour
lui voler son or,
Timon leur demande pourquoi ils sont dans
le besoin
Premier Bandit
-Nous ne pouvons pas vivre d'herbe,
de baies et .d'eau,
comme les bestiaux,
les oiseaux et les poissons
Timon
:
-Vous ne pouvez même pas vivre de
bestiaux,
d'oiseaux et de poissons
i l faut que vous mangiez des hommes.
N'importe
Je vous sais gré de pro-
fesser le vol
ouvertement,
de ne pas
faire
votre métier sous des apparen-
ces plus édifiantes
car le vol le
plus effréné se pratique dans les pro-
fessions
régulières.
Voleurs éhontés,
voici de l ' o r !
" (Jo)
Ce cynisme qui a
presque
"désenchanté" le bandit de sa pro-
ression en l ' y "encourageant'I -si nous le prenons au mot f-
rappelle les mots suivants qui ont amené Polonius et son
l'cynisme bon-marché"
-Nicholas Brooke- à
se mettre sur la
défensive au lieu d'attaquer,
s ' i l ne se rend pas
tout sim-
plement:

275
Polonius
"
Je demande de quoi i l est question
dans ce que vous lisez, monseigneur
Hamlet
-
(Des)
calonmies, monsieur!
Ce co-
quin de satiriste dit que les vieux
ont la barbe grise et la figure ridée,
que leurs yeux
jettent une ambre é-
paisse comme la gomme du prunier,
qu'
ils ont une abondante disette d'esprit,
ainsi que des
jarrets très faibles.
Toutes choses, monsieur,
que je crois
de toute ma puissance et de
tout mon
pouvoir,
mais que
je regarde comme
inconvenant d'imprimer a i n s i :
car
vous-même,
monsieur,
vous auriez le
mâme âge que moi,
si,
comme une écre-
visse,
vous pouviez marcher à
reculons
Polonius
-
(à part) Quoique ce soit de la folie,
i l y
a
pourtant là de la suite.
(Haut)
Irez-vous changer d'air,
monseigneur?
Hamlet
-
O~ cela? Dans mon tombeau ? •• II (JI)
Le rire n'est
pas autorisé ici,
quoique Polonius soit l i t -
téralement trainé dans la boue avec son costume de chambel-
lan du roi,
juste comme i l nlest
pas possible au cours de
la rencontre entre Timon et les bandits
la fin des deux
moments est un recueillement qui ouvre à
la pensée les
por-
tes de l'au-delà: Timon termine sa destruction de l'homme
par "Amen" comme après une élégie funèbre,
Hamlet bat la
logique de Polonius en la conduisant
sous terre.
Ce qui· est à noter,
c'est la force du cynisme.
Wilson Knight écrit

276
'IOn ne peut
pas discuter avec
le cynique.
Il
n'est pas sage de lui
livrer bataille. Car dans
la guerre de
la logique,
on trouvera qu'il a
tous les fusils"
(32)
Cela est vrai pour Hamlet surtout,
beaucoup moins pour
Timon qui suit
sa passion plus qu'une logique abordable par
les autres et qui paiera de sa vie,
comme Apemantus le sug-
gère,
sa déraison.
Hamlet,
quant à
lui,
demeure
jusqu'au
bout le ma1tre du cynisme.
Quan~ i l rencontre
les paysans
au cimetière,
i l se penche sur le crâne de Yorick pour faire
des réflexions qui conduisent Alexandre Le Grand dans le
trou d'un tonneau!
Plaisenterie macabre? Non,
mais cy-
nisme qui va au fond des choses et découvre
soudain la pré-
carité de l'homme,
de la vie,
de la grandeur.
Réalisation
subite du rien que nous sommes. A ce niveau,
le
cynisme
qui s'est contenté
jusqu'ici de
se battre s'arrête un mo-
ment et réfléchit.
Instant philosophique
important.
Car ce
qui
semble n'être qu'une impiété
prend contact avec l'hom-
me dans ce qu'il a
de profond en lui
le rien qui
suit la
mort,
le retour à
la matière. Alors,
cynisme stupide,
mal
placé
? Non
Simple redécouverte de
soi dans le combat,
mais découverte capitale puisqu'elle
place le sujet au-des-
sus des apparences mensongères,
dépassement des formes que
la civilisation prot~ge avec
tant de
SOi11s et qui ne ca-
chent que vanités.
Clest là que le cynisrne
frappe à
la
porte de la vérité.
Démocrite,
quand bien même i l le vou-
drait,
ne pourrait pas rire devant Hamlet
ou Timon
(33);
i l aurait trop peur.
Le
sourire,
le rire,
le cynisme ne
peuvent pas,
dans ce contexte,
~tre "l'explosion d'une énergie pr~ala-

277
blement
employ~e pour r~primer des sentiments anti-sociaux"
comme J.A.C.Brown fait
dire à
Freud qui,
une fois encore,
a
tort de généraliser les résultats de recherches très lo-
cales
(34). Quand Hamlet rit, quand Timon rit en pensant
aux méfaits que l'on va causer dans la société des hommes,
c'est
beaucoup plus par
jouissance anticipée dJune vengean-
ce
très fortement
souhaitée.
Quand ils
tiennent des dis-
cours
cyniques,
c'est non seulement pour
jeter des vérités
~ la face de leurs interlocuteurs,
nIais aussi pour s'expri-
mer tout court. En un mot,
le cynisme et le rire ont deux
niveaux
le combat et
le fa~t d'être
ils expriment ce
qui est.
La vérité.
Ils ne sont
plus choix de
comportement
ni de réaction,
mais façon d'être,
de comprendre et d'agir.
J'ai volontairement passé
sous
silence Apemantus,
Lear et
son Fou,
parce qu'ils ne correspondent pas à
l'ima-
ge tragique du fou qui ébranle la société et
les conscien-
ces par des
réflexions aussi subtiles,
piquantes,
et vraies
à
la fois,
non par choix ni
par principe,
mais parce qu'il
les vit
:
Apemantus,
mélancolique qui
se plait dans
ses
attaques
cyniques contre les hommes,
n'est
pas
tragique dans
son attitude.
On peut bien se
rire de lui.
Autant que du
Fou de Lear qui,
rappelons-nous,
est un professionnel.
Les vérités qu'ils disent ne
choquent
pas autant que
les
remarques méchantes de Hamlet
elles ne
sont pas écoutées.
Si le Fou se plalt à
chanter et à
parler ell paradoxes,
c'est pour mieux supporter son sort
et
continuer à vivre.
I l peut
bien trouver sa place dans Le
Soir des Rois à
côté
de Feste,
autant que Apemantus peut se
retrouver à
Arden,
avec
Ja~ues, sans que le monde soit mis à
l'envers.

278
Lear,
quant à
lui,
est assez
tragique
pour méri-
ter notre atten~ion. Mais i l ne rit pas,
i l n'est
pas cy-
nique. I l vit et se venge par le langage exorciste,
par
les fantaisies d'un jugement imaginaire et réel à
la fois.
Le seul moment
où i l peut sourire le temps d'un éclair,
ctes~ quand
i l
se
propose d'attraper une
souris avec un
morceau de
fromage
;
mais
le grotesque de la situation fait
oublier pour un instant la perspective de la folie
comme
opposition et affirmation de
soi.
Sa folie et ses transports
frénétiques
l'empêchent de saisir certaines remarques du
Fou qui,
autremen~, seraient d'un cynisme plus visible mais
qui est à
moitié anéanti
par la surdité du roi.
Une fois
la sécurité intérieure du fou garantie
par l'opposition permanente et les attaques punitive's,
lui
reste-t-il une tâche à
remplir par rapport à,
pour ou contre
la civilisation et l'holnme
?
SQrement
• Car le fou est avant
tout un révolutionnaire.

279
D _ LE FOU COMME REVOLUTIONNAIRE
Ayant survécu par une opposition active à
la
répression sociale,
le fou,
par son discours et sa praxis,
fait avancer la civilisation.
Sa victoire se traduit par
un renversement de situation qui
transforme
toute son ex-
périence en leçons riches et positives.
Il sert de modèle,
qu'on le veuille ou non,
à
ceux qui
se
préoccupent du pro-
grès du groupe,
du dépassement des valeurs lorsqu'elles
sont archaIques ou rétrogrades.
Si le contrat social se préserve par une moral
et des lois
jamais r~ises
en cause,
la folie vient slat-
taquer à
ces fondements
elle se ·questionne,
elle ques-
tionne les autres. Elle accepte de faire un mouvement vers
l'autonomie,
atteignant ainsi la limite de la liberté hu-
maine
(J5) qui se construit sur les ruines des structures
de l'aliénation;
elle a
la capacité de déchiffrer la vraie
folie
latente en toute personne.
Phénomène positi~ où le
sujet se laisse 3tre ce qu'il est et suit naturellement
son propre mouvement de purification par l'action et la pen-
sée qui cessent d'Atre opposées l'une à
l'autre pour se re-
trouver ensemble dans une pratique de transcendance des
faiblesse~ où la passion permet d'aller au-delà de la crise
d'évolution de la société. C'est à
ce moment qu'elle devient
réVOlutionnaire,
génératrice de progrès.
Dans Le Roi Lear,
plusieurs exemples montrent
le fou comme agent du progrès et
fossoyeur des vieilles
superstitions
: à
en croire Robert Rehder,
le roi devient
plus intelligent et plus averti dans
sa folie qu'avant. (J6)
J
son discours "combine la vérité •••
et l'absurde". Les an-
cienlles struc~ures de la société volent en éclats dans

280
les scènes folles de la pièce
par son comportement et
ses paroles,
Lear analyse les rapports entre membres d'
une famille,
"la 10yaut6,
le devoir et le respect'I
comme
l'6crit G.K.Hunter dans l'introduction à
son 6dition
(Ne~ Penguin) de la pièce. Hunter cite un passage de
Timon d'Athènes qui exprime encore plus clairement les
attaques de la folie contre les moeurs,
non plus pour le
plaisir de la destruction,
mais pour la r6génération de la
société
l'
Piété,
scrupule,
dévotion aux Dieux,
paix,
justice,
vérité,
d6férence,domestique,
repos
des nuits,
bon voisinage,
instruction,
moeurs,
métiers et professions,
hi6rarchies,
rites,
coutumes et lois,
perdez vous dans le dé-
sordre de vos contraintes"
(J7)
C'est ici que la folie,
en tant que produit de l'aliénation
sociale,
se retourne pour défricher le terrain et donner
aux hommes la possibilité de se libérer des anciennes con-
traintes.
Le fou représente aiIIsi le bon sens
1
i l voit
l'avenir,
étant imbu de toutes les tares du passé,
mais en
même temps d'une
transparence perspicace à
la conscience
des autres.
Si Lear et son Fou SOllt si proches l'un de
l'autre,
c'es~ peut-être à cause de l'identité de leurs
réactions envers la société
ils dénoncent tous les deux
des injustices
Lear crée le chaos où ses filles
ingrates
se perdront,
i l sacrifie le présent pour que l'avenir 'puis-
se naltre
le'Fou critique l'injustice de Lear envers
Cordelia
au fond,
ils dénoncent la même chose, avec des
accents différents.
Une chose importante à
retenir dans
tout cela
la folie utilise son avantage d'irnmuni~é et

281
d'innocence d'une manière violente pour
jeter la vérité à
la face des hommes,
leur permettant ainsi de voir leurs
propres défauts,
leurs infirmités.
Elle est miroir,
non
pour les narcisses, mais pour ·les observateurs soucieux de
l ' é t a t du groupe,
de la correspondance
entre les principes
et la réalité.
S'il est exagéré de dire que
Ill es
fous
sont
la seule nation"
comme le prétend Mosca dans la pièce de
Ben Johnson (38),
i l est vrai au moins qu'ils
sont ceux
dont
toute
l'expérience,
l'existence,
sont une correction
permanente des erreurs de la civilisation.
La répression
ne les bloque à
aucun moment
ils continuent à
interro-
ger le monde,
à
s'interroger eux-mêmes.
Laar demandant la
cause du tonnerre au fou et
essayant d'établir un parallè-
le entre ce qui
se passe dans la nature -l'orage- et ses
problèmes internes,
Hamlet débattant
tout
seul de l'exis-
tence,
de la mort,
de l'inceste,
du suicide,
du contact
avec le surnaturel,
de l'enfer,
Edgar rêvant à
l ' é t a t d'
animal pauvre et
"bi~furqué" et redevenant, dans sa folie,
"la chose elle-même " , tout cela relève de la même action
de transformation du monde dans une perspective d'amélio-
ration.
Le
fou et le détraqué lnental
sont les premiers à
saisir l'essence de l'homme.
Hamlet est
formel
sur ce
point
" ••• Qu'est-ce que l'homme,
si le bien suprême,
l'aubaine de
sa vie est uniquement de dormir
et de manger ?
••
Une bête,
rien de plus.
Certes celui qui nous a
faits avec
cette vaste
intelligence,
avec ce regard dans le passé et
dans l'avenir,
ne nous a
pas donné cette capa-
cité,
cette raison divine,
pour qu'elles moi-
sissent en nous
inactives •••
Pour être vraiment

28~
grand,
i l faut
ne pas s'émouvoir sans de
grands
motifs
; mais i l faut
aussi
trouver grandement
une querelle dans un brin de paille,
quand l '
honneur est
en jeu ••• '1
(J9)
Cette vision de l'homme et de sa grandeur rejoint un des
thèmes de Lear
l'homme est supérieur à
l'animal,
i l a
des besoins qui dépassent les nécessités vitales
Goneril
"Ecoutez-moi,
milord.
Qu'avez-vous be-
soin de vingt-cinq personnes,
de dix,
de
cinq,
pour vous
suivre dans une
maison o~ un domestique deux fois
aussi
nombreux a
ordre de vous
servir ?
Regan
Qu'avez-vous besoin d'un seul?
Lear
Oh
t
ne
résonnez pas le besoin. Nos
plus vils mendiants
trouvent le super-
flu dans la plus pauvre
chose.
N'ac_
cordez à
la nature que ce dont la natu-
re a besoin,
et l'homme vit au même
prix que la brute ••• "
(40)
Et Lear promet alors de faires
"des choses"
qui épouvante-
ront le monde pour se venger des deux filles
i l se propose
d'agir,
comme Hamlet,
afin que
sa distraction mentale
soit
autre chose qu'une infirmité
elle doit être un outil de
transformation;
l'action,
fondée
sur une vision claire de
la réalité,
attaque une
fois
encore la limer de douleurs"
pour libérer et responsabiliser le sujet
;
la raison dans
la folie,
par rapport à
cela,
n'est que l'application pra-
tique de cette conclusion à
laquelle est arrivé le fou
:
une
fois qu'on voit le monde pour ce qu'il est,
i l faut
oser le saper par le discours et dans la praxis
car

283
l'homme doit
se
surpasser et
refuser de
s'emprisonner dans
des conventions étroites s ' i l veut
éliminer la bête et
la
brute en lui.
La folie,
révolution par rapport à
soi,
et
aussi,
dans cette ligne de pensée,
révolution avec les
,~e
autres
en bouleversant les valeurs,
le
fou entr~ la socié-
té dans son sillage
; mais i l lllonte là o~ les vieilles con-
ventions plongent dans
l'ab1me.
Le Fou de Lear dit encore
la vérité
"
Lâcha la grande roue,
si elle roule en bas
de la cÔte
tu
te
romprais le cou en la suivant;
mais,
si elle remonte la cete,
fais-toi
remorquer
par elle."
(41)
Dans l'étude des
relations entre la folie et la
civilisation,
j'espère avoir montré que c'est la nouvelle
psychologie
-
folle
-
qui remonte la pente au moment ob la
vieille convention dégringole et
tombe dans le ravin.
La
seule chance pour la civilisation de
survivre est de
s'ac-
crocher à
la roue qui monte,
de
tirer les leçons de la
folie
pour dépasser ses propres
limites fondées
sur les
préjugés.
Si
la société réussissait à
faire
ce
saut,
l'ave-
nir serait moins nébuleux.

284
N0TES
1)
Cf. Hamlet -
"A selection of critical essays"
édité par John Jump -
page 42
L'article de C. Spurgeon,
"Leading Motives in the
Imagery of Shakespeare's Tragedies" est repris inté-
gralement par Anne Ridler dans
Bon
" Shakespeare
Criticism 1 1919-1935"
pp.18-6l
2)
Hamlet
Acte l
SC.5
11.61. •• 73
3)
Id.
Acte II
Sc.2
11.182-183
Acte IV
SC.3
11.20-25
Acte III
Sc.4
11.92-95
4)
King Lear
Cf.
L'introduction ~ l'6dition l'Arden"
par Kenneth Muir
p.LIV
5)
Shakespearean Tragedy -par A.C.Bradley-
p.2l8
La liste des animaux donnée par Bradley est encore plus
importante.
Je n'ai cité que
les plus importants à
titre d'exemple.
6)
King Lear
Acte IV
Sc .2
11.39 ••• 50
7)
Cette image d'un ours qui lêcherait la majesté de
Gloucester rappelle les 3 lions captifs qui lêchent les
pieds de Daniel dans le poème d'inspiration bibliqueœ
Victor Hugo
l
"Les Lions"
-
Cf.
La L6gende des
Si~clesn
Tome l
pp. 92-95

285
8)
King Lear
Acte III
Sc.6
11.61-71
9)
Timon of Athens
Acte IV
Sc.l
Il.28 ••• 41
10) Autolycus,
pour faire peur au berger et au clown afin
de les placer sous
son contr~le, leur raconte le sup-
pliee que le roi
pr'pare
"au fils
du berger l' qu'il
prétend ne pas
conna1tre
1
i l
"sera écorché v i f ,
puis,
enduit de miel et placé SUr un nid de guApes où i l sera
maintenu jusqu'à ce qu'il soit aux trois-quarte mort J
puis,
ranimé avec de l'eau de vie ou toute autre bois-
son brulante
; puia,
tout
saignant,
au jour le plus
chaud que
l'almanach prédit,
i l sera exposé
contre un
mur de briques,
le
soleil dardant
sur lui
son regard
méridional,
jusqu'à ce qu'il se voit mangé à mort par
les mouches"
III
(Cf. The Winter's Tale
ActeIV
Sc.4
Il.779-7 8 7)
Sans le contexte comique qui fait rire
devant
cette scène du Conte d'Hiver,
l'imagination
,
cruelle d
Autolycus se rapprocherait de bien des dis-
cours de Timon.
Il) The Wheel of Fire -G.W.Knight-
page 180
12) Hamlet
Acte III
Sc.4
Il.54 ••• 66
IJ) The Language of Madness -David Cooper-
page 21
14) Id.
page JJ
15) Hamlet
Acte III
sc.2
Il.1 ••• 27

286
16) Corio1anus
Acte II
Sc.2
11.71-72
Coriolanus dit à Brutus ,que malgré
son courage,
i l
lui
est
arrivé de
fuir devant des mots insupportables.
Abstraction faite
du contexte dans
lequel
i l
parle,
je m'interesse à
la signification absolue des mots du
héros:
le
langage
peut
faire
mal,
plus que
les actions,
tout
au moins autant dans
certaines
situations.
17) King Lear
Acte III
Sc.2
11.1-9
lS) Timon of Athens
Acte IV
Sc. J
11 .1-S
19)
Cf.
"Misunderstanding of the Dream ll
dans A Nietzsche
Reader,
sélection de passages de Nietzsche
traduits
et présentés par R.J.Ho11ingda1e
page 54
20)
Sense and Nonsense
in Psychology par H.J.Eysenck
page 151
C'est Eysenck qui
remarque que dans
l'ap-
proche
freudienne,
"les rêves ne
r'vèlent rien du futur"
21) Ham1et
Acte III
Sc.J
11.89-95
22) Eysenck
Op.
Cit.
p.JOS
2J) King Lear
Acte III
sc.6
11.20 ••• J9
24) Timon Of Athens
Acte IV
Sc.J
11.J22-J29
25)
Ham1et
Acte l
Sc.2
11. 66-67

287
26) Id.
Acte l
Sc.5
11.115-118
27) G.W.Knight
Op.CH.
page 19
28) Hamlet
Acte III Sc.l
Il.142-147
29) Timon of Athens
Acte III Sc.6
11. 82-89
JO) Id.
Acte IV
Sc.J
11.425-4J2
JI) Hamlet
Acte II
Sc.2
_ 11.196-207
J2) G.W.Knight -
Op.Cit.
p.J9.
Pour ce qui
concerne
Hamlet, Apemantus et le Fou de Lear, W.Knight a
par-
faitement
raison
z le cynisme bat
tous
Bes adversaires
dans une guerre où la logique et
les
syllogismes ser-
vent d'armes.
JJ) Démocrite,
philosophe grec du Ve siècle avant Jésus-
Christ,
se riait
toujours du spectacle de
l'humanité
selon Juvenal
et
Sénèque.
Cf.
Praise
of Folly -Erasmus-
page 56.
Ce ma1tre du rire ne
trouverait
rien de grotesque
-je
ne dis pas déraisonnable- chez Timon qui mérite un
sourire. Timon est
triste et
pathétique dans
son entre-
prise,
même s ' i l est stupide et
tout
sinlplement fou.
J4) Freud and the Post-Freudians par J.A.C.Brown
page 22

288
35) D.Cooper -
Op.Cit. -
page 24
Cooper,
paraphrasant Lacan
(Propos
sur la Causalité
Psychigue- Paris 1947) d~c1are que"la folie,
loin
d'être une
insulte à la liberté,
la suit
comme
son
ombraI! •
36) Notes on King Lear
(York Notes)
Edité par Robert M.
Rehder.
Page 35
37) Timon of Athens
Acte IV
Sc.1
11.15-20
Cf.
aussi
l'introduction de G.K.Hunter à
la
"New Penguin
Edition" de King Lear,
page 14
38) Vo1pone par Ben Jonson
in THREE Comedies -
page 56
Vo1pone
Acte 1
Sc.2
1.66
En fait
Hosea dit que
I l l es
fous
sont
la seule nation
qui mérite la
jalousie et
l'admiration des hommes"
(traduction personnelle),
ce qui,
à
mon avis,
signifie
qu'ils
sont au-dessus du reste de
l'humanité,
chose
importante dans le
combat qui ils livrent.
39) Ham1et
Acte IV
Sc.4
11.33 ••• 56
40) King Lear
Acte II
Sc.4
11.258-265
41) Id.
Acte.II
Sc.4
11.69-72

289
CONCLUSION

290
Il est difficile de tirer des conclusions d'
une étude qui se veut avant· tout
perspective.
On peut
néanmoins établir les résultats provisoires de la pros-
pection en sachant qu'ils n'ont pas valeur de dogmes. ·En
guise de conclusion,
j'offre alors un recommencement du
débat sur la folie,
afin de rester fidèle à
la réalité
fluctuante du fou.
Nous avons d'une part la conscience collective,
et de l'autre,
la conscience individuelle qui se distingue
de la première pour avoir été,
à un moment ou à
un autre,
mise en minorité à cause de sa façon de voir,
de faire et
dlêtre,
jugée non-conforme aux intérêts du groupe. Donc,
conflit dès le départ entre deux visions du monde opposées.
La première -celle de la civilisation- se fonde sur un cer-
tain nombre de règles, de lois,
de principes qui en consti-
tuent la charnière et dont le non-respect menace llexistence.
Il sien suit l'organisation d'un mécanisme défensif très
efficace et qui ne tolère pas les déviations à
la règle ou
au contrat. Les actions,
les mots,
les comportements,
tout
est marqué d'une étiquette qui indique le degré de normali-
té en fonction de l'idéal de la civilisation. En fait,
ce
contrat est une nécessité pour la société,
même si c'est
lui qui désigne la folie.
Car,
si chacun cultivait son jar-
din sans rien faire d'autre,
i l n'y aurait
jamais de fous;
i l n'y aurait pas de société.
La société,
comme un tout
organisé,
n'est donc pas
~la r'alité de l'idée éthique"
-Hegel- mais la nécessité de trouver une solution aux con-
tradictions qui opposent ses membres.
De là toutes les
prisons,
la répressioIl,
les complots contre la folie
;
de
là l'établissement de toute une psychologie de groupe qui,

29î
par le biais des superstitions. de la métaphysique.
de
l'aliénation et de l'angoisse qui en découle.
enserre la
folie dans un étau de correction.
La société,
ne survivant
dans ce qu'elle
a
de purement civilisé
-le consensus-
que par la force,
devient donc cette machine prête à dé-
figurer la réalité par le mensonge.
peur sa propre préser-
vation.
Victime de ce mécanisme
le fou.
Il symbolise
dès le départ celui dont l'existence signifie une négation
concrète de la société.
Par son comportement.
par son dis-
cours déréglé,
par sa pauvreté,
par son isolement,
i l in-
carne l'anti-civilisation.
Son refus catégorique de se
soumettre à
la conscience collective,
l'affirmation de son
autonomie et de sa liberté,
la peur qu'il suscite chez les
non-fous,
font de lui le martyr dU droit à
la différence
en face d'un groupe qui ignore la tolérance.
Ce conflit
irréductible fondé sur des bases cosmogonico-métaphysiques
et éthiques n'est pas un fait du hasard,
car,
comme le dit
Lear,
"rien ne peut se faire de rien"
en d'autres
termes,
la folie
se mesure par rapport à
la civilisation;
c'est
la raison pour laquelle le fou,
par instinct de conserva-
tion,
s'oppose au diktat des autres consciences pour jeter
les bases de sa propre réalisation.
Il en arrive ainsi à
la deuxième étape de son périple:
le combat pour l'exis-
tence,
phase capitale puisqutelle détermine llavenir des
individus participant des
institutions et de la morale et,
partant,
des rapports futurs
entre folie
et non-folie.
Le combat s'étend à
tous les domaines de la vie
le lan-
gage,
l'action;
la pensée,
l ' a r t ,
l'économie;
par nature,
i l est politiquement radical et
vise
à
rebâtir le monde

sur les décombres des
tabous.
Le fou remet en question l '
essence du Cosmos par le mot et le geste.
Il détruit l'an-
cien langage devenu désuet et propose une nouvelle expres-
sion qui permette à
l'homme de dépasser ses propres limites.
Il refait le geste qui revigore, vivifie les vieux mouve-
ments mécaniques de la machine séculaire.
La phase suivante montre la folie victorieuse,
c'est-à-dire réconciliée avec elle-même à
l'issue de la
confrontation avec l'ordre. C'est Edgar qui découvre la
vérité sous son masque,
Ophelia et
son langage innocent,
Hamlet devant les comédiens, Lear,
Gloucester et le Fou
sous l'orage, Timon mort pour que l'ordre soit rétabli
dans les affaires des hommes. Cette phase est celle de
l'identification avec soi,
du saisissement immédiat de
l'ego si longtemps perdu dans le labyrinthe des conventions.
Le fou ose marcher droit devant lui pour prendre sa liber-
té. Moment crucial où i l s'arr~te et reconsidère sa tra-
jectoire
i l est en avance sur l'évolution de l'humanité.
Arrive alors la phase ultime,
celle de la ré-
volution folle.
Le fou revient,
dans la dialectique de son
mouvement,
à
une pratiqlle cosmique de
son expérience qui,
selon Foucault,
règne sur tout ce qu'il y a de bien et de
mal en l'homme. Conscient que son histoire est celle de
l'humanité,
ou plus exactement que l'histoire de l'humanité
n'est qu'une histoire ùe la folie -Erasme-,
i l exemplifie
devant la civilisation l'universalité de la déraison et
prouve que les formes négatives -folie- résultent des or-
ganisations répressives et de l'absence de
tolérance. Le
fou contourne les pièBes que la société lui tend et,
par
le biais de l ' a r t comme forme d'expression vécue d'une

293
nouvelle façon d1être,
de sentir,
de voir, d'agir,
i l
couronne sa vengeance contre l'humanité par un don ines-
timable
lIa découverte de la vérité,
non pas éternelle,
mais celle relative et simple qui fait avancer le monde.
Par les seuls moyens dont l'homme dispose pour changer la
nature -la parole et l'action qui concrètisent la pensée-
lIa folie
retourne au fondamental et enjambe l'enfer car-
céral des interdits et des barricades éthiques pour at-
teindre la liberté de la création et la vérité de l"'être"
comme position et devenir.
La boucle n'est pas bouclée
puisqu'elle n'existe plus;
l'homme, maltre de son destin,
commence une nouvelle genèse dont i l est responsable.
Voilà pourquoi,
tout au long de son histoire et au moment
de sa réalisation et de son retour à
l'essentiel,
la folie
est révolutionnaire.

294
BIBLIOGRAPHIE
l
Editions de Hamlet, Le Roi Leal"' et Timon d'Athènes
Hamlet
HUBLER, Edward:
The TrClfledy of HamZet, rnnce of Deruna:rk
The Signet Classic Shakespeare
New American Library
1963
271 pages
Cette édition a l'avantage d'être complétée par des extraits
critiques importants qui seront d'une grande utilité au lecteur.
LOTT, Bernard:
HamZet
New Swan Shakespeare
Longman Group Ltd.
1968-1970
239 pages
Probablement une des meilleures éditions de HamZet.
Intro-
duction bien documentée de B. Lott et notes sur la page de gauche,
en face du texte imprimé à droite.

Lecture facile et agréable.
Le Roi Lear
HUNTER, G. K.:
King Lea:r
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1972
344 pages
Malgré la riche introduction de G.K. Hunter, cette édition n'est
pas facile à lire à cause des commentaires placés à la fin de l'ouvrage.
MUIR, Kenneth:
King Lea:r
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
Réimprimé 1978
242 pages
Le "A.,den Shakespeare", vu la richesse de la documentation qui
l'accompagne, reste à ce jour, je crois, la meilleure édition qu'on

puisse trouver.
Il est à regretter que des ouvrages comme HamZet n'y
soient pas encore publiés.
La présentation est nette et les notes en
bas de page faciles à lire.
Timon d'Athènes
OLIVER, H. J.:
Timon of Athens
The Arden Shakespeare
Methuen &Co. Ltd. London
University Paperback
1969-1977
155 pages
L'introduction répond à la rigueur des éditeurs de l'Arden
Shakespeare" .
II
Autres oeuvres de Shakes eare lues pour la réalisation de ce
travail
Je les mentionne par ordre chronologique selon la liste
établie par G. L. KittredgeJ.
CASTELAIN, Maurice:
A Midsummer Night's Dream
Aubier-Flammarion
Aubier Paris
1968
189 pages
Edition bilingue.
HUMPHREYS. A. R.:
King Henry IV
Part l
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
Paperback
1966
Septième réimpression 1975
203 pages
DAVISON, P. H.:
The Second Part of King Henry the Fourth
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1977
313 pages
LATHAM. Agnes:
As you Like it
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1975
135 pages

296
HUMPHREYS, A. R.:
Henry V.
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1958
Réimprimé
1979
235 pages
DORSCH , T. S.:
Julius Caesar
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1955
University Paperback
1965---1977
155 pages
LOTHIAN, J. M. and CRAIK. T. W.:
Twelfth Night
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1975
Réimprimé
1977
188 pages
RIDLEY, M. R.:
OtheUo
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1958
Réimprimé
1979
245 pages
LEVER. J. W.:
Measure fol" Measure
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1967-1976
203 pages
NOSWORTHY, J. M.:
Measul"e fol" MeasuI'e
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1959
Réimprimé
1974
190 pages
MUIR, Kenneth:
Macbeth
The Arden Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1952
Paperback
1964---1979
190 pages
JONES. Emrys:
Antony and CZeopatl"a
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1977
299 pages

297
BROCKBANK, Philip:
CorioZanus
The A den Shakespeare
Methuen & Co. Ltd. London
1976
Réimprimé
1976-1978
370 pages
SCHANZER, ERnest:
The Winter's TaZe
New Penguin Shakespeare
Penguin Books
1969
Réimprimé
1977
247 pages
LEECH, Clifford:
The l'wo NobZe Kinsmen
BARNET, Sylvan:
The TrClfledy of Titus Andronicus
BARNET, Sylvan:
PericZes, Prince of Tyre
The Signet Classic Shakespeare
Signet Clgssic Printing
1977
210 pages
J'ai détaché ces trois pièces de la bibliographie chronologique
parce qu'elles sont publiées en un volume par Signet Classic en 1977.
III
Traduction Française des oeuvres de Shakespeare
HUGO, François Victor:
Richard III, Rameo et JuZiette, HamZet
Préface et notices par Germaine Landré
Garnier-Flammarion Paris

1964
373 pages
OtheZZo, Le Roi Lear, Macbeth
Préface et notices par Germaine Landré
Garnier-Flammarion Paris
1964
318 pages
Titus Andronicus, JuZes Cesar,
Antoine et CZeopatre, CorioZan
Préface et notices par Germaine Landré
Garnier-Flammarion Paris

1964
438 pages
Mesure Pour Mesure, Le Roi Lear, OtheZZo
Macbeth, Antoine et CZeopatre, Le Conte
d'Hiver, La Tempete, PericZes, CYmbeZine,

Timon d'Athenes, Henry VIII, CorioZan

298
IV
Critique Shakespearienne (par ordre alphabétique des noms d'auteurs)
BRADLEY, A. C.:
Shakespearean 1'r'agedy
Macmillan Press Ltd. London & Basingstoke
Première édition
1904
Macmillan Student Edition
1974, 1976, 1978
432 pages
Ouvrage capital sur la tragédie shakespearienne dont la lecture est
indispensable pour toute recherche Sur HamLet, King Lear, OtheLLo et
Macbeth.
BROOKE, Nicholas:
Shakespeare's EarLy 1'r'agedies
Methuen & Co. Ltd. London
1968
University Paperback
1973
Réimprimé
1979
214 pages
Brooke se propose de faire une critique shakespearienne sans subir
"les préconceptions" et le "fardeau écrasant" que les écrits classiques
de Bradley, Coleridge, etc. font peser sur nous.
CAMPBELL, Lilly B.:
Shakespea:roe's Tragic Heroes
Cambridge University Press
1930
Cambridge University Paperback
1961
Réimprimé
1978
Methuen & Co. Ltd. London
296 pages
Beaucoup d'intérêt pour une étude sur 'le monde élisabéthain et la
vision cosmique de la Renaissance.
GURR, Andrew:
HamLet and the Distracted GLobe
Sussex University Press
1978
Scottish Academie Press Edinburg
118 pages
KNIGHT, George Wilson:
The WheeL of Fire:
Interpretations of
Shakespearian 1'r'agedy
Oxford University Press
1930
Methuen & Co. Ltd.
1949
University Paperback
1961
Réimprimé
1978
343 pages
Un classique de l'interprétation shakespearienne.
Wilson Knight y
établit avec clarté ce qu'il considère comme les principes de

299
l'interprétation de Shakespeare.
L'ouvrage contient entre autres des
études thématiques sur Lear, HamZet, Timon et Macbeth.
PARIS, Jean:
Shakespeare Par Lui Même
"Ecrivains de toujours"
Editions du Seuil
Paris
1954
191 pages
SCHANZER, Ernest:
The FTobZem PZays of Shakespeare:
A Study
of JuLius, Measure for MeaBure, Antony and
CZeopatra
Rout1edge and Kegan Paul Ltd. London
1963
Réimprimé 1965
196 pages
TILLYARD, E. M. W.:
ShakeBpeare's FTobZem PLays
Penguin Book~ in association with Chatto
& Windus
Chatto & Windus
1950
Penguin Shakespeare Library
1970
154 pages
Ti11yard étudie dans ce livre HamZet, TroiZus et Cressida, Tout
est bien qui finit bien, Mesure pour Mesure.
TRAVERSI, Derek:
An Approach to Shakespeare (Volume II TroiZus
and Cressida
to The Tempest)
Hollis & Carter London. Sydney. Toronto
Ho11is & Carter
1969
Réimprimé
1978
335 pages
D. Traversi étudie toutes les pleces ulterieures a 1597 d'après
la classification chronoglique de G. B. Harrisson. sauf Beaucoup de
bruit, Les Joyeuses C07UTl~res, Comme IZ vous PLaira, Henry V, Henry
VIII, Henry IV, 1 & 2.
Par contre, il y ajoute JuZes César que
Harrison date 1597.
WILSON, Edwin:
Shaw on Shakespeare
Penguin Shakespeare Library
1969
Penguin Books
E. P. Dutton & Co. Inc. U.S.A..
1961
299 pages
Ce livre rassemble les écritz de G. B. Shaw sur Shakespeare avec
des introductions de E. Wilson qui recréent le contexte dans lequel ils
ont été produits.


300
WILSON, John-Dover:
The Fortunes of Fatataff
Cambridge University Press
Cambridge-London-New York-Melbourne
1943
Paperback
1964-1970-1979
143 pages
WILSON, John-Dover:
What happens in Hamtet
Cambridge University Press
1935
Paperback
1959---1979
357 pages
Recherches d'érudit dont le résultat est un livre passionnant et
riche.
Indispensable pour une compréhension claire de Hamlet.
Dover-
Wilson y traite aussi des croyances des élisabéthains.
WIMSATT, W. K.:
Dr Johnson on Shakespeare
Penguin Shakespeare Library
1969
Penguin Books
154 pages
Première édition
Samuet Johnson on Shakespeare
Hill & Wang
1960
Reprend la préface et les notes à l'édition- des oeuvres de
Shakespeare (1765) par Samuel Johnson.
v Sur la période élisabéthaine
TILLYARD, E. M. W.:
The Etizabethan Worta Piature
Pelican Books
Penguin Books in association with Chatto &
Windus
1943
Peregrine Books
1963
Pelican Books
1972---1978
125 pages
Ce livre est intéressant en ce qu'il donne beaucoup de détails
sur la conception élisabéthaine du monde et permet de mieux comprendre
l'oeuvre de Shakespeare.
VI
Commentaires sur les oeuvres de Shakespeare
REHDER, Robert M.:
King Lear
York Notes

301
Longman Yo~k P~ess-Bei~ut
Lib~ai~ie du Liban
1980
71 pages
Commentaires de la pièce scène par scène avec ·notes et glossaires.
VII
Collections d'Essais critiques sur Shakespeare et son oeuvre
JUMP, John:
Ham~et - A selection of c~itical essays
Macmillan Casebook Series
Macmillan P~ess Ltd. London
1968
Réimp~imé
1976
221 pages
PALMER, D. J.:
Shakespeare's Later Comedies (An Anthology of
Modern Criticism)
Penguin Shakespe~e Lib~~y
Penguin Books
1971
4S9 pages
RIDLER, Anne:
Shakespeare Criticism - 1919-1935
The Wo~ld's Classics
1936---1951
Geoff~ey Cumbe~lege
Oxford University Press-London-New York-Toronto
388 pages
Diversité d'approches critiques et d'opinions sur l'oeuvre de
Shakespe~e.
STEAD. C. K.:
Measure for Measure - A selection of c~itical
essays
Macmillan P~ess Ltd.
London
1971
250 pages
VIII
Théat~e élisabéthain
JONSON, Ben:
Tlœee Comedies:
Vo~pone or the Fox, The Awhemist,
Bartho ~omew Fair
Présenté par Michael Jamieson
Penguin Books
1966
Penguin English Lib~~y
489 pages

302
KYD, Thomas:
The Spanish T1'agedy
Présenté par J. R. Mulryne
The New Mermaids
Ernest Benn Ltd. London & Tonbridge
1970
138 pages
MARLOWE, Christopher:
Tamburtaine (2 parts)
Présenté par J. W. Harper
The New Mermaids
Ernest Ben Ltd. London
1971
175 pages
MARLOWE, Christopher:
Dootor Faustus
Introduction et notes par William Madden
Macmillan's English Classics
Macmillan Education Ltd.
1972
88 pages
IX
Autre théatre
MOLIERE:
Le Misanthrope
Présenté par Fernand Angué
Univers des lettres.
Bordas
1977
127 pages
SOPHOCLES:
EZeotra and other PZays
Présenté par E. F. Watling
The Penguin Classics
Penguin Books
1953-1978
218 pages
SOPHOCLES:
The Theban PZays:
King Oedipus, Oedipus at CoZonus,
Antigone
Présenté par E. F. Watling
The Penguin Classics
Penguin Books
1979
168 pages
SHAW. George Bernard:
Major BCll'bCll'a
Penguin Plays
Penguin Books
1960
154 pages

303
x Sur la folie
ERASMUS:
Praise of Fotty and tetter to Martin Dorp 1515
Introduction & Notes:
A. H. T. Levi
Penguin Books
1971---1978
265 pages
OVID:
Metamorphoses
Traduction & Introduction:
Mary M. Innes
Penguin Books
1955
364 pages
XI
Philosophie
BACON, Francis:
Essays
The World's Classics
1902---1975
Oxford University Press London
269 pages
Cinquante neuf essais sur divers sujets allant de "La Verite ll à
"La Celebrité" en passant par "La Mort", "L'Empire", "La Beauté ll , "La
Justice", etc.

DIDEROT. Denis:
Le Neveu de Rameau
Chronologie et pr~face par Antoine Adam
Garnier-Flammarion
1967
Paris
187 pages
KIERKEGAARD, Soeren:
Le Concept de t'Angoisse
Edition Gallimard
1935
Idées/Gallimard
1976
186 pages
PLATO:
The Last Days of Socrates
The Penguin Classics
Penguin Books
1954
199 pages
Avec une riche introduction et un résume de Itouvrage par Hugh
Tredennick.
Sur la sagesse, la relativité des valeurs, le savoir.

306

A Pelican Original
Penguin Books 1972
349 pages
Le professeur Eysenck traite du rêve, de l'esthétique, et de
beaucoup d'autres sujets relatifsà la psychologie dans les deux parties
de 50n livre:
1)
Fronti~res du Savoir
2)
Personalité et Vie Sociale
FOUCAULT, Michel:
Histoire de Za FoLie d L'age cLassique
Editions Gallimard
1972
Collection TEL Gallimard
1979
585 pages
V~ritable "histoire de la folie" avant tout.
Foucault ~tudie en
plus les différentes formes de "folie" et les rapports entre le fou et
la société depuis le Moyen-Age.
JONES, Ernest:
HamLet et Oedipe
E. Jones
1949
Editions Gallimard
1967
Collection Tel Gallimard
1980
188 pages
Interpretation psychanalytique de HamLet par un disciple de Freud.
LAING, R. D.:
The Divided SeLf
A Pelican Book
Tavistock Publications
1959
Penguin Books
1965
218 pages
XIII
Sur l'organisation sociale, la pouvoir et la r€pression
LENIN, Vladimir 1.:
The State and Revo Lu tion
Foreign Language Press
Peking
1976
153 pages
Analyse marxiste du fonctionnnement de l'Etat et. du rOle du
prolétariat dans la revolution.
Très intéressante pour une bonne
compréhension des contradictions sociales, du pouvoir et de la
repression.

307
MACHIAVELLI, Nicola:
The Prince
Penguin Classics
Penguin Books
1961
154 pages
ROUSSEAU, Jean-Jacques:
Du Contrat SoaiaZ
Garnier-Flammarion, Paris
1966
Garnier-Flammarion
1980
187 pages
Sur les lois, les diverses formes de gouvernements, la religion, etc.
RUSSELL, Bertrand:
Power
Première publication
1938
George Allen & Unwin Ltd.
London
1975
207 pages
Ouvrage qui pose plus de questions qu'il n'apporte de reponses.
B. Russell ramène tout ce qui touche à l'évolution de l'humanité à un
amour du pouvoir.
Quoiqu'il lui arrive souvent de dire des choses
pertinentes, Russell développe des idées pseudo-scientifiques trompeuses
sur les contradictions internes de la société en faisant graviter~sa
théorie de l'Histoire autour de ces deux mots: pouvoir et glqiie~fRIC:<I/:"
....
.,«'~
~
c-11.,
c;-;;.
XIV
Divers
1
( '
\\
s
The HoZy BibZe
Version autorisEe du Roi Jacques
1611
Cambridge University Press
Lecture spEciale : L'Evangile de St Luc et le Sermon sur la
Montagne.
HUGO, Victor:
La Zégende des SièaZes (Volumes l
& 2)
Garnier-Flammarion Paris
1967
Volume l
507 pages
Volume 2
445 pages
Sur la vérité, Dieu, la justice, la pauvreté, le pouvoir, l'honneur,
les mots, etc.