UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR
***
FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
Les formes du ronlan négro-africain
de langue française
1920-1976
Thèse
pour le Doctorat d'Etat de Lettres Modernes
présentée par
M. Madior DIOUF
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Sous la direction de M. le Professeur
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Mohamadou KANE
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Direction initiale : M. le Professeur
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Jacques GENGOUX,
ancien directeur du département de Français
de la Faculté des Lettres de DAKAR,
Professeur émérite
de l'Université du MANS (France)
Année 1990-1991

A mon épouse et à mes enfants.

REMERCIEMENTS
Ce travail aurait dû être conduit jusqu'à son terme sous la direction de M. Le Professeur
Jacques GENGOUX, ancien directeur du département de Français de la Faculté des Lettres et
Sciences Humaines de l'Université de DAKAR devenue Université Cheikh Anta DIOP; mais la
maladie n'a pas permis cette continuité. Je le remercie de sa disponibilité et de nos rencontres à
Paris qui m'ont chaque fois été très éclairantes.
M. Le Professeur Mohamadou KANE, ancien doyen de notre Faculté, a accepté sans
aucune hésitation la succession et m'a facilité les choses avec bonne grâce et amitié. Je lui suis
reconnaissant de sa compréhension.
Je tiens à remercier également le personnel des Presses universitaire de DAKAR et M. le
Professeur Iba Der THIAM, ancien ministre, qui eut l'heureuse initiative, en gérant pourtant un
budget de temps de crise, de créer ce précieux instrument pour l'Université.
Je remercie enfin tous mes anciens élèves de l'Ecole normale supérieure de DAKAR
(1966-1971) et tous mes anciens étudiants depuis 1971. Leur intérêt pour mes cours et nos
discussions ont été pour moi des stimulants au travail de recherche autant que d'enseignement.

LES FORMES DU ROMAN NEGRO-AFRICAIN
DE LANGUE FRANÇAISE
1920-1976

SOMMAIRE
Première partie
1920-1954
Introduction.
Chapitre 1
Le roman de mœurs modernes
Chapitre II
Le courant de l'aventure européenne
Chapitre III
Le roman historique
Chapitre IV
Le roman autobiographique
Deuxième partie : 1954-1960
Chapitre 1
Le roman anticolonialiste
Chapitre II
Le roman de mœurs modernes
Chapitre III
Le roman historique
Chapitre IV
Le courant de l'aventure européenne
Troisième partie : 1960-1976
Chapitre 1
Le roman de l'aventure européenne
Chapitre II
Le roman historique
Chapitre III
Le roman autobiographique
Chapitre IV
Le roman faisant le procès de l'indépendance
Chapitre V
Le roman des mœurs modernes ou de la vie africaine

Introduction

Introduction
5
L'étude du roman négro-africain de langue française, jusqu'ici très peu développée, est
essentiellement thématique et de signification. Le phénomène s'explique d'abord par la jeunesse
relative de cette production qui, en 1988, existe depuis un peu plus d'un demi-siècle, ensuite
par la nature de l'intérêt que lui porte le public qui, pendant plus de quarante ans, a été pour
l'essentiel européen et se souciait surtout de découvrir l'Afrique dans tous ses aspects dont ses
arts et ses lettres, celles-ci comprenant sa littérature orale traditionnelle et la production écrite
moderne et contemporaine. Mais les études de littérature africaine, du roman par conséquent, ne
pouvaient continuellement et exclusivement adopter la direction déterminée par cette impulsion
qu'est l'intérêt du public. L'esthétique des genres est un domaine d'études dont le
développement en littérature africaine est une grande urgence pour la formation universitaire par
les lettres. Le roman, genre le plus fécond de la production africaine de langue française,
nécessite des études qui dépassent les éclairages de signification et les généralités sur les
problèmes culturels naturellement évidents dans les œuvres d'écrivains en situation de
participation à plusieurs cultures.
Le sujet de cette étude, Lesformes du roman francophone d'Afrique Noire 1920-1976,
répond à cette juste préoccupation, à l'intérêt pour l'esthétique du roman dans le contexte d'une
production africaine récente, vivante et en pleine croissance. Malgré la difficulté naturelle à
généraliser sur une explosion créatrice en cours, il y a nécessité, pour les besoins de recherche
et d'enseignement, d'un éclairage des œuvres susceptible d'en faciliter l'appropriation par le
public le plus spécialisé, et plus seulement par le grand public. Il s'agit ainsi d'étudier l'identité
distincte des créations, de les catégoriser sur la base de leurs formes. C'est une voie assurée sur
la saisie certaine de leur art. La vérité permanente dans les lettres et toujours actuelle que Jean
Rousset rappelait il y a plus d'un quart de siècle le dit bien en effet: " Il Ya longtemps qu'on
s'en doute: l'art réside dans cette solidarité d'un univers mental et d'une construction sensible,
d'une vision et d'une forme"l.
Il convient, avant d'aller plus avant dans l'analyse du sujet, de préciser son corpus, les
œuvres qui sont concernées par cette étude. Ce sont exclusivement des œuvres de fiction,
produites entre 1920 et 1976. Se trouvent exclus par conséquent les premiers écrits d'Afrique
noire de langue française, œuvres des premiers cadres formés à l'école coloniale, nourris, par
l'éducation familiale traditionnelle, de littérature orale, celle des contes, des proverbes et
dictons, des légendes et mythes. Ces premiers auteurs, précurseurs de la prose romanesque,
ont beaucoup écrit sur le folklore, l'histoire, l'ethnologie, les travaux et les jours en Afrique
1
Jean ROUSSET, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires. de Corneille à Claudel, Paris.
José Corti, 1962, p. 1.

6
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
noire: Mamby Sidibél , Moctar Diall02, Hamet Sow Télémaque3, Ahmadou Mapaté Diagne4 ,
Amadou Ndiaye Clédor5 ont, de leurs postes d'instituteurs de brousse, beaucoup travaillé aussi
bien pour faire connaître le monde africain aux coloniaux que pour s'acquitter de leurs tâches
d'enseignement. Cependant, malgré la part de fiction que comporte la rédaction de certaines des
traditions collectées, comme celles qui ont permis à Amadou Ndiaye Clédor d'écrire La Bataille
de Guilé (1912), la première œuvre de fiction romanesque produite par un Noir d'Afrique est le
roman d'Ahmadou Mapaté Diagne, Les Trois Volontés de Malic. C'est la raison de la première
date dans la délimitation du sujet de cette étude.
Il faut expliquer pourquoi pendant longtemps l'on a cru que le premier roman écrit par
un Noir d'Afrique était Force Bonté (1926). L'erreur est due à Roland Lebel qui, dès 1931,
s'intéresse à la première production littéraire africaine de langue française. Dans son Histoire de
la littérature coloniale consacrée à la production des coloniaux, cet historien des lettres affmna
que Force Bonté (1926) était le premier roman d'Afrique noire francophone écrit par un
autochtone. Il n'avait alors pas connaissance ni des Trois Volontés de Malic (1920), ni du
Réprouvé, roman d'une Sénégalaise (1925), roman de Massyla Diop, frère aîné du célèbre
conteur Birago Diop. Ce roman est aujourd'hui perdu mais à l'époque où Lebel écrivait son
livre, les numéros de la Revue Africaine Artistique et Littéraire, dans lesquels le Reprouvé a été
publié, étaient encore disponibles. L'infonnation de Roland Lebel n'a été soignée que pour la
production des coloniaux, objet principal de son étude.
Tout récemment Alain Ricard a répété l'erreur de Roland Lebel en répondant à sa propre
interrogation sur les premiers romanciers africains. Il a élargi la question de manière à pouvoir
inclure dans cette catégorie des romanciers de toute écriture, c'est-à-dire que leur langue de
création soit africaine ou européenne. Par là, nos deux soucis diffèrent. Il est question dans
cette étude des premiers romanciers de langue française en Afrique noire. Ricard voit en
Thomas Mofolo "dont l'œuvre sotho, dit-il, notamment ses premiers romans, Moeti oa
Mamby SIDIBE, "Légende burlesque (Fada Ngourma)" in Bulletin de l'Enseignement de l'AOF nO 21
février 1916, page 81-82.
2
Moctar DIALLO, "L'Islam dans le Rip" in Bulletin de l'Enseignement de L'A OF nO 20, janv. 1916, pp.
25-31 et nO 22 mars 1916. pp. 136-147.
3
Hamet SOW TELEMAQUE, "Origine des griots" in Bulletin de l'Enseignement de l'AOF n° 25 juin
1916 pp 275-278.
4
Ahmadou Mapalé DIAGNE. "Le Dispensaire et l'école" in Bulletin de l'Enseignement de l'AOF n° 20 jan
1916 pp 25-31
"Un pays de pilleurs d'épaves" in Bulletin du Comité d'Etudes historiques et scientifiques de l'AOF. 1919
pages 137 à 176.
"Notes sur les coutumes des Diolas du Fogny oriental" in Bulletin de l'Enseignement de l'AOF nO 83,
avril-Juin 1933 pages 805-106.
5
Amadou NDIAYE CLEDOR, De Faidherbe à Coppolani. Les Gandiols-gandiols au service de la France.
Saint-Louis, Imprimerie Lesgourgues, 1913.
Guerre entre le Cayor et le Djoloff: Bataille e M'bélelaké ou de Guilé (l886). Saint-Louis, Imrpimerie O.
Les gourgues, 1912.

Introduction
7
Bachabela et Pitseng, est diffusée au Lesotho dès avant la Première Guerre Mondialel " et en E.
Casely Hayford "dont la fiction allégorique Ethiopia Unbound, parue en 1911, est toujours
citée comme premier roman d'écriture anglaise qui soit l'œuvre d'un Africain", les premiers
romanciers d'Afrique Noire. Mais il lui fallait résoudre le problème du premier romancier de
langue française. Il change de critère d'identification parce que la réalité des Trois Volontés de
Malic est là et qu'il lui fallait faire de Félix Couchoro le premier romancier francophone
d'Afrique noire, le titre de son livre étant Naissance du roman africain: Félix Couchoro 1900-
1968. A la faveur d'une habile pirouette, il passe aux romanciers francophones écrivant: "A la
même époque, les œuvrettes auxquelles serait imparti l'honneur d'avoir inauguré l'écriture de
fiction française en Afrique sont trop minces pour qu'une réflexion sur l'écriture puisse prendre
appui sur elles"l. Le critère du volume des œuvres sur lequel Alain Ricard s'appuie pour
répéter une erreur à la suite de Roland Lebel, plus exactement cinquante-six ans après lui, n'est
pas suffisant pour qui se préoccupe de suivre l'évolution de la création romanesque d'Afrique
noire, pour identifier les œuvres d'apprentissage de l'élaboration romanesque et celles qui sont
significatives de la maîtrise des techniques dans ce domaine de la création romanesque. Avant
L'Esclave (1929) de Felix Couchoro, son premier roman, quatre romans sont publiés au
Sénégal: en plus des trois déjà cités il y a eu en effet La Violation d'un pays (1927); fiction
allégorique de Lamine Senghor qui constitue une réplique symétriquement opposée aux Trois
Volontés de Malic. Très idéologiques, l'un et l'autre romans sont fondés sur une attitude
volontaire face à l'ordre colonial, l'une étant un consentement apologétique, l'autre une
contestation dénigrante. Les dimensions de ces œuvres intéressent l'étude de l'esthétique et de
l'évolution du roman francophone d'Afrique Noire et ne sauraient fonder une négation de leur
nature d'œuvres romanesques.
L'attention aux faits littéraires et le respect de leur réalité obligent à considérer Les Trois
Volontés de Malic (1920) comme le premier roman de langue française écrit par un Noir
d'Afrique. C'est la raison pour laquelle cette œuvre est la première de celles qui sont étudiées
ici. La deuxième date pour délimiter le sujet de cette étude, l'année 1976, est la date de début
des recherches pour la présente thèse. Sans doute peut-il paraître plus attendu que la
délimitation soit 1920-1980 pour indiquer un nombre entier de lustres. Mais outre qu'au
moment de prendre le sujet il n'était pas possible d'y comprendre des œuvres non encore
produites, le volume du corpus était déjà considérable en s'en tenant aux œuvres romanesques
publiées de 1920 à 1976. Il y a en effet, entre 1970 et 1976, une réelle explosion de la
production romanesque qui constitue du reste le phénomène littéraire le plus remarquable dans
la deuxième décennie de l'indépendance en Afrique noire. De plus en plus l'étude de toute la
production romanesque de l'ancienne Afrique Occidentale Française et de l'ancienne Afrique
1
Alain RICARD, Naissance du roman Africain: Félix Couchoro 1900-1988; Paris, Présence Africaine,
1987 page 9.

8
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Equatoriale Française, dans le cadre d'une seule question, de recherche devient malaisée et va
obliger à des choix plus ou moins arbitraires.
Cette étude n'ayant pas pour but d'établir une anthologie devait naturellement
s'intéresser à l'ensemble de la production romanesque d'Afrique noire, certes sans accorder une
égale valeur à toutes les œuvres, mais en s'intéressant à toutes en tant que phénomène
significatif, chacune, de la création littéraire africaine en plein développement et permettant de
suivre la mise en œuvre de conceptions esthétiques et leur évolution.
La perspective d'étude du roman d'Afrique noire est ainsi panafricaine. Faut-il justifier
ce choix? L'évolution du volume global de cette production est telle aujourd'hui qu'à l'intérieur
des Etats post-coloniaux d'Afrique noire il y a souvent une production littéraire importante qui
apparemment peut justifier une tendance au micronationalisme culturel. Mais les œuv.res
produites jusqu'ici présentent une vision africaine des problèmes soulevés, les créateurs ayant
été, au moins jusqu'en 1960, année des indépendances, formés dans le cadre du même ordre
social, l'ordre colonial: L'AOF et l'AEF constituaient alors un espace régi par le même ordre
colonial, fait entre autres de la même école, de la même administration, du même esprit des lois,
de la même vision sur les progrès de l'Afrique. La situation coloniale, sans l'avoir voulu, avait
favorisé l'éclosion et le développement de l'idéal d'unité africaine parmi l'élite qui, par la
culture et la réflexion sur l'Afrique, conçut et se fixa comme objectif de lutte, par l'action
politique et la création littéraire, l'indépendance et l'unité de l'Afrique.
L'on comprend qu'aujourd'hui aucun écrivain ne se déclare partisan de la balkanisation
et que le contenu donné par les Européens au concept de littératures nationales africaines ait
mauvaise presse. Il s'agit pour eux, en effet, de désigner les productions dans les Etats post-
coloniaux; ce qui risque d'exalter les micronationalismes et de proposer à la création artistique
en général, littéraire en particulier, une orientation qui la détourne de l'idéal d'unité africaine. Or
l'unité culturelle vécue est un support puissant de l'idéal d'unité politique. C'est donc, au-delà
de cette position effective d'adopter une perspective africaine et non régionale dans l'étude du
roman négro-africain de langue française, une harmonie entre d'une part l'esprit des créations
étudiées et, d'autre part, la perspective panafricaine qui est recherchée ici, cette perspective elle-
même et les convictions personnelles de l'auteur de cette thèse sur l'avenir de l'Afrique étant en
parfaite harmonie.
Périodisation : étudier le roman et son esthétique entre 1920 et 1976 nécessite la
précision des moments significatifs et distincts de ce demi-siècle de littérature. C'est dire
l'importance d'une périodisation qui, introduisant une dimension historique dans l'appréciation
des œuvres, permet de saisir le lien entre l'époque de la vie africaine et les œuvres produites

InJroduction
9
tout comme les constantes perceptibles aussi bien dans les thèmes abordés que dans l'art
romanesque mis en œuvre.
La caractéristique essentielle des productions romanesques depuis 1920, en Afrique
noire francophone, est l'étroite liaison entre les œuvres et l'histoire de l'Afrique, c'est-à-dire
une réalité africaine en pleine mutation. Le roman comme reflet de la société, de ses structures,
de ses problèmes, de ses rêves, de ses joies et de ses peines, de ses réalités les plus prosaïques
ou même les plus navrantes, se vérifie de manière particulièrement impressionnante en Afrique
depuis la colonisation. Par les thèmes, par les techniques et par l'expression romanesque, les
romanciers ont exprimé l'Afrique noire dans tous ses aspects, permettant de voir ses mutations
de toutes sortes dues à l'histoire. Le Négro-africain, depuis le choc de la conquête coloniale et
la quête d'équilibre qu'elle a exigée des hommes, vit une espèce d'accélération de l'histoire dont
ses rêves fixés par les œuvres romanesques donnent une idée assez précise.
Il est certainement plus éclairant, pour présenter une vue panoramique de ces romans
précisant les périodes et les courants de création, d'évoquer au préalable des événements
importants de l'histoire de l'Afrique depuis la colonisation et qui éclairent la liaison étroite entre
l'Histoire et la littérature romanesque négro-africaine de langue française. C'est en effet dans
l'entre-deux-guerres, plus précisément en 1920, nous l'avons déjà dit, que naît le roman négro-
africain francophone avec la publication des Trois Volontés de MaIk d'Ahmadou Mapaté
Diagne. Cette période est celle de la pacification et de l'organisation de l'empire colonial
français. La fédération d'Afrique Occidentale Française et du Togo est constituéel . Depuis seize
ans l'enseignement organisé commence à fournir à l'administration coloniale les cadres
autochtones dont elle a besoin: des commis, des enseignants, des médecins africains, etc...
L'entre-deux-guerres est caractérisé, en ce qui concerne la situation coloniale, par l'esprit
d'empire fait de domination sans tolérance, de résistance, de connaissance insuffisante du Noir
par le colonisateur et de préjugés pour le Noir, d'autorité sans partage détenue par ce
colonisateur.
En 1939 éclate la guerre européenne. Les colonisés, comme en 1914-1918, y participent
aux côtés de leurs colonisateurs. A la fin de la guerre, en 1945, la situation coloniale évolue.
L'action politique en faveur des Noirs par les anciens combattants de la première guerre comme
Lamine Senghor n'est plus le seul signe de l'éveil des consciences africaines sur la situation
coloniale. L'empire colonial devient ainsi, en 1946, l'Union Française. Les colonisés, grâce
aux études, surtout les études supérieures en France, grâce aussi à l'expérience de la guerre et
au sacrifice de beaucoup d'hommes d'Afrique pour la liberté de la France, adoptent une attitude
Voir le R.P. Joseph de BENOIST, La Balkanisation de l'Afrique Occidentale française, Dakar-
Abidjan,1974 ,pages 31 et suivantes.

10
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
nouvelle face aux colonisateurs. Il se développe un mouvement d'idées favorables à la liberté et
partant hostiles à la situation coloniale. Ce mouvement est plus créatif et plus riche d'idées que
celui qui naquit après la première guerre et fut animé par Lamine Senghor, Thiémoko Garan
Kouyaté et Emile Faure, et qui se préoccupa surtout de la protection des Noirs vivant en
Europe. Le deuxième mouvement eut plus d'influence sur la création littéraire par, en
particulier, la précision des tâches assignées à l'écrivain dans la lutte pour l'émancipation de
l'Afrique: créer pour participer à cette lutte. Deux dates sont importantes à ce sujet: 1956 et
1959. Ce sont les années du Premier et du Deuxième congrès des écrivains et artistes noirs,
tenus respectivement à Paris et à Rome. Ils furent très politiques, aussi politiques que culturels,
la création littéraire ayant été conçue dans les débats comme une forme d'action pour participer à
l'émancipation des peuples colonisés.
Ce bouillonnement d'idées politiques, sociales et littéraires dont la revue Présence
Africaine créée par,Alioune Di0l'.~n 1947 était le moyen de diffusion, contribua à l'évolution de
la situation coloniale, en Afriq~ ndire. Ainsi en 1956 fut votée et appliquée la loi cadre dite loi
Gaston Defferre qui créaa~~ ass~mbJéesterritoriales et des exécutifs territoriaux permettant, par
là, l'évolution des cplonies ~o/~,:indépendance. Deux ans après fut organisé le référendum du
28 septembre 1958 parlequ-é(~général de Gaulle proposait l'indépendance ou l'association à la
r' ~ .. \\"
i
France dans le cadre deiâ 'Communauté franco-africaine, une nouvelle formule de l'Union
Française qui permettait au chef de la France libérée d'endiguer le mouvement des colonies vers
l'indépendance. Deux ans après le référendum cependant, en 1960, les territoires devenaient
indépendants. On peut voir ainsi que, depuis la deuxième guerre mondiale, il s'est effectué une
nette accélération de IHistoire perceptible dans l'évolution de la situation coloniale.
Le roman négro-africain de langue française constitue un reflet fidèle de cette courbe de
l'Histoire: sa périodisation suit très nettement les mutations en Afrique depuis l'entre-deux-
guerres. Elle se présente ainsi: avant la première guerre mondiale c'est l'époque de la littérature
coloniale dont sont nourris la plupart de nos premiers écrivains. L'exotisme caractérise cette
production qui est une province de la littérature française. Des écrivains comme Pierre Mille,
Robert Randau, André Demaison, Pierre Loti, etc... s'y illustrent par l'image plus ou moins
ressemblante qu'ils présentent et de l'Afrique et du Noir. La première période de la littérature
romanesque négro-africaine est constituée par l'entre-deux-guerres et les lendemains immédiats
de la deuxième guerre mondiale, soit exactement entre 1920 et 1954. La production romanesque
est caractérisée par une nette adhésion du romancier à la situation coloniale, parfois même par
un franc militantisme en faveur de cette situation. Les Trois Volontés de Malic (1920)
d'Ahmadou Mapaté Diagne et L'Enigme du Macina (1952) d'Ibrahima Mamadou Ouane en
constituent des témoignages éloquents. La fiction allégorique de Lamine Senghor, La Violation
d'un pays (1927) est une vigoureuse attaque de la colonisation et de Blaise Diagne qui fut,

Introduction
11
pendant la première guerre mondiale, chargé d'une mission de recrutement de soldats dans les
colonies. Mais le livre de Lamine Senghor fut une voix isolée et lointaine (l'auteur vivait en
France) et pendant vingt-sept ans après sa publication l'accent principal, unique si l'on
considère la diffusion réduite de La Violation d'un pays, fut le consentement à l'ordre colonial.
C'est en 1954, avec la publication de Ville cruelle d'Eza Boto, que fut repris le ton de La
Violation d'un pays dans le roman. La diffusion plus importante de Ville cruelle le fit apparaître
comme le premier roman de contestation de la colonisation. En réalité c'est le deuxième. Mais la
contestation prend l'aspect d'un courant de création à partir de 1954 et de Ville cruelle. On peut
ainsi dire que, mis à part La Violation d'un pays dont l'auteur meurt en 1927, de 1920 à 1954 la
production romanesque est essentiellement une littérature de consentement à l'ordre colonial. A
partir de 1954 commence la période d'une contestation qui a pour cible la colonisation et qui
change de cible à partir de 1960, année des indépendances africaines.
La troisième période du roman négro-africain francophone est ainsi celle du procès de
l'indépendance. Les romanciers comme Sembène Ousmane, avec Xala et Le Dernier de
l'Empire, Mongo Béti qui, après seize ans de silence, publie coup sur coup Remember Ruben
et Perpétue et l'habitude du malheur (1974), Alioum Fantouré avec Le Cercie des tropiques
(1970) et Ahmadou Kourouma, l'audacieux auteur des Soleils des indépendances (1968),
Daniel Ewandé, auteur d'un pamphlet, Vive le Président, présentent chacun une image
particulièrement critique de la société de l'indépendance.
Cette périodisation constitue une distinction générale correspondant à des époques
déterminées de la vie africaine ayant, chacune, produit des romans remarquables qui reflètent
aussi bien les influences subies par les romanciers du fait de leur formation que les thèmes
majeurs qui préoccupent ou caractérisent la société pendant la période qui vit naître ces œuvres.
Les courants de création sont un deuxième niveau de distinction entre les œuvres et
permettent de voir clair dans cette production romanesque. La période du roman de
consentement comporte quatre courants qu'on peut dénommer chacun par un thème principal:
les mœurs modernes ou la vie africaine, l'aventure européenne, l'histoire et l'autobiographie.
Le premier courant présente des œuvres dans lesquelles le romancier se sert de la fiction pour
montrer une voie d'insertion harmonieuse dans la société coloniale, en précisant ce qu'il faut
abandonner de la tradition et ce qu'il est judicieux d'en retenir. Karim (1935) d'Ousmane Socé,
Mafmouna (1952) d'Abdoulaye Sadji, L'Esclave (1929) de Félix Couchoro, Amour de
féticheuse (1941) et Drame d'Amour à Anécho (1950) du même auteur, ont le même projet
général que Les Trois Volontés de Malle (1920). Témoins des bouleversements de la société
africaine agressée par la colonisation, les romanciers participent à la quête d'un nouvel équilibre

12
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
qui aboutit progressivement à ce que Ousmane Socé appelle dans Karim une "civilisation
métisse"l. Les fictions présentées font l'apologie des valeurs morales qu'inculque l'éducation
traditionnelle et que le modernisme bafoue parfois (c'est le cas dans Maïmouna) ou bien
soulignent l'inconvénient des désuétudes et l'avantage d'un choix résolu pour les valeurs
modernes apportées par le colonisateur.
Le deuxième courant de création est celui de l'aventure européenne. Les effets conjugés
de l'école dans la société coloniale, des media, des réalités économiques, en particulier le pacte
colonial, de la situation coloniale en somme et de la nouvelle culture qui en est la conséquence,
font que les rêves des colonisés sont orientés vers la France et le plus souvent vers Paris.
L'Europe colonisatrice est ainsi une surface de rêve dans beaucoup de fictions romanesques
tout comme dans la réalité pour la plupart des colonisés. Entre 1926, date de la publication de
Force Bonté et 1953 date à laquelle parut L'Enfant noir qui, comme Nini, mulâtresse du
Sénégal (1947) présente un aspect partiel d'aventure européenne, il s'est publié quatre romans
de cette veine: Mirages de Paris (1937) et Foree Bonté (1926) présentent les débuts d'une veine
féconde qui traverse toutes les périodes du roman pour ne paraître tarir que dans la deuxième
décennie de l'indépendance, après Chaîne, une descente aux enfers (1974) de Saïdou Bokoum.
Cette continuité, plus attendue pour le premier courant qui est celui des mœurs modernes ou de
la vie africaine, est sans doute due au caractère permanent des relations entre l'Europe et
l'Afrique qui constituent un des aspects de l'interpénétration des peuples des divers continents
au XXème siècle.
Le troisième courant de création est celui du roman historique. L'intérêt pour les us et
coutumes, encouragé par l'administration coloniale qui avait besoin d'une connaissance
approfondie des populations de l'empire, a produit non seulement des romans de mœurs mais
aussi des œuvres dans lesquelles les écrivains se servent de la fiction romanesque pour donner
une image du passé précolonial ou des premiers contacts avec les Européens colonisateurs.
Ainsi Dognicimi (1935) de Paul Hazoumé, La Légende de Mp Foumou, Ma Mazono (1954) de
Jean Malonga. L'ethnologie et le témoignage historique constituent l'essentiel du projet de ces
œuvres.
Le quatrième courant dans la première période du roman est l'autobiographie. Celle-ci
est diffuse dans les œuvres qui présentent les mœurs afric'aines, qu'il s'agisse des Trois
Volontés de Maik, de Karim ou de Mafmouna, dans les romans de l'aventure européenne
aussi, surtout Force Bonté dont c'est l'essentiel du témoignage. mais c'est Climbié (1953) de
Bernard Binlin Dadié qui est la première autobiographie typique non mêlée d'un autre courant
de création comme c'est le cas dans Nini (1947) et L'Enfant noir (1953) qui, tout en présentant
O. SOCE, Karim. roman sénégalais, Paris, Les NUes Editions latines, 1935, p. 105

Introduction
13
les mœurs africaines, dans des contextes distincts, à l'époque coloniale, constituent en même
temps des préparations d'une d'aventure européenne.
Dans la deuxième période du roman (1954-1960), il se produit une espèce d'explosion
créatrice. Les œuvres se multiplient dans quatre courants mais l'autobiographie recule.
L'anticolonialisme vigoureux semble faire oublier les problèmes individuels au profit de
l'accusation du système colonial. Il est né un courant de procès de la colonisation avec Ville
cruelle (1954) d'Eza Boto. Ferdinand Oyono et Mongo Beti s'y illustrent en montrant la ville,
symbolique de l'ordre colonial, un espace de rigueurs et de souffrances pour le Noir, en
insistant sur la collusion entre christianisation et colonisation et sur le conflit entre le
christianisme envahissant et la spiritualité africaine traditionnelle. Le courant anticolonialiste est
venu s'ajouter aux trois premiers déjà mentionnés dans la première période du roman et qui
demeurent féconds pendant la deuxième. Les mœurs africaines continuent d'être présentées à
un public de coloniaux et d'Européens principalement. Cette veine est féconde. Alors qu'entre
1920 et 1954 il s'y publie onze romans, ce sont seize nouvelles œuvres qui viennent s'ajouter à
ces premiers romans de mœurs dans la période allant de 1954 à 1960. Six années de production
romanesque dépassent de cinq œuvres une période de trente-quatre ans. Il s'est produit une
véritable explosion créatrice dans la veine du roman de mœurs. La veine historique a moins de
faveur mais accuse une progression. Deux œuvres y sont consacrées à l'histoire récente:
l'épopée omarienne avec Le Drame de Déguembéré (1955) d'Ibrahima Mamadou Ouane et la
grève des cheminots des quatre réseaux du chemin de fer de l'AOF (du Il octobre 1947 au 19
mars 1948) transposée par Ousmane Sembène dans Les Bouts de Bois de Dieu (1960). Quant
au courant de l'aventure européenne, il présente une progression plus importante: six œuvres
contre quatre dans la période précédente. Sembène Ousmane, Bernard Dadié, Aké Loba, Sidiki
Dembélé et Ferdinand Oyono s'y illustrent. L'autobiographie ne bénéficie pas d'une œuvre
distincte. En revanche il apparaît un courant très fécond, celui de la contestation de la
colonisation: six romans sont produits dans cette veine. Mongo Beti et son compatriote du
Cameroun Ferdinand Oyono publient chacun deux romans après que le même Beti eut fait
paraître Ville cruelle (1954) sous le premier pseudonyme d'Eza Boto. Sembène avec son
deuxième roman, 0 pays, mon beau peuple! (1957) critique des faits coloniaux en montrant les
conséquences de l'aventure européenne dans l'action de son héros Oumar Faye revenu en
Afrique.
La création romanesque par conséquent s'est développée en volume très sensiblement
dans la période 1954-1960, la deuxième du roman négro-africain de langue française. Mais ce
mouvement dans l'histoire de ce roman est encore plus spectaculaire entre 1960 et 1976, une
période de trois lustres et par conséquent beaucoup moins longue que celle du début du roman
(1920-1954). Sept courants existent. Le courant du procès de la colonisation ne disparait pas

14
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
encore bien que l'Afrique francophone ait acquis l'indépendance. C'est un aspect de la vision
panafricaine des problèmes d'Afrique. En effet deux romans du procès de la colonisation
publiés dans cette période, Cette Afrique-là! (1962) de Jean Ikelle-Matiba et Wirriyamu (1976)
de Williams Sassine évoquent les colonisations allemande et portugaise.
Avec la naissance du roman policier dans la production africaine francophone, l'époque
de l'indépendance est celle du développement de la création dans toutes les directions
significatives. La critique des mesures politiques est particulièrement féconde et l'intérêt des
écrivains pour ce sujet est tel que le pamphlet, autre innovation, fait écho au roman, au théâtre et
à la poésie dans l'expression des déceptions provoquées par la société de l'indépendance. Les
mœurs sociales constituent le thème général le plus fécond: plus de quatre vingts œuvres
marquent le développement spectaculaire du roman de mœurs entre 1960 et 1976. Enfin
l'autobiographie émerge plus nettement et se constitue en courant qui s'affirme. La troisième
période du roman est marquée sur le plan des courants de création par le moindre mélange des
inspirations dans l'élaboration romanesque. L'itinéraire individuel comme témoignage à la fois
sur soi et sur une époque se développe tant que les Nouvelles Editions Africaines, maison
d'édition régionale en Afrique de l'Ouest, fondée en 1972, créent une collection intitulée "Vies
d'Afrique". Parmi les œuvres de cette veine on peut citer Vingt-cinq ans d'escalier (1975) de
Seydou Traoré, De Tilène au Plateau (1975) de Nafissatou Diallo, Sourd-muet je demande la
parole (1978) de Moussa Ly Sangharé, etc... Mais la veine autobiographique est très féconde.
Dix-huit romans y sont publiés entre 1960 et 1976 alors qu'avant 1960 il ne s'était dégagé du
mélange des inspirations dans la création romanesque que deux antobiographies, C/imbié
(1953) et L'Enfant noir (1953).
Le courant historique également réalise un bond spectaculaire; huit romans dans la
troisième période, c'est-à-dire le double des romans historiques publiés avant 1960. Les auteurs
s'y intéressent à l'Afrique précoloniale. Nazi Boni publie en effet une chronique du Bwamu,
Crépuscule des temps anciens (1962) et Amadou Ndiaye évoque les derniers jours de Koumbi
dans Assoka (1973). Mais c'est surtout le temps colonial qui prédomine dans le roman
historique, qu'il s'agisse des débuts de ce contact entre l'Europe et l'Afrique, présentés dans Le
Devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem, de la pacification qu'évoque Le Royaume de
Sable (1975) de Mamadou Seyni Mbengue, qu'il s'agisse de la vie coloniale dont L'Etrange
Destin de Wagri~ (1974) représente bien des aspects, tout comme, avant cette œuvre, sur les
conflits entre l'évangélisation et la colonistion, l'avait fait Un Sorcier blanc à Zangali (1969) de
René Philombé, qu'il s'agisse enfin de la période de transition vers l'indépendance dans ses
aspects de guerre civile (évoqués par Mongo Béti dans Remember Ruben (1974) ou sous ses
aspects référendaires: L'Harmattan (1964) de Sembène transpose le référendum du 28
septembre 1958.

Intro~tion
15
L'aventure européenne demeure féconde dans la troisième période du roman. Douze
romans sont publiés entre 1961 et 1976. De L'Aventure ambiguë (1961) à La Nouvelle
Romance (1976) l'aventure de héros africains hors d'Afrique, en Europe principalement, est
une inspiration qui sert de prétexte à la représentation comparée de mondes différents à travers
des histoires individuelles ou collectives.
L'étude d'une production romanesque qui s'est développée au cours des trois périodes
ci-dessus indiquées et qui se répartit entre les courants de création que comporte chacune de ces
périodes impose des interrogations diverses pour l'identification de chaque œuvre, c'est-à-dire
la définition de son esthétique. Il est une nécessité d'interroger à la fois la diachronie et la
synchronie pour plus de certitude de saisie des lignes ou tendances significatives dans une
production encore en plein essor. La périodisation est une lumière sans laquelle on risque de
pennettre un discours sur un phénomène littéraire dont les dimensions n'apparaissent pas. Elle
est en même temps une logique de démarche susceptible de faire poser des jalons de certitude
dans une production sans véritable école littéraire constituée et pour laquelle la liberté de
création n'a pas rencontré l'écueil (ou le courant favorable selon le tempérament du créateur)
des esthétiques militantes si actives au XIXème siècle français.
L'intérêt de la périodisation fonde le choix, dans le plan adopté, de l'étude par période.
Les trois parties du plan correspondent aux trois périodes du roman étudié. L'étude par période
qui pourrait présenter l'inconvénient d'amener nécessairement à des redites pennet sûrement
d'analyser les évolutions effectives dans chaque courant de création et de montrer entre autres
faits le rôle du contexte historique. Il eût été plus difficile d'éviter les redites et d'analyser les
faits significatifs de création si l'étude par courant, sans tenir compte des périodes, était
adoptée. Chaque période étant significative dans la vie de l'Afrique, dans son histoire politique
et ses mutations sociales, produit des œuvres qui reflètent les préoccupations majeures de la
société et qui, pour cette raison, sont marquées par une orientation spécifique.
A l'intérieur de chaque période l'étude se développe courant après courant. C'est
l'aspect synchronique des interrogations sur les œuvres pour saisir l'identité esthétique de
chacune d'elles. Les courants naissent de l'orientation sensible des œuvres qui pennet leur
regroupement en ensembles significatifs distincts par le caractère distinct de chaque orientation.
Le courant est déjà une fonne avant la forme plus précise et plus individualisée de chaque
œuvre. L'étude du courant littéraire à une période donnée s'intéresse par conséquent aussi bien
aux traits généraux communs qu'aux caractères spéficiques des œuvres. La fonne en effet est
un fait de création qui concerne les éléments qui, dans chaque roman, le rapprochent d'une
famille caractérisée par des données essentielles de la création romanesque mises en œuvre,

16
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
d'une manière semblable, dans un nombre de romans de plus en plus perceptible au fur et à
mesure que se déroule la perspective diachronique.
Comment saisir la forme et par conséquent en préciser les éléments dans cette analyse de
romans? La forme est davantage un principe actif qui révèle l'identité esthétique du roman sans
se réduire aux éléments permettant cette révélation. C'est l'idée que Jean Rousset soutenait déjà
en 1962 dans Forme et signification. Rousset recommandait alors de tenir pour assuré que la
forme "n'est pas plus la technique que l'art de composer et qu'elle ne se confond pas
nécessairement avec la recherche de la forme, ni avec l'équilibre voulue des parties, ni avec la
beauté des éléments" Rousset précisait ensuite ce qu'est la forme en disant en même temps ce
qu'elle n'est pas: "Principe actif et imprévu, de révélation et d'apparition, écrit-il, elle déborde
les règles et les artifices, elle ne saurait se réduire ni à un plan ou à un schéma, ni à un corps de
procédés et de moyens. Toute œuvre est forme, dans la mesure où elle est œuvre ... "1. Enfin les
éléments permettant de saisir une forme sont définis par Jean Rousset en ces termes: "Mais il
n'y a de forme saisissable que là où se dessine un accord ou un rapport, une ligne de forces,
une figure obsédante, une trame de présences ou d'échos, un réseau de convergences;
j'appelerai "structures" ces constantes formelles, ces liaisons qui trahissent un univers mental et
que chaque artiste réinvente selon ses besoinsl ". Ces réflexions s'appliquent de manière
particulièrement satisfaisante au genre romanesque et permettent de comprendre les raisons des
éléments d'identification de la forme dans notre plan, une fois précisés les périodes et les
courants du roman négro-africain de langue française. Dans chaque courant, en effet, la
première interrogation porte sur la structure (au sens de Rousset) des fictions romanesques.
L'invention d'une histoire est un acte de conception et d'information de la chose conçue. La
forme qui en résulte est un élément d'identité esthétique de l'œuvre. La deuxième interrogation
concerne les thèmes. Le thème est une forme. Il dessine le contour global de la fiction perçue au
niveau général du courant de création. Celui-ci est un thème général servi diversement par des
thèmes secondaires, rendant ainsi possibles les traits communs des romans d'un même courant
et l'identité spécifique de chaque roman. La troisième interrogation, enfin, porte sur les
techniques de narration et d'expression. Cette triple interrogation des œuvres tend à préciser des
éléments de la forme dont la convergence d'ensemble définit à l'intérieur d'une œuvre sa forme
distincte et au niveau du courant de création contribue à créer une identité formelle commune
aux œuvres de ce courant. Précisons en effet que la structure des fictions se compose d'une part
de la trame du récit qui a une courbe spécificique selon le courant et le roman et, d'autre part,
l'affabulation (l'histoire elle-même) et ses éléments. Le roman étant la création d'un monde, ces
éléments sont constitués par le cadre spatial et temporel ainsi que par ce qui remplit l'espace et le
temps, les personnages et les événements.
J. ROUSSET, Forme et signification, déjà cité, p. XI-XII.

Introduction
17
Ainsi trois niveaux principaux pennettent d'analyser les fonnes du roman négro-africain
de langue française entre 1920 et 1976: la période, le courant de création et l'art du roman. En
fait il s'agit, pour chaque période dont le volume de production est connu et dont sont présentés
les courants de création, dépassant ces deux niveaux d'identification des œuvres, d'analyser
l'art de ces œuvres afin de circonscrire, le plus précisément possible, l'identité commune des
œuvres d'un même courant et l'identité spécifique de chaque œuvre. Cette démarche signifie
l'intégration de la dimension historique dans l'appréciation de la création romanesque. La
critique des dix ou vingt dernières années parle bien de la littérature africaine comme si les
œuvres n'étaient pas datées, comme s'il était possible de généraliser inconsidérément sur le
roman africain en se contentant d'une promenade à la surface des œuvres, comme s'il était
admissible que l'on affinne indéfiniment des influences, qu'on se garde de décrire avec une
précision qui dépasse la fonnule fort générale, de la littérature orale traditionnelle dont on ne
précise pas les fonnes invoquées. L'admiration historique est seule respectueuse de toutes les
données de la création quand il s'agit du roman africain de langue française. Les choix
méthodologiques dans notre étude sont fondés sur le souci de tenir compte de cette vérité dans
la création romanesque africaine de langue française.

PREMIERE PARTIE
1920 - 1954

CHAPITRE 1
LE ROMAN DE MŒURS MODERNES.
La peinture des mœurs modernes a dominé la production romanesque africaine de
langue française entre 1920 et 1950, année de publication de Drame d'amour à Anécho, le
troisième roman de Félix Couchoro (1900-1968). En trente ans, les œuvres de cette veine
décrivent, par leur accumulation, un courant net et significatif d'un intérêt des romanciers pour
les us et coutumes, les mœurs de l'Afrique coloniale. C'est qu'en effet cette orientation de la
création romanesque est encouragée par le colonisateur. Le cadre colonial, constitué par un
ordre établi, une idéologie liée à cet ordre et composée d'un mélange d'idées humanitaires et de
conceptions plus ou moins erronées comme de préjugés pour le Noir colonisé, comportait un
certain nombre d'impulsions exercées sur le futur écrivain, de même que sur l'écrivain
produisant ses textes, qui expliquent l'orientation de ces œuvres.
Les premiers romanciers d'Afrique noire sont, plus que tous les autres écrivains de leur
monde ayant publié pendant les deux premières décennies qui suivent l'année des
indépendances africaines, formés à la fois par l'éducation traditionnelle et l'école française en
Afrique. La littérature de leur monde, celle des contes, des proverbes et dictons, des légendes et
mythes, bref de toutes les formes de productions orales destinées à égayer et à instruire par
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l'art, a eu une place importante dans/t~;·<':~ltûre~Qu'il s'agisse de l'instituteur Ahmadou
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Mapaté Diagne, l'auteur des Trois v'eJofliés de MaUr <t~20), du vétérinaire Ousmane Socé,
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auteur de Karim (1935), de l'instituteuf'FélixÇouchbro qui publie L'Esclave en 1929 ou de
l'instituteur Abdoulaye Sadji, auteur de'Wini, malatr.es$~/du Sénégal (1947), la formation est
aussi bien celle de la culture traditionnelle par-foranté--Qtf~ de la culture moderne par l'école qui
initie à l'écriture et assure la promotion. Leur êcole était assimilationniste. Visant à former les
cadres dont l'administration avait besoin, employés de bureau, instituteurs, médecins africains,
vétérinaires, etc... ; l'école animée de l'idéologie coloniale n'avait pas pour objectif de former
une personnalité africaine distincte. Les premiers écrits produits par les cadres issus de cette
école ne se souciaient pas d'affirmer une personnalité africaine. Les attitudes qu'ils révèlent
sont plutôt de consentement à l'ordre colonial, d'adhésion au projet colonial de meilleure
connaissance des populations de l'Empire. De là les monographies signalées dans l'introduction
de cette thèse.
Les premiers romanciers ont également été formés par la littérature coloniale, une
production à dominante d'exotisme avec une période de connaissance superficielle de l'Afrique,
celle de Pierre Loti, de Pierre Mille et des frères Tharaud, et une période d'exotisme de la
précision documentaire dans laquelle s'illustre André Demaison, l'auteur, entre autres œuvres,

22
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
de Dialo et du Livre des bêtes qu'on appelle sauvages. C'est cette tendance de l'exotisme
africain dans le roman colonial français qui introduit très abondamment les realia d'Afrique et
use, avant Birago Diop, auteur des Contes d'Amadou Koumba, de la double dénomination des
animaux en français et en une langue africaine.
La représentation de l'Afrique, du Noir singulièrement, dans la littérature coloniale est
assez souvent dénigrante. Les écrivains coloniaux français appartiennent à leur époque et en
partagent les préjugés pour les colonisés. Le Noir est représenté comme un être paresseux,
voleur, menteur, dissimulé. Les premiers romanciers noirs réagirent parfois, Ousmane Socé par
exemple dans Mirages de Paris (1937), contre ce qu'ils considèrent comme un exotisme de
pacotille.
L'influence de la littérature coloniale dont ont été nourris les premiers africains est en
conséquence liée à l'adhésion à la colonisation. L'attention à un modèle d'écriture et de
présentation de l'Afrique est la première forme de cette influence; l'autre est constituée par une
sensiblité certaine à une image fausse de l'Afrique et des Africains que les romanciers africains
s'attachent à corriger en écrivant avec cette situation d'écrivains exprimant l'Afrique de
l'intérieur. Sans qu'il s'agisse d'auteurs constitués en une école littéraire ayant défini son
esthétique, les premiers romanciers africains qui sont porteurs chacun d'une culture mixte aux
éléments parfois contradictoires, en particulier l'image de l'Afrique élaborée par l'écrivain non
africain et, en opposition, l'Afrique des valeurs traditionnelles véhiculées par les arts dont la
littérature orale, produisent leurs œuvres avec un projet d'information contradictoire de celle qui
est véhiculée par le roman colonial. Bien des titres de roman adopte le ton de se poser en
s'opposant: Karim, roman sénégalais, Le Réprouvé, roman d'une Sénégalaise, Nini,
mulâtresse du Sénégal (1947), Mafmouna ,petitefille noire (1952), Amour dejéticheur (1941),
Drame d'Amour à Anécho (1950) paraissent affirmer à la manière de Batouala, véritable roman
nègre (1921), le point de vue du plus informé sur l'Afrique et sur le Noir par opposition à des
écrivains coloniaux qui avaient, auparavant, tant écrit sur l'Afrique et ses populations, leurs us
et coutumes, et qui le faisaient encore concurremment à la production naissante des
autochtones.
Ainsi, au-delà des impulsions intéressées de l'administration coloniale préoccupée de
mieux connaître les populations du domaine colonial, les motivations des premiers romanciers
les orientaient naturellement vers une littérature de présentation de l'Afrique, d'information
ethnosociologique. Du reste, une raison supplémentaire était de nature à les conforter dans ce
projet général et fondamental de la création romanesque. L'essentiel du public est constitué par
les Européens peu informés de l'Afrique et friands d'exotisme. C'est à ce public que les
premiers romanciers pensent, s'attachent par conséquent, dans le cadre de ce qui, pour la

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
23
majeure partie de leur public, constitue un exotisme de la précision documentaire, à faire
connaître, sans les préjugés des coloniaux, sans les insuffisances de leur information et de leur
compréhension des réalités africaines, le monde dans lequel ils sont nés, ont été éduqués ~t
vivent en situation pluriculturelle.
Malgré les séjours européens nécessités par leurs études supérieures ou la première
guerre mondiale, les premiers romanciers sont avant tout des hommes d'Afrique, d'expérience
africaine. Lamine Senghor, auteur de La Violation d'un pays(1927), est le seul d'entre eux qui,
après la première guerre mondiale, ait vécu surtout en France jusqu'à sa mort en 1927. Son
œuvre, une fiction allégorique, se range dans la même catégorie que Les Trois Volontés de
Maik (1920) d'Ahmadou Mapaté Diagne. Celui-ci et celui-là, l'instituteur acquis à la cause
coloniale et l'ancien combattant marxiste, protecteur des travailleurs noirs en France, ont
pratiqué l'écriture romanesque avec des projets symétriquement opposés. Diagne donne
naissance en même temps au roman négro-africain de langue française et à la littérature de
consentement à l'ordre colonial qui prédomine dans la production africaine de 1920 à 1954.
Lamine Senghor prend le contrepied des positions de Diagne romancier, en mettant en scène
dans son propre roman un autre Diagne, Blaise Diagne, député du Sénégal, qui fut chargé
d'une mission de recrutement de soldats africains dans les colonies pour participer à la guerre
européenne, entre puissances colonisatrices. Ainsi Les Trois Volontés de MaUc et La Violation
d'un payssont des œuvres idéologiques très marquées par la thèse qui constitue le projet de
chacune. Elles sont particulièrement intéressantes pour l'esthétique du roman en raison à la fois
de ce statut de roman à thèse et de leur nature de romans d'apprentissage.
Le "corpus" du courant des mœurs modernes entre 1920 et 1954 comprend ces deux
romans d'apprentissage, quatre autres premiers romans, Le Réprouvé, roman d'une
Sénégalaise (1925), œuvre aujourd'hui perdue (il n'en est retrouvé que six pages jusqu'ici),
L'Esclave (1929), Karim (1935), Nini (1947), et enfin, le deuxième roman d'Abdoulaye Sadji,
Maïmouna (1952) ainsi que les deuxième et troisième romans de Félix Couchoro, Amour de
féticheuse (1941) et Drame d'amour à Anécho (1950). Préciser le corpus de ce courant
nécessite la précision que Ngando (1948) de Lomani Tchibamba n'en fait pas partie pour des
raisons d'identification du genre de cette œuvre. L'auteur ne s'est jamais trompé sur le genre
qu'il avait choisi et auquel il pensait en créant. Dans l'avertissement au lecteur, il a utilisé deux
fois le mot conte et a conclu par cette phrase: "Tel est, dans son ensemble, le fond sur lequel
repose le conte de Ngando", Mais lorsque Ngando fut primé en 1948, du prix littéraire de la
foire coloniale de Bruxelles, Jean Caillous, sous le titre d' "Orphée Noir sur les traces de
Ngando", écrivait dans Présence Africaine: "D'ores et déjà, il faut considérer Lomani
Tchibamba comme un grand romancier de l'Afrique Noire, un de ceux dont nous aurons le plus
à apprendre". Le souci de précision dans l'utilisation des termes d'esthétique littéraire

24
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
permettant de définir l'identité esthétique de chaque œuvre ne guidait sans doute pas alors Jean
Caillous. Il avait, quoi qu'il en soit, classé, avec inexactitude, Ngando, le crocodile dans le
genre romanesque. A sa suite Patrick Mérand et Séwanou Dabla, dans leur Guide de littérature
africaine (1979), classait encore Ngando dans le roman. Puisqu'il s'agit d'esthétique littéraire
dans la présente thèse, il convient de préciser en quoi Lomani Tchibamba ne s'est pas trompé en
précisant que son œuvre est un conte et en quoi l'on a eu tort d'y voir un roman. Ngando, le
crocodile est en effet une œuvre dont l'auteur s'attache à faire connaître son propre monde,
dans ses croyances, sa situation géographique et historique, ses us et coutumes. L'histoire
racontée, en effet, mêle le monde des vivants et celui des morts, le monde des hommes et celui
des animaux aquatiques, l'humanité simple des vivants qui ne voient et n'ont de connaissances
que dans le jour et la lumière d'une part et, d'autre part, les hommes de la science occulte dont
le pouvoir fait d'eux des intermédiaires entre les vivants et les morts, entre les humains et les
esprits. L'on pourrait penser jusque là que l'histoire est un roman à projet d'information
sociologique. Mais la suite ne permet pas une telle classification.
L'histoire de Ngando est un voyage dans l'au-delà dont le retour ne s'accomplit pas
complètement. Musolinga a été emporté par un crocodile et son père Munsemvola ne veut pas
comprendre le fait dans la logique d'un accident. Son entourage non plus, du reste. li consulte
le "nganga nkisi" qui lui révèle que le crocodile a agi commissionné par Marna Ngulube et lui
donne la foudre comme moyen de récupérer son enfant. Le voyage a une étape de géographie
précise, de Kinshasa à l'île de Mbamu, et une étape surnaturelle par laquelle, à bord de la
foudre, Munsemvola parvient à l'endroit du sabbat des esprits qui se repaissent des hommes
qu'ils ont fait périr. Munsemvola revient parmi ses compagnons sur l'île; son beau-père tue le
crocodile de Marna Ngulube qui les attaquait et les compagnons de Munsemvola, son enfant
Musolinga et le beaupère lui-même reviennent à Kinshasa à travers le Stanley Pool. Ils
n'arrivent pas à leur point de départ. Pour une entorse à l'observance de la consigne de silence,
tout le groupe est puni de mort par les esprits qui avaient aidé Munsemvola à retrouver son fils
et à le ramener parmi les vivants.
Lomani Tchibamba a eu pour projet, dans ce conte où le réalisme descriptif du début du
texte s'apparente à un passage de roman, avant le surnaturel qui commence avec la manière dont
Musolinga est emporté par le crocodile qui satisfait la curiosité du curieux en soulevant sa
victime trois fois hors des eaux avant de l'emporter définitivement. L'auteur de Ngando a voulu
présenter, dans le contexte de la société coloniale, les mentalités, les croyances qui ne dissocient
guère le monde des vivants de celui des morts, les us et coutumes liés à la mort, surtout dans
l'Afrique bantu. L'auteur met beaucoup de soin, par l'introduction des realia et par ses propres
explications sous forme de notes, à faire connaître son propre monde, en situation coloniale,

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
25
1:-
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très nettement différent du monde des colonisateurs. Le rôle du surnaturel cependant fait de ce
texte un conte, un conte merveilleux et non un roman.
Dans le roman moderne, en effet, le surnaturel ne joue pas un rôle important dans la
trame des événements qui relèvent plutôt de la rationalité. Ngando le crocodile (1948) étant
classé comme un conte en respect des choix de l'auteur et de la tenmnologie de l'esthétique des
genres, le "corpus" du courant du roman négro-africain de mœurs modernes se compose de
huit romans, deux à thèse, trois premiers romans sans intention de thèse mais fondés sur le
souci de révéler l'Afrique et trois romans de deuxième ou troisième expérience de production
romanesque également caractérisés par le projet de révélation de l'Afrique.
L'étude détaillée du courant des mœurs modernes, tout comme celle des autres courants
du roman négro-africain s'attachera à établir l'identité distincte de réalités esthétiques dans la
création romanesque à des périodes déterminées de la production littéraire africaine. Une telle
démarche dans un genre sans "art poétique" qu'est le roman doit préciser ses directions
d'analyse. Dernier né des genres littéraires, le roman est en effet parfaitement libre et, comme
dit E. Lablénie, "le roman ne se distingue des autres genres littéraires que parce qu'il
s'apparente à tous à la fois ou séparément et, dans son extrême liberté qui lui permet toutes les
innovations, il n'a d'autres règles que celles qui régissent l'art tout entier!". Cette liberté
qu'offre le genre s'exerce par le romancier à l'intérieur de cadres structurels et esthétiques dont
la souplesse est un élément de la liberté créatrice: la structure des fictions est le premier de ces
cadres. Le romancier raconte une histoire et, pour cette raison, définit une forme par la trame du
récit et les trois éléments fondamentaux au moyen desquels il crée un monde, l'espace, le temps
et les personnages acteurs d'événements qui composent la trame du récit. Les fictions créées se
distinguent les unes des autres ou bien s'apparentent les unes aux autres par les contours de
durée et d'événements, dans des espaces caractérisés, que le romancier a su leur donner par ses
choix de création. Une deuxième direction d'analyse des œuvres produites, dans chaque
courant en général et celui des mœurs modernes en particulier, est la thématique des romans.
Qu'il s'agisse du thème général ou des thèmes secondaires, le romancier opère des choix qui
réalisent une convergence d'ensemble au service d'un projet de signification qui crée une forme
esthétique. C'est pourquoi il y a progrès de précision si l'on passe de l'identification de la
structure de la fiction à la thématique des œuvres appartenant au même modèle structurel. Le
troisième et dernier niveau d'identification des romans d'un même courant, ce sont les
techniques du récit, aussi bien les techniques de narration (modalités de la présentation et
formes du discours) que les techniques d'expression. C'est le lieu de rappeler la longue
défmition descriptive que E. Lablénie a donnée du genre romanesque: "parfaitement adapté à la
nature humaine, né du besoin de conter et du désir curieux d'écouter des récits, racontant
E. LABLENIE, Recherches sur la technique des arts littéraires, Paris, SEDES, 1962, p. 207.

26
Lesforrnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'histoire imaginée, en tout ou partie, des actions de la vie d'un être, d'un couple, d'une
collectivité, ou d'êtres et de groupes sans liens entres eux, romanesque ou véridique, objectif
ou personnel, idéaliste ou réaliste, naturel ou merveilleux, tragique ou comique, burlesque ou
sérieux, sentimental ou ironique, cynique ou moral, partisan ou dégagé de tout souci
d'actualité, se passant n'importe quand et n'importe où, se déroulant rapidement ou susceptible
de s'étendre presque indéfiniment, pouvant user de tous les procédés d'expression: récits,
descriptions, portraits, analyses, méditations, dialogues, lettres, discours, de tous les styles:
narratif, familier, dramatique, oratoire, satirique, épique, lyrique, mais couramment écrit en
prose parce qu'il prétend plaire à un large public, le roman (
) n'a d'autres règles que celles
qui régissent l'art tout entier!."
Le roman de mœurs modernes entre 1920 et 1954 se saisit dans son identité esthétique
si l'on considère successivement les trois niveaux de la fiction, de la thématique et des
techniques du récit.
A - LA STRUCTURE DES FICTIONS.
A.l. - Les canons de composition
Malgré le projet commun de révéler la société africaine à la faveur d'une histoire
racontée, les romans de mœurs appartiennent à des modèles structurels distincts. Qu'il s'agisse
de premiers romans, c'est-à-dire d'apprentissage avec plus ou moins de succès, de romans
idéologiques dont le caractère de thèse, comme Les Trois Volontés de Malic (1920) et La
Violation d'un pays (1927), est très marqué, ou de romans dans lesquels la maîtrise de l'art
paraît plus affirmée, les productions du courant des mœurs modernes se rangent toujours, du
point de vue de la structure de la fiction, c'est-à-dire de la configuration prise par l'histoire
racontée, dans deux catégories formelles, qu'on peut appeler la fresque et le drame ou encore le
roman-somme et le roman-drame. Le rappel de la situation pluriculturelle du romancier négro-
africain de langue française permet d'identifier et de faire comprendre ces deux formes
romanesques si remarquables dans la production négro-africaine de 1920 à 1976. Deux
influences s'exercent sur la création des romanciers à chacune des périodes considérées: la
culture africaine traditionnelle et la formation à l'école moderne, coloniale essentiellement. Ces
influences ont été à l'origine de deux formes, dont l'une dispose du temps sans souci de mesure
et dont l'autre se caractérise par une concentration qui organise une tension dramatique; la
première forme èst le roman-somme et la deuxième le roman-drame. En d'autres termes, il y a
d'une part la fresque sociale, politique ou historique et qui peut être considérée comme une
symphonie au sens où l'entend Léopold Sédar Senghor quand il oppose "le poème à la
E. LABLENIE, op. cit.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
27
française" qui est "drame" et le poème à la manière nègre qui est "symphonie"1 et, d'autre part,
le drame si peu différent de l'action théâtrale désignée du même mot, tirant son origine du
modèle romanesque du XIXème siècle, en gros le modèle balzacien, c'est-à-dire s'organisant
de manière à créer la tension si connue dans le théâtre classique.
Le projet de fresque est chez le romancier une vision de la société qui produit une fonne
esthétique dans la réalisation de l'œuvre. Le volume n'est pas essentiel. Ce sont surtout les
aspects du cadre spatial et temporel, de la thématique et des événements qui sont essentiels.
Tout le reste, c'est-à-dire les autres aspects de la fonne, concourt certes à l'identité spécifique
de chaque œuvre mais sans nuire à sa classification dans la catégorie fonnelle du roman-fresque
ou roman-somme.
La fresque est le modèle prédominant dans le courant des mœurs modernes entre 1920
et 1954. Sur huit romans de cette veine cinq appartiennent à la catégorie du roman-fresque et
trois, Nini (1947), Amour de féticheur (1941) et Drame d'amour à Anécho (1950), à celle du
roman-drame. Il faudrait distinguer, dans les romans-fresques de ce courant, les fresques
sociales que sont L'Esclave (1929), Karim (1935) et Maïmouna (1952) et les fresques
politiques composées de deux romans à thèse sur la colonisation: Les Trois Volontés de Malic
(1920) et La Violation d'un pays(1927). Les auteurs de ces deux thèses opposées, l'instituteur
Ahmadou Mapaté Diagne et l'ancien combattant Lamine Senghor, ont élaboré des fictions dont
l'une est le déploiement d'une partie de la vie du héros, celle de Malie, depuis l'enfance jusqu'à
l'âge d'homme correspondant au moment où, devenu ouvrier spécialisé dans le travail du fer,
Malie construit sa maison et constitue une cellule familiale modèle dans sa société; Ahmadou
Mapaté Diagne ayant ainsi utilisé tout le temps précédant la majorité de Malie à montrer les
obstacles que le héros sunnonte pour parvenir au statut de citoyen modèle projeté dès le début
du roman dans ces mots du commandant s'adressant aux villageois : "Les petits qui auront
passé par l'école seront plus tard des hommes travailleurs, honnêtes, justes et OOns2". L'autre
fiction présente l'histoire d'Afrique depuis les premiers contacts avec les colonisateurs jusqu'à
la participation des colonisés à la guerre européenne, la première guerre mondiale, et aux
lendemains de cette aventure hors d'Afrique caractérisés par la situation d'injustice faite aux
anciens combattants originaires des colonies. Le récit allégorique de Lamine Senghor se termine
par une vision prophétique de l'indépendance: la révolte des colonisés aboutit à des Etats
indépendants créant" l'alliance fraternelle des pays libres3".
Le cadre spatial et temporel est bien celui d'une fresque. Dans La Violation d'un
pays(1927), l'espace est une Afrique symbolique, sans précisions géographiques. La
1
L. S. SENGHOR, Posûace à Ethiopiques in Poèmes, Paris, Seuil, 1973, p. 164.
2
Ahmadou Mapaté DIAGNE, Les Trois Volontés de MaUc, Paris, Larose, 1920, p. 6.
3
L. SENGHOR, op. cil., p. 31.

28
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
caractérisation du cadre est morale et dit la vie heureuse et sans histoire symbolisée par le
toponyme Mbine Diam, c'est-à-dire, en sérère, langue maternelle de Lamine Senghor, la
maison de la paix. Cet univers de vie paisible est une réplique symétriquement opposée au
toponyme choisi par Ahmadou Mapaté Diagne pour caractériser l'ordre précolonial auquel
l'auteur des Trois Volontés de Malie (1920) oppose la paix, la sécurité et la justice
caractéristiques, selon ses personnages, de la situation coloniale. Le village de Malie qui
s'appelle Diamagueune, "la paix vaut mieux" en wolof, langue maternelle d'Amadou Mapaté
Diagne, s'appelait Khékhane "batailleur", toujours en wolof, avant la colonisation. La
représentation de l'espace africain est ainsi morale, est antithétique dans les deux romans à
thèse, Les Trois Volontés de Malic (1920) et La Violation d'un pays(1927). Dans le premier, le
village de Diamagueune n'est pas décrit. Il en est de même de "la ville" où Malic étudie après
l'école de village. Le deuxième roman présente le même traitement de l'espace: l'Afrique et
l'Europe sont deux cadres aussi succinctement évoqués l'un que l'autre. Lamine Senghor,
comme Ahmadou Mapaté Diagne, se soucie de démontrer une thèse et, à la manière d'un
conteur, l'un comme l'autre auteur donne plus de relief à la succession des événements qu'au
cadre spatial et temporel. La création des personnages obéit à ce projet de thèse et sert à
présenter un monde sous un jour révélant l'esprit partisan. Diagne entoure son héros, Malic, de
personnages qui symbolisent soit les obstacles à ses élans individuels pour suivre le
mouvement des autres jeunes, aller à l'école des Blancs, soit le nouvel ordre perçu comme étant
de paix et de justice. Ainsi Dargueune, Yakham tout comme la mère de Malie, Sokhatile, sont
attachés à la tradition et conçoivent la formation à l'école coranique ainsi que l'exercice du
métier du père comme un itinéraire normal et préférable pour l'insertion de Malie dans la
société. Mais c'est cet atavisme que l'ordre nouveau combat. L'adhésion au nouvel ordre est
symbolisée par le personnage de Manoté dont le choix est très net. "Manoté était le chef du
village de Diamagueune, dit le narrateur. Lui aussi avait fait le coup de feu auprès du "bon
commandant Faidherbe". Il avait préféré l'autorité de ce grand Français à celle d'un Damel
injuste et sanguinaire l ". L'apologie des colonisateurs aboutit à l'opposition manichéenne entre
les ordres précolonial et colonial par le contenu donné aux personnages historiques. Faidherbe
est présenté comme le sauveur du Sénégal qui a délivré les badolos du joug des tiédos et a
soustrait ces derniers des conséquences mortelles de la boisson. L'idéologie colonialiste est le
relief dominant dans la création des personnages par Ahmadou Mapaté Diagne. Avec Lamine
Senghor la différence concerne l'identité de l'idéologie et non l'importance de l'idéologie dans
la conception et la création des personnages. L'auteur de La Violation d'un paysmanie
l'allégorie avec bonheur et crée des personnages en transposant des situations historiques. Les
premiers contacts d'Européens avec une Afrique de l'innocence, de la richesse naturelle et de la
vie heureuse sont présentés en créant le personnage de Bourgeois qui introduit dans le monde
noir africain, en même temps que sa cupidité et sa volonté de puissance, le crime prémédité.
1
Ahmadou Mapaté DIAGNE, Les Trois Volontés de Malie, Paris, Larose. 1920, p. 3.
,,
L~

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
29
Dégou Diagne est le nègre trompé et convaincu par Bourgeois pour commettre le double crime
de vendre un de ses frères et de faire tuer l'autre. Ce premier mauvais fils de l'Afrique a une
sorte de sosie par le comportement. Au moment de la guerre, La Reine pâle, c'est-à-dire la
République colonisatrice, "envoya, dit le narrateur, le plus dévoué de ses esclaves à couleur
d'ébène, aller discourir chez ses frères afin qu'ils s'enrôlent dans l'armée de la défense
nationale... 1". La même attitude idéologique et vigoureusement partisane caractérise l'évocation
des figures historiques par Diagne et Senghor dans leurs récits respectifs. La transposition de la
mission de recrutement de soldats en Afrique, confiée à Blaise Diagne pendant la première
guerre mondiale, est effectuée avec art, et aussi une agressivité énergique, par un Lamine
Senghor, toujours adversaire de Diagne, contre qui il témoignera, en faveur de René Maran
dans le procès qui opposera Diagne à la revue Les Continents. L'ironie est féroce avec laquelle
l'auteur de La Violation d'un paysrecrée Blaise Diagne chargé de l'importante mission. Il
écrit: "Le bon bougre, escorté d'une armée de soldats de sa couleur, tous galonnés et médaillés
à poitrine débordée... encadrés d'officiers, de sous-officiers et de caporaux à figure pâle,
débarqua un jour à son pays. Il y employa tout ce qu'il avait d'éloquence dans le ventre. Mais
comme il ne parlait pas en langue du pays, on devine l'effet que devait faire un discours
prononcé en langage "d'homme pâle" dans l'esprit d'hommes à couleur d'ébéne 12"
C'est surtout cette distance ironique adoptée par le narrateur qui établit une différence
entre La Violation d'un payset Les Trois Volontés de Ma Ife , des fictions semblables par
l'esquisse du cadre physique et le traitement du temps. Linéaire et se déployant dans l'œuvre de
Diagne de la jeunesse du héros à sa majorité, et dans celle de Lamine Senghor des origines de la
colonisation à la période de l'entre-deux-guerres-mondiales, le temps est par excellence un
temps de fresque pour sa longueur. Le déploiement d'une vie comme celle de Malie, ou bien de
la vie africaine, esquissée avec des sauts dans le temps, organise les fictions de Diagne de L.
Senghor de manière plutôt identique. La thématique ne rompt pas cette similitude. Les besoins
de la thèse amènent Diagne et L. Senghor, l'un à faire voir les mentalités dans leur rapport à
l'école moderne et à la vie selon les valeurs de la société moderne, l'autre à décrire le processus
de conquête et de domination de l'Afrique. Ahmadou Mapaté Diagne, dont le thème principal
est la formation à l'école moderne, suit son héros dans son cursus scolaire et de formation
professionnelle et fait voir les obstacles, sous forme de thèmes secondaires sur le chemin de
Malie, son héros, vers le succès définitif d'être un citoyen modèle dans la nouvelle société
africaine, celle de la situation coloniale. Lamine Senghor, qui choisit de montrer que l'irruption
de l'ordre étranger dans la société africaine a été une sorte de viol néfaste, aborde des thèmes
secondaires de liaison nécessaire avec ce projet: l'identité de "l'homme pâle" le colonisateur
représenté sous les traits de Germain Bourgeois, le phénomène de la domination de l'Afrique,
Lamine SENGHOR, La Violation d'un pays. Paris, Bureau d'Editions, de Diffusion et de Publicité, 1927.
p.26.
2
Idem. Ibidem.
l

30
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
le règne du "roi colonialisme" conforté par l'extension de la conquête et, étapes aussi
nécessaires que les autres, la guerre européenne et la révolution, c'est-à-dire la révolte en
Afrique, après la victoire en Europe, pour le même projet de la liberté des peuples. Dans l'une
comme dans l'autre œuvre, l'accumulation des thèmes et l'organisation des événements ont
l'aspect d'un déploiement nonchalant même si une certaine logique de la trame connue peut
guider le lecteur. Le cursus scolaire de Malie est sans surprise car, dès le début du roman, les
buts de cette formation sont définis, former des "hommes travailleurs, honnêtes, justes et
bons". La lecture marxiste de l'histoire africaine depuis la colonisation que constitue La
Violation d'un payssuit un fil conducteur perceptible grâce à l'idéologie; mais pas plus que Les
Trois Volontés de MaUc, cette œuvre n'organise les événements avec la tension d'un drame. Il
y a dans l'une et l'autre œuvres des moments intenses du point de vue de l'action mais ils se
situent dans un déploiement élastique et ne préfigurent jamais un terme définitif. Ainsi dans
l'itinéraire de Malie, les querelles du héros pour faire triompher ses volontés: d'abord aller à
l'école; ensuite se spécialiser dans le travail du fer sans avoir trouvé une telle pratique dans la
traditon familiale et, enfin, construire sa maison et y vivre ses conceptions modernes. Chaque
fois l'affrontement avec la famille est vécu comme un drame par le héros avant son triomphe.
Lamine Senghor procède de la même manière en présentant la conquête et la domination
coloniales. Chaque étape est marquée par une épreuve de violence subie par l'Afrique : le
meurtre et le commerce du frère, le règne du "Roi colonialisme", la participation à la guerre "au
Royaume principal", la victoire et la révolte.
La thématique et l'organisation des événements font des Trois Volontés de Malic et de
La Violation d'un paysdes fresques avec, du reste, les limites de peinture que constituent les
dimensions fort réduites de ces premières œuvres dans lesquelles la thèse prédomine. L'art n'en
est cependant pas absent. C'est au contraire un exemple de talent dans l'écriture servant une
thèse que constitue chacune de ces œuvres. Ahmadou Mapaté Diagne est un instituteur de la
catégorie des précurseurs de la prose en littérature africaine de langue française. Dans son
roman, les modalités de la présentation tout comme les formes du discours révèlent la double
influence de l'art du conteur traditionnel et de la formation à l'école moderne. Cette dernière
influence apparaît dans la correction régulière du texte du narrateur qui se présente comme une
rédaction de bon élève, frisant régulièrement le degré zéro de l'écriture, c'est-à-dire sans
recherche particulière dans l'expression au fil de la narration. L'influence du conteur, elle, est
identification dans l'esquisse des personnages qui n'ont pas d'épaisseur psychologique. Ce
sont des présences, des idées et des sentiments ; des êtres liés aux nécessités de montrer
l'itinéraire de Malic, l'attachement à l'ordre nouveau, la surprise et l'inquiétude de la nouveauté
quand MaIie s'écarte de l'atavisme.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
31
La forme du discours présente la même simplicité que la présentation par le narrateur
unique privilégiant un point de vue unique, le sien propre. Le romancier ne décrit pas le cadre,
n'effectue pas de véritable portrait. Les personnages sont des silhouettes comparables aux
formes obscures que constituent les auditeurs d'un conteur dans la cour d'une maison, la nuit,
au clair de lune. Le ton uniformément sérieux est un indice permanent du projet dans Les Trois
Volontés de Maik.
Lamine Senghor est encore plus proche de la manière du conteur dans son récit à but
démonstratif. Il manie bien l'allégorie, aussi bien en créant les personnages qu'en transposant
des situations historiques. La narration qui accumule les événements et leur donne le relief
principal comme le fait un conteur se distingue de celle d'Ahmadou Mapaté Diagne par le ton.
Lamine Senghor, plus artiste dans l'écriture, adopte une distance ironique en racontant et se
moque avec beaucoup de méchanceté du personnage représentant Blaise Diagne qu'il recrée
pour exercer sa cruauté pour des raisons idéologiques et d'opinions politiques. Il y a une
seconde différence dans le texte de Lamine Senghor qui, du point de vue des modalités de la
présentation comme de la trame du discours, a la même manière que le récit d'Ahmadou Mapaté
Diagne: l'auteur de La Violation est un violent de tempérament et d'écriture. Le lexique qu'il
emploie fait penser à celui d'un tract politique: "l'école du crime", "le mensonge de l'assassin",
"le règne du Roi colonialismel " ... Cette violence atténue l'ironie et maintient la prédoninance du
sérieux.
La tendance d'écriture réunit beaucoup plus qu'elle ne distingue les deux auteurs.
Attachés l'un et l'autre à l'expression correcte, à une écriture académique, Ahmadou Mapaté
Diagne et Lamine Senghor sont soucieux d'une révélation de l'Afrique allant de pair avec
l'évocation des realia. Diagne les nomme en expliquant les termes qu'il emploie: Valando,
Yoté, Dibi, Quilfiting. L. Senghor de même: Cathio-Cathio (p. 10), sabard, gorongs, Gadio
(p. 12), mais ni l'un ni l'autre n'opte pour une écriture qui africanise le français, phénomène
qui apparaît plus tard dans le roman négro-africain de langue française, plus précisément en
1968 avec Les Soleils des indépendances de Kourouma.
En définitive très peu de choses différencient les Trois Volontés de Maik et La Violation
d'un pay. Premiers romans, romans uniques pour chacun des deux auteurs, romans
d'apprentissage par leur art, le fait de création qui les apparente le plus et les classe dans la
même forme de fiction est que l'une et l'autre œuvre appartiennent à la même forme de fiction:
la fresque. L'identification en est d'autant plus intéressante que chacun des ces romans obéit à
un projet de signification tout à fait opposé à celui de l'autre. La différence de ton établit
l'identité spécifique de chacune de ces deux œuvres alors que la forme de la fiction les range
1
L. SENGHOR, lA Violation d'un pays, p. 21.

32
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise: 1920-1976.
dans la même structure identifiable comme un modèle d'esthétique littéraire; au-delà du projet
idéologique et plus intéressant sans doute, se situe ce modèle esthétique.
La fresque politique n'est pas plus développée dans le roman que la fresque sociale.
Celle-ci est du reste plus adaptée au projet d'une littérature de consentement, caractéristique de
la production littéraire entre 1920 et 1954, en ce qu'elle développe des thèmes sociaux, plus
généralement des thèmes sans danger pour l'immédiat pour l'ordre colonial. Les romans, qui
sont des fresques sociales, présentent plus de souffle que les fresques politiques, davantage par
la patience créative que par la vision qui établit la structure de fresque. L'Esclave (1929) de
Félix Couchoro présente la vie de deux générations d'une famille sur les bords du Mono,
Karim (1935) d'Ousmane Socé la vie de garçon d'Abdou Karim Guèye dit Karim à Saint-Louis
et à Dakar, plus complètement dans les Quatre Communes, Mai'mouna d'Abdoulaye Sadji,
l'adolescence d'une petite fille noire, Maïmouna, à Louga et à Dakar et enfin, L'Enfant noir
(1953) de Camara Laye, l'enfance d'un Guinéen à Kouroussa, ses études en Afrique précédant
la formation professionnelle en France. De même que dans Les Trois Volontés de M aUe (1920)
et La Violation d'un pays(1917), de même dans ces œuvres le cadre spatial et temporel crée les
conditions d'une fresque. Il en est de même des personnages et de la thématique. La
convergence de ces éléments à établir la forme du roman fresque sociale caractérise aussi bien
L'Esclave (1929), Karim (1935) et Mai'mouna (1952) que L'Enfant noir (1953) qui appartient
pour l'essentiel à la veine de présentation des mœurs africaines. Le temps et l'espace sont certes
élastiques dans le genre romanesque et la comparaison du roman avec le théâtre du XVIIème
siècle par exemple, la forme de théâtre non africain qui a été la plus connue par les colonisés
d'Afrique, permet de voir les dimensions de cette liberté de création. Mais cette possibilité
d'user librement de l'espace et du temps, c'est-à-dire de leur donner des dimensions de
convenance selon les besoins de la création, n'est pas en contradiction avec une valeur
particulière de l'espace et du temps dans le roman.
A.2. L'affabulation et ses éléments (l'espace, le temps, les personnages)
A.2.a. L'espace
Le cadre spatial, l'espace du dehors chez Couchoro, Socé, Sadji et Camara Laye, a une
configuration qui sert la fresque. Dans L'Esclave, en effet, Félix Couchoro situe l'action sur les
bords du Mono. Il s'agit d'une région, celle du Sud du Togo, très souvent choisie par ce
romancier pour présenter la vie africaine dans cette partie du golfe du Bénin. Robert Cornevin a
pu qualifier Félix Couchoro de romancier régionaliste en raison de la prédominance de la
peinture des milieux de la palmeraie et des environs de Lomé dans l'œuvre de l'auteur.
Couchoro, qui aime bien ce terroir qui est le sien, l'évoque dans la préface à L'Esclave avec un

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
33
attachement affectueux, comparable à la poésie avec laquelle Ousmane Socé décriraSaint-Louis
au début de Karim. Couchoro écrit sur le Mono: "le nom de ce fleuve suit modestement le
défilé des noms de géants, tels que: le Niger, le Sénégal, les Volta, les Sassandra. Coulant du
Nord au Sud vers l'océan, le Mono sert de limite dans sa plus grande partie, sur un assez long
parcours, entre le Togo et le Dahomeyl ... " Couchoro continue en initiant le lecteur à une
prononciation du nom de Mono dont l'orthographe à la française sacrifie le son: " ...Mais, dans
les idiomes des races disséminées sur les deux rives du fleuve, on prononce le "Mono" les
deux "0" ouverts, le ton s'élevant sur la première syllabe tout en s'abaissant sur la seconde. Et
dans l'appellation de ce nom, le Fon, le Mina et l'Ouatchi synthétisent tous les bienfaits de ce
cours d'eau, tous ses caprices, toutes ses cruautés." Sur les rives du Mono se sont implantés
des villages car "les hommes comme les grenouilles aiment, a dit un ancien, aiment à vivre au
bord de l'eau. Le Mono exerce sur les hommes l'irrésistible attraction des fleuves ... 2" C'est
ainsi une région très précise par ses caractéristiques en tant que conditions de vie et de travail
rurales que Félix Couchoro choisit comme cadre de L'Esclave dont l'histoire est conçue comme
une révélation de l'universalité de la nature humaine par-delà les distinctions arbitraires entre
civilisés et primitifs. L'histoire contée par Couchoro dans son premier roman s'attache à
montrer les passions humaines sur les bords du Mono comme une preuve d'universalité par
leur ressemblance avec ce qu'elles sont dans des situations dites de "civilisés". Le projet de
Couchoro sur ce point est le même que celui des premiers prosateurs de langue française en
Afrique. Qu'ils écrivent des articles, des monographies ou bien des œuvres de fiction, leur
intention générale constante est de révéler l'Afrique à un public de coloniaux et d'Européens de
l'Hexagone. Félix Couchoro précise davantage le cadre de L'Esclave en ces termes: "C'est
dans l'un de ces villages que se situe le cadre de ce roman. Dans le simple décor d'une maison
de campagne, des passions s'agitent comme dans le cadre d'une vie de "civilisés" avec son
confort3" •
Les autres auteurs de fresques sociales n'ont pas théorisé, contrairement à Couchoro sur
le rapport entre le cadre de leur fiction et leur projet de révélation de l'Afrique dans ses mœurs
et ses mutations: Ousmane Socé, Camara Laye et Abdoulaye Sadji ont chacun présenté des
cadres successifs correspondant à des périodes des vies déployées et réalisent chaque fois une
fresque sociale par l'époque, la peinture des mœurs et les dimensions de la région servant de
cadre. Karim de Socé est le roman des "Quatre communes", Saint-Louis, Dakar, Rufisque et
Gorée. Socé s'est attaché à montrer les centres de la vie moderne représentée par les villes,
premiers symboles de la présence française en Afrique noire. C'est pourquoi le cadre de Karim
est successivement Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée, cet ordre étant établi par le hasard
de l'aventure de Karim en quête à la fois de travail et de distractions de fins de semaine. Cette
1
Félix COUCHORO, L'Esclave, Nîmes, éditions AlepagrumJ ACcr, 1953, p.13.
2
Idem, Ibidem, p. 15.
3
Idem, Ibidem, p. 18.

34
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
même logique permet à Socé de montrer la vie dans un espace autre par l'idéal de vie et la
spiritualité: Diourbel, centre du mouridisme des années 1930.
L'espace du dehors dans Karim a un aspect qui concourt à la forme de fresque présentée
par le roman car, au-delà des événements, il apparaît comme une juxtaposition de mondes
distincts même si ces mondes révèlent ensemble la même époque de vie africaine, les mêmes
mutations dans la société. Saint-Louis, la ville natale de Karim, est une petite patrie intensément
aimée du héros et du narrateur. L'inventaire des monuments sur une des rives du fleuve est une
poésie pleine de grâce: "A l'autre rive, écrit Socé, bordant les quais, les maisons blanches
dominées par le Palais du Gouverneur, les palmiers de NDar-Toute, le dôme et les minarets de
la Mosquée du Nord.
C'était, lorsque le soleil entamait la seconde moitié de sa course, le spectacle doucement
émouvant qu'offrait à Karim sa ville natale ... l " Mais la présentation de Saint-Louis est surtout
un regard sur l'évolution du prestige de cette ville. Les mutations sont rapides et le centre de la
vie africaine moderne et prestigieuse se déplace. Saint-Louis dans Karim est en train de perdre
son lustre d'antan. Socé en est morose en écrivant: " ... Saint-Louis du Sénégal, vieille ville
française, centre d'élégance et de bon goût sénégalais ; il avait joué ce rôle durant tout le
XIXème siècle.
De nos jours, avec la concurrence des villes jeunes comme Dakar, Saint-Louis dépérit;
mais on y retrouve toujours ce faste dans les cérémonies et les réjouissances, cette majesté
orientale, fortes empreintes de la civilisation arabe2... ". Dakar apparaît comme l'exact opposé
de Saint-Louis sur le plan de la vie moderne. Ville cosmopolite aussi bien par la présence de
toutes les langues de l'Afrique Occidentale: wolof, français, bambara, soussou, peulh3 ... "
dans ses marchés que par son ouverture au reste du monde, Dakar est, dans le roman de Socé,
un grand centre de commerce international : " ... les quais, dit Socé, s'encombraient de
marchandises que débarquaient les paquebots venus de Gênes, Marseille, Hambourg, Buenos-
Ayres, New York. Il y avait aussi des montagnes brunes d'arachides, de caisses de bananes, de
sacs de cacao que d'autres steamers embarquaient pour l'Europe4". Chacune des villes qui
servent de cadre à l'histoire de Karim a son cachet particulier qui concourt à établir le cadre
physique et humain du même roman de Socé. Rufisque ressemble à la fois à Dakar, par la vie
économique dominée par le commerce de l'arachide, et à Saint-Louis: "Comme à NDar, la
civilisation négro-arabe prédominait ici, dit Socé, teintée "d'européanisme". Les femmes, très
conservatrices, créaient, en dansant, autant de grâce et d'art que les vedettes saint-Iouisiennes5".
Rufisque est, dans la vie dakaroise de Karim, le cadre de spectacles et de privautés de détente
hebdomadaire. La ceinture de quartiers indigènes autour de la ville commerçante est la partie des
réjouissances populaires, des "sabit" de dimanche. Ousmane Socé, qui est fidèle à son projet de
1
a. SaCE, Karim, p. 18.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p. 80.
4
Idem. Ibidem, p. 81.
5
Idem. Ibidem. p. 85.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
35
révélation d'un monde à la faveur de l'histoire de Karim, explique le spectacle: "Un "sabit"
n'était autre qu'un tam-tam réalisé à l'aide d'instruments métalliques: "estagnons" vides. Le
vrai tarn-tarn sonore troublait, la nuit, le sommeil. Certains indigènes évolués le trouvaient trop
rétrograde, aussi ceux des Sénégalais qui ne pouvaient se passer de leur distraction ancestrale,
avaient-ils trouvé ce compromis qui satisfaisait tout le mondel ". A l'opposé de ce monde
moderne où se forge la coexistence des communautés dans le contexte d'une vie économique
intense, Gorée présente un visage comparable à celui de Saint-Louis. L'île de Gorée qui comme
celle de Saint-Louis fut un centre de la vie coloniale et du pouvoir de cette époque a, comme
Saint-Louis, perdu son statut à l'époque évoquée par le roman d'Ousmane Socé. Gorée est
devenue comme une ville dortoir. Socé témoigne avec la même prose nostalgique que lorsqu'il
présentait Saint-Louis: " Les voyageurs se composaient de Goréens en costumes européens. Ils
revenaient de Dakar où ils exerçaient leurs professions : Gorée, une des premières villes
françaises sur la côte du Sénégal, était presque morte2".
Les "quatre Communes" que le roman d'Ousmane Socé présente ont cette caractéristique
que les mutations s'effectuent au profit de la ville jeune qu'est Dakar, que Saint-Louis et Gorée
ne conservent plus que la poésie des vieilles choses qui se meurent et l'intense attachement
affectueux fondé sur le sentiment du terroir et la mémoire des grandeurs passées. Rufisque,
dans Karim, est toujours une ville vivante et particulièrement animée le dimanche. Il ressemble
davantage à Dakar qu'à Saint-Louis ou à Gorée. Ousmane Socé a ainsi placé l'histoire de la vie
de garçon de Karim dans un cadre physique et humain caractérisé par les mutations qui tendent
à faire de Dakar le centre prestigieux de la vie moderne. L'espace saint-Iouisien, au-delà du
statut de terroir aimé du héros, est un monde dont la vie économique est en train de s'éteindre.
Avant même les événements de la vie de Karim à Saint-Louis, le mouvement de départ des
jeunes vers Dakar est préparé et justifié par la caractéristique générale du cadre qu'est St Louis.
Ousmane Socé a étendu, dans son premier roman, la présentation de la société
sénégalaise en élargissant le cadre de l'aventure de Karim à la ville de Diourbel. L'intention de
souligner la diversité sénégalaise apparaît dans la notation des différences des formes de vie. La
société sénégalaise évolue certes et les mutations dans les villes comme Dakar créent
progressivement un monde nouveau; mais le phénomène ne caractérise pas la société dans sa
totalité. L'évocation de Diourbel, centre du mouridisme comme nous l'avons dit plus haut,
insiste sur cette différence. Socé écrit: "Combien la vie était différente de celle qu'on menait à
Dakar, à Rufisque et à Saint-Louis! Ici, comme dans les villages de la brousse, c'était la vie
humaine réduite à sa plus simple expression. L'existence était naturelle et semblable à celle des
1
a. SaCE, Karim, p. 84.
2
Idem, Ibidem, p. 108-109.

36
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
végétaux: travailler et se conserver, puis sauver son âme de l'enfer en donnant son superflu au
chef de sa religion.
Ah
! pensait Karim, l'instituteur et surtout le bachelier qui parlait si
souvent"d'européanisation" immédiate et à outrance devraient être là pour voir!".
Ousmane Socé attache plus d'importance à saisir l'espace comme un monde caractérisé
par la vie des hommes, leur travail, leurs réjouissances, leur spiritualité, qu'à décrire les aspects
physiques de cet espace où il situe l'histoire qu'il raconte. Son projet de peinture des mœurs
n'exclut pas le réalisme, au contraire, mais la description du cadre physique seul n'est pas le
réalisme de la représentation de l'espace romanesque. Socé qui veut initier le lecteur à un monde
divers met l'accent sur le cadre humain, l'espace comme contenu, comme monde aussi bien
physique qu'humain. Saint-Louis, Rufisque et Gorée comme Dakar sont décrits en tant que
sites mais très brièvement. Quant à Diourbel, c'est l'atmosphère de spiritualité surtout qui en est
soulignée. Il apparaît que le choix d'Ousmane Socé qui veut peindre les mœurs sénégalaises est
de privilégier l'espace où se réalise le contact entre vie traditionnelle et vie selon des valeurs et
réalités nouvelles, l'espace des villes modernes où plus nettement s'élabore ce que Socé a
appelé une "civilisation métisse".
Ce choix se traduit dans Karim par l'importance accordée, dans la répartition du texte, à
la vie à Saint-Louis (56 pages) et à Dakar (55 pages), les deux pôles principaux de l'espace
moderne complété par Rufisque (15 pages du texte lui sont consacrées) et Gorée (évoqué en dix
pages). Il est très net que l'évocation de Diourbel (en six pages) a valeur de mention, pour être
complet, d'une autre partie de la société sénégalaise, celle qui est caractérisée par une forme
locale de spiritualité islamique.
Abdoulaye Sadji dans un deuxième roman, Maïmouna, petite fille noire, à la manière
d'Ousmane Socé, oppose l'espace rural caractérisé par la prédominance de la vie traditionnelle
et de ses valeurs à l'espace urbain, représenté par Dakar et réputé un danger pour les ruraux
malgré la forte attirance qu'il exerce sur eux. Sadji, en effet, met davantage l'accent sur des
caractères moraux du premier et du deuxième cadre de vie de son héroïne que sur les
caractéristiques physiques de cet espace. L'opposition entre Louga et Dakar souligne la
différence entre deux mondes matériellement et moralement différents, Louga apparaissant un
petit bourg pouilleux et miséreux et Dakar la "ville impériale" en pleine expansion. Sadji choisit
de faire vivre une aventure dakaroise à son héroïne de même que Socé avait fait du séjour
dakarois de Karim l'essentiel de son premier roman. Louga est un même espace organisé en
deux cadres dans Maïmouna, celui d'avant le séjour dakarois de l'héroïne et celui du retour de
O. SacE, Karim, p. 125.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
37
Dakar. Cette structure ternaire correspondant aux phases principales d'un voyage initiatique est
commune au roman de Socé, Karim et à Maïmouna. Karim, en effet, avait quitté Saint-Louis à
la suite d'une existence prosaïque rythmée par des embarras d'argent qui correspondaient aux
fins de mois d'un petit commis comptable. Il était venu faire "campagne" à Dakar pour réaliser
des économies dans la grande ville. Et le roman montre, dans sa deuxième partie, le retour du
héros au bercail et son mariage avec Marième, celle qu'il aimait, avait conquise avant son séjour
dakarois, mais qu'il avait perdue, faute d'argent, lors d'une séance de "diamalé", c'est-à-dire de
concurrence entre prétendants rivaux. Dans la quête du bonheur que représente l'itinéraire de
Karim, Dakar a été une espèce d'Eldorado d'où l'on revient avec des diamants. Le deuxième
roman de Sadji donne à la grande ville coloniale un prestige à peu près identique, avec cette
différence que Maïmouna, contrairement à Karim, s'est brûlée au soleil de ses éblouissements
dakarois.
Le premier cadre lougatois de la vie de Maïmouna est organisé de manière à faire voir la
vie humble que la fille de Yaye Daro y mène et à faire comprendre l'attrait puissant que Dakar
exerce sur elle. Les lieux fréquentés par Maïmouna, la case de sa mère ou la cour de la voisine
Marne Raki, le marché, l'aire du robinet public sont caractérisés par une atmosphère prosaique
qui favorise l'attrait de l'ailleurs. Il commence par l'envie d'habiter la maison en pierre de la
petite Alima1 qui se présente, pour Maïmouna dans la modeste case de Daro, comme un cadre
de vie heureuse: "Chez Alima, il y avait trois ou quatre pièces garnies chacune de meubles
toujours neufs et brillants, des lits à boules de cuivre, des armoires à glace et des buffets. Chez
Alima on s'éclairait à l'électricité, les griots et les guitaristes y faisaient souvent visite2". Le
mirage de Dakar séduit ainsi facilement Maïmouna. Le cadre est alors, pour l'héroïne surtout,
tout à l'opposé de ce qu'il était à Louga : la maison de Bounama Diaw comporte plus de luxe
que celle des Alima ; Maïmouna ne se rend, à Dakar, qu'à des lieux d'éblouissement avec un
objectif de distraction: le cinéma Rialto, la rue Vincens chez Doudou Diouf, son amant; les
Arènes sénégalaises où elle est sacrée "Etoile de Dakar", tant sa beauté s'épanouit. En quittant
Louga pour Dakar l'héroïne passe d'un espace de misère et de désagrément, au seuil de la
puberté et de la découverte de la vie, à un espace de vie matérielle de toutes les satisfactions, de
loisirs permanents et du confort si féminin d'une beauté adulée et recherchée.
Mais cette différence des cadres de vie entre Louga et Dakar est également une différence
morale, une différence de valeurs de vie. Louga dans Maimouna est un espace de vie vertueux,
un monde traditionnel où l'humilité et la vertu vont de pair, où le courage de la vertu, le
bonheur de la vie humble constituent à la fois l'acceptation du destin dans la paix spirituelle, et
une option par harmonie des adhésions spirituelles et des conditions matérielles de vie. Yaye
1
A. Sadji, Maimouna, Paris, Présence Africaine, 1958, p. 63.
2
Idem. Ibidem, p. 63.

38
Les/ormes du roman négro-africain de langue/rançaise: 1920-1976.
Daro est pauvre et vertueuse et heureuse de son courage triomphant qui lui a permis d'élever ses
deux filles Rihanna et Maïrnouna dans les difficultés d'une modeste veuve de maquignon. Ce
sont ces vertus que le monde de Dakar est en train de perdre et qui manquent à ceux qui sont
responsables des malheurs de Maïmouna, c'est-à-dire Doudou Diouf et Rihanna.
Le deuxième cadre lougatois dans la vie de Maïmouna est constitué d'espaces
prosaïques tout comme le premier. L'héroïne retrouve la case de Daro, connaît la rigueur du
lazaret en temps d'épidémie et une fois la santé retrouvée, reprend les activités de son enfance.
Guérie de la variole mais dépoétisée et de nouveau pauvre, elle affronte la vie et à la suite de sa
mère se fait marchande au marché du bourg de sa naissance. Le rêve du bonheur dans la vie
fastueuse de Dakar n'est plus réalité. La prose du nouveau cadre de vie en harmonie cruelle
avec une Maïmouna que ne reconnaît plus Diabèle Guèye impose le réalisme de la vie des
humbles.
L'harmonie est insigne entre la distribution des chapitres, indice du projet de peinture, et
l'importance respective des parties qui correspondent aux cadres successifs de l'aventure
contée. Le Louga de la première partie de Maïmouna sert de cadre à l'enfance de l'héroïne.
Sadji consacre sept chapitres (en 75 pages), sur les vingt-quatre qui constituent le roman, à une
présentation de ce que Maïmouna est progressivement devenue à seize ans. Le deuxième
Louga, celui du retour au bercail, est l'espace d'une aventure individuelle qui se précipite vers
son terme. Les six chapitres qui, en soixante-trois pages, constituent cette partie, produisent un
effet de rapidité si l'on les compare au début du roman. L'addition des deux aspects
d'importance inégale dans la représentation de Louga permet de voir la nette opposition du
monde que représente ce bourg à celui de la grande ville que Sadji fait voir plus longuement à la
faveur du séjour dakarois de Maïmouna ; en dix huit chapitres (104 pages), contre sept et six
pour Louga, Sadji montre le Dakar des années 1930 dans son évolution. Le cadre du deuxième
roman de Sadji caractérisé de manière à montrer les conditions de vie et le mouvement
d'évolution des mœurs est un élément de fresque sociale en ce qu'il tend à composer une image
de la société en mutation. Sur ce plan Abdoulaye Sadji rend le cadre plus lié à l'histoire contée
que ne l'avait fait Félix Couchoro dans L'Esclave et autant que Socé dans Karim. L'analyse de
l'espace du dedans ou des intérieurs le fera paraître plus nettement encore. Considérons
auparavant un autre exemple de roman fresque peignant les mœurs, celui qui présente les
relations entre Blancs et Noirs dans un contexte de situation coloniale. Cœur d'Aryenne (1953),
premier roman de Jean Malonga est, en effet, un roman d'amour entre un Noir, Mambeké, et
une Blanche, Solange, dans un contexte colonial de relations entre Blancs colonisateurs et
Noirs colonisés, ces réactions étant très fortement affectées par la situation coloniale. L'auteur a
abordé le problème avec esprit critique et optimisme sur l'avenir. Exactement à la manière
d'Abdoulaye Sadji dans Nini, Mûlalresse du Sénégal (1947). La génération des métis est au

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
39
seuil de sa vie quand le roman se termine. La responsabilité de sa survie est confiée par le
romancier aux Noirs. Ce sont en effet les enfants en bas âge et des nourrissons, les enfants de
Roch Morax avec des négresses, neuf en tout, et le fils de Solange et de Mambéké. Cœur
d'Aryenne est une fresque sociale qui présente trois générations de Blancs et Noirs en relation
de vie quotidienne au Congo.
La fiction a pour cadre le village de Mossaka où commence et se termine l'action,
Brazzaville, Léopoldville, Paris, Saint-Cloud précisément. Solange, éloignée de Mossaka pour
mettre un terme à son idylle avec Mambeké, séjourne au couvent à Léopoldville tandis que
Mambeké séjourne dans toutes les autres localités ci-dessus citées pour ses études qui
aboutissent à sa qualification comme instituteur devant diriger l'école de Mossaka. Les
rencontres périodiques de Solange et de Mambeké à Brazzaville font que l'espace du dehors
dans le roman est constitué par deux triangles : Mossaka, Léopoldville et Brazzaville pour
Solange et Mossaka, Brazzaville et Paris pour Mambeké. Avant le retour des deux personnages
à Mossaka pour la dernière partie de leur vie le cadre est pour l'un et l'autre un espace
d'initiation spécifique. Léopoldville est surtout, pour Solange, le couvent et sa vie austère.
C'est davantage, pour l'héroïne, un espace plutôt claustral que du dehors. L'éloignement de
Mossaka et la vie à la discipline rigide constituent le contenu essentiel de cette ville pour le
personnage dont les séjours périodiques à Brazzaville sont des évasions. A Brazzaville,
l'espace est surtout le cimetière où Solange et son ami Mambeké se recueillent sur la tombe de
sa mère Marie-Rose Morax.
Pour Mambeké de son côté, Brazzaville et Paris sont des lieux d'études, de vie scolaire
à la règle ferme. Ce sont surtout des espaces de vie studieuse et claustrale. Jean Malonga n'a
pas décrit ces lieux qui composent l'aire servant de cadre aux événements dans son roman. Ces
éléments de l'espace sont symboliques. L'espace a une configuration liée aux nécessités de
l'histoire contée et son évocation obéit au souci de décrire des itinéraires plutôt que de faire
connaître des paysages. Les lieux sont nommés et non décrits, quand il s'agit de l'espace du
dehors aussi bien, du reste, que quand il s'agit des intérieurs. L'austérité, la rigueur de la règle
caractérisent les intérieurs, qu'il s'agisse du couvent à Léopoldville, ou de l'école à Brazzaville.
Cœur d'aryenne se rapproche des autres romans déjà évoqués sur cette question. Qu'il s'agisse
de L'Enfant noir, de Maïmouna, de Karim ou de Cœur d'Aryenne, l'espace du dehors a une
fonction double dans la création de l'œuvre: d'abord contribuer à la structure de fresque par
l'aspect pluriel du cadre, ensuite opposer deux mondes de manière à faire voir des mutations en
cours, en général l'opposition s'établissant entre le village et la ville. Maïmouna (1952)
d'Abdoulaye Sadji présente un monde déshérité, le bourg de Louga, symbolique de l'arrière-
pays où tout paraît statique, tandis que Dakar se développe, devenue la "ville impériale", centre
de mutations sociales et d'une urbanisation galopante, de transformations des mœurs et des

40
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
hommes aussi, surtout les ruraux qui adoptent la vie citadine. Cette différence entre Dakar, la
"ville dangereuse" et Louga, centre de la tradition, des bonnes mœurs, de la vie simple et
vertueuse mais dans l'épreuve de la pauvreté en général, n'empêche que le mirage de l'ailleurs
s'exerce fortement sur les ruraux et que Dakar soit la surface de rêve. Yacine et Iba, originaires
du Walo, Maïmouna de Louga ont, comme d'autres jeunes gens, suivi le mouvement vers
Dakar déclenché par ce mirage.
L'Enfant noir (1953) fait voir avec plutôt de la poésie que du tragique une forme de cette
opposition entre la ville et le village. L'espace du dehors dans ce roman c'est d'abord la
concession du père du héros à Kouroussa dont la case et l'atelier du forgeron, ensuite les
environs de la concession et enfin le village de Tindican et à l'opposé la ville de Conakry.
L'aspect pluriel de la configuration du cadre du roman avec ses pôles triangulaires (Kouroussa -
Tindican - Conakry) est la première caractéristique de l'espace, celle qui est structurelle. La
deuxième est celle qui oppose les centres de la modernité à l'arrière-pays qui est rural. A
Kouroussa, l'espace présenté est hérissé de signes de la civilisation moderne: "Nous habitons,
confie le jeune Laye, en bordure du chemin de fer. Les trains longeaient la barrière de roseaux
tressés qui limitait la concession et longeaient à vrai dire de si près que les flammèches,
échappées de la locomotive, mettaient parfois le feu à la clôture"}.
Le phénomène était un divertissement pour le jeune désœuvré de Laye à Kouroussa car
Kouroussa tendait à être une ville et, différait en cela de Tindican, le village que l'enfant noir
aimait tant: "Je me rendais là, dit-il, avec un plaisir extrême, car on m'y aimait fort, on me
choyait, et ma grand-mère particulièrement, pour qui ma venue était une fête2". Cependant les
joies du chemin sont aussi intenses que celles qui étaient vécues à Tindican. Le petit habitant de
Kouroussa éprouve les joies de l'évasion d'un citadin, en compagnie de son oncle, sur le
chemin du village de sa mère: "Il me prenait par la main, dit-il, et je marchais à ses côtés; lui,
tenant compte de ma jeunesse, rapetissait ses pas, si bien qu'au lieu de mettre deux heures pour
atteindre Tindican nous en mettions quatre, mais je ne m'apercevais guère de la longueur du
parcours, car toutes sortes de merveilles la coupaient"3. Les merveilles dont il est question
définissent l'intérêt du petit citadin et oppose son paysage quotidien à celui de la brousse où se
situe Tindican. Il explique: "Je dis "merveilles", parce que Kouroussa est déjà une ville et
qu'on n'y a pas le spectacle qu'on voit aux champs et qui, pour un enfant des villes, est
toujours merveilleux4". Lièvres, "sangliers", oiseaux, singes constituent ces merveilles du
chemin.
}
C. LAYE, L'Enfant noir, Paris, Plon, 1953, p. 15.
2
Idem, Ibidem, p. 45.
3
Idem. Ibidem.
4
Idem. Ibidem.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
41
Mais le village et la ville dans L'Enfant noir s'opposent aussi, tout comme dans
Mai'mouna, par la conservation d'une part, l'oubli de l'autre, des valeurs sociales, des formes
de civilisation. La pensée sur cette question est exprimée par le narrateur d'un seul bloc en un
texte difficile à couper. Voici une apologie de la vie rurale: "Je ne sais pas d'où vient que l'idée
de rusticité - je prends le mot dans son acception de manque de finesse, de délicatesse -
s'attache aux champs: les formes de la civilisation y sont plus respectées qu'à la ville; on y
observe un ton cérémonieux et des manières que, plus expéditive, la ville ne connaît pas. C'est
la vie seulement, qui y est plus simple, mais les échanges entre les hommes - peut être parce
que tout le monde se connaît - y sont plus strictement réglés. Je remarquais dans tout ce qui se
faisait, une dignité dont je ne rencontrais pas toujours l'exemple à la ville... 1".
L'espace du dehors souligne par conséquent, dans Mai'mouna et L'Enfant noir, la
différence entre le village et la ville comme étant celle qui sépare la tradition et la modernité sur
le plan des mœurs sociales. Par là l'espace participe activement à la présentation des mutations
en cours dans ces romans de la veine des mœurs.
Les romanciers de ce courant, entre 1920 et 1954, donnent principalement deux
fonctions au cadre. D'abord contribuer à élaborer une fresque par la pluralité des espaces
significatifs, c'est-à-dire ayant un impact sur la vie du héros et l'histoire contée, souligner
ensuite l'opposition de mondes constituant un aspect des mutations en cours.
Il convient de souligner l'originalité spécifique de Félix Couchoro dans le traitement de
l'espace romanesque pour cette période. L'auteur de L'Esclave (1929) accorde à l'espace du
dehors une présence qui ne se réduit pas à la pluralité et à la valeur active pour l'histoire en
cours dans la narration. Couchoro décrit plus fréquemment que plus tard après lui ne le feront
Socé dans Karim (1935) et Sadji avec Nini (1947) et Mai'mouna (1952). Il décrit avec beaucoup
de poésie les rives du Mono avec une préférence pour le petit matin et l'instant du lever du soleil
parmi la verdure du temple aux colonnes de fromagers que constitue la végétation au bord du
fleuve. Couchoro écrit : " ... Du côté de l'Orient, le ciel s'embrase, se dore ; des stries, de
longues zébrures d'argent traînent çà et là, s'étirent, s'amenuisent, bientôt noyées dans cette
splendeur d'or et de lumière. L'astre du jour émerge des profondeurs de l'horizon, puis
apparaît tout éclatant, tout resplendissant de gloire2". Après les rives du Mono, la maison de
Komlangan et les voies qui y mènent, la place du village sont les espaces que Couchoro. décrit.
Les descriptions de paysages nocturnes sont fréquentes. La place du village, cadre naturel des
palabres et réjouissances est décrite à l'occasion de cérémonies de mariage: un arbre dont le
dais de verdure procure une ombre fraîche, des sièges disposés de manière circulaire. Le cadre
1
C. LAYE, L'Enfant noir. Paris, Plon, 1953, p. 73.
2
F. COUCHORO, L'Esclave, Lomé, Editions Alepagnon/Accl, p. 270.
....

42
Lesformesdu roman négro-africain de ianguefrançaise: 1920-1976.
ainsi constitué est un abri de palabres et de réjouissance. Il en est de même de l'abri de
branchages dans la cour de Komlangan, un espace pour boire, pour "arroser la nocel " à
l'occasion du mariage du riche planteur avec Akoêba
La différence spécifique de traitement de l'espace que l'on peut reconnaître dans
L'Esclave, parmi les romans fresques, quand il s'agit de l'espace du dehors, est une description
mais rapide et plus fréquente du cadre par Couchoro. Il demeure néanmoins que dans les
romans fresques l'espace du dehors a une double fonction : la fonction d'élaboration de la
fresque et la fonction de révélation des mutations sociales par les oppositions de cadres de
l'action. L'Esclave a pour cadre un monde rural traditionnel que Couchoro oppose à un monde
de la modernité qui n'est pas décrit. Il déroule sous les yeux du lecteur la vie de deux
générations sur les bords du Mono. Les mutations qu'il décrit ont été conduites par Gabriel, le
fils de Komlangan qui a séjourné ailleurs, au Congo précisément, et s'y est formé. Mais cet
ailleurs n'est pas décrit en tant qu'espace physique. C'est un lieu d'étude comme plus tard
Brazzaville par rapport à Mossaka, dans Cœur d'Aryenne de Jean Malonga. C'est un lieu
"d'apprentissage du papier2" d'où l'on revient avec la force morale, le prestige et la confiance
en soi. Gabriel pourra ainsi mettre un terme aux maux causés par Mawoulawoe, l'esclave, et
établir une vie de paix, de vertu et de concorde à Huntigomé, sur les bords verdoyants du
Mono.
L'espace du dedans. Les intérieurs dans le roman fresque ont une fonction de
création d'atmosphère. Les caratéristiques sont toujours étroitement liées aux projets de
révélation d'un monde chez le romancier. Félix Couchoro dans L'Esclave (1929) décrit les
intérieurs à l'occasion de cérémonies familiales, le mariage et les funérailles essentiellement: la
salle et un abri de branchages dans la cour chez Komlangan lors des cérémonies de son mariage
avec Akoéba en constituent un premier exemple. La description de l'un et l'autre lieux tend à les
montrer comme des cadres de réjouissances ou cérémonies. Il s'ajoute le souci de montrer le
riche Komlangan dans tout son prestige : "La salle où se tenait Komlangan avait un
ameublement des plus simples: deux canapés de roco, des chaises du même bois placées le
long du mur blanchi à la chaux. Au milieu, une table couverte d'une nappe blanche; sur cette
table, dix ou douze bouteilles de liqueurs, un régiment imposant de verres rangés en bataille.
Une lampe au coin de cette table éclaire la salle. Le sol en terre battue est couvert de nattes de
jonc. Des essences odoriférantes faisaient monter dans l'air de suaves effluves3". Dans la
simplicité de la vie à Huntigomé tout cet apprêt pour recevoir apparaît d'un luxe
impressionnant. Couchoro crée une atmosphère pour le festin des sens. Sons l'abri de
branchages dans la cour tout est également pour "arroser la noce". Les boissons alcoolisées
1
F. COUCHORO, L'Esclave, p. 31.
2
Idem. Ibidem.p. 201.
3
Idem, Ibidem, p. 25-26.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
43
révèlent que l'on est dans un monde d'animisme et de christianisme plutôt que d'islam: "vin de
palme en jarres, alcool, vin rouge, vin blanc en dames-jeannes, liqueurs en bouteilles ! On
tenait à donner satisfaction à chacun dans son goût et dans ses préférences1". L'abri est une
réplique de la salle, mais destinée à l'accueil d'un grand nombre de personnes de tous âges.
L'abri est un espace pour boire. C'est un autre aspect de la vie simple dans ce monde rural où
l'on se réunit plus souvent en des espaces de dehors comme la place du village où a lieu le tam-
taro à l'occasion de ce même mariage de Komlangan.
L'on constate la confection du même genre d'abri pour une veillée funêbre chez
Komlangan, sept jours après la mort de Dansi, épouse de Mawoulawaoé. Il est créé un abri
sommaire également: "Sous un hangar fait de branches de palmiers, quelques lanternes
suspendues éclairent un parterre de nombreuses personnes2". Les intérieurs de circonstance
sont des abris symboliques et sommaires, exclusivement destinés aux cérémonies pour
lesquelles il n'y a pas d'espace du dedans assez grand pour accueillir beaucoup de monde.
Couchoro décrit la vie simple et la rationalité des solutions apportées aux problèmes
d'assemblées de cérémonies familiales.
Dans L'Esclave, l'espace du dedans sert également à révéler des aspects de la vie de ce
monde si traditionnel de la palmeraie. Ainsi la salle de réception chez le chef-féticheur. C'est un
espace occupé avec ordre et dans lequel des statues représentent le panthéon de ces ruraux. Il y
a une atmosphère de mystère qui inspire le respect. "On ne pouvait pénétrer là, dit le narrateur,
qu'avec une dévotion, un saint respect auquel vous incitaient d'ailleurs et le calme du lieu et la
vue de toutes ces choses formidables de grandeur, pour qui a la foi solide d'un adepte3..." et
Couchoro d'initier à l'identité des divinités: " ... le croyant voit en ces statues de terre, en ces
bois grossièrement sculptés, en ces objets de fer, la personnification, la matérialisation de la
Foudre, du Mauvais Esprit, des Morts et des nombreux Hôtes du Paradis païen4."
La description des intérieurs est ainsi, dans L'Esclave, un moyen actif d'élaboration de
la fresque qui présente la vie des ruraux sur les bords du Mono dans leurs us et coutumes, leur
spiritualité, leur vie quotidienne. Les intérieurs sont aussi significatifs, aussi éloquents que les
portraits qui présentent les personnages. Par là la description de l'espace du dedans rend le
cadre aussi actif que les autres éléments de l'action dans cette présentation de deux générations
d'une même famille à Huntigomé. L'espace du dedans approfondit l'élaboration de la fresque
car elle pennet une connaissance moins panoramique et plus précise des personnages et de leur
genre de vie,de leurs croyances, de leur culture. Le héros de Karim (1935), à la faveur de ses
1
F. COUCHORO. L'Esclave, p. 31.
2
Idem. Ibidem, p. 138.
3
Idem. Ibidem. p. 56.
4
Idem. Ibidem. p. 56.
,.

44
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise: 1920-1976.
visites à Marième et de ses relations d'amitié avec l'instituteur Abdoulaye, nous apparaît dans
son originalité personnelle. Les joies auprès de Marième définissent son idéal de vie. L'intérieur
de la pièce où Marième le reçoit est sommairement mais assez clairement décrit. Les draps
blancs du lit, l'encens qui embaume et les notes du diali jouant assis par terre composent une
atmosphère intime spécifique. Le "Samba-linguère" grisé par l'encens, les évocations de vies de
preux et la douceur attentionnée de Marième, se sent une âme de brave, se sent exister selon
son idéal de vie. Les détails de l'intérieur de la chambre chez Marième symbolisent les goûts de
Karim. Mais le romancier critique l'esprit de "Samba-linguère" plutôt que de le donner en
exemple. Karim utilise mal ses loisirs. Son séjour dakarois est une occasion de changer de vie.
n n'y réussit pas facilement. L'amitié qui le lie au sage instituteur Abdoulaye lui est d'un grand
secours. Socé évoque la vie intellectuelle d'Abdoulaye et de ses amis. C'est alors qu'est
présenté, d'une manière extrêmement sommaire certes mais significative, le cadre des
discussions de l'instituteur et de ses amis dont Karim : " Certains soirs, la compagnie se
réunissait chez Abdoulaye. On parlait amours, on exposait ses idées sociales}". Socé s'attache
davantage à présenter la réflexion des intellectuels sur leur société qu'à montrer l'intérieur, que
l'on imagine sommaire, de la pièce où Abdoulaye reçoit ses amis. Ce qui s'y fait est plus
important pour le projet du romancier. Ici l'espace du dedans est comparable à l'espace du
dehors quand il n'est pas décrit dans les romans fresques. Il est alors inséparable de ce qu'il
symbolise. La pièce où Abdoulaye l'instituteur reçoit est l'exact opposé de la chambre de
Marième qui excite les sens. Ici c'est l'esprit qui s'excite dans la discussion. Socé profite de
cette présentation d'une forme moderne de la palabre pour souligner les mutations en cours:
"La polémique s'échauffait '" On défendait avec ardeur son point de vue. Au fond, ils
hésitaient tous à rompre définitivement avec le vieux Sénégal, pour épouser les mœurs
d'Europe dont certaines s'imposaient (...... ). Mais, par-dessus leurs discours, d'année en
année, une civilisation métisse s'organisait, n'obéissant qu'aux lois de la lutte pour la vie2."
L'auteur de Maïmouna (1952) fait voir, lui, à la faveur des descriptions d'intérieurs,
surtout l'idéal de vie et la culture des personnages. Dans la grande maison louée par Bounama
après son mariage, rue Raffenel, et "dont l'ameublement lui engloutit toutes ses économies3" le
salon est mi-européen mi-arabe"4. Bounama et ses amis sont des métis culturels, formés à trois
sources: l'africaine, l'européenne qu'est l'école coloniale française et la musulmane, c'est-à-
dire la source culturelle arabe et orientale. L'Islam a une forte empreinte dans la société
dakaroise que Sadji évoque dans Maïmouna. Bounama et ses amis sont comparables au
personnage d'Abdou dans Karim, un des amis de l'instituteur Abdoulaye, "né musulman et
oriental, [il] avait été éduqué à l'école françaises". Le salon de Bounama est en harmonie avec
}
O. SüCE, Karim, Paris, les NUes Editions latines, 1935, p. 104.
2
Idem, Ibidem, p. 105.
3
A. SADII, Maïmouna, p. 91.
4
Idem, Ibidem, p. 87.
5
O. SüCE, Karim. p. 105.

Panie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
45
cette culture métisse de ses amis, des hommes qui, comme lui, sont si fiers de leur succès
social. Les voici arrivant au salon: "Il fallait voir, dit Sadji, comme ils s'affalaient dans les
fauteuils, l'air infiniment détaché, une jambe sur l'autre, et les bras en ailes de vautour fatigué.
Il fallait entendre leur langage traînant mi-français mi-ouoloff, leurs rires bourgeois et leurs
soupirs de feinte lassitude1". Dans le mobilier comme les comportements et les goûts de cette
catégorie d'hommes il y a une nette prédominance du métissage culturel.
D'autres intérieurs sont présentés dans Maïmouna tendant à faire connaître le genre de
vie des gens tout comme la stratification de la société. Ainsi le cinéma, espace de distraction
publique, par son mobilier reflète la société coloniale dans ses composantes. Bounama amène
sa maisonnée se distraire une fois dans le mois, au cinéma, le soir. Voici ce lieu de distraction :
''Le grand cinéma Rialto n'avait pas son pareil à Dakar. Il était en plein air, il rutilait de lumière.
Installation magnifique pour un cinéma de la colonie. Depuis les fauteuils rembourrés jusqu'aux
chaises en bois à dossier mobile, tout un monde s'étageait, allant des personnalités européennes
les plus marquantes aux négrillons2." La société est également présentée dans le détail de la vie
professionnelle de certaines catégories sociales. Ainsi le commerçant Jim est connu surtout par
l'intérieur décrit de sa boutique qui est un pôle d'attraction des dakaroises, comme les galeries
marocaines de la rue Vincens3.
L'espace du dedans est très étroitement lié au projet de révélation d'un monde dans le
roman fresque. Camara Laye tout comme Sadji en donne des exemples. Dans L'Enfant noir, il
s'attache surtout à faire connaître l'âme africaine dans sa partie guinéenne, à la faveur d'une
présentation de l'enfance du jeune Laye. Les intérieurs décrits permettent de voir les similitudes
de la vie à Tindican et à Kouroussa qui est déjà une ville. La case du père de "l'enfant noir", la
case de sa grand-mère à Tindican ont des intérieurs qui révèlent les conditions de vie, le travail
et les mœurs. Le forgeron a une case dont les détails du mobilier et des objets montrent sa vie
dans ses aspects exotériques et ésotériques: "On y pénétrait par une porte rectangulaire. A
l'intérieur, un jour avare tombait d'une petite fenêtre. A droite, il y avait le lit, en terre battue
comme les briques, garni d'une simple natte en osier tressé et d'un oreiller bourré de kapok. Au
fond de la case et tout juste sous la petite fenêtre, là où la clarté était la meilleure, se trouvaient
les caisses à outils. A gauche les boubous et les peaux de prière4". Le reste de la description fait
voir le mystère, la vie spirituelle du forgeron et le secret de sa puissance: "Enfin, continue la
narrateur, à la tête du lit, surplombant l'oreiller et veillant sur le sommeil de mon père, il y avait
une série de marmites contenant des extraits de plantes et d'écorces. Ces marmites avaient
toutes des couvercles de tôle et elles étaient richement et curieusement cerclées de chapelets de
1
A. SADJI, Maïmouna, p. 105.
2
Idem. Ibidem. p. 100.
3
Idem. Ibidem. p. 152.
4
Camara LAYE, L'Enfant noir, p. 11.
1
)...;.

46
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
cauris (
) elles contenaient des gris-gris l ". Les croyances dans cet univers de forces
occultes expliquent la vie parmi tant d'objets mystérieux : les gris-gris sont définis comme "ces
liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits et qui, pour peu qu'on s'en enduise le
corps, le rendent invulnérable aux maléfices, à tous les maléfices2." La case du forgeron
indique un habitat en étroite liaison avec les croyances. Tout y est fonctionnel. Il n'y a pas de
décoration dans cet intérieur.
La case de la belle-mère de ce forgeron, à Tindican ne diffère de la sienne propre à
Kouroussa que par l'absence des objets liés à la spiritualité. Le jeune Laye la compare plutôt à
celle de sa mère à Kouroussa . "Cette case, dit-il, à l'intérieur, ressemblait fort à celle que je
partageais à Kouroussa avec ma mère; j'y voyais jusque la même calebasse où ma mère gardait
le lait, et identiquement suspendue au toit par trois cordes pour qu'aucune bête n'y accède,
identiquement couverte aussi pour empêcher la suie d'y tomber3." Si la case du forgeron à
Kouroussa est spéciale, on peut dire que celles de sa femme et de sa belle-mère, par leur
ressemblance, indiquent que le genre de vie et les habitudes dont la manière de garder les
ustensiles et les aliments sont les mêmes bien que Kouroussa soit en train de devenir une ville.
Les détails qui montrent la différence des activités de production précisent la vie rurale et le
genre de cultures qui s'y pratiquent. Le petit citadin de Laye le souligne: "Ce qui rendait la case
singulière à mes yeux, dit-il, c'était (sic) les épis de maïs qui, à hauteur du toit, pendaient en
couronnes innombrables et toujours plus réduites selon qu'elles se rapprochaient du faîte; la
fumée du foyer n'arrêtait pas d'enfumer les épis et les conservait ainsi hors d'atteinte des
termites et des moustiques4".
L'espace dans les romans drames. Cette catégorie de romans est constituée,
rappelons-le, par les œuvres dont le modèle de composition consiste à concentrer les
événements dans un cadre spatial et temporel qui concourt à créer et à accentuer l'intensité
dramatique qui envoûte le lecteur dans la lecture comme au spectacle d'une pièce du XVIIème
siècle: Nini, Mûlatresse du Sénégal (1947), Amour de féticheuse (1941) et Drame d'amour à
Anécho (1950). Le roman drame isole une crise et la mène à son terme. Son élaboration
l'apparente à la création dramatique selon le modèle du théâtre du XVIIème siècle et de sa règle
des trois unités codifiée par le distique célèbre de Boileau
"Qu'en un jour, qu'en un lieu, un seul fait accompli
Tiennejusqu'à lafin le théâtre rempli5".
1
Camara LAYE, L'Enfant noir, p. Il.
2
Idem, Ibidem, p. 12.
3
Idem, Ibidem. p. 53.
4
Idem, Ibidem, p. 54.
5
BOILEAU, L'Art poétique.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
47
L'espace dans cette conception esthétique est réduit. Dans le roman, cet aspect réduit du
cadre peut correspondre aux dimensions d'une ville comme Paris dans Le Père Goriot
d'Honoré de Balzac, Tanga dans Ville cruelle de Eza Boto ou Saint-Louis du Sénégal dans Nini
d'Abdoulaye Sadji. Comparé à ce qu'il est dans le roman fresque, l'espace apparaît un lieu
unique, avec ses parties remarquables certes, mais dont l'unité d'ensemble est l'aspect le plus
perceptible. Dans la fresque, au contraire, le souci de montrer les mutations dans leur diversité
et les différences, dans les raisons qui les déterminent aussi, amène à une diversification du
cadre de même qu'à l'utilisation d'une durée très importante. Ainsi Karim est l'occasion d'une
évocation précise des "Quatre Communes", Saint-Louis, Rufisque, Dakar et Gorée, Mai'mouna
le prétexte d'une opposition entre le bourg de Louga, symbolique de l'arrière-pays et Dakar la
"ville impériale", centre de la modernité, des mutations de toutes sortes, à rythme
particulièrement rapide.
Les romans drames de la période 1920-1954 présentent l'unité d'un cadre ayant les
dimensions d'une même agglomération : Anécho au Togo, Saint-Louis du Sénégal,
respectivement dans Drame d'amour à Anécho et Nini, mulâtresse du Sénégal.
L'espace du dehors dans Nini est constitué par la ville de Saint-Louis du Sénégal. C'est
le cadre de la vie de Virginie Maerle dite Nini, à vingt-deux ans, de février à octobre de cette
deuxième année de la majorité de l'héroïne. Les diverses parties du site de Saint-Louis sont
évoquées, nommées plutôt que décrites, pour établir l'identité du cadre et pour révéler la
société. Toutes les parties de l'île de Saint-Louis (la pointe Nord Lodo, et le village de Hount,
Sinedoné), tous les quartiers avoisinant l'île (Guet-Ndar, Ndar-Toute, Sor et N'Diolofène), les
localités célèbres du site (Gohu-Batj, la Langue de Barbarie) sont nommés ou sommairement
qualifiés; à Hount comme à Guet-Ndar et Ndar Toute on trouve des baraques et des cases. Le
quartier de Lodo est gai, le village de N'Diolofène (aujourd'hui quartier comme Sor) est sombre
la nuit et mystérieux. Les bâtisses et monuments sont évoqués pour contribuer à établir
l'identité de la ville et par réalisme de la présentation du cadre: le Lycée Faidherbe, le Pont
Faidherbe, l'église, le palais du gouverneur sont présentés à l'occasion d'itinéraires de
personnages, Grand-mère Hélène se rendant à Ndiolofène et en revenant pour rentrer au Nord
de l'île, le cortège lors du mariage de Dédé quittant la maison de Tante Hortense pour l'église en
passant par "la place du gouvernement".
L'espace du dedans est plus étroitement lié à l'histoire de Nini et à la présentation de la
société. Les lieux de distraction sont très nettement affectés de la séparation des communautés,
caractéristique principale de la société saint-Iouisienne dans Nini. Ils sont définis plutôt que
décrits et tirent leur identité de la composition relative de leurs clients: le "Cercle Civil" accueille
la haute société, des Blancs, des Nègres des Antilles hauts placés, des Mulâtresses

48
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
accompagnées de membres du cercle. Le "Cercle des Sous-Officiers" est militaire et ne fait pas
de discrimination raciale. Le "Saint-Louisien Club" est franchement mixte. Situé rue Blaise-
Dumont et dû à des autochtones il accueille surtout la jeunesse noire, mais des blancs
antiracistes militants comme Campian et Roddin le fréquentent. Ces espaces de réjouissance
font voir la société et ses problèmes, en particulier les préjugés de race qui caractérisent les
comportements des communautés les unes à l'égard des autres.
Il en est de même dans l'évocation des lieux de culte. Ils ne sont pas décrits. L'église est
rapidement caractérisée dans son architecture: "On reconnaît l'église avec ses colonnes carrées
et son péristylel ". Quant à la mosquée elle est signalée par l'appel des muezzins à la prière qui
suit le coucher du soleil. Au court de tennis "Nini et Madou partent nerveuses. Est-il possible
de crier d'une manière si incongrue! 2" Martineau et Perrin au contraire sont émus: "Les deux
Blancs manquent d'esquisser un signe de croix. C'est qu'en cette minute solennelle, poursuit le
narrateur, le Dieu chrétien semble se confondre avec le Dieu musulman3". La mention de la
mosquée et du culte musulman est ainsi l'occasion de présenter les préjugés et les différences de
comportement entre les personnages. Les Mulâtresses Nini et Madou, par effet de contraste
avec leurs amis blancs, apparaissent particulièrement méprisantes à l'égard des Noirs et de leur
religion. Leur démesure dans le préjugé racial n'est pas atténué par le sentiment religieux.
L'église dont le lecteur ne voit que les abords à la sortie de la messe ou bien avant
l'entrée. L'intérieur n'est pas décrit. Pendant la messe précédant l'enterrement de la vieille
Hélène, une brève allusion à l'intérieur est tout ce qu'il y a comme description de la nef: " ...
Tante Hortense est obsédée par J'idée de cette place située à sa gauche et qui restera désormais
vide, à moins que plus tard Nini, vieillie à son tour, ne vienne l'occuper4."
L'espace du dedans, quand il est décrit, sert surtout à créer une atmosphère ou à
caractériser les goûts et la culture des personnes qui vivent dans les intérieurs décrits. La case
du marabout manding de Ndiolofène est très caractéristique de la création d'atmosphère. Le
féticheur, couvert de nuit et de mystère, vit dans un univers où chaque objet crée et entretient le
mystère. Les clients en sont impressionnés. Ainsi la vieille Hélène qui "parcourt d'un regard
hébété l'intérieur de la case5". Il est difficile de couper le texte de Sadji peignant cet intérieur:
"Les murs en terre glaise qui devaient être gris autrefois sont crasseux et remplis de crevasses.
A un des angles s'élève une montagne de livres saints couverts de peaux de chèvre. Et sur cette
montagne s'étire un énorme chapelet dont les grains noirs ont une grosseur peu commune. En
1
A. SADJI, Nini, p. 102.
2
Idem. Ibidem, p. 22.
3
Idem. Ibidem, p. 22.
4
Idem. Ibidem, p. 197.
5
Idem. Ibidem, p. 116.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
49
bas une sorte de grabat, également couvert de livres saints. Par-ci par-là des canaris, des vases,
des bouteilles remplis de produits mystérieux jonchent le sol de terre battuel ".
Chez Nini, la description de l'espace du dedans tend à montrer les goûts de la
Mulâtresse tout comme sa culture et ses aspirations profondes. Sadji fait voir cet intérieur par le
regard étranger d'un Blanc d'Europe, c'est-à-dire formé à une esthétique distincte: "Martineau,
dit-il, fait errer son regard sur le décor du salon. Il y a une profusion de choses brillantes et
multicolores, disposées avec goût mais de tons criards2". Le mobilier est ancien, le piano est
"vieux de cinquante ans3". Les couleurs sont vives, les objets souvent dorés, brillent. La
description fait voir le goût du clinquant chez la Mulâtresse. Les aspirations profondes sont
celles d'une Nini qui veut donner l'illusion d'actualité à une vie bourgeoise d'autrefois dont la
mémoire est conservée par le mobilier et le décor: "Tout cela brille, dit le narrateur, sous la
lumière électrique qui tombe d'un lustre. De grands tableaux, représentant des natures mortes et
diverses scènes de la vie bourgeoise, sont accrochés aux murs dans des cadres dorés. Cà et là,
aux meilleures places, se distinguent les photos de famille, agrandies, exposées comme les
témoins éloquents d'une gloire ancienne4". L'intérieur, chez Nini, permet de comprendre les
problèmes d'adaptation de la Mulâtresse dans un monde où il lui faut travailler en qualité de
dactylographe pour vivre et admettre que les Noirs ne se réduisent pas tous au statut du petit
Bakary pour pouvoir vivre en bonne intelligence avec tout le monde.
L'espace du dedans est un révélateur de mentalité autant qu'il compose une atmosphère
qui contribue à faire connaître la société et les croyances.
De manière générale, la représentation de l'espace du dehors comme du dedans tend à
faire de Saint-Louis le cadre unique, aux parties diverses et diversement significatives, de
l'histoire de Nini qui est celle d'une solitude et d'un inconfort moral qui aboutissent à
l'impossibilité éprouvée par la Mulâtresse de vivre désormais à Saint-Louis. A partir de la
découverte par Nini de l'identité de son bienfaiteur anonyme grâce à qui elle avait obtenu un
contrat de travail de formule A, l'espace oppresse dans la vie de Nini et comme dans une
tragédie du XYIlème siècle, racinienne surtout, constitue un élément actif de l'action.
A.2.b. Le temps.
Parmi les trois éléments de l'affabulation dans le genre romanesque, l'espace, le temps
et ce qui remplit les deux, les personnages, le temps est certainement un facteur de
1
A. SADJI, Nini" p. 116.
2
Idem. Ibidem. p. 27.
3
Idem. Ibidem, p. 27.
4
Idem. Ibidem, p. 28.

50
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
différenciation des plus décisifs entre le roman fresque et le roman drame. Il s'agit du temps
comme élément d'univers comprenant aussi bien le temps astral que l'époque de l'histoire
racontée ou temps de l'écriture, et le temps de l'aventure, c'est-à-dire la durée de cette histoire.
Quant à la manière de traiter le temps, elle constitue une forme de technique du récit et sera
examinée dans cette partie du chapitre.
Le temps élément de l'affabulation est une tranche de vie dans le roman de mœurs dont
les proportions sont en liaison étroite avec le canon de composition romanesque. A la fresque
correspond un temps très étendu, le romancier se souciant de déployer sous les yeux du lecteur
une époque, une ou des vies humaines organisées en une ou plusieurs générations. Les
fresques produites dans le roman entre 1920 et 1954 en constituent des illustrations. Les deux
premières, très idéologiques, nous l'avons vu, Les Trois Volontés de Malic (1920) et La
Violation d'un pays(l927) ont chacun un cadre temporel très étendu, détenniné par les besoins
d'une narration qui veut démontrer les bienfaits de l'école et de l'éducation moderne qu'elle
dispense ou par les nécessités d'une description à grands traits des étapes de la colonisation
faisant suite à de premiers contacts commerciaux entre l'Europe et l'Afrique. L'enfance de
Malie et ses études jusqu'à sa majorité constituent le cadre temporel d'une vingtaine d'années
choisi par Ahmadou Mapaté Diagne, tandis que Lamine Senghor délimite une tranche de vie
africaine allant des premiers contacts avec le monde blanc à la première guerre mondiale, c'est-
à-dire environ quatre siècles.
L'Esclave de Félix Couchoro, œuvre de grand souffle, déploie sous nos yeux la vie de
deux générations d'une même famille de "race mina" dans le Sud Togo, sur les rives du Mono.
Les durées soigneusement précisées qui constituent les gros maillons de la chaîne narrative et
les autres des jalons temporels permettent de déterminer la durée approximative avec certitude:
deux ans quatre mois et vingt-huit jours depuis la nuit de noces lors du mariage de Komlangan
et d'Akoéba jusqu'au dimanche après-midi où Gabriel, son épouse Dôvi, sa mère et son frère
Kodjo virent rentrer chez eux sur la côte leurs invités à Huntigomé. Dans les techniques du
récit, nous montrerons comment Couchoro a enchaîné les maillons temporels (dates et durées)
de manière à pennettre cette précision des dimensions de la tranche de vie choisie pour faire voir
les mutations sociales sur les rives du Mono.
La durée longue, c'est-à-dire se comptant en années le plus souvent, est une constante
dans les romans fresques, s'agissant du temps de l'aventure. Abdoulaye Sadji a peint les
mœurs sénégalaises des années 1930, tout comme Ousmane Socé, à la faveur de la présentation
d'une partie de vie de jeunes gens. Socé dans Karim offre à la curiosité de son lecteur huit mois
de la vie de garçon du héros. L'essentiel du roman, en effet, est constitué par la vie saint-
louisienne et le séjour dakarois d'Abdoukarim Guèye. Il signe, au début du roman, un bon en

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
51
janvier et au mois d'août de la même année, il est de retour à Saint-Louis, se marie et c'est la fin
de son histoire contée. Mafmouna, petite fille noire, de Sadji est une histoire de forme
semblable à celle de Karim par cette structure de l'espace, par l'importance de la durée
également. La première partie du roman raconte la vie de Maïmouna jusqu'à seize ans et le
séjour dakarois dure deux ans. Sadji a ainsi choisi de présenter les dix-huit premières années de
la vie de l'héroïne.
L'Enfant noir et Cœur d'Aryenne présentent également des vies qui ont une forme
initiatique. Mambeké et Solange, le jeune Laye ont des itinéraires d'apprentissage de la vie
comme aussi de l'apprentissage pour un métier de vie. Il a fallu à Jean Malonga une tranche de
cinq ans et demi de la vie de Solange et de Mambeké s'ajoutant aux vingt ans de vie de Morax
sous les tropiques pour montrer les mutations dans les relations entre Blancs et Noirs sur les
bords du Congo. Camara Laye a adopté la forme d'itinéraire dans L'Enfant noir. Le jeune Laye
est suivi de son enfance insouciante aux termes de ses études à Conakry et au seuil de la
nouvelle initiation que constituent les études dans la lointaine Europe.
Le temps de l'aventure est par conséquent un élément de fresque en ce qu'il permet des
déploiements, sans contrainte temporelle, d'une époque ou de vies qui font voir des mutations
grâce à l'importance de la durée choisie. Celles-ci sont très étroitement liées au temps de
l'écriture. Un roman de mœurs est une sorte de roman historique, sur l'histoire de maintenant
c'est-à-dire l'époque où le romancier écrit. Le temps de l'écriture est ici l'époque de la situation
coloniale. Elle apparaît dans la valeur accordée à l'école moderne opposée à l'absence d'école
ou aux formes traditionnelles d'éducation comme par exemple l'école coranique: c'est le cas
avec Les Trois Volontés de Malie, Cœur d'Aryenne, Karim, L'Enfant noir, dans la mention de
l'esclavage, dans la présence de Blancs étant les seuls chefs, assistés comme le médecin blanc
dans Marmouna, de cadres noirs subalternes, dans le fait unique avant 1954 d'une critique
indirecte de la colonisation par hostilité à un personnage transposé et dénigré dans la fiction.
L'animosité de Lamine Senghor à l'égard de Blaise Diagne a donné un accent véhément
particulier à La Violation d'un pays.
L'époque est nettement caractérisée, autant par l'apologie et le procès que par le choix de
l'objectivité caractéristique de Socé, de Sadji, de Camara, de Couchoro et de Malonga.
Le temps astral n'est évoqué que pour présenter l'écoulement normal de la vie et
délimiter des unités de temps. Sadji et Couchoro, cependant, se distinguent des autres
romanciers par les valeurs données au jour et à la nuit. Sadji, par réalisme descriptif, fait de la
nuit le temps des terreurs de l'homme intimidé par les forces de la nature, baignant dans
l'animisme et inquiet quand il ne voit plus à la faveur de la lumière du jour. La première phrase

52
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
de Maïmouna souligne cette particularité d'une humanité spécifique: "Les terreurs de la nuit
s'évanouirent avec le premier chant des coqsl". De même, dans L'Esclave (1929) le jour est le
temps de la vertu, des comportements sains, de la vie laborieuse et heureuse tandis que la nuit
est le temps de l'ombre, de la dissimulation, des forces du mal, de la faute. Certes, de même
que Sadji, Couchoro décrit un monde traditionnel, rural, mais le christianisme de l'auteur de
L'Esclave influence nettement sa création: la lumière y correspond à ce qui est moral et l'ombre
aux forces du mal poussant l'homme à commettre la faute. L'adultère entre Mawoulawoê,
l'esclave, et Akoéba, la quatrième épouse de Komlangan, a été réalisé en des rencontres de
dissimulation projetée et qui ont lieu toujours la nuit.
Au-delà, par conséquent, de cette fréquence des unités temporelles qui commencent
l'après-midi ou au coucher du soleil dans L'Esclave et qui signifie un réalisme descriptif dans la
présentation d'un monde rural où les hommes sont à la maison, surtout à la fin de la journée et
tôt le matin, il y a une nette valeur symbolique distincte donnée au jour et à la nuit par Couchoro
dans son premier roman.
Le temps est ainsi élément dynamique de l'élaboration de la fresque. Il s'ajoute à cette
fonction créatrice une valeur spécifique donnée par deux romanciers, Sadji et Couchoro, en
rapport avec le projet spécifique de révélation dans la peinture des mœurs sociales et de leurs
mutations.
Le temps est un élément plus actif de l'élaboration romanesque dans le roman drame. De
même que l'espace, il tend à créer la tension caractéristique de ce modèle de composition dans le
genre romanesque. L'espace tend à être un monde clos où le héros est mal à l'aise. La durée
tend à être trop courte pour la masse des événements et rend d'autant plus pénible, sinon vain,
l'effort du héros pour se hisser au diapason des événements.
Dans Nini, Mulâtresse du Sénégal, le cadre temps c'est neuf mois de la vie de la
Mulâtresse, de février, à octobre. Entre ces deux mois, les événements sont assez espacés et
constituent des thèmes de discussions qui animent surtout la communauté métisse. D'abord la
déclaration d'amour de Matar Ndiaye à Nini et ses conséquences, ensuite la fête de Pâques, en
troisième lieu le mariage de Dédé qui comme le premier événement secoue particulièrement la
famille de Nini qui souhaite le même bonheur et essaye d'envoûter Martineau pour qu'il épouse
son amie mulâtresse de première classe. La fête du quatorze juillet est l'occasion de s'attacher
davantage Martineau. Mais l'échec est net. Un événement imprévu survient: la fermeture des
"Entreprises Fluviales". Perrin et Martineau vont rentrer en France. Jusque-là le temps s'était
1
A. SADJI, Maimouna, p. 9.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
53
écoulé normalement pour ainsi dire. Mais désormais le processus d'accablement de Nini par le
sort accélère la cadence de ses coups. La solitude de la Mulâtresse est de plus en plus grave.
Martineau, à peine conquis au point de permettre le mariage, doit quitter Saint-Louis et
rentrer en France. Il est réservé, secret et mystérieux. De là une nette tension, celle de l'attente
et de l'inquiétude chez Nini. Jusque-là, la tension qu'elle vivait n'était pas aussi éprouvante.
Elle aspirait au statut de Blanche, recherchait les Blancs et méprisait les Noirs, avait connu des
déceptions successives et vivait dans le mensonge. Cependant, c'est à partir du départ de
Martineau pour la France que dominer sa situation, réfléchir sereinement en prenant le temps
deviennent impossibles pour Nini. Les événements s'accumulent et remplissent le mois
d'octobre. Après la mort de grand-mère Hélène qui était l'âme de la maison, Nini obtient certes
un nouvel emploi mais les mauvaises langues se délient sur le contrat de formule A, trop
avantageux pour une mulâtresse, même de première catégorie. Les médisances se font
entreprenantes et désormais Nini n'a plus de réaction, de réflexion. C'est sa sensibilité
éprouvée qui réagit. Elle démissionne, vend un immeuble, propriété d'héritage et quitte Saint-
Louis. Le mois d'octobre a été ainsi le temps tragique, celui de l'acharnement du destin sur
Nini, le temps des réaction désespérées.
A.2.c. Les personnages.
La création des personnages est fondée sur le souci de la peinture de mœurs et de la
révélation d'un monde, dans la période 1920-1954 du roman de mœurs. Le personnage n'est
pas l'objectif principal de la peinture. Le fait est plus net dans le roman fresque qui montre
surtout des mutations en cours tout comme l'identité des us et coutumes. La fresque présente
des personnages qui sont des éléments de groupes, la famille, des amis ou la société. Le roman
drame tout en étant fondé sur les mêmes projets de peinture des mœurs que la fresque donne
plus de consistance, plus d'individualité et de vie, plus de présence au personnage principal.
Roman.fresque et personnages.
Qu'il s'agisse des Trois Volontés de Malie, de L'Esclave, de Karim, de Maïmouna, de
L'Enfant noir ou de Cœur d'Aryenne, le projet du romancier privilégie toujours la fresque,
c'est-à-dire la masse des us et coutumes et les mutations en cours, plutôt que l'individualité des
personnages le plus souvent très simples, incarnations d'idées ou de défauts ou encore de
vertus, sans complexité ni vie intérieure assez nette. Malic n'est que volonté. Les trois volontés
sont celles du futur parfait citoyen dans la société coloniale. Il lui faut, pour s'insérer
harmonieusement dans un monde, étudier à l'école nouvelle et non exclusivement à l'école
coranique, apprendre un métier sans souci atavique ni préjugé pour le travail manuel et

54
Lesformesdu roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
construire sa maison plutôt que d'adopter la promiscuité traditionnelle de la vie auprès des
parents, dans la même maison devenue exiguë. Ahmadou Mapaté Diagne déroule l'histoire de
Malie en montrant les obstacles aux volontés du héros c'est-à-dire les résistances au nouvel
ordre des choses, à la nouvelle société en train de s'établir. L'ordre social et politique colonial
est en train de former un nouvel homme. Malie est un symbole de l'adhésion à cette mutation et
Diagne s'attache à souligner les problèmes de ce monde qui évolue plutôt que d'analyser la
psychologie des personnages qui prennent l'aspect de personnages de contes, c'est-à-dire sans
complexité. Nourris de littérature orale traditionnelle et de romans français du XIXème siècle,
les romanciers africains entre 1920 et 1954 ont pour modèle de psychologie de l'homme et des
personnages de fiction un être avec un caractère dominant comme l'avare Grandet ou le père
Goriot qui se réduit à son affection de père pour ses filles.
Les personnages de Félix Couchoro dans L'Esclave servent de même la fresque par leur
nombre et par le contenu de chacun d'eux. Ils sont répartis en deux générations: le riche
propriétaire de palmeraies Komlangan qui a quatre épouses, dont l'héroïne Akoéba, vit avec un
esclave, Mawoulawoê que son père Komlangan acheta à l'âge de huit ans et éleva avec son vrai
fils sans discrimination, les deux jeunes gens ayant grandi comme deux frères et se considérant
comme tels. Dansi, l'épouse de Mawoulawoê a une amie, Koffiwa, de même que Akoêba, la
quatrième épouse de Komlangan en a une, Agessivi. Tout ce monde constitue la génération des
parents par rapport aux enfants, Kodjo et Gabriel et leurs deux sœurs, de Komlangan, le maître
de palmeraies. La génération des grands-parents n'est pas présentée. Félix Couchoro, qui
s'attache à montrer le rôle des passions dans ce monde de la palmeraie, a créé les personnages
en les distinguant de manière manichéenne. Ils incarnent des vertus ou des défauts et ont des
conduites de droiture ou bien de servitude à l'égard de passions coupables. Mawoulawoê
l'esclave est cupide, entreprenant et criminel tandis que Komlangan qui a le droit de son côté en
matière d'héritage est vertueux, serein devant l'agitation de l'esclave soucieux d'une part
importante de l'héritage de son défunt maître. Dansi, l'épouse de l'esclave, est jalouse et la
mère de Kodjo, de Gabriel, d'Ablawagan et d'Ablavi est la bonté même, tout comme la vertu.
En cela elle diffère d'Akoéba, jeune et belle, heureuse de son mariage avec Komlangan, mais
devenue ensuite follement éprise de Mawoulawoê et s'adonnant à l'adultère sans retenue.
Couchoro a créé des personnages de la génération de Komlangan pour montrer la force
des passions, surtout coupables, dans une humanité de primitifs; et la deuxième génération
pour souligner des mutations dans le sens d'une plus grande force de la vertu. Gabriel, au nom
si symbolique, impose dans cet univers de violence où "les héros s'agitent et se guettent autour
de ces deux excitants des passions humaines: l'Argent et la Femme 1", aussi bien la vertu dans
les comportements que la paix des cœurs et la concorde. Influencé par sa religion, Couchoro a
créé des personnages qui s'opposent de manière manichéenne aussi bien à l'intérieur de la

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
55
première génération qu'entre celle-ci et la génération des enfants. Le chrétien Gabriel est une
espèce d'ange qui humanise ce monde de la violence et des passions. Cette mutation guide la
création des personnages. L'évolution est née de la formation spirituelle nouvelle : le
christianisme a introduit dans les mœurs les qualités humaines qui font la paix et la vie heureuse
caractéristiques de la deuxième génération par opposition à la vie de la première.
Ousmane Socé dans Karim a fondé la création des personnages de manière identique à
celle de Félix Couchora dans L'Esclave. Tout en peignant les mœurs sénégalaises, il s'attache à
nous montrer les mutations en cours qui, progressivement, élaborent une "civilisation
métissel ". Les valeurs sociales de naguère ont besoin d'être réadaptées, les conditions de vie
ayant changé. Quelques personnages en ont conscience; c'est le groupe de l'instituteur
Abdoulaye comprenant, outre l'enseignant, le médecin catholique, le bachelier Ibnou, et
Abdou, "né musulman et oriental" et "éduqué à l'école française2". Karim représente une
catégorie d'hommes qui, dans cette société en mutation, n'ont pas conscience du mouvement et
vivent selon les valeurs traditionnelles qui ne sont plus adaptées aux conditions de vie. Le
"Samba-lin guère" que Karim veut toujours être est la raison des embarras d'argent du petit
commis comptable qu'il est. L'honneur, dont il se glorifie tant et qui se réduit au souci du
qu'en-dira-t-on, lui fait accepter, contrairement à son jugement de bon sens condamnant la
conquête d'une femme à prix d'argent, une séance traditionnelle de concurrence entre
prétendants où le vainqueur est celui qui se montre le plus riche et le plus généreux. C'est ce
même sens de l'honneur mal compris qui explique que les reproches justifiés faits à Karim par
son patron blanc, M. Rivière, le fouettent au degré de l'intolérable et qu'il perde un emploi sur
un mouvement d'humeur. Karim sert à montrer ce qui doit changer dans les mœurs et les
conceptions pour que les mutations en cours réalisent le bonheur de l'homme. Sa vie de garçon,
dont une tranche de huit mois est présentée dans le roman, est en même temps une description
des mœurs et une contestation de leurs aspects surannés. Cette révélation prime sur le
personnage de Karim en tant qu'individualité de même que la diversité des relations d'amour et
les problèmes qu'elle pose est plus importante qu'une psychologie de l'amour et l'individualité
des amoureuses, Marième, Aminata de Rufisque et Marie Ndiaye de Gorée.
Le personnage a une fontion instrumentale. Il n'est pas créé pour lui-même. Il sert
l'élaboration de la fresque, qu'il s'agisse de présenter les mœurs traditionnelles ou le
mouvement de leurs mutations ou de dénoncer les préjugés raciaux et leurs influences dans les
relations intercommunautaires commeTa fait Jean Malonga par l'histoire de Mambeke et de
Solange, les personnages servent toujours cette peinture de mœurs dont ils ne constituent
jamais un centre. Karim, Maïmouna, Akoéba ne sont pas des centres dans les fictions qui les
1
O. SOCE, Karim, p. 105.
2
Idem. Ibidem, p. 105.

56
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
présentent. Ces personnages servent de liaison entre les parties de l'espace romanesque, entre
des groupes distincts de la société, entre des mondes qui le plus souvent s'opposent.
Personnages itinérants, ils effectuent des déplacements dont la fonction de liaison dans la
composition de la fiction a plus d'importance que l'exploration de leur intériorité. S'ils ne
paraissent pas complexes, si la vie intérieure, l'aspect mystérieux de la personne dans la vie
réelle leur fait défaut, il ne s'agit ni d'une impuissance à créer de la part des romanciers, ni
d'inadvertance de créateurs. Le projet du créateur, c'est-à-dire l'intention de révélation du
romancier, a eu pour conséquence cet aspect des personnages. Peut-on affirmer les mêmes
caractéristiques des personnages quand il s'agit des romans drames?
Romans-drames et personnages.
Sans doute les romans de mœurs projettent-ils tous de montrer aussi bien divers aspects
des mœurs sociales que les mutations qui s'y effectuent. Mais le ~odèle de composition de la
fiction les distingue. La fresque a ses options de cadre spatial et temporel et de création des
personnages. Elle multiplie ces derniers et ne concentre pas toute l'attention du lecteur sur eux.
Le groupe prime sur les individualités qui le constituent. Les personnages ne constituent pas un
centre de la fiction présentée.
Dans le roman drame, la concentration liée au modèle de création donne une autre
apparence, un autre rôle au personnage dans l'élaboration de la fiction. Le roman drame fait du
personnage principal un centre de la fiction. Nini, Mulâtresse du Sénégal est une peinture de
mœurs qui choisit le personnage de Nini et en fait un type très individualisé, très différent des
autres personnages comme Madou, Dédée et autres Mulfltresses dont les traits communs
composent les caractéristiques de cette catégorie de personnes dans la communauté métisse de
Saint-Louis. Le roman est consacré à montrer la vie de Nini de février à octobre de la même
année à partir de la vingt-deuxième année de la jeune fille. Toute la logique d'enchaînement des
faits, au lieu de concentrer l'attention sur les mœurs en général comme dans le roman fresque,
met Nini en vedette. Nini la Mulâtresse aspirant à l'union avec un Blanc, méprisant les Noirs,
est présentée dans un processus de solitude qui devient totale au terme de l'histoire et explique
la décision de désespoir que prend l'héroïne qui quitte Saint-Louis pour, pense-t-elle, rentrer en
Europe alors qu'elle n'avait jamais effectué ce voyage et ne connaissait par conséquent pas
l'Europe.
1
4
Tous les événements qui composent la trame du récit sont organisés autour de Nini et
distinguent chaque fois cette Mulâtresse de première classe, blonde avec des yeux bleus, jouet
de ses amants blancs et contemptrice des Noirs, même de la distinction de Matar Ndiaye. Le
premier événement du mois d'avril en effet, c'est la déclaration d'amour faite à Pâques, par
Matar Ndiaye à Nini. Certes, c'est l'occasion pour Sadji de présenter la profondeur du préjugé

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
57
racial défavorable au Noir dans la communauté métisse et surtout parmi les Mulâtresses, mais
les réactions à la lettre de l'amoureux éconduit de manière si spectaculaire et collective n'ont été
possibles que par la volonté de Nini traduisant une personnalité spécifique. Particulièrement
communicative dans son amitié pour Madou, elle ne découvrira que tardivement une secrète
jalousie de cette Mulâtresse presque noire dont le préjugé racial est aussi fort que chez son amie
"presque blanche".
Le deuxième événement du mois d'avril, aussi retentissant, mais cette fois dans la
gaieté, que la déclaration d'amour faite à Nini par un Noir, est le mariage de Dédée avec M.
Darrivey. Il peut paraître éloigné de l'histoire de Nini et constituer un élément de peinture de
mœurs appartenant au modèle de la fresque dans le roman de mœurs. En réalité, cet événement
agit comme un stimulant déterminant dans la famille de Nini pour recourir aux moyens occultes
devant envoûter Martineau. Tout est jugé bon pour parvenir à un mariage comme celui de Dédée
qui du reste n'est même pas de même classe que Nini, qui est blonde avec des yeux bleus. Le
recours au marabout manding de Ndiolofène, par conséquent, n'est pas un simple artifice pour
présenter un autre aspect de la société et des croyances. C'est une démarche dont la logique
souligne le tréfonds de la vieille Hélène, chrétienne mais enracinée dans la tradition de croyance
aux pouvoirs occultes du féticheur, et la faiblesse du rationalisme chez une Nini amoureuse et
profondément motivée pour un mariage avec Martineau, après le mariage de Dédée.
Les autres événements dans le roman sont encore plus nettement liés à l'histoire
individuelle de Viriginie Maerle dite Nini. La fenneture des Entreprises Fluviales va éloigner
Martineau, le contrat de travail de formule A pour le nouveau poste de Nini déclenche de vives
réactions de révolte et médisances sur la petite fille de la vieille Hélène qui, décédée, a laissé un
vide autour de Nini. Cette solitude et l'acharnement du sort ont raison de la sagesse de
l'héroïne. De là le départ aventureux de Saint-Louis.
Le personnage de Nini n'est, par conséquent, pas un simple prétexte à la présentation
des mœurs. C'est un type social bien caractérisé, fortement individualisé aussi. Mulâtresse, elle
partage les préjugés de sa catégorie raciale et sociale. Tempérament spécifique, elle a son accent
personnel dans la manière de vivre sa nature de Mulâtresse, sa culture personnelle, même s'il
s'agit davantage d'inculture, son intimité spécifique. Aucun autre personnage n'est révélé avec
autant de détails dans l'analyse de la personnalité intime. Nini en acquiert une complexité, une
vie et une présence que la fresque ne donne pas à ses personnages. Le roman drame fait du
personnage principal le centre de la peinture de mœurs et non un élément de cette peinture. Avec
le roman drame, on peut parler de psychologie du personnage, tandis que la fresque crée des
personnages symboliques particulièrement simples.

58
Lesfor/nes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
B. LA THEMATIQUE.
L'ensemble des thèmes traités par le romancier dans chaque œuvre est le sens donné ici
au mot thématique. Celle-ci est constituée du thème général de l'œuvre et des thèmes
secondaires. Dans le roman de mœurs de la période 1920-1954, la thématique, en harmonie
avec le projet général chez les romanciers de faire connaître la société africaine, est de révélation
d'un monde. Les romanciers puisent librement dans les différentes manifestations de la vie
africaine pour élaborer des fictions susceptibles de faire connaître le monde africain. Les thèmes
généraux choisis sont très larges et permettent l'organisation, chaque fois, c'est-à-dire à
l'occasion de chaque œuvre composée sur le modèle de la fresque, d'une somme dont chacun
des éléments est choisi pour présenter un aspect des us et coutumes.
L'Esclave (1929) de Félix Couchoro, premier des vingt et un romans de l'auteur, est la
première grande œuvre, par l'importance du souffle narratif, dans laquelle la présentation de la
vie africaine prend la forme d'une fresque sociale, fortement marquée de l'idéologie religieuse.
Couchoro a choisi d'y raconter la vie quotidienne sur les bords du Mono, dans la localité de
Huntigomé (se traduit par "sous les fromagers"), avec un net projet d'édification. Le romancier
ne se contente pas alors de décrire différentes scènes de la vie quotidienne dans ce monde de la
palmeraie au Sud-Togo. Il multiplie les thèmes secondaires dont l'ensemble constitue la fresque
sociale avec le net souci d'opposer le monde sans le christianisme et avec le christianisme. Sa
fiction concourt à montrer le désordre, la violence et la misère de la vie dans le paganisme et, à
l'opposé, le bonheur et la vertu que connaissent les mêmes hommes s'ils vivent la spiritualité
chrétienne.
Pour composer une image de la vie sur les rives du Mono présentant un mouvement de
mutations qualitatives dans la vie spirituelle et les solutions humaines, Couchoro s'est servi
d'un certain nombre de thèmes secondaires dont la réunion crée un phénomène d'ensemble de
vie sociale sans un centre qui privilégie l'un d'eux. Ce qui apparaît avec le plus de relief, c'est
la vie de deux générations d'une même famille dans les milieux de la palmeraie au Sud-Togo.
Neuf thèmes secondaires créent ce phénomène de vie sociale.
D'abord le mariage.
Le roman commence par la présentation d'une nuit de noces. Le projet d'information sur
les us et coutumes est très net. Le romancier narrateur informe largement sur le détail du rituel
par lequel Komlangan reçoit sa quatrième épouse chez lui. Sur l'itinéraire qu'emprunte la
mariée par exemple, il écrit: "il est d'usage de dissimuler le passage d'une nouvelle mariée du
foyer paternel à la maison de l'époux"l. Couchoro informe aussi sur l'importance de la virginité
pour cette cérémonie et sur la forme des réjouissances. L'on "arrose la noce" dans la gaieté et
1
F. COUCHORO, L'Esclave, 28.

· Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
59
l'attente du cri de la mariée prouvant sa virginité. Couchoro s'attache à montrer surtout des
comportements dictés par un usage qui remonte à la nuit de la tradition. Plutôt que l'amour ou
les conditions du mariage c'est surtout le comment de cette cérémonie qui est présenté par
l'auteur de L'Esclave.
L'amour cependant est très présent dans cette œuvre. C'est le deuxième thème
secondaire que l'on rencontre après le mariage, souS la forme de l'adultère entre Akoéba, la
quatrième épouse de Komlangan, et Mowoulawoê. Celui-ci est le symbole le plus achevé de
l'homme de la palmeraie avant la spiritualité chrétienne. Acheté dans un marché d'esclaves par
le père de Komlangan, il a été élevé comme étant le "frère" de Komlangan. Mais, à la mort du
père de Komlangan, l'esclave a découvert, à propos de l'héritage, son vrai statut. Il en éprouve
un sentiment de frustration et de sourde haine pour son "frère". Il se conduit alors selon les
tendances de ses propres passions, sans être retenu par aucune considération morale ou
spirituelle. C'est ainsi que s'est établie une liaison secrète entre Akoéba et Mawoulawoê. Pour
la vie de la première génération c'est le thème le plus développé.
Les amours d'Akoéba et de l'esclave Mawoulawoé sont présentées avec une particulière
insistance du romancier narrateur sur les mensonges d'Akoêba, sur la dissimulation de
Mawoulawoê et sur l'absence totale de scrupule de ces deux personnages qui s'adonnent à leur
passion de manière totale. La violence des passions en général et de l'amour en particulier est
décrite par la promptitude avec laquelle les deux amants deviennent criminels pour éviter que
leur secret soit révélé. Mawoulawoé tue Koffiwa, l'amie de son épouse Dansi, qui allait le
dénoncer auprès de Komlangan, tandis que Dansi, pour les mêmes raisons de protection du
secret des amants, est empoisonnée par Akoéba. Le hasard fait cependant que Komlangan
surprend une conversation entre l'esclave et sa complice et connaît leur secret. Pour cette raison
Mawoulawoê l'assassine par le poison. Tant de morts montrent bien la violence des passions,
malgré les civilités des relations quotidiennes.
Le troisième thème est folklorique: le tam-tam organisé à l'occasion du mariage
d'Akoéba et de Komlangan. Elément de la fresque sociale, le tam-tam fait mieux connaître,
c'est-à-dire plus exhaustivement, les formes de réjouissances à l'occasion du mariage de ce
personnage important du village de Huntigomé, Komlangan, le riche propriétaire de palmeraies.
La fête réunit tout le village. "Le chef féticheur, dit le narrateur, était présent et son pagne blanc
faisait neige au milieu de ce parterre de fleurs vivantes. Sa présence donnait du cachet à cette
bruyante fête l ". Il Y a ainsi une communion de tous dans la réjouissance sous les yeux de
l'autorité spirituelle traditionnelle.
1
F. COUCHORO. L'Esclave, p. 66.

60
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise: 1920-1976.
Le féticheur est un type de personnage qui concourt à la présentation exhaustive de ce
monde. A la belle apparence du personnage sur la place du village et à la confiance que lui font
les villageois qui consultent le sort en allant voir le féticheur chez lui, s'opposent les erreurs de
diagnostic que le romancier lui fait commettre sur le mal qui rongeait Dansi. Couchoro, en bon
chrétien, n'a pas créé un féticheur à la science réelle. Mais il satisfait la curiostité du lecteur en
décrivant la case du féticheur, ses divinités. Un univers de spiritualité animiste avec le respect
sensible des choses sacrées. Tout en gardant ses convictions distinctes de chrétien Couchoro
informe sur le monde du féticheur pour mieux faire connaître cette humanité avant le
christianisme. Il est très organisé, a ses formes de civilités spécifiques. Par exemple, les visites
de la part d'Akoéba, faites aux parents de celle-ci par ses compagnes, aux personnalités du
village, avant le tam-tam, tout comme l'affluence chez Komlangan pour "arroser la noce" sont
des éléments d'un code social des conduites à l'occasion des cérémonies familiales. Ce monde a
ses grâces et sa dureté, sa violence.
Le thème du crime en effet a été assez abondamment traité et concerne surtout les
conduites de l'esclave Mawoulawoê. Couchoro a situé l'échec des violences exercées par
l'esclave dans la période de la dernière génération. Devant Gabriel, au nom symbolique, nous
l'avons déjà dit, les tentatives de meurtre échouent et désormais c'est une autre force que celle
du mal qui guide les événements: la vertu de Gabriel par opposition à la haine criminelle de
Mawoulawoê.
Le châtiment du crime est très heureusement développé pour que la morale soit sauve. Il
n'a pas suffi de la victoire sereine et souriante de Gabriel sur cette force du mal qu'est l'esclave
si mal intentionné et si entreprenant. L'homme, devenu
fou, s'est suicidé. Il avait subi
auparavant le retour brutal au statut d'esclave, après avoir perdu l'héritage usurpé: les biens de
Komlangan.
L'héritage est un thème lié à la vie de l'esclave, cet "enfant de l'argent" et qui concourt à
faire connaître plus à fond le monde de la palmeraie, population de ruraux pour qui la terre a
une importance particulière. Tout comme les funérailles et le veuvage, ce thème secondaire
permet d'examiner tous les aspects de la vie, à Humigomé, selon la tradition si ancienne et si
organisée.
La vertu de Gabriel, la mention de l'église et du prêtre à la fin du roman, à l'époque du
pouvoir de la deuxième génération dans la famille de Komlangan, donnent une forme complète
à ce mouvement de vie et de mutations dans le monde de la palmeraie.
Très librement par conséquent, Félix Couchoro a exploré les us et coutumes et organisé
une fresque qui fait voir le mouvement de la vie sur les bords du Mono, le rôle des passions,

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
61
l'évolution de la spiritualité et de la qualité de la vie. La deuxième génération, celle de Gabriel,
est caractérisée par la vertu, la foi chrétienne, la vie simple et laborieuse, les excellentes
relations entre amis de la même classe d'âge aimant leur région et les joies de week-end.
Karim, roman sénégalais (1935), d'Ousmane Socé, présente une thématique qui révèle
la diversité des fonnes de réjouissances et de la spiritualité dans un espace tout aussi diversifié,
les "quatre communes" et aussi Diourbel. La vie de garçon de Karim et le procédé du
personnage itinérant réunissent cette diversité de lieux et de fonnes de vie. Les huit mois de
cette existence de Karim célibataire sont l'occasion d'une fresque sur les mœurs sénégalaises.
Faute d'avoir compris la primauté de l'intention d'information sur les mœurs dans Karim l'on a
fait remarquer l'aspect d'unités indépendantes de scènes comme le tam-tam (pp.43-49). En
réalité, l'histoire de Karim n'a pas le caractère d'un drame où les événements se précipitent vers
un tenne inéluctable. Ce roman est, par excellence, une fresque, c'est-à-dire une somme dont
les éléments n'ont pas le caractère d'une logique de succession rigide. Pas plus du reste que
leur nombre n'est nécessairement ce qu'il est. L'auteur aurait pu parfaitement insérer, sans
dommage pour la composition d'ensemble, d'autres développements sur un thème de mœurs
dans le texte du roman achevé. Il n'aurait nui ni au projet de peinture des mœurs ni à
l'esthétique de la fresque. Les thèmes significatifs pour la peinture de la société et choisis par la
liberté créatrice du romancier constituent la seule nécessité de leur inclusion dans la thématique
de Karim.
Dès le début du roman et la présentation du cadre, Socé souligne, sur Saint-Louis dont
le prestige baisse devant celui de Dakar, un cachet particulier des mœurs concernant les
cérémonies: "De nos jours, écrit-il, avec la concurrence des villes jeunes comme Dakar, Saint-
Louis dépérit; mais on y trouve toujours ce faste dans les cérémonies et les réjouissances, cette
majesté orientale, fortes empreintes de la civilisation arabel ". La thématique composée pour
montrer ce visage de Saint-Louis privilégie les loisirs et les réjouissances de fête. Tout est loisir
et fête dans Saint-Louis avant et après le séjour dakarois de Karim : avant la "campagne" à
Dakar, Karim est présenté davantage dans ses loisirs qu'au travail. Dans cette partie du roman,
trois thèmes sont développés: la cour faite à Marième (pp.19-57), la fête (celle de la Tabaski
pp. 36-49) et le recours au féticheur (pp. 61-62). Le traitement de ces thèmes a pennis de
montrer les inconvénients de l'idéal de "samba-linguère" comme principe de comportement
social. Les embarras d'argent qui en résultent dans la vie quotidienne de Karim l'amènent à
concevoir, ensemble avec ses amies, la "campagne" à Dakar. Serigne Samba n'est pas un
féticheur qui trompe ses clients. Plutôt sympathique, il prodigue des conseils à Karim et l'a
sans doute aidé à comprendre que seuls ses propres efforts lui permettraient d'avoir les moyens
1
O. SOCE, Karim, p. 18.

62
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
d'épouser celle qu'il aimait. "Un gris-gris, dit-il, n'a pas de puissance intrinsèque, c'est une
prière!".
Le recours au féticheur est un thème pour la révélation des croyances. La personne
même de Serigne Samba est un indice du type d'homme dans la société qu'est le féticheur.
Faisant figure d'ascète, assez âgé, il symbolise la liaison entre le grand âge et la sagesse,
l'expérience utile. Le voici accueillant Karim : "Le vieux Samba était un sexagénaire chenu, aux
gestes lents, pleins de majesté; il fit signe à Karim de s'asseoir, le salua selon l'usage,
demandant l'état de sa santé, celui de ses parents, de ses amis2".
La fête, à l'opposé du féticheur, donne l'occasion de montrer les réjouissances et
cérémonies. Le tam-tam à l'occasion de la Tabaski est alors une scène folklorique qui y trouve
bien sa place. Cette forme de réjouissance de fête où l'on chante et danse montre l'intégration de
la fête religieuse, fête de l'Islam, dans les usages traditionnels. Cette scène montre aussi le
caractère fastueux des réjouissances dont parle Socé au début du roman en présentant Saint-
Louis. Enfin la scène du tam-tam instruit sur le caractère mêlé, dans cette forme de
réjouissance, du langage de la danse et de celui de l'amour. C'est à partir de ce tam-tam que le
statut pour ainsi dire d'amant de Marième pour Karim est public, est connu, proclamé par le
chant de Marième qui danse et dit publiquement ses sentiments.
Le rituel de la cour aux femmes est un thème important dans Karim. Pour le héros du
roman en effet, l'utilisation des loisirs se réduit à cette forme de bonheur: "Chaque soir, dit
Socé, Karim s'étendit sur le lit aux draps blancs, respira jusqu'à la griserie les volutes d'encens
et s'endormit, bercé par le bourdonnement du khalam3". Le séjour dakarois est l'occasion
d'enrichir le thème des loisirs et de leur utilisation. La cour aux femmes a toujours la faveur de
Karim qui fréquente les "sabit" et se lie à Aminata de Rufisque, puis les "sieco" et est conquis
par Marie Ndiaye. L'amour est pour lui un passe-temps de prédilection à Dakar où cependant,
contrairement à Saint-Louis, il a des amis qui discutent, sur l'évolution de la société, pendant
leurs moments de loisir.
Cette autre forme de l'utilisation des loisirs est commune au groupe de l'instituteur
Abdoulaye et à Aminata, l'épouse d'Amadou, oncle de Karim. A la veillée devant la maisonnée,
elle dit des contes. La vie quotidienne est décrite avec beaucoup de réalisme. L'insertion du
conte de Bouki et de la vieille propriétaire de chèvres a sa valeur. Il y a là une illustration par
l'exemple: la veillée comme moment de réjouissance dans la paix du foyer. Le réalisme
contribue à l'agrément du discours romanesque et justifie l'insertion du conte de Bouki dans
1
a. SaCE, Karim, p. 62.
2
Idem. Ibidem, p. 61.
3
Idem, Ibidem. p. 29-30.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
63
l'histoire de Karim. Celui-ci connaissait le conte avant qu'il ne soit dit par Aminata, mais la
veillée tend à satisfaire tout le monde et, du reste, chaque manière de dire le même conte a ses
perfonnances artistiques et par conséquent ses agréments.
Mais la veillée est surtout une scène de peinture des mœurs. La vie citadine n'a pas tué
la tradition et les femmes, le soir devant la maisonnée, disent des contes dans la plupart des
foyers. C'est une tâche d'éducation autant que de distraction des enfants. Socé, satisfait de la
tradition orale, explique le rôle des femmes disant des contes: "Elles ont voulu nous faire aimer
la justice, haïr la malhonnêteté et nous fonner à la vie en nous léguant leur expérience à l'aide
"d'une ample comédie" dont la scène est la société noire, avec ses conceptions, ses croyances,
les défauts et les qualités de ses hommes noirsl ."
Le mariage est le tenne de la vie de garçon de Karim dans les "quatre communes". Le
retour au bercail et le mariage avec Marième, comme Serigne Samba l'avait promis, se réalisent
après huit mois, le temps de l'aventure. Ce thème du mariage avec la fête des moniteurs de
l'enseignement complètent la thématique de révélation de la société et des mœurs composée par
Socé, élaborant dans Karim une fresque sur les mœurs sénégalaises des années 30.
On peut ainsi voir que la spécificité des contextes sociaux et des mœurs, la liberté
créatrice du romancier aussi, établissent des différences dans la composition des thématiques de
romans fresques comme on peut le constater à propos de L'Esclave et de Karim. Couchoro et
Socé peignent les mœurs dans un contexte d'unité culturelle globale de l'Afrique noire, mais en
présentant des contextes distincts: les milieux de la palmeraie dans le Sud-Togo et les "Quatre
Communes" au Sénégal, les deux situations ayant pour époque l'entre-deux-guerres-mondiales.
Une autre fresque romanesque sur la même période, au Sénégal, est Maïmouna, petite
fille noire (1952), deuxième roman d'Abdoulaye Sadji. Sa thématique, bien que fondée sur les
mêmes projets de peinture de mœurs que Karim, (1935) et L'Esclave (1929), a sa composition
distincte.
Le thème général en est la vie de Maïmouna à Louga. Sadji déplace l'héroïne de Louga à
Dakar où elle vit deux ans avant de retourner à Louga, vaincue par la vie de victime des
hommes, esclaves des traditions. Sadji dans Maïmouna, petite fille noire, développe une
thématique de fresque favorisée par un dessein ethnographique très apparent chez cet instituteur
très engagé dans le mouvement de production d'écrits d'infonnation sur l'Afrique. Rappelons
que, dans ce mouvement, les enseignants se distinguent, au début de la prose francophone des
autochtones d'Afrique noire. Cet esprit d'étude, de description des populations des colonies,
1
a. SaCE, Karim, p. 77.

64
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Sadji ne le perd pas en écrivant des romans. Ses interventions dans le récit pour situer un
comportement de Maïmouna en donnant une explication traduisent un souci d'information
ethnographique. Comme le sous-titre le montre déjà, Maïmouna est, dans le roman, présentée
comme un exemple typique de la petite fille noire. A chaque étape de sa croissance, le romancier
rappelle qu'il s'agit des filles noires à travers l'une d'entre elles. Ainsi sur le passage du crâne
rasé aux cheveux tressés Sadji explique: "Maïmouna se mit à soigner la brosse de ses cheveux
qui remplaçait désormais le beau crâne rasé flanqué d'une touffe de cheveux. Car, lorsque les
petites filles noires, par un pacte de sang, échangent avec la nature un vœu de procréation, il
était prescrit qu'elles fissent croître leurs cheveux librementl ". Le développement physique de
Maïmouna et les manifestations de la puberté deviennent un prétexte pour la multiplication de
confidences didactiques du romancier au lecteur sur le sens naissant de la féminité chez la jeune
fille noire: "De même que les seins et la croupe de Maïmouna, écrit-il, la brosse poussait,
s'épanouissait, s'alourdissait. Une senteur âcre s'en dégageait, sorte de voluptueux parfum, car
toutes les filles noires de l'âge de Maïmouna connaissaient la science des racines qui parfument
le corps, des poudres végétales qui donnent à la peau plus d'éclat et plus de relîef2." Les
généralisations à partir de Maïmouna sont si fréquentes et pour ainsi dire si mécaniques que
parfois l'on a l'impression que le dessein d'information ethnographique l'emporte sur celui de
conter une aventure. Toutes les phases de développement individuel de Maïmouna sont
éV<XJ.uées comme des éclairages sur la personnalité de l'héroïne certes, mais aussi sur la société
à laquelle elle appartient.
La fresque est ainsi une forme obligée pour le projet de Sadji : décrire des mœurs
africaines en racontant l'aventure dakaroise de Maïmouna, plus généralement la vie de l'héroïne
jusqu'à dix-huit ans dans une société dont les deux pôles sont Louga et Dakar. La vie
quotidienne dans ce petit bourg est l'objet de la première partie du roman. Sadji crée des scènes
dont l'ensemble donne une image de cette existence rurale. Les scènes de la vie quotidienne au
bourg de Louga peignent avec bonheur et poésie aussi bien le monde magique de l'enfance que
l'animation caractéristique du bourg, et les formes de la vie domestique. Sous ces trois aspects,
la vie lougatoise est peinte d'un point de vue qui privilégie l'intérêt pour les occupations des
jeunes filles, bien que des scènes importantes présentent assez largement la vie de tout le bourg.
Le robinet public est un lieu d'animation remarquable. C'est le rendez-vous des petites filles:
"Elles s'y rassemblaient, dit Sadji, comme hirondelles au printemps, le matin à 8h et le soir
quand le train arrivait en s'époumonant3". Le besoin d'eau pour la consommation familiale ou
celle des voyageurs à la gare n'est pas la seule incitation à des rassemblements enthousiastes
autour de la borne-fontaine. L'atmosphère générale y est d'un certain charme pour les petites
filles. "En chemin, dit Sadji, [chaque fille] humait d'avance l'atmosphère de la place, une
1
A. SADJI, Malinouna, p. 51.
2
Idem. Ibidem, p. 52.
3
Idem. Ibidem, p. 28.

Partie /. Chapitre /. Le roman des mœurs modernes.
65
atmosphère chargée de cancans, de méchante gaieté et de polissonneries. Les pieds
s'enchevêtraient à force de vouloir aller trop vite, les oreilles bourdonnaient de tintamarres et de
voix faussement perçues. On imaginait déjà la foule des habituées, dense, bigarrée, vivante; et
le rutilement des estagnons neufs, et les caresses de l'eau qui coule sans humeurl ".
Mais ces petites filles ne sont pas exclusivement et toujours occupées à se délecter de
l'atmosphère grisante de la borne-fontaine. L'élégance aussi les préoccupe; et la coiffure chez
Lala suscite une affluence et crée un spectacle qui acquiert un relief particulier les veilles de fête.
Ces scènes de groupes qui font la joie des petites filles sont complétées par d'autres, de foules
celles-là, donnant une image plus complète de la vie quotidienne à Louga. Ainsi les scènes du
marché et le spectacle de la gare. Le train y déverse quotidiennement des flots de voyageurs
dont les toilettes bigarrées frappent Maïmouna et suscitent son rêve d'évasion, accentuant le
mirage de Dakar qu'elle éprouve.
L'animation de la gare, avec les bousculades de badauds et de voyageurs, les invectives
véhémentes, peint davantage le monde des adultes que l'univers plutôt attachant des petites
filles et il est significatif que Sadji ait présenté cet aspect de la vie du bourg au moment où
Maïmouna est en instance de quitter Louga. Elle va vers le rêve, abandonnant le monde rustre et
prosaïque où elle a cessé de connaître l'univers magique de l'enfance, où elle a cessé d'être
heureuse, étant devenue exigeante pour ses conditions de vie.
Les aspects de la vie quotidienne présentés dans la première partie de Maïmouna
réussissent l'harmonie de la représentation de la société et du récit d'une histoire attachante,
celle de l'héroïne, heureuse dans l'enfance mais découvrant, à la puberté, la pauvreté du foyer
familial et rêvant d'un ailleurs plus brillant, Dakar. Sadji privilégie l'intérêt pour le processus de
la vie de Maïmouna en ce que le réalisme de la peinture et l'aspect panoramique de l'image du
bourg ne lui font jamais perdre de vue qu'il raconte une histoire et tout est évoqué en rapport
avec l'éclairage sur l'aventure contée. Maïmouna a vécu dans l'atmosphère de la vie
traditionnelle au petit bourg de Louga, parmi les rassemblements quotidiens de petites filles, les
jeux, facteurs de bonheur Geu avec la poupée, jeux de dextérité comme celui des cailloux), les
veillées, les contes au lit, dits par Yaye Daro jusqu'au sommeil de Maïmouna. Avant la puberté,
la vie quotidienne était faite surtout de satisfaction pour elle.
La vie quotidienne, pour le séjour dakarois de l'héroïne, thème favorable par excellence
à la liberté créatrice, a permis à Sadji d'explorer tous les aspects de la société qui lui donnaient
l'occasion de peindre les mœurs et les mutations en cours. Sadji use de cette liberté pour faire
voir les loisirs et leur utilisation; la fête (ici celle du Maouloud), la cour aux femmes, les jeux
1
A. SADJI. Maïmouna. p. 28.

66
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
de lutte aux "Arènes Sénégalaises", la danse au "club". Telle qu'elle est pratiquée dans le roman
de Sadji, l'utilisation des loisirs est pour le grand nombre un délassement hebdomadaire,
collectivement vécu. Les formes en sont variées: le spectacle des courses hippiques, celui des
jeux de lutte. Des formes individualisées de l'utilisation des loisirs consistent en une ruée
nocturne vers les femmes. La "cour à la sénégalaise", sur laquelle Sadji ironise beaucoup, peut
se caractériser de deux façons : son ritualisme, pour ainsi dire, d'abord, ensuite l'esprit de
montre et la vanité qui l'accompagnent. Ceux qui la pratiquent comme une spécialité n'ont pas
toujours l'estime de Bounama Diaw : "Jaloux, non, dit Sadji, il ne l'était pas à l'excès. Mais il
n'aimait pas cette façon sénégalaise de faire la cour, de séduire les femmes et de s'imposer
chaque soir à toute une maisonnée en débitant, allongé sur un lit, des choses futiles jusqu'à
minuit, une heure du matinl ". Ceux-là sont jugés par Bounama Diaw en référence aux
conceptions de Sadji sur l'utilisation des loisirs. Le romancier, qui ne cesse jamais d'être
enseignant, juge la société en la présentant: "La ruée nocturne vers les femmes, dit-il, n'était-
elle pas un facteur de décadence intellectuelle et morale? Ce temps, poursuit-il, que les jeunes
gens gaspillaient auprès des femmes, n'auraient-ils pas pu l'employer utilement à parfaire leurs
études ou à former leur personnalité par la solitude et la réflexion2 ? ". Fondée sur l'amour ou
sur la vanité, la "cour à la sénégalaise" et la concurrence des prétendants sont sévèrement jugés
par Sadji qui, cédant à un certain didactisme, offre l'exemple de Bounama Diaw comme un
modèle de lx>nne utilisation des loisirs.
Les mœurs sont décrites en soulignant les mutations en cours, surtout à la faveur du
thème du mariage. La tradition est encore forte dans le monde que Marmouna représente. Le
choix du futur époux par les parents ou l'autorité familiale est encore une pratique bien établie.
Bounama Diaw et son épouse Rihanna ont cette prérogative pour le mariage de Maïmouna.
C'est ce que le beau-frère de l'héroïne explique une fois que le choix a été fait: "Notre devoir,
dit-il, était donc de voir, ta sœur et moi, celui d'entre eux qui te conviendrait le mieux comme
époux3". Sadji a nuancé la représentation de la tradition sur cette question. Le choix du
prétendant n'a pas été imposé à Maïmouna à son retour à Louga, par sa mère Daro. Celle-ci
sachant que sa fille doit choisir entre Doudou Diouf et Galaye Kane, les deux amoureux lui
ayant écrit, se contente de donner des conseils: Maïmouna devrait se méfier de l'amour aveugle
et se soucier de garanties matérielles. La tradition que représente Daro, celle des mœurs
simples et de la vertu, est compatible avec le réalisme dans le choix de l'époux mais elle subit
une mutation qui la rend moins humaine à Dakar, le monde de la modernité. Rihanna, plus que
réaliste, est trop attachée à la richesse, ne considère que la grande fortune comme critère décisif
pour choisir un époux à Maïmouna. Elle préfère Galaye Kane pour cette raison.
1
A. SAOJI, Maïmouna, p. 99.
2
Idem. Ibidem,
3
Idem. Ibidem, p. 139.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
67
Sadji peintre des mœurs a su éviter le manichéisme qui aurait consisté à refuser le
bonheur conjugal à Rihanna, personnage qui représente la perversion de valeurs comme le sens
de l'honneur (il se réduit chez elle au souci du qu'en-dira-t-on) et le sens communautaire: sans
enfant depuis son mariage, épouse adorée par son mari, elle refuse à Maïmouna enceinte le
cadre de son foyer qui lui aurait permis de vivre heureuse à Dakar, malgré cette grossesse non
désirée. La forme de bonheur conjugal vécu par Rihanna montre bien la transformation du
personnage depuis son mariage. La fille de Daro est heureuse de ses habits de luxe (elle acquiert
toutes les nouveautés dans ce domaine), de ses bijoux et pierreries. Par ailleurs ses devoirs
conjugaux ne sont guère exigeants. Elle s'en trouve à l'aise: il s'agit d'être fidèle et de défendre
constamment les intérêts de l'époux. La sérénité du foyer de Rihanna cependant ne signifie pas
que Sadji ne voit qu'harmonie et bonheur dans le mariage traditionnel dont le couple formé par
Bounama et Rihanna est un exemple. La situation de conjointe traitée en mineure, l'institution
du ménage en fonction du seul agrément de l'époux n'empêchent pas le désir d'épanouissement
de l'époux de s'exprimer. Parfois le fait prend la forme négative de la jalousie entreprenante. La
querelle de ménage entre Ramatta et son époux en constitue un exemple: "Le mari "courait"
trop, dit le narrateur, et entretenait une danseuse originaire de DiourbeI1".
Sur le mariage par conséquent, la peinture de mœurs est assez diversifiée pour présenter
les aspects essentiels de la cellule sociale qu'est la famille; sa constitution par l'union de deux
personnes qui deviennent des époux, sa vie quotidienne et ses problèmes divers. Les rites
sociaux comportent des heurs et malheurs selon l'harmonie ou la contradiction entre tradition et
modernité pour chaque situation spécifique. Rihanna mariée tout à fait traditionnellement a été
heureuse en ménage tandis que la contradiction entre la tradition d'autorité familiale et
l'émergence d'une personnalité qui veut concevoir elle-même son bonheur créent à Maïmouna
un destin tragique dans lequel la quête du bonheur échoue.
Le roman de mœurs entre 1920 et 1954 offre une présentation de mœurs africaines à la
faveur d'une histoire qui sert de prétexte à la peinture organisée soit sur le modèle de la fresque
soit sur celui du drame. Le roman fresque, qu'il s'agisse de L'Esclave (1929), de Karim (1935)
ou de Maïmouna (1952), développe, à partir d'un thème général assez étendu, une série de
thèmes secondaires qui permettent au romancier de composer une somme révélatrice des
mœurs. La vie sur les bords du Mono a été prétexte pour Couchoro, tout en racontant les
amours de Mawoulawoê et d'Akoêba, d'initier son lecteur aux milieux de la palmeraie dans le
Sud du Togo, de montrer des mutations de la société africaine à la faveur de la spiritualité
chrétienne et, à cette fin, de composer une thématique de la vie quotidienne en ces lieux. Il
présente alors les coutumes concernant le mariage, l'héritage, les funérailles, les réjouissances
collectives comme le tam-tam. Il initie également à la spiritualité traditionnelle et fait connaître le
1
A. SADJI, Maimouna, p. 179.

68
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
féticheur et son univers. Ousmane Socé à son tour prend prétexte de la présentation de la vie de
garçon de Karim pour décrire les mœurs sénégalaises de l'entre-deux-guerres dans le contexte
précis des "Quatre Communes".
Comme Couchoro, il fait voir, à la faveur du thème du mariage, les différents rites pour
y parvenir. Soucieux de souligner l'importance des mutations en cours il montre le lien entre les
comportements sociaux et un idéal de vie condamné par la situation du "samba-linguère" dans la
société. Il n'est plus un preux comptant sur son fusil pour obtenir les biens qu'il désire. Karim
qui se proclame "samba-Linguère" est un modeste commis comptable dans une maison de
commerce. Socé montre que Karim est, non une individualité particulière, mais un type dans la
société. La thématique qu'il compose permet de connaître le cachet particulier de Saint-Louis
dans les cérémonies. La fête de la Tabaski et le tam-tam organisé à cette occasion, la fête des
moniteurs de l'enseignement, tout comme les "sabit" à Rufisque et les "sicos" à Gorée sont de'
bons prétextes pour le romancier de révéler, chaque fois, l'accent particulier des mœurs à Saint-
Louis, à Rufisque et à Gorée. A Dakar, quotidiennement, coexistent tradition et modernité. Les
contes de tante Aminata, l'épouse de l'oncle Amadou, les discussions autour de l'instituteur
Abdoulaye constituent une forme d'utilisation des loisirs qui soulignent les mutations et
survivances de mœurs.
A la suite de Couchoro et de Socé. Abdoulaye Sadji part de la présentation de
l'adolescence de Maïmouna pour peindre, avec beaucoup plus de patience descriptive et plus de
richesse d'invention que Socé. les mœurs sénégalaises de l'entre-deux-guerres, en opposant la
ville et le village, Dakar et le bourg de Louga. Sa thématique s'attache à donner une vue
panoramique de chacun de ces deux mondes reliés par l'aventure de Maïmouna à Dakar, la
''ville dangereuse".
Dans le roman drame, la présentation des mœurs est un net souci du romancier,
toujours. La différence avec la fresque, sur la peinture des mœurs, est que celle-ci est principale
malgré l'existence d'une histoire qui est racontée en même temps. Cette histoire n'est pas le
centre des préoccupations du romancier qui crée, c'est plutôt la peinture des mœurs qui est le
centre. Les amours de Karim à Saint-Louis, à Rufisque, à Gorée, son travail à Dakar ont une
fonction de fil conducteur dans la peinture des mœurs ayant pour cadre les "Quatre-
Communes". Mais dans le roman drame l'histoire est le centre de la création.
La vie de Nini à Saint-Louis est un drame psychologique intensément vécu comme tel
par l'héroïne, surtout à partir du mois d'octobre. La fonction active du cadre dans le drame vécu
par Nini enlève tout caractère de gratuité à la présentation de la société saint-Iouisienne dans
Nini, Mulâtresse du Sénégal (1947). Sadji s'attache à faire voir, dans son premier roman,

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
69
comment une Mûlatresse qui n'a pas bénéficié d'une éducation adéquate ne réussit pas à
s'insérer harmonieusement dans la société qui l'a vu naître. La société saint-Iouisienne dans
cette œuvre est caractérisée par la séparation des communautés: les Blancs, les Métis et les
Noirs. Des préjugés très forts marquent le comportement des hommes et des femmes dans les
relations humaines. Les Métis constituent un monde complexe du fait de sa subdivision, chez
les femmes, en classes ou catégories fondées sur le degré de ressemblance de la peau à celle
d'une Blanche. Nini appartient à la catégorie des Mulâtresses de première classe. Elle est blonde
avec des yeux bleus. Les Mulâtresses de sa catégorie méprisent non seulement les Noirs mais
les autres Métis. Voilà pourquoi Nini vit dans l'aspiration quotidienne vers le Blanc. Pour les
loisirs, pour la vie intime, pour le mariage, autant que pour les simples relations humaines
quotidiennes, Nini préfère les Blancs, les attend ou aspire à leur compagnie. La séparation des
communautés, affectant même les lieux de distraction, est un obstacle à son bonheur.
Abdoulaye Sadji, en composant une thématique comparable à celle que l'on constate dans le
roman fresque pour la peinture des mœurs, s'attache davantage à montrer les divers aspects de
la vie de Nini à Saint-Louis.
Les thèmes secondaires développés dans le roman correspondent aux neuf événements
qui, d'avril à octobre, remplissent la vie de Nini à Saint-Louis. Ces événements ont des échos
importants dans la société, surtout parmi les Mulâtresses. Un seul d'entre eux est vraiment·
heureux pour Nini, c'est la fête du Quatorze juillet. Nini reçoit ses amis Madou, Perrier et
Martineau la veille du Quatorze juillet. Ce sont alors des moments intenses de bonheur, la
Mulâtresse croit avoir capturé le bonheur en la personne de Martineau dont elle veut faire son
amoureux et ensuite son mari. Mais Martineau si poli, si secret est difficile à envoûter. La
réception est réussie néanmoins et Nini croit voir des raisons d'espérer.
Mais après le Quatorze juillet, tout semble organisé par le destin pour nuire à Nini.
Certes les fêtes évoquées sont des occasions de peinture des mœurs. On peut en particulier
constater, dans le Saint-Louis de Sadji, une nette diversité des milieux et des formes de loisirs,
mais l'éclairage principal concerne la communauté métisse. Celle-ci est particulièrement agitée
par la déclaration d'amour de Matar Ndiaye à Nini et, par la suite, tout à fait animée aussi par le
mariage de Dédée avec un Blanc, Darrivey. Ainsi l'amour et le mariage sont des thèmes
secondaires qui servent surtout à présenter l'âme meurtrie de Nini. Il en est de même des
thèmes du travail et des funérailles. L'héroïne perd son emploi avec la fermeture des
"Entreprises Fluviales", perd l'âme de la maison familiale, "grand-mère Hélène" et vit une
solitude d'autant plus tragique qu'elle est caractérisée par des agressions morales
particulièrement désobligeantes à un moment où l'espoir était possible pour Nini d'une vie
tranquille. Elle avait obtenu un emploi dans les services du "gouvernement" mais son contrat de
travail, jugé trop favorable pour une Mulâtresse par ses congénères jalouses, est à l'origine de

70
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
cancans et médisances qui rendent l'atmosphère de Saint-Louis désormais invivable pour Nini.
Ainsi la lumière sur le travail et ses conditions, quoi qu'elle nous apprenne concernant la société
saint-Iouisienne, par exemple l'émergence de l'activité politique et du pouvoir des Noirs, est
surtout une lumière sur les maux et malheurs de l'héroïne dont la solitude devient totale avec sa
démission de son nouveau poste et la décision du départ pour l'Europe.
La thématique de Nini, Mulâtresse du Sénégal est organisée autour d'un centre qui est la
vie de Nini à Saint-Louis. Les thèmes secondaires développés tendent à éclairer celui-là. C'est
ainsi que la foi animiste et le recours au marabout féticheur contribuent certes à faire connaître la
société et le syncrétisme religieux qui caractérise la foi même de chrétiennes comme Hélène et
Hortense, mais à souligner l'importance, pour les Maerle et Nini en tout premier, d'un mariage
de Virginie Maerle dite Nini avec Jean Paul Martineau. Nini fait fi de ses principes rationnels
qui guidaient ses conduites de scepticisme et de mépris pour les Noirs et leur science. Elle ne
désapprouve guère la démarche de la vieille Hélène qui rend visite au marabout manding de
Ndiolofène et lui demande d'envoûter Martineau afin qu'il épouse sa petite-fille. L'univers
qu'Hélène découvre est révélé en fonction de cette préoccupation essentielle de la grand-mère de
Nini.
De manière générale, qu'il s'agisse des loisirs, des communautés dans la société, des
relations humaines entre les communautés ou bien à l'intérieur de chacune d'elles et surtout
entre Mulâtresses d'une part et Noirs de l'autre, ou bien Mulâtresses d'une part et Blancs de
l'autre, la peinture de mœurs présentée par Sadji dans Nini tend à éclairer la vie de l'héroïne à
Saint-Louis. Il y a thématique de drame plutôt que thématique de fresque en ce que la peinture a
un centre qui est la vie de Nini et ses difficultés d'adaptation à sa société.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Le romancier dispose de moyens très variés pour conduire son récit et lui donner un
mouvement particulier identifiable, une forme matérielle d'écriture qui signale déjà à la vue son
identité, un ton spécifique qui crée sa saveur. La gamme des techniques susceptibles de donner
son identité spécifique à chaque œuvre peut se diviser en deux: d'abord les techniques de
narration et ensuite les techniques d'expression. Les premières comprennent aussi bien les
modalités de la présentation (l'identité du narrateur, le point de vue adopté, la progression et la
vitesse du récit) que les formes du discours. Le romancier a la possibilité de variations sur ces
formes (description, portrait, dialogue, monologue intérieur) selon les besoins d'une intention
d'esthétique ou de signification.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
71
Quant aux techniques d'expression, elles constituent un domaine de créativité pour
l'écrivain en général et le romancier en particulier. L'identification des tendances d'écriture, du
ton, du lexique, de la syntaxe et des figures de style permet de saisir l'originalité spécifique du
romancier dans le maniement de la langue. La liberté du romancier créant dans un genre sans
contraintes, sans même les nécessités d'un ton déterminé attendu, sans l'obligation d'un
registre de préférence dans l'usage du lexique, donne à la création du romancier une aisance
dont l'art est la seule limite.
La créativité du romancier s'exerce et s'identifie par l'usage déterminé qu'il fait de ces
moyens de création de fictions, de création de style. Le romancier fait vivre un monde d'une
manière spécifique. C'est cette manière qui est l'objet d'étude quand il est question des
techniques du récit. Le discours romanesque est un écoulement qui a son rythme et ses
articulations, sa grâce et ses agréments spécifiques. S'interroger sur ses techniques, c'est tenter
de saisir les éléments techniques déterminants de son élaboration.
C.l. Les techniques de narration
Les modalités de la présentation sont très peu variées dans le roman de mœurs de la
période 1920-1954. Le romancier narrateur, en général, adopte le point de vue d'un dieu
omniscient et omniprésent qui organise la fiction, dit l'intériorité des personnages et présente le
cadre. Les Trois volonté de Malie (1920) et La Violation d'un pays(1927) prennent, à ce sujet,
l'allure de discours didactiques, sans variation formelle, où les personnages sont davantage des
incarnations d'idées que des créations qui aient une quelconque vie. Proche du conteur par le
rôle prépondérant du narrateur pour la vie de l'histoire racontée, Ahmadou Mapaté Diagne et
Lamine Senghor s'en distinguent par le fait que le narrateur, omniscient, qui dit tout, ne réalise
pas l'agrément spécifique du conte ni non plus la diversité esthétique que l'on obtient par la
variation des points de vue.
Avec L'Esclave (1929), Félix Couchoro s'affirme d'emblée un romancier maître de ses
techniques de narration. Le romancier narrateur n'a pas le monopole de la parole dans cette
œuvre. Les techniques de narration concernent en effet les formes du discours et le rythme du
récit. Couchoro use souvent dans L'Esclave du bilan ou du résumé sous forme de rappel pour
conserver dans la mémoire du lecteur la continuité et l'enchaînement des événements. Le
premier roman de Couchoro qui déploie sous les yeux du lecteur la vie de deux générations sur
les bords du Mono multiplie tout naturellement les événements. Les jalons temporels ne
paraissent pas alors suffire au romancier pour retenir l'attention du lecteur. Il l'aide à retrouver
le fil conducteur. Ainsi au début de l'intérêt d'Akoêba pour l'esclave, Couchoro écrit: "Le
lecteur se rappelle que nous avons laissé notre héroïne, essayant de faire sa sieste sous le frais

72
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
ombrage du roco. Elle s'était mise à réfléchir - nous l'avons vu - sur le maudit sort qui fit de la
vie de Mawoulawoê une vie banale d'esclave, de "fils de l'argentl ". Couchoro a une gamme de
procédés pour attirer l'attention sur la trame globale du récit. Ainsi, dans le traitement du temps,
le retour en arrière sous forme de bilan est assez souvent employé et sert à maintenir la clarté
dans la complexité de l'intrigue. Après le relour de voyage de Komlangan, les événements se
précipitent à Huntigomé. Le maître des lieux passe en revue les événements et essaie de
comprendre: "Komlangan se rappela soudain la mort foudroyante de Koffiwa, sa voisine, et
qu'une fois cette personne était venue chez lui pour l'entretenir au sujet d'un secret. Il s'agissait
d'une mystérieuse révélation (
). Cette femme était revenue deux fois2
La psychologie
du personnage Komlangan se confond avec l'effort de compréhension de l'enchaînement des
événements qui se sont produits chez lui. Le romancier, en situant l'intérêt pour la trame du
récit au niveau de la conscience d'un personnage, donne tout son intérêt au procédé du retour en
arrière sous forme de bilan. Sa répétition compose des degrés, des pas importants dans l'effort
de compréhension d'une énigme pour le personnage de Komlangan dont les soupçons évoluent
vers une certitude. Couchoro écrit: "L'esprit de Komlangan passa par toutes ces phases, par
toutes ces affres. On sait les événements qui firent germer des soupçons chez cet homme: la
demi-révélation de Koffiwa, le décès suspect de cette personne, la mystérieuse maladie de
Dansi, sa belle-sœur, la scène de pardon près de la couche funèbre. Komlangan en était arrivé,
de déduction en déduction, à cette effarante conclusion: un secret se trame sous son toit (
).
Sa femme et son frère y avaient trempé la main3".
A l'opposé du retour en arrière sous forme de bilan, Couchoro use de l'anticipation qui
brosse à grands traits les faits à venir. C'est un procédé utilisé avec conscience par le romancier
qui le justifie par la nécessité d'équilibre entre les scènes qui agressent la sensibilité et celles qui
ont un effet plus doux, surtout pour le sens moral du lecteur. Couchoro explique: "Le lecteur a
vécu, dans les pages qui précédent, d'effroyables drames; il a été témoin de hontes, de
turpitudes, de noirceurs, il a frôlé la boue. Dans les pages qui vont suivre, il vivra encore
d'autres drames. Mais avant de pousser plus loin, il va reposer ses sens en les promenant sur le
spectacle d'une belle âme, en en sondant les profondeurs4 •.. " Cette manière de convoquer le
lecteur dans les coulisses de la créaton est liée à d'autres habitudes techniques de l'élaboration
romanesque chez Félix Couchoro. Dès L'Esclave (1929), ce romancier a mis au point des
procédés dont l'effet est d'attirer l'attention sur la trame du récit, de s'interroger sur la suite des
événements, d'être conscient d'énigmes posées et de se poser des questions à leur sujet. C'est
globalement une technique de feuilletoniste dans la création romanesque.
1
F. COUCHORO, L'Esclave, p. 83.
2
Idem. Ibidem. p. 141.
3
Idem. Ibidem, p. 151-152.
4
Idem. Ibidem, p. 185.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
73
L'Esclave en donne des exemples comme l'annonce du dénouement d'une énigme mais
de manière suffisamment générale pour laisser les questions sur le comment sans réponse : la
femme de Mawoulawoê l'esclave, est pleine de récriminations parce que leur foyer est sans
enfant. L'esclave, pour rassurer sa femme, déclare que Dieu interviendra pour lui donner un
enfant. Couchoro poursuit: "Comment le ciel interviendra-t-il? Ce sera le secret des pages qui
vont suivre!".
Le traitement du temps qui lui pennet d'élaborer une technique de feuilletoniste dans le
développement du récit prédomine dans la manière de Félix Couchoro concernant les techniques
de narration. Le point de vue de narrateur omniscient qui dit l'intériorité des personnages tout
comme leur aspect extérieur ne connaît de variations que par la diversification des fonnes du
discours. Couchoro introduit le dialogue qui, sans interrompre le récit, donne plus de vie et
contribue à plus de vraisemblable, plus de réalité esthétique du discours romanesque. Le cadre
spatial et ce qui remplit le cadre, les personnages et les événements, sont connus par un texte
qui acquiert plus d'identité esthétique à la faveur de la description, du portrait, du dialogue et du
monologue intérieur.
La description et sa fonne dérivée, le portrait, n'apportent de variété au discours
romanesque qu'en tant que fonnes de discours et non par la variation du point de vue. C'est
toujours le romancier narrateur qui voit tout et qui décrit.
A la manière d'Honoré de Balzac, la description est donnée d'un bloc et constitue un
tableau né d'une seule vision, d'un seul point de vue, celui de l'auteur qui du reste ne précise
pas l'angle de vue. Les bords du Mono sont décrits en mettant l'accent sur une nature
luxuriante, en donnant en admiration la fenne de Komlangan située à l'entrée de Huntigomé, en
soulignant la beauté du jeu des couleurs au coucher du soleil: "Dans une gloire d'or et de
lumière, le soleil, globe de feu pourpre, se baissa, plongea et disparut derrière une mer de
verdure qui, à l'horizon, tranchait sur le ciel embrasé.
De teinte en teinte, cette lumière s'adoucit, se métamorphosa en un ciel pur, d'un bleu
clair où s'allumaient les étoiles, une à une, comme des perles2".
Les portraits dans L'Esclave sont également caractérisés par le même aspect de blocs nés
d'un seul point de vue, le même aspect de masque dans la mesure où ils présentent le
personnage au physique et au moral, en une seule fois, sans évolution ultérieure. Komlangan
est le riche qui "ne plastronne pas", qui est "aimable, condescendant". Vêtu comme un patricien
romain, le voici: "Grand, droit, accusant à peine la quarantaine, Komlangan était vraiment un
1
F. COUCHORO, L'Esclave, p. 83.
2
Idem, Ibidem, p. 21.

74
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
bel homme. Son teint clair, sa figure calme barrée d'une moustache fine, le menton
soigneusement rasé, son sourire facile, tout en lui excitait la sympathie des villageois et
l'admiration des jeunes filles des environs1".
Le portrait d'Akoéba, de même, dessine les traits sans évolution dans le roman de la
quatrième épouse de Komlangan. Au-delà des habits, des cosmétiques et des bijoux, le
maintien et une grâce engageante font d'elle la femme sensuelle, mélange de pureté et de forces
dionysiaques qui n'aura point évolué en se donnant à Mawoulawoê. Comme dans un portrait
balzacien il y a ici les signes de personnalité qui expliquent la conduite ultérieure du
personnage. Voici la fin du portrait: "La beauté de cette figure était mise en vedette par un
sourire de fille innocente, un sourire câlin, charmeur qui découvrait des dents blanches,
séparées au milieu par la rainure du fétiche du Tonnerre2".
Comme la description par conséquent, le portrait apporte une variation formelle liée au
contenu, dans le discours romanesque. Mais la prédominance du point de vue du narrateur dans
la description et le portrait atténue l'importance de cette variation.
Le dialogue est certainement la forme de discours qui, avec la vraisemblance et surtout la
vie, apporte le plus de variété esthétique remarquable à la narration. Mais, de manière générale,
dans L'Esclave, la passion narrative prédomine sur le théâtre dans le roman. Très souvent
même, Couchoro use du monologue intérieur rapporté. Ainsi à propos du trouble de conscience
de Mawoulawoê et de la réjouissance intérieure de Dansi, sa femme, à la veille du retour de
voyage de Komlangan. Tout le débat intérieur de Dansi3 mettant au point la stratégie par laquelle
elle compte se venger de son mari infidèle et d'Akoêba, est en monologue intérieur rapporté par
le narrateur qui fait figure ainsi de dieu qui sait tout et dit tout sur l'intériorité des personnages.
Les techniques de narration font de Félix Couchoro un romancier chez qui prédomine le
narrateur omniscient, le point de vue unique rarement interrompu par la forme dialoguée du
discours romanesque, un art de susciter l'attention aux événements créés et aux énigmes, à la
suite de ces événements, bref un art de feuilletoniste.
Ousmane Socé dans Karim (1935) ne rompt guère cette prédominance du narrateur et du
point de vue unique qu'en de rares dialogues et scènes de dialogue, mais également où la
variation qu'apporte la forme dialoguée est atténuée par le fait que de telles scènes sont
rapportées. La scène de veillée dans la cour de la maison d'Amadou, oncle de Karim, est
caractérisée par le fait qu'Aminata, par son rôle de conteur, monopolise la parole et que la vie
1
F. COUCHORO, L'Esclave. p. 25.
2
Idem. Ibidem, p. 44.
3
Idem. Ibidem, p. 122.

Partie 1. Chapitre 1. Le roman des mœurs modernes.
75
attendue d'une telle scène est plutôt imaginée que réellement effective par le texte du narrateur.
Là où la fonne dialoguée est attendue, le romancier raconte. C'est le cas même dans l'utilisation
du judicieux procédé de la mise en "abyme". Socé en effet introduit la variété dans sa narration
pour la période du séjour dakarois de Karim en créant une scène en abyme dont les personnages
sont l'instituteur AlxIoulaye, un médecin catholique, un élève de la classe de philosophie appelé
le "bachelier" et "AlxIou, né musulman et oriental" et "éduqué à l'école française}".
Le procédé consiste à traiter en un deuxième niveau le thème général de l'évolution des
mœurs; car Socé présente les mœurs sénégalaises en mutation dans Karim et s'attache à
souligner celles qui, comme la vie de samba-linguère, sont condamnées par les nouvelles
conditions de vie, la modernité. Les amis de Karim à Dakar, l'instituteur Abdoulaye et son
groupe discutent des mutations en cours et des options individuelles qui devraient être en
harmonie avec le "modernisme pratique de l'Occident2". Socé commente leurs discours,
reprenant ainsi la narration après cette scène en abyme rapportée, plutôt revêtant la fonne
dialoguée: "Mais, dit-il, par-dessus leurs discours, d'année en année, une civilisation métisse
s'organisait, n'obéissant qu'aux lois de la lutte pour la vie.
Une civilisation métisse dont l'élément étranger consistait en apports matériels et
intellectuels, nécessaires à notre adaptation dans le courant de vie mondiale, dont nous faisons
désonnais partie intégrante3". Socé, théoricien de l'orientation des mutations sociales en cours
reprend la parole par la scène en abyme. Celle-ci, du fait qu'elle est rapportée par le romancier
narrateur, constitue une variation atténuée de la narration.
Le point de vue est de même celui du narrateur pour l'essentiel du texte de Karim. Les
dialogues y sont extrêmement rares et qu'il s'agisse de description, de portrait ou de narration,
le point de vue adopté est celui du romancier narrateur. Outre les dialogues, les autres rares
variations de cette narration se constatent par exemple à l'arrivée de Karim à Dakar chez son
oncle. 11 commente les habitudes européennes des jeunes et se sent plus proche de l'aîné qui,
comme lui, s'habille à l'africaine. Ce point de vue consistant en un regard d'un personnage sur
les autres pour leur présentation est plutôt rare dans Karim.
Abdoulaye Sadji est le premier des romanciers francophones présentant les mœurs
africaines entre 1920 et 1954 à avoir particulièrement varié les techniques de narration de sorte
que sa manière se distingue très nettement de la narration du conteur. Avec Nini, Mulâtresse du
Sénégal, la narration connaît d'autres variations que celles qu'introduisent les fonnes du
discours comme le dialogue. Du reste le dialogue est beaucoup plus animé que dans L'Esclave
ou dans Karim, mettant en scène un groupe de personnages jeunes, ayant envie de discuter et
1
O. SacE, Karim, p. 105.
2
Idem, Ibidem, p. 105.
3
Idem, Ibidem, p. 105-106.

76
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
de se retrouver ensemble en leurs moments de loisir: Nini, Madou, Martineau et Perrin. La
narration présente une nette variation du point de vue. Le romancier narrateur est certes celui
dont le point de vue prédomine dans la présentation de ce monde du Saint-Louis de l'entre-
deux-guerres constituant le cadre de la vie de Nini, mais la peinture et de Nini et des autres
Mulâtresses et de la société saint-Iouisienne se caractérise par la diversité des éclairages, des
points de vue. Le personnage de Nini est connu du lecteur aussi bien par le point de vue de ses
collègues blancs de bureau qui l'observent que par ce que le narrateur nous dit de lui. Ses
manières excessives intriguent: "Elle roule de gros yeux blancs, arrondit sa bouche chargée de
fard. Les deux Blancs l'observent comme une bête curieuse et se demandent si leur petite
dactylo n'est pas devenue complètement iIluminée1". C'est là un aspect à la fois spatial et
psychologique du point de vue sur Nini présentée par ses faits et gestes.
Sadji varie le point de vue quand il peint la communauté métisse, plus précisément
lorsqu'il s'agit des Mulâtresses, monde de filles aux relations familières et qui s'appellent
mutuellement par des diminutifs; Les Riri, les Nana, les Nénette, les Madou, les Nini se
connaissent entre elles, et même lorsque l'envie ou la méchanceté développent des intrigues
entre elles l'on ne connaît guère que la forme du diminutif de leurs prénoms. Dédée, très enviée
pour son mariage avec un Blanc, Darrivey, n'est connue que sous cette forme de son nom.
C'est que Sadji a adopté un point de vue, pour ainsi dire intérieur à cette communauté, en la
présentant. C'est également ce qui explique les formules "grand-mère Hélène", "tante
Hortense", "tante Sylvie".
Le point de vue différent de celui du narrateur apparaît dans la description pour la
première fois dans Maïmouna (1952), au chapitre VII de la première partie; Sadji décrit les
préparatifs de l'héroïne pour son voyage à Dakar. C'est alors la nature vue par l'intériorité de
Maïmouna qui est présentée: "L'univers entier, dit Sadji, était en partance pour Dakar. l'air était
rempli de sirènes de locomotives et de vibrations poétiques qui étaient comme un prélude à ce
voyage grandiose que Maïmouna allait accomplir. Les nuages qui passaient, dociles et lents, à
travers le ciel muet, le vent du matin et du soir et les tourbillons soulevés par les trous de
chaleur, tout semblait glisser vers Dakar2". Sadji a f~it osciller le point de vue dans la
présentation du cadre et des personnages comme des événements entre le narrateur et le
personnage de Maïmouna, dans la première partie du roman. Dans la deuxième partie qui
correspond au séjour dakarois de même, mais l'importance des dialogues, la variété des scènes
de vie quotidienne et le traitement du temps effectuant des retours en arrière à des moments
significatifs de la vie de l'héroïne et d'autres personnages, comme Bounama par exemple,
1
A. SADJI, Nini, p. 13.
2
1dem,lbidem, p. 73.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
77
multiplient les points de vue et contribuent à donner vie et vraisemblance au récit. Les
techniques du récit sont très variées dans Maïrnouna.
Le temps comme élément du récit donne des éclairages révélateurs sur les personnages
dans son traitement sous forme de retour en arrière. L'évocation des débuts de Bounama dans
la vie active, ses efforts à cette époque qui expliquent son aisance au moment de sa vie où est
effectué le flash back, donnent un éclairage particulier sur le mari de Rihanna. Il y a un
contraste frappant entre son esprit de rigueur et de méthode, qui a facilité son succès, et son
attitude défaitiste face aux obstacles au progrès général que constituent le parasitisme social
qu'il subit sans l'approuver, l'esprit de gaspillage et de montre dont il ne débarrasse pas sa
maison. L'aisance acquise semble avoir émoussé sa volonté. En réalité, l'esprit aristocratique
est l'explication la plus profonde de cette attitude de Bounama. C'est quand il est devenu riche
que son tréfonds a répudié la discipline d'abstinence. Sadji a réussi à faire voir les deux côtés
de la vie du personnage faisant contraste par le retour en arrière au moment opportun pour sa
valeur révélatrice des caractères. Il en est de même de l'évocalion du bonheur rural de
Maïmouna, quand "les fillettes du bourg allaient cueillir des jujubes ridées et des cerises roses
gonflées de jus" par boqueteaux et clairières. Le retour à ce temps de l'enfance à Louga est
effectué après un an de séjour dakarois, lorsque l'héroïne "était arrivée à l'apogée de sa
jeunesse et de sa gloirel " dans l'aisance et la satisfaction de tous les instants auprès de sa sœur
Rihanna. La lassitude d'un tel bonheur qui avait amené Maïmouna à Dakar fonde le voyage par
la rêverie vers des espaces plus intérieurs. Le temps, par le retour en arrière, est ainsi un
procédé d'exploration de l'intériorité du personnage.
po
Trois autres procédés de Sadji dans Maïmouna permettent de souligner la richesse de la
technique romanesque: l'utilisation de la poupée, du rêve et de la photographie dans le récit. La
poupée a servi à peindre l'univers magique de l'enfance, le bonheur total de Maïmouna seule.
Nabou la poupée est en même temps le révélateur et le symbole de cette forme de bonheur
intense qui se perd avec l'âge et que Maïmouna poursuivra vainement, qui lui apparaîtra par la
suite furtivement symbolisé par la poupée offerte par un prétendant mais qui est définitivement
lointain et inaccessible à l'héroïne. A Dakar en effet, le bonheur de l'enfance est le véritable
bonheur pour la jeune fille si peu attachée aux biens matériels contrairement à sa sœur. C'est
pourquoi son merveilleux cadeau reçu d'un prétendant a été la "superbe poupée", "grande
comme un enfant des hommes" et que Mai'mouna emporte en rentrant à Louga et dont elle fait
un de ses meilleurs souvenirs de Dakar. La poupée est ainsi révélatrice aussi bien de la
personnalité de Maïmouna que de la forme de bonheur qui lui convient.
1
A. SADJI, Maïmouna, p. 136.

78
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Le rêve est tout aussi lié à l'enchaînement des événements, à la trame du récit, qu'à la
révélation de l'intériorité des personnages. Cauchemar ou divagation onirique, il concerne Daro
et Bounama. La superstition de la vieille Daro apparaît, tout comme celle de son milieu en
général, dans l'interprétation des cauchemars de Maïmouna et surtout la décision de la détacher
de la petite Karr. Quant à Bounama, ses divagations pendant le sommeil révèlent son extrême
préoccupation en même temps que sa qualité de mari délicat et sensible. Il n'a pu dire
directement ce qui est considéré comme une très mauvaise nouvelle. - la grossesse de
Maïmouna- à son épouse qui est si loin de soupçonner un tel état et avait tant de projets pour
marier sa sœur.
L'autre forme du rêve est celle qui apparaît chez Maïmouna. L'habileté du romancier à
expliquer la part d'adhésion personnelle de la jeune fille à ce qui sera son aventure avec Doudou
Diouf consiste à montrer le bonheur désiré comme ayant été vécu en rêve: le bonheur d'une vie
à deux avec Doudou Diou fi.
La photographie est également un objet symbolique du bonheur, comme la poupée,
d'un bonheur réellement vécu, présent ou passé. Cet objet parle. Ainsi les photographies
agrandies et mises sous verre, décorent le salon de Rihanna et concourent à créer cette
atmosphère de bonheur paisible au foyer de Bounama et de Rihanna. L'album de Maïmouna
rentrée à Louga constitue le miroir où elle regarde son Doudou chéri. Ce sont des souvenirs
jalousement gardés que Maïmouna contemple dans l'infortune et qui lui donnent le seul moyen
qu'elle a désormais de s'élever au-dessus de Doudo~ Khary et des autres paysans qui n'ont pas
connu le grand monde et la gloire des Arènes Sénégalaises. La photographie par conséquent est
un palliatif au récit avec le point de vue du narrateur. Elle sert à créer une atmosphère de
bonheur et à montrer les supports de l'âme meurtrie de Maïmouna dans l'épreuve. Dans Nini,
l'album est un procédé de retour en arrière avec une économie de la description et des portraits,
une vitesse commode également de la succession des visages et étapes dans l'exploration du
passé.
On peut par conséquent dire que des Trois Volontés de Malic à Maïmouna, les
techniques narratives deviennent de plus en plus riches dans le roman de mœurs. La première
caractéristique est une narration comme celle du conte où le narrateur a le monopole de la parole
et enchaîne les événements, le partage de la parole n'apparaissant que dans les formules du
rituel d'ouverture et de fermeture du conte. Le romancier narrateur en effet varie très peu le
point de vue et introduit le dialogue avec vie et art surtout avec Nini, Mulâtresse du Sénégal
(1947). La description et le portrait sont, par le point de vue unique, ceux du narrateur. Avec
Sadji cependant on peut dire que l'art de la narration dans le roman s'enrichit. En effet l'auteur
A. SADJI, Maïmouna •.

..
Partie 1. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
79
. de Nini et de Mai'mouna varie les fonnes du discours, les utilise avec un net souci d'art, crée
des thèmes de technique romanesque comme la poupée, le rêve, la photographie et donne un
accent sensible à la manière de raconter. Par là son souci d'art dépasse celui de Félix Couchoro.
L'auteur de L'Esclave se distingue en effet par l'agencement des évçnements et l'organisation
du hasard de manière à tenir en éveilla curiosité du lecteur pour la suite, à chaque terme d'une
séquence narrative. Des fonnules interrogatives du narrateur expriment l'attente créée sur la
suite. Couchoro dès L'Esclave est déjà le feuilleton niste qu'il sera devenu pour les deux tiers de
ses vingt et un romans.
Dans les romans à accent autobiographique comme L'Enfant noir et Cœur d'Aryenne, la
narration linéaire se développe; dans Les Trois Volontés de Malic et La Violation d'un pay,
sans recherche particulière, à la manière d'un conte dit avec une espèce de précipitation vers son
tenne. Les événements qui se suivent constituent le relief principal. Sur ce point ces œuvres
apparaissent vraiment comme des romans d'apprentissage. L'art, quand il s'agit de la narration,
ne s'y affIrme pas de manière sensible.
C.2. Les techniques d'expression
L'écriture révèle une tendance unique dans le roman de mœurs entre 1920 et 1954. Les
romanciers, des instituteurs à l'exception d'Ousmane Socé, docteur vétérinaire, ont produit des
textes qui donnent l'impression de rédactions fondées sur le souci d'une correction académique.
L'auteur de Cœur d'Aryenne fait exception à cette qualité de l'écriture non par le fait d'une
tendance d'écriture voulue mais par suite d'une maîtrise insuffisante de l'emploi des
prépositions. Cette œuvre, par ailleurs intéressante, en ce qu'elle est, après Nini, la première
œuvre qui accorde une place importante à la présentation des relations interraciales et à l'amour
dans le cadre colonial, souffre beaucoup des insuffisances de son écriture.
Le ton est également assez uniforme dans les romans de mœurs de cette période.
Abdoulaye Sadji use certes de traits d'esprit qui révèlent un souci d'art encore timide, dans
l'écriture, ainsi l'ironie sur les Mulâtresses qui attendent un "M. Davrivey qui n'arrive pas",
tout comme l'humour sur les villageoises vêtues de manière grégaire lors du "kende" d'Alima et
l'effet de contraste de la toilette distinguée de Maïmouna faisant apparaître une veuve la mariée.
Mais de telles créations ironiques ou humoristiques sont plutôt rares dans les romans de Sadji et
inexistantes dans les autres romans de mœurs entre 1920 et 1954. Le ton est uniformément
sérieux dans la majeure partie de ces œuvres.
A l'inverse de cette orientation académique de l'écriture, les œuvres présentent une
quantité importante de mots et formules tendant à donner une couleur locale à l'histoire

80
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
racontée. C'est pourquoi il est opportun de distinguer très nettement entre l'introduction des
realia et une tendance africanisante de l'écriture. Avant les écrivains autochtomes d'Afrique, la
création romanesque sur l'Afrique, représentée par le roman colonial, a été l'occasion
d'introduire beaucoup de re.alia d'Afrique dans les œuvres en recourant à la dénomination dans
les langues africaines. Ces œuvres-là, les romans par exemple d'André Demaison, de Robert
Randau, de Pierre Mille, etc ... , ne révèlent pas pour autant une tendance africanisante de
l'écriture qui affecterait le style, c'est-à-dire la syntaxe, la création des images, la production du
comique etc... Les realia relevaient de l'exotisme. Dans le roman de mœurs entre 1920 et 1954,
il y a plutôt introduction de realia d'Afrique que production d'africanismes dans l'écriture.
L'écrivain qui recourt aux termes transcrits des langues africaines ne fait pas alors de
l'exotisme, parce qu'il exprime l'Afrique de l'intérieur. Les mots qu'il introduit dans son texte
font vrai. Il ne peut avec exactitude les nommer autrement. La traduction sous fonne de note est
longue et ne saurait être préférée au mot lui-même dans le texte du roman.
L'introduction massive de mots des langues africaines dans le roman dès sa naissance
en Afrique noire par les romanciers africains est liée à l'intention d'information sur les
civilisations africaines. Les notes explicatives le montrent bien. D'Ahmadou Mapaté Diagne à
Abdoulaye Sadji en passant par Félix Couchora et Ousmane Socé, Camara Laye et Jean
Malonga, l'esprit des notes explicatives est le même. Il s'agit d'initier à l'Afrique et à ses réalité
diverses. Chez Couchoro on pourrait penser à une tendance d'écriture consistant à africaniser le
style mais le fait est si timide qu'il n'est pas significatif d'une tendance d'écriture. L'auteur de
L'Esclave en effet exprime le temps en recourant à des habitudes africaines, mais le fait apparaît
comme une originalité d'expression qui n'est pas systématiquement employée. Sur les
lendemains du mariage de Komlangan et d'Akoêba, Couchoro écrit: "Trois lunes sont passées
sur ces heureux jours de fête l "! Mais dans le même paragraphe exprimant la même durée il
revient à une expression plus classique: "Trois mois de la vie de ménage, dit-il d'Akoêba, lui
avaient donné une figure grave de femme2 JI. Chez Couchoro aussi l'académisme prédomine
dans l'écriture.
La langue des romanciers du courant des mœurs, entre 1920 et 1954, privilégie le style
soutenu, parmi les niveaux de langue, évitant très soigneusement les familiarités ou bien
soulignant leur caractère intentionnel par des guillemets quand elles sont employées, use du ton
sérieux le plus souvent et introduit les realia d'Afrique sans intention d'africaniser l'expression
mais pour infonner sur l'Afrique ou créer la couleur locale.
1
F. COUCHORO. L'Esclave, p. 73.
2
Idem, Ibidem.

Partie J. Chapitre J. Le roman des mœurs modernes.
81
La peinture des mœurs entre 1920 et 1954 a bien créé un courant de production
romanesque remarquable. Des Trois Volontés de Malic à Cœur d'Aryenne (1953), les œuvres
diverses par les contextes sociaux et les cadres spatiaux et temporels se rangent dans deux
catégories définies par le modèle de composition. Certaines sont des fresques qu'oriente
l'idéologie dominant la création, saillante ou discrète, qui se caractérisent par le déploiement de
vies ou d'une époque. L'espace alors, le temps aussi, constituent un cadre à la dimension des
événements, c'est-à-dire très étendu. Ce modèle de composition fait du roman de mœurs une
structure desserrée d'espace et de temps permettant au romancier de montrer les mœurs et leurs
mutations en cours. Le temps est alors un temps de l'évolution et de la maturité des
personnages. Il en est ainsi chez Diagne, Socé, Sadji et Couchoro. Il s'y ajoute chez l'auteur de
L'Esclave que cette évolution est également celle de la spiritualité dans le délai de deux
générations d'une même famille vivan[ sur les bords du Mono.
Les romans de mœurs entre 1920 et 1954 se distinguent également les uns des autres
par le deuxième modèle de composition qui est le drame. A la manière d'un Honoré de Balzac,
romancier que tous ces créateurs africains connaissent bien par les études secondaires, les
romanciers africains isolent une crise, la développent et la mènent à son tenne. Le premier
exemple en est Nini, Mulâtresse du Sénégal (1947). L'objectif de la peinture de mœurs dans le
modèle de la fresque et dans celui du drame est le même. Les mœurs africaines sont révélées
non pas statiques mais en mutation.
L'art du récit en second lieu distingue les œuvres du courant des mœurs. Certes pour la
plupart, ces romans apparaissent des œuvres d'apprentissage de la part du romancier créateur,
mais émergent déjà des qualités du récit qui signalent des romanciers maîtres de leur art. Félix
Couchoro a déjà dans L'Esclave mis au point sa technique de feuilletoniste caractérisée par la
prédominance, dans la conduite du récit, des moyens de tenir en éveilla curiosité du lecteur
pour la suite des événements, dont la technique des énigmes posées à cette fin. Abdoulaye Sadji
dans Nini et surtout Maïmouna apparaît le créateur d'une riche technique romanesque intégrant
dans la composition des thèmes techniques servant aussi bien la caractérisation des événements
que l'exploration de l'intériorité des personnages : les thèmes de la poupée, du rêve et de la
photographie.
L'écriture enfin est un critère d'identification et de distinction des œuvres de cette
période du roman de mœurs. De manière générale, il n'y a pas de tendance d'écriture différente
de l'académisme compréhensible chez ces écrivains dont la plupart sont des instituteurs et dont
le contexte historique de création incite plutôt à l'assimilation. A la manière des romanciers
coloniaux cependant, ils introduisent beaucoup de realia d'Afrique nommés dans les langues

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Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
africaines, sans que l'on puisse parler à ce sujet d'exotisme africain. Ils expriment l'Afrique de
l'intérieur et projettent d'en faire connaître les us et coutumes. Ces realia néanmoins ne
signifient pas une tendance à africaniser l'écriture; ils servent à établir la couleur locale, à faire
vrai, n'étant guère de l'invention, celle-ci se situant au niveau de leur choix et de la composition
des événements.
La langue des romanciers du courant des mœurs entre 1920 et 1954 est assez
unifonne par les registres utilisés (le style soutenu est le fait constant, les familiarités étant
soigneusement évitées), par le ton qui est unifonnément sérieux (de rares créations ironiques ou
humoristiques chez Sadji ne faisant pas rupture avec le ton général) et par la création de figures
de style qui n'empruntent pas encore résolument aux langues africaines. Sur le plan de
l'écriture, les romanciers apparaissent de bons élèves observant avec conscience les règles
d'une rédaction plutôt académique.

CHAPITRE II
L'AVENTURE EUROPEENNE.
De même que la peinture des mœurs africaines a tôt fait naître un courant de création
romanesque identifiable par la continuité de l'inspiration, les constantes dans les révélations sur
l'Afrique et par la parenté des formes de composition, de même la description de l'aventure
européenne de héros africains est un phénomène du roman négro-africain de langue française
qui constitue le deuxième courant de création dans ce genre.
Dès 1926 en effet, le tirailleur sénégalais Bakary Diallo publiait Force-Bonté, roman
personnel, davantage un témoignage assimilable à une autobiographie qu'à un roman de guerre,
quoique la vie racontée de ce soldat ait été remplie surtout par des épreuves liées à la première
guerr~ mondiale. Ousmane Socé par son deuxième roman, Mirages de Paris (1937), apporte
une pièce importante à un ensemble significatif d'œuvres romanesques qui, de 1926 à 1974,
imposent à l'attention des lecteurs et de la critique la réalité d'un courant fécond dont la fiction
constante est l'aventure d'Africains en Europe, le plus souvent en France.
La périodisation précisée concernant la production romanesque africaine de langue
française, une commodité méthodologique en même temps que la reconnaissance de phases
significatives d'une création continue, oblige à étudier ces œuvres par groupes qui peuvent
paraître réduits selon le rythme de la création pour chaque période (deux œuvres pour la période
1920-1954, cinq entre 1954 et 1960, six entre 1961 et 1976).
Deux œuvres de la période 1920-1954, Nini, Mulâtresse du Sénégal (1947) et L'Enfant
noir (1953) présentent des images de départ vers l'Europe qui font de ces romans publiés après
Force-Bonté (1926) et Mirages de Paris (1937) non des premières œuvres du courant de
l'aventure européenne, mais des indices de sources du courant. Sadji dans Nini et Socé dans
son deuxième roman sont en effet des peintres des mœurs africaines. L'observation de la
société est si attentive à tous les phénomènes significatifs et la peinture si réaliste que dans ce
courant de la peinture des mœurs l'on en est venu, naturellement, à produire des images de ce
mouvement vers l'Europe, diversement fondé, d'Africains qui recherchent l'expérience
exotique et la vivent avec intérêt. L'héroïne de Sadji, Nini, va à l'aventure en quittant Saint-
Louis pour l'Europe mais dans son esprit de Mulâtresse qui n'a pas su s'insérer
harmonieusement dans sa société en Afrique, l'Europe est sa patrie et elle y retourne. Camara
Laye semble avoir emprunté à Sadji l'image de ce départ pour l'Europe à partir de l'aéroport de
Dakar, L'Enfant noir comme Nini, Mulâtresse du Sénégal se terminant sur l'image de l'intérieur
d'un avion et du décollage imminent ou en cours. L'auteur de L'Enfant noir cependant montre

84
Lesformes du roman négra-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
une raison du voyage qui sera souvent, par la suite à l'origine d'aventures européennes de
héros africains: la poursuite des études en France.
Tout en appartenant à la peinture des mœurs africaines, ces deux romans donnent tout
autant des images et des explications de l'origine du mouvement vers l'Europe dans les œuvres
de fiction qui fixent des rêves de colonisés pendant la période 1920-1954.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS.
Les deux œuvres de la période considérée ici pour le courant de l'aventure européenne
se répartissent entre les deux modèles de composition que nous avons analysés dans le courant
du roman de mœurs
: le déploiement d'une vie (c'est le cas dans Force-Bonté) et la
présentation d'un drame; le séjour parisien de Fara aurait très bien pu s'intituler, en pastichant
Félix Couchoro, Drame d'amour à Paris. Mais la structure de la fiction dans les romans de
l'aventure européenne, au-delà de ce premier classement, se saisit plus en profondeur en en
précisant l'aspect de voyage initiatique. Le héros va vers l'inconnu, attiré par l'attrait de'
l'ailleurs et soutenu par sa curiosité et vit une expérience qui est formatrice. Le voyage
initiatique peut présenter une courbe complète comprenant le cadre de vie et la vie avant le
voyage, le séjour dans l'ailleurs et le retour, c'est-à-dire l'étape finale d'une nouvelle expérience
de vie dans le premier cadre. Il existe alors, nécessairement, trois cadres distincts, trois
expériences successives et distinctes de vie individuelle présentées par l'odyssée du héros.
Force-Bonté et Mirages de Paris présentent chacun un aspect partiel de voyage initiatique.
Bakary Diallo en effet, berger peulh au début du roman, quitte son village de Mbala, son
terroir, le Sovanabe Botal, et va à l'aventure. Après Saint-Louis du Sénégal, sa vie africaine
s'élargit à l'Afrique du Nord, le Maroc précisément, avant que débute l'aventure européenne
avec l'arrivée à Cette après une traversée que Bakary appelle de la "mer Atlantique" se trompant
sur l'identité de la Méditerranée. Fara également vit d'abord son enfance en Afrique où il entre à
l'école des Blancs, poursuit une scolarité de bon élève et devient au terme des études
secondaires un jeune homme au goût littéraire très prononcé. C'est un grand lecteur de romans,
passionné d'exotisme. Il quitte l'Afrique pour visiter l'Exposition coloniale internationale de
1931 à Paris. C'est le début de son aventure européenne. Force-Bonté et Mirages de Paris se
terminent pendant la période du séjour européen de Bakary et de Fara. Pour ces deux romans il
n'y a ni troisième cadre de vie ni troisième expérience, c'est-à-dire une période de réadaptation à
la vie africaine.
Cet aspect de la fiction, la structure de voyage initiatique à deux temps, c'est-à-dire deux
cadres et deux expériences de vie du héros, peut fort bien être considéré comme ne relevant pas
tout à fait de la création, le romancier trouvant là un moule obligé pour montrer le séjour dans

Partie I. Chapitre II. L'aventure européenne
85
l'ailleurs désiré ou même de rêve. Par conséquent c'est l'étude des trois éléments fondamentaux
de l'affabulation romanesque, c'est-à-dire de la création d'une fiction, l'espace, le temps et les
personnages, qui permettra de caractériser de manière plus précise la forme des fictions créées
dans les œuvres de l'aventure européenne.
A.t. L'espace.
Force-Bonté et Mirages de Paris présentent le premier cadre de vie du héros avec
précision et beaucoup de détails sur la vie quotidienne. Socé, à la différence du tirailleurs
sénégalais qui raconte son enfance et sa vie de soldat avant, pendant et après la guerre, fait vivre
à son héros une seul expérience africaine dans le cadre unique du village de Niane dans la plaine
du Cayor. Bakary Diallo au contraire vit son enfance à Mbala dans le Sovanabé-Botal, s'initie à
la vie citadine des jeunes qui cherchent du travail, à la vie du soldat en caserne, les deux
dernières expériences ayant été vécues à "Ndar" ou Saint-Louis du Sénégal; Bakary connaît
ensuite, au Maroc, la vie du soldat en campagne dans un contexte d'hostilités liées à une action
militaire de pacification. Le cadre de la vie africaine du héros est ainsi plus diversifié dans
Force-Bonté que dans Mirages de Paris.
Dans l'un comme dans l'autre roman on peut saisir les caractéristiques du cadre en
distinguant, d'une part l'espace du dehors et, de l'autre, l'espace du dedans. Il est alors
possible, en effet, de suivre, soit Bakary, soit Fara, dans la vie africaine comme ensuite au
cours de l'expérience européenne, en montrant le rapport entre le cadre de vie et l'humeur du
héros, entre la vie quotidienne et l'attrait de l'ailleurs.
A.I.a. L'espace du dehors.
Dans la vie africaine de Bakary et de Fara l'espace du dehors est certainement l'élément
qui caractérise le mieux l'insertion de chacun de ces personnages dans son monde ainsi que la
qualité de cette première expérience de vie. Bakary Diallo est berger peulh. C'est la tradition
dans sa famille. Le lecteur le suit dans son travail consistant à mener paître les moutons dans la
nature. C'est cette nature surtout, les grands espaces de pâture des bêtes aussi bien que le ciel,
ses nuages et les arbres qui fascinent le regard de ce berger à l'âme de poète. Il lui arrive de
perdre de vue son troupeau de moutons, absorbé dans la contemplation de la nature. Il nous
confie: "Me voici loin de la ville, au milieu de la brousse. D'énormes baobabs aux feuilles
vertes, épaisses, aux fleurs blanches, bleues ou rougeâtres, semblent les maîtres de tous les
autres arbres. Fascinés par les merveilles de la nature, insoucieux de mes moutons, je
"-- . -

86
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
contemple cette terre parfuméel ". Et Bakary conclut: "Vraiment, Dieu seul est capable ainsi de
bien faire2".
Le cadre est très nettement localisé. Il s'agit du Sovanabé-Botal dans le Fouta
sénégalais. La nature est celle de la vallée du fleuve Sénégal en hivernage, sur le "Djéri", la
partie sablonneuse par opposition au "Wallo" argileux qu'atteignent les inondations. Bakary
Diallo admire la nature d'hivernage au Djéri, c'est-à-dire le cadre qui montre les bienfaits et la
beauté de la saison de vie. L'harmonie est alors parfaite entre l'âme de Bakary et la nature mais
pour cette raison il est mauvais berger.
Le deuxième cadre de sa vie africaine est "Ndarr". La ville est d'abord un espace de
quête du travail pour lui où il n'arrive pas à retrouver des conditions de vie supérieures à celles
du berger dans la nature. Il est vidangeur. La ville est, en effet, un cadre de vie contraignant (il
faut accepter le travail qu'on trouve), un monde sans la grâce de la nature du "Djéri" en
hivernage. La rigueur du cadre de vie s'accentue avec la deuxième phase de la vie saint-
louisienne de Bakary. Il s'engage dans l'armée et la vie de caserne est surtout celle d'un espace
clos où règne la discipline. Pour Bakary qui veut apprendre le français il est interdit d'écrire sur
les murs. TI l'apprend par l'expérience de la prison du soldat: huit jours de salle de police.
Après Saint-Louis le cadre devient de plus en plus réduit: le voyage de "Ndarr" à Dakar
ne montre de l'espace que ce que peut voir un voyageur débout, dans le train, regardant la
nature : les arbres qui défilent et quelques animaux. La ville de Dakar n'est pas montrée. De
Mbala à Dakar en passant par Dagana et "Ndarr" les noms des agglomérations permettent
d'évoquer un espace sénégalais connu de l'auteur mais le cadre de ces expériences successives
est toujours furtivement évoqué dans son rapport à la situation ou bien aux soucis de Bakary.
Dans la phase marocaine du chemin d'Europe de Bakary, il en est de même. Il y a des images
de l'entourage immédiat de la colonne ou du campement: les marchands qui suivent les soldats,
les cours d'eau que l'on traverse en réquisitionnant des chalands, les champs à Sidi Guedarr
"où les cultures, avoine et orge, sont fertiles3". Comme dans la période précédente, dans cette
partie de la vie africaine de Bakary, le cadre est identifié par la simple dénomination des lieux et
agglomérations: Casablanca, Rabat, Meknes, Fez. Le point de vue adopté est celui de Bakary
soldat qui a un horizon assez limité. Il voit très peu de chose du Maroc: un pays plus accidenté
que le Fouta, avec des cours d'eau qui ne le dépaysent pas, des cultures qu'il découvre et une
atmosphère parfois d'hostilité à la colonne, plus souvent de relations commerciales bon enfant
avec les soldats.
1
Bakary DIALLO, Force-Bonté, p. 14.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p. 75.

Partie 1. Chapitre 1/. L'aventure européenne
87
L'espace européen commence avec "Cette (Hérault)". La nouveauté ici excite la curiosité
et le cadre est perçu comme étant à la fois l'espace et ce qui remplit l'espace, les hommes et les
choses. Bakary montre en même temps le cadre et l'attitude des visiteurs: "Nous sommes
heureux, dit-il, de voir pour la première fois une ville de la Grande France. Nos yeux se
braquent sur les gens, les maisons, les rues, les tramways et finissent leurs investigations sur
une multitude de drapeaux qu'arbore la citél ".
Très vite après l'espace urbain qui enchante les tirailleurs tant par la différence
d'animation et de modernité avec leur monde d'origine que par l'accueil qui leur est fait par les
Français de France, si différents de ceux des colonies, le cadre devient le champ de bataille, sur
le front de la Marne. La terre et les arbres éprouvés par les obus frappent la sensibilité de
Bakary dont le sentiment de la nature est demeuré celui d'un poète. Observant les effets de tirs
de barrage, il dit ses regrets: "Toute la terre tremblante fait penser à la prière. Pauvre
nourricière, les hommes grandis par tes nobles soins, restent sourds à la reconnaissance et,
incapables de réduire à néant, s'acharnent contre eux-mêmes et te blessent (
).
Un obus d'éclater sur toi, un autre. Encore six à la fois et, pendant que d'autres
grognent de venir te déchirer, on regarde, dans les trous que l'on t'a faits, l'eau qui surgit. .. 2"
La nature tourmentée par la violence des combats, les obus qui tombent dans les tranchées
produisent un spectacle désolant, l'enfer des combats: "la terre saute, les arbres tombent et les
cris des hommes, mêlés aux voix des canons, des mitrailleurs, des fusils, des échos et d'un
indéfinissable grouillement de choses, créent dans ce bois le spectacle le plus infernaI3".
L'espace européen dans Force-Bonté, après les images contrastées de la ville et du
champ de bataille de Sillery, non loin de Reims, sur le front de la Marne, va être essentiellement
constitué d'intérieurs d'hôpitaux, à la suite des blessures de Bakary au front et de son
admission dans différentes formations sanitaires. Vers la fin du roman, au moment de la
guérison, à la veille et au lendemain du retour de la vie civile, l'espace du dehors n'apparaît que
sous la forme de localités plus nommées que décrites: Menton, Paris, Marseille, Monte Carlo et
de nouveau Paris. Ce sont surtout des étapes de démarches de Bakary pour régler les problèmes
de sa situation militaire et des modalités de sa démobilisaton. La nature n'apparaît nettement que
dans cette scène finale du roman, au parc Monceau à Paris, des oiseaux sont sur la pelouse
verte: "une dame jeune, blonde, jolie vient d'arriver. Elle regarde les oiseaux; elle coupe son
pain par morceaux qu'elle distribue à ces mignons aux ailes élastiques, qui sautent en
s'approchant d'elle 4".
1
Bakary DIALLO, Force-Bonté, p. 113.
2
Idem, Ibidem, p. 124-125.
3
Idem. Ibidem, p. 125.
4
Idem, Ibidem, p. 207.

p
88
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
L'espace du dehors pour la vie africaine de Bakary est à la fois un révélateur de la
sensibilité du personnage et de son aspiration à l'évasion, à répondre à l'appel de l'ailleurs.
Saint-Louis a été la première étape dans ce mouvement d'abord volontaire du héros. L'espace
demeure par la suite néanmoins un cadre initiatique. Bakary découvre le monde au fur et à
mesure que son espace d'expérience s'élargit. Il découvre la diversité des pays c'est-à-dire du
cadre de vie des hommes et des hommes eux-mêmes. Mais l'espace est toujours perçu et
présenté par Bakary, le romancier, en privilégiant le point de vue du héros. De là les images
réduites que présente le roman, concernant l'espace du dehors. L'expérience de la guerre a été
vite interrompue par les blessures du tirailleur subies au front. L'espace du dehors disparaît
assez vite de la partie européenne de l'itinéraire de Bakary pour laisser la place à des intérieurs
d'hôpitaux en temps de guerre.
Dans Mirages de Paris l'espace du dehors est plus nettement double, la vie africaine de
Fara étant limitée à un cadre unique, un village de la plaine du Cayor, le village de Niane. Socé,
en présentant la vie africaine de Fara et son cadre, s'attache à la fois à préciser l'époque et à
montrer le processus de la formation de son héros dont il dit assez vite ce qu'il est devenu, à sa
majorité, par sa culture générale.
Le village de Niane et le village "blanc" que les colonisateurs ont bâti à côté de Niane
composent ensemble un espace urbain de type colonial. Le deuxième village est symbolique de
la civilisation moderne apportée par les Blancs. Les rues en sont larges et droites; des arbres
plantés en double rangée se donnent "l'accolade au-dessus des boulevards pour arrêter les
rayons de soleiP". Face à cette image moderne d'une cité confortable, le village noir présente le
spectacle du désordre et de la vie selon des habitudes traditionnelles; des "ruelles" serpentent à
"l'aventure" et, la journée, tout le monde s'y installe, aussi bien les ménagères que les
bouchers. Le comportement des gens, pas plus que l'habitat, n'est guère moderne.
Ousmane Socé qui a évoqué très rapidement la vie africaine de Fara a donné de l'espace
une esquisse qui permet de situer rapidement le cadre à la fois spatial et temporel.
L'espace du dehors est à peine plus détaillé pour le séjour européen de Fara. Il s'agit
d'un ailleurs de rêve que le héros s'est composé au fil de ses études. L'école coloniale, les
media de cette époque (cinéma, journaux et radio), les récits des anciens combattants, la lecture
des romans, surtout ceux d'Alexandre Dumas, ont concouru à, non seulement créer un rêve
exotique chez Fara, embellissant les pays d'au-delà les mers, mais à circonscrire l'ailleurs de
rêve à Paris. Cette image de Paris, étant composée par la culture de Fara, est un espace
constitué par les monuments et fééries des cartes postales. C'est pourquoi Fara se promène
a. SaCE, Mirages de Paris, p. 7.

Partie 1. Chapitre Il. L'aventure européenne
89
beaucoup dans Paris dans l'euphorie de la découverte au début du roman; mais plutôt que des
descriptions, il y a l'énumération des monuments. L'Arc de Triomphe, le Panthéon, Notre-
Dame de Paris, la Tour EiffeL .. Même l'Exposition, qui est le prétexte du voyage de Fara et
celui de son contact avec le groupe de jeunes filles dont Jacqueline, n'est pas décrit. TI y a plutôt
une énumération rapide de pavillons. L'espace du dehors à Paris est composé d'éléments de
rêve identifiés avec précipitation. Certes, la ville et ses féeries est un monde qui enchante Fara.
Mais le point de vue adopté, celui de Fara, fait que ce qui prédomine c'est le sentiment de Fara
plutôt que le détail du cadre. A l'étape de ses épreuves dans la vie parisienne, l'espace du
dehors réapparaît après une éclipse, celle du temps du bonheur où les intérieurs ont plus de
présence, mais en des images où se mêlent le rêve et la réalité qui expliquent la chute de Fara
dans les eaux de la Seine.
Le charme que Paris exerce sur Fara n'est pas né de la contemplation directe de l'espace
parisien; il est né avant le contact réel avec Paris ct, au cours du séjour parisien, la nature de cel
agrément ne s'est pas modifiée parce que la réalité n'a pas été en deçà du rêve.
L'espace du dehors dans Mirages de Paris crée une harmonie entre le cadre en tant
qu'atmosphère et contexte social de vie d'une part et, d'autre part, l'âme du héros, Fara. Le
temps colonial qu'il a vécu en Afrique et sur le bateau "L'Asie", qui l'amenait en France,
présente des problèmes de relations humaines entre coloniaux blancs et colonisés noirs mais
Fara en sourit et les domine. Socé adopte l'objectivité de la présentation et la sérénité humaniste
devant les outrances et folies des hommes. Son héros est un homme de mesure qui ignore la
révolte et la violence, mais qui a un niveau de conscience suffisant pour comprendre la situation
coloniale. C'est sa culture et aussi sa nature de produit de l'école coloniale qui prédominent. Il
est fasciné par Paris avant de l'avoir visitée de manière directe.
Qu'il s'agisse de Mirages de Paris ou de Force-Bonté, l'espace du dehors a ainsi une
fonction importante pour la connaissance du héros: il permet de constater la qualité de son
insertion dans la vie africaine, les raisons de son attachement à la vie dans l'ailleurs. Bakary
Diallo et Fara se révèlent au lecteur attentif à la relation de ces personnages au cadre spatial dans
son aspect extérieur, paysages, champ de bataille, jardin, aire urbaine: le premier est une âme
de poète sensible à l'art dans la nature, désolée de la violence des hommes qui détruisent les
arbres dans la folie de la guerre. Le second poursuit un rêve exotique dans lequel Paris est la
surface désirée et au contact de laquelle il s'émerveille parce que la réalité n'est pas en deçà du
rêve.

Ob
90
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
A.l.b. Les intérieurs.
La vie africaine de Bakary Diallo et de Fara comporte très peu de scènes d'intérieur. Le
jeune berger de Mbala, devenu ensuite vidangeur à Ndarr, puis soldat dans l'armée française, a
surtout vécu pour la partie décrite de son existence à Mbala, à Ndarr, au Maroc (Casablanca,
Meknés, Fez), dans des cadres de travail qui sont des espaces du dehors présentés le jour. La
nuit est essentiellement un moment de repos, sauf pendant la recherche des bêtes perdues à
Mbala, où il n'est pas présenté de cadre spatial qui soit un intérieur. La caserne à Ndarr est un
monde clos aux murs propres, en harmonie avec la discipline et l'ordre qui y règnent. Une
atmosphère de sérieux et de rigueur caractérise ce monde qui forme l'homme à l'endurance, à la
discipline et à la droiture.
Fara a connu une vie africaine moins austère, même à l'école. C'est là qu'est présenté
un intérieur significatif: la salle de classe où un matin Fara est amené par son père pour ses
débuts à l'école française, après l'école coranique qui est mentionnée mais non décrite. Tout y
est frappant pour Fara, la maîtresse blanche comme les images aux murs. La décoration
présente des scènes de vie quotidienne qui ne dépaysent pas les élèves: "La classe, écrit Socé,
avait de belles images accrochées au mur: des femmes au mouchoir bigarré pilaient du mil dans
le même mortier, leurs bébés noués autour des hanches, des paysans, demi-nus, battaient leur
récolte et de la paille sèche se projetaient des gousses d'arachides1".
Les intérieurs sont plus nombreux dans la vie européenne de Bakary et de Fara. Bakary
a connu surtout les hôpitaux après le front de la Marne: les hôpitaux d'Epernay, de Neuilly-
sur-Seine, l'hôpital Lariboisière à Paris, près de la gare du Nord, l'hôpital complémentaire sis
au 49, rue de la Boétie, l'hôpital Rollin, avenue Trudaine. II y a vécu dans la douleur physique
des opérations successives et aussi le réconfort moral des attentions bienveillantes et soins
diligents dont il a été l'objet. Les intérieurs de ces hôpitaux militaires en temps de guerre sont
fort simples: l'ordre, la propreté et le calme les caractérisent. C'est le point de vue du patient
Bakary qui les présente. Bakary est surtout sensible à l'atmosphère de chaleur affectueuse qui
est le relief principal dans le travail des médecins, des soignants et des visiteurs.
La vie parisienne de Fara est moins casanière que celle de Bakary qui, après les
hôpitaux, rend beaucoup de visites à des amis chez eux. Mais comme à l'hôpital, c'est toujours
la chaleur de l'accueil qui est décrite plutôt que l'intérieur en lui-même. Fara connaît des
intérieurs plus variés. Déjà sur le chemin de l'Europe, l'intérieur de L'Asie, le bateau dans
lequel Fara se trouve, est un espace compartimenté et étroit qui révèle la nature et la qualité des
a. saCE, Mirages de Paris, p. 12.

Partie 1. Chapitre JI. L'aventure européenne
91
relations entre Blancs et Noirs à la colonie. Au restaurant la ségrégation est nette. Il y a une
"table blanche" et une table des Noirs.
Une fois à Paris, Fara découvre de plus en plus des intérieurs étroits, qu'il s'agisse des
foyers de vie familiale ou des lieux de distraction. La grande ville est composée de petits
intérieurs. Les petites dimensions se révèlent à Fara dès sa chambre d'hôtel, le numéro quatre
du "Modern Hôtel". Chez les Bourciez, une famille de trois personnes, Jacqueline et ses
parents, l'intérieur n'est pas décrit mais on l'imagine réduit, c'est un appartement. Fara et
Jacqueline, l'étudiant Sidia, vivent dans des conditions semblables. Le couple formé par Fara et
Jacqueline s'est aménagé un intérieur qui recrée l'Afrique. Le travail de décoration dont
Jacqueline est l'auteur est si réussi qu'une fois dans ce studio l'on n'imagine pas qu'on est à
Paris: "Jacqueline avait transformé la chambre à coucher en une charmante alcôve où les tables
cubiques supportaient des plateaux à thé venus de l'Afrique du Nord et où des rideaux brodés
de la Samaritaine se mariaient aux pagnes du Soudanl". Les deux pièces du studio créent une
atmosphère d'Afrique. En effet "le salon avait été orné à l'aide de poignards sénégalais dans
leurs gaines de cuir bigarré; ils alternaient avec des peintures où s'évoquaient des aires de la vie
africaine: des femmes noires pilaient le mil, leurs bébés noués autour des hanches; des
paysannes solides, au corps harmonieux, portaient sur la tête, dans des calebasses, leurs
..
d
'1
2"
prOVIsIons e ml ...
.
C'est très délibérément que Jacqueline, réalisant l'harmonie des objets, avait créé à Fara
un "abri qui rappelait sa première patrie3". Jacqueline a du goût et sait avec art créer une
atmosphère. Lors de la réception que Fara et elle donnent pour, disent-ils, célébrer leur
mariage, l'intérieur du studio présente également une image d'Afrique soigneusement élaborée
et réussie malgré l'étroitesse des lieux: "La maison, dit Socé, s'était transformée en temple de
fête. Les lits, repliés, se métamorphosaient en divans; le parquet avait été ciré par une servante
de commande; dans le salon, poignards, nattes, pagnes-couvre-lits avaient été époussetés. Les
rideaux ordinaires firent place à des rideaux brodés4".
Sidia qui vit seul dans une chambre d'hôtel près de la Sorbonne, rue des Ecoles, a un
intérieur plus modeste. Il n'y a pas d'objet de luxe: "Le divan, dit le narrateur, se trouvait à
droite, en entrant, contre le mur et face à la table de travail.
Au-dessus du divan, à hauteur d'homme, étaient fixées deux étagères qui constituaient
la bibliothèque5". La vie casanière de Sidia est studieuse. Sa bibliothèque comporte des œuvres
de maîtres de la littérature française contemporaine, de la littérature coloniale et des ouvrages de
1
a. SaCE, Mirages de Paris, p. 108.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p. 108.
4
Idem. Ibidem, p. 110.
5
Idem. Ibidem, p. 144-145.

92
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
littératures étrangères; Tolstoï et Dostoievski voisinent avec Claude Mac Kay, Durkheim avec
.Adolphe Hitler.
La vie des Africains dans de telles conditions d'espace n'est pas aussi sereine pour tous
que pour Sidia. Fara a, assez souvent, surtout pendant les épreuves, le mal du pays qui est
assimilé à la nostalgie des grands espaces. Socé élargit le phénomène à la vie dans un cadre qui
n'est pas celui des origines. Il écrit: "Elles sont tristes les fleurs, par un jour brumeux, sans
soleil; triste ce lion seul dans sa loge du "zoo" sans la forêt qu'appeurait son fier rugissement;
triste ce tigre plus complaisant qu'un matou sans la source qu'imprégnait sa fauve odeur; triste
cet Africain dont les bras démesurément ballants, la nonchalance et le teint sombre paraissent
stupides sans la lumière, les grands espaces et le loisir illimité... 1".
L'espace du dedans est également constitué, dans Mirages de Paris, par les lieux de
distraction. Le roman en présente quatre principalement; le Coliseum, le 42 de la rue Fontaine,
un salon de thé du boulevard des Capucines et la Salle Pleyel. Au Coliseum, il y a de la
musique et de l'animation, un décor qui joue sur l'illusion pour séduire le client: "L'horizon,
dit le narrateur, s'ornait d'une mer à ciel "bleu lingère". Des falaises ocre et cuivre bordaient
une plage de sable beurre.
Entre la mer et la piste se trouvait une piscine aux parois de verre de transparence
glauque ou des naïades (une mulâtresse et deux blanches) évoluaient sur un rythme trop
masculin2". Malgré la puissance de séduction de ce cadre de distraction, Fara, qui y est heureux
un soir, est sensible à l'aspect d'univers de beauté artificielle, d'effets esthétiques obtenus par
des artifices. Cette lucidité enlève la magie poétique à cet intérieur que Fara voit après coup dans
sa réalité : "La mer qu'il avait vue était trop verte pour être véritable. Ce semblant de
mouvement qui l'animait n'était qu'un effet de cartons coloriés agités par un mécanisme
d'horlogerie ; aucune écume ne panachait les vagues ; les falaises étaient un simulacre de
cartons.
Certaines danseuses n'étaient pas aussi belles qu'elles paraissaient3".
Au 42 de la rue Fontaine, le cadre est un sous-sol. Le plafond est bas, l'atmosphère
comprimée. Il y flottent des parfums de plaisir: fumées de cigarettes, de "Whisky and Soda",
des parfums de femmes. Ce lieu de distraction paraît moins intime que le salon de thé du
boulevard des Capucines qui est compartimenté en petits boudoirs pour deux ou trois couples.
Ces réduits sont propices à l'intimité mais ne constituent pas un cadre habituel de distraction
pour l'homme originaire de l'Afrique des grands espaces, du soleil et du loisir.
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 63.
2
Idem. Ibidem, p. 44.
3
Idem, Ibidem, p. 47.

Partie 1. Chapitre II. L'aventure européenne
93
La salle Pleyel concilie les exigences d'air et de distraction. Pour guérir Fara de sa
neurasthénie après la mort de Jacqueline, des amis l'y amènent un jour. Duke Ellington y jouait.
Cet intérieur est certainement le plus spacieux et le plus agréable pour qui a la claustrophobie.
Les couleurs et l'éclairage sont doux. "Le plafond crême était enchâssé de globes opalins qui
diffusaient une lumière lunaire... 1". Des jeux d'éclairage permettent, au besoin, de rendre cette
lumière plus douce comme lorsque Duke Ellington joue des romances: "Les lumières avaient
baissé, le jour cru s'était transformé en une nuit étoilée ...2".
L'espace du dedans révèle les aspects les plus intimes de l'aventure européenne de
Bakary et de Fara. Les deux expériences ont des cadres distincts pour leur partie africaine,
constrastés pour la partie européenne. En effet l'itinéraire de Bakary aboutit, assez vite, en
Europe, au séjour dans des hôpitaux pour l'essentiel de son temps. Ces intérieurs de la
souffrance et de la gentillesse attentionnée pour soigner et distraire de la souffrance diffèrent
profondément de ce que seront les cadres de vie de foyer ou de distractions dans Mirages de
Paris. L'espace réduit (chambre d'hôtel, studio ou appartement), réduit et aménagé pour servir
de cadre à des distractions de groupes, avec très souvent un recours voyant à l'artifice pour
créer une beauté fondée sur l'illusion, constitue la caractéristique principale des intérieurs dans
Mirages de Paris.
A.2. Le temps
Le temps des événements et l'époque à laquelle se déroulent les événements sont les
deux catégories de temps qui, du point de vue du cadre temporel de la fiction, éclairent d'un
lumière pénétrante Force-Bonté et Mirages de Paris. La durée des événements dans Force-
Bonté est celle qui s'étend de 1892, date de naissance3 de Bakary Diallo, à 1921, année de la fin
de son séjour européen pour la partie dont il a parlé dans son roman, soit vingt-neuf ans de sa
vie. Après la confidence révélant la date de naissance de Bakary Diallo, le roman présente la vie
du jeune Peul dans son village de Mbala jusqu'en janvier 1911, date à laquelle il répond à
l'appel de l'aventure et quitte Mbala, arrive à Dagana en janvier 1911, à Ndarr ensuite où le 4
février 1911 il s'engage dans l'armée française. A peine trois mois d'instruction achevés, il est
envoyé au Maroc où il séjourne de mai 1911 àjuillet 1914. Il était alors en instance de retour au
Sénégal, dans trois jours précisément. Mais la nouvelle parvint au camp des tirailleurs à
Casablanca alors, que l'Allemagne avait déclaré la guerre à la France et que la France faisait
"appel à tous ses enfants". Très vite commença ainsi la participation à la première guerre
mondiale. Après quatre jours de traversée de la Méditerranée, Bakary et ses camarades d'armes
sont à Cette. Ils y passent huit jours au moins, avant de se rendre au front. A partir des huit
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 164.
2
Idem. Ibidem, p. 165.
3
Bakary DIALLO, Force-Bon/é, p. 9.

94
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
premiers jours, la précision disparaît dans les jalons temporels que comporte l'itinéraire de
Bakary soldat. La présence au front est signalée pour la première fois par ces trois phrases:
"Depuis quelques jours nous sommes à Sillery, dans les bois. Le tir de barrage est intense.
Toute la terre tremblante fait penser à la prière1". Bientôt blessé, le tirailleur Bakary Diallo passe
d'hôpital militaire en hôpital. Il y a alors énumération de ces hôpitaux beaucoup plus
qu'évaluation de la durée des événements ou leur datation; une suite de verbes au passé
composé signale les arrivées de Bakary dans les centres de soins: "J'ai subi une opération
aussitôt arrivé à Epernay dans un hôpital militaire" (p. 129) ; "j'ai quitté Epernay depuis
quelques jours déjà. Je suis entré à l'hôpital temporaire de Neuilly-Sur-Seine." (p. 132) ;
"Après un court séjour à Neuilly, me voici à l'hôpital Lariboisière à Paris, près de la gare du
Nord" (p. 135) ; "Le professeur Sébilleau m'a fait évacuer sur l'hôpital complémentaire 49, rue
La Boétie, dont il est le médecin traitant." (p. 142). Bakary quitte ce dernier hôpital pour
Menton où il rejoint les tirailleurs mais il n'est pas tout à fait guéri. Il en revient bientôt pour le
Val-de-Grâce. Il explique: "Je suis revenu à Paris non sans difficultés. On voulait m'expédier
au Sénégal, sans que je sois guéri. Je suis au Val-de-Grâce." (p. 172).
On suit ainsi les jalons temporels toujours imprécis sur la durée et les dates jusqu'à la fin
des événements que Bakary avait décidé de raconter; son bilan alors nous donne des dates qui
pennettent enfin d'évaluer la durée totale du séjour européen juqu'à la fin du roman. A la fin de
la guerre en 1918, Bakary s'est engagé pour deux ans et "en mars 1920, il est admis par décret
aux droits du citoyen2". Attendant trop longtemps la régularisation de sa situation militaire, il
demande volontiers sa démobilisation en France, travaille trois mois et demi à Monte Carlo,
retourne à Paris et, au moment où se .termine le récit il attend à Paris depuis neuf mois, soit au
total douze mois et demi d'attente, la régularisation de sa situation. L'on est alors en 1921.
Le temps de l'aventure a ainsi une durée de vingt-neuf ans dans Force-Bonté, c'est-à-
dire de la vie de Bakary, dont dix ans de statut de soldat. Cet aspect du temps classe le roman
dans la catégorie des romans sommes de vie. Bakary Diallo a raconté vingt-neuf ans de vie:
dix-neuf ans à Mbala, trois mois à "Ndarr", trois ans au Maroc et sept ans en France.
Le temps de l'écriture ou époque des événements est marqué par la situation coloniale.
Celle-ci explique deux aspects importants du roman de Bakary Diallo. L'exaltation lyrique par
l'auteur, de la bonté des Français de France et le comportement de l'année française à l'égard
du sous-officier indigène Bakary Diallo. La qualité des soins dans les hôpitaux militaires, cinq
au total, où il a été successivement soigné, la chaleur de l'accueil que le personnel, médecins et
infinnières, lui réservait, l'efficacité de la pratique des visites de civils volontaires aux blessés
1
Bakary DIALLû, Force-Bonté, p. 124.
2
Idem. Ibidem, p. 180.

Partie 1. Chapitre II. L'aventure européenne
95
de guerre ont particulièrement impressionné et ému Bakary Diallo, alors âgé de vingt-deux ans
et venu presque directement de son village. La différence entre le Blanc à la colonie et le
Français en France ainsi que l'éthique de son éducation traditionnelle qui accorde beaucoup
d'importance à la considération de l'autre, comme une valeur de civilisation, expliquent l'accent
particulièrement lyrique et de panégyrique avec lequel l'auteur de Force-Bonté dit sa
reconnaissance à toutes ces personnes pleines d'attention et de bonté avec lesquelles il a eu des
contacts depuis son entrée à l'hôpital d'Epernay jusqu'au terme des événements de son séjour
européen raconté dans son roman.
Mais l'époque des événements dans Force-Bonté c'est également le temps du mépris et
de la violence dans les relations entre Blancs et Noirs, du fait de la situation coloniale. La
rudesse des comportements est d'autant plus perceptible qu'à Ndarr, Bakary est en relation avec
des soldats, des chefs qui n'emploient pas de conditionnel pour lui parler. Il en est de même du
comportement du "major G" ... , à Menton, en réponse à une requête de Bakary qui, des suites
de ses opérations à la machoire, ne pouvait plus mastiquer. Voici le dialogue:
- Monsieur le Médecin-chef, je ne peux pas bien mâcher, je voudrais un régime spécial.
- Veux-tu t'en aller... ! Attends un peu je te f... huit jours de prison. Tu l'auras, le...
Ré-gi-me... spéciaIl". Cette réalité sur les relations entre gradés blancs et tirailleurs peut certes
être interprétée comme un phénomène militaire aussi mais ce qui, à coup sûr, relève de la
situation coloniale et que Bakary découvre à son grand désagrément même s'il n'est pas homme
à se révolter, c'est l'inique distinction entre Blancs et Noirs de même grade. Le tirailleur Bakary
Diallo, sous officier, citoyen français par naturalisation, a des difficultés quand il veut obtenir
de manière effective les droits liés à son grade. Tl écrit: "Mais en mars 1920, quand, admis par
décret aux droits de citoyen, je sollicitai la solde de mon grade, on me fit répondre qu'au point
de vue civil, j'étais Français, mais qu'au point de vue militaire je ne l'étais pas2".
Les faits et gestes liés à la situation coloniale montrent ainsi que l'époque des
événements et la durée des événements sont des éléments du récit de Bakary Diallo qui
concourent à éclairer l'œuvre d'une lumière de profondeur.
Ousmane Socé, dans Mirages de Paris, présente un traitement du temps semblable à
celui du temps dans Force-Bonté, à la fois par la rareté des retours en arrière donnant un accent
dominant à la narration linéaire, et par la valeur donnée au temps de l'aventure et au temps de
l'écriture. Nous aurons à y revenir dans l'étude des techniques du récit. Le temps n'y a pas cet
aspect élastique et très étendu qui le caractérise dans la fiction romanesque sans crise qu'est la
1
Bakary DIALLO, Force-Bonté, p. 156.
2
Idem. Ibidem, p. 180-181.

96
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
somme. Les événements ont une durée en harmonie avec les exigences de l'élaboration d'un
drame, c'est-à-dire assez réduite.
Au début du roman, le personnage principal, Fara, a neuf ans 1 et fréquente l'école
coranique depuis trois ans2". Il entre à l'école des Blancs et douze ans plus tard, c'est-à-dire
quand il a vingt-et-un ans, il est devenu un jeune homme d'une instruction satisfaisante, aimant
les romans, ayant un goût littéraire prononcé, une certaine aspiration à l'évasion vers les pays
étrangers. C'est ce qui déterminera son voyage et son séjour à Paris. Le voyage effectué à bord
du bateau l'Asie dure onze jours, de Dakar à Bordeaux. Fara passe la journée dans cette ville et
par le train se rend la nuit à Paris. Il arrive à Paris par conséquent après douze jours de trajet. Le
séjour parisien a une durée totale d'environ un an et deux mois. Fara, en effet, déclare à
Jacqueline, au début de leur liaison, qu'il est à Paris depuis deux mois et qu'il compte rentrer au
Sénégal à la fin de l'Exposition3. Une lettre de Fara à Jacqueline nous indique que l'on est alors
en novembre 193 .... Jacqueline est à ce moment obligée de suivre ses parents en Espagne. Fara
lui écrit une lettre en décembre. Lorsqu'elle revient à Paris c'est le printemps4. Son amoureux
poète lui a arraché le premier baiser de l'aimé. Elle est revenue d'Espagne dans le courant du
mois d'avril puisque, par ailleurs, la lettre par laquelle elle informe sa mère qu'elle quitte ses
parents est datée du 3 mai 193 ... Au cours du neuvième mois après cette date, Jacqueline
meurt, après avoir accouché. On est alors en décembre.
Ousmane Socé présente dans les derniers chapitres, Fara s'apprêtant avec des
tiraillements intérieurs à rentrer au Sénégal. Au Ministère des Colonies, l'on a décidé de le
rapatrier dans la deuxième quinzaine de décembre. Le séjour parisien a donc duré deux mois
suivis de douze mois (de décembre à décembre).
Le temps de l'aventure dans Mirages de Paris va, des six ans de Fara à sa vingt-
deuxième année. Mais les événements et l'essentiel de la fiction ont pour cadre Paris. La partie
africaine de la vie de Fanl a une durée de quinze ans, le séjour parisien un an et deux mois. Le
temps de l'aventure dans ce drame d'amour à Paris est mesuré en majeure partie par la durée de
la grossesse de Jacqueline. La vie africaine du héros correspond à la durée d'une scolarité de
bon élève pour ce qui correspond aux études primaires et secondaires.
Le temps de l'écriture est aussi précis que celui de l'aventure. C'est l'époque coloniale
avec des problèmes précis évoqués avec une brutale franchise sans volonté de brutalité du reste.
Les discussions à la "table banche" au restaurant de L'Asie sur l'instruction des Noirs montrent
1
Bakary DIALLa, Force-Bonté, p. 11.
2
Idem, Ibidem, p. 10.
3
a. SaCE, Mirages de Pariss, p. 46.
4
Idem, Ibidem, p. 87.

Partie J. Chapitre 1/. L'aventure européenne
97
les inquiétudes de coloniaux devant la perspective de croissance du nombre de bacheliers
autochtones, devant constituer une masse d'hommes connaissant leurs droits. Soucis de
commerçants comme le Syrien et de coloniaux intéressés par la pérennité du système colonial
comme le "Monsieur de Perpignan" se confondent et différent profondément de ceux de
Dupont, professeur attaché à son métier et heureux de constater l'intelligence des Noirs comme
un démenti au préjugé que les Noirs ont une mémoire phénoménale mais ne sont pas
intelligents.
L'époque est ainsi très nettement caractérisée par ses problèmes typiques, ceux des
attitudes des coloniaux face aux colonisés et de la perspective d'évolution de la situation
coloniale. Socé par deux fois a donné une image très favorable de l'enseignant, l'institutrice de
Fara et M. Dupont.
A Paris, l'époque est caractérisée autrement. L'amour de Fara et de Jacqueline rencontre
l'obstacle des autres, parents de Jacqueline et aussi l'homme de la rue, tout comme le
"blondinet" naguère amoureux de Jacqueline mais éconduit en faveur de Fara. Ousmane Socé
montre une société qui a une connaissance encore insuffisante des Noirs et qui, pour cette
raison, n'est pas encore prête à admettre avec sérénité le couple domino. C'est une époque
d'intolérance, de préjugés raciaux, d'ouverture insuffisante à l'autre dans ce qu'il a de
différent.
Le temps de l'écriture de Mirages de Paris, net et précis dans ses caractéristiques,
pennet de comprendre le drame de Fara et de Jacqueline qui a aujourd'hui davantage un intérêt
historique que d'actualité. Cette époque-là n'est plus et un couple Fara-Jacqueline est aussi
ordinaire qu'un autre à Paris aujourd'hui.
Force-Bonté et Mirages de Paris s'analysent avec une lumière particulièrement
éclairante quand on considère le temps dans ces deux romans, leurs structures distinctes; les
projets de peinture et l'organisation de la fiction les rangent respectivement dans la fresque et le
drame. Le temps contribue particulièrement à établir cette classification.
A.3. Les personnages.
La création des personnages, une donnée essentielle de l'élaboration romanesque,
différencie Force-Bonté de Mirages de Paris. Bakary Diallo a utilisé des éléments
autobiographiques avec un souci de témoignage, celui de l'ancien combattant, le souci de
nommer autant que possible ses camarades d'annes, le témoignage aussi du très sentimental
tirailleur, profondément touché des marques d'attention, de bienveillance et de bonté dont il a

98
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
été l'objet pendant ses épreuves physiques de blessé de guerre et aussi dans ses relations
humaines de la vie civile. Ousmane Socé, par contre, crée en romancier une fiction qui
comporte sans doute des éléments autobiographiques mais qui ne commandent pas la création
des personnages.
Chez Bakary Diano, il n'y a pas création de personnages à proprement parler. La réalité
impose les visages et les noms à l'auteur dont le souci est de nommer par affection, par souci
de franc témoignage, par fidélité à la promesse faite à des camarades d'armes qui ne savent ni
lire ni écrire, de fixer par un récit l'aventure commune. De Mbala à Paris en passant par
Dagana, Ndarr, Casablanca, Cette (Hérault) et Sillery sur le front de la Marne, des images
d'hommes et de femmes surgissent sur le chemin de Bakary qui les nomme selon le degré de
leur implication dans sa propre aventure de découverte du monde et de sa vie de soldat: son
père Aliou Sima Diano, Hache le commerçant blanc de Podor, Samba qui l'accueille à Ndarr,
Demba Sow avec qui il partage le sort des sans travail et la décision de s'engager dans l'armée
française le 4 février 1911, Fuly Traoré dont le matricule est 3005, d'autres encore. Après le
front de la Marne il y a une espèce d'irruption des civils dans la vie du tirailleur Bakary. Les
personnes nommées sont particulièrement nombreuses parce que les nommer est un projet de
témoignage aussi délibéré que la décision d'écrire Force-Bonté. En plus des groupes
anonymes, Bakary Diano présente soixante personnages nommés dans le texte de deux cents
pages, de format in-16, civils et militaires réunis.
Ousmane Socé a un projet différent de celui de Bakary Diallo dans la représentation de
l'aventure européenne. Il raconte lIne histoire d'amour dans un contexte où la connaissance
mutuelle d'hommes et de femmes des races blanche et noire est si sommaire que la société
européenne ne permet pas encore la liaison amoureuse sans scandale entre un Noir et une
Blanche. La création des personnages dans Mirages de Paris est fondée sur le souci de décrire
le contexte historique du drame d'amour de Fara et de Jacqueline en montrant à la fois les
problèmes des relations entre Blancs et Noirs dans la colonie et dans Paris. Les personnages de
premier plan sont les deux amoureux du drame d'amour qui est présenté. Fara qui est présenté
dans une aventure qui commence avec sa vingt et unième année et se termine un an après a été,
au préalable, montré dans sa vie africaine de six à vingt et un ans, le romancier ayant réduit cette
partie à une phase de mise en place des personnages. Le contexte historique est de situation
coloniale, temps de mépris dans les relations entre Blancs et Noirs et époque de formation
pluriculturelle. Fara fréquente l'école coranique d'abord, à partir de six ans, puis l'école
française de neuf à vingt et un ans. Socé s'attache, dans cette présentation du personnage, à
montrer ce qu'il est devenu: un jeune homme de culture littéraire, nous l'avons déjà dit, grand
lecteur de romans, passionné d'exotisme et rêvant de visiter la France et surtout Paris. Le rêve
de l'ailleurs se réalise avec le début du séjour européen.

Partie 1. Chapitre Il. L'aventure européenne
99
Fara est un personnage créé avec l'intention d'écarter toute justification du préjugé
défavorable au Noir. Il est cultivé, très soigné dans son habillement, très distingué dans ses
comportements. Il parle bien le français et discute avec bon sens sur des sujets qu'il maîtrise. Il
impressionne Suzanne Bourciez, la mère de Jacqueline, dont le préjugé racial apparaît dans la
naïve remarque concernant Fara : "Il parle bien!. .. , dommage qu'il soit nègre1". Avant
Suzanne Bourciez, sa fille Jacqueline a été la première frappée par la qualité d'expression de
Fara : "C'est curieux, vous parlez très bien le français2" s'est exclamée Jacqueline après avoir
appris que Fara est à Paris depuis deux mois seulement.
Mais Fara n'est pas seulement le Noir cultivé, bien élevé et de commerce agréable qui ne
présente aucun comportement susceptible de justifier le préjugé racial défavorable au Noir. Fara
est surtout le héros d'une aventure d'amour dans un contexte social qui n'est pas le meilleur
cadre pour des amours entre un Noir et une Blanche. L'amant de Jacqueline Bourciez est un
homme courageux qui se lance dans l'aventure de manière totale, qui ne perd dans les relations
humaines, à aucun moment, le respect de l'autre, qui a certes des moments de prostration dans
l'épreuve des obstacles à son union avec Jacqueline et qui finit par être vaincu par l'aventure
lorsque le destin le prive définitivement de Jacqueline: il ne vit plus alors que par le rêve, celui
de voir Jacqueline, de la retrouver. Le rêve de bonheur, qui avait pris au début du roman la
forme de l'attrait de l'ailleurs, domine de nouveau les préoccupations de Fara après la période
de capture du bonheur que constitue la vie du couple libre constituée par Fara et Jacqueline en
dépit des obstacles. Le héros de Mirages de Paris, volontaire, aimant la vie et l'amour, a été
surtout l'homme d'une quête du bonheur, assez cultivé pour s'élever au dessus du préjugé
racial qu'il n'approuve pas et qu'il domine dans les manifestations qu'en présentent les
comportements des autres, assez attentif au destin de l'Afrique pour comprendre les exigences
de l'évolution de la situation coloniale mais sans les idées racistes de Sidia.
Jacqueline est un personnages créé, tout comme Fara, pour combattre le préjugé racial.
Elle présente d'elle-même une meilleure image que ne le fait son père sur le plan des
conceptions et des options de vie. Intelligente, volontaire et sans préjugé malgré son
information sommaire sur les Noirs au début de ses relations avec Fara, elle a su toujours,
pendant le temps du bonheur à deux, créer à son amant une atmosphère d'Afrique et de chaleur
intime au foyer. Son courage surtout lui donne le relief séduisant d'une femme qui entre' dans
l'aventure de la vie à deux de manière totale et résolue, malgré le contexte d'incompréhension
des autres face au phénomène de l'insolite constitué par cette relation d'amour entre un Noir et
une Blanche.
1
O. SOCE, Mirages de Pariss, p. 91.
2
Idem, Ibidem, p. 46.

100
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
L'élévation de la pensée, la pureté des sentiments, l'amour profond associé au cadre
dans lequel il est venu, Paris, sont communs à Fara et à Jacqueline. Le contenu des
personnages est adapté au projet de dénonciation du racisme par une histoire d'amour.
Les autres personnages jouent ce même rôle de révélateurs sur des sujets liés à
l'aventure européenne ou africaine. Les Blancs, coloniaux et ceux de l'Hexagone, et les Noirs,
étudiants ou travailleurs concourent à la présentation de la société d'accueil de Fara comme de
l'Afrique des coloniaux. Ces derniers sont représentés par des personnages vivants quoique
peints chacun avec bièveté et concision: M. Dupont, "un monsieur blond au regard généreux]",
est professeur en Afrique. Il s'enthousiasme en parlant de la réalité de l'intelligence de ses
élèves noirs. Son interlocuteur au "fort accent de Perpignan2" et le Syrien "brun et gros
.
gros mangeur d'oignons" concourent à dater le roman par le,urs inquiétudes et préjugés de
coloniaux trouvant que l'instruction des Noirs ruinent leurs chances de vivre longtemps en
Afrique. L'époque se caractérise par les préjugés et le mépris pour le Noir chez les coloniaux.
Les Blancs de l'Hexagone créés par Socé servent à présenter, avec les mêmes nuances,
la nature des relations entre Blancs et Noirs, dans le cadre de l'aventure de Fara. Christiane et
Robert, comme Jacqueline, ignorent le préjugé racial mais en général la société parisienne
présentée n'est pas encore assez tolérante pour l'histoire d'amour de Fara et de Jacqueline.
Suzanne Bourciez et son époux sont très fortement secoués par la décision de leur fille unique
de vivre avec le Noir Fara. De manière générale, les personnages blancs connaissent malle
monde noir. L'on décrit mieux cette information insuffisante sur les Noirs, chez les Blancs, en
analysant l'image du Noir chez les Blancs telle que Mirages de Paris la présente par les propos
et réactions des personnages blancs. Elle permet de catégoriser ces personnages, le plus
souvent de second plan.
Les Blancs ont une perception globale du Noir. Jacqueline au début de ses relations avec
Fara connaissait très peu de chose des Noirs. Elle avait une perception globale du Noir. Ainsi
en se rendant, en compagnie de Fara dans un taxi, au bal nègre, Jacqueline avait de son ami une
image fort simple: "Dans la pénombre, Fara devenait acajou foncé et Jacqueline ne distinguait
de lui que le faux-col blanc et la montre-bracelet aux aiguilles lumineuses3". Cette perception
du Noir est commune à la plupart des Blancs qui n'ont pas eu un contact prolongé avec ces
hommes des Tropiques. Pour avoir vu pour la première fois des Noirs réunis un grand nombre
et pour avoir été initiée un soir à les distinguer les uns des autres Jacqueline eut cette réflexion:
]
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 21.
2
Idem. Ibidem, p. 22.
3
Idem, Ibidem, p. 51.

Partie 1. Chapitre II. L'aventure européenne
101
"Quand on rencontre un Noir dans la rue, on ne se rend pas compte en quoi il peut différer d'un
autre. Je croyais que je ne pourrais pas les distinguer1".
Les enfants blancs appartiennent à cette catégorie de la société parisienne dans Mirages
de Paris. Ils perçoivent le Noir comme un homme sale et non un homme d'une autre race.
C'est l'image spontanée qu'ils ont du Noir. Plus organisée et sans doute plus ancrée dans la
conscience des enfants est l'image qu'on leur a composée du Noir. Les hommes sans culture la
conservent et Fara qui le soit se sent mal à l'aise, à ses heures de contrariété, de lassitude et de
mal du pays, dans la foule blanche parce qu'il pense à la représentation dépréciative que les
Blancs se font du Noir et qu'ils entretiennent chez les enfants: "Il se croyait exposé aux
plaisanteries grotesques des "sans éducation", aux quolibets des innocents bambins à qui les
livres d'images, le cinéma et les récits fantastiques enseignaient qu'un Noir était un guignol
vivant2".
Les habitants de Paris, pour la plupart, ne se font pas une représentation du Noir plus
infonnée que celle-là. Fara est frappé de leur ignorance sur les Noirs. Il en parle chez les
Bourciez lors d'un déjeuner avec les parents de Jacqueline. La raison essentielle de cette
représentation défonnante est une volonté curieuse, chez les Blancs qui visitent l'Afrique, de
fournir à leurs amis de l'Hexagme de l'exotisme africain, de pacotille en réalité, sous les dehors
d'une documentation sérieuse. "Ils ne parlent, dit Fara, que des petits travers des Noirs et de
leurs drôleries sur lesquels ils s'appesantissent longuement, en font les traits dominants de leur
caractère3". Ces producteurs d'exotisme africain parlent donc des Noirs pour produire des
effets préconçus: amuser aux dépens de ces Noirs. Le conférencier dont parle Fara pour l'avoir
écouté raconter son voyage en avion de Paris à "Zoulouville", en reporter cinématographique,
est présenté par Socé en une note, comme l'auteur réel d'une "conférence authentique". Ce
conférencier que Fara qualifie de fantaisiste était plus écouté dans la société parisienne que
présente Mirages de Paris que "Delafosse, Robert Delavignette, René Maran et d'autres encore
qui se donnaient beaucoup de mal pour montrer les Noirs sous leur vrai visage4".
Socé pennet ainsi de voir l'origine, chez les personnages blancs de Mirages de Paris, de
l'infonnation insuffisante sur les Noirs et par conséquent des préjugés qui constituent un
obstacle de taille à l'union de Fara et de Jacqueline.
Les personnages noirs composent une image de la diaspora noire en Europe. Ils sont
davantage catégorisés, présentés par pays d'origine plutôt que fortement individualisés comme
1
a. SaCE, Mirages de Paris, p. 54.
2
Idem. Ibidem, p. 63-64.
3
Idem, Ibidem, p. 90.
4
Idem. Ibidem, p. 67-68.

102
Lesfarmes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
Fara. L'on distingue l'étudiant Sidia et les travailleurs dont le bohème Ambrousse et les frères
Sadio sont les plus caractérisés. La grande variété des personnages noirs de Mirages de Paris
sert un net projet d'information sur les Noirs. Jacqueline les découvre, c'est-à-dire les connaît
mieux, initiée par Fara. Plutôt des personnages directement liés à l'action, ils constituent un
moyen de présentation de la vie parisienne et des relations entre Blancs et Noirs. Socé présente
une typologie détaillée des personnages qui représentent la communauté noire de Paris. Ils se
distinguent les uns des autres par les nuances de leur peau noire, le caractère, les
comportements et habitudes de vie. Les distinctions épidermiques et caractérielles concernent
surtout les clients de la "Cabane Cubaine", un lieu de distraction où Fara amène Jacqueline
danser la rumba et voir des Noirs. Un autre principe de distinction entre les personnages noirs,
le rôle de la volonté dans leur vie quotidienne, permet de classer de manière plus précise les
éléments parisiens de la diaspora noire et de constater très nettement le sort de ces Noirs dans
Paris, plus généralement en Europe.
La réunion, pour la distraction, de Noirs à la "Cabane cubaine" reproduit en petit les
éléments de la diaspora de Paris. Fara qui initie Jacqueline au monde de ces étrangers a une
occasion privilégiée de faire connaître les différences difficilement perceptibles pour une
personne non familiarisée aux Noirs: "Fara, dit Ousmane Socé, fit découvrir à Jacqueline dans
la foule des Noirs, si peu différents en apparence, des Africains, des Haïtiens, des Mauriciens.
On eût dit que la "Cabane Cubaine" était un musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait
envoyé un spécimen."
Ces personnages que Jacqueline découvre ne sont pas nommés. Ce sont des visages
symboliques. L'acquisition d'un soir de l'amie de Fara va des nuances de couleur aux traits de
caractère: "Les Noirs, dit Fara, ont des teintes qui vont du jais au bronze clair; on peut
retrouver sur leurs peaux ces différentes colorations: charbon terne, charbon luisant, pitchpin,
crème de marron, maïs foncé l ... ". Nous sommes loin de la vision globale que Jacqueline avait
des Noirs. Mais à ces nuances il faut ajouter des différences profondes et plus nettes.
L'Africain se distingue du Haïtien tout comme l'Américain noir a ses traits distincts. Avec des
"cheveux étirés en baguettes de tambour comme ceux des Blancs" cette catégorie de Noirs a un
tempérament spécifique: "Ils se distinguent, dit Fara, à leur couleur pitchpin, à leurs traits où
transparaissent des origines anglosaxonnes, juives, voire même germanique; ils ont l'air
résigné.
Ils ont beaucoup de prestige ici, poursuit Fara, car ils sont, dans le monde des Blancs,
les grands maîtres de la musique et de la danse nègres2". La distinction du Sénégalais accuse la
même dualité des éléments caractéristiques: la nuance de teint et le trait de caractère. Les
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 54.
2
Idem, Ibidem, p. 54.

Partie 1. Chapitre Il. L'aventwe ewopéenne
103
Sénégalais "sont reconnaissables à leurs teints toujours très foncés: jais, goudron, cacao; à
leur port de tête altier, à leur assurance dans le geste}". Un troisième personnage noir parmi les
habitués de la "Cabane Cubaine" que Jacqueline découvre est martiniquais. Il a le teint "marron
clair" et prend des airs de supériorité : "Il se tient avec une correction et une raideur
bourgeoises, il toise d'un air protecteur les autre Noirs2". Pour compléter les éléments de la
diaspora noire, il y a un sujet britannique. Aussi noir que le Sénégalais, il se distingue par le
choix du lieu de ses plaisirs. Il travaille à Londres et se rend à Paris pour dépenser ses
économies, chaque fois qu'il en a, pour la liberté dont il y jouit avec sa blonde anglaise.
Ces personnages très rapidement présentés chacun par Ousmane Socé donnent une idée
de la diversité des Noirs à Paris et de la qualité de l'accueil du Noir à Paris en comparaison
d'autres villes d'Europe comme Londres. La typologie dressée est à fondement épidermique et
caractériel. Elle permet de distinguer, parmi les Noirs, l'Américain du Sénégalais et du
Martiniquais, le Sénégalais du sujet britannique. S'il est vrai, comme on peut le constater, que
ces distinctions sont encore globales et établissent des types plutôt que des personnages très
individualisés, il est également certain que la connaissance acquise par Jacqueline sur les Noirs
permet d'avoir d'eux une meilleure image que la représentation qu'habituellement le monde
blanc de Mirages de Paris se fait des Noirs.
Malgré tout, ces connaissances acquises par Jacqueline ne nous disent pas quelle est
dans le détail la situation vécue par les Noirs dans le monde blanc qui est le cadre de leur
aventure, quel est leur comportement de vie quotidienne, quelles sont leurs préoccupations, bref
quels sont les problèmes de la diaspora noire.
Les travailleurs
Les personnages noirs présentés à Jacqueline constituent une partie du monde de la nuit,
des distractions nocturnes. D'autres, les travailleurs, sont créés pour permettre une peinture
plus détaillée de la vie du Noir à Paris. Une caractéristique générale de la situation qu'il vit à
Paris est la solitude. Une première raison en est le statut d'étranger en nombre infime par
rapport à celui de la communauté autochtone. Une seconde explication concerne l'itinéraire de
chacun des Noirs. Les raisons de leur présence à Paris sont diverses. Leurs possibilités de
communication avec les indigènes sont en général sommaires et, de surcroît, rencontrent l'écran
des préjugés défavorables aux Noirs.
Le bohême Ambrousse, ami de Fara, est un Parisien d'adoption pour ainsi dire, après
des pérégrinations à travers le monde. Sa vie de soldat lui avait donné une seconde nature, une
}
o. SOCE, Mirages de Paris, p. 55.
2
Idem. Ibidem, p. 55.

104
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
humeur vagabonde permanente. Le résultat de sa vie errante est constitué de souvenirs,
d'histoires qu'il raconte avec une net bonheur personnel. A la petite fête entre intimes organisée
par Fara et Jacqueline, à la suite de leur décision de vivre comme mari et femme, Ambrousse
joue le rôle de bout-en-train. L'accueil qui lui est fait montre que l'homme est habitué à ce rôle:
"A son arrivée, dit le texte du roman, la conversation ardue des étudiants fut désertée.
- Ambo, raconte-nous une histoire de Londres!
- Ambo, moi je veux une histoire de Chine!
- Non, Ambo, raconte-moi une histoire de New York Il''.
Le préambule général de ces histoires sollicitées présente la vie du bohême bon enfant et
agréable convive: "Vous savez, dit Ambrousse, que j'étais "Quartié Maîte" dans la marine de
guerre. Trois jours après ma libération, j'ai eu une grande nostalgie de la vie de "bord" ; j'ai
"rempilé" dans la marine marchande ; j'ai vu Montévidéo, Shangaï, London, Matadi,
Istamboul! et je peux vous raconter des histoires vraies2". L'expression de béatitude qui
illumine alors les traits d'Am brousse montre que le bohême noir a échappé, pour des moments
heureux, à la solitude quotidienne dans la foule parisienne, à la condition du "Nègre perdu dans
ces brumes d'Europe" que Cheick Aliou Ndao apostrophe en ces versets:
"Les poches pleines de miettes de soleil
Pour tromper ta faim en hiver
Tu moissonnes la complainte des bouteilles
Dans les bars3".
La solitude d'Ambrousse n'est pas un cas isolé. C'est celle en général du travailleur noir
à Paris. Qu'il s'agisse des frères Sadio et Birima ou de Juanita, le sort est le même. Juanita est
"une Africaine de vingt ans, amenée en France par un colon blanc et, maintenant, pour on ne
savait quelle raison, affranchie de tutelle; elle s'était improvisée "danseuse" dans les boîtes de
nuit de Montmartre4". Les conditions vécues par Juanita sont plus pénibles sur le plan matériel
que celles de l'héroïne Ourika à laquelle Césaire fait allusion dans La Tragédie du Roi
Christophe et l'image furtive de la danseuse ne permet pas d'affirmer, à son sujet, la possibilité
d'un bonheur épisodique comparable à celui d'Ambrousse chez Fara.
Néanmoins chez la majeure partie des Noirs à Paris, il y a un effort pour briser le carcan
de la solitude. Ils se réunissent chez Fara sans distinction de niveau d'instruction, de même
qu'à la "Cabane Cubaine", les clients noirs formaient une réunion hétéroclite d'hommes venus
1
a. SaCE, Mirages de Paris, p. 112.
2
Idem, Ibidem, p. 112.
3
Ch. A. NDAa, Mogariennes, Paris, Présence Africaine, 1970, p. 25.
4
Idem. Ibidem, p. 115-116.

Partie 1. Chapitre Il. L'aventure européenne
105
de tous les horizons de la diaspora noire. Plus unis chez Fara, les invités se connaissent,
montrent de l'affection les uns pour les autres et respectent les valeurs·d'Afrique comme le droit
d'aînesse dans les égards de vie quotidienne. L'agréable Ambrousse salue ses amis, serrant
avec le sourire les mains tendues vers lui: "Bonjour l'aîné Samba, bonjour le cadet Amadou1".
La cohésion de la communauté noire de Paris, si difficile et si sommaire soit-elle, n'en est pas
moins une réalité. Une solidarité aux manifestations épisodiques en est le fondement. Ainsi, à la
mort de Jacqueline, les Noirs convergent-ils vers le logement de Fara : "Arrivèrent, nous dit
Socé, Mamadou Keïta, un Soudanais, Jacques Diatt, un mulâtre de la Côte d'Ivoire, Sango, un
Mossi de la Haute Volta, Micky Roler de la Nigéria, des Sénégalais, des Antillais, des
Guyanais2". Mouvement grégaire, réaction instinctive ou acte lucide, ce comportement des
Noirs a un fondement racial: "La plupart d'entre eux, dit le narrateur, ne connaissait pas Fara.
Il avait suffi qu'un malheur fût arrivé à un Noir de n'importe quelle origine pour que tous
accourussent, obéissant àje ne sais quelle solidarité3".
Ces Noirs, des silhouettes nommées en majeure partie, ne se distinguent pas les uns des
autres par la situation vécue à Paris, qui est en général celle de solitaires, ni par la réaction à
cette situation, qui est une résistance à l'étouffement. Mais les manifestations périodiques
d'affection réciproque, de bonheur d'être ensemble, les mouvements de solidarité ne constituent
pas les seules formes de comportement des Noirs dans le Paris de Mirages de Paris. Leur vie
quotidienne implique une manière de gagner sa vie, de gestion du budget personnel. Sur cette
question, une distinction s'opère aisément parmi les Noirs et les individualités apparaissent. Si
l'on peut classer dans la catégorie "bohême" Ambrousse et Juanita, il est possible, avec plus de
précision peut-être, de caractériser les autres travailleurs. Ils sont venus à Paris en quête d'un
travail bien rémunéré. Ils sont comparables à ces Sénégalais, compagnons de Fara dans l'Asie,
qui s'étaient clandestinement embarqués dans le bateau, frappés qu'ils étaient par le mirage
européen, pour aller chercher la fortune et le mieux-être dans l'ailleurs de rêve. La première
caractéristique de ces travailleurs est leur qualification par trop sommaire.
Les frères Sadio et Birima sont des éléments bien représentatifs de cette catégorie de
travailleurs. Ils n'ont pas du travail tous les jours: "Ils trouvaient parfois, dit le narrateur, un
petit emploi de vendeurs ou de représentants de commerce, mais ils étaient incapables de
régularité; ils connaissaient un peu de tout et n'avaient appris rien de spéciaJ4". D'autres
Africains ont un travail beaucoup plus modeste, même s'il est permanent et paraît plus sûr. Ils
n'ont guère d'instruction et parlent le français "petit-nègre".
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 112.
2
Idem, Ibidem, p. 156-157.
3
Idem, Ibidem, p. 157.
4
Idem, Ibidem, p. 114. Souligné par Ousmane SOCE.

106
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise : 1920-1976.
La qualification nécessaire à un emploi très lucratif leur faisant défaut, ces travailleurs,
dans leur quête du mieux-être, demeurent assez souvent au stade du rêve et des conditions
pénibles d'existence. Dans les relations humaines ces rêves créent des situations cocasses: ceux
qui, faute de "connaissances professionnelles", étaient condamnés à faire "marmiton",
"hommes sandwich revêtus d'un brillant uniforme rouge à boutons d'or" cachaient à leurs
amies la réalité de leurs sources de revenu. "Auprès de leurs copines, dit Socé, la plupart
femmes de chambres, ils passaient pour des fils de grands chefs noirs.. Ils étaient "étudiants à
Paris" et faisaient des promesses mirifiques à leurs amoureuses qui déclaraient être des jeunes
filles de haute société1". Le comique n'est pas toujours la conséquence de cette volonté de
donner le change, fondée sur le rêve de succès social. Le rêve de bonheur et la volonté de
donner le change sur la situation sociale de soi décident souvent de la manière de gérer le budget
individuel. Aussi constate-t-on un manque caractérisé de sagesse dans les dépenses des
travailleurs. Les frères Sadio et Birima, quand ils ont gagné plus que le strict minimum
nécessaire à une subsistance normale, ne se refusent pas les premières places dans le métro et
l'autobus, amènent leurs amies au bal ou au cinéma. Ils vivent d'une vie communautaire comme
s'ils étaient en Afrique mais cela ne les empêche pas, en raison de leurs dépenses excessives,
d'être périodiquement au bord de l'abîme. Alors ils sont réduits à vivre leur bonheur perdu en
rêve: "Dans l'attente de jours meilleurs, dit Socé, que de rêves riches fleurissaient dans les
conversations! Chacun pensait monter une affaire, sans savoir de quoi il s'agissait. Avec
l'argent gagné, ils se paieraient des "costards" de chez "Fashionable" et dans Paris conquis, ils
glisseraient sur l'asphalte dans des "bagnoles" aux formes plus qu'aérodynamiques!2... " Le
rêve de bonheur par conséquent, et la décision de dépenses fondée sur ce rêve plutôt que sur la
lucidité et la sagesse, aboutissent à l'insécurité de la vie quotidienne des travailleurs noirs à
Paris; des jours riches alternent, pOlir les frères Sadio et Birima, avec des jours de misère.
C'est là réellement une constante, plutôt qu'un cas particulier, dans la vie des
travailleurs noirs à Paris dans le roman d'Ousmane Socé. Le personnage d'Amadou a vécu, à
des dimensions spectaculaires, l'aventure périodique des frères Sadio et Birima. Il a, sans
sagesse aucune, épuisé trop rapidement une fortune qu'il avait cependant gagnée après
d'honnêtes efforts: en effet "pendant l'Expo, dit Ambrousse, Amadou, en vendant des tapis
marocains, avait pu gagner quinze mille francs; au lieu de travailler fermement à accroître son
capital, il a loué une belle chambre, avenue des Champs-Elysées ; chaque matin, un taxi venait
le prendre à son domicile et le promenait dans Paris. Il donnait des pourboires princiers et les
garçons disaient que ce devait être le parent d'un maradjha. Il en était très content3". Mais
Amadou finit par redevenir simple travailleur noir à Paris et, pour ne pas mourir de faim, tendre
des poignées de cacahuètes, à la Porte Maillot, et crier aux passants: "Vingt sous la poignée,
1
a. SaCE, Mirages de Paris. p. 116.
2
Idem. Ibidem, p. 115.
3
Idem, Ibidem, p. 120.

Partie 1. Chapitre /J. L'aventure européenne
107
vingt sous seulement! 1" C'est donc la sagesse qui vraiment fait défaut aux travailleurs puisque
leur quête mal dominée du bonheur les met régulièrement dans l'insécurité matérielle. Ils sont
vraiment inadaptés à la vie parisienne, au contraire d'Ambrousse qui "se trouvait dans son
élément, sur une mer de fièvre, d'attente, d'espoir, de déception, au bord d'un abîme2". Ce
bohême, parfaitement à l'aise dans la vie parisienne, a réussi un équilibre refusé aux travailleurs
à Paris.
Les intellectuels.
La troisième catégorie de personnages noirs de Mirage de Paris est constituée par des
Mricains qui ont une instruction soignée, les étudiants et Fara, et qui perçoivent plus clairement
que ne le font les travailleurs les maux dont souffrent les Noirs à Paris, les problèmes du
monde noir plus généralement. Leur conduite de vie quotidienne montre beaucoup plus de
sagesse et de volonté. Fara est un amateur raisonnable des plaisirs mondains. Au contraire
d'Ambrousse, il ne perd jamais la prudence dans les jeux d'argent, le dimanche sur
l'hippodrome de Vincennes.
L'étudiant Sidia de son côté est casanier et particulièrement soucieux de ses études; il
travaille avec constance dans l'effort. Sidia et son ami Fara sont des intellectuels pleins d'idées
sur l'économie et le progrès social. Ils ne voient pas tous les problèmes de la même façon. Sidia
est un nationaliste hostile, par souci de l'Afrique, au mariage mixte et aux comportements des
travailleurs qui, à ses yeux, attendent qu'on leur offre le bonheur sur un plateau doré. Ce qu'ils
ne comprennent pas, pense Sidia, c'est qu'en "Afrique leur sort est entre leurs propres mains.
Ils croient que la vie doit être réglée, arrangée pour eux, par d'autres: le ministre, les députés,
l'administration3". Sidia pense qu'au contraire, le courage est d'accepter que leur destin doit se
jouer en Afrique, dans l'effort concerté de tous. Fara qui partage ces idées est cependant plutôt
compréhensif avec les travailleurs. Il comprend l'attrait pour eux de la liberté dont on jouit à
Paris.
Mais cet attrait de la liberté et des agréments parisiens, Fara aussi l'a éprouvé et
cependant, tout comme Sidia, il a assez de volonté pour soumettre ses décisions à ses idées
puisqu'il accepte de rentrer chez lui après la mort de Jacqueline. Ce qui distingue par
conséquent Fara et Sidia des travailleurs c'est le pouvoir de la volonté. Ceux-là sont réellement
volontaires, ceux-ci velléitaires.
Ainsi les personnages noirs de Mirages de Paris se classent de la manière la plus fondée
en considérant le rôle de la volonté dans leurs comportements de vie quotidienne. Certes la
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 121.
2
Idem. Ibidem, p. 130.
3
Idem, Ibidem. p. 178.

108
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
situation concrète vécue, les conditions d'existence pennettent de distinguer les bohêmes des
travailleurs, ceux-ci des intellectuels. Mais dans cet univers d'hommes préoccupés d'acquérir
un mieux-être, la distinction la plus profonde est celle qui reconnaît ceux qui ont su maintenir
leur équilibre et ceux qui, dans leur quête, ne sont que des rêveurs et des velléitaires. Para se
range, par sa demande de rapatriement, dans la première catégorie mais il ressent l'attrait
puissant du souvenir heureux; de là la dernière image du roman.
L'examen de la vie quotidienne de ces héros africains d'une aventure européenne,
parisienne plus précisément, pennet de voir certes des traits communs de ces hommes humbles
aux conditions de vie précaires ou modestes mais il permet de voir surtout la différence
profonde qui les sépare.
L'analyse des personnages de Force Bonté et de Mirages de Paris apporte un éclairage
principal pour la compréhension de ces œuvres et le travail créateur des romanciers. Bakary
Diallo qui écrit une œuvre de souvenir individuel et pour le souvenir qui immortalise des êtres
chers, s'est attaché à multiplier les personnages, ne voulant laisser dans l'oubli aucune figure
rencontrée sur son itinéraire allant de la vie de berger peulh à celle du soldat ayant vécu la triple
expérience d'une expédition en zone à pacifier, de la guerre chaude sur le front de la Marne et
des affres d'opérations chirurgicales dans des hôpitaux, à la suite des blessures subies lors de
l'action au front. Ousmane Socé pour sa part a créé des personnages pour montrer les effets de
l'école coloniale sur la jeunesse, c'est-à-dire le rêve exotique tourné vers Paris, comme au
XVlème siècle les humanistes français rêvaient de Rome, une histoire d'amour faisant voir les
difficultés des relations entre Blancs et Noirs dans le contexte du Paris des années 30. Socé a
créé des personnages pour présenter avec le maximum de diversité la communauté noire de
Paris à cette époque et les caractéristiques des situations et des problèmes des relations
interraciales aussi bien dans les colonies qu'à Paris.
B. LA THEMATIQUE.
Le thème général des romans de l'aventure européenne, le séjour en Europe et ses
conséquences pour des itinéraires individuels de vie, impose des thèmes secondaires de
développement variable selon l'auteur qui crée. Ainsi la vie africaine du héros avant l'aventure;
de même le retour en Afrique, projeté ou effectif. Bakary Diallo et Ousmane Socé ont traité ces
thèmes avec le net souci de faire voir les raisons du départ. Rupture avec la tradition dans
Force-Bonté (Bakary ne veut être ni berger ni cultivateur), conséquence d'une prédominance de
l'élément d'extraversion dans la culture individuelle dans Mirages de Paris (Para, fonné à
l'école coloniale, rêve de Paris comme les humanistes français du XVlème siècle rêvaient de
voir Rome). La volonté de départ pour d'autres horizons est née des caractéristiques essentielles

Partie 1. Chapitre II. L'aventure européenne
109
de la vie du héros dans son cadre de naissance. Cette partie, dans les deux premiers romans de
l'aventure européenne, les fait apparaître des romans de mœurs. La vie du jeune peulh jusqu'à
sa majorité sociale, celle de Fara, jeune homme du Cayor formé successivement à l'école
coranique et à l'école française, sont présentées à la faveur d'une large évocation de deux
sociétés qui constituent des aires culturelles distinctes.
Le séjour en France, la partie la plus développée dans Force Bonté et Mirages de Paris,
est l'occasion, pour Bakary Diallo et Ousmane Socé, de développer des thèmes secondaires qui
concourent à donner une consistance et une vraisemblance persuasive à chacune des aventures,
celle du tirailleur sénégalais et celle de Fara, produit de l'école coloniale qui rêvait de voir Paris.
Les contacts de cultures en effet sont très largement évoqués par Socé, mais aussi par Bakary
Diallo. Les problèmes du tirailleur sénégalais en effet, au-delà des difficultés, liées à la situation
coloniale, d'obtenir les avantages que confère le grade ou de se réinsérer socialement après la
démobilisation, sont également des problèmes de différences culturelles. L'accueil dont a
bénéficié Bakary Diallo, aussi bien dans les hôpitaux militaires que dans la vie civile, a surtout
servi, dans l'élaboration romanesque, à souligner une nette différence de comportement
,
culturel, humain tout simplement, entre les Français de France et ceux de la colonie à l'égard
des Noirs.
Ousmane Socé a beaucoup plus insisté sur les contacts culturels, d'abord en montrant
l'origine des préjugés, des obstacles au couple que tentent de former Fara et Jacqueline, ensuite
en soulignant, à la faveur des propos de table et de l'utilisation, dans l'évocation des relations
entre la France et le monde noir, d'une conrérence publique authentique révélant le mauvais
exotisme, l'exotisme de pacotille qui, loin de rapprocher les hommes, développe et fortifie les
préjugés, les mépris et par conséquent compromet les chances de compréhension et de
considération mutuelles.
De même que ces thèmes secondaires, la large part accordée par Socé à la présentation
de la communauté noire de Paris, tout comme à la diversité des Blancs sur la base de leurs
comportements à l'égard de l'étranger noir concourt à la vérité de l'univers créé pour constituer,
au plan de la réalité, le monde dont, en Afrique, Fara faisait sa surface de rêve. Socé a
développé, en montrant en détailla vie de personnages attirés à Paris par le rêve d'une existence
meilleure, l'écart entre les rigueurs de cette vie et les résistances à l'idée du retour en Afrique.
La thématique de Force-Bonté et celle de Mirages de Paris révèle une différence liée aux
modèles de fiction qui distinguent les deux romans l'un de l'autre. Le roman de Bakary Diallo
narre les événements qui composent la somme d'une vie de l'enfance à l'âge d'homme en
mettant l'accent sur la diversité des expériences; la vie rurale traditionnelle en milieu peul, la vie

110
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
de soldat en garnison et en campagne, l'épreuve de la guerre et son cortège de blessures, de
souffrances physiques, les contacts et liens d'amitié avec les Français de France fort différents
des coloniaux. La diversité thématique est picaresque dans Force-Bonté alors que Mirages de
Paris qui est un drame en tant que modèle de fiction concentre l'intérêt sur le drame d'amour
vécu par Fara et Jacqueline et les thèmes secondaires ont le rôle de situer le drame et d'établir la
vérité et l'épaisseur sociologique du milieu.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
L'art du récit différencie profondément Force-Bonté et Mirages de Paris. Bakary Diallo
apparaît très nettement l'autodidacte qu'il a été si l'on considère les caractéristiques de sa
manière de romancier. La création littéraire n'est pas en elle-même sa raison d'écrire. Il lui
fallait témoigner après avoir appris à lire et écrire et il a témoigné pour lui-même, certes, mais
aussi pour ses compagnons d'armes qui n'avaient pas accédé au pouvoir de l'écriture.
Ousmane Socé qui a bénéficié d'une formation scolaire et universitaire normale a une
plume plus assurée et une culture littéraire qui le prédisposait mieux à la création dans les genres
qu'il a pratiqués: le roman, le conte et l'essai politique. Ainsi, qu'il s'agisse des techniques de
narration ou des techniques d'expression, les deux aspects de l'art du récit, Force-Bonté et
Mirages de Paris se distinguent.
C.a. Les techniques narratives.
Bakary Diallo a une manière d'autobiographe sans grandes prétentions littéraires. Son
récit est parfaitement linéaire, de la présentation de sa vie de berger peul à la scène de sa solitude
dans un jardin parisien, observant une dame qui distribue des miettes de pain à les pigeons. Il
fait se succéder les événements et les milieux; il ne décrit guère de manière consistante. Les
portraits ont le même caractère d'esquisses rapides que les descriptions. Le pronom utilisé est le
"je" de l'autobiographie. Le point de vue demeure principalement celui de Bakary narrateur qui
dit l'expérience qu'il a vécue, bien qu'il utilise des dialogues et crée la variation d'atmosphère
par des scènes d'intimité entre compagnons d'armes de même langue et de même culture.
Dans Mirages de Paris, le souci d'art est plus net quoique Socé se révèle romancier sans
projet d'innovations techniques. Le narrateur conventionnel, distinct de Fara le héros et du
romancier, tient en réalité de l'un et de l'autre. Socé réussit la variation des points de vue et
privilégie assez souvent le regard de Fara. Ainsi la découverte du Paris des transports est celle
de Fara et la narration le montre; l'homme du Cayor découvre le métro: "Fara prit le métro, dit
le narrateur, pour se rendre à l'Exposition. A peine fut-il sur les quais qu'il vit surgir de la

Partie 1. Chapitre /1. L'aventure européenne
111
pénombre d'un souterrain une suite de wagons sans locomotive ; le convoi arrivait très
rapidement comme s'il ne devait pas s'arrêterl ". Cette variation du point de vue est comparable
à celle qu'avait réalisée le même narrateur, au début du roman, lorsque le père de Fara l'amena
pour la première fois à l'école des Blancs. L'institutrice est présentée selon le point de vue de
Fara : "Une femme haute, mince et qui avait des yeux bleus comme ceux des chats. Elle portait
un vêtement semblable au cafetan et sur la tête une sorte de calebasse, à larges bords, pareille
aux chapeaux des bergers de la brousse; autour de la calebasse s'enroulait un ruban noir2".
Socé romancier se superpose souvent au narrateur, en particulier à propos du
témoignage sur l'exotisme de pacotille. Le narrateur rapporte la conférence du voyageur-
reporter cinématographique qui déclarait avoir traversé l'Afrique du Nord au Sud et en avait
rapporté, entre autres curiosités, ce qu'il appelait des beautés noires: des images de négresses à
plateaux. Socé s'empresse d'indiquer en note d'auteur qu'il s'agit d'une conférence
authentique.
Après ces modalités de la présentation, les formes de discours fondent la variété des
techniques de narration dans le roman d'Ousmane Socé. Mirages de Paris comporte trois lettres
et un conte intégrés dans le discours romanesque. La lettre ici n'obéit pas à un souci de
variation des formes du discours. Elle contribue plutôt à créer la vraisemblance et en même
temps à poser des jalons temporels qui entretiennent le fil narratif. Fara écrit à Jacqueline en
novembre pour lui déclarer son amour (p. 70 - 71). Après la réponse de son amie partie en
Espagne mais en instance de retour à Paris, Fara écrit de nouveau, en décembre. La deuxième
lettre de Jacqueline est adressée à sa mère: elle quitte ses parents le 3 mai pour vivre avec Fara
(p. 29). Le conte de Penda, la jeune fille qui ne voulut épouser qu'un homme qui n'eût pas de
cicatrice, est un autre exemple d'intégration dans le texte de Mirages de Paris, de celui d'un
autre genre littéraire. Plutôt que d'un jeu d'écriture voulu comme tel, l'introduction de ce conte
obéit à un souci de réalisme en même temps qu'elle est une conséquence de l'immersion
culturelle traditionnelle de l'auteur. Fara, nourri de littérature orale autant que d'œuvres
modernes de forme écrite, dit tout naturellement un conte au thème adapté à l'auditrice,
Jacqueline, qu'il s'agit de distraire jusqu'à son sommeil. La longueùr même du conte (p 135-
143) est ainsi justifiée, autant que l'intimité et l'intérêt de celle qui écoute appellent le conte.
Socé réalise ainsi une variation de l'écriture sur une base persuasive de vraisemblance. Il y a
une réelle différence entre l'intégration de ces textes, lettres et conte, dans celui du narrateur de
Mirages de Paris et l'insertion de scènes du folklore fondée sur le souci d'information
ethnographique. L'ablation des lettres et du conte du deuxième roman de Socé créerait un vide
dans la continuité significative sur les plans événementiel et psychologique. Il n'en est pas de
1
O. SOCE, Mirages de Paris, p. 34.
2
Idem, Ibidem, p. 12.

1
!
112
Lesformes du roman négra-africain de langue française .' 1920-1976.
même des scènes folkloriques dans Karim où leur insertion n'est pas une nécessité narrative
importante.
Les techniques de narration disent une maîtrise technique du romancier Socé qui
différencie sa manière de celle de Bakary Diallo.
C.b. Les techniques d'expression.
L'écriture, dans les premiers romans négro-africains de langue française, a une tendance
principale à l'académisme. Les premiers romanciers s'attachent à réaliser de bonnes rédactions.
Il n'y a pas encore une nette volonté d'imprimer un sceau d'africanité à l'expression dans le
roman. La tendance assimilationniste est telle dans l'écriture qu'un auteur qui, comme Bakary
Diallo, ayant tard appris le français, a une plume mal affermie, ne cherche pas à marquer par le
vocabulaire des différences entre l'Europe et l'Afrique, par exemple dans le domaine des
saisons, de la flore et de la faune. Bakary Diallo parle de "loup'" aperçu dans la savane, du train
qui l'amène de St-Louis à Dakar, d"'hiver" pour désigner l'hivernage. Sans doute introduit-il
des realia nommés en pulaar, mais le fait relève du projet d'information sur les êtres et les
choses d'Afrique. Il apporte du reste un soin particulier à traduire les quarante et un mots ou
expressions introduits dans son texte par nécessité de réalisme.
Ousmane Socé n'introduit que quatre mots de ce genre, qu'il traduit lui aussi en des
notes d'auteur, par exemple "Guéloar" (p. 9), "Linguère" (p. 19), "maracasses" (p. 189) et un
néologisme créé par lui, "panamite" (p. 171), pour dire "mal de Paris".
Le ton dans les deux romans de l'aventure européenne ici étudiés est surtout sérieux.
Certes les causeries de tirailleurs dans Force-Bonté et les réunions intimes comme la réception
offerte par Fara et Jacqueline pour célébrer leur "mariage" constituent des moments de franche
gaieté des personnages. Mais il y a davantage représentation de scènes de vie africaine et de
formes de l'amitié que de création de bons mots et travail stylistique. C'est l'atmosphère de
gaieté pour l'évasion de la grisaille quotidienne qui prévaut sur les faits de style.
Malgré les mots de couleur locale introduits dans le roman par Socé et Bakary Diallo, il
n'y a pas d'africanismes dans l'expression, c'est-à-dire des faits de style tirés des ressources
d'expression des langues africaines. Un exemple éclairant en est une formule pulaar que
l'auteur de Force-Bonté emploie: "Ngueldi Farro", traduite couleur rouge mais pour ajouter
"farro : fiené. la couleur de la fierté. Bizarre expression des Foulbés" termine Bakary Diallo.
L'option d'écriture empêche ainsi très nettement la création de l'originalité expressive en
empruntant à la langue peul. Le projet d'écriture académique explique que Bakary Diallo ne

Partie J. Chapitre lI. L'aventure européenne
113
s'est pas par ailleurs amusé à recréer le parler "petit-nègre" dans l'expression des tirailleurs. Il
rend presque littéraire le français des tirailleurs.
Bakary Diallo et Ousmane Socé ont une option académique d'écriture. Le niveau de
culture et de maîtrise de la langue française, l'immersion de chacun d'eux dans une aire
culturelle africaine distincte expliquent les différences d'écriture mais l'option est identique.
*
*
*
L'aventure européenne est un courant de création romanesque dont les deux premières
œuvres, Force Bonté et Mirages de Paris, tout en présentant les constantes de cadre, de
mouvement vers une Europe de rêve, de vie faite d'épreuves dans cette surface de rêve, se
distinguent nettement par les éléments de l'élaboration romanesque. Force-Bonté est une fiction
qui a la forme d'une somme tandis que Mirages de Paris est un autre modèle de composition:
un drame. En conséquence, l'organisation de la thématique est différente de l'un à l'autre. Dans
le premier roman, elle a une structure picaresque, c'est-à-dire qu'elle tend à souligner la
diversité des milieux vécus par le héros, le berger peul devenu tirailleur, dans le second la
concentration pour réaliser le drame lie très intimement les thèmes au souci de révéler le cadre
social dans sa complexité humaine et dans la diversité des comportements.
Les techniques du récit rapprochent les deux romans même si Force Bonté relève plus
nettement d'une technique de premier roman et d'une manière de l'autobiographie. Au niveau
de l'écriture cependant et malgré la différence de niveau de culture des deux auteurs, l'option de
fond donne une orientation identique aux deux œuvres. Elles appartiennent plutôt à la tendance
académique qu'à celle qui apparaîtra plus tard dans le roman et qui veut africaniser la langue de
création. Socé et Diallo n'ont pas un tel projet. C'est pour cela que le français du tirailleur est
presque littéraire dans Force-Bonté et le registre soutenu uniforme dans Mirages de Paris.


CHAPITRE III
LE ROMAN HISTORIQUE
Le courant historique dans le roman négro-africain de langue française est né et s'est
développé en quarante ans, plus précisément entre la publication de Doguicimi (1935) de Paul
Hazoumé et Le Royaume de Sable (1975) de Mamadou Mbengue. Dix œuvre ont été publiées
dans cette durée. Elles se répartissent, selon la périodisation adoptée dans cette thèse, d'une
manière qui décrit un développement en estuaire: une seule œuvre dans la première (1920-
1954), deux œuvres dans la deuxième (1954-1960) qui sont Le Drame de Déguimbéré (1955)
d'Ibrahima Mamadou Ouane et Les Bouts de Bois de Dieu de Sembène Ousmane, sept romans
dans la troisième période (1960-1976) : Le Crépuscule des Temps anciens (1962) de Nazi
Boni, L'Harmattan (1964) de Sembène, Le Devoir de Violence (1968) de Yambo Ouologuem,
Assoka ou les Derniers jours de Koumbi (1973) d'Amadou NDiaye, Remember Ruben (1974)
de Mongo Beti, L'Etrange destin de Wangrin (1974) d'Amadou Hampaté Bâ et Le Royaume de
Sable (1975) de Mamadou Seyni Mbengue.
Il convient de préciser, pour fonder ce corpus du courant historique que La Bataille de
Guilé (1913) d'Amadou Duguay Clédor ne fait pas partie des œuvres de fiction qualifiées de
romans. Ce genre d'écrit en effet, en parfaite conformité avec les recherches historiques que les
maîtres de l'école coloniale encourageaient, est une étude d'historien à rapprocher davantage de
l'épopée que du roman. L'auteur qui s'est appuyé sur la tradition orale a procédé à une
reconstitution dans laquelle son souci est l'exactitude historique. Cette démarche est tout à fait
distincte de celle du romancier. L'auteur d'un roman historique en effet a deux possibilités de
démarche: ou bien il s'attache à faire revivre des personnages ayant existé ou bien il crée les
personnages ne s'attachant à faire revivre avec exactitude que l'époque. Amadou Duguay
Clédor a effectué une reconstition d'événements en historien soucieux de dire la vérité
historique tout en étant du reste très net sur ses options, c'est-à-dire s'étant rangé dans un
camp, celui des colonisateurs, si nettement que son œuvre comme toute œuvre d'historien est
une lecture partisane d'événements connus.
Ce chapitre qui analyse le roman historique entre 1920 et 1954 a pour objet par
conséquent l'examen de Doguicimi (1935), seul roman historique de cette période. Paul
Hazoumé a fait preuve de beaucoup de souffle dans l'élaboration de cette œuvre qui, sur le plan
des dimensions, se classe parmi les romans les plus patiemment écrits et les plus
impressionnants. La critique a discuté de son identité classificatoire. M. Adrien Houanou qui
reconnaît l'importance de l'amour et de l'histoire dans Doguicimi penche pour l'identité de
roman d'amour: "Doguicimi , écrit-il, est à la fois un roman d'amour et un roman historique,

116
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
et il semble que des lecteurs soient plus sensibles à sa dimension historique et ethnologique. A
tort, poursuit Houanou, car de l'avis même de l'auteur, cet aspect est plutôt secondaire"l.
Alexandre Sénou Adandé est d'un avis différent. Il affinne nettement la nature de roman
historique: "s'écartant, une fois de plus des chemins battus, dit-il, Paul Hazoumé nous livre,
en 1938 (sic) le premier roman historique africain2".
Il est certes compréhensible que le thème de l'amour et la personnalité de la princesse
Doguicimi aient impressionné au point de faire penser à un roman d'amour. Et cette explication
est plus plausible et plus décisive que l'avis de l'auteur évoquée par M. Houanou qui l'explicite
ainsi: "l'essentiel pour lui (Hazoumé), et pour nous, réside dans la vie, la longue attente et les
qualités morales exceptionnelles de Doguicimi , qui est bien l'héroïne de l'œuvre3" ... Mais il
est difficile d'adhérer à cette lecture du roman de Paul Hazoumé. L'auteur lui-même, dans
l'avertissement, a un jugement plus net sur la nature du roman historique: "cet ouvrage, dit-il,
qui traite des mœurs et des coutumes de l'ancien royaume du Dahomey, est une ébauche de
peinture d'une race conquérante à un tournant de l'histoire de ses guerres, de ses trafics et
sacrifices humains qui lui avaient fait, dans le monde civilisé, une triste célébrité de barbarie4".
Au-delà de l'argument de la lecture de l'auteur lui-même, l'importance supérieure du
roman historique sur le roman d'amour s'établit en considérant successivement l'équilibre des
parties ainsi soulignées et le rapport entre les deux thèmes de l'amour et de l'histoire dans le
projet de peinture. Doguicimi est un roman en dix chapitres dont le quatrième et le huitième
comptent chacun 103 pages sur les 511 pages de l'œuvre, chacun développant un thème
distinct, respectivement les coutumes et le sort de Doguicimi amoureuse et fidèle. Montrons,
par la présentation des dimensions et des thèmes des chapitres, l'importance respective de
l'amour et de l'histoire.
Chapitre 1: Un projet de guerre (p. 15-65) : 44 pages en excluant les pages blanches.
Chapitre II : Les responsables de la guerre (p. 69-96) : 28 pages.
Chapitre III: La défaite dahoméenne (p. 97-120) : 24 pages.
Chapitre N: La grande fête de coutume (p. 121-223) : 103 pages.
Chapitre V: De la haine à l'amour (p. 224-261) : 38 pages.
chapitre VI : Conditions de la délivrance de Toffa (p. 262-284) : 23 pages.
Chapitre VII: Un complot (p. 285-299) : 15 pages.
Chapitre VIII: Les supplices d'une innocente (p. 300-403) : 103 pages.
Chapitre IX : La guerre de revanche contre Hounjroto (p. 404-467) : 64 pages.
Chapitre X: La victoire dahoméenne (p. 468-507) : 40 pages.
1
Adrien HOUANOU, "Hommage à un grand écrivain: Paul Hazoumé" in Présence Africaine nO 144, Paris,
180, p. 208.
2
A. ADANDE, Ibidem, p. 198.
3
A. HOUANOU, Ibidem, p. 209.
4
Paul HAZOUME, Doguicimi, Paris, Larose, 1935, p. 13.

Partie 1. Chapitre III. Le roman historique.
117
Paul Hazoumé a consacré à Doguicimi , objet d'amour et femme amoureuse et fidèle les
chapitres V (38 p.), VI (23 p.), VII (15 p.) et VIII (103 p.) soit 179 pages sur 511. Les
chapitres l, II, III, IV, IX et X, soit 200 pages, sont consacrés au "thème de la guerre et des
coutumes, c'est-à-dire à ce que Paul Hazoumé a appelé la "peinture d'une race conquérante à
un tournant de l'histoire de ses guerres l ... ". Il apparaît que l'on serait fondé à faire à Paul
Hazoumé le grave reproche d'avoir annoncé un sujet et d'avoir accordé plus attention à un
deuxième tout en prétendant traiter le premier, si l'on s'en tenait à l'affirmation que Doguicimi
est un roman d'amour selon l'avis même de l'auteur. Paul Hazoumé n'a pas commis une telle
inadvertance. En réalité il n'y a pas de véritable opposition dans Doguicimi de l'amour et de
l'histoire; il y a convergence des deux dans la peinture d'une époque. Le thème de l'amour sert
le thème historique. Le roman d'Hazoumé est un roman historique. L'auteur éclaire le rapport
de l'amour et de l'histoire dès l'avertissement : "Nous avons découpé, écrit-il, dans son
histoire, une des mille bonnes actions accomplies par les Dahoméennes pour démontrer
qu'elles étaient la fidélité même, ce dont doutaient, cependant, certains hommes qui voyaient
toujours l'autre sexe à travers la perfidie de quelques rares épouses qui ont failli à la foi
conjugale2".
La peinture de la fidélité de Doguicimi est ainsi un élément de la représentation de la
société dahoméenne, tout comme l'image élaborée sur la cour ainsi que celle qui fait connaître
la grande fête de coutume. La présentation d'une image du Dahomey à l'époque royale et des
premiers contacts avec les colonisateurs est le projet de peinture du romancier qui a ainsi
élaboré un roman historique par le projet et la création effective.
A. LA STRUCTURE DE LA FICTION.
Le roman de Paul Hazoumé appartient par sa composition au modèle de la fresque. Il y
a certes le processus d'un drame dans la vie de Doguicimi qui évolue d'une situation de liberté
et de bonheur à une situation carcérale et de souffrances physiques et morales atroces, sans que
l'espoir s'éteigne pendant tout ce calvaire. Mais cette forme d'épreuve est double dans le roman
car le prince Toffa aussi est soumis par le destin à des malheurs senblables. Un troisième pôle
d'épreuves après Doguicimi et Toffa est constitué par la cour et sa double expérience d'une
défaite après des préparatifs de guerre et d'une victoire après une revanche également préparée.
La fiction n'organise pas un centre des événements et épreuves, malgré l'importance de la cour,
car la cour n'est pas l'ensemble du palais du roi.
1
Paul HAZOUME, Doguicimi, Paris, Larosc, 1935, p. 13.
2
Idem. Ibidem, 1935, p. 13.

118
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Le cadre spatial oppose, en une disposition d'épopée, le Danhomê et Hounjroto. La
première caractéristique de l'espace et antagoniquement double. Il est constitué de deux aires
identifiables chacune à un champ de bataille pour ceux qui viennent d'en face. Du Danhomê
partent des espions vers Hounjroto ou des mouvements de troupes pour les affrontements. Les
deux parties de l'espace sont des mondes clés. Hounjroto est lointain et le pays de l'ennemi où
Toffa est prisonnier et Agbomé est le lieu du palais, monde clos où s'exerce la loi implacable
du protocole, où s'exercent le pouvoir terrible du roi et l'autorité de la tradition qui comporte
des sacrifices humains. Cette surface d'épopée qu'est le cadre spatial du roman d'Hazoumé est
présentée à partir du palais d'Agbomé, c'est-à-dire de ceux du Danhomê et non de leurs
ennemis. La rigueur de la règle et la menace sérieuse caractérisent ces mondes. Certes dans le
palais, les intérieurs où vivent les femmes ont une atmosphère de gaieté et l'on s'y amuse
autant qu'on se livre aux cancans et médisances de femmes, mais les intérieurs où siège la cour
sont plutôt austères. Les discussions sérieuses, parfois passionnées, toujours sur des
problèmes graves comme la guerre, la stratégie et ses éléments, fondent cette austérité de
l'atmosphère.
Les événements vécus, un projet de guerre, une défaite, une revanche préparée et
exécutée aboutissant à une victoire, figurent le dynamisme tumultueux d'un Etat guerrier. La
guerre est certes un aspect de la vie du Danhomê représentée par Paul Hazoumé dans
Doguicimi mais ce sont surtout des mœurs rudes qui sont montrées. C'est dire que la fiction
est réellement une fresque qui présente la vie du Danhomê dans la durée. Le cadre spatial
concourt à établir la forme de fresque prise par la fiction dans ce roman historique.
Le temps des événements ou temps de l'aventure s'étend en effet sur au moins une
année entière. L'auteur de Doguicimi le fait voir. Le mouvement des espions entre Agbomé et
Hounjroto est décrit avec des jalons temporels si précis qu'il est possible d'évaluer la durée des
événements depuis que Toffa est prisonnier jusqu'à la période de l'incarcération de Doguicimi .
Zanbounou et la manière dont il est reçu chez Toffa est un événement dont la datation permet de
partir d'un premier jalon temporel pour mesurer la durée: "Depuis des lunes qu'il fréquentait
chez Toffa, il avait toujours été reçu par Doguicimi assistée de sa servantel ". A ce moment du
récit, Zanbounou est revenu de mission d'espionnage à Hounjroto. Il y était allé pour plus de
trois "lunes2", puis y était retourné pour deux lunes3 puis en un troisième voyage également
pour "deux lunes4 ". Il s'en suivit "une lune" de solitude de Doguicimi sans Ponouwa.
L'événement qui suivit cette solitude est l'emprisonnement de Doguicimi qui durait deux lunes
quand, préparant la guerre de revanche, "depuis quatre jours le roi tenait des conseils qui
1
Paul HAZOUME, Doguicimi, p. 286.
2
Idem. Ibidem, p. 262.
3
Idem, Ibidem, p. 271.
4
Idem. Ibidem. p. 276.

Partie 1. Chapitre III. Le roman historique.
119
duraient jusqu'au premier chant du coq1". Les jalons temporels mentionnant une durée précise
permettent ainsi de compter une certitude de dix lunes et une possibilité de deux autres lunes
entre l'emprisonnement de Toffa et celui de Doguicimi. Les événements dans Doguicimi
durent ainsi plus d'un an. Le temps est un temps de fresque, de mutations des événements et
d'évolution des situations. Les Mahinouns et les Danhoménous sont successivement
vainqueurs les uns des autres.
La fiction par conséquent représente la vie quotidienne d'un peuple guerrier qui a connu
des revers et aussi la bonne fortune des armes en l'espace d'une année de lutte. Cette vie
quotidienne fait voir aussi bien les faits de guerre (préparation, défaite et victoire) que les effets
de l'intrigue et de la méprise liés à l'amour (les épreuves vécues par Doguicimi ) et les activités
de réjouissance comme la fête de coutume. C'est la société globale qui est présentée, non pas
seulement l'amour dans ses rapports avec la vie vertueuse de Doguicimi, ni non plus la guerre à
elle seule dans les occupations des Danhoménous.
Les personnages.
La création des personnages et les caractères qui leur sont conférés obéissent dans
Doguicimi au projet de représentation de la société du Danhomê vue en son sommet. L'on peut
distinguer en effet trois catégories de personnages: ceux de la cour, essentiellement des
dignitaires qui se confondent avec leur charge de membres du conseil du roi. Hazoumé réussit
à montrer par l'animation des discussions lors des séances du conseilla liberté avec laquelle les
dignitaires expriment chacun son opinion. Les avis sur les décisions à prendre fusent avec
rigueur et netteté comme des épées qui se croisent. Ainsi ces deux répliques; "Le Danhomê de
Honegbaja n'a jamais entrepris une guerre précipitée2" et "Le Danhomê de Honegbaja n'a
jamais entrepris une guerre injuste3". La lucidité, la franchise et le souci de l'intérêt supérieur
du Danhomê guident tous, roi et dignitaires, dans cette discussion pour des décisions graves,
menées avec assez de sérénité pour que la raison prévale toujours malgré l'animation des
propos due à la confrontation des idées.
C'est à ce milieu des dignitaires qu'il faut situer la place du prêtre de l'ordalie, bien qu'il
n'habite pas Agbomé. Baba Tatayi en effet "se rendait à Agbomé, dit le romancier, seulement
les jours de "Zogbodo" consacrés à l'adoration des fétiches dans le Danhomê4". Les coutumes
bizarres pour le public européen d'Hazoumé sont présentées avec un relief remarquable à la
faveur de l'élaboration de ce personnage du prêtre de l'ordalie. L'impression de mystère et la'
terreur qu'inspire sa personne sont cultivées par sa mise. Voici son portrait: "Vêtu d'un ample
1
Paul HAZOUME, Doguicimi, p. 339.
2
Idem. Ibidem, p. 62.
3
Idem, Ibidem, p. 63.
4
Idem. Ibidem. p. 311.

i~,
120
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
boubou blanc, il portait, en bandoulière, deux longues filières de graines noires agencées de
fins cauris blancs qui lui passaient chacune sur une épaule. Un faisceau de raphia tordu et teint
en rouge lui servait de collier. Il avait enserré sa tête d'un foulard teint en rouge. Les poignets
et ses cous-de-pied étaient ceints de filières de cauris agencés de graines noires1". Le portrait se
tennine par des détails qui complètent l'originalité impressionnante du personnage: "Il tenait
dans sa main gauche une grande fiole et dans la droite un "assen" coiffé d'une petite culotte
cousue de fins cauris. Son habillement et ses emblèmes lui donnaient un air mystérieux et
terrifiant2". Comme les membres du conseil du roi, le prêtre de l'ordalie s'identifie à son statut.
Il est l'homme du mystère et de la rigueur terrible des coutumes. Son relief est, au-delà de sa
personne, celui d'un monde de grandeur sauvage, de l'autorité terrifiante qui s'exerce sur
l'homme souvent au détriment de sa vie. Le prêtre contribue à décrire avec pittoresque une
humanité violente qui respecte très peu la vie humaine, comme en témoigne la coutume du
sacrifice humain à la cour du roi.
Les femmes dans le palais d'Agbomé constituent la deuxième catégorie de personnages
dans Doguicimi . Paul Hazoumé les a créées pour concourir à la résurrection d'une époque. Le
personnage de Doguicimi est panni les femmes celles qui a le plus de relief, d'épaisseur, de
vie. Elle incarne des vertus simples et de grande élévation morale: l'amour fidèle et le courage
dans les supplices. Les autres personnages de femmes sont créés comme des anti-héroïnes qui
éclairent par effet de contraste les grandes vertus de Doguicimi . La calomnie, l'intrigue, la
méchanceté s'exercent sur l'héroïne avec une sauvage cruauté, une rigueur inflexible que les
auteurs en soient des femmes ou des hommes. Ponouwa et Houwanou font figure de petites
ombres sans grâce ni éclat devant Doguicimi . La technique des contrastes grandit
particulièrement l'héroïne fidèle et mal appréciée, par erreur, de Toffa qui ignore son bonheur
et se plaint à tort d'avoir été trahi. Ce drame d'amour a une sauvage beauté. René Maran qui
compare le roman de Paul Hazoumé à la Chanson de Roland est sensible à la fin de l'œuvre
"qui est, dit-il, d'une sauvage et cruelle grandeur3". La mort de Doguicimi , à ses yeux, passe
en beauté celle de la belle Aude, la fiancée de Roland.
La troisième catégorie des personnages est constituée par les combattants et autres
hommes du peuple chez les Danhoménous et les Mohinous. L'espion Zanbounou se détache
d'eux et acquiert la grandeur de l'homme chargé de missions périlleuses qu'il effectue avec
sérénité, résolution et sens de l'efficacité. La navette que Zambounou effectue entre Agbomé et
Hounjroto, réussissant non seulement à pénétrer incognito dans le territoire ennemi mais à y
recueillir des renseignements utiles aux Danhoménous, constitue un moyen pour le romancier
1
Paul HAZOUME, Doguicimi, p. 311.
2
Idem. Ibidem, p. 312.
3
René MARAN, document dactylographié, collé à un exemplaire de Doguicimi dont la COle à la B.U. de
Dakar est Rés. 10 371, p. 8.

Partie J. Chapitre Ill. Le roman historique.
121
de présenter l'art de la guerre chez des peuples mal connus de son public. Les moyens de
protection de l'espion et le sérieux de son travail sont présentés avec le soin d'un conteur
soucieux d'infonner sur les croyances autant que sur l'art de la guerre. Voici Zanbounou à la
fin d'une de ses missions: "Deux lunes après, ayant épuisé tous ses gris-gris et se jugeant
suffisamment renseigné, Zanbounou quitta le pays "mahi"et vint rendre compte de sa nouvelle
missionl ".
Quelle que soit la catégorie de personnages considérée par conséquent, il apparaît que
Paul Hazoumé les crée pour constituer des éclairages sur des aspects distincts de la société des
Danhoménous, ou Dahoméens, de l'époque précoloniale et coloniale.
B. LA THEMATIQUE.
Le roman de Paul Hazoumé, nous l'avons déjà dit, est à la fois roman d'amour et
roman historique, une. œuvre dans laquelle, en réalité, le thème de l'amour est un aspect de la
représentation d'une époque. Hazoumé s'est attaché à élaborer une image de la société du
Danhomê comprenant à la fois le temps de la guerre et le temps de la paix. De là une thématique
de vie quotidienne qui mêle la fête, des préparatifs de guerre, des intrigues d'amour, la guerre
avec ses deux aspects de la défaite et de la victoire. Ce pêle-mêle thématique est voulu.
Hazoumé, de son propre aveu, a voulu représenter une "race conquérante" à un moment de son
histoire. La vie quotidienne décrite s'attache ainsi à montrer les Danhoménous quand ils ne sont
pas en train de s'occuper de guerre imminente à mener, tout comme pendant qu'ils sont en
guerre. Les thèmes principaux de Doguicimi concourent ainsi, tout comme la création des
personnages, à la peinture de la société dans ses caractéristiques essentielles.
c. LES TECHNIQUES DE RECIT.
Paul Hazoumé, comme tous les écrivains d'Afrique noire de langue française à l'époque
coloniale, appartient au courant académique de l'écriture tout comme dans les techniques de
narration il apparaît un classique, c'est-à-dire très fortement influencé par une manière
balzacienne de conduire le récit. Ce sont les deux caractéristiques les plus saillantes de son art
romanesque.
c. 1. Les techniques de narration.
L'auteur de Doguicimi
a raconté des événements d'une durée d'environ un an,
caractérisés par une situation de guerre entre les Danhoménous et les Mahinous. Dans la pure
1
Paul HAZOUME. Doguicimi, p. 271.

122
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
tradition des écrits à dessein d'infonnation ethnologique des divers écrivains africains de sa
génération, Hazoumé s'est attaché à informer sur le Dahomey précolonial et les défauts de la
colonisation, en évitant l'exposé didactique ou le discours sans vie du sociologue. Une habileté
technique à ce sujet a consisté, dans l'évocation de la tradition et la présentation du processus
des prises de décision à la cour du roi d'Agbomé, à montrer le conseil du roi discutant de
l'opportunité d'une guerre. C'est un prétexte que le romancier s'est donné pour évoquer
l'histoire du Dahomey de manière vivante, échappant ainsi à la présentation d'une série
d'événements qui eût été monotone et certainement ennuyeuse dans le travail créateur de Paul
Hazoumé. Le Conseil du roi, par ses séances animées avec correction et décence, pennet un
éclairage diversifié sur les événements du passé et à venir, les opinions étant différentes et
souvent divergentes, surtout dans la préparation d'une guerre au premier chapitre du roman.
L'information sur ce monde du Dahomey ancien porte sur l'organisation du pouvoir par le fait
même des discussions au conseil du roi, sur le rôle des devoirs montrant la conjugaison des
pouvoirs temporels et spirituels dans les situations de guerre ou de manière plus générale dans
l'exercice de l'autorité royale.
i
Le projet narratif est servi par une manière de présentation qui privilégie le point de vue
du narrateur omniscient qui dit tout, qu'il s'agisse de l'intériorité des personnages ou de leurs
relations entre eux. L'âme meurtrie de Doguicimi, d'abord souffrant de l'éloignement de Toffa
et de la désertion, pourrait-on dire, de chez Toffa par Ponouwal puis, plus atrocement, de la
solitude de son emprisonnement et des supplices. Le point de vue "d'arrière" est toujours celui
qui est choisi. Paul Hazoumé, sur ce plan, ne réussit pas à cesser d'être historien, narrateur
d'événements plus qu'analyste de situations. Cet aspect de la présentation, le point de vue
unique, est atténué par les scènes de vie quotidienne, occasions de dialogues, comme les
réunions de femmes au palais autour de la princesse ou bien chez Doguicimi, comme également
les séances du conseil du roi. Les deux catégories de dialogue sont symétriques si l'on
considère le ton: la gaieté dans les propos des femmes et le sérieux dans les discussions du
Conseil. Hazoumé obtient aussi une variation du discours narratif par la fonne (assez rarement)
et le ton.
La narration use d'une technique de traitement du temps qui est également classique
dans un roman historique à fort accent épique.
La lutte entre les Danhoménous et les Mahinous est racontée de manière linéaire, l'unité
de temps le plus utilisée étant une "lune" c'est-à-dire un mois. Dans le récit de ces événements
liés à la guerre, préparatifs et lendemains de défaite puis de victoire, le temps est souvent
nocturne; c'est le temps propice au travail de l'espion Zanbounou, tout comme sur un autre
Paul HAZOUME, Doguicimi, p. 300.

Partie 1. Chapitre III. Le roman lùstorique.
125
Houvanou signifie "que les autres eaux fassent place à la majestueuse merl" et Doguicimi veut
dire "distinguez-moi, citez-moi en exemple2".
L'auteur de Doguicimi
a par conséquent recours à une africanité décorative de
l'expression de même qu'à ses recherches historiques et ethnologiques pour présenter le
Dahomey ancien. L'africanité de l'expression a la même valeur de peinture que les thèmes
secondaires que sont l'inceste chez les princes, les rites et pratiques de sorcellerie, le poison
d'épreuve, le pacte de sang, les grigris etc ... C'est pourquoi l'on ne peut pas, à proprement
parler, dire de Paul Hazoumé qu'il crée des africanismes. En réalité il peint l'âme noire comme
l'on disait à son époque et la photographie, pourrait-on dire, plutôt qu'il n'adopte
définitivement des formules expressives, ou bien crée en s'en inspirant, ou fait passer dans son
écriture, par inadvertance, des interférences linguistiques.
*
*
*
L'on peut dire par conséquent que Doguicimi de Paul Hazoumé est non seulement le
premier roman historique d'Afrique noire de langue française mais que l'opinion selon laquelle
cette œuvre est davantage un roman d'amour qu'un roman historique ne prend pas en compte
toutes les dimensions de cette œuvre, ni l'équilibre thématique, ni le rapport réel du destin
tragique sur l'Afrique. Seule œuvre du courant historique entre 1920 et 1954, Doguicimi
impressionne par le souffle dont a fait preuve l'auteur, par la richesse de l'information sur le
Danhomê ou Dahomey, par l'art de la couleur locale qui a exploité aussi bien une thématique de
présentation d'un monde (vie quotidienne dans le pays, vie de cour, circonstances et conduite
d'une guerre), que les aspects d'originalité dans l'expression dont la transposition en français
contribue au relief de l'écriture romanesque.
La fidélité au monde représenté, très délibérée de la part de Paul Hazoumé qui était
également de culture française bien que très enraciné en tant que Dahoméen, était de nature à
gêner tout une partie de son public européen habitué à d'autres rythmes du récit. Hazoumé leur
a répondu d'avance: "Les peuples de culture européenne, dit-il, qui mettent le machinisme à la
place d'honneur, et dont la devise est de "faire vite", trouveront, sans doute, quelques
longueurs à cenains chapitres de ce livre. Elles sont motivées, poursuit-il, par notre souci de
donner l'image exacte de cette peuplade, qui ne constitue qu'une des parties du Dahomey
1
Paul HAZûUME. Doguicimi, p. 291.
2
Idem. Ibidem, p. 295.

126
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
actuel, pour qui la vie c'est la palabre, la guerre et la fête, et qui fait de la nonchalance et de
l'impassibilité la marque de la noblesse l ", Une lecture de Doguicimi précédée de cet
avertissement a les meilleures chances d'une appréciation judicieuse de l'art de l'auteur. René
Maran est certainement un des lecteurs qui ont le plus honnêtement apprécié cet art. Il l'a
exprimé avec netteté : "Paul Hazoumé et Thomas Mofolo sont, eux aussi, dit-il, des
traditionnaires. Ils n'inventent, si l'on peut du moins s'exprimer ainsi, que ce qu'ils voient,
que ce qu'ils savent. Il faut entendre par là que ce qu'ils écrivent est vrai ou l'a été. On peut
donc se fier à leurs descriptions, tenir pour vraies les personnages qu'ils créent l'un et
l'autre2".
La comparaison de Doguicimi avec le Chaka de Thomas Mofolo fait référence à
l'accent d'épopée du roman autant qu'à la démarche de création des deux auteurs qui
s'infonnent de la tradition orale avant de produire chacun une œuvre dans laquelle le projet
d'infonnation sur l'Afrique a un accent dominant.
1
Paul HAZüUME. Doguicimi. p. 14.
2
René MARAN. Document dactylographié collé à un exemplaire de Doguicimi sous la cote Rés 10 371 à
la B.U. de Dakar. p. 9.

CHAPITRE IV
LE ROMAN AUTOBIOGRAPHIQUE
L'autobiographie est diffuse dans la plupart des romans publiés en Afrique noire de
langue française entre 1920 et 1976. Mais les romans du "je" y sont rares. De fait, deux
périodes sur trois, la première (1920-1954) et la dernière (1960-1976), dans la tranche de vie
littéraire en Afrique noire étudiée dans cette thèse, comportent des œuvres distinctes de la veine
autobiographique. Dans son Introduction à l'étude du roman négro-africain de langue
française l , Jean Pierre Makouta-Mboukou classe l'autobiographie parmi les "genres littéraires
provisoirement négligés" par les écrivains d'Afrique Noire. Il faudrait rappeler en effet que
l'autobiographie, récit non de pure fiction, mais fondé sur des événements vécus par celui qui
les raconte peut se présenter soit sous sa forme pure qui ne vise pas la transposition ni la
modification de la réalité vécue par son auteur et sujet, soit sous la forme romancée réalisant une
distance plus ou moins grande par rapport à la réalité vécue par l'auteur et narrateur, distance
qu'il est seul capable de préciser avec certitude, se servant du "je" ou bien adoptant la technique
de l'objectivité du narrateur formellement distinct du personnage qui a vécu les événements,
mais pas nécessairement de l'auteur du roman. Le roman autobiograpnique n'est pas ainsi
nécessairement un roman du "je". Mais l'autobiographie pure est toujours une œuvre dans
laquelle le narrateur utilise le pronom personnel de la première personne. L'autobiographie tout
comme les mémoires, est un genre à part entière ayant le même statut que le roman, la poésie, le
théâtre, le conte ou l'épopée. Le roman autobiographique est une création tenant de deux
genres, le roman et l'autobiographie, de même que le roman épique, et le roman poétique ou le
roman historique constituent d'autres formes esthétiques dont la création signifie la réalisation,
chaque fois, d'une identité esthétique spécifique dans l'art de la narration.
Entre 1920 et 1976 Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo est le premier roman fondé sur
un projet autobiographique. L'auteur usant du "je" y raconte sa vie depuis son enfance de
berger peul jusqu'à sa démobilisation de tirailleurs sénégalais, avec l'intention affirmée de
témoigner sur ce qu'il a vécu pendant toute cette partie de sa vie, singulièrement l'expérience de
la guerre et du contact avec les Français ses colonisateurs, chez eux, au front, dans les hôpitaux
militaires comme en temps de paix. Mais nous avons classé Force-Bonté dans la catégorie des
romans de l'aventure européenne car le thème est générateur d'une forme du roman; le thème
qui définit un courant de création romanesque désigne une forme distincte de roman. Le roman
de l'aventure européenne constitue une identité d'esthétique narrative plus remarquable que
l'accent autobiographique du même roman. Force-Bonté a en conséquence été étudié en tant que
roman de l'aventure européenne et non comme roman autobiographique. Il en sera de même de
L'Aventure ambiguë (1961) de Ch. H. Kane.
1
Dakar, NEA, 1980, p. 183.

128
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Le deuxième roman autobiographique depuis 1920 est Escapade de rwandaise (1950) de
Xavier Naigisiki, L'Enfant noir (1953) de Camara Laye en est le troisième et Climbié (1953) de
Bernard Dadié le quatrième. La période 1954-1960 ne voit la publication que de Mes Transes à
trente ans comme roman autobiographique distinct. Mais à partir de la troisième période, plus
précisément dès 1963, avec la publication du Rescapé de l'Ethylos de Mamadou Gologo, se
produit une sorte d'avalanche dans la parution de romans autobiographiques. Les nécessités
méthodologiques ne devraient cependant pas faire perdre de vue le caractère continu de la
création romanesque. L'époque de l'indépendance étant marquée, sur le plan culturel, par
l'évolution, favorable à la création, des conditions de l'édition, le phénomène de la production
littéraire est apparu dans toute sa vitalité. Le courant romanesque de l'autobiographie s'est
développé, comme les autres aspects du roman, très nettement en estuaire, son début présentant
des dimensions modestes (trois romans), son milieu figurant une période d'étiage (le seul
roman en est Mes Transes à trente ans, version complétée d'Escapade rwandaise) et son
troisième état étant marqué par une espèce d'explosion: dix romans autobiographiques en trois
lustres! Le témoignage individuel sur soi-même et sur son époque a été si fécond comme
courant de création que les Nouvelles Editions Africaines, créées en 1972, consacrent à ce
genre d'œuvres une collection intitulée "Vies d'Afrique".
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS.
A.l. La trame des récits.
L'autobiographie est par excellence l'œuvre romanesque qui déploie une vie individuelle
par opposition au modèle de roman construit sous la forme d'une crise préparée, développée et
menée à son terme avec ses conséquences sur le traitement du temps. Le roman
autobiographique est une œuvre qui présente un itinéraire individuel, celui de l'auteur, avec une
transposition plus ou moins transparente selon son option propre ou bien sa créativité
romanesque. C'est cet aspect de la trame du récit autobiographique qui explique le jugement
d'Albert Thibaudet que Nelly Cormeau dans Physiologie du roman rappelle: "Ecrire une
autobiographie, c'est se limiter à son unité artificielle; faire une œuvre d'art, c'est créer des
personnages d'un roman, c'est se sentir dans sa multiplicité profonde1". Le jugement
catégorique de Thibaudet affirmant que "l'autobiographie (est) l'art de ceux qui ne sont pas
artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers2, souligne un aspect précis de la création
dans le roman autobiographique: l'écrivain puise abondamment dans les faits réels de son
itinéraire individuel unique alors que la liberté offerte par le roman invite, en créant, à réaliser
1
In Physiologie du roman, Bruxelles, La renaissance du Livre ed, p. 150.
2
1bidem.

Partie J. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
129
une "autobiographie du possible" et par là, non seulement à se présenter avec beaucoup de
distance possible avec la réalité, mais aussi à accorder une part importante à la présentation d'un
monde, celui de son itinéraire représenté.
L'autobiographie dans le roman négro-africain de langue française entre 1920 et 1954
présente le même moule d'itinéraire; le récit d'une vie allant de l'enfance à l'âge d'homme
formé, au moins partiellement, aux responsabilités de la vie. Les auteurs font ainsi voir la
coexistence de cadres d'itinéraires initiatiques, une dualité due au fait colonial en tant qu'ordre
social qui s'est superposé à un ordre qui lui est antérieur, l'ordre précolonial africain. Les héros
de L'Enfant noir (1953) et de Climibié (1953) ont eu chacun un itinéraire à deux expériences de
formation. Camara Laye nous confie: "J'ai fréquenté très tôt l'école. Je commençai par aller à
l'école coranique, puis, un peu plus tard, j'entrai à l'école française 1". Climbié n'est pas né,
contrairement au jeune Laye, dans un monde musulman. Son enfance et sa première initiation
diffèrent de celles du Malinké de Haute Guinée. Climbié, enfant de la zone forestière africaine,
partie animiste puis chrétienne, a vécu libre, ne connaissant que l'école de cet épanouissement
au contact direct avec la nature, avant d'être introduit dans le cadre autrement sérieux et organisé
de l'école française.
L'itinéraire de Climbié est plus complet que celui de Laye. Bernard Dadié a transposé le
sien propre, de son entrée à l'école primaire à sa sortie de l'Ecole Normale William Ponty de
Gorée et à son retour chez lui en Côte d'Ivoire, après une quinzaine d'années d'activité
professionnelle à Dakar. Le dernier événement fondé sur des faits importants de la vie de Dadié
est le séjour de Climbié en prison. Bernard Dadié puise dans une expérience d'épreuve
collective, celle de sa participation à l'action politique au sein du Rassemblement Démocratique
Africain (RDA) en Côte d'Ivoire. Le "merveilleux humour2", comme l'écrit si justement Robert
Cornevin, dont a fait preuve Dadié en transposant son propre emprisonnement, ne devrait pas
faire perdre de vue le sérieux de la situation vécue, seize mois durant, par l'auteur, à partir de
février 1949. Le contraste entre le ton extrêmement détendu de Dadié, évoquant rapidement,
dans le domaine de la fiction, ces événements et le fait d'injustice ayant frappé l'innocence
devrait être souligné ici en rappelant les circonstances de ce séjour en prison de Bernard Binlin
Dadié. Le deuxième congrès du RDA tenu à Treicheville du 1er au 5 janvier 1949 marque une
période active de la lutte des nationalistes africains en général et ivoiriens en particulier. C'est en
réaction à cette action politique que l'administration coloniale décida de sévir. Ainsi "le 6 février
1949, à la suite d'incidents et de pillages à Treicheville, 383 Africains sont arrêtés dont une
majorité manifestement innocente, comme le grand écrivain ivoirien Bernard Dadié3" écrit
1
Camara LAYE, L'Enfant noir, Paris, Plon, 1953, p. 92.
2
RobertCORNEVIN, Littératures d'Afrique noire de languefrançaise, Paris, PUF, 1976, p.173.
3
Mariane CORNEVIN, Histoire de l'Afrique contemporaine, Paris, PBP, 1978, p. 187.

130
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Marianne Cornevin. Dadié resta seize mois en prison, nous l'avons déjà dit, et participa à une
grève de la faim avant d'être condamné à trois ans de prison avec sursis.
C'est cette épreuve, qui est transposée avec tant d'humour sous la forme du séjour de
Climbié en prison, avec les vagues accusations de "meneur", d"antifrançais" dans un contexte
de lutte politique où l'action du RDA conduisait les mutations en dépit des résistances de
l'administration coloniale.
Les étapes de la vie de Climbié-Dadié les plus développées sont celles des études qui ont
précédé l'entrée à l'Ecole Normale William Ponty : l'école primaire à Grand Bassam, l'école
primaire à Grand Bassam, l'entrée à l'Ecole Primaire Supérieure de Bingerville et la vie
d'internat. Le roman Climbié est ainsi le déploiement d'une vie qui a priviligié le temps des
études caractérisé par la prédominance de l'initiation moderne, les études dans le cadre de
l'école de langue française.
La différence de trame du récit entre Climbié et L'Enfant noir est davantage dans les
dimensions de la tranche de vie évoquée que dans la nature de la composition. Camara Laye
raconte sa vie de sa prime enfance à la fin de ses études au collège technique à Conakry; ce qui
correspond à peu près à l'étape ivoirienne du terme des études de Climbié, c'est-à-dire au
moment de l'admission à l'Ecole Normale William Ponty. Le jeune Laye est encore perçu
comme "un gamin" par sa mère lorsque le directeur de son collège l'envoie à Argenteuil pour
une formation professionnelle alors que Climbié a quarante ans au moment de son séjour en
prison.
L'auteur de L'Enfant noir a montré le temps des études dans la vie de son héros tout en
accordant une part importante à la représentation du monde servant de cadre à cette vie du jeune
Laye. Il témoigne lui-même: "Je ne pensais qu'à moi-même et, à mesure que j'écrivais, je me
suis aperçu que je traçais un portrait de ma Haute-Guinée natale!".
La trame du récit dans L'Enfant noir et Climbié est le déploiement linéaire d'une
existence dans laquelle prédomine l'initiation à la vie, partielle avec le jeune Laye, tout à fait
complète avec Climbié qui a une expérience professionnelle de douze ans au moment de son
retour chez lui en Côte d'Ivoire.
La fonne de ces romans se dégage avec plus de précision en considérant les éléments
par lesquels les auteurs présentent non seulement eux-mêmes, sous les traits du héros de
Camara LAYE. L'Enfant noir, lumière page de couverlure.

Partie J. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
131
chaque œuvre, mais également le monde de leur enfance et, pour Climbié, de leur première
expérience professionnelle et d'activités sociales.
2. L'affabulation et ses éléments.
2.a. L'espace
Le cadre dans chacun de ces romans est pluriel. Il s'agit véritablement d'un itinéraire
chaque fois et les espaces sont à la fois physiquement distincts et psychologiquement différents
pour l'âme du héros. Le jeune Laye vit à Kouroussa, à Tindican et à Conakry et chacune de ces
localités est une atmosphère spécifique perçue de manière distincte par "l'enfant noir", le jeune
Laye. Il en est de même de Climbié et de son itinéraire. Son premier monde, c'est "le
campement" où "il grimpe aux arbres, glisse, tombe, s'égratigne", où "il taquine les insectes,
les fourmis, les vers, les mille-pattes", où "les libellules vertes et jaunes, au-dessus des mares
couleur de rouille, bruissent!". Mais bientôt c'est le contact avec un deuxième monde, celui de
l'école à Grand-Bassam, puis c'est l'E.P.S. à Bingerville. Le cadre de l'enfance ivoirienne de
Climbié est suivi de l'espace des études loin du pays natal, à Gorée. Le roman montre la vie
quotidienne à Dakar de l'entre-deux-guerres à la fin de la deuxième guerre mondiale, de même
que de rapides coups d'œil sur Saint-Louis du Sénégal.
Climbié perçoit différemment les cadres ivoirien et sénégalais de son enfance et de sa vie
d'homme. La situation coloniale crée une atmosphère distincte selon qu'il s'agit de la Côte
d'Ivoire ou du Sénégal. Les relations entre Blancs et Noirs sont plus distantes au pays de
Climbié ou le colonisateur fait peser plus lourdement son autorité et s'impose sereinement. Au
Sénégal, Climbié est frappé du contraire. Il essaie de comprendre et pense à l'influence de la
situation en France, au Front populaire précisément. L'espace dans la vie ivoirienne de Climbié
montre bien par sa configuration cette distance entre Climbié et le monde des Blancs, des
adultes, des nantis. Toutes ces catégories sont d'un côté pour l'élève Climbié et les jeunes,
élèves et humbles de l'autre. Les lieux de distraction qui sont évoqués sont ainsi représentés de
l'intérieur. Le Cercle des Originaires, le Cercle des Sénégalais, le Pavillon Rose, Paris-Bar,
l'Hôtel de France, les quartiers indigènes représentent des stratifications sociales mais pour
l'élève de condition modeste, Climbié, ce sont là, à part les quartiers indigènes, des espaces
pour adultes nantis, inaccessibles aux jeunes gens de son âge. Même le marché, les enceintes
faites de bâches pour cinéma ambulant appartiennent à la catégorie des espaces qui creusent la
distance entre adultes et jeunes élèves.
B. DADIE, Climbié, Paris, Seghers, 1953, p. 99.

132
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
A Bingerville, le caractère limité du cadre de vie de Climbié depuis son entrée à l'école
est accentué. Il connaît une vie d'internat. Le Groupe Scolaire Central de Bingerville, l'E.P.S.
sont des mondes clos régis par une règle qu'il ne faut point enfreindre. Jusqu'à la langue dans
laquelle il peut s'exprimer, l'école a tracé comme les sillons qu'il faut suivre. Elle n'est pas une
prison cependant! Il Y a une aire du théâtre qui est née spontanément de cette vie et de ses
ngueurs.
Climbié vit successivement au "campement" auprès de l'oncle Ndabian, à Grand-
Bassam, à Bingerville, heureux dans son monde; mais les étapes de son itinéraire d'étude sont
nettement connues de lui et l'ambition de les parcourir toutes, c'est-à-dire de réussir à franchir
les obstacles que constituent les examens et concours, l'anime très intensément. Comme ses
camarades, il rêve d'entrer à l'Ecole Nomlale William Ponty de Gorée.
La vie de Climbié au Sénégal est heureuse. Le roman, œuvre de souvenir, a peut-être
gommé les aspérités de ce long séjour sénégalais de l'auteur et composé une vie faite
uniformément de bonheur au héros de son roman autobiographique. La vie quotidienne à Gorée
et à Dakar, les visites de Thiaroye, le séjour à Saint-Louis révèlent une harmonie, un bonheur
de la relation entre Climbié et son cadre de vie. Climbié s'épanouit dans un espace de liberté et
de respect de l'autre.
L'Enfant noir présente un bonheur plus nettement affirmé et vécu de la relation entre
l'espace comme atmosphère et le héros qui y vit. Le jeune Laye à Kouroussa est dans un
univers de bonheur totHl, de l'intense bonheur qu'est celui des enfants. Les premières phrases
du roman présentent, plus qu'un espace intime, un univers de bonheur fait de communion avec
le cadre de vie: "j'étais enfant et je jouais près de la case de mon père. (...... ). Ma mère était
dans l'atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à
celles des clients de la forge et au bruit de l'enclume1".
Kouroussa est l'espace de ce bonheur de la vie familiale directe. Mais la famille du jeune
Laye c'est aussi celle de sa mère à Tindican. Ce village est un autre cadre, un autre monde,
l'abri d'une autre forme de bonheur pour Laye, bonheur de l'évasion car Kouroussa est déjà
une ville et Tindican le village sur le chemin duquel on peut voir des lièvres, des sangliers, des
singes. Tindican est surtout un espace pour la famille étendue où le jeune Laye, choyé, est
heureux d'être au contact d'un monde affectueux. La concession de son oncle Lassana est une
aire qui réunit tous les facteurs du bonheur de Laye, enfant de la "ville" de Kouroussa : des
enclos pour les vaches, pour les chèvres, des greniers à riz, à mil, à manioc, à arachides, à
gombo. Ces curiosités ont autant d'intérêt pour l'enfant de Kouroussa que la faune qu'il admire
Camara LAYE, L'Enfant noir, p. 9.

Partie 1. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
133
sur le chemin de Tindican. Bêtes et gens, les travaux champêtres, la moisson du riz surtout,
constituent à la fois le cadre et les éléments de l'univers de Tindican qui est attachant pour Laye
et où il retourne chaque fois avec beaucoup d'enthousiasme et de plaisir. Le bonheur agreste
qu'il y éprouve est spécifique.
Il en est de même de Conakry, la ville véritable, par conséquent différente de Kouroussa
et de Tindican. Certes, de même qu'à Kouroussa et surtout à Tindican, Laye s'y sent en
famille, y est heureux. Mais la maison de l'oncle Mamadou est surtout le cadre de l'idylle pour
Marie et l'école d'enseignement technique Georges Poiret, comme tous les collèges, est un lieu
d'ordre et de discipline. La liberté vécue à Kouroussa et à Tindican y rencontre les exigences
d'ordre propices aux études. Laye y connait aussi les brimades qu'infligent les anciens aux
"bleus". Comme Climbié à l'E.P.S. de Bingerville, il vit de plus en plus les rigueurs de la vie
collective organisée pour une collectivité. Conakry est comme Bingerville un cadre certes
quelque peu austère mais qui a son charme pour le héros.
De manière générale, l'espace est davantage de bonheur que d'épreuve dans L'Enfant
noir et Climbié. Camara Laye et Bernard Dadié montrent la manière dont l'espace en tant que
cadre de vie est perçu. C'est pourquoi la nature n'est décrite que comme élément d'un univers
où bêtes et gens, faune et flore concourent à la satisfaction du héros, à son bonheur intense
même.
2.b. Le temps.
Les romans autobiographiques entre 1920 et 1954 dans la production africaine de langue
française présentent un traitement du temps en harmonie avec le récit d'une tranche importante
de vie. Le temps a des dimensions importantes qui en font un temps des mutations sociales et
individuelles. La durée globale de L'Enfant noir qui, rappelons-le, se termine au moment du
départ pour la formation professionnelle après un enseignement technique au collège, si l'on
suppose l'âge de cinq ans au début du roman, trois ans d'études coraniques, six ans d'études
primaires et quatre de collège, Laye ayant ainsi dix-huit ans environ à la veille du départ pour la
France, est de treize années. Le roman qui couvre la période de l'enfance et de l'adolescence
déploie réellement une vie. Il en est de même de Climbié dont le héros a quarante ans environ à
la fin du roman qui débute avec les premières expériences de Climbié, c'est-à-dire à l'âge du
cours d'initiation, entre sept et huit ans. Dadié a ainsi donné à son roman une durée de trente
trois à trente deux ans dont trois ans d'études de Climbié à Gorée, dix ans d'activité
professionnelle à Dakar et deux mois d'attente du départ pour la Côte d'Ivoire, à Saint-Louis.
Ces durées expliquent la manière du traitement du temps dans les romans en question.
Les jalons temporels sont vagues et servent à composer le fil de la continuité narrative avec de

134
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
rares allusions au temps du calendrier et au temps historique, celui des grands événements qui
font date. Ainsi l'itinéraire de Laye est conté avec un premier jalon temporel précisant le jeune
âge du personnage, dès la première phrase du roman. Puis au début du troisième chapitre, ce
jalon indiquant le rythme des séjours de Laye au village de sa mère: "Souvent j'allais passer
quelques jours à Tindican, un petit village à l'ouest de Kouroussa1". La périodicité de ces
séjours au mois de décembre, au temps de la moisson du riz, de même que les séjours à
Tindican, les étapes de la croissance de Laye rythment la progression narrative. II approche de
la majorité et l'initiation se prépare: "Je grandissais, dit-il, le temps était venu pour moi d'entrer
dans l'association des non-initiés (
) J'y entrai un soir précédant le Ramadan2". L'étape de
Conakry dans l'itinéraire de Laye est signalée par une précision sur l'âge du jeune homme:
"J'avais quinze ans, quand je partis pour Conakry. J'allais y suivre l'enseignement technique à
l'école Georges Poiret, devenue depuis le collège technique3".
L'imprécision des dates et autres jalons temporels est telle qu'il n'est même pas possible
d'indiquer les périodes de ces treize ans qUI sont concernés par les sauts dans le temps, les
phénomènes de compression et de dilatation que dans d'autres œuvres comme Nini, Mulâtresse
du Sénégal (1947) par exemple, il est tout à fait possible de décrire avec précision. Dadié a
opéré de la même manière que Camara Laye sur le traitement du temps avec cette différence
qu'il donne plus de précision malgré l'usage des jalons temporels. Ainsi la vie quotidienne à
Bingerville est évoquée avec une alternance remarquable de repères temporels avec une
précision de jour et de repères beaucoup plus vagues comme dans ces trois phrases:
"La Noël avait passé, puis le nouvel an, avec ses bandes de gamins essaimés par les
routes pour souhaiter la "bonne année" à tout venant4".
"Tous les samedis soirs, il y avait danse soit au Cercle des Originaires, soit au Cercle
sénégalais, soit au Pavillon Rose, tenu par un DahoméenS"
"Au lendemain de ces grandes soirées où le champagne coulait à flots à la table du
forestier comme à celle du garagiste, Climbié et les enfants du quartier allaient ramasser les
serpentins, les boules, les boites vides6".
Le temps est mentionné pour résumer, évoquer de manière synthétique une époque de
vie. la précision ne va jamais au-delà du mois ou du jour de l'événement ou du détail de vie
l
Camara LAYE, L'Enfant noir, p. 43.
2
Idem, Ibidem, p. 117.
3
Idem, Ibidem, p. 179.
4
B. DADIE, Climbié, p. 43.
S
Idem, Ibidem, p. 49.
6
Idem, Ibidem, p. 51.

Partie /. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
13S
quotidienne mentionnés. De même que pour l'itinéraire du jeune Laye, des durées précisant
l'âge du héros rythment la continuité narrative. Le terme des études à l'E.P.S. est ainsi indiqué:
"Six ans ont passé et le voici au bout du wharf, prêt à embarquer, avec dans ses yeux, dans sa
tête, tous ses anciens rêves qui défilent I ".
Quelques références au temps historique maintiennent l'accent de réalisme et de rapport
à l'histoire: l'attaque de Dakar en septembre 19402, le débarquement du 6 juin, l'armistice fêté
le 8 mai. Climbié, témoin de ces événements à Dakar, situe son propre itinéraire dans la
tourmente de l'Histoire. La visite à Thiaroye a le même effet. Cette conscience du temps
historique crée une nette différence entre L'Enfant noir et Climbié du point de vue du niveau
d'intellectualité des personnages de Laye et de Climbié. On comprend mieux de ce point de vue
les reproches d'Alexandre Biyidi à L'Enfant noir dans son article "Afrique noire littérature
rose3".
Le temps dans ces deux œuvres est linéaire; mis à part le retour en arrière au début de
Climbié, il n'y a pas d'entorse à cette forme de traitement du temps. Par sa durée, par les
repères qui manifestent la conscience que l'écrivain tient à en entretenir, par son traitement, le
temps est facteur de l'identité esthétique du roman autobiographique de Camara Laye et de celui
de Bernard Dadié. Il en est de même sans doute du troisième élément de l'affabulation
romanesque: la création des personnages dans les œuvres en question.
2.c. Les personnages.
Le roman autobiographique suppose, du point de vue de la création des personnages, un
regard en arrière jeté par l'écrivain sur sa vie. Cet autre lui-même qui naît de ce regard n'est ni
l'exact double de l'homme mûr qui revit son enfance, ni tout à fait l'enfant qu'il fut. Ce sont les
deux, c'est-à-dire l'enfant qu'il fut regardé et présenté par l'homme d'expérience qu'il est
devenu. Camara Laye et Bernard Dadié se revoient dans leur passé, dans l'itinéraire de chacun à
un moment où la distance est déjà grande entre leur enfance et l'étape de l'âge d'homme où ils
se trouvent chacun. Camara Laye n'a certes que vintg-cinq ans quand il publie L'Enfant noir
(1953) mais il est en situation d'exil due à la quête initiatique moderne pour une qualification
professionnelle. Le pays natal est loin, la nostalgie est vite née dans un monde de la civilisation
technicienne si différent de l'univers africain où l'homme vit si près de la nature. L'idéalisation
de ce monde de l'enfance est alors, pour ainsi dire, un mouvement naturel dans la création
littéraire comme dans la vie.
1
B. DADIE, Climbié, p. 97.
2
Idem, Ibidem, p. 172.
3
In Présence Africaine, Nvelle série nO 1-2, p. 134.

136
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Bernard Dadié de son côté n'est certes pas à l'âge des mémoires mais il a la quarantaine
quand paraît Climbié. Homme cultivé et dont l'expérience professionnelle et la connaissance de
Dakar et du Sénégal en général est de plus de trois lustres, Dadié considère son itinéraire avec
une distance favorable à la sérénité et à l'objectivation qui conjugue son effet à celui d'un
tempérament générateur d'humour.
Les personnages créés par Camara Laye et Bernard Dadié, le monde dans lequel ils
vivent, la perception qu'ils ont de leur moment historique, l'époque à laquelle ils vivent, sont
nécessairement liés à la situation de l'auteur, à son tempérament, au penchant de son humeur au
moment de la création.
Le héros de L'Enfant noir est un personnage qui doit beaucoup à la nostalgie et au
tempérament de Camara Laye. Le roman a irrité Alexandre Biyidi dont l'article intitulé "Afrique
noire littérature rose" reproche à l'auteur de L'Enfant noir d'avoir idéalisé l'Afrique et la vie
africaine, d'avoir ignoré la situation coloniale. La passion partisane de Biyidi, dont les œuvres
romanesques, dès Ville cruelle (1954), publié avec comme nom d'auteur le pseudonyme d'Eza
Boto, sont très violemment anticolonialistes, n'a pas admis la vision propre de Camara Laye
dont le tempérament et peut-être le niveau de conscience sur les problèmes d'Afrique au
moment où il écrivait sa première œuvre romanesque ne pouvaient créer une œuvre et des
personnages au goût du futur Mongo BetL
Camara Laye a créé des personnages pour une autobiographie c'est-à-dire conçus
surtout pour leur rapport à l'itinéraire du héros, le jeune Laye. C'est pourquoi ce sont
essentiellement des membres de la famille de Laye qui occupent le devant de la scène: son père
forgeron, sa mère née d'une famille de forgerons également, ses oncles maternels et paternels,
sa cousine Marie. Viennent ensuite les figures du monde de l'école, ses condisciples de
Conakry et le directeur de "l'école d'enseignement technique Georges Poiret". Les silhouettes
que constituent les jeunes de l'association des non-initiés se situent à ce même niveau des
personnages d'arrière-plan.
Climbié est lui aussi un personnage d'autobiographie qui doit à Dadié beaucoup plus
que l'itinéraire d'initiation moderne. Comme le jeune Laye il a une scolarité de bon élève et a
régulièrement franchi les divers paliers de son cursus scolaire. Il fait figure d'intellectuel de haut
niveau comparé à Laye. Ses écoles sont prestigieuses: l'E.P.S. de Bingerville, l'Ecole
Normale William Ponty de Gorée. JI se montre plus curieux, plus conscient de l'Histoire que le
jeune Laye. Leur différence d'âge y est pour une part déterminante. Climbié vit adulte
longtemps à Dakar à une époque agitée de l'histoire d'Afrique et du monde. Mais la différence
des deux personnages principaux apparaît dans la culture individuelle de chacun. Ils aiment la

Partie 1. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
135
quotidienne mentionnés. De même que pour l'itinéraire du jeune Laye, des durées précisant
l'âge du héros rythment la continuité narrative. Le terme des études à l'E.P.S. est ainsi indiqué:
"Six ans ont passé et le voici au bout du wharf, prêt à embarquer, avec dans ses yeux, dans sa
tête, tous ses anciens rêves qui défilent}".
Quelques références au temps historique maintiennent l'accent de réalisme et de rapport
à l'histoire: l'attaque de Dakar en septembre 19402, le débarquement du 6 juin, l'armistice fêté
le 8 mai. Climbié, témoin de ces événements à Dakar, situe son propre itinéraire dans la
tourmente de l'Histoire. La visite à Thiaroye a le même effet. Cette conscience du temps
historique crée une nette différence entre L'Enfant noir et Climbié du point de vue du niveau
d'intellectualité des personnages de Laye et de Climbié. On comprend mieux de ce point de vue
les reproches d'Alexandre Biyidi à L'Enfant noir dans son article "Afrique noire littérature
rose3".
Le temps dans ces deux œuvres est linéaire; mis à part le retour en arrière au début de
Climbié, il n'y a pas d'entorse à cette forme de traitement du temps. Par sa durée, par les
repères qui manifestent la conscience que l'écrivain tient à en entretenir, par son traitement, le
temps est facteur de l'identité esthétique du roman autobiographique de Camara Laye et de celui
de Bernard Dadié. Il en est de même sans doute du troisième élément de l'affabulation
romanesque: la création des personnages dans les œuvres en question.
2.c. Les personnages.
Le roman autobiographique suppose, du point de vue de la création des personnages, un
regard en arrière jeté par l'écrivain sur sa vie. Cet autre lui-même qui naît de ce regard n'est ni
l'exact double de l'homme mûr qui revit son enfance, ni tout à fait l'enfant qu'il fut. Ce sont les
deux, c'est-à-dire l'enfant qu'il fut regardé et présenté par l'homme d'expérience qu'il est
devenu. Camara Laye et Bernard Dadié se revoient dans leur passé, dans l'itinéraire de chacun à
un moment où la distance est déjà grande entre leur enfance et l'étape de l'âge d'homme où ils
se trouvent chacun. Camara Laye n'a certes que vin tg-cinq ans quand il publie L'Enfant noir
(1953) mais il est en situation d'exil due à la quête initiatique moderne pour une qualification
professionnelle. Le pays natal est loi n, la nostalgie est vite née dans un monde de la civilisation
technicienne si différent de l'univers africain où l'homme vit si près de la nature. L'idéalisation
de ce monde de l'enfance est alors, pour ainsi dire, un mouvement naturel dans la création
littéraire comme dans la vie.
}
B. DADIE, Climbié, p. 97.
2
Idem, Ibidem, p. 172.
3
In Présence Africaine, Nvelle série nO 1-2, p. 134.

136
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Bernard Dadié de son côté n'est certes pas à l'âge des mémoires mais il a la quarantaine
quand paraît Climbié. Homme cultivé et dont l'expérience professionnelle et la connaissance de
Dakar et du Sénégal en général est de plus de trois lustres, Dadié considère son itinéraire avec
une distance favorable à la sérénité et à l'objectivation qui conjugue son effet à celui d'un
tempérament générateur d'humour.
Les personnages créés par Camara Laye et Bernard Dadié, le monde dans lequel ils
vivent, la perception qu'ils ont de leur moment historique, l'époque à laquelle ils vivent, sont
nécessairement liés à la situation de l'auteur, à son tempérament, au penchant de son humeur au
moment de la création.
Le héros de L'Enfant noir est un personnage qui doit beaucoup à la nostalgie et au
tempérament de Camara Laye. Le roman a irrité Alexandre Biyidi dont l'article intitulé "Afrique
noire littérature rose" reproche à l'auteur de L'Enfant noir d'avoir idéalisé l'Afrique et la vie
africaine, d'avoir ignoré la situation coloniale. La passion partisane de Biyidi, dont les œuvres
romanesques, dès Ville cruelle (1954), publié avec comme nom d'auteur le pseudonyme d'Eza
Boto, sont très violemment anticolonialistes, n'a pas admis la vision propre de Camara Laye
dont le tempérament et peut-être le niveau de conscience sur les problèmes d'Afrique au
moment où il écrivait sa première œuvre romanesque ne pouvaient créer une œuvre et des
personnages au goût du futur Mongo BetL
Camara Laye a créé des personnages pour une autobiographie c'est-à-dire conçus
surtout pour leur rapport à l'itinéraire du héros, le jeune Laye. C'est pourquoi ce sont
essentiellement des membres de la famille de Laye qui occupent le devant de la scène: son père
forgeron, sa mère née d'une famille de forgerons également, ses oncles maternels et paternels,
sa cousine Marie. Viennent ensuite les figures du monde de l'école, ses condisciples de
Conakry et le directeur de "l'école d'enseignement technique Georges Poiret". Les silhouettes
que constituent les jeunes de l'association des non-initiés se situent à ce même niveau des
personnages d'arrière-plan.
Climbié est lui aussi un personnage d'autobiographie qui doit à Dadié beaucoup plus
que l'itinéraire d'initiation moderne. Comme le jeune Laye il a une scolarité de bon élève et a
régulièrement franchi les divers paliers de son cursus scolaire. Il fait figure d'intellectuel de haut
niveau comparé à Laye. Ses écoles sont prestigieuses : l'E.P.S. de Bingerville, l'Ecole
Normale William PontYde Gorée. Il se montre plus curieux, plus conscient de l'Histoire que le
jeune Laye. Leur différence d'âge y est pour une part déterminante. Climbié vit adulte
longtemps à Dakar à une époque agitée de l'histoire d'Afrique et du monde. Mais la différence
des deux personnages principaux apparaît dans la culture individuelle de chacun. Ils aiment la

Partie 1. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
137
nature l'un et l'autre mais Climbié la considère souvent en artiste et dépasse les vues de l'enfant
de ville qui s'évade agréablement par son immersion dans la brousse et le village. Climbié,
allant de Dakar visiter Thiaroye, est impressionné comme un artiste devant la nature sèche, les
grands baobabs et regrette de n'être pas peintre.
L'attitude d'esprit différencie Climbié de Laye. Celui-ci vit heureux dans un atmosphère
de chaleur humaine intensement perçue. Qu'il soit à Kouroussa, à Tindican ou même à Conakry
où pourtant l'école est un cadre d'ordre et de discipline, Laye est immergé dans un milieu dont
il jouit.
Les personnages de second plan dans C/imbié sont certes conçus dans leur rapport à
l'itinéraire de Climbié mais leur création fait vivre un monde plus impressionnant par le nombre
et les événements que dans L'Enfant noir, Bernard Dadié a en effet fait voir la vie quotidienne à
Grand Bassam et à Bingerville, à Gorée, à Dakar et à Saint-Louis et pour chacun de ces espaces
de l'itinéraire de Climbié, la création des personnages donne une lumière suffisamment
éclairante sur les relations entre colonisateurs blancs et colonisés, sur l'évolution en cours ou le
caractère statique de ces relations, sur l'atmosphère de l'école et la rigueur de la discipline, sur
la prose du quotidien constatée avec humour; il présente ainsi les noms de bateaux sur le fleuve
et leur itinéraire: " "Boufflers" et "Sabran", inséparables vapeurs, remontant le fleuve en
service bi-mensuel, continuent leur vieille idyllel ". L'humour caractérise aussi quelque
sobriquet comme le surnom "Cabou" du Directeur de l'école régionale à Grand-Bassam : le
Directeur, à cause de sa silhouette toute ronde, de ses longues moustaches, avait été surnommé
"Cahou" par les élèves. Le roman vaut surtout par l'histoire qui lui est attachée autant que par
l'humour de l'attitude d'élèves qui avec une politesse extrême, s'amusent de leur Directeur à
l'insu de celui-ci. Rappelons la scène: le directeur, fort craint, vient de demander à la classe
muette de peur: "Qu'appelez-vous Cabou ? "Le Directeur, à ce moment là, "développait une
leçon sur les loupes2". Le dialogue qui suit alors débute par la réponse d'Assé qui ne perd pas
la tête. Il se leva et dit:
- Dans notre langue, c'est ainsi que nous appelons la loupe.
- Ah ! Vous appelez la loupe, Cabou !
- Oui, Monsieur le Directeur, repartirent les élèves en souriant, Cabou!
- Mais qu'est-ce que vous avez à ricaner comme cela,
- Le nom est un peu drôle, reprit Assé ... Loupe sonne mieux que Cabou !
- Cabou, ça sonne bien aussi. C'est bien ça ... Cabou ?
- Oui, Monsieur le Directeur, Cahou !
1
B. DADIE, Climbié, p. 198.
2
Idem. Ibidem, p. 114.

138
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Et il nota ce mot sur son carnet! ", termine le narrateur.
Les personnages de L'Enfant noir n'ont pas autant de pittoresque que le Directeur de
l'école de Climbié. A Conakry le Directeur de Georges Poiret fait figure d'autorité bienveillante
qui incarne l'infonnation administrative et la compétence pédagogique. Les parents de Laye se
confondent chacun avec les vertus attachées à la personnalité du géniteur: la mère affectueuse et
énergiquement possessive, le père intelligemment affectueux, esprit ouvert, conscient du
progrès et favorable aux études poussées de son fils. A Tindican chaque personnage est, à sa
façon et selon son rôle traditionnel, très attentionné pour Laye. Le sentiment est vraiment le
relief le plus net des personnages créés dans L'Enfant noir. Ils peuvent donner l'impression de
manquer de profondeur psychologique mais leur vérité est indéniable. Ils appartiennent à une
humanité de gens simples de la nature. Le jeune Laye ne diffère guère d'eux et c'est la raison de
cette sérénité, de cette vision de l'Afrique représentée par le monde de la Haute-Guinée natale de
Laye. Un tel contenu du personnage, nous l'avons déjà dit, a irrité Alexandre Biyidi. Il en a
même perdu l'attention à l'identité des personnages au point de nier l'existence d'un personnage
blanc dans L'Enfant noir. Comparant les deux premiers romans de Camara Laye, il écrit:
"L'Enfant
noir voulait nous faire croire à une Afrique idyllique, mais n'était
qu'invraisemblable, parce que le Blanc n'y figurait point. Dans Le Regard du Roi, le Blanc est
là, il s'appelle Clarence, mais il est en carton. Il est naïf, docile, patient, curieux des êtres:
autant dire que jamais l'on ne vit son frère en terre d'Afrique2." Le Blanc est bien présent dans
L'Enfant noir: c'est le Directeur de Georges Poiret. Mais de même que Clarence, il constitue
une image du Blanc tel que n'en créera pas Mongo Beti : le Blanc qui ne brutalise pas le Noir,
ne fait pas sentir sa supériorité de colonisateur. La création des personnages est affaire de
tempérament. L'évocation de vies d'Afrique à l'époque coloniale que constituent L'Enfant noir
et Climbié le vérifie bien.
Camara Laye paraît emmuré dans un univers de bonheur très intensément vécu parmi un
monde de personnages attentionnés et affectueux tandis que Climbié vit dans un contexte social
plus diversifié, peint avec un réalisme plus appuyé, plus attentif à la diversité des catégories
sociales, plus conscient de l'Histoire et de ses acteurs. Les personnages servant à évoquer le
situation coloniale sont plus nettement présentés par Dadié que par Camara Laye.
1
B. DADIE, Climbié, p. 114.
2
A. BIYIDI, "Afriquc noire iilléralure rosc" in Présence Africaine, NUc série, nO 1-2, 1955, p. 144.

Partie J. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
139
B. LA THEMATIQUE.
Les romans autobiographiques considérés ici mènent de pair la présentation d'un
itinéraire individuel, celui de l'auteur, et la représentation d'un contexte social dont les divers
éléments concourent à créer la vraisemblance, la vérité de l'univers romanesque. De là un
premier thème nécessaire, qui s'impose en somme, celui de l'initiation ou de la formation et qui
peut se désigner par la formule: l'école et le cycle des études. Il faut comprendre ainsi, du fait
de la dualité de l'ordre social en situation coloniale, aussi bien les études à l'école coranique que
les formes traditionnelles de l'éducation préscolaire faite de liberté et d'imitation,
d'apprentissage même des gestes des adultes comme les pratique Climbié aux côtés de l'oncle
N'dabian, que les études dans le cursus de l'école moderne. Camara Laye et Bernard Dadié
consacrent l'essentiel de chacune des deux autobiographies à la représentation de l'école et de la
vie à l'école, à la fréquentation de l'école. La peinture de la vie quotidienne s'appuie sur les
rythmes de présence de Laye et de Climbié à l'école. Leur regard sur le reste de la société est
plutôt un coup d'œil plus ou moins long, si bien que l'autobiographie dans ces romans ne se
transforme pas en peinture de mœurs, ce qui aurait donné des romans de mœurs; mais le souci
de faire connaître la société africaine, une conséquence des impulsions de la situation coloniale,
apparaît dans la thématique du roman autobiographique. Rappelons qu'écrire sur les
populations d'Afrique, sur les us et coutumes, sur les travaux et les jours, sur l'histoire, les
contes et légendes fut une tâche à laquelle l'administration coloniale incitait élèves et anciens
élèves de l'Ecole Normale William Ponty, c'est-à-dire les premiers cadres autochtomes formés
à l'école française.
Camara Laye et Bernard Dadié ont donné chacun une part importante à cette information
ethnographique en évoquant leurs itinéraires individuels. Ainsi est montrée dans L'Enfant noir
l'initiation traditionnelle au pays malinké avec ses deux phases de préparation, comportant la
rencontre avec Konden Diara et d'initiation effective faisant se succéder circoncision et épreuve
des lions. Dadié fait connaître les mœurs "nzima" et "agni" sur le décès et les funérailles (par
exemple la célébration de celles-ci dans toutes les villes où avait vécu le défunt), l'étiquette
nzima sur les relations entre les aînés et les cadets, (ces derniers, par respect, ne doivent pas
utiliser le même oreiller que leurs aînés), de même qu'il décrit les relations entre Blancs et Noirs
et l'influence qu'y exerce la situation coloniale.
Climbié et L'Enfant noir, malgré cette part faite à la peinture de mœurs, demeurent des
autobiographies tout au long de leur déroulement. Laye et Climbié sont toujours au centre des
événements et les coups d'œil sur la société ne créent pas des pôles d'intérêt qui se hissent au
diapason de l'itinéraire du héros. Les considérations sur la mère de Laye, qui est "sayon",
c'est-à-dire cadette de jumeaux en milieu malinké, le mystère de son pouvoir occulte, la
1..-

140
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
spiritualité traditionnelle symbolisée par la relation au serpent totem, le travail de l'or et son
rituel très organisé constituent des curiosités qui révèlent un monde mais qui sont évoquées
aussi bien pour le pittoresque que pour montrer l'immersion culturelle du jeune Laye. De même
la représentation d'atmosphère dans la partie ivoirienne de Climbié (les lieux de distraction, les
spectacles, le marché) et dakaroise (le meurtre dans un restaurant dancing, la vie des syndicats
et l'agitation sociale) prend l'aspect de relation de voyage par le caractère juxtaposé des
développements dont le véritable lien est l'expérience de Climbié.
Ainsi, malgré la représentation de la société L'Enfant noir et Climbié donnent
l'impression de monolithisme thématique privilégiant la formation du héros. La relative variété
des directions du regard générateur de l'œuvre ne modifie pas la nature autobiographique de
l'identité littéraire du texte produit. La peinture de mœurs y est une nécessité mais ne fait pas de
ces œuvres des romans de mœurs.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Le roman autobiographique entre 1920 et 1954 met en œuvre des techniques de
narration et d'expression qui établissent l'identité esthétique des œuvres. Sans doute les
contours de la fiction dessinés par les événements, le cadre et les personnages précisent-ils
nettement des œuvres autobiographiques, mais l'art de la narration et le ton sont responsables
d'une saveur spécifique à chaque œuvre, de son identité esthétique qui la distingue des œuvres
autobiographiques de la même période.
La narration adopte le point de vue unique du narrateur qui raconte sa vie. Dans
L'Enfant noir l'auteur utilise le "je" de l'autobiographie et ne se dédouble pas en auteur et
narrateur distincts. Malgré la troisième personne utilisée dans Climbié, le narrateur et l'auteur ne
se distinguent pas non plus. Le niveau de culture et le contenu de la culture du narrateur ne
pennettent pas de le dissocier de l'auteur qui révèle l'itinéraire unique d'un Ivoirien de brousse
de l'entre-deux-guerres, formé à l'école coloniale d'abord chez lui en Côte d'Ivoire (deux
quarts de romans) ensuite au Sénégal à l'Ecole William Ponty, expérience suivie d'un séjour
d'activité professionnelle lui ayant donné une connaissance profonde de ce pays (un quart de
Climbié), enfin rentré en Côte d'Ivoire et engagé dans la lutte politique et sociale (un quart du
roman).
Le récit de cette expérience à trois cadres et à trois dimensions est celui du tempérament
de Dadié ; la perspective de présentation adoptée est toujours très personnelle et en étroite
liaison avec l'attitude de l'humoriste Dadié. De même que dans L'Enfant noir le point de vue est
celui de Camara Laye se revoyant dans le bonheur de son enfance aussi bien à Kouroussa, à

Partie J. Chapitre W. Le roman autobiographique.
141
Tindican qu'à Conakry, de même le point de vue de Climbié est celui du Dadié homme d'âge
mûr, en pleine possession de ses moyens de production du comique, considérant avec assez de
recul la période de son enfance et des débuts de sa vie professionnelle, de ses activités et
racontant avec une joie saine les souvenirs de son expérience de vie à trois dimensions. La
différence entre les points de vue mis en œuvre dans L'Enfant noir et Climbié est que dans le
premier il y a un point de vue subjectif, intérieur à l'expérience, Camara Laye ne se détachant
pas de l'événement raconté mais y adhérant nettement, et dans le second l'objectivation de
l'expérience passée n'est pas gênée par le sentiment. Le point de vue est extérieur à
l'expérience. Dadié se voit à Grand-Bassam, à Gorée, à Dakar, à St-Louis avec humour et
détachement tandis que Camara Laye est à Kouroussa, à Tindican, à Conakry. Malgré des
imparfaits de l'indicatif qui posent l'événement comme passé, le texte de L'Enfant noir montre
un Camara Laye revivant sans détachement son "royaume d'enfance".
Les séquences narratives établissent aussi nettement que le point de vue la différence
entre les deux autobiographies. Certes les deux auteurs mènent chacun de pair la présentation de
la vie quotidienne dans le cadre de leur enfance et cette enfance elle-même. Mais dans L'Enfant
noir les séquences sont organisées de manière à montrer ce que le jeune Laye découvre autour
de lui: le serpent génie de la famille (chapitre 1), le travail de l'or comme une fête (chapitre III et
N), la vie quotidienne à Kouroussa (chapitre V), le pouvoir de sorcellerie de Daman la "sayon"
(= puînée de jumeaux), mère de Laye (ch. V), l'école à Kouroussa (ch. VI et IX), l'initiation
(ch. VIT et VIn), la vie quotidienne à Conakry (ch. X), les retours à Kouroussa (ch. XI et XII).
Les séquences se confondent pratiquement avec les chapitres: à l'exception de quatre sur douze
chapitres, les unités narratives, unités thématiques en même temps que flux narratifs distincts et
perceptibles présentent en une suite séquentielle l'itinéraire d'initiation du jeune Laye.
Climbié développe des séquences à la fois plus nombreuses et plus nettement
identifiables. Dadié n'a pas indiqué de chapitres. Il a organisé son roman en une suite de
séquences narratives séparées par des astérisques et constituées chacune en une unité
thématique effective. La première partie du roman comporte ainsi vingt et une séquences
narratives racontant d'une part la vie de Climbié à l'école en onze séquences: 1 (p. 97-99),4
(p. 104-106),5 (p. 106-111),6 (111-113), 7 (p. 113),8 (113-114), 13 (137-145), 14 (145-
147), 17 (p. 155-157), 18 (157-162), 19 (162), d'autre part la vie quotidienne au lieu où
Climbié vit chaque fois: à Grand-Bassam, à Boudéa, au "Campement", à Bingerville, au
Sénégal après trois ans d'études. Ce sont les dix séquences suivantes: 2 (p. 99-102), 3 (102-
103),9 (114-122), 10 (122-126), Il (126-134), 12 (134-137),13 (137-145), 15 (147-157),
16 (151-155), 20 (162-165).

142
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
La deuxième partie de Climbié comporte dix séquences consacrées à la présentation de la
vie quotidienne de Dakar et à l'Itinéraire de retour en Côte d'Ivoire suivie par Climbié. Le
personnage principal de Dadié est surtout spectateur de la vie dakaroise dans cette partie
thématique des séquences. Celles-ci se présentent ainsi:
1. Climbié à Dakar (p. 167-170).
2. La vie quotidienne à Dakar: échos de la guerre européenne; relations entre Blancs et Noirs
(p. 170-178).
3. Climbié après dix ans de service à Dakar: la vie quotidienne (178-180).
4. La vie quotidienne à Dakar: l'agitation sociale (p. 180-182).
5. La vie quotidienne à Dakar: un incendie à l'église durant la messe (182-188).
6. La vie quotidienne à Dakar: l'agitation sociale (p. 188-191).
7. La vie quotidienne à Dakar: la grève (p. 191).
8. Climbié et M. Targe sur la route de Saint-Louis (191-195).
9. Arrivée et séjour de deux mois de Climbié à Saint-Louis (191-198).
10. Climbié rentre de Saint-Louis en Côte-d'Ivoire (199-211) et entre dans une vie quotidienne
d'Abidjan comportant une agitation sociale et politique (p. 211-223).
Il est aisé de voir que le roman de Dadié par la variété thématique des séquences
narratives et par leur nombre est une œuvre plus dense, plus détaillée sur la vie quotidienne du
monde dans lequel vit le héros, plus réaliste dans la peinture, plus attentive à l'Histoire, est
située dans le temps historique avec plus de précision. L'Enfant noir, les séquences le montrent
aussi, est l'histoire d'un bonheur et le monde étranger à ce bonheur est ignoré, n'est pas
représenté. Il apparaît un microscosme à la chaleur spécifique tandis que l'univers de Climbié
est très varié et comporte la dure réalité des mutations historiques violentes, tout autant qu'une
certaine poésie de la vie pendant le jeune âge et que Dadié ironique mais sensible sait faire voir
en créateur, dépassant le narrateur consciencieux d'événements vécus. C'est dire que l'art de
Dadié apparaît plus varié. l'on s'en convainc en examinant, toujours dans les techniques de
narration, les variations des formes du discours réalisées avec un but esthétique dans l'écriture.
Varier les formes du discours concourt à la diversité des points de vue lorsque le
dialogue est la forme introduite. C'est la variation la plus naturelle, le roman mettant en scène
des personnages qui se rencontrent comme dans la vie et qui, comme des êtres humains, se
parlent naturellement. L'alternance entre le dialogue et la narration est la première forme de
réalisme dans l'expression pour le romancier. Camara Laye et Bernard Dadié ont sur cette
question des manières propres chacun qui ne se distinguent que par le ton. Les dialogues dans
L'Enfant noir sont uniformément sérieux tandis que dans Climbié le ton est à la bonne humeur,
les propos sont humoristiques et le texte du roman d'une gaieté plus artistique que celle qui

Partie 1. Chapitre IV. Le roman autobiographique.
143
caractérise l'expression du bonheur du jeune Laye. L'emploi de la forme dialoguée du discours
romanesque ne réunit pas seulement les deux romans; il les distingue aussi.
Mais ce sont surtout deux autres formes du discours qui creusent l'écart d'identité
esthétique entre L'Enfant noir et Climbié : Dadié introduit le conte dans son roman sous la
forme d'une intégration. Lors d'une veillée de Climbié et de son oncle N'dabian, est contée
l'histoire de trois étrangers et de l'oiseau aux ailes déployées, capables de donner ombrage à
tout un village. Le dialogue de l'oiseau successivement avec "le fils de Dieu", "le fils de la
Maladie" et "le fils de la Mort" est une création habile pour l'instruction des enfants sur la
puissance transcendante à l'homme de ces trois forces que sont la divinité, la maladie et la mort.
Dadié intègre parfaitement le conte au discours romanesque par le naturel de la situation créée,
l'intimité des deux personnages et la tradition d'édification morale par le conte et dans
l'agrément du discours esthétique. Les dimensions réduites de ce conte concourent au caractère
de son intégration et non de son insertion simple dans le texte du roman.
Les drôles d'histoires racontées par Diaw dans le bateau qui ramène Climbié au bercail
ont la même fonction de distraction. Dadié développe la variation du discours romanesque par
une technique qui, en même temps, accentue le réalisme: la causerie ou le dialogue pour passer
le temps, le "Waxtaan" tant en usage au pays que son héros connaît bien, le Sénégal, et dont
l'animation justement est confiée à un personnage du nom de Diaw, patronyme bien sénégalais
d'autant plus remarquable que la création onomastique dans le roman de Dadié est
majoritairement ivoirienne. Diaw raconte deux histoires: d'abord l'homme qui avait signé un
pacte avec le diable, puis l'histoire de quatre sénégalais dans la boutique d'un Blanc, à
Conakry, qui ne voulait pas vendre des chaussettes à un nègre. Le bosco en raconte deux lui
aussi: le sergent nègre mari d'une belle européenne revenu dans la colonie et l'histoire du
chasseur qui abattit une chimpanzée enceinte. Le trajet est ainsi supportable pour Climbié.
L'ennui et la mélancolie d'avoir quitté le Sénégal ne déterminent plus son humeur. Les histoires
drôles ont créé une certaine gaieté. La plaisanterie créatrice d'histoires est une variation
esthétique du discours romanesque savamment utilisée par Dadié dans Climbié. C'est là une
différence nette avec L'Enfant noir qui ne présente pas une telle richesse des faits d'écriture.
Les techniques de narration, par conséquent, signalent une distinction importante à
établir entre L'Enfant noir et Climbié. Le roman de Dadié présente plus d'élaboration, de travail
sur l'art de la narration. En est-il de même des faits de style dans les deux œuvres? On peut le
présumer déjà en considérant la différence de ton et d'atmosphère créée dans l'une et l'autre
œuvre.

144
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Les techniques d'expression ont servi des projets distincts dans les deux romans.
Camara Laye veut communiquer à son lecteur le charme de l'univers magique de son enfance
heureuse, de son adolescence sans problème grave. Il adopte le style de la simplicité totale,
n'effectuant aucune recherche particulière dans l'expression, donnant aux mots qui expriment le
rapport parental une intensité unique, une poésie de la réalité nue et simple. Les formules
comme "mon père", "ma mère", "mon oncle", "ma grand-mère" acquièrent sous sa plume une
poésie particulière, étant chargées de sentiment et évoquant puissamment le bonheur de
l'affection filiale. L'adjectif possessif évoque chez Camara la force affective de l'attachement
d'enfance.
Dans Climbié, les faits de style qui établissent la qualité esthétique de l'expression sont
plus variés. Dadié, lui aussi, sait créer le charme de l'intimité entre l'enfant et ses parents. Les
veillées de Climbié et l'oncle N'dabian les discussions de l'enfant affectueux et de N'dabian
révèlent la même poésie des mots simples que dans L'Enfant noir. Mais le ton général du roman
de Dadié est plutôt la gaieté ironique, la bonne humeur qui s'amuse de tout, qui amuse de
manière diverse le lecteur attentif. L'ironie et les traits d'esprit abondent et le texte est gai. On
peut citer l'exemple de cette relation d'une visite du gouverneur à l'école: "Un samedi soir il y
pénétra, entouré de tout son état-major. C'était la première visite d'un gouverneur à
l'établissement. Il passa dans les classes, interrogea quelques élèves, distribua des primes,
donna un billet de cent sous à Climbié, prêcha discipline, effort et courage. L'itinéraire
n'aboutit pas aux douchières crasseuses et au réfectoire avec ses tables rudimentaires et
boîteuses.
Les élèves furent frappés par le sourire constant du gouverneur. Un Gouverneur qui
sourit1 !" Dadié s'amuse aussi aux dépens de ses camarades qu'il observe pendant la période
des examens. Sans sentiment antireligieux, il a assez de détachement et d'humour pour être
frappé par les scrupules de la piété à une période toujours la même: "L'approche des examens,
dit-il, avait créé un climat de mysticité chez tous les candidats. L'on parlait des neuvaines aux
Ave Maria, à Sainte Thèrèse de l'Enfant Jésus, à Saint Joseph.
Climbié et ses amis, devenus de véritables piliers d'église, ne levaient le nez de dessus
le livre de géographie, d'histoire naturelle ou d'histoire de France, que pour le plonger dans le
manuel de cantiques2".
Dadié qui crée la bonne humeur de manière fort diverse s'amuse à évoquer le "petit-
nègre" en expliquant l'institution du "symbole" destiné à combattre d'utilisation des langues
1
B. DADIE, Climbié, p. 82.
2
Idem. Ibidem, p. 66.

Partie 1. Chapitre N. Le roman autobiographique.
145
locales. Hors de l'école, les élèves parlent leurs langues maternelles mais il existe une autre
catégorie qui s'éloigne du bien dire: les indigènes qui s'adressent au Blanc, boys, marmitons,
cuisiniers, blanchisseurs, ouvriers, gardes-cercle, paysans produisent ce genre de discours :
"Moi y a dis, lui y a pas content".
"Ma commandant, mon femme, ma fils."
Et des mots et des expressions dont on chercherait en vain les sources chez Littré ou
Larousse, dit Dadié, "Manigolo.... Foutou-moi la campI."
L'humour de Dadié est attentif à l'africanité de l'expression dans le français populaire.
Au-dessus du "petit-nègre" se trouve un niveau de langue qui réalise cette africanité non par des
créations lexicales mais par des tours qui relèvent de l'interférence linguistique. Ainsi le
tutoiement de généralisation caractérise l'expression de la leçon que le bosco tire de l'histoire
des quatre Sénégalais et du boutiquer blanc de Conakry qui refusait de vendre des chaussettes
aux nègres. Les menaces des Sénégalais armés chacun d'un couteau et de sa citoyonneté
française ont eu de l'effet et le bosco philosophe dit: " .. .le Blanc sait que tu as raison mais il
veut que tu réclames, que tu parles, que tu écrives2".
Il est par conséquent très net que les techniques d'expression mises en œuvre dans
Climbié en font une œuvre beaucoup plus élaborée que L'Enfant noir. De manière générale les
techniques du récit, qu'il s'agisse de l'art de la narration ou bien des faits de style, révèlent une
différence importante d'élaboration des deux œuvres qui ont chacune un charme spécifique
fondé sur une manière distincte. Alors que Camara Laye, de manière assez uniforme, réalise
une poésie de la simplicité, Dadié déjà maître des moyens d'un grand romancier, réussit une
variation heureuse des formes du discours, adopte un ton humoristique qui lui fait produire un
texte gai et joue sur les niveaux de langue avec une aisance qui permet au lecteur d'être très
lucide sur ces registres et le caractère délibéré d'u n traitement joyeux de la langue.
*
*
*
Le roman autobiographique entre 1920 et ]954 est une œuvre en général de très bonne
facture, révélant deux attitudes principales de l'écrivain face à son expérience individuelle qu'il
I
B. DADIE, Climbié, p. 108.
2
Idem. Ibidem, p. 207.

146
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
considère avec une certaine distance variable. Camara Laye écrivant L'Enfant noir est encore
sous le charme de l'univers magique de cette enfance, n'a pas de très grande élevation de vue
sur la situation générale de l'Afrique d'alors et laisse s'exprimer son cœur plein de sentiments
pour les membres de sa famille. Bernard Dadié au contraire a déjà la quarantaine et est d'un
tempérament moins enclin au sérieux. Détaché, ironique et doué pour l'humour, il revoit et
présente son itinéraire individuel sans souci du tragique. S'amusant de tout et de tous, il produit
un texte gai.
Ainsi L'Enfant noir et Climbié se distinguent nettement par la nature. D'un côté s'étale
avec sérénité et selon des rythmes spécifiques une narration qui réalise une poésie de la
simplicité. De l'autre se développe une relation faite de variation du point de vue, des formes du
discours, des faits de style qui produisent la gaieté du texte. La différence des deux œuvres est
fondée sur les tempéraments des deux auteurs, sur une différence d'élaboration et une
différence de richesses des moyens stylistiques mis en œuvre.

DEUXIEME PARTIE
1954-1960


CHAPITRE 1
LE ROMAN ANTICOLONIALISTE.
Le courant de création romanesque faisant le procès de la colonisation naît vraiment en
1954 avec la publication de Ville cruelle d'Eza Boto. Plus d'un quart de siècle avant cette
œuvre, plus précisément en 1927, Lamine Senghor avait certes publié La Violation d'un pays,
usant de la fiction, allégorique surtout, pour s'en prendre, avec le ton et la vigueur d'un auteur
de pamphlet, à la colonisation et à Blaise Diagne, député noir au Palais Bourbon, chargé
pendant la première guerre mondiale de recruter des soldats dans les colonies. Lamine Senghor
traçait dans cette œuvre, à grands traits, la configuration morale de la colonisation qui était
présentée comme l'irruption de passions négatives dans la société africaine par le biais des
colonisateurs. Cette œuvre n'eut pas beaucoup d'écho en Afrique. L'auteur vivait surtout en
France, organisant les travailleurs noirs des villes portuaires et s'atttachant, dans cette période
de l'entre-deux-guerres, époque de colonialisme triomphant et bien établi, à défendre la race
noire et par conséquent à s'en prendre à la situation coloniale.
La Violation d'un pays par le projet, par le ton et par l'art en général resta une œuvre
isolée et, en Afrique, inconnue ou très peu connue pendant vingt-sept ans. C'est pourqoi s'il
s'impose à l'objectivité de signaler ce premier roman de contestation de la situation coloniale, il
est également exact de considérer que le courant anticolonialiste dans le roman francophone
d'Afrique noire, en tant que phénomène de création continue, commence vraiment avec Ville
cruelle (1954). A cette date en effet, une impulsion vigoureuse a été donnée à la création
romanesque par le mouvement des idées dans les milieux des intellectuels originaires des
colonies à Paris. Ce mouvement, contrairement à ceux de l'entre-deux-guerres auxquels
participèrent Lamine Senghor et Thiemoko Garan Kouyaté, était organisé et orienté par les
Africains. Il compte, nous l'avons déjà dit, dans ses
activités l'organisation en 1956 et en
1959 du Premier et du Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs tenus respectivement à
Paris et à Rome.
Ville cruelle (1954) fut suivi rapidement d'autres œuvres romanesques qui établissent
l'existence d'un véritable courant de création anticolonialiste. Mongo Béti, deuxième et définitif
nom de plume de M. Alexandre Biyidi qui avait déjà publié Ville cruelle sous le pseudonyme
d'Eza Boto, fait paraître Le Pauvre Christ de Bomba (1956) et Le Roi Miraculé (1958). Son
compatriote Ferdinand Oyono consolide la même veine en publiant la même année deux
romans, Une vie de boy (1956) et Le Vieux Nègre et la médaille
(1956). Le courant

150
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
anticolonialiste compte ainsi cinq romans en quatre ans. On pourrait même dire six en
considérant 0 Pays, mon beau peuple! (1957) de Sembène Ousmane qui sera étudié dans le
courant de l'aventure européenne mais qui, comme Chemin d'Europe (1960) a pour cadre
l'Afrique. Ce roman de Sembène est vigoureusement anticolonialiste comme du reste
l'ensemble de l'œuvre romanesque de cet auteur sénégalais. Mais le classement rigoureux,
c'est-à-dire soucieux du lien étroit entre le thème et la forme de l'œuvre, soucieux de cette vérité
d'esthétique romanesque que le thème informe l'œuvre, impose de ranger 0 Pays, mon beau
peuple! (1957) parmi les romans de l'aventure européenne. Le courant anticolonialiste compte
par conséquent cinq romans entre 1954 et 1960 si l'on se place dans la perspective d'étude
adoptée ici qui est d'analyser l'esthétique des romans et d'établir leur identité spécifique en tant
qu'œuvres d'art.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS.
A. 1. La trame des récits
Les romans de Mongo Béti et de Ferdinand Oyono appartenant au courant de
contestation de la colonisation présentent chacun une structure qui oppose une vision plus
proche de celle de l'épopée à une organisation des éléments de l'affabulation, l'espace, le temps
et les personnages, plus habituelle dans le drame. La culture classique fortement marquée par la
conception du théâtre du XVIIème siècle en matière d'organisation de la fiction sert chez ces
auteurs le projet de montrer l'opposition de deux mondes en conflit ou en coexistence plutôt
conflictuelle qu'hannonieuse. Le modèle de composition romanesque que tend à créer
l'influence du théâtre classique est la crise préparée, développée et menée à son terme. L'espace
et le temps ont alors un rôle actif dans le déroulement de cette crise ou bien au moins participent
à l'effet de concentration des événements et de leur précipitation.
Mais la vision de deux mondes opposés qui luttent ou dont l'un l'a déjà emporté sur
l'autre sans être accepté comme le vainqueur définitif ou bien celui qu'on ne combattra plus se
crée dans la fiction par des moyens comparables à ceux de l'épopée. Ce genre présente la lutte
de deux mondes composés chacun, sur le plan des personnages, d'une foule guidée par son
héros considéré comme invicible et devant mener son peuple à la victoire. L'action, qui montre
la guerre sans souci d'atténuer ses aspects sauvages dont la mort violente par exemple, se
déroule dans un espace et un temps des grandes dimensions. La vision d'épopée fait éclater les
cadres du drame, de la crise. Or la vision dans les romans anticolonialistes est épique en ce qu'il
s'agit, dans ces œuvres, toujours d'une aventure collective plutôt qu'individuelle. Ville cruelle
oppose la ville et le village et à l'intérieur de la ville, Tanga, "deux mondes, deux destins".
L'aventure de Banda, une mésaventure individuelle certes, mais intégrée dans une série de faits

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
151
d'accusation qui servent l'opposition de deux mondes, est un élément, comme la lutte de
Koumé et de ses camarades, de figuration d'un monde agressé par un ordre nouveau auquel il
s'adapte mal. De même Le Pauvre Christ de Bomba tout en présentant une aventure spirituelle
et par conséquent individuelle dans une certaine mesure est, de manière plus précise et plus
spectaculaire le conflit de deux spiritualités, de deux mondes.
Mongo Béti et Ferdinand Oyono, au-delà d'histoires en apparence inidividuelles, la vie
de Toundi, boy du père Gilbert et du commandant de Dangan, la mésaventure de Laurent Meka,
décoré et humilié, l'action missionnaire du Père Léguen créant, sans le vouloir, le désordre là
où l'administration est hypersensible aux troubles, se livrent en réalité à des créations qui se
réalisent dans l'esthétique de l'épopée. C'est pourquoi les romans se déroulent sans crises, des
déploiements de vies dans lesquels les rares faits de concentration comme dans Ville cruelle ou
Le Vieux Nègre et la médaille apparaissent des influences non maîtrisées de la culture classique
des auteurs, beaucoup plus qu'une harmonie avec la vision d'univers et le projet critique.
La trame du récit dans les cinq romans du courant anticolonialiste présente un modèle
unique : une fresque faisant voir l'opposition de deux mondes plutôt qu'une histoire
individuelle. Cette identité esthétique commune aux cinq romans apparaît plus nettement encore
si l'on considère les éléments de l'affabulation, le cadre et les personnages.
A.2. L'affabulation et ses éléments (espace, temps et personnages).
A.2.a.
L'espace.
Ville cruelle, Une Vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille peuvent paraître
contredire l'opinion qu'il n'y a pas de crise dans ces romans, en raison de la très nette influence
de l'esthétique du théâtre classique sur l'élaboration du cadre. La ville dans ces trois romans est
le cadre priviligié par l'auteur, l'essentiel des événements s'y déroulant. C'est un espace
tragique dans Ville cruelle bien que pour les ruraux Tanga soit en même temps une surface de
rêve, lointaine et attirante en raison du rêve même, de l'idée fausse que la vie y est facile, que
l'on y réussit aisément, plus vite qu'au village, qu'on y vit le bonheur de l'aisance matérielle.
La réalité est tout à fait autre. Tanga est, comme dans la tragédie classique, un lieu où les ruraux
n'entrent que pour souffrir et mourir. L'oncle tailleur de Banda, avant Banda lui-même et avec
des dimensions plus importantes, a connu les déceptions qui se vivent à la ville. Dans le grand
âge seule la conscience de son échec l'empêche de retourner au village. Koumé et sa sœur
Odilia, les autres ouvriers de M.T. aussi, connaissent les affres d'une vie quotidienne sans
certitude du pain quotidien; l'évasion dans l'alcool qui est si importante que dans le Tanga des
pauvres où une case sur cinq est un débit de boissons, la violence dans la rue symbolisée par

152
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'accident commis par un camionneur en état d'ébriété et qui a coûté la vie, de manière atroce
(Ville cruelle comme une épopée n'atténue pas la violence des images de mort) à un petit
garçon, constituent des faits qui signalent la cruauté de la ville, pareille en cela à un espace
tragjque.
Le caractère circonscrit de l'espace se note également comme une influence du théâtre
classique dans Ville cruelle, Une Vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille. L'itinéraire de
Joseph Toundi pour l'essentiel est circonscrit à des événements présentés à Dangan de même
que c'est à Doum qu'ont lieu la préparation des cérémonies liées à la décoration, les cérémonies
elles-mêmes et tous les ennuis du vieil homme destinés, dans la création du romancier, à
souligner l'hypocrisie des comportements et discours de Blancs sur les relations entre Blancs et
Noirs dans la vie coloniale.
Mais l'espace, dans l'ensemble des romans du courant de contestation de la
colonisation, n'est pas seulement la ville. Certes la ville est un pôle d'attraction dans ces œuvres
mais ceux qui y sont attirés habitent hors de la ville, soit immédiatement après, dans cette partie
indigène de toute ville coloniale que les œuvres de fiction ont su recréer, soit l'Afrique dans sa
vie traditionnelle, tandis que la ville telle qu'elle est décrite est l'image de l'ordre nouveau. Ce
double aspect de l'espace romanesque sert bien le projet de représentation de la colonisation, de
la situation coloniale des parties d'Afrique concernées.
Cet espace double apparaît un cadre d'épopée tout particulièrement dans Le Pauvre
Christ de Bomba (1956). Mongo Beti fait de Bomba un centre de christanisation devant
rayonner et s'étendre aux dépens de l'espace de spiritualité autre et traditionnelle représenté par
le pays des Tala. La colonie que commande Vidal, l'administrateur, englobe les deux aires,
Bomba et le pays des Tala. Bomba est un espace chrétien organisé pour servir de modèle et
s'étendre par le développement de l'évangélisation. Il y a une église, une "sixa", une école, une
briqueterie.
Le roman de Béti présente la colonie comme deux espaces religieux en conflit. Le
monde de Sanga Boto, celui de la spiritualité traditionnelle, est agressé par l'action missionnaire
du R.P.S. Drumont qui, après avojr édifié Bomba, a hérissé le pays "Tala" de petites églises,
formé des catéchistes qui y sont chargés de l'enseignement religieux et du culte et ambitionne
ainsi de transformer ce pays en un espace identique à Bomba. Mais après vingt ans d'œuvre
missionnaire Drumont constate son échec. Le conflit entre les deux espaces religieux se termine
par la réduction progressive de Bomba comme une peau de chagrin.

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
153
L'espace dans Le Roi Miraculé (1958) apparait aussi divisé mais moins conflituel que
dans Le Pauvre Christ de Bomba et les échecs de Drumont et de Le Guen diffèrent
profondément. Le Guen opère dans un monde où le christianisme est accepté même si la
christianisation est encore en cours, toutes les familles n'étant pas encore chrétiennes. Ainsi le
roi Essomba Mendouga dont le Guen est l'ami n'est pas encore baptisé au moment de sa
maladie. Mais les Essazam diffèrent des Tala en ce qu'ils ne manifestent pas une hostilité
déterminée à l'égard de la spiritualité que sert le Guen. La colonie qu'administre Lequeux ne
présente pas ainsi le conflit de deux espaces religieux qui caractérise l'action dans Le Pauvre
Christ de Bomba. C'est globalement un espace chrétien sans réaction de rejet. Il y a même un
évêque à Ougola. Mais l'action missionnaire du R.P.S. Le Guen intéresse l'ensemble de
l'espace de cette colonie sur lequel veille avec vigilance l'administrateur Le Guen. C'est
pourquoi les désordres causés par le prêtre imposant la monogamie au roi converti Essomba
Mendouga amènent une réaction concertée de Lequeux et de l'évêque.
Au-delà par conséquent des localités d'Essazam, de Bomba, de Tanga et de Doum
comme de Dangan, l'espace dans les romans de contestation de la colonisation est tout un
territoire colonial, parfois même déborde ce territoire (c'est en Guinée espagnole que Toundi
évadé va mourir), et constitue par ses dimensions le cadre d'une fresque plutôt que d'un drame
qui concentre les événements et organise une crise. De telles dimensions de l'espace, pour
réaliser une fresque, nécessitent des dimensions comparables du temps romanesque en tant que
durée des événements créés et présentés.
A.2.b. Le temps.
Les cinq romans de contestation anticolonialiste présentent chacun une tranche de vie
coloniale à la durée variable. L'échelle de variation en est de trois jours à trois mois. Mongo
Beti et Ferdinand Oyono paraissent très classiques sur le découpage de la tranche de vie et par
conséquent la durée des événements. Ville cruelle donne en trois jours, de vendredi à dimanche
du mois de février 193.. .1, une image de vie coloniale mettant en œuvre une typologie de
personnages, des événements essentiellement de violence et une atmosphère de tragédie qui
donne un relief particulier aux relations entre colonisateurs blancs et colonisés, entre
employeurs et employés, entre autorités admi nistratives et administrés, les trois fonnules
désignant en définitive les Blancs et les Noirs.
Dans Le Pauvre Christ de Bomba, la durée des événements est plus importante que ce
qu'elle est dans Ville cruelle. Mongo Beti commence le récit quand le R.P.S. Drumont a déjà
une expérience de vingt ans d'œuvre missionnaire à Bomba, ce qui lui pennet d'organiser le
Eza BOTO, Ville Cruelle, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 14.27 ct 34.

154
Lesfarmes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
drame intérieur, tard établi, du prêtre trop sür de lui-même, qui ne sera amené à la réflexion sur
son travail, sur sa méthode d'évangélisation, qu'au constat spectaculaire de son échec. La
tournée chez les Tala après trois ans d'absence volontaire montre que le temps a fait son œuvre
contrairement à l'attente de Drumont. La tournée elle-même est un temps d'épreuve: pendant
deux semaines le prêtre ne constate qu'églises délabrées, peu d'assiduité aux messes, peu de
deniers du culte acquittés, bref un retour résolu, dans la majeure partie du pays "Tala" à la vie
traditionnelle. La résistance à l'action d'évangélisation se fait plus forte. Les événements sont
en général violents: mort de Joseph Garba, affrontement de Drumont et de Sanga Boto, de
Drumont et des villageois en fête le vendredi saint, de Drumont et d'un mari impatient de
retrouver une épouse encore à la sixa.
Une semaine à Bomba suit le temps de la tournée. C'est également un temps d'épreuve
pour Drumont; Bomba se dépeuple après la découverte du scandale de ce que cet espace
modèle de vie chrétienne est devenu en réalité: la sixa ne diffère en rien d'une maison close.
zacharie s'est enrichi et a vécu comme un seigneur disposant d'un harem, plutôt que comme
l'humble fidèle chrétien, cuisinier du R.P.S. Drumont.
Enfin les trois semaines: Bomba est présenté trois semaines après le départ du révérend
père supérieur Drumont. Le temps dans Le Pauvre Christ de Bomba est un temps de la
destruction de l'œuvre de Drumont, un temps de l'échec, mais pas tout à fait un temps de la
maturité des personnages. Certes, Denis le narrateur en acquiert mais Drumont a tout juste été
amené à la lucidité devant les faits accablants disant son échec. Voilà pourquoi il est difficile de
voir une crise dans ce roman. Il y a un aboutissement d'échec dans un conflit qui, en vingt ans,
n'a jamais cessé entre Bomba et l'espace de spiritualité traditionnelle, le monde de Sanga Boto
où les réjouissances sans interdit, les filles-mères, la vie au rythme de la nature relèvent d'une
philosophie, d'une autre spiritualité que celle de Dnrmont.
Malgré le choix, fort classique, de Mongo Beti, de raconter sur une expérience de vingt
ans les six dernières semaines de l'œuvre missionnaire du R.P.S. Drumont, il n'y a pas à
proprement parler crise. La vie traditionnelle continue son cours au pays des Tala et pour
l'espace chrétien un prêtre autochtone va être chargé de l'action d'évangélisation. La perspective
ouverte à la fin du roman est que les vingt ans de ce qu'on peut appeler le règne de Drumont
vont constituer une espèce de parenthèse dans ]a vie de la colonie qu'administre Vidal, une
espèce de période d'événements et de conflits.
Ferdinand Oyono lui aussi a été influencé par le classicisme dans l'élaboration du Vieux
Nègre et la médaille en ce qui concerne la durée des événements. L'œuvre est un drame de la
désillusion raconté avec beaucoup de concentration des événements. Mise à part la présentation

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
155
rapide de la vie au village, à Zourian situé "à deux ruisseaux, quatre villages, trois forêts, trois
rivières de Doum!" tous les événements se passent à Doum du 10 au 15 juillet. En cinq jours
toute la mésaventure de Meka décoré et humilié s'est déroulée.
Malgré cette concentration en un temps réduit des événements le roman donne
l'impression davantage d'une tranche de vie que d'une dramatisation effective. L'élargissement
du cadre au village, le relief donné à la mentalité des autochtones, en particulier la mauvaise
opinion qu'ils ont des Blancs - Meka explique ses maux et malheurs par "les Blancs
seulement"-, le relief non moins important des comportements des Blancs face aux Noirs
établissent une image imposante de la vie coloniale et des relations entre les communautés de la
société coloniale, qui constitue l'intérêt dominant de la création dans ce roman d'Oyono.
L'élaboration d'image de la société l'emporte sur la dramatisation dans Le Vieux Nègre et la
médaille, roman qui, avec Ville cruelle, est le plus proche du théâtre panni les cinq romans du
procès de la colonisation.
Une Vie de boy est le quatrième parmi les cinq par la durée réduite des événements
relatés. Le premier cahier dans lequel, selon la convention du journal, Toundi note les faits et
événements de sa vie au service des Blancs, présente environ quarante neuf jours de la vie du
boy depuis que, recueilli par le père Gil bert et ayant réussi son apprentissage de la lecture et de
l'écriture, il s'est mis, par imitation de son patron, père spirituel et adoptif, à noter chaque jour
ce qui l'a frappé des faits de vie quotidienne de la journée. Il a ainsi consacré un texte à
expliquer ses intentions, neuf à parler de sa vie avec les missionnaires à Saint-Pierre de
Dangan, treize à décrire la vie à la Résidence, au service du commandant avant l'arrivée de
Madame (32-57), seize à parler de la Résidence après l'arrivée de Madame (p. 57-106). Dans
trois cas seulement deux textes sont consacrés au même jour, le premier cas se constate à la
page 26, le deuxième aux pages 32 et 37 et le troisième aux pages 99 et 100. Un texte est
consacré aux événements de deux jours, 15,23) et un texte à ceux de deux semaines (p. 93).
Dans le deuxième cahier du journal de Toundi qui comprend dix-neuf textes, huit sont
consacrés à l'adultère de Madame avec le régisseur de prison, M. Moreau (p. 108-136), un
texte présente l'arrivée impromptue du commandant revenant de mission à la Résidence (p.
146), six la vie à la Résidence après la découverte de l'adultère de Madame par son mari le
commandant (p. 151-158), enfin quatre l'arrestation et l'emprisonnement de Toundi (p. 158-
185).
Deux de ces textes (110-116 et 116-122) sont consacrés à un jour et les autres derniers à
trois journées et trois nuits, la fuite de Toundi évadé vers la Guinée espagnole, à partir de
1
F. OYONO, Le Vieux Nègre et la médaille, p. 37.

156
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'hôpital ayant eu lieu à trois heures du matin de la troisième nuit. Le deuxième cahier relate
ainsi des événements dont la durée totale est d'environ douze jours. Une Vie de boy a une
durée de soixante et un jours. L'aspect de tranche de vie coloniale y prédomine. Le
rapprochement de Toundi avec un piccaro en effet ne peut se justifier qu'en considérant la
diversité des milieux successifs qu'il découvre. Ces milieux sont des catégories sociales: les
missionnaires, les administrateurs, les commerçants, les agents de l'ordre public, les médecins
sont les personnes que Toundi connaît composant le monde des Blancs qui tous servent, dans
le projet du romancier, l'accusation de racisme. Plutôt que l'expérience de Toundi qui découvre
le monde des puissants dans la société c'est le contenu de cette découverte qui a le relief
principal en ce qu'il fait la société, sert le projet d'accusation et donne une vision large du
monde colonial évoqué malgré le fait que l'espace de la ville est privilégié.
Une Vie de boy est par conséquent une fresque coloniale à l'intérêt multiple plutôt
qu'un drame ou une crise, malgré une certaine concentration du cadre. Mais concernant le
temps on peut dire que sa durée - deux mois - est plus en harmonie avec la représentation d'une
société et concourt à la fresque en même temps que le caractère élargi du cadre spatial: la
colonie, dont M. Fouconi est l'administrateur et la Guinée espagnole.
Le dernier des cinq romans de ce courant, en considérant toujours le temps des
événements est Le Roi Miraculé dont la durée est de trois mois, plus exactement l'action
mission de Le Guen et le pays des Essazam sont évoqués par des événements qui durent de
juillet à septembre 1948. La datation de ces événements est indiquée par la technique de la lettre
utilisée par Beti dans la variation de la forme du discours romanesque.
Le cadre spatial et temporel dans les cinq romans de courant anticolonialiste concourt en
général à établir une forme de composition qui exclut le canon de roman à crise. Certes Mongo
Beti et Ferdinand Oyono ont été très fortement marqués par l'esthétique du théâtre classique en
matière d'organisation de la fiction. C'est ainsi que Ville Cruelle d'une part et, d'autre part Le
Vieux Nègre et la médaille sont caractérisés, sur le plan du cadre spatial et temporel, par une
concentration qui permet le rapprochement avec celle qui décrit la crise dans le théâtre classique.
Mais la concentration des événements n'exclut pas, de la part du romancier, un regard au-delà
de la ville. La vision du monde évoqué est celle de la colonie beaucoup plus que celle de la ville
seulement. Et la colonie est un espace composé de la partie de la vie africaine traditionnelle et de
celle de la ville et de son entourage immédiat qui concourt à lui donner l'aspect de ville double.
Il en est de même de Dangan. La colonie n'est pas dans ces œuvres une mosaïque car une
mosaïque suppose de l'harmonie et de la beauté. Le roman souligne plutôt des univers qui se
font face, qui s'appréhendent ou se combattent comme dans Le Pauvre Christ de Bomba. La
représentation de la société coloniale avec le projet unique de s'en prendre à la colonisation est

Partie li. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
157
en elle-même génératrice de fresques plutôt que de romans à crise. Les cinq romans du courant
anticolonialiste le vérifient.
Quelle qu'elle ait été la manière classique avec laquelle la tranche de vie à été choisie et
malgré parfois la durée réduite des événements qui meublent cette tranche de vie créée par le
romancier la vision qui concerne l'ensemble de la colonie plutôt qu'une partie, même si la ville a
été privilégiée, prévaut dans la détermination et la réalisation de la forme effective de
composition du roman, c'est-à-dire du canon de composition adopté. Et le roman produit est
une fresque et ne développe pas une crise.
A.2.c. Les personnages.
La création des personnages dans le courant anticolonialiste pose le problème de
l'originalité du romancier. La réalité coloniale est en effet structurée. De même que la ville
coloniale est double opposant un centre moderne à une périphérie abritant les travailleurs la nuit,
pour les déverser dans la rue le jour, en direction de ce centre qui est celui du commerce, de
l'administration et de tous les espaces symboliques de la vie moderne, de même l'ordre colonial
est représenté par des personnalités que le romancier n'invente pas: l'administrateur, le
commissaire de police, le curé et son vicaire, le commerçant blanc, le médecin, l'instituteur,
l'ingénieur agricole. La créativi té du romancier se situe par conséquent ailleurs que dans la
représentation, par des personnages, de ces personnalités. Elle est dans le contenu des
personnages. Leurs tempéraments, leurs faits et gestes, leurs propos, la manière dont ils se
comportent dans les relations humaines tout comme leur apparence physique constituent des
domaines de créativité.
Mongo Beti et Ferdinand Oyono créent des personnages tout naturellement en rapport
avec leur projet de faire le procès de la colonisation. C'est pourquoi l'univers de leurs romans
présente une humanité double, organisée, comme sur un échiquier, en deux parties inégales:
les Blancs qui sont les puissants et les Noirs qui sont les colonisés, les travailleurs de tous
ordres. Rien n'y ressemble à l'univers de Nini, Mulâtresse du Sénégal d'Abdoulaye Sadji où la
société se compose de trois communautés: les Blancs, les Métis et les Noirs. Beti et Oyono
semble dire d'emblée qu'il n'y a pas de relations dans la colonie susceptibles de créer une
communauté métisse. Tls créent à partir de la réalité coloniale camerounaise et les contextes
coloniaux d'Afrique sont en effet très divers.
Les Blancs.
Quelle représentation des Blancs trouve-t-on dans le courant anticolonialiste?
Essentiellement des catégories créées par l'ordre colonial. Et d'abord le personnage le plus
l

158
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
représentatif de cet ordre, le commandant. Il n'est jamais un personnage principal. Le choix
thématique des romanciers développe une histoire qui, tout au plus fait une place, panni
d'autres figures représentant les colonisateurs, au commandant qui dans Ville cruelle par
exemple est totalement absent. Une Vie de boy peut paraître faire exception à l'importance
moyenne sinon secondaire donnée au personnage du commandant. Robert de Cazy est en effet
un Blanc parmi d'autres sur l'itinéraire de Toundi. Il est surtout symbolique de l'autorité
administrative à Dangan, qui fait figure de chef-lieu de colonie dont le monde blanc est situé
dans des espaces symboliques également de l'ordre colonial: la mission catholique Saint-Pierre
de Dangan, la Résidence, le commissariat de police, l'école officielle de Dangan, l'hôpital
humoristiquement appelé la "crève des nègres", la prison. Les Blancs sont des personnages qui
se confondent avec leurs fonctions. La réalité organisée à partir de laquelle le romancier crée
s'arrête là. Le reste relève de la créativité de Ferdinand Oyono. Le commandant rendu cocu par
le régisseur de prison M. Moreau est une création, humoristique à souhait, qui relève du projet
de démythification du Blanc qui apporte un ordre nouveau et que le Noir tend à idéaliser.
Joseph Toundi, autre invention humoristique qui contribue à la gaieté du texte d'Oyono, a cessé
de respecter le commandant dès qu'il s'est aperçu que le chef de son importance est un
incirconcis. Mais le prosaïsme du commandant va au-delà de cette différence de civilisation avec
Toundi. Il est un homme à préjugé contrairement aux exigences de sa charge. La première
question qu'il pose à Tou ndi entrant dans son service parmi ses domestiques est: "Es-tu
voleur" ? Oyono fait allusion par une telle idée du commandant à un des défauts attribués, par
préjugé, au Noir par les Blancs coloniaux et que la critique du roman colonial a inventoriés. Le
Noir est vu comme paresseux, nonchalant, voleur, dissimulé. Cette critique qu'Oyono fonnule
l'a déjà été par Ousmane Socé dans Mirages de Paris à propos de ce qu'il considère comme
l'exotisme de pacotille que produisent sur les Noirs les Blancs visitant l'Afrique noire dans
l'entre-deux-guerres.
Robert Decazy est également un homme immoral à la manière de M. Moreau. Il est
amoureux de Mme Salvain, la femme de l'instituteur directeur de l'école officielle de Dangan.
Dans ses relations avec Toundi, il est violent cruel et sans ménagement surtout depuis qu'il sait
que tout le monde à Dangan est au courant de l'adultère de Madame.
Oyono refuse ainsi toute grandeur au commandant. Il a été moins systématique dans
cette représentation en soi du commandant dans Le Vieux Nègre et la médaille. M. Fouconi n'y
est certes pas moins distant avec les Noirs mais il se confond surtout avec sa fonction. Lors de
la visite du Haut Commissaire il Doum, un 14 juillet, pour décorer Meka, M. Fouconi est
essentiellement un maître de cérémonie au service de son supérieur et lui évitant les fatigues du
contact avec les Noirs. L'image du commandant chez Oyono sans être sympathique n'est pas
aussi négative que celle du commissaire de police.

Partie II. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
159
Mongo Beti en fait encore plus nettement un personnage qui s'identifie totalement à sa
tâche d'administrateur. Lequeux est soucieux d'ordre et Vidal aussi bien de soumission absolue
du Noir au Blanc que de prestige de l'ordre qu'il sert. Jeune et dynamique, il parcourt sa
colonie et ouvre des routes. Ses discussions avec le R.P.S. Drumont montrent beaucoup de
conviction et de l'enthousiasme pour son travail. Béti montre une objectivité respectueuse dans
la représentation du commandant.
C'est surtout l'image du commissaire de police qui est défavorable dans le courant
anticolonialiste et davantage dans les romans d'Oyono que dans ceux de Mongo Beti qui
cependant paraît éprouver une certaine gêne à rendre sympathique un commissaire de police.
Lorsque Banda, dans Ville cruelle, pour s'être battu avec les gardes régionaux, est conduit au
commissariat, il est plein d'appréhension: " ... Monsieur le commissaire de police, un Blanc!
Qu'est-ce qu'il allait lui dire celui-là? Couillon, sale nègre, feignant, vicieux, macaque, con ...
Et peut-être le commissaire de police le souffletterait parce qu'il avait osé se battre avec ses
hommes!". Mais Banda n'avait pas tort. A la place d'un commissaire de police c'est un "gradé
quelconque" dont Banda dit qu'il n'est pas le commissaire de police qu'il connaît pour l'avoir
déjà vu à Bamila. Le gradé de police a pris une décision qui le rend sympathique. Ennuyé par le
comportement des gardes il s'est exprimé ainsi: "Merde, alors! Bon ça suffit comme ça. Ils
m'ont trop couillonné. Au moins je m'en vais relâcher celui-là2".
Ferdinand Oyono a créé le personnage de commissaire de police le plus pittoresque et le
plus cruel. Varini dit Gosier d'oiseau en raison de son long cou et de sa pomme d'Adam est un
personnage qui parait à la fois dans Une Vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille, violent,
sanguinaire même avec ses victime au commissariat, il est méprisant, soupçonneux et brutal
avec les Noirs chez qui il fait des incursions nocturnes toujours à la recherche d'une personne
qui ne peut être considérée que sa prochaine victime malheureuse.
Le personnage du curé est le troisième des quatre "C", personnages dont la fonction est
désignée d'un mot commençant par cette lettre. C'est en général le personnage le plus riche de
l'élaboration du romancier, le thème de la religion étant fréquemment important dans les cinq
romans du courant anticolonialiste. Le romancier le charge davantage de défauts que de
qualités. L'image la plus favorable est celle du père Gilbert, curé de Dangan. Il a recueilli
Toundi, lui a appris à lire et à écrire, à seIVir la messe, en a fait un chrétien qui s'appelle Joseph
et non plus Ondoua. Mais le père Gilbert, dynamique et travailleur infatigable, meurt trop vite,
comme si Oyono était ennuyé de présenter un prêtre sans défaut. Son vicaire au contraire, le
1
Eza BaTa, Ville Cruelle, p. 50.
2
Idem. Ibidem. p. 58.

160
Lesformes du roman négra-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
père Vandermayer est un homme cupide. Il ne fait confiance à personne parmi les jeunes gens
de la Mission comme Toundi au point de lui confier la collecte des pièces de monnaie auprès
des fidèles pendant la messe. Toundi qui s'est acquitté de cette tâche un jour, a été déshabillé
jusqu'au caleçon par le père Vandermayer qui voulait s'assurer que Toundi n'avait pas volé une
pièce. Il le fit suivre même toute une journée pour le cas où il aurait avalé une pièce.
Vandermayer est également le prêtre vicieux qui a du mal à observer son vœux de chasteté. La
manière dont il châtie les chrétiennes adultères en est significative: "Il les fait mettre nues, dit
Toundi, dans son bureau, tout en répétant dans un mauvais Ndjem: "Quand tu as baisé, as-tu
eu honte devant Dieu ?1". Vicaire du curé Gilbert dans Une Vie de boy, le père Vandermayer
est curé de Doum dans Le Vieux Nègre et la médaille. Le même phénomène de réapparition de
personnages se note du Pauvre Christ de Bomha au Roi Miraculé. Le père Le Guen passe de
vicaire à curé en allant de Bomba au pays des Essazam. Le Vandermayer curé est une
personnalité montrée beaucoup plus parmi le monde mondain de la colonie qu'à l'église et dans
ses œuvres; les coups de patte du romancier Oyono sont d'une finesse que n'égale que son
humour.
Le curé de Bomba, le RPS Drumont, est certainement le prêtre qui a le plus de relief
dans le courant anticolonialiste. Mongo Beti a créé en Drumont l'image la plus fascinante de
l'agent pastoral dans un contexte colonial d'évangélisation. Drumont est l'incarnation du prêtre
autoritaire avant tout. Une fois en chaire, il est capable d'infliger l'attente la plus longue
possible de son prêche n'admettant plus que l'on tousse. Il est d'une brutalité rare avec les
populations à évangéliser. S'agit-il de leur imposer l'abstinence du vendredi saint? Il les trouve
en train de s'amuser en musiC]ue et brise leurs instruments. S'agit-il de ramener Sanga Boto à la
religion chrétienne? Il l'humilie en le traînant nu jusqu'au caleçon à travers le village d'Ekokot
jusqu'au pied de la Table sainte dans l'église et en lui infligeant l'humiliation non moins grave
de confesser en public les ruses de féticheur C]ui fondent son prestige de détenteur d'une science
occulte. Drumont est davantage un homme qui exerce l'autorité qu'un prêtre. Il a fondé Bomba
et organisé des services. Mais depuis vingt ans c]u'il a créé la sixa il n'y a pas mis les pieds, se
contentant de donner des ordres. A l'aise dans la situation avantageuse du Blanc dans un
contexte colonial, il se permet toutes les brutalités avec les Noirs sachant que l'ordre colonial ne
permet pas à un Noir lucide l'audace de lui résister ou de l'agresser. C'est pourquoi Drumont
prend conscience très tard de ses erreurs et de son échec. Les dimensions de l'échec sont
énormes et le laissent prostré. Les révélations du docteur Armand dans son rapport d'examen
des femmes de la sixa sont accablantes. Drumont prend consciencè de tout et de son itinéraire.
Sa réflexion, sans doute tardive, laisse voir le rôle joué par son gont de l'autorité tout comme la
lucidité enfin effective sur son action missionnaire et ses conditions. Il cesse d'être une espèce
d'empereur de Bomba pour devenir le prêtre qui sait que son action d'évangélisation ne
1
F. OYONO, Une Vie de boy, p. 25.

Partie Il. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
161
s'effectue pas sur un terrain vierge. L'Afrique n'était pas une table rase spirituelle sur laquelle
il était facile d'agir.
La lucidité du RPS Drumont juge également l'entreprise coloniale. Parlant à Vidal le
prêtre est catégorique: "Vous n'êtes pas ici, dit-il, pour implanter une civilisation 1". L'ordre
colonial est vu comme une contrainte imposée aux indigènes et dont la christianisation profite.
Drumont s'est aperçu que les conversions sont formelles et constituent une fonne de réalisme
puisque les chrétiens peuvent être épargnés des corvées liées à la percée de routes. Drumont sait
enfin, à l'heure de sa lucidité toujours, que la collusion avec les colonisateurs est effective dans
l'action missionnaire et que les Noirs qui le remarquent jugent les missionnaires.
Pour l'essentiel la lucidité du RPS Drumont est une conscience de son échec dans toutes
ses dimensions. Mongo Beti a donné à l'action et à la personnalité de Dmmont un relief qui fait
apparaître le curé de Bomba comme l'incarnation de l'église d'Afrique et de ses erreurs
d'action. L'évêque même, à plus de cent cinquante kilomètres de Bomba et pourtant lointain et
anonyme paraît, quoique autorité importante, tout à fait effacé dans l'aventure missionnaire de
Bomba.
Mongo Beti montre plus de sympathie dans la création du personnage de Jean-Martin Le
Guen, vicaire de Bomba. Curieux de tout, sans préjugé c'est le type du nouveau Blanc de la
colonie, en début d'expérience tropicale. Il s'ajoutera comme trait de caractère de Le Guen, à
l'étape de son action missionnaire à Essazam, un certain dogmatisme qui amènera l'exigence
inflexible que le roi Essomba Mendouga devenu chrétien répudie toutes ses épouses sauf une,
et en conséquence les désordres qui expliquent la décision de l'administrateur Lequeux de
l'éloigner des Essazam dont la paix et l'équilibre social sont si sensibles.
Les personnages de missionnaires sont par conséquent créés pour montrer que l'action
de christianisation à l'époC]ue coloniale est perçue par les autochtones en Afrique comme une
agression de nature spirituelle et que ces missionnaires de manière générale ne sont pas
conscients des difficultés réelles et profondes de ce travail. Le statut du Blanc dans la colonie,
les tempéraments individuels des pères chargés d'établir l'église d'Afrique directement au
contact des populations constituent le plus souvent des sources de difficultés dans
l'évangélisation. La tendance chez les ouailles et les candidats potentiels à la conversion est de
considérer que tous les Blancs sont les mêmes et qu'un prêtre ne diffère en rien d'un
commerçant grec. Le père Kolmann dans Ville cruelle leur donne un argument dont il n'est pas
conscient lui-même lorsqu'à la messe de dimanche il recommande dans son prêche de trouver
Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 198.

162
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Koumé et de le livrer aux autorités, le geste signifiant le faire tuer du moment que M.T, le
patron de Koumé et de ses camarades, est à l'hôpital des suites de sa blessure accidentelle.
L'univers des romans anticolonialistes de Mongo Beti et de Ferdinand Oyono entre
1954 et 1958 présente le monde des Blancs comme un groupe solidaire et à l'attitude concertée
face aux Noirs dans la colonie. De là une commune mauvaise opinion qu'ont les Noirs pour
tous les Blancs.
Le commerçant est le quatrième personnage Blanc régulièrement représenté dans ces
romans avec un but critique très marqué. Pallogakis et Démétropoulos dans Ville cruelle,
Janopoulos dans Une Vie de boy ont des noms dont les sonorités signalent la présence du
Grec, comparable à celle du Libano-Syrien dans le commerce de l'Afrique occidentale, dans la
vie marchande d'Afrique équatoriale à J'époque coloniale. Le commerçant grec est
régulièrement considéré rar les aulochlones comme Ull malin qui sait tromper ses clients
vendeurs de cacao par exemple et qui tire profit de la vente des récoltes. La collusion entre ces
commerçants blancs et les colonisateurs maîtres de l'administration est très nettement
représentée dans Une Vie de boy par le comportement de Janopoulos qui reçoit tous les Blancs
de Dangan. Il "est l'organisateur de tous les plaisirs des Blancs de Dangan l ". Mais autant il est
l'ami des Blancs, autant il aime les faire rire aux dépens des Noirs: "M. Janopoulos n'aime
pas les indigènes. Il a la manie de lancer sur eux son énorme chien-loup. Le sauve qui peut
devient général parmi les Noirs. Cela amuse les dames2".
Les figures de Blancs sont par conséquent créées pour servir la critique de la société
coloniale, plus précisément le comportement du Blanc dans cette société, pour montrer le
caractère négatif de la colonisation dO à la fois à l'ordre imposé et à la manière dont le Noir est
dominé par le Blanc.
Les Noirs.
La deuxième catégorie de personnages créés dans le courant anticolonialiste du roman
est constituée par les Noirs. Elle se subdivise en fonctionnaires, agents de l'administration
réussissant plus ou moins à communiquer en français, ainsi les contrôleurs et gardes régionaux
dans Ville cruelle, en jeunes, villageois essentiellement, attirés par les centres urbains, en
vieilles personnes restées au village représentant l'élément le plus ancien d'une société en pleine
mutation.
1
F. OYONO, Une Vic de boy, p. 43.
2
Idem. Ibidem.

Partie JI. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
163
Le contact des ruraux avec la ville, du fait de la différence entre les deux mondes, est
souvent le rêve des jeunes. Banda qui quitte Bamila pour aller vendre ses deux cents
kilogrammes de cacao veut donner satisfaction à sa vieille mère malade qui désire le voir marié
avant de mourir. Mais Banda conçoit une autre forme de contact avec la ville. Son expérience de
Tanga ne lui permet plus de penser qu'il peut être heureux. Son oncle maternel, tailleur vivant
difficilement à Tanga, est un premier exemple de rêve de villageois mal servi par la ville. La
ville est cruelle pour les nJraux. Les Blancs y sont solidaires dans l'exploitation et la domination
des Noirs. Les ruraux s'y transforment, comme le camionneur responsable de l'accident grave
qui a coûté la vie à un petit garçon, assez facilement en truands soucieux de survivre.
L'atmosphère est celle d'un monde de violence.
Il est ainsi aisé de distinguer les ruraux des citadins, anciens nJraux pour la plupart mais
ayant perdu leur innocence, leur pureté, leur générosité! C'est pourquoi Régina et Sabina, les
compagnes de Banda qui l'ont aidé à transporter son cacao apparaissent angéliques par leurs
sentiments dans le monde de Tanga.
Toute cette expérience de la ville n'empêche pas que persiste chez Banda le rêve des
ruraux face à la ville. Il conçoit un autre contact que celui qu'il a eu avec l'espace urbain. TI rêve
de Fort-Nègres pour y réussir ce que son oncle tailleur n'a pas réussi à Tanga, ce que Koumé
n'y a pas réussi non plus. Epouser Odilia n'est pas le temle de son ambition ni de son aventure
; il ira à Fort-Nègres.
L'expérience de la ville n'est pas toujours négative chez les ruraux. Une Vie de boy en
donne des exemples et d'abord celui de Toundi : il habitait la périphérie de Dangan avant d'être
recueilli par le curé de la ville, le père Gilbert. L'échec de son itinéraire est créé par Oyono pour
accuser la colonisation et ses effets négatifs dans les relations entre Blancs et Noirs. Il a
rencontré dans son itinéraire des Noirs agents de l'administration coloniale, plus précisément
servant dans la police. Mais s'est voulu nuancé dans l'appréciation de tels hommes: Mendin
Me Tet et Ndjangoula. Tous deux reçoivent l'orde de châtier avec cruauté mais quand il s'agit
de la victime Toundi, Ndjangoula applique la consigne à la lettre. Mentin réussit à être humain
avec son ami Toundi. Oyono montre ainsi qu'il y a régulièrement une influence négative de la
colonisation sur les Noirs, victimes ou instruments de répression policière, ils subissent la
cruauté du système qui rend tous les hommes méchants, Blancs et Noirs.
Les Noirs sont plus heureux dans la condition de domestique, l'emploi le plus fréquent
dans cet univers. Les romanciers sur ce plan ont peint la société avec réalisme. Les hautes
charges pour les Noirs n'existent pas encore, pour la période évoquée par les romanciers, dans
l'administration des colonies et la masse des Noirs qui travaillent est au service des Blancs dans

164
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
la ville. Oyono souligne le caractère balbutiant de l'instrution en montrant dans l'itinéraire de
Toundi le rôle du père Gilbert pour l'acquisition de l'écriture par son boy, en faisant allusion
aux débuts de l'école par l'expérience de l'instituteur Salvain qui abaisse l'âge moyen de ses
élèves au recrutement et s'enthousiasme de ses résultats.
Dans Le Pauvre Christ de Bomha, Mongo Béti donne à propos de Bomba une image de
la proportion des Blancs et des Noirs dans la colonie, Bomba étant une espèce de microcosme
de la colonie. Aux côtés du curé et de son vicaire vivent Zacharie, Anatole, Denis et Raphaël:
Drumont et Le Guen disposent d'un cuisinier et de son adjoint, d'un boy et d'un boy adjoint,
d'un sacristain. Chacun de ces personnages a un rôle dans la description de l'aventure africaine
de Drumont, qu'il soit critique ou admiratif, chacun concourt à l'éclairer. Zacharie par exemple
manifeste une distance ironique remarquable face à l'action de Drumont. C'est un témoin
partisan de la tradition qui critique très librement l'expérience de RP.S. Inquiétant chrétien qui
voudrait être polygame, ironique, irrévérencieux, insouciant, il est l'adepte d'une morale
naturelle qui ne bride pas les passions.
Quant à Denis, jeune et encore naïf, formé par Drumont comme Toundi par le père
Gilbert, il manifeste une attention affectueuse à son RPS Drumont. Pureté et chasteté de saint
homme l'intéressent. Devant la nudité érotique il réagit négativement. Mais il évolue au cours de
la tournée. A côté de son maître d'idéalisme, Drumont, il yale maître de réalisme Zacharie.
Catherine lui fera perdre sa virginité. Il demeurera bon chrétien cependant. De manière générale,
les personnages noirs dans Le Pauvre Christ de Bomha sont heureux à Bomba au moins un
certain temps, avant le scandale de la sixa. Les femmes qui y vivaient constituent une catégorie
de personnages créée pour donner un relief particulier à l'échec du RPS Drumont. Il en est de
même de personnages qui apparaissent pendant la tournée au pays des Tala: l'irritation du chef
d'Evindi, le traitement subi par Sanga Boto de la part du RPS Drumont, bref les querelles de
Drumont avec les Tala chez eux montrent un monde dérangé par le prêtre et dont les réflexions
sur lui révèlent des personnes malheureuses en raison de la situation coloniale dont leur
agresseur profite. Le personnage du vieillard complète les catégories significatives créées dans
le courant anticolonialiste. La société africaine présentée par Mongo Béti et Ferdinand Oyono
n'est pas immobile. Elle n'est pas en mouvement non plus du seul fait de la situation coloniale.
Certes, ce qui est peut-être le plus spectaculaire c'est le grand dérangement subi du fait de la
colonisation. Ainsi Laurent Meka, le vieux Nègre a subi l'ordre nouveau de manière si peu
avantageuse que la médaille dont il a été décoré ne saurait faire la compensation réelle: rang,
terres, enfants, il a tout perdu, ou donné, ce qui est tout un. Des vieux un peu plus heureux ont
conservé des bribes d'autorité de leurs titres traditionnels. Ainsi dans Une Vie de boy les chefs
Akoma et Mengueme respectivement des Sos et des Yanyans réduits à présenter leurs respects
au commandant. Le roi Essomba Muendouga n'est pas plus puissant qu'eux.

Partie II. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
165
Tous ces personnages de vieillards montrent que les "soleils de la colonisation"
signifient le crépuscule de leur monde, de leur ordre politique et social. Ce sont des hommes de
transition.
D'autres vieillards dans ce monde sont des créations relevant certes du réalisme mais
tendant à faire voir que la société traditionnelle avait ses conflits de générations propres. Ainsi
Banda est à Bamila assez souvent en affrontement verbal avec son oncle parternel, le père de
Zombi. Mongo Beti et Oyono ont donné une image très complexe de la société africaine sous la
colonisation avec le souel de montrer à la fois son évolution interne propre et les mutations dues
à la colonisation. La création des personnages a largement concouru à cette représentation. Pour
la catégorie des Noirs le groupe de vieillards donne une représentation succincte, symbolique
certes, mais assez éclairante sur une société qui s'éteint, une autre qui nait de mutations en
cours.
B. LA THEMATIQUE DU PROCES DE LA COLONISATION.
Ferdinand Oyono et Mongo Beti ont fait le procès de la colonisation en privilégiant des
thèmes généraux qui sont symboliques de la situation coloniale, de l'ordre colonial. Ainsi,
l'autorité administrative non comme thème principal d'un roman, le texte produit eût paru sans
doute un pamphlet, mais comme une présence dont les personnages de toutes les catégories ont
conscience, les uns pour eun tirer de l'assurance et un sentiment de sécurité dans tout ce qu'ils
font, ce sont les Blancs, les autres pour en éprouver un sentiment de faiblesse devant les plus
forts, les puissants du jour, "les Blancs seulement", comme dit Meka au lendemain de son
humiliation consécutive à une journée de gloire pour lui, le 14 juillet où il a été décoré par le
"grand chef des Blancs", le Haut Commissaire.
Les thèmes qui constituent des sujets de production de roman sont les espaces
symboliques de l'ordre colonial (la ville et ses aires non moins symboliques dans Ville cruelle et
Une Vie de boy), les relations entre les communautés dans la société née de la colonisation (le
prétexte de la décoration de Meka permet à Oyono de montrer une image de la distance qui
sépare ces communautés par les conceptions, les comportements, les sentiments, les
préférences diverses de vie quotidienne), la religion enfin, l'action d'évangélisation paraissant
avoir particulièrement intéressé Mongo Beti qui lui a consacré deux romans, Le Pauvre Christ
de Bomba et Le Roi Miraculé, montrant ses difficultés dans un contexte colonial, en particulier
le risque rarement évité de la collusion entre colonisation et évangélisation.

166
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
B.l. La ville.
Le thème de la ville est particulièrement pertinent pour l'élaboration d'une image de la
société coloniale. Eza Boto et Ferdinand Oyono en ont tiré un parti merveilleux. Ils ne créent
pas en la montrant double. C'est une réalité coloniale à partir de laquelle ils créent. L'invention
d'Eza Boto a été la cruauté de la ville comme thème de présentation des mutations sociales nées
de la situation coloniale. Il y a "deux Tanga ... , deux mondes, deux destins l " mais plus
profondément il y a le Tanga de la pauvreté, de l'évasion dans l'alcool au point qu'une case sur
cinq est un débit de boissons, face à un Tanga Sud brillant qui offre du travail, qui est le centre
de la vie productive et marchande, un Tanga de l'ordre vigoureux d'où s'échappent à la fin du
jour des grappes d'hommes et de femmes regagnant le Tanga dortoir, des joies nocturnes, de la
vie traditionnelle dans un espace moderne.
Tanga dans ses deux composantes réalise une vic d'activités diverses, de violence, de
misère, de transfom1ation des hommes. Les ruraux en effet perçoivent de loin la vie à Tanga,
rêvent de la connaître et ne résistent pas à l'attrait de la ville. Mais étant surface de rêve pour les
ruraux Tanga est aussi lieu de déceptions diverses, cadre d'échec des rêves de ruraux comme
l'oncle tailleur de Banda, Koumé, Banda lui-même; car Tanga est aussi un lieu où les valeurs
morales de l'éducation traditionnelle comme l'honnêteté, l'altruisme, le respect de l'autre
s'évanouissent, OlJ la survie individuelle devient la préoccupation majeure des nouveaux
citadins, où les puissants sans scrupule écrasent les faibles.
La cruauté de la ville dans Ville cruelle est un thème d'accusation de la colonisation. La
violence, la misère, la précarité des conditions de vie sont présentées comme dues à des
personnages qui tirent leur force et leur assurance de la situation coloniale. Le patron de Koumé
paie ses ouvriers selon ses caprices et lorsque KOllmé s'en énerve dans les difficultés de vie
quotidienne, sa sœur Odilia le prévient: "Fais attention! Ton Monsieur T... il est bien avec le
commissaire de police...2". Les faits vérifient l'appréhension d'Odilia. L'assurance de T... qui
provoque l'affrontement avec ses ouvriers vient de son amitié avec le commissaire de police. Ce
T... s'est ménagé des appuis solides parmi les Blancs. Ses générosités envers l'église
détermineront les prises de position du curé Kolman pour la violence contre Koumé qui s'est
enfui avec ses camarades après l'accident qui a fin i par coûter la vie à leur patron.
La cruauté de la ville est en un mot cette injustice imposée aux Noirs avec l'entremise
assez souvent de Noirs. Ainsi, les contrôleurs du cacao et les gardes régionaux sont des
complices véreux qui exigent habilement qu'on leur "mouille la barbe", c'est-à-dire qu'on leur
1
Eza BOTO, Ville Cruelle, p. 20.
2
Idem. Ibidem, p. 30.

Partie li. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
167
graisse la patte, avant de donner un verdict favorable à la bonne qualité du cacao. Les gradés de
la police le savent mais la seule forme de réaction de justice est que Banda est relâché mais sans
excuses, ni explication. L'ordre colonial est responsable de ces malheurs. Eza Boto en situe la
conscience au niveau des personnages aussi, et pas seulement d'Odilia. L'oncle de Banda se
révolte contre l'attitude des chefs qui n'ont pas le courage de défendre les Noirs: "Ils n'ont
jamais pu paraître devant le Blanc, dit-il, sans avoir envie de pisser. Les chefs ... Pouah! Et va
faire ceci - "Oui, mon commandant !" Et va faire ceci à tes gens: "Oui, mon commandant !"
Quand diront-ils: "Non, mon commandant!"?l
La vie à la ville malgré le rêve des ruraux est un enfer pour les faibles. Cet espace, le
plus symbolique de l'ordre coloniale, est un monde où le Blanc domine sans partage, où la
justice vraie n'existe pas pour le Noir lorsqu'il est en conflit avec le Blanc, où les rigueurs de
l'autorité administrative sont sélectives. Le patron de Koumé est aussi tranquille que les
contrôleurs du cacao dans les pratiques d'injustices qui révoltent leurs victimes.
Mais la ville n'est pas présentée seulement comme une atmosphère, un univers de
violence, un monde de cruauté. Ferdinand Oyono dans Une Vie de boy s'attache surtout à
montrer les espaces qui composent la ville comme des institutions de l'ordre colonial. Leur
description constitue une présentation comparable à une technique de démontage, d'examen
successif, des pièces d'un même ensemble. L'itinéraire de Joseph Toundi fait voir
successivement la périphérie de Dangan, la Mission catholique Saint-Pierre de Dangan, la
Résidence, le commissariat de police, la prison et l'hôpital; il fait connaître aussi l'école
officielle de Dangan et le centre européen. Chacune de ces parties de la ville donne une image
partielle de l'ensemble urbain qu'est Dangan. Ce sont surtout, ce sont essentiellement, mise à
part la périphérie peuplée d'indigènes les aires habitées par les Blancs, les espaces de la vie
moderne, de l'activité commerciale, administrative, le centre de la vie spirituelle. Dangan par le
détail de l'itinéraire de Toundi et de sa vie quotidienne livre la ville coloniale dans toutes ses
parties avec une nette insistance sur leur liaison. La Résidence du commandant Robert Decazy
est en liaison d'autorité administrative plus ou moins directe avec ces parties de la ville qui sont
des aires du Blanc, du colonisateur, de l'administrateur.
B.2. Les relations entre les communautés.
Ferdinand Oyono, faisant preuve d'une créativité comparable à celle grâce à laquelle il a
dans Une Vie de boy montré la ville coloniale en ses parties, a montré dans Le Vieux Nègre et
la médaille une image des relations entre Blancs et Noirs dans un contexte colonial. Sans doute
Eza Boto avec Ville cruelle et Oyono lui-même dans Une Vie de boy ont-ils montré avec des
1
Eza BOTO, \\fille Cruelle. p. 53.

168
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
détails éclairants les aspects les plus divers de ces relations: le Blanc ou la Blanche face à son
boy ou à sa femme de chambre sont illustrés par le commandant Decazy et Madame, son
épouse, l'ingénieur agricole Magnol, "l'amant de Sophie". De même le boyau service du
missionnaire est un thème très largement développé dans Le Pauvre Christ de Bomba, Drumont
et Denis étant les personnages créés et au début de l'itinéraire de Toundi les relations entre le
père Gilbert et Toundi étant quasi identiques dans le détail à celles qui existent entre Drumont et
Denis.
Mais avec Le Vieux Nègre et la médaille l'invention met au centre de la fiction le thème
des relations entre Blancs et Noirs dans leur présent et leur avenir. Le vieil homme Laurent
Meka a plus de relief que les chefs indigènes Akoma et Mengueme dans Une Vie de boy. Il est
le personnage principal et la décoration dont il est honoré est un signe spectaculaire des rapports
entre le colonisé et le colonisateur représenté par l'administrateur Fouconi et le Haut
Commisaire son supérieur. L'histoire de Meka constitue une sorte de complément à la
représentation des relations entre les sphères supérieures de l'administration et les colonisés.
Robert Decazy est violent et plein de préjugés pour le Noir du rang de son boy Toundi, courtois
conformément aux décences de sa charge avec les chefs Akoma et Mengueme mais Une Vie de
boy ne donne pas une image vraiment détaillée des relations entre les plus hautes autorités
coloniales et les colonisés. Ce que Le Vieux Nègre et la médaille montre c'est que ces relations
ne sont pas expurgées du mépris pour le Noir, de la hauteur adoptée face au colonisé. Le Haut
Commissaire embrasse le Grec M. Pipiniakès décoré en même temps que Meka, plus
précisément immédiatement avant le vieux Nègre, et il serre la main à Meka après lui avoir
épinglé sa décoration différente de celle du Grec. Oyono a accumulé les détails significatifs. M.
Fouconi évite le contact du Haut Commissaire, qui cependant a assez de diplomatie pour tenir
un langage séduisant à Meka, avec la foule des Noirs présents au Foyer africain. Meka heureux
de sa décoration croit fermement aux bonnes relations entre Blancs et Noirs mais lorsqu'il "alla
tapoter l'épaule du Père Vandermayer1" pour lui demander "quand on allait au Foyer Africain"
la réaction du religieux le surprit. Vandermayer "le fusilla du regard tout en l'écartant d'un
mouvement violent du revers de la main2". La distance réelle entre l'attitude du Blanc et celle du
Noir pour des relations d'égale considération est encore grande. Meka est encore loin de la
comprendre. De là son étonnement face à la réaction du Père Vandermayer : "Meka,
complètement abasourdi, dit le narrateur, porta sa main à son menton en ouvrant la bouche
comme un poisson. Non, ce n'était pas possible, le Père Vandermayer ne pouvait lui répondre
de cette façon3". Meka est sans doute seul à vouloir résolument aller dans le sens de meilleures
relations entre Blancs et Noirs. Autour de lui les Noirs savent qu'on ne lui a pas fait de faveur.
Le boy du commandant a bien dit de Meka qu'il a bien mérité la médaille pour avoir perdu ses
1
F. OYONO, Le Vieux Nègre et la médaille, p.lli.
2
F. OYONO, Une Vie de boy" p.lli.
3
Idem, Ibidem.

Partie lI. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
169
terres et ses fils. Ce sont les considérations des Blancs que le boy du commandant a entendues.
Meka, lui, a des idées plus hautes. Il veut établir des relations de meilleure qualité entre Blancs
et Noirs. Les propos qu'il tient au Haut Commissaire en l'invitant à manger le bouc que son
beau frère lui a amené pour célébrer la médaille le montrent: "il le dit, traduit l'interprète, parce
que depuis que les Blancs sont ici, il n'a jamais vu un Blanc inviter un indigène ni un indigène
inviter un Blanc. Etant donné qu'ils sont maintenant des amis ou plus que cela comme le grand
chef l'a dit, il faut bien que quelqu'un commence"l. L'idéalisme de Meka sera déçu de manière
spectaculaire par le comportement des policiers qui ne le reconnaissent pas et de Gosier
d'Oiseau qui ne répare pas la méprise de ses hommes sur l'identité de Meka alors que, lorsqu'il
s'agissait d'informer le vieil homme de la décision de le décorer et de préparer la cérémonie, il
était enthousiaste pour honorer Meka et le ramena en voiture chez lui en plein jour, donnant au
vieil homme une soudaine auréole de gloire. Ferdinand Oyono, malgré l'humour et le texte gai
qu'il a produit, a présenté avec une certaine cruauté l'hypocrisie des relations entre Blancs et
Noirs dans la société coloniale au niveau qui, du fait des responsabilités, devrait en être
expurgé, conformément au discours officiel qui est, lui, en harmonie avec ces responsabilités.
Tout autant que le thème de la ville par conséquent, celui des relations entre Blancs et
Noirs sert bien le projet de procès de la colonisation dans le roman. La thématique de ce courant
comprend aussi la religion, plus précisément l'action missionnaire dans le contexte colonial.
B.3. L'action missionnaire.
Mongo Béti a produit l'un des plus grand romans africains de langue française sur le
thème de l'action missionnaire en période coloniale, Le Pauvre Christ de Bomba. Comme
Oyono écrivant Une Vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille, Béti a établi une liaison entre
cette œuvre et Le Roi Miraculé par le biais du personnage repparaissant, par exemple (le père Le
Guen, vicaire à Bomba, nous l'avons déjà dit, est curé à Estagam), à tel point qu'on peut
considérer qu'il invite le lecteur à la comparaison de l'action des deux missionnaires. Deux
expériences, deux hommes, deux formes d'échec qui révèlent les problèmes posés à
l'évangélisation par la situation coloniale. Le RPS Drumont a été pour ainsi dire contaminé par
le vice des coloniaux de sa génération. Etre encensé par l'autorité conférée au Blanc par le
système colonial. Pour sa tâche la conséquence en est grave parce que le goût de l'autorité ne va
pas avec l'ouverture qu'exige l'attention aux autres qu'il s'agit de connaître, quand il faut les
évangéliser. Or Drumont a commencé son action avec des certitudes bien établies. Il apportait la
parole spirituelle dans un contexte de table rase spirituelle et il lui fallait créer et gérer des
institutions liées au développement d'un espace religieux chrétien en formant des exécutants et
en donnant des instructions.
1
F. OYONO, Le Vieux Nègre et la médaille, p. 123.

170
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Mongo Beti a surtout montré les résultats de cette action au bout de vingt ans et son
roman est l'histoire de l'échec subi par Drumont. Tout est organisé pour décrire l'échec d'une
action missionnaire. L'œuvre est très détaillée sur l'espace chrétien crée par le RPS Drumont.
Bomba en est le centre nous l'avons déjà dit, le pays des Tala est l'aire de l'extension projetée.
C'est un monde préparé par Drumont à cette fin puisqu'il est hérissé de petites églises de village
avec chacune son personnel. Mais ce que Drumont n'a pas vu, c'est qu'il y a une résistance de
nature religieuse, c'est-à-dire fondée sur des considérations spirituelles, d'une spiritualité autre
certes que celle qu'apporte Drumont mais qui n'en a pas moins organisée la vie dans le monde
que le missionnaire catholique ne connaît pas profondément et auquel il veut, non apporter avec
toute la pédagogie de l'efficacité, mais imposer la bonne nouvelle.
Sans que le RPS Drumont s'en doute vraiment il s'établit un conflit de deux mondes,
de deux espaces religieux: le monde traditionnel, domaine de Sanga Boto le féticheur, est celui
des colonisés qui, soit n'ont pas encore reçu le christianisme, soit n'y adhèrent pas tous tout à
fait. Leur religion traditionnelle, sans interdit sur les réjouissances dans la semaine pas plus que
sur la vie familiale et les relations conjugales, les a habitués à une philosophie naturelle et à une
spiritualité gaie. Hommes réalistes qui se savent vaincus par les colonisateurs, ils se
convertissent souvent à la religion chrétienne pour éviter les brimades et corvées que
l'administration impose pour creuser des routes. L'administrateur Vidal est conscient du profit
que Drumont tire de la colonisation pour son œuvre missionnaire. Le monde de Bomba est celui
des candidats à une vie chrétienne exemplaire. L'on n'y est pas toujours consentant au séjour à
la sixa. L'explosion de joie de certaines pensionnaires quand Drumont les renvoya de Bomba le
montre nettement. Le RPS est plutôt une autorité qu'un curé à Bomba. Certes il dit la messe et
remplit les fonctions de curé mais le goût de l'autorité, bien servi par le prestige du Blanc dans
un contexte colonial, écarte de son action l'ouverture et la réflexion sur le cadre de cette action
avant le constat de l'échec qui se fait après vingt ans. Le Pauvre Christ de Bomba est ainsi la
description d'un conflit inégal, le conflit entre le monde de Drumont animé par le RPS et le
monde de Sanga Boto qui se sent agressé et qui résiste tout en sachant l'atout majeur de
Drumont qu'est le pouvoir de Vidal, l'administrateur prêt à mettre en prison toute personne qui
oserait faire du mal au révérend père supérieur.
Le Roi Miraculé est également construit sur le thème de la religion. Le curé d'Essazam,
Le Guen, a gardé les qualités d'homme curieux et sans préjugé dont il faisait preuve comme
vicaire de Drumont à Bomba. Il réussit son action missionnaire mais il est confronté à une
société qui en gros a accepté le christianisme même si tout le monde n'est pas chrétien. Le Guen
n'est pas violent comme Drumont qui agresse avec brutalité les Tala mais il est dogmatique. Lui
non plus ne fait pas d'effort pour un visage africain de l'Eglise. Le roi Essomba Mendouga est

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
171
devenu chrétien, par conséquent il faut qu'il ait une vie conjugale chrétienne, qu'il ait une
femme au lieu de ses vingt-trois épouses. Mais cette espèce de harem est le gage d'un équilibre
politique. Peu importe à Le Guen, la collusion de l'action missionnaire et de la colonisation
l'offusque. Il s'intéresse à son œuvre, rien qu'à son œuvre. Le désordre a lieu dès que le roi a
obéi à Le Guen. Et le conflit d'intérêt entre la colonisation et l'évangélisation est réglé en haut
lieu. L'évêque d'Ongola et l'administrateur Lequeux s'entendent et Le Guen est contraint de
quitter Essazam.
Mongo Beti affirme plus clairement la religion chrétienne comme un auxiliaire de la
colonisation par cette collaboration de l'administration et de l'évêque pour freiner les ardeurs
évangélisatrices du père Le Guen.
Il apparaît ainsi que quel que soit le roman du courant anticolonialiste que l'on
considère, les thèmes s'identifient aux éléments caractéristiques de la situation coloniale. La
ville d'abord en tant que point de départ de l'entreprise coloniale et première surface coloniale
organisée est vue par les romanciers comme un centre commercial, administratif, économique et
spirituel exerçant un puissant attrait sur l'arrière-pays mais réservant aux rêves de ruraux d'un
succès rapide des déceptions cruelles qui font d'eux, souvent, des héros vaincus par leur
aventure. Les relations entre Blancs et Noirs ensuite, matériellement figurées par la séparation
des communautés sont distantes, marquées par les préjugés, la suffisance fondée sur l'avantage
d'appartenir à une communauté détentrice du pouvoir. Les rapports sont de domination
administrative, économique, culturelle et spirituelle. La religion enfin est un thème dont le
développement s'attache à faire voir que le christianisme est un puissant auxiliaire de
l'entreprise coloniale même si la résistance à cette religion est parfois très forte et réussit
momentanément comme à Bomba où le départ de Drumont marque cette pause d'échec. Ces
trois grands thèmes sont chaque fois l'orientation d'une création qui recourt à des thèmes
secondaires en harmonie avec le projet critique comme la mort, la violence, la cruauté
individuelle, les préjugés, etc...
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Ferdinand Oyono et Mongo Beti ont usé de techniques de narration qui permettent
d'élaborer une image de la présentation objective. La société coloniale dont ils donnent une
représentation dans leurs romans est régie par le système de domination qu'ils combattent. Pour
être et demeurer romanciers, c'est-à-dire s'exprimer par images dans le domaine de la fiction,
l'un et l'autre ont donné à chacune de ses œuvres faisant le procès de la colonisation la
meilleure apparence d'absence de l'écrivain.

172
Lesformes dJ.I roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Ainsi le narrateur est le plus souvent un personnage témoin comme Denis dans Le
Pauvre Christ de Bomba, un personnage principal qui raconte sa propre aventure comme
Joseph Toundi ou bien un narrateur qui est sans doute l'auteur mais dont l'identité, point
envahissante, se fait connaître par les constantes de bonne humeur du texte diversement
traduites dans l'expression. Même dans les romans dont le narrateur n'est ni un personnage
témoin ni le héros de l'histoire contée, il existe toujours un relief particulier donné à un
personnage lucide et dont l'attention aux événements et les réflexions exprimées constituent un
éclairage sur la situation décrite aussi important que les images de comportements de
personnages et le cours global de ces événements. Laurent Meka n'est certes pas le narrateur
dans Le Vieux Nègre et la médaille mais sa lucidité sur le monde des Blancs avant sa décoration
comme après sa mésaventure ayant suivi sa décoration éclaire sur cette société
aux
communautés séparées où la tyrannie du Blanc est quotidienne et où, malgré l'idéalisme naïf de
Meka lui-même au moment du vin d'honneur qui a suivi la cérémonie de décoration, il n'y a pas
encore de mouvement d'évolution des relations entre Blancs et Noirs.
De même que le relief de Meka lui confère pratiquement un statut de narrateur, de même
le père Le Guen, curé d'Essazam, par la correspondance qu'il entretient avec sa mère donne
autant que le narrateur un éclairage sur le cours des événements qui composent le phénomène
du roi "miraculé".
L'objectivité apparente dans les romans anticolonialistes est servie par la technique du
journal également. Une Vie de boy et Le Pauvre Christ de Bomba sont construits sur ce procédé
de narration. Le roman d'Oyono le combine à la fiction du manuscrit trouvé qui crée un premier
narrateur pour introduire le journal de Toundi et donne une vision spatiale plus large que
l'espace de Dangan à l'histoire de Toundi qui naquit et vécut au Cameroun mais alla mourir en
Guinée espagnole, par les hasards de son destin de boy victime de la situation coloniale.
Le journal de Toundi est également combiné à la technique du personnage itinérant
permettant la liaison entre les divers espaces qui sont autant de mondes particuliers composant
la ville de Dangan. Le jeune Toundi s'éveille à peine à la lucidité sur les hommes et son milieu
lorsqu'il décide de quitter la maison de son violent père, approuvé par sa mère affectueuse et
compréhensive, pour devenir le boy du curé de Dangan, le père Gilbert. Grâce à la lucidité de
Toundi, Oyono fait connaître le monde de la Mission catholique: le dynamisme du curé,
l'originalité du vicaire Vandermayer, l'affection de tous pour le curé, le père Gilbert. Toundi
imitant son père protecteur, Gilbert, tient un journal pour consigner chaque soir tout ce qui l'a
frappé dans la journée dans sa vie de boy aussi bien chez les missionnaires qu'à la Résidence
auprès du commandant Decazy et de Madame son épouse, au commissariat de police, et à
l'hôpital.

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
173
Malgré la diversité des lieux et des mondes qui les peuplent il existe une unité du roman,
unité d'action, Toundi au contact d'un monde divers, unité d'intérêt pour le thème général du
roman, la société coloniale comme un monde où le Blanc domine le Noir, où le colonisateur
blanc est plein de préjugés et de mépris pour le colonisé noir, où la brutalité du Blanc caractérise
les relations entre Blancs et Noirs. Le roman s'attache, sous le couvert de l'objectivité ainsi
produite par diverses techniques, à peindre en noir le comportement du Blanc colonisateur.
Même dans le monde des missionnaires, des figures antipathiques au lecteur comme le père
Vandermayer existent. Sans doute, Oyono est-il soucieux de donner des arguments à la nuance
et à l'objectivité dans l'accusation du Blanc. De là les figures séduisantes, comme le père
Gilbert et l'instituteur Salvain, considéré comme un démagogue par beaucoup de Blancs de
Dangan, pour avoir soutenu que les petits Noirs ont les mêmes capacités d'instruction que les
petits Blancs, à la suite d'une expérience qu'il a réalisée en son école et qui a donné pour lui des
résultats éblouissants. Mais Gilbert et Salvain apparaissent des exceptions dans la masse des
Blancs de Dangan. Le médecin blanc témoigne d'un racisme brutal. Toundi est très malade mais
il le juge susceptible d'être mis en prison. Son argument? " ... 39°5 de température. Ce n'est
pas grave pour eux1". Il n'est pas étonnant que l'hôpital s'appelle la "crève des nègres2".
Le Journal permet ainsi à Oyono d'explorer le monde de la ville coloniale dans ses
diverses parties tout en maintenant l'unité de son roman fondée sur un projet d'accusation de la
colonisation. Mongo Beti a utilisé cette technique avec le même bonheur dans la création. Le
Pauvre Christ de Bomba peut en effet être appelé le joumal de Denis. Beti comme Oyono confie
des événements à un personnage en situation privilégiée pour cette tâche. Toundi racontait sa
propre expérience de boy employé ou forcé de vivre dans divers milieux et observant de très
près les Blancs dans la vie quotidienne jusque dans leur vie intime. Denis est boy du curé de
Bomba, le RPS Drumont, personnage principal du roman qui critique l'action missionnaire
dans un contexte colonial. Le boy de Drumont formé par le curé de Bomba comme Toundi par
le père Gilbert est un observateur qui a le regard neuf de l'enfance, qui certes acquiert de la
maturité au cours de la tournée de deux semaines dans le pays des Tala mais qui est du début du
roman à la fin toujours affectueux avec Drumont et par conséquent se scandalise des résistances
à son action, de la liberté des propos tenus à son endroit, soit par Zacharie le cuisinier à la
philosophie si peu catholique, soit par des personnages excédés des conduites autoritaires de
Drumont, comme le chef d'Evindi, entre autres. Les sentiments de Denis devant la ruine des
petites églises de village, les mauvais résultats des catéchistes dus à des résistances réelles, les
conduites plus que syncrétiques d'astucieux personnages soucieux de sécurité comme Sanga
Boto qui a été baptisé, s'appelle Ferdinand, mais est retourné à ses pratiques païennes, bref
1
F. OYONO, Une Vie de boy" p. 183.
2
Idem. Ibidem, p. 177.

174
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
devant les faits disant l'échec de Drumont, mesurent l'écart énorme entre ce que le RPS, curé de
Bomba, devait réussir et la réalité de ce qu'il a obtenu chez les Tala.
Denis est pour ainsi dire le thermomètre, mesurant par ses émotions le degré d'échec de
Drumont, à chaque étape de la tournée. La technique de journal est ainsi adaptée à l'élaboration
d'une progression dans la figuration de l'échec de Drumont. Chaque étape de la tournée, c'est-
à-dire chaque texte Denis, présente des raisons toujours plus impressionnantes de l'accablement
de Drumont. Les rapports de catéchistes constituent la partie la plus importante de ces textes
dont la diversité n'empêche guère une unité d'ensemble fondée sur les résultats de l'action
missionnaire de Drumont en général et en particulier de sa décision de s'être absenté trois ansl
du pays des Tala. Les raisons de colère pour Drumont s'accumulent. La polygamie se pratique,
le denier du culte n'est acquitté que par des femmes d'un certain âge, les gens pensent qu'un
prêtre ne diffère en rien d'un marchand, d'un commerçant grec, que Drumont est un homme
dangereux en raison des exigences qu'il a de ses ouailles et qui divisent les familles en chrétiens
hostiles aux non chrétiens. Ces révélations au début des deux premières étapes ne seront
dépassées que par celles qui concernent la vie à Bomba et qui s'ajoutent, chez Drumont, à
l'épreuve de la tournée.
Le journal est une technique qui allie unité et diversité et qui est particulièrement adaptée
à l'accumulation de faits qui ont la force persuasive de l'accompli significatif amenant le curé de
Bomba, malgré son entêtement et une certaine cécité due à sa puissance, à se rendre compte en
définitive qu'après vingt ans il a échoué et de la manière la plus grave, la plus spctaculaire et
partant la plus pénible possible.
Le point de vue.
L'art de Mongo Beti et de Ferdinand Oyono ne se limite pas à une technique structurelle
d'organisation du texte romanesque. Le maniement du point de vue est, chez les deux auteurs,
un indice de technique romanesque maîtrisée. La variation du point de vue est en effet une
pratique d'écriture romanesque qui sert l'analyse, la narration et l'animation de l'univers créé.
Dans Le Pauvre Christ de Bomba, Mongo Beti porte sur Drumont des éclairages contrastés: le
narrateur Denis, nous l'avons déjà dit, est l'admirateur très affectueux du personnage tandis que
son cuisinier, Zacharie, en position privilégiée d'observation comme Denis, considère le curé
avec ironie et lui fait des objections sarcastiques à l'occasion. C'est ainsi que la perspective de
route à creuser en pays Tala dont a informé Drumont l'administrateur Vidal est l'occasion d'une
ironie directe de Zacharie disant au RPS qu'il va pouvoir convertir au christianisme les gens que
1
Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, p. 13.

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
175
les corvées rendent malheureux. Denis s'émeut de l'audace du cuisinier: "Ce Zacharie, dit-il, il
a vraiment osé dire ça au RPS ! Et, aussitôt il a éclaté de rirel ".
La variation des points de vue est diversifiée dans Le Pauvre Christ de Bomba. A
l'opposition de Denis et de Zacharie dans leur manière de voir Drumont et la situation
s'ajoutent, d'une part celle qui met en contact les vues sur le pays de Drumont et du père Le
Guen qui admire en poète la forêt et la compare à la mer, alors que le curé se veut un apôtre, et
d'autre part les points de vue non moins distincts de Drumont et de l'administrateur Vidal sur
leur présence en Afrique. Béti situe alors au niveau de la conscience des personnages la
question des difficultés de l'action missionnaire.
Ferdinand Oyono réussit cette variation des points de vue des personnages en créant des
scènes de groupes, comme les journées de samedi passées par tous les Blancs de Dangan chez
Janopoulos, au cercle européen dont il est le propriétaire, la réunion de ces mêmes Blancs à la
Résidence à l'occasion du premier samedi de Madame à Dangan. L'animation est alors très
vive. Les points de vue sur les Noirs fort divers quoique concordants sur le commun mépris
sont la source des propos parfois très vifs. Oyono a donné autant d'importance à la perspective
d'appréciation des communautés les unes sur les autres qu'à la diversité de chacune de ces
appréciations. Chez les Noirs le point de vue est surtout celui du domestique bien situé pour
voir même ce qui n'est pas soupçonné du Blanc observé. Robert Decazy ne sait pas du tout que
Toundi a cessé de le respecter à partir du moment où il l'a découvert incirconcis. Madame ne se
rend compte que tardivement de la lucidité de ses domestiques Baklu, Kalisia, le cuisinier et
Toundi sur ses privautés avec M. Moreau.
Mais au-delà des perspectives d'observation propres aux personnages c'est surtout
l'importance donnée au dialogue qui réalise la variation des points de vue dans chacun des
romans du courant anticolonialiste. Beti et Oyono ont réussi un véritable théâtre par la variation
des formes du discours. La variation proprement dite fait place selon l'inspiration du romancier
et son sens de la variété qui entretient l'intérêt du lecteur autant que le contenu de l'histoire
narrée.
Les formes du discours complètent ainsi les modalités de la présentation dans les
techniques de narration. Elles comprennent le dialogue et sa formes dérivée, la monologue
intérieur, la description et sa forme appliquée aux personnages, le portrait. Les romans du
courant étudié ici comportent aussi la lettre, le rapport et la confession,
1
Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, p. 61.

176
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Le dialogue.
Il prend une importance qu'il convient de souligner avec précision. Fortement présent,
nous venons de le dire, dans chacun des romans de ce courant, il occupe la moitié des pages
dans Ville cruelle et plus du tiers dans chacun des autres romans. Eza Boto en utilise trois
catégories principales. Le dialogue entre des jeunes gens d'abord; il est caractérisé par
l'intimité. Banda et sa petite amie de Bamila sont les acteurs d'un psychodrame dans une case.
Celle qui aime le jeune homme lui reproche d'être l'enfant de sa mère, de ne pas se conduire en
personne majeure et la choisir comme épouse plutôt que de se soumettre à sa mère qui s'est
intéressée à "la petite gosse" c'est-à-dire à sa rivale. Koumé et sa sœur Odilia vivent un autre
petit drame. La vie est difficile et le patron de Koumé ne paye pas régulièrement ses travailleurs.
Koumé s'en énerve et veut exiger son dû. Odilia, prudente, a des appréhensions sur Koumé et
ses camarades. Quant au dialogue entre Banda et Odilia, l'idylle qui met du temps à s'affinner
du fait de la pudeur, il se caractérise par la compréhension et la douceur entre les deux jeunes
gens. Le dialogue entre jeunes gens et grandes personnes, ensuite, est marqué par la
compréhension et la douceur entre les personnes des deux catégories d'âge ou bien par le
conflit. Ainsi Banda s'entend bien avec son oncle maternel, tailleur à Tanga, mais se querelle
avec vigueur, en des échanges de propos pleins de reproches réciproques, quand il s'agit de
son oncle paternel, le père de Zombi. Quant aux conversations entre Banda et sa mère, Banda,
Odila et la mère de Banda, la compréhension, la douceur, l'affection réciproque les
caractérisent. Enfin entre les jeunes gens et l'autorité les propos et gestes sont le plus souvent
révélateurs d'impatience et de force de caractère. Le jeune homme de Bamila se querelle en
paroles et par des empoignades avec les contrôleurs du cacao et les gardes régionaux. Koumé et
les mécaniciens, ses camarades, règlent leurs comptes davantage par des gestes que par des
propos avec leur patron plein d'assurance, M. T, et la violence produit l'irréparable.
Les dialogues montrent dans Ville cruelle l'atmosphère contrastée vécue par les ruraux
entre eux d'une part et, d'autre part, entre ruraux et citadins. Dans le premier cas les scènes et
dialogues sont intimes soit au moins entre personnes de même éthique, dans le second la ville
apparaît aux ruraux dans toute sa cruauté. L'oncle tailleur de Banda est l'exception qui confinne
la remarque. C'est un nouveau citadin qui a conservé l'éthique du village faite, entre autres
vertus, d'humanité, de compréhension, de fierté.
Les personnages sont présentés en communication continuelle. Banda sans doute est
étranger à Tanga et est plutôt silencieux dans les rangs pour le contrôle du cacao et dans un
débit de boissons où il entre après avoir quitté son oncle pour se rendre à la maison. Il y a
cependant un moment de monologue intérieur où le romancier montre les regrets de Banda
devant les difficultés qu'il n'imaginait pas pour vendre le cacao. "Je n'aurais jamais dû venir un

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
177
samedil" dit-il. Eza Boto montre davantage son héros en communication avec les autres que
livrés à un examen intérieur. C'est un fait de création plutôt général dans ce courant sinon dans
la plupart des romans africains de langue française de la même période. Dans le courant
anticolonialiste, ce qui tient lieu d'examen intérieur est le journal que tient un personnage. Ainsi
Toundi, et aussi Le Guen, curé d'Essazam dont la correspondance avec sa mère tient de
l'information journalistique et de la confession.
Le dialogue par le fait de la communication établit une vérité de la peinture du monde
africain, en tant que mode de la parole partagée, de la palabre comme fait de civilisation.
L'existence de l'aba, case pour les palabres, évoquée dans Le Vieux Nègre et la médaille, la
fréquence des dialogues et surtout leur accent particulier, une franche gaieté quelles que soient
les circonstances, constituent, de la part de Ferdinand Oyono, une nette fidélité au monde
représenté. Mongo Beti dans Le Roi Miraculé, plus précisément dans la représentation de la vie
et du rôle qu'y tient la palabre, a fait preuve de la même vérité des comportements de
personnages et même de vie quotidienne.
Les formes du discours ont assez souvent été des moyens de variations de l'écriture
dans les romans étudiés dans ce courant. Le Pauvre Christ de Bomba use du rapport et de la
confession avec des dimensions particulièrement importantes. Lors de la tournée de Drumont
qui comporte quatorze étapes hors de Bomba le RPS reçoit chaque fois le rapport du catéchiste
local. L'avantage de cette forme de discours est de faire tenir avec vraisemblance un discours
accusateur de Drumont à ses propres catéchistes. La qualité principale d'un rapport est d'être
objectif. Les catéchistes par conséquent sont invités à présenter avec le maximum d'exactitude
possible la vie chrétienne dans leurs localités respectives. Les rapports de catéchistes
concourent par leur nature de rapports au point des faits comme réponses à l'action
missionnaire du RPS Drumont. Présentés par des catéchistes ils mettent Drumont dans la
situation inconfortable d'accepter leur vérité sans soupçonner raisonnablement leurs auteurs
d'exagération. C'est pourquoi les rapports constituent des moments intenses des étapes dans la
tournée. L'intérêt pour ces moments tient à la nature des propos tenus, à leur forme autant qu'à
l'effort raisonnable possible sinon attendu sur Drumont. Les rapports sont ainsi des espèces de
coups de massue successifs que le RPS Drumont reçoit à la place de l'accueil qu'il avait
imaginé en concevant la punition des Tala qu'il croyait infliger pou un effet positif certain.
Une deuxième catégorie de rapport dans Le Pauvre Christ de Bomba est représenté par
celui qui a été demandé au docteur Alfred Arnaud sur l'état sanitaire des femmes de la sixa. Il
présente l'objectivité des rapports de catéchistes mais constitue un coup de massue de plus, de
poids et partant d'effet plus important que celui des précédents. Les catéchistes en effet faisaient
1
Eza BûTû. Ville Cruelle. p. 34.

178
Les/ormes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
voir une résistance à l'action de Drumont. L'échec par conséquent d'un effort d'extension de
l'espace chrétien pour établir l'existence d'une grande communauté chrétienne devant paraître
un modèle de vie spirituelle génératrice d'un bonheur sain, effectif et admirable. Les révélations
du rapport d'Arnaud constituent la preuve que la vie chrétienne qu'ambitionnait de faire vivre le
RPS a été une illusion, au bout de vingt ans, à Bomba. Drumont n'a réussi qu'à rendre moins
morale la vie des indigènes, beaucoup moins morale que leur fonne de vie qu'il combattait en
interdisant la polygamie, les filles mères et les réjouissances le vendredi.
Mongo Beti s'est servi, dans Le Roi Miraculé, de la lettre comme fonne de variation du
discours romanesque. Il l'a fait au moyen de quatre lettres dont trois écrites par Le Guen à sa
mère et une à lui adressée par le Haut Commissaire de la République, d'Ongola, composant un
fil conducteur du récit qu'est la chronique des Essazam. Ces textes de lettre signalent les
moments les plus importants de cette saison en Essazam (de juillet à septembre) que présente Le
Roi Miraculé. Beti s'en prend toujours à l'action missionnaire dans ce roman. Son héros, le
père Le Guen qui indique dans sa correspondance avec sa mère qu'il a été vicaire du révérend
Drumont et commente l'échec du prêtre dû à son orgueil, à son manque d'humilité, à une
approche insuffisamment fraternelle de l'Afrique à convertir, entreprend de convertir un roi
bantou, avec beaucoup d'enthousiasme. Le romancier voit dans cette action de Le Guen une
volonté de puissance et fait de ce prêtre aussi un Drumont à sa façon, mû par la force de
l'imagerie d'enfance qui détennine les vocations parmi les séminaristes. Il faisait souvent des
rêves depuis sa première rencontre avec le chef de la tribu des Essazam. Il voyait ceci : "Il
contemplait, dit le romancier narrateur, les voûtes d'un temple splendide, le Christ en Croix
ouvrant ses bras à l'humanité, l'autel au pied duquel un géant d'Afrique se tenait humblement
agenouillé, païen honteux de son passé, prêt à brûler ce qu'il avait adoré, ange Noir que
dissipait la blanche robe des convives célestes". Le détail de l'image indique les aspirations
profondes que traduit ce rêve: "Le nouvel élu courbait une tête crépue sous la fine main claire
d'un apôtre du Christ, jeune homme au visage buriné, à la taille élancée, au regard extasié et qui
ressemblait à Le Guen comme un frère l ". Cette image équivoque est une pièce de l'imaginerie,
dit Béti, "derrière laquelle avait autrefois coutume de se dissimuler la volonté de puissance de
l'Europe triomphante2". L'on comprend aisément alors l'enthousiasme débordant avec lequel
Le Guen parle à sa mère de l'intérêt du "roi bantou" pour des scapulaires et sa volonté même
d'en avoir. Chacune des trois lettres de Le Guen indique la perspective du succès du prêtre à
convertir le chef des Essazam. La troisième fait connaître les inquiétudes et la volonté exprimée
de l'administration par l'administrateur Lequeux, que par ironie Le Guen appelle le "satrape"
d'imposer au Supérieur de la Mission catholique d'Essazam d'arrêter de provoquer le désordre
en tentant de convertir Essomba Mendouga le chef et de lui faire adopter la vie conjugale d'un
1
Mongo BETI, Le Roi Miraculé. p. 27.
2
Idem. Ibidem.

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
179
chrétien. La dernière lettre montre que l'administration a eu le dessus, la hiérarchie catholique
n'ayant pas soutenu Le Guen. La correspondance du père Le Guen, variation, au plan de
l'écriture, de la forme du discours romanesque, a une fonction narrative essentielle révélant
aussi bien les motivations profondes du prêtre dans son action pour convertir un personnage
important que la réaction réaliste de l'administration coloniale qui a d'autres soucis que les
succès qu'escompte Le Guen.
Après le rapport et la lettre, la confession est également une forme du discours que
Mongo Beti utilise et qui constitue autant un sous-genre adapté à l'expression d'un état d'âme
déterminé qu'une variation d'écriture, indice d'un art romanesque maîtrisé. La confession de
Drumont, combinée au dialogue, est donnée en deux temps. D'abord devant Zacharie, Denis et
le catéchiste d'Akamba (pages 151 à 155 de l'édition Présence Africaine), ensuite devant Le
Guen et Denis (p. 263 à 264). Dans le premier texte il dit son échec dont il s'affirme
responsable par inconscience; dans le deuxième il se reproche de n'avoir plus mis les pieds à la
sixa en vingt ans, depuis sa construction. C'est par conséquent une variation fine du discours
romanesque que cette confession non tenue dans un confessionnal et qui ne prend pas non plus
la forme d'un monologue, puisqu'il s'agit d'un dialogue avec le catéchiste et Zacharie rapporté
par Denis, si bien qu'en apparence c'est toujours la forme du journal et le dialogue qui
prédominent; mais la lucidité enfin acquise et déployée par Drumont, les dimensions des aveux
et leur contenu font de ces passages de nouveaux discours identifiables comme des confessions
et non comme des dialogues assimilables à tous les autres qui les précédent ou les suivent. En
fait ce sont des dialogues simulés pour donner à la confession plus de vie et éviter surtout un
monologue intérieur fort long devant des témoins, le roman ayant déjà créé une situation de
scène de théâtre avec la présence de trois autres personnages au moment où Drumont se
confesse et réclame d'être écouté.
La description.
Dans les romans de ce courant anticolonialiste il n'y a pas de longues descriptions.
Aucun des romanciers ne montre de la passion descriptive à la manière d'un Honoré de Balzac
par exemple, romancier du XIXème siècle bien connu de l'école coloniale dans laquelle ils ont
tous été formés. Mongo Beti et Ferdinand Oyono décrivent le cadre conformément à la vision
qu'ils ont de la société coloniale aux communautés séparées, au projet critique qui est le leur et à
la volonté de donner vie au cadre spatial. Les images en contraste caractérisent la représentation
de l'espace du dehors. La ville de Tanga est un exemple très éclairant. Le romancier la présente
en soulignant la dualité significative. " Représentez-vous, dit-il, au milieu de la clairière, une
haute colline flanquée d'autres collines plus petites. Sur les deux versants opposés de cette
colline, se situaient les deux Tanga. Le Tanga commercial et administratif -Tanga des autres,
Tanga étranger- occupait le versant sud étroit et abrupt, séparé de la forêt toute proche par un

180
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
fleuve qui roulait des eaux noires et profondesl ....". La description de Tanga, le plus long texte
de description dans les cinq romans du courant anticolonialiste, s'attache à élaborer une image
faite de contrastes, les deux Tanga sont deux mondes juxtaposés figurant la séparation des deux
communautés de la société, les Blancs et les Noirs, constituant d'un côté une espèce de cité
dortoir habité par les travailleurs noirs, de l'autre le centre du travail, des affaires, de commerce
de l'administration, le Tanga des riches et des détenteurs du pouvoir.
Il Ya certes, du fait du réalisme de la description, du pittoresque, mais Eza Boto met
surtout l'accent sur les contrastes. Ainsi les curiosités que présente le fleuve: "Ce fleuve, dit le
romancier, était une des curiosités de Tanga, une espèce de cirque pennanent. L'on n'avait qu'à
s'accouder au parapet du pont et à attendre. Bientôt une case-pirogue débouchait en amont". La
description cependant ne s'étend guère. Celle du marché par exemple est très succincte sur
l'image extérieure, le cadre des étals aussi bien que sur le monde grouillant. Banda qui
contemple le marché prend plaisir surtout à suivre les femmes. Très vite le romancier restreint la
présentation du marché à ce que voit Banda, à ce à quoi il s'intéresse or le souci de Banda est
comment se "procurer sa petite femme2".
Dans Ville cruelle l'espace du dehors est surtout le cadre de la cruauté de la ville. C'est
l'aire du contrôle du cacao où fennentent les produits déclarés mauvais, la rue où l'ivresse
provoque des accidents mortels où ont lieu des affrontements comme celui qui oppose Koumé,
ses camarades et leur patron, où la police poursuit les délinquants ou supposés tels. L'espace
du dehors, beaucoup plus nommé que décrit, est surtout un contenant des événements de la
ville.
Les autres romans du courant anticolonialiste décrivent moins; ils nomment les endroits
divers de l'espace du dehors. Certes Mongo Beti décrit le mauvais état des églises de village,
leur ruine, mais de même que les parties de Bomba, de même les villages qui constituent les
diverses étapes de la tournée sont nommés et situés par rapport à Bomba.
Ferdinand Oyono reprend les contrastes d'espaces du dehors après Eza Boto. Qu'il
s'agisse d'Une Vie de boy ou du Vieux Nègre et la médaille la description, réduite au minimum
indispensable sur l'espace du dehors, oppose les cadres de vie de Blancs et ceux des Noirs. Le
Foyer africain et le cercle européen figurent la différence de statut et de prestige des Blancs et
des Noirs dans la société représentée: "Le Foyer africain, dit le narrateur, était une baraque en
tôle où le commandant avait l'habitude de tenir ses réunions. On l'avait construit à mi-chemin
entre le quartier européen et le quartier indigène. Le commandant l'avait fait peindre entièrement
1
Eza BaTa, Ville Cruelle, p. 17.
2
Idem, Ibidem.

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
181
à la chaux pour cacher sa couleur passéel ". A l'opposé de ce cadre plutôt humble et sans grâce
des réunions avec les Noirs et de leurs réjouissances le "Cercle européen était une bâtisse sans
style, l'un de ces édifices qu'on ne rencontre qu'aux colonies. Il trônait au rond-point du centre
commercial, du marché, de l'école et de l'hôpital. M. Pipiniakis, économe par mesquinerie,
l'avait fait peindre en ocre, la couleur de la poussière tenace de Doum. On y accédait par un saut
au-dessus de la rigole poubelle que nettoyait de temps en temps l'eau du ruissellement2". Il
existe ainsi une différence entre ces cadres sans grâce de la palabre et des réjouissances. le
Cercle européen présente au moins l'avantage d'être plus proche des lieux où vivent les Blancs.
Dans Une Vie de boy de tels espaces comme la plupart de ceux qui composent la ville en
des modes distincts sont plus nommés que décrits. La Mission catholique Saint Pierre de
Dangan, sa sixa, l'Ecole officielle, etc. Il y a cependant un panorama de Dangan, incidemment
élaboré à l'occasion d'une remarque sur la circulation de l'information entre le quartier des
Blancs et celui des Noirs. Oyono écrit: "Bien que Dangan soit divisée en quartier européen et
en quartier indigène, tout ce qui se passe du côté des maisons au toit de tôle est connu dans le
moindre détail dans les cases en potopoto3". La place du marché est présenté avec plus de détail
mais la description est toujours succincte. Toundi y a accompagné Madame désireuse de visiter
Dangan à pieds. Voici la présentation : "La place du marché de Dangan se trouve à quinze
minutes de la Résidence. C'est une cour limitée par deux hangars qui abritent une boucherie et
une poissonnerie. Un ruisseau souillé de détritus de toutes sortes sert de poubelle et parfois de
piscine4". Toundi et Madame qui s'y rendent ont choisi le bon jour en effet: " c'est la place la
plus animée de Dangan, surtout dans la matinée du samedi. C'est le lieu de rendez-vous de tous
les indigènes du quartier noir et des villages5".
Les espaces du dehors ont pour relief principal d'être prosaïque, de montrer des cadres
austères de la ville, de la vie simple de la société coloniale.
Les intérieurs constituent des images de simplicité et de vie humble ou sans luxe. Saint
Pierre de Dangan dans Une Vie de boy, comme la plupart des espaces du dedans des cinq
romans du courant anticolonialiste, est beaucoup plus nommée en ses parties que décrite. C'est
une église dont Toundi parle en habitué de la messe connaissant tous les recoins de ce lieu de
culte et se contentant de les nommer sans les qualifier le plus souvent. La petite cloche appelée
Jésus dont il reconnait le son, la sacristie, la nef avec une seule porte, le transept, l'autel et la
sainte table sont les parties désignées. Voici l'image globale de l'intérieur de l'église au moment
de la messe: "Dans l'église Saint-Pierre de Dangan, les Blancs ont leurs places dans le transept,
1
F. OYONO. Le Vieux Nègre et la médaille. p. 61.
2
Idem. Ibidem. p. 130
3
F. OYONO. Une Vie de boy. p. 167
4
Idem. Ibidem. p. 83-84.
5
Idem. Ibidem. p. 83·84.

182
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise: 1920-1976.
à côté de l'autel. C'est là qu'ils suivent la messe, confortablement assis dans des fauteuils de
rotin recouverts de coussins de velours. Hommes et femmes se coudoientl ". Cette mention de
mobilier est la seule dans le roman. Elle sert à montrer le traitement inégal des fidèles pendant la
messe. Le goupillon sait ménager et manifester de la considération au sabre. La communauté
blanche de Dangan vit une aisance considérable comparée à la noire, même dans le lieu de culte
commun à tous les fidèles.
Concernant la Résidence aussi, la présentation, plutôt qu'une description, est une
énumération des parties de la maison du chef de Dangan : l'édifice principal dont les parties où
travaillent les domestiques sont visitées par Madame lors du "tour du propriétaire", la cuisine, le
parc aux chèvres, le carré de roses, la buanderie. La salle de séjour et la chambre plutôt
suggérées lors de visites comme celles de M. Moreau ou de la femme du médecin. Oyono attire
l'attention des lecteurs sur les personnages plutôt que sur leur cadre de vie qui est d'une
simplicité en harmonie avec la vie coloniale dans le cadre d'une localité qui correspond à une
préfecture d'aujourd'hui, dans l'administration de la colonie.
Dans le monde de Meka et de la communauté noire en général, Oyono montre également
des intérieurs qui ne nécessitent pas une longue description. Au soir de l'arrivée à Doum
d'Engamba et de son épouse Amalia, la maison de Meka est animée, joyeuse des retrouvailles
familiales, le frère de Kelara bavardant avec son beau-frère. Au moment du repas les embarras
de Kelara montrent l'exiguïté des lieux: "Je me demande si ça suffira pour tout le monde, dit-
elle, Les femmes mangeront avec moi. Les hommes iront manger avec mon mari , les enfants
mangeront avec leurs mères.
En une fraction de seconde deux cercles s'étaient formés autour de Meka et de Kelara.
C'était plutôt un groupe de deux cercles concentriques chez les hommes. Ceux qui avaient la
chance d'être au premier rang remplissaient leur main comme ils pouvaient, si bien que, lorsque
les derniers avaient trouvé l'espace qui les conduisait au premier rang, il n'y avait plus rien2".
Plus significative encore des conditions humbles de vie et de l'exiguïté de la case est la manière
dont Kelara a résolu le problème du sommeil avec la présence des hôtes: "Je voudrais que
chacun sache où il dormira tout à l'heure, dit Kelara en se levant. La case n'a pas beaucoup de
lits. Engamba et sa femme dormiront dans le lit qu'ils occupent. Essomba et sa femme
dormiront dans le lit de Mvondo qui ira rejoindre Nti3".
Le cadre spatial est en général esquissé et quand il est décrit, dans les romans
anticolonialistes, il sert à montrer la séparation des communautés, l'inégal sort des Blancs et de
Noirs, la vie simple en général. L'espace du dehors est plus rapidement esquissé chez
1
F. OYONO, Une Vie de boy, p. 53.
2
F. OYONO, Le Vieux Nègre et la médaille, p. 86-87.
3
Idem, Ibidem, p. 87-88.

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
183
Ferdinand Oyono. Eza Boto montre plus de panoramas dans Ville cruelle, que Mongo Beti dans
Le Roi Miraculé. Le village d'Essomba Mendougo dont le long panorama signale en ses parties
les diverses maisons des vingt-trois épouses de ce chef à la vie si traditionnelle, est décrit
surtout comme le village de Mendouga, sa propriété vraiment. L'espace du dehors révèle un
monde plus humble dans les romans de Ferdinand Oyono que dans ceux de Mongo Beti. Dans
Le Pauvre Christ de Bomba un catéchiste! explique les difficutés d'évangélisation par le fait que
les hommes ne sont plus pauvres. Dans le monde de la forêt évoqué par ce roman, en effet, la
vie paraît plus facile et les problèmes agités concernent principalement l'adhésion ou non du
christianisme.
Les intérieurs qui, dans les romans d'Oyono, présentent une simplicité qui signifie
souvent conditions de vie humbles sont plutôt soignés et attrayants dans Le Pauvre Christ de
Bomba. A Mombet, au pays des Tala, Denis admire le pays dont l'espace du dehors, un grand
village autour de la chapelle, fait d'une 'théorie de cases qui se font face, séparées par la
piste...", est aussi séduisant que les intérieurs. Ceux-ci révèlent des qualités de propre et de
bonnes normes de construction : "Leurs cases, dit Denis, sont spacieuses et construites avec
beaucoup de soin, à cause de la proximité de la forêt dont ils tirent les matériaux. Ils ne
s'éclairent pas avec des lampes à huile comme sur la route, mais avec des lampes tempêtes ou
des lampes à pression d'essence". Ce monde éloigné des centres urbains et encore caractérisé
par sa vie traditionnelle est heureux. Denis le remarque: " Tout le long de la piste qui est ici une
rue, nous entendions les femmes chanter ou s'interpeller et les hommes rire en se tapant sur les
cuisses2". L'espace, qu'il soit celui du dehors ou celui du dedans, révèle un monde en tout
point différent de celui que montre Ville cruelle où les villageois rêvent de la ville, où la ville
exerce un puissant attrait sur le monde déshérité du village. Mongo Beti semble dire au contraire
que le village du fond de la forêt est heureux et que les histoires, les ennuis et les querelles y
sont introduits par l'irruption de Drumont et de l'ordre qu'il représente; dans la caractérisation
du cadre spatial pa conséquent il y a une nette volonté de ce romancier de faire concourir
l'espace à l'expresion d'une accusation de l'action missionnaire de Drumont. Ce qui est en
ruine au pays des Tala ce sont les petites églises de villages. Les espaces représentatifs de
l'action missionnaire portent la laideur et la ruine au pays des Tala, pas les villages dans leur
authenticité.
La représentation de l'espace est par conséquent, dans sa diversité, un élément de
l'expression générale d'accusation de la colonisation et de l'action missionnaire en tant qu'elle
est liée à la colonisation. Eza Boto puis Mongo Beti, Ferdinand Oyono ont accordé une
importance variable au rôle du cadre, en ses parties espace du dehors et espace de dedans, à la
1
Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, p. 45.
2
Idem. Ibidem, p. 29.

184
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
mise en œuvre de leur accusation dans la création romanesque. La description n'est pas par
conséquent une simple variation de la forme du discours romanesque. C'est également une
manière de raconter, une manière de caractériser les éléments de l'histoire narrée, une manière
de concourir à composer une tranche de vie, une fresque de vie africaine disant les maux et
malheurs des colonisés.
Le portrait est la description appliquée aux personnages. Ferdinand Oyono et Mongo
Beti en usent succinctement; l'auteur de Ville cruelle est plus détaillé lorsqu'il présente Koumé,
Odilia ou les femmes de la brousse, notamment celles de Bamila qui accompagnent Banda.
Koumé est un modèle d' "enfant du pays" aux traits pas seulement individuels mais typiques:
"Il était, dit Boto, jeune, plutôt grand, légèrement trapu, avec ses longs bras, son long buste,
ses jambes un peu courtes, il représentait un des modèles de garçons les plus courants dans le
pays. Son teint, un tantinet rougeâtre, le caractérisait fortement1". L'habillement précise le
métier de Koumé : " Ayant enfilé sa combinaison de mécanicien autrefois kaki, aujourd'hui
huileuse, crasseuse et noire, il vint dans la petite pièce commune et s'accouda à la petite
ouverture qui tenait lieu de fenêtre2". Koumé dans son physique et par son habillement est
présenté comme ouvrier aux conditions de vie plutôt humbles. Sa sœur Odilia est surtout une
image de la beauté féminine comme si le romancier dès ce portrait voulait expliquer le coup de
foudre qui fera naître la liaison d'Odilia et de Banda, et explique leur mariage. Voici Odilia:
"Elle donnait, dès l'abord, une impression immédiate et générale de beauté rayonnante. Elle
était bien proportionnée, plus forte, mais souple, avec l'arrière-train un peu proéminent. Sa
poitrine fournie tendait la robe de cotonnade d'assez mauvaise coupe, par quoi l'on
reconnaissait une 'villageoise' ". Le portrait entièrement physique comme celui de Koumé
présente toute la personne d'Odilia en privilégiant le buste: "Elle avait le teint plus sombre, la
peau lisse des fidèles qui se baignent tous les jours, le visage légèrement joufflu, les yeux
grands et tristes, les cheveux abondants tressés en nattes rampantes orientées vers la nuque3".
Le portrait des villageoises, au contraire, est moral surtout. Elles sont très
enthousiasmées par leur visite de la ville. La saison du cacao est pour elles une bonne occasion
de séjours périodiques à la ville. Le rêve des ruraux face à Tanga ou à Fort-Nègres explique,
entre autres choses, la joie intense dont font preuve les villageoises à Tanga: UAvec quelle
impatience avaient-elles attendu, dans leur lointain village, ce jour pour venir à la ville. Pour
elles, avides de sensations neuves et de préférences fortes, la saison du cacao signifiait les
longues randonnées à travers la ville, la visite dans les boutiques des Grecques, les rations de
bœuf, les conversations oiseuses avec les clercs et autres jeunes gens de la ville, la surprise des
1
Eza BOTO, Ville Cruelle, p.27.
2
Idem. Ibidem, p. 28
3
Idem. Ibidem.

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
185
sc'ènes inattenduesl ". Eza Boto montre ainsi par le fin détail des "préférences fortes" et des
"conversations oiseuses avec les clercs et autres gens de la ville" que l'attrait de Tanga sur les
villageoises a des conséquences sur leur mœurs, que par le séjour à la ville si prisé, elles
deviennent progressivement des citadines par le cœur et par les mœurs.
Le portrait est plus succinct sous la plume de Ferdinand Oyono. Le père Gilbert, le
commandant Robert Decazy, le commissaire de police Gosier d'Oiseau sont présentés en des
esquisses de portrait. Le père Gilbert a des jambes velues et porte un short kaki sous sa
soutane. Decazy est trapu : "Les jambes musclées, dit Toundi, ressemblent à celles d'un
marchand ambulant2". Il donne l'impression d'être aussi résistant qu'une "souche d'acajou"
observe le même Toundi fort ironique. Le commissaire a un "cou interminable et souple comme
celui de nos pique-bœufs3", dit le narrateur.
De manière générale chez Ferdinand Oyono le portrait sert l'ironie, la plaisanterie aux
dépens des Blancs. Les femmes de la communauté blanche de Dangan sont tournées en dérision
avec un humour féroce. Toundi s'amuse à considérer le contraste entre la beauté rayonnante de
Madame, l'épouse du commandant, et les disgrâces physiques des autres femmes présentes à la
Résidence à l'occasion du premier samedi de Madame à Dangan : "Mme Salvain, dit Toundi,
ressemblait à une lampe à huile qu'on aurait traînée au soleil. (...) La femme du docteur parut
aussi plate qu'une pâte violemment lancée contre un mur.. Les grosses jambes de Mme Gosier
d'Oiseau étaient empaquetées dans son pantalon comme du manioc dans une feuille de
bananier. Les demoiselles Dubois se ressemblaient comme deux sacs jumeaux. Les femmes des
Grecs, d'ordinaire si volubiles, s'étaient tues.
Les portraits dé Mongo Beti ne sont pas aussi humoristiques, le ton étant en général
sérieux dans ses romans. Celui de Drumont est déjà au début du roman une présentation de
l'essentiel de la personnalité du prêtre. Comme dans le type de portrait balzacien le personnage
est connu entièrement et ses faits et gestes dans la suite du récit ne feront que vérifier ce contenu
affirmé de sa personnalité dans le portrait. Ainsi en est-il de Drumont, curé de Bomba. Les
enfants le perçoivent comme Jésus-Christ même: "même barbe, même soutane, même cordon
au niveau de la ceinture". Denis affinne que l'identification des deux est méritée par le RPS : "il
mérite bien ce nom, dit-il, cet éloge innocent de petits enfants. Un homme qui a réusi à imposer
la foi. A rendre les gens quotidiennement bons chrétiens. Souvent malgré eux. Un homme
autoritaire. Un homme terrible. Un père ... Jésus-Christ4". Le portrait ne manque pas
1
Eza BOTO, Ville Cruelle. p. 59.
2
F. OYONO. Une Vie de boy, p. 35.
3
Idem. Ibidem, p. 35.
4
Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, p. 11.

186
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
d'humour. Il souligne surtout le contenu essentiel de ce que sera effectivement Drumont tout au
long des événements contés, c'est-à-dire ce qu'il fut pendant vingt ans d'action missionnaire.
Ainsi de même que la description, le portrait dont la manière est spécifique à chaque
auteur, sert, malgré cette diversité, le portrait commun dans ce courant de création romanesque:
s'en prendre aux colonisateurs et missionnaires réalisant la collusion de la colonisation et de
leur action. Le portrait est un élément d'expression de la critique du romancier autant qu'un
domaine d'apparition de son ton, de son art plus généralement.
Le traitement du temps.
Ville cruelle se distingue des quatre autres romans du courant anticolonialiste par le
traitement du temps. En général ces œuvres ont un développement linéaire et présentent, nous
l'avons déjà dit, une fresque de vie africaine sous la colonisation. La culture classique de
Ferdinand Oyono et de Mongo Beti apparaît dans la durée réduite pour l'élaboration de ces
fresques, c'est-à-dire dans la tranche temporelle choisie pour la durée des événements de la
fiction. Rappelons qu'Une Vie de boy raconte environ soixante et un jours de vie coloniale à
Dangan racontés par le boy Toundi, que Le Vieux Nègre et la médaille présente des événements
de la vie de Meka dont le centre est sa décoration à la date d'un 14 juillet, la préparation de la
fête, la fête elle-même et le lendemain constituant une durée qui s'étend du 10 au 14 juillet, que
Le Roi Miraculé expose une saison d'action missionnaire de Jean-Manin Le Guen après dix ans
d'expérience comme supérieur de la Mission catholique d'Essazam, que Le Pauvre Christ de
Bomba relate six semaines marquées par des faits établissant l'échec de Drumont, curé de
Bomba pendant vingt ans.
Ville cruelle est le roman dont la durée des événements est la plus réduite: trois jours,
plus exactement l'histoire de Banda commence un vendredi et se tennine le dimanche suivant.
Mais la différence de traitement du temps concerne la technique de narration plutôt que la durée
de l'histoire narrée. Le traitement du temps dans Ville cruelle se décrit en considérant
successivment les jalons temporels et le fil narratif, les faits de compression et de dilatation du
temps et les retours en arrière.
Les jalons sont de deux catégories: ceux qui font référence au jour et à la nuit et
constituent par conséquent des indices généraux de la durée et ceux qui sont des dates plus ou
moins précises mais qui pennettent par reconstitution d'identifier les trois jours de la durée
totale des événements. Ainsi, un chapitre premier de Ville cruelle c'est le début du jour, le
chapitre troisième indique: "Un matin de février 193..... et l'on sait bientôt qu'il s'agit d'un
samedi, par une réflexion de Banda dans les rangs de ceux qui font contrôler leur cacao. L'on
est toujours le même matin au chapitre IV, tandis que le chapitre V est consacré à l'après-midi

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
187
du même samedi. La nuit de samedi à dimanche est le cadre d'événements racontés dans les
chapitres VI à IX et les chapitres X à XIII sont consacrés à ce qui s'est passé le dimanche.
L'épilogue introduit la durée vague: "quelques jours après les événements que vient de relater
cette chronique1".
Ce développement linéaire des événements n'accorde pas la même importance à toutes
les parties de cette durée totale: vendredi, samedi et dimanche. Un seul chapitre en fait est
consacré au vendredi, le premier, car le chapitre constitue une suspension du fil narratif pour
parler de Tanga au passé: "Qu'est-il advenu de Tanga depuis l'époque des événements que
relate cette chronique ?2" Par cet artifice Eza Boto présente Tanga sans l'insérer dans la durée de
l'itinéraire de Banda. La journée du vendredi s'achève dans le premier tiers du sixième chapitre
: "Il pleuvait et la nuit descendait irrésistiblement3". Les chapitres III, IV, V et une partie du
chapitre VI, le tout couvrant quarante neuf pages sur les 224 du roman. Les événements du
samedi occupent les pages 74 à 147 ("Un coq chanta") ; ceux de dimanche débutent au chapitre
X et se terminent avec le dernier chapitre et sont donc exposés en 78 pages.
Il apparaît ainsi que le vendredi et le dimanche sont, dans le roman, des durées
comprimées (15 pages et 73 pages) alors que le samedi occupe en tout 124 pages, soit plus de
la moitié du roman. Eza Boto s'est par conséquent appesanti sur les événements de samedi
c'est-à-dire l'histoire de Banda, celle de Koumé et de ses camarades mécaniciens, la rencontre
de Banda et d'Odilia et la décision de Banda d'épouser Odilia. La dilatation du temps se justifie
par l'importance majeure des événements du samedi tandis que la compression du temps
correspondant au vendredi se comprend du fait qu'il s'agit pour le romancier de la mise en place
des personnages. De même le temps correspondant au dimanche est un temps conclusif comme
celui du cinquième acte dans la tragédie. Dans Ville cruelle la tragédie a déjà eu lieu le samedi et
il ne reste plus qu'à terminer la fiction en vaudeville mais en résolvant le problème initial de
Banda: se marier à la satisfaction de sa mère.
Le développement de l'histoire n'est pas tout à fait linéaire dans Ville cruelle. Eza Boto
a fait preuve, dans son roman, qui est cependant un premier roman, de beaucoup de maîtrise
dans le traitement du temps. Les incursions dans le passé de Banda tout comme la technique de
suspension de la durée composant le fil des événements pour présenter Tanga en sont les
preuves.
Quatre retours en arrière montrent cette maîtrise qui a inséré tout le passé de Banda dans
l'histoire de trois jours racontée. Le lecteur prend connaissance de l'éducation de Banda par sa
mère (p. 10-13), au moment du contrôle du cacao et, après la bagarre avec les gardes
1
Eza BOTO, Ville Cruel/e, p. 222.
2
Idem, Ibidem, p. 16.
3
Idem, Ibidem. p. 74.

188
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
régionaux, est rappelée la même expérience de bagarre éprouvante vécue par Banda à Bamila.
Pour une histoire de fille un "métèque fort comme un fleuve" créa aux dépens de Banda la
satisfaction de jeunes gens repoussés par une fille qui préféra Banda (p. 49). Les rapports entre
Banda et son oncle paternel Tonga (p. 128-130) sont évoqués au moment du retour du jeune à
Bamila après le fameux samedi à Tanga. Enfin la distance prise par Banda avec la religion
chrétienne en contraste avec l'éducation qu'il avait reçue de sa mère (p. 151-156) achève la
présentation du héros de Ville cruelle. Eza Bobo a par conséquent utilisé le retour en arrière
pour faire connaître toute la personnalité de Banda liée à son itinéraire, tout en racontant les
événements des trois jours.
La concentration des événements, le temps de la tranche de vie africaine coloniale ont été
ainsi associés à un traitement du temps qui permet les détails sur la vie du héros et un éclairage
exhaustif sur cette vie. Ville cruelle apparaît construit, élaboré avec plus de variété des
techniques de narration que les autres romans du courant anticolonialiste. Les autres romans en
effet résolvent le problème de la linéarité soit par la technique du journal qui, sans supprimer le
caractère linéaire du récit, donne du relief à la succession de textes d'une certaine autonomie,
soit en superposant deux linéarités, deux récits. Le journal convient bien à un auteur qui a le
souffle court. Ce n'est guerre le cas de Mongo Beti mais il n'est pas absurde de le supposer à
propos de Ferdinand Oyono.
La superposition de deux linéarités apparaît aussi bien chez Oyono qui en même temps
qu'il raconte la préparation de la fête de sa décoration par Meka, raconte l'écho de l'événement
dans les villages de brousse comme Zourian par exemple d'où part son beau-père Engamba en
un long voyage, patiemment raconté, pour se rendre à Doum auprès de Meka. Mongo Beti dans
Le Roi Miraculé relate les événements d'une saison à Essazam gravitant autour de Le Guen et
d'Essomba-Mendouga mais en même temps il crée une autre relation linéaire des événements
par la correspondance du père Le Guen racontant à sa mère les enjeux du succès qu'il escompte
dans ces événements.
Oyono et Beti peuvent paraître plus novateurs et l'auteur de Ville cruelle plus traditionnel
dans l'élaboration du roman, c'est-à-dire plus classique, plus influencé par le roman français du
XIXème siècle en tant qu'œuvre dans laquelle le traitement du temps apparaît une grande
aisance du romancier.
Les techniques d'expression.
La langue est certainement le critère de différenciation le plus pertinent dans le courant
anticolonialiste du roman; celui qui permet d'établir l'identité esthétique distincte de chaque
œuvre malgré son appartenance à un ensemble d'autres œuvres, les cinq romans de ce courant.

Partie II. Chapitre J. Le roman anticolonialiste
189
C'est que les auteurs ont des tempéraments très différents et la tonalité spécifique de leurs
productions le reflète naturellement. Mongo Beti reprochait, rappelons-le, à l'auteur de
L'Enfant noir d'avoir parlé sereinement de l'Afrique colonisée, de l'avoir idéalisée, d'avoir
ignoré le fait colonial. A ses yeux le romancier d'Afrique doit rester lui-même, sincère et parler
de l'Afrique avec sa personnalité propre plutôt que de servir, en écrivant, au public européen,
ce qu'il attend d'une Afrique pour lui lointaine et source d'exotisme. On peut dire que M.
Alexandre Biyidi regrettait alors que Camara Laye n'ait pas eu le tempérament et la vision de
l'Afrique qui sont propres à Biyidi-Mongo Beri.
La distance qui sépare les œuvres de Ferdinand Oyono de celles de Mongo Beti est
comparable, si l'on ne considère que le ton, à celle qu'il y a entre les œuvres anticolonialistes de
Beti et L'Enfant noir. Le ton est par conséquent le premier fait de style différenciant les œuvres
du courant anticolonialiste de Beti et d'Oyono. Qu'il s'agisse de Ville cruelle d'Eza Bobo, du
Pauvre Christ de Bomba ou du Roi Miraculé de Mongo Beti d'une part et, d'autre part, d'Une
Vie de boy ou du Vieux Nègre et la médaille, il y a d'un côté une tonalité générale de sérieux,
de tragique, et de l'autre une immense bonne humeur. Il existe un concours de la nature de la
fiction créée et de l'expression, à produire ce même effet. La cruauté de la ville qui fait souffrir
transfonne et tue l'homme est comparable en effet à un univers de tragédie. L'échec
spectaculaire deu Drumont que les enfants prenaient avec conviction pour Jésus-Christ, à
Bomba et l'insuccès non moins retentissant de Jean Martin Le Guen à réaliser à Essozam son
rêve lié à des images d'héroïsme évangélisateur sont aussi tragiques que les mésaventures des
ruraux à Tanga. A l'opposé, l'itinéraire de Toundi suivi d'une mort mettant fin à une tentative
d'un monde tragique dans lequel la fatalité est incarnée par les Blancs, la mésaventure de
Laurent Meka font figure d'événements de moindre intensité tragique. Mais c'est surtout en
raison de la différence d'écriture de Beti et d'Oyono. L'un et l'autre usent de l'humour comme
un moyen d'atténuation du tragique. Mais tout est question de dosage. Ville cruelle présente une
prédominance du tragique sur l'humour qui atténue le tragique. Certes l'erreur de Banda entré
dans le monde compliqué de Tanga avec ses deux cents kilogrammes de cacao en ignorant les
comportements efficaces avec les contrôleurs est soulignée avec humour par son oncle, le
tailleur. L'aîné de sa mère, devenu vieux citadin, chaque jour penché sur sa machine pour faire
survivre sa famille, connaît bien Tanga. Pour décider son neveu victime de l'injustice et
éprouvant une impuissance tragique, il fait observer à Banda qu'il aurait dû savoir qu'il fallait
"mouiller la barbe" pour pouvoir éviter ce coup du sort. De même l'atmosphère de la case-débit
de boissons est une de ces espèces d'oasis de bonheur factice dans la jungle de Tanga où, grâce
à l'alcool, l'homme s'évade et jouit en même temps d'une palabre qui occupe ce temps de
l'oubli bienfaisant. Les propos tenus par des buveurs y sont d'un humour distrayant qui finit
par faire parler Banda jusque-là emmuré dans sa peine. Voici comment l'on taquine le villageois
qui ne veut pas boire: "Dis-nous franchement, tu voulais être prêtre? Tu y as vraiment pensé?

190
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
Tu voulais renoncer à la femme, au plus beau don que Dieu nous ait fait? .." Un autre joyeux
compagnon renchérit en une fonne de violence feinte destinée à y mettre plus de bonne humeur:
"Ta gueule, toi! ... Où es-tu allé chercher ça, que les prêtres ont renoncé à la femme? Tu es
'H'
marrant.
1, h'1, h"1.... L'
.
alsse-mOl .
nre. H'1, h'1, h' ,
1. E Uh 1
• H l "
um...
M .
aIS une teIle . .
JOle est
plutôt rarissime dans Ville cruelle. Et ce roman a une tonalité sérieuse. L'écriture qui en est
caractérisée par le registre soutenu prédominant concourt, avec la gravité des événements, au
fait du sérieux d'ensemble et à l'atmosphère tragique.
Il en est tout autrement dans les romans de Ferdinand Oyono. La prédominance y est
celle de la gaieté humoristique. Oyono s'amuse et amuse le lecteur à propos de tout :
personnalité des personnages, faits cruels de relations entre Blancs et Noirs, moralité de la vie
des Blancs responsables de l'ordre existant, vie religieuse et comportements des Blancs à la
messe, tout est occasion pour Oyono de faire rire aux dépens des Blancs. Il prouve ainsi que le
sérieux, la nervosité, la haine sourde ne sont pas nécessairement les formes les plus efficaces
du procès de la colonisation. Oyono use de tous les registres, du style soutenu à l'argot en
passant par les tennes triviaux. Il tire parti également du "petit-nègre". Le commissaire de police
lors de l'après-midi de samedi à la Résidence à l'occasion de l'arrivée de Madame Decazy à
Dangan pour faire usage de ce langage des boys, par imitation, en s'adressant à Toundi servant
à boire: "Mon z'ami, dit Gosier d'Oiseau en imitant faussement le petit nègre, nous pas
buveurs indigènes !
Les Blancs éclatèrent encore de rire", dit le narrateur2.
Si le style soutenu est en général celui du journal de Toundi en tant que relation d'un
itinéraire individuel, les registres d'utilisation circonstancielle sont si variés que l'effet général
de l'écriture est un texte qui se caractérise par la bonne humeur, la joie de dire les choses, de
parler des personnages souvent avec une certaine cruauté mais toujours avec une gaieté voulue.
L'humour fait ainsi rire le lecteur même dans une scène de torture comme celle qui est infligée à
Toundi au commissariat de police. Mendim-me-Tit a une tâche difficile: il doit donner, sur
instruction de Gosier d'Oiseau, vingt-cinq coups de chicotte à Toundi. Le boy du commandant
subit l'épreuve sans broncher. Mendim ne peut arriver au terme du supplice des vingt-cinq
coups. Et il supplie Toundi : "Crie, bon Dieu! Mais crie donc! gueulait-il dans notre langue,
dit Toundi, ils ne me diront jamais d'arrêter tant que tu ne crieras pas .. .3". La situation devient
plus franchement humoristique dans la solitude à deux de Mendim et de Toundi dans la case du
garde. Celui-ci paraît le plus fatigué. "Il somnole devant moi la bouche ouverte, dit Toundi,
tassé dans un vieux fauteuil comme un vieux pardessus." Avant de s'endormir il a la force
d'exprimer son remords et ses regrets à Toundi. Il est conscient de la misère tragique des Noirs
1
Eza BaTa, Ville Cruel/e, p. 72.
2
F. OYONO, Une Vie de boy" p. 77.
3
Idem, Ibidem, p. 172.

Partie II. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
191
devant le pouvoir du Blanc et il s'exprime avec un accent de sincérité qui crée le comique tout
en faisant voir le tragique de fond. "Je crois que j'ai fait aujourd'hui quelque chose que je ne
pourrai jamais oublier ni expier... m'a-t-il dit quand les Blancs furent partis.
Ses gros yeux, poursuit Toundi, se voilèrent de lannes.
- Pauvre Toundi ! Pauvres de nous ... gémissait-il l "
Les faits de style qui réalisent cette joie du texte d'Oyono comportent une création
spécifique : l'onomastique de dérision. Les Blancs sont observés par les Noirs comme un
scientifique observe un insecte. Et ils sont attentifs à leur plastique comme à leurs disgrâces
physiques, dans les romans d'Oyono. De là des sobriquets surtout descriptifs qui constituent
des comparaisons humoristiques. Ainsi le commissaire de police de Dangan et aussi de Doum,
par la technique du personnage reparaissant, s'appelle Gosier d'Oiseau dans les propos des
Noirs et Varini parce que son cou ressemble à celui des pique-bœufs; le commandant Robert
Decazy est appelé "Zeuil de panthère" parce qu'il est dur avec les Noirs comme le montre le
témoignage en petit nègre d'un de ses gardes: "Mouié s'exclama le garde, Zeuil de Panthère
cogner comme Gosier d'Oiseau! Lui donner moi coup de pied qui en a fait comme soufat'
soud' ... Zeuil y en a pas rire... " conclut le garde, serein. L'adjoint de Foucouni, dans Le Vieux
Nègre et la médaille est l'objet de la même dénomination humoristique. C'est "un jeune homme
aux formes arrondies, à l'abondante chevelure noire et au large bassin2" ••• Pour cette raison les
Noirs l'ont surnommé "l'à-côté presque femme".
Le texte d'Une Vie de boy est gai différemment de celui du Vieux Nègre et la médaille.
Le narrateur s'y amuse délibérément de tout, l'humour est divers et couvre le tragique de cette
diversité en faisant de la lecture de l'œuvre de l'agrément continu. Le narrateur de l'histoire
situe plus souvent la joie de la lecture dans des scènes de groupe, surtout des Noirs, la palabre
traditionnelle pour passer le temps étant alors créée et la joie décrite étant communicative.
Ailleurs, dans ce roman, ce sont plutôt des sourires à l'occasion de faits de conduite (Meka sans
chaussettes par exemple ou bien Meka dans un cercle de chaux), de traits d'esprit (Meka en
avance sur le "bonjour du Seigneur"3), ou d'une situation de méprise (Meka pris pour un
rodeur après sa décoration qui montrent bien que le texte d'Une Vie de boy est plus riche en
productions du comique.
Les variations d'écriture constituent autant une manière de narration que d'expression et
pour cette raison intéressent les techniques d'expression aussi. Elles apparaissent dans la qualité
des formes du discours mises en œuvre. Le Roi Miraculé introduit la lettre avec une double
caractéristique d'écriture. Dans la correspondance de Le Guen et de sa mère, le supérieur de la
1
F. OYONO, Une Vie de boy, p. 173.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem. Ibidem. p. 13.

192
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Mission catholique d'Essazam adopte une expression d'intimité familiale qui fait le relief
principal de la forme des lettres. Le mot "maman"est répété avec une fréquence qui semble
relever du désir de créer une présence par la nomination. La nostalgie et le désir de
communiquer sa propre aventure, avec toute l'intensité qui caractérise la perception qu'on en a,
s'exprime dans cette répétition litanique par laquelle Le Guen convoque sa mère à la
communion, au partage de ses joies d'Afrique.
Une deuxième forme de lettre est l'occasion d'un pastiche délibérément humoristique du
style administratif par Mongo Beti : la lettre du Haut-Commissaire de la République au père Le
Guen lui notifiant la décision de sa mutation. L'humour évoque la hiérarchie administrative (la
dernière signature intervient après la mention de trois autorités), l'onction ecclésiastique dans
l'expression autant que le formalisme de la politesse distante qui couvre la rigueur des décisions
administratives et le souci de la précision dans la formulation des motifs de ces décisions.
Les qualités de la chronique enfin constituent, après la lettre intime et la lettre officielle,
un troisième aspect de l'écriture de variation dans Le Roi Miraculé. C'est par le style de la
chronique que Mongo Beti a commencé ce roman appelé en sous-titre Chronique des Essazam.
Le mot définit bien la forme de fiction créée. Beti produit une fresque dans ce roman qui
présente une saison (de juillet à septembre pour les événements) au pays des Essazam, cadre de
l'action missionnaire du père Le Guen.
Le détail historique, la précision de l'information, l'objectivité caractérisent cette espèce
d'exercice de style qui introduit au cadre d'une œuvre missionnaire qui aboutit au désordre chez
les Essazam.
L'admiration que crée l'œuvre de Beti est plus intellectuelle, les qualités d'écriture
révélant un écrivain à l'aise dans beaucoup de genres et variant.le discours romanesque de telle
sorte que l'écriture acquiert autant d'intérêt que les événements.
L'Africanité de l'expression : les proverbes et les africanismes.
Il y a dans les œuvres de Mongo Beti et de Ferdinand Oyono une couleur locale, une
africanité de l'œuvre, qui ne tient pas seulement au cadre spatial, aux realia d'Afrique, pas
seulement à l'onomastique. La vérité des personnages, des comportements et propos provient
de la culture africaine des auteurs qui influe sur l'écriture. Sans doute Mongo Beti et Ferdinand
Oyono ont-ils été formés à l'école coloniale française. Leur culture religieuse chrétienne est
également un fait important de leur formation et qui apparaît dans l'écriture, faisant s'exprimer,
avec une vie et un relief persuasifs, des hommes d'église. Mais leur immersion dans la culture
africaine de leur région a son rôle dans la création, dans l'écriture précisément. Les personnages

Partie Il. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
193
qu'ils créent s'expriment, quand ils sont africains, avec une authenticité qui les fait reconnaître
comme étant des hommes de leur monde, une Afrique des zones forestières où la palabre, la
gaieté, l'aisance naturelle remarquable dans la production du comique constitue un trait culturel
qui différencie cette partie de l'Afique de celle de l'Afrique sahélienne où, malgré le soleil et les
grands espaces, l'homme, du fait de l'islam sans doute, est moins comédien. Les productions
de langue française en tout cas ont un ton plutôt sérieux en général. Mais la production du
comique n'est pas la seule caractéristique de l'africanité de l'expression chez Béti et Oyono.
Il Y a d'abord la forme traditionnelle de l'expression qui use beaucoup des proverbes.
Oyono, beaucoup plus que Mongo Beti pour les œuvres du courant anticolonialiste, puise dans
le fonds culturel traditionnel en écrivant, surtout en créant des scènes de palabre dans lesquelles
les personnages qui s'expriment sont placés dans un contexte de palabre pour passer le temps.
C'est le cas dans cette veillée, rapportée par Toundi, qui eu lieu avec beaucoup de monde dans
la case à palabres où l'on écouta successivement Ali le Haoussa, marchand ambulant de
quartier, et Mekongo l'ancien combattant. Le sujet de Mekongo est la femme blanche. Les
auditeurs gais et plaisants ironisent sur les Blancs. Il est demandé à Mekongo "si les femmes
blanches valent mieux que les nôtres .... Pourquoi les Blancs nous interdisent leurs femmes 7"
La grivoiserie caractérise ces propos badins de veillées d'hommes. Un malin avant Mekongo
donne une réponse: "C'est peut-être parce qu'ils sont incirconcis P" Le proverbe dans ce genre
de parole partagée a la fonction d'asseoir solidement le discours dans la tradition, de relier les
interlocuteurs à leur passé de sagesse, d'étoffer aussi le discours badin. Il en est ainsi dans la
réponse de Mekongo : "Obila, dit-il, tu as une tête et elle est remplie de sagesse. La question
que tu me poses est celle d'un sage, mais d'un sage qui cherche à comprendre. Nos ancêtres
disaient: "La vérité existe au-delà des montagnes, pour la connaître il faut voyager". J'ai donc
voyagé. J'ai fait le grand voyage que tu connais. J'ai couché avec les femmes blanches. J'ai fait
la guerre, j'ai perdu ma jambe et je peux te répondre2".
En d'autres circonstances l'usage du proverbe à un rôle plus actif. Dans Le Roi
Miraculé, Essomba Mendou~a, sous la pression de Le Guen prend la décision de répudier
vingt-deux de ses épouses sur'vingt-trois. Les vieillards Ndibidi et O~doua, chez Makrita où la
nouvelle est parvenue, essayent de la faire supporter en rappelant des proverbes sur la femme
liés à l'autorité des ancêtres: "Comme le disaient nos pères, dit Ndibidi, qu'est-ce que la femme
7 "Un épis de maïs! La bropte quiconque a des dents"3. O~aoua lui fait écho pour faire accepter
la tradition: "Et comme ils avaient raison! Ils disaient aussi: "La femme 7 Un svelte palmier, y
grimpe quiconque est muni d'une ceinture".
1
F. OYONO, Une Vie de boy, p. 90.
2
Idem, Ibidem.
3
Mongo BETI, Le Roi Miraculé, p. 146.

194
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
L'utilisation des proverbes concourt puissament à établir un sceau d'africanité à
l'expression. Mongo Beti et Ferdinand Oyono cependant, dans le domaine de l'écriture,
appartiennent plutôt à la tendance académique. Ils créent une couleur locale, une marque
d'authenticité du monde recréé. Ils n'empruntent pas à des interférences linguistiques
délibérément adoptées dans un but d'expressivité, d'originalité stylistiques, les éléments d'un
style personnel. Un tel phénomène d'écriture naîtra avec Les Soleils des Indépendances (1968)
d'Ahmadou Kourouma.
*
*
*
Le courant anticolonialiste dans le roman est constitué entre 1954 et 1960 de grands
romans publiés en avalanche entre 1954 et 1958. La représentation critique de la société
coloniale y est l'occasion de créations originales qui signalent deux grands romanciers, Mongo
Beti et Ferdinand Oyono. Leurs œuvres constituent des fresques et des exemples de romans à
crise. La vision génératrice de ces œuvres, liéé au projet de critiquer la colonisation, c'est-à-dire
un ordre politique et social, est comparable, par les dimensions du cadre spatial, à une vision
d'épopée. Mais les auteurs ont une formation classique très profonde. Et l'esthétique classique
du théâtre influence leurs créations qui sont, pour les trois cinquièmes, des premiers romans.
De là une concentration qui tend à lier une structure du roman à crise et une vision de
dimensions d'épopée. La fresque dans ces œuvres est ainsi caractérisée par une représentation
qui tend à montrer un monde qui a les dimensions d'un territoire colonial et une histoire se
déroulant dans une durée variant de trois jours à quatre mois.
S'attachant à critiquer la colonisation Beti et Oyono créent une thématique symbolique:
la ville, la religion chrétienne, les relations entre Blancs et Noirs dans le contexte du pouvoir
colonial sont particulièrement symboliques d'un ordre social et politique. L'atmosphère donnée
à la ville, la manière de l'action missionnaire et le rôle des préjugés dans les relations humaines,
officielles et privées, composent une image de la société coloniale qui a les apparences d'une
vérité incontestable. C'est qu'en général ces romanciers ont su donner au lecteur le sentiment
d'une objectivité sans faille, par le refus d'un manichéisme correspondant à la distinction entre
Blancs et Noirs. Des Blancs comme l'instituteur M. Salvain et le vicaire Le Guen à Bomba sont
peints tout à fait sympathiques. Les Noirs sont peints sans souci d'idéalisation.
Les romans de ce courant anticolonialistes sont de grandes œuvres par l'intérêt que
présente la forme donnée à la fiction concernant les événements, la pertinence de la thématique

Partie II. Chapitre 1. Le roman anticolonialiste
195
résolument symbolique et aussi, peut-être surtout, par la maîtrise technique du récit. Techniques
de narration et techniques d'expression concourent chaque fois à créer des rythmes narratifs qui
entretiennent l'intérêt du lecteur, des atmosphères d'Afrique, un univers colonial.
Qu'il s'agisse des modalités de la présentation, des formes du discours ou des faits de
style, le concours des moyens à cet effet d'ensemble de création d'un monde de violence, de
préjugés, de domination superbe, de soumission ironique, est la caractéristique d'un art maîtrisé
de la création romanesque.


CHAPITRE 2
LES ROMANS DE
MOEURS MODERNES
OU DE LA VIE AFRICAINE
Le courant romanesque de la vie africaine ou des moeurs modernes se développe de
manière spectaculaire entre 1954 et 1960. En six ans, en effet, la production romanesque de
langue française fournit seize oeuvres dans le courant des moeurs. Il y a une nette progression
de la production dans cette série déjà féconde entre 1920 et 1954 ; de même l'esprit de la
présentation de l'Afrique est le même, établissant ainsi une continuité remarquable de la
création d'un courant romanesque. Les romanciers conservent, en effet, le même souci
d'information de leur public sur l'Afrique, la même volonté de révéler les us et coutumes, les
problèmes liés à la situation de contacts de civilisations, notamment les bouleversements des
conception et croyances, les mutations sociales. La diversification de la composition concerne
les aspects de la fresque, le modèle de composition prédominant dans cette période aussi.
Les histoires créées dans le domaine de la fiction romanesque, pour une représentation
de l'Afrique qui rende compte de ce mouvement d'évolution autant que de ces réalités de
civilisation, mettent l'accent sur les mutations en cours. Elles privilégient ainsi un modèle de
composition, celui qui permet de faire voir le plus nettement et à des dimensions adaptées à
cette révélation les modalités des mutations: la composition en fresques, les romans construits
sous forme de fresques déroulent la vie de plusieurs générations ou bien exposent une saison
dans une localité en mettant l'accent, chaque fois, davantage sur les mutations que sur la
personnalité des personnages. Ainsi Le Fils dufétiche (1955) de David Ananou évoque la vie
africaine dans le Sud-Togo en faisant voir la vie de trois générations : celle des parents de
Sodji, celle de Sodji lui-même et celle de David, le Fils dufétiche. La présentation des us et
coutumes est assez nettement idéologique et partisane. David Ananou voit le bonheur, dont la
quête guide son héros, dans l'abandon de bien des coutumes dont la polygamie, de la
spiritualité traditionnelle au profit du christianisme. Le roman de Joseph Owono est construit
de la même manière. Tante Belia, roman d'aujourd'hui et de demain, oeuvre centrée sur le
problème de la libération de la femme, déroule en effet la vie de trois générations de la famille
de Bella avec le choix initial de faire connaître, par la fiction, les coutumes qui écrasent la
femme, en particulier en autorisant les traitements les plus contraires à sa liberté, à des choix
individuels, au respect de sa personne. C'est à travers la génération de Bella, celle des parents
de Bella et enfin la génération de la fille de "Tante Bella" et du neveu de l'héroïne, le narrateur,
que toutes ces réalités de la coutume et des conceptions traditionnelles sont présentées de
manière critique, c'est-à-dire avec la technique de l'objectivité réaliste qui les rend révoltantes.
Tout est organisé dans Tante Belia pour montrer la coutume comme une force négative qui

198
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
écrase la femme en faisant d'elle un objet d'échange entre les hommes, en faisant d'elle un bien
de valeur particulière et non une personne dont il faille tenir compte des préférences, de l'intérêt
individuel. Joseph Owono insiste sur les faits de coutume comme la dot, la polygamie,
l'héritage de femmes consistant en leur distribution à des personnes apparentées à leur défunt
mari. L'usage montré de cette forme africaine du lévirat est tout à fait choquant pour des
consciences modernes puisqu'il attribue aux fils du défunt la succession, en tant qu'époux, de
leur propre père, chacun évitant simplement de prendre sa propre mère.
Tante Bella est organisée assez lourdement en deux parties, qui apparaissent deux
romans juxtaposés dont la deuxième surtout constitue la fresque. Joseph Owono lui-même
l'écrit dans l'introduction du roman :"Tante Bel/a, dans la première partie, met en scène
différentes tendances des milieux traditonnels et évolués. La deuxième raconte le roman à
peine différé (sic) d'une vie de femme, la vie de la femme noire"1. Ainsi la vie de Tante Bella
qui est développée dans la deuxième partie est un modèle qui illustre l'information sur la
femme noire. Owono a multiplié les us et coutumes qui s'opposent à la liberté de la femme, à
sa dignité même et au bonheur de la femme selon les conceptions modernes : pratique de
l'enlèvement d'une femme pour le mariage, de l'achat des futures épouses avant même l'âge de
raison, de la vie conjuguale consécutive à l'héritage, pratique d'épreuves corporelles imposées
aux veuves, par rites propitiatoires.
C'est dans la catégorie de la fresque qui déroule la vie des générations qu'il faut ranger
le modèle de composition des deux plus grands romans après Mission terminée (1955) du
courant de la peinture des moeurs entre 1954 et 1960, Le Fils du fétiche et Tante Bella.
D'autres romans fresques du même courant se distinguent de ces deux pour la durée choisie
pour les événements. Plutôt que de dérouler la vie de plusieurs générations, ils présentent des
us et coutumes en mutation en s'en tenant à une peinture qui ne se soucie pas de diachronie
mais opte pour une description synchronique d'une vie de la société et une époque précisée.
Ainsi Afrique, nous t'ignorons! (1956) de Benjamin Matip. Ayant pour cadre le Cameroun de
l'entre-deux-guerres mondiales, plus précisément de la veille de la deuxième guerre, ce roman
montre surtout l'organisation de l'autorité dans la société traditionnelle et aussi dans le contexte
colonial d'une double colonisation, successivement allemande et française. Matip s'attache à
faire voir l'image de la guerre européenne que se font les villageois de Bidoé et dont ils
sinquiètent. La représentation d'Hitler dans les rumeurs sur la guerre, les perspectives
d'implication des Africains dans cette guerre et l'histoire récente de la colonisation constituent
des pretextes pour Mati~ de montrer la juxtaposition, dans la société, de l'ordre ancien et de
l'ordre colonial, des croyances traditionnelles et de la religion chrétienne, de l'autorité des
anciens et de l'administration nouvelle.
1
Joseph OWONO. Tanle Bella

Partie 1/. Chapitre 1/. Le roman de mœurs modernes
199
L'écart entre les mentalités est soigné dans la représentation de ce Cameroun colonial. Il
en est de même pour celui qui distingue les Blancs des Noirs, les anciens, appelés
"patriarches", des jeunes.
La société est en pleine mutation et c'est le phénomène le plus
saillant. Les jeunes n'ont plus la patience des patriarches devant l'événement et ne seraient pas
mécontents de pouvoir profiter de la guerre européenne pour secouer le joug imposé par les
Blancs.
La société décrite apparaît assez clairement dans la diversité de sa vie paysanne, dans
les relations commerçantes entre Bidoé et les commerçants blancs de Kézzaé représentés par le
personnage de Robert, le plus riche d'entre eux.
Benjamin Matif a ainsi montré les mœurs sociales et les moeurs politiques dans la
représentation de la société africaine que le titre de son roman orientait vers l'image de
l'Afrique mystérieuse mais qui, en réalité, est celle d'une situation coloniale faisant apparaître
aussi bien la vie des Blancs que celle des Noirs et les mutations de conceptions qui sont en
cours. L'organisation des événements ne s'appuie pas sur un temps de fresque. Les trois
parties du roman, en effet, intitulées: l'alerte (p. 11-48), l'enfer (p. 51-97) et les patriarches
(111-125), composent des événements se déroulant rapidement: les rumeurs sur la guerre
amènent le patriarche de Bidoè à se rendre auprès de saon ami, le riche commerçant Robert à
Kézzaé; il en revient et les anciens délibèrent. Matif termine son roman sans même donner un
terme à cette délibèration, son but ayant été de montrer les mentalités des anciens et des jeunes
tout comme les relations entre Blancs et Noirs D'autres romanciers ont élaboré des fresques à
la faveur d'événements qui apparaissent comme une saison dans un cadre déterminé; il en est
ainsi du Collier de coquillages (1957) d'Ibrahima Mamadou Ouane, et de Mission terminée
(1958) de Mongo BetL Ces œuvres constituent des fresques sur la société africaine en ce que
chacune d'elles vise essentiellement à montrer, dans le cadre du village, non seulement les
coutumes mais aussi l'écart qui les sépare des conceptions modernes représentées par les vues
de ceux qui ont vécu à la ville ou bien y ont étudié, par exemple le héros de Mission terminée,
Jean Marie Medza. Comme dans Afrique, nous t'ignorons! de Benjamin MatiP. l'opposition
de la ville et du village, leur complémentarité économique et culturelle aussi y composent un
espace colonial à deux parties, phénomène de création qui est une constante, du reste, dans la
représentation de la société coloniale particulièrement propice à la présentation des aspects de la
tradition et plus simplement de l'écart qui les sépare de la modernité et qui explique le caractère
inéluctable des mutations.
Le Collier de coquillages ( 1957) est un roman de la vie et de la gestion administrative
coloniale, composé en deux univers, celui des Blancs administrateurs qui se succèdent à des

200
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
postes de commandement au Soudan Français, et celui des Noirs caractérisé par l'intrigue des
chefs indigènes mis en place par les colonisateurs, chacun pour obtenir le maximum de pouvoir
au détriment des autres. La juxtaposition des deux univers figure la dualité du monde colonial
qui est philosophique, politique et religieuse. Ibrahima Mamadou Duane situe dans ce contexte
plutôt dur et violent, austère à coup sûr, une intrigue d'amour qui constitue l'essentiel de
l'affabulation: les amours de Georges et d'Hélène.
L'auteur du Collier de coquillages a produit avant cette oeuvre, Fadimata, la Princesse du
désert (1955) qui présente le peuple du désert, celui des Touareg et des tribus Berbères, ses us
et coutumes, ses activités de vie.
Fadimata, par son histoire, illustre la morale trangressée au profit de la coutume par
exigence féminine de maternité. Héritière de la palmeraie de Télemsi elle a épousé Teldiatte,
un noble oullimidon venu de loin, qui est impuissant et par conséquent ne peut lui permettre
d'avoir un héritier. Par souci de la continuité familiale dans la vie de la palmeraie, Fadimata se
donne une seule fois à un jeune et bel homme, Adaghine, et est enceinte. Teldiatte, jaloux, en
éprouve de la peine, sort de la palmeraie et va à l'aventure. Il est capturé lors d'un rezzou.
Délivré par Adaghine, il l'emporte, revient vivre comme maître de Télemsi et un héritier nait.
La continuité familiale est assurée; la coutume et la nature l'emportent sur le sens moral,
Fadimata ayant cédé à la tentation d'avoir un enfant autant qu'à l'exigence de la coutume.
Cette affabulation ténue a permis à l'auteur de montrer la vie rude des hommes du
désert, leurs regroupements en tribus, la violence des contacts humains dans le désert, la
force de la coutume dans le cadre de la palmeraie. Ainsi, l'amour de Fadimata n'est pas de la
nature d'une passion génératrice d'un drame une fois racontée. L'amour dans cette œuvre
comme dans Le Collier de coquillages (1955) est un élément d'humanisation de la rude vie du
monde décrit qui constitue la représentation principale dans l'œuvre.
De même que les romans du malien Ibrahima Mamadou Duane, de même avec Les
Inutiles (1960) de l'ivoirien Sidiki Dembelé, le projet de peinture des mœurs est servi par
l'amour sans que ce thème soit principal dans l'œuvre, encore moins organise la fiction en un
drame. Le roman de Dembélé est une œuvre qui, tout en mêlant le thème de l'aventure
européenne (en 19 pages sur 130) à celui de la lutte critique des coutumes devenues d'un
autre âge dans une Afrique moderne (la confession de Kanga et la deuxième partie du roman),
est en même temps un roman d'amour. Sidiki Dembélé se sert en effet du thème de l'amour,
après avoir décrit la vie d'un petit employé écrasé par la famille traditionnelle, pour montrer le
poids des coutumes dans la vie de ce même petit employé de Treichville. Il a eu la malchance
d'être né fils d'esclave et d'aimer une jeune fille, Astou Diaby, qui n'est pas du même statut
social que lui. La lutte de Kanga Koné est une lutte contre la tradition mal adaptée à la vie

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
201
moderne. Sa première réaction à cette situation concourt à donner à la fiction l'aspect d'une
fresque de la vie africaine avec une ouverture sur l'Europe. Kanga opte pour l'aventure en
s'engageant dans l'armée et se trouve à sa libération à Paris. Mais bientôt il s'estime un inutile
en considérant les Français au travail. Il dit que ceux qu'il a trouvés chez eux ont plus de
courage que lui et travaillent, chacun à sa place, au progrès, à la modernité et au renom
mondial de leur pays. C'est pourquoi Kanga Koné décide de rentrer chez lui, en Côte
d'Ivoire. Il y trouve enfin le bonheur. L'aspect positif des mutations en effet prend la forme
du mariage prochain, au moment où le roman s'achève, de Kanga et d'Astou qui se libère de
la tutelle de ses parents; l'auteur mène de pair le développement de deux thèmes, celui de
l'aventure européenne et celui de la critique des coutumes mal adaptées à la vie moderne. En
réalité, l'organisation de la matière romanesque montre bien que Sidiki Dembélé veut
présenter les tribulations de Kanga Koné dans sa lutte contre une tradition et des conceptions
qui lui sont défavorables. Le séjour européen n'est présenté que dans ses conséquences chez
Kanga. Il découvre que l'exil n'est pas pour lui le vrai moyen de l'emporter dans la lutte qui
l'a déterminé à quitter Treichville, à s'engager dans l'armée et à se trouver en situation d'exil à
sa libération.
Ce sont les événements du cadre africain qui non seulement prédominent largement
mais composent l'essentiel de la représentation de l'itinéraire de Kanga Koné. Sa vie est le fil
conducteur par lequel le romancier jette sur la société africaine en mutation un regard critique.
C'est un monde en mouvement vers la modernité qui est représenté, une fresque sociale au-
delà des épreuves individuelles de Kangt> Koné.
La fresque apparaît ainsi un modèle privilégié par les romanciers pour la peinture des
mœurs. La majeure partie de la production du courant de la vie africaine constitue des
variations sur un modèle général de composition de la fiction : la fresque. Il est ainsi des
romans qui déroulent la vie de plusieurs générations en soulignant les mutations en cours et
en leur donnant une orientation positive de progrès social. Il y a là un aspect idéologique
assez net, en liaison avec l'idéologie coloniale, que la société née de la colonisation est un
point de départ de la civilisation. Le Fils dufétiche de David Ananou est un exemple de cet
aspect militant de la fresque montrant plusieurs générations; Tante Bella d'un autre côté
illustre le même projet avec une lumière particulière sur la femme. D'autres romans usent de la
durée des événements avec des dimensions moins épiques que celles-là. La fresque alors
résulte de la diversité de l'information ethnographique qui, malgré une intrigue d'amour
souvent, ne fait pas de l'œuvre un drame ; mais il s'organise plutôt une symphonie
thématique qui suit la représentation de la société plutôt qu'une histoire individuelle et des
personnages analysés en tant qu'individualités.

202
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Les drames.
Le drame comme modèle de composition avant 1960 se constate essentiellement dans
des coups d'essai à souffle court (une cinquantaine de pages) et dans un premier roman,
Faralako (1958) d'Emile Cissé, métis guinéen dont l'œuvre a un aspect autobiographique
prononcé. Les premiers romans à souffle court sont Victoire de l'Amour (1954) de
Dieudonné Mutombo, L'Appel du Large (1958) de Mamadou Seyni Mbengue et Modou-
Fatim (1960) d'Abdoulaye Sadji. Ces œuvres apparaissent davantage des nouvelles malgré
une vision de roman. Farelako, qui a les dimensions d'un roman, appartient au courant des
mœurs par le souci de révéler une Afrique aux traditions puissantes, aux us et coutumes
bizarres pour un public européen. Emile Cissé a créé une intrigue fort simple. Une entorse à
la tradition entraîne pour son auteur des ennuis qui s'aggravent continuellement au point
d'aboutir à sa mort. La progression vers cette issue fatale caractérise l'action.
Le personnage de Nâ, en effet, mère du métis Nî et de Sory, un jeune griot, constitue
une singularité à Faralako. Mais Nâ a surtout le relief peu envié d'être une épouse martyrisée
par son mari Modou, et victime d'Alpha, le père de Makalé, la jeune fille qui aime Nî et que
Nî aime. Alpha et son épouse Fanta ont choisi un fiancé à Makalé. C'est Samakalé, jeune
commerçant riche et généreux envers sa future belle famille. Il se crée ainsi une situation
conflictuelle entre Makalé et sa famille, tout comme entre la famille de Makalé d'une part et,
d'autre part, Nî et sa mère Nâ, Modou se situant en dehors de ces antagonismes en raison de
celui qui l'oppose lui-même à Nî. Il ne considère son beau-fils que comme un "bâtard blanc".
La haine entrepenante, la puisssance du féticheur Kanfila sont les ressorts dont use le
romancier pour composer un drame où l'amour et la méchanceté se mêlent à la quête du
bonheur et qui aboutit à une triple mort et à la folie: Sory, Nâ et Makalé sont des victimes
sanglantes et innocentes de la méchanceté et Nî sombre dans la démence.
Le roman est en effet construit selon une progression nettement sensible, celle du
danger qui guette le héros et son groupe, le groupe des innocents, car le manichéisme
caractérise la création des personnages dans Faraloka, roman d'un petit village africain.
L'exemple du roman d'Emile Cissé montre que le drame, tout comme la fresque,
exprime l'Afrique dans ses divers aspects, notamment les croyances et supertitions, les forces
occultes. L'intensité dramatique de Faralako son mouvement relativement rapide (comparé à
des fresques), l'atmosphère tragique de la fin font de ce roman un drame remarquable dans
lequel le sort de l'innocence brimée suscite l'espoir qui est finalement déçu: Nâ et ses fils
sont victimes de forces du mal. Le drame est symbolique d'une condition malheureuse en

Partie 1. Chapitre Ill. Le roman historique.
123
plan, aux visites à Doguicimi fidèle à Toffa. La peinture de la vie quotidienne est menée de
pair, nous l'avons déjà dit avec le récit des événements liés à la guerre et le temps est celui de
l'écoulement de la vie au rythme des cérémonies programmées par la coutume. De là cet aspect
nonchalant de ce rythme de la vie quotidienne et que traduit si bien une phrase comme: "La vie
avait repris son cours au Danhomê, le lendemain des fêtes de coutumel ", ou bien celle-ci:
"Deux marchés 1. .. Quatre marchés 1. .. Une lune !... Ponouwa ne paraissait plus chez Toffa et
ne donnait plus de ses nouvelles. Doguicimi y vivait toujours humble et inconsolable2".
Les techniques de narration ont contribué au succès de Paul Hazoumé dans la peinture
du Dahomey ancien, en particulier dans la création d'une couleur locale que, fort justement, A.
Houanou résume ainsi: "Le romancier a su, et ce n'est pas le moindre de ses mérites, recréer
dans Doguicimi l'atmosphère qui régnait à la cour d'Abomey et dans le royaume du Danhomê
en général; il a su reproduire de façon pittoresque et exacte les caractères du Danhomê en cette
première moitié du XIXème siècle3". M. Houanou précise les thèmes de la peinture et aussi des
techniques d'expressions qu'il nous faut à présent examiner: "Et, dit-il, à travers l'étiquette de
la cour, le décor de la vie, les types et caractéristiques des courtisans, les us et coutumes, les
croyances et rites, et, sur le plan formel, à travers des proverbes, anecdotes et images traduites
du fon4".
C.2. Les techniques d'expression
Paul Hazoumé qui, comme les premiers écrivains d'AOF en général, use d'une écriture
académique, est en même temps particulièrement soucieux de la couleur locale dans la
représentation d'un monde que ses recherches lui ont fait connaître profondément. Hazoumé a
réussi cette originalité de l'écriture dans Doguicimi d'avoir reproduit ce qu'il appelle "l'accent
local" sans avoir choisi de créer un style particulier comme ce que sera plus tard la manière
d'Ahmadou Kourouma. Il est en effet nécessaire de préciser ici la différence, à retenir pour
comprendre, la coexistence à ne pas perdre de vU,e de l'académisme et de "l'accent local" dans
l'écriture de Doguicimi , entre l'africanité de l'expression résultant d'une reproduction fidèle de
"l'accent local" et l'africanité fondée sur la volonté d'africaniser la langue française. La
première est un décor de circonstance et n'appartient pas aux éléments permanents du style de
l'auteur tandis que la seconde que l'on trouve de manière spectaculaire, pour ainsi dire, chez
l'auteur des Soleils des indépendances est un style, un choix constant d'écriture dans les
diverses œuvres de fiction de l'auteur. Paul Hazoumé n'a pas eu un tel choix d'écriture.
1
Paul HAZOUME, Doguicimi, p. 233.
2
Idem. Ibidem, p. 360.
3
Adrien HOUANOU, "Hommage à Paul Hazoumé" in Présence Africaine, nO 114, Paris 1980.
4
Idem, Ibidem, p. 211.

124
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Dans Doguicimi
néanmoins, l'africanité de l'expression est diverse et réussie.
L'expression du temps est un des exemples les plus saillants. Très délibérément Hazoumé pour
exprimer l'âme d'un monde, sa manière de percevoir le temps et l'espace, sa vision du monde,
transpose ou reproduit fidèlement ses formes d'expressions. La durée par exemple est
régulièrement exprimée en "lunes", particulièrement concernant les missions d'espionnage de
guerre de Zanbounou, chez les Mahinous, au profit de ses compatriotes; l'une des missions les
plus longues est évoquée ainsi: "C'était la troisième lune que les yeux voyaient depuis le départ
de Zanbounou pour Hounjroto, et, jusqu'à présent, ni l'espion ni aucun des hommes de sa
suite n'étaient de retourl ". Outre celle de la durée l'expression du moment emprunte également
aux parlers locaux que M. Adrien Houanou, qui appartient à la même aire culturelle
traditionnelle que Paul Hazoumé, identifie comme étant la langue fon : "La nuit est mûre2" est
une de ces formules reproduites. La date également est exprimée avec l'originalité de ce genre
de fidélité au parler local. Les visites de Zanbounou à Doguicimi sont ainsi présentées: "Avant
trois marchés, toute la casée était au courant des visites de l'homme, mais tout le monde ne le
connaissait pas encore3".
L'expression de la distance, de même que celle du temps est un moyen de révélation du
monde des Danhoménous et de leur manière de mesurer l'espace. "Le camp du roi, apprend le
lecteur, était établi à quelque quatre cents bambous de Hounjrot04". Hazoumé réussit, par la
fidélité à la manière de percevoir et de domestiquer l'espace et le temps, à révéler un état de
civilisation.
Cette fidélité à la réalité d'un monde et de sa manière de s'exprimer apparaît jusque dans
l'expression gestuelle rapportée par le romancier: " ...elle se leva, écrit Hazoumé, passa ses
paumes sur les fesses pour signifier qu'elle prenait congé de ses compagnes5". Il en est de
même de l'usage des proverbes et d'énigmes comme dans cette suggestion perfide d'une
infidélité de Doguicimi
: "Princesse, ce n'est pas par ma bouche à moi, Fajo, que tu
apprendras que la souris a rongé le fer6". Fajo insinue que Doguicimi a contrevenu aux
exigences de la fidélité. Paul Hazoumé a, par ailleurs, poussé l'information ethnologique
jusqu'à révéler, toujours dans l'africanité de l'expression, le caractère synthétique de
l'onomastique: Ponouwa veut dire "aucune bête n'offense impunément la panthère7" ;
1
Paul HAZOUME. Doguicimi, p. 262.
2
Idem, Ibidem, p. 71.
3
Idem, Ibidem, p. 287.
4
Idem, Ibidem, p. 97.
5
Idem, Ibidem, p. 299.
6
Idem, Ibidem. , p. 289.
7
Idem, Ibidem, p. 293.

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
203
Afrique liée aux us et coutumes. La présentation critique de la société africaine et de ses
mœurs se constate régulièrement, qu'il s'agisse des romans fresques ou des romans drames.
A.t. L'affabulation et ses éléments (temps, espace et personnages).
Les deux modèles de composition romanesque de la fiction, la fresque et le drame,
sont définis par référence aussi bien au temps qu'à l'agencement des événements. De manière
générale, par conséquent, le temps dans les romans est déjà caractérisé pour la période
considérée. Il reste à préciser le traitement qui, dans les œuvres, lui a été appliqué et qui
concourt à l'originalité de la technique romanesque. Le fait sera examiné dans les techniques
du récit. Le temps comme durée des événements dans l'ensemble des romans de mœurs de la
période 1954-1960 est un temps des mutations sociales, politiques et religieuses. La société
africaine décrite est une société bouleversée dans son ordre traditionnel et cela dans
l'inconscience de catégories d'hommes, la lutte d'autres et l'émoi de tous dans un mouvement
vers une modernité conçue comme le progrès, la meilleure vie sociale pour l'homme.
A.I.a. Le temps
Les variations sur le modèle de la fresque s'appuient sur le temps comme cadre de la
fiction c'est-à-dire ép<XJ.ue et durée des événements autant que sur la diversité thématique qui
révèle la société globale. Il convient de montrer, par un exemple éclairant du fait de sa valeur
de modèle, que le temps cadre des fresques n'est pas nécessairement celui dont les
dimensions sont comparables au temps épique. Mission terminée de Mongo Béti, en effet, se
développe en majeure partie en une durée qui constitue une portion de saison: le séjour à Kala
du héros Jean Marie Medza dure environ deux semainesl . Certes avant ce séjour, son cousin,
l'époux Niam, a vécu l'inconfort de six mois2 de vie sans son épouse, mais la durée des
événements n'est toujours pas énorme car le cadre temporel de Mission terminée est ainsi de
moins d'un an, l'épilogue, qui se situe dans un temps indéterminé, au maximum un lustre
peut-on-dire par conjecture, n'étant pas compté au nombre des événements et de leur durée.
A l'intérieur d'une telle durée Mongo Béti a situé des événements et fait vivre la
société coloniale, représentée par le monde de Kala, du village de Medza et de celui de la ville
lointaine, de manière à montrer l'évolution en cours que la thématique beaucoup plus
puissamment établit et présente. Il est ainsi clair que le temps de la fresque est variable et en
définitive ce qui fait l'identité esthétique de ce modèle de composition est, certes, le temps
mais aussi la vision d'un univers et la thématique qui permet de le caractériser. Sur ce fait il
n'y a pas d'évolution du modèle de la fresque entre 1954 et 1960, il y a variation sur les
1
Mongo BETI, Mission terminée, p. 140.
2
Idem. Ibidem, p. 23

204
Les/ormes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
dimensions du cadre temporel dans le roman de mœurs. Entre Tante Bella en effet et Mission
terminée la différence de la durée est pratiquement celle qui sépare une centaifè d'années d'un
an. L'écart est encore plus important si l'on compare Tante Bella et Afrique nous t'ignorons!
Le temps dans le roman drame de cette période (1954-1960) n'a pas le caractère
réduit, aisément mesurable et favorisant la concentration dramatique, comme par exemple
dans les romans balzaciens de modèle "drame" comme Le Père Goriot. Qu'il s'agisse de
L'Appel du large (1958) de Mamadou Seyni Mbengue ou de Modou-Fatim. l'élasticité du
temps est telle qu'on peut se demander si la conscience traditionnelle africaine du temps
n'influe pas comme une force de décomposition du modèle dramatique dans le roman. La
culture africaine traditionnelle dont sont imprégnés les romanciers est celle d'un monde où
l'homme a le sens longanime du temps, où l'homme est dans le temps et le vit dans sa
continuité durative plutôt qu'il ne l'objective, et le parcellise en de petites unités comptables
comme le temps des horloges. C'est un monde qui compte les lunes (des durées de mois), les
soleils (des périodes), les années souvent associées aux calamités naturelles (l'année de la
grande sécheresse ou l'année des inondations) et constituant des jalons temporels, certes,
mais surtout des repères d'épreuve dans la continuité du vécu de la société. Des hommes d'un
tel monde sont les parents ou les grands-parents rarement les arrière-grands-parents des
écrivains qui ont produit des romans de mœurs avant 1960.
L'Appel du large décrit une passion pour l'activité de pêche en mer et aboutit à la mort
du héros des suites de l'affrontement des flots. Mbengue, le romancier, compose le drame
d'une passion atavique fatale: Diabel, pêcheur de Ngor. Né dans ce petit village de pêcheurs
il ne peut choisir aucune autre activité que la pêche. L'appel irrésistible du large le détermine
quotidiennement à l'activité de pêche et donc d'affrontement des flots.
Pour composer un drame il faut certainement plus que cette espèce de rite
professionnel. L'auteur crée deux épreuves dont la dernière est fatale au héros: d'abord une
perte en mer qui se ten1Ùne par un hasard heureux pour Diabelle survivant, ensuite un départ
malgré un nuage prémonitoire aboutit à une nouvelle victoire des flots, cette fois sur Diabel
qui est englouti. Les deux malheurs sont séparés par un répit: Diabel a changé quelque temps
d'activité entre les deux épreuves et travaille chez Lesieur-Afrique, pour ensuite répondre
encore une fois à l'appel du large.
L'on peut dire que Mamadou Seyni Mbengue a su créer une histoire révélatrice des
mœurs austères et de la vie rude du pêcheur lébou, de la force d'une passion atavique en
définitive fatale. Mais dans ce cas spécifique d'élaboration d'un drame, le temps n'a pas un
effet de convergence. Il est au contraire utilisé comme force de déstructuration, de destruction

Parlie 1/. Chapitre 1/. Le roman de mœurs modernes
205
de la concentration dramatique. La passion atavique a survécu au répit décidé par Diabel sur
les instances de sa mère RelIa mais l'intensité dramatique due à cette passion a ainsi un
caractère périodique. Le temps est comparable à un temps de conte dans lequel un itinéraire de
quête est jalonné d'épreuves. La structure de la fiction dans L'Appel du large et le temps qui
ne construit pas le drame révèlent sans doute une influence de la littérature orale. La
présomption est d'autant plus justifiée qu'il s'agit ici du premier roman d'un écrivain
imprégné de culture traditionnelle, journaliste et dramaturge ayant choisi la veine historique,
un autre indice de l'attachement au passé global, culture et histoire.
A.l.b.
L'espace
Les romans de mœurs entre 1954 et 1960 ont pour cadre essentiellement l'espace
rural. A l'exception de Modou-Fatim (1960) qui, sans échapper à une configuration générale
du cadre dans cette veine romanesque, développe l'essentiel de l'histoire dans un espace
urbain, Dakar, et de L'Appel du large (1958) dont l'aire est le village de Ngor, Dakar et
l'Océan Atlantique face à la côte du Sénégal, tous les autres romans de mœurs de cette période
présentent le même cadre avec des variations dans l'importance accordée à une partie de ce
cadre. Celui-ci est de manière constante un espace constitué par une zone rurale parsemée de
villages et d'une zone urbaine avec un centre qui constitue la ville proprement dite et qui est
un lieu d'échanges et le cadre de la vie administrative; se juxtapose à ce centre administratif et
commercial une périphérie semi-villageoise qui, dans le courant anticolonialiste du roman, fait
figure d'une espèce de cité-dortoir pour les ruraux accourus à la ville. Faralako et Le Collier
de coquillages réduisent cette bipartition de l'espace. Ils se déroulent le premier dans un
village guinéen etle second dans le désert du "Soudan français", à la palmeraie de Télemsi.
Ainsi, mis à part le désert dans le roman d'Ibrahima Mamadou Ouane, les ondes
pélagiques dans L'Appel du large, l'espace dans le roman de mœurs entre 1954 et 1960 a la
configuration d'une aire d'échanges de type colonial.
Tante Bella, Afrique, nous t'ignorons! et Mission terminée constituent des exemples
éclairants à ce sujet. Joseph Owono, dont le projet militant est très nettement affIrmé au début
de son roman, veut montrer le sort de la femme dans la société africaine traditionnelle. Il
privilégie en conséquence l'espace rural, surtout dans la deuxième partie de l'œuvre,
l'essentiel du roman. Outre Moolyé, les noms de centres importants sont certes cités, Douala
et ses deux quartiers Mozart et Nkane évoqués à propos de la prostitution, Nkongsamba,
Mbalmayo, mais ce sont surtout les villages qui constituent le cadre de la vie d'épreuves qu'a
été celle de "Tante Bella" l'héroïne: Nkol-ateck, Bene-Balat, Akocéman ... Petits comme
Nkol-atek la "patrie" de Bella, ils sont nommés plutôt que décrits. La nomination donne
réalité aux lieux par une espèce de convention tacite entre l'écrivain et son lecteur potentiel.

206
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Est-ce là un régionalisme, soit dit en passant, de la part du romancier? Le fait est là, en tout
cas, que l'auteur se contente de nommer villes et villages pour leur donner vie, pour avoir le
sentiment d'avoir établi leur réalité comme cadre de son histoire. Le sentiment de recourir à la
même expérience géographique que le lecteur, l'influence sans doute également de la
littérature orale, littérature d'écoutants où la description risque de faire perdre le fil du récit,
expliquent le caractère extrêmement sobre de la présentation du cadre dans ces romans de
mœurs.
Benjamin Matip et Mongo Béti donnent des lignes plus précises de la disposition du
cadre dans sa bipartition. L'espace d'Afrique, nous t'ignorons! est celui qui est constitué par
les villages environnants de Bidoé et par leur centre qu'est le village de Bidoé, le village du
"patriarche" Guimous, père de Sam, et par Kézzaé, le centre urbain; c'est exactement l'image
de l'espace dans Ville cruelle d'Eza Boto. Et comme dans Ville cruelle, l'échange est du
même type colonial, le commerçant Robert à Kezzaé achète les produits agricoles comme les
Grecs dans le roman d'Eza Boto. L'atmosphère de cet échange, les ruses des commerçants,
les relations entre les villageois et l'acheteur de leur produits, tout donne l'impression d'une
influence de Ville cruelle sur Afrique, nous t'ignorons J. Dans Mission terminée, la ville est
surtout lointaine et n'apparait que fugitivement, pourrait-on dire, à la faveur de la présentation
de Medza et de ses études ainsi que des courses périodiques que "Tante" Amou y effectue à
bicyclette. Les villages de l'espace rural sont celui du père de Medza, le village de son oncle
maternel et Kala, le village de son oncle paternel, Marna, où il se rend avec la mission de
récupérer l'épouse Niam et de la ramener à son cousin. Il s'est ainsi créé, dans la
configuration de l'espace de Mission terminée, trois parties qui apparaissent trois niveaux si
l'on choisit comme critère la modernité: la ville est la modernité achevée, le village de Medza
est une espèce de propédeutique à ce niveau d'évolution et Kala est la tradition pure, le monde
où l'apparition d'un "recalé" au baccalauréat fait événement, conçue comme la visite d'une
grande personnalité par le savoir moderne.
Le roman de Béti se distingue des autres par plus de consistance dans la présentation
du cadre qui dépasse le dessin de sa configuration. Kala, tout comme le chemin qui mène à
Kala, la vie quotidienne à Kala et ses cadres spatiaux sont présentés plus que par la simple
nomination et c'est en cela que si, comme de juste, l'on considère le cadre comme un niveau
de création romanesque, Mongo Béti apparaît plus créatif que les autres romanciers.
Il faut préciser d'abord que dans tous les autres romans privilégiant l'espace rural,
c'est-à-dire l'essentiel du courant de mœurs pour cette période, ce sont essentiellement des
espaces du dehors qui sont présentés. Certes, il y a dans Tante Bella des soirées entre amis,
réceptions aux cours desquels l'on devise beaucoup sur la question de l'émancipation de la
femme. Chez les Chambert et le restaurant "Chez Capolli" sont des intérieurs symboliques de

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
207
la vie moderne par opposition à la vie rurale traditionnelle présentée dans la deuxième partie
de Tante Bella et caractérisée, du point de vue du cadre spatial, par la prédominance de
l'espace du dehors sur les intérieurs. Le couple formé par le pharmacien Chambert et la
Camerounaise bassa Marguerite, couple domino, étant présenté comme un modèle de
modernité de la vie conjugale, c'est-à-dire de bonheur des époux, de dignité de la femme et de
compréhension; le cadre de vie de couple est un élément de l'image globale que Joseph
Owono élabore sur la vie du couple modèle. Ainsi l'intérieur chez les Chambert est un net
reflet de leur niveau de culture et d'un goût assuré.
Le pharmacien et son épouse habitent une case dont les pièces sont occupées avec art
et rationalité. Voici comment on y entre: "La porte de l'extérieur donnait dans la salle du
milieu occupée par les étagères de la pharmacie. Normalement cette salle servait de salon. A
droite, une autre porte s'ouvrait derrière le comptoir. Marguerite souleva vivement la planche
d'appui, ouvrit la porte devant elle et s'effaça pour laisser passer les invités1". Les
caractéristiques les plus significatives de cet intérieur apparaissent alors : "La pièce dans
laquelle ils étaient introduits, occupait toute la largeur de la case, et on voyait encore, au
milieu, les vestiges d'une cloison démolie. L'ameublement et les tentures avaient été choisis
avec beaucoup de goût, mais c'est le vert pâle des coussins qui dominait sur le rose vif des
rideaux2".
Le cadre concernant tous les aspects de la vie du couple, Owono présente aussi le
restaurant où se rendent parfois les Chambert et où, précisément, ils ont fait manger un soir
leurs invités. "Chez Capolli", c'est à la fois une atmosphère et un décor: "L'intérieur rappelait
un vaste salon cossu, douillettement meublé avec ce je ne sais quoi qui lui donnait une
impression de familiarité et créait l'illusion qu'on y était chez soï3". Le décor précisé fait
alterner deux couleurs, le vert et le rouge avec une profusion de vert compréhensible comme
du goût des personnes des zones forestières. Voici en effet le tableau que l'auteur loue en le
créant, au cours de la description de l'intérieur du restaurant: "A l'exception du bar, avec son
zinc gris et ses appuis nickelés, le reste de la pièce était, ou rouge, ou vert. A la partie 'salon',
les coussins des volumineux fauteuils étaient verts, les murs verts, mais d'un vert pâle, verts
les paravents pour un tête-à-tête familier et intime, verts les rideaux et les tentures, verts les
nappes et les napperons de guéridons, vert également l'épais tapis qui couvrait le sol
cîmenté4".
1
Joseph OWONO, Tante Bella, p. 94-95.
2
Idem. Ibidem, p. 95.
3
Idem. Ibidem, p. 100.
4
Idem. Ibidem, p. 100.

208
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Les intérieurs présentés à la faveur de l'élaboration d'une vie de couple donné comme
un modèle sont des intérieurs de la vie moderne. Il existe une harmonie entre leurs
caractéristiques de goût, d'atmosphère propice à la vie heureuse et la qualité de vie prêtée au
couple des Chambert tout comme les qualités de culture et de relations humaines de ce Blanc
et de cette Négresse formant un exemple de vie conjugale.
En considérant l'espace par conséquent, l'on s'aperçoit que la première partie de Tante
Bella constitue comme un monde vers lequel doit évoluer celui qui est présenté dans la
deuxième, c'est-à-dire à travers l'itinéraire de Bella. Du reste, l'enfant métisse de Bella, sa
fille avec un officier allemand, malgré les temps reculés de cette naissance par rapport à
l'époque de la première partie du roman, montre une certaine importance du couple mixte
dans la représentation de l'évolution de la vie conjugale modèle. Les intérieurs dans la
deuxième partie de Tante Bella sont ceux de l'espace rural caractérisé, nous l'avons déjà dit,
par la prédominance de l'espace du dehors. Des intérieurs de cases sommairement décrits,
avec la présence chaque fois d'un foyer avec des bûches allumées, disent une vie simple et
austère, un nid pour le sommeil beaucoup plus qu'un cadre de vie moderne. Pour l'espace
rural Joseph Owono est très succinct. S'agissant de l'espace urbain il décrit, certes, les
intérieurs liés à la vie des Chambert surtout mais il insiste davantage sur l'atmosphère quand
les Chambert invitent leurs amis.
Joseph Owono décrit quelques intérieurs. Il met davantage l'accent sur un climat
d'intimité chaleureuse, de proche amitié mais bien que le souci de présenter un modèle de
couple moderne soit évident dans la première partie de l'œuvre, en la personne du pharmacien
Chambert et celle de son épouse Marguerite, une Camerounaise "de race" Bassa, l'intérieur de
la maison du couple modèle est très succinctement décrit.
L'importance accordée à l'espace du dehors est sans doute un fait de réalisme dans la
représentation de la vie rurale traditionnelle. La vie active en effet a lieu dans le plein air, qu'il
s'agisse des femmes ou des hommes et l'intérieur est un cadre de repos total, le cadre pour le
sommeil, les veillées de groupe se tenant dans les cours des maisons. Joseph Owono,
Benjamin Matip et les autres romanciers de la vie rurale traditionnelle ont fait preuve d'un
réalisme qui donne l'importance qu'il a dans la vie réelle à l'espace du dehors. Il en est de
même, du reste, de la différence entre le jour et la nuit. Celle-ci comme les intérieurs est le
cadre de l'intimité et du secret. La délibération des "patriarches" sur la guerre européenne et
l'attitude que les villages qui furent colonisés par l'Allemagne doivent prendre a lieu la nuit
alors que, de manière générale, les discussions pour résoudre les problèmes dans les villages
ont lieu de jour sous l'aba, la case à palabre.

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
209
L'originalité de Mongo Beti parmi ces romanciers de la vie rurale traditionnelle est de
créativité plus riche et plus consistante. Le chemin de Kala est présenté dans ses effets
éprouvants pour le héros. La forêt est humide, le trajet long, la piste de terre rouge, qu'il a
fallu parcourir à bicyclette, épuisante. L'espace du dehors à Kala même est présenté de
manière concrête d'abord à la faveur des jeux des jeunes gens du village. Le cadre de ce
spectacle, qui donne à Medza une impression de "rude sauvagerie"1, est "un stade assez beau
pour un village de brousse et entouré de rares cases sur les vérandas desquelles les
spectateurs s'étaient réfugiés bien à l'abri du soleil2". Le site de Kala est découvert par le
lecteur et le héros, Medza, à l'occasion des activités ludiques des jeunes du village. L'après-
midi du lendemain de son arrivée à Kala, Medza suit ses hôtes qui ont décidé d'une baignade.
En plus du stade la rivière est un élément impressionnant du village. Medza le remarque: "La
rivière était assez grande, presque un fleuve3". Mais mise à part la disposition évoquée du
village le long d'une route principale, des deux côtés, Kala n'est pas décrit au-delà de la
présentation du site de Kala, consistante assurément et permettant de voir un village blotti
dans la forêt, dont les jeunes parmi les habitants respirent la vigueur et la santé. L'atmosphère
déjà créée par ce coup d'œil précis sur le cadre du dehors est de vie naturelle, saine et
joyeuse.
L'espace du dehors a retenu l'attention du romancier créateur dans la représentation de
la vie de Kala. Mongo Béti a choisi de montrer non Kala au travail mais plutôt l'utilisation du
temps libre aussi bien par les jeunes gens que les grandes personnes, hommes et femmes,
dont les travaux sont mentionnés comme se déroulant le jour, dans les champs. Béti ne se
contente pas de dire la simplicité austère des intérieurs, il les décrit. Chez l'oncle Marna c'est
presque le luxe: "La case me parut imposante, dit Medza, par ses dimensions et surtout par le
nombre de meubles qu'elle contenait. (...). Ces meubles étaient grossiers, à peine finis, d'un
bois très lourd4". En réalité, l'oncle Marna sait fabriquer de bons meubles mais vend les
meilleurs. "Il gardait pour lui, dit Medza, les meubles les moins réussis, livrant le meilleur de
sa production aux autres5".
L'intérieur chez le père de Zambo est soigné et révèle un certain souci d'art. Medza
qui, à Kala, est assimilable à un citadin, est frappé par tout ce qui ressemble à un intérieur
européanisé. Il observe: "Le plus remarquable des nombreuses pièces de cette case, c'était
une espèce de salon-salle à manger immense sur les murs duquel on avait apposé une série de
photographies de la famille qui tenaient lieu de tapisserie6". C'est dans une salle pareille qu'a
1
Mongo BETI, Mission terminée, p. 39.
2
Idem, Ibidem, p. 39.
3
Idem, Ibidem, p. 67.
4
Idem, Ibidem, p. p. 47.
5
Idem, Ibidem.
6
Idem,Ibidem.

210
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
lieu la veillée chez la première personne à avoir invité Medza à Kala, une dame pleine de
curiosité, à l'attention maternelle, qui assaillit Medza de question dès le repas terminé. La
veillée se tint dans cette salle avec un auditoire nombreux. Le romancier ne mentionne pas de
mobilier. La veillée de chez l'hôte homme, un des anciens du village, presque un vieillard,
donne une idée de la rareté du mobilier. Il n'est mentionné qu'''un lit de bambou" sur lequel
est allongé l'hôte de grand âge, "près du feu l " Le feu, le lit et quelques meubles sont les seuls
éléments de confort précisés. L'auditoire étant trop nombreux pour la case, "on transporta
donc dans la cour, dit le narrateur, les quelques meubles dont on disposait2".
La caractéristique essentielle des intérieurs est ainsi la simplicité, l'absence de luxe, une
atmosphère d'ordre et de propreté aussi, s'agissant des maisons qui sont en même temps les
lieux des veillées organisées pour entendre le prodige qui a étudié à la ville, Medza, le neveu
de Mama.
Les lieux de jeux sont caractérisés par la même simplicité. La case où Zambo amène
son cousin à "le sol de terre battue3". Il y règne une atmosphère, un "tumulte de fête et de
beuverie" qui font de la gaiété la caractéristique dominante. Dans ce débit, l'on vient boire et
deviser, danser aussi, se réjouir bruyamment.
Les intérieurs à Kala montrent ainsi deux aspects opposés de l'utilisation du temps
libre par les habitants de ce village de la forêt. Les cases ou bien les cours intérieures abritent
des veillées à la fois distrayantes et instructives. Les joies y sont simples et sages. Les lieux
de distraction de la jeunesse, les cases-débits de boissons sont des espaces sans luxe où
prédominent ce qu'on y fait et l'atmosphère de gaieté.
Béti montre cependant que les habitants de Kala, les jeunes gens surtout, savent
traduire leur sens de la fête par une décoration circonstancielle de leurs intérieurs austères.
C'est ainsi qu'une case, pour des besoins de fête, devient un espace curieux de distraction
décoré d'images saintes. Medza l'hôte de cette fête présente les lieux: "La case de Johannés le
Palmipède, à l'occasion de cette fête, avait reçu un traitement exceptionnel. Elle avait d'abord
été balayée, ce qui n'arrivait pas souvent. Ensuite, elle avait été ornée de guirlandes de feuilles
de manguiers et de branches de palmes4". Viennent ensuite les images inattendues pour un
lieu de distraction même occasionnel: "Les organisateurs, n'étant pas encore satisfaits par
leur effort, avaient apposé sur les murs des images saintes à défaut de mieux: un Sacré-Cœur
à gauche, un Jésus-crucifié à droite, une Immaculée-Conception en faceS".
1
Mongo BETI, Mission terminée, p. 112.
2
Idem, Ibidem, p. 113.
3
Idem, Ibidem, p. 57.
4
Idem, Ibidem. p. 169.
5
Idem, Ibidem.

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
211
L'espace, par conséquent, est un révélateur de la vie quotidienne autant qu'il contribue
à infonner la fiction. Mission terminée est, dans le courant de mœurs entre 1954 et 1960,
l'œuvre romanesque dans laquelle l'auteur a le plus tiré parti de cet élément de création qu'est
le cadre spatial.
De manière générale cependant, l'on peut dire que les œuvres de cette période
organisent la fiction en usant de l'espace de manière significative. Que le cadre soit le village
comme dans Faralako, une palmeraie du désert comme dans Fadimata, la Princesse du désert,
ou bien un espace d'échanges de type colonial comprenant un arrière-pays et un cadre urbain,
chaque fois l'œuvre produite réussit une représentation de la vie traditionnelle et du
mouvement d'évolution intéressant les conceptions et structures sociales et politiques, la vie
spirituelle aussi. Le cadre spatial concourt à l'identité de chaque œuvre comme roman de
mœurs. Les personnages créés complètent la structure de la fiction pour révèler les mœurs
sociales et politiques.
A.I.c. Les personnages.
La création des personnages dans le courant romanesque des mœurs entre 1954 et
1960 n'a pas fait vivre des individualités complexes dans les œuvres produites. L'on peut
dire nettement que sur ce plan il n'y a pas d'évolution par rapport aux faits de création dans le
même courant avant 1954. La représentation des us et coutumes néanmoins a donné lieu à la
présentation de personnages symboliques ayant beaucoup de relief même sans l'épaisseur
psychologique qui fait les personnages complexes, c'est-à-dire qui soutiennent l'analyse.
Dans ces romans, par conséquent, la typologie des personnages a autant d'importance que les
personnages eux-mêmes pour l'objectif de peinture du romancier qu'est la représentation de la
société. Celle-ci, rappelons-le, est un monde traditionnel africain bouleversé par la houle de
l'histoire et qui est, en conséquence, en pleine mutation. Les personnages, on peut le voir par
la diversité de catégories dans lesquelles l'on peut les ranger, concourent à la création de ce
mouvement de la société. Ainsi l'ordre précolonial est évoqué par des personnages dont
l'autorité n'est plus ce qu'elle était. Le chef traditionnel mis en place par l'autorité coloniale
n'a pas plus que le prestige de son aisance matérielle. Sa représentation plutôt dénigrante chez
Mongo Béti fait de lui un être sans grâce vivant dans l'abondance et la luxure. Le chef de
canton, au village de Medza, est un de ces personnages curieux. Medza, comme les jeunes en
général, n'a pas de sympathie pour lui. Voici comment Ble présente: "Le chef de canton de
chez nous était une sorte de vieux vicieux qui, malgré son âge, possédait les six plus belles
femmes de la région et s'apprêtait à en acquérir d'autres!". Au-delà de cette conduite
d'amateur de femmes, ce personnage est conçu comme l'auxiliaire de l'autorité coloniale pour
Mongo BET!, Mission terminée, p. 34.

212
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
les tâches exécrées des colonisés, les travaux forcés. Le chef de Kala n'est pas rendu plus
sympathique par le romancier créateur. Son ironie mordante est au contraire joyeusement en
verve - chez lui, un soir de fête, il est présenté comme avec un net souci de souligner les
disgrâces dues à l'âge et aux excès: "Ce soir-là, il était presque beau, comme transfiguré; il
semblait moins gras, son visage était moins bouffi et son unifonne de chef de groupement,
chargé de galons aux épaules et de décorations à la poitrine, lui conférait une certaine
prestance1". Le portrait s'achève en détruisant l'effet de séduction que pourrait produire
l'apparence physique, par des manières de rustre dans le comportement: "Très grand, large
d'épaules, il évoquait un Apollon vieilli. Mais il ne cessait de proférer des paroles grossières
ou violentes, qui ne laissaient pas de contraster avec sa belle apparence, et ce faisant il
décevait2". Le chef noir de l'ordre colonial est représenté par cette image disgracieuse, tandis
que le patriarche de village qui symbolise l'ordre précolonial a une autorité plus respectée,
afffectueusement acceptée. Ainsi Bikokolo est "le sage" à qui l'on soumet ses problèmes dans
la tribu et qui indique les solutions à exécuter. C'est ainsi que par suite de son autorité Niam
le cousin de Medza obtient de celui-ci qu'il accepte de se charger d'une mission pour grande
personne: aller à Kala récupérer l'épouse Niam qui a quitté le domicile conjugal pour
retourner auprès de son père. Bikokolo a une autorité intelligemment exercée et qui ne
rencontre jamais de résistance. Medza commente cette autorité ainsi: " ... Bikokolo, ce
patriarche (...), avait pour ainsi dire droit de vie et de mort sur toute personne de notre
village3". L'ordre ancien que représente Bikokolo est également vivant dans Afrique, nous
t'ignorons! de Benjamin Matip. Les patriarches comme Guimous et Billon de Bidoé ainsi que
ceux des villages environnants détiennent le pouvoir de décision sur les grands problèmes de
la contrée. C'est pourquoi ils se réunissent, à la suite des rumeurs sur la guerre européenne.
Comme Bikokolo ce sont des sages qui délibèrent avec réflexion selon un rituel éprouvé. Ces
personnages appartiennent à un ordre sur lequel s'est superposé pour le dominer, l'ordre
colonial. Ils sont symboliques de la société de naguère et des vertus de leurs personnalités
respectives. Ils sont ainsi en très net contraste avec les chefs de l'ordre colonial. La différence
de position dans le nouvel ordre figure déjà le mouvement des mutations dans la société.
D'autres personnages et leurs sorts concourent à donner des contours plus nets à ce
mouvement.
Les jeunes, dans les romans de mœurs de cette période (1954-1960), donnent au
mouvement d'évolution un relief particulier. Jean Marie Medza et son itinéraire,
singulièrement la détérioration de ses relations avec son père, est un type de personnage qui
représente les effets des idées modernes qui amènent l'émergence de l'individu en dépit du
groupe, de ses conceptions et de son autorité, la désacralisation de l'autorité parentale d'autant
1
Mongo BETI, Mission terminée, p. 183.
2
Idem, Ibidem, p.l83.
3
Idem, Ibidem, p. 26.

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
215
La représentation du mouvement d'évolution des mœurs est ainsi doublement réalisée
mais avec un bonheur inégal : par la peinture des conceptions nouvelles et la création de
personnages incarnant le progrès. Le didactisme parfois a un relief qui donne un accent de
roman à thèse à l'œuvre. C'est le cas dans Tante Bella, Les Inutiles et Le Fils dufétiche. Mais
dans Mission terminée, l'œuvre certainement qui révèle le plus de créativité et de maîtrise
technique dans le roman de mœurs entre 1954 et 1960, Mongo Beti a su créer des personnages
et représenter le mouvement d'évolution sans didactisme. Les personnages d'Elisa, de l'épouse
Niam, de "Tante Amou", le Medza de la révolte contre le père sont des incarnations de la
tradition bousculée mais sans qu'il apparaisse une thèse de l'auteur qui serait un prétexte
visible et ayant plus de relief que les personnages. Beti a situé l'évolution dans un mouvement
général perceptible, non dans des incarnations ayant force d'entraînement vers le progrès.
On peut ainsi dire que les héros de l'innovation ne sont pas nécessairement des
éléments de roman à thèse et que ceux d'entre eux qui révèlent un réel didactisme de la part du
romancier ne nuisent pas exagérément à la qualité de l'œuvre. Tante Bella, le roman le plus à
thèse, le plus didactique doit ses disgrâces à une certaine surcharge de la thématique liée aux
malheurs de l'heroôine plus qu'aux héros du progrès.
n.LA THEMATIQUE DES MŒURS.
Les romans de mœurs ont une thématique générale qui varie très peu. Ce qui distingue
les œuvres les unes des autres, c'est l'accent mis sur un aspect, plutôt que sur d'autres de cette
thématique. Mais de manière générale les romans élaborent une image de la vie africaine située
surtout sur le plan historique, et composée en réunissant des éléments de vie quotidienne dans
les divers contextes. La vie récréative ou active, le plus souvent les deux à la fois, la vie
conjugale et tout ce qui la prépare, ou la suit (veuvage et ses modalités), les divers realia (us et
coutumes surtout) qui donnent consistance à la représentation de la société constituent les
thèmes permanents de la peinture des mœurs.
Mongo Beti s'est servi du prétexte de la vie conjugale de Niam, cousin de Medza, pour
présenter à la fois le village de Niam et celui de son épouse, Kala, avec une nette insistance sur
l'évolution de la femme, son sort, surtout dans les localités les plus proches d'Ongola, la ville
symbole et centre de la modernité. Mission terminée est également une oeuvre dans laquelle la
représentation de la vie africaine s'intéresse aussi bien à la vie active qu'à la vie récréative. A
Kala, l'on travaille dans les champs, certes, mais l'essentiel du texte de Beti montre les
diverses formes de distractions des jeunes (jeux au stade, baignade à la rivière, beuveries,
devis et danses à la case-débit de boissons) ainsi que des grandes personnes et des jeunes
mêlés: les veillées. Dans ce monde heureux du village de brousse qu'est Kala, le romancier

216
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
montre l'émergence de l'individualité chez la femme par les personnages d'Eliza et de l'épouse
Niam. C'est la pénétration d'une certaine modernité des mœurs mais de manière générale Kala
est aussi éloigné de la perversion des mœurs que d'Ongola, la ville d'où vient ce genre de mal.
Tante Bella est certainement l'œuvre dans laquelle, du fait des dimensions du temps des
mutations et du projet de révélation du sort de la femme dans la société traditionnelle
camerounaise non islamisée, non christianisée, les realia d'Afrique en matière de mariage, de
vie conjugale, de veuvage et d'héritage liés au sort de la femme sont le plus développés. Il y a
une réelle surcharge thématique dans la représentation du sort de la femme victime des
coutumes par l'itinéraire de Bella: le mariage sans amour, la pratique de l'enlèvement d'une
femme en vue du mariage, la soumission totale à l'époux, l"'alcus" ou ensemble des supplices
corporels que la coutume impose aux veuves, toutes ces formes d'indignité pour une
conscience moderne sont accumulées sur l'itinéraire de Bella. Il y a même un luxe insigne de
variétés des supplices corporels et épreuves choquantes aujourdhui. Le lévirat à l'africaine, en
effet, prend la forme de la succession, nous l'avons dit plus haut, des fils auprès des épouses
de leur père, à titre chacun de mari pour celle qu'il choisit et qui ne doit pas être sa propre
mère. Joseph Owono a ainsi développé une thématique pour la dénonciation du sort fait à la
femme par la tradition. Il s'intéresse aussi à la tradition déformée et toujours écrasante: la dot.
Il critique la prostitution et propose le travail comme activité de rechange. Owono a voulu, à
propos de Bella, parler de trop de chose à la fois et a ainsi construit un destin fait d'épreuves
tellement accumulées que l'artifice en devient évident. Le roman le mieux réussi de ce courant,
pour la période 1954-1960, Mission terminée, ne présente pas une telle surcharge thématique.
Par les thèmes, de manière générale, le roman des mœurs de cette période s'attache à
faire connaître aussi bien l'Afrique traditionnelle avec ses pesanteurs et ses coutumes faisant un
mauvais sort à la femme, que l'Afrique coloniale caracterisée par un mouvement de mutations
qui menacent bien des coutumes. Dans ce travail de création, les œuvres n'ont pas eu un
bonheur égal de la présentation de la société. Le roman le plus touffu et le plus disgracieux de
composition et de proportion des thèmes est Tante Bella.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Qu'il s'agisse des techniques de narration ou des techniques d'expression, les romans
de mœurs de cette période (1954-1960) présentent les caractéristiques de premiers romans, si
l'on excepte Mission terminée qui émerge du lot par sa composition et l'art du récit.

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
217
C.l. Les techniques de narration.
La narration est assez proche, concernant le narrateur, de l'autobiographie par une nette
indistinction de l'auteur et du narrateur. Le point de vue est le plus souvent unique, celui du
narrateur, sans variations importantes par le recours au dialogue et au relief accordé aux
personnages qui s'expriment. Les formes du discours au contraire sont d'une variété qui est
signe d'une certaine créativité. Mais les œuvres sont d'une exécution au bonheur inégal dans
cette période du roman de mœurs. Qu'il s'agisse du traitement du temps, technique la plus
saillante parmi les modalités de la présentation, ou des formes du discours, la différence est
grande entre la réalisation du roman le plus réussi et celle des autres romans dans la période
1954-1960.
C.I.a.
Le traitement du temps.
La narration linéaire est comme une constante des œuvres du corpus ici considéré du
roman de moeurs.
La nature de "premier roman", l'importance du projet d'information
ethnographique ont développé une certaine tendance à l'exposé didactique dont l'exemple le
plus en relief est la narration dans Tante Bella. Les deux parties constituent deux linéarités
parallèles. Owono, ne réusissant pas un retour en arrière qui fragmente le temps, juxtapose à
une première partie illustrant l'activité de Grospieds pour l'émancipation de la femme, une
deuxième partie relatant la vie de Bella dans un cadre temporel précédant celui de la narration de
la première partie. Le retour au temps du début du roman est très brièvement réalisé par la fin à
l'eau de rose donnée à l'histoire de Bella et de sa fille. Celle -ci se retrouve, après avoir vécu
des épreuves comparables à celles de sa mère, riche héritière, comtesse allemande en situation
d'avoir tous les moyens de réaliser, avec son cousin le narrateur, la protection efficace des
femmes, leur éducation pour une émancipation effective.
A l'exception de Mission terminée la linéarité est parfaite dans les autres romans.
Mongo Beti, très différemment des autres romanciers, traite le temps avec une maîtrise qui
concourt à cette place éminente de Mission terminée dans le roman des mœurs entre 1954 et
1960. Qu'il s'agisse du temps de l'aventure (la durée des événements) ou du temps de
l'écriture (le cadre historique), Beti est assez précis pour permettre une claire appréciation aussi
bien de l'époque que de la succession événementielle et de la conscience que le héros a de cette
durée vécue et de ce qui la remplit. L'on suit aisément Medza depuis Ongola jusqu'à Kala en
passant par un village où il s'est rendu au début de ses vacances après son échec au
baccalauréat Le trajet d'Ongola au village de Medza (soixante kilomètres environ) se parcourt
d'habitude en trois heures. Il faut en effet descendre de voiture à Vimili, à dix kilomètres du
village et continuer à pieds.

218
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Le fil conducteur de la narration est constitué de jalons temporels qui permettent de
suivre Medza dans sa mission à Kala malgré le caractère nécessairement disparate de la peinture
des mœurs. C'est le lendemain du retour de Medza à son village qu'ont lieu les discussions sur
la mission dont il va être chargé et sur le moyen de transport. Avant ce dialogue chez le
patriarche Bikokolo, l'auteur a effectué une incursion dans le passé du couple Niam. Six mois
de séparation des deux époux sont venus à bout de la patience de Niam qui ne supporte plus la
solitude.
Du village de Medza à Kala la distance est impressionnante en raison de la nature du
trajet: "Vingt kilomètres sur la route et une quinzaine sur une piste dans la forêt"l C'est le
deuxième jour depuis son retour au village que Medza, "au petit matin"2, prend le chemin de
Kala où il arrive l'après-midi aux environs de trois heures. La page 63 de l'édition
Buchet/Chastel est consacrée à la première journée de Medza à Kala ; c'est le troisième jour du
temps de l'aventure. Les événements sont nettement datés. Le premier jour à Kala est consacré
à une visite au beau-père de Niam, dans la matinée.
L'après-midi Medza suit ses hôtes, les jeunes gens de Kala, dont son cousin Zambo, à
la rivière, pour une baignade. Le lendemain du jour de cette baignade, deuxième jour de Medza
à Kala, est un dimanche. Le héros de Mission terminée est donc arrivé à Kala un vendredi
après-midi.
La narration n'est pas uniformément linéaire. Après l'incursion dans le passé du couple
Niam, au début du roman, Beti utilise également un retour en arrière éclairant l'âme de Medza
ouverte à la nature. Les souvenirs présentés sont tous liés à la nature et même à la forêt: une
promenade à Vimili, marquée par le spectacle pathétique d'un accident mortel, une autre dans la
forêt identifiée à un chant d'oiseau associé à la mort, des souvenirs aussi de contemplation de
la nature (la verdure équatoriale) au coucher du soleiI3 . Beti privilégie néanmoins les
événements du séjour de Medza à Kala et la succession précise des jalons temporels non moins
précis prédomine sur les retours en arrière. Medza confie "la véritable histoire, elle n'a débuté
que le quatrième jour après mon arrivée à Kala"4. La narration prend l'aspect de séquences
constituées par les événements de chaque jour dont les trois parties sont la matinée, l'après-
midi et la soirée occupée par une veillée. La matinée du quatrième jour de Medza à Kala est
marquée par les conversations du jeune homme avec son cousin Zambo et son oncle Marna,
d'abord au réveil avec Zambo, ensuite au petit déjeuner avec Marna La soirée est consacrée à
une veillée chez la première personne qui invita Medza à Kala, une femme dont l'exemple fut
1
Mongo BETI, Mission terminée, p. 33.
2
Idem. Ibidem, p. 36.
3
Idem. Ibidem, p. 78.
4
Idem. Ibidem.
,

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
219
vite imité. Les veillées équivalent à des retours en arrière en ce que Medza y est interroger
surtout sur les études qu'il a effectuées, sur le monde des Blancs qu'il a pu connaître grâce aux
études, en particulier sur leurs modes de production et leur organisation sociale.
Le cinquième jour à Kala est plus diversement occupé en ce que l'après-midi et les
activités qui lui sont consacrées sont precisés. Le matin Medza s'est entretenu, grâce à Zambo,
avec Eliza (p.102-107), puis avec l'oncle Marna dans son atelier (p.107-108), enfin avec
Zambo dans la cacaoyère (p.108-112). L'après-midi Zambo quitte son hôte et va à la chasse
pour lui (p.12). Le soir a lieu une veillée chez l'un des anciens du village (p.112-121). On
voit, par les séquences constituées par les quatrième et cinquième jours du séjour de Medza à
Kala, tout le soin avec lequel les jalons temporels établissent la continuité narrative et
l'itinéraire de Medza à Kala. Le traitement du temps concourt à la vraisemblance de la fiction
par un accent de réalisme et sa nette liaison avec la peinture de mœurs.
C.l.b.Le dialogue.
Parmi les formes de discours narratif, est de celles qui jouent le plus efficacement, aussi
bien que le traitement du temps, ce rôle d'établir un réalisme persuasif qui donne crédit à la
fiction dans Mission terminée. Mais il est plus éclairant, sur cette question de considérer
d'abord la différence de qualité, dans l'utilisation des dialogues, qui sépare le roman de Beti
des autres romans, en particulier, pour choisir un exemple, de Tante Bella. Joseph Owono a
beaucoup de maladresse dans les dialogues; d'abord par suite d'incises inutiles lourdement
introduites pour préciser tautologiquement des intervenants. Le phénomene est si lassant, sinon
irritant, à la lecture qu'on hésite ici à en multiplier des exemples; considérons celui-ci :
"Rosalie dut expliquer ce que la voisine n'avait pas compris et elle termina:
- Vois-tu, ma chère Marthe, ajouta-t'elle, ce n'était pas du tout le moment de lui parler de ce
genre de chose ..."1. Ensuite les dimensions des répliques en font des discours parallèles ou
alternés de peu de vraisemblance surtout dans certaines circonstances comme le dîner offert par
les Chambert et après lequel est installée une espèce de conférence de Grospieds, tard dans la
nuit, sur l'émancipation de la femme. Enfin la maladresse du dialogue dans Tante Bella est
également établie par une familiarité consistant en l'absence d'inversion dans les incises,
comme dans ce dialogue entre Antoine et Grospieds: "C'est Antoine, dit le narrateur, qui a
ouvert cette querelle en me disant:
- Ah! j'oubliais, dis- moi, Grospieds, pourquoi cherches-tu toujours à t'embarquer dans des
lois sans queue ni tête?
- Comment donc ? je lui réponds. ''2 .
1
Joseph OWONO, Tante Bella, p.62.
2
Idem. Ibidem, p. 10.

220
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
A l'opposé de cette manière maladroite du dialogue chez Joseph Owono, se constate
dans Mission terminée une animation du récit et un art du dialogue générateur de cette vie de la
peinture particulièrement remarquable. Mongo Beti a tiré un parti merveilleux de deux formes
de variation du discours romanesque, la palabre et les propos de veillée, et il a su produire des
dialogues dans lesquels la spontanéité, l'aisance et l'animation des devisants disent une
maîtrise technique de romancier sûr de son art. La palabre et la veillée sont des instances de la
parole partagée. Beti très attaché au réalisme peint les mœurs en recréant des scènes de vie
quotidienne dans les cadres réels de la vie traditionnelle au village. La palabre est une
discussion du groupe pour résoudre un problème considéré comme celui du groupe. C'est
ainsi que la solitude de Niam est un problème de la tribu et la palabre tenue sous l'autorité du
sage Bikokolo a pour objectif de faire accepter à Medza la mission d'aller à Kala ramener
l'épouse de son cousin Niam. La discusion est animée; les propos sont tenus avec beaucoup
de spontanéité, la liberté de prise de parole, la franchise de mise et le ton de sincérité créant une
scène d'un réalisme persuasif.
Les propos tenus lors des veillées créent la même atmosphère d'animation, de
spontanéité et de naturel des comportements, une atmosphère de gaieté et de créativité dans
l'expression spontanée des idées personnelles sur les sujets débattus. Les dits des veillées
forment une espèce de dialogue comparable à la palabre avec cette différence que l'objectif est
de distraction et d'instruction. De là la spontanéité des prises de parole lors de ces réunions
dont Medza, le citadin ou à peu près aux yeux des habitants de Kala, tient la vedette. L'on pose
des questions ou bien commente ce qu'on a entendu de Medza jouant le rôle d'un conteur sur
des questions moderneses.
La veillée et la palabre ne sont pas les seules instances de production de la parole
partagée dans la joie que Beti ait recréées. Les distractions de jeunes réunis par sexe et en
j
classes d'âge, les beuveries des garçons (un sport comme un autre), les baignades des jeunes
filles, ou des jeunes garçons aussi, constituent à Kala des occasions de joyeux devis. Beti a
multiplié les entretiens par ailleurs, avec toujours la même gaieté qui fait le texte de Mission
terminée pour le séjour de Medza à Kala, exprime la joie de Kala, crée une image de mode à la
vie simple et heureuse. Qu'il s'agisse dans ces entretiens de la complicité de Medza et de
Zambo dans leur vie de garçon (p.l 08-1 09) des privautés entre Eliza et Medza (p.l 07) ou de
l'hospitalité d'Endongolo recevant Medza (p.144-147), le dialogue caractérisé par l'aisance et
la spontanéité des interlocuteurs constitue comme un grand éclat de rire.
Mais le dialogue n'est pas la seule forme de variation du discours chez Beti. L'auteur de
Mission terminée use de la description aussi bien pour camper le site de Kala que pour évoquer
la beauté fascinante de la forêt tropicale et de sa verdure, les moments de la journée au cours de
l'itinéraire de Medza ou les intérieurs modestes et de vie simple des habitants de Kala. Beti use

Partie Il. Chapitre Il. Le roman de mœurs modernes
221
de même du portrait assez souvent sur un ton sarcastique, pour tourner un personnage en
dérision, comme le chef de canton amateur de belles femmes. La variation des formes de
discours est génératrice de la variation du ton autant que de l'animation du récit. On peut
ajouter aux exemples précédents l'introduction du conte dans le roman. Bikokolo conte à
Medza l'histoire de l'homme qui, à son insu, parlait avec la voix du tonnerre. Le sage s'est fait
conteur à la fois par l'histoire racontée pour persuader Medza qu'il est compétent dans la
mission qui lui est demandée et par le dialogue simulé avec Medza à la manière de
l'interpellation du public par le conteur traditionnel.
Les formes du discours ont ainsi une fonction esthétique nette dans l'élaboration
romanesque de Mongo BetL La différence entre l'utilisation chez cet auteur des techniques du
récit et celle des autres romanciers du courant des mœurs entre 1954 et 1960 est celle qui
sépare la création d'effets artistiques et le simple emploi d'une forme par nécessité de
vraisemblance. Dans Tante Bella particulièrement, la lettre plutôt que de constituer une
variation d'écriture à effets artistiques est une nécessité de la trame des événements qui
n'introduit aucune qualité supplémentaire à la narration ; c'est une astuce intéressant la
composition de l'intrigue, non une variation d'écriture. L'on peut ainsi dire que les techniques
de narration dans le courant et la période ici considérés révèlent une conscience de la création
esthétique littéraire, surtout quand il s'agit de Mission terminée et que Mongo Beti fait preuve
d'une maîtrise des flux narratifs et de la production du discours esthétique très éloignée de la
manière des premiers romans dans le même courant romanesque. Les flux narratifs réalisés
correspondent bien aux séquences rythmées par le temps astral dans la vie rurale à Kala.
C.2.Les techniques d'expression.
L'expression dans le roman de mœurs avant 1954 est caractérisée, nous l'avons déjà
dit, par une seule tendance, celle d'une rédaction visant une correction académique et faisant
preuve d'une application de bon élève en français. Entre 1954 et 1960 les œuvres produites
dans le même courant sont caractérisées par la même tendance académique, avec un bonheur
inégal qui tient au niveau de maîtrise de la langue de création, le français, par les romanciers.
L'expression dans ces oeuvres s'éclaire en considérant successivement les mots du terroir par
lesquels les realia sont désignés et qui créent une couleur locale, les faits de péjoration de la
langue (le français tirailleur, le petit-nègre et les solécismes), les niveaux de langues (ici
registres familier et trivial) et, enfin, le ton des variations.
Les mots du terroir.
Il y a une espèces d'invasion du roman de mœurs par les mots du terroir, ceux qui
expriment les realia. Le souci de faire connaître les us et coutumes, les travaux et les jours, les
détails de la vie quotidienne amène les romanciers à désigner ces realia par des mots, qu'ils

222
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
traduisent certes, mais qu'ils transcrivent d'abord, sans doute parce que, pour eux, ces mots
ont plus de résonances que la simple traduction. Ibrahima Mamadou Ouane dans Fadimata, la
princesse du désert et surtout Joseph Owono dans Tante Bella se sont particulièrement
distingués par l'introduction des mots de terroir dans le roman. Il y a une véritable
représentation, en dehors de toutes descriptions et de la trame même du récit dans le roman de
Ouane, de la civilisation des Touareg pour qui la connait assez au point que les mots du terroir
soient suggestifs: litham l (voile noire), bellahs2 (serfs des Touareg), Elfeki3 (le marabout), el
jenatte4 (le paradis), Massine5 (Bon Dieu), Delon6 (sceau ou peau de chèvre), mechoui (rôtis
de mouton (sic) p. 36), imouchar7 (noble), takarba 8 (sabre), adiora9 (lance), rezzou lO
évoquent un monde, ses croyances et son genre de vie. Mais Ibrahima Mamadou Ouane paraît
sobre sur l'utilisation des mots du terroir, comparé à Joseph Owono, l'auteur de Tante Bella.
Passionné des us et coutumes comme objet d'étude, soucieux de faire connaître les aspects de
la tradition particulièrement défavorables à la liberté et à l'épanouissement de la femme, Owono
a évoqué avec un luxe de mots du terroir, les croyances et superstitions, les pratiques
coutumières en matière de vie conjugale, de deuil et de veuvage, en tentant de faire entrer son
lecteur dans l'univers traditionnel par un vocabulaire de couleur locale. Le fait est d'autant plus
remarquable qu'il constitue une différence profonde avec la manière de Mongo Beti dans la
représentation de la société africaine et de ses mœurs.
Le lexique de Tante Bella comporte une proportion de mots du terroir qui est assez
importante pour permettre une évocation des aspects les plus divers des us et coutumes: le
nnongui (p. 223), association secrète, l'essana (p.205), danse funèbre précédant l'enterrement
d'un grand homme, l'akus (p. 229), ensemble des supplices corporels que la coutume impose
aux veuves, l'épreuve du Nkok (p.236), la "biche" que représente la veuve poursuivie par les
chasseurs armés de bâtons, le droit de mingongon (p. 237), l'épreuve du so (p.149-150 ), sont
des pratiques d'endurance organisées par la coutume et que Joseph Owono évoque avec un net
attachement aux mots du terroir qui les expriment. A ces quelques exemples s'ajoutent
beaucoups d'autres dans Tante Bella et qu'il serait fastidieux d'énumérer. Qu'il suffise de
préciser ici que la présentation du monde de la coutume dans la diversité de ses pratiques
amène nécessairement le luxe de ces mots étrangers au français du fait du caractère étranger
pour le lecteur né dans une civilisation exprimée par le français, hors d'Afrique, des coutumes
1
Ibrahima Mamadou OUANE, Fadimata. la Princesse du Désert, p. 29.
2
Idem. Ibidem, p.29 .
3
Idem. Ibidem, p. 30.
4
Idem. Ibidem, p. 30.
5
Idem. Ibidem, p.32 .
6
Idem. Ibidem, p. 33.
7
Idem. Ibidem, p. 50.
8
Idem. Ibidem, p. 62.
9
Idem. Ibidem, p. 63.
10
Idem. Ibidem, p. 62.

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
223
évoquées et d'une nette insatisfaction éprouvée par le romancier à se contenter d'une traduction
sans mention préalable du mot traduit, dans le texte du récit.
Les mots du terroir qu'on pourrait appeler les mots sauvages dans le texte du roman,
tant ils peuvent ètre rébarbatifs pour un lecteur étranger à la civilisation évoquée concernent
tous les aspects de la vie quotidienne et des us et coutumes: La vie récréative (le zingi, p.200,
désigne le champion de lutte ), la cuisine (le nnam-owondo est une sorte dei purée d'arachide
cuite à l'étouffée dans des feuilles de bananier, et l'ébobolo, p.75, un bâton de manioc
fermenté ), les croyances et superstitions (les cérémonies du tso sont destinées à purifier la
famille ou le clan de toute effusion de sang, de toute mort violente ou accidentelle, occasionnée
autrement que par la guerre), enfin les usages sociaux: Bella élevée par Mbezelle devient son
atud, c'est-à-dire que le premier garçon de Mbezelle a le droit de se marier à la faveur de la dot
des filles que donnera Bella, et encas de partage de l'héritage, à la mort du vieux chef, époux
de Bella et de Mbezelle, l'épouse Bella reviendra de droit à l'aîné des fils de Mbezelle.
L'expression des realia révèle une réelle pauvreté du vocabulaire français et son
insuffisance pour l'expression sans périphrases de ces realia. Les romanciers, par nécessité et
aussi par réalisme, ont introduit dans le texte du roman beaucoup de mots du terroir. Ibrahima
Mamadou Ouane et Joseph Owono sont sur ce point des exemples privilégiés par l'intensité de
cette pratique, mais le phénomène est général. Mongo Beti, néanmoins, sur cette manière de
représenter les mœurs se distingue des autres romanciers: Mission terminée, au contraire des
autres romans de mœurs ne présente aucun mot du terroir. Le relief du contraste est
particulièrement remarquable. On imagine difficilement à partir de Mission terminée que
Mongo Beti ait vécu un bain culturel dans les langues du terroir.
Les faits de péjoration du français.
Deux sortes de péjoration du français apparaissent dans les romans de mœurs de cette
période dont Tante Bella est le seul qui offre des exemples des deux et parfois en abondance.
Joseph Owono apparaît un auteur qui a des problèmes de maîtrise de la langue de création.
L'utilisation qu'il fait du français tirailleur ou petit-nègre, la première forme de péjoration du
français évoquée ici, apparaît davantage un fait de réalisme qu'un exercice de recréation
géniale. On peut ainsi mettre dans la même catégorie de traitement de la langue de création cette
remarquable forme de la péjoration et les solécismes divers, qu'ils concernent le régime des
verbes, de l'emploi des prépositions ou des faits d'interférences.
Le français tirailleur est employé par Owono pour recréer le cadre de l'atmosphère de
procès sur des sujets matrimoniaux à l'époque coloniale. Le garde chargé de la police des lieux
intervient lorsque le verdict du président du tribunal déclenche la peine bruyamment exprimée
d'un plaignant. C'est ainsi qu'une femme, qui ne veut pas retourner auprès de son mari trop

224
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
vieux, crie sa peine et une scène dont la vérité est établie entre autres faits de création par le
"petit-nègre" est ainsi présentée :
"- Je ne veux de lui, répétait- elle en pleurant.
Le président demeurait impassible.
- Police, appela-t-il.
Aussitôt un messager aux dents taillées et au baudrier noirci et rapiécé, qui n'attendait qu'un
ordre, se précipita sur la jeune fille et lui administra deux giffles bien sonnantes"l. Les propos
qui suivent, en contraste avec l'académisme archaïsant avec lequel le portrait de l'agent de
police est esquissé, constituent une piquante variation de la forme stylistique du discours: "Toi
se merder nous, oui, jeta-t-il furieux. On dire toi partir type pour toi, toi plerer sellement
comme petit cosson « hieng-hieng-hieng". Fermer gueule pour toi. Si fermer pas, moi casser
lui, oui"2. Souci de réalisme et recréation d'une expression particulière se conjuguent ici et
concourent à un agrément de l'insolite dans la langue du romancier. Owono est, du reste, seul,
dans ce courant et pour cette époque du roman de mœurs, à user de cette forme consciente de
péjoration de la langue.
Les solécismes sont inconscients. Ce sont des fautes diverses dont une première forme
est constituée par les atteintes au régime des verbes. Owono ne distingue pas le régime de "se
souvenir" de celui de "se rappeler". Il écrit à propos de Bella: " .....elle reconnaissait certains
détails dont(sic) elle se rappelait"3 L'emploi des prépositions de manière générale, pas
seulement en liaison avec le régime des verbes, est souvent fautif dans Tante Bella. Il en est
ainsi après le comparatif meilleur qui paraît dans le texte du roman n'être pas perçu comme un
comparatif. Le narrateur de Tante Bella déclare que son coeur, au moment de l'enterrement de
Bella au cimetière de Bikop, voyait à travers cette femme "toutes les autres femmes dont le sort
n'était pas meilleur à (sic) celui de [sa] défunte tante"4. Une troisième variété de mauvais
usages des prépositions est celle qui consiste à utiliser la préposition à à la place de la
préposition de comme dans l'expression et la phrase suivantes: "camarade de classe à (sic) ma
femme"5 ; "j'étais content de ce qu'elle me supposait différent ou inférieur aux autres
hommes"6. Cette phrase comporte aussi une entorse à une structure obligatoire effectuée à
l'occasion de la coordination des adjectifs "différent" et "inférieur".
Le roman de Joseph Owono est le seul qui présente avec une remarquable abondance
des solécismes de ce genre. Il se dégage ainsi de Tante Bella une impression justifiée d'œuvre
mal écrite.
1
Joseph OWONO, Tante Bella.
2
Idem. Ibidem, p. 278.
3
Idem. Ibidem, p. 183.
4
Idem. Ibidem. p. 274.
5
Idem. Ibidem. p. 21.
6
Idem. Ibidem, p. 35.

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
225
Les registres ou niveaux de langue concourent à éclairer cette différence remarquable
entre Tante Bella et Mission terminée par exemple, ce qui est une différence entre une écriture
maîtrisée et une rédaction handicapée par une acquisition insuffisante de l'expression correcte
et aisée en français. Joseph Owono a usé abondamment de mots et expressions du registre
familier: copain (p.20), gars (p.22), gosse (p. 52) par exemple auxquels s'ajoutent des phrases
du genre: "La Chambert, faut pas s'y frotter" (p.28) ; "Je rentrai baba, mes copains
aussi"(p.28) ; "J'essayai de me cuiter pour me retaper de toutes ces émotions, mais rien à
faire"(p.31).
Le contraste est frappant entre l'importance du registre familier dans le texte de Tante
Bella et le style soutenu quasi uniforme, en tout cas très nettement prédominant dans les autres
romans de mœurs analysés ici.
Mongo Beti crée une atmosphère de franche gaîté dans la
représentation de la vie de Kala, notamment les distractions des jeunes gens dans le débit de
boissons où les buveurs devisent avec familiarité et bonne humeur. Mais le style soutenu
caractérise le texte de Mission terminée, uniformément. De manière générale, la langue
familière, telle qu'elle est utilisée dansTante Bella est plutôt l'exception dans les romans de
mœurs entre 1954 et 1960 L'originalité du roman de Joseph Owono sur le plan de l'écritu~e
est fondée également par le refus de l'euphémisme quand il s'agit de parler des usages et
coutumes relatifs au sort de la femme. L'expression se fait directe pour souligner l'aspect
révoltant, pour des modernes, des coutumes critiquées par l'auteur. Les formules "acheter une
femme" et "a vendu sa fille"! servent à désigner le mariage.
Benjamin Matip, par le registre trivial, diversifie les niveaux de langue dans le courant
des mœurs: "salaud" (p.??) ; "je m'en L .." (p.??) ; "bousiller cette p..." (p.103), sont des
exemples de cette liberté d'expression qui concourt au contraste entre les auteurs à l'écriture
académique sans nuance et ceux dont les registres sont plus variés, même si la qualité de leur
style est inégale. Des audaces lexicales sont par ailleurs communes à Matip et à Owono sans un
net bonheur de cette création. L'auteur de Tante Bella utilise le verbe "doter" au sens africain
du terme, c'est-à-dire donner une dot à celle que l'on veut épouser, crée le mot "guerriessime"2
avec le sens de très grand guerrier.
Mais il n'y a pas de véritable tendance significative
d'écriture différente de l'orientation académique. Matip et Owono apparaissent plutôt des
représentants d'une écriture choisie pour la différence des auteurs à la plume souvent fautive ou
bien aux créations stylistiques malheureuses dans la tendance académique.
Le ton enfin et ses variations constituent une caractéristique importante dans les
romans de cette veine des mœurs entre 1954 et 1960. De manière générale, il est plutôt sérieux,
1
Joseph OWONO, Tante Bella. p. 276.
2
Idem. Ibidem, p. 199.

226
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
neutre et la variation consiste à le rompre, selon l'inspiration de l'auteur, pour introduire des
moments de gaieté, diversement réussis: l'ironie, l'esprit, l'humour égayent le texte alors.
Mongo Beti a tiré parti des traits d'esprit pour la variation du ton. Medza au debut de Mission
terminée rencontre sa tante Amou à bicyclette et croit qu'elle est venue l'accueillir. "Tante
Amoun" en est amusée et répond, spirituelle: "Bien sûr que non, voyons! Est-ce que je cause
avec le Bon Dieu, moi? Je ne pouvais pas savoir que tu arrivais ce matin"l. La gaieté produite
par le trait d'esprit est plus franche dans cet exemple où il est question de la liberté des mœurs
d'Eliza la jeune fille de Kala qui a vécu en ville. Les jeunes filles et les garçons s'amusent en
courant:
". Non, attendons Eliza ! Où donc est la garce ?
- Que lui voulez-vous?
- Beaucoup de bien.
- Vous tous ensemble?
- Non, chacun son tour.
Les filles s'esclaffèrent avec des mines scandalisées."2
L'expression humoristique a le même effet de gaieté du texte dans Mission terminée. La
colère du chauffeur grec par exemple multiplie des termes triviaux qui frappent l'attention de
Medza qui, lui, a assez de détachement et d'humour pour souligner le côté amusant de la scène
: "En fait, dit-il, il jurait dans un baragouin immonde fait de français, d'italien, de grec,
d'anglais qu'il me serait impossible de transcrire même en orthographe phonétique. Chaque
fois que le pauvre Kritikos jurait, ajoute Medza, je pensais: "Ah! si Socrate te voyait !"3
Mongo Beti est le seul romancier qui ait, avec aisance et efficacité pour la qualité du texte dont
la lecture en est gaie, donné avec art un relief remarquable à la variation du ton et concouru, là,
à une originalité de l'écriture qui dépasse l'information pure et la relation d'événements pour
amuser en racontant.
Malgré l'importance des realia et des mots qui les désignent dans les romans du courant
de mœurs entre 1954 et1960, il n'y a pas à proprement parler de tendance d'écriture
africanisante. Tout comme entre 1920 et 1954, le roman de mœurs est caractérisé par une
écriture qui, soit maîtrise la langue de création, soit s'inscrit dans l'orientation d'un effort pour
cette maîtrise et non de l'adoption d'une autre manière d'expression. Dans cette option générale
Mongo Beti apparaît particulièrement à l'aise. Les registres qu'il varie avec sens esthétique
sans que les termes triviaux soient perçus dans leur trivialité tant ils apparaissent naturels dans
la bouche d'un Kritikos, les traits d'esprit et l'humour grâce auxquels il égaye le texte
concourent à établir une manière d'écrire qui hisse l'auteur de Mission terminée au-dessus des
1
Mongo RETI, Mission terminée, p.19.
2
Idem. Ibidem, p. 70-71.
3
Idem. Ibidem. p. 15.

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
227
autres romans de mœurs qui, avec moins de bonheur, varient le ton (c'est le cas de Joseph
Owono et de Benjamin Matip) ou bien, le plus souvent, usent d'un style et d'un ton
unifonnément sérieux mais produisent une manière de rédacteur appliqué et consciencieux.
*
*
*
Le roman de mœurs entre 1954 et 1960 continue de se développer en estuaire et
privilégie le modèle de la fresque jusque dans la structure de la fiction. La représentation qu'il
donne de la vie africaine, de sa coutume comme de sa vie quotidienne, adopte un réalisme qui
explique la différence d'importance des deux aspects du cadre spatial. L'espace du dehors est
privilégié sur les intérieurs dans la représentation de la vie traditionnelle, tandis que les images
de vie modernes accordent l'importance liée au réalisme à la présentation des intérieurs.
La thématique de ce courant demeure la vie africaine dans le contexte de la cellule familiale avec
la nette image des mutations en cours. La famille est présentée en liaison avec toutes les
coutumes qui préparent les mariages, organisent la vie conjugale et la continuité après le décès
d'un conjoint. Mais la tradition est décrite de manière critique, par une conscience moderne qui
n'adhère pas entièrement à ce qu'il décrit et qui a plus ou moins en sympathie les mutations
vers la modernité qui, le plus souvent, signifie le recul de la tradition.
Les romanciers n'ont pas décrit ce mouvement général dans la société en sociologues.
Ils sont restés romanciers et ont parlé par images. L'autre fait de leur création est une écriture
qui a choisi la voie que nous appelons la tendance académique, avec un bonheur inégal; mais
dans le courant romanesque des mœurs entre 1954 et 1960, l'on peut dire que la création,
malgré la prédominance du ton sérieux et la narration privilégiant le point de vue du narrateur
omniprésent, se soucie d'art et produit une oeuvre majeure: Mission terminée de Mongo Beti.


CHAPITRE III
LE ROMAN HISTORIQUE
Le courant du roman historique n'est pas fécond entre 1954 et 1960. Il n'est, en effet,
publié que deux œuvres de cette veine romanesque, Le Drame de Déguembéré
(1953),
d'Ibrahima Mamadou Ouane, et Les Bouts de Bois de Dieu (1960) de Sembène Ousmane. Les
événements évoqués par l'un et l'autre appartiennent à la période coloniale. Ouane écrit à un
moment où la conquête du Soudan est terminée, où le pays est sous administration nouvelle, les
royaumes de l'époque de la résistance ayant été disloqués, découpés en des unités
administratives nouvelles. L'époque de l'islamisation violente du Soudan par El Hadj Omar Tall
est alors un souvenir et Ouane l'évoque dans Le Drame de Déguembéré , ayant choisi de
présenter l'épisode de la fin du Cheikh qui combattit pour la foi dans un contexte de conquête
coloniale de tout le Soudan Occidental par les colonisateurs français.
Le roman d'Ibrahima Mamadou Ouane est un récit d'événements de la geste omarienne
avec le choix d'intérêt pour la fin tragique du Cheikh. Sembène de même raconte dans son
roman des événements réels bien connus, une grève célèbre des cheminots du chemin de fer
Dakar-Niger, devenue, à l'époque où il écrit son roman (d'octobre 1957 à février 1959), un
souvenir glorieux de la lutte syndicale d'Afrique noire après la deuxième guerre mondiale.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS.
A.t. Les canons de composition.
Les deux romans, Le Drame de Déguembéré et Les Bouts de Bois de Dieu,
appartiennent le premier au modèle du drame, le second à celui de la fresque. Ouane en effet
s'attache surtout à montrer une situation dramatique dans laquelle se trouvent El Hadj Omar à la
suite du soulèvement du Macina contre lui: "Harndallahi, la capitale, était aussitôt bloquée, ceci
durant huit mauvais moisI" dit Ouane. El Hadj Omar chargea son neveu Tidiani Ahmadou de
sortir du blocus pour aller chercher "dans le plateau central nigérien des partisans pour
débloquer son oncle et ses hommes2". Le récit présente le drame du secours tardif. Un tel
modèle de composition qui, du reste, est imposé par la réalité des événements est un drame
dans lequel, le temps, l'espoir légitime, l'incertitude de réunir suffisamment de partisans assez
rapidement concourent à faire de l'histoire contée une durée d'une intensité émotionnelle
I
Ibrahima Mamadou OUANE, Le Drame de Déguembéré, p. 93.
2
Idem, Ibidem, p. 93.

230
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
particulière pour le lecteur car les braves qui sont les acteurs des événements sont des hommes
de guerre ignorant une telle palpitation devant l'incertitude. Le temps des événements ici, la
durée du siège comme celle du recrutement, concourt à établir un drame.
Dans Les Bouts de Bois de Dieu de Sembène, le temps des événements, bien que
moins long (il est de "plus de quatre moisl") concourt à organiser une fresque. Ce roman est,
par les mutations présentées dans la durée des événements beaucoup plus que par cette durée
elle-même, une fresque sociale qui montre la naissance, dans l'épreuve de la grève, d'autres
hommes et surtout d'autres femmes. Très profondément idéologique, ce roman social ct
réformateur décrit la naissance de temps nouveaux, de conceptions nouvelles, de
comportements nouveaux parmi les femmes dans les difficultés de tous ordres causées par la
lutte cruelle engagée par l'administration coloniale en collusion avec les employeurs des
cheminots, contre ces derniers, et dont les effets sont très durement ressentis par les familles
des grévistes.
La fresque que constitue Les Bouts de Bois de Dieu a pour sujet l'évolution d'une
communauté dont les membres subissent une espèce de métamorphose accélérée.
A.2 L'affabulation et ses éléments.
La nature de roman historique limite l'invention aussi bien pour le cadre spatial et
temporel que pour les personnages. Ouane et Sembène ont choisi en effet de conserver dans
leur création la réalité de l'espace et du temps. Ouane pour sa part a conservé même les
personnages de la donnée historique. El Hadj Omar Ta1l2, ses compagnons, ses adversaires
dans la guerre sont tous les personnages que l'histoire a offerts au romancier qui, par
conséquent, ne crée pas plus les personnages que les lieux des événements et même leur durée.
Ouane par attachement affectueux et respecteux à une épopée qui le touche de très près, redit
l'histoire sans la modifier.
A.2.a. L'espace
Sembène n'a tel scrupule que pour le cadre spatial et temporel. Son espace est consituté
par l'aire du chemin de fer Dakar-Niger, plus précisément de Dakar à Koulikoro. Il fait voir
essentiellement Bamako, Thiès et Dakar. Ce sont les trois centres principaux de la vie syndicale
des cheminots, Koulikoro étant nommé mais non montré, le responsable du comité syndical de
Koulikoro est mentionné dans les réunions de Bamako; Ibrahima Bakayoko, l'un des cerveaux
1
Ousmane SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 336
2
LM. OUANE, utilise la forme Oumar au lieu de celle qui est plus fréquente, Omar.

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
231
du syndicat des cheminots, remonte à Koulikoro au moment où la grève prend fin. Mais la vie
syndicale à Koulikoro n'est pas présentée comme s'agissant de Thiès, de Dakar ou de Bamako,
c'est-à-dire de manière à faire voir les cheminots.
L'espace du dehors, dans ces deux romans à accent d'épopée, se caractérise par son
étendue qui en fait une force de résistance à l'homme; comme dans l'épopée, la nature, le cadre
de l'action, est un contenant non pas neutre et passif mais qui résiste à l'homme, qui constitue
un handicap pour l'action de l'homme. Qu'il s'agisse des combattants, compagnons d'El Hadj
Omar et de leur chef, le cheikh lui-même, ou bien des cheminots du Dakar-Niger, le cadre de
l'action est un espace dont les grandes dimensions constituent un handicap pour l'action.
Tidiani Ahmadou a pour tâche de parcourir le "Plateau central nigérien" à la recherche de
partisans pour porter secours à son oncle. Les dimensions du cadre de ce recrutement,
concourent au drame d'une situation de blocus par le délai nécessairement long qu'elles créent.
Les cheminots en grève font percevoir par leur action même les difficultés de communication
entre Bamako et Thiès et éprouvent en conséquence le handicap d'une très lente circulation de
l'information syndicale entre les centres de gestion de la grève.
La deuxième caractéristique de l'espace du dehors, après sa nature de cadre d'épopée
résistant à l'action de l'homme est son caractère compartimenté, dans Les Bouts de Bois de
Dieu. Le phénomène existe certes dans Le Drame de Déguembéré mais sous un aspect très
simple, celui de deux espaces de guerre, hostiles l'un à l'autre. Tidiani est attaqué par un Maure
Kountah qui réussit à prendre la fuite avant l'arrivée de ses compagnons, au début de la mission
de recrutement de partisans. Il entre dans un espace de méfiance et d'hostilité. Même chez Ellé
Kossodio, le griot qui le reçoit et l'aide ensuite dans sa mission, Amadou Ellé fils du griot est
très méfiant au début de l'accueil, arguant du fait que la guerre est celle de "deux peuples de
même langue, de mêmes mœurs et de même religion 1" et que les Dogons, "faibles en guerre"
ont peur des deux. La neutralité des Dogons disparaît bientôt et Tidiani réussit à recruter.
L'espace de la guerre est ainsi nettement divisé en deux. Le caractère compartimenté de l'espace
du dehors dans Les Bouts de Bois de Dieu est lié à la vision de Sembène qui perçoit la société
en général et le monde de la régie des chemins de fer en particulier comme composés de nantis
et de pauvres. Ainsi à Thiès le "Vatican", le quartier des Européens, fait figure d'une oasis de
prospérité où le souci d'art apparaît nettement: "Toutes semblables, dit Sembène, avec leurs
toits de série, leurs pelouses vertes bien entretenues, leurs allées ratissées, leurs perrons que
ceinturent une balustrade, les villas des employés blancs de la Régie s'alignaient pour former un
quartier bien à part de la ville que Lahbib avait un jour baptisé, sans que l'on sût pourquoi, le
"Vatican''2. L'espace révèle les différences sociales par le contraste entre le Vatican et les autres
1
LM. OUANE, Le Drame de Déguembér, p. 97.
2
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, , p. 253.

232
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
espaces du dehors qui sont montrés: la cité, le marché-restaurant, N'diayène ont un aspect
uniforme de disgrâce et de conditions humbles de vie qui disent la prose du quotidien chez les
cheminots.
Les intérieurs révèlent de manière plus appuyée encore le concours du cadre à la
représentation d'une société, de ses épreuves autant que de ses différences sociales. Le
contraste entre le bureau de Dejean et la maison du syndicat à Bamako et à Thiès permet de se
représenter la différence de statut et de niveau de vie, de conditions de travail surtout, entre les
Blancs de la direction de la Régie et les cheminots. Voici le bureau de l'agent général: "C'était
une pièce spacieuse aux murs de couleur crème auxquels étaient accrochées des photos sous
verre. Six fenêtres sur la perspective du dépôt et des ateliers. Au profond, un ventilateur aux
larges palmes ronronnait doucement, dans un angle, sur une table, une maquette du réseau avec
un petit train miniature1".
La maison du syndicat à Bamako est présentée un jour d'animation particulièrement
intense. L'on perçoit aisément cependant la modestie des lieux: "La salle était aérée par quatre
fenêtres, mais ce soir elles servaient de siège ou d'accoudoir aux manifestants. Une odeur
lourde de sueur et de fumée refroidie montait comme une vapeur2". A Thiès aussi ce qui
constitue la maison syndicale est une pièce où l'on est souvent à l'étroit. Sembène ne la décrit
pas. Celle de Dakar n'est pas décrite, non plus. L'on sait seulement que les responsables y
dorment parfois sur des nattes, par terre.
Les intérieurs, cadre du travail des cheminots, ne sont guère plus reluisants que ceux qui
abritent le travail des dirigeant syndicaux. Le hall des machines est surtout un espace silencieux
qui montre que la grève a comme arrêté la vie en faisant cesser le fonctionnement des machines.
Sounkaré le gardien-chef parcourt ce "hangar aux larges fenêtres, encombré de tours, de
fraiseuses, de raboteuses, de lampes à souder et de bien d'autres machines dont il ne
connaissait même pas le nom3". L'impression générale est celle d'un silence et d'une immobilité
qui font la tristesse perçue par Sounkaré habitué à une autre atmosphère avant la grève, une
atmosphère de vie par le travail, le bruit, l'animation des machines et des hommes. La grève
avait créé le silence. "Sounkaré n'entendait d'autre bruit que celui de sa propre respiration. Il
promena lentement ses regards sur les machines mortes et vit que les araignées avaient déjà tissé
d'immenses et épaisses toiles des courroies aux volants, des ampoules électriques aux
manivelles. Il renifla et ne perçut que la senteur froide de l'acier et du fer; l'odeur humaine de la
sueur avait disparu4".
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 57.
2
Idem. Ibidem, p. 23.
3
Idem. Ibidem, p. 204.
4
Idem. Ibidem.

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
233
L'espace du dedans devient avec la grève, un espace de mort. Mais les machines ne sont
pas seules à mourir. Dans l'atelier de réparation des moteurs, la fosse dans laquelle Sounkaré,
pris de vertige, tombe est un lieu de mort par son architecture et son sol gras. Les intérieurs
disent la misère et enregistrent la mort, quand il s'agit des cheminots et de leur vie quotidienne
pendant la grève.
La case de Bakary, la chambre de Doudou, de son épouse Oulaye et de leurs enfants
dormant à même une natte au centre de la pièce, comme la maison du syndicat, sont
caractérisées par l'absence de luxe, de confort même, l'étroitesse de l'espace. La chambre de
Penda à l'opposé fait figure d'intérieur de confort malgré la modestie réelle qui la caractérise:
"Les parois de la cabane, dit Sembène, étaient tendues d'un tissu à fond ocre rouge sur lequel
se détachaient des palmiers verts. A même le tissu, étaient épinglées des gravures de mode et
des photos; les unes représentaient des acteurs de cinéma ou des chanteurs: Clark Gable, Tino
Rossi, Fernandel, d'autres des femmes blanches en tenue légère qui prenaient des poses
suggestives. Près du lit de bois, il y avait une malle qui reposait sur des boîtes de conserve et
sur la malle des objets de toilettel ". Penda s'est aménagé un intérieur, fait surtout de rêve, dans
la prose générale de ce monde des humbles. Les images d'artistes distinguent sa chambre et
révèlent ses goûts, ses aspirations à la beauté, son souci d'un intérieur de grâce. La chambre est
le reflet d'une âme et de ses préférences artistiques. Il y a là une nette distance entre les goûts et
soucis de Penda et ceux des autres femmes révélés par les intérieurs comme étant sans
préoccupation de ce genre. Chez Oulaye, la femme de Doudou, il n'est mentionné aucun
élément de décoration. La case est étroite, encombrée et sombre. Plus traditionnel est le cadre de
vie, moins il y a de luxe! Il s'y ajoute les conditions humbles de vie. La fonctionnalité prime
seulement dans l'aménagement des intérieurs. Dans Le Drame de Déguembéré le fait est très
net. Ellé Kossodio, le griot qui accueille Tidiani la nuit, le conduit dans une cour intérieure où le
secret de l'entretien est garanti mais il n~ a aucun luxe. L'habitat apparaît fonctionnel; c'est la
seule caractéristique essentielle qui apparaît: "A travers des pièces sombres, il le conduisit vers
une petite cour où se tient dressée une pièce servant de salle de palabres aux vieux, quand il faut
régler une affaire importante en secret2".
L'espace par conséquent apparaît dans ces romans historiques, à accent d'épopée nous
l'avons déjà dit, d'abord comme un élément de l'histoire, une donnée qui contribue aux
difficultés de l'action, ensuite comme un révélateur, surtout l'espace du dedans. Alors que
l'espace du dehors présente les contrastes sociaux dans leur aspect le plus voyant, les intérieurs
font voir de manière plus précise, plus détaillée, les conditions de travail, de vie, les goûts et
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 221.
2
LM. OUANE, Le Drame de Déguembér, p. 96.

234
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
aspirations intimes. La prose du cadre est le trait le plus fréquent. Les îlots de grâce et de
prospérité accentuent par leur rareté le fait de misère qui caractérise le monde des Bouts de Bois
de Dieu, tandis que celui du Drame de Déguembéré se distingue par l'insécurité.
A.2.b. Le temps
Sembène qui, comme Ibrahima Mamadou Ouane, a conservé de la donnée historique la
durée des événements, s'est trouvé à l'aise dans cette durée pour présenter des mutations en
cours, confonnes à sa lecture de l'histoire de la grève des cheminots du Dakar-Niger. Il a écrit
au début du roman en manière d'avant-propos dédicatoire: "Les hommes et les femmes qui, du
10 octobre 1947 au 19 mars 19481, engagèrent cette lutte pour une vie meilleure ne doivent rien
à personne: ni à aucune "mission civilisatrice", ni à un notable, ni à un parlementaire. Leur
exemple ne fut pas vain: depuis, l'Afrique progresse". L'époque des événements oriente la
recréation de la grève que constitue son roman. La situation coloniale servant de toile de fond à
la grève définit l'époque et la recréation des événements est fondée sur le souci de représenter
une attitude non seulement de résistance à toute l'hostilité des employeurs des cheminots et de
leurs alliés mais aussi de franc refus de la continuité coloniale en matière de rémunération du
travail, après la guerre européenne à laquelle participèrent les colonisés.
La durée des événements dans Les Bouts de Bois de Dieu est, sans l'exactitude chiffrée
des cinq mois et neuf jours de l'avant-propos dédicatoire de Sembène, d'environ cinq mois. Le
roman commence "un après-midi de mi-octobre, à la fin de la saison des pluies2". Il s'est tenu à
Bamako une assemblée à la maison du syndicat et la grève a été décidée "à l'unanimité pour le
lendemain à l'aube3", soit le seizième jour d'octobre. Lorsqu'à Dakar Daouda dit Beaugosse
lâche ses camarades, l'on est au deuxième mois de grève4• Les évaluations de la durée de la
grève ne sont pas toujours précises. Ainsi, lorsque commencent les négociations et qu'il y a des
défaillants à Bamako, ce qui provoque la chasse, par 'fiémoko et son groupe, aux briseurs de
grève et le procès de Diara, il y avait, dit Sembène, "plusieurs semaines que la grève durait5".
Dans son intervention au meeting de Dakar, Bakayoko qui entraîna l'adhésion de toutes les
fédérations de travailleurs à la cause des cheminots déclare entre autres: "Depuis plus de quatre
mois nous sommes en grève et nous savons pourquoi. .. 6". Le succès des propos de Bakayoko
fut tel que le lendemain la grève générale était déclenchée et ne dura que dix jours. "La direction
de la régie, subit des pressions et accepta de recevoir les délégués ouvriers.
Le R.P. Joseph Roger de Benoisl dil "le Il OClobre 1947", in La Balkanisation de l'Afrique occidentale
française, Dakar, NEA, 1979, p. 83.
2
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 13. Une inadvertance de Sembène fail qu'il n'eSl pas précisé
qu'au momenloù la grève se discule à Bamako, elle a déjà commencé depuis cinq jours à Thiès.
3
Idem, Ibidem. p. 27.
4
Idem. Ibidem. p. 105.
5
Idem. Ibidem. p. 135.
6
Idem, Ibidem. p. 336.

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
235
Les jalons temporels, éléments d'évaluation de la durée de la grève par conséquent,
permettent de dire avec certitude que la grève a duré plus de quatre mois et dix jours. Sans avoir
la précision dont pourrait faire preuve un employeur capable de retrancher des jours de grève de
la rémunération de travailleurs, l'auteur des Bouts de Bois de Dieu a su donner à la durée des
événements dans son roman une dimension qui recrée pratiquement leur durée dans la donnée
historique.
Bien que ce temps de l'aventure soit relativement court pour des mutations sociales,
Sembène a fait de son roman une fresque qui met l'accent sur l'évolution des personnages. Les
cheminots élèvent le niveau du raisonnement dans leurs revendications en obtenant non
seulement gain de cause mais le départ de la direction de la régie, d'hommes dont les
conceptions et les comportements (lsnard est un tueur) sont incompatibles avec une évolution
des relations entre employeurs et employés telles que le respect mutuel, sans esprit colonialiste,
l'exige.
Les femmes, de manière plus spectaculaire, sont devenues autres. Penda la prostituée
s'est réhabilitée par l'action et a sacrifié sa vie à la cause des cheminots et de leurs familles. Les
épouses des grévistes, par la marche de Thiès à Dakar, ont inventé et réalisé une forme d'action
pour des conquêtes sociales sans exemple auparavant dans la vie syndicale. Dans tout le roman
elles ont fait preuve d'une combativité et d'un sens des responsabilités qui établissent une
personnalité nouvelle de la femme. Le temps des événements a par conséquent beaucoup
contribué à l'intensité de l'épreuve qu'a été la grève ce n'est cependant pas l'aspect drame vécu
qui a modelé la fiction mais plutôt la réaction au drame vécu; si bien que le relief effectif dans
ce roman est celui de la mutation des personnages beaucoup plus que celui des malheurs qu'ils
ont éprouvés. Le temps est un temps de fresque, non celui d'un drame.
A.2.c. Les personnages.
La création des personnages différencie le roman de Sembène de celui d'Ibrahima
Mamadou Ouane. L'auteur de Drame de Déguembéré est très affectueusement lié à l'histoire
qu'il raconte. Descendant d'un des compagnons d'Omar, il conserve pieusement les noms des
personnages de la geste omarienne, qu'il s'agisse des "Foutankés" ou des hommes du Soudan
(Peulhs du Macina ou Dogons). Sembène pour sa part a créé ses personnages. Il a choisi une
manière bien nette d'élaborer le roman historique: recréer l'atmosphère d'une époque avec des
personnags de fiction, et des événements créés aussi, concernant le rôle joué par les femmes
surtout.

236
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Le trait dominant des personnages dans Les Bouts de Bois de Dieu est l'aspect
idéologique dans leur élaboration. L'on peut décrire le caractère idéologique, plus précisément
marxiste, de la création des personnages dans ce roman en soulignant d'abord le souci de faire
du peuple le personnage principal, ensuite et comme une conséquence de cette option pour le
contexte dans lequel et pour lequel Sembène crée, la volonté de donner du relief à la femme,
d'exalter la femme, enfin une certain cruauté vis-à-vis de ceux qui passent ordinairement pour
supérieurs à l'homme du peuple, à l'ouvrier : l'intellectuel, l'employeur puissant, le
fonctionnaire chargé d'un pouvoir public.
Le souci de donner relief et dignité à l'homme du peuple et par là même faire du peuple
en tant que constitué d'hommes et de femmes dignes et responsables le véritable personnage
principal, le véritable héros du roman, apparaît dans la nette volonté du romancier d'éviter de
créer un héros individuel, un guide, un personnage d'épopée qui est inséparable d'une distance
entre lui-même et la foule. Sembène sur ce point a évité de décrire avec insistance l'organisation
du syndicat des cheminots. Il aurait pu être en effet amené par là à montrer une hiérarchie des
responsabilités et donner un fondement structurel à l'émergence d'un chef unique aux yeux du
lecteur. Le romancier a évité autant que possible le relief, ainsi fondé, à un personnage. La
hiérarchie n'apparaît que très peu. L'organisation n'est évoquée que réduite à la mention de
secrétaires de comité: celui de Thiès, Doudou, le secrétaire général, celui de Bamako, Konaté,
et celui de Dakar, Alioune. Il s'agit par ces mentions et identifications des structures et des
hommes d'un minimum indispensable à la description de la réalité syndicale créée par Doudou,
Lahbib et Bakayoko.
Mais Sembène ne réussit pas à réaliser un nivellement des responsables cheminots. Les
personnages échappent à la volonté idéologique du romancier, émergent du groupe des
responsables. Ainsi Doudou à Thiès est plus populaire que le député. Or à Thiès se trouve la
direction de la Régie. Le romancier en arrive, avant la fin des négociations, car l'image élaborée
de Doudou en aurait fait un véritable héros nettement au-dessus des autres après la victoire de la
grève, à faire mourir Doudou, de maladie. Par le refus des trois millions proposés par Isnard,
Sembène avait déjà fait du personnage une individualité au relief en contradiction avec la
volonté idéologique de faire du peuple le personnage principal.
Malgré la disparition de Doudou cependant, et avant même cette disparition, il est un
personnage qui est de fait, c'est-à-dire par son expérience, ses faits et gestes, l'attitude des
autres cheminots à son égard, le poids de ses avis, son influence dans le syndicat, le véritable
dirigeant: Ibrahima Bakayoko. Instruit et grand lecteur, conseiller en formation syndicale par la
lecture pour ses camarades et ayant le sens aigu de l'efficacité dans l'action de groupe, il ne voit
que l'intérêt général et les voies du succès de l'action. Ayant le sens du sacrifice au point de

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
237
paraître insensible et inhumain, Bakayoko, qui a beaucoup de pittoresque par sa mise simple et
son maka sur la tête ou sur le dos, paraît parfois une idée, tant il est droit, dur et fenne. Pour
tous ses camarades, de Koulikoro à Dakar, il est une référence. Ses avis sont décisifs. Certes
Sembène a donné beaucoup de relief également à Alioune et à Lahbib mais il n'a pas réussi un
nivellement qui les ferait en tout point identiques à Bakayoko. Des quatre autres principaux
responsables, Doudou, Alioune, Lahbib et Konaté aucun n'émerge autant que Bakayoko,
surtout après la mort de Doudou. L'idéologie a échoué dans l'élaboration du personnage du
chef dans Les Bouts de Bois de Dieu.
Le deuxième indice de la volonté idéologique de faire du peuple le personnage principal
est le rôle impressionnant que Sembène a fait jouer aux femmes. Ayant réussi à enclencher un
processus de prise résolue de responsabilités par les femmes (comme mères de famille elles
sont les premières à constater l'épuisement des ressources familiales et tout naturellement
vendent leurs bijoux et autres objets constituant leur épargne), Sembène les montre remplaçant
totalement les hommes au foyer pour faire vivre les enfants et ensuite, par suite d'une logique
de la vie et de l'empirisme, elles en viennent à se confronter à l'autorité, à lui résister, à se battre
avec leurs agresseurs, les forces de l'ordre. Le même mouvement de prise de ses
responsabilités explique le geste de Ramatoulaye immolant Vendredi, le bélier d'El Hadj
Mabigué, puis se battant avec les policiers, les spahis, faisant face au commissaire de police
sans aucune peur, sans aucun complexe.
Sembène ne se contente pas de donner une attitude de dignité à des épouses qui
méritent, par leur prise de responsabilités, le statut de femmes responsables, modernes, ayant
droit à une vie publique responsable. Il élève d'autres femmes à partir d'une situation sociale
d'indignité. Penda la prostituée est réhabilitée par l'action. A la demande de Lahbib, Penda
commence par s'occuper de "la distribution de rations aux femmes l " ; puis elle participe à la
conception, à l'organisation et à la réalisation de la marche des femmes de Thiès à Dakar. Ame
de la manifestation elle fut, avant sa mort brutale, une voix autoritaire et résolue qui conduisit la
marche. Elle y perdit la vie. Penda fait ainsi figure d'une martyre qui a apporté son énergie et sa
vie à la lutte des cheminots. L'itinéraire de Penda réhabilite le personnage et ajoute une
dimension nouvelle à l'évolution de la femme. Même celle qui était, sur le plan moral,
marginalisée est considérée par Sembène comme pouvant effectivement participer aux mutations
de progrès. N'Dèye Touti avant la grève "fréquentait l'école nonnale de jeunes filles2". Elle en a
été renvoyée pour avoir traité la directrice de sale colonialiste. Mais sa culture l'éloignait de son
monde. Certes elle aidait son entourage en écrivant des lettres, en remplissant des feuilles
d'impôt pour des voisines. Les lectures cependant, les films qu'elle voyait au cinéma faisaient
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 222.
2
Idem. Ibidem, p. 100.

238
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
progressivement d'elle une étrangère, par la culture, à son propre monde. Son évolution
pendant l'épreuve de la grève signifie que la femme victime de sa culture en situation coloniale,
peut, elle aussi se réhabiliter et participer au mouvement qui fait de nouvelles femmes. La
question que lui pose Marne Sofi montre bien le sens de sa détermination. Elle s'apprête à aller
cherche de l'eau au puits et Marne Sofi s'étonne: "Tu ne vas pas me dire que tu vas aller au
puits comme les hommes ?" - Pourquoi pas? répond N'Dèye Touti qui échappe à sa singularité
séparée de "Mad'mizelle" pour devenir aussi utile que les femmes qui onr su faire face à la
grève etne reconnaissent plus aux hommes l'exclusivité d'un secteur d'activité.
Très diversement par conséquent, Sembène a présenté un mouvement d'évolution des
femmes établi par des personnalités fortes telles que Penda et N'Dèye Touti après d'autres au
statut plus confortable, les mères de famille comme Houdia Mbaye, Ramatoulaye, Marne Sofi,
etc.
Le troisième indice de la volonté de Sembène romancier de faire du peuple le personnage
principal peut s'identifier dans le traitement de cruauté imposé par l'auteur à des personnages
qu'on peut considérer comme la terreur des petites gens. Parallèlement au mouvement de
création qui consiste à élever sur le plan moral les ouvriers et les femmes, se développe dans
Les Bouts de Bois de Dieu une représentation dénigrante d'une catégorie de personnages dont
le trait commun est le statut de supériorité sociale aux ouvriers. Par une espèce de balance de
justice idéologique Sembène élève les hommes du peuple et rabaisse ceux qui, à un degré ou à
un autre, les dominent ou même les maltraitent. Le phénomène est tellement idéologique que
même Sounkaré le gardien-chef qui ne s'est même pas mis en grève est présenté dans une
misère atroce et meurt de faim, tombé, par suite d'un vertige, dans la fosse. Son corps est alors
immédiatement attaqué par les rats. Et c'est longtemps après que ce qu'il en reste sera découvert
et enterré. Cette manière de cruauté exercée sur Sounkaré est, sous des formes variées,
également exercée sur ceux qui, par leur rapport à la grève, ressemblent à Sounkaré. Le
défauillant Diara a subi l'humiliation d'un jugement public en présence de son fils. Il en sort
brisé, comme mort.
Un troisième exemple est constitué par les images qui présentent le malheur des
puissants, contempteurs des cheminots: le chef du peloton de spahis qui ont chargé les femmes
chez Ramatoulaye est désarçonné, est tombé et a été plongé, la tête en avant, dans un petit fossé
plein d'immondices 1. L'insistance, à la fin du roman, sur la défaite de Dejean qui quitte son
poste et d'Isnard dont la femme se suicide devant l'obligation de quitter Thiès, rélève de la
même cruauté à l'égard des adversaires des cheminots. Ces derniers les dominent doublement
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu. p. 181.

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
239
par la victoire de la grève et l'élévation morale qui est la leur face à des misères morales et
physiques pitoyables, lot en définitive des puissants de naguère.
Enfin l'élévation de l'homme du peuple se réussit aussi par l'abaissement moral de
l'intellectuel; timoré, lâchant, comme Daouda le fit, ses camarades dans le feu de l'action,
l'intellectuel est également celui qui, lors de l'arrivée des "marcheuses" à Dakar, intoxique ceux
qui l'écoutent dans la foule et tente de diminuer l'assistance par la peur du gendarme.
Il faut entendre ici par intellectuel l'homme instruit devenu fonctionnaire et qui par cette
situation se distingue de l'ouvrier ou d'un autre homme du peuple sans emploi, d'un petit
artisan ou encore, ce qui est tout un, d'un petit paysan. Sembène qui est marxiste voit dans la
différence entre le fonctionnaire de l'époque coloniale et les autres hommes de condition plus
modeste, la différence entre le bourgeois et le prolétaire. Son anti- intellectualisme est fondé sur
cette perception des différences sociales. L'anonyme qui, dans la foule qui accueille les
"marcheuses" venues de Thiès à Dakar, critique la grève, exprime en effet une position de
classe sociale. Il discute avec une femme et déclare que la grève est une "affaire d'hommes". Il
poursuit : "A quoi ça les mènera ? comme dit le Serigne N'Dakarou, nous ne savons pas
fabriquer une aiguille! Regarde, femme, il y des soldats partout. Ça va chauffer au meeting. Je
sais ce que je dis, je suis fonctionnaire l ". L'homme paraît avoir réussi son action de dissuasion
puisque sa voisine décide: "Si tu dis vrai, brave homme, je vais m'en aller avant qu'on tire sur
moi !''2
Ainsi l'homme d'instruction moderne devenu fonctionnaire est peint en noir par
Sembène, de manière à le mettre, sur le plan moral, au-dessous de l'ouvrier, ici le cheminot, de
l'homme du peuple de condition plus modeste en général, qui disent leur dignité, leur grandeur
morale par le courage dans l'épreuve, l'honnêteté et l'action triomphante de la situation créée.
Après l'influence de l'idéologie dans la création des personnages des Bouts de Bois de
Dieu, la seconde direction d'éclairage de cette création est la typologie des personnages.
Sembène révèle les mutations en cours sur le plan social en laissant voir la pertinence de moins
en moins effective des catégories traditionnelles de la société décrite, hommes et femmes,
jeunes et vieux, au regard de l'action qui est ici la grève. L'évolution présentée de la vie et du
comportement des femmes, leur entrée dans l'action des grévistes, tout à fait décisive pour la
faveur acquise de l'opinion publique par les cheminots, l'imagination et la détennination dont
elles ont fait preuve concourent à rendre tout à fait nulle la différence entre hommes et femmes
dans le domaine de la prise des responsabilités, en milieu ouvrier, plus précisément chez les
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 326.
2
Idem. Ibidem.

240
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
cheminots en grève. Sembène rend le phénomène d'autant plus perceptible que ces femmes, à
Dakar, créent un courant de sympathie extrêmement spectaculaire chez beaucoup de femmes qui
les approuvent par conséquent. Le fonctionnaire anonyme qui essaye de créer la peur en leur
sein ne réussit pas auprès de toutes. L'une d'elles lui répond, parlant des "marcheuses" et du
sens de leur action: "Pourtant, frère, elles soutiennent leurs maris}".
Sans doute est-il un fait de civilisation que la vie diurne séparée des hommes et des
femmes, leurs activités séparées dans la société que l'auteur des Bouts de Bois de Dieu a
présentée mais cette séparation disparaît progressivement comme une conséquence de
l'orientation des mutations. La jeune Adjibidji assiste, à la maison du syndicat, à l'assemblée
des hommes. Elle est de la génération qui prolongera et consacrera les mutations amorcées par
les épouses des grévistes et aussi Penda et N'dèye Touti.
De même que la distinction entre hommes et femmes devient moins pertinente et même
disparaît progressivement, de même la différence entre jeunes et vieux est également
condamnée, s'agissant de la conception de l'action, de l'adhésion à l'action, même s'il n'est
guère question d'exiger la même énergie des vieux que des jeunes dans l'exécution des tâches
définies. C'est ce qui est évident parmi les cheminots en grève. Sounkaré est vieux et
n'approuve pas la grève. Il n'y participe pas non plus. Mais le gardien-chef ne convainc
personne en arguant de son âge et du peu de temps qu'il lui reste à vivre. Bakary, le
tuberculeux, lui répond: "Je suis plus malade que toi, Sounkaré ... La maladie est toujours là
dans ma poitrine". Bakary tient a Sounkaré un raisonnement plus syndical en parlant des
revendications. Il a bien compris les jeunes et son engagement est motivé: "Regarde, dit-il,
nous ne sommes plus nombreux, les vieux! Où sont les Fousseynou, les David de Gorée, les
Aliou Samba et Abdoulaye et Coulibaly ; ils n'ont pas eu de retraite et ils sont morts. Ce sera
bientôt notre tour; et où sont nos économies ?"2
Bakary a bien assimilé la leçon des jeunes sur les revendications. Il s'échauffe en parlant
de retraite: "Quant aux aînés des toubabs, ceux qui nous ont appris le métier, les Henri, les
Delacolline, les Edouard, où sont-ils? Ils sont chez eux avec leur retraite. Pourquoi ne
pouvons-nous pas l'avoir, cette retraite? Voilà ce que disent les jeunes3". La grève a créé des
camarades identifiables à leur adhésion à l'action. Les grévistes constituent une même identité
d'ouvriers, celle des travailleurs décidés à conquérir leur dignité. Les types de personnages sont
les grévistes, les non grévistes comme Sounkaré, les défaillants ou briseurs de grève comme
Diara et Daouda dit Beaugosse, les chasseurs de briseurs de grève comme Tiémoko et son
groupe dont Sadio, le fils de Diara.
}
O. SEMBENE, Les Bouls de Bois de Dieu. p. 326.
2
Idem. Ibidem, p. 43.
3
Idem. Ibidem, p. 43.

Partie li. Chapitre III. Le roman historique.
241
Sembène établit cette typologie dans la création des personnages par un autre procédé
que le contenu des personnages et leur attitude face à la grève: l'opposition diversifiée des
personnages; qu'ils soient du même âge comme les deux vieux Sounkaré et Bakary, de la
même ethnie comme Diara d'une part, Tiémoko un neveu et Sadio son fils d'autre part, de la
même culture comme Daouda et N'Dèye Touti fonnés à l'école coloniale, ces personnages
s'opposent de telle sorte qu'il n'est possible de situer la responsabilité des attitudes
individuelles qu'au niveau de la volonté individuelle et non à celui de l'âge, de l'ethnie ou de la
différence de culture.
La création des personnages n'oppose pas les hommes et les femmes. Sembène au
contraire fait entrer les femmes dans le domaine de responsabilités considéré avant la grève
comme celui des hommes: la grève est une "affaires d'hommes" dit-on dans la foule qui
accueille les "marcheuses" arrivant de Thiès à Dakar. Le souci de donner du relief aux
personnages de femmes a amené l'auteur des Bouts de Bois de Dieu à consacrer, sur un total de
vingt chapitres comptant l'épilogue, sept chapitres aux femmes dont six présentant chacun une
femme et un les "marcheuses". Sembène réussit par ce nombre et le présentation alternée des
personnages (une femme, un homme, ainsi de suite) à faire du monde des cheminots et de leurs
familles une même catégorie de personnages opposée à celle des employeurs qui sont des
Blancs et par leurs relations personnelles et de métier, ne sont pas distingués des autorités
administratives de la colonie.
De même que panni les cheminots, de même dans le groupe des Blancs employeurs
Sembène établit des nuances. Dejean, l'agent général est autoritaire, direct, sans nuance dans
ses jugements et brutalement raciste. Il lutte contre la grève, fort d'une expérience de vingt ans
dans la colonie, pour une carrière personnelle brillante à sauvegarder. Venu à la colonie pour
faire fortune il a réussi jusque-là. Les événements l'ont servi puisqu'en 1938 il a étoufé une
grève. Il en a acquis une assurance et une fenneté orgueilleuse dans ses certitudes d'homme
raciste. Il ne doute pas qu'il va l'emporter cette fois encore sur les grévistes. A ses yeux ce sont
des Noirs dont il peut faire ce qu'il veut. Mais Dejean n'est pas intelligent. Il ne croit qu'à la
force et à l'anne de la faim.
Isnard n'est pas moins raciste que Dejean ; étant "ancien" de la coloniale il a, avec plus
de réflexion que Dejean, le souci de l'efficacité. Seul panni les Blancs, il considère qu'il y a "du
solidel " dans les revendications des grévistes. Grand buveur et violent, Isnard évolue dans
l'appréciation que le lecteur peut avoir de lui. La légende sur laquelle il vit et selon laquelle il
porta secours, chez lui, un soir, à une négresse sur le point d'accoucher, coupant le cordon
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 61.

242
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
ombilical avec ses dents, lavant l'enfant et réussissant, en définitive, sa tâche d'accoucheur de
circonstance, décrit un comportement de nature à le rendre sympathique au lecteur. Mais Isnard
apparaît assez vite tel qu'il est: violent, raciste et contempteur de la valeur de solidarité chez les
grévistes et de manière générale dans l'action syndicale des cheminots. Plus décisif pour
l'évolution du jugement favorable sur lui, Isnard a vécu l'expérience des tropiques sans succès
pour son équilibre individuel. Son attachement au pays en raison de sa vie professionnelle est
certain. Sa femme Béatrice qui se suicide devant l'obligation de rentrer en France exprime, elle
aussi, un attachement à sa situation et à sa vie africaine qui donne du relief au malheur du
couple Isnard.
Moins complexe qu'Isnard est Victor. C'est surtout un agent qui se confond avec sa
fonction qui est de renseigner Dejean pendant la grève et de participer à la discussion sur la
stratégie de lutte contre les grévistes. Son idée "qu'acheter les dirigeants poserait moins de
questions l " montre les effets du mépris raciste commun à tous ces Blancs quand il s'agit des
Noirs. Il ne soupçonne pas la valeur de chef d'un homme comme Doudou. Il a une
connaissance vague et sommaire des dirigeants syndicaux. Tout ce qu'il apporte come élément
nouveau d'appréciation de la situation au début du conflit se réduit à ceci: ..... nous sommes
sûrs maintenant que c'est Doudou le principal responsable"2.
Au-delà des nuances entre coloniaux racistes parmi les Blancs de la régie, Sembène a
créé un contraste entre les coloniaux anciens et les nouveaux arrivants qui sont Leblanc et
Pierre. Celui-ci est le Candide de ce groupe de personnages. Libre de tout préjugé, il a l'attitude
du jeune de l'Hexagone qui a entendu parler des Noirs et qui est avide de s'instruire à leur
sujet, de les connaître. Il diffère peu du touriste désireux d'apprendre et n'ayant pas des
préjugés défavorables à ce mouvement naturel pour s'instruire qu'est l'intérêt pour l'autre, dans
la vie quotidienne de l'étranger parmi son monde d'accueil. Leblanc comme Victor et Isnard
rapporte à Dejean le résultat de ses contacts. Mais ce qu'il dit irrite Dejean : "J'ai entendu dire,
déclare candidement Leblanc, que bon nombre de Noirs n'approuvaient pas cette grève, mais
Doudou, Lahbib et Bakayoko sont des hommes intègres3". La violence de la réplique de Dejean
souligne alors le contraste entre les deux personnages, le contraste entre l'absence de préjugé
pour les Noirs et des opinions de mépris fortement établies dans les conceptions d'un
personnage raciste. Dejean crie: "Intègres? Vous me faites rire mon petit Leblanc! Vous êtes
jeune à la colonie! On peut tous les acheter, les nègres, vous m'entendez, tous !4"
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 62.
2
Idem, Ibidem, p. 60.
3
Idem. Ibidem. p. 61
4
Idem, Ibidem, p. 61.

Partie II. Chapitre III. Le roman historique.
243
Les personnages créés pour représenter les employeurs constituent un groupe dont les
éléments se distinguent doublement: d'abord les vieux coloniaux, racistes, attachés à leur
situation, à leur pouvoir, s'opposent les uns aux autres par des nuances de caractère, des
différences d'itinéraire; ensuite les vieux coloniaux et le jeune et nouveau venu à la colonie,
qu'il ait déjà une petite ancienneté comme Leblanc qui devient ivrogne par suite de la vie
tropicale et qui demeure un homme de bon cœur (il a envoyé du secours aux grévistes), ou bien
qu'il soit tout à fait nouveau comme Pierre dit Pierrot qui désire connaître "une famille noire"l,
démarche que Béatrice Isnard lui déconseille. Qu'il s'agisse des anciens ou des nouveaux
coloniaux dans le monde des employeurs de la Régie des chemins de fer, des nuances sont
créées entre les personnages. Sembène obtient ainsi, par la variation dans chaque catégorie, un
monde vivant dans lequel les caractères individuels et les différences d'appréciation donnent du
relief, celui de la différence, à chacun des personnages.
Les autorités administratives et politiques
Les personnages représentant la collaboration entre colonisateurs et colonisés, entre
administrateurs et administrés, les vrais détenteurs du pouvoir, sont le gouverneur général, le
député, l'inspecteur du travail, le Serigne Ndakarou, le commissaire de police. L'auteur des
Bouts de Bois de Dieu a évoqué la situation coloniale par cette troisième catégorie de
personnages après les cheminots et leurs employeurs. L'image que Sembène a élaborée de
chacune de ces autorités administratives et politiques est plutôt ironique et critique. La
caractéristique commune de tous ces personnages en effet est qu'ils cherchent un terme à la
grève, qu'ils ne disent rien de précis sur les revendications des cheminots et qu'ils constituent
une espèce de communauté supérieure intéressée par la fin de la grève mais pas tout à fait par
autre chose que cette fin. Ils veulent la paix sociale. Le meeting de Dakar est pour eux une
espèce de tribune de réprimande, d'appel à la raison, de spectacle de propagande pour la fin de
la grève et la paix sociale. Le contenu des discours, en effet, outre les civilités consistant pour le
Serigne N'Dakarou à faire l'éloge du Gouverneur et du député, se réduit à l'affirmation de
l'expérience personnelle par chaque orateur (N'Gaye parle de ses propres activités syndicales,
le Gouverneur de trente ans de sa vie consacrés à la solution des problèmes coloniaux, le député
de ses problèmes d'alliance à l'Assemblée nationale à Paris) et à la déclaration, par le député, de
cette promesse vague: "La direction du chemin de fer a déjà donné son accord sur certaines des
revendications, le reste est du ressort de l'Assemblée nationale''2.
Les autorités administratives et politiques sont par conséquent comme une troisième
catégorie de personnages, juges des deux parties en conflit, las direction de la régie des chemins
de fer et les cheminots, mais avec un net parti pris pour les employeurs. L'inspecteur du travail,
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 257.
2
Idem, Ibidem, p. 334.

244
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Edouard, qui a offert ses services comme médiateur échoue. Les responsables syndicaux ne
voient en lui qu'un homme de la catégorie de ceux qui n'ont souci que de la fin de la grève.
Bakayoko, toujours direct, ne se gène pas pour lui faire observer que depuis sept ans il ne s'est
pas intéressé aux problèmes des cheminots: "Sept ans, d.it-il, que vous êtes à l'inspection du
travail, sept ans pendant lesquels vous avez su que la compagnie nous grugeait, sept ans
pendant lesquels vous n'avez pas levé le petit doigt. Et voici que maitenant vous tombez du ciel
comme un sauveur! 1"
Ainsi l'auteur des Bouts de Bois de Dieu a fondé la création des personnages sur le
souci de décrire à la fois les parties en conflit ou intéressées au conflit et les mutations en cours
liées à la grève des cheminots. Les personnages par conséquent sont ou bien des travailleurs ou
des membres de familles de travailleurs, ou bien les employeurs, ou bien des autorités
administratives ou politiques. L'attitude à l'égard de la grève et les méthodes de lutte contre la
grève distinguent ces personnages quelle que soit la catégorie dans laquelle ils se rangent. Dans
le monde des cheminots se forgent, avec l'action et les nécessités de l'action, des conceptions
nouvelles et se forment des hommes nouveaux. Parallèlement les mutations, du fait de la grève,
se déclenchent et s'accélèrent parmi les femmes de ce même monde de travailleurs en grève.
L'élaboration de ce mouvement général dans le cadre délimité des travailleurs du chemin de fer
est décrite par les personnages en tant qu'êtres qui changent au rythme des exigences de la vie.
Le conflit présenté, avec une nette vision marxiste, par l'auteur des Bouts de Bois de
Dieu est un affrontement qui, du fait de l'action et du cadre, donne à l'œuvre un accent
d'épopée. Mais dans la création des personnages Sembène est plutôt soucieux de ne pas
présenter des personnages d'épopée, c'est-à-dire de part et d'autre des héros à la tête chacun
d'une foule qu'il conduit et dont il est une espèce de demi-dieu. C'est la volonté idéologique du
romancier créateur qui veut faire du peuple le personnage principal. A Thiès la personnalité de
Doudou, le cheminot qui a refusé les trois millions par lesquels on voulait le corrompre tendait à
établir l'image épique des cheminots conduits par Doudou face aux employeurs dirigés par
Dejean. Sembène fait mourir Doudou et évite de créer définitivement en lui un héros. Il en est
de même de la mort de Penda qui commençait à acquérir un relief impressionnant de guide des
mutations des femmes par l'action. Elle est grandie certes par son sacrifice mais sa mort met un
terme brutal à une ascension qui n'était pas encore à son terme. Une Penda présente au meeting
de Dakar à la fin de la marche des femmes aurait eu une autre dimension.
Sembène n'a pas réussi cependant à ne créer que des personnages tendant, comme les
figures de femmes mêlées à celles des hommes dans le cadre d'une action collective, aux
initiatives individuelles nombreuses et par là, à faire du peuple le personnage principal. Il est un
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 270

Partie II. Chapitre JJJ. Le roman historique.
245
personnage qui a échappé à l'orientation de la création par l'idéologie: Ibrahima Bakayoko. Le
personnage, délégué des "roulants" a émergé avec un relief qui le met au-dessus de tous, dans
les faits, mais non par des reponsabilités éminentes au préalable définies comme telles. L'action
et une individualité spécifique (Bakayoko, instruit, dévoué, à la cause commune, très combatif,
soucieux d'efficacité, ayant le sens du sacrifice) ont sécrété un relief de guide effectif, de héros
véritable dans le mouvement des cheminots en conflit avec l'employeur. Dans la création des
personnages l'art à échappé, à ce sujet, à l'idéologie.
B. THEMATIQUE.
Le roman historique de Sembène se distingue de celui d'Ibrahima Mamadou Ouane par
le fait que dans Le Drame de Déguembéré l'auteur s'attache essentiellement à la relation des
événements dans leur succession chronologique sans que la vie quotidienne soit décrite, alors
que Les Bouts de Bois de Dieu présente un monde de souffrances quotidiennes décrites dans le
détail: des hommes, des femmes, des enfants qui ont faim, qui ont soif, qui sont inquiets de la
succession des jours et de leur situation. Le roman de Sembène est plus vrai, plus révélateur de
la condition humaine. La thématique adoptée est à coup sûr à l'origine de cette qualité qui
l'oppose au roman d'Ibrahima Mamadou Ouane, axé sur les faits de guerre, du reste racontés
dans leur succession événementielle plus que montrés. Les étapes des conquêtes d'El Hadj
Omar au Macina et la fin de l'épopée sont contées sans présence du quotidien des faits et gestes
dans l'œuvre qui, pour cette raison, ne diffère de celle d'un historien que par la manière de dire
et une certaine créativité littéraire consistant à grandir, par choix partisan, les figures historiques
d'Omar et de ses compagnons, présentés comme des soldats de l'Islam qui gagnent les batailles
et font des adeptes.
Dans Les Bouts de Bois de Dieu Sembène a développé une thématique de présentation
des mœurs sociales tout aussi bien que de l'action de grève des cheminots. Qu'il s'agisse de
Bamako, de Thiès ou de Dakar, le romancier fait voir la vie des foyers des grévistes,
l'épuisement progressif des ressources, le dénuement, la faim et la soif, les relations avec les
autres parties de la société non impliquées dans la grève comme les commerçants. Ces derniers,
un certain temps, acceptent de faire crédit aux grévistes puis ils subissent les pressions pour y
renoncer et cessent de rendre service. Des forces diverses sont en jeu dans cet affrontement
entre la direction de la Régie des chemins de fer et les cheminots. C'est là un des aspects de
l'implication indirecte d'autres pouvoirs que celui de l'employeur dans la grève.
Sembène a su donner une vie particulièrement intense au monde qu'il présente dans Les
Bouts de Bois de Dieu, au point de vue des thèmes développés, par à la fois des thèmes qui
sont liés à l'action de grève des cheminots et ceux qui sont certes liés à cette grève mais sont en

246
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
même temps des thèmes sociaux de vie quotidienne. La présentation des difficultés internes et
externes de l'action des cheminots d'une part, celle du développement de cette action d'autre
part constituent, les éléments fondamentaux de cette thématique.
B.I. Les difficultés de J'action de grève.
Le roman de Sembène a fait revivre une époque et constitue une œuvre historique par la
vérité de l'atmosphère d'époque, des comportements des personnages, des conceptions qui leur
sont propres dans leur diversité. Le contexte de début de vie syndicale, de situation coloniale et
de conscience ouvrière embryonnaire est recréé à la faveur du dévelopement de thèmes comme
celui des défaillants et briseurs de grève. Le phénomène de ces difficultés de la grève est décrit à
travers le comportement de Diara et son jugement par ses camarades, une forme de punition qui
constitue, en raison d'un contexte de civilisation où la fierté et l'honneur ont un très grand
relief, une forme de mort imposée. Au jugement de Diara qui est à la fois un thème de révélation
de la société et des progrès de la conscience ouvrière et de la grève (Tiémoko, rappelons-le, est
un neveu de Diara) s'ajoute la démission de Daouda, des délégués de Dakar aux négociations de
Thiès entre la direction et les cheminots. Il trahit ses camarades "pour une place au port 1".
Deune le lui déclare vertement. Mais la réaction face au défaillant est plus humaine, moins
terroriste à Dakar qu'à Bamako. Sembène a-t-il voulu montrer là le tempérament violent et fier
du Soudanais? La différence de traitement du défaillant est en tout cas particulièrement
frappante. Daouda rend sa carte comme exigé et dans sa fureur Deune réagit ainsi: "Je ne sais
pas si j'ai le droit de faire ça, mais je le fais, dit Deune et, prenant la carte HIa déchira en deux
d'un coup sec2". A Bamako, Diara n'a pas connu cette manière civilisée de rupture.
Les difficultés internes sur le plan du comportement des cheminots ne nuisent pas de
manière significative à l'action. Cinq défaillants à Bamako, Daouda à Dakar, Sounkaré le
gardien-chef non gréviste à Thiès, l'action de grève a un succès spectaculaire comme arrêt du
travail. Mais les difficultés sont multiples. Il yen a qui sont externes. L'implication de forces
économiques (les commerçants), spirituelles (le Serigne NDakarou fait un sermon contre les
femmes luttant aux côtés de Ramatoulaye), administratives et policières, politiques, a tendu,
sans succès définitif certes, à étouffer la grève, plus ou moins adroitement. L'on peut
remarquer que les longues présentations de ces difficultés que les grévistes rencontrent ont pour
effet de renforcer leur solidarité et aussi leur audience. Ibrahima Bakayoko, par son intervention
obtenue à force entêtement au meeting de Dakar, provoque la grève générale qui, au bout de dix
jours, détermine la victoire des cheminots.
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 322.
2
Idem. Ibidem, p. 322.

Partie II. Chapitre JIl. Le roman historique.
247
B.2. L'élargissement de l'action et la victoire des cheminots.
La lutte de la direction de la Régie a certes atténué l'immobilité générale de la ligne de
chemin de fer de Dakar à Koulikoro mais ses tentatives d'étouffement de la grève par l'arme de
la corruption et celle de la faim échouent. Doudou est un homme intègre et, sur le plan des
vivres, des recours parviennent d'Afrique et de France. L'évocation de l'aide aux grévistes est
l'occasion pour le romancier de montrer encore le caractère embryonnaire de la conscience
ouvrière. Des travailleurs, du fait de leur niveau de conscience, s'étonnent que de France
parvienne de l'aide aux grévistes. Quant à la distribution de l'aide, elle est également l'occasion
de peinture des conceptions et mentalités. Penda qui en a été chargée est attaquée, au début, par
des femmes indisposées de son statut de prostituée. Mais toutes finissent par comprendre que
Penda a plus de dignité que le respecté El Hadj Mabigué par exemple, si actif à faire pression
sur Ramatoulaye contre la grève, et si inhumain devant la faim des épouses de grévistes.
L'élargissement spectaculaire et décisif de l'action des cheminots en grève est réalisé
surtout par la présentation de l'action des femmes, individuellement et en groupe aussi bien à
Thiès qu'à Dakar. La marche de Thiès à Dakar, l'aspect le plus épique du roman, est la forme
de publicité de l'action de grève, avec le meeting de Dakar, qui a évité l'étouffement de ce
mouvement par la lutte contre la grève menée diversement par les pouvoirs soutenant la
direction de la Régie des chemins de fer. Sembène, par le thème du rôle des femmes et les
formes qu'il lui a données, a pu ainsi mener de pair peinture de la vie quotidienne et
présentation de la grève et de ses conséquences dans la vie, les conceptions, les comportements
et par conséquent ses effets sur les mutations sociales.
La thématique dans Le Drame de Déguembéré et Les Bouts de Bois de Dieu distingue
bien les deux romans historiques par les faits opposés de sa simplicité d'une part, de sa
diversité de l'autre. Ibrahima Mamadou Ouane raconte des événements de guerre; Sembène
présente une lutte sociale avec une créativité qui lui a permis de montrer aussi bien un monde
vivant dans son existence quotidienne parmi les épreuves les plus grandes de la faim, de la soif,
des incertitudes du lendemain, que les effets de l'action de grève dans les mutations des
personnages qui, au rythme de l'événement, deviennent des hommes et des femmes nouveaux;
la durée de la grève est ainsi un temps tragique et un temps de mutations sociales, un temps de
fresque par conséquent. La fresque cependant est établie davantage par les dimensions épiques
des événements, du cadre, du monde humain concerné que par la longue durée qui au rythme
d'années ferait voir une évolution progressive. Les mutations qui s'effectuent dans le roman de
Sembène réalisent un espèce d'accélération de l'histoire. Plus de cinq mois de grève, c'est
beaucoup de souffrances mais non un délai comparable à celui qui est nécessaire habituellement
aux mutations sociales, au changement des mentalités.

248
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
c. LES TECHNIQUES DU RECIT.
C.l. Techniques de narration.
Les romans historiques d'Ibrahima Mamadou Ouane et de Sembène racontent
différemment les faits historiques. Le narrateur dans Le Drame de Déguembéré est unique;
comme dans Les Bouts de Bois de Dieu également, ce narrateur se confond avec le romancier
lui-même. Il existe un engagement de nature idéologique de chacun de ces deux auteurs dans les
événements qu'il raconte qui fait qu'il ne se distingue guère du narrateur. Ibrahima Mamadou
Ouane est un toucouleur du Mali, descendant de compagnons d'El Hadj Omar. Sembène est un
marxiste soucieux de glorifier une lutte ouvrière dont il pense qu'elle a contribué au progrès
social en Afrique. Dès la phrase d'avant-propos dédicatoire, il le déclare tout net. Le récit des
événements ensuite ne manque jamais de cette chaleur émotionnelle que produit l'adhésion du
créateur aux faits et gestes des personnages qui lui doivent beaucoup, qui doivent beaucoup à
son approbation intime. Le succès d'l. M. Ouane et de Sembène comme narrateurs consiste à
réussir à rester des présentateurs qui n'interviennent pas dans le récit en des appréciations ou
bien des analyses qui signalent leur présence.
C.I.a. Le point de vue.
Le Drame de Déguembéré présente un point de vue unique dans la narration. La seule
forme de variation du point de vue par conséquent est constituée par les dialogues. Les scènes
de délibération, en effet, rompent l'unité formelle du récit et, sur le plan de la présentation des
personnages, les font connaître au lecteur doublement en ce que les jugements qu'ils peuvent
avoir les uns sur les autres aussi sont formulés. Pour une situation de guerre comme celle du
roman de Ouane le jugement d'un personnage sur un autre est d'une importance particulière
dans les délibérations. Alpha Balobbo, devant l'esprit d'indépendance de Cheikh Sidiya, chef
Kountah, le juge après lui avoir donné un délai pour répondre à l'injonction faite aux Kountah
du Macina de se retirer du siège d'Hamdallahi : "A peine Sidiya était-il parti, dit le narrateur,
que Balobbo appelait Ali Elhadji de Niankogo, sachant que son jeune frère, Hambori (Amadou
Bokary) avait déjà fait alliance avec le chef des Kountahs - qui, jusqu'à ces jours ont une
grande influence dans ces pays - disant: "Il me semble que Sidiya veut se donner trop
d'importance dans l'affaire, il penserait même devenir le chef du Macina après notre victoire
commune, il est aidé dans ses idées par mon jeune frère Hambori. Faites le surveillerl ..."
1
LM. Ouane, Le Drame de Déguembér, p. 100.
,

Partie Il. Chapitre Ill. Le roman historique.
249
Dans Les Bouts de Bois de Dieu la variation du point de vue est le plus fréquemment
spatiale. Sembène use beaucoup du panorama dans la description. Qu'il s'agisse de présenter
un site comme celui de Bamako, ou bien des quartiers de Thiès avoisinant le dépôt, ou bien
encore la foule des cheminots et de leurs familles faisant fête aux représentants des travailleurs
aux négociations qui se mènent dans le bureau de Dejean, situé au deuxième étage de
l'immeuble de la Direction de la Région du chemin de fer, la description adopte toujours un
point de vue spatial qui permet le panorama.
La variation du point de vue est dans Les Bouts de Bois de Dieu de Sembène une
modalité de présentation plus en relief que dans le roman de Ouane. Son aspect spatial est
identifiable dans la combinaison du panorama et de la simultanéité des événements. Sembène
réalise, en effet, le panorama à deux niveaux: en effectuant la présentation des cheminots en
action dans différentes villes, et, aussi, dans chaque ville en faisant alterner une vision
panoramique sur le cadre ou un groupe de personnages et une vision rapprochée sur les faits et
gestes des personnages. La grève des cheminots est racontée par Sembène en trois parties
perceptibles, suivies d'un épilogue. La première partie (pages 13 à 130) a pour cadre Bamako,
Thiès et Dakar et présente le déclenchement de la grève; la deuxième partie (pages 131 à 186) a
pour cadre Bamako, Dakar, Thiès et décrit les épreuves consécutives à la situation de grève,
pour les cheminots et leurs familles; la troisième partie (p. 187-370) a pour cadre Thiès, Dakar
et Bamako et présente l'action qui aboutit au succès de la grève. L'épilogue a lieu au point de
départ de la grève: Thiès. Le panorama, à ce niveau global du cadre de lutte des cheminots,
constitue un regard sur l'ensemble de l'activité des cheminots successivement dans la
préparation et la décision de la grève, dans la manière dont ils ont subi les épreuves et dans le
dynamisme de leur combat d'opinion, de défense de leurs revendications au cours des
rencontres avec la direction de la Régie du chemin de fer.
Le deuxième niveau de réalisation des panoramas est celui de chaque ville. Sembène
présente le site de Bamako, Bakaykoso la concession des Bakayoko, la maison du syndicat,
chaque fois en une vision globale. L'influence du cinéma dans cette présentation est évidente.
Les images mêmes que le romancier crée font penser au cinéma. Voici une partie du panorama
présentant Bamako: " ... Brutalemnt lancé à travers le rideau des nuées, tel le trait lumineux
d'un projecteur céleste, un rayon vint frapper de plein fouet la résidence du gouverneur dressée
comme un pain de sucre blanc au sommet de Koulouba.
Au centre de la ceinture de collines, les concessions de torchis, les termitières
semblables à des obélisques trapus, l'herbe encore sèche de la chaleur de midi, baignaient dans
l'eau rouge du soleil couchant"l. Après ce plan général sur le site de Bamako, Sembène
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 13.

250
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
présente ensuite Bakayokoso et enfin la maison du syndicat. Ce schéma de présentation du
cadre et des personnages est caractérisé par le rapprochement progressifs de la vision. L'origine
en est cinématographique. On peut en effet parler ici de plan lointain, de plan moyen et de gros
plan. C'est une technique d'écriture du septième art que Sembène cinéaste apporte à la manière
de Sembène romancier. Il en est ainsi, pour chaque ville, dans la relation des événements: la
succession de plans sur l'espace du dehors et des intérieurs caractérise la description du cadre et
des événements. A Thiès, après Bamako, les trois plans successifs sont également très nets
dans la présentation. Au chapitre "La cité" Sembène fait voir d'abord, les quartiers en
panorama, ensuite en vision plus rapprochée les travailleurs, le matin, face au portail de la grille
du dépôt, enfin une vision en gros plan présentant les délégués et Doudou, le secrétaire général,
se préparant "à annoncer quelque chose1". La suite des événements, après le hurlement de la
sirène, est présentée d'abord en un plan général sur les affrontements des soldats et des
cheminots, puis, au début du chapitre suivant intitulé "Maïmouna", en vision très rapprochée,
un gros plan sur les dirigeants syndicaux dans une pièce unique, leur quartier général, puis de
nouveau un plan général sur le théâtre des affrontements, enfin en gros plan sur l'intérieur du
bureau de Dejean. La variation des perspectives joue sur la modification de l'ordre de
présentation du panorama, du plan moyen et du gros plan.
La narration dans le chapître "Dakar" de la première partie use du plan moyen et de la
vision de gros plan plus souvent que du panorama dont un seul exemple (page 125) présente la
ligne Dakar-Niger pour l'effet général d'immobilité causé par la grève. L'espace du dehors en
plan moyen de présentation apparaît en alternance avec les intérieurs: la rue le matin, vue de la
fenêtre du bureau syndical (page 69), suivie de l'intérieur du bureau syndical, la boutique
d'Hadramé le Maure (p. 77), ensuite la place de la mosquée (p. 90), de la pennanence du
syndicat (p. 118) et de la courette de N'diayène avant le panorama déjà indiqué.
La variation des plans de présentation qui signifie variation du point de vue spatial sert la
diversité de la description et la simultanéité des événements. Le point de vue dans Les Bouts de
Bois de Dieu est surtout celui d'un cinéaste soucieux de varier les perspectives de présentation
des lieux et des événements. Il relève dans le roman de Sembène d'un travail de création
esthétique plus affinnée que dans la narration du Drame de Déguembéré qui apparaît l'œuvre
d'un point de vue unique même si, de temps en temps, le dialogue rompt cette motonie.
Idem. Ibidem, p. 47.

Partie Il. Chflpitre Ill. Le roman historique.
251
C J.b. Le traitement du temps
La différence de modalité de la présentation dans ces deux romans apparaît plus
nettement encore dans le traitement du temps. Il y a d'une part une chronologie sans rupture, de
l'autre un temps aux aspects très variés. La simultanéité des événements racontés, servie par la
variation du cadre sous forme de présentation alternée de Bamako, Thiès et Dakar, constitue le
premier aspect saillant du temps. La datation du début des événements est ensuite le deuxième
fait dans les choix du romancier créateur concernant le temps. Après les affrontements qui
marquent la première matinée de la grève à Thiès, les propos de Samba, disert sur les
événements, indiquent la date. Il pérorait:
- Oui, mes amis, ce jour 9 octobre 1947 restera célèbre dans l'histoire du mouvement. ..
- 10 Octobre, interrompit Bachirou"l. L'on constate ainsi un écart entre la date de la réunion de
préparation de la grève à Bamako à la maison du syndicat, un après-midi de mi-octobre, la date
du début de la grève à Bamako, (après des discussions longues elle fut "décidé à l'unanimité
pour le lendemain à l'aube"2) et, d'autre part le début de la grève au Sénégal, à Thiès
précisément, où le 10 octobre 1947, eut lieu la première échauffourée.
La fin de la grève n'est pas datée avec précision. Les jalons temporels dont le romancier
parsème la narration permettent de préciser que la grève a duré plus de quatre mois et dix jours
(le temps de la grève générale) mais que les précisions de ces jalons temporels ne permettent pas
une addition qui donne le résultat des cinq mois dix jours qui constituent la durée réelle de la
grève dans la donnée historique.
Le troisième aspect du temps est la rupture de la chronologie selon les nécessités de la
peinture. Sembène procède aux retours en arrière pour faire comprendre l'état d'âme de son
personnage au moment précis de cette rupture de la chronologie. Le récit de Tiémoko (135-148)
sur l'histoire des "renégats" intervient au moment où Diara est devant l'assemblée qui doit le
juger, dans la maison du syndicat. La genèse des événements fait alors apparaître
l'inconséquence de la conduite des cinq ouvriers qui, comme Diara, ont obtempéré aux
réquisitions après avoir voté la grève illimitée. De même que le récit de Tiémoko, le rappel de la
création du syndicat et de ses débuts, en retour en arrière sous la forme d'une vision intérieure
au personnage de Doudou, a une fonction d'éclairage sur le présent. Doudou le secrétaire
général du syndicat est au milieu des dirigeants, ses camarades, dans une pièce bruyante. Les
premiers affrontements avec les forces de l'ordre ont eu lieu. Il y a eu des morts. Doudou s'est
abstrait de tout ce monde: "Doudou savait qu'il devait parler, mais rien, ni les hommes, ni le
paysage ne l'inspiraient. Tel un animal lové sur lui-même, une peur somnolait dans sa poitrine
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 52.
2
Idem. Ibidem, p. 27.

252
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
(...... ). Sa pensée quitta la petite pièce qu'emplissait le brouhaha des voix. Il se retrouva
plusieurs années en arrière, juste après la guerre, à l'époque où sévissait la disette, où tout était
rationné"l. Doudou revoit les intiatives de création d'un syndicat, qu'ils prirent Lahbib,
Bakayoko et lui, les difficultés de fonctionnement au début, dues à la mauvaise volonté des
patrons. Au moment où l'action de grève a fait ses premières victimes Doudou est dans un état
d'âme créé par le sens des responsabilités et la conscience de l'état réel de son organisation, de
ses finances surtout: "Il se souvenait aussi, dit Sembène, de ce qu'il n'y avait jamais un sou en
caisse, parce que personne ne cotisait2... n. L'éclairage apporté sur Doudou par le retour en
arrière ne présente pas exclusivement des éléments d'inquiétude. La plongée dans le passé se
termine ainsi: "Enfin, tout le travail théorique avait été mené à bien, les rouages avaient été mis
en place. Il n'y avait plus qu'à voir comment, maintenant, tout cela allait fonctionner. Et c'est
justement ce que redoutait Doudou3n.
Un dernier exemple de la valeur d'éclairage, sur le moment de la narration où s'effectue
la rupture de chronologie, donnée au retour en arrière par Sembène, est l'évocation de la
carrière coloniale de Dejean. Le directeur ou agent général de la Régie du chemin de fer a une
expérience de vingt ans dans la colonie où il était venu avec l'intention de faire fortune
rapidement. Il a réussi à gravir rapidement les échelons de la hiérarchie: "En 1938, alors qu'il
était sous-chef de bureau, les métallos du dépôt avaient fait leur première tentative de grève.
Dejean avait rapidement étouffé le mouvement et, pour le récompenser, la Direction l'avait
nommé chef de bureau4n• Dejean a profité d'une autre circonstance. Le directeur non pétainiste
disparaît sous le pouvoir des hommes de Vichy et Dejean le remplace. Tel est l'homme qui
dirige la Régie du chemin de fer quand les cheminots ont déclenché la grève. Le récit des
événements comporte une plongée dans le passé de l'employeur des cheminots et éclaire
pertinemment son maintien. L'assurance de Dejean, son ton cassant, ses certitudes définitives
sur la nature des Noirs sont fondés sur un itinéraire de colonial endurci et avide de succès
social.
La rupture de chronologie est donc consituée régulièrement de retours en arrière. La
fonction dans la narration est d'apporter une lumière sur la liaison, dans l'âme d'un
personnage, entre son passé et son présent actifs. Son état d'âme résulte d'une double
conscience intéressant des moments distincts du temps (le passé et le présent) et fait mieux
connaître le personnage.
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 13.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p.13.
4
Idem, Ibidem, p. 58.

Partie II. Chapitre III. Le roman historique.
253
Dilatations et compressions du temps.
La quatrième caractéristique du temps dans Les Bouts de Bois de Dieu est le phénomène
des dilatations et compressions du temps. Dans la création romanesque c'est une nécessité
fondée sur l'impossibilité pour le romancier de remplir d'événements toute la durée qu'il a
choisi d'évoquer. Tout n'est pas également intéressant pour composer l'histoire qu'il raconte.
S'agissant d'un roman historique cette vérité d'ordre esthétique demeure. Sembène a opéré des
choix de durée à privilégier. Le fait en tout cas est là que des périodes de ce mouvement de
grève des cheminots du Dakar-Niger recréé par son roman sont présentées avec plus de détails
et composent l'image que le romancier a su donner de cette grève. Ainsi la préparation de la
décision de grève et la première journée de la grève successivement à Bamako et à Thiès, la
bataille d'opinion que constituent la marche des femmes de Thiès à Dakar et le meeting tenu
dans cette ville en présence du gouverneur général, du député-maire et du Serigne N'Dakarou,
les négociations avec la direction de la Régie du chemin de fer à Thiès. Tous ces événements
dans la réalité ne peuvent pas occuper chacun plus d'une journée. le fait de dilatation de la durée
apparaît d'abord dans l'importance de la partie du texte du roman qui leur est consacrée. Il est
très simple et aisé de constater que l'essentiel du récit de Sembène est consacré à ces
événements et aux affrontements liés à la grève entre les forces de l'ordre et les grévistes ou des
membres de leurs familles.
La préparation de la décision de grève à Bamako, l'essentiel du premier chapitre, est
l'occasion pour Sembène de raconter un après-midi et le début de la nuit en trente et une pages,
tandis que la première matinée de la grève à Thiès est racontée en vingt-sept pages. Mais la
durée la plus dilatée est certainement celle de la marche des femmes de Thiès à Dakar. Dans la
réalité Thiès se situe à soixante et onze kilomètres de Dakar. C'est trop d'une journée pour se
rendre à pied de Thiès à Dakar. Sembène cependant avait besoin de donner un aspect
impressionnant à cette marche. Faute de pouvoir présenter un espace autre il a choisi la
dilatation de l'espace et du temps de la marche. Les femmes quittent Thiès pour se rendre à
Dakar très tôt, "vers deux heures du matin"l dit le romancier. Au milieu de la troisième journée
elles viennent de dépasser "Pouth". Les étapes paraissent d'une journée. "Les deux dernière
étapes, de Sébikotane à Rufisque et de Rufisque à Dakar, furent presque une promenade"2,
mais davantage en raison de l'accueil que pour autre chose comme par exemple la petite
distance. Le temps des étapes ne diminue pas. Les femmes passent une nuit à Rufisque et
arrivent à Dakar dans l'après-midi. Ainsi elles ont mis trois jours pour marcher de Thiès à
Sébikotane, un jour de Sébikotane à Rufisque et un jour de Rufisque à Dakar. La marche des
femmes a durée cinq jours. La dilatation du temps lui a donné un aspect épique concourant aux
dimensions impressionnantes de cette action en faveur de la grève des cheminots.
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 291.
2
Idem. Ibidem, p. 310.

254
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
Les faits de compression du temps, du reste, concourent aussi à l'accent épique du récit
et du roman tout entier. L'écoulement continu du temps est exprimé en donnant le sentiment de
très longues durées qui passent, mais sans précision. L'expression de cette compression du
temps crée un style de l'épopée qui donne une certaine grâce aux sauts que le romancier
effectue. Après le récit de la première journée de grève à Thiès, le chapitre "Thiès" décrit les
épreuves: l'épuisement des ressources des grévistes, les crédits refusés, des locomotives
conduites par des mécaniciens venus d'Europe. L'écoulement de ce temps des épreuves est
exprimé par la répétition litanique de la même phrase à quelques variantes près:
"Des jours passèrent et des nuits passèrent". (p. 63). Deux fois dans la même page à un
paragraphe de distance.
"Des jours passèrent et des nuits passèrent" (p. 64).
"Les jours étaient tristes et les nuits étaient tristes" (p. 65).
Le traitement du temps par conséquent révèle un travail créateur consistant en des choix
de durées délibérément privilégiées dans la narration, en des plongées dans le passé de
personnages, cette forme de rupture de la chronologie étant effectuée avec naturel et éclairant
l'état d'âme du moment chez le personnage, en une simultanéité perceptible par des jalons
temporels qui organisent le rythme de l'écoulement des événements. La narration apparaît ainsi
tout à fait organisée et soucieuse d'art.
C.I.c. Les formes du discours.
L'art romanesque de Sembène apparaît également dans l'utilisation de la description et
de sa forme dérivée qu'est le portrait, ainsi que dans celle du dialogue.
La description chez l'auteur des Bouts de Bois de Dieu est caractérisée d'abord par un
schéma de présentation toujours le même et que nous avons mentionné à propos du point de
vue: le passage de la vision d'un plan général à deux autres niveaux successifs de plus en plus
rapprochés et détaillés. De là la fréquence de panoramas qui résultent de ce schéma et de
l'intérêt accordé au premier niveau de la description: ainsi le site de Bamako, la plaine dans
laquelle est construit le camp des détenus ou le Thiès des quartiers populaires. La description de
Sembène est ensuite un bloc, donné en une seule pièce, créant un~ relief aux lieux présentés par
la mise en œuvre d'un sens remarquable du concret. Chaque description donne ainsi une âme
spécifique à ces lieux. Le sens du concret apparaît dans l'évocation des sensations olfactives qui
caractérisent l'intérieur de la "bâtisse trapue au toit en terrasse surmonté d'une sorte de guérite

Partie JI. Chapitre III. Le roman historique.
255
de torchis". L'on y est frappé d'une odeur, "une senteur fade avec des relents d'ammoniaque
qui faisaient mal aux narines 1".
La description du site de Bamako révèle un Sembène ayant une sensibilité de peintre. Le
relief des couleurs y faisant pendant à celui des formes. Voici le tableau: "les derniers rayons
du soleil filtraient entre les dentelures des nuages. Au couchant, des vagues se délayaient
lentement tandis qu'au centre même de la voûte céleste - vaste lac indigo cerné de mauve - une
tâche rousse grandissait. Les toits, les mosquées hérissées de leur minaret, les grands arbres -
flamboyants, fromagers, cai1cédrats - les murs, le sol ocré, tout flambait2". Au-delà des lignes,
des formes et des couleurs cependant, ce sont les objets qui acquièrent une présence telle qu'à la
manière des personnages, ils constituent des individualités qui concourent à établir un univers
déterminé. Le sens du concret dont Sembène fait preuve dans la description de Thiès au chapitre
intitulé "La cité" est insigne à ce sujet: qu'il s'agisse des résidus de la ville, de la flore, de la
faune, des enfants ("gosses nus, perpétuellement affamés" promenant "leurs omoplates
saillantes") les individualités ont un relief fascinant disant la disgrâce, la misère et le caractère
pouilleux d'un espace austère peu propice à la vie. L'observation précise, le détail disgracieux
nommé avec précision et de manière directe caractérisent la recréation d'un monde face auquel la
sensibilité de Sembène réagit par l'expression sans euphénisme de la misère. Décrivant la
boutique d'Hadramé le Maure ou la concession de Ndiayène à Dakar ou bien le bureau de
Dejean à Thiès, le romancier a toujours une manière qui, fondée sur le sens du concret, donne
un relief particulier aux objets. Peut-être la formation de cinéaste chez Sembène coucourt-elle à
cette qualité de l'attention aux objets comme supports visuels certes, mais surtout comme
phénomènes de réalité qui, par leur présence, décrivent un monde, une atmosphère, un cadre de
VIe.
La description est systématiquement pratiquée par l'auteur des Bouts de Bois de Dieu à
chaque changement de cadre. La fréquence des portraits est encore plus nette dans ce roman.
Sembène compose des portraits régulièrement à deux éléments, physique et moral. La variation
de l'ordre de présentation du portrait physique et du portrait moral évite l'uniformité. Ainsi le
lecteur qui connaît Niakoro Cissé au physique avant les traits de caractère, ceux d'une vieille
femme aux idées de son âge, notamment celles qui concernent les hommes qui ne sont pas de
son ethnie, connaît Tiémoko d'abord comme un homme violent et impulsif avant de découvrir
que l'homme est une force de la nature: "Tiémoko, qui avait interrompu le Vieux, se leva, sa
figure bestiale projetée en avant. C'était un hercule de trente ans au corps râblé, aux épaules
larges, avec un cou de taureau où saillaient les veines. A son oreille gauche pendait un anneau
de Galam en or torsadé'» .
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 353.
2
Idem. Ibidem, p..353.
3
Idem. Ibidem, p. 25.

256
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
De même que la description, le portrait sembénien est dans Les Bouts de Bois de Dieu
fait d'un seul bloc; élaboré comme un masque, il présente la personnalité essentielle du
personnage. Le portrait n'est ni éclaté ni progressif. Une fois qu'on l'a lu, il n'y a plus de
surprise devant les faits et gestes du personnage présenté dans le portrait. Abidjibidji (p. 17),
Mamadou Keïta (p. 24), Assitan (p. 170), Ramatoulaye (p. 76), Houdia Mbaye (91) sont
connus entièrement dès leurs portraits; leurs comportements par la suite illustrent le portrait de
chacun. La patience de Mamadou Keïta subissant les sévices au camp est préfigurée par le
calme avec lequel il a supporté la violence impulsive du bouillant Tiémoko lors du jugement de
Diara. Le sérieux et la réserve de Ramatoulaye, depuis le début de la grève, du fait de la
conscience qu'elle a de ses responsabilités d'aînée des autres dans une famille de vingt "bouts
de bois de Dieu" préfigurent également la résolution avec laquelle elle immolera "Vendredi", le
bélier d'El Hadj Mabigué, pour faire manger sa famille et en même temps se venger de l'orgueil
de son égoïste frère.
Elaboré pour présenter un personnage, le portrait reflète souvent les sentiments du
romancier pour le personnage. Sembène n'aime pas tous les personnages qu'il a créés dans Les
Bouts de Bois de Dieu. De même que les cheminots lui sont sympathiques, de même il a un
certain mépris pour des personnages qui incarnent des opinions et conduites qu'il désapprouve.
Le portrait est ainsi souvent à charge, le romancier se moquant du personnage qu'il n'aime pas
et faisant rire à ses dépens.
Dejean l'employeur, vieux colonial de vingt ans d'expérience, est un chef très dur avec
les cheminots, très franchement raciste et méprisant avec les Noirs. Son portrait révèle non le
souci de le rendre sympathique au lecteur mais au contraire de provoquer le rire à ses dépens.
De là l'accent de disgrâce dans tous les éléments physiques constitutifs du portrait. Voici le
personnage: "Dejean, l'agent général, tournait en rond dans son bureau, les mains tantôt
derrière le dos, tantôt dans les poches. C'était un bonhomme court sur pattes, chauve, le crâne
en dos d'âne. Des verres concaves enfourchaient son nez en pied de marmite"l. La même
distance ironique prise par le romancier à l'égard de Dejean se note à propos de Samba
N'Doulougou, cheminot certes mais dont la conduite indigne à l'égard de Maïmouna l'aveugle
fait de lui un objet de mépris plutôt que de sympathie. L'auteur le fera mourir en même temps
que Penda. Il se rachète quelque peu de l'indignité de sa conduite en même temps que Penda
fera oublier, par son mérite dans l'action, sa vie méprisée de prostituée. Mais avant ce terme
Samba N'Dougoulou est présenté avec beaucoup d'ironie : "C'était, dit le romancier, un
curieux bonhomme - rien qu'à le voir on ne pouvait s'empêcher de rire - il était vêtu de vieux
kakis américains, la chemise pendant sur le pantalon et le pantalon, trop grand, tombant en
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 57-58.

Partie 1/. Chapitre III. Le roman historique.
257
accordéon sur ses samaras. Il tripotait sans cesse sa casquette à visière cassée"l. Le portrait à
charge est varié dans le roman; celui d'El Hadj Mabigué fait rire aux dépens de l'homme
prospère mais égoïste et méprisable. Cet homme a une mise affectée qui signale le goût du
paraître. Le portrait, ironique, met l'accent sur cette recherche de la distinction et des signes
voyants: "Habillé, dit Sembène, comme pour une cérémonie de deux grands boubous enfilés
l'un sur l'autre, le fez rouge enturbanné à la manière des Mecquois, El Hadji Mabigué
s'avançait sur ses babouches couleur citron en se protégeant du soleil sous une ombrelle d'un
rose gorge-de-pigeon"2. Sembène réussit à refuser toute sympathie du lecteur à un personnage
de tant de distinction vestimentaire en réalisant un contraste frappant entre les signes d'aisance
matériel dont "Vendredi, le bélier terreur des ménagères"3 toujours aux côtés de Mabigué lors
de ses promenades, et la sécheresse de cœur dont fait preuve le frère de Ramatoulaye, en faisant
de Mabigué par ailleurs un habile auteur de pressions sur les femmes pour qu'elles cessent de
soutenir leurs maris en grève. El Hadji Mabigué est enfin antipathique au lecteur par l'ensemble
de ses traits moraux de taractère. Ramatoulaye n'oublie pas la conduite de cupidité de son frère
à son égard sur leur héritage. Dans sa colère devant l'homme qui lui refuse toute assistance, elle
déclare: "Et tu es aussi un voleur, Mabigué ! Depuis que tu as volé le lotissement en disant que
j'étais une fille illégitime, nous n'avons plus de lien de parenté !"4
Il existe un exemple de portrait à charge qui, contrairement à celui de Dejean et à celui
d'El Hadji Mabigué n'accuse pas le personnage mais plutôt les origines culturelles de ses
comportements. C'est le portrait de N'Dèye ToutL Elle est rendue sympathique par sa grâce,
ses vertus de fille obéissante au foyer, de lettrée serviable qui rend des services comme si elle
était l'écrivain public du quartier. Mais Sembène est gentiment ironique avec cette lectrice de
romans: "Elle traversait l'existence quotidienne comme en rêve, un rêve où se trouvait le Prince
charmant des livres (... ).
Les gens parmi lesquels elle vivait étaient polygames et N'Dèye n'avait pas tardé à
comprendre que ce genre d'union exclut l'amour, du moins tel qu'elle le concevait"5. Le portrait
de N'Dèye Touti continue en faisant voir comment l'instruction à l'école coloniale détache la
jeune fille de son monde dans lequel cependant elle est enracinée par les valeurs morales
(solidarité, s~ns de la famille, etc), mais la puissance de l'art crée un autre modèle de vie dont
elle rêve. Son niveau de culture ne lui permet pas de se défendre contre les images de séduction
qui établissent l'attrait puissant d'un ailleurs de rêve et détache l'individu de son monde même
s'il y vit : "Lorsque N'Dèye sortait d'un cinéma où elle avait vu des chalets faîtés de neige, des
plages où se bronzaient des gens célèbres, des villes aux nuits éclaboussés de néon, et qu'elle
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 37.
2
Idem, lbidemu. p. 81.
3
Idem, Ibidem, p. 81-82.
4
Idem, Ibidem, p. 83.
5
Idem, Ibidem, p. 100.

."
258
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise: 1920-1976.
rentrait dans son quartier, elle avait comme des nausées, la honte et la rage se partageaient son
cœur"!. Le personnage est enfin caractérisé par une meilleure connaissance de l'Europe que de
l'Afrique. Mais, malgré les colères de N'Dèye Touti au cinéma contre ceux qui ne savent pas
apprécier un documentaire sur les ruines du Parthénon, c'est davantage la culture du
personnage que son irritation en public, que Sembène accuse. N'Dèye Touti, qui vit sans
révolte les valeurs morales de son monde, est victime de sa formation à l'école. Le portrait de ce
personnage n'est à charge que concernant l'école coloniale et, plus généralement, la culture des
colonisés par les media et l'école.
Le portrait est ainsi dans le roman de Sembène une moyen non seulement de donner vie
et originalité à chaque personnage mais également un procédé d'analyse de la société, de
révélation des relations humaines, de présentation d'un monde. Il est, dans sa manière, une
espèce de masque élaboré en général dès l'apparition du personnage et permet de comprendre
tous ses comportements par la suite. Donné en un bloc, il peut être à ~harge ou non, selon le
degré de sympathie ou de distance ironique que le romancier consciemment ou inconsciemment
éprouve ou adopte concernant un personnage. Sembène exalte l'action des cheminots que, par
idéologie, il admire; il est ironique et distant avec leurs adversaires ou bien les rares cheminots,
comme Diara et Samba N'Doulougou, qui ont une conduite que la morale réprouve.
Les dialogues
L'édition Presses Pocket de 1976 des Bouts de Bois de Dieu a une pagination qui se
termine par le chiffre 379 à la fin du livre. Mais il y a 326 pages de texte. Les pages dans
lesquelles le dialogue prédomine sur la narration sont au nombre de 219. Le texte du roman est
ainsi constitué pour les deux tiers de dialogues. C'est plus que du théâtre dans le roman.
L'écriture des Bouts de Bois de Dieu utilise essentiellement la forme dialoguée.
Au-delà de cet aspect formel du récit dans le roman de Sembène, la manière théâtrale
s'établit par la fréquence des scènes de délibération. Le sujet même de l'œuvre appelle des
situations de discussion. Qu'il s'agisse de la décision de grève à prendre, de l'action
quotidienne pour le succès de la grève comme la distribution des secours aux épouses des
cheminots ou l'entrée des femmes dans la bataille d'opinion sous la forme d'une marche, qu'il
s'agisse des discussions avec l'employeur ou bien avec d'autres dirigeants syndicaux, ce sont
toujours des situations de délibération qui s'imposent et imposent la forme dialoguée dans le
discours romanesque. Mais Sembène cinéaste a pu privilégier cette forme du texte par goût de la
scène théâtrale ou cinématographique. Ce qui est tout un pour les choix de forme du discours
dans l'élaboration du roman.
O. SEMBENE, Les Bouls de Bois de Dieu, p. 100.

Partie Il. Chapitre III. Le roman historique.
259
Après la donnée qu'est le sujet et les penchants artistiques de Sembène cinéaste et
romancier, l'accent idéologique d'une lutte ouvrière a déterminé la fréquence des scènes de
discussions. Sembène s'y donne des occasions privilégiées de mettre en œuvre la combativité
de personnages qui, alors, acquièrent un relief tout particulier: Tiémoko, le bouillant hercule de
Bamako, Bakayoko, froid, direct et efficace, les dynamiques Penda, Ramatoulaye et Ndeye
Touti entre autres personnages au relief impressionnant, s'affirment par le verbe résolu et
l'action sans faiblesse. Dans les dialogues ils affrontent l'autre avec la vigueur de héros naissant
à l'individualité en s'affirmant face à cet autre. Ramatoulaye devant El Hadji Mabigué fait
preuve de dignité et de combativité par la parole. Et le fait est important parce que Mabigué veut
détruire le soutien des femmes à leurs maris en grève.
Le dialogue est la forme de discours qui s'adapte le mieux à la présentation d'une
humanité de combattants résolus. Il ne s'agit par conséquent pas dans Les Bouts de Bois de
Dieu d'un simple souci de variation de la forme du récit, en passant de la narration au dialogue
et en créant ainsi de l'animation, de la vie dans la relation des événements, de l'histoire plus
généralement. Plus profondément, le romancier choisit la forme adaptée à l'expression de leur
volonté par eux-mêmes, de personnages qui accèdent à l'héroïsme de manière lucide et résolue
dans le feu de l'épreuve vécue; la grève qui crée une situation de souffrances diverses suscite
indirectement l'émergence d'une catégorie nouvelle d'hommes et de femmes à qui le romancier
a eu le bon choix de donner la parole.
C.2. Les techniques d'expression.
L'auteur des Bouts de Bois de Dieu s'oppose à celui du Drame de Déguembéré par la
tendance d'écriture. Ibrahima Mamadou Ouane ne se soucie pas de donner un sceau d'africanité
à son expression littéraire. Son effort dans l'écriture est de donner à sa langue une correction
académique. Il appartient à la tendance d'écriture que nous qualifions d'académique. Comme
nos premiers écrits de langue française, son roman historique est rédigé à la manière des textes
de nos premiers instituteurs dont les romanciers. Sembène dans Les Bouts de Bois de Dieu
comme dans le reste de son œuvre romanesque a une option d'écriture qui caractérise la
tendance africanisante dans le roman négro-africain de langue française. Par les faits de langue,
en effet, il donne une nette africanité, une couleur locale, au monde qu'il présente et à la
manière d'exprimer cette présentation: les proverbes et dictons, les mots désignant les realia,
les africanismes divers créent cette couleur locale de même que le "petit-nègre" et le registre
trivial y contribuent. Le ton ensuite (et précisément l'humour) caratérise le style de ce roman.
Les proverbes et dictons émaillent habituellement l'expression de personnes enracinées
et formées au dire traditionnel. Sembène présente un monde qui bouge dans lequel son souci

260
Lesformes du. roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
principal est de faire voir l'évolution en cours, qu'il s'agisse des conceptions, des
comportements ou des aspirations. Il est frappant de constater que, sur le plan de l'expression
prêtée aux personnages comme sur celui du narrateur, le cachet traditionnel est plutôt très sobre.
Les proverbes et dictons sont rares. Les personnages de Tiémoko et du député-maire de Dakar
en usent. Le premier a été interrompu par une personne de l'assistance, lors du jugement de
Diara. Par impatience en écoutant Tiémoko dire de Diara "
s'il était mon père, dans de
pareilles circonstances, je n'aurais pas demandé qu'il fût jugél
", cette personne comprend de
travers et déclare: "Ah! ... c'est parce que c'est le père d'un autre !2". Tiémoko, en manière de
punition, lui oppose un proverbe qui souligne sa faute d'impatience: "Avant de dire que
quelqu'un chante mal, lance-t-il à l'impatient, attends de l'avoir entendu"3. Le proverbe comme
vérité générale puisée dans le fonds culturel commun est admis par tous et l'habilité oratoire
consiste, dans un situation comme celle-ci, à en faire un argument massue contre un
contradicteur ou un adversaire de manière générale.
Le député-maire de Dakar, lors du meeting sur la grève des cheminots, tente de désigner
l'action des grévistes et a recours, dans cette bataille d'opinion, à un proverbe très imagé:
"Lorsqu'un enfant monte en haut d'un arbre, dit-il, il ne prévient personne, mais s'il tombe il
crie et tout le monde accourt"4. Le député conclut: "II en est de même pour cette grève"4. La
vive réaction de Bakayoko quand il réussit à prendre la parole montre la force redoutable du
proverbe bien utilisé en situation polémique. La culture traditionnelle commune et sa puissance
est ce que révéle l'africanité de l'expression usant du proverbe.
La couleur locale est créée aussi par l'introduction de mots du terroir. Ils sont empruntés
à deux langues ici : le bambara et le wolof. Sembène traduit en note figurant en bas de page
chaque mot introduit. La création de la couleur locale fonde l'introduction de ces mots mais il
faut ajouter que pour Sembène et le monde qu'il évoque les termes du terroir ont plus de
résonance que leur traduction. La sensibilité de l'écrivain en situation pluriculturelle fonde cette
irruption de mots du terroir dans le texte du roman: dynfa (p. 132), ba (p. 159), wolos (p.
165), bilakoros (356) pour les mots bambaras, sabadord (75), mbatous (93), nafa (117), tâne
(217), cades (p. 299) etc, pour les mots wolofs, Sembène a fait désigner les realia par ses
personnages en des termes de leurs langues. Le naturel et la vraisemblance sont d'autres raisons
de cet usage.
Quant aux africanismes, ils apparaissent également d'une spontanéité qui concourt à
établir l'authenticité des personnages créés. Le temps est compté en employant les mots "soleil"
1
O. SEMBENE, Les Bouts de Bois de Dieu, p. 149.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem. Ibidem.
4
Idem. Ibidem, p. 334.

Partie ll. Chapitre lll. Le roman historique.
261
et "lune" selon la durée à indiquer. Le narrateur parle des jours et des nuits qui passent; Houdia
Mbaye date ses souvenirs en nombre de lunes c'est-à-dire de mois. Le personnage en acquiert
de l'authenticité, de la vraisemblance persuasive. Les africanismes parfois affectent le régime
des verbes et constituent de réelles interférences linguistiques. Ainsi Bachirou irrité du
persiflage concerté de Samba et de Boubacar leur lance: "Vous me cherchez, vous deux1" pour
leur reprocher de lui chercher querelle. Le texte des Bouts de Bois de Dieu cependant ne
comporte pas beaucoup d'africanismes. Sembène est sobre sur cet usage. Il en est de même de
l'introduction du français "petit-nègre". Elle se réduit à des mots français défonnés comme
"mannizelle", "Missés" et présente un seul exemple de phrase complète; Ramatoulaye justifie
ainsi son geste d'immolation de "Vendredi" le bélier de Mabigué :
"Missé, toi pati ! Ici, maison pour nous, pas maison pour Blancs !
Vendredi mangé riz enfants, moi coupé cou Vendredi, enfants gagné mangé, c'est
quitte! ... 2"
Le registre trivial également est très rare. Sembène qui, pourtant, fait parler de manière
très directe de rudes ouvriers, évite nettement les tennes triviaux et réussit la violence verbale,
l'échauffement dans les discussions sans étalage de gros mots.
Un aspect constant du style au contraire est le ton humoristique. Les épreuves sont
vécues avec courage et détennination et, comme des combattants au front, les cheminots en
grève dominent l'inquiétude par l'humour et les plaisanteries. Le narrateur adopte le même ton.
Les détails humoristiques abondent. Ainsi le turban de Bachirou est une trouvaille d'expression
de ses camarades après la première échauffourée à Thiès. Samba veut s'amuser de la blessure
de Bachirou qui a un bandage à la tête. Il l'interroge : "Tu t'es rencontré (sic) avec M. Dejean,
Bachirou, ou bien tu reviens de la Mecque ?"3 D'autres fois l'humour est celui de Sembène
narrateur. Ainsi la situation de la maison du syndicat à Bamako. Le romancier s'amuse à
remarquer que "la maison du syndicat était à côté de la prison4" Le pantalon de Samba
N'Doulougou est une création humoristique du même genre. Samba, l'âme de la grève,
harangue et répète qu'il faut tenir, "savoir pourquoi on veut vivre". Bachirou trouve alors une
occasion de faire rire aux dépens de Samba : "Il faut remonter ses pantalons !" lui lance-t-il,
"avec un grand rire"5.
Dans les situations les plus tendues ou bien de souffrances aiguës comme les tortures au
"camp", Sembène introduit toujours un détail humoristique pour entretenir le ton général et faire
1
O. SEMBENE. Les Bouts de Bois de Dieu. p. 46.
2
Idem. Ibidem, p. 124·125.
3
Idem, Ibidem, p. 53.
4
Idem, Ibidem, p. 22.
5
Idem. Ibidem, p. 45.

262
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
dominer l'indignation ou la peur. La présence du bègue au "Camp" relève de ce genre de détail
dont la fonction est de détendre l'atmosphère surtout pour le lecteur. Le fait est d'autant plus
remarquable que l'intervention du bègue porte sur un sujet qui distrait de celui qui occupe les
autres détenus. Ils s'inquiètent de la dutée de la grève et des sévices qu'ils subissent. C'est
alors que le bègue entreprend de dire qu'il se ferait tuer pour une noix de kola.
Sembène s'est par conséquent attaché à écrire un texte dont l'effet sur le lecteur n'est pas
la crispation malgré les graves souffrances dont l'œuvre témoigne. Conscient de l'efficacité de
l'humour et du rire, il a choisi une saine gaieté en parlant des épreuves de la grève des
cheminots. Sans doute le ton est-il parfois sérieux, mais le romancier réussit le plus souvent à le
rendre gai aussi bien au niveau des personnages dans l'épreuve de souffrances de toute sorte
qu'à celui du lecteur qui peut se réjouir de la distance ironique prise par le narrateur face aux
personnages, à leurs comportements et aux événements.
L'option de ton dans l'ensemble des Bouts de Bois de Dieu va de pair avec une sobriété
remarquable sur l'emploi des registres de langue, une nette aisance dans la création
d'atmosphère, les personnages ouvriers s'expriment avec naturel et volonté d'humour quand ils
sont entre eux et veulent dominer les souffrances et l'inquiétude.
*
*
*
Le courant historique dans le roman francophone d'Afrique noire comporte deux
œuvres distinctes par les dimensions, le sujet, la composition et l'art mis en œuvre en général.
Le Drame de Déguembéré est de la catégorie des premières œuvres du début de la littérature
africaine de langue française; des dimensions réduites ayant naturellement des conséquences
sur l'art mis en œuvre les caractérisent. Les Bouts de Bois de Dieu, troisième roman de
Sembène, est une œuvre de souffle adaptée, en ce qui concerne ses dimensions comme, du
reste, son art aussi, à l'importance du sujet, à sa nature de phénomène historique spectaculaire
et impressionnant. Le sujet d'Ibrahima Mamadou Duane aussi est, dans l'histoire, très
important. Mais Sembène et Duane, écrivant à l'époque coloniale sur des périodes et épisodes
de l'histoire africaine à l'époque coloniale, ont choisi chacun en fonction d'une idéologie. Celle
de Duane est islamique et exalte l'épopée omarienne, celle de Sembène est marxiste et recrée la
naissance de la conscience ouvrière en action.

- - - - - - - . . , . . . ,
-
-
-
Partie 1/. Chapitre /Il. Le roman historique.
263
Les deux romans appartiennent à deux canons de composition distincts: le drame et la
fresque. Ouane a choisi de montrer la fin dramatique de l'épopée omarienne tandis que
Sembène a voulu recréer l'atmosphère d'une grève de cheminots qu'il présente avec le souci de
faire voir les mutations liées à cette lutte ouvrière dans un contexte colonial. L'an mis en œuvre
par l'auteur des Bouts de Bois de Dieu tend à donner à la grève des cheminots un aspect de
grande confrontation entre le monde des employeurs, très lié sinon identifié dans la conscience
des ouvriers à celui de divers représentants de l'autorité, et le monde des cheminots perçus
comme les Noirs, les colonisés par les employeurs. Qu'il s'agisse de la création des
personnages, de la reconstitution d'atmosphère, de l'évolution des conceptions et
comportements, les techniques du récit et de l'expression témoignent d'une créativité majeure
de Sembène. Il a fait œuvre de romancier en maîtrisant la donnée historique. Même s'il
conserve la durée des événements, le cadre spatial et l'essentiel de l'action (le conflit entre
cheminots et employeurs, les pressions sur les ouvriers et le contexte colonial), la créativité a
nettement prévalu sur la fidélité au détail des événements. Sembène a ainsi grandi l'ouvrier,
exalté la prise de responsabilités par les femmes, l'esprit combatif des cheminots, la naissance
d'autres hommes et d'autres femmes dans le feu de l'action.
L'idéologie n'a cependant pas maîtrisé la création en tout point dans Les Bouts de Bois
de Dieu. Faire du peuple le personnage principal en donnant du relief à un grand nombre
diversifié de personnages apparaît nettement un souci de Sembène. Il s'est dégagé des
dirigeants syndicaux, cependant, une figure qui est l'âme du mouvement, la locomotive du
syndicat, le guide, saus le titre, de tous les cheminots : Ibrahima Bakayoko, le délégué des
"roulants".
La recréation de la grève est l'œuvre d'un Sembène romancier et cinéaste, aussi bien par
la technique de la description, très cinématographique, que par l'art du relief donné aux
personnages dans les portraits et les faits et gestes.
La langue des Bouts de Bois de Dieu est plutôt sobre du point de vue des moyens
d'africanisation du français: la nomination des rea/ia par des mots du terroir, les interférences
linguistiques, l'usage de proverbes et dictons, les africanismes sont toujours des faits délibérés
du style de Sembène. Il n'en abuse pas dans ce roman bien que, comparé au Docker noir et à 0
pays, mon beau peuple l, Les Bouts de Bois de Dieu africanise davantage le français. Cette
sobriété est également celle d'Ibrahima Mamadou Ouane mais pour la raison que cet auteur
appartient à la tendance accadémique de l'écriture romanesque.


CHAPITRE IV
LES ROMANS DE L'AVENTURE EUROPEENNE
ENTRE 1954 ET 1960
Le courant de l'aventure européenne s'est considérablement développé entre 1954-1960.
Si l'on considère la période précédente on peut dire que la création dans cette veine s'est
développée en estuaire. Cinq romans en une période d'un peu plus d'un lustre! C'est Sembène
Ousmane qui avec Le Docker noir (1956) et aussi 0 Pays, mon beau peuple! (1957) donne le
premier une suite aux romans de Bakary Diallo, Ousmane Socé, Sadji et Camara Laye dans la
représentation d'un mouvement de départ vers le Nord colonisateur et de séjour européen.
Suivent Bernard Dadié avec son roman au titre humoristique Un Nègre à Paris (1959), Aké
Loba qui publie Kocoumbo, l'étudiant noir (1960) et Ferdinand Oyono dont le troisième
roman, Chemin d'Europe (1960) constitue, avec le deuxième roman de Sembène, 0 Pays mon
beau peuple!, l'exemple original, l'un d'une représentation de la préparation, l'autre des
conséquences de l'aventure européenne. De là leur cadre africain. Les Inutiles (1960) de Sidiki
Sembélé intègre l'aventure européenne dans un itinéraire de lutte contre des coutumes d'un
autre temps défavorables au héros, Kanga Koné. Nous l'avons déjà montré dans le chapitre du
roman de mœurs de cette période 1954-1960. Sidiki Dembélé a introduit une variation des
épreuves vécues par son héros et des efforts pour y échapper en présentant Kango Koné en
France. La brièveté de ce séjour et l'importance secondaire qui lui est donné dans le roman font
qu'il n'y a pas dualité thématique (les mœurs et l'aventure européenne), mais essentiellement un
thème principal traité de manière originale et intégrant celui de l'aventure européenne dans son
développement.
Tous les romans de l'aventure européenne dans cette période présentent une structure
partielle de voyage initiatique. Chemin d'Europe (1960) et 0 Pays mon beau peuple! (1957),
nous l'avons déjà dit, ont pour cadre l'Afrique. Tout le troisième roman d'Oyono est construit
sur le rêve de séjour européen du héros Aki Barnabas et la préparation de ce séjour. Quant au
deuxième roman de Sembène, il est entièrement consacré à présenter la mise en œuvre par le
héros de son expérience européenne. Le casamançais Oumar Faye après avoir participé à la
guerre européenne rentre au Sénégal. Il se distingue, sur le chemin de Dakar à Ziguinchor
comme dans sa ville natale, par ses comportements, ses idées et ses conditions. L'expérience de
la guerre a fait de lui un homme fier, conscient de sa dignité et par conséquent désormais assez
différent de ses frères noirs habitués aux comportements de soumission au Blanc. A Ziguinchor
Oumar Faye étonne la communauté blanche et la communauté noire, comme déjà il l'avait fait
sur le bateau du retour en Casamance. L'accueil fait à Oumar est présenté aussi bien pour les
Blancs que les Noirs. Les deux communautés sont frappées par le phénomène sans précédent

266
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
que constitue le retour de Faye avec une épouse blanche. La réprobation est générale, mais les
réactions au couple Oumar et Isabelle sont plus agressives et plus profondes. Elles traduisent la
surprise, l'indignation et aussi l'inquiétude. La présence de ce couple en effet entame le prestige
du Blanc en terre conquise où il a les pouvoirs administratif et économique et jouit d'un respect
qui autorise tous les abus possibles de sa part.
Oumar Faye est, du fait de l'expérience de la guerre, l'homme nouveau panni les
colonisés ses compatriotes qui veut transfonner l'ordre des choses à Ziguinchor, imposer
l'égale considération entre les Blancs et les Noirs et fonder respect mutuel sur une puissance
économique réelle des paysans exploités par les maisons de commerce. Ce sont les idées de
Faye qui inquiètent les Blancs surpris et indignés. De là le complot contre celui qui organise les
paysans en coopérative de production pour pouvoir discuter les prix des produits agricoles.
Ainsi tout le roman expose la lutte d'Oumar Faye qui, - faut-il le répéter? - est dûe à son
niveau de conscience et à une combativité liés au séjour européen, à la guerre plus précisément.
Du fait de la guerre le Blanc ne l'impressionne plus, du fait de l'infonnation reçue en Europe la
situation des matières premières, les produits agricoles précisément sur le marché mondial n'est
plus un mystère pour lui. L'aventure européenne a fait de lui un homme plein "d'usage et
raison", de courage intrépide aussi. Il lutte résolument avec la fougue et la lucidité du guerrier
soucieux d'efficacité.
Le Docker noir (1956), Un Nègre à Paris (1959) et Kocownbo, l'étudiant noir (1960)
déroulent chacun une histoire dont le cadre est la France principalement. Le cadre africain de vie
du héros n'est pas décrit dans le roman de Sembène. Diaw Falla n'est pas présenté dans sa vie
africaine. Les raisons de son départ ne sont pas non plus données explicitement. C'est
incidemment que ce départ est mentionné à l'occasion de la présentation de la mère de Diaw :
"Elle était mère de cinq enfants, dit Sembène ; l'aîné vivait au Cayor avec son mari; le cadet
l'avait un jour quittée pour l'Europel ..." L'histoire de Diaw Falla pennet de voir que le héros
du Docker noir appartient à la catégorie des travailleurs étrangers en France. La quête du mieux-
être et du bonheur les guide. Le mirage européen n'a pas chez eux une origine scolaire,
culturelle comme chez Fara dans Mirages de Paris (1937). Ils ont quitté une Afrique prosaïque
pour une surface de rêve pour des raisons matérielles.
Le héros d'Un Nègre à Paris" Tanhoé Bertin se distingue de Diaw Falla sur ce point. Il
se compare à Fara . Le roman de Dadié commence par un hymne: le héros a un billet aller et
retour pour Paris. Il a tant rêvé de visiter cette ville ! Bertin est un fonctionnaire de l'époque
coloniale qui, par une chance dont le détail n'est pas expliqué par le romancier, a l'occasion de
o. SEMBENE, Le Docker noir, p. 12.

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
267
séjourner à Paris comme il arrivait, à cette époque, à beaucoup de personnalités et
fonctionnaires coloniaux, l'opportunité, à l'occasion de la fête du 14 juillet, d'être honorés d'un
voyage à Paris. La vie africaine de Bertin n'est pas présentée avec plus de détails. L'itinéraire
utilise des éléments autobiographiques de Dadié perceptibles à tout lecteur de Climbié (1956).
Aké Loba, contrairement à Dadié et à Sembène, présente la vie africaine du héros. Le
roman met en garde, par la présentation d'une histoire admirablement racontée, contre les
dangers de l'aventure européenne de jeunes gens issus de la brousse africaine que les études
transplantent à Paris. Le héros, Kocoumbo, fils du chef du village de Kouamo est présenté bien
inséré dans la vie africaine traditionnelle avant le début du séjour européen. Il a fréquenté l'école
française et obtenu le Certificat d'Etudes Primaires. Il a prouvé sa bravoure en tuant tout seul, à
la chasse, un sanglier énonne. C'est assez - trop même ! - pour qu'il puisse s'insérer,
confonnément à la tradition, dans le groupe des hommes faits. La vie à Kouamo est caractérisée
en rapport avec le contexte historique: la modernité vient de la ville par les études et le travail.
Le progrès et l'aisance modernes prennent des fonnes séduisantes comme les maisons
construites en dur et couvertes de tôle ondulée, les montures comme la bicyclette. Il se produit
une active émulation des familles favorable au progrès. Ainsi le vieil Oudjo, père de
Kocoumbo, écoute les conseils de son vieil ami M. Gabe l'administrateur. Kocoumbo est ainsi
envoyé en France, avec l'aide de ce sympathique colonial, dans le dessin d'en revenir avec la
science et le succès social, et par conséquent, la respectabilité qui honorera sa famille.
Le cadre de vie africain de Kocoumbo est ainsi décrit de sorte que le séjour européen
apparaisse très nettement identifié et caractérisé.
C'est par conséquent de manière diverse que les cinq romans étudiés dans ce chapitre
appartiennent au courant de l'aventure européenne. Leurs fictions respectives s'organisent soit
dans un cadre exclusivement africain, l'objectif alors n'est pas la peinture de l'aventure
européenne en elle-même mais plutôt la vie africaine du héros en rapport avec cette aventure
déjà vécue (c'est le cas dans 0 Pays, mon beau peuple! ) ou en train d'être préparée comme le
fait Aki Barnabas dans Chemin d'Europe), soit dans un cadre exclusivement européen (Le
Docker noir), soit enfin choisissent deux cadres: l'Afrique et l'Europe ensuite, l'issue de
l'aventure ne réservant pas une partie à un troisième qui serait l'Afrique, après l'expérience de
vie européenne. Les cinq romans par conséquent présentent, chacun, un aspect partiel de
voyage initiatique.
Le canon de composition distingue autrement ces romans. La fresque et le drame sont
des catégories d'esthétique du roman qui permettent de les ranger en deux groupes. Le
déploiement d'une vie sans la concentration qui élabore un drame s'identifie aisément dans

268
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
Kocoumbo, l'étudiant noir et Un Nègre à Paris. Tanhoé Bertin effectue un séjour parisien
comparable à un pélerinage. C'est dans la joie débordante qu'il prépare et vit le voyage
grandiose, avec l'enthousiasme d'un homme qui a depuis longtemps entendu parler de Paris
avec admiration, qui a étudié son histoire, l'histoire de France plus généralement et qui ne rêvait
que de voir cette capitale. L'importance de ce rêve, pour Bertin, est comparable à celle qui
caractérisait le rêve, chez les humanistes du XYlème siècle, de voir Rome, la ville éternelle).
L'absence de drame dans Un Nègre à Paris, est diversement fondée. A la joie du voyage
comme source du texte s'ajoute l'attitude de Tanhoé Bertin dans Paris. Observateur ironique
comme les Persans de Montesquieu, Bertin tient un discours de la joie de vivre. Il est une
espèce de Persan à la fois ironique et admiratif. Bertin est un homme des tropiques qui a
l'humour de la brousse africaine. Son aventure parisienne est celle d'un contact avec un monde
différent du sien. Il s'intéresse à la ville et à ses mouvements, aux merveilles diverses qu'elle
offre à l'admiration des étrangers. Mais la curiosité de Bertin n'est pas celle d'un touriste
pressé. Le Nègre à Paris s'intéresse à la civilisation dans toutes ses manifestations: les hommes
et leur vie quotidienne, leur personnalité profonde, les commodités qu'ils ont su tirer des
sciences et des techniques concernant les divers domaines de leurs besoins (nourriture,
habillement, transport), les relations humaines, etc.
Cette curiosité toujours en éveil a initié Bertin au genre de vie du Parisien, cet être de
raison dans lequel il voit l'incarnation de la modernité, faite de rationalité des comportements et
conduites, des conceptions et croyances, de mystique du travail, d'attachement à la liberté et de
respect de la personne humaine. L'observation quotidienne des Parisiens suscite des
comparaisons épisodiques du monde noir que Bertin a quitté et de la société qu'il visite, au
triple plan de la vie économique, de la vie politique et des relations humaines.
Un Nègre à Paris, a ainsi une nette organisation de relation de voyage par un
personnage spirituel, gai, curieux des hommes et des choses, amusé des différences humaines.
Les considérations sur la durée des événements et l'absence de concentration pour une intensité
dramatique n'ont guère besoin d'être développées ici. La nature du séjour, la fonne de l'esprit
de l'observation du monde visité excluent l'élaboration qui construit un drame. La fresque est
dans le sujet du roman de Dadié.
Aké Loba, de son côté, a construit une fresque avec des moyens plus habituels: il a
déroulé une existence, celle de Kocoumbo, depuis sa minorité jusqu'au terme de ses études
supérieures le qualifiant pour les fonctions de magistrat. Cette durée évaluée approximativement
pour une scolarité régulière est composée de six ans d'études primaires (Kocoumbo les a
terminées au début du roman), de sept ans d'études secondaires et du temps d'études pour une

Partie II. Chapitre W. Le courant de l'aventure européenne.
269
licence en droit et un stage de magistrat, cinq ans environ. La durée des événements dans le
roman est par conséquent d'environ dix-huit ans. Les dimensions temJX>relles établissent déjà la
fresque dans Kocownbo, l'étudiant noir.
Les trois autres romans du courant de l'aventure européenne de cette période sont des
drames. Le Docker noir est un drame de la condition du travailleur noir en France. Dans sa
présentation du premier roman de Sembène, Lamine Diakhaté formule un jugement reprochant
une certaine dispersion à l'auteur: "Ce que le monde attendait de Sembène Ousmane, dit-il,
c'était l'expression rigoureuse de ce message. [le respect dû aux dockers noirs.] Aussi notre
romancier eût-il gagné à ne pas "noyer" un sujet aussi noble dans des considérations allant de
l'obsession sexuelle au complexe d'infériorité"l. L'accumulation reprochée à Sembène est une
négation de la concentration thématique qui concourt à établir la composition d'un drame. En
fait Sembène n'a pas fait preuve de dispersion ni de digression à proprement parler dans Le
Docker noir. La société dans laquelle Diaw Falla et ses camarades vivent à peine tolérés est un
espace dans lequel le crime et le racisme sont des réalités quotidiennes. La causerie dans la
blanchisserie de "Maman" éclaire par ses thèmes les raisons JX>ur lesquelles la presse romance
si facilemnt les circonstances de la mort de Ginette Tontisane. Les crimes exécutés avec sadisme
sont les faits divers quotidiens. L'écrire n'est pas faire preuve "d'obsession sexuelle" ni de
"complexe d'infériorité". L'organisation générale de la fiction dans le premier roman de
Sembène s'attache à peindre la vie du Docker noir. Le texte se divise ainsi: 74 pages sur le
crime (ou la mort de Ginette Tontisane), le procès et leur écho, 123 pages sur la vie du docker
(Le récit) et le verdict, 20 pages sur la prison de Diaw-Falla. La diversité thématique dans la
représentation de la vie quotidienne des travailleurs noirs tend à montrer l'inconfort de leur vie
dû au racisme. Sembène a parfaitement bien cerné le sujet de la misère du docker qui mérite
respect.
L'univers du Docker noir est élaboré comme un monde tragique dans lequel les efforts
des victimes sont vains. La justice est prévenue, qui aurait dû être objective et impartiale, la
presse raciste fabrique par l'affabulation des "raisons" de condamner avec bonne conscience.
Dans la vie quotidienne les relations avec la communauté autochtone se heurtent au préjugé
fondé sur le sentiment de classe sociale: dans la haute société l'on est hostile aux liaisons du
genre de celle d'Andrée Lazare et de Paul Sonko sans espoir d'issue heureuse. C'est parmi les
humbles que les couples comme ceux formés par François et Blanche Sène sont possibles.
Certes l'idéologie marxiste de Sembène influe sur sa représentation de la société d'accueil des
dockers noirs mais le fait est là que la création réalise un univers tragique fait d'efforts vains du
Noir, de disproportion entre la force injuste des forts et la faiblesse des dockers, de monde
Lamine DIAKHATE, "Le Docker noir par Scmbènc Ousmane" in Prés. Afr. ,p. 154.

270
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
clos, la ville de Marseille, dans lequel les travailleurs noirs essayent de vivre dans la misère et
l'horizon sans lueur perceptible.
o Pays, mon beau peuple! et Chemin d'Europe constituent, pour les mêmes raisons
d'univers et de contrainte morale vécus par le héros, des espaces tragiques. La lutte menée par
Oumar Faye et Aki Barnabas présente le même aspect de disproportion entre les forces en
présence. Faye s'attaque à l'ordre colonial et choisit de tenter de faire cesser l'exploitation des
paysans de Casamance par les grandes maisons de commerce. L'issue fatale était prévisible,
tant la disproportion des forces est grande. Aki Barnabas réussit certes sa préparation du
Chemin d'Europe mais Oyono s'est attaché surtout à montrer les difficultés qu'il rencontre et le
drame d'une âme qui aspire ardemment au succès social mais dont la misère accentue la distance
entre l'ambition et les moyens de la réalisation. Dans la lutte de Faye comme dans les
tribulations de Barnabas, l'espoir est permis cependant et c'est en cela que le drame est intense,
plus angoissant dans 0 Pays, mon beau peuple! que dans Chemin d'Europe où le ton choisi
écarte la crispation au contact du texte.
Le drame et la fresque se distinguent par conséquent très nettement dans les romans de
l'aventure européenne entre 1954 et 1960. L'originalité spécifique de chaque œuvre parmi les
deux groupes ainsi identifiés se fonde en examinant les autres éléments de l'élaboration
romanesque et d'abord les autres composantes de la structure de la fiction: le cadre spatial et
temporel, les personnages.
A.L'AFFABULATION ET SES ELEMENTS.
A.l.L'espace.
Dans les romans fresques l'espace est, certes, cadre de l'aventure du héros mais surtout
un monde double dont les parties sont antithétiques. Sans doute le phénomène est-il fréquent
sinon est-il une constante dans ce courant qui est caractérisé entre autres faits par la mobilité des
personnages. Mais tous les romans de l'aventure européenne n'accordent pas de l'importance
aux trois espaces du voyage initiatique, le premier cadre de vie, celui du séjour d'initiation et de
nouveau le premier cadre de vie, retrouvé et psychologiquement différent, pour le héros, de ce
qu'il était avant le voyage. Des romans présentent un seul espace en détail, par exemple le cadre
du séjour initiatique.
Kocoumbo, l'étudiant noir et Un Nègre à Paris" romans fresques, opposent l'espace
africain et l'espace du séjour initiatique, c'est-à-dire Paris et Ananon-Les-Bains dans le premier
et Paris exclusivement dans le second. Dans les autres romans il y a un espace soit européen

274
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
linge. L'humidité était partout. Quelque part, sous terre, des tuyaux devaient être crevés, et
l'écoulement de l'eau entre les pavés entraînait aux bouches d'égouts des tas d'immondices,
d'où sortait une odeur infecte, où baignaient deux cadavres de chats en putréfaction .. .1" Le
spectacle se complète par des marchandises sur les trottoirs et des bars s'alignant dont la
musique langoureuse et nostalgique variait les bruits de la rue.
L'espace du dehors dans le Paris de Kocoumbo, l'étudiant noir et d'Un Nègre à Paris,
n'est pas aussi contrasté ni aussi cosmopolitement habité que dans le Marseille du Docker noir.
Aké Loba néanmoins présente la même vision contrastée du cadre urbain dans son roman que
Sembène dans le sien. Kocoumbo à Paris est émerveillé par les beaux quartiers. En compagnie
de Raymond, le fils des Brigaud le voici visitant Paris, la nuit, après dîner: "Ils prirent un taxi,
dit Loba, et se dirigèrent vers l'Arc de Triomphe. Dès la rue de Rivoli, Kocoumbo fut
émerveillé. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la Concorde, il se crut dans un jardin aux arbres
magiques: tous les lampadaires brillaient comme autant de fleurs géantes, lumineuses2".
L'espace parisien n'est pas partout aussi beau. Kocoumbo qui a remarqué l'harmonie
entre les gens et les quartiers découvre, le lendemain de sa promenade nocturne sur les
Champs-Elysées, les "quartiers sordides avoisinant les Halles"3. Sa promenade est alors
caractérisée, non plus par l'émerveillement, mais par un malaise, celui que cause le spectacle
sans grâce et inattendu.
Le villageois de Kuamo à Paris a peur de se perdre aussi: "Il n'osait pas aller plus loin,
dit Loba, par crainte de se perdre, et errait de rue en rue, poursuivi par un petit malaise causé
autant par ses petits souliers auxquels il ne s'habituait pas que par le spectacle déprimant qui ne
cessait de le tounnenter."
La vision que Tanhoé Bertin ae de Paris est plus unifonnément admirative. Fonné à
l'école coloniale et passionné d'histoire de France, le héros d'Un Nègre à Paris, s'intéresse au
Paris des monuments historiques avec une attention de touriste cultivé qui connaît l'histoire de
chacun des monuments visités: Notre-Dame, le Louvre, les Tuileries, le Panthéon, Versailles,
l'église Sainte-Geneviève. Concenant l'espace du dehors cependant, Bertin fait des remarques
qui montrent aussi bien son admiration que la comparaison qu'habituellement il fait entre Paris
,qu'il visite et le monde africain qu'il a quitté pour le séjour parisien. Bertin constate des
réponses rationnelles au besoin de l'homme dans l'aménagement de l'espace: "des boîtes aux
lettres le long des routes et des bancs pour s'asseoir et des arbres donnant de l'ombre4".
1
A. LOBA, Kocoumbo, Paris, Aammarion, 1960, p. 94.
2
Idem, Ibidem, p. 94.
3
Idem. Ibidem, p. 95.
4
B. DADIE, Un Nègre à Paris.

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
273
sans doute le Prado. L'artère centrale est bordée de deux talus semblables, plantés de quatre
rangées d'arbres. Les maisons aux clôtures couvertes de lierre et de chèvrefeuille y rivalisent
d'élégance1". Les autres parties de la ville sont des espaces animés. Ainsi le centre de la ville
"jadis un parc ... riche de plantes d'une grande beauté2", est, après la guerre et le passage
successif des Allemands et des Américains, devenu une aire d'habitations: " ... de grands
immeubles s'alignent dans la monotonie de leur architecture. Le Cours Belsunce s'étend de
l'autre côté de la Chambre de Commerce, avec ses brasseries innombrables, ses camelots, ses
marchands à la sauvette, un vrai centre de trafiquants3".
Mais l'espace du dehors dans Le Docker noir est surtout caractérisé par l'animation, la
vie des hommes au travail ou bien endimanchés. La nature n'est pas toujours clémente quoiqu'il
faille sortir et travailler ou bien, c'est le cas de Paul Sonko, se promener au quartier du Prado.
Sembène évoque les rigueurs du climat en présentant l'espace du dehors: "Le mistral avait
soufflé pendant plusieurs jours, dit-il, faisant voltiger les feuilles qui finissaient par joncher.
L'air était resté humide sous un ciel couvert de nuages sombres. Les gens ne sortaient qu'armés
de leurs parapluies4". L'animation de la ville ne souffre pas des rigueurs du climat. Marseille est
en toute saison, selon l'expérience du docker narrateur, Diaw Falla, la ville cosmopolite. Au
printemps et à l'automne quand organiser une kermesse devient possible, Marseille présente
une animation d'une rare variété: "Les cris de frayeurs, dit le narrateur, les hurlements de ceux
qui occupaient le "grand huit" surplombant la cohue - tous tournaient aux sons des refrains en
vogue. Pendant cette débauche de bruits, les picpockets faisaient danser les portefeuilles avec
dextérité.
La musique de cirque assourdissait les oreilles. Des "Don Juan" à la figure de jeune
premier (sic) y faisaient des relations. Les homosexuels déchaînés, guettaient leurs proies. Les
madeleines, jupes collantes, racolaient. ..5".
Plus quotidienne est l'animation de la rue des Chapeliers. Diaw, qui a décidé de vendre
un complet pour payer son loyer, s'y rend un après-midi. Le relief de l'image qui se présente à
lui est celui des hommes et non du cadre physique: "A cette heure de l'après-midi, la rue était
une marée humaine d'où émergeait la masse dense des têtes, coiffées de bérets, de burnous ou
simplement nues. Les habits variaient, djellabahs, gandourahs à la dernière mode. Il semblait
que la moustache gauloise ou à la Charlot fût de rigueur6". L'espace apparaît malgré tout ce
monde: "Les murs étaient lézardés, lépreux, délabrés à certains endroits; à chaque fenêtre, du
1
O. SEMBENE, Le Docker noir, p. 109
2
Idem. Ibidem, p. 117.
3
Idem. Ibidem, p. 118.
4
Idem. Ibidem, p. 13 1.
5
Idem. Ibidem, p. 119.
6
Idem. Ibidem, p. 162

Partie Il. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
271
(Le Docker noir), soit africain (0 Pays, mon beau peuple! et Chemin d'Europe). La
représentation du cadre étant élaborée en fonction de cette option sur le voyage initiatique.
L'Afrique comme cadre de vie initial du héros est un monde dont les conditions d'existence
expliquent l'évasion effective vers une surface de rêve ou la préparation active de cette évasion.
L'Afrique colonisée, scolarisée est mise sur le chemin d'une modernité qui se confond avec les
études à l'école française, la culture française et par conséquent les études en France dans les
diverses unités d'enseignement supérieur, facultés et grandes écoles. L'Afrique coloniale est un
espace satellite de l'Hexagone sur le plan des études et de la culture. Ferdinand Oyono le
montre autant qu'Aké Loba, par les efforts de son héros, Aki Barnabas, qui désire suivre le
même chemin que les jeunes qui, comme les étudiants dans Kocoumbo, se rendent en France
après le cursus de l'école secondaire ou même de l'école primaire. Barnabas n'a pas eu la
chance d'avoir suivi un cursus normal. Il a été renvoyé du séminaire, mais il désire se rendre en
France pour "se réaliser". Oyono montre par là un autre aspect de l'espace africain, comme le
cadre d'un manque, comme on dirait à propos du conte et des raisons de mouvement du héros.
Tout le roman dans Chemin d'Europe est consacré à la représentation de ce manque qui
explique l'ardent désir de Barnabas de se rendre en Europe. La vie quotidienne avant ce départ
présente un espace urbain où le héros connaît l'instabilité de l'emploi dans un monde austère de
rapports de domination entre employeurs blancs et travailleurs noirs colonisés. Barnabas a le
sentiment de vivre oisif dans un univers de désolation. Il s'agit d'un espace tel qu'en ont créé
assez souvent les romanciers peintres de la colonisation: un centre commercial, cadre des
affaires et aussi réunissant l'école, l'hôpital, le tribunal, la poste, espaces symboliques comme
'la place du marché et les endroits réservés aux commerçants blancs. Barnabas erre dans un tel
espace, chagrin et sans espoir: "Je traînais, dit-il, dans la poussière délétère du Centre
Commercial, où l'on m'adressait de grands coups de chapeau moqueurs, allais vers le tribunal,
revenais par la poste, l'école officielle, tout en cris de gosses fouettés, appelant leur mère à
longueur de journée.. ,1.
A l'inconfort de l'espace du dehors ainsi présenté s'ajoute celui des intérieurs. Il arrive à
Barnabas de trouver du travail auprès des Blancs. Au service de Mme Gruchet comme à celui
de Mme Hébrard, Barnabas est toujours dans l'inconfort moral. Les intérieurs sont pour lui des
espaces de désagrément aussi grand que celui qu'il éprouve à errer dans le centre commercial.
Les Blanches mal à l'aise dans le climat des tropiques déversent pour ainsi dire sur Barnabas
leur haine de l'Afrique et de son climat. La situation de solitude de Barnabas et de la fille des
Gruchet est également un mal ennuyeux pour ce professeur de latin face à une enfant qui se
moque de lui avec un irrespect grossier. Le cadre, comme les situations, est toujours austère et
désolant pour Barnabas.
F. OYONO, Chemin d'Europe, p, 143.

272
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Le représentation de l'espace africain n'est pas plus gaie que dans 0 Pays, mon beau
peuple! œuvre dans laquelle le romancier montre l'espace troisième du voyage initiatique.
L'Afrique, que le personnage principal, Oumar Faye, retrouve, est un espace colonial divisé en
monde des Blancs colonisateurs et commerçants exploiteurs et un monde des autochtones, les
Noirs colonisés. Ce deuxième monde, avec le retour de Faye à Ziguinchor, se compose de deux
espaces, Fayène ou chez les Faye et la Palmeraie, maison qu'Oumar Faye s'est construite et qui
constitue le premier symbole de son action pour la transformation de la vie à Ziguinchor, le
cadre colonial, puisqu'il se bat aussi bien contre la tradition que contre l'ordre colonial et par
conséquent les maisons de commerce qui exploitent les paysans. L'espace est souvent
extérieur, le dehors étant plus souvent le cadre de la vie rurale. Faye est présenté dans des
intérieurs certes, sa femme Isabelle aussi, lui quand il se rend auprès des autorités dans le cadre
de son action d'organisation et de défense des paysans. Il s'agit donc de lieux de travail, non
décrits du reste, pour des contacts officiels et distants. Isabelle, elle, se rend au cinéma seule et
y vit l'inconfort d'être ennuyée par les Blancs jaloux de la savoir épouse du Nègre Faye. Le
cinéma n'est pas pour elle, en définitive, un espace d'agrément. La présentation très succinte et
muette sur les éléments du cadre le montre bien.
Qu'il s'agisse par conséquent de l'Afrique comme cadre premier dans un itinéraire de
voyage initiatique ou de l'Afrique cadre troisième de ce voyage initiatique, le romancier présente
toujours l'espace caractérisé par le malaise pour le héros. Il est ainsi expliqué la volonté de
départ liée à ce malaise aussi bien que la volonté de transformation de l'ordre des choses en
rapport avec cette perception par le héros de son cadre de vie. Le Blanc éprouve également le
malaise dans cet espace africain, mais la raison en est toujours le climat.
Le deuxième pôle de l'espace présenté dans le courant de l'aventure européenne est
l'Europe qui du reste se réduit à la France et même, à Marseille, Paris et Anonon-Ies-Bains. De
même qu'au début de ce courant, c'est-à-dire la période 1920-1954, de même pendant la
période 1954-1960, l'Europe est une surface de rêve pour les héros créés : Kocoumbo et ses
compagnons de voyage et d'aventure (la vie en France pour les études), Tanhoé Bertin, Aki
Barnabas, Diaw Falla aussi, bien que sa vie africaine ne soit pas montrée. Son appartenance à la
catégorie des travailleurs signifie la quête du mieux-être, de la fortune, comme motivation du
voyage et du séjour à Marseille.
La ville de Marseille par ses espaces du dehors est présentée comme cosmopolite, c'est-
à-dire avec davantage une insistance sur le monde qui la peuple que sur le cadre physique
qu'elle constitue pour Le Docker noir. Certes la différence d'apparence est nettement soulignée
entre le quartier résidentiel du Prado et le reste. L'aspect contrasté du paysage urbain prend du
relief dans la présentation du Prado. Sembène écrit: "Le quartier le plus coté de Marseille est

Partie Il. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
273
sans doute le Prado. L'artère centrale est bordée de deux talus semblables, plantés de quatre
rangées d'arbres. Les maisons aux clôtures couvertes de lierre et de chèvrefeuille y rivalisent
d'élégance 1". Les autres parties de la ville sont des espaces animés. Ainsi le centre de la ville
"jadis un parc ... riche de plantes d'une grande beauté2", est, après la guerre et le passage
successif des Allemands et des Américains, devenu une aire d'habitations : " ... de grands
immeubles s'alignent dans la monotonie de leur architecture. Le Cours Belsunce s'étend de
l'autre côté de la Chambre de Commerce, avec ses brasseries innombrables, ses camelots, ses
marchands à la sauvette, un vrai centre de trafiquants3".
Mais l'espace du dehors dans Le Docker noir est surtout caractérisé par l'animation, la
vie des hommes au travail ou bien endimanchés. La nature n'est pas toujours clémente quoiqu'il
faille sortir et travailler ou bien, c'est le cas de Paul Sonko, se promener au quartier du Prado.
Sembène évoque les rigueurs du climat en présentant l'espace du dehors : "Le mistral avait
soufflé pendant plusieurs jours, dit-il, faisant voltiger les feuilles qui finissaient par joncher.
L'air était resté humide sous un ciel couvert de nuages sombres. Les gens ne sortaient qu'armés
de leurs parapluies4". L'animation de la ville ne souffre pas des rigueurs du climat. Marseille est
en toute saison, selon l'expérience du docker narrateur, Diaw Falla, la ville cosmopolite. Au
printemps et à l'automne quand organiser une kermesse devient possible, Marseille présente
une animation d'une rare variété: "Les cris de frayeurs, dit le narrateur, les hurlements de ceux
qui occupaient le "grand huit" surplombant la cohue - tous tournaient aux sons des refrains en
vogue. Pendant cette débauche de bruits, les picpockets faisaient danser les portefeuilles avec
dextérité.
La musique de cirque assourdissait les oreilles. Des "Don Juan" à la figure de jeune
premier (sic) y faisaient des relations. Les homosexuels déchaînés, guettaient leurs proies. Les
madeleines, jupes collantes, racolaient. ..5".
Plus quotidienne est l'animation de la rue des Chapeliers. Diaw, qui a décidé de vendre
un complet pour payer son loyer, s'y rend un après-midi. Le relief de l'image qui se présente à
lui est celui des hommes et non du cadre physique: "A cette heure de l'après-midi, la rue était
une marée humaine d'où émergeait la masse dense des têtes, coiffées de bérets, de burnous ou
simplement nues. Les habits variaient, djellabahs, gandourahs à la dernière mode. Il semblait
que la moustache gauloise ou à la Charlot fût de rigueur6". L'espace apparaît malgré tout ce
monde: "Les murs étaient lézardés, lépreux, délabrés à certains endroits; à chaque fenêtre, du
1
O. SEMBENE, Le Docker noir, p. 109
2
Idem. Ibidem, p. 117.
3
Idem, Ibidem, p. 118.
4
Idem, Ibidem, p. 131.
5
Idem, Ibidem, p. 119.
6
Idem, Ibidem, p. 162

274
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
linge. L'humidité était partout. Quelque part, sous terre, des tuyaux devaient être crevés, et
l'écoulement de l'eau entre les pavés entraînait aux bouches d'égouts des tas d'immondices,
d'où sortait une odeur infecte, où baignaient deux cadavres de chats en putréfaction .. .1" Le
spectacle se complète par des marchandises sur les trottoirs et des bars s'alignant dont la
musique langoureuse et nostalgique variait les bruits de la rue.
L'espace du dehors dans le Paris de Kocoumbo. l'étudiant noir et d'Un Nègre à Paris,
n'est pas aussi contrasté ni aussi cosmopolitement habité que dans le Marseille du Docker noir.
Aké Loba néanmoins présente la même vision contrastée du cadre urbain dans son roman que
Sembène dans le sien. Kocoumbo à Paris est émerveillé par les beaux quartiers. En compagnie
de Raymond, le fils des Brigaud le voici visitant Paris, la nuit, après dîner: "Ils prirent un taxi,
dit Loba, et se dirigèrent vers l'Arc de Triomphe. Dès la rue de Rivoli, Kocoumbo fut
émerveillé. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la Concorde, il se crut dans un jardin aux arbres
magiques: tous les lampadaires brillaient comme autant de fleurs géantes, lumineuses2".
L'espace parisien n'est pas partout aussi beau. Kocoumbo qui a remarqué l'hannonie
entre les gens et les quartiers découvre, le lendemain de sa promenade nocturne sur les
Champs-Elysées, les "quartiers sordides avoisinant les Halles"3. Sa promenade est alors
caractérisée, non plus par l'émerveillement, mais par un malaise, celui que cause le spectacle
sans grâce et inattendu.
Le villageois de Kuamo à Paris a peur de se perdre aussi: "Il n'osait pas aller plus loin,
dit Loba, par crainte de se perdre, et errait de rue en rue, poursuivi par un petit malaise causé
autant par ses petits souliers auxquels il ne s'habituait pas que par le spectacle déprimant qui ne
cessait de le tounnenter."
La vision que Tanhoé Bertin ae de Paris est plus uniformément admirative. Formé à
l'école coloniale et passionné d'histoire de France, le héros d'Un Nègre à Paris, s'intéresse au
Paris des monuments historiques avec une attention de touriste cultivé qui connaît l'histoire de
chacun des monuments visités: Notre-Dame, le Louvre, les Tuileries, le Panthéon, Versailles,
l'église Sainte-Geneviève. Concenant l'espace du dehors cependant, Bertin fait des remarques
qui montrent aussi bien son admiration que la comparaison qu'habituellement il fait entre Paris
,qu'il visite et le monde africain qu'il a quitté pour le séjour parisien. Bertin constate des
réponses rationnelles au besoin de l'homme dans l'aménagement de l'espace: "des boîtes aux
lettres le long des routes et des bancs pour s'asseoir et des arbres donnant de l'ombre4".
1
A. LOBA, Kocoumbo, Paris, Flammarion, 1960, p. 94.
2
Idem. Ibidem, p. 94.
3
Idem, Ibidem, p. 95.
4
B. DADIE, Un Nègre à Paris.

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
275
L'espace du dehors par conséquent est en étroite liaison soit avec la situation initiale du
héros et qui explique le voyage initiatique, soit avec les découvertes qu'il fait dans le lieu de
séjour à l'étranger. Qu'il s'agisse de l'Afrique ou de l'Europe représentées dans les romans, les
caractéristiques de cet espace coucourent à l'expression générale du roman; soit la situation
coloniale dans ses aspects économiques et culturels détermine le départ pour l'Europe, soit
cette même situation observée après un séjour européen est combattue, soit enfin pendant le
séjour européen le héros est uniformément admiratif et visite des espaces de touriste (c'est le cas
de Bertin) ou bien a l'attention assez diversifiée pour observer les contrastes dans le monde
visité, comme le font Kocoumbo et Diaw Falla. Dans chacun des cas il y a une nette harmonie
entre la représentation de l'espace et le sort du personnage principal observateur, c'est-à-dire
aussi bien son humeur au contact du cadre que sa disponibilité à voir son monde d'accueil.
Avec Bertin qui est touriste soucieux de beauté et d'histoire l'espace parisien tend à être
idéalisé. Les autres personnages ont une vision plus réaliste du cadre.
L'espace du dedans est également diversifié dans le pôle européen du cadre. Le Docker
noir décrit des intérieurs étriqués (chambres d'hôtel, studio pour un ménage comme les Sène)
ou bien d'atmosphère très sérieuse en raison des décisions qui s'y prennent. Ainsi la salle du
tribunal qui juge Diaw Falla. L'invitation chez les Sène réunit un petit monde heureux d'être
ensemble, mais l'espace fait voir la modestie des conditions de vie du couple Sène. L'épouse
qui organise l'utilisation de l'espace est présentée en pleine action : "Les poings sur les
hanches, elle évaluait son terrain de manœuvre - quatre mètres sur cinq, qu'avaient envahis les
deux lits, une armoire, le berceau, la batterie de cuisine. Tout cela ne lui laissait qu'un espace
réduit d'un mètre carré. Sur cette surface, huit personnes se trouveraient réunies dans un
instant l ". De même que la chambre de Diaw Falla par conséquent, le "meublé" de Sène est
décrit essentiellement en en soulignant les insuffisances; l'étroitesse et l'absence de luxe. Il en
est de même des autres intérieurs où Diaw est présenté: sa cellule à la prison de Fresnes avant
le procès, le fourgon dans lequel il est enfermé en route vers le tribunal, la salle d'audience. Ce
dernier espace est ainsi décrit: "La salle était de forme rectangulaire. Le public, entassé sur des
bancs, était séparé par une allée faisant face aux hommes de loi. En entrant par la porte des
témoins, celle de droite, le jury se trouvait devant le banc d'infamie, à gauche2". Ces réduits
sont des espaces de l'angoisse comme la cellule de la "Centrale" après le verdict. Les intérieurs
dans Le Docker noir sont des cadres du mal vivre des petites gens. Il n'y a que la blanchisserie
de "Maman" qui ne souligne point par son apparence cette gêne mais elle n'en contribue pas
moins à la description des conditions de vie difficiles des dockers. La bonté de la propriétaire
est un moyen providentiel pour les Africains ses clients de supporter leur misère.
1
O. SEMBENE, Le Docker noirr, p. 174-175.
2
Idem. Ibidem, p. 174-175.

276
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Dans Un Nègre à Paris, les intérieurs concourent à la représentation de la société
observée par Bertin. De son observation il dégage les caractéristiques de l'être de raison qu'il
appelle le Parisien. Le monde des cafés l'intéresse beaucoup dans cet examen. Le voici le
regardant : "Les cafés sont pleins. D'hommes seuls, de couples, de demoiselles. Certaines
personnes regardent obstinément dans une direction. Visiblement elles attendent. Le sac a été
ouvert plus de vingt fois, le journal plié, déplié, replié, la montre consultée à toutes les
secondes. On s'est mis du rouge ... 1... " Le café est un cadre de rencontre et pour cette raison un
espace d'observation privé pour Tanhoé Bertin qui veut voir vivre les Parisiens. Kocoumbo a
une attention moins désinvolte. Au début de son séjour parisien il est plutôt morose dans sa
chambre chez les Brigaund. Timide et taciturne, il s'adapte difficilement à une atmosphère
feutrée de gens cultivés qui causent à table. La vie d'intérieur révèle l'embarras de Kocoumbo
chez les Brigaud qui cependant l'entourent d'une chaude affection.
Les autres intérieurs présentés au fur et à mesure du déroulement de la vie de Kocoumbo
en France sont de deux sortes : les cafés et les chambres pour étudiants, après le séjour à
l'internat à Anonon-Ies Bains, où le malaise de Kocoumbo provenait de la différence d'âge
entre lui-même et ses condisciples, beaucoup plus jeunes que lui. Les chambres montrées ont
une fonction de révélation des conditions modestes de vie des étudiants de même que, dans Le
Docker noir, Sembène montre la vie humble des travaileurs par leurs logis aussi. L'exception
est constituée par l'appartement qu'occupe Durandeau le mégalomane. Elle confirme
l'observation car l'appartement n'appartient pas à Durandeau. Le mégalomane est un profiteur
sans scrupule de la situation matérielle des filles qu'il réussit à séduire comme Alice de Salmon,
propriétaire de l'appartement. Douk l'appelle "le casse-pieds numéro 1 de Durandeau2".
L'espace du dedans par conséquent concourt aussi activement que l'espace du dehors à
la narration et à la signification du roman. L'expérience du héros est révélée plus nettement
même, par la manière dont il vit dans les intérieurs autant que par les caractéristiques des
intérieurs.
Ainsi, quel que soit le roman que l'on considère dans le courant de l'aventure
européenne, la représentation du cadre participe à la description des conditions de vie des
personnages, qu'il s'agisse de l'espace premier dans cet itinéraire de voyage initiatique, de
l'espace second ou de l'espace troisième.
1
B. DADIE, Un Nègre à Paris, p. 79.
2
A. LOBA, Kocoumbo, p. 169.

Partie Il. Chapitre IV. Le courant de l'aventLVe européenne.
277
A.2. Le temps.
L'époque des événements racontés dans les romans de l'aventure européenne entre 1954
et 1960 est très nettement précisée par les faits de situation coloniale notamment l'autorité
administrative qui est exclusivement celle des Blancs, les relations tendues entre Blancs et Noirs
ou au contraire le statut de modèle admiré que le colonisateur a, tout comme son pays. Selon le
tempérament et les positions idéologiques du romancier face à la colonisation, la représentation
de l'époque a un accent distinct. Sembène est violemment anticolonialiste et crée un monde de
tension et de relations à prédominance d'affrontements, Aké Loba, Bernard Dadié et Ferdinand
Oyono plus détendus, créent des univers où les relations humaines, tout en étant marquées par
la situation coloniale, n'ont pas l'aspect de violence qui apparaît dans les romans de Sembène.
A la différence de l'époque s'ajoute dans ce courant cellede la durée des événements
présentés par les romans. Cette durée distingue les romans drames des romans fresques, c'est-
à-dire ceux de Sembène des autres. Le Docker noir organise en une durée de tragédie l'histoire
du "Nègre Diaw Falla meurtrier de la romancière Ginette Tontisane1" devant être "jugé dans
trois jours par la Cour d'Assisses de la Seine1". L'attente du procès et du verdict, le temps
tragique figuré par la lutte représentée par le fonctionnement de la justice avant le verdict, se
compose des trois jours se situant avant le début du procès et des deux jours2 que dure le
procès. Sembène qui raconte les conditions de vie et de travail des dockers noirs à Marseille a
créé des événements de vie quotidienne pour présenter la vie de Diaw avant le crime et montrer
le condamné après le verdict. Le temps de ces événements est indéterminé. L'on peut dire que
l'auteur du Docker noir a choisi une tranche de vie d'à peu près un an avant le procès. La
grossesse interrompue d'Andrée Lazare, celle de Catherine Siadem sont des durées ayant
chacune un avant et un après qui rendent plausible cette évaluation approximative de la vie de
Diaw Falla et de sa mésaventure avec Ginette Tontisane. Sembène a concilié un temps pour
révéler la vie quotidienne et un temps de tragédie, celui des efforts vains de l'homme contre des
forces transcendantes laissant voir une issue fatale.
L'auteur du Docker noir a créé un roman drame dont la durée exploite un temps de
roman fresque, se combine, grâce au traitement du temps, à la durée qui habituellement fait voir
les mutations dans la société. Après le verdict, en effet, Diaw Falla écrit à son oncle, au bout de
deux ans. Il écrit: "Me voici fixé sur ce qu'on peut appeler le chemin de la destinée. Pendant
trois cent soixante cinq jours, je me suis laissé habiter par une seule pensée; pour mieux la
saisir, j'ai laissé écouler (sic) une autre année3".
1
O. SEMBENE, Le Docker noir, p. 14.
2
Idem. Ibidem. p. 71.
3
Idem, Ibidem, p. 205.

278
Lesformes du roman nigro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Le deuxième roman de Sembène organise une situation de tragédie comparable à celle
qui est vécue par Diaw Falla. Oumar Faye s'est attaqué à un ordre de choses, à l'ordre colonial.
La durée choisie à première vue peut paraître longue mais à considérer les dimensions des
forces qui s'affrontent et la nature et les modalités de la lutte, on voit bien que le temps est bien
un temps de tragédie, qu'il est trop court pour un succès possible du héros. L'on voit surtout
que la composition réalise une concentration qui fait de la fiction, plutôt qu'un roman fresque
qui fait voir les mutations en cours dans la société, un roman drame qui montre un heurt
tragique sinon épique même, car Oumar Faye, s'il n'a pas eu le temps de dresser tous les
paysans contre les grandes maisons de commerce dans la ville coloniale de Ziguinchor, a mis en
place les éléments de cette lutte en organisant la coopérative de produits agricoles et en
inquiétant assez sérieusement les milieux du commerce pour les déterminer à tuer Faye en tant
que l'âme d'un mouvement dangereux.
L'examen du temps par conséquent classe Le Docker noir et 0 Pays, mon beau peuple!
dans la catégorie des romans drames. Le temps dans les autres romans de l'aventure
européenne de la période 1954-1960 est un temps de roman fresque. Chemin d'Europe de
Ferdinand Oyono, l'exact opposé structurel du deuxième roman de Sembène organise, nous le
savons déjà, la vie du héros dans l'espace premier d'un itinéraire initiatique. La durée choisie
pour les événements tend à montrer comment, progressivement, la situation de désœuvrement,
d'insuccès social après une interruption brusque et prématurée des études, amène Aki Barnabas
à éprouver le manque, à la conviction qu'il ne pourra se "réaliser" qu'en France et à la décision
de tout faire pour se rendre en Europe. Le temps des échecs successifs dans la situation
d'employé, des démarches pour être aidé par la tribu, pour obtenir une bourse, tout cela après le
succès au Certificat d'Etudes Primaires, amène Barnabas à un âge où il est trop vieux pour des
études secondaires, c'est-à-dire autour de la vingtaine d'années. Les événements ont une durée
approximative de cinq ans. C'est un temps d'épreuves successives pour Barnabas dont la durée
longue est elle-même un élément essentiel de la situation d'épreuve.
La longue durée de l'itinéraire est également un élément essentiel dans l'élaboration de la
fiction par Aké Loba écrivant Kocoumbo, l'étudiant noir. Comme Chemin d'Europe ce roman
fresque déroule une durée qui fait comprendre les raisons du désir de départ pour l'Europe. Le
roman d'Aké Loba déroule, nous l'avons dit plus haut, un temps d'initiation moderne constitué
par la durée nécessaire à des études de licence en droit et de stage de magistrat. Un temps ainsi
organisé est la négation même de la concentration dramatique dans la fiction. Il en est ainsi dans
Un Nègre à Paris,. La durée précise ne peut pas en être établie. Bertin, le héros, le Nègre qui
visite Paris, effectue son séjour le temps d'une visite touristique tout à fait comparable sinon

Partie JI. Chapitre W. Le courant de l'aventure européenne.
279
identifiable au temps de l'écriture précisé à la fin de l'œuvre par la date de la lettre de Bertin:
"Paris, le 14 juillet-2 Août 19561".
Le temps donc, tout comme l'espace, concourt de manière active à l'élaboration de la
fiction et à la signification du roman dans le courant de l'aventure européenne entre 1954 et
1960. Il distingue très nettement surtout les romans fresques des romans drames. Son
déroulement en une durée libre faisant voir un itinéraire de vie aux étapes nettes et significatives
établit l'identité de la fresque tandis que le drame résulte d'une durée des événements qui
favorise leur concentration et crée une situation comparable à' celle d'une action tragique au
théâtre.
A.3. Les personnages
La création des personnages établit deux grandes catégories aisément identifiables. Les
héros de l'aventure et les personnages du milieu d'accueil. Les premiers caractérisés au début
de leur itinéraire par l'aspiration à séjourner en France, évoluent ensuite au point que le voyage
initiatique constitue une période d'acquisition progressive de la maturité. Comme le personnage
principal de Socé dans Mirages de Paris, Fara en instance de voyage, puis en route pour Paris,
les héros de l'aventure chez Oyono, Loba et Dadié sont d'une gaieté explosive lorsque se réalise
leur rêve de se rendre en France. Kocoumbo, une fois assuré de la décision de son père de
l'envoyer continuer ses études en France, ne se retient plus de joie: "On ne pouvait plus dire
qu'il marchait: il bondissait, dit Aké Loba. Une fois dans sa chambre, ses mouvements se
firent rapides, désordonnés. Sous l'empire d'un transport voisin de l'affolement il sauta au
plafond, les bras levés comme pour s'y suspendre
.
- La France! s'écria-t-il tout haut2". Tanhoé Bertin aussi a été d'une joie exubérante à
l'idée de voir Paris. Aki Barnabas n'a pas la chance d'une telle gaieté parce que ses efforts pour
quitter l'Afrique et se "réaliser" en France, tout au long du roman, se situent au stade du rêve et
non à celui de son début de réalisation.
Les héros de Sembène également se distinguent de ce groupe en partance pour
l'aventure. Ils n'ont pas d'illusions soit parce qu'ils sont en cours d'expérience européenne
(Diaw Falla et ses camarades dockers), soit parce que l'aventure a pris fin et que le héros
comme Oumar Faye est en train de vivre la troisième phase de l'expérience initiatique et met en
œuvre l'acquis du séjour européen. Ancien combattant fraîchement revenu de la guerre et de ses
violences Faye est un homme brutal et en même temps méthodique, qui va attaquer l'ordre
colonial avec résolution et sens de l'efficacité dans l'action. Il fait beaucoup confiance au fait
1
B. DADIE, Un Nègre à Paris. p. 229.
2
A. LOBA, Kocoumbo, p. 30.

280
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
accompli, comme s'il était encore fasciné par l'efficacité du boulet de canon, en même temps
qu'il est mu par la révolte d'un homme qui ne peut plus mesurer la valeur d'une personne à son
degré d'appartenance à une race. Le héros dans la phase troisième de l'initiation est un nouvel
homme.
Chez Dadié et Loba le roman montre l'évolution en cours et non le terme de l'évolution.
Le processus n'est pas seulement celui de l'acquisition des diplômes par les candidats aux
études. C'est surtout une formation humaine progressive qui va avec une élévation des vues
individuelles sur la vie, le monde et l'Afrique chez l'étudiant modèle comme Kocoumbo. La
catégorie des étudiants est, en effet, un nombre important de personnages qu'Aké Loba crée
pour mettre en garde contre les dangers de l'aventure européenne de jeunes gens issus de la
brousse d'Afrique noire et que les études transplantent à Paris. Tous ne réussissent pas le
séjour initiatique et Aké Loba, par la diversité des itinéraires individuels et de leurs issues,
montre une variété insigne d'évolutions. Si Kocoumbo devient magistrat, ses camarades
Nadan, Mou, Douk et Durandeau, vaincus par l'aventure, ont sombré dans une déchéance
multiforme. La vie des étudiants au Quartier Latin est décrite de manière à montrer le processus
de l'évolution positive ou négative autant que les conditions de vie. La peinture de la solitude
vécue par les étudiants noirs fait que la présence des étudiants blancs est presque nulle dans
Kocownbo l'étudiant noir. Kocoumbo, sérieux et casanier, comme Sidia dans Mirages de Paris
(1937), se lie à une militante communiste, Denise, mais l'idylle s'arrête vite, car elle meurt
accidentellement lors d'une manifestation. Le reste des étudiants blancs est constitué de
silhouettes sans nom ni visage. Cette partie du roman d'Aké Loba peint souvent le processus et
les formes de la déchéance des étudiants noirs que l'aventure vainc. Ce ne sont pas tant les
moyens intellectuels qui leur font défaut. Aké Loba accuse surtout les conditions matérielles de
vie de ces jeunes gens qui passent brusquement d'un monde d'insouciance et de bonheur pour
eux-mêmes à un monde insoupçonné de difficultés diverses où subsister est un problème
sérieux et vivre seul et par ses propres moyens l'exigence quotidienne. Sans guide, ni garde-
fou, ils s'acheminent plus ou moins rapidement vers une issue tout à fait aux antipodes de leurs
ambitions au départ d'Afrique.
Durandeau, ou Kokouto, qui trouvait son nom africain cacophonique, s'adapte avec
débrouillardise et malhonnêteté à une vie de misère et sombre dans la mégalomanie. Il se fait
entretenir par des filles de parents aisés. Il les trompe avec habilité, souvent avec l'aide de
Douk, le passager clandestin François Gogodi qui est, pour ainsi dire, monté en grade en
passant faussement pour un étudiant qui fréquente "une grande école". Joseph Mou le
séminariste s'abîme dans l'ivrognerie, Nadan dans la débauche. L'évolution négative allait être
le chemin de Kocoumbo aussi qui a éprouvé la tentation des boîtes de Pigalle. L'intervention de
M. Gabe, le colonial sympathique pour son amitié avec le père de Kocoumbo et sa vigilance sur

Partie JI. Chapitre IV. Le courant de l'aven/ure européenne.
281
la vie du jeune homme en France, remet périodiquement le bon étudiant sur la voie des études,
loin des tentations fones. L'issue de l'aventure chez les étudiants est ainsi nettement double:
Kocoumbo, qui a acquis progressivement l'élévation de pensée et la conscience des problèmes
de l'Afrique, réussit cinq ans d'études supérieures, devient magistrat et s'apprête à revenir en
Afrique pour y servir. Les compagnons d'aventure ont échoué. Durandeau qui n'a pu devenir
médecin jalouse les diplômés et jette son dévolu sur la politique. Il cherche à se faire un nom,
avant son retour sans diplôme en Afrique, comme politicien. Les autres, Nadan en prison, Mou
et Douck se sont définitivement installés dans la misère et vivent en truands et parasites des
mieux nantis qu'eux parmi les étudiants noirs.
L'évolution de Tanhoé Bertin, le touriste à la manière des Persans de Montesquieu, est
présentée avec humour et n'a point l'aspect grave qu'elle a chez les héros de l'aventure
européenne créés par Aké Loba. Bertin, lucide sur lui-même, nous confie: "Je bois à petites
gorgées, je prends du café, je ne crie plus pour appeler un ami, je fais la queue d'instinct, je lis
mon journal, mon imperméable ne me quitte plus et je dispute le passage aux autos. Ce sont les
signes évidents de mon évolution, de mon intégration, de mon assimilation l ".
Après les étudiants et le touriste Bertin, les héros de l'aventure comportent des
travailleurs. Sembène les présente dans le Docker noir avec un souci de témoignage accusateur:
les travailleurs noirs sont victimes du racisme. Les personnages créés par Sembène se
caractérisent par leur réaction active et combative face à la situation matérielle (les difficultés
d'embauche) et morale (les préjugés qui les font considérer des gêneurs malfaisants) qui est
celle à la fois des travailleurs noirs et des Nord Africains, à des degrés divers. Le personnage
principal, Diaw Falla, est un homme énergique, organisateur, dévoué aux dockers et très estimé
d'eux. La lutte qu'il mène en organisant la solidarité des dockers noirs, en les défendant contre
les excès d'autorité des employeurs va au-delà de l'action syndicale simple. Diaw défend
l'homme pour l'égale dignité de tous les hommes. Les personnages de Sembène ont, entre
autres faits constants de caractère, cette fierté d'homme qui ignore le complexe d'infériorité.
Ainsi le personnage de Paul Sonko en vient à engrosser la fille unique d'une famille bourgeoise
habitant le quartier du Prado à Marseille, Andrée Lazare.
Les personnages créés sont destinés à représenter l'état présent et à venir des relations
entre les Noirs et leur société d'accueil dans les romans de l'aventure européenne. La
représentation de la bourgeoisie marseillaise par le couple Lazare met l'accent sur l'écart entre le
statut social de Paul Sonko d'une part et, de l'autre, celui des Lazare dont les préoccupations de
respectabilité, de renom et de distinction honorifique (le père d'Andrée Lazare attend de recevoir
B. DADIE, Un Nègre à Paris, p. 115.

282
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
la légion d'honneur) expliquent l'avortement d'Andrée et la nette volonté de ségrégation raciale,
pour des raisons de différences plutôt sociales que raciales.
Sembène dont l'idéologie marxiste apparaît dans la création des personnages fait des
personnes des classes moyennes ou humbles celles dont les dispositions à l'égard des dockers
sont les plus propices à l'égale considération, au respect et à la compréhension mutuelle. Le
couple François et Blanche Sène préfigure une évolution possible des relations entre Blancs et
Noirs malgré un certain manichéisme opposant les bourgeois et les hommes du peuple.
L'opposition établie entre l'échec des relations d'amour entre Paul Sonko et Andrée Lazare
d'une part et, d'autre part le couple domino réussi n'est pas définitive et figée. La visite
d'Edmond Lazare à Diaw Falla pendant que Paul Sonko est en mer, après la mort d'Andrée
montre l'épreuve comme une force d'humanisation du bourgeois enfermé dans sa réussite
sociale et distant. Edmond Lazare a complètement ignoré le préjugé racial. Sembène a créé les
personnages avec un sens de la nuance dans la représentation symbolique des catégories
sociales.
Les personnages du milieu d'accueil des héros de l'aventure européenne sont en effet
créés pour une représentation de la société. Chez Sembène les catégories que l'on peut appeler
les intellectuels, les juges, les journalistes et les écrivains sont essentiellement destinées à
incarner soit le racisme et la prévention dans le procès de Diaw, soit l'aspect formellement
régulier du fonctionnement de la justice. L'avocat qui défend Diaw Falla d'une part et, d'autre
part l'avocat général et les juges sont des personnages n'ayant pas de tels contenus. Le préjugé
racial est très fort. La presse et Maître Bréa l'incarnent avec vigueur et scandale au regard de la
justice véritable. Cet aspect négatif des personnages blancs apparaît également pour la catégorie
des employeurs et celle des écrivains. Ginette Tontisane est voleuse. Son acte est comparable au
mépris des travailleurs affiché par les employeurs, silhouettes lointaines du reste, qui font fi des
intempéries et exigent le travail sous la pluie et dans le froid. La dureté de tous ces personnages
puissants face aux Noirs est symbolique de l'accueil de mauvaise grâce réservé à ces
travailleurs migrants, originaires d'Afrique, vivant en France.
Bernard Dadié dont le roman n'est guère accusateur ne crée pas une telle atmosphère
d'hostilité entre les personnages noirs et les Parisiens qu'ils découvrent, dans Un Nègre à
Paris. Tanhoé Bertin est gai, plein d'humour, jetant un regard ironique et amusé sur la société
qui l'accueille et qu'il visite. La somme de ses observation des hommes et des femmes de Paris
a servi a créer un être de raison que Bertin appelle le Parisien ou la Parisienne selon les besoins
de la présentation des faits et traits de caractère observés.

Partie Il. Chapitre W. Le courant de l'aventure européenne.
283
Quant aux personnages d'Oyono, ils sont surtout typiques de la société coloniale: le
commerçant grec Kriminopoulos, la blanche sous les tropiques (Mme Gruchet et Mme
Hébra~), l'administrateur des colonies Dansette sont tous caractérisés par la violence ou la
dureté de leurs relations avec les Noirs. Ceux-ci sont plutôt résignés et pleins d'espoir comme
le montre la haute mission dont les rêves des voyageurs compagnons de Aki Barnabas le
chargent, tout en contribuant aux moyens financiers pour le voyage en Europe.
La création des personnages par conséquent concourt à la création d'atmosphère, à la
peinture aussi bien de l'état d'esprit, au départ d'Afrique, des héros de l'aventure européenne
que du milieu d'accueil et des conditions de vie des Noirs en France, étudiants ou travailleurs
migrants. Les tempéraments et les comportements des personnages, les relations qu'ils
entretiennent entre Blancs et Noirs, l'attitude générale présentée de la société d'accueil face aux
héros de l'aventure européenne établissent de nettes différences non seulement entre les
personnages de chaque romancier comparés à ceux de l'autre mais aussi entre les atmosphères
et les tons de ces œuvres. Sembène violemment anti-raciste a créé des personnages aux
relations violentes, au symbolisme tranché, à la combativité énergique. Dadié a promené dans
Paris un Bertin à l'intérêt de touriste cultivé, détendu et ironique, s'amusant des hommes et des
choses. Aké Loba uniformément sérieux a diversifié les personnages, leurs itinéraires et l'issue
de ces itinéraires pour une peinture aussi détaillée et significative que possible des risques du
séjour européen des jeunes gens qu'il a présentés. Oyono, peintre astucieux de la société
coloniale, a su faire voir cette société et surtout le genre de personnage rêvant de séjour
européen qu'elle sécrète pour ainsi dire.
B. LA THEMATIQUE
Le courant de l'aventure européenne ne modifie pas sa thématique entre 1954 et 1960.
De même que dans la période précédente, l'invention et l'agencement thématiques tendent à
éclairer les divers aspects de l'aventure vécue par les personnages d'Afrique en France ou bien
en Afrique après un séjour européen. L'examen de cette thématique pour les romans de la
deuxième période gagne à distinguer les cadres européen et africain. La thématique de
l'expérience européenne en cours d'acquisition est à analyser dans les romans d'Aké Loba, de
Dadié et de Sembène (précisément dans Le Docker noir) tandis que celle de l'expérience
européenne en cours de mise en œuvre est concentrée dans 0 Pays, mon beau peuple!
Le thème général est celui des formes de contacts humains vécus par les héros de
l'aventure. Elles peuvent se regrouper en trois: la liaison d'amour, d'amitié et l'invitation
comportant naturellement des propos de commensaux qui éclairent l'appréciation du milieu
d'accueil par l'étranger, tout comme la perception que l'hôte a de cet étranger noir. L'auteur du

284
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
Docker noir a représenté trois fois l'amour qui contribue à sa peinture des situations et de
l'atmosphère des relations entre Blancs et Noirs dans la société choisie, ici la ville de Marseille.
Diaw Falla est un militant syndical ayant un sens aigu du dévouement aux autres, ouvert et
courageux par idéal. Dans la misère des dockers noirs il fait figure de chevalier sans les moyens
matériels de sa distinction. Mais sur le plan moral sa grandeur est insigne. L'amour qui le lie à
Catherine Siadem est en harmonie avec cette qualité de l'homme. Amour pur liant deux êtres
également au-dessus de leur monde par la grandeur d'âme, il éclaire par effet de contraste la
prostitution présentée comme forme d'amour et de moyen de survie parmi les humbles. La
force de l'amour acquiert du relief autant par ce contraste que par la constance de Catherine qui
subit, sans atteinte à son sentiment pour Diaw, les brutalités de son père adoptif, le vieux Malie
Dramé, qui veut lui imposer un mari qu'elle n'a pas choisi. L'amour de Diaw Falla et de
Catherine Siadem, tache fraîche dans un monde sans grâce d'épreuves et de problèmes de
survie, a une élévation supérieure à la "poésie des greniers". Il creuse l'écart entre ce couple et
la prose de leur entourage. Sembène a utilisé le thème de l'amour, une deuxième fois, avec
beaucoup plus de tragique, dans la création des événements et leur signification. Le marin noir
Paul Sonko, ami de Diaw Falla, a tenté avec Andrée Lazare, fille unique, nous l'avons déjà dit,
d'une famille de la haute bourgeoisie phocéenne, de vivre l'amour, mouvement naturel qui les
attirait l'un vers l'autre dans l'ignorance des préjugés et rigidités des conceptions de classe. Son
échec est un moyen pour Sembène de dire, comme Socé dans Mirages de Paris, l'intolérance de
relations intimes entre deux jeunes d'origines différentes. Mais différemment des Bourciez,
cette fois, c'est une classe représentée par les Lazare qui, pour des considérations attachées à sa
nature fait preuve d'un racisme plus lucidement fondé. Le troisième exemple d'utilisation du
thème dans la peinture de la société représentée par Le Docker noir est le couple réussi des
Sène. François et Blanche Sène, en tant que couple domino atténuent la vigoureuse accusation
d'intolérance de cette forme de famille dans la cité phocéenne. Par les ressources de
symbolisation qu'offre l'amour comme thème Sembène a pu ainsi dire, avec la vigueur
d'expression qui le caractérise, avec nuance aussi malgré la tendance à voir du manichéisme
dans son œuvre, la diversité insigne qui caractérise la société d'accueil des travailleurs noirs en
France.
Aké Loba est, après Sembène, le romancier de ce courant qui a le plus tiré parti, pour la
peinture qu'il a privilégiée (la vie des étudiants en France), du thème de l'amour. Son
personnage principal, Kocoumbo, n'est pas un Don Juan noir. Il est plutôt du genre sérieux
parmi les étudiants, soucieux du succès dans les études, la raison de son séjour en France. Sa
liaison avec Denise est une idylle vite interrompu€par le destin. Aké Loba a surtout montré
d'abord l'inexpérience de Kocoumbo qui, pour conquérir une fille, consulte le séminariste Mou
sur le comment, ensuite le processus non moins humoristique par lequel Denise, militante si
dynamique et si peu féminine également, acquiert progressivement de la féminité du fait de

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
285
l'amour pour Kocoumbo. Mais Aké Loba a surtout peint la vie du faux étudiant mégalomane
Durandeau, à la faveur du thème de l'amour. Durandeau est le type de l'étudiant bon vivant,
plus soucieux de beaux costumes que d'études, donnant constamment la chasse aux étudiantes
et autres jeunes filles qu'il peut séduire. Il se déclare étudiant en médecine mais n'apparaît aux
abords de la Faculté de Médecine que pour faire cirer ses chaussures. Il est peint en contraste
avec Abdou, étudiant sérieux comme Kocoumbo, conscient des problèmes de l'Afrique et de
l'urgence qu'il y a à former des cadres compétents pour faire face aux situations les plus
complexes pour le développement. Durandeau pense plus aux filles qu'à ces problèmes. Il fait
quatre conquêtes et réussit avec une dextérité admirable à faire coexister cette quadruple liaison,
une espèce de polygamie sans mariage effectif. Françoise est séduite par les techniques très au
point dont use Durandeau pour conquérir les jeunes filles: l'heure demandée permet d'entrer en
conversation avec celle qui attire. Au début Françoise est timide, Monique détendue. La
proposition d'accompagner en voiture crée plus de chance d'intimité. Durandeau est patient. Il
joue sur la distinction aussi, comme sur la patience. Après la brouille de Monique et de
Françoise, c'est au théâtre qu'il amène Françoise, puis ensemble ils visitent des expositions.
Mais Durandeau est aussi cynique qu'habile Don Juan. Et une fin amère, pour Françoise, de
cette liaison lui est signifiée avec une brutalité qui décrit mieux l'homme que tout autre fait: "Tu
sais bien que c'est toi, lui dit Françoise. Tu ne peux pas dire le contraire. Le remède, au lieu
d'agir, m'abat. Avant hier, je suis tombée sans connaissance dans ma chambre et j'ai presque
tout le temps des vertiges l ". La réponse de Durandeau est nette, brutale, sans humanité aucune;
"Ecoute, Françoise, dit-il, de toutes façons, je ne suis pas fait pour le mariage. Je dois finir mes
études. Maintenant laisse-moi tranquille !"2 Et Durandeau s'intéresse déjà à une autre fille dans
le café où il vient ainsi de mettre un terme à une liaison.
Alice de Salmon, "le casse-pieds numéro un de Durandeau", comme l'appelle Douk, est
la fille d'un grand médecin et d'une Américaine. Elle offre le cadre de la vie dorée de
Durandeau: l'appartement. Lucienne, "le casse-pieds numéro deux", offre la voiture qui
constitue un des moyens de séduction. La fin de cette liaison se réalise à la découverte par
Lucienne du vrai visage de Durandeau, escroc et mégalomane. Il est en Norvège "avec une
certaine Agnès" informe Kocoumbo. Mais Lucienne est comme absente de surprise. Elle
murmure: "Alors, moi, je lui laisse la voiture! articula-t-elle comme si elle s'essayait pour la
première fois à parler... je lui donne deux cent mille francs pour qu'il trimballe une autre
fille! ... Ce que me disaient les autres était donc vrai! ''3.
L'infamie du personnage de Durandeau ne sera dépassée que par celle de Douk le faux
étudiant. Aké Loba a peint la vie de ce personnage en exploitant le thème de l'amitié. Comme
1
A. LOBA, Kocoumbo. p. 150.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem. Ibidem. p. 181.

286
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
celui de l'amour, le thème de l'amitié a servi à varier la représentation des relations entre Blancs
et Noirs. Aké Loba en fait une exploitation contrastée: d'une part Kocoumbo et ses amis sont
l'occasion d'images séduisantes sur les relations humaines, de l'autre Douk et ses victimes
présentent des conduites dans lesquelles le faux étudiant, avec habileté et cynisme, exploite et
détruit l'amitié. Voici, dans l'appartement d'Alice, avec une joie débordante, Douk expliquant
comment il a pu prendre un repas si consistant qu'après avoir bu quatre verres d'eau au robinet,
il a encore soif: "Figure-toi, dit-il à Kocoumbo, que sur le Boulevard Saint-Michel, je me
trouve tout à coup en face d'un type que j'avais connu en Alsace, un Alsacien. Je lui serre la
main chaleureusement, lui de même. On parle, on se raconte des nouvelles, puis il m'invite à
prendre un verre1". Douk, par calcul, joue à rendre la politesse. " Je lui propose de déjeuner
ensemble, dit-il. Nous nous installons. Je commande un menu du tonnerre. Puis je jui dis,
après le pousse-café: je m'en vais donner un coup de téléphone, vous permettez 1" Alors, j'ai
filé en douce! Et me voilà !''2La déchéance d'un individu, d'abord passager clandestin en route
vers l'Europe, puis faux étudiant au Quartier Latin, ne saurait être mieux représentée. Douk
exploite et détruit les valeurs de relations humaines.
Aké Loba montre, à l'opposé des scènes avec Douk, de meilleurs comportements en
amitié. Kocoumbo et Raymond Brigaud ont eu des moments agréables de franche amitié
pendant le séjour fort bref de Kocoumbo chez les Brigaud. Leur promenade nocturne dans
Paris "ville lumière" est un émerveillement pour l'un, le plaisir d'informer, d'initier pour
l'autre. De même à Anonon-Ies-Bains, Kocoumbo vit, certes, une solitude remarquable surtout
par suite de l'inconfort d'être trop vieux dans un internat où il est le seul Noir. Mais l'amitié de
Jacques Bourre, d'origine paysanne comme lui, puis celle de Janine Loutrec améliore très
sensiblement la vie solitaire de Kocoumbo au lycée et pendant les sorties de dimanche.
Après l'amour et l'amitié, le thème de l'invitation est le troisième exploité par les
romanciers de l'aventure européenne dans la deuxième période du courant. Contrairement à
Tanhoé Bertin qui parcourt Paris en visiteur informé des monuments historiques et de toutes les
curiosités touristiques, en observateur amusé de la vie quotidienne des Parisiens, les
personnages noirs, héros de l'aventure dans Kocoumbo l'étudiant noir et Le Docker noir sont
des hommes de contacts qui découvre la société d'accueil dans des situations d'intimité aussi.
L'invitation est une circonstance qu'exploite le romancier, comme pendant la période 1920-
1954, pour peindre la connaissance mutuelle que l'hôte et l'étranger acquièrent à la faveur des
propos de table. Chez François et Blanche Sène, les convives sont surtout Noirs, à l'exception
de la maîtresse de maison, qui, en discutant, éclairent la société d'accueil qu'ils jugent du reste.
Le sort du Noir dans la cité phocéenne leur paraît bien misérable. La société, par ailleurs,
1
A. LOBA, Kocoumbo, p. 175.
2
Idem. Ibidem, p. 175.

Partie If. Chapitre W. Le courant de l'aventure européenne.
287
présente des réalités qui rendent difficile l'éducation des enfants: la violence dans les journaux,
le "jargon" dans les revues, les "femmes sur le trottoir" posant des problèmes de pédagogie aux
parents. La société que découvrent Diaw Falla et ses amis est une jungle qui oppose la difficulté
à tous les aspects de la vie.
Les propos de table sont révélateurs plutôt de la distance entre deux mondes dans
Kocoumbo l'étudiant noir. La réunion organisée par les Brigaud la veille du départ de
Kocoumbo pour le lycée est certes intime mais les propos de table, nécessairement révélateurs
de la culture de ceux qui s'expriment, créent un écart entre Kocoumbo et les très attentionnés
hôtes qui l'accueillent. Les sujets des conversations roulant sur l'art moderne échappent en
jeune Africain. Même les plus concrets lui créent des difficultés de compréhension. Tout est si
nouveau pour lui: "Au dessert, dit le romancier, on parla de sports d'hiver et de ski. Raymond
et Gisèle devaient partir en montagne un peu avant Noël pour aller trouver la neige, les pentes,
les chalets, les téléphériques ... que de sujets d'étonnements pour Kocoumbo !"1 La distance est
énorme entre la culture de Kocoumbo et celle des autres commensaux.
,
La représentation des relations humaines dans le cadre européen est par conséquent
particulièrement variée dans les romans de l'aventure européenne et tend régulièrement à
montrer les difficultés rencontrées par les héros de l'aventure à s'insérer dans la société
d'accueil. Comme dans la période 1920-1954 les romanciers de la deuxième période sont
nuancés dans l'accusation de racisme et surtout sur les caractéristiques de la société d'accueil.
Sembène, aussi bien que Loba, a une vision qui refuse le manichéisme sur cette société
d'accueil. Les perspectives de relations humaines d'égale considération sont nettement
présentées comme possibles et même comme étant une affaire de temps. La visite d'Emond
Lazare à Diaw Falla après la mort d'Andrée qui rappelle la visite des Bourciez à Fara après la
mort de Jacqueline en est un signe.
La nuance dans la représentation des relations humaines, qui sont surtout des relations
entre Blancs et Noirs, concernent l'image du Noir. Si Sembène les présente comme des
victimes vertueuses, Aké Loba dans la peinture de la vie des étudiants noirs au Quartier Latin
est particulièrement direct sur l'existence d'une catégorie de mauvais et de faux étudian.ts ayant
tous les défauts, en situation de déchéance et de débrouillardise pour la survie qui leur fait
adopter les conduites les plus contraires à la morale et à la dignité. Dans leurs relations avec les
Blancs par conséquent, le racisme des Blancs et les comportements de truands ches les Noirs
créent une image tout à fait différente, chez Aké Loba, de ce que les relations entre Blancs et
Noirs, même avec les nuances, sont dans l'univers romanesque de Sembène.
1
A. LOBA, Kocoumbo, p. 96.

288
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
La thématique dans 0 Pays, mon beau peuple l, roman qui présente la mise en œuvre de
l'expérience acquise à la faveur de l'aventure européenne, privilégie également les relations
entre Blancs et Noirs perçues comme relations entre colonisateurs et colonisés, entre
responsables des grandes maisons commerciales et paysans vendeurs de produits agricoles.
L'univers du deuxième roman de Sembène, dont le cadre est Ziguinchor en Casamance, est
celui d'une société à deux communautés noire et blanche séparées, comme dans Saint-Louis
que présente Nini, Mulâtresse du Sénégal (1947). Les Blancs sont une communauté au petit
nombre d'éléments très dispersés. Pendant leurs heures de loisir, ils sont souvent ensemble:
"En fm de journée, dit Sembène, les Européens se retrouvaient là. Ils étaient une trentaine dans
la ville: les trois quarts commerçants, les autres fonctionnaires 1". Pour échapper au cafard ces
coloniaux, aux fonctions si différentes, se retrouvent tous ensemble et vivent, pendant ces
instants de liberté, de l'agrément de se revoir réunis et aussi du coin de France vers lequel le
rêve de chacun l'emporte.
L'hivernage et ses longues journées de pluie aiguise en eux la nostalgie et les rend
amers. Et l'attitude du Blanc à l'égard du Noir est en général ségrégationniste et de mépris.
Ainsi sur le bateau qui ramène Oumar Faye au pays natal, de Dakar à Ziguinchor, le
comportement du gérant de la maison Cosono avec les passagers noirs est significatif. Une
pluie les a trouvés sur la partie découverte du bâtiment et naturellement ils se sont réfugiés dans
la partie des places couvertes. Le Blanc est gêné de cette promiscuité et mécontent de ne pouvoir
chasser les Noirs en leur criant simplement des injures, il se met à les battre indistrictement.
C'est alors qu'Oumar Faye l'arrête en le malmenant de ses poings de boxeur. La rixe est ainsi la
première forme de contact entre Blancs et Noirs dans ce roman de Sembène. De manière
générale, le mépris du Blanc pour le Noir s'exprimant avec brutalité caractérise les relations
entre les deux catégories d'hommes. Deux Blancs, Jacques et son ami Raoul, le gérant de la
Cosono, ont des conduites incorrectes à l'égard d'Isabelle, l'épouse (blanche) d'Oumar, toutes
les fois qu'ils en ont l'occasion. Ainsi un jour, Faye étant absent de la Palmeraie, Isabelle, pour
ne pas s'ennuyer, va au cinéma. Jacques, qui l'aperçoit dans la salle, vient l'importuner. Les
propos qu'ils échangent se terminent ainsi:
- Ne voudriez-vous pas reprendre votre place? Votre présence me dérange
- Tout doux, beauté. Ici, chacun a payé sa place.
- Vous m'ennuyez. C'est du français, non?
- Je pensais que vous parliez nègre."2
Un gifle violente donnée par Isabelle à l'importun impoli signale le petit drame aux
spectateurs et aux amis de Faye. Cette mésaventure de Jacques ne l'aura guère assagi et sa
l
O. SEMBENE, 0 pays, mon beau peuple f, Paris, Le livre contemporain, Amiot-Dumont,p. 29
2
Idem. Ibidem, p. 74-75.

Partie Il. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
289
conduite incorrecte à l'égard d'Isabelle va un jour jusqu'au banditisme. En compagnie de
Raoul, Jacques, en l'absence de Faye, rend visite à Isabelle à la Palmeraie. Pendant que son
compagnon s'amuse beaucoup de la scène, Jacques tente de violer Isabelle. Il échoue. Les deux
bandits sont obligés, après un coup de fusil de la femme d'Oumar sur un pneu de leur voiture,
de rouler avec la déficience créée. Cette seconde mésaventure ne fera, en réalité, que rendre
Jacques et Raoul plus agressifs à l'égard du couple mixte qui les gêne tant. Faye comprend leur
acharnement: "Ils ne tolèrent pas, dit-il énervé, qu'un nègre s'accouple avec une blanche, c'est
bafouer leurs lois"l.
Si tenaces que soient Jacques et Raoul, leur réaction à la réalité du couple sera dépassée
par celle des commerçants à l'action d'Oumar. Ces derniers sont plus froids, plus méthodiques,
plus efficaces aussi. Faye menace leur prospérité fondée sur l'exploitation du paysan. L'un
d'eux l'explique à ses congénères lors d'une réunion sur l'achat de la récolte :" ... nous
réalisons, dit-il, nos bénéfices non seulement sur l'intérêt des dettes, mais aussi sur les achats
que nous font les indigènes."2 Faye menace cet état de choses de destruction par l'action qu'il
entreprend. L'homme qui préside la réunion des commerçants en est conscient: "Si j'en crois
ce qu'on dit, déclare-t-il, les cultivateurs sont prêts cette fois à lui vendre leurs moissons ...
Vous voyez ce que cela signifie."2 Cela signifie surtout que Faye, s'il achète la récolte,
imposera son prix aux maisons de commerce; or son information sur la situation des produits
agricoles tropicaux sur le marché mondial lui permettrait de refuser tout bénéfice aux
commerçants de Ziguinchor qu'il combat.
Ces Blancs ont par conséquent des raisons, vitales pour eux, d'en vouloir à Faye. Elles
dépassent le simple préjugé racial qui fait dire à leur président: "Je veux parler de ce nègre
marié à cette grue de blanche."3 Ils feront périr Oumar Faye pour la survie sans changement de
leur commerce.
L'attitude des Blancs est ainsi doublement défavorable à des relations d'harmonie entre
eux-mêmes et les Noirs. Le préjugé racial d'abord mais surtout, plus profondément, les intérêts
économiques font qu'ils tiennent à leur vie séparée, à leur supériorité dédaigneuse, à leur
prestige en terre conquise.
La communauté noire présente-t-elle la même hostilité à une égale considération, à une
coexistence sans morgue, sans préjugé défavorable à l'autre? Il convient de considérer la
question sous le double aspect des relations avec Isabelle d'une part, avec les autres Blancs de
l'autre. L'épouse d'Oumar Faye est attendue à Fayène sans impatience enthousiaste, y est
1
O. SEMBENE, 0 pays, mon beau peuple, p. 85.
2
Idem. Ibidem, p. 211.
3
Idem. Ibidem. p. 211.

290
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
accueillie sans chaleur et y cause, sans le vouloir, des aigreurs de comportement en famille.
Gumar est obligé d'avouer à Isabelle. "Je crois que mon père ne veut pas nous recevoir et j'en
suis peiné"!. A quoi son épouse répond avec courage: "Nous le sommes tous les deux, mais
du moment que je suis avec toi, c'est le principaL.". Le père de Faye est peiné du mariage de
son fils, non par racisme, mais plutôt par amour-propre de père autoritaire qui n'a pas été
consulté et surtout pour les considérations pratiques d'adaptation d'une Européenne à la vie
africaine. Il s'interroge: "Comment vivra une Blanche avec nous? Tu te l'es demandé? Saura-
t-elle piler le mil ? Mangera-t-elle avec nous dans le même bol ? Nous trouvera-t-elle propres ou
sales, comme ceux de sa race qui ne sont ici que pour nous exploiter ?"2
En dehors de Fayène, la communauté noire ne présente pas d'hostilité à Isabelle. A son
arrivée à Ziguinchor elle a été, en tant qu'épouse d'Gumar, à l'origine de cancans sur le couple
sans précédent. Sous l'arbre à palabres il a souvent été question du fils de Moussa. Mais le
phénomène Gu mar-Isabelle est considéré par les anciens qui causent comme un signe, parmi
d'autres, des temps nouveaux. Il est comparable au spectacle, dont on dit qu'il est fréquent à
Dakar, de jeunes en pantalons "fourchus" dansant enlassés avec des filles. Ces traditionalistes
bavardent mais sont inoffensifs. Ils le sont plus nettement encore à l'égard des autres Blancs.
Ils sont soumis lors même que le Blanc se distingue par le mépris pour le Noir. Ainsi le gérant
de la Cosono. "Dans sa boutique, il frappe tout le monde; dans la rue, il exige qu'on le salue3".
Les Noirs le subissent mais ne font rien. Dans ces conditions l'on ne peut pas penser que
s'établissent des relations sur la base du respect mutuel entre Blancs et Noirs. Il faut une autre
conscience pour le concevoir comme objectif à atteindre rapidement. Gumar Faye est cette
conscience mise en éveil par J'aventure européenne.
Le combat de Faye, en effet, prétend établir un tel type de relations. Le héros d' 0 Pays,
mon beau peuple! s'oppose à l'exploitation des paysans par les commerçants blancs mais plus
profondément son dessein est de rendre leur dignité à ces Noirs soumis, de les amener à des
comportements de fierté. L'appréciation de son action n'est pas unifonnément défavorable chez
les Blancs. Pierre, qui pourtant appartient au monde du commerce, a de l'amitié pour Gumar.
C'est un homme intelligent qui a compris que les temps ne sont plus où la domination du Noir
par le Blanc était sans problème. Pierre a été l'objet, pour avoir soutenu cette opinion au milieu
de ses congénères, d'une décision punitive de rapatriement. Il est conscient du combat de Faye
et lui donne des conseils sincères: "Garde le fond de tes pensées pour toi. Tu te fais plus
d'ennemis que d'amis"4. Ce genre d'amitié n'est pas un cas unique dans ce roman. Le
dimanche, en général, La Palmeraie reçoit la visite des amis d'Gumar et d'Isabelle, les
1
O. SEMBENE, 0 pays, mon beau peuple, p. 37
2
Idem, Ibidem, p. 30.
3
Udem, Ibidem. p. 201.
4
Idem. Ibidem. p. 201

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
291
intellectuels amis du progrès à Ziguinchor, des employés de commerce, des médecins, un
instituteur. L'un d'eux, Joseph, un Blanc, est un ami des Africains et discute de leurs
problèmes et préoccupations avec le même intérêt et le même sérieux qu'eux-mêmes. Ses
critiques, du reste acceptées, sont constructives.
"En ce qui me concerne, dit-il, un Blanc et un Noir seraient atteints d'un même mal que
je les soignerais de la même façon, bien entendu ... Mais ce que je ne comprends pas, c'est que,
chez vous, il n'y a aucune envie de fonner une nation"l. Ceux des Blancs par conséquent, chez
qui les soucis de bénéfices et de profits ne l'emportent pas sur la vie de l'esprit et l'adhésion du
cœur aux valeurs humanistes de progrès social, de dignité humaine et de respect de l'homme,
ceux-là sont capables d'entretenir des relations amicales et de respect mutuel avec les Noirs.
Sembène s'est ainsi voulu aussi nuancé que dans Le Docker noir sur la représentation des
relations entre Blancs et Noirs.
On peut en effet reconnaître trois faisceaux de relations entre Blancs et Noirs dans 0
Pays, mon beau peuple! : celles d'abord qui concernent Isabelle et ses beaux-parents ainsi que
le reste de la communauté noire. L'on ne saurait guère y voir du préjugé racial. Les Noirs y
montrent de l'énervement ou de la surprise devant l'insolite. L'attitude ensuite des Blancs du
négoce et de l'administration. Ils sont craints et affichent le mépris pour le Noir, manifestent de
l'agressivité instinctive ou bien raisonnée à l'égard du couple fonné par Oumar et Isabelle.
Enfin, panni la trentaine d'Européens qui constituent la communauté blanche de Ziguinchor, il
y a des esprits libres et assez généreux pour adhérer aux valeurs humanistes. Ce sont ceux qui
entretiennent des relations amicales avec les Noirs et fréquentent La Palmeraie.
Sembène a représenté dans son deuxième roman qui, nous l'avons déjà dit, présente la
mise en œuvre de l'expérience acquise dans l'aventure européenne, des contacts
d'affrontements entre Blancs et Noirs mais aussi, tout comme il apparaît dans Le Docker noir et
chez Aké Loba dans la peinture de l'aventure en cours à Paris, des fonnes plus pacifiques, plus
intimes et plus amicales comme l'acceptation compréhensive du couple domino, l'invitation et
les propos de convives découvrants les consciences libres et humanistes les unse aux autres. Le
combat de son héros Oumar Faye, du fait de sa nature, donne un relief particulier aux contacts
d'affrontement (rixe, revendications, menaces) sans que la représentation des relations entre
Blancs et Noirs soit pessimiste pour le présent, encore moins pour le futur. Malgré la mort
violente d'Oumar Faye, le roman de Sembène est optimiste sur le projet du héros.
La thématique des romans de l'aventure européenne entre 1954 et 1960 ne change pas,
comparée à celle du même courant dans la période précédente, même si les œuvres présentent
1
O. SEMBENE, 0 pays, mon beau peuple. p. 118.

292
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
une nette diversité dans la peinture. Que le romancier ait choisi de montrer davantage le cadre
européen ou bien l'Afrique, l'éclairage de l'aventure du héros s'appuie sur la même thématique
globale des relations entre deux communautés, laquelle thématique se compose des thèmes de
l'amour, de l'amitié, de l'invitation et des propos de convives.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Panni les techniques du récit ce sont certainement les techniques de narration qui
distinguent le plus nettement les romans de l'aventure européenene entre 1954 et 1960. Le
traitement du temps, les variations du point de vue, les fonnes du discours concourent en effet à
cette distinction. Les techniques d'expression qui coucourent davantage au ton et à l'atmosphère
du récit établissent, par ailleurs, une différence spécifique entre ces romans. L'examen de ces
deux catégories de l'art du récit pennet à la fois d'établir l'identité d'un courant à une phase
détenninée de son développement et l'identité esthétique distincte de chaque œuvre.
C.l. Techniques de narration.
L'art de la narration dans les romans ici considérés se décrit si l'on considère le
traitement du temps, le point de vue et les fonnes du discours romanesque.
C.I.a. Le traitement du temps.
Son examen pennet de distinguer des récits totalement linéaires (Un Nègre à Paris et 0
Pays, mon beau peuple 1), des récits avec de très rares segmentations du temps (Chemin
d'Europe et Kocoumbo, l'étudiant noir) et, enfin, un récit qui évite nettement la linéarité: Le
Docker noir. Les récits entièrement linéaires apparaissent justifiés dans cette fonne de traitement
du temps, plutôt que la conséquence de l'incapacité de segmenter le temps. Un Nègre à Paris a
une structure assez lourdement épistolaire, se présentant sous la fonne d'un dialogue entre le
narrateur et celui qui est resté au pays, que Bertin tutoie et à qui il adresse la lettre. L'œuvre
n'est, en effet, qu'une seule lettre qui ne distingue pas la préparation du voyage et le voyage lui-
même du séjour à Paris. La convention épistolaire acceptée il est naturel que le traitement du
temps soit linéaire.
o Pays, mon beau peuple 1de même adopte une fonne de la fiction qui favorise le récit
linéaire. Oumar Faye, le héros, revient de la guerre européenne avec l'intention de changer
l'ordre des choses chez lui dans le contexte d'une situation coloniale. Tout l'intérêt de la fiction
porte sur cette étape de son itinéraire individuel qu'est le retour au pays et l'action qui utilise son
expérience acquise pour obtenir le changement qu'il projette. La peinture, en harmonie avec le

Partie lI. Chapitre W. Le courant de l'aventtue etuopéenne.
293
projet de Faye par conséquent, est celle de l'affrontement du personnage et des forces qu'il
trouve sur place: l'inertie de la tradition familiale, l'agressivité de Blancs irrités du couple mixte
qui entame leur prestige, les résistances d'une administration routinière, la froide cruauté de
commerçants menacés dans leurs intérêts économiques. Ces éléments de la fiction intéressent la
vie de Faye très orientée vers le quotidien des relations entre Blancs et Noirs à son retour à
Ziguinchor. Le récit linéaire n'apparaît pas un défaut d'art dans ces conditions.'
Les récits à rares fragmentations du temps décrivent des itinéraires qui privilégient la
diversité des milieux. Aki Barnabas a été séminaristes, employé de commerce, rabatteur,
professeur de latin, employé dans un hôtel. Ferdinand Gyono qui a présenté Barnabas
également parmi les gens de sa tribu pendant ses démarches pour réunir les moyens du chemin
de l'Europe, le montre avec Isidore Bendjanga-Boy dans les restaurants qui ne les tolèrent pas.
La diversité des milieux est privilégiée dans la représentation de la société coloniale par Gyono
dans Chemin d'Europe. Ainsi la vie au séminaire seule n'est pas montrée mais est évoquée en
retour en arrière. Le reste de l'itinéraire est narré de manière tout à fait linéaire; le roman donne
ainsi l'image d'un récit sans segmentation du temps. Il en est de même dans Kocoumbo,
l'étudiant noir. Le seul retour en arrière qui rompt la linéarité se constate au moment de la
rupture entre Dureandeau et Françoise l . Pour bien faire apparaître les dimensions de la
responsablilité du jeune dans les malheurs de celle qu'il a trompée, Aké Loba présente, en
contraste, l'historique de la liaison des deux jeunes gens soulignant la patience méthodique de
Kocoumbo. Il apparaît nettement que Françoise n'est pas coupable de légèreté en étant conquise
par l'étudiant chasseur de filles aux techniques très au point. Le retour en arrière a eu ainsi une
fonction d'éclairage psychologique. Aké Loba a cependanl produit un récit surtout linéaire, la
très grande diversité des milieux dans lesquels il a fait vivre Kocoumbo étant l'objet principal de
la représentation: la vie africaine au village de Kuamo d'abord, ensuite et successivement le
bref séjour chez les Brigaud, la vie d'internat à Anonon-Ies-Bains, le Quartier Latin et les
contacts avec Nadan, Durandeau et Mou. La vie de Durandeau et ses conquêtes féminines.
Tous ces sujets de peinture dans la représentation de la société ont amené Aké Loba à user
d'une technique panoramique par la concomitance des faits de vie quotidienne de Durandeau et
des autres étudiants. Le passé n'est guère montré. Les personnages vivent leur présent sans
regard en arrière, sans non plus éclairage par le passé décidé par le narrateur.
En définitive Le Docker noir est le seul roman de ce courant entre 1954 et 1960 dans
lequel le traitement du temps n'est pas principalement linéaire. A y regarder de près, cependant,
le premier roman de Sembène juxtapose trois récits linéaires: la première partie du roman utilise
la technique panoramique montrant l'écho à Dakar des événements dans lesquels Diaw Falla est
accusé à Marseille et le procès. La deuxième constitue un retour en arrière. C'est un long récit
In Kocoumbo, p. 147-149.

294
Lesformes du roman négro-africain de langue française: 1920-1976.
(soit plus de la moitié du roman) pour présenter la vie des dockers à Marseille jusqu'au crime de
Diaw. La troisième partie revient au temps du procès. Sembène a, par conséquent, utilisé très
lourdement la segmentation du temps sous la forme d'un retour en arrière aux dimensions
exceptionnellement étendues. Cette manière de traitement du temps a l'accent d'une maîtrise
insuffisante de la pratique du retour en arrière. Le traitement du temps a une lourdeur qui ne fait
pas oublier la linéarité du récit.
Le traitement du temps par conséquent, malgré sa variété formelle, peut se réduire à une
linéarité plus ou moins atténuée dans ces romans. Le déroulement des itinéraires est décrit
comme s'il s'agissait de reproduire un récit biographique attentif à la chronologie respectée des
événements. Dans les récits où l'auteur rompt ce déroulement linéaire il n'apparaît pas une
aisance affmnée dans le maniement du retour en arrière.
C.I.b. Les variations du point de vue.
De même que le traitement du temps, la variation du point de vue est un moyen du récit
sans grand relief dans les romans de Loba, Dadié, Oyono et Sembène étudiés ici. Un cas
remarquable d'unité du point de vue est celui d'Un Nègre à Paris. Tanhoé Bertin, seul, a la
parole. Dadié, dont nous avons souligné la lourde technique épistolaire, choisit l'uniformité du
propos sur Paris avant et pendant le séjour de Bertin, n'introduit que très peu le dialogue, forme
du discours qui favorise la variation du point de vue. Ainsi même lorsque Bertin parle à celui
qui est resté au pays et lui donne indirectement la parole, le point de vue est toujours celui de
Bertin.
Dans les autres romans la forme dialoguée du discours romanesque a des dimensions
qui établissent la diversité des point de vue dans la représentation. Kocownbo et Le Docker noir
réalisent un véritable théâtre dans le roman par l'importance du dialogue. Loba et Sembène
réussissent ainsi une représentation très animée de la vie des étudiants au Quartier Latin d'une
part et, d'autre part des travailleurs noirs à Marseille. Il en est de même dans le récit de
Ferdinand Oyono présentant la vie de Barnabas dans Chemin d'Europe. La diversité des
coloniaux et les appréciations qu'ils font des Noirs et du pays caractérisé par la chaleur des
tropiques, le point de vue de Dansette sur les ambitions de Barnabas pour des études en France,
la manière dont les indigènes qui encouragent Barnabas voient son avenir, toute cette série de
visions individualisées montre un art certain de faire vivre un monde et par conséquent de varier
les points de vue, surtout sur le plan psychologique, dans le récit qui en devient une
représentation de la diversité des individualités et de leurs vues personnelles.

Partie Il. Chapitre W. Le courant de l'aventure européenne.
295
C.I.c. La description ou la représentation de l'espace et les portraits des
personnages.
La description est une forme de discours plus attendue dans Un Nègre à Paris que dans
les autres romans, Bertin étant présenté comme effectuant un séjour de découverte et ayant la
curiosité d'un touriste que sa culture pousse à visiter le Paris des monuments divers. L'auteur
s'y adonne avec joie. Il décrit ce que Bertin voit au rythme de ses découvertes dans Paris. Cette
description a le caractère primesautier de la curiosité de Bertin. Sur le goût des fleurs le Nègre à
Paris décrit et juge: "La civilisation de ce pays, dit-il, peut être appelée la civilisation de la fleur
lorsqu'on voit l'importance qu'on donne à la fleur dans l'existence quotidienne. Leurs autels en
sont ornés1..."
Bertin n'est pas assujetti à l'histoire de France. Malgré l'intérêt des monuments à ses
yeux, il sait regarder et décrire avec humour et liberté une réalité moins dure que les rêves de
Pierre, le visage des femmes dans la vie quotidienne. La désinvolture amusée de Dadié-Bertin
présente ce charme de Paris: "Ce que les Parisiens ont d'admirable, dit-il, ce sont leurs yeux,
surtout les femmes; des yeux clairs aux regards tantôt durs, tantôt veloutés, des yeux par
lesquels vous croyez pouvoir lire en elles ... Des yeux qui semblent constamment regarder
l'Arc-de-Triomphe, symbole de ce qu'ils appellent le miracle français, ce miracle qui fait de
Paris une seconde patrie pour tout homme2". L'espace parisien n'est pas seulement, pour
Bertin, une surface hérissée de monuments, témoins merveilleux d'un passé conservé
également par ces autres mémoires que sont les livres et professeurs d'histoire, c'est également
un paysage humain qui charme Bertin, le Nègre à Paris: "Et ces femmes, dit-il, se font belles
pour faire de Paris un beau jardin, un jardin unique au monde par les agréments qu'il offre3".
Le regard de Bertin cependant ne se limite pas à cette vision panoramique.
Les portraits de femmes, que Bertin désigne du nom générique de la Parisienne, sont
détaillés. Ce sont surtout des portraits du visage. Le Nègre à Paris associe le portrait des
femmes à des conduites d'amour qui établissent une nette différence de mœurs avec le monde
africain. "Il faut reconnaître, dit Bertin, que les femmes ont des bouches merveilleuses. Peintes,
elles ressemblent à de vraies mûres qu'il faut cueillir très vite, avant le voisin. Elles donnent
envie de les croquer, d'en éprouver la suavité, la résistance, l'adhérence. Je comprends
maintenant les jeunes Parisiens qui les pressent, les gobent, les savourent sans se préoccuper de
l'entourage4". Le portrait dans Un Nègre à Paris est étroitement lié au ton général de l'œuvre,
au projet de propos désinvoltes sur Paris, à la volonté de s'amuser en parlant de Paris. Bernard
1
B. DADIE, Un Nègre à Paris, p. 196.
2
Idem. Ibidem, p. 183.
3
Idem, Ibidem.
4
Idem. Ibidem, p. 115.

296
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Dadié n'élabore pas des portraits individualisés pour créer des personnages. Il fait du portrait
une pièce dans l'édifice humoristique qu'est le texte relatant le séjour parisien de Tanhoé Bertin.
Le portrait et la description concourent dans Un Nègre à Paris à la représentation humoristique
d'un Paris espace pour touristes et de la visite de ce Paris par un esprit curieux, très lucide sur
la différence entre son monde africain qu'il a quitté naguère et l'univers de charme qu'il
observe.
Ce rôle du portrait s'observe également chez Aké Loba. Les personnages de
Kocoumbo, l'étudiant noir sont présentés, sur les plans physique et vestimentaire, de manière
progressive en un portrait éclaté. Il y a de rares portraits complets en un texte comme celui de
Durandeau. Dès le début du roman, nous savons que Durandeau est élégant, vaniteux, assimilé.
Son vrai nom est Koukoto mais il lui préfère Durandeau, point cacophonique, le nom de son
professeur de lettres. Voici Durandeau, au départ pour l'Europe, parmi la dizaine d'éudiants sur
le quai, faisant les cent pas: "On remarquait surtout l'un d'entre eux, dit Loba, un grand qui
tâchait de démontrer son importance par le jeu savant de ses bras. Il portait avec élégance un
complet bleu-marine qui venait tout droit de Paris. Une gabardine pendait à son avant-bras
gauche et se balançait avec désinvolture au moindre de ses gestes. Il parlait plus que les autres
et s'écoutait visiblement parlerl ..." Aké Loba a élaboré ici un portrait à marquer, à la manière de
Balzac. Tous les éléments du personnage sont en effet présentés. Ils sont de deux catégories,
physique et vestimentaire d'une part, caractériel de l'autre. Dans le reste du roman tous les faits
et gestes de Durandeau s'expliquent par le caractère déjà présenté: la mégalomanie et les
comportements de truand, l'élégance entretenue comme arme pour conquérir les filles
(Durandeau n'apparaît aux abords de la faculté de médecine que pour faire cirer ses chaussures
et donner la chasse aux étudiantes à séduire), constituent autant d'amplifications et
d'illustrations des traits de la personnalité de cet étudiant présentés dans le début du roman. Il y
a vraiment portrait à masque.
Mais Aké Loba en dehors de cet exemple, éclate plutôt le portrait des personnages en
traits épisodiquement évoqués, quand il y a portrait. Denise, par exemple, est comme
masculinisée par le militantisme, surtout sur le plan caratériel. Elle est amusée des fleurs que
Kocoumbo lui offre et c'est l'amour qui lui rend sa féminité, progressivement. Plus souvent
Aké Loba se contente de caractériser les personnages sur le plan moral ou bien, ce qui revient
au même, de montrer leurs conduites plutôt que d'élaborer des portraits. Ainsi présenté en
contraste avec Durandeau, Abdou incarne la conscience des problèmes urgents d'Afrique et le
sérieux dans le travail pour acquérir la compétence qui permettra de contribuer à les résoudre,
tandis que Douk:, le faux étudiant parasite et voleur, est présenté dans ses mauvaises œuvres, en
une série de mauvais coups dont il se rend coupable.
1
A. LOBA, Kocoumbo, p. 39.

Partie II. Chapitre N. Le courant de l'aventure européenne.
297
Le portrait par conséquent, chez Aké Loba tout comme chez Dadié, est intimement lié à
un projet spécifique de peinture. L'auteur de Kocoumbo, l'étudiant noir s'attache à peindre la
vie des étudiants mais au Quartier Latin et privilégie la diversité des situations et des
comportements plutôt que les portraits systématiques des divers personnages. Durandeau,
personnage qui émerge du lot, correspond à un besoin d'individualisation très marqué. Loba a,
en conséquence, dressé un portrait détaillé de lui, tandis que les autres personnages sont des
sommes de comportements symboliques.
Sembène de son côté use du portrait plus souvent de manière synthétique qu'éclaté.
Qu'il s'agisse de Diaw Falla ou de Catherine Siadem, de "Maman" la blanchisseuse ou de
Ginette Tontisane, d'Andrée Lazare ou de Blanche Sène, le portrait complet dès la première
présentation du personnage, réalise une technique du portrait à masque tel qu'il n'y a plus de
surprise dans le comportement du personnage par la suite. Il est toujours confonne à ce que le
lecteur sait de lui. Même l'exception confinne la règle: le portrait de Diaw Falla dans la presse
est si nettement fondé sur la prévention que le lecteur comprend aisément ce que Diaw
apparaîtra par la suite, une forte personnalité plus humaine que l'image partisane, de
dénigrement qui a été élaborée à son sujet. Du reste Sembène juxtapose, pratique deux portraits
dans la même page (26-27) sur Diaw celui de la presse et celui du narrateur. Quant à Catherine,
son portrait tend surtout à peindre les fondements de l'amour de Diaw pour elle. Celle qui aime
le docker est ainsi présentée: " ... Sa peau était d'un bronzé naturel, ses grands yeux étaient
sunnontés de sourcils bien épilés, son nez était un peu épaté, le menton pointu allongeait sa
face ... Catherine Siadem rayonnait de toute la splendeur de ses dix-neuf ans"l. A l'opposé de
ce portrait pour célébrer la beauté, celui d'Andrée Lazare souligne l'image du personnage dans
une situation d'épreuve. L'amante de Paul Sonko vient de se faire avorter. Elle est dans un
tramway : "Andrée, dit Sembène, pour refouler son envie de rendre, humait un petit flacon
qu'elle avait sorti de son sac à main. Ses joues étaient pâles, ses cheveux fous: de temps en
temps, elle reniflait. Habillée d'un jersey marron, ses hauts talons l'agrandissaient; elle était
âgée de vingt-deux ans2". De même que le portrait de Catherine Siadem crée un personnage qui
fait naître l'amour de même celui d'Andrée Lazare peint les effets de l'avortement, conduite
principale dans cette aventure de l'amour mixte qui a lié Andrée à Paul Sonko dans un contexte
défavorable.
Sembène use du portrait symbolique ou à masque soit pour créer l'identité spécifique
d'un personnage (Catherine Siadem, une belle négresse) soit pour dramatiser la narration (les
épreuves d'Andrée Lazare avortée et de Diaw dénigré par une presse prévenue contre lui) de
1
O. SEMBENE, Le Docker noir, p. 80.
2
Idem, Ibidem, p. 111.

298
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise: 1920-1976.
manière à donner le relief principal au contenu du portrait: Diaw, un monstre dans la presse et
Andrée Lazare une victime de l'amour et du préjugé racial.
Quant à Ferdinand Oyono dans Chemin d'Europe, il élabore des portraits très succints,
surtout dans un souci de dérision. Ainsi la femme de ce restaurant pour Européens et "blancs-
couillons 1" où entrent, créant la surprise, Isidore Bendjanaga-Boy et Aki Barnabas, que le
romancier appelle "une petite bonne femme vieillissante au faciès de Charles-Quint" et le patron
sont évoqués en de rapides esquisses qui soulignent avec humour leurs digrâces : "Le patron,
dit Oyono, l'homme à l'éblouissante calvitie ceinte à la base, juste entre ses oreilles décollées,
d'une modeste couronne gris-fer de cheveux soigneusement cosmétiqués, s'épongea le visage
à petites tapes puis vint nous honorer d'un speech empestant l'ail, la lavande, le whisky et le
tabac blond2..."
Le portrait des personnages par conséquent, qu'il sagisse de Sembène, de Loba de
Dadié ou d'Oyono, s'élabore rarement sous la forme d'un texte suivi, détaillé sur les éléments
caractéristiques du personnage présenté. Le souci de narration et le ton prédominant du récit
fondent le portrait le plus souvent. Symbolique dans Un Nègre à Paris, individualisé dans les
autres romans, le portrait donne chaque fois une identité au personnage avec un ton spécifique.
Rarement, il est donné d'un seul tenant. La forme la plus fréquente est l'esquisse rapide et
pittoresque. Donné en un texte étendu, il relève du modèle du portrait à masque qui fait la
synthèse des traits de caractère du personnage de telle sorte que les conduites sur le plan moral
qui sont les siennes par la suite s'expliquent par ce que le lecteur sait de lui déjà. Durandeau ne
surprend pas le lecteur par sa mégalomanie ni par les mensonges de sa vie avec plusieurs filles,
encore moins par son statut réel de faux étudiant. Diaw Falla est la même personnalité en dépit
des déformations à son sujet. Oumar Faye lui ressemble comme un frère. A côté de ces fortes
personnalités dans les univers romanesques évoqués ici, les romanciers ont créé d'autres
personnages en privilégiant les faits et gestes plutôt que les portraits. L'animation de tout un
monde l'exigeait. On ne crée pas un univers avec un grain de sable et un brin d'herbe. Les
romanciers du courant de l'aventure européenne mettent en contact un monde européen et des
Africains qui le découvrent, qui y vivent un temps de durée variable et qui s'y transforment
dans une large mesure, qu'il s'agisse de la maturité progressivement acquise ou bien de l'échec
dû à la faiblesse de la personnalité devant la force destructrice du cadre de l'aventure. Aké Loba
a créé tout un groupe de personnages représentatifs de cet itinéraire Nadan, Douk, Joseph Mou
le séminariste.
1
F. OYONO, Chemin d'Europe, p. 186.
2
Idem. Ibidem, p. 189.

Partie ll. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
299
Ce sont des personnages présentés par les événements davantage qu'en des portraits. La
création d'une atmophère de vie quotidienne, de personnages vivants ne s'effectue pas
exclusivement par la description et le portrait; le personnage acquiert vie et crédibilité
psychologique par ce qu'il fait et les événements dans lesquels il est engagé. Nadan sombrant
dans la débauche, Mou dans l'alcool et Douk installé dans une vie quotidienne de truand plus
occupé de survie que d'éthique sont présentés plus par ce qu'il font que par des portraits
organisés accordant une part à la présentation physique et une autre à la qualification morale.
De manière générale, les personnages de second plan sont présentés de cette façon dans
les romans ici considérés. Les éléments de portrait sont si éclatés que les faits et gestes
acquièrent plus de relief et donnent plus de vie à ces personnages.
C.2. Les techniques d'expression
Les romanciers du courant de l'aventure européenne appartiennent au courant de
l'académisme dans l'écriture. Même le marxiste Ousmane Sembène n'affecte pas une volonté de
traitement particulier de la langue de création. Son réalisme l'amène à user parfois de la forme
de "petit-nègre" dans l'expression en français. Le mélange du "petit-nègre" et de la forme
académique souligne par effet de contraste des deux niveaux de langue, le jeu délibéré fondé sur
le réalisme. Diaw Falla, vendant un complet à un arabe dans la rue, un après-midi de dimanche,
discute avec son client et le dialogue prend la fonne épicée d'une alternance de style soutenu et
de "petit-nègre". Voici le passage:
- Hàsma, si tu veux salam, mais ne me fais pas perdre mon temps.
- Mon z'ami, parole, z'y le veux, ton prix est trop cher. Z'y ti donne six mille francs.
- Non, huit mille ou rien, dit Diaw, reprenant le complet.
- Honia, ma parole d'honneur, j'y n'ai que sept mille francs. Suis musulman comme toi.
Valahi, Allahrabi, z'y li veux, dit l'Arabe, reprenant le costumel ".
Le réalisme qui fait méler les niveaux de langue comporte l'emploi, parfois, de termes
triviaux. Ferdinand Oyono, aristocrate sur ce point, se contente d'une initiale pour les mots
triviaux. Ane Hébrard parle avec dureté à Aki Barnabas, lui répétant souvent: "A la moindre
.
d '
f
d h
1"2
mcarta e, Je te ... . . . e ors .
Mais de manière générale, la langue dans ces romans privilégie le style soutenu. Du fait
du réalisme et de la variation du ton le mélange des registres se réalise mais l'on peut dire que
c'est avec mesure. La violence dans les propos prend la forme de l'expression directe, surtout
1
O. SEMBENE, Le Docker noirr, p. 163.
2
F. OYONO, Chemin d'Europe, p. 130.

300
Lesformes du roman négro-africain de langue française: 1920-1976.
chez les héros de Sembène, plutôt qu'elle n'introduit des termes du registre trivial. Il arrive sans
doute que Sembène aille très loin dans la peinture des milieux de la misère et que le réalisme et
la violence associés produisent un discours trivial qui se veut violent. Ainsi la discussion de
Diaw et de Juliette, sa logeuse, associe propos directs et volonté de blesser par la violence des
mots en situation: "maquereaux", "borde}"l ... Chez les autres romanciers, Loba et Dadié, le
lexique ne présente jamais cet aspect.
Bernard Dadié, dans Un Nègre à Paris, use d'une langue autrement distinguée. Le ton
assez uniforme du propos de Tanhoé Bertin est celui de l'esprit ironique. Bertin s'amuse de tout
et amuse le lecteur. Sur les hommes, les choses, il a l'expression spirituelle et ironique qui fait
la gaieté du texte du roman à chaque page. Bertin admire aussi, critique parfois son propre
monde auquel il compare celui de Paris, le monde qu'il est en train de visiter.
C'est surtout le ton qui différencie les romans étudiés ici sur le plan de la langue. L'on
peut dire que Kocoumbo, l'étudiant noir comme les romans de Sembène et comme Chemin
d'Europe à un ton uniformément sérieux, plus uniformément que le roman d'Oyono, tandis que
celui de Dadié a un ton badin et que cette différence crée celle des atmosphères dans ces
œuvres. Il y a plus de gaieté chez Dadié et Oyono que chez Sembène et Loba. C'est le résultat
d'un traitement nettement différencié de la langue de création par ces romanciers.
*
*
*
Ainsi le courant de l'aventure européenne comme le courant des mœurs s'est développé
en estuaire entre 1954 et 1960 surtout si l'on compare cette période à la précédente. Les romans
présentent une structure de voyage initiatique, une structure partielle privilégiant soit le cadre
africain (0 Pays, mon beau peuple! et Chemin d'Europe) soit l'espace de l'aventure (Le
Docker noir, Kocoumbo, l'étudiant noir, Un Nègre à Paris ), les deux groupes d'œuvres se
rangeant, du point de vue du modèle de composition, dans le drame (les œuvres de Sembène) et
la fresque (celles d'Oyono, de Loba et de Dadié) avec une égale netteté, la représentation du
cadre et la tranche temporelle de vie choisie concourant à l'identité de ces modèles de
composition de la fiction.
O. SEMBENE, Le Docker noir, p. 160.

Partie II. Chapitre IV. Le courant de l'aventure européenne.
301
Les personnages créés servent surtout le projet de révélation d'un monde aussi bien en
lui-même que comparé à un autre, les deux mondes étant l'Afrique et l'Europe dans
l'expérience de jeunes gens qui se forment au cours de l'aventure qu'ils réussissent pour les
uns et dont ils sont victimes pour les autres. Pour les premiers, il se manifeste une élévation
progressive du niveau de conscience tandis que pour les vaincus par l'aventure il s'est produit
une plongée vertigineuse dans la déperdition.
Les romanciers choisissent une thématique qui privilégie des contacts de civilisations et
révèlent par là l'ampleur des itinéraires et l'acquis de formation par le voyage initiatique. Cette
aventure est peinte avec un art de romancier organisant la narration avec une nette maîtrise et
donne vie à l'univers romanesque et à ses personnages par des procédés variés du récit. Les
romans se distinguent les uns des autres sur le plan de l'écriture par un traitement distinct de la
langue de création. JI n'y a pas, en général, de volonté d'africaniser le français dans ces
romans, la tendance d'écriture est plutôt académique. Le ton, néanmoins, établit une différence
nette après ce trait commun. Ferdinand Oyono et Bernard Dadié surtout adoptent une
expression faisant place aux traits d'esprit, à l'ironie et à l'humour qui font la gaieté de leurs
romans. Aké Loba et Ousmane Sembène sont plutôt serieux et adoptent un ton uniforme par le
style soutenu régulier.


TROI8IEME PARTIE
1960-1976


Partie III. Chapitre J. Le roman de l'aventure européenne.
305
CHAPITRE 1
LES ROMANS DE L'AVENTURE EUROPEENNE 1961-1976
La troisième période du roman négro-africain de langue française, considérée dans le
courant de l'aventure européenne, commence avec L'Aventure ambiguë (1961) de Cheikh
Hamidou Kane et s'achève avec La Nouvelle Romance (1976) d'Henri Lopès. Le corpus de
cette période, pour l'aventure européenne, révèle le développement en estuaire de la création
romanesque dans le courant de l'aventure exotique. Onze romans sont publiés dans cette veine
entre 1961 et 1976. Il s'est produit une nette diversification des origines africaines des œuvres.
Le courant en acquiert un caractère à la fois aofien et aefien., les auteurs étant soit d'Afrique
occidentale soit d'Afrique centrale et équatoriale: Cheikh Hamidou Kane, N.a.M. Faye, auteur
du roman à accent autobiographique, Le Débrouillard (1964), Saïdou Bokoum, auteur de
Chaîne (1974) et Amadou Koné dont Les Frasques d'Ebinto (1976) est en même temps un
roman d'amour, et Bernard Dadié y sont les romanciers d'Afrique occidentale. Deux congolais,
Jean-Pierre Makouta-Mboukou qui publie Les Initiés en 1970 et Henri Lopès auteur de La
Nouvelle Romance (1976), ainsi que le Zaïrois V.Y. Mudimbe dont Le Journal d'Amérique
(1975) est davantage une étude qu'un roman et deux Camerounais, Rémy Médou-Mwomo dont
le roman (1971) met l'accent sur les problèmes du mariage mixte et de la vie du Nègre en
Europe, James N'Deng Monewosso, auteur de Pris entre deuxforces (1975), roman insistant
sur l'expérience biculturelle de l'Africain en Europe, sont les auteurs du courant de l'aventure
exotique entre 1961 et 1976. Leurs œuvres constituent des variations sur le thème exotique avec
un accent plus ou moins important mis sur l'expérience d'amour dans un contexte de
connaissance insuffisante du Noir.
Les œuvres choisies pour illustrer les caractéristiques du courant exotique accordent
plus d'importance à l'expérience exotique en tant que telle et non à l'amour mixte dans un
contexte de préjugés de race.
Il convient, avant l'analyse des œuvres proprement romanesques, régulièrement
identifiables comme appartenant au courant de l'aventure européenne, de préciser pourquoi il
faut faire une place à part aux relations de voyage de Bernard Dadié, l'étude de Mudimbe,
Journal d'Amérique avec un ton distinct, appartenant à la même veine. Après Un Nègre à Paris
(1959), Dadié devient plus partiellement romancier dans ses récits. Patron de New York (1964)
et La Ville où nul ne meurt (1968) sont des relations de voyage qui entrent bien dans le courant
romanesque de l'aventure exotique vécue par des Africains partis d'Afrique, du Sud, et visitant
le Nord (Europe et Amérique). L'opposition Nord-Sud, conception de la littérature politique
d'aujourd'hui, pourrait bien servir à désigner plus justement l'aventure européenne en raison de
la direction américaine, dans ce mouvement, que Patron de New York (1964) commence et que

306
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
poursuivra le roman de Lamine Diakhaté Charlys d'Harlem. L'aventure européenne s'élargit et
devient un mouvement vers le Nord à partir du Sud. Il s'agit d'une réalité sociale avant son
reflet dans la fiction romanesque.
Le véritable roman cependant, concernant ce mouvement, demeure un roman de
l'aventure européenne. Bernard Dadié qui est l'auteur des relations de voyage se refuse
nettement à créer une intrigue, à organiser un univers romanesque de fiction. Celle-ci se situe
dans l'art de la narration. Patron de New York et La Ville où ne meurt accentuent l'aspect
d'itinéraire de touriste que présentait déjà Un Nègre à Paris (1954) qui constitue en tant
qu'œuvre narrative une époque d'hésitation entre le roman et la relation de voyage. Dadié y crée
le personnage de Tanhoé Bertin qui, obervateur et narrateur dans sa propre aventure européenne
donne à l'œuvre le relief piquant d'une expérience comparable à celle des Persans de
Montesquieu.
Dadié a créé des variations de l'expérience de Bertin en réduisant la fiction au profit de la
relation de voyage, si bien que ses deux dernières œuvres narratives gagneraient à être
considérées à part dans le courant du roman de l'aventure européenne. Après Un Nègre à Paris,
traité comme un roman à part entière dans cette thèse, étudier les autres relations de voyage de
Dadié parmi les romans à facture de fiction plus nette, c'est-à-dire comportant plus de créativité
sur l'intrigue, pourrait amener à fondre leur identité esthétique dans un ensemble qui l'accuse
d'irrégularité et la nie parce qu'elle se situe à la frontière du roman et de la prose d'analyse.
C'est pourquoi il convient de présenter l'originalité spécifique de ces deux œuvres, Patron de
New York et La Ville où nul ne meurl, où le romanesque est dans l'art du discours narratif
plutôt que dans une fiction organisée avec un cadre créé, des personnages également créés, une
intrigue qui donne fonne à une histoire. L'inconfort de l'analyse de ces œuvres est que leur nier
catégoriquement le statut de roman ne donne pas satisfaction en raison de l'élasticité des
contours du genre. Il serait également incommode, analysant Patron de New York et La Ville
où nul ne meurt en même temps et dans le même groupe d'œuvres que les fictions romanesques
pures, de devoir exprimer trop de négation à propos des diverses parties de l'élaboration
romanesque après avoir dit toute la créativité qui caractérise d'autres œuvres sur ces divers
points.
Décrivons à part, par conséquent, l'esthétique originale de ces relations de voyage dans
le courant des romans de l'aventure européenne. Dadié, qui n'y crée pas d'intrigue, leur donne
à chacune une structure de fresque. Qu'il s'agisse de Rome ou de New York, Dadié, imprégné
de l'histoire de ces pays, l'Italie et l'Amérique, observe le présent avec la conscience du passé
et voit l'évolution accomplie au fil des siècles. Attentif à l'esprit d'entreprise de l'Américain, il
pense à une fresque pour la représentation du dynamisme des hommes de son pays: "Je suis

Partie Ill. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
307
bien, écrit-il, au pays de la lutte totale ou de la réussite complète. Le milliard ou rien! Le moyen
terme frise encore l'échec. Quel cinéaste pourra en une belle fresque présenter la bataille
impitoyable des hommes pour la réussite... 1" La narration de Dadié élabore cette fresque qui est
à la fois synchronique et diachronique. L'histoire des Etats Unis d'Amérique, évoquée
épisodiquement au cours du récit, fait de Patron de New York aussi bien une fresque historique
qu'un panorama du présent de la vie américaine observée à New York. La composition présente
le même modèle dans La Ville où nul ne meurt. Dadié y est aussi bien l'observateur du présent à
la manière d'un touriste que le latiniste qui a une mémoire très fraîche de ses connaissances
d'histoire romaine.
Mais si le modèle de composition peut s'identifier à la fresque, l'affabulation se réduit
considérablement dans ces deux relations de voyage. Certes, l'espace et le temps, cadre de
l'univers romanesque, sont présents, mais Dadié se contente sur ce point de la réalité.
L'itinéraire de voyage, que la destination soit New York ou Rome, est très précis, les lieux-dits
de New York, quartiers célèbres comme Harlem, Central Park, sont nommés, ceux de Rome
aussi. Mais il n'y a guère de descriptions consistantes qui fassent du cadre celui de Dadié plutôt
que l'image de réalité rapidement observée par le touriste Dadié.
Les durées mentionnées, des séjours newyorkais et romain de Dadié également,
constituent chacune un temps de découverte suffisant pour connaître les villes au question: six
mois passés en Amérique2, au maximum une semaine à Rome, commençant la veille de Noël, le
voyageur n'ayant pu entrer dans la ville des Césars qu'avec trente mille francs et ayant quitté
l'hôtel pour une pension au bout de deux nuits. Le temps est ainsi un temps de séjour
touristique s'agissant de la durée de ce qu'on peut considérer comme les événements, c'est-à-
dire l'aventure du voyageur. Les autres éléments du temps sont des jalons imprécis. Le lecteur
sait que le narrateur de La Ville où nul ne meurt séjourne à Rome pendant la fête de NoëI3. Le
temps astral est marqué par la pluie qui s'explique par la saison et la volonté de symbolisme
chez le narrateur qui s'identifie à l'auteur.
Le temps est davantage de fresque dans Patron de New York en raison de l'évocation
plus fréquente de l'histoire des Etats Unis d'Amérique, fait de création qui entretient dans
l'esprit du lecteur la mémoire d'un itinéraire, celui du peuple de cet Etat d'émigrés fondateurs
d'une nation dans le Nouveau Monde. Le récit du séjour romain donne moins d'épaisseur au
temps passé, à l'histoire romaine comme mouvement d'un peuple dans l'histoire, tant l'accent
touristique de l'image élaborée de Rome a du relief.
1
B. DADIE, Patron de New York, Paris, Présence Africaine•• p. 66
2
Idem, Ibidem, p. 277.
3
Idem. Ibidem, p. 167.

308
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Bernard Dadié a tendu à faire de la relation de voyage un sous-genre romanesque par,
également, une espèce de refus de créer des personnages. Certes le voyageur se meut parmi un
monde et a des relations de vie quotidienne avec des personnages nommés et vivants (ainsi le
rabbin qui prend le même avion, à Paris, que le visiteur de Rome ou bien Mireille qui le reçoit
dans la pension du centre de la ville après l'hôtel "Auguste César", mais Dadié présente plutôt
des silhouettes soit nommées soit en un portrait esquissé. Il crée plutôt des êtres de raison
comme l'Américain, le Parisien, le Romain, personnages non individualisés et faits de traits
généraux caractéristiques du citoyen d'Amérique, de France ou d'Italie observés à New York,
Paris et Rome par l'humoriste Dadié.
La thématique concourt, tout comme les éléments de l'affabulation que sont l'espace, le
temps et les personnages, à faire de Patron de New York et de La Ville où nul ne meurt, dans le
courant romanesque de l'aventure exotique, principalement européenne, des œuvres non tout à
fait de fiction mais surtout d'observation rapportée d'une société visitée. L'image de l'Amérique
Etat-champignon, dans son histoire et dans la synchronie constitue l'essentiel du texte de la
première œuvre tandis que les curiosités de Rome prédominent dans le contenu de la relation du
séjour romain : les ruines de Rome, l'histoire romaine, la comparaison du Parisien et du
Romain, les curiosités diverses comme le marchand ambulant et les intérieurs de la cité du
Vatican composent une thématique décrivant aussi bien un intérêt de touriste que la
connaissance de l'histoire romaine. Sans avoir l'enthousiasme des humanistes du XVlème
siècle, Bernard Dadié visite Rome surtout en homme de culture qui a fait ses humanités et en
chrétien ironique et amusé de l'évolution de la manière dont Rome demeure le centre du monde,
du monde préchrétien d'abord, chrétien ensuite.
Les techniques du récit rapprochent Patron de New York, et La Ville où nul ne meurt de
la manière romanesque du discours, c'est-à-dire établissent par le style le statut romanesque de
ces textes. L'art de Dadié se situe, plutôt que dans la création d'une fiction, ou de situations ou
d'événements, dans l'expression qui consiste en un badinage très original et spécifique.
Profusion d'ironie, d'humour et de trouvailles diverses d'expression, cet art produit un texte
gai. Il combine des figures classiques de rhétorique et obtient avec bonheur des figures mixtes à
heureux effet de gaieté du texte. Ainsi Dadié crée des métaphores humoristiques. Content d'être
en instance de voyage pour visiter les Etats-Unis d'Amérique, il se soucie de la saison. Il va
visiter le pays en hiver; mais il se console: "c'est la dernière chance, dit-il, qu'il me faut saisir
par les orteils car il y a longtemps que les cheveux et le corps ont passé devant moi; mon esprit
carnassier qui est de bondir sur les événements étant encore embryonnaire1". Les combinaisons
de figures sont d'autant plus remarquables qu'elles sont mêlées à l'emploi de figures régulières
de rhétorique qui effectuent, elles, le renouvellement de la rhétorique par leurs contenus. La
B. DADIE, Patron de New York, p. 8.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
309
ségrégation raciale en Amérique est effet ainsi évoquée: "Il va surtout m'être donné de
contempler l'espèce nouvelle qu'est la femme américaine qui trône sur des crânes blanchis de
Nègres et de savoir comment deux fleuves peuvent couler ensemble, dans le même lit, depuis
des siècles sans jamais se mêlerl ". Le renouvellement de la métaphore est également effectué
par Dadié en introduisant l'animisme caractéristique de son monde d'origine, le monde africain,
dans l'élaboration de la métaphore. Sous la plume de cet auteur qui aime s'amuser, le sucre
devient chauvin2, l'ascenseur une gueule3 qui absorbe avec avidité, les produits américains les
reflets du "nouveau Vulcain" qui les a créés: "Après avoir visité des usines, on peut dire que
sur nombre de voitures américaines, il y a une sueur de nègre et un soupir de blanc. Et le
moteur tousse, tousse à l'exemple de ceux qui l'ont produit4".
Le texte narratif de Bernard Dadié, d'Un Nègre à Paris (1959) à La Ville où nul ne
meurt (1968), est entièrement gai. Le ton en est toujours badin. Dadié use d'une technique qui
comporte des variations d'un de ses éléments et qui consiste à évciter le ton sérieux, à entretenir
le ton humoristique par le schéma suivant: une assertion est énoncée sur le ton neutre de
l'exposé objectif, puis est immédiatement suivie d'un badinage développant l'idée émise ou
bien portant sur le même thème. Le deuxième élément de ce schéma joue un rôle euphorisant. Il
introduit la gaieté, écarte le ton sérieux ou grave et offre un bain d'humour à la réflexion.
S'agit-il de souligner la simplicité de l'Américain et l'absence de conventions compliquées dans
son comportement? L'expression de la remarque qui est une vérité d'observation fait vite place
à un badinage sur cette simplicité: "Il y a des gens qui ne savent presque jamais où et comment
se tenir. Les Américains, eux, débarrassés de tous les poids inutiles des vieilles conventions le
savent parce qu'ils peuvent tout casser et tout reconstruire en un temps record. Ont-ils besoin de
sponsors quand ils tendent à devenir celui des autres nations 1"5 Il arrive que l'assertion de
départ soit l'expression d'un fait aussi simple que les phénomènes de la nature dans une saison.
Ainsi les feuilles des arbres qui changent de couleur et tombent en automne. Le schéma est
toujours de même. Dadié donne d'abord un beau tableau de l'automne caractérisé par la richesse
des couleurs sur les arbres, la chute de feuilles et l'effet du vent sur ce tableau. Puis il s'amuse
sur le nom de cette période de l'année chez les Américains: "C'est, dit-il, la saison qu'on
appelle ici d'un nom africain : Fall. Evidemment, les compétitions autour des estuaires des
rivières sénégalaises en vue du transport de l'or, de la gomme, du morfil, de l'ébène,
demeurent tellement vivaces dans les esprits que, seul, un nom sénégalais pouvait servir à
nommer le sac et le ressac du temps"6.
1
B. DADIE, Patron de New York, p. 7.
2
Idem. Ibidem, p. 173.
3
Idem. Ibidem, p. 196.
4
Idem. Ibidem, p. 180.
5
Idem. Ibidem, p. 275.
6
Idem. Ibidem, p. 7.

310
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Il arrive que l'assertion initiale, dans le schéma de combinaison du ton neutre sérieux ou
grave et du badinage, soit une référence à l'histoire et à ses outrances d'irrespect de l'homme.
Le badinage réussit malgré tout à établir la gaieté du texte. Le génocide effectué par les nazis est
évoqué dans cette phrase: "En regardant cette Juive sur le visage de laquelle le sourire ne fait
que glisser comme l'eau sur une peau huilée, je pense malgré moi à tout ce que des amis
parisiens m'ont raconté sur la guerre d'extermination que s'étaient livrée les hommes de ce
continentl " Malgré le sérieux du fait historique auquel il est fait allusion ici le ton sérieux est
évité. Dadié s'amuse ensuite, en effet, du phénomène de la guerre chez les Européens, de sa
fréquence surtout. C'est une "sorte de jeu de quilles"2 qu'on pratique à répétition après des
moments de repos.
Quelle que soit l'assertion initiale amenant le badinage, Dadié réussit toujours à établir et
entretenir le ton enjoué et par conséquent l'atmophère de gaieté. Quelque grave que puisse être
le sujet il en est toujours ainsi: le Ku Klux Klan, la condition du Nègre en Amérique,
singulièrement la discrimination dont il fait l'objet, le dollar américain, la vérité spirituelle de
l'homme fait à l'image de Dieu, les différences entre le Romain, l'Américain et le Parisien sont
des sujets sur lesquels les idées de Dadié sont exprimées avec liberté et netteté sans qu'une
seule fois le ton de l'analyse grave et du jugement crispé apparaisse. L'art de Bernard Dadié
consiste à servir le sérieux de l'idée par l'humour de l'expression.
Les relations de voyage que constituent Patron de New York et La Ville où nul ne meurt
sont des œuvres à la suite d'Un Nègre à Paris, qui réduisent la fiction et développent l'art de la
narration, les grâces stylistiques du récit. L'essentiel de cet art consiste à produire le comique de
manière à faire du texte une espèce d'agréable plaisanterie de tous les instants. L'identité
esthétique de ces œuvres du courant romanesque de l'aventure européenne est par conséquent la
relation romancée de voyage, l'auteur n'ayant pas précisé le degré de fiction, la part précise de
réalité. Cette incertitude sur les faits racontés établit leur nature romanesque beaucoup plus que
l'organisation de l'œuvre qui ne se soucie pas de faire montre de créativité dans la présentation
des dimensions de cet univers qu'est la fiction: le cadre spatial et temporel, l'intrigue, les
personnages. Dadié a une expression artistique productrice de gaieté dans l'écriture et sa
relation de voyage se fait roman par là, non par l'organisation habituelle du roman.
Les œuvres plus régulièrement romanesques qui permettent de caractériser la production
dans ce courant peuvent se choisir en considérant à la fois la structure de voyage initiatique
présentée par la fiction, le canon de composition mis en œuvre dans cette fiction, c'est-à-dire si
le roman est un drame ou une fresque, et la richesse de l'expérience exotique décrite. Ces
1
B. DADIE, La Ville où nul ne meurt, p. 18.
2
Idem, Ibidem.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
311
critères permettent, sur la base de l'analyse détaillée des formes de quatre œuvres, de rendre
compte des caractéristiques de la création romanesque dans ce courant pour la période
considérée. L'avantage de la démarche est d'éviter de multiplier les exemples identiques qui
obligeraient à des dimensions matérielles qui ne serviraient pas davantage la valeur
démonstrative de l'analyse.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS
L'Aventure ambiguë (1961), Les Initiés (1970) La Souche calcinée (1973) et Chaîne,
une descente aux enfers (1974) constituent dans le courant exotique les éléments d'un corpus
dont l'analyse permet d'indiquer toutes les caractéristiques du roman de l'aventure européenne
entre 1961 et 1976.
Le modèle de composition autant que le thème principal établissent une distinction entre,
d'une part, Les Initiés de Jean Pierre Makouta-Mboukou et, d'autre part, les trois autres romans
à analyser en détail. Les Initiés est un drame spirituel dans un contexte d'aventure exotique. Il
faut analyser ici séparément le roman drame et les romans qui sont des fresques. La
disproportion numérique des œuvres illustrant les deux modèles de composition fait que
l'identité du roman drame risque d'apparaître moins nettement si tous les éléments de son
identité esthétique, au lieu d'être présentés dans un même texte, sont analysés en même temps
que ceux des romans fresques.
"Les Initiés", un drame.
Ce roman de l'aventure européenne vécue par un jeune Malgache, Rarimanari, est un
plaidoyer, à fort accent didactique, pour une éducation soucieuse des exigences de la
personnalité naissante. Rarimanari a été élevé par sa mère et par l'Ecole du Dimanche dans la
confession luthérienne. Son séjour européen est marqué par une émancipation brutale de
l'enseignement religieux reçu, sans renoncement à la foi et aux valeurs religieuses. L'accident
d'une grossesse dans ses relations avec Rosine Lareault, une étudiante française, et la décision
d'avortement exécuté en Suisse, le remords éprouvé très intensément par Rarimanari, l'accident
mortel de la circulation dont Rosine est victime au moment où les deux amants semblaient au
bout de leur épreuve ont eu raison de l'équilibre et de la vie du jeune Malgache. Le roman,
assez didactiquement, se termine par des réflexions du héros sur son éducation.
La construction du roman, un récit tout à fait linéaire des relations d'amour entre
Rarimanari et Rosine Lareault, présente une saison en France d'un étudiant malgache
d'éducation austère et qui ne réussit pas son adaptation au milieu. Le drame de la double mort
des amants est vécu en une année universitaire. Ce temps tragique est nettement perceptible

312
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
dans les réflexions de la mère de Rosine lorsque la grossesse étant constatée, la décision
d'avortement prise, la jeune fille se rendant en Suisse écrit à ses parents: "Cette fille doit avoir,
déclare Mme Lareault, quelque garçon dans son esprit. Elle a passé toutes les vacances de Noël
là-bas. A Pâques elle n'est venue que pour deux jours. Et maintenant que nous l'attendions, la
voilà partiel". La grossesse de trois mois est constatée après les examens, c'est-à-dire environ
en juin. Le voyage et le séjour à l'hôpital (cinq jours) ont une durée d'au maximum une
semaine. Le reste des vacances est vécu dans la solitude par Rarimanari. Il s'est ainsi produit un
temps de désœuvrement et d'inquiétude pour le jeune homme qui se demandait "comment
finirait cette tragédie2". Après l'avortement et cette espèce de délai de grâce dans les épreuves
imposées par le destin, l'on pouvait attendre une issue heureuse. Mais la vie spirituelle de
Rarimanari ne pouvait s'accomoder d'une telle solution. Le jeune Malgache luthérien s'éprouve
criminel. Son histoire devient tragédie par l'acharnement du destin. Le drame au sens théâtral
du terme fait place à la tragédie. Comme si Dieu punissait les coupables de l'avortement, il
s'ajoute à la mort du fœtus, successivement celles de Rosine et de Rarimanari. Les convictions
religieuses, le destin ou Dieu ont créé une tragédie tout à fait classique par ce caractère vain des
efforts des personnages. Le destin a mis en œuvre une mécanique de mort par le jeu du péché
de chair et de l'aspiration spirituelle à la pureté. La mort était la solution dans cet univers où la
spiritualité exigeante et les aspirations humaines à la vie posent un problème de forme de vie
que n'a pas réussi à résoudre, dans la sauvegarde de la vie, le héros d'éducation religieuse
rigoureuse.
Le cadre spatial de cette aventure n'est pas aussi précis que le temps comme durée des
événements. Les lieux sont simplement nommés; ils ne sont pas décrits: Antsirabé est le
monde de l'enfance et de l'éducation chrétienne, Paris le monde de la liberté au moment du
passage de l'adolescence à l'âge d'homme. Rarimanari y vit dans des espaces symboliques de
la vie sage: l'office des étudiants, le restaurant universitaire, les amphithéâtres, la bibliothèque,
les salles d'études, sa chambre dans un immeuble, aucun de ces cadres de travail ou de vie en
général n'est décrit. Il en est ainsi de la clinique Vedron en Suisse, du "Café anglais", place de
Grennette3". La raison de ce caractère pour ainsi dire abstrait de l'espace est que l'itinéraire
présenté est spirituel. Rarimanari passe d'une enfance marquée par une forte empreinte
d'éducation religieuse et de vie spirituelle intense à un âge d'homme dans un contexte de liberté
qui constitue une forte tentation d'option libertaire de vie. Le premier contact du jeune Malgache
luthérien avec l'espace universitaire de Paris est un choc violent pour la sensibilité du jeune
homme. Il n'était guère habitué à voir le spectacle d'amoureux s'abandonnant à leur passion en
plein air, sans souci des autres, sans pudeur.
1
J. P. MAKOUTA-MBOUKOU, Les Initiés. Yaoundé, clé, 1970, p. 75
2
Idem, Ibidem, p. 78.
3
Idem, Ibidem, p. 79

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
313
Le temps et l'espace concourent différemment à présenter le drame d'un itinéraire
spirituel marqué par la victoire de la tentation sur le modèle de conduite antérieur à la vie
parisienne du héros. Le temps est un temps de tragédie par son caractère mesuré pour une
évolution très rapide et qui ne réussit point et l'espace, comme cadre de liberté, d'absence de
regard qui sanctionne les comportements, d'intimité fréquente en des solitudes à deux entre
Rosine et Rarimanari, favorise activement le succès de la tentation
Les personnages créés concourent, comme l'espace et le temps, à composer l'itinaire
spirituel et à expliquer la complicité de toutes les forces qui organisent la vie du héros qui
évolue au cours de son aventure exotique.
Rarimanari lui-même est caratérisé au début du récit par l'importance de sa conscience
spirituelle qui, tout naturellement, conduit en lui une vie simple et vertueuse. Il n'est préoccupé
que de ses études, les scènes de vie libertaire le choquent. Il est passionné de discussions sur la
religion a des vues rigoristes. L'on comprend aisément que, même dans la phase qu'on peut
appeler de son adaptation à la vie parisienne, il ait gardé des convictions religieuses très
puissantes sur son équilibre individuel. Après sa première nuit d'amour avec Rosine il éprouve
du remords bien qu'il adhère à ce qu'il veut bien appeler le bonheur véritable. De même après
l'avortement décidé en commun avec Rosine, il se considère comme un criminel. Rarimanari,
en succombant à la tentation ou bien, si l'on veut, en s'adaptant à la vie parisienne, est resté
l'homme de ses convictions spirituelles. Son itinéraire est ainsi l'histoire de la perte fatale de
l'équilibre individuel qui est intellectuel et spirituel.
Rosine Lareault est le symbole de l'attrait de la vie pour Rarimanari. Jean Pierre
Makouta-Mboukou ne développe pas de portraits. Il déclare l'attrait physique, dont la beauté,
qui lie les jeunes gens qu'il présente comme des amoureux: l'étudiante et son amoureux que
Rarimanari voit s'embrassant passionnément Boulevard Arago, Rosine et Rarimanari lui-même
sont des figures symboliques de l'attrait de la vie et de la tentation de l'amour. Rosine est un
personnage dont le rôle de tentatrice (c'est elle qui prend les initiatives devant la timidité
virginale du jeune Malgache luthérien), est en harmonie avec la réalité, dans le monde de
l'aventure exotique de Rarimanari, de la jeune fille émancipée, vivant, par suite des nécessités
de ses études supérieures, loin de ses parents, décidant de sa vie et de ses relations en toute
liberté. Seul, un personnage ainsi conçu et créé était de nature à permettre l'évolution du jeune
luthérien.
Tous les autres personnages sont symboliques d'attitudes, de comportements et
d'opinions qui favorisent l'adaptation de Rarimanari à la vie parisienne telle qu'elle s'est
effectuée. Rouatsira et Rantsoua, les grands amis malgaches de Rarimanari sont presque

314
Les formes du roman négro-africain de langue française: 1920-1976.
toujours accompagnés respectivement de Françoise et Nicole. Mlle Zézer, sa logeuse, est
souvent absente quand Rosine vient; et quand la grossesse apparaît le Docteur Balloud, le
gynécologue suisse, n'a pas de problème conscience. Il lui suffit d'avoir des signatures qui
prouvent la libre décision de sa cliente. Même un personnage à la vie spirituelle très proche de
celle de Rarimanari, Mme Corry, "cette dame très chrétienne, foncièrement protestante"l,
facilite les choses au jeune luthérien à qui l'on avait dit, lors de son baptême, "tu ne danseras
point"2. Les discussions avec Mme Corry aident Rarimanari à avoir de la morale et de la danse
une conception moins viciée par le sens du péché. Il pourra ainsi évoluer dans le sens suivi par
ses amis Rouatsira et Rantsona, mais il conservera toujours, nous l'avons déjà dit, ses
convictions religieuses rigoristes. De là son drame spirituel.
La thématique des Initiés de Jean Pierre Makouta-Mboukou, tout comme les éléments de
l'affabulation que sont le cadre spatial et temporel, les événements et les personnages, concourt
à organiser un drame de vie fondé sur les conceptions religieuses. La vie des étudiants à Paris
est en effet présentée de manière tout à fait particulière, en rapport avec le projet d'élaboration
d'un itinéraire spirituel. De là l'importance de thèmes secondaires comme l'évolution que subit
l'étudiant étranger à Paris et les œuvres sociales des âmes charitables dont profitent les étudiants
sans famille en France et la culture religieuse du héros, Rarimanari le Malgache luthérien.
L'évolution décrite dans la vie des étudiants est celle d'étudiants étrangers, Rouatsira et
Rantsona précisément, les amis de Rarimanari, comme lui originaires de Madagascar, mais dont
il dit, en constatant la différence qui le sépare de ses amis que rien ne choque dans les
comportements libertaires impudiques dans les rues de Paris, qu'ils ne "sont plus Malgaches;
ils sont véritablement Parisiens3". Le contenu de cette évolution est d'abord que "l'habitude
avait émoussé la sensibilité dont l'éducation malgache les avait dotés4". C'est ensuite la liberté
de mœurs, nullement provocante dans le contexte parisien vécu du reste, dont font preuve
Rouatsira et Rantsoua, amants de Françoise et de Nicole. Cette liberté est une adaptation sans
remords à un contexte de vie, l'adoption d'un mode d'existence caratérisé par la joie de vivre
sans volonté affichée d'agression de l'éthique. Mais ce contenu simple et plausible n'est pas
aisément admis par Rarimanari en raison des effets de sa culture religieuse. A chaque moment
de pression de l'entourage pour qu'il change de conception et d'attitude Rarimanari entend
l'écho de mots que sa culture religieuse fait surgir. S'agit-il d'inviter Rosine au bal? Ses amis
malgaches satisfaits d'avoir vu à la piscine leur compatriote avec une jolie "petite" l'encouragent
et insistent pour qu'elle soit parmi eux avec Rarimanari au bal. Mais la conscience du jeune
luthérien veille "et la fameuse réponse de Joseph à la femme de Putiphar se [fait] plus nette dans
l
J. P. MAKOUTA-MBOUKOU, Les Initiés, p. 27.
2
Idem, Ibidem, p. 28.
3
Idem. Ibidem. p. Il.
4
Idem, Ibidem, p. Il.

Partie II. Chapitre II. Le roman de mœurs modernes
213
plus réalisée que la rigueur souvent intraitable (c'est le cas avec le père de Medza) est en
contradiction avec la naissance de la personnalité individuelle et de ses exigences.
Mais les personnages de jeunes ne sont pas unifonnément en rébellion même dans
Mission terminée. L'image de la jeunesse de Kala le montre bien: ce sont des personnages
d'un monde heureux, gais eux-mêmes, aimant s'amuser, dont les jeux de prédilection sont le
jeu de la balle, sport violent, les baignades à la rivière et la beuverie au débit de boissons,
devisant et dansant en même temps. Zambo, le fils de Marna, cousin de Medza, fonne, avec
ses amis des jeux au stade ou à la rivière, un groupe de joyeux compagnons qui se distinguent
à peine les uns des autres. Zambo est le plus fort, au physique, de tous les autres. Ils se
distinguent chacun par un sobriquet pour rire: Albert Bidzo dit Yoannès le Palmipède,
Petrus-Fils de Dieu, Abraham le Désossé, ou par une certaine poésie omanastique comme le
nom. Endongolo et aussi Bikokolo le nom du sage du village de Madza.
Les Blancs.
La peinture des mœurs entre 1954 et 1960 s'intéresse aussi aux relations entre Blancs
et Noirs dans la société coloniale et les romanciers créent des personnages blancs qui, par
leurs activités, concourent à montrer le mouvement d'évolution de la société africaine vers une
modernité qui est à la fois celle des idées èt conceptions, de l'activité économique aussi. Ainsi
le personnage de Robert dans Afrique, nous t'ignorons! ami du "père Guimous", parlant la
langue du pays, il s'illustre dans l'achat du cacao des paysans par la brutalité de ses rapports
avec les clients et une solide réputation de voleur dans son travail. Les Blancs de Kézzaé
n'ont pas èle meilleures mœurs du reste: le "commandant, l'administrateur de la ville ... cet
orgueilleux, aime un peu trop les filles du pays" et est "sans allure", Roger, le directeur de la
C.F.A.O. est impulsif et sans vergogne, Walker, directeur de la R.W. King est flegmatique et
férocement raciste ... Dupont, directeur de l'école officielle, est bon maître mais "ne croit en
aucun Dieu1".
Dans Tante Bella les images de Blancs sont plus furtives. Les personnages sont des
silhouettes d'officiers de l'armée coloniale allemande, comme le père d'Olga, fille métisse de
Bella.
La création des personnages concourt à montrer, sur un temps de mutations de toute
sorte, sociales, politiques, spirituelles etc, la société africaine dans ses mœurs anciennes aussi
bien que dans celles qui sont vécues pendant ces mutations, en particulier dans les relations
avec les nouveaux membres de la société, les Blancs dans l'action de colonisation et dans
l'activité marchande.
Benjamin MATIF, Afrique. nous t'ignorons 1, p. 55.

214
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
Les héros de J'innovation ou du progrès.
Le mouvement d'évolution de la société est provoqué et animé par des personnages qui
font figures d'incarnations de la nouveauté dans les mœurs de la vie de la société. Individus ou
couples, ils sont symboliques du progrès et introduisent par la signification de l'itinéraire, les
idées développées, la manière de les représenter dans la vie quotidienne, un accent de
didactisme dans le roman. Dans Tante Bella le fait est très en relief. Grospieds, le narrateur, est
l'auteur lui-même dont les activités sociales concernent l'émancipation de la femme. Joseph
Owono est l'auteur, avant Tante Bella, d'une Etude sur le mariage dotal dans le Cameroun
français. Il s'est représenté lui-même sous les traits de Grospieds qui, dans le roman, mène les
mêmes activités en faveur de la femme et pour son émancipation et sa modernité. Accentuant le
didactisme, mais avec une meilleure grâce, Joseph Owono a créé le couple des Chambert et
montré ces époux et leurs enfants, leur vie quotidienne, le cadre familial de cette vie, leur
maison, de quelle manière une vie conjugale qui respecte la femme et la rend heureuse
s'organise et se réalise. L'amour est présenté comme le ciment solide de cet édifice de la
raison, de la volonté et du cœur. Les Chambert sont un couple domino. Ce qui laisse entendre
que, par delà les races, l'amour fait des couples solides et heureux. Owono introduit un
discours didactique sur la question sous forme de scène en abyme, lorsqu'il fait discuter des
femmes avec Mme Chambert, chez elle, sur les problèmes de la vie conjugale et la manière de
les résoudre avec bonheur.
Le couple formé par Kanga Koné et Astou Diaby dans Les Inutiles de Sidiki Dembélé
est identique, par la valeur symbolique et le didactisme du symbole, au couple formé par les
Chambert dans Tante Bella. La victoire sur la tradition et ses pesanteurs est ausi
impressionnante dans cette mésalliance au regard de la coutume que dans la constitution résolue
d'un couple domino en société coloniale.
Avec les exemples constitués par l'héroïne de Fadimata la princesse du désert et Sodji,
personnage de David Ananou dans Le Fils du fétiche, le didactisme est plus discret. La
violence faite à la tradition par Fadimata apparait en définitive une manière de préserver la
tradition aussi, celle de la continuité familiale des maîtres de la palmeraie de Télemsi. L'énergie
de sa décision et le succès de sa manière de se faire engrosser indiquent assez nettement
cependant que, pour la princesse, il faut savoir bousculer la tradition au besoin, pour mieux
servir la tradition. Sodji est un personnage dont la vie est plus didactiquement symbolique du
progrès. Polygame, il est malheureux et vit un calvaire quotidien panni la kyrielle de problèmes
que lui pose la coexistence de ses épouses. Enfin monogame, il connait le bonheur. On ne
saurait dire plus lourdement une condamnation de la polygamie.

Partie Ill. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
315
son esprit"l. Aux scrupules de Rarimanari Rantsona répond par un raisonnement qui fait
référence à la culture religieuse de son ami. Séjourner à Paris, y danser se justifient
parfaitement. Il s'agit de dire comme Paul: "Lorsque je suis à Corinthe, je suis Corinthien". Et
Rantsona continue: "Nous sommes maintenant en France. Agissons comme les Français, ou
plutôt comme les chrétiens de l'Eglise Réformée de France et dansons. Demain, lorsque nous
rentrerons chez nous, nous ferons comme les luthériens de chez nous"2. Malgré la sagesse de
ces conseils Rarimanari entendra la voix de sa mère à l'instant des avances de Rosine. Elle
désirait un baiser sur les lèvres. Ils étaient seuls, les rues désertes : "Comme un vague
souvenir, la fameuse phrase de Joseph devant la femme de Puatiphar lui revint. Mais elle fut
moins forte encore que les conseils de sa maman. Il regarda autour de lui. Personne"3. La force
des scrupules fondés sur l'enseignement religieux diminue progressivement chez Rarimanari. Il
satisfait Rosine et leurs relations se font régulières. Ils se livrent à leur passion réciproque.
La conscience religieuse, néanmoins, demeure en éveil et Rarimanari, dont le
comportement change, garde ses scrupules. Après sa première nuit d'amour avec Rosine, il vit
la perte de sa virginité comme une faute. Son esprit est occupé par cette phrase de la Bible: "Le
salaire du péché c'est la mort"4. Il ne réussira pas à dominer ce scrupule. De là sa mort en
définitive.
La culture religieuse du héros, responsable de sa personnalité profonde, est la raison
principale du drame dans Les Initiés, de la diférence profonde entre le héros et ses amis
malgaches, étudiants dont la vie ignore le drame intérieur de Rarimanari. Cette différence se
situe au niveau de la conception de la vie et de son harmonie avec la foi religieuse. Rarimanari
est passé, à la faveur du milieu dans lequel il a vécu son aventure exotique, de l'ascèse
rigoureuse prolongeant la virginité du jeune homme à la plongée dans la joie de vivre, étant
amoureux d'une jeune fille amoureuse possessive. Cette distance prise avec les
commandements de la morale religieuse enseignés par la mère du héros est en définitive
sanctionnée par le destin.
Les œuvres sociales offertes aux étudiants étrangers par des âmes charitables de Paris
concourent à une vie parisienne d'épanouissement de ces étudiants dont Rarimanari. Mme
Corry et Mme Bideau sont les figures sympathiques de femmes qui organisent et offrent de
telles œuvres. Au-delà de la volonté bienfaisante de permettre à ces jeunes de bénéficier de la
chaleur d'une vie de famille, de temps en temps, dans le quotidien de la vie parisienne souvent
caractérisé par la solitude, il y a aussi le net souci d'aider chaque étudiant à vivre une vie
1
J. P. MAKÛUTA-MBÛUKÛU, Les Initiés, p. 24.
2
Idem, Ibidem, p. 25-26.
3
Idem. Ibidem, p. 45.
4
Idem. Ibidem, p. 45.

316
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
moderne à partir de l'éducation qu'il a reçue. Si, chez Mme Bideau, l'esprit est plutôt laïc, chez
la luthérienne Mme Corry l'on peut discuter de religion et c'est ce qui aide Rarimanari.
La thématique des Initiés est par conséquent caractérisée par la convergence de ses
éléments vers l'éclairage de l'itinéraire de Rarimanari. Jean Pierre Makou-Mboukou a élaboré
un ensemble de thèmes qui ont permis non seulement l'exploration de l'intériorité de son héros
mais son opposition éclairante aux autres personnages de sa condition d'étudiant.
Les techniques du récit dans Les Initiés sont d'une simplicité extrême. La narration
parfaitement linéaire ne présente d'autre fait remarquable que la fiction du narrateur informé par
hasard de l'histoire racontée et qui l'écrit pour la faire connaître. Ce narrateur est d'identité
imprécise, bivalente précisément. Rarimanari sur son lit de mort a amené l'infirmière à
demander un "étudiant malgache ou africain"l. Celui qui s'est présenté est ainsi devenu le
narrateur de l'histoire du jeune Malgache: "Rentré chez moi, explique-t-il au dernier chapitre,
après avoir accompagné Rarimanari à sa dernière demeure, j'entrepris la rédaction de ces notes
destinées à sa mère''2.
Le récit très vivant réussit aussi bien les dialogues d'étudiants bien élevés s'exprimant
avec grâce et vivacité dans un style soutenu, les dialogues de la même qualité de registre entre
Rarimanari et les membres de la famille Corry, Gisèle et sa mère, que les dialogues d'intimité
entre Rarimanari et Rosine ou les propos très professionnels tenus par le Docteur Balloud à
Rosine sollicitant l'opération d'avortement. La haute tenue de l'expression va de pair cependant
avec une réelle variation du ton. Mais la gaieté n'est jamais vulgaire et le registre jamais trivial
dans Les Initiés.
Le roman drame qu'est celui de Makou-Mboukou, si original par ailleurs dans le courant
de l'aventure européenne, Les Initiés, est une œuvre qui se distingue par son modèle de
composition, une histoire tragique racontée de manière à constituer un roman à crise, sa
thématique qui accorde une si grande importance à la vie spirituelle, l'itinéraire présenté étant
celui d'un effort d'adaptation à la vie moderne qui échoue, le héros, comme Samba Diallo de
L'Aventure ambiguë, n'ayant pas réussi à concilier le rigorisme luthérien à accent local avec la
vie parisienne moderne. L'écriture des Initiés, académique, privilégie, en parfaite harmonie
avec la distinction d'éducation des personnages créés, le registre soutenu.
1
J. P. MAKOUTA-MBOUKOU, Les Initiés, p. 82.
2
Idem. Ibidem, p. 83.

Partie 11/. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
319
abandonne ses études et vit dans la misère, effectuant divers petits travaux pour survivre, se
livrant à des amours dégradantes d'abord, puis à des liaisons plus périodiquement stables. Le
mouvement général du récit est ainsi caractérisé par l'alternance de faits dominants distincts: les
amours de Kanaan Niane avec diverses filles et des activités artistiques ou sociales au profit des
travailleurs noirs. Quatre filles principalement occupent la vie de Niane, successivement: Anna,
Sylvie, Sana Arr qui a laissé l'empreinte la plus profonde (le problème blessant des castes
s'oppose au mariage des jeunes gens) et Maia, la fille noire de la diaspora.
La peinture de la vie parisienne des immigrés noirs privilégie l'accumulation des
événements révélant des violences exercées sur les Noirs par racisme, des violences anti-nègres
ayant pour cible les foyers où vivent les Noirs, leurs dortoirs pourrait-on dire, appelés
Archinard, Galliéni, Faidherbe, etc. Ils sont brûlés par des bandes qui vivent l'impunité
effective. Les actions de protestation et de revendication des Noirs sous forme de
manifestations sont violemment réprimées. Il y a souvent des morts. La coordination en est
malaisée en raison de la multiplicité des organisations qui ne s'entendent pas toujours.
Le roman a privilégié la représentation de la vie nocturne de Kanaan Niane à Paris. Le
cadre en est à la fois une chambre, l'espace du métro, la rue, et les restaurants populaires des
travailleurs noirs: Le Cailcédrat, le Coucou, La Poule d'or, House 2000, Le Crazy, Chez
Josepha, La Paillotte, Le Perchoir d'Haïti. Les Noirs, hors des lieux de travail, vivent entre eux
et en ces espaces de distraction et de restauration.
Les relations entre Blancs et Noirs sont peintes avec le net souci de révéler des odyssées
individuelles tout aussi bien que la forme de tolérance ou de haine raciale qui caractérise la
société d'accueil des immigrés noirs. L'itinéraire d'Adama, les relations entre le Parti
Communiste Français et les travailleurs (un mélange de racisme et de soutien), la violence du
racisme anti-nègre fertile en crimes crapuleux, la lutte organisée des Noirs pour être acceptés et
vivre tranquilles dans la société d'accueil constituent les traits saillants des relations entre Blancs
1
il'{'
et Noirs.
Le roman de Saïdou Bokoum, par conséquent, présente un voyage initiatique
entièrement limité à l'étape du séjour européen et ce séjour qui constitue la fiction a la forme
d'une fresque montrant, par la vie quotidienne et ses caractéristiques, les conditions de séjour
en France des immigrés noirs, intellectuels mêlés par les activités sociales à la vie des
travailleurs et les travailleurs eux-mêmes.
Les trois romans de la troisième période (1960-1976), dans le courant de l'aventure
européenne sont par conséquent des fresques. Malgré la violence dans Chaîne il y a plutôt

320
Lesforrnes du roman négra-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
fresque que drame dans cette œuvre; une journée de manifestations vigoureusement réprimées
ne modifie pas la nature d'une composition de la fiction montrant la vie quotidienne des
travailleurs noirs en France. Quant à L i:\\venture ambiguë et à La Souche calcinée, l'aspect de
fresque y est beaucoup plus évident, non en raison d'une absence de concentration dramatique
mais surtout pour le déroulement d'une partie de vie: l'enfance, l'adolescence et la majorité du
héros, organisées en un cursus scolaire et universitaire en liaison avec la perspective d'une
action sur les mutations sociales en cours.
Les fictions présentées dans les trois romans sous formes de fresques sont deux
voyages initiatiques complets et une forme partielle de voyage initiatique, Chaîne, où le premier
cadre, celui de la vie africaine n'est évoquée que furtivement à la faveur de la brève présentation
de l'itinéraire d'Adama et de celui des parents d'Anna Arr.
B L'AFFABULATION ET SES ELEMENTS.
L'identité spécifique de chacun de ces romans fresques s'établit si l'on considère les
trois éléments de l'affabulation produisant la fiction que sont le cadre spatial et temporel et les
personnages qui vivent et agissent dans ce cadre.
B.l. L'espace.
1
Le cadre spatial est triple du fait de la structure de voyage initiatique. Le premier cadre
J~
de vie des personnages engagés dans l'aventure européenne est naturellement l'Afrique, leur
pays. Les romanciers n'ont pas tous accordé une part importante à la présentation de ce premier
cadre de vie du héros. L'Aventure ambiguë est l'œuvre dans lequelle la vie africaine est
l
présentée avec le plus de détails. Cheikh Hamidou Kane fait vivre un Diallobé traditionnel
i1
agressé par le fait colonial. Dans cette vie, l'espace du dehors prédomine. Qu'il s'agisse du
"foyer ardent" ou l'école coranique, de l'itinéraire quotidiennement suivi par les disciples de
Thierno pour mendier leur nourriture (ils vont de maison en maison et chaque fois s'arrêtent à la
cour intérieure), des réunions à l'occasion des délibérations par lesquelles les Diallobé veulent
prendre une décision sur l'école, l'espace du dehors est toujours le cadre, simple et austère,
sans attrait particulier; au contraire s'agissant du "foyer ardent" la réalité des bûches ardentes et
l'usage qu'en fait Thierno pendant qu'il enseigne accentuent l'austérité du cadre. Même la
beauté1 de la nature au coucher du soleil maintient la nature austère de l'espace du dehors.
!"i1
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, D.G.E. p. 71.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
321
Les intérieurs sont aussi simples et austères que les espaces du dehors. Chez le chef des
Diallobé et concernant le bureau de Lacroix et du Chevalier, père de Samba Diallo, les intérieurs
ne sont pas décrits. Ils se réduisent à leur aspect fonctionnel.
La caractéristique générale d'austérité du cadre est complétée par une impression de
mystère créée par l'espace du cimetière où Samba Diallo se rend la nuit et le bruit du Fleuve que
l'on entend sans qu'il soit présenté autrement. Le cadre concourt ainsi à la représentation d'un
monde de spiritualité musulmane où il n'y a ni luxe ni porte, où la vie ascétique de sages et de
croyants dominent l'existence quotidienne.
Le premier cadre de vie africaine dans La Souche calcinée n'est pas aussi détaillément
présenté que dans L'Aventure ambiguë. Les localités sont plus précises certes et sont nommées
plutôt que décrites (Koliaklo, Sakassou, Béoumi, Korhogo, Abougourou, Djémokho 1,
Katiala2) mais il n'y a pas de présence nettement appuyée de l'espace comme dans la
représentation du Diallobé. Le cadre vaut, dans La Souche calcinée, comme une image de
l'espace rural, un monde de la forêt et de la vie de brousse, loin des centres urbains comme
Bingerville et Abidjan.
Cette image, furtive pour ainsi dire, de la vie africaine est également le phénomène
caractéristique de l'espace premier dans Chaîne. La vie rurale à Krikona et la vie urbaine à
Dakar, évoquées très rapidement par Adama présentant son propre itinéraire, au Cai1cédrat, à
Kanaan Niane, sont des images rapidement élaborées et nécessairement partielles. Adama
confie à Niane : "J'ai encore de la famille à Krikona, mais presque tout le monde a fui. J'ai
beaucoup de frères et sœurs, tous travaillent aux champs. Mais moi j'ai dû partir à Ndakarou.
J'ai vendu du lait au marché de Sandaga3". L'espace du dehors dans les images d'Afrique
concourt à montrer les hommes et les femmes au travail plus qu'à composer une atmosphère
caractérisée avec précision. Le marché et les champs sont nommés; ils ne sont pas décrits.
En l'opposition avec la représentation succincte de la vie africaine et en conséquence de
l'esquisse du cadre de cette vie, point de départ pour le voyage initiatique, le cadre deuxième
dans les trois romans analysés ici est plus largement présenté. Dans L'A venture ambiguë
l'espace est parisien; mais comme le héros est casanier à la manière de l'étudiant Sidia dans
Mirages de Paris, l'espace du dehors apparaît très peu. Il se réduit aux abords de la Sorbonne
où, à la sortie des cours, des militants communistes distribuent des tracts. Samba Diallo a
l'attention d'un habitué des lieux pourr des présences de travail. La bâtisse n'est donc pas
décrite. La rue est certes animée mais Samba Diallo la perçoit de manière tout à fait particulière.
1
D. OUSSOU-ESSUI. La Souche calcinée. p. 27.
2
Idem. Ibidem, p. 28
3
S. BOKOU, Chaîne, Paris, UGE, 1974, p. 196.

322
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Il Yrencontre des objets avec lesquels il ne communique pas: "Ces rues sont nues, percevait-il.
Non, elles ne sont pas vides. On y rencontre des objets de chair, ainsi que des objets de fer. A
part cela elles sont vides. Ah ! on y rencontre aussi des événements. Leur consécution
encombre le temps, comme les objets encombrent la rue .. .t" L'expérience européenne de
Samba Diallo est si intellectuelle, si cérébrale que la nature, l'espace du dehors, a très peu de
présence. Il est cependant une image unique de cet espace du dehors qui revèle une évasion rare
des intérieurs d'étude. Samba est avec son amie Lucienne, au grand air, et vit des instant d'un
réel bonheur dans lequel le cadre a son importance. Voici les deux amis: "Soudain, au milieu
du courant, Samba Diallo cessa de ramer et s'adossa confortablement. En face de lui, à l'autre
bout de la barque, Lucienne, étendue, le visage au soleil, paraissait dormir.
Il aspira l'air longuement, s'étira, regarda le ciel et sourit2."
Le cadre n'émerveille cependant pas Samba Diallo ; il suscite ses regrets du pays natal.
Le cadre est un élément de comparaison. Samba Diallo plutôt de s'abondonner à la nature
environnante en éprouve une excitation qui libère l'expression de son regret. Il préfère à la
nature environnante celle du pays natal qui lui procurait des satisfactions d'enfance qu'il
voudrait retrouver. Il confie à Lucienne: "J'aurais voulu que la chaleur du soleil s'adoucît
soudain, que le ciel bleuît un peu plus, que l'eau du fleuve courût plus vite et fît plus de bruit.
L'univers, tout autour, devrait scintiller. Lucienne, n'est-ce pas possible? Quand j'était enfant,
j'étais maître de cela. J'obtenais des matins neufs dès que je le voulais. Et toi ?3" La nostalgie
empêche Samba Diallo de jouir intensément de la nature. L'espace du dehors à cet instant
cependant est nettement distinct de la rue et de ses objets de fer ou de chair, mais son rôle dans
l'expérience de vie du héros demeure modeste.
Les intérieurs sont beaucoup plus fréquents dans L'Aventure ambiguë qui, du fait de la
nature très intellectuelle de l'expérience, privilégie naturellement les cadres du travail intellectuel
et de la distraction d'intellectuels aussi: la chambre d'étudiant, chez les Martial, chez les Pierre-
Louis, le café des rendez-vous et discussions intellectuelles surtout, malgré des avances de
Lucienne et Adèle aussi amoureuses de Samba Diallo l'une que l'autre. Aucun de ces intérieurs
n'est décrit. Les personnages sont présentés mais ce qui prédomine surtout c'est la parole. Qu'il
s'agisse de l'invitation chez les Pierre-Louis ou bien avant celle-là l'invitation de Samba Diallo
chez les parents de Lucienne, les propos de table, la caussere qui tourne vite en discussion
animée constituent l'essentiel de la création du romancier dans ces scènes présentées. L'espace
du dedans est essentiellement un cadre propice au contact humain, loin de l'animation sans âme
de la rue.
l
S. BOKOU, Chaîne, p. 140.
2
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 156.
3
Idem, Ibidem, p. 156.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
323
Denis Oussou-Essui et Saïdou Bokoum présentent le même traitement de l'espace
européen que Cheikh Hamidou Kane. Certes, à la manière d'Aké Loba dans Kocoumbo
l'étudiant noir, l'auteur de La Souche calcinée diversifie les localités, Kango Lagou vivant
successivement à Epernay, à Caen et à Paris. Mais l'essentiel de la fiction a pour cadre Paris et
l'espace parisien dans ce roman comme dans celui de Kane et celui de Bokoum est caractérisé
par une plus grande importance accordée aux intérieurs qu'à l'espace du dehors. Kango Lagou
et Kanaan Niane ont chacun une vie parisienne d'homme immigré de condition mooeste, ayant
des soucis de survie et de travail, d'insertion acceptée dans la société d'accueil. L'espace du
dehors est pour eux très peu de chose. Le rythme de vie "métro-boulot-dodo" est pratiquement
le leur quand ils ont du travail. Le temps libre n'est que très rarement consacré à la sortie en
plein air. Kanaan Niane et la deuxième dans l'ordre des filles qu'il a aimées, Maïa, ont vécu une
semaine de vacances aux Sables d'Olonne, en pension dans un petit "village-vacances famille l ".
Le grand air de la plage est le cadre de ce bonheur vécu différemment. Niane explique: "Tous
les matins, Maïa et moi nous nous rendions à la plage. Elle allait nager toute seule et moi j'allais
me perdre dans le brouhaha des estivants. Je ne savais pas nager. Nous restions au bord de la
mer jusqu'à la tombée de la nuit, puis nous nous promenions à travers la ville dont les collines
me rappelaient un peu San Francisc02". La nature et son aspect aux différents moments du jour
concourrent au bonheur des amants estivants. C'est ainsi que le tableau de la plage entre cinq
heures du matin et le lever du jour est une curiosité que, sur l'initiative de Maïa, les deux
amants ont tenu à observer: "Le petit "village-vacances-famille"... dormait encore, dit le
narrateur, sous l'ombre des sapins. La ville aussi. Et à la plage, les sapins ressemblaient à des
fantômes pétrifiés là par la fraîcheur de la bise matinale3..."
L'espace du dehors n'est pas toujours ainsi, n'a qu'une fois cet aspect gai et de
concours au bonheur du héros dans Chaîne. Le plus souvent c'est un cadre inquiétant où la
liberté dont use Niane l'amène à subir des agressions. La rue, en effet, est très fréquemment un
cadre de violences, d'affrontements lors de manifestations. C'est pourquoi son calme même
devient inquiétant pendant les journées de trouble. Ainsi la rue du Départ. Niane la présente:
"Dehors. Rue du Départ. Tout paraît normal. Le pont Masséna est toujours à sa place4." Et
Niane et ses amis commentent:
"- Moi, je crois que ce sont des fachos, des provos. C'est les mêmes qui ont dû incendier
"Colonies" dit Zébraine.
- Ou des fanatiques nègres. Il y a eu trop de confusion ces temps-ci, ajoute Kandé.
- Tout est foutu!
- Oh! doucement le chabin, tu vas attirer l'attention !...5"
1
S. BOKOU, Chaîne, p. 226
2
Idem, Ibidem.
3
Idem, Ibidem.
4
Idem. Ibidem. p. 246.
5
Idem, Ibidem.

324
Lesformes du roman négra-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
Les images plus quotidiennes de la rue sont caractérisées par l'animation qui prend un
aspect particulièrement cosmopolite en fin de semaine. C'est le cas de la rue Faidherbe. Niane
ajoute: "Il y a des tas de petites rues comme ça dans ce quartier, qui jouent entre elles, à saute-
mouton sous l'ombre et la veillée pâle des réverbères et des enseignes honteuses de ce quartier
où l'on se croirait à la fois à Harlem, à Belcour, ou quelque part dans une réserve du
Transvaal". Ce monde des petites rues où Nègres, Portugais et Espagnols se côtoient parmi
d'autres immigrés constitue une périphérie de l'espace civilisé disposant des moyens publics
commodes de transport: "Mais enfin, voici après les Pyrénées, dit Niane, la rue d'Avron. Et
c'est la civilisation. Métro Maraîchersl ". L'espace du dehors présente des aspects contrastés. Le
phénomène se note dans le logement des immigrés. Les intellectuels amis de Niane se détachent
des travailleurs par l'aspect extérieur et intérieur de leurs logements: "Prince et Sylla habitent
un vrai château dit Niane, rue du Départ. Villa. Etage. Grandes chambres (séparées !). Salles de
bain au premier. Cuisine, salon au rez-de-chaussée. Téléphone: Il faut être Prince pour trouver
cela à Paris2". Ce passage de Chaîne permet une transition sur les observations concernant
l'espace pour passer des caractéristiques de l'espace du dehors à celles des intérieurs. L'espace
du dedans prédomine dans la vie parisienne des humbles comme Kanaan Niane et Kango
Lagou, le héros de La Souche calcinée. Ces intérieurs sont divers et diversement caratérisés
quand ils sont décrits. De manière générale ce sont des réduits servant de chambres sinon des
dortoirs. Lorsque, comme chez Zebraine, la petite pièce a servi de chambre à des occupants
successifs, tous des Noirs, c'est "le style du désordre3" qui change mais pas le désordre lui-
même. Les murs sont encombrés de posters et d'objets d'art africain. Voici la chambre de
Zabraine : "Les masques et les figurines de bois font des simagrées à l'intention de Lumumba,
Malcom X, Martin Luther King. Grimaces de morts. Ce qui reste des murs est encombré
d'estampes de l'artisanat de Dakar ou de Bamako, de cartes postales (les mêmes qu'on trouve
dans toutes les chambres d'étudiants africains et représentant la même négresse offrant ses seins
au touriste), enfin de grandes pages de déclarations messianiques sérigraphiées de tel ou tel
héros-martyr de l'Afrique ou du Tiers Monde4".
La chambre de Niane qu'il appelle son "bric-à-brac" présente un désordre spécifique et
des parfum qui rappellent l'amante qui a directement précédé Maïa dans les amours de Niane.
Maïa veut désinfecter la chambre en raison du parfum. Sa jalousie cependant est capable
d'ironie. Maïa présente les odeurs de la pièce : "Je sens du Madame Rochas, du Coryse
Salomé, Liliane France, décidément, elle était smart !5".
1
S. BOKOU. Chaîne. p. 133.
2
Idem, Ibidem, p. 152.
3
Idem. Ibidem, p. 145.
4
Idem. Ibidem.
5
Idem. Ibidem, p. 239.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventwe ewopéenne.
325
La peinture des intérieurs est plutôt rare chez Bokoum aussi bien que chez Oussou-
Essui. Ils sont, du reste, prosaïques et signalent les conditions modestes de vie sinon la misère.
Le plus souvent ils sont nommés. Ainsi les lieux de restauration et de distraction, les boîtes de
nuit et restaurants. Bokoum en nomme six mais ne les décrit pas: Le Coucou, House 2000, le
Crazy, La Paillote, La Poule d'Or, Le Perchoir d'Haïti.
Le cadre est par conséquent très intimement lié aux conditions de vie des personnages
dans les romans de l'aventure européenne chez Cheikh Hamidou Kane, Denis Oussou.-Essui et
Saïdou Bokoum. Leurs personnages, étudiants ou travailleurs noirs immigrés en France, vivent
dans des conditions matérielles précaires, travaillent irrégulièrement, logés sommairement et
souvent dans des réduits sans luxe. La vie casanière est exprimée par un espace du dehors assez
limité: la rue, l'espace du métro et très rarement le grand air de la plage. Kanaan Niane et ses
amis de la troupe de Kotéba ont la chance, à une période donnée, de bénéficier de contrats leur
permettant "de voyager à travers toute l'Europe: Allemagne, Danemark, Suède, Espagne etc!"
Ces localités, nommées plutôt que décrites, ne constituent pas une variation précise du cadre.
Ce qui en est précis est qu'elles constituent des espaces d'épanouissement par le commerce de
l'art théâtral et une forme d'évasion qui éloigne des réduits dans lesquels les acteurs du Kotéba
vivent à Paris, dans le roman de Bokoum.
Les intérieurs sont sommairement décorés, quand ils le sont, et donnent l'impression,
par le silence du romancier qui ne les décrit pas le plus souvent et par le nombre des personnes
qui y vivent ou s'y succèdent au fil des années, de ne constituer que des dortoirs pour de
rapides heures de sommeil. Quand il s'agit d'une chambre d'étudiant comme celle de Samba
Diallo, l'intérieur est un milieu de silence pour le travail, tandis que, s'agissant des intérieurs de
chez les Martial et les Pierre-Louis, l'espace est un abri de la parole et n'apparaît que comme tel.
B.2. Le tem ps
Le cadre temporel est certainement l'élément de la fiction qui établit le plus décisivement
la forme de fresque dans les trois romans analysés. L'Aventure ambiguë présente un itinéraire
scolaire et universitaire. Chacune de ces étapes peut être évaluée approximativement, la datation
des événements étant celle d'un romancier dont les jalons temporels sont vagues plutôt que celle
d'un historien. Samba Diallo commence sa formation par des études coraniques à sept ans2•
L'âge de ses débuts à l'école primaire dans "la petite ville de Ln n'est pas précisé mais la
scolarité primaire dure cinq ans et le cursus suivant, conduisant au baccalauréat, sept ans. L'on
peut donc dire que lorsque Samba Diallo commence ses études supérieures à Paris il a aux
1
S. BOKOU, Chaîne.
2
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 22.

326
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
moins dix-neuf ans. Or, lors de l'invitation chez les Pierre-Louis, Samba Diallo répond à une
question de Pierre-Louis sur les études qu'il fait: "J'achève une licence de Philosophie1". La
vraisemblance permet, du fait que le cycle pour la licence à l'époque concernée comprend quatre
certificats de licence après la propédeutique, une année d'étude pour l'obtention du Certificat
d'Etudes Littéraires Générales, de dire que le temps des études supérieures de Samba Diallo
aboutissant à la licence de Philosophie est au moins de trois ans. Le héros de L'A venture
ambiguë est par conséquent présenté par le roman à partir de l'âge de six ans. Il a au moins
vingt-deux ans dont seize ans d'études primaires secondaires et supérieures, à la fin du roman.
Le temps dans L'Aventure ambiguë est un temps de formation, de mutations aussi bien
de la société que des personnages. Le Diallobé qui connaît, avec l'itinéraire de Samba Diallo,
l'époque de la formation de ses fils à l'étranger chez les vainqueurs a vécu les affrontements de
la colonisation violente. Un tel temps est un temps de fresque.
La durée est également un temps de fresque dans La Souche calcinée et Chaîne. Kango
Lagou a un itinéraire de formation assimilable à celui de Samba Diallo, avec cette différence
qu'il a été handicapé pour l'entrée en Faculté, du fait que ses études secondaires ne se sont pas
achevées. Il a suivi la voie de la capacité en droit et a terminé ses études supérieures par une
licence en droit qui, pour l'époque évoquée, nécessite quatre ans d'étude. Lagou doit être
considéré comme ayant à peu près le même âge que le héros de Chaîne. Niane après quatre
années d'études supérieures a tout abandonné et s'adonne à une vie de misère matérielle et
morale. Il a alors trente ans2. La vie parisienne, que son existence quotidienne permet de faire
voir, celle des immigrés noirs, est présentée sous forme de fresque autant par la diversité de ses
aspects que par la durée choisie pour les événements. Ceux-ci se composent de drames
juxtaposés et qui font la fresque en des scènes diverses qui sont, soit de vie quotidienne dans le
temps de la narration, soit des rappels dans la présentation d'itinéraires faisant connaître le
passé de personnages comme par exemple Anna, Adama et Maïa.
Le temps est ainsi un temps de mutations des individus et de la société, un temps non de
la concentration dramatique dans la présentation des situations et drames vécus, mais de
l'écoulement coutinu des événements avec des périodes successives de grande intensité
émotionnelle pour les personnages et le lecteur: ainsi les événements de manifestations des
immigrés et les violences répressives qui le plus souvent les accompagnent. Cette catégorie
d'événements n'existe que dans Chaîne. L'Aventure ambiguë et La Souche calcinée déroulent
plus paisiblement des vies et font voir, autant que les mutations sociales, la formation de jeunes
1
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 144.
2
S. BOKOU, Chaîne, p. 164.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
327
gens dans le long délai des cursus universitaires aboutissant à la qualification de licencié ès-
lettres ou bien ès-sciences juridiques.
n.3. Les personnages.
La création des personnages dans les trois romans de cette troisième période du courant
de l'aventure européenne a servi le projet de représentaion des sociétés d'origines des héros de
cette aventure européenne. Sans doute la représentation du premier cadre de vie n'a-t-elle pas la
même importance dans L'Aventure ambiguë, La Souche calcinée et Chaîne, la forme du
voyage initiatique, nous l'avons déjà dit, étant complète dans les deux premiers romans et
partielle dans le troisième. Mais par l'histoire des personnages racontée en retour en arrière, le
premier cadre de vie apparaît dans Chaîne aussi, non seulement sous la forme d'images
globales comme la vie rurale en Guinée ou des scènes de marché à Dakar, mais sous la forme
de personnages dont la vie permet par ses détails, au romancier, de présenter la société. Kanaan
Niane est guinéen, bien que comme son ami Kam il n'aime guère cette manière d'identification.
Comme Kam il préfère être considéré comme Africain. Par les personnages créés Chaîne fait
connaître davantage Doumbélane (Le Sénégal) que la Guinée. Sana Arr est originaire de Saint-
Louis. Sa mère, Mme Arr, est la fille d'un Blanc, descendant d'un armateur bordelais, le
capitaine de Snelgrave dont la famille faisait "les beaux temps à Saint-Louisl ". La famille Arr, le
père et la mère de Sana, "Tata Gette" qui élevait Sana et Claudia pendant que Mme Arr faisait
des études à Paris, consituent un petit monde, un groupe familial par lequel le roman évoque
l'aspect cosmopolite de Saint-Louis du Sénégal.
Saïdou Bokoum crée d'autres personnages pour montrer un autre cadre d'origine des
héros de l'aventure européenne, les Nègres de la diaspora venus à Paris après avoir quitté les
Antilles. Maïa "fille des Indes noires" est originaire de Fort-de France. L'évocation de sa
famille jette une lumière sur cette partie de la "France d'Outremer" pourvoyeuse de
fonctionnaires coloniaux, monde à la vie sexuelle libre aussi. La mère de Maïa vit avec un
planteur Béké. "L'hataïre noire2" et l'homme qui l'entretient sont de moralité peu
recommandable. Le "tonton" de Maïa a manqué de la violer un jour faute d'avoir pu courir plus
vite qu'elle dans la broussaille d'un morne à Fort-de-France. Le roman familial de Maïa
ressemble singulièrement au roman familial de Sana Arr par les mœurs dissolues qui sont
présentées. Maïa et Sana Arr qui se distinguent, de même que les autres amantes de Kanaan
Niane, Anna et Sylvie, par l'importance de la vie sexuelle, sont mieux comprises du lecteur
après la présentation du roman familial. Les personnages de mère et de père présentés, les
grands-pères comme de Snelgrave sont des incarnations de forces dionysiaques qui donnent
1
S. BOKOU, Chaîne, p. 179.
2
Idem. Ibidem, p. 230.

328
Lesformes dJ.l roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'idée d'une certaine hérédité à la manière de la Phèdre de Racine, fille de Minos mais surtout de
Pasiphaé.
Qu'ils soient de Saint-Louis, de Fort-de-France ou de la Guinée rurale (les frères et
sœurs d'Adama), les personnages du premier cadre de vie des héros de l'aventure européenne
dans la Chaîne éclairent la vie européenne de ces immigrés.
Mais au-delà de cet éclairage particulier les localités de la diaspora sont liées aux
immigrés nègres à Paris de manière plus générale, plus en rapport avec les problèmes de l'exil
et de la situation biculturelle. La famille de Pierre-Louis dans L'Aventure ambiguë, Pierre-Louis
lui-même, son épouse Adèle, ses deux fils, le capitaine Hubert et l'ingénieur Marc, sa petite-
fille Adèle, fille d'Hubert vivent diversement la situation d'exil. La perte des racines africaines
paraît fonder davantage leurs regrets que l'éloignement d'Haïti. Leur insertion dans la société
d'accueil n'est pas un problème aussi grave que celui des Africain. La petite Adèle a plutôt des
problèmes d'amour sans support définitifs, beaucoup plus que de racisme sérieux. Cheikh
Hamidou Kane a créé ces personnages surtout pour faire discuter de la situation d'exil en
rapport avec le bonheur, en rapport aussi avec les relations entre les Noirs et la société
d'accueiIl, monde d'une spiritualité spécifique par la part de plus en plus réduite, selon le
sentiment de Samba Diallo, de la spiritualité dans la vie active et de spéculation intellectuelle.
Les personnages du cadre de vie initial chez Denis Oussou-Essui et Cheikh Hamidou
Kane sont plus nettement en liaison avec la représentation du monde africain. Oussou-Essui
s'attache surtout à donner une idée de la vie morale en rapport avec les études à l'école
moderne. L'auteur de La Souche calcinée fait connaître à son lecteur essentiellement les amis
de son héros Kango Lagou, ses condisciples comme Barotélémi et Gohi-Bi Tra dit Bigger, les
figures de sa famille comme Mana Kolia, ancêtre de Kango Lagou, Kouadio, son frère aîné ...
L'éclairage sur l'itinaire de Kango Lagou l'emporte sur la présentation d'une société dont les
traits caractéristiques généraux sont esquissés par l'identité des personnages : vie rurale
s'opposant à la vie dans les centres urbains, mouvement de faveur pour l'école et départs pour
l'Europe aux fins d'études.
Cheikh Hamidou Kane donne un aspect plus grave à la société africaine, premier cadre
de vie du héros, insistant sur la liaison entre la conquête coloniale et les études à l'école
française qui aboutissent à l'aventure européenne. La représentation qu'il fait du Diallobé,
symbole de la société africaine agressée par le fait colonial, s'appuie principalement sur la
création des personnages. Il a créé un monde de sages, de philosophes réfléchissant sur des
mutations en cours, vécues avec inquiétude par l'ensemble du Diallobé mais surutout par ses
chefs, serviteurs de César ou de Dieu: le Chef des Diallobé, cousin de Samba DiaIlo, Thierno,

Partie IIl. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
329
son maître de Coran, La Grande Royale, sa cousine, le Chevalier, son père et le fou. Face à ces
personnages Paul Lacroix, collègue du Chevalier avec qui il discute sur un haut niveau de
philosophie, est un personnage qui permet de figurer la situation coloniale. Ses enfants Jean et
Georgette face à Samba Diallo figurent la deuxième génération de coexistence entre coloniaux et
colonisés.
Cheikh Hamidou a créé des personnages qui permettent de montrer la spiritualité
musulmane et son importance dans la vision du monde et la vie quotidienne au Diallobé. Les
personnages sont des ascètes. Thierno ne vit que par la parole divine véhiculée par le Coran
qu'il enseigne. L'intensité de sa foi est telle que la moindre défonnation en prononçant les mots
du livre sacré le fait sursauter et exercer des sévices sur l'élève responsable du lapsus. Ascète
uniformément sérieux dans la vie quotidienne, ses rares sourires se constatent lorsque le bruit
de ses articulatipns signalent la discipline rigide à laquelle il soumet son corps, ou bien lors de
spéculations profondes en des moments d'intense inquiétude. Thierno est alors très détaché des
embarras des hommes et exerce la réflexion avec aisance et une réelle satisfaction. Les hommes
inquiets interrogent le chef des Diallobé sur la décision qu'ils doivent prendre d'envoyer ou non
leurs enfants à l'école des Blancs. Le chef consulte Thierno. Il répond, énigmatiquement,
interrompant une réflexion sur la pesanteur comme obstacle de la pensée: "Dites leur qu'ils sont
des courgesl ". Le romancier ajoute: "Le maître réprima un sourire. Généralement, l'espièglerie
de sa pensée l'amusait. Le chef cependant attendait, sachant par habitude quel fonds il faut faire
aux sautes du vénérable''2. Le maître explique en présentant les deux phases du développement
de la courge: acquisition de poids et résorption, vacuité. Le maître, partisan d'une sagesse de
l'apesanteur, de la haute spéculation spirituelle, ne veut pas répondre à la question des "courges
du Diallobé", aux hommes de prendre leurs responsabilités. Le maître ne veut être qu'ascète de
l'Islam.
Les autres personnages sont également des sages: le chef et le Chevalier sont comme
Thierno, des ascètes de l'Islam. La Grande Royale considère que son frère n'est pas un chef
mais un sage. Samba Diallo, aussi observateur que sa cousine, constate: "Mon père ne vit pas;
il prie." C'est en cela du reste qu'il est profondément différent de Paul Lacroix, esprit
rationaliste qui ne croit pas à la fin du monde. Leurs discussions sont aussi animées que
profondes et d'une haute distinction.
La Grande Royale, personnage de synthèse qui incarne à la fois la tradition épique de
son monde et l'empreinte islamique importante sur le fonds culturel préislamique, est une figure
imposante, une femme d'autorité et de décision, plus à l'aise dans l'exercice du pouvoir que
1
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 43.
2
Idem. Ibidem.

330
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
son frère le chef des Diallobé. C'est elle qui décide le Diallobé à accepter l'école nouvelle sur la
base d'un projet d'une remarquable hauteur de vue: aller apprendre chez les vainqueurs l'art de
vaincre "sans avoir raison".
Le fou est un personnage qui sert au romancier à montrer, par l'exemple, l'ambiguïté de
l'aventure européenne. Avant Samba Diallo il s'est rendu en Europe, où il a vécu l'expérience
dangereuse de la grande folie des hommes, la guerre. Il en est revenu désarticulé, sur le plan de
l'esprit surtout. Il est dément. Homme des gestes et du silence, il devient un flot de paroles
quand on veut l'écouter. C'est pourquoi le maître est son ami. Il est gai quand il interroge:
"C'est vrai, tu veux que je te dise ?" Et c'est alors un long récit montrant sa perception de
l'Europe. Personnage moderne par cet aspect de son contenu, le fou est également un
personnage contribuant à révéler la société traditionnelle caractérisée par la spiritualité islamique
ou Diallobé. Il ne conçoit pas qu'on ne prie point quand c'est l'heure et ennllie Samba Diallo
revenu de France avec tant d'individualisme que la moindre parcelle de comportement grégaire
l'irrite. TI n'accepte pas qu'on lui dise de prier. De là la possibilité du geste fatal du fou d'autant
plus tragique que Samba Diallo ne refuse pas la foi qu'il voudrait éprouver aussi intensément
que pendant son enfance.
Samba Diallo le personnage principal est, dans la première partie du roman surtout, un
être exceptionnel. Il est un rejeton remarquable de la noblesse de Diallobé, une des graines dont
ce pays faisait ses chefs, remarqué par Thierno qui a personnellement demandé à être son
initiateur sur la voie de Dieu alors que, d'habitude, on le sollicite pour qu'il accepte de prendre
un enfant pour cette tâche. C'est une faveur d'être son disciple. Thierno a distingué la bonne
graine en Samba Diallo lorsque le jeune cousin du chef des Diallobé avait six ans. Devenu
disciple de Thiemo, Samba Diallo se révèle en effet un prodige par la maîtrise des versets
appris, une correction du comportement qui en impose, une nette propension à exalter les
"valeurs de mort". C'est déjà un personnage de Thiemo en petit, tant l'enseignement du maître,
la rigueur de sa pédagogie et sa manière singulière de marquer son affection particulière pour un
disciple ont eu de l'effet.
Au Diallobé et dans la "petite ville noire de L", Samba Diallo est le croyant proche de la
nature qu'un coucher de soleil émeut jusqu'aux larmes. Cette sensibilité associant l'attention à
la nature et une foi profonde est comparable au caractère magique de l'univers d'enfance qui se
perd naturellement avec l'âge. Samba Diallo à Paris devient celui qui a perdu l'intensité de ce
bonheur d'enfance assimilée à l'harmonie de la foi et de la nature. Lecteur de Pascal en terre
d'Afrique, il mène des études pour une licence de philosophie à Paris. Habitué à l'analyse, il dit
avec sincérité les mutations profondes qu'il sent en lui-même, son appréciation de sa société
d'accueil et s'émeut de la moindre intensité de sa foi comparée à ce qu'elle était dans sa vie au

Partie IIJ. Chapitre J. Le roman de l'aventure européenne.
331
Diallobé. Outre sa foi il n'y a pas de problème plus grave qui intéresse Samba Diallo. De là ses
divergences de vue avec son amie Lucienne sur les problèmes d'Afrique. Curieusement Samba
Diallo qui était envoyé à l'école nouvelle pour s'instruire de "l'art de vaincre sans avoir raison"
privilégie les problèmes spirituels. En réalité le sujet de prédilection du héros de L'Aventure
ambiguë est étroitement lié au problème du choix de modèle de société et par conséquent de
synthèse de civilisation dans la situation biculturelle qui est la sienne. Samba Diallo ne réussit
pas sa synthèse. Peut-être la nouveauté qu'il allait constituer au Diallobé, celle d'une conscience
indépendante, c'est-à-dire sans conduite grégaire, était trop prématurée pour être admise,
comme était impossible le retour à l'état de la foi aussi intense que le bonheur de l'univers
magique de l'enfance. L'échec concerne les deux objectifs. Samba Diallo n'a pas réussi sa
synthèse parce que la vigueur avec laquelle il s'est heurté à la réalité que Dieu n'est pas un
parent sensible au chantage ne lui laissait aucune chance. L'instrument de Dieu, le fou, rappelle
aux hommes et à Samba Diallo (tragiquement) que la créature n'a pas de prise contraignante sur
le Créateur.
Les personnages créés pour la représentation du cadre européen sont divers. Cheikh
Hamidou Kane les a conçus et leur a donné vie pour éclairer l'aventure de Samba Diallo. Les
Martial en effet, le père, pasteur protestant et la fille, militante communiste, constituent à la fois
la vie spirituelle distincte de celle de Samba Diallo et l'option de l'athéisme, deux pôles
symétriques de vie qui plongent Samba Diallo dans l'aventure spirituelle diverse de son siècle et
qui ont pour effet l'affirmation plus rigoureuse de sa différence spirituelle, surtout dans les
discussions entre Lucienne et l'homme du Diallobé.
Les Pierre-Louis contribuent à éclairer l'autre aspect de la conscience de Samba Diallo :
l'expérience de la situation d'exil. La diversité d'opinions sur la question et la distance quelque
peu ironique avec laquelle l'ingénieur Marcl considère la nostalgie des valeurs de mort éprouvée
par Samba Diallo montrent bien que les hommes de la diaspora noire n'ont pas une vie
spirituelle à Paris, comparable à celle d'individualités noires comme Samba Diallo, fils du
Diallobé.
Denis Oussou-Essui et Saïdou Bokoum donnent aux personnages créés dans le cadre
européen le rôle, certes, d'éclairage du héros sur la diversité humaine mais aussi et surtout
d'information sur le sort de la communauté noire à Paris, qu'il s'agisse des étudiants ou des
travailleurs immigrés. L'auteur de La Souche calcinée (1973) a été influencé dans la création
des personnages par son compatriote Aké Loba, auteur de Kocoumbo, l'étudiant noir (1960).
Le personnage d'Akona ressemble comme un frère à Durandeau par son comportement
préjudiciable à Kango Lagou. Il a négligé de faire parvenir à Lagou, au collège d'Epernay où il
1
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 162.

332
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
est en pension, le mandat de cent mille francs que M. Elert devait à son compatriote Lagou qui
attendait cet argent pour payer sa pension et sa note d'hôpital. M. Elert rappelle M. Gabo,
personnage de Kocoumbo, l'étudiant noir. Les personnages d'étudiants ont pennis à Denis
Oussou-Essui de présenter les difficultés des plus humbles parmi ces héros de la quête du Graal
moderne, la science; les séjours de Lagou en province, ses relations avec Gohi-Bi Tra dit
Bigger sont des circonstances créées par le romancier pour montrer la présence dispersée
d'étudiants noirs vivant en France des conditions matérielles de vie et d'études très souvent
difficiles. Dans cette masse les sages et courageux qui ne perdent ni leur courage ni l'objet de
leur quête sont rares. Kango Lagou est de ceux-là. Comme Kocoumbo il mène à bonne fin ses
études et décide de rentrer au pays, considérant, à l'époque de l'indépendance et après la mort
de sa mère que c'est ce qu'il a de mieux à faire.
Saïdou Bokoum choisit de montrer, par la création des personnages de l'espace
parisien, la diversité d'origine des Noirs. La communauté noire de Paris dans Chaîne est aussi
diverse que ce qu'elle était dans Mirages de Paris (1937) d'Ousmane Socé. Les personnages
sont, certes, originaires des colonies d'Afrique Occidentale française en majeure partie (du
Sénégal appelé Doumbélane et de la Guinée plus précisément), noirs des Antilles aussi: Maïa
est originaire de Fort-de-France. Adama a eu un itinéraire impressionnant de femme de chambre
et d'artiste, de la Guinée à Paris en passant par Dakar et Londres. Dans la capitale britannique la
transfonnation du personnage par l'aventure atteint le stade étonnant de l'infanticide fondé sur
le souci de survivre. Bokoum qui explique la perte de la beauté par Adama adopte une
désinvolture qui est sans doute un écran pour l'émotion: "Elle avait même fait des bouts de
film, dit-il, un mariage en règle avec un toubab. Et un petit voyage à Londres juste après. C'est
encore juste après ce petit voyage que le mari toubab avait demandé le divorce et l'avait obtenu
aux torts de la guenon-adultère à qui il ne restait plus qu'à balancer l'avorton café-crème dans la
Tamisel ".
Après la diversité des odyssées vécues par les personnages de femmes, surtout Maïa et
Adama, la recréation de la vie artistique africaine caractérise la création des personnages.
Bokoum donne vie à des travailleurs immigrés, certes, mais il insiste autant sur leurs aptitudes à
procurer à eux-mêmes en groupe d'abord, à des milieux de la société d'accueil ensuite, les
agréments de l'art qui leur font vivre mieux que la chaîne des gestes professionnels dans les
entreprises. A côté de Makan qui sait si bien ce qu'endure l'ouvrier spécialisé ("la bouche ne pé
pas dire, dit-il. Ze chanté: ze te fabriqué, ti me fabriqué ... 2"), il Ya Kouyaté qui fait parler les
instruments et pennet de vivre malgré la grisaille des conditions de vie. Avec Kouyaté, Diafodé
dit Mazicien, dit encore Fodé Marseille, Ségou dit Plifort, Zoumanigui le sanglier, James le
l
S. BaKOU, Chaîne, p. 197.
2
Idem. Ibidem, p. 132.
;'
_ - .
J

Partie 1II. Chapitre J. Le roman de l'aventure européenne.
333
phacophère composent un groupe d'artistes qui se distingue du groupe des intellectuels en
relations avec ces humbles immigrés et les instances qui se chargent de la défense des
immigrés, Zebraine dit Zab, Kam, Kafing, Pogba, Prince, Sylla et Kanaan Niane dit Le Calao,
le personnage principal du roman rappeolons-Ie.
La communauté noire à Paris est remuante dans Chaîne qui privilégie le regard sur les
immigrés et leurs problèmes. Par opposition aux personnages noirs dans tous les autres romans
de l'aventure européenne, ceux de Chaîne font l'objet d'un rejet actif. Le racisme se fait
entreprenant et criminel alors que, dans les autres romans, il est plus humoristiquement évoqué
et n'a pas la violence manifestée dans Chaîne. Les personnages d'immigrés, les intellectuels et
responsables divers des mouvements pour l'intégration des étrangers se font actifs aussi. De là
la différence de type de personnages noirs ou blancs de second plan. Kanaan Niane dans ce
contexte diffère des personnages principaux habituels de l'aventure européenne. Il fait figure de
vaincu par l'aventure. Le retour n'est pas envisagé. Le roman découpe une tranche de vie
quotidienne à Paris dans laquelle la continuité est plus plausible comme perspective que le
retour du héros en Afrique. Kanaan s'installe dans cette vie aventurière permanente et ne dirige
plus sa vie; il subit l'aventure. En cela, il diffère de Samba Diallo et de Kango Lagou.
La création des personnages par Cheikh Hamidou, Denis Oussou-Essui et Saïdou
Bokoum concourt par conséquent à l'originalité distincte de chacun des romans produits.
L'Aventure ambiguë, présente les cadres africain et parisien en insistant sur des différences
culturelles et des problèmes de choix de société. Les personnages de ces mondes, le Diallobé et
l'Europe représentée par l'espace parisien, sont très caractérisés, très individualisés, de fortes
personnalités et en même temps symboliques. La Souche calcinée privilégie le regard sur les
études et les étudiants en Afrique et surtout en Europe. De là moins de diversité dans les types
de personnages présentés par ce roman. Chaîne de son côté privilégie un autre regard, celui qui
porte sur les travailleurs immigrés et les milieux d'intellectuels qui organisent leur protection et
revendiquent leur intégration dans la société d'accueil, au nom des droits de l'homme. Les
personnages servent soit à composer l'image de la diversité d'origine de la communauté des
immigrés noirs (par les personnages qui s'identifient à des odyssées) soit à montrer les
épreuves de vie quotidienne par des figures aussi bien de travailleurs d'entreprises que
d'artistes africains qui tentent de vivre de leur art.
La différence de représentation du personnage principal est pour ainsi dire naturelle et
découle du projet de représentation spécifique de l'aventure européenne des hommes d'Afrique
et de la diaspora noire aussi, s'agissant de Chaîne. En général il y a un retour du héros en
Afrique à la suite de l'issue heureuse de sa quête de science: Samba Diallo et Kango Lagou
rentrèrent sagement au terme de leurs études. Mais l'échec existe aussi en cours d'itinéraire.

334
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Kanaan Niane est installé dans une continuité aventurière d'où il n'apparaît pas une volonté
sienne capable de l'en tirer pour un retour en Afrique à la manière de Samba Diallo et de Kango
Lagou.
C. LA THEMATIQUE
La troisième période des romans de l'aventure européenne n'innove pas sur le plan
thématique: la représentation de la communauté noire dans la société d'accueil comporte les
études aussi bien au lycée qu'à l'Université et les groupes et organisations de Noirs. A ce thème
s'ajoutent celui de l'itinéraire du héros ou personnage principal et le thème de l'amour dont
l'importance varie beaucoup de L'Aventure ambiguë à Chaîne, en passant par La Souche
calcinée. La représentation de la vie africaine avant et après le séjour européen constitue le
premier des thèmes secondaires sur lesquels le romancier s'appuie pour organiser l'itinéraire
initiatique, thème principal de chacun des romans de ce courant. Cette quête du Graal moderne
est une conséquence des mutations de la société africaine confrontée à un problème d'équilibre,
de choix de valeurs, depuis la colonisation et l'ordre colonial établi et orientant la vie africaine.
L'école est alors, après les canons, l'instrument de la conquête durable. Cheikh Hamidou Kane
est, parmi les trois romanciers de cette troisième période du courant de l'aventure européenne,
celui qui a le plus dramatisé cette situation et donné, en conséquence, au voyage initiatique la
raison la plus en rapport avec les problèmes de la société. L'analyse de l'école coloniale par
l'auteur de L'A venture ambiguë explique les mutations au Diallobé et la gravité du choix de
l'école nouvelle, attrayante et servant un nouvel ordre: "L'école nouvelle, dit le romancier,
participait de la nature du canon et de l'aimant à la fois. Du canon, elle tient son efficacité
d'arme combattante. Mieux que le canon, elle pérennise la conquête. Le canon contrait les
corps, l'école fascine les âmes 1..." Les raisons des embarras du Diallobé sur l'école nouvelle
sont nettement développées et constituent, du reste, la source principale des moyens de
représentation de ce pays symbolique de la société africaine en mutation qu'est le Diallobé. Il
résout le problème de ses embarras en décidant d'adopter d'école nouvelle, concurremment
avec le "foyer ardent", afin de savoir "l'art de vaincre sans avoir raison". Samba Diallo entame
la quête initiatique dans "la petite ville noire de L" pour l'achever à Paris par une licence de
Philosophie.
Denis Oussou-Essui et Saïdou Bokoum ne donnent pas à la vie africaine et aux raisons
de la quête initiative une raison déterminante et d'intérêt si nettement collectif. L'auteur de La
Souche calcinée a présenté une société sans réticence sur l'école (il écrit après la première
décennie de l'indépendance) et insiste plutôt sur l'enthousiasme du départ pour l'Europe.
Ch. H. KANE, L'Aventure ambiguë, p. 60.

Partie ll/. Chapitre /. Le roman de l'aventure européenne.
335
Saïdou Bokoum n'évoque qu'en retour en arrière furtif la vie africaine et présente le contexte
des études en France comme une tradition déjà établie.
La différence des trois romans sur le plan de la thématique apparaît dans la
représentation de la vie des étudiants en France et de l'issue des études, par conséquent dans les
itinéraires spécifiques du héros aussi bien que de la représentation des relations entre Blancs et
Noirs.
Dans La Souche calcinée et L'Aventure ambiguë, la vie de l'étudiant prédomine. Samba
Diallo suit un cursus plus régulier: études secondaires complètes en Afrique, études de licence
de Philosophie en France. Kongo Lagou, dans une certaine tradition ivoirienne révélée en
premier lieu par Aké Loba dans Kocoumbo, l'étudiant noir, effectue le voyage initiatique en
Europe avant la fin des études secondaires. Les tribulations de séjour en France font contraste
avec la vie casanière de Samba Diallo. Tous les deux se distinguent de Kanaan Niane, vaincu
par l'aventure, qui ne mène pas à terme ses études et ne rentre pas au pays natal non plus. Deux
succès, un échec résument l'issue de l'itinéraire d'étude de Samba Diallo, Kango Lagou et
Kanaan Niane.
Les relations entre Blancs et Noirs constituent un thème important de représentation de
la société d'accueil par lequel les trois romanciers ont, chacun de manière distincte,. présenté à la
fois le séjour détude du personnage principal et le contexte social pendant ce séjour. Samba
Diallo a une vie casanière d'étudaint studieux mais les relations d'amitié avec deux familles, les
Martial et les Pierre-Louis atténuent sa solitude quoique celle-ci, même dans les entretiens lors
des invitations, demeure, car la différence est nette entre sa spiritualité et le rationalisme de
Lucienne, la fille d'un pasteur devenue militante communiste. Il y ainsi un net contraste entre
l'accueil affectueux et la solitude conservée quoique vécue moins péniblement. Chez les Pierre-
Louis, en effet, la communauté de race apparaît moins importante que la différence culturelle.
Kanga Lagou a connu une solitude semblable à celle de Samba Diallo, formellement car il ne se
pose pas les grands problèmes philosophiques de l'intellectuel originaire du Diallobé, semblable
sourtout à celle de Kocoumbo. Lagou au collège d'Epernay et Kocoumbo à Anonon-Ies-Bains
apparaissent vieux et mal intégrés dans la communauté de l'un et l'autre collège. Leurs jours
parisiens sont également caractérisés par les mêmes faits de solitude et de contacts périodiques
avec d'autres étudiants noirs, d'absence de relations suivies avec des étudiants blancs.
L'insularité de la communauté est plus nette dans La Souche calcinée et Chaîne que dans
L'Aventure ambiguë.
Saïdou Bokoum qui s'attache à la représentation du sort des immigrés noirs en France
dépasse l'image d'une présence noire sous forme de groupes d'étudiants au quartier latin ou

336
Lesformes du roman négra-africain de langue française: 1920-1976.
dans les villes de province pour insister sur les images parisiennes de travailleurs noirs, logés
dans des foyers peu confortables et confrontés à des violences dues au racisme. La société
d'accueil est intolérante dans Chaîne. Les Noirs gènent des groupes organisés qui les agressent
et parfois commettent des crimes.
Les formes de relations entre Blancs et Noirs sont ainsi uniformément défavorables aux
Noirs. L'itinéraire d'Adama, plus précisément son "mariage régulier avec un toubab" et le
divorce brutal aux torts d'Adama en est un premier exemple. Un deuxième, tout aussi
significatif, est constitué par les inégalités vécues par les travailleurs. L'un d'eux déclare lors
d'une réunion: "Mais vous savez tous que nous ne voulons plus de ces bidonvilles; nous
n'accepterons plus les inégalités de salaires entre les camarades blancs et nous l ... " L'on peut
citer en troisième exemple les relations des travailleurs noirs immigrés avec le Parti Communiste
Français: le soutien et aussi le racisme le caractérisent selon les travailleurs eux-mêmes2. Certes
les crimes crapuleux commis sur les Noirs et les divers actes de racisme antinègre sont le fait de
bandes mais, de manière générale, le contexte de vie de Kanaan Niane et des autres Noirs dans
Chaîne, à Paris, est plutôt défavorable aux Noirs. De là leur lutte pour être acceptés et vivre
décemment dans la société d'accueil.
L'Aventure ambiguë, La Souche calcinée et Chaîne se distinguent également et sans
doute plus profondément encore que sur le thème des études et des relations entre Blancs et
Noirs, par la forme de l'amour. Chez les étudiants sages que sont Samba Diallo et Kango
Lagou ce thème est très secondaire. L'étudiant Diallobé, du fait de son éducation traditionnelle
par des ascètes musulmans, a gardé, pendant son enfance et son adolescence, pendant tout le
séjour parisien une pureté, une virginité remarquable de personne très équilibrée. Les avances
de Lucienne, celles plus actives d'Adèle n'auront pas raison de sa pureté. Samba Diallo et
Kangou Lago apparaissent des jeunes gens sans vie dissolue. En cela, Kanaan Niane diffère
profondément d'eux. Niane est devenu d'abord le contraire d'un étudiant studieux, ensuite il
s'est livré à des amours dégradantes. Les promenades nocturnes dans Paris l'ont amené à vivre
contre son gré les formes d'amour les plus humiliantes. Saïdou Bokoum a comme voulu,
pourrait-on dire, effectuer par ce personnage une plongée dans les bas-fonds des mœurs les
plus contemptrices de morale. Après une période d'amours sommaires avec les partenaires les
plus variées, Niane vit successivement, plus longtemps chaque fois, avec des filles aux mœurs
aussi libres que les siennes Anna, Sylvie, Sana Arr et Maïa. Toutes ont connu les expériences
d'amour les plus diverses et parfois les situation les plus scabreuses. Sana par exemple, la plus
dépravée de toutes les amies de Niane dans la représentation qui en est faite, est à l'aise dans un
ménage à quatre comme seule à seul avec Niane. Le héros de Bokoum donne l'impression de
1
S. BaKOU, Chaîne, p. 204.
2
Idem. Ibidem, p. 236.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
337
passer la plus importante partie de son temps à faire l'amour. Il s'élabore ainsi une différence
impressionnante entre ce personnage et le groupe formé par Samba Diallo et Kango Lagou. Ces
deux derniers apparaissent des aristocrates chez qui tout est distingué, tandis que Kanaan Niane
apparaît un roturier sur le plan moral sans retenue dans sa vie, ses comportements dans l'amour
et ses propos non plus, du reste, comme nous le verrons. Kanaan Niane justifie par sa vie, aux
yeux du lecteur, la roture que lui reproche la famille de Sana Arr et qui l'ulcère si
profondément.
La thématique par conséquent concourt à établir l'identité distincte de chacun des trois
romans de la troisième période du courant de l'aventure européenne. Qu'il s'agisse de
l'itinéraire d'étude, des relations avec la société d'accueil, de l'amour, le thème secondaire
servant le thème général de la quête initiatique concourt toujours à permettre de faire voir la
différence de vie des héros de l'aventure, leur différence d'éthique et d'attachement aux études,
de faire voir aussi le contexte spécifique que constitue la société d'accueil. Il apparaît, en effet,
une nette différence entre le Paris de La Souche calcinée et celui de L'Aventure ambiguë d'une
part et, d'autre part, le Paris de Chaîne. De la même façon à la personnalité distincte de Samba
Diallo et de Kango Lagou s'oppose celle de Kdanaan Niane.
D. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Le récit, dans les trois romans ici analysés, présente un relief d'art dans des domaines
distincts: le point de vue en ce qui concerne les modalités de la présentation, les formes du
discours et, concernant les techniques d'expression, la langue et ses caractéristiques.
D.l. Les techniques de narration.
Le narrateur est différemment présenté dans les trois romans ici considérés. L'Aventure
ambiguë et La Souche calcinée relatent les itinéraires de Samba Diallo et de Kango Lagou par,
chaque fois, un narrateur identifiable comme étant le romancier lui-même, tandis que Chaîne est
un roman du "je", Saïdou Bokoum ayant donné la parole à Kanaan Niane, le personnage
principal. A cette différence s'ajoutent les formes du discours, le dialogue et la narration qui
établissent le relief du récit dans L'Aventure ambiguë, malgré des dialogues importants comme
ceux qui correspondent à la présentation de Thierno, le maître des Diallobé, les discussions de
Paul Lacroix et du Chevalier, celles du Chevalier et de son fils, les propos de table lors des
invitations dont Samba Diallo est l'objet à Paris, chez les Martial et les Pierre-Louis, les
discussions de Samba Diallo et de Lucienne, de Samba Diallo et d'Adèle. Cheikh Hamidou
Kane utilise le dialogue avec un très heureux effet de dramatisation dans les discussions si
sérieuses qu'il développe dans les circonstances que nous venons de rappeler. Denis Oussou-

338
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Essui de même, avec moins de grâce sans doute, rend le récit de l'odyssée de Kango Lagou
vivant. Mais à coup sûr, c'est le texte de Chaîne qui le plus résolument, introduit du théâtre
dans le roman non seulement par la présentation du Kobéba mais surtout par l'abondance des
dialogues. C'est une manière commode de multiplier les points de vue de présenter des
événements et la manière dont ils sont perçus.
Mais parmi les techniques de présentation, c'est le point de vue qui distingue le plus le
récit de Cheikh Hamidou Kane. Il y est assez souvent fait usage de la technique de
l'observation d'un personnage par un autre. Ce point de vue, au lieu d'être celui d'une
perspective spatiale, c'est-à-dire d'être lié à une position d'observation, est plutôt global et porte
sur le genre de vie d'un personnage au-delà de sa position d'un moment. Quand la Grande
Royale dit du chef des Diallobé : "Mon frère n'est pas un prince. C'est un sage 1", elle exprime
une opinion qui est une synthèse d'observations sur le chef. Il s'agit alors de perspective et de
contenu de l'observation. Il en est exactement ainsi dans la présentation du Chevalier. Samba
Diallo dit de son père qu'il ne vit pas mais qu'il prie2• Cheikh Hamidou Kane a cependant
nettement indiqué un point de vue spatial dans la présentation des personnages. Le Chevalier est
observé à la fois par Samba Diallo, par Jean Lacroix et aussi Paul Lacroix qui partage le même
bureau que le Chevalier. Emu par un coucher de soleil et ses effets de création d'un moment
cosmique impressionnant, Paul Lacroix d'abord "debout derrière la vitre fermée" observant
"l'air... teinté de rouge et, sous cet éclairage la petite ville soudain [paraissant] appartenir à une
planète étrange", changea ensuite de position, retrouvant sa chaise, et aussi de point de mire:
"Derrière sa table, dit Kane, le père de Samba Diallo était demeuré immobile comme indifférent
au drame cosmique qui se perpétrait dehors. Lacroix l'observait toujours "Son boubou blanc
était devenu violet. Les larges draperies qui en tombaient contribuaient, par leur immobilité, à
lui donner une stature de pierre3." Paul Lacroix comprend alors le jugement de son fils qui,
pour avoir observé le Chevalier l'a comparé à un chevalier du Moyen Age.
La variation des points de vue dans L'Aventure ambiguë est une diversification heureuse
de la présentation des personnages. Qu'il s'agisse de Thierno, maître des Diallobé, du chef des
Diallobé ou du Chevalier, père de Samba Diallo, l'observation d'un autre personnage sur lui
concourt à souligner la personnalité essentielle du personnage créé par Cheikh Hamidou Kane.
L'originalité de la manière narrative est fondée sur l'utilisation du point de vue et aussi la
technique panoramique. Cheikh Hamidou Kane, dans la deuxième partie du roman, poursuit en
effet la technique panoramique commencée au chapitre VIII de la première partie (consultation
du maître, présentation du fou) par la présentation alternée des événements au Diallobé et à
Paris. Les deuxième et septième chapitres (p. 130-139 et p. 175-177) y sont consacrés
1
Ch. H. KANE, L'Aven/ure ambiguë, p. 31.
2
Idem, Ibidem. p. 106.
3
Idem, Ibidem, p. 87.

Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
339
respectivement à la prise du turban par Demba et au rappel au pays de Samba Diallo par son
père. Cette présentation panoramique différencie le récit de L'Aventure ambiguë de celui de La
Souche calcinée. Denis Oussou-Essui choisit la succession chronologique: après l'Afrique,
c'est la vie au collège d'Epernay, ensuite à Caen et enfin à Paris qui est présentée sans que cela
signifie le récit unifonnément linéaire.
L'originalité distincte de La Souche calcinée dans la narration en effet est fondée sur le
traitement du temps. La composition de ce roman est remarquable surtout par cet aspect du
récit. L'histoire commence au moment où Kango Lagou revenu au pays est en tr~lin de chercher
du travail. Les démarches qu'il effectue et les comportements des gens en place qu'il subit
l'amènent à des rapprochements avec ce qu'il avait vécu en France. C'est le prétexte que s'est
donné le romancier pour effectuer une remontée dans le temps et raconter toute l'aventure
européenne de Kango Lagou et de ses condisciples et compagnons.
Mais cette première rupture de la linéarité est suivie de beaucoup d'autres; le romancier
a suivi les caprices de la mémoire de son héros, Lagou, pour développer, en des fragments qui
s'imbriquent, comme à la suite de mouvements de tiroirs, les différentes périodes de
l'expérience de ces jeunes Ivoiriens en France.
En fait l'auteur de La Souche calcinée crée de longs récits successifs qui reproduisent
chacun l'image du temps linéaire, l'histoire des Baoulés et la présentation de la seule survivante
de la lignée de Nanan Kolia, la mère de Lagou, les préparatifs de départ de Lagou pour Paris
(p. 78-83), le bilan du premier temps de séjour en France (p. 98-116), le séjour à Caen (p. 142-
169) constituent des blocs narratifs à développement linéaire. L'ensemble néanmoins, du fait du
retour en arrière effectué dès le début du roman, dessine un traitement du temps qui révèle une
aisance narrative non astreinte au développement linéaire.
Saïdou Bokoum dans Chaîne réussit de même un traitement du temps consistant en une
fragmentation remarquable, grâce surtout à l'originalité du thème à chaque plongée dans le
passé: le roman familial de Sana Arr (p 178-189,) le roman de Maïa (p. 229-231), le roman
d'Adama (p. 196-197) constituent des itinéraires de femmes qui établissent une variation
remarquable dans la présentation des Noirs à Paris et la description de l'aventure à mouvement
centripète dont les débuts ont pour cadre l'Afrique et l'aire de la diaspora noire, l'Europe et
surtout Paris étant la surface de rêve.
Chaîne tire son originalité narrative à la fois de la consistance persuasive des plongées
dans le passé des personnages et par conséquent de retours en arrière très éclairants sur ces
personnages: Sana Arr, Maïa et Adama. Le roman de Bokoum confère une consistance

340
Lesfonnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
spécifique au personnage principal Kanaan Niane entre autres faits de création par une fonne de
discours comme la prosopopéel qui traduit avec un relief insigne le délire onirique fréquent du
personnage si souvent sous l'emprise des narcotiques.
Les techniques du récit par conséquent distinguent de manière spécifique les trois
romans. Cheikh Hamidou Kane, Denis Oussou-Essui, Saïdou Bokoum ont, de manière
distincte, conféré chacun à son récit une originalité narrative fondée chaque fois sur une
combinaison distincte de techniques narratives. L'auteur de L'Aventure ambiguë use de la
technique panoramique et du point de vue pour présenter ses personnages et les événements
dans l'itinéraire de Samba Dialio de façon à créer des échos au niveau de la conscience du héros
et une vue panoramique à celui du lecteur susceptibles de faire percevoir l'unité d'ensemble de
l'aventure de Samba Diallo. Denis Oussou-Essui tente d'éviter le récit linéaire mais les
dimensions de son retour en arrière l'amènent à une fragmentation de l'histoire de Kango Lagou
qui juxtapose des linéarités de narration. Bokoum réussit mieux que l'auteur de La Souche
calcinée dans les retours en arrière avec des récits captivants, des romans dans le roman
fragmentant le temps du récit et composant ainsi des va-et-vient dans la durée des événements
qui établissent une réelle aisance narrative.
D.2. Les techniques d'expression.
L'écriture des trois romans analysés ici est certainement la partie de la création qui
distingue le plus les trois œuvres. L'Aventure ambiguë présente une expression d'un
académisme appuyé, La Souche calcinée est caractérisée par un style soutenu sans relief et
Chaîne à l'originalité d'un style usant beaucoup des registres familier et trivial, souvent mêlés,
du petit-nègre humoristiquement appelé "franc-manding" par le romancier. Saïdou Bokoum,
avec une aisance désinvolte, pratique l'humour, le badinage que je voudrais appeler de la
brousse ou propos de "bok mbaar" (c'est-à-dire d'hommes qui ont vécu ensemble l'expérience
de la case de l'homme), propos tout à fait libres mêlant un certain dandysme à l'esprit et au
persiflage. L'humour de la brousse est une vigoureuse technique de production du comique ne
s'interdisant aucune audace d'expression, ni lexicale ni thématique. Le registre trivial n'est alors
nullement signe de grossièreté. Il est indice de liberté et de profondeur de la complicité de frères
de case. Kanaan Niane et ses amis usent beaucoup de cette forme d'humour soit pour s'amuser,
soit occuper agréablement cette scène de repas où Kouyaté est taquiné gentiment:
" Kouyaté n'a pas touché à son plat. Qu'est-ce qui est contagieux, l'appétit ou le manque
d'appétit ?
- Tu as saboté notre dîner, Makan, qu'en penses-tu Kanaan ?
- Oui, je crois que Kouyaté a "travaillé" le gibier, et peut-être nos langues!
S. BOKOU, Chaîne, p. 30-312.

Partie III. Chapitre J. Le roman de l'aventure européenne.
341
- Allez, on va promené, auzoudrui, cé samedi, dit Kouyaté p"
Dans d'autres dialogues c'est le registre trivial qui prédomine si bien que Chaîne est à
coup sûr le roman francophone d'Afrique noire dans lequel le mot "merde" est le plus employé
entre 1920 et 1974. La fréquence de ce mot accentue le relief de la différence d'écriture de
Chaîne et le L'Aventure ambiguë.
Quant à l'écriture de La Souche calcinée, elle révèle une maîtrise sûre du dialogue,
beaucoup d'esprit, mais, de manière générale, une correction uniforme qui est la marque d'une
maîtrise de la langue de création. Il n'y a pas de souci net d'africaniser la langue française dans
cette œuvre, pas plus, du reste, que dans les deux autres ci-dessus mentionnées. Un rare
africanisme utilisé deux fois dans le roman est l'enclitique "dé" qui appuie une affirmation dans
certaines langues négro-africaines et dont le romancier a usé par souci d'authenticité africaine.
De manière générale par conséquent Ch. H. Kane, Saïdou Bokoum et Denis Oussou-
Essui ont une écriture qui les range dans le courant accadémique et non dans celui de
l'africanisation du français. La combinaison des registres les distingue et établit trois manières.
Le ton également distingue L'Aventure ambiguë de La Souche calcinée et de Chaîne. Il
est plus uniformément sérieux dans le roman de Kane. Samba Diallo et son monde sont
confrontés à des problèmes sérieux et en parlent sérieusement. Il s'y ajoutent que Kane a
évoqué le Diallobé par le sommet et ce sont surtout les penseurs de ce pays, qui, du reste, sont
les responsables, dans des domaines distincts, de son destin, Thierno, le maître de Coran, le
chef, la Grande Royale, le Chevalier, qui parlent et souvent comme "à un congrès de
Philosophie". Le ton est ainsi uniforme. Thierno est l'homme qui ne rit presque jamais et les
autres, comme lui, sont heureux dans la spéculation. Même le fou parle comme un philosophe. ,
Chaîne et La Souche calcinée présentent plus de variétés dans le ton, le premier par
l'humour de la brousse, le deuxième avec moins d'audace dans la variation du ton.
Le courant de l'aventure européenne ne s'éteint pas avec la situation africaine nouvelle
qu'est l'époque de l'indépendance commençant en 1960. Le mouvement des hommes qui lui a
donné naissance par l'intennédiaire de l'observation et de la créativité des romanciers est un fait
de l'interpénétration des hommes des divers continents au XXème siècle, surtout des hommes
d'Afrique et d'Europe, par suite du fait colonial. Le courant est, du reste, plus vivant que la
périodisation que nous avons suivie ne le laisse paraître car, après 1976, d'autres œuvres y
apparaissent. Ainsi Les saisons sèches (1979) de Denis Oussou-Essui. Ce corpus entre 1960 et
1
S. BOKOU, Chaîne, p. 133.

342
Lesfomles du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
1976 est composé de onze romans de même veine, dont trois typiques, qui sont des fresques,
se distinguant par le fait de caractéristiques spécifiques remarquables, qu'il s'agisse de la
structure de la fiction, de la thématique ou des techniques du récit. Romans à structure de
voyage initiatique ils se distinguent nettement. L'Aventure ambiguë et La Souche calcinée
présentent les trois aspects du voyage initiatique mais le roman de Kane est plus complet, c'est-
à-dire accorde plus nettement une part très largement décrite à chacune des trois phases de
l'itinéraire; tandis que La Souche calcinée examote la phase troisième, celle du retour, au profit
de la phase deuxième. Chaîne de Bokoum, ayant présenté l'itinéraire d'un héros vaincu par
l'aventure, ne montre pas le retour qui n'est pas effectué par suite de l'échec du héros.
La différence des itinéraires se traduit par une différence tout aussi nette sur les éléments
de l'affabulation que sont le cadre et les personnages, de même que la thématique. L'art du récit
aussi a pris, au profit de la représentation d'itinéraires distincts et de personnalités de
personnages tout aussi distincts, des formes qui servent cette représentation et pour cette raison
résultant de combinaisons différentes des techniques de la narration et de l'expression. Le
résultat est une différence d'écriture, de ton et d'atmosphère entre les trois romans. L'Aventure
ambiguë et Chaîne étant symétriques par l'art et La Souche calcinée, par l'art toujours, se
situant entre les deux.
Le drame qui se distingue des fresques, Les Initiés, est une œuvre dont l'originalité à la
fois structurelle et thématique a le relief du roman de la vie spirituelle. La culture chrétienne,
luthérienne précisément, dans un contexte malgache de l'école du dimanche a formé un début de
personnalité d'adolescence qui se prolonge par un âge d'homme dans un contexte de vie libre
de mœurs sans austérité, libertaires même. Cette aventure exotique, européenne, n'a pas été
réussie. Le roman de J. P. Makouta Mboukou acquiert ainsi, avec une nette différence de
structure, un originalité d'itinéraire comparable à celle de L'Aventure ambiguë.
*
*
*
Dans la période 1961-1976 par conséquent, le courant de l'aventure européenne, qui
s'enrichit de la veinule des relations de voyage, se développe en estuaire et diversifie
l'exploration des âmes et des mœurs en rapport avec la différence des cadres de ve. L'écriture
sert fidèlement cette différence et les registres de langue comme le ton concourent à l'identité
esthétique de chaque œuvre liée au projet de révélation des âmes et des mœurs.

CHAPITRE II
LE ROMAN HISTORIQUE
La troisième période du roman historique est caractérisée par un développement en
estuaire: sept romans, en treize ans, s'ajoutent en effet, après Doguicimi (1935), aux deux
œuvres publiées en quinze ans dans ce même courant historique, Le Drame de Déguembéré
(1955) et Les Bouts de Bois de Dieu (1960). L'histoire d'Afrique noire surtout a été l'intérêt
majeur des romanciers. En effet, outre Assoka ou les Derniers jours de Koumbi (1973)
d'Amadou N'diaye qui évoque la fin de l'empire de Ghana, c'est-à-dire une époque médiévale,
les six autres romans recréent, l'un les époques médiévale et coloniale (Le Devoir de Violence
(1968), les cinq autres l'Afrique coloniale de la pacification ou fin de la conquête aux
lendemains de la deuxième guerre mondiale.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS
A.t. La prédominance de la fresque
Le courant historique est, par nature, le domaine de la création de fresque dans la fiction
romanesque. La troisième période du roman négro-africain de langue française en est une
illustration. Un roman sur sept a pour canon de composition le drame, celui d'Amadou Ndiaye.
Assoka ou les Derniers jours de Koumbi est en effet l'évocation de la fin d'un empire el
de sa capitale, Koumbi. L'auteur qui compose le drame de cette chute s'attache à recréer
l'atmosphère d'une époque en s'appuyant sur la structure du pouvoir, la révélation des us et
coutumes, croyances et superstitions. L'esprit de gain matériel, la passion du pouvoir et
l'amour non tempérés par une spiritualité islamique ou chrétienne créent une violence dans les
comportements de vie quotidienne qui concourt à organiser un drame, celui d'affrontements de
passions qui font du mouvement général de l'action dans Assoka une évolution vers une fin
comparable au cinquième acte d'une tragédie classique. Soundiata le Mandingue détruit Koumbi
de telle façon que les seuls survivants sont les êtres de pureté comme Assoka et Tounka.
L'auteur d'Assoka, sans grand culture historique, a surtout représenté, en des
personnages symboliques, des passions simples et des symboles de l'ordre médiéval du
Ghana. Le pouvoir spirituel est représenté par les personnages du Grand-prêtre Moï et
d'Amarou, le chef de la secte des momies noires. Ce dernier, ambitieux et perfide, veut détruire
Koumbi pour bâtir sur ses ruines la Grande Nubie dont il compte se proclamer Fari. A côté de

344
Lesfonnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'ambition l'amour aussi joue un grand rôle dans l'action qui tend à montrer des intrigues de
palais. L'amour lie l'impératrice et Dianko, le premier dignitaire de Ghana. Il explique, par la
jalousie qu'il provoque, la violence avec laquelle le Kaya-Maghan persécute les deux
amoureux. De même l'amour et l'ambition animent Amourou qui veut s'approprier Assoka qui
aime Tounka le sonraï.
Le roman d'Amadou Ndiaye, outre les noms de ségnorité (Kaya-Maghan, Fari ou
pharaon) et les noms d'Etats médiévaux (Ghana, Nubie) ne donne pas de renseignements
révélant une culture historique de l'écrivain. L'évocation du Moyen âge africain dans cette
œuvre est très pauvre en informations historiques. La distinction établie, dans le roman, entre
les Mandingues, hommes de commerce et le sonraï n'est pas très explicitement présentée. Ce
que l'histoire d'Afrique! nous apprend sur l'origine de Kaya-Maghan n'est pas évoqué.
Amadou Ndiaye a surtout peint une mentalité et des sentiments d'époque caractérisés par la
violence et la personnalité primaire, l'absence d'une spiritualité de la mesure. Il s'agit là d'une
trop petite fenêtre sur le Moyen âge africain. Assoka ajoute à cette originalité d'être un drame.
Yambo Ouologuem a fait preuve de plus d'information historique tout en étant, comme
Amadou Ndiaye, d'abord romancier. Mais Le Devoir de violence accorde à l'évocation du
Moyen âge africain plus de consistance même si la fantaisie caractéristique de la manière
générale du romancier appelle de la retenue à admettre la représentation du passé africain dans
ce roman. Yambo Ouologuem déroule devant les yeux de son lecteur sept siècles de vie
africaine. Le Devoir de violence est ainsi le roman de langue française d'Afrique noire qui a
pour matière la durée de vie africaine la plus étendue, entre 1920 et 1976, période du roman
africain analysée dans cette thèse. La durée des événements créés par Ouologuem en effet
s'étend de 12022 au 17 juillet 19473. Le romancier malien présente dans son œuvre une image
de l'Afrique tout à fait opposée à celle qu'à la parution de son roman (1968) l'on avait
l'habitude de montrer sur l'Afrique noire et son passé. Systématiquement en effet, l'auteur du
Devoir de violence choisit, en parlant de l'Afrique, le parti d'une violence iconoclaste dans
l'expression, dans les situations présentées, dans la création des personnages et les
comportements qui les caractérisent. Ouologuem semble essentiellement préoccupé de création
satirique, de volonté libertaire, de destruction de mythes, de désacralisation de l'amour, des
relations familiales, de refus des tabous. Il ne se soucie pas d'exactitude historique. Ses
créations sont situées dans un cadre africain précis, mais l'Afrique qu'il présente n'a pas
l'image plausible, par la vérité des faits, comportements et sentiments représentés,
qu'obtiendrait un romancier soucieux de faire revivre des époques du passé africain sans cette
Le Kaya-Maghan, dynasle de race Soninké (laquelle esl issue du croisemenl de Sérères, de Ouangara el de
Sonrhai) cslle nom pris vers 790 par le premier roi noir du Ouagadou de la lignée des Cissé. Voir Papa
Guèye NDIAYE, édition critique d'Elhiopiques de Léopold Sédar SENGHOR, Dakar, NEA, 1974, p. 25.
2
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence. Paris, Seuil, 1968, p. 9.
3
Idem. Ibidem, p. 191.

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
345
trop voyante volonté, chez Ouologuem, de satisfaire un goût "soixante-huitard". L'Afrique
dans Le Devoir de violence, qu'il s'agisse de son Moyen âge ou de sa période coloniale, est un
monde caractérisé par une suite de situations de violence, de faits qui signifient l'irrespect de la
vie humaine, de meurtres, d'incestes, d'esclavage inhumain, de polygamie aux dimensions
hyperboliques, tout cela pendant sept siècles! La fresque qui est ainsi composée sur l'Afrique,
à l'occasion de la présentation du mythique empire du Nakem, passant du début du XIIlème
siècle à la première moitié du vingtième siècle, est l'œuvre d'un auteur qui veut satisfaire le goût
des libérations iconoclastes caractéristiques de l'époque de "mai 1968". C'est ainsi que
s'expliquent, entre autres aspects de la création du romancier, la diversité des scènes d'amour
décrites fondée sur le même souci, la prostitution, l'amour sous la forme d'accouplements en
groupe, l'homosexualité, etc.
La fresque élaborée par Yambo Ouologuem concerne essentiellement l'Afrique
médiévale et coloniale. Sans doute le héros, Kassoumi, se rend-il en Europe et y séjourne-t-il
même vingt-trois ans (septembre 19241 - juillet 19472). Mais le séjour européen de Kassoumi
ne fait pas du Devoir de violence un roman de l'aventure européenne tel qu'il a été analysé dans
la première et la deuxième partie de notre thèse. Parenthèse dans l'évolution historique du
Nakem, le séjour de Kassoumi qui occupe un quart du texte du roman constitue une relative
interruption dans la présentation de l'histoire du Nakem depuis le XlIIème siècle, puisque
Kassoumi retrouve sa sœur Kadidia en France, vivant en prostituée, qui lui raconte la vie au
Nakem pendant les années de séjour européen, pour les études. L'odyssée de Kadidia et la mort
de Tata, la fiancée de Kassoumi avant son départ pour l'Europe, le sort de Jean et de René, les
frères de Kdassoumi et de Kadidia, drogués par Saïf et devenus fous, enfin le sort de leur père
vendu comme esclave composent une image de la vie du Nakem pendant le séjour européen de
Kassoumi, qui établit la continuité de la violence, de l'irrespect de la vie humaine et des mœurs
barbares dans ce pays émergeant difficilement du Moyen âge vers la vie moderne. C'est la
continuité de ce mouvement historique que figure la fresque des événements au Nakem, c'est-à-
dire la composition de la fiction dans Le Devoir de violence plutôt qu'un roman de l'aventure
européenne à la manière de L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Certes, comme
dans L'Aventure ambiguë, c'est le mouvement de l'histoire qui crée les conditions du départ du
héros d'Afrique pour l'initiation moderne en Europe. Mais Le Devoir de violence,
contrairement au roman de Kane, est un roman historique dans lequel la volonté de donner une
image de l'Afrique qui n'est pas nécessairement historique, en tout cas pas entièrement vraie,
détermine la forme donnée à la fiction. Le séjour européen est un ingrédient nécessaire dans le
projet, net chez Ouologuem, de satire, de goût de la violence iconoclaste si prisée dans le public
de "mai 68". L'Europe fournissait les images vraies pour l'expression de cette violence sur le
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence. p. 155.
2
Idem. Ibidem, p. 188.

346
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
thème de l'amour et l'Afrique le prétexte d'images neuves et d'affinnations scandaleuses.
Yambo Ouologuem composa ainsi un roman historique dans lequel, usant largement de la
liberté reconnue à l'écrivain se servant de l'histoire, il s'est attaché à satisfaire un goût très
spécial et sans doute caractéristique d'une mode. La représentation qu'il a ainsi élaborée de
l'Afrique médiévale et coloniale est très délibérément une fresque pour choquer, déranger des
idées reçues mais certainement en refusant une position extrême pour l'autre, dans la
représentation de l'Afrique: à l'idéalisation du passé africain il oppose, en la présentant comme
vraie, une image de l'Afrique peinte en noir, mais d'un noir plus noir que les Nègres qui
habitent l'Afrique.
Le passé récent de l'Afrique, l'époque coloniale, a fait l'objet de cinq fresques élaborées
par cinq auteurs témoins de la situation coloniale: Jean Ikellé-Matiba dans Cette Afrique-là!
(1962), Nazi Boni auteur du Crépuscule des temps anciens (1963), Ousmane Sembène dans
L'Harmattan (1964), Mongo Beti, qui publie Remember Ruben en 1974 et Mamadou Seyni
Mbengue dans Le Royaume de sable (1975). Les deux premiers ont affinné un projet de
chroniqueurs. Différents l'un de l'autre, ils ont eu en commun entre eux et avec les trois autres
le souci scientifique de donner une image aussi précise et fidèle au passé que possible. La
distance prise avec ce passé de manière à le représenter avec liberté caractérise les trois derniers,
tandis que Nazi Boni et Jean Ikellé-Matiba ont eu un souci d'historiens pour le document et
l'événement tel qu'il s'est produit.
Cette Afrique-là, en effet, tient de l'autobiographie et de la chronique. Momha le
narrateur dit dans J'avant-dernière page du roman: "J'ai été objectif. Je n'ai rien changé, rien
dénaturé, car c'est un document qui doit servir à l'Histoire1". C'est en effet une fresque sur
l'histoire du Cameroun qui est présentée dans cette œuvre, les événements allant de l'époque
précoloniale aux lendemains de la deuxième guerre mondiale. Le témoin et narrateur, représenté
sous les traits du vieil homme, Franz Momha, racontant à la veillée, en trois nuits successives,
sa vie et l'histoire du Cameroun colonial, a été instruit et fonné par les Allemands. Il allait se
perfectionner à Berlin comme agent de l'administration coloniale quand éclata la guerre de
1914-1918. Avec le départ du Kamerun des Allemands et l'installation d'une administration
française son destin change d'orientation. Franz Momha décline l'offre qui lui est faite de
prendre un poste dans la nouvelle administration. Par fidélité à ses anciens maîtres qui, en se
retirant, lui ont consenti cinq ans "d'avance de salaire", et sur le conseil de sa mère, il refuse
l'offre et redevient paysan, cultivant la terre et s'occupant d'activités religieuses. Momha
connaît ensuite une période d'épreuves, physiques et morales. Arrêté et soumis aux travaux
forcés pendant la guerre et sous la loi de l'indigénat, du laissez-passer et du travail forcé, il
subit les pires sévices et humiliations décidées par des chefs locaux jaloux de son prestige.
J. IKELLE-MATIBA, Celle Afrique-là 1. Paris. Présence Africaine. 1963, p. 240.

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
347
Mais la fresque est telle que Mornha vit assez longtemps pour voir la fin de la guerre, de
l'indigénat, du laissez-passer et du travail forcé, vivre le temps de la "pleine liberté" et du retour
de la prospérité, le temps des élections pour la représentation des Camerounais à l'Assemblée
nationale française.
L'histoire de Franz Mornha ou la chronique de la colonisation du Cameroun est racontée
en une fiction de technique romanesque sur laquelle nous reviendrons: Momha, devenu vieux,
raconte sa vie le soir, à la veillée. La fresque qu'il déroule présente quatre générations de
Camerounais : celle des parents de Momha et des parents de ses amis, celle de leurs enfants
comme Rudolf et Debora (ceux de Momha) et la génération des petits-enfants du narrateur,
Momha et Lôgmo qui sont "à l'Ecole Supérieurre à Yaoundé" lorsque le roman s'achève.
Momha ayant "vingt sept ans" après la guerre, en 1918, était né vers 1891. Le roman de Jean
Ikellé-Matiba raconte ainsi un demi-siècle environ de vie au Cameroun à l'époque coloniale.
Cette fresque fait voir des mutations politiques au rythme rapide, du fait de cette espèce
d'accélération de l'Histoire que constitue la guerre. Le pays de Momha a ainsi une histoire qui
se réduit pas au changement de colonisateur et à l'expérience de cette barbarie qu'est la guerre
dans laquelle les personnes civiles sont massacrées. La fresque montre aussi le changement
qualitatif du commandement exercé sur les colonisés, après la guerre, l'acquisition des libertés
et l'accès des colonisés aux responsabilités politiques. De la période précédant la naissance de
Mornha à celle de l'élection d'un député pour le territoire, la distance temporelle est grande et la
fresque impressionnante.
Le roman de Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens est aussi régional et historique
que Cette Afrique-là! Nazi Boni a présenté trois siècles de vie au Bwamu, l'espace africain
correspondant à la Haute Volta qu'a connue l'auteur de Crépuscule des temps anciens, l'actuel
Burkina Faso. Il a lui-même précisé cette durée des événements évoqués dans son roman: "il
ne s'agit donc pas, dit-il de son œuvre, d'une étude rationnelle corsée de subtilités
technologiques, mais de la projection objective de la période d'environ trois siècles qui s'étale
de l'apogée à la chute du Bwamu, et empiète de quelques années sur les temps de l'épopée
coloniale1".
L'identification de la période coloniale est d'autant plus aisée que l'auteur qui révèle un
net goût du fait historique, multiplie les notes explicatives qui sont très souvent des références
au temps historique. La chute du Bwamu est suivie de l'occupation coloniale évoquée en
privilégiant la répression de la révolte de 1916. Les noms des personnages historiques sont
N. BONI, Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Afrique, 1962, p. 19.

348
Lesfonnes dJ.t roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
conservés, dans le texte du roman quand il s'agit des autochtones, en des notes en bas de page
quand il s'agit des officiers de l'armée coloniale ou d'explorateurs.
Le projet principal de la fresque élaborée par Nazi Boni est de faire connaître un monde
ayant son organisation sociale, ses activités de vie quotidienne, son idéal de vie, ses valeurs de
civilisation composant un tout cohérent. Une histoire de rivalité, pour la popularité, entre deux
personnages, Kya et Térhé, deux incarnations différentes de l'idéal d'homme dans la société
représentée, permet à Nazi Boni de conduire cette "chronique du Bwamu" avec un intérêt
suscité pour la continuité des événements. Le père de Kya, Lowan, est d'une jalousie morbide
face à la popularité sans égale de Térhé qui éclipse Kya. Méchant et entreprenant autant que
jaloux Lowan passe son temps à rechercher un moyen de faire périr Térhé. Il réussit à
l'empoisonner mais son fils Kya meurt avant Térhé, de mort peu glorieuse, contrairement à ce
qu'il recherchait. La fin du héros, Térhé, correspond avec la fin du Bwamu ancien qui est
"cassé".
Nazi Boni a réussi à représenter surtout les relations entre les générations, l'idéal de vie
faisant une place importante au sport, à la guerre, aux valeurs morales, sociales et spirituelles
dont la loyauté, le courage, l'honneur, l'honnêteté, la justice, la pureté des sentiments et la foi
en une justice immanente. La fin des héros qui incarnaient de telles valeurs correspond avec le
crépuscule du Bwamu. La fresque permet de voir une époque d'apogée du Bwamu fait de vie
heureuse fondée sur le dynamisme que procure l'incarnation des valeurs et les compétitions
entre générations pour la prospérité commune. Mais l'apparition de personnages comme Lowan
ct son fils Kya constitue le début d'entorses au code de la conduite respectueuse des valeurs. De
là l'échec de Lowan et de son fils, et aussi le mal fait à la communauté par la fin de Térhé, son
rempart. De là la fin du Bwamu.
La fresque composée par Sembène Ousmane dans L'Harmattan (1964) concerne
l'histoire d'Afrique et dépasse par conséquent l'évocation de l'Afrique colonisée par la France à
la veille et au lendemain du référendum du 28 septembre 1958 par lequel le Général de Gaulle
donnait, aux colonies, le choix entre l'indépendance et l'association à la France dans le cadre de
la Communauté franco-africaine. Certes L'Harmattan est un roman historique qui recrée, dans
le cadre d'un territoire non précisé de l'Afrique coloniale française, la préparation du
référendum et fait voir la campagne, le jour du scrutin et le lendemain. Sembène s'est attaché à
montrer l'action d'un mouvement politique, le Parti Africain de l'Indépendance (P.A.L), dans
un territoire, la direction de ce territoire par un gouvernement issu de l'application de la loi-
Cadre et le niveau d'information et de formation politiques des populations.

Partie 1Il. Chapitre li. Le roman historique.
349
Mais l'évocation ou la recréation du référendum ne fait pas à elle seule la fresque. Le
temps des événements est celui de la campagne électorale, du jour du scrutin et du lendemain,
soit environ vingt-trois jours. La fresque résulte non <:le la durée des événements sur le
référendum mais de la diversité des milieux présentés et surtout de l'insertion du référendum
dans l'histoire de l'Afrique noire au point de n'en constituer qu'un épisode. La présentation
panoramique de plusieurs milieux d'une même société élabore par son caractère simultané une
image de la ville, symbolique de celle du territoire, lequel fait figure d'une unité représentative
de chacun des divers territoires coloniaux français d'Afrique. L'existence du PAl et la diversité
d'origine territoriale de ses militants organisateurs du front pour le "non" concourent à établir la
fresque. Celle-ci est la représentation d'un monde de souffrances dans lequel la violence
caractérise les drames: le drame du garde-chasse Antoine Faure abattu par le chasseur Digbé, le
drame de Tioumbé et de ses relations difficiles avec son père, celui du docteur Tangara et de
son choix politique, celui des nationalistes organisateurs du front qui mènent un combat inégal
dont ils savent, la veille du référendum, qu'il est voué à l'échec. Sembène n'a pas établi un
centre ni privilégié un drame sur l'autre dans leur présentation.
Le référendum en perspective donne une intensité particulière à chacune des épreuves
vécues souvent par les mêmes personnages; si bien que c'est l'ensemble de la société par ses
éléments les plus actifs qui est présenté dans l'épreuve et qui compose une fresque. Celle-ci est
établie par le panorama sur la société et le rapport du sujet du roman à l'Histoire plus que par
l'importance de la durée des événements, contrairement à cette fresque dans le roman qu'est le
tableau "L'Harmattan" du peintre et poète Lèye qui relate l'histoire de l'Afrique. Le roman de
Sembène crée une fresque synchronique alors que le tableau de Lèye constitue une fresque
diachronique, les deux œuvres sur l'Afrique colonisée.
Mongo Beti dans Remember Ruben (1974) choisit, comme sujet de sa fresque sur
l'Afrique, l'époque de la transition à l'indépendance, c'est-à-dire celle qui suit immédiatement la
période évoquée par L'Harmattan de Sembène. Le cadre est régional dans Remember Ruben.
C'est celui du Cameroun comme dans tous les romans de BetL Il y mène de pair dans ce roman
historique la présentation de deux itinéraires d'hommes du peuple qui deviennent, l'un par
tempérament (Abéna dit Ouragan-Viet), l'autre (Mor-Zamba) un peu malgré lui, des acteurs
résolus, lucides et détenninés d'une lutte année en clandestinité et sous fonne de gueril1a
urbaine menée contre le pouvoir colonial et le pouvoir autochtone qui le remplace, celui de Baba
Toura. La période des évènements est longue de dix-neuf années, ayant commencé avant la
deuxième guerre mondiale. Le temps est celui des mutations politiques.
La fresque de Mongo Beti est ainsi comparable à celle de Jean lkellé-Matiba qui, dans
Cette Afrique-là!, nous l'avons déjà vu, a montré les colonisations successives du Cameroun

350
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
îI~t
par les Allemands et les Français dans un contexte de guerre européenne, la première guerre
î~
mondiale.
1
;
1
1
1
Quant à Amadou Hampaté Ba, il est le romancier de la période coloniale dont l'œuvre
1
1
est certainement la plus riche d'infonnations sur le monde représenté, la plus détaillée sur la vie
1
quotidienne dans l'administration coloniale en Afrique, son cadre, régional étant la boucle du
Niger. L'Etrange Destin de Wangrin (1973), en effet, est une représentation de la vie coloniale
t!
vue sous l'angle du travail de l'interprète, une personnalité importante dans l'administration de
1
la colonie, à la fin de la conquête, dans l'entre-deux-guerres mondiales. La vie de l'interprète
{
,
Wangrin, né au village de Ninkoro-Sira, d'abord moniteur de l'enseignement, puis interprète
1
,.
après trois ans de service comme enseignant, est le fil conducteur dans l'élaboration de la
fresque d'Amadou Hampaté Bâ. Entré à l'école à l'âge de dix-sept ans, titulaire du Certificat
d'Etudes Primaires Elémentaires et moniteur en 1904, Wangrin était né vers 1881. Son
itinéraire, d'après les jalons temporels constituant des références au temps historique dans le
roman, s'ajoute à la période précédant sa naissance (racontée aux pages Il à 18) et fonne avec
elle la représentation de l'époque coloniale évoquée. Les dates de certitude établissent la durée
de vie de Wangrin jusqu'à l'âge de quarante ans (1881-1921) ; c'est l'époque de son ascension
sociale et de sa prospérité, l'époque pendant laquelle tout est favorable à ses entreprises.
Amadou Hampaté Bâ fait voir, dans ce monde colonial, le mouvement de séjour en
Afrique et de retour en France d'administrateurs des colonies, les intrigues dans lesquelles,
parfois sans le savoir, ils sont impliqués par la ruse d'interprètes comme Wangrin ou son
concurrent Romo. Le fil conducteur de la période du service de Wangrin en qualité d'interprète
est la succession des roueries auxquelles il s'est livré avec l'habileté d'un génie de l'intrigue. Le
contexte qui favorise ses prouesses de ce genre est la situation de communication qui fonde
l'existence même de l'interprète: l'administrateur ne parle pas les langues du pays. Il s'y ajoute
le pouvoir énonne de l'administrateur, la peur de l'homme blanc, symbole de l'autorité et
l'absence presque totale de parfaits locuteurs du français panni les autochtones de la colonie.
Les roueries de Wangrin sont au nombre de vingt-quatre, et sont racontées (p. 25-371)
de manière à constituer la partie la plus longue de la fresque d'Amadou Hampaté Bâ. Elle est
suivie d'une période de difficultés puis de déclin de Wangrin homme d'affaires, après
démission de ses fonctions d'interprète (p. 371-408). Cette deuxième période est suivie d'une
troisième caratérisée par la misère: Wangrin, clochard alcoolique, trouve la mort dans des
égoûts un jour le pluie (p. 408-427).
La fresque élaborée dans L'Etrange Destin de Wangrin fait connaître le monde colonial
par le sommet, en choisissant comme cadre de la vie quotidienne décrite le cercle et la

Partie III. Chapitre Il. Le roman historique.
351
subdivision, les us et coutumes, les croyances et superstitions. Ce monde recréé par A.H. Bâ a
une cohérence fondée sur une spiritualité qui insère l'homme dans l'ordre du monde et lui
impose un code de conduite et une morale efficaces dans la vie quotidienne. A.H. Bâ a
représenté un monde de spiritualité animiste et islamique syncrétiquement réalisée, dans lequel
le personnage de Wangrin fait figure de héros admiré pour sa réussite dans ses entreprises et
l'art qu'il met en œuvre pour ce succès.
Le roman d'Amadou Hampaté Bâ est une fresque sur la vie coloniale très diversement
établie. La création des personnages, les événements, la nature des conflits, concourent, autant
que le temps qui est celui des changements d'administrateurs ou d'activité professionnelle de
Wangrin, à l'élaboration de ce tableau si riche de la vie coloniale. L'éthique a particulièrement
été mise en relief par le destin de Wangrin. Son déclin correspond à un temps d'écart pris par
rapport à l'observance stricte du code de conduite spirituelle et éthique. Les signes et leur
signification le montrent très nettement.
Le Royaume de sable (1975) de Mamadou Seyni Mbengue a pour période des
événements présentés, tout comme Cette Afrique-là! (1963) de Jean Ikellé-Matiba, la fin de la
conquête coloniale et le temps de la première guerre mondiale. Le héros, le prince Madior Fall
du Cayor, meurt le 6 mars 19161 à la bataille de Verdun sur le front de l'Argonne, non loin du
village d'Avocourt, six ans après le temps de sa lutte contre les Français constituant les derniers
soubresauts de la résistance à la colonisation. La fresque de Mamadou Seyni Mbengue résulte
aussi bien de cette durée d'itinéraire qui permet de faire voir l'évolution des événements en
Afrique et en Europe, que de l'aspect panoramique de l'aire de la résistance présentée par le
roman: le Cayor, à une époque où les grandeurs dépérissent dans le jeu des rivalités entre
princes pour le nouveau pouvoir, favorisant la pacification, la Mauritanie où Ma El Aïnin résiste
encore et contrôle l'Adrar et le désert. Vaincu au Cayor, Madior Fall le rejoint et, avec ses
compagnons, se joint à sa lutte; mais bientôt Cheikh Ma El Aïnin et son fils Souleyman(sont
tués. La lutte du prince Madior Fall perd ses moyens et, à la déclaration de la première guerre
mondiale, l'ennemi de naguère choisit de lutter aux côtés des Français. Avant son retour au
Sénégal pour être acheminé sur le front, une enquête avait depuis longtemps établi son
innocence concernant les responsabilités du déclenchement de ses affrontements avec
l'administration coloniale. Toute la machination de son cousin Dergane Fall et de
l'administrateur Henri de Saint-Gall a été découverte.
Un lustre de vie coloniale au Cayor à l'époque de la pacification. C'est la fresque de
Mamadou Seyni Mbengue, montrant la transition du pouvoir traditionnel au pouvoir colonial,
l'adaptation au nouvel ordre et les intrigues d'hommes de pouvoir nés dans le commandement
M. S. MBENGUE. Le Royaume de sable, Dakar-Abidjan, NEA. 1975 p. 7.

352
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
mais que l'histoire menaçait de déposséder de leurs prérogatives de naissance. La fresque
montre la réaction diverse des princes du Cayor à l'installation de l'ordre colonial.
Le roman de Mbengue est également une exaltation de la valeur militaire de l'homme
d'armes du Cayor ancien, par la diversifcation des situations de combat: chez lui, en Mauritanie
et en France face aux Allemands. Par là la fresque de Mbengue est une représentation des
relations entre l'Europe et l'Afrique dans l'entre-deux guerres, comme l'a fait, nous l'avons
déjà dit, le roman d'Ikellé-Matiba.
La fonne des fictions dans le roman historique entre 1960 et 1976 est, par conséquent,
essentiellement la fresque. Mis à part Assoka d'Amadou Ndiaye, composé comme une tragédie
classique se tenninant par des images de ruines avec des dimensions d'épopée, tous les autres
romans (sept sur huit rappelons-le) constituent des fresques. Les dimensions en sont variables
et le thème constant: l'Afrique et ses épreuves au cours de son histoire. La période médiévale
est évoquée rarement. Mais la phase coloniale est un sujet principal dans sept romans sur huit.
L'entre-deux-guerres est le segment d'histoire de l'Afrique qui sert de cadre à la représentation
de la vie coloniale. C'est une époque d'épreuves et de violences.
A.2. La fresque historique et l'élaboration de la fiction.
Les éléments de l'affabulation, l'espace, le temps et les personnages, ne sont guère
d'égale importance pour l'élaboration de la fresque historique dans les romans analysés dans ce
chapitre. La fresque concerne un monde précis, l'Afrique, évoquée par le biais d'une de ses
régions et la créativité s'exerçant dans la représentation du cadre est ainsi assez limitée. Le
romancier dispose certainement avec plus de liberté du cadre temporel et des personnages pour
exercer sa fantaisie créatrice. L'examen des trois éléments de l'affabulation qui organise la
fresque permet de le voir dans le détail.
A.2.a.
L'espace
Le cadre spatial peut se caractériser dans ces romans historiques d'une part par ses
dimensions et, d'autre part, par son rapport à la réalité, qu'il s'agisse du seul roman drame de
ces œuvres historiques ou de toutes les autres qui sont des fresques.
Les dimensions du cadre dans le roman historique entre 1960 et 1976 varient de celles
d'un espace urbain à celles qui composent une aire comprenant l'Afrique et la France, une
espèce d'Eurafrique géographique correspondant à ce qu'a été la Communauté franco-africaine
à l'époque de la décolonisation. Assoka ou les Derniers jours de Koumbi, en effet, a pour cadre

Partie /li. Chapitre 1/. Le roman historique.
353
la ville de Koumbi, un espace clos, comme le lieu d'une tragédie classique, un palais où l'on
souffre, d'où il est difficile de s'évader, où il est également impossible de pénétrer à sa guise.
Ainsi pour détruire Koumbi à-t-il fallu la ruse d'un cheval de Troie pour y introduire des
hommes devant en ouvrir les portes à Soundiata et à ses soldats. Dans Koumbi même, le drame
est celui de la lutte des passions du pouvoir et de l'amour qui organisent, pour le lecteur attentif,
l'image d'une souricière dans laquelle la lutte est vaine, la destruction imposée de l'extérieur
étant imminente. Par cet aspect le cadre est bien celui d'une tragédie où se débattent dans un
monde clos des personnages au combat perdu d'avance.
Après Assoka et son cadre correspond à l'espace de Koumbi, le deuxième type de cadre
spatial est celui qui correspond aux dimensions d'un territoire. Il en est ainsi dans Crépuscule
des temps anciens, L'Harmattan et Cette Afrique-là! Nazi Boni est surtout soucieux de faire
connaître le Bwamu traditionnel, son pays, assimilable à l'espace de l'actuel Burkina Faso,
tandis que Jean Ikellé-Matiba, tout en présentant le Cameroun colonial, a surtout montré l'aire
de son itinéraire individuel délimitée par son village, Bitutuk, Yaoundé, Douala, Nkongsamba.
Il y a un tel luxe de villes et villages nommés que le romancier donne l'impression de vouloir
recréer le Cameroun par la seule nomination des cadres de vie collective rurale et urbaine.
Sembène, au contraire, situe la préparation du référendum dans un territoire d'Afrique
qu'il ne précise pas et montre surtout l'activité de campagne dans la capitale. Il y a de rares
séjours de missions des nationalistes, organisateurs du front pour le "non", dans les localités en
dehors de la ville montrée.
Le troisième type de cadre spatial du roman historique entre 1960 et 1976 est l'aire de la
Communauté franco-africaine qui s'élargit à l'aire de l'empire colonial français avec Remember
Ruben (1974). Le personnage d'Abéna dit Ouragan-Viet en effet, l'âme de la lutte contre le
pouvoir colonial, est un baroudeur nègre qui s'est battu en Indochine et en Algérie. Mais ces
espaces de l'empire colonial français sont simplement nommés et non montrés. L'itinéraire
d'Abéna a un cadre qui dépasse l'Afrique. L'aire de Remember Ruben est constituée par le
Cameroun, l'Indochine et l'Algérie. L'espace camerounais seul fait l'objet de descriptions, la
présentation de l'Indochine se réduisant à la mention des "rizières du delta du Mékong l " où
Maisonneuve et Abéna se sont battus aux côtés l'un de l'autre sans appartenir à la même unité,
la présentation de l'Algérie à celle des Aurès2 où ils se sont séparés. L'espace camerounais, au
contraire, est décrit avec l'insistance sur le développement de quartiers périphériques dans les
villes comme Oyolo. Comme dans Perpétue, les villes du Cameroun que Beti évoque sont
toujours les mêmes quartiers périphériques, Kola-Kola et Toussaint-Louverture,
1
M. BETI, Remember Ruben. Paris, UGE, 1974, p. 227.
2
Idem. Ibidem, p. 228.

354
Lesfortnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
principalement. Les villages sont, dans l'univers de Remember Ruben, Ekoumdoum et
Efoulane par exemple, soit le terroir d'où les ruraux se rendent dans les villes comme dans Ville
cruelle et par conséquent le monde de la tradition même, soit le lieu de refuge et d'action autant
que de cachette des révolutionnaires. Le premier exemple est illustré par Ekoumdoum. Il a un
aspect physique d'aire de contact direct de l'homme avec la nature selon un mouvement
empirique beaucoup plus qu'à la suite d'un plan rationnel d'occupation. Mor-Zamba, qui
découvre le site de ce village d'Ekoumboum séparé des champs par un fleuve, a devant lui ce
spectacle: "A un détour du chemin, sitôt franchi un fourré et tout à fait à l'improviste, l'enfant
était tombé en arrêt devant l'immense et interminable nappe aux flots noirs et miroitants qui, en
clapotant, venaient baigner le pied des arbres l ." La découverte de Mor-Zamba et surtout ses
impressions donnent une idée de cette nature luxuriante au sein de laquelle les hommes ont bâti
Ekoumdoum : "Ce fut un spectacle, dit l'auteur, stupéfiant et poignant, comme une fable
animée surgie tout à coup d'un passé immémorial, l'attente brusquement assouvie, comme si la
grande affaire eût toujours été de se trouver là debout sur la rive et de regarder couler le
fleuve2". Nature sauvage et végétation luxuriante caractérisent le site du village. La seule
marque de l'homme sur cette nature est constituée par les signes de son insertion dans son cadre
de vie. Le regard du jeune Mor-Zamba en errance les remarque: "Il aperçut, dit Beti, sur l'autre
rive une anse de même apparence, mais couverte d'embarcations attendant à coup sÛT l'heure où
les habitants d'Ekoumdoum, ayant fini leur journée dans les champs, reviendraient en foule
traverser le fleuve3".
Ce monde des villages perdus dans la forêt est progressivement pénétré par le commerce
moderne à la faveur du dynamisme d'hommes comme Robert dont "les mille kilos Renault
aménagés en petits cars4" sont conduits par des chauffeurs et apprentis comme Fulbert et Mor-
Zamba. Le village est ainsi le monde de l'homme du peuple vivant dans le cadre traditionnel et
celui du contact progressif avec la vie moderne. Mais le cadre physique qu'il constitue dans ce
mouvement de vie est la brousse d'accès difficile.
A l'opposé de ce monde de la brousse Mongo Beti présente Fon-Nègre et Oyolo, deux
villes différentes qui fascinent Mor-Zamba issu de la forêt. La distance est grande entre les deux
mondes. Voici les impressions du rural errant parvenu dans les villes: "Fasciné par l'étendue
de la capitale, écrit Beti, la longueur et la largeur de ses avenues même dans les cités africaines,
la vitalité, la rutilance et la pompe de la ville blanche, le tumulte intrépide des foules bigarrées,
le nouveau venu se figurait aborder un colosse fastueux en quittant un nabot dévoré de poux5".
L'image du colosse et du nabot caractérise certes les deux aspects du cadre camerounais de
1
M. BETI, Remember Ruben, p. 23.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem, Ibidem.
4
Idem, Ibidem, p. 230.
5
Idem, Ibidem, p. 119.

Partie Ill. Chapitre Il. Le roman historique.
355
Remember Ruben, mais aussi les deux groupes de protagonistes dans l'action de ce roman
historique qui recrée la transition du Cameroun colonial à l'indépendance, en montrant l'action
dont Abéna dit Ouragan- Viet est l'âme. Le souci de l'image symbolique caractérise la
représentation du cadre dans ce roman de BetL
Amadou Hampaté Bâ dans L'Etrange Destin de Wangrin donne des dimensions
sahéliennes au cadre. Sans doute son héros, Wangrin, un Bambara de la colonie du "Haut-
Sénégal-Niger" a-t-il un terroir, le Nouligou et son village natal Ninkoro-Sira, mais le cadre du
roman déborde les frontières de ce royaume précolonial. L'itinéraire de Wangrin, interprète
après des fonctions de moniteurs de l'enseignement, le montre dans un espace de la boucle du
Niger comprenant l'actuel Mali et le Burkina Faso et aussi le Sénégal puisque Dakar et Saint-
Louis sont également des cadres d'événements de la vie et des tribulations de l'interprète aux
vingt-quatre roueries. L'auteur de L'Etrange Destin de Wangrin, ayant une manière de conteur,
multiplie les événements mais ne décrit pas le cadre. Il se contente d'une nomination des lieux et
de rapides esquisses de descriptions qui donnent présence au cadre et crédibilité au récit. La
maison de Wangrin à Diagaramba est décrite en désignant simplement les parties, comme s'il
s'agit de faire connaître tout juste le plan: "Wangrin subdivisa sa maison en trois quartiers, dit
l'auteur. On entrait par un grand vestibule rectangulaire qui ouvrait sur une vaste cour pourvue
d'un grand préau. C'est dans cette première cour que Wangrin donne de grands dîners ou
déjeuners accompagnés de musique et de chant1". La fonction de chacune des parties ainsi
présentées est ensuite précisée. Tout est fonctionnel comme les intérieurs décrits dans Le Drame
de Déguembéré d'Ibrahima Mamadou Ouane : la chambre du gardien est attenante au vestibule.
le deuxième dessert le Tllié-so ou maison d'homme de Wangrin, le vestibule des femmes esl
situé entre la deuxième et une troisième2 où se trouvait la maison des femmes.
Les descriptions sont rares mais il arrive que l'auteur de Wangrin les élabore avec le
succès d'une belle image du cadre. La fin du jour à Yagouwahi est le moment où Wangrin y
arrive un jour, ayant choisi cette heure pour pouvoir trouver le commandant seul à son
domicile. Le tableau qui est dressé sur la fin du jour est alors d'une étonnante richesse pour un
texte d'une telle brièveté: "Il arriva dans la ville au moment précis où le soleil, prêt à se
coucher, répandait sur la nature une lumière jaune d'or. De partout des bêlements, les
beuglements, les braiements et des hennissements du gros et menu bétail domestique, chaque
animal réclamant qui son petit, qui à boire, qui sa pitance3". Cette scène bucolique est un
élément du panorama que l'auteur qui est peul, de culture traditionnelle et moderne, dresse sur
Yagouwahi à la tombée de la nuit: "De loin en loin, poursuit-il, les sons des derniers coups de
pilon tombant dans les mortiers se mêlaient aux voix des hommes, femmes et enfants qui
1
M. BETI, Remember Ruben. p. 119.
2
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin. p. 61-62.
3
Idem. Ibidem. p. 218.

356
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
riaient, s'interpellaient ou s'exclamaient. Chaque voix semblait vouloir être entendue avant que
l'obscurité n'obstruât la vue et que la nuit imposât son silence1". De tels tableaux son plutôt
rares dans le roman d'Ahmadou Hampaté Bâ, plus conteur que peintre de la nature.
L'espace, par conséquent, dans l'ensemble des romans historiques entre 1960 et 1976,
est caractérisé surtout par ses grandes dimensions. La prédominance du modèle de la fresque
dans la composition de ces œuvres va de pair avec la représentation d'un cadre aux dimensions
caractéristiques comparables à celles du cadre de l'épopée. Les romans recréant des tranches
d'histoire, en effet, tendent à montrer un mouvement de l'histoire sous les formes du fait
colonial en ses différentes phases et ses mutations. Dans la représentation d'un tel mouvement
les exigences de la fresque et l'originalité spécifique de chaque romancier donnent davantage
d'importance aux aspects de cadre en harmonie avec la fresque historique. De là la plus grande
précision caractéristique des dimensions plutôt que du détail quotidien de ce cadre des
événements et de la vie quotidienne dans le passé recréé.
A2.h. Le temps.
L'élaboration de la fresque dans le roman historique recourt tout naturellement au temps.
Le souci de vérité aussi bien que la liberté créatrice choisissant dans la donnée historique les
périodes à privilégier dans le développement de la fiction produite peut conduire à recourir à des
jalons temporels précis, à des dates qui constituent des références au temps historique. En effet,
alors que le temps astral et le temps des horloges, c'est-à-dire d'une part les notations, au cours
du récit, sur le moment de la journée ou de la nu il et les manifestations de la nature scion son
cours cosmique et, d'autre part, les durées exprimées en mesure précise constituent des moyens
pour le romancier de créer une atmosphère ou de rythmer le cours de la vie quotidienne
d'événements de sa création. Quant aux références aux temps historiques, les dates, elles
pennettent de situer les événements dans l'Histoire et par conséquent de donner à la fiction un
cadre temprel qui permet d'en apprécier la vraisemblance, d'en établir la crédibilité; le lecteur
peut juger la capacité du romancier a recréer une atmosphère d'époque, la vie quotidienne d'un
passé détenninée par référence à la connaissance qu'il a d'une époque définie par les dates
précisées par ce romancier. Celles-ci précisent la période évoquée par le roman autant que la
durée des événements de chaque roman.
Pour la période 1960-1976 du roman négro-africain de langue française deux sortes de
recours au temps historique caractérisent l'élaboration de la fresque: la mention de dates réelles,
c'est-à-dire correspondant à des événements connus de l'Histoire et qui, pour cette raison,
situent le roman dans l'Histoire universelle, et celle de dates fictives, c'est-à-dire constituant de
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin.

Partie III. Chapitre Il. Le roman historique.
357
pures créations fondées sur le souci de donner un aspect formel de datation des événements au
récit mais ne correspondant à aucune date historique connue par des événements qui en auraient
la conservation dans la mémoire des hommes ou dans des documents connus. Cette deuxième
manière de recourir au temps en élaborant la fresque caractérise le travail créateur de Yambo
Ouologuem dans Le Devoir de violence, tandis que la première est commune à tous les autres
auteurs de fresques historiques dans le roman: Amadou Hampaté Bâ, Sembène Ousmane,
Mongo Beti, Nazi Boni, Jean Ikellé-Motiba, Mamadou Seyni Mbengue. La différence
d'élaboration de la fresque historique pour le rôle du temps s'éclaire mieux si l'on compare cette
manière de création chez l'auteur de L'Etrange Destin de Wangrin et celui du Devoir de
violence. Il y a en effet neuf références au temps historique dans le roman d'Amadou Hampaté
Bâ permettant de situer le destin de Wangrin, objet principal du récit, et de voir la tranche
d'histoire d'Afrique qui est évoquée. La première référence au temps historique est la précision
queWangrin est réquisitionné, à dix-sept ans, "pour être envoyé à l'établissement dit "Ecole
des otages!". Il s'agit de l'époque de la conquête de cette partie de l'Afrique qui deviendm la
colonie du Haut-Sénégal-Niger. L'Ecole des otages fut créée à Kayes. C'est à l'époque de la
lutte de Samory, appelé Yorsam dans le roman, contre les Français. L'Ecole des otages
constituait un moyen de s'assurer la soumission des pères, chefs et notables, dont les fils y
étaient formés pour devenir les premiers agents autochtones de l'administration coloniale.
Wangrin qui, au terme d'une brillante scolarité, devient moniteur de l'enseignement
après avoir réussi au Certificat d'Etudes Primaires Elémentaires, exerce pendant deux ans2 puis
est chargé de créer et de diriger une école à Diagaramba. Un matin de 19063 Wangrin arrive à
Eldika de Diagaramba. Cette troisième référence au temps historique permet de préciser que
Wangrin a commencé à enseigner en 1904. La quatrième référence au temps historique
constitue un saut remarquable amenant le lecteur à l'époque de la guerre de 1914-1918. Il est en
effet précisé l'effort de guerre attendu des colonies par la France: "Les territoires français
d'outre-mer, dit l'auteur de Wangrin, devaient participer activement à l'effort déployé par la
France pour gagner la guerre.
Le commandant de cercle réunit tous les chefs et notables du pays et leur fit la
déclaration suivante:
"L'Allemagne vient d'allumer les poudres en Europe. Son empereur, Guillaume II, veut
dominer le monde"4.
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 19.
2
Idem. Ibidem. p. 21.
3
Idem. Ibidem, p. 27.
4
Idem, Ibidem. p. 72.

358
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
La cinquième référence au temps historique situe les événements toujours dans l'entre-
deux-guerres mondiales. Romo Sibedi, l'interprète du commandant de Yagouwahi, est un
ancien militaire qui a servi dans les troupes de conquête coloniale au Soudan, l'époque déjà
lointaine de la pénétration. Il en a le prestige. C'est avec le grade de sergent dans l'armée qu'il
termine sa carrière militaire ayant servi sans les ordres de Wangrin, Marchand et Gourand1.
La sixième date dans Wangrin précise la période d'ascension sociale et de succès sans
grandes difficultés du héros: "Jusqu'au mois de mai 1921, dit l'auteur, tout fut extrêmement
favorable aux diverses entreprises de Wangrin2". Cette date est de nouveau mentionnée mais
comme un début cette fois, celui des ennemies de Wangrin. Le commandant de Villermoz
revient en Afrique et la nouvelle est plutôt inquiétante pour Wangrin que bien des signes ont
déjà prévenu de futures difficultés dans sa vie de fonctionnaire jusque là très prospère:
"Moulaye Hamidou n'avait pas fini de prier et Wangrin de nourrir ses veuves et ses orphelins
qu'un matin des derniers jours du mois de mai 1921, un grand bateau à vapeur venant de
Marseille entra dans la rade de Dakar3". Ce bateau ramène Jean-Jacques, Comte de Villermoz,
administrateur adjoint de première classe des colonies. Le songe de la bergère peule au sujet du
destin de Wangrin paraît devoir se réaliser. Wangrin cependant a suivi les recommandations de
Moulaye Hamidou et au début de juin 19214 (c'est la huitième référence au temps historique), il
a fini de nourrir et d'habiller sept orphelins et sept veuves sans ressources pendant un mois.
Mais le destin paraît suivre inexorablement son chemin qui devient sombre.
La dernière référence au temps historique situe les faits de vie coloniale évoqués par
L'Etrange Destin de Wangrin dans l'entre-deux-guerres toujours. Ce roman raconte l'itinéraire
de Wangrin de 1881 à l'entre-deux-guerres plus précisément avant 1936. Amadou Hampaté Bâ
écrit en effet: "C'était encore la triste période des travaux forcés, appelés "prestations en
nature" qui commença à décliner en 1936 avec le Front populaire, et qui ne prit vraiment fin
qu'en 1947 avec l'avènement de l'Union françaiseS".
L'on peut voir ainsi que, par des jalons temporels sous la fonne de dates, l'auteur de
L'Etrange Destin de Wangrin a tenu présente dans l'esprit de son lecteur une période précise de
l'histoire du Soudan occidental, plus précisément celle qui va de la résistance de Samory à la
deuxième décennie après la première guerre mondiale. Le cadre temporel est ainsi établi par des
dates et situations historiques significatives dans la vie de l'Afrique coloniale du "Haut-Sénégal
et Niger".
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 118.
2
Idem, Ibidem, p. 234.
3
Idem, Ibidem, p. 237.
4
Idem. Ibidem, p. 238.
5
Idem. Ibidem, p. 388·389.

Partie Ill. Chapitre II. Le roman historique.
359
Yambo Ouologuem a différemment recouru au temps historique pour élaborer sa fresque
sur l'histoire de l'Afrique. Il use de beaucoup de dates mais elles sont non pas réelles comme
celles que l'on lit dans L'Etrange Destin de Wangrin mais fictives, créées par l'auteur et ne
correspondant pas à des événements ou à une situation historique connus. Ouologuem permet
en effet, comme tous les auteurs de fresques dans le courant du roman historique, de préciser la
durée des événements, de situer également dans l'histoire d'Afrique, la fiction produite sur une
période de cette histoire. L'auteur du Devoir de violence a eu recours à vingt-quatre mentions de
dates pour montrer le passé de l'Afrique de 12021 à 19472. Le nombre et la précision des dates
tendant à composer l'image d'une chronique consciencieuse par laquelle apparaît une image de
l'Afrique en sept siècles de vie. Yambo Ouologuem qui a un net parti pris de violence
iconoclaste et d'une certaine insolence roturière dans l'évocation du passé de l'Afrique, a
éprouvé le besoin d'élaborer l'image d'une vraisemblance irréprochable. Il a recouru, en ce qui
concerne le temps à un luxe de précision dans les dates qu'il multiplie à plaisir. Il y a comme
une manie de la datation des événements dans Le Devoir de violence. Il faudrait présenter, avant
d'aller plus avant dans l'examen de l'utilisation du temps par Ouologuem élaborent une fresque
historique, ce luxe, sans autre exemple dans l'histoire du roman négro-africain de langue
française, de dates précises, c'est-à-dire indiquant le jour, le mois et l'année, dans un roman
historique. Suivons la chronique qui se dégage de cette accumulation de dates:
1202 : ..... mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec
les Saïfs, en l'an 1202 de notre ère, dans l'Empire africain de Nakem, au Sud du Fezzan, bien
après les conquêtes d'Okba ben Nafi el Fitri". p. 9.
1420: Saïf Moché Gabbaï de Honaïne, ayant appris d'un devin qu'un enfant devant naître dans
l'année le renverserait un jour, décida de faire mettre à mort tous les nouveaux-nés de l'année, à
Tillabéri-Bentia, capitale du Nakem. Une mère cependant sauve son nouveau-né, le futur Isaac
El Heït, en allant s'installer avec lui à Gagol Gosso, suivie de son époux et de trois serviteurs.
p. 11.
20 mai 1503 : Sail El Haram fait brûler vifs dix-huit notables fidèles à la mémoire de Sail El
Heït et de son fils cadet. p. 16.
20 avril 1532: mort de Saïf El Haram dans le lit où il s'acquittait de son devoir conjugal auprès
des femmes qu'il avait reçues en héritage de son père. p. 22.
1532 - 1545 : successeurs de Saïf El Haram : El Hadj Abdoul Hassana, Holongo, Saïf Djibril,
Saïf Youssoufi, Sail Médioni de Mostaganem, Sail Ezéchiel, Sail Ismaël, Sail Benguigui de
Saïda p. 22-23.
Dix huit ans avant l'arrivée des Blancs, les notables avaient préparé le peuple à accepter tout. p.
29.
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence, p.9
2
Idem, Ibidem, p. 191.

360
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
1898 : début de 1889, invasion du Grouré et du Niéké, pays côtiers, par des troupes
étrangères. p. 36.
20 décembre 1900 : l'empereur du Nakem, vaincu, attendait le traité qu'il devait signer. p. 41.
Six mois après la défaite de l'empereur du Nakem, son fils cadet Madoubo était l'invité des
Flençessi. p. 42.
14 juillet 1901 : Maboudo, à Paris où il est l'invité du gouvernement, est fasciné par la fête, à la
revue de Longchamp. p. 43.
1902 : premier mercredi des Cendres de l'an 1902 : une assemblée de notables est réunie par
Saif ben Isaac El Heït pour leur annoncer le message de paix des Blancs. p. 58.
1902 : premier vendredi du mois de mars 1902 : mariage de Kassoumi et de Tambira. p. 62.
14 juillet 1902 : Saif, promu chevalier de la Légion d'Honneur, vit ses fils invités, dès qu'ils
auraient l'âge, a poursuivre aux frais du gouvernement français leurs études à Paris. p.79.
10 avril 1909 : lettre de Saif ben Isaac El Heït à Vadame au sujet des agissements de l'évêque,
Thomas de Saignac. p. 88.
13 juillet 1910 : arrivée au Nakem depuis cinq jours de trois Allemands, Fritz Shrabénius,
ethnologue, Hildegaard, son épouse et Sonia, leur fille.
1914 : le désordre de l'année: disparitions et désertions de tirailleurs. p. 136.
1920 : dernier lundi de la saison sèche, Tambira va voir le sorcier Dougouli afin de pouvoir
offrir le sacrifice qu'il faut pour le succès de ses enfants à l'examen du Cerficat d'Etudes
Primaires. p. 146.
Juin 1920: tous les fils de Kassoumi et de Tambira sont reçus au Certificat d'Etudes Primaires.
p. 151.
1924 : Raymond Kassoumi réussit à l'examen du Brevet Elémentaire. p. 153.
Août 1924 : Raymond Kassoumi est autorisé à poursuivre ses études en France, à Paris. Il doit
s'y rendre dans un mois, "peu avant l'ouverture des classes de Baccalaureat ". p. 155-156.
1933 : Kassoumi réussit à sa Thèse de l'Ecole d'Architecture. Il se marie et vit, six ans durant,
à Strasbourg. p. 182-183.
Octobre 1945 : Kassoumi, qui vit en déserteur pour avoir été laissé pour mort à Mehun-sur-
Yëvre, décide de gagner Paris à pied. p. 187.
1947 : "six mois de courtoisies, d'éclats ou de coups bas, parmi les correspondances et les
palabres" : c'est la préparation d'une vie politique pour Raymond Spartacus Kassoumi p. 190.
"17 juillet 1947, sept cent quarantième anniversaire de la fondation de l'empire Nakem, pour
Kassoumi, la seule ferveur à la veille des élections, fut de songer à la légende des Saïfs, où
l'avenir souvent semble se chercher dans la nuit des temps: la préhistoire en redingote -
l'africain en question". p. 191.
Cette chronique, que la lecture des dates dans leur ordre d'apparition établit, traduit le
souci d'élaboration d'une image de la vie africaine du Moyen âge au lendemain de la deuxième

Partie III. Chapitre Il. Le roman historique.
361
guerre mondiale. Autant que la thématique le temps concourt à la fresque produite. Yambo
Ouologuem qui a élaboré une image de l'Afrique qui est contestable du point de la vérité
historique, tant la volonté de peindre tout en noir, surtout sur le plan moral, a abouti à une
hrideuse figure de monstre, prétendue être celle de l'Afrique du XIIlème au XXème siècle.
Comme si ce contenu de la représentation du passé de l'Afrique devait absolument être accepté,
Yambo Ouologuem tente de forcer la conviction du lecteur par le luxe de la précision des dates
et du nombre de ces dates. La forme de chronique donnée à la présentation des événements tend
à affirmer qu'ils sont historiques malgré le scandale de leur contenu.
La différence est par conséquent très nette et grande entre le recours de Yambo
Ouologuem au temps historique et celui des autres romanciers, auteurs de fresques et dont
Amadou Hampaté Bâ est un modèle permettant de montrer les dimensions de cette différence.
Alors que l'auteur du Devoir de violence présente des dates fictives. Amadou Hampaté Bâ puise
dans l'hisitoire réelle de la période coloniale pour élaborer sa fiction et lui donner la forme d'une
fresque.
A.2.c. Les personnages.
La création des personnages dans le roman historique révèle trois soucis principaux
dans l'élaboration de l'œuvre: d'abord la représentation d'une situation historique (ainsi la
chute de Koumbi qui amène Amadou Ndiaye à en créer les acteurs, c'est-à-dire les détenteurs
de divers pouvoirs et la situation coloniale qui secrète toute une typologie de personnages) ;
ensuite la présentation de croyances et d'une spiritualité qui concourent à faire connaître un
passé pré-islamique et pré-chrétien de l'Afrique noire) ; enfin la composition de la fresque
exigeant de montrer des personnages dans la longue durée, les auteurs de romans historiques
ont créé plusieurs générations de personnages dans la même œuvre.
Les situations historiques représentées dans les romans entre 1960 et 1976 sont
essentiellement celles de la colonisation. L'auteur d'Assoka ou les Derniers jours de Koumbi
évoque une époque médiévale et s'appuie sur le prestige et la puissance évocatrice de noms
désignant des figures historiques et de nomus de seignorité. Soundiata, le Kaya Maghan,
Néfertiti, le Fari, le Mari Diata, le Tounkara constituent des noms qui appellent, dans l'esprit du
lecteur, des connaissances sur le passé de l'Afrique. Les personnages, quand ils ne se
confondent pas avec les dignités qu'ils représentent, sont symboliques et concourent à la
résurrection d'une époque.
L'auteur du Devoir de violence réalise avec plus de fantaisie cette recréation du passé.
De même que le luxe des dates dans l'évocation de l'histoire d'Afrique, du Moyen âge aux

362
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
lendemains de la deuxième guerre mondiale, de même le nombre impressionnant de
personnages créés concourt à l'élaboration de la fresque. Yambo Ouologuem s'amuse à créer,
pour donner l'idée de la succession sur le trône du Nakem d'un grand nombre de souverains,
des noms de princes, à multiplier les noms de personnages aux consonances arabes: les Saïfs.
Mais le Moyen âge a peu de place dans la représentation de l'histoire d'Afrique par les
romanciers. L'époque qu'ils privilégient est celle de la situation coloniale. Les personnages
créés dans les romans qui peignent cette époque composent une typologie comprenant des
catégories sociales en plus de la division en Blancs et Noirs.
Dans les romans du procès de la colonisation, régulièrement apparaissent le curé, le
commandant, le commissaire de police, le commerçant. Ces personnages sont remarquables
dans les romans historiques aussi qui peignent la situation coloniale avec plus de relief donnée
aux administrateurs ou commandants et autres fonctionnaires blancs, médecins, juges.
L'Etrange Destin de Wangrin élabore la fresque certes par les dimensions du temps mais aussi
par cette sorte de défilé d'administrateurs que constitue leur succession à la tête des cercles et
subdivisions de Diagaramba, Yagouwahi, Goudougaoua et Dioussola, chacun séjournant trois
ans en Afrique. Marc-Gabriel Galandier, Jean-Jacques, Comte de Villermoz, Jean Gordane,
Hubert Léon Jacques, Comte du Pont de la Roche. L'image de ces personnages blancs est
plutôt favorable chez Amadou Hampaté Bâ, tandis que Jean Ikellé-Matiba, qui a vécu les
colonisations allemande et française et qui déclina l'offre de servir dans l'administration
française après le départ des Allemands du Cameroun, représente par des figures séduisantes
les Allemands et fait voir des comportements de dureté dans les relations des administrateurs
français avec les colonisés. Ainsi le personnage allemand, dans l'organisation de l'école par
exemple, apparaît un exellent pédagogue, soucieux de former avec sérieux les jeunes Africains;
à la fête de fin d'année les élèves sont reçus par la plus haute autorité de la colonie et devenus
fonctionnaires, plus tard, ils son attachés à leurs colonisateurs allemands.
L'on constate, chez ces romanciers qui recréent l'époque coloniale, une remarquable
attitude de sympathie pour l'ordre évoqué et une représentation sans crispation ni ressentiment
d'une époque qui fut dure pour le colonisé et fut caractérisée, entre autres aspects de la situation
de ce colonisé, par l'indigénat, le travail forcé, la toute puissance du commandant blanc. Jean
Ikellé-Matiba qui témoigne avec un souci affirmé de faire connaître toute la vérité sur ces
épreuves, a davantage accusé le système colonial que des personnalités de ce système. Il ne crée
pas des personnages pour se venger. Il peint l'époque.
L'interprète.
Mais le roman historique entre 1960 et 1976 s'enrichit d'un personnage au relief aussi
important que celui de Fama Doumbouya, le noble déchu et mécontent des "nouveaux soleils",

Partie Ill. Chapitre 1/. Le roman historique.
363
si heureusement créé par Ahmadou Kourouma dans le courant du procès de l'indépendance;
c'est le personnage de l'interprète. Dans la société coloniale de l'entre-deux-guerres et de la
période précédente, c'est une personnalité très importante. Amadou Hampaté Bâ a su, en
donnant un contenu au personnage de l'interprète, qu'il s'agisse de Romo Sibedi ou de
Wangrin Trérao, lui conférer l'importance de deuxième personnalité de la colonie après le
commandant dont il est le collaborateur le plus proche. Le relief donné au personnage de
Wangrin vient, certes, du fait qu'il sert à peindre une situation historique, mais aussi de
l'incarnation, par le personnage, d'un idéal d'homme fait de valeurs d'efficacité qui ne soucient
pas toujours de morale et d'humilité.
Amadou Hampaté Bâ, qui est un peul musulman ayant par conséquent une certaine
ironie pour les valeurs de l'ordre préislamique, s'amuse à montrer la force des valeurs
préislamiques dans la synthèse syncrétique qui fait la spiritualité de son héros, le Bambara
Wangrin Trérao, d'abord moniteur de l'enseignement, nous l'avons déjà dit, puis interprète.
Wangrin se révèle au fil de ses vingt-quatre roueries qui constituent l'essentiel de ses faits et
gestes dans sa vie racontée. L'étrangeté de "l'étrange destin" de Wangrin concerne la courbe de
son itinéraire certes (d'interprète extrêmement riche qu'il a été entre vingt-cinq et quarante ans,
il a fini sa vie pauvre, alcoolique, clochard et fier philosophe), mais surtout les valeurs qui
fondaient son dynamisme et organisaient sa vie. Ses vingt-quatre roueries les font saisir.
Wangrin s'est révélé un génie amoral dans l'action pour parvenir à ses buts, pour satisfaire son
ambition d'être riche, d'être puissant. C'est très lucidement qu'il a décidé de changer de métier
et de devenir interprète: "Après un an de séjour et de vie paisible, dit le romancier, Wangrin
examina la situation et calcula tous les avantages politiques et financiers qu'il pourrait réaliser
s'il était plus proche du commandant l ". Dans l'exercice de ses fonctions d'interprète en effet,
l'essentiel de son action tend à le rendre riche, à tout prix. Il se livre ainsi, assez rapidement, à
quatre roueries, liées entre elles par ce qui est appelé "l'affaire des bœufs", et qui révèlent un
génie de l'intrigue et de la manipulation sans scrupule des hommes. La première rouerie2 en
effet est une affaire de bœufs. Le contingent mensuel que le cercle de Diagaramba devait fournir
au titre de l'effort de guerre était majoré, sur l'initiative de Wangrin et frauduleusement,
successivement de cinq têtes et de dix pour cent de plus de bœufs, ce' supplément étant
secrétement distrait et vendu à Koumassi en Gold Coast. Wangrin, principal bénéficiaire de
cette rouerie, en fait profiter, à sa guise et selon sa propre appréciation, Abougui Mansou, son
complice chargé de la vente du bétail, et les deux commandants Galandier et de Villennoz, à
leur insu. Cette audacieuse et très grave fraude entraîne chez Wangrin le déploiement de plus
d'ingéniosité et d'imagination pour échapper à la justice.
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 44.
2
Idem. Ibidem, p. 73-75.

364
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
La deuxième rouerie tend à supprimer les preuves de faute. Wangrin organise le vol du
paquet contenant les souches de feuilles de réquisition revêtues de la signature du commandant
de Villermoz qui réclamait ces documents pour les détruire. Wangrin très intelligent ne voulut
pas rester le seul coupable dans cene affaire. Il y mêle un Blanc et l'y maintient par le vol des
documents. Mais le commandant suit en prison son messager Sammba Bouri qui devait
récupérer les souches. De là la troisième rouerie: Wangrin réussit à faire disparaître Sammba
Bouri en inquiétant le comte de Villermoz. Il provoque en effet la décision de réclamer Sammba
Bouri et le commandant est ainsi obligé de le faire passer en Gold Coast quand il reçoit l'ordre
de le diriger sur Diagaramba. Wangrin qui travaille en équipe en organisant ses mauvais coups,
avait fait accuser Sammba Bouri de vol de bétail par un certain Mory Diakité acheté par Abougui
Mansou. Wangrin compliqua ainsi l'affaire, tant qu'elle fut transférée à Dakar, à la cour
d'assises. C'est l'occasion de la quatrième rouerie de Wangrin : à Dakar, Wangrin qui s'est
enrichi avec l'affaire des bœufs, veut éviter tout soupçon sur sa fortune: "Chaque fois que le
juge d'instruction le convoquait, nous dit le narrateur, Wangrin se présentait couvert de charbon
et apparemment mort de faim 1". La ruse est expliquée: "Il espérait impressionner et faire croire
que, plongé dans la plus grande misère, il n'avait pas gardé l'argent produit par la vente des
bœufs détournés. Aucun agent secret ne put pénétrer son secret2".
Après les promesses de concession liées à l'affaire des bœufs, d'autres faits et gestes de
Wangrin composent une série de six roueries. Leur caractéristique commune est que Wangrin
en les concevant et les réalisant se ménage un terrain d'action pour s'enrichir et des complicités
pour ses entreprises.
La cinquième rouerie, en effet, entre dans le cadre de manœuvres pour se concilier
l'administration et obtenir un poste de sa préférence: il donne le change à Quinomel sur sa
fausse expérience militaire. L'adjudant chef, passionné de vie militaire, aime la discipline.
Wangrin, intelligent, le manipule et se le concilie en l'appelant "mon lieutenant" et en se figeant
au garde-à-vous. La sixième rouerie s'ajoute à cette dernière pour le même but. Wangrin veut
être affecté à Yagouwahi où l'interprète Romo est déjà en poste. Il joue la comédie de l'agent
qui met les intérêts du service avant les siens propres3. Mais il lui faut aussi des complicités
pour ses entreprises. De là la septième rouerie4 : Wangrin réussit à faire de Reenatou, la mère de
Rammaye Bira qui est maîtresse du commandant, sa "mère, belle-mère et complice
inconsciente". Les réjouissances consécutives à ce succès de Wangrin, étendant le cercle de ses
amis, sont l'occasion de la huitième rouerie5. Pour expliquer les festins grandioses qu'il donne
à sa clientèle, Wangrin déclare au commandant qu'il fête la naissance d'une association, "Les
1
1
1
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 106.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p. 131.
1
4
Idem, Ibidem, p. 141-146.
!1
5
Idem, Ibidem, p. 147.
1
\\

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
365
Amis de la France", et il obtient la reconnaissance par l'Etat d'une association fictive! La
neuvième rouerie, Rammaye Bira séduite par Wangrin et assurée d'avoir un époux autochtone
(p. 148-150), et la dixième (Wangrin fait de Doumouma, fils de Romo, son fils adoptif tout en
cherchant à le perdre - p. 152) sont les dernières démarches du rusé interprète pour avoir un
réseau de complices efficaces pour l'élaboration et l'exécution de ses plans destinés à tromper et
obtenir des gains matériels. La troisième catégorie de ses roueries en effet (de la onzième à la
vingt-deuxième) est constitué d'actes de Wangrin qui trompe les autres et s'enrichit en
réussissant à échapper à la justice.
Il pousse l'absence de scrupule moral jusqu'à exploiter une situation de mésintelligence
entre membres d'une même famille, celle de Brildji Madouma Thiala, pour obtenir de grosses
sommes d'argent. La onzième rouerie est constituée par le marché sur les modalités
d'enterrement de Brildji et sa mise en œuvre (p. 133-174, 179-181) ; par la douzième, Wangrin
évite l'exhumation du corps de Brildji, dont il avait créé la menace, et en profite pour se faire
payer (p. 208). Wangrin déploie encore deux ruses pour régler le problème de la succession de
Brildji Madouma Thiala : il décide Loli, fils de Brildji à être concurrent de son oncle Karibou à
la succession de son père et lui faire payer son prétendu soutien cinq cent mille francs (p. 217).
C'est la treizième rouerie. La quatorzième consiste à utiliser l'autorité d'une notabilité pour faire
accepter une solution que Wangrin a lui-même conçue et formulée, l'appelant mensongèrement
la proposition de Baliba Waohila. Très au courant des éléments d'appréciation du chef de la
colonie, Wangrin a exploité le fait que les commandants font confiance aux notabilités amies de
la France, comme le conseiller du romobana (p. 230), pour faire accepter sa solution pour la
succession de Brildji : la fortune du défunt entièrement à son fils Loli et le pouvoir de chef qu'il
détenait à son frère Karibou.
Les autres roueries pour s'enrichir et échapper à la justice comportent celle par laquelle
Wangrin évite de se présenter à son nouveau chef et ennemi de longue date revenu à la colonie,
le comte de Villermoz. C'est la quinzième rouerie (p. 255-257)). Il recourt à la "poudre-
entérite" et à la "poudre-défigure visage" pour être hospitalisé. Suivent des roueries moins
éprouvantes pour Wangrin. La seizième révèle des talents d'homme d'affaires. La fiction du
riche commerçant de Marseille, Louis Rameau et du commerçant indigène, Taboukari (p. 276-
279), acheteurs de produits agricoles, est une combinaison au seul profit de Wangrin qui, par la
dix-septième rouerie (p. 294-296) renforce son équipe d'agents secrets travaillant pour lui. Il
réussit, en effet, à faire de Sanoun, un espion de son rival Romo, son propre agent, donc un
agent double selon les intérêts et la volonté de Wangrin. La rivalité active des deux interprètes
originaires de Noubigou est vécue par les deux comme un exercice intéressant, un sport de
crapules audacieuses et inventives. Wangrin surtout fait preuve de bravade et réussit. Par la dix-
huitième rouerie (p. 297), il prouve à Romo qu'il est plus organisé que lui: le sac de petits

366
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
cailloux avec une lettre mis à la place du sac d'argent enfoui dans le champ de Romo est l'indice
d'une victoire dont Wangrin aime à se glorifier en narguant son rival. Ille fait en évoquant des
valeurs de leur monde qui, à ses yeux, expliquent son succès dans ses entreprises et en même
temps lui permettent de faire sentir, avec le plus de peine possible, l'échec de Romo : "Rends-
toi à la banque, lui dit-il, pour monnayer tes cailloux. Ils valent cent mille francs. Chaque fois
qu'un fils, maudit de sa mère, gaule des fruits, c'est un enfant béni de la sienne qui les
ramasse. Signé: Qui tu sais"1. Très heureux dans ses entreprises, Wangrin se joue de
l'administration comme de l'interprète Romo. Sa dix-neuvième rouerie (p. 299-301) est une
prouesse d'habileté qui consiste à réussir à acheter aux enchères publiques les défenses de la
seule bête déclarée abattue alors que ses hommes, sur ses propres instructions, avaient, en
braconniers, abattu trois éléphants contrairement à la réglementation de la chasse.
Deux tours joués à Romo et un à l'administration complètent cette trosième série des
roueries de Wangrin. La vingtième en effet (p. 340-341) augmente le nombre des agents de
Wangrin. Bouraboura, le cuisinier du commandant, amoureux comme son patron de Ténin,
entre dans les combinaisons du père adoptif de Tenin. Wangrin, en faisant de lui son agent le
ravit secrètement à Romo et au commandant Jacques de Chantalba. Quant au tour joué à
l'administration, la vingt et unième rouerie (p. 347-349), il révèle l'intelligence toujours en éveil
chez Wangrin et la conscience qu'il a de la valeur du document. L'ancien interprète devenu
commerçant ôte des preuves contre lui à la justice en faisant établir une facture antidatée de
commande de trois caisses d'apéritif, par les services de l'armée. Le document lui permet d'être
acquitté, Wangrin, en effet, a été poursuivi devant "le tribunal français" pour vente illicite de
liqueurs fortes. Le dernier tour joué à Romo apparaît une scène d'épopée burlesque. Wangrin,
que Romo était venu arrêter avec un mandat d'amener et déploiement de forces de police crée,
grâce à son sang-froid, une situation nouvelle qui se résume ainsi pour Romo : "Une gifle
[reçue], de la poudre de cola dans les yeux et le mandat d'amener volé !"2.
Deux roueries par altruisme constituent la dernière série de ce genre de prouesses de
Wangrin : la vingt-troisième (p. 363-369) et la vingt-quatrième (p. 370) sont réalisées pour le
profit de Tenin-Belle Bichette. Wangrin organise d'abord une prétendue disparition de sa fille
adoptive pour inquiéter Jacques de Chantalba qui ne peut plus se passer d'elle et obtenir de lui
des biens en faveur de la jeune femme. Ensuite Chantalba éprouvé par douze jours sans Tenin
devient l'ami de Wangrin qui obtient de lui l'engagement de réaliser à Tenin une situation
matérielle confortable. Wangrin précise: "Dans six mois, vous allez rentrer en France et elle se
retrouvera dans la rue. Pour reprendre ses relations avec vous, elle voudrait que vous lui
achetiez une concession de cent mètres sur cent, à titre définitif, et que vous y fassiez construire
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 298.
2
Idem. Ibidem, p. 359.

Partie Ill. Chapitre Il. Le roman historique.
367
des maisons d'habitation et des boutiques. Il faudrait aussi constituer un troupeau de cent têtes
et lui donner cinq cent cinquante mille francs de bijoux1". Chantalba accepte sans hésiter et la
dernière rouerie de Wangrin est complétée par le mensonge que depuis douze jours Bodressoul,
le président de la chambre de commerce, voulait enlever Tenin et que son père adoptif l'avait
ainsi cachée chez lui. Le mensonge habile et vraisemblable est l'exercice habituel de
l'intelligence de Wangrin.
Le personnage de l'interprète dans la société coloniale, génialement représenté en
Wangrin et, avec beaucoup moins de brillant en Romo Sibedi son rival pour le prestige dans la
colonie, concourt à peindre un contexte historique dans lequel le fait colonial et le prestige du
colonisateur, l'autorité du commandant, la difficulté de communiquer avec les populations
administrées fondent un pouvoir énonne de celui qui est chargé des tâches d'interprète et a le
statut de plus proche collaborateur du commandant.
Mais l'interprète Wangrin est également un moyen de présentation des valeurs qui
fondent le dynamisme et le succès dans la société selon les conceptions et croyances. Amadou
Hampaté Bâ, qui précise que Gongoloma Sooké est l'un des dieux patrons de Wangrin, lie le
destin de ce Bambara si peu musulman à l'observance de recommandations données, à la suite
de prédictions précises de l'initiation au Komo, par le sema, le surveillant des jeunes circoncis.
Tout l'itinéraire de Wangrin est une courbe définie au départ en laissant à sa liberté le choix
entre deux directions possibles. Et tout s'est vérifié: "Toi, mon cadet, dit le "sema" Numu-
Sama, tu réussiras dans ta vie si tu te fais accepter par Gongoloma-Sooké, et cela tant que la
pierre d'alliance de ce dieu sera entre tes mains"2. Cette promesse d'un destin brillant, assortie
d'une condition, précise les signes qui pennettront à Wangrin de connaître à chaque période la
direction que va prendre la courbe de son destin en fonction de son comportement réel: "Je ne
connais pas ta fin, poursuit Numu-Sama, mais ton étoile commencera à pâlir le jour où
N'tubaninkan-fin, la tourterelle au cou cerclé à demi d'une bande noire, se posera sur une
branche morte d'un kapokier en fleurs et roucoulera par sept cris saccadés, puis s'envolera de la
branche pour se poser à terre, sur le côté gauche de la route3". Ce signe qui s'est présenté
effectivement à Wangrin sur son itinéraire signale le début d'une vie d'épreuves et de
vulnérabilité que le héros connut également avec la même précision que la prédiction de Numu-
Sama: "A partir de ce moment tu deviendras vulnérable et facilement à la merci de tes ennemis
ou d'une guigne implacable. Veille à cela, conclut le "sema", c'est là mon grand conseil4" Le
conseil du Numu-Sama a été suivi par Wangrin dont les entreprises ont été heureuses du début
de sa vie de fonctionnaire à son âge de quarante ans. La vigilance avec laquelle il avait souci de
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 369-370.
2
Idem. Ibidem, p. 23-24.
3
Idem. Ibidemn, p. 24.
4
Idem. Ibidem, p. 24.

368
Lesformes du roman négra-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Gongoloma Sooké se relâcha et les signes d'avertissement se multiplièrent: le songe de la
bergère peule, la prédiction du géomancien haoussa, la tourterelle au cou cerclé de noir.
L'hostilité entreprenante de Romo Sibedi constitue un autre élément détenninant pour le destin
de Wangrin dans la logique de ce monde où les puissances occultes gouvernent la vie terrestre
des hommes. Le héros d'Amadou Hampaté Bâ finit sa vie pauvre, alcoolique et clochard. Il
apparaît ainsi un jouet de forces surnaturelles dont la loi rigide ne pardonne aucune erreur à la
personne qu'elles favorisent. Wangrin à l'époque de sa prospérité est ainsi une conscience
libre, certes, mais située dans une logique sans tolérance de faute. Le personnage et son destin
illustrent un monde dans lequel la mythologie a encore une vie et une actualité remarquables
dans l'existence quotidienne. Malgré l'islamisation la mythologie bambara est encore une force
spirituelle efficace dans la société. La vie de la spiritualité, en raison du délai qu'elle exige pour
apparaître dans les faits qui composent le destin de Wangrin, est un élément de l'élaboration de
la fresque dans L'Etrange Destin de Wangrin.
Marabouts et féticheurs.
Un autre personnage qui contribue à faire connaître la société autant qu'à l'élaboration
de la fresque est le féticheur ou le marabout.
Son image est favorable dans le roman historique. Seul Le Devoir de violence, roman
fondé sur une représentation de l'Afrique dans laquelle le souci de violence iconoclaste rend
constestable la vérité des personnages créés, présente un féticheur à la conduite immorale.
Dougouli impose à Tambira venue le consulter parce que ses enfants préparent un examen de ne
donner comme prix de la consultation que son corps. Contrairement à Dougouli, Bikôla est un
féticheur honnête qui se fait le porte parole de son Ngambi, le "Dieu de l'avenir" et tout ce qu'il
prédit aux parents de Mômha sur le délai qui s'impose à eux avant d'avoir un enfant, huit ans,
se trouve vérifié. Franz Mômha Bipun, le héros de Cette Afrique-là naît dans le délai prévu par
Bikôla. Les marabouts et féticheurs de Wangrin sont aussi exacts et sympathiques que Bikôla.
Comme ce dernier ils sont des facteurs d'équilibre de l'individu qui, dans les moments
d'épreuve, a recours à eux pour éprouver le sentiment de sécurité à l'issue de la consultation.
L'image favorable des marabouts et féticheurs dans L'Etrange Destin de Wangrin provient de
l'exactitude de leurs prédictions et aussi de cette attitude impressionnante qu'ils ne demandent
rien pour eux, le marabout comme le féticheur. Amadou Hampaté Bâ semble affinner une
même hauteur de la spiritualité chez les deux malgré la différence de credo. Peut-être, plus
plausiblement, ce peul de très grande culture islamique et dont la foi profonde influence l'œuvre
littéraire a-t-il islamisé le comportement du féticheur. L'on ne peut qu'être frappé en tout cas par
le fait que le prix de la consultation de Kalalempo Kompari et de celle de Moulaye Hamidou
profite aux pauvres dans la société. Moulaye Hamidou est sollicité par Wangrin en ces tennes :
"Accepterais-tu de travailler pour me garantir contre mes ennemis blancs-blancs, noirs-blancs et

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
369
noirs, et pour combien ?1 La réponse du marabout définit d'abord la conception qu'il se fait de
son "travail" : " ...Je ne suis pas un vendeur de prières au plus offrant et dernier enchérisseur.
Je prie Allâh, mais je ne vends pas son nom2". Il y a néanmoins un prix du "travail" mais il
profite aux indigents dans la société et purifie le consultant: "Tu nourriras, dit Moulaye à
Wangrin, durant un mois, sept orphelins et sept veuves sans ressources. Tu les habilleras
pompeusement. Tu jeûneras toi-même durant sept jours en t'abstenant absolument de tout
rapport sexueP".
Kalalempo Kompari, le géomancien gourmantché, définit un prix semblable pour son
"travail" à celui que Moulaye Hamidou a imposé à Wangrin. Le "sacrifice conjuratoire" que
Wangrin sollicitait pour le protéger contre le mal que lui "voudrait le grand chef blanc-blanc" se
compose de deux éléments, un philtre à faire absorber au commandant et une part des pauvres:
"Par ailleurs, dit Kalalempo, tu donneras pour une semaine de nourriture à cinq familles
pauvres, à raison d'une mesure de mil ou de riz par personne et un membre de mouton par
famille4".
Moulaye Hamidou et Kalalempo Kompari sont des personnages qui font connaître la
société de Wangrin, un monde de la coexistence des croyances traditionnelles et de l'islam, et
en même temps présentent cet intérêt pour l'élaboration de la fresque que leurs prières ou travail
de science occulte sollicités mettent la curiosité du lecteur en éveil sur la courbe du destin de
Wangrin.
Le résistant
Mais la typologie des personnages créés par le roman historique est riche. Elle comporte
d'autres personnages qui, malgré la diversité qu'ils réalisent, servent la présentation d'une
époque et, par là, l'élaboration de la fresque. La société coloniale à ses débuts est en effet
révélée par les figures de la résistance. Amadou Hampaté Bâ évoque celle de Samory qu'il
appelle Yorsam, par un jeu de création, l'anagramme, dont il a largement usé. Yorsam est un
personnage créé par un romancier sans aigreur sur la situation coloniale ni sur la conquête,
ayant eu assez de distance et de sérénité pour consacrer un roman historique à la période de la
"pacification" et de l'administration coloniale complètement établie. Yorsam est présenté plutôt
comme un pillard qu'un résistant glorifié. Les populations du Noubigou lui sont hostiles: "Les
atrocités inutiles commises par Yorsam, dit le narrateur, poussèrent les gens de Noubigou à
ouvrir leurs bras aux conquérants français. Beaucoup de jeunes gens s'engagèrent dans les
corps militaires constitués pour les indigènes. C'était l'armée des tirailleurs sénégalaiss". Ainsi
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 237.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem. Ibidem.
4
Idem, Ibidem, p. 309.
5
Idem, Ibidem. p. 19.

370
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
la lutte de Yorsam est présentée comme un règlement de comptes entre ce chef de guerre et
Noubigou : "La population avait juré 'd'avoir' Yorsam, dit Bâ, et de le livrer aux Blancs. Elle
ne devait y parvenir qu'après plus de quinze ans de guerre} ".
La fin de la résistance est également représentée dans Le Royaume de sable (1975). En
créant le personnage de Madior Fall, d'abord résistant, ensuite loyal combattant, aux côtés des
Français, dans la première guerre mondiale, sur le front de la Marne, Mamadou Seyni Mbengue
montre le succès de la conquête et la reconversion du noble, qui avait en partage le
commandement dans la situation précoloniale, pour s'adapter au nouvel ordre. Autour de
Madior sont créées les figures de jeunes nobles, ses compagnons, qui suivent ce mouvement de
l'histoire: Lamassasse, Sangoné Dior, Lat Garang SalI, Amary Ndella et leur griot Salabigué2.
Face à Madior et cherchant à lui nuire dans le cadre de cette compétition des princes pour le
nouveau pouvoir, Dergane Fall installé dans la nouvelle administration et la servant par option,
et Silmakha Dieng l'interprète, ami de Madior Fall tout en étant inséré dans l'ordre colonial
comme proche collaborateur du commandant de Thiès, Henri de Saint-Gall. Il a en commun
avec Wangrin Trérao et Romo Sibedi, interprètes comme lui, l'art de la dissimulation et le sang-
froid du double jeu.
Le chef autochtone.
La période coloniale est recréée par les romanciers en présentant également des figures
de chefs autochtones insérés dans la nouvelle administration. Jean Ikellé-Matiba les déclare une
nouvelle catégorie en raison de la manière dont ils acquièrent le pouvoir: "Les chefs du type
colonial, dit-il, sont d'apparition récente. Notre société n'en a pas connu d'exemple. Ils
n'étaient pas désignés ou nommés, ils étaient élus3". Dans tous les romans historiques qui ont
pour cadre la société coloniale, le chef autochtone est caractérisé par d'une part sa docilité au
pouvoir qu'il sert, d'autre part sa dureté dans l'exercice de son autorité. Mais ce sont surtout les
lois qu'ils sont chargés d'appliquer qui font d'eux les agents de la dureté coloniale: l'indigénat,
le travail forcé, le laissez-passer, définis par une loi4 appliquée avec rigueur, font des agents de
l'ordre colonial des êtres qui font horreur aux témoins et victimes comme Jean Ikellé-Matiba. Il
ne nomme que Nonyu5 panni les chefs autochtones; il raconte leur rôle. Quand ils sont plus
individualisés et nommés par le romancier, les chefs autochtones demeurent des instruments du
système colonial. Birahim Boubou est qualifié d'''instrument docile des autorités françaises",
adversaire résolu de Madior, comme Dergane Fall.
}
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin.
2
M. S. MBENGUE, Le Royaume de sable, p. 38-39 Cl Passion.
3
1. IKELLE-MATIBA, Cette Afrique-là /, p. 50.
4
Idem. Ibidem, p. 197.
5
Idem. Ibidem, p. 215;

Partie III. Chapitre Il. Le roman historique.
371
Amadou Hampaté Bâ, comme Jean Ikellé-Matiba et Mamadou Seyni Mbengue, a
montré, dans la représentation de la situation coloniale, le rôle du chef autochtone devant son
pouvoir au colonisateur. C'est la figure de Brildji Madouma Thiala, dont la succession a été
l'occasion de gains énormes d'argent pour Wangrin, qui est l'exemple le plus éclairant. Son
demi-frère puîné Karibou Sawali et son fils Loli sont victimes de la cupidité de Wangrin parce
que la transmission du pouvoir se décide désonnais par le commandant et que Wangrin son
interprète peut faire toutes les fables qu'il imagine pour son propre avantage. L'interprète du
commandant est aussi craint et respecté que le commandant lui-même. Les chefs autochtones
sont ainsi des fonctionnaires ayant, certes, comme Nonyu heureux de pouvoir humilier Franz
Mômha, la possibilité d'exercer des exactions sur les populations, mais ce sont des seigneurs
déchus n'ayant plus que le lustre du folklore, des honneurs officiels et la dignité de "tutoyés".
Le tutoiement dont ils sont l'objet de la part des commandants est en effet mis en relief par
Amadou Hampaté, Jean Ikellé-Matiba et Mamadou Seyni Mbengue de manière à marquer très
nettement l'autorité du pouvoir du colonisateur sur le pouvoir traditionnel.
Le champion, incarnation de l'idéal d'homme.
Lorsque le roman historique recrée la société traditionnelle et en montre l'organisation et
la vie quotidienne, le personnage du champion prend beaucoup de relief. Ainsi, dans
Crépuscule des temps anciens Nazi Boni, dont la chronique du Bwamu présente les générations
dans cette société au cours des siècles et leurs relations entre elles, montre l'émergence dans
chacune d'elles d'un champion qui incarne l'idéal d'homme de la société. Térhé est ce
champion. C'est "le chef de filel" des jeunes. Le plus fort dans toutes les activités de sa classe
d'âge, jalousé pour cela, poursuivi par la haine entreprenante de Lowan, Térhé est un brave,
serein et résolu, que ne décourage guère l'hostilité de Kya et de son père Lowan à son égard.
Tous les autres dans la société le reconnaissent sans haine comme le champion, le "soleil" de sa
génération. Ainsi M'Bwoa Gnassan le répétait: "La mort de Térhé, ce serait la fin de la gloire
du Bwamu, la fin de notre "soleil", de notre ère et l'avènement de nouveaux temps qui
réaliseront la féminisation des hommes2".
Le colonisé assimilé et conquis par l'idéal de vie du colonisateur.
La société coloniale représentée dans le roman historique est le théâtre de la concurrence
de modèles de société, de modèles d'homme en fonnation pour la vie moderne. Jean Ikellé-
Matiba le montre par la vie et surtout l'option de son héros Franz Mômha qui, pour avoir été
fonné par les Allemands, a préféré redevenir paysan que fonctionnaire dans l'administration
coloniale française. L'opposition des deux ordres coloniaux est très nettement établie dans Cette
Afrique-là! par un narrateur, Mômha, qui indique très nettement ses préférences. Concernant
1
N. BONI, Crépuscule des temps anciens, p.110.
2
Idem. Ibidem. p. 245.

372
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
sa personnalité, le rigorisme moral, le sens de l'ordre et de la discipline, l'attachement aux
valeurs spirituelles chrétiennes le caractérisent. Franz Mômha redevenu paysan s'adonne à des
activités d'évangélisation et de vie de sa communauté religieuse. L'ordre colonial français lui
apparaît comme laxiste sur les plans moral et spirituel. Cette adhésion profonde à un ordre
colonial de préférence est un exemple unique dans le roman négro-africain de langue française,
pas seulement dans le roman historique. Les autres œuvres de ce courant, néanmoins, montrent
bien l'efficacité de l'école pour l'assise de l'ordre colonial. Le personnage de Wangrin a été
fonné à l'Ecole des otages de Kayes. Il y a effectué une scolarité de bon élève et, pour avoir été
major de sa promotion, in devint moniteur de l'enseignement indigène. Assimilé, c'est-à-dire
fonné selon l'idéal du colonisateur et ayant pour modèle ses maîtres, Wangrin le fut dans une
certaine mesure. Il est plus exact de le considérer comme un agent consentant à l'ordre colonial,
qui y était tout à fait à l'aise. Homme de tradition, Wangrin dont le niveau d'instruction se limite
au Certificat d'Etudes Primaires (certes le diplôme le plus élevé qu'il était autorisé à un indigène
de son époque d'acquérir), est très profondément enraciné. Son modèle de vie morale et
spirituelle il le tire davantage de Gongoloma Sooké, un dieu de la mythologie bambara qui
l'incite au souci de l'efficacité, pour ses buts dans ses entreprises, beaucoup plus qu'aux
scrupules moraux.
La création des personnages dans le roman historique entre 1960 et 1976, par
conséquent, tend à faire connaître la société recréée en présentant des figures typiques.
Fonctionnaires coloniaux, blancs et noirs, résistants, modèles d'homme dans la société
précoloniale, colonisés assimilés, chefs autochtones pendant la période, marabouts et féticheurs
constituent les catégories principales de personnages créés. Par leur rapport à la société et à
l'Histoire ils contribuent à faire voir une vie quotidienne dans le passé et par là à donner au
roman la fonne d'une fresque.
B. THEMATIQUE
Les thèmes développés dans l'élaboration de la fiction différencient le roman historique
et le roman de mœurs. Celui-ci peint la société directement observée tandis que celui-là
constitue une représentation, avec une distance temporelle propice à l'objectivation et à
l'absence de ressentiment, d'une société appartenant désormais au passé et connue directement
ou indirectement du romancier créateur.. Entre 1960 et 1976 le roman historique s'est intéressé
à l'Afrique précoloniale et à l'Afrique des débuts de la colonisation à l'époque de l'Union
française, c'est-à-dire aux lendemains de la deuxième guerre mondiale.
Trois romanciers ont donné, chacun, une image distincte de l'Afrique précoloniale.
L'auteur d'Assoka ou les derniers jours de Koumbi s'est essentiellement attaché à montrer des

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
373
violences dues à l'état des connaissances et aux croyances (le sacrifice humain au serpent-
fétiche) et aux passions (l'amour et la passion du pouvoir) dans un contexte d'animisme et
d'absence d'humilité dans les valeurs les plus prisées.
Nazi Boni, dans Crépuscule des temps anciens, consacre l'essentiel de sa fiction à la
représentation du Bwamu précolonial. Sur les quinze chapitres du roman, en effet, sept (V, VI,
VII, VIII, IX, X, XIII) ont pour thème l'organisation de la société, sept (1 à V, XI, XII et XIV)
peignent la vie quotidienne, et un seul, le chapitre XV, est consacré au crépuscule du Bwamu,
puisqu'il présente la pénétration coloniale en évoquant la répression de la révolte de 1916.
L'organisation de la société est le thème général que les sept chapitres détaillent en des
éclairages variés. La coutume, la formation des hommes, la forme des activités de production y
sont présentés, non de manière systématique parce qu'il s'agit d'une œuvre d'art, mais à
l'occasion de la présentation du destin de Térhé, l'étoile de sa génération.
Le chapitre V (p. 73-103) consacré au Yumu ou funérailles de l"'ancêtre Diyioua" est
l'occasion pour le romancier, d'une large information de son lecteur sur laes concepts de la vie
et de la mort, sur la solidarité des villages du Bwamu et sur l'aspect de fête que prend le
"Yumu". Il s'agit du "Yu mu" grandiose. Pour mettre le défunt sur le chemin du séjour des
morts, appelé Nihamboloho, tous les villages environnants sont invités par Bwan. La plaine en
prend un aspect de grouillemednt impresionnant de personnes de tous âges : "Venant de
Wakara, dit le narrateur, de Toun, de Kêra, de Wakry, de Fatianna, de Sara, de Sansa, de
Karé, de Bonikuy, de Sin, de Kwoanko, de Kosso, de Wako, de Kwankuy, de Yoaho, de
partout, sur tous les chemins, ils débouchent à la fois, hommes, femmes, enfants, en colonnes
serrées. Leurs files interminables serpentent sur les sentiers sinueux ; on croirait voir
d'immenses couleuvres qui se faufilent dans la plaine pour prendre vis-à-vis des fétiches, des
génies et des dieux1". Les jeunes gens surtout se réjouissent particulièrement à cette occasion en
buvant, chantant et dansant au clair de lune. L'importance du sport dans l'idéologie de ce
monde est clairement soulignée par le romancier, ami de Léopold Sédar Senghor, théoricien de
la négritude, rappelons-le. Voici une exaltation de la danse: "Chantez et dansez en paix, jeunes
du Bwamu. Vous êtes des sprotifs, et la danse, la danse au clair de lune, la danse des
Seigneurs, la danse des Braves, n'est-elle pas le plus beau des sports d'agrément2".
Après les funérailles, l'auteur de Crépuscule des temps anciens présente les classes
d'âge dans la société du Bwamu. Elles se divisent en Yenissa ou séniors et Bruwa ou juniors.
Les Yenissa, les hommes de cinquante ans et plus, sont les pammas, c'est-à-dire les puissants,
les détenteurs de la Force. Les rivalités de générations entre Yenissa et Bruwa font la vitalité de
1
N. BONI, Crépuscule des temps anciens, p. 103.
2
Idem, Ibidem.
f4i1!__

374
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
la société du Bwamu. Les juniors impatients d'être reconnus puissants et de constituer les
remparts de la société réclament leur initiation au culte du Dô. Cette phase de leur vie est en effet
indispensable à leur accès au statut de Yenissa en remplacement de leurs aînés. Le chapitre VI
est consacré à la décision des Bruwa de demander à être initié au culte du Dô. Ils doivent
prouver qu'ils sont capables de prendre en charge des responsabiliés de détenteurs de la
"Force". Ils le prouvent lors de lajoumée de concurrence aux travaux des champs, à Wakara, à
l'invitation des beaux-parents de Kââgnounayi (ch. VII). Nazi Boni revient à la présentation des
us et coutumes organisant la vie au Bwamu en décrivant les réjouissances à l'occasion d'un
mariage, celui de Térhé et Hadonfi (ch. VIII). Ces us et coutumes comportent dans les relations
amoureuses le pacte du sang. L'amour de Térhé et de Hakanni rencontre l'obstacle de l'hostilité
de Lowan que la coutume rend très puissant sur le mariage; les deux amoureux se promettent
l'un à l'autre par un pacte du sang (ch. IX). L'initiation est le thème par lequel Nazi Boni
achève la présentation de l'organisation de la société au Bwamu. Les Bruwa, désireux d'être
initiés, chargent Bêêmi, le fils du détenteur du fétiche des cultures, le Dô, d'engager la
procédure en vue de leur initiation commune (ch. X). Après les récoltes la requête formelle est
exprimée aux Yenissa et l'initiation effectuée avec force brimades imposées aux aspirants au
statut "d'initiés", pour les aguerrir et en faire de vrais Yenissa détenteurs de la "Force" (ch.
XIII).
Le deuxième grand thème par lequel Nazi Boni présente la société du Bwamu est
constitué par les occupations de vie quotidienne. Elles sont décrites selon un mouvement allant
de la vue panoramique à la vision de gros plan. Le premier chapitre du roman en effet relate
"trois cents ans moins vingt1" de vie quotidienne au Bwamu montrant la passion de la gloire et
de la force physique se manifestant dans la guerre et le sport. Puis un autre éclairage sur ce
monde porte sur la vie insouciante au fil des générations (ch. II), selon le rythme des saisons et
des années. Plus détaillée est la vision que le chapitre III présente: la nuit au Bwamu : les
veillées sont décrites en en montrant les contenus, propos de femmes et querelles de ménage
particulièrement. La précision est plus grande au chapitre IV dans lequel la vie quotidienne faite
de palabres de femmes fait connaître les couples formés par Halombo et Kya, Térhé et Hakanni
sa maîtresse, des récits sur les femmes et la fidélité et la fête des braves à laquelle Gnassan
invite, le grand Yumu de Dygioua, qui doit être l'occasion de réjouissances; en voici le
programme: "Manger et boire! Boire et manger tout ce qu'il y aurait d'affriolant! Exécuter la
danse des Seigneurs, le pas de guerre, la danse des braves ou Kou ! Prouver, devant tous, que
l'on répond de quelques glorieuses victoires, que l'on avait "coupé des carquois" ; provoquer
de nouvelles rencontres sentimentales, à la bonne chère, associer les belles chairs, oun-houm !
Quel bonheur! 2". La vie quotidienne n'est pas uniformément aussi gaie et belle. Elle comporte
1
N. BONI. Crépuscule des temps anciens. p. 21.
2
Idem. Ibidem. p. 71.

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
375
aussi des conduites prouvant que la méchanceté est également dans la nature de l'homme.
Lowan qui ne supporte pas que Térhé soit plus populaire que son fils Kya recourt à la magie
pour faire périr Hakanni sa nièce et son amant Térhé (ch. XI). Mais panni les jeunes, c'est le
dynamisme par lequel leur émulation crée des performances hiérarchisées qui est prédominant
(ch. XII) même si un mauvais perdant comme Kya fait figure d'anti-héros qui meurt en
mauvais joueur, rival de Térhé (ch. XIV). Le dernier thème est la fin du Bwamu, son
crépuscule marqué par la répression de la révolte de 1916, le crime de Lowan qui empoisonne
Térhé, la mort de Lowan et celle de Hakanni (Ch. XV).
Nazi Boni a par conséquent consacré l'essentiel de sa fiction à montrer une partie de
l'Afrique dans sa vie quotidienne à l'époque précoloniale, un monde rural au rythme de vie
agraire, ayant le culte de la gloire et de la force physique, pratiquant le sport comme un art
d'agrément de prédilection. Il y a un net souci d'exaltation, sans idéalisation, de l'Afrique
précoloniale dans le roman de Nazi Boni.
Yambo Ouologuem, de son côté, accorde une part importante du Devoir de violence à la
représentation de l'Afrique précoloniale : le premier chapitre intitulé la légende des Saifs (p. 9-
31). Occupant à peu près le dixième du texte du roman, ce chapitre tire son importance surtout
de l'image scandaleuse qui est composée sur le passé de l'Afrique. Ouologuem choisit de
peindre systématiquement en noir le passé de l'Afrique. L'ordre précolonial surtout est
caractérisé par les mauvaises mœurs. Oualoguem a réalisé une telle surcharge que le parti pris
d'impertinence, de violence iconoclaste et de refus de servir une valeur élevée révèlent le désir
de s'affirmer, de choquer qui invite à constater son talent plutôt qu'à s'offusquer de ses propos
scandaleux. Voulant dresser une image de mauvaises mœurs il imagine un fictif empire de
Nakem (anagramme de Kanem) dont les souverains, les Saïfs, constituent par leur vie des
éléments des horreurs caractéristiques de ces temps de barbarie. La fréquentation des
courtisanes, de terribles sabbats "auxquels les membres se rendent la nuit, à travers la brousse,
s'interpelant par des grognements imités du cri de l'hyène l ". la perversité, l'inceste,
l'homosexualité, résument les formes de l'amour par lesquelles l'auteur du Devoir de violence
compose l'image des mauvaises mœurs des Saïfs. Le travail créateur de ce romancier apparaît
dans cette combinaisons de vices: "Mais la belle union, dit-il. du savoir et de la morale est
fragile, qui toléra que Saïf Tsévi séduisît ensuite sa propre sœur. se comportant avec elle en
amant, laquelle sœur à son tour, une fois mariée, devint perverse, presque femme: elle choisit
impunément parmi des garçons de dix ans, ses concubins ... 2" Après les mauvaises mœurs,
l'instabilité du pouvoir et la violence de son mode de transmission caractérisent l'époque des
Saïfs. Les us et coutumes constituent un troisième thème permettant à Ouologuem de choquer
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence, p.27.
2
Idem, Ibidem, p. 26.

376
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
en montrant un monde déclaré africain. Le Saïf Ali fut, dans la succession caractéristique des
règnes, "relayé à son tour par Saïf Djibril, frère cadet d'Ali, assassiné par le péché
d'indiscrétion, remplacé ensuite par un des fils de Ramina (mère de Saïf El Haram, engrossée à
grand peine par son fils) - un certain Saïf Youssoufi - albinos de laideur notoire, qui, assommé
à deux reprises par quelque galant de sa femme, fut enfin! la troisième fois emportél ... " et
l'énumération des horreurs savamment combinées continue. Le jeu de création devient presque
mécanique. La polygamie, après la mention de ces créations, devient un phénomène trop
ordinaire. Ouologuem lui donne des dimensions épiques. Lorsque Madoubo, fils de Sail Ben
Isaac El Heït fut de retour de Paris au Nakem, il "ne trouva pas son père oisif, dit le narateur,
qui avait peuplé en un an son palais de vingt-trois nouveaux nés, conçus par vingt de ses vingt-
sept femmes2".
Le passé colonial de l'Afrique est ainsi sans différence profonde avec l'Afrique
précoloniale. Yambo Ouologuem le montre par l'itinéraire de Raymond Spartacus Kassoumi
qui après Madoubo marque la transition de la période précoloniale à la période coloniale au
Nakem. Après la conquête, cet empire est caractérisé par la continuité du commerce des
esclaves, le pouvoir du Saïf subordonné à celui du colonisateur, l'accès progressif à la
modernité par l'éducation à l'école française.
Après Assoka, Crépuscule des temps anciens, et Le Devoir de violence, qui présentent
une image de l'Afrique précoloniale, les autres romans du courant historique en 1960 et 1976
ont peint la période coloniale par deux grands thèmes, celui des faits de civilisation et des realia
de terroir, et celui de la vie quotidienne. Les faits de civilisation abondent davantage dans Cette
Afrique-là! La circoncision, le mariage et tout son rituel de démarches et de cérémonies, la
polygamie, la veillée, les spectacles de réjouissance comme la danse ont servi à composer une
image de la vie africaine qui fait connaître une civilisation à laquelle le fait colonial s'est
superposé. Jean Ikellé-Matiba a poussé le scrupule jusqu'à dessiner un itinéraire complet de vie
allant d'avant la naissance du héros Franz Mômha (ce qui lui pennet de parler de la place de
l'enfant et de la stérilité de la femme) à la vieillesse, montrant le rôle du vieillard dans une
civilisation sans hospice pour personnes du troisième âge. L'importance de la veillée, moment
d'éducation et de distraction, et le rôle qu'y joue le vieillard montrent par l'exemple, dans Cette
Afrique-là! une image de l'Afrique plus vraie et plus naturelle que ce qu'en propose Le Devoir
de violence.
La guerre est le fait malheureux de civilisation que les romans ont le plus régulièrement
représenté concernant la période coloniale. Et il s'agit de la même guerre, non seulement celles
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence. p.22-23.
2
Idem, Ibidem, p. 43-44.

Partie Ill. Chapitre Il. Le roman historique.
377
des conquêtes mais celle de 1914-1918 et ses répercussions dans les colonies. Cette Afrique-là!
montre l'affrontement des Anglais et des Français alliés d'une part et, d'autre part, les
Allemands en position de colonisateurs administrant le Cameroun. Crépuscule des temps
anciens évoque en son dernier chapitre, nous l'avons vu, la répression de la révolte de 1916 en
Haute Volta. Remember Ruben fait de son personnage d'Abéna dit Ouragan-Viet un baroudeur
qui s'est battu en Indochine et en Algérie avant de rentrer au Cameroun où il est l'âme d'une
lutte clandestine contre Baba Toura, une transposition de la lutte de l'V.P.C., le parti de Ruben
Vm Nyobe, dans ce pays de forêt dont les villes développent, dans l'univers romanesque de
Mongo Beti, des bidonvilles propices à la guérilla urbaine. Le Royaume de sable présente,
après la résistance, la guerre européenne 1914-1948. Son héros, le prince Madior Fall du
Cayor, après six ans de résistance participe à ce conflit sur le front de la Marne où il meurt en
mars 1916. Amadou Hampaté Bâ montre, quant à lui, l'effort de guerre de la colonie consistant
en la fourniture de bétail. Wangrin, l'interprète, en a profité. L'affaire des bœufs est la première
des vingt-quatre roueries de Wangrin. Le roman d'Amadou Hampaté Bâ est de tous les romans
historiques celui dont la thématique est la plus détaillée sur la civilisation et la vie quotidienne.
Pour celle-ci, les roueries de Wangrin, au nombre de vingt-quatre, rappelons-le, révèlent le
monde du "Haut Sénégal et Niger", comme un espace de spiritualités animiste et islamique
mêlées et comme un espace colonial, en somme un ensemble complexe de croyances, de
coutumes et de structures administratives mêlées.
Fétiches, gestes rituels et objets protecteurs.
Amadou Hampaté Bâ a recréé un monde africain dont les croyances animistes, les rites
et sacrifices composent un univers cohérent ayant établi un code de conduite morale et religieuse
pour la sécurité et le succès dans les entreprises individuelles. Son héros, Wangrin, a pour dieu
protecteur Gongoloma Sooké et détient toujours avec lui une petite pierre dans un "petit sac en
peau de chat noir", symbolisant le lien qui l'unit à l'esprit de Gongolama Sooké. Tant que
Wangrin détient cette pierre, la protection de son dieu lui est acquise. S'il la perd ou bien
effectue un voyage sans l'avoir avec lui il devient vulnérable, est à la merci de coups de ses
ennemis. Dans cet univers, la liberté de l'homme existe mais concerne le comportement qu'il
adopte sur l'observance des exigences du code de conduite individuelle. Wangrin, ayant perdu
la vigilance dans la conservation de son "borofin", le sac contenant la petite pierre d'alliance
avec l'Esprit de Gongoloma Sooké, devait désormais "s'attendre à recevoir de grands coups du
sorti", d'autant que, par ailleurs, l'oubli l'a mis en faute à l'égard des ancêtres aussi, à son
retour de Dakar.
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 387.

378
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
Signes, prémonitions et destin individuel
Amadou Hampaté Bâ a montré la cohérence de l'univers animiste par l'importance, sur
le destin de son héros Wangrin, des signes et prémonitions qui sont comparables à des points
d'avertissement qui renvoient à un sens bien compris. A ce sujet il y a tout un bestiaire
symbolique qui matérialise les signes prémonitoires. N'tubaninkan-fin, la tourterelle au cou
cerclé de noir est un signe dont la signification est connue de Wangrin très tôt. Son apparition
sur son chemin a des modalités également annoncées au début de la carrière de Wangrin. C'est
pourquoi lorsque l'oiseau, le kapolier et la branche mortel sur laquelle il se tenait lui apparurent
clairement, il peut conclure à son infortune imminente. De même que celte tourterelle, Kilinti-
kolonto, l'oiseau calamiteux est un autre signe de malheur bien connu dans ce monde animiste.
il pond deux œufs et met l'homme qui le voit dans l'embarras le plus tragique: "en effet, si l'on
voit la couvée de l'oiseau calamiteux, on se trouve devant trois possibilités aussi tragiques les
unes que les autres: ou bien prendre un œuf seulement et perdre son frère, ou bien prendre les
deux œufs et perdre sa mère, ou bien ne rien prendre et s'en aller, et mourir soi-même2".
Wangrin a rencontré sur son chemin des signes qui, avant d'apparaître, lui avaient laissé plus
de liberté dans ses choix de comporlemenls. Mais lorsque la conduite qu'il avait adoptée a
amené les signes à se manifester, tout était compromis dans ses entreprises. Ainsi le python
sacré qu'il tua en l'écrasant sous sa voiture. N'tomikoro-Saa-Ba a certes été "rituellement
enterré au pied du tamarinier, sa demeure", mais tout était déjà compromis concernant le destin
de Wangrin. Ce bestiaire par conséquent, qu'il s'agisse de Kiliuti-kolonto, de N'tubaninkan-fin
ou de N'tomikoro-Saa-Ba, révèle un univers animiste dans lequel le surnaturel dialogue avec
l'homme et l'instruit sur son destin même lorsqu'il a perdu la protection des Esprits.
Mais l'auteur de L'Etrange Destin de Wangrin a caractérisé diversement le monde
africain qu'il a recréé. Après les croyances, les us et coutumes concourent à établir l'originalité
de ce monde. les coutumes qui font la cohésion dans la société la "waalde"3 ou association de
jeunes et la "sanankounya4" ou parenté à plaisanterie concourent de même à caractériser un
monde cohérent qui a résolu les problèmes de direction de l'homme dans ses entreprises au sein
de la vie sociale et de relations avec les autres hommes en lui laissant suffisamment de liberté
pour qu'il soit responsable, dans une large mesure, de son propre destin.
Les coutumes qui sont liées à la situation coloniale sont moins sécurisantes. Ainsi le
"mariage colonial" certes donne un certain temps sécurité et respectabilité à la "mousso" du
commandant comme Tenin-Belle-Bichette, mais les séjours africains des commandants durent
trois ans et l'ex épouse du Blanc restée chez elle a le problème grave de trouver un époux et
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 405.
2
Idem. Ibidem, p. 199-200.
3
Idem. Ibidem, p. 117.
4
Idem. Ibidem, p. 307.

Partie Ill. Chapitre II. Le roman historique.
379
d'éviter de devenir une prostituée. Il a suffi de deux roueries de Wangrin pour éviter les ennuis
de ce problème à Tenin après le départ de Jacques de Chantalba, mais c'est une preuve que cette
coutume est moins sécurisante que celles de la tradition précoloniale.
Il en est de même des pratiques d'intérêt public à l'époque coloniale comme les
"prestations en nature" ou travail obligatoire. Elles donnent une image de temps d'épreuves à la
période coloniale comme le montre l'histoire du viol de Pougoubila par Doumouma 1. Les
pouvoirs du commandant sont enfin, parmi les éléments caractéristiques de l'administration
coloniale dans la période évoquée par le roman d'Amadou Hampaté Bâ, un thème important que
cette œuvre développe. L'affaire Sammba Bouri ou la troisième rouerie de Wangrin et le
comportement du commandant de Villermoz, de même que tous les faits d'exploitation de
l'autorité du commandant par Wangrin, constitue une illustration des dimensions énormes de
ces pOUVOIrs.
La société qu'Amadou Hampaté Bâ a recréée dans son roman a donné de l'époque
coloniale l'image d'un monde complexe dans lequel coexistent la spiritualité islamique et la
spiritualité animiste plus profondément vécue, des formes de vie et de relations humaines
anciennes et créant une cohésion de la société plus nette tandis que les éléments de l'ordre
colonial apparaissent des facteurs d'épreuves plutôt que d'harmonie et de sécurité.
Dans le roman historique, par conséquent, la thématique tend à faire connaître la société
de l'époque évoquée aussi bien dans son organisation, ses croyances, son idéal de vie, ses joies
et ses épreuves que dans la manière dont elle vit le système colonial. C'est une thématique de
fresque qui organise la connaissance de ces aspects de la société dans la durée autant que dans
leur diversité. Le roman historique se fait fresque en tendant à révéler une civilisation à une
période déterminée de l'histoire et la vie quotidienne de la société à cette période.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Le roman historique révèle beaucoup de créativité dans les œuvres produites entre 1960
et 1976. La description peut en être faite en considérant successivement les modalités de la
présentation, les formes du discours et le traitement du temps en ce qui concerne les techniques
de narration; et sur les techniques d'expression en examinant douze variétés mises en œuvre
dans l'exemple du corpus de ce courant en sa troisième période.
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 156.

380
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
c.l. Les modalités de la présentation
C.I.a. L'identité du narrateur.
La narration dans les œuvres analysées ici est celle de l'auteur qui utilise différents
subterfuges pour cacher son identité et produire l'effet de l'objectivité dans la présentation.
Ceux qui réussissent à donner l'impression d'absence de l'auteur dans le récit des événements
sont les auteurs d'Assoka, du Royaume de sable, et de L'Harmattan, quoique les idées de
Sembème Ousmane, en particpVer ses revendications sur les langues nationales, poussent le
lecteUr à l'identifier sous les traits de Lèye, le poète qui a décidé de ne plus être que peintre pour
cesser d'enrichir une langue étrangère. Or le combat de Lèye et de ses camarades du "front pour
le non" est celui de militants marxistes auxquels le narrateur ressemble comme un frère par le
beau rôle donné aux humbles, par l'anticléricalisme et par l'agressivité à l'égard de l'ordre
ancien symbolisé par l'autorité parentale tyrannique et les violences maritales. Le narrateur, en
raison de la personnalité et des idées de Sembène, ne peut pas être dissocié de l'auteur dans
L'Harmattan.
Dans les cinq autres romans l'identité du narrateur comme étant l'auteur est plus
évidente. Nazi Boni qui fait la chronique du Bwamu est encore sous l'effet de l'émotion que la
répression de la révolte de 1916 en Haute Volta a eue sur sa sensibilité de Voltaïque. Il parsème
son roman de notes en bas de page pour certifier l'authenticité des événements évoquant la
répression, la vérité des personnages historiques. Nazi Boni, par le nombre impressionnant de
mots de terroir nommant des fonctions dans la société précoloniale, des cris de réjouissances,
des catégories de personnes, par les récits qu'il déclare authentiques en des notes en bas de
page, apparaît un auteur si affectueusement attaché à son pays de Bwamu qu'il n'est pas
possible de le dissocier du narrateur. De même Jean Ikellé-Matiba et Amadou Hampaté Bâ sont,
dans le roman, des historiens de leurs terroirs, respectivement le Cameroun et l'actuel Mali. Ils
ont tous deux utilisé la fiction de la veillée au cours de laquelle, pour l'un se développe le récit
que constitue son roman (Franz Mômha raconte sa vie), pour l'autre le narrateur qu'est l'auteur
recueille la matière de son roman. Franz Mômha est le narrateur de Cette Afrique-là! La veillée
est un des aspects de la vie quotidienne dans le monde de ce roman: "les histoires se racontent à
tour de rôle. Chacun a sa soirée ou ses soirées selon la longueur de son récitl n. Et la mise en
place des personnages continue par cette précision: "c'est le tour de Mômha ce soir2". Le
narrateur termine son récit en ces termes: "Bref, voici résumé ce qu'a été ma vie jusqu'à ce
jour. Vous n'ignorez plus rien de moi, donc de ma génération. Nous n'avons pas, je crois,
perdu nos deux soirées3". Jean Ikellé-Matiba s'est contenté de nommer son narrateur, Franz
1
1. lKELLE-MATIBA, Cette Afrique-là /, p.21.
2
Idem. Ibidem.
3
Idem. Ibidem, p. 240.

Partie lll. Chapitre lI. Le roman historique.
381
Mômha, et les éléments essentiels de sa vie de colonisé attaché aux Allemands ses premiers
colonisateurs préférés; les épreuves vécues par le Cameroun dans l'entre-deux-guerres après
celles de la conquête ont été ainsi racontées en une biographie d'un personnage fictif présenté
comme "un solide gaillard d'une soixantaine d'années, aux larges épaules, aux narines
ouvertes, au visage ferme, à la chevelure grisonnantel ". L'auteur de Cette Afrique-là !, né en
1936, a dix-neuf ans quand il achève la rédaction de son roman en 1955, qu'il publie en 1963.
Son identité avec le narrateur vient de son attachement au terroir, du lustre avec lequel il a
élaboré le personnage de Mômha qui est un modèle de dignité, de constance et d'attachement à
l'idéal ethique et spirituel. L'habileté avec laquelle Jean Ikellé-Matiba a situé le récit dans la vie
quotidienne, dans l'histoire du Cameroun et l'a organisé en récit de deux veillées ne permet pas
au lecteur attentif de dissocier l'auteur de son narrateur.
Amadou Hampaté Bâ a réussi moins que Jean Ikellé-Matiba à être absent du récit.
D'abord par la fiction de la veillée il prépare, consciemment ou non, le lecteur à s'interroger sur
l'authenticité des événements et roueries de Wangrin. Et il répondra à de telles questions non
formulées en parsemant son texte de notes explicatives dans lesquelles intervient très souvent le
témoignage de son expérience personnelle. Ainsi à propos de l'appui que le commandant comte
de Villermoz donna à la demande de Romo Sibedi d'être affecté a Yagouwahi en remplacement
de Wangrin et qui détermine l'avis favorable de du Pont de la Roche, Amadou Hampaté Bâ écrit
à la note 178 : "ces renseignements ont été recueillis de la bouche de Romo Sibedi lui-même,
avec qui j'ai servi plus tard à Goudougaoua et Yagouwahi2".
Quant à Yambo Ouologucm, il est présent dans le récit à la manière d'Ahmadou
Kourouma, c'est-à-dire par un style tout à fait personnel qui a un tel relief et doit tant aux
interventions de l'auteur, qu'il n'est pas possible de dissocier le narrateur de l'auteur. Le ton, le
parti pris d'impertinence, la volonté iconoclaste, le goût de la violence sont tels dans Le Devoir
de violence qu'ils créent une personnalité de l'auteur qui écarte la possibilité d'impression d'un
narrateur distinct de l'auteur.
De manière générale le narrateur est aisément identifiable comme étant l'auteur dans le
roman historique de la troisième période de ce courant. Il adopte néanmoins l'attitude du
présentateur objectif; mais la période historique, l'immersion culturelle de l'auteur dans la
civilisation de son terroir, son attachement affectueux à ce terroir ou bien le parti pris de
représentation du passé, différente de ce qu'elle était d'habitude parmi les Africains, ont donné
un relief insigne à la présence du romancier dans le récit de telle sorte qu'il n'est pas possible de
dissocier l'auteur du narrateur.
1
J. lKELLE-MATIBA, Cette Afrique-là 1. p.22.
2
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 437.

382
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
C. l.b. La fiction de la veillée.
La vie quotidienne représentée avec vérité a été exploitée par Jean Ikellé-Matiba et
Amadou Hampaté Bâ pour donner à la narration l'allure d'un récit de veillée. L'auteur de Cette
Afrique-là! crée l'illusion que le temps de la production orale de l'œuvre par le narrateur, Franz
Mômha, est celui de deux veillées, une soirée de vendredi l à samedi et la soirée suivante de
samedi à dimanche2. La situation de veillée est rappelée trois jours après sa présentation au
début de l'œuvre, dans le prologue. Chaque jour il y a une mention double de l'heure, par le
chant du coq et par une référence au temps des horloges. La première veillée se termine ainsi:
"Le coq chanta. Il était plus de minuit. Il est déjà tard, dit Mômha. Demain, les travaux nous
attendent3". La deuxième compte deux références de cette forme au temps; la première
correspond à la fin des épreuves, à l'année 1928 : "le coq chanta. Il était onze heures. -
Maintenant, dit Mômha, attaquons la dernière partie de ma vie. J'y grouperai l'évocation de
divers souvenirs4". La seconde référence au temps lors de la seconde veillée met fin à celle-ci.
Le récit de Franz Mômha se termine en rappelant les auditeurs à la réalité quotidienne et aux
devoirs du lendemain. "Le coq chanta. Il était trois heures du matin. - Séparons-nous, dit
Mômha. Demain, c'est jour de Communion. Il faut de bonne heure se trouver à l'égliseS".
Amadou Hampaté Bâ n'intègre pas la veillée aussi intimement dans la narration. IlIa
situe dans le temps de la collecte d'information pour écrire l'œuvre et non dans le temps de
l'écriture. Mais la veillée dans L'Etrange Destin de Wangrin, située dans l'avertissement,
concourt à établir la fiction romanesque fondée sur les faits réels. Celui qui a raconté sa propre
vie à l'auteur, le soir "chaque nuit, après dîner, de 20 à 23 heures, parfois jusqu'à 24 heures" a
eu les exigences suivantes concernant l'autorisation qu'il donne de faire un livre à partir du récit
de sa vie: "Je te demande expressément de ne pas mentionner mon vrai nom, afin d'éviter à
mes parents tout risque de complexe de supériorité ou d'infériorité ...
Tu utiliseras l'un de mes noms d'emprunt, celui que j'affecùonne le plus6" •
..~
j
J
La veillée comme modalité de présentation de la fiction romanesque a été utilisée pour
donner au récit un cachet d'authenticité parce qu'elle l'insère bien dans la vie quotidienne et lui
confère un accent de naturel, une crédibilité qui brouille les pistes du rapport de la fiction à la
1
réalité tout en paraissant affirmer la vérité de la fiction. Curieusement les œuvres les plus
1
1
VoirJ. lKELLE-MATIBA, Celle Afrique-là 1. p.131.
1
2
Idem. Ibidem, p. 241.
3
Idem. Ibidem, p. 130-131.
4
Idem. Ibidem, p. 163.
S
Idem. Ibidem, p. 241.
6
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 8.

Partie II/. Chapitre Il. Le roman historique.
383
proches de la réalité dans la société coloniale sont celles qui présentent le recours à la fiction de
la veillée pour fonder la vérité de la fiction romanesque élaborée.
C.l.c. La variation des points de vue.
L'aisance du romancier créateur, la maîtrise de sont art se vérifient, entre autres moyens,
par sa capacité de varier les points de vue dans sa création. Il ne s'agit pas seulement de point
de vue spatial à partir duquel, par exemple, une description est effectuée. L'animation d'un
monde est plus exigeante que cette présentation de cadre. Le point de vue psychologique surtout
fait la vie des scènes créées. Les points de vue croisés des Africains Franz Mômha et Johan
Logmo sur les Européens colonisateurs donnent plus de vie à ces personnages, plus de
consistance à la personnalité de chacun d'eux. Franz Mômha porte les Allemands aux nues et ne
voit de modèle de civilisation qu'apporté par eux. Johan Logmo est énergiquement opposé à
cette manière d'analyser et d'apprécier le comportement des colonisateurs en Afrique. Ses
options diffèrent de celles de Mômha, son ami : "Je ne veux être fidèle, dit-il, à une quelconque
idéologie, car tous les Blancs nous méprisent. Nous sommes pour eux le sous-produit de
l'humanité. Ils nous exploitent. Je n'ai pas vu un seul Européen qui nous traite en égaux. Vous
me direz: les Allemands. Simplement parce qu'ils l'ont fait pour vousl ". Logmo poursuit sa
tirade en soulignant à son ami que la masse paysanne n'a rien obtenu des Allemands, que même
si les Allemands n'ont pas participé au "trafic du bois d'ébène" il n'a pas disparu pour autant.
La perception de la situation par les colonisés est représentée avec vie et animation grâce à la
variation des perspectives d'analyse de cette situation par les personnages.
Mamadou Seyni Mbengue a tiré parti comme Jean Ikellé-Matiba de la diversité des
angles de considération de la situation coloniale par des personnages qui la vivent. Il a multiplié
les divergences de vue entre administrateurs, entre militaires, entre administrateurs et militaires
et obtenu un effet de diversité de l'image du Blanc colonisateur. Chargés de défendre le même
ordre colonial ils n'ont pas les mêmes analyses, les perspectives ou points d'analyse et leurs
opinions divergent. Mayol considère le coût humain de la guerre et veut la rendre la moins
meurtrière possible. De là son idée du combat singulier avec le prince du Cayor en rébellion. Le
lieutenant Lescar a d'autres considérations, essentiellement le "bien de [son] pays" déclare-t-il
qui n'est pas à ses yeux compatible avec l'attitude qu'il juge timorée de son chef le capitaine
Mayol. Le jeune administrateur Raynal s'oppose aux méthodes de son chef Henri de Saint-Gall
avec une rigueur semblable à celle avec laquelle le lieutenant Lescar s'en prend à ce qu'il appelle
avec dédain le pacifisme de Mayol. Raynal a des considérations plus élevées que celles de son
chef. Il veut gouverner les mains propres. Les valeurs qu'il met en avant montrent la différence
de point de vue avec de Saint-Gall. Raynal explique son attitude: "Au lycée, et à la faculté,
J. lKELLE-MATIBA, Celle Afrique-là!. p.178.

384
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
dans ma propre famille, on m'a toujours enseigné la primauté et le respect de ces vertus qui
constituent notre patrimoine moral et sont, sans aucun doute, plus précieuses que tous les
empires du mondel ".
La variation du point de vue psychologique sur les mêmes questions au moyen de
personnages dont les vues s'opposent permet au romancier de donner vie et animation aux
scènes qu'il crée, d'éviter le manichéisme qui, ici, aurait consisté à faire des colonisateurs
blancs des conquérants sans ethique et des autochtones des victimes vertueuses. Les
personnages de Bergane Fall et de Madior Fall dans le camp des autochtones s'opposant autant
que Raynal et de Saint-Gall, il apparaît que le manichéisme est évité.
Les romanciers du courant historique ont su varier leur art en tirant parti du point de vue
dans l'élaboration des personnages et de leurs conceptions et attitudes. Il ne suffit pas en effet,
pour faire voir le rôle du point de vue, de montrer des opinions divergentes. Il s'agit de faire
voir l'angle sous lequel le personnage voit les choses, réfléchit, raisonne. La variation des
points de vue sur le plan psychologique met en présence alors des personnages aux idées aussi
différentes que la perspective spatiale qui s'offrirait à eux serait différente s'ils se mettaient à
des positions spatiales distinctes pour observer le même paysage.
C.I.d. L'art du conteur dans la narration.
Trois romans du courant historique, Cette Afrique-là 1, Le Devoir de violence et
L'Etrange Destin de Wangrin, présentent une exploitation de l'art du conteur dans la narration.
Le conteur traditionnel crée la nuit, à la veillée, devant un auditoire qui se distrait et s'instruit en
même temps. L'écoutant tire un profit moral des dits du conteur comme le lecteur de sa lecture.
Le conteur et son auditoire forment une scène de théâtre dont la forme est circulaire, le centre
étant la place de la source de lumière, le bûcher qui éclaire l'abri de la parole qu'est le cadre de
la veillée. Le conteur produisant dans ces conditions est un artiste au talent multiple. Il sait
animer l'auditoire tout autant qu'il connaît des histoires intéressantes et édifiantes. Une des
caractéristiques de son art que les romanciers exploitent est l'interpellation de l'auditoire. C'est
sa manière de susciter la curiosité de l'auditoire, ses réactions au conte oral qui est de
consommation directe.
Le romancier tire parti de la recréation du rapport entre le conteur et son auditoire. Son
lecteur auquel il s'adresse à la manière du conteur accepte son jeu, devient complice et s'amuse
comme le fait l'auditoire du conteur. Yambo Ouologuem, dans la première partie duDevoir de
violence évoquant le Moyen âge du Nakem accumule les faits de violences et d'horreurs d'un
M. S. MBENGUE, Le Royaume de sable, p. 34.

Partie JJ1. Chapitre JI. Le roman historique.
385
monde de barbarie. Pour faire accepter par le lecteur l'aspect choquant de cette création, il
donne du relief à la distance ironique qu'il adopte et tend à la faire partager au lecteur par le
recours à cette complicité qu'un conteur crée avec son auditoire. La présentation de Saïf Isaac el
Heït est un exemple de ce travail créateur: "Or, voyez: le valeureux et très brave Isaac el Heït
connut la faim, la soif, les fièvres, le fracas des mêlées et l'aspect de moribonds. Cent fois on le
crut mort. Grâce à la faveur du très doux et juste Maître des mondes, il en réchappa toujours,
car sa disparition eût été insupportable à Dieu et aux hommes de bien: Ouassalam P". Le
narrateur poursuit en interpellant le lecteur à chaque début de séquence narrative: "Voyez
encore: d'entre les charniers laissés par le passage de Saïf Moché Gabbaï de Honaïne (la
malédiction de Dieu sur lui !) renaissait la noble ardeur d'Isaac El Heït (Dieu rafraîchisse sa
h )2
"
couc e ...
Ouologuem a exploité l'art du conteur et pu ainsi accumuler, avec un naturel et une
liberté reconnus à ce producteur de discours distrayant, des événements et situations considérés
avec une distance ironique aussi bien par le romancier narrateur que son lecteur. Jean Ikellé-
Matiba, lui, a surtout utilisé la situation du conteur en action, c'est-à-dire disant le conte et
faisant des recommandations pratiques pour les tâches de vie quotidienne, pour donner à son
roman l'allure générale d'une histoire racontée à la veillée, la vie de Franz Mômha, le "gaillard
d'une soixantaine d'années" qui raconte un demi-siècle de vie au Cameroun sous la
colonisation. C'est à la fin de chacune des trois parties de cette tranche d'itinéraire individuel et
de vie d'une colonie que le romancier rappelle la veillée comme cadre du récit de Mômha
conteur de choses vraies vécues dans le passé.
Quant à l'auteur de L'Etrange Destin de Wangrin, il a certes évoqué la veillée, le récit
que son ami qu'il appelle Wangrin lui a fait de sa propre vie d'interprète, mais c'est dans la
narration surtout qu'Amadou Hampaté Bâ se révèle conteur. La manière de raconter, qui
accorde certes de l'importance à la représentation et crée même, par la vie des dialogues, un
véritable théâtre dans le roman, rappelle le conteur par la présence du narrateur, et la plus
grande importance de la narration sur la forme dialoguée. Le roman a une patience narrative qui
se traduit par une révélation détaillée du monde de Wangrin aussi bien dans sa spiritualité que
dans le détail de la vie quotidienne (par exemple les scènes matinales à Eldika de Diagaramba, le
travail des collaborateurs du commandant, les formes de réjouissances de groupes des
autochtomes, etc.), a tel point que l'œuvre constitue une image plausible de la vie quotidienne
sous la colonisation dans le "Haut Sénégal et Niger". La culture du romancier, sa connaissance
profonde du monde précolonial, de l'animisme et des formes du syncrétisme religieux dans
cette colonie sont telles que la présence du narrateur a le relief principal. Vient ensuite celle du
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence. p. 12.
2
Idem, Ibidem.

386
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
personnage principal, Wangrin dont le roman conte la vie en commençant par le long temps de
la naissance mythique de son pays et la conquête coloniale, avant la naissance du héros, pour
s'achever après sa mort et la cérémonie de ses funérailles donnant ainsi à la fiction une forme
circulaire.
L'art du conteur apparaît dans la narration de Jean Ikellé-Matiba, de Yambo Ouologuem
et d'Amadou Hampaté Bâ, divertissement et pour des effets distincts de l'élaboration
romanesque. Ikellé-Matiba réalise la vie et la vérité de l'image de la veillée comme technique
d'organisation du récit, Yambo Ouologuem crée la complicité avec son lecteur dans une
distance ironique prise à l'égard d'un passé dont il s'amuse systématiquement et Amadou
Hampaté Bâ donne le relief principal à la présence du narrateur soucieux de révéler un monde
qu'il connaît bien.
C.l.e. Le traitement du temps
Le temps dans les romans historiques analysés ici apparaît sous trois aspects
d'importance variable: le temps historique qui permet de situer les œuvres dans l'Histoire, le
temps astral qui précise le moment de la journée ou de la nuit servant de cadre aux évéments et
le temps des horloges ou de la mesure précise. Le travail créateur des romanciers cependant
apparaît surtout dans le traitement du temps beaucoup plus que dans les jalons temporels qui
datent des événements (temps historique) ou bien créent un fil conducteur qui permet de suivre
la succession de ces événements. Le retour en arrière, le récit linéaire, la compression et la
dilation du temps constituent les faits remarquables de traitement du temps dans les romans
historiques entre 1960 et 1976.
L'utilisation du retour en arrière a un aspect spectaculaire dans Le Royaume de sable
le héros meurt dans les premières pages. Le roman raconte ensuite l'itinéraire de ce héros, le
prince Madior Fall du Cayor, depuis le début de sa révolte contre la gestion de l'administrateur
Henri de Saint-Gall utilisant le machiavélisme de Dergane Fall, jusqu'au séjour mauritanien
élargissant son action aux dimensions d'une résistance à la colonisation et, au terme de cette
résistance par essoufflement. Le retour en arrière fait de l'itinéraire de Madior Falll'essentiei du
roman. L'utilisation du procédé est ainsi, au début du roman, une technique de mise en éveil de
la curiosité du lecteur, le reste du roman étant une narration parfaitement linéaire.
Le retour en arrière dans une narration linéaire pour l'essentiel se constate aussi dans
Cette Afrique-là! Le récit de Franz Mômha a opéré cette manière de rappel avec des dimensions
qui réalisent, au chapitre VII, des biographies imbriquées. Mômha dit à ses auditeurs: "A Edéa,
j'avais rencontré Lingôm. Comme je vous l'ai raconté hier, c'était un jeune garçon, très beau et

Partie lll. Chapitre Il. Le roman historique.
387
de bonne famille. Nous nous étions rencontrés au dortoir. TI venait d'arriver1". Au moment où
Mômha parle de cette rencontre il était déjà arrivé à l'année 19282. Il revient au temps de ses
études. Le chapitre VII est ainsi consacré à la vie de Franz Mômha à Edéa et à Bitutuk entre
1914 et 19303, et à celles de Lingôm et de Johan Logmo à la même période. Les deux amis de
Franz avaient choisi, eux, de servir, après les Allemands, l'administration française.
Les dimensions du retour en arrière sont moindres que celles-là dans L'Etrange Destin
de Wangrin. Il est utilisé lors de la visite spectaculaire de Wangrin à Reenatou, mère de
Rammaye Bira (un élément de la septième rouerie) pour se l'attacher. Les cadeaux offerts sont
si impressionnants pour la vieille si pauvre que, "ne pouvant concevoir que tant d'égards
puissent s'adresser à sa personne, Reenatou remonta mentalement le cours de sa vie4". Les
images qu'elle se représente alors accentuent le contraste entre les conditions modestes de ses
origines et de sa vie jusque-là et les honneurs et bienfaits par lesquels elle est brusquement à un
niveau de dignité et de respectabilité inespéré d'elle. C'est pourquoi sa joie est alors extrême. Le
retour en arrière a servi d'éclairage psychologique sur l'état d'âme de Reenatou. Il en est de
même de la méditation de Wangrin à Dioussola où il vient d'être affecté. Dans une chaise
longue, sur la terrasse de sa maison, "bien délassé, les yeux perdus dans le ciel à travers
l'immense forêt des étoiles, il se mit à méditer5" Wangrin est alors à l'apogée de sa prospérilé
d'interprète bien que les mauvais signes annonciateurs des mauvais jours aient commencé à
apparaître. Il médite sous l'impulsion de ses appréhensions sur son destin et le reste de son
cours. "Son esprit rapide comme la lumière, dit l'auteur, fit un retour en arrière. Il fit dérouler
rapidement devant son regard intérieur, toute son existence6". Les images qui se présentent à lui
alors tendent à dessiner un itinéraire caractérisé par la modestie des conditions de vie au départ
et un succès social fulgurant; le "petit garçon bambara, ventre bedon, corps tout nu et gris de
poussière", la jeune recrue de l'Ecole des otages, "le jeune circoncis qui, durant trois mois avait
vécu avec quarante-cinq camarades", le jeune moniteur habillé à l'européenne et portant
toujours un crayon derrière le pavillon de l'oreille7", Les images sont suivies de celles qui
montrent les difficultés rencontrées depuis le début de la vie professionnelle. Leur nombre fait
contraste avec son succès social d'abord. Wangrin pour cette raison sort ragaillardi de sa
méditation. Il se parle pour se donner courage et oublier les appréhensions: "N'ai-je-pas, se
dit-il, grâce à Allâh, a mes deux engendreurs et à mes marabouts, notamment Tierno Siddi et
Moulaye, n'ai-je pas, dis-je, boulé et tourné en bourrique épaisse tous ceux, Blancs et Noirs,
qui s'étaient mis en travers de mes affaires ?8" Le regard sur le passé et la victoire sur les
1
J. lKELLE-MATIBA, Celle Afrique-là!. p.166.
2
Idem, Ibidem, p. 162.
3
Idem, Ibidem, p. 186-190.
4
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 144-145.
5
Idem. Ibidem, p. 264.
6
Idem, Ibidem.
7
Idem, Ibidem.
8
Idem. Ibidem, p. 266.

388
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
difficultés sur le chemin rocailleux du destin a rassuré Wangrin et rétabli en lui l'esprit
combatif.
Le retour en arrière par conséquent, très rare, dans L'Etrange Destin de Wangrin, est
utilisé par Amadou Hampaté Bâ pour des éclairages psychologiques sur un personnage. Qu'il
s'agisse de Reenatou ou de Wangrin le retour en arrière a pour effet d'expliquer et de conforter
l'humeur du moment, l'attitude devant la vie désormais, après des moments de trouble.
Compressions et dilatations du temps.
Les durées choisies dans les romans historiques entre 1960 et 1979 sont en général très
grandes puisqu'elles varient de trois semaines à sept siècles. Il est par conséquent intéressant de
voir comment les romanciers ont réalisé les techniques nécessaires de compression et de
dilatation du temps. Yambo Ouologuem sur ce point a donné un relief d'art insigne à la
compression du temps. Le Moyen âge au Nakem qu'il évoque au début du Devoir de violence
défile sous les yeux du lecteur au rythme d'années caractérisées chacune par quelques
événements. L'expression du temps réalise une double compression de la durée. Voici
l'évocation d'un an :
"Et la tradition dit :
"Après les fiançailles du désert, Saïf avait utilisé, jour pour jour, sept siècles d'Histoire
pour former au sein de son peuple un noyau de fidèles. Et le peuple appela Saïf "Sa Seigneurie
royale et le gouverneur "Altesse". Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse: premier an l ... ".
Le rythme de succession des années est exprimé en créant un véritable style comparable à celui
de l'épopée: "Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse: deuxième an". La compression du
temps est réalisée avec art. L'invention de l'événement, le refrain qui rythme la durée et les
manifestations du temps astral, la pluie et la sécheresse, sans autre précision, établissent la
primauté du souci d'art sur toute préoccupation d'exactitude dans l'évocation d'un passé
lointain, médiéval.
La dilatation du temps révèle tout naturellement la période du passé évoqué à laquelle
l'auteur s'intéresse le plus, les instants de la vie du héros auxquels il accorde le plus
d'importance. Jean Ikellé-Matiba a opéré une dilatation du temps dans trois chapitres sur huit.
Le chapitre III (p. 59-91) qui a les dimensions des deux premiers réunis raconte quatre années
d'êtudes du héros alors que les deux premiers montrent la vie des parents de Mômha huit ans
avant la naissance du héros, l'enfance et l'adolescence de celui-ci. Le chapitre IV (p. 93-118)
présente la vie professionnelle de Franz de 1910 à 1913 successivement à Edéa et à Yaoundé:
Y. OUOLOGUEM. Le Devoir de violence. p.80.

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
389
une image favorable de la colonisation allemande caractérisée par la réalisation d'équipements et
voies de communication et par la qualité des relations entre Franz Mômha et les Allemands qui
apparaissent sans racisme et soucieux de réaliser des progès de civilisation au Cameroun. Le
chapitre VI (p. 135-163) est certes consacré à la relation de quatorze années vécues
immédiatement après la guerre de 1914-1918 par Franz Mômha ; son mariage, l'éducation de
ses enfants et la renaissance de son village Bitutuk constituent la matière de cette relation, la
période étant 1914-1928. Le narrateur a particulièrement dilaté le temps de l'année 1920, année
du mariage de Franz. En réalité l'essentiel du chapitre (p. 138-159) est consacré à présenter les
démarches pour le mariage et les cérémonies du mariage de Mômha.
Les deux derniers chapitres de Cette Afrique-là! illustrent l'un et l'autre la compression
du temps: le chapitre VII (p. 165-195) qui réalise des biographies imbriquées, celles de Franz
Mômha et de ses deux amis Lingôm et Johan Logmo, évoque la période 1913-1930, soit une
durée de seize ans. Le dernier chapitre (VIII: p. 197-234) est consacré à la présentation de
quatorze ans (1931-1945) de vie camerounaise. La matière en est la vie quotidienne au camp de
Ndouga (laissez-passer, indigénat et travail forcé) et à Bitutuk après la deuxième guerre
mondiale.
Par la double technique de la compression et de la dilatation du temps Jean Ikellé-Matiba
fait du récit de Franz Mômha une présentation de la vie quotidienne au Cameroun colonial avec
un éclairage plus soigné, plus détaillé, sur l'activité professionnelle du héros et ses relations
avec les Allemands, les us et coutumes concernant le mariage, les années d'études sous les
Allemands; puis sous les Français, les rigueurs de l'indigénat, du laissez-passer et le travail
forcé sont le plus intensément évoqués. C'est par conséquent la vie coloniale sous deux
administrations différemment appréciées que les choix de compression et de dilatation du temps
ont éclairée.
L'autre œuvre qui, dans le roman historique, révèle une exploitation particulièrement
remarquable de la compression et de la dilatation du temps est Le Devoir de violence qui réalise
avec grâce poétique la compression du temps en évoquant "la légende des Saifs" (p. 9-31) qui
couvre la période 1202-1897, c'est-à-dire du Moyen Age à la veille de la conquête, coloniale au
XIXème siècle, soit une durée de six cent quatre-vingt quinze ans. Suit le chapitre intitulé
"l'extase et l'agonie" (p. 35-44) relatif à.la période 1898-1901, soit un temps de quatre ans. Il y
a toujours compression du temps. Le reste du roman, c'est-à-dire les trois quarts environ, est
caractérisée par la dilatation du temps. L'avant-dernier chapitre, "la nuit des géants" (p. 47-196)
présente le Nakem entre 1902 et 1947. Cette période comporte vingt-trois ans de séjour de
Raymond Spartacus Kassoumi en France. Le dernier chapitre également est un exemple de
dilatation du temps. Dix pages (p. 199-208) Ysont consacrées à la représentation d'une journée

390
Les/ormes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
de vie au Nakem, dans un contexte de campagne électorale. Yambo Ouologuem a, par
conséquent, accordé plus de place il la représentation du Nakem colonial (160 pages sur 208
alors que 33 pages sont consacrées au Nakem précolonial).
Le traitement du temps révéle de la créativité surtout dans l'expression de la
compression du temps; c'est l'auteur du Devoir de violence qui le réussit en créant une grâce
stylistique qui concourt à l'acceptation compréhensive, par le lecteur, de la désinvolture et de
l'impertinence espiègle et délibérément provocante avec lesquelles Ouologuem représente le
passé de l'Afrique.
C.l.f. Les formes du discours.
Le roman historique a exploité l'art de la parole mis en œuvre dans des genres
traditionnels. Quatre de ces genres ont été intégrés dans le discours romanesque par deux
œuvres particulièrement caractérisées par l'importance de la vie quotidienne dans le passé, la
présentation des us et coutumes, le rythme de vie agraire, les formes de réjouissances de
groupe. Cette Afrique-là! et L'Etrange Destin de Wangrin révèlent beaucoup de créativité à ce
sujet. Les quatre genres identifiables dans ces œuvres sont l'éloge, la joute oratoire, les contes
et anecdotes, la palabre.
L'éloge est un discours de griot. Kountena, le griot de Wangrin, dans la tradition
d'exaltation de son maître à l'occasion de la réunion d'un grand monde, tout le beau monde de
Diagaramba, celui des cadres de l'administration et des hommes d'affaires, s'efforce de montrer
Wangrin comme le plus riche, le plus généreux, le soleil de sa génération: "0 Wangrin ! dit-il,
o Wangrin ! Tu es le phénix rejeton des Annibilé. Entre Fié et Sankarani, dans tout le canton de
Baya, ton nom suffit à procurer gîte et repas au voyageur désemparé l ". L'hyperbole, la
comparaison, la métaphore abondent dans le discours laudateur de Kountena. Son objectif est
de présenter son maître comme inégalable et inégalé dans la richesse et la générosité. Le griot
développe un crescendo dans l'éloge: "Garba Marna et Torokoro Mari, dit-il, seraient jaloux à
en mourir s'ils voyaient ce dîner que tu offres dans une cour tapissée de riches couvertures et
constellée de lampes qui tentent d'éclipser le soleil et la lune d'Allâh par l'ardeur et la blancheur
de leurs flammes2". L'éloge est par nature hyperbolique et l'art du griot consiste à intéresser
son auditoire par le comique des créations hyperboliques et à encenser son maître de manière à
le faire envier pour la séduction de l'image élaborée à son sujet. L'éloge de Kountena est un
modèle du genre par une espèce de classicisme du répertoire. Il fait recours à la légende et à ses
héros pour trouver des êtres auxquels Wangrin est comparé, à l'histoire pour les mêmes raisons
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 79.
2
Idem. Ibidem, p. 81.

Partie Ill. Chapitre li. Le roman historique.
391
; L'on comprend aisément que, perdant la mesure, Kountena en arrive à heurter la susceptibilité
des convives de rang social et d'aisance matérielle comparables à ceux de Wangrin. L'éloge est
ainsi bien intégré dans le texte, le contexte et l'intrigue du roman puisqu'il provoque la réaction
d'Ousmane Samba et de Laydubla.
La joute oratoire est un autre genre traditionnel qu'Amadou Hampaté Bâ a intégré
dans sa narration en créant l'atmosphère de réjouissances collectives panni la haute société noire
à Diagaramba. Lors du dîner offert par Wangrin la joute tourne court parce que Laydoubla
violent et énervé de surcroît n'a pu permettre à Kountena de lui donner la réplique.
S'étant senti atteint dans son honneur, il a tenu ces propos avant de brutaliser le griot:
" ... Quant à moi, si un griot, eût-il la bouche fendue jusqu'à la racine du lobe de ses oreilles,
venait à m'insulter, je le ferais retourner dans la matrice de sa mère par la même porte dont il en
est sortil". Les propos dans la joute oratoire et les comportements tendent à révéler
l'affrontement de tempéraments sans mesure, dans une atmosphère de compétition sourde, pour
le renom, entre personnes fortunées sans humilité.
Les contes et anecdotes constituent un genre de récit que le discours oral
traditionnel utilise beaucoup. Le récit d'Amadou Hampaté Bâ en use. Le griot Kountena
évoque un conte chaque fois qu'il veut développer une idée. Il rappelle le conte du serpent qui
avait acheté un cheval2 pour dire et justifier la liberté avec laquelle il se conduit chez son maître
Wangrin. Ce dernier, après avoir bénéficié de l'hospitalité de son pays et aîné Romo Sibedi lui
raconte l'histoire de l'âne de Samba3 pour dire et justifier son ambition de payer d'ingratitude
Romo Sibedi en cherchant à lui prendre son poste d'interprète du commandant à Yagouwahi.
Kountena, le griot et Wangrin, l'interprète, se réfèrent à des faits et gestes véhiculés par le
fonds culturel traditionnel des divers genres de la parole pour justifier leurs conduites.
L'intégration de ces genres dans le texte du roman permet à l'auteur d'élaborer l'image de
personnages enracinés dans leur culture traditionnelle.
La palabre dont use particulièrement Jean Ikellé-Matiba est une parole partagée avec
ordre et méthode. Discussion de villageois, selon la tradition, pour résoudre un problème, la
palabre peut être animée et permet naturellement à tous les tempéraments de s'exprimer. Mais
son ton et son art sont déterminés par l~ contexte que crée la nature du problème débattu. Dans
Cette Afrique-là! l'auteur crée une palabre pour le mariage qu'il intègre dans le texte du roman.
Franz Mômha a étudié, est devenu un homme de vingt-sept ans. Ses parents veulent qu'il se
marie. Ils ont même cherché et trouvé une jeune fille qui convient, Kaba Olga, fille de Kana et
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 82.
2
Idem, Ibidem, p. 78.
3
Idem, Ibidem, p. 124.

392
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
de Dora. Franz étant d'accord sur ce choix les démarches pour le mariage commencent. C'est
alors une fête de la parole organisée en une visite intime, une visite officielle et une cérémonie
au presbytère. Jean Ikellé-Matia a montré l'aspect de théâtre que présente le rituel des
démarches pour le mariage. Le protocole est très connu et les propos sont ceux de personnages
qui s'amusent beaucoup en jouant chacun le rôle que la tradition lui donne du fait de son statut
de membre de la famille de la jeune fille, de son clan ou bien de ceux du futur époux. Le ton est
d'un humour spécifique. Voici les propos de "Malon qui, à l'aide de son chasse-mouches,
ouvrit les pourparlers". Plein de malice il déclare: "Nous avons ici des gens qui viennent ou
précisément qui sont déjà venus demander la main de notre fille. Ils disent qu'ils l'emmèneront
cette fois avec eux. Qui ont-ils venu, qu'ont-ils versé pour le prétendu? D'ailleurs, je ne sais
d'où ils sortent. Oublient-ils tout de la coutume ?1". Cette violence feinte est une forme
d'humour qui n'échappe pas à l'assistance. A ces mots il y a un grand silence dans la salle abri
de la parole. "Des gens se regardent. D'autres se poussent du coude et étouffent de rire2". Et le
rituel se poursuit dans cette atmosphère de bonne humeur, de négociations agréables pour le
ton, de jeux d'acteurs pour exagérer les exigences, d'habiletés mises en œuvre pour souligner
les excès des exigences. Le discours de cette palabre est une joute oratoire avec violence feinte,
une parole qui n'a cure de sa durée. Les débats en effet se sont terminés à une heure du matin.
Franz était marié selon la tradition, chaque délégation avait épuisé son pain de parole. La
palabre dans le roman de Jean Ikellé-Matiba est une forme de la narration qui crée l'authenticité
de la tradition dans l'image qui est présentée de la société et de ses us et coutumes sur le
mariage.
C.2. Les techniques d'expression.
L'écriture dans le roman historique est caractérisée par trois aspects principaux du ton
du récit : uniformément sérieux dans Le Royaume de sable, Assoka, Crépuscule des temps
anciens, L'Harmattan et L'Etrange Destin de Wangrin, varié dans Cette Afrique-là 1, il est
uniformément amusé dans Le Devoir de violence. Jean Ikellé-Matiba a donné une place
importante, nous l'avons déjà montré, à la palabre dans les scènes de débats pour le mariage de
Franz Mômha selon le rituel traditionnel. L'authenticité crédible de ces scènes provient d'une
nette volonté de jouer le jeu défini par la tradition dans ce rituel de la parole partagée, de
l'agressivité et de la violence feintes, de la joute oratoire distinguée et de l'amusement partagé.
Voici les propos que Malon, qui préside des débats, tient à la délégation qui sollicite le mariage
et qui est sortie un instant pour une concertation sur les exigences des parents de la future: "Ah,
çà, comme vous êtes braves, mes amis! Sortir de chez quelqu'un d'autorité, se passer de lui,
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 147.
2
Idem. Ibidem.

Partie III. Chapitre /1. Le roman historique.
393
c'est inadmissible. Nous acceptons ce que vous proposez (. ..... ) Nous risquons de terminer
avant minuit. Il ne vous reste plus qu'un geste à faire.
1
L'assistance riait aux exhortations de Malon, très content du succès de la tenue des
palabres1".
Le ton amusé et l'atmosphère de gaieté n'est pas le fait dominant de l'écriture de Jean
Ikellé-Matiba. En des scènes de la palabre pour le mariage le ton est sérieux comme la tendance
d'écriture est l'académisme uniforme. Le Devoir de violence au contraire, par suite de divers
procédés, est une œuvre gaie. A la manière des Soleils des Indépendances (1968) d'Ahmadou
Kourouma, ce roman tire son originalité d'un jeu délibéré d'impertinence qui est celui de
l'auteur et narrateur, maître de la création de la fiction, soucieux de développer sur l'Afrique et
son passé des images et assertions qu'il sait contestables mais à propos desquelles il éprouve
une sorte de joie insigne, celle qu'inspire une violence iconoclaste très délibérée. Sans qu'on
puisse parler d'influence de l'un sur l'autre, Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem
introduisent dans le roman une gaieté du discours liée à un style spécifique qui établit une date
importante dans l'histoire de l'esthétique du roman négro-africain de langue française.
La tendance d'écriture néanmoins peut être qualifiée globalement d'académique dans le
courant historique du roman entre 1960 et 1976. Sans doute constate-t-on, surtout dans
Crépuscule des temps anciens, une introduction massive de termes du terroir dans le texte du
roman. Mais Nazi Boni qui s'est révélé très affectueusement attaché à son terroir a surtout
voulu faire vrai, créer une couleur locale. La double dénomination dont il use n'est pas
autrement fondée. Les personnages par exemple sont nommés d'abord par leurs fonctions
sociales: le dôli anso ou maître du Do, Gninlé, le dieu de la nature, les yenissa ou séniors, les
bruwa ou juniors, etc. Il n'y a pas de recherche d'écriture conséquente pour l'esthétique, mis à
part. Le Devoir de violence, dans le courant historique entre 1960 et 1976. L'on pouvait
s'attendre, s'agissant de faire vrai, à une certaine imp(;>rtance accordée au français dit "petit-
nègre". Mais son emploi est très rare dans ces œuvres.
Amadou Hampaté Bâ utilise le petit-nègre pour ainsi dire de façon obligée. Il n'était pas
possible de faire tenir à Romo Sibedi par exemple, ancien tirailleur, ou bien à tout autre
interprète n'ayant pas l'itinéraire de Wangrin qui a commencé par les fonctions de moniteur de
l'enseignement, le langage académique d'un lettré aspirant à l'assimilation. L'interprète qui
reçoit Wangrin venu se présenter au commandant parle le "petit-nègre". Voici l'accueil :
"L'interprète serra énergiquement la main de Wangrin puis lui montra un banc et lui dit:
"Moussé Lekk:ol, poser ici, attendre commandant peler toi. Tu froid ton cœur, commandant lui
J. IKELLE-MATIBA. Cette Afrique-là J. p. 152. 153.

"
Sd M
394
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
pas pressé jamais. Cé comme ça avec grand chefl". L'auteur de L'Etrange Destin de Wangrin
tire un parti humoristique de la langue de l'interprète quelquefois cependant. Ainsi les effets du
dressage militaire liés au pittoresque du français tirailleur ou "petit-nègre" donne une certaine
gaieté au texte. Le planton du commandant de Dioussola se présente à Wangrin, nouvel
arrivant, avec animation et volubilité disant: "Je-moi, Bila Kouttou, garde de première classe,
matricule 73, ancien caporal Fantiri-mori, classe 1912 matricule 903, je faire planton de ma
commandant2". L'exemple le plus incontestable d'une volonté de s'amuser en utilisant le "petit-
nègre" est la lettre que Wangrin a écrite sous cette forme à Romo Sibedi, dans le cadre de leur
lutte, l'un contre l'autre, pour l'informer que ses dénonciations contre Wangrin auprès du
commandant sont vaines. L'interprète, ancien moniteur de l'enseignement, s'amuse à écrire en
"petit-nègre", ou "forofifon naspa". Il déclare à Romo :
"Mon cher Romo,
Moi écri toi mon secret. Tu metté mon secret dans zoreil ma commandant. Houissié i
parti Nedonna pour miré bouteils pinar-for, Wangrin y vendit. Mais son zoy pour Houissié y
clairé pas beaucoup. Wangrin malin malin comme lièvre. Lui plus malin toi, plus malin
Houissié ... 3". Wangrin se gausse de Romo, assuré qu'il est que la vente illicite de liqueurs
fortes dont il est lui-même coupable et qui lui vaut d'être dénoncé par Romo, ne le mènera pas
en prison. Il a pris ses précautions. De là sa fanfaronnade exprimée avec la syntaxe pittoresque
du français "forofifon naspa".
Amadou Hampaté Bâ ne crée pas de style par recours à cette catégorie de français
produite par la vie coloniale. Il est, comme Nazi Boni et le reste des romanciers du courant
historique, attaché à la tendance d'écriture qualifiée d'académique dans notre analyse. Cette
tendance est tellement pertinente comme catégorie classificatoire de l'écriture romanesque
africaine francophone qu'il est possible de déceler les rares influences qui s'y notent, en raison
de la rareté du relief de style personnel. Nazi Boni a été, à coup sûr, lecteur de Maïmouna
d'Abdoulaye Sadji. Il lui emprunte une phrase entière, assez mal intégrée à son texte :
"L'hivernage s'en allait à regret4" écrit-il après Sadji. Mais il y a une nette contradiction entre la
fin affirmée de l'hivernage et les manifestations de l'hivernage pluvieux, dans les notations de
l'auteur: "Le tonnerre maugréait, dit-il. Il grondait à faire tomber en syncope et, de temps à
autre, dans sa fureur, abattait son long sabre éblouissant sur les grands arbres qu'il pourfendait
sauvagement de haut en bas5". L'annonce de la fin de l'hivernage ne fait pas attendre de telles
violences dans la nature. Il y a plus de cohérence dans le texte de Sadji entre l'annonce du recul
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 32.
2
Idem, Ibidem, p. 269.
3
Idem. Ibidem. p. 348.
4
N. BONI, Crépuscule des temps anciens, p. 160.
5
Idem. Ibidem.

Partie III. Chapitre 1/. Le roman historique.
395
de l'hivernage et les faits décrits qui montrent la fin progressive des violences de la nature
pendant l'hivernage. Sadji a écrit en effet: "l'hivernage s'en allait à regret. .. le tonnerre qui
grondait maintenant avait quelque chose de lointain et de repentant. Il roulait vers l'Ouest,
conscient du mépris dont les hommes le couvraient à présent. Les pluies étaient rares ... 1". L'on
voit que Nazi Boni a emprunté à Sadji la phrase sur la fin de l'hivernage pour son originalité
mais qu'il ne l'a pas intégrée avec cohérence dans une description qui dise la fin de l'hivernage
au Sahel. TI manque à son texte le naturel et l'harmonie persuasive de l'appréciation de la nature
et des notations observées. Il y a là l'exemple de lectures non maîtrisées au moment de créer.
C'est dire le souci de bonne rédaction et l'admiration du modèle influencent Nazi Boni,
écrivain de la génération des instituteurs à l'écriture académique.
L'anagramme.
Amadou Hampaté Bâ, qui a choisi comme cadre de son roman un espace bien précis de
l'époque coloniale, le "Haut-Sénégal et Niger", a éprouvé le besoin de brouiller les pistes
d'identification des lieux en tentant de créer une distance sensible entre la réalité et la fiction sur
le plan de l'espace. Il lui était difficile de brouiller les pistes en nommant les villes bien connues
de la boucle du Niger. Il a alors recouru à une technique de langage ésotérique dans les langues
africaines qui a son équivalent en français qui est l'anagramme. Il en a usé aussi bien pour les
noms de lieux que pour des noms propres africains. L'on décode aisément ces anagrammes. En
voici quelques-unes:
Noms de ville
Dans la fiction
Dans la réalité
Yagouwahi
Ouaygouya
Diagaramba
Bandiangara
Goudougaoua
Ouagadougou
Dioussola
Dioulasso
Dougoutenko
Tenkodougou
Sokassi
Sikasso
Danfa Mourga
Fada Ngourma
Noms de personne
Dans la fiction
Dans la réalité
Abdoulaye SADJI. Maïmouna, p. 243.

396
Les/ormes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Yorsam
Samory
Romo Sibedi
Moro Sidibé
Souyoufi Kadjité
y oussoufi Diakité
Racoutié
Tiécoura
MakimFal
Malik Fal
Laydubla
Abdoulaye
Bouagui
Aguibou
Doumouma Romo
Mamoudou Moro
Brildji Madouma Thiala
Djibril Mamadou Thiala
Romobana
Moro Naba
L'anagramme comme technique d'expression ésotérique dans la communication
quotidienne est un jeu pratiqué soit par volonté de restreindre le nombre de personnes capables
de comprendre une conversation en cours, soit par gymnastique intellectuelle décidée entre deux
personnes ou plus. Il est plausible qu'Amadou Hampaté Bâ ait tiré la pratique de l'anagramme
dans son œuvre de ce jeu traditionnel plutôt que de la pratique du même jeu en français. Quoi
qu'il en soit le recours à l'anagramme est un moyen, dans le roman d'Amadou Hampaté Bâ, de
créer une distance entre la réalité et la fiction.
Les néologismes
La créativité du romancier s'est révélée féconde dans le roman historique. Elle sert le ton
humoristique et établit la gaieté du texte. Des néologismes sont créés à cette fin. Ainsi Amadou
Hampaté Bâ qui a élaboré le personnage de Wangrin en lui donnant le relief d'un habile joueur
de tours pendables, ses fameuses "roueries", fait dire à un personnage, Zoumana qui plaisante
avec son "sanankoun" Bouraboura, le cuisinier du commandant qui, par plaisanterie, menace de
le mettre à la porte de sa cuisine: "si jamais tu me fais ça, je jouerai une "wangrinerie", car je
mettrai de la poudre de piment dans la soupe du commandant. Il aura du feu sur la langue et il
t'en demandera des comptes1... " Yambo Ouologuem fait rire aux dépens des ethnologues
africanistes en créant des néologismes à partir du nom de l'Allemand Frobénius qu'il évoque
dans son roman en l'appelant Shrobénius. Les acquisitions d'objets d'art africains sont ainsi
présentées: "La négraille offrit par tonnes, conséquemment et gratis, masques et trésors
artistiques aux acolytes de la "shrobéniusologie". Ah ... Seigneur, une larme pour la mentalité si
célèbrement bon enfant de la négraille !... 2" Les tirailleurs aussi constituent une cible de l'ironie
désinvolte, créatrice de néologismes dans Le Devoir de violence. Parlant des soldats de Saïfs et
de leur œuvre de mort Ouologuem écrit: "Mais, commandeur des croyants, Saïf fit voir au
1
A. H. BA, L'Etrange Destin de Wangrin, p. 364.
2
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence, p. 111.
l,

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
397
peuple illuminé combien penser au lieu de croire était misérable; il envoya donc à Mossé des
sanguinaires bravachement tirailleursl ..." Le néologisme et son comique atténuent le sérieux de
l'évocation fondé sur la gravité de l'action des tirailleurs de Saïf. Régulièrement par conséquent
Yambo Ouologuem comme Amadou Hampaté Bâ (plus sobre dans la création des néologismes)
introduisent des créations lexicales humoristiques et égayent, le premier le texte du roman, le
second des scènes plutôt rares, le texte de L'Etrange Destin de Wangrin étant de ton sérieux en
général alors que celui du Devoir de violence a créé la gaieté que provoque l'impertinence
acceptée.
L'art d'une gaieté spécifique
Les facteurs du comique dans Le Devoir de violence donne une originalité à ce roman,
comparable, nous l'avons déjà dit, à celle des Soleils des Indépendances. Yambo Ouologuem
s'est révélé particulièrement créatif sur les techniques de production du comique. A la manière
des militants de la négritude, mais avec un esprit différent, il se sert des termes de mépris pour
le Noir en parlant de l'Afrique noire et de ses habitants; il leur donne une valeur ironique:
négraille (utilisé douze fois), négraillon (deux fois) sont des termes, comme racaille (p. 23),
ministrion (p. 16), "sentimentalité négrillarde (p. 111), employés par ironie et permettent au
romancier, qui veut parler librement et différemment des autres Africains sur le passé de
l'Afrique, d'exagérer à sa guise l'image paradoxale de l'Afrique. Ces vocables sont
parfaitement en harmonie avec la représentation délibérément outrée des peuples d'Afrique dans
leur Moyen Age comme ces lignes: "Gens cruels, dont le langage est une espèce de
croassement, tueurs féroces identiques à l'homme des bois, vivant dans un état de bestialité,
s'accouplant avec la première femme qu'ils trouvent, de grande stature et d'aspect horrible, très
velus, aux ongles extrêmement longs, Zoulous, Jagas et Massaïs se nourrissaient de chair
humaine2.•."
L'impertinence délibérée est une deuxième source du comique. Le passé de fantaisie que
l'auteur du Devoir de violence crée pour l'Afrique utilise des éléments d'histoire qui permettent
de mesure~ l'impertinence de la création. L'on sait que le Fouta sénégalais, espace dénommé
Tékrour dans le passé, a vu naître celui qui, devenu El Hadj Omar, grand Cheikh et combattant
de l'Islam dans le Soudan occidental est une des grandes figures de l'histoire africaine.
Ouologuem qui est Dogon et Malien, c'est-à-dire qui a pour terroir le cadre de l'épopée
omarienne, a créé par allusion la figure de .SaiT ben Isaac El Heït. Il écrit: "L'iman Mahmoud,
grand chérif de la Mecque, n'avait-il pas prédit qu'au siècle treize de l'Hégire il viendrait un
khâlife descendu du Tekrour : Sail ben Isaac el Heït, que sa mère, "par observance des
commandements de l'Eternel", s'était arrangé pour mettre au monde et baptiser au Tékrour
1
Idem. Ibidem, p. 137.
2
Idem. Ibidem. p. 19.

398
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
même, et à la date présumée par le présage et la légende ?1 ..." Cette création de légende se
poursuit en présentant les Messies comme le résultat de cultes dont "on habille" des personnes
astucieuses. La volonté iconoclaste qui fonde cette fiction d'histoire religieuse élargie d'ailleurs
au christianisme est telle que le lecteur s'amuse des excès d'impertinence plutôt que de prendre
le romancier au sérieux.
La troisième source du comique dans cette œuvre à la créativité diverse est le badinage
persifleur sur les colonisés et les colonisateurs. Il use de formules en arabe (onze en tout2) en
anglais (p. 19) en wolof (p. 36, 188) dans d'autres langues africaines, en français. Dans ces
formules d'invocation de Dieu, de glorification de son nom ou d'action de grâce le comique
vient du détachement ironique, de l'insincérité de l'attitude de croyant, de l'impertinence de
fond. Irreligieux sinon antireligieux pour ses propos, l'auteur narrateur ne trompe pas son
lecteur qui ne croit guère à un sentiment religieux mais découvre le jeu, le pastiche de formules
intervenant en fin de séquences narratives. Il se produit en effet une distance ironique entre le
contenu de la séquence narrative et la formule de glorification et de grâce rendue à Dieu. Ainsi
au retour de Madoubo de son séjour à Paris, la dynastie déchue acquiert une nouvelle faveur
auprès du peuple: "Conséquence inattendue, écrit Ouologuem : de la dictature auprès d'une
dynastie jadis tyrannique, l'imagination du peuple fit, au retour de Madoubo, gloire et génie ce
qui était défaite ... La ilhaha il/allah, la il/aha, il/aha ! () mahamadara souroulaio3" L'ironie
consiste à évoquer la puissance d'Allah pour expliquer les caprices de l'histoire qui font que les
tyrans de naguère sont classés dans la "cohorte de ces justes dont la grandeur désaltère le cœur
mourant de soif au terme de son agonie"4.
Le Devoir de violence présente une créativité sur le lexique et les images aussi. Comme
Ahmadou Kourouma en effet Ouologuem use de l'impropriété délibérée comme forme d'ironie.
Veut-il s'amuser de la naïveté d'une jeune fille attirée par un esclave nègre? Il décrit le naturel
de son mouvement et de son inquiétude ainsi: "Souvent, plus parée encore de sa beauté que de
ses atours, une jouvencelle, qui avait tout juste le caquètement d'une pintade, comme elle en
avait l'œil inquiet et la gorge en émoi - séduite par le corps de ces esclaves, voire le tremblant
gabarit de leur virilité - et cherchant auprès de sa mère toute rose, sinon le réconfort, du moins
la sollicitude, ou quelque avis autorisé sur la sexualité nègre, s'entendait répondre, entre autres
gracieusetés : "Le Saint Père n'approuve guère le café au lait5 ... " L'impropriété de
"caquètement" s'agissant de la voix de la jouvencelle est en harmonie avec une série d'audaces
du propos qui met la pudeur en parenthèses et présente les impulsions naturelles. L'impropriété
parfois fait penser à la manière de Kourouma. Ainsi l'emploi du verbe "bramer" dont l'auteur
1
Y. OUOLOGUEM, Le Devoir de violence, p. 30.
2
Idem. Ibidem. pp. 17,44,57,80,87,99, 112, 138, 149, 179.
3
Idem. Ibidem, p. 44.
4
Idem. Ibidem.
5
Idem. Ibidem. p. 19.

Partie III. Chapitre II. Le roman historique.
399
des Soleils des Indépendances s'est servi pour ironiser sur la réaction éventuelle d'une Salimata
voyant Fama revenir de Togobala avec une deuxième épouse. Ouologuem parlant de la foi des
premiers chrétiens écrit: "N'étaient-ils pas, les tirailleurs, à ces moments-là, comparables aux
martyrs du christianisme primitif, qui s'en allaient affronter la gueule des lions dans les cirques,
bramant leur foi en la résurrection éternelle? " Ici l'impropriété atténue l'accent de sérieux que
les faits évoqués pourraient avoir sur le ton. La désinvolture et le badinage écartent le sérieux.
Cette technique d'entretien du ton amusé caractérise la création des images aussi. Ouologuem
associe très souvent la disgrâce délibérée aux images gracieuses qui eussent été plus séduisantes
sans la disgrâce qui leur est associée. Ainsi évoquant le cadre de création des troubadours au
Nakem l'auteur du Devoir de violence établit un contraste frappant entre la grâce avec laquelle
ce cadre est représenté et le contenu du récit des troubadours. Il écrit: "Cent millions de damnés
- pleurent au Nakem les troubadours quand le soir commence à vomir ses diamants d'étoiles -
furent ravis, que l'on jetait - liés six par six, frappés du maléfice d'indignité humaine - dans
l'incognito chrétien de l'entrepont où nulle lumière ne pouvait guère plus leur parvenir1". Le
refus du sérieux, la volonté de s'amuser en créant la disgrâce, autant dans la formulation d'une
image ("vomir ses diamants d'étoiles") que dans l'association d'une autre disgrâce à cette
image, constituent une technique de créateur qui se veut impertinent, contempteur de tout ce qui
est rangé, régulier, traditionnel, dans l'écriture.
Le roman de Yambo Ouologuem émerge ainsi du courant historique entre 1960 et 1976
et apparaît d'un relief particulièrement impressionnant en raison de son art, d'une écriture qui,
tout en rappelant celle des Soleils des Indépendances (1968), - sans qu'il soit possible de parler
d'influence, les deux romans ayant été publiés la même année, mais qui a son style propre qui
se distingue par une volonté de violence iconoclaste, un art de l'impertinence, de l'impudeur qui
adopte uniformément le ton du badinage désinvolte. L'art est le relief principal dans Le Devoir
de violence. Par là cette œuvre appartient à la catégorie des grands œuvres de la maturité du
roman négro-africain de langue française.
*
*
*
Le courant historique du roman par conséquent constitue, entre 1960 et 1976, une
exploration du passé de l'Afrique, du Moyen âge aux lendemains de la deuxième guerre
mondiale. Les œuvres choisissent, pour la plupart d'entre elles, de présenter la période
coloniale de cette histoire de l'Afrique. La vie quotidienne est présentée, mis à part. Crépuscule
Y. OUOLOOUEM, Le Devoir de violence. p. 18.

400
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
des temps anciens qui peint avec beaucoup de vie le Bwamu précolonial, avec plus de patience
descriptive, plus de diversité thématique, plus de vie que s'agissant du Moyen âge.
Les œuvres sont des fresques par les dimensions de la durée choisie par chacune, par
l'art de la représentation de la société, par la précision des mutations en cours, par la forme des
itinéraires des personnages principaux. Assoka, représentation de la chute de Koumbi, capitale
du Ghana médiéval, est la seule œuvre dont la forme de la fiction est un drame.
La maturité de la créativité peut s'affirmer à propos du courant historique de cette
période. Le romancier très enraciné dans la culture africaine élabore une image de la société
africaine des époques médiévale et coloniale avec une nette maîtrise de sa propre immersion
culturelle qui lui permet d'adopter une distance d'objectivation favorable au ton qui est en
harmonie avec la liberté créatrice. Le romancier ne s'irrite pas contre les faits du passé dans la
veine historique. II y a là un mérite de créateur très enlisé dans son historicité qui aurait pu être
une impulsion au ressentiment du fait de la colonisation.
Yambo Ouologuem pousse la distance prise avec l'histoire au point d'élaborer une
représentation paradoxale du passé de l'Afrique: se refusant à l'idéaliser, il oppose une position
extrême à l'autre, celle qui idéalise le passé africain. Désinvolte, d'une violence iconoclaste,
friand d'impudeurs, très agressif avec les ordres précolonial et colonial, il a écrit un roman neuf
par l'image créée sur l'Afrique, le ton et l'art en général.
Sans avoir le caractère explosif du Devoir de violence, L'Etrange Destin de Wangrin,
Cette Afrique-là! et Crépuscule des temps anciens sont)parmi les œuvres historiques de cette
période, celles qui révèlent le passé africain avec le plus d'art dans l'élaboration de la fiction
aussi bien que dans l'écriture.

CHAPITRE III
LE ROMAN AUTOBIOGRAPHIQUE.
La veine du roman autobiographique s'est considérablement développée entre 1960 et
1976. li s'est publié dix-huit romans de ce courant dans cette période. Les genres se distinguent
de plus en plus nettement alors et il devient possible de faire voir ce qui distingue trois manières
d'utiliser l'expérience individuelle, plus précisément des événements et situations vécues
personnellement, dans les œuvres de témoignage sur soi-même et sur la société. Les genres
dans la production littéraire et scientifique constituent des cadres de création qui ont habitué les
lettrés, même si un genre déterminé n'a pas d'''art poétique" qui codifie son esthétique, chacun
à un ton, une manière de rendre compte de la réalité, de représenter la société, qui font l'identité
esthétique de chacun d'eux. Ainsi, l'autobiographie, les mémoires et le roman autobiographique
sont des genres distincts qui apparaissent progressivement dans leur différence à partir de la
troisième période du roman (1960-1976).
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS
A.l. Trois modalités de la fresque
L'autobiographie, rappelons le, n'est pas une œuvre d'imagination. Elle s'attache à
donner l'explication d'une vie, partiellement, puisque celui ou celle qui présente sa propre vie
en un regard sur son existence déjà écoulée est bien vivant et constitue une conscience d'adulte
qui explique son enfance, son adolescence et une partie plus ou moins importante de son âge
d'homme ou de femme. La précision des détails et leur nombre, l'éclairage sur la personnalité
présentée, la diversité de l'information sur la société dans laquelle l'expérience décrite est
située, sont les éléments d'appréciation de l'autobiographie. Aoua Keita dans Femme d'Afrique
(1975) publie la première autobiographie de langue française d'une femme d'Afrique noire et la
deuxième œuvre du genre après Itinéraire africain (1966) de Lamine Guèye. Ces œuvres
africaines atténuent la différence entre autobiographie et mémoires. Alors que le premier genre
organise l'œuvre autour de la vie d'une personne en tant qu'individu, le second, les mémoires,
met l'accent plutôt sur les événements vécus, la société qui est le cadre de cette vie. Le genre
"mémoires" voit sa première œuvre avec les Mémoires du soldat Lokosel de Patrice Lokose,
une mine de renseignements sur la vie du Noir sous les drapeaux, dans le Congo belge,
particulièrement sur les rapports entre les gradés blancs et les Noirs. Le texte de Lokose est un
document sans autre prétention que d'informer sur une époque. En cela il appartient bien au
P. LOKOSE, Mémoire du soldai Lakose, Kinshasa, éditions Okapi. s.d. 80 p.

402
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
genre "mémoires". La deuxième œuvre en date, après celle de Lokose est Mémoires d'un
militant du Tiers Monde l de Mamadou Dia. La comparaison de cette œuvre avec les
autobiographies d'Aoua Keita et de Lamine Guèye permet de voir comment les œuvres
africaines réduisent singulièrement la différence entre autobiographie et mémoires. Aoua Keita a
construit une fresque de la vie au Soudan français de 1923 à 1960, faisant voir l'éducation
traditionnelle, l'évolution politique, les étonnements et résistances devant la modernité et
l'émergence des femmes nouvelles assumant des responsabilités jusque-là dévolues aux
hommes. De même Lamine en homme de loi explique la situation coloniale et les difficultés
diverses qu'elle opposait à la volonté d'élargissement de leur culture chez les premiers cadres
intellectuels d'Afrique, entre autres caractéristiques de cette situation coloniale. La personnalité
d'Aoua Keita et celle de Lamine ont certes été présentées dans l'esprit du genre de
l'autobiographie, les auteurs néanmoins ont développé une telle information sur la situation
historique et les événements vécus, ainsi que les caractéristiques de la société, que ces
autobiographies apparaissent des mémoires.
Le roman autobiographique, genre de synthèse de la fiction et de l'autobiographie est
également caractérisé par l'importance accordée, dans les œuvres de la période 1960-1976, à
l'information sur la société africaine, les hommes d'Afrique et leurs civilisations. Ces romans
élaborent des fresques sur la vie africaine et se répartissent en trois catégories par les thèmes:
d'abord ceux qui présentent des souvenirs d'enfance au nombre de sept, [Le Jumeau ou mon
enfance à Agoué (1966), De Tilène au Plateau (1975), Matraqué par le destin (1975),
L'Enfance de Mpassi (1975), Les Randonnées de Daba (1966), Un Enfant du Tchad (1962), et
Souvenirs d'enfance (1975) 1 ; ensuite ceux qui racontent une histoire d'amour, deux œuvres
[La Nuit du destin (1964) de Georges Diallo et Les Fiancés du grand fleuve (1973) de Samuel
Mvolo] ; enfin les romans qui déroulent un itinéraire, individuel certes, mais aussi une fresque
sociale et politique éclairant les mutations en Afrique depuis la colonisation jusqu'à
l'indépendance. Neuf œuvres composent cette catégorie de romans autobiographiques: trois
permettent, si l'on en présentent l'analyse détaillée, de faire voir les trois principes d'élaboration
de la fresque dans les œuvres, Le Rescapé de l'Ethylos, Dramouss et Kotia-Nima ; trois sont
des premières œuvres marquées par l'aspect de relief particulier de l'information fournie sur la
société, Le Débrouillard 1964, de N.G.M Faye, Sans Rancune 1971, de Thomas Kanza et
Vingt-cinq ans d'escalier 1972, de Seydou Traoré; trois enfin donnent un aspect plus
fermement autobiographique à l'œuvre: Les Danseuses d'Impé-Eya, jeunes filles à Abidjan
(1976), de Simone Kaya, Sur les Traces de mon père (1971), de Michel Kayoya et Cet "Autre"
de l'homme (1972), de Boubou Hama.
Voir Bibliographie

Partie 1II. Chapitre III. Le roman autobiographique.
403
Les modalités de la fresque illustrées par ces romans autobiographiques sont de trois
sortes. La première consiste, à la faveur de la présentation du déroulement d'une vie, à donner
le relief principal à une épreuve individuelle dans laquelle la responsabilité est individuelle.
Ainsi dans Le Rescapé de l'Ethylos (1963), Mamadou Gologo présente vingt-quatre ans de sa
vie, de son enfance à Koulikoro à ses premières années d'activité professionnelle comme
médecin africain, dans la fonction publique, suivis d'une période de chômage, puis de retour à
l'activité professionnelle dans un cadre privé bien particulier d'abord, ensuite d'embauche
comme médecin d'une entreprise, l'Office de la Boucle du Niger. Gologo a raconté sa vie avec
une insistance particulière sur le phénomène dominant au début de son activité professionnelle:
sur l'expérience d'une vie d'alcoolique dans un contexte de société coloniale. Il faillit être
définitivement détruit par l'alcool; la réaction énergique de sa famille, singulièrement de sa
mère, put le sauver et lui permit de retrouver santé, vigueur et activité professionnelle
honorablement assumée.
Le roman de Mamadou Gologo, qui a pour cadre historique la société coloniale au
Soudan (actuel Mali) et au Sénégal, présente un itinénaire individuel qui permet au lecteur de se
faire une idée de l'organisation de l'enseignement depuis l'école de village jusqu'à l'Ecole
Normale William Ponty de Gorée. C'est un aspect de l'œuvre qui en rapproche Kotia-Nima
(1966) de Boubou Hama qui, également, décrit l'itinéraire de son héros du village natal de
Kotia, Fonéko, à l'Ecole Normale William Ponty de Gorée en passant successivement par le~
étapes d'études de Téra, Dori et Ouagadougou. Avant dix-sept ans Gologo a fréquenté l'école
de Koulikoro, pendant cinq ans, pui a continué à l'Ecole Primaire Supérieure Terrasson de
Fougères. A dix-sept ans il entra à "Ponty". Le Rescapé de l'Ethylos , construit sous la forme
d'un récit linéaire, privilégie la période de fin des études, dans l'itinéraire de Gologo, et de la
vie professionnelle. La période de l'enfance et des études est racontée en quatre-vingt huit pages
sur trois cent soixante dix-huit, ce qui est le quart du texte du roman. Les trois quarts du roman
sont consacrés par Gologo à raconter son expérience d'alcoolique, de la tentation de boire au
paroxysme du mal et à la guérison. Comme le montrent également les dernières lignes du
roman, Mamadou Gologo s'est principalement attaché à présenter son expérience personnelle
d'alcoolique pour mettre en garde contre l'alcool et ses méfaits si l'on en abuse comme il l'a
fait. S'adressant successivement à celui qui ne boit pas d'alcool, à celui qui en consomme et à
celui qui se sent vaincu par l'alcool, il prodigue des conseil de prudence et de volonté
individuel, pour terminer par ces mots : "l'Afrique doit vaincre l'alcoolisme, héritage du
colonialisme"!.
La fresque dans Le Rescapé de l'Ethylos présente certes le Soudan français et Dakar,
capitale de la fédération d'Afrique Occidentale Française, mais surtout le phénomène d'un mal,
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Elhylos, p. 378.

404
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise: 1920-1976.
le rôle de la réaction d'une famille à ce mal ainsi que celui de la volonté individuelle du malade,
de l'alcoolique lui-même.
La modalité d'élaboration de la fresque autobiographique est illustrée par Dramouss
(1966) de Camara Laye, une suite de L'Enfant noir (1953). La nature autobiographique y est
aussi importante que dans l'œuvre qui la précède. A l'opposé de L'Enfant noir, Dramouss
insiste beaucoup sur les épreuves vécues par le héros. Fatoman. Le séjour en Europe, raconté
en quarante trois pages (p. 59,-109 et p. 240) sur deux cent vingt-quatre pages de texte. montre
que l'aventure européenne en elle-même n'est pas le seul projet de présentation de l'auteur.
Camara Laye s'attache à montrer à travers son itinéraire personnel les problèmes des jeunes
d'Afrique à l'époque de la transition vers l'indépendance et dans la première décennie de
l'indépendance. Dramouss témoigne sur la violence dans la vie politique. la rigueur sanguinaire
du pouvoir à l'époque de l'indépendance, sur le recul de la production et de la qualité de la vie.
Le séjour de Fatoman à Paris est surtout caractérisé par la misère du jeune guinéen qui a
bénéficié de la générosité très attentionnée de "Tante Aline" et de sa petite fille Françoise. La
partie africaine du roman a prolongé L'Enfant noir par la description des us et coutumes, de
l'artisanat d'art traditionnel et de ses problèmes liés au commerce : ses produits sont
concurrencés par de la pacotille importée par les Libano-Syriens. Fatoman a eu ainsi un
itinéraire d'épreuves, qu'il s'agisse de ses souffrances personnelles ou de celles de son peuple
dont il s'informe et qu'il apprend avec une peine profonde. Mais, contrairement aux épreuves
de Mamadou Gologo liées à l'alcoolisme dont il est largement responsable comme individu
ayant cédé à la tentation et s'étant enlisé dans une malheureuse expérience, Fatoman n'est guère
responsable de son infortune. Le contexte historique, la situation politique constituent la
responsabilité unique de la misère de Fatoman sans bourse à Paris, des épreuves de la Guinée
sous le pouvoir du "Gaillard". La fresque autobiographique, éclairage sur la Guinée à la veille
et aux lendemains de la loi-cadre autant que sur l'itinéraire d'une jeune de Guinée en quête de
formation et de travail, est élaborée de manière à montrer des épreuves et le temps de mutations.
C'est après six années de séjour de formation professionnelle à Paris que Fatoman rentre en
Guinée, pays de L'Enfant noir, et épouse sa cousine Mimie. Ils ne s'étaient plus vus depuis
1947 1 . Fatoman qui est en congé de quinze jours retourne à Paris accompagné de son épouse.
Les deux époux retournent en Guinée quelques années plus tard, avec leurs enfants. Le pluriel
"nos enfants" employé par le narrateur ~uppose au moins deux enfants. Le couple ayant quitté
la Guinée au bout de quinze jours commençant en Août 19562 les "quelques années" qui se sont
ajoutées à 1956 à partir de septembre au plus tard sont au moins au nombre de deux, délai
minimum nécessaire à la naissance de deux enfants.
1
C. LAYE, Dramouss, p. 15
2
Idem. Ibidem, p. 180

Partie 1lI. Chapitre 1lI. Le roman autobiographique.
405
Le temps minimum de la durée des événements dans Dramouss est de onze ans, le
nombre de semaines qui s'y ajoutent ne pouvant être précisé au-delà de quinze jours de congé
passé en Guinée après six années d'activité professionnellel vécues à Paris. C'est un temps de
fresque qui fait voir Fatoman élève à Argenteuil, suivant un "enseignement théorique et
pratique, destiné à faire de [lui] un bon technicien"2, puis privé de bourse dans Paris et enfin
ouvrier chez Simca, pendant six ans.
Les épreuves de Fatoman relèvent bien d'une autre responsabilité que de la sienne
propre. L'élaboration du roman montre cette caractéristique essentielle de la fresque
autobiographique que constitue Dramouss, différent en cela du Rescapé de l'Ethylos. Le
troisième et dernier exemple de modalité distincte d'élaborer la fresque autobiographique est
fourni par le roman en trois tomes de Boubou Hama: Kotia-Nima. Le premier tome est celui
dans lequel Boubou Hama, plus penseur que romancier, utilise la fiction du roman
autobiographique pour développer ce qui, dans les tomes II et III, devient des mémoires. La
société africaine de l'époque coloniale, les mutations diverses en Afrique, la pensée africaine,
les diverses colonisations en Afrique. Le dialogue de l'Afrique et de l'Europe constituent la
matière d'une réflexion qui, très vite, prend le pas sur la création de fiction. Après le premier
tome Kotia-Nima devient l'autobiographie d'un penseur et relève du genre "mémoires" dans le
troisième tome. L'itinéraire de Kotia n'est en fait qu'un fil conducteur de l'analyse qui,
progressivement, devient l'essentiel du texte. Les éléments d'itinéraire n'interviennent plus que
comme prétexte de la réflexion, comme logique de succession des thèmes de réflexion : la
conscience d'une rencontre de l'Afrique et de l'Europe, la situation coloniale, l'évolution de
l'Afrique, les conceptions sur les races humaines remises en question par la science et la
dynamique de l'histoire, l'instruction des Nègres en particulier sont ainsi abordés au hasard des
lectures de Kotia attentif aux écrits sur l'Afrique et ses problèmes. Le troisième tome de Kotia-
Nima élargit considérablement la réflexion de Boubou Hama qui jette un regard sur l'Afrique,
l'Europe, la Russie soviétique, la Chine et l'Amérique; c'est "un regard sur le monde actuel"
comme eût dit Paul Valéry. Boubou Hama est moins un romancier qu'un penseur soucieux de
donner une forme de lecture aisée à sa réflexion qui exploite l'art du récit.
La fresque cependant consacre une part du premier tome à la présentation de l'enfance,
du temps des études de Kotia, comparable à ce qu'elle est dans Le Rescapé de l'Ethylos
concernant la vie de Gologo. Le lecteur suit l'itinéraire de Kotia de 1909, année de sa naissance
au village de Fonéko Dibilo, à octobre 1935, année de son affectation à Tillabéry , son premier
poste d'instituteur ayant été Niamey où il a été affecté en septembre 1929, à sa sortie de l'Ecole
1
C. LAYE, Dramouss, p. 108
2
Idem. Ibidem, p. 73

406
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Nonnale William Ponty de Gorée en juin 1929. Avant Gorée Kotia comme Gologo, a connu
dans son cursus scolaire les étapes de l'école régionale et de l'école primaire supérieure. Après
Fonéko, Téra, Dori et Ouagadougou ont été les cadres de ces niveaux successifs avant l'Ecole
fédérale. A partir du deuxième poste d'instituteur, Kotia se fait homme de recherche et de
réflexion sur l'Afrique aboutissant à des publications. Le lecteur identifie aisément les études de
la bibliothèque de cet instituteur colonial plein de curiosité pour la philosophie, l'ethnologie, les
théories sur les races et la politique coloniale. Son champ d'intérêt intellectuel et sa hauteur de
vue sur les problèmes africains et mondiaux montrent que son ouverture au monde s'élargit en
estuaire à partir des conceptions de l'enfant sur l'espace et le temps, comme il le précise en
indiquant le rôle de l'école: "Sur le chemin de l'école, dit Kotia Nima, je perdis les illusions
que je nourrissais quant à la conception du monde, les notions que j'avais de l'espace et du
temps"l. Il s'agit, à cette étape, d'une socialisation progressive de l'enfant aussi bien que de la
découverte du monde dans ses dimensions réelles. Kotia narrateur poursuit: "l'espace n'était
plus confiné pour moi par l'horizon. Au-delà de la succession du jour et de la nuit, naissait en
moi, un sentiment plus profond de la durée ;le temps venait à bout de mes émotions, de
l'angoisse créée par la séparation d'avec mes parents, m'adaptant peu à peu à l'école, à ses
exigences, à sa discipline, à Téra, à un milieu trépidant, faisant contraste avec le calme de mon
hameau''2
Par la précision de cette attention au développement de l'enfant qu'il fait et aux étapes de
son cursus scolaire le premier tome de Kotia-Nima constitue le roman autobiographique
réellement une fiction. La personnalité de l'auteur, plus penseur que créateur, les impulsions de
l'administration coloniale à développer les écrits d'information sur l'Afrique ont créé le
phénomène remarquable de trois genres en une même œuvre : Kotia-Nima, roman
autobiographique (tome 1), autobiographie pure (tome II) et mémoires (tome III).
A.2. L'affabulation autobiographique et ses éléments.
L'organisation de la fresque, canon de composition du roman autobiographique, est un
travail de création à partir de données assez rigides: l'espace, le temps et des figures qui, très
souvent s'imposent, en raison de leur réalité historique connue. En effet le regard sur sa vie
écoulée jusque-là, que constitue la création pour chaque auteur de roman autobiographique,
aboutit à la représentation d'un monde ,connu non du seul auteur qui parle de lui-même mais
aussi de tous les lecteurs qui connaissent son monde réel d'enfance et d'études, le temps
historique auquel il fait référence, ou bien même des figures du terroir ou l'histoire qu'il recrée
ou simplement nomme. Elaborer une fiction à partir d'éléments autobiographiques
1
B. HAMA, Kotia-Nima, 1. l, Paris, Présence Africaine, 1968, p. 46
2
Idem, Ibidem.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
407
prédominants c'est proposer sa vision d'un monde plus ou moins connu d'autres personnages
dont, éventuellement, le lecteur. Ce coefficient personnel de la représentation fait que l'espace,
le temps et les personnages, dans chaque roman autobiographique, constituent des faits de
création comme dans les autres œuvres de fiction.
A.2.a
L'espace.
Le premier aspect du cadre spatial, l'espace du dehors, est sa liaison avec un
itinéraire de formation moderne, c'est-à-dire par l'école dans son organisation liée au contexte
historique concerné. C'est l'école sous la colonisation ; toutes les œuvres du courant
autobiographique du roman entre 1960 et 1976 évoquent en effet des itinéraires situés dans la
période coloniale de la vie africaine.
La première caractéristique de cet espace du dehors est sa diversité. La formation
qu'acquiert progressivement le héros, Gologo, Kotia Nima, Fatoman est une initiation moderne
à plusieurs étapes dont le cadre est, comme dans l'initiation traditionnelle, un ailleurs que le
foyer domestique, la maison des parents. Jadis, c'était le bois sacré, un enclos en dehors du
village en tout cas, où le séjour d'initiation avait une durée variant de trois à quatre mois selon
les coutumes de chaque ethnie. La donnée que constitue l'organisation de l'enseignement dans
la société nationale a imposé la variation de l'espace au niveau macro-structurel: les localités
changent avec les progrès de l'initiation moderne. L'école de village constitue une espèce de
cadre de présélection ou de dégrossissement des candidats à l'instruction. Si Kotia Nima,
comme fils de chef, n'eut pas le choix entre entrer à l'école nouvelle et rester à Fonéko Dibilo,
c'est après sélection qu'il a été autorisé, après Téra, à continuer ses études à Dori et après Dori,
pour les mêmes raisons de bons résultats, qu'il les poursuit à Ouagadougou. Après succès à un
concours il entre à l'Ecole Normale William Ponty, prestigieuse école fédérale, pépinière des
cadres autochtones dont avait besoin l'administration coloniale. Mamadou Gologo en
satisfaisant les mêmes exigences a été élevé successivement à Koulikoro Diarra, Bamako et
Gorée. Fatoman qui est l'autre nom de L'Enfant noir est présenté entrant en France, dan un
centre d'apprentissage, puis travaillant, après cette formation à Argenteuil, aux usines Simca à
Paris. La Guinée dans Dramouss, c'est Conakry et Kouroussa, visités comme en voyage
touristique par Fatoman en congé de quinze jours, c'est aussi l'espace onirique de Samakoro,
univers écrasé par le pouvoir du "Gaillard".
Le cadre de travail du héros après la formation révèle la même variation. Gologo est
médecin et Kotia Nima instituteur. Fonctionnaires coloniaux, ils sont affectés selon les besoins
du service dans l'espace de la boucle du Niger. Mais l'expérience décrite dans Le Rescapé de
l'Ethylos accentue considérablement la variation macro-structurelle du cadre. Il s'agit du

408
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
changement non dans la description mais de la localité décrite ou simplement nommée. Presque
toutes les villes du "Soudan français" sont nommées au cours des déplacements de Mamadou
Gologo alcoolique se rendant à Konina pour se faire soigner. Huit sites sont décrits dans ce
roman donnant au cadre une présence rarement réalisée dans les romans autobiographiques: les
sites de Koulikoro, Bamako, Ségou, Sikasso, Mopti, Douentza et de Markala sont décrits avec
un sens aigu des beautés de la nature et du pittoresque. Le cadre, plus décrit par Mamadou
Gologo que par Boubou Hama, est, au niveau macro-structurel de l'œuvre, d'une variété
insigne, plausible du fait du métier du héros du récit et de ses déplacements soigneusement
justifiés.
La deuxième caractéristique de l'espace du dehors découle de sa nature de lieu de séjour
obligatoire pour une nécessité d'études ou d'activité professionnelle. Ce n'est guère une nature
contemplée par un homme qui en a le temps et par sentiment de la nature. C'est un espace dans
lequel il faut s'insérer et auquel il faut s'adapter en tant qu'il est un univers humain qu'il faut
connaître. Ainsi Kotia Nima, qui est Sonraï, a à faire un effort personnel d'ouverture vers les
autres, de compréhension de leur monde, de leur langue, de leurs us et coutumes. Dori impose
l'effort de parler le pulaar et de connaître les Peuls, Ouagadougou celui de mieux comprendre le
monde des Moga et l'importance du pouvoir du Moro Naba.
Les descriptions dans Le Rescapé de l'Ethylos révèle, certes, un Mamadou Gologo
sensible à l'originalité du relief mais la plupart des sites décrits le sont par l'auteur en voiture et
ne précisant que des formes et des couleurs, mais sans détail sur les effets esthétiques ressentis.
Le regard sur la nature semble d'abord un coup d'œil obligé, ensuite une manière de se
désennuyer du voyage. Sans doute Gologo et Kotia aiment-ils, comme Fatoman, leur terroir,
mais le sentiment de la nature est surtout persuasif s'agissant du village natal: Koulikoro,
Fonéko Dibilo et Kouroussa.
L'espace du dehors est présenté en détail, est marqué par les faits d'épreuves ou
d'agréments en rapport avec l'itinéraire du héros. C'est sa troisième caractéristique. Kotia
Nima, sur les chemins de Téra, de Dori et de Ouagadougou successivement, subit l'épreuve du
voyage en percevant l'espace comme une difficulté sur son itinéraire d'étude. Il éprouve
également la joie d'élargig ses horizons familiers. Il est fasciné en découvrant le site de Téra :
"Quand nous fûmes arrivés au point culminant du plateau, dit-il, au lieu nommé 'Haut-Chinei-
Tondia", tout à coup, l'horizon ressurgit, encore bleu ce jour-là, s'étendant à l'infini devant
notre regard, tandis qu'à nos pieds surgissait la vallée, beauté du Dargol qui passait à Téra"l.
Le site, qui a la présence fascinante des grandeurs de la nature, impressionne Kotia.
B. HAMA, Kotia-Nima, l. I. p. 33-34.

Partie /ll. Chapitre /ll. Le roman autobiographique.
409
Le tableau est ainsi complété: "Presque au bord de la rive, les cinq quartiers de la ville
égrenaient leur long chapelet de toits gris, entre les méandres du cours d'eau.
A l'ouest de la ville se dressait devant nous la maison du commandant de Téra, au pied
d'une dune de sable"l. L'émerveillement du jeune Sonraï casanier continue: "Il me semble, dit-
il, qu'un coup m'était porté au cœur, à la vue de ce bâtiment scintillant, tel un immense cube de
fer blanc posé sur le sol" 2. La découverte confinne les peines du voyage et l'humeur de Kotia
n'est pas
morose. Fatoman dans Dramouss éprouve face à la nature une plus intense
satisfaction. Ayant Mimie à ses côtés, il contemple les sites des environs de Conakry, les îles de
Loos, les différentes gares du chemin de fer de Basse-Guinée, Kindia qualifié de "coin
magnifique" entouré d'une chaîne de montagnes. L'espace du dehors est agréablement perçu
par un Fatoman qui, avec celle qu'il aime, effectue une sorte de retour aux sources après un
long séjour en France. A Paris l'espace du dehors est moins clément. C'est un univers froid
dans les deux sens du mot, où Fatoman a vécu la faim, les intempéries et léché les vitrines,
contemplant à distance des objets désirés. C'est un espace de la souffrance quotidienne pendant
la période de vie parisienne située entre la perte de sa bourse d'étude et son entrée aux Usines
Simca.
Le héros du Rescapé de l'Ethylos présente l'espace urbain du dehors dans ses aspects
fonctionnels en relation avec le travail. L'aire des édifices de la ville coloniale est un espace
symbolique du système administratif par la réunion de bâtiments qui se confondent avec les
services qu'ils abritent. Ainsi à Douentza, Gologo présente cette aire en ces tennes : "Dans les
postes de brousse en Afrique, on entend par 'quartier administratif', un quadrilatère
généralement limité d'un côté par les bureaux administratifs proprement dits, de l'autre par le
campement tandis que sur les deux autres se placent le marché et quelques magasins dépendant
habituellement de l'Administration et de ses proches parents. L'école et le dispensaire se
trouveront fréquemment très près du dernier groupe des privilégiés"3. Le sérieux austère de cet
univers n'est pas exclusif d'une atmosphère de gaiété s'agissant de l'école. L'espace du dehors
est aussi organisé à Gorée que dans les "postes de brousse" mais à l'Ecole Nonnale les élèves
ont créé une aire de jeux qui complète celles qui, comme l'atelier avec une forge et une
menuiserie et le jardin d'horticulture, sont destinées à cultiver les dispositions "manuelles".
Gologo explique: "Nous aménagions en parterres les pourtours de gros baobabs. C'est ainsi
que nous avions réussi à créer, à quelque distance de nos salles de classe, un grand tertre qui
surplomblait un ravin verdoyant, auquel nous donnâmes le nom de "belvédère' ". C'est l'aire
de jeux: "Nous y organisions, poursuit Gologo, des fêtes de nuit à l'occasion desquelles
1
B. HAMA, Kotia-Nima, l. 1. p. 34.
2
Idem, Ibidem.
3
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethylos, p. 209.

410
Lesformes du roman négro-africain de langue française "1920-1976.
étaient invitées gracieusemement les jeunes filles de l'Ecole Nonnale de Rufisque, ainsi que les
petites élèves des écoles environnantes"l.
L'espace du dehors dans le roman autobiographique concourt à éclaircir les divers
aspects de l'expérience que le romancier revoit concernant sa vie d'enfance, d'adolescence et
d'homme en activité professionnelle. Le cadre tend à faire de l'itinéraire de Kotia Nima un
effort de dimensions épiques faisant émerger à la lumière de l'ouverture supérieure au monde,
un enfant Sonraï, au début de son aventure casanier et ayant l'horizon limité, l'univers réduit à
sa petite patrie, le village de Fonéko Dibilo. Quant au Rescapé de l'Ethylos, enfant de
"Koulikoro Diarra", il devient progressivement un enfant du Soudan, élargit plus encore par
l'espace d'initiation moderne ses horizons, pour ensuite, avec plus de maturité et un regard sur
la nature attentif aux beauté de la création, parcourir, dans l'aventure de la vie moderne, les
espaces de la boucle du Niger. Fatoman, cet autre de "L'Enfant noir" redécouvre avec agrément
les sites de sa Basse-Guinée après des épreuves dans l'espace du grand froid et de la solitude,
celui du Paris des déshérités.
L'espace du dedans.
Les intérieurs sont rarement présentés par les fresques
autobiographiques qui accordent plus d'attention à la succession des mutations individuelles et
collectives, celles du héros, de la société, au rythme de la croissance biologique et de l'histoire.
Si l'on considère successivement les études, la vie professionnelle et les distractions, l'on
s'aperçoit en effet de cette fonne non de désintérêt pour les intérieurs mais de fidélité aux
espaces d'agrément du héros dans la représentation de son intinéraire. Mamadou Gologo ne
montre pas les salles de classe. II n'évoque que très rapidement les cinq ans de sa scolarité dans
le village. Le jour de sa première inscription ne fait pas voir l'intérieur de la classe: "Par un jour
pluvieux de septembre, dit-il, mon père me prit par la main et me conduisit à l'école du village
qui était alors dirigée par un instituteur ventru et barbu"2. Boubou Hama est un peu plus disert
sur sa première inscription à l'école de Téra. Son instituteur ressemble par le profil à celui de
Gologo. C'est "un gros Noir vêtu de blanc". La classe est certes présentée mais on ne voit pas
les murs à l'intérieur. Voici l'image partielle qui en est donnée: "Du bureau qui dominait
l'ensemble de la salle, il s'écria à de nombreux enfants assis sur des bancs: 'Silence! Silence!'
La classe devint muette. Les petits noirs cessèrent de griffonner des barres et des lettres sur les
tablettes, aussi noires qu'eux, des ardoises"3. Le silence des auteurs sur l'intérieur de la classe
est peut-être dû au mauvais souvenir, à la rigueur de la discipline. L'auteur du Rescapé de
l'Ethylos fournit une explication qui n'est pas plausible: "Il serait fastidieux, écrit-il, de vouloir
vous retracer entièrement, noir sur blanc, la série des belles aventures que j'ai vécues entre les
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Elhylos, p. 53
2
Idem. Ibidem. p. 37.
3
B. HAMA, KOlia-Nima, t. l, p. 45

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
411
quatre murs de la vaillante petite classe"l. La pédagogie de la férule a peut-être créé des
désagréments que la mémoire, sélective nécessairement, n'a pas retenus et qui explique le
silence sur les intérieurs. Mais le fait est caractéristique aussit bien de la représentation des
écoles de brousse que de l'Ecole Normale de Gorée et du Centre d'apprentissage d'Argenteuil
où Fatoman étudia dans le confort et les bonnes relations avec ses condisciples. L'on ne connaît
de l'école que ce que révèle cette confidence de Fatoman au lecteur: "Lorsque je quittai l'école,
la vie confortable des pensionnaires d'Argenteuil, où j'avais vécu avec les jeunes français, sans
subir (mais c'est peu dire, sans sentir) aucune discrimination raciale, pour suivre désormais des
cours à Paris même, les difficultés commencèrent, des difficultés de toutes sortes") L'intérieur
des cadres d'étude n'est pas présenté dans la représentation des itinéraires d'étude. Même
lorsque, comme dans Le Rescapé de l'Ethylos , les élèves sont montrés entrant dans un
amphithéâtre pour la leçon tant attendue de dissection, la présentation est réduite au minimum
indispensable à l'identification des lieux et des attitudes: "Nous y arrivons quelques minutes
après et, sur un signe de tête de notre surveillant général, nous nous engouffrons dans un local
aux dimensions monumentales. Chacun choisit sa place parmi les tables-bancs bien équilibrées
(sic) sur des gradins"3.
De manière générale il n'est pas montré d'intérieur des salles d'étude avec décoration ni
même mention des murs comme Ousmane Socé l'a fait, dans Mirages de Paris, en décrivant la
première journée de son héros, Fara, à l'école primaire.
Le cadre de l'activité professionnelle est tout naturellement un espace du dedans. Kotia
devient instituteur, Gologo médecin et Fatoman ouvrier spécialisé dans la mécanique de
l'automobile. L'usine Simca de Nanterre où Fatoman travaille est décrite en présentant ce que
perçoit l'ouvrier au travail, c'est-à-dire le bruit. Fatoman compare l'usine à la forêt vierge en
raison du grand nombre d'objets, éléments de voitures à monter: "Tous les matins, dit-il,
inlassablement, le même travail reprenait à l'usine Simca, cette usine comparable à une véritable
forêt vierge ; la forêt aux rumeurs mystérieuses, aux grands pans de verdure et aux
innombrables lianes"4. Etant attaché à son travail et s'en acquittant avec conscience, Fatoman
ne perçoit de l'usine surtout que le bruit. Ce qui apparaît le plus dans la présentation de cet
intérieur, cadre d'une intense activité de production. "Dès six heures du matin, dit Fatoman, la
Forêt métalllique se mettait à bourdonner. Ce n'était que martèlements et grincements; et le
soir, dans l'arrière cour de l'usine, nous tpus, auteurs de ces grincements et martèlements, nous
allions contempler les résultats de notre travaiI5... ". Le travail ne se mène point de pair avec la
contemplation. Il en est de même de celui de Fatoman comme de celui de l'instituteur Kotia
1
M. GOLOGO. Le Rescapé de l'Ethy/os. p. 37.
2
C. LAYE, Dramouss, p.73-74.
3
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethy/os, p. 80.
4
C. LAYE, Dramouss. p. 98.
5
Idem. Ibidem.

412
Lesformes du. roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
Nima qui en plus de son enseignement mène des enquêtes dans ses lieux d'affectation et écrit
sur les populations pour les faire connaître comme le firent les premiers cadres dans l'Afrique
coloniale. Mais ces activités professionnelles et de recherche ne sont pas décrites dans le détail
de leur déroulement. Il en est de même du travail de Gologo médecin. Sa case infirmerie
pendant le temps de son chômage, son dispensaire, à Douentza par exemple, quand il exerce en
poste de brousse, ne sont guère décrits dans le détail au point d'en faire apparaître les intérieurs.
La modestie de tels lieux de travail à l'époque coloniale a pu en faire des cadres austères sans
éléments d'art.
Les intérieurs pour la distraction ont plus de présence dans les romans
autobiographiques. Certes, dans Dramouss, l'Opéra, la Comédie française où "Tante Aline" et
Françoise amènent parfois Fatoman ne sont que nommés tout comme le café "Capoulade", mais
la musique classique d'une part et, de l'autre, les bontés que Tante Aline prodigue à Fatoman
souffrant du désœuvrement et de la pauvreté en font des espaces de grande importance pour la
vie de Fatoman et s'identifient à sa survie heureuse. Kotia-Nima présente une scène d'intimité
familiale dont le cadre nocture est assimilable à un intérieur "Le soir en cercle autour du feu du
foyer, dit le narrateur, couchés à même le sol, en compagnie d'autres enfants de la famille, nous
écoutions, suspendus à ses lèvres, notre grand-mère Diallo Birma. Elle nous exposait le
système de l'univers Sonraï. Elle nous enseignait la mystique africainel ". Mais la veillée est
également un temps de distraction et Diallo Birma sait amuser son auditoire et l'instruire en
même temps. Kotia témoigne: " Ses légendes tragiques, ses contes comiques, ses conceptions
sur la vie, étaient de nature à en souligner la réalité profonde. Avec elle, nous vivions bien un
monde mouvant, dont s'imprégnait, chaque jour, la matière malléable de nos jeunes esprits"2.
Avec le feu, le cercle des auditeurs et Diallo Birma, la grand-mère qui sait et dit des choses
agréables et instructives, la veillée est à la fois cadre intime et joie nocturne.
Le héros du Rescapé de l'Ethylos connaît à Dakar, pendant le temps de ses études à
l'Ecole de Médecine, des distractions d'une autre nature dans un cadre nocturne. C'est l'époque
de la tentation de vie débridée à laquelle il ne résistera pas longtemps. Il fait la connaissance de
Fatou. Le cadre de leurs amours est intérieur pour la vie de débauche. "Trinidad", l'ami
tentateur, et Gologo franchissent, traversent une courette ensablée où ils se trouvent dans la
prénombre. Le décor d'intimité est atteint: "Soudain, dit Gologo, une seconde porte s'ouvrit
qui révéla une coquette chambre que je contemplai rapidement"3. Les éléments du décor
soulignent le souci d'art et font voir la modestie et l'âge du mobilier: "Les murs d'un bleu terne
étaient décorés de nombreuses effigies 'à la mode sénégalaise' .
1
B. HAMA, Kolia-Nima. t.I, p.l3
2
Idem, Ibidem.
3
M. GOLOGO. Le Rescapé de l'Ethylos. p. 92.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
413
Une armoire en acajou, noircie par le temps et l'usage, trônait dans un des angles de la
pièce. Elle conservait encore ses deux battants, l'un artistiquement sculpté, pourvu d'une
psyché"l . Pour compléter la description il est précisé l'atmosphère et les hôtes de Fatou. L'on
découvre que les arrivants qui sont installés dans des fauteuils, "style second Empire" ont
trouvé du monde dans la chambre: "L'ensemble de ce décor, poursuit le narrateur, était noyé
dans une atmosphère d'étuve, bien qu'il fit humide et frais au dehors. Des volutes de fumée
bleutée montant des cigarettes, emplissaient la chambre. TI y avait du monde''2.
Les intérieurs sont par conséquent liés à la qualité de la vie quotidienne, dans les romans
autobiographiques. Qu'il s'agisse de la veillée, de l'activité professionnelle ou des distraction~
lorsque l'espace du dedans est décrit, il tend à souligner une atmosphère: sérieux dans le
travail, ne pennettant à Fatoman de ne percevoir de son usine que le bruit et les objets produits,
attention pure de l'enfant accroché aux lèvres de la grand-mère disant des contes, étonnement
d'un candide découvrant une chambre de femme qui reçoit un monde d'amoureux des paradis
artificiels.
L'espace dans les fresques autobiographiques délimite un cadre précis de la société
coloniale africaine. L'auteur qui aime son terroir parle de son village natal de manière à faire
voir le monde magique, très affectionné, le monde de l'enfance qu'il a été pour lui. Espace du
dehors et espace du dedans, très diversement, concourent à l'éclairage de la partie de vie
individuelle dans un contexte social déterminé que chaque romancier présente, son
autobiographie romancée.
A.2.b. Le temps.
Le temps, comme dimension de la création romanesque, a contribué aux trois modalités
distinctes d'élaboration de la fresque autobiographique illustrées par Le Rescapé de l'Ethyios
(1963), Dramouss (1966) et Kotia-Nima (1968). C'est essentiellement en tant que durée des
événements que le temps contribue à établir l'identité esthétique de la fresque. Dans le roman
autobiographique la vie de l'auteur, racontée pour la partie écoulée jusqu'à l'œuvre considérée,
est une durée caractérisée par des événements et leur situation dans l'histoire. La fresque résulte
de la fonne ouverte de la courbe de vie, la partie présentée de l'itinéraire individuelle
n'indiquant pas une existence close, ~t du sentiment de diversité des aspects diachronique ou
synchonique ou bien à la fois diachronique et synchronique de la société dans laquelle cette
existence se déroule. Les trois modalités de la fresque autobiographique se distinguent aussi
bien par les dimensions de la durée des événements que par les techniques de diversification de
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethy/os.
2
Idem, Ibidem.

414
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'image de la société, et de l'insertion de l'individu dans cette société, présentées par les romans
pris comme exemples.
Kotia-Nima est un roman autobiographique dont l'auteur a l'âge des mémoires, l'âge
où l'homme de culture, s'il a le don d'écriture, a assez vécu pour pouvoir apporter à l'humanité
un témoignage utile sur ce que son attention à la vie, sa réflexion personnelle et sa sensibilité
d'homme ont pu lui apprendre. Témoin de l'homme et de la société d'Afrique, Boubou Hama,
ou Kotia Nima de Foneko Dibilo, a soixante ans lorsqu'en 1966 il achève la rédaction de
Kotia-Nima . L'œuvre, nous l'avons déjà dit, s'est développée en s'identifiant de plus en plus
• au genre "Mémoires", le premier apparaissant un roman autobiographique, le deuxième une
autobiographie pure par l'aspect décoratif de l'élément fiction et le troisième par l'élimination
totale de cet élément. Le temps dans le tome 1 est une durée (1909-1935) qui s'étend de la
naissance de Kotia à la fin de ses études et au début de son activité professionnelle d'instituteur.
Cette durée est un temps d'odyssée pour Kotia que l'auteur appelle "la brute création d'un être
humain soumis aux influences qui l'entouraient, qui étaient le miroir dans lequel se reflétaient
les images du monde à travers l'espace et le temps"!. La diversité de la société est d'abord
synchronique. L'auteur de Kotia-Nima, faisant voir l'itinéraire d'études de son héros, c'est-à-
dire de lui-même, a déroulé sous les yeux du lecteur des images qu'on peut appeler de l'aire du
Sahel: "Fonéko, Téra, Dori, Ouagadougou, Gorée, Dakar, des images d'Afrique, à côté des
croquis ramassés de l'Europe et de la France"2. La fresque concerne l'Afrique et l'Europe à
partir du deuxième tome, pour être une image du monde dans le troisième. Ainsi l'élargissement
progressivement réalisé du champ d'observation établit aussi nettement la fresque par la tranche
de vie choisie.
Dramouss illustre une deuxième modalité d'élaboration de la fresque. La durée des
événements n'y est pas de même dimension que dans Kotia-Nima. Fatoman séjourna en France
de 1947 à 1958. L'odyssée de Fatoman établit la diversité des images de la société qui constitue
le cadre de son aventure. Il a de la Basse-Guinée, son terroir, des images de 1947, année
depuis laquelle il n'a plus revu Mimie, sa cousine, qu'il épouse lors d'un congé de quinze
jours, en.l9563. Il redécouvre le pays qui vit l'expérience d'application de la loi-cadre et des
sanglantes compétitions entre le Rassemblement Démocratique Africain (section de Guinée) et le
Bloc Africain de Guinée. L'auteur de Dramouss, bien que très succinct sur la représentation des
épreuves de ce pays, dues à la politique. permet par l'itinéraire de Fatoman, de voir le passage
de l'univers sans problèmes graves de L'Enfant noir à celui d'une gestion de l'autonomie dans
lequel le théâtre et la misère caractérisent la vie publique et la vie quotidienne en Guinée sous le
pouvoir du "Gaillard".
!
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 177.
2
Idem, Ibidem.
3
C. LAYE, Dramouss, p. 177.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
415
Les misères de Fatoman à Paris, à la suite de la perte de sa bourse, intervenue au terme
de sa formation à Argenteuil, élargissent la fresque. Le cadre de Dramouss est à la fois africain
et européen. Les personnages de "Tante Aline" et de Stanislas représentant une conscience
européenne des problèmes africains donnent de la consistance psychologique, une présence
importante dans l'œuvre du monde européen par les hommes, au-delà du simple cadre
physique. Dramouss est une fresque partielle de l'Union française.
Le Rescapé de l'Ethylos a un cadre spatial exclusivement africain, comme le premier
tome de Kotia-Nima, mais le temps comme durée des événements y est plus proche de ce qu'il
est dans Dramouss : de la naissance de Gologo (en 1924, puisqu'il avait dix-sept ans, en 1941,
en entrant à l'Ecole Normale William PontyI) à 1952, année de la révocation de l'alcoolique et
aussi de sa guérison et de sa réintégration dans l'activité professionnelle, il y a vingt-huit ans
d'événements qui constituent l'odyssée du personnage, une fresque sur la vie soudanienne à
l'époque coloniale à la faveur d'un itinéraire de médecin africain. Mais l'originalité du Rescapé
de l'Ethylos dans l'élaboration de la fresque consiste en un luxe de jalons temporels qui
permettent de suivre, au mois près, la vie quotidienne de l'enfant de Koulikoro qui devint
médecin et alcoolique, puis guérit et reprit son activité professionnelle. Vingt-cinq jalons
temporels2 concernant une durée de vingt-huit ans peuvent être répartis en quatre périodes: la
première s'étend de la naissance du héros à la fin de ses études (p. 9-88), la deuxième, du
service militaire à la révocation (p. 89-296), décrit les débuts de la vie d'alcoolique, le mal et
son paroxysme; la troisième période (p. 297-362) présente la réaction de la famille de Gologo
qui lui prodigue des soins et le fait guérir par le marabout de Konina. Enfin la quatrième période
(p. 363-378) est consacrée au retour à la vie active normale de l'alcoolique guéri. Le roman qui
promène le lecteur dans la boucle du Niger, plus précisément sur le territoire de l'actuel Mali,
fait voir la couverture médicale de cette colonie, ses écoles, la vie de ses fonctionnaires de
brousse au cours d'un quart de siècle. La fresque est ici d'abord une image présentant dans la
synchronie d'une part des villages et villes du "Soudan français" et, d'autre part, les villes du
Soudan, Gorée et Dakar (dont Thiaroye), ensuite une image diachronique du "Soudan
français". L'itinéraire ou l'odyssée du héros de l'autobiographie romancée, respectueux de la
réalité des rapports de l'individu et de la collectivité dans la société, présente une image de cette
société révélant le contexte historique et les mutations en cours dont la formation des cadres
autochtones à l'Ecole Normale William l'onty et à l'Ecole de Médecine de Dakar.
Le temps par conséquent, tout comme l'espace, concourt à l'élaboration de la fresque,
comme forme de la composition du roman autobiographique, par l'importance de la tranche
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de J'EthyJos, p. 43.
2
Idem. Ibidem. p.36,38,42 (2 fails), 43,51,90, 126, 131, 137, 143. 151, 162,291,294,302,306,346,
352 (2 fails), 363, 365, 366, 371.

416
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
de vie présentée et la diversité de ses sections qui la composent, donnant du relief à la série
d'épreuves et de situations vécues. C'est un temps de formation, de maturité progressive du
personnage principal, un temps des mutations de la société. Ainsi le cadre spatial et temporel
tend à un effet de représentation d'un monde autant que d'une tranche de vie individuelle. La
fresque résulte de l'intégration, par le cadre spatial et le temps des événements, de la vie du
personnage principal dans l'histoire en tant que mouvement d'évolution de la société.
A.2.c. Les personnages.
Le roman autobiographique crée des personnages de manière à insérer l'itinéraire
décrit dans une société ayant une présence et une vie qui font la crédibilité de l'œuvre. Le
contexte africain des œuvres étudiées dans le courant du roman autobiographique accentue
cette présence de la société, l'importance de la collectivité dans la vie quotidienne de
l'individu étant un trait caractéristique essentiel de la société africaine traditionnelle. Les
figures élaborées à la faveur de la présentation d'itinéraires africains, dans le contexte de la
société coloniale, élaborent l'image de cette société par la création des personnages, entre
autres moyens de donner vie à un monde de fiction. L'on peut distinguer les personnages qui
décrivent, par le statut de chacun, la société traditionnelle à laquelle s'est superposé l'ordre
colonial qui produit la gestation d'un monde nouveau, la société coloniale. Celle-ci est
également représentée par une série de personnages qui s'identifient à leurs fonctions: le
commandant, l'instituteur, le garde, l'interprète, le médecin etc. Les romans qui comportent
une expérience de la vie européenne du personnage principal présentent des figures de cet
ailleurs loin d'Afrique qui concourent à éclaircir cette expérience.
La représentation de la société africaine traditionnelle comme élément de la société
coloniale est réalisée, concernantles personnages, par la création de figures comme l'ancêtre
légendaire, ainsi Siki-té-Masson 1 le grand chasseur, fondateur de Koulikoro Diarra, ou
l'ancêtre plus ou moins divinisé auquel l'on rend un culte pour qu'il protège les troupeaux et
donne des récoltes abondantes. Le jeune Kotia s'émeut de scènes d'un tel culte rendu, à
Koïgourou, aux mânes de son ancêtre Abdoulaye Hama2. Le personnage du féticheur
appartient à cette catégorie de vivants et de morts dans la société africaine qui donnent des
réponses aux besoins de sécurité et aux inquiétudes diverses de l'homme, contribuant ainsi à
l'équilibre et l'heureux insertion de chacun dans son monde. Le féticheur Filifing,
responsable de l'assurance du grand chasseur Siki-té-Masson, la féticheuse Djido si
sécurisante pour Kotia sur leur chemin de Téra à Fonéko, le devin Kodo Tori qui prévit avec
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethylos, p. 13-30.
2
B. HAMA, Kotia-Nima, l. 1 p. 59.

Partie 1Il. Chapitre 1Il. Le roman autobiographique.
417
tant de justesse et de précision l'itinéraire de vie de Kotia soous les "domas" de la société,
"c'est-à-dire des gens versés dans les sciences occultes" explique Gologo et qui font
bénéficier de leur science les consultants qu'ils reçoivent. Le personnage du marabout est
l'équivalent, pour les populations islamisées et les personnes à la spiritualité synchrétique, du
féticheur, devin et guérisseur. Ces personnages sont des médecins du corps et de l'esprit. Le
héros du Rescapé de l'Ethylos avait un tel degré de vie d'alcoolique q'il en avait perdu
l'équilibre psychique. Il a été guéri par le marabout de Konina, un saint vénéré par la
population de sa région. Gologo le décrit en insistant fortement sur l'impression de pureté des
sentiments, de rigueur de la démarche dans sa thérapeutique (le rituel de la consultation
comporte un délai de trois jours d'attente de la réponsel ), la capacité fondée sur un certain
magnétisme d'imposer un comportement de sincérité à ses patients.
Le griot est un personnage s'identifiant à son statut que les écrivains présentent dans
le roman autobiographique. Il est, tout comme la grand-mère, à la veillée, le diseur de contes
et histoires distrayantes. Kessery, le griot de Fatoman Konaté et Bilali, à la veillée des trois
amis et de Mimie, dit l'histoire de l'Imam2 Moussa, une comédie distrayante sur le thème de
la confiance dans le couple plus efficace que la surveillance qui ne saurait garantir la fidélité.
Kessery est l'artiste qui amuse les autres et vit de son art. Intelligent il profite de la prodigalité
du si vantard Bilali.
Les personnages représentatifs de la société traditionnelle ont une image favorable.
Kessery est sympathique pour son intelligence et son art. Les féticheurs et le marabout pour
leur générosité. Dans la veine autobiographique comme dans les autres courants du roman,
ces deux catégories de personnage, le marabout et le féticheur, ont une image favorable entre
1920 et 1968. C'est à partir des Soleils des Indépendances et du Devoir de violence
qu'apparaît l'image du marabout truand au comportement immoral. Dougoulï3 qui abusa de
Tambira et Hadj Abdoulaye, qui échoua dans sa tentative avec Salimata sont respectivement le
premier féticheur et le second marabout caractérisés par l'immoralité du comportement dans le
roman négro-africain de langue française.
Quant aux personnages représentatifs du système colonial, contrairement à ce que l'on
note dans les romans anticolonialistes, ils ne sont pas peints en noir. Certes ils représentent
l'autorité et l'exercent avec rigueur ~ais les romans les rendent plutôt sympathiques ou
lointains et s'identifiant à l'exercice régulier de l'autorité. Dans le roman autobiographique il
n'y a pas de contestation de l'ordre colonial dans son principe et les Blancs qui le représentent
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Elhylos, p. 338.
2
Doublet d'iman, plus fréquemment employé par les écrivains africains plus proche de l'étymologie "Emir
al Mouminin, Commandeur des croyanlS".
3
Y. OULOGUEM, Le Devoir de violence, p. 148.

418
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
ne sont pas présentés avec malice. Au contraire il arrive souvent qu'ils soient déclarés ou
rendus sympathiques par le narrateur. Le commandant de Douentza, sans avoir manifesté une
bonté particulière pour le nouveau médecin africain qui se présente à lui, donne cette
impression à l'arrivant: "C'était un colosse à la voix mâle et nette. Sa lèvre superieure était
agrémentée d'une fine moustache rigoureusement docile. L'impression que j'eus de ce
personnage fut immédiatement favorable"l. Le professeur de médecine M.A.L. qui
recommande Gologo pour être remis dans son activité professionnelle et le chef du service de
Santé de l'Office du Niger sont caractérisés par la même sympathie (du lecteur cette fois)
fondée sur l'honnêteté et la bonté du comportement.
L'image du Blanc est uniformément favorable dans les romans de l'autobiographie.
Ceux des personnages blancs qui sont représentés vivant dans l'Hexagone, dans Dramouss,
sont caractérisés par leur fraternité avec le Noir Fatoman. Celui-ci témoigne d'abord qu'il n'a
pas souffert de racisme à Argenteuil. Quand il arrive en France en effet, les personnages de
Stanislas et de Pierre sont particulièrement disponibles à son égard et, dans la simplicité et la
bonne camaraderie, lui servent de guides l'un à la suite de l'autre. Celle qui est appelée "Tante
Aline" par les jeunes africains noirs étudiants à Paris est d'une infinie sollicitude à l'égard de
Fatoman. La vieille Normande qui a vécu en Afrique qu'elle a quittée en 1925 est une
philanthrophe efficace qui aide beaucoup Fatoman.
L'image du Blanc chez Gologo, Boubou Hama et Camara Laye est uniformément
séduisante, qu'il s'agisse de la représentation de la vie africaine ou bien des épreuves des
étudiants noirs à Paris.
La vie africaine dans ses aspects de mutations en cours est révélée par des contrastes
de personnages de femme. A Fatou, la divorcée menant une vie libre à Dakar, s'oppose
Juliette, une divorcée du monde traditionnel qui conserve sa vertu et peut en arguer pour
prouver à son compagnon d'une nuit d'amour qu'il est le père de l'enfant qu'elle attend. Cette
différence est comparable à celle qui existe entre Françoise, la petite fille de "Tante Aline" et
Mimie la cousine de Fatoman qu'il épouse. La manière dont les sentiments sont exprimés
(beaucoup de retenue chez Mimie, expression directe et impatiente chez Françoise) révèle
deux formes distinctes d'éducation qui contribuent à opposer les mondes africain et européen
sur le plan de la personnalité et de la manière de vivre l'amour.
De manière générale, par conséquent, la création des personnages est un élément
important de la représentation de la société dans laquelle s'effectue l'itinéraire du héros dans
le roman autobiographique. Plutôt qu'un éclairage sur l'intériorité de ce personnage c'est
M. GOLOOO. Le Rescapé de l'Ethylos, p. 209.

Partie 1/1. Chapitre 1/1. Le roman autobiographique.
419
plutôt une lumière sur l'ensemble de la collectivité dans laquelle il est inséré et où il vit
quotidiennement que constitue la création en matière de personnages.
B. THEMATIQUE.
Le roman autobiographique entre 1960 et 1976 ne diffère guère du roman de mœurs
que par le rapport plus étroit de la fiction à la vie de l'auteur. Comme le roman de mœurs, et
sans doute en raison du contexte de création des œuvres, la thématique est de révélation de la
société autant que d'un itinéraire individuel. Le projet d'information sur l'Afrique, si
important dans le roman de mœurs, est nettement perceptible dans les récits
autobiographiques, avec un relief particulièrement remarquable dans Kotia-Nima dont les
trois tomes donnent progressivement une importance principale à la réflexion sur la rencontre
de l'Europe et de l'Afrique et sur les conséquences pour la personnalité africaine et le destin
de l'Afrique. Les auteurs s'efforcent de présenter et d'expliquer l'Afrique et 'ses mutations,
l'Afrique mystérieuse évoluant vers la modernité par suite de son ouverture au monde, à
l'Europe surtout. Les valeurs sociales dont l'hospitalité, la solidarité, l'esprit communautaire,
sont exaltées. L'auteur du Rescapé de l'Ethylos montre comment, au village, l'éducation était
assurée par chacune des grandes personnes sans distinguer ses propres enfants de ceux des
autres, combien la famille solidaire était une sécurité pour l'individu, à quel point le respect de
l'âge était une religion du comportement. Mais c'est surtout l'Afrique mystérieuse, cette
importance particulière du surnaturel dans la vie quotidienne, que Boubou Hama, passionné
de tradition et d'ethnologie, s'attache à révéler. Les croyances et supertitions, les rites et
sacrifices, la science du féticheur sont des sujets favoris de cette révélation par laquelle il veut
faire connaître le monde de son enfance. Ansi la pluie consécutive à une demande rituellement
exprimée des hommes est un miracle provoqué que Kotia Nima a pu voir, impliqué même
dans le déroulement du rituel de la demande. Après le sacrifice d'un "gros mouton blanc" sur
la pierre tombale de l'ancêtre, un repas fait de cette viande cuite à l'aide d'un grand brasier,
l'assemblée du village qui demande de l'eau fait jouer le rôle suivant au jeune homme: "Kotia
Nima, descendant direct de l'ancêtre, fut attaché et laissé sur la tombe, sous un soleil brûlant.
Puis, en chœur, l'assistance, s'adressant au disparu, lui dit en langage touchant, mi-chant,
mi-dialogue, que son petit-fils mourait de soif, de chaleur et de faim 1". Après quelque
moment Kotia Nima et tout le monde attend la réponse de l'ancêtre. Le miracle se produit
alors : le ciel se voile, des éclairs brillent et la pluie tombe en trombe. Boubou Hama
commente le phénomène: "La réponse de l'ancêtre vint ainsi confirmer l'existence de son
double et soutenir les vivants dans leur ferveur religieuse"2. L'existence du monde invisible
parmi le monde visible est en effet longuement présenté par l'auteur de Kotia-Nima qui révèle
1
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 62.
2
Idem. Ibidem. t. l, p. 62.

420
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
et explique, entre autres faits de relations entre ces deux mondes, celui des amours étranges
entre êtres du monde invisible et personnes de la vie réelle, perceptible à la lumière du jour.
L'itinéraire de jeunesse de Kotia Nima comporte en effet un fait surnaturel venu de son
monde. Revenant très tard dans la nuit de faire une visite galante à une belle jeune fille du
quartier de Bégoron-Téra, Kotia trouve sur son chemin une jeune fille d'une beauté étrange
qui l'entraîne sur un autre chemin, lui demandant de la suivre comme un automate: "Venez
beau jeune homme, dit-elle notre village n'est pas loin". Le narrateur poursuit: " Au penchant
d'une dune de sable voisine, elle me passa au doigt une bague de cuivre. Le jour se fit sur un
village qui, au contraire de celui des hommes, était fait de cabanes pareilles à celles des Peul
nomades, aux "Tabarmahou", c'est-à-dire, aux alcôves, abritant l'intimité familiale chez les
zarma ou les Sonraï"l. Kotia Nima vécut une nuit d'amour exceptionnellement intense dont il
a gardé le souvenir précieux. Voici comment les choses se passèrent en effet: "La jeune
femme, dit Kotia, m'amena dans sa demeure à la senteur paradisiaque. Jamais femme ne fut
plus attrayante. L'insatiable jeune fille me retint le reste de la nuit. Le lendemain matin, je me
retrouvai couché sur le sable de la dune. La bague magique avait disparu. Je ne devais plus
revoir mon amante d'une nuit"2. Boubou Hama insiste beaucoup sur l'authenticité du fait en
citant un autre semblable qui lui a été rapporté à "Karma (cercle de Niamey)" par le marabout
B. Niamé et d'autres personnes des plus respectables.
Sur le thème de l'Afrique mystérieuse la révélation de Boubou Hama tend à faire
connaître un monde dans lequel il y a interpénétration des vivants et des morts, des êtres
visibles et d'autres existants invisibles vivant en un monde parallèle à celui des hommes.
La thématique du roman autobiographique tend à faire connaître, tout comme la
société, l'individu qui raconte sa propre vie. L'auteur de Kotia-Nima révèle un penseur paur
les thèmes de son récit. Il élargit progressivement sa réflexion et passe de l'analyse de
l'acquisition progressive de la maturité par Kotia Nima (en montrant en particulier la
modification de ses conceptions sur l'espace et le temps), à la réflexion sur la spiritualité
traditionnelle (Kotia mène une enquête et publie une étude sur le "fétichisme Barou Béné"3),
et à la critique des conceptions sur l'Afrique (l'affirmation "Afrique sauvage"4l'irrite et il en
discute), et à celle des colonisations française, anglaise, allemande, belge et portugaise5.
Boubou Hama critique longuement le racisme6 aussi. Les thèmes de l'auteur de Kotia-Nima
se font de plus en plus mondiaux. Concernant le personnage principal de Kotia par
1
B. HAMA, KOlia-Nima, p. 62.
2
Idem, Ibidem, p. 68.
3
Idem. Ibidem, 1. 1, p. 130.
4
Idem. Ibidem, p. 138-139.
5
Idem. Ibidem, p. 157166.
6
Idem. Ibidem.

Partie lIJ. Chapitre lIJ. Le roman autobiographique.
421
conséquent, la thématique décrit une ouverture au monde qui signifie à la fois acquisition
progressive de maturité, élevation de la pensée et affmnation lucide de soi.
Cette courbe de maturité concourt très nettement à établir à la forme de fresque prise
par Kotia-Nima. Dramouss, sur le plan de la révélation du personnage principal par les
thèmes abordés dans le récit, élabore une fresque mais de manière distincte. Plutôt que
l'homme qui grandit et devient de plus en plus cultivé et lucide comme dans l'œuvre de
Boubou Hama, c'est plutôt l'homme à la diversité des situations d'épreuves que la thématique
révèle. Fatoman est en effet celui qui a vécu la misère de l'étudiant à la bourse coupée et sans
autres ressources que le hasard de travaux ponctuels aux halles de Paris et qui, pour cette
raison, a été secouru par cette vieille normande philanthrope, que les étudiants africains
appellent "Tante Aline". Dramouss, la suite de L'Enfant noir, par la description de ces us et
coutumes, présente en Fatoman un homme de tradition. Il épouse Mimie sa cousine, par
amour certes, mais aussi naturellement comme le veut la tradition et que l'a décidé son oncle.
La fraternité de classe d'âge est, après les coutumes, le thème abordé dans ce roman qui est le
plus développé: la veillée chez Fatoman est une scène de vie quotidienne des plus vraies et
naturelles. Elle est longuement présentée en quarante-six pages sur deux cent trente-cinq
pages de texte, soit le cinquième du récit. Or cette scène est un exemple de bonheur vécu
ensemble entre jeunes de la même classe âge et aux goûts et soucis semblables sinon
identiques. La vie au niveau des humbles malinkés doués pour le commerce n'est pas rose
lorsque Fatoman revient en Basse-Guinée pour quinze jours et épouse Mimie puis repart. Sa
situation d'exil va être d'autant plus supportable qu'à Paris il a du travail. L'épreuve de
Fatoman est ainsi périodique. Elle prit fin à Paris avec le travail à l'usine Simca, est de
nouveau éprouvée par le fait qu'au pays prédominent le pouvoir nocif du "Gaillard" et la
misère. C'est pourquoi lors du second retour en Guinée tout n'est pas nécessairement indice
du bonheur au terme du séjour en France. Fatoman apparaît ainsi soumis par le sort à un va et
vient entre le pays natal très affectionné de lui (et de Mimie !) et un ailleurs de meilleure
sécurité matérielle et politique. La forme prise par le destin de Fatoman ne peut donner qu'une
fresque, si elle est racontée comme c'est le cas dans Dramouss.
La thématique dans Le Rescapé de l'Ethylos contribue à créer la forme de fresque
romanesque aussi bien en présentant la société qu'en découvrant le mal dont souffre le héros.
Après les études en effet, le thème qui révèle le plus clairement l'odyssée de l'enfant de
Koulikoro qui devint médecin et alcoolique est celui de l'alcoolisme. Si les études du
personnage principal constituent le thème dominant dans les cent quarante premières pages
sur trois cent soixante dix-huit, c'est l'acoolisme qui est le thème principal dans toute la suite
du roman, c'est-à-dire dans deux cent trente-trois pages, soit plus de la moitié du texte du
roman; Gologo a analysé le processus selon lequel il est devenu alcoolique, de son premier

422
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
velTe de bière jusqu'à la consommation del'alcool à brûler, réfléchi sur la personnalité de
celui qui devient alcoolique, et fortement insisté sur la nécessité pour l'Afrique de combattre
et de vaincre l'alcoolisme.
Les idées développées sur ces trois points éclairent des facettes distinctes de la
personnalité de l'alcoolique guéri écrivant pour combattre le mal dans la société. Gologo voit
la liaison entre système colonial et alcoolisme sans exprimer cette liaison avec la brutalité qui
sera celle d'un Mongo Béti dans Perpétue et l'habitude du malheur sur la même question
qu'a traitée l'auteur du Rescapé de l'Ethylos. Mais en dénonçant un mal importé et en parlant
d'expérience il a le sentiment de faire œuvre utile. Il explique clairement son projet.
"J'estime, dit-il, qu'après tout, j'ai le droit d'être satisfait, car je peux me rendre partout en
Afrique Noire où les ravages dûs à l'alcoolisme sont et demeureront longtemps le pire des
crimes du système colonial"l. En terminant son roman Gologo se fait particulièrement
insistant comme s'il voulait inspirer, par la vigueur de sa recommandation, l'horreur que
l'homme devrait avoir pour l'alcoolisme. Il déclare, péremptoire: "L'Afrique doit vaincre
l'alcoolisme, héritage du colonialisme"2.
S'il en est venu à tant de passion dans la recommandation formulée c'est que son
expérience, en effet, lui permet de parler de l'alcoolisme sans poésie mais en en montrant la
réalité de mal grave de l'homme. Le Rescapé de l'Ethylos présente en effet le processus de
dégradation d'un homme sur les plans physique, moral et social. Le médecin africain
alcoolique a abordé des alcools de tous les degrés, de la bière à l'alcool à 95° en passant par
tous les titres possibles, même celui de l'eau de Cologne! La conséquence en est une
dégradation physique telle que le personnage en devient complétement transfiguré. Une
dégradation morale est parallèle à celle-là. L'alcoolique se cache pour boire et par le fait même
trompe ses parents qui entreprennent de l'aider et de le soigner. Sur le chemin de Konina il
s'égare dans Koutiala, la nuit, parce qu'il lui fallait boire. La dégradation sociale prend la
forme d'une perte de la considération due à sa personne et à ses compétences de médecin.
Le thème de l'alcoolisme fait révéler la personnalité profonde du médecin alcoolique.
Timide et faible devant les tentations, celui que ses amis appellent Douglas et qui, au terme de
ses études à Gorée et à Dakar, n'avait pas de "petite amie" avant sa liaison avec Fatou, est en
fait une nature fragile qui opère sa plongée dans les plaisirs mondains avec une fougue peu
ordinaire. C'est à la suite de ses étreintes avec Fatou qu'il accepte sans résistance un verre de
bière. A partir de ce moment il lui fraudra trois longues années pour être en mesure de
remonter à la "surface" des "abysses de l'alcoolisme''3. Les soins de la famille et du marabout
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethy/os, p. 299.
2
Idem, Ibidem, p. 378.
3
Idem, Ibidem. p. 110.

Partie J11. Chapitre /II. Le roman autobiographique.
423
de Konina ont à coup sûr contribué en majeure partie à la guérison de l'ivrogne mais il s'est
également révélé homme de volonté: il s'est redressé en fait parce que la pureté qui a
caractérisé sa vie pendant le temps des études était le signe d'une réelle fermeté de la volonté;
les circonstances de la thérapeutique traditionnelle l'ont aidé à redevenir volontaire.
Douglas est ausi révélé profondément à la faveur du thème de l'alcoolisme. Son
histoire d'ivrogne guéri est celle d'une personnalité perdue et retrouvée grâce à la vigilance,
au dévouement de la famille, la mère de Douglas surtout, et aux soins du saint de Konina.
Cette odyssée racontée est naturellement organisée en fresque romanesque.
De manière générale, par conséquent, la thématique du roman autobiographique, aussi
puissamment que le cadre spatial et temporel, tend à organiser le roman en une fiction qui a la
forme d'une fresque. En révèlant la société dans sa diversité significative de l'époque et des
mutations en cours, en présentant l'odyssée d'une vie individuelle insérée dans cette société et
se découvrant progressivement au rythme des épreuves, de leur fin et des acquis de maturité
ou de reconquête de personnalité, le roman se fait une fresque autobiographique.
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Les romans autobiographiques constituent un courant dans lequel l'auteur, pour
développer la fiction, a besoin de mettre en œuvre un art qui accapare l'attention du lecteur et
différencie le roman autobiographique de l'autobiographie pure, un art qui établit l'identité
esthétique du roman de manière persuasive. C'est pourquoi l'attention aux techniques de
narration et d'expression, aux techniques du récit en général, permet d'apprécier la créativité
romanesque dans cette catégorie d'œuvres qui exploitent l'expérience vécue de manière plus
appuyée que dans les autres créations de romans. Les fresques produites dans le roman
autobiographique se distinguent aussi en trois modèles si l'on considère les techniques du
récit mises en œuvre.
c.l. Les techniques de narration.
Les modalités de la présentation et les formes du discours distinguent les trois œuvres
prises comme exemples illustrant les trois modèles de fresque, Le Rescapé de l'Ethylos ,
Dramouss et Kotia-Nima.

p
424
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
C.I.a. Le narrateur.
Les romanciers de l'autobiographie tendent en général à créer la fiction par leur
absence formelle de la narration, c'est-à-dire en évitant le "je" narrateur. Trois modalités de la
présentation apparaissent entre 1960 er 1976 concernant le narrateur. D'abord le "je"
narrateur uniformément utilisé dans tout le roman. Le Rescapé de l'Ethylos en est un
exemple. Certes ce "je" est nommé autrement dans l'œuvre. Gologo révèle au lecteur que le
surmom donné au "je" narrateur par ses amis est Douglas, tout comme son tentateur qui lui a
fait connaître Fatou est surnommé "Trinidad". L'identification de ce "je" à l'auteur résulte
également d'un réalisme qui amène Gologo, soucieux de montrer la forme de générosité dont
il a bénéficié après sa guérison, à reproduire les termes de la décision l'affectant au
dispensaire de Kokry : "M.G.B. est affecté comme médecin africain au centre de colonisation
de Kokry. Il y assurera le commandement technique, mais le rôle de responsable administratif
restera entre les mais de l'infirmier-chef se trouvant déjà sur place. M.G.B. exercera à titre
bénévole et essentiellement précaire et révocablel ". Le brouillage de pistes d'identification par
l'emploi d'initiales n'empêche guère l'identification de ce médecin africain qui raconte son
odyssée déjà terminée et qui met un "G" dans les initiales. Il n'est pas ainsi possible, tout au
long du roman, de douter que le "je" narrateur soit Gologo lui-même.
Le deuxième exemple de narrateur est donné par Kotia-Nima. Boubou Hama qui fait
de Kotia un Sonraï, fait alterner le "je", qui est Kotia narrateur, et le "il" correspondant aux
réflexions de plus en plus étendues lorsque l'on passe d'un chapitre à l'autre, dans le texte de
l'œuvre. Sur ce plan l'auteur de Kotia-Nima plus penseur et analyste que romancier donne
progressivment la primauté à sa présence dans l'œuvre plutôt qu'à un narrateur distinct. Ne
réussissant pas à rester dans la peau de Kotia enfant, il disserte pour finir par développer sa
propre réflexion, nommant Kotia de temps en temps comme pour rappeler que, malgré son
discours sur l'Afrique, il est question d'une fiction autobiographique.
Le troisième exemple de narrateur dans le roman autibiographique est le personnage
créé et qui raconte sa vie sans autre discours sur cette vie que le sien propre. Camara Laye
qui, dans L'Enfant noir, est dans son expérience qu'il raconte au lieu de l'objectiver, se
nomme lui-même. Le narrateur y est le jeune Laye. Avec Dramouss il y a un plus net effort
de création de fiction. Le héros en est Fatoman. C'est lui qui raconte.
M. GOLOOO, Le Rescapé de l'Ethylos, p. 371.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
425
C.I.h. Le point de vue.
Rappelons que les œuvres illustrant les trois exemples de fresque sont produites
respectivement par un alcoolique guéri qui raconte son odyssée, Mamadou Gologo, un
Camara Laye de trente-huit ans qui revoit et raconte sa vie en France et, enfin, un homme qui
a l'âge des mémoires, Boubou Hama. Le point de vue qu'ils adoptent en racontant les jeunes
années de leurs vies respectives peut varier. Boubou Hama adopte le point de vue de
l'homme d'âge mûr, formé à la spéculation, qui revoit son itinéraire avec la maturité, le
niveau de culture et la capacité d'analyse qu'a permis cet itinéraire. Revoyant en pensée le
jour de son inscription à l'école et la peur des Nègres devant le chef des Blancs à Téra, il
formule un jugement qui éclaire cette forme du point de vue: "Quand je revois en pensée, dit-
il, en essayant de juger et de comprendre, à la lumière de la philosophie de l'Europe, l'attitude
de ces Nègres accroupis, presques exsangues, l'œil impavide, celle de l'Afrique brisée, où
l'esprit avait déserté un corps sans défense et le comportement de ces gardes stylés, bandant
en un suprême effort tous leurs muscles, la force de la matière, le sentiment que je semblais
éprouver ce jour-là, de me trouver en face de la matière et de l'absence de force dans la
matière en est renforcé!". Camara Laye de son côté adopte un point de vue d'adulte racontant
une partie de sa vie, où il avait moins de vingt ans certes, mais qui correspond à une certaine
maturité en comparaison de l'état d'esprit à l'âge de scolarisation, c'est-à-dire huit ans pour
l'époque coloniale en Afrique. Mamadou Gologo sans avoir cette raison adopte le point de
vue de l'adulte dans l'ensemble de sa narration. De manière générale, il n y a pas d'effort
pour se mettre dans la peau du jeune enfant de huit ans dans les narrations de ces trois
romanciers de l'autobiographie.
C.I.c. Les formes du discours.
C'est sans doute par les formes du discours que l'art du roman apparaît le plus
persuasif dans les modèles de fresques autobiographiques développés ici. L'alternance de la
narration et de réflexions d'auteur tend à faire apparaitre Kotia-Nima de plus en plus comme
une autobiographie pure, nous l'avons déjà dit, puis comme des mémoires. Par ailleurs,
l'évocation des veillées décrit les scènes et l'intérêt de l'auditoire mais n'intègre pas des
contes et histoires distrayantes dans le récit. En cela Dramouss témoigne de plus de travail
créateur que Kotia-Nima. L'intégration. des dits de griots dans la narration à la faveur de la
représentation de la veillée donne à la fois vérité et crédibilité à la scène de veillée et introduit
plus d'agrément littéraire dans le texte du roman. A la veillée tenue la deuxième nuit de
Fatoman à Kouroussa, le griot Kessery, à la demande de Mimie, raconte l'histoire de
l'homme jaloux, l'Imam Moussa. La fiction de la veillée est tout à fait persuasive en raison
B. HAMA, Kotia-Nima, t. l, p. 42.

426
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
des dimensions de cette comédie qu'est l'histoire de l'Imam Moussa, mari heureux mais
jaloux, et de son épouse Habibatou, belle comme une fée et infidèle. Ce dit fictif de griot est
une variation d'écriture que réalise le romancier qui crée l'intérêt soutenu pour sa narration
présentée comme une performance de griot, à la veillée, sur un canevas connu. Mamadou
Gologo réalise la même intégration d'un récit de griot dans l'évocation qu'il fait de la
fondation de son village "Koulikoro Diarra". L'histoire de Siki-té-Masson, grand chasseur et
fondateur de Koulikoro agrémente la narration du Rescapé de l'Ethylos d'un mythe de
fondation concourant à montrer l'enracinement du narrateur dans son monde et son
attachement à son terroir.
Descriptions et portraits.
Après la narration mêlée de dits de griot, la description est une deuxième forme du
discours ayant beaucoup plus de relief dans Le Rescapé de l'Ethylos que dans Kotia-Nima et
Dramouss. Mamadou Gologo est à coup sûr l'auteur de roman autobiographique qui a le plus
usé de la description en tre 1960 et 1976. Sensible à la beauté des paysages de son pays,
l'actuel Mali, il décrit, avec le même point de vue qui est celui de l'observateur ayant une vue
panoramique, les sites de deux villages (Koulikoro et Konina) et de six villes, Bamako(p.
242-244), Katibougou (p.160), Ségou (p. 306-307), Sikasso (p. 253-254), Douentza (p.
193-213), Makala (p. 376-377). Le panorama est la forme unique de la description chez
Gologo. Il souligne la beauté des horizons à Koulikoro dont il présente la forme du site, une
cuvette entourée de collines verdoyantes et agrémentée des eaux du Niger ;"Qu'ils étaient
simples et beaux ces horizons, dit-il, limités par des collines verdoyantes sur trois côtés, et
sur le quatrième, par le Niger coulant paresseusement en direction du Nord-Est 1". Le
panorama est parfois double, tant le paysage est étendu et la volonté de le présenter dans tous
ses aspects et toujours de manière panoramique multiplie les développements descriptifs.
Bamako est successivement vu de ses deux collines dominant le site; la colline de Koulouba
offre un double plaisir à l'observation. Gologo écrit: " A Koulouba donc, non seulement
vous aurez pu remplir vos poumons d'air frais, mais vous serez également émerveillé en
contemplant le panorama de la ville qui s'étend à vos pieds comme une immense nappe
bariolée2". Les éléments du paysage impressionnent les sens tactile et visuel de l'observateur:
"Vous serez saisi, dit Gologo, par cette impression de fraîcheur captivante qui enveloppe le
paysage. Vous serez invité par le ruban bleu-vert du Niger, qui vu de haut, ressemble à une
couleuvre géante et capricieuse, cherchl\\nt à s'insinuer à travers les bois touffus d'un verger
aux dimensions colossales3". Le réalisme descriptif dont use Gologo l'amène ensuite à
montrer le paysage d'un autre point d'observation, la colline opposée à Koulouba. "De cet
observatoire, poursuit le narrateur, la cité vous apparaîtra fondue dans une gloire de grisaille:
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Elhy/os, p. 39.
2
Idem. Ibidem, p. 242-243.
3
Idem. Ibidem.

Partie III. Chapitre III. Le'roman autobiographique.
427
ciel gris saupoudré de poussière grise: des quartiers gris s'étirent le long des collines grises
qui encerclent l'ensemble.. .!". Les autres sites sont décrits par un Gologo dans un véhicule
de transport public et chaque fois parvenu à une position d'observation pennettant de voir un
immense panorama. Si le schéma de la présentation des paysages est toujours le même chez
Gologo, la variation des spectacles est effective en raison de la diversité du relief. Le site de
Katibougou présente des images d'hivernage avec un luxe de verdure et une surabondance
d'eaux qui font les grâces de cette saison au Sahel: " Devant moi, dit Gologo, à l'est, aussi
loin que pouvait porter mon regard, le Niger, gonflé des pluies précédentes, ressemblait à un
python d'Apocalypse avec des écailles scintillantes sous la clarté argentée des rayons
solaires2". L'auteur du Rescapé de l'Ethylos qui révèle une sensibilité de peintre devant les
paysages de la boucle du Niger a un goût prononcé pour les tableaux panoramiques. Camara
Laye situe ce goût au niveau du personnage de Mimie. L'auteur de Dramouss décrit très
rarement et toujours produit une esquisse rapide. Lorsque Fatoman promet, à Conakry, de
mener Mimie là-haut sur le sommet de la chaîne de montagnes entourant Kindia, elle répond:
"Ah oui, j'aime bien les montagnens. J'aime me trouver là-haut pour avoir une vue
d'ensemble, un panorama immense et magnifique.
- Du sommet, répond Fatoman, quand il n'y a pas de nuages, on peut voir Conakry et le
..
littoral jusqu'à une grande distance. Tiens, tu pourrais même sentir que la terre tourne
effectivement. Tu te rendras compte physiquement de ce mouvement de rotation. Tu sentiras
que tu tournes, que nous tournons tous avec la terre.
,\\
- Oui, s'écria-t-elle, c'est magnifique notre pays 13"
Boubou Hama n'a pas donné une fonne aussi concentrée à la description que les
panaromas de Mamadou Gologo. Les descriptions des sites commencent unifonnément par
un panorama cependant. Mais elles s'organisent en plans successifs. Le site de Téra est
,
"
observé d'abord du haut du plateau plus élevé que la colline de Kossoreï, dominant le lit du
, 1
Dargol et les cinq quartiers de la ville. Ensuite, en un plan moyen, Kotia Nima et son père qui
,
,
sont à cheval parviennent au lit du fleuve et la description se fait plus détaillée et plus précise:
"Dans l'eau, dit Kotia, un cheval était debout, baignant jusqu'à mi-corps; au bord de la
.',
rivière, un âne moins audacieux, n'osait pas se mouiller les sabots pour aller boire. Tels des
"
démons, des enfants de mon âge, s'amusaient à braver le courant quand ils ne se laissaient
pas entraîner par lui sous le pont, tandis que des femmes, leurs mères, sans doute, couvertes
de mousse de savon, faisaient leurs ablutions ou lavaient le linge4". Le troisième plan de la
description est encore plus rapproché. Kotia Nima et son père arrivent à destination, c'est-à-
dire dans la concession de son oncle Bartié et de sa tante Hamsa. Ce schéma de la description
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethy/os, p. 242-243,
2
Idem, Ibidem, p. 160.
3
C. LAYB, Dramouss, p. 49.
4
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 34-35.
~, '

428
Lesfonnes du roman négro-africain de /anguefrançaise : 1920-1976.
est celui de la présentation de la ville de Dori. Le réalisme descriptif organise la présentation
du cadre en trois plans dont le premier est le panorama1 du site de Dori : le chemin conduisant
à l'école, en traversant la ville de part en part, sert de fil conducteur à la description que
présentent les curiosités de l'espace traversé: la mare "Pétel Hawaldé", le marché; le "Yaré",
une deuxième mare, la résidence du "grand commandant" et l'école. La description de
Boubou Hama est synthétique et éclatée. Les éléments du paysage, comme ces curiosités
vues par Kotia Nima arrivant pour la première fois à Dori, sont nommés et ne sont pas
décrits, si bien que leur réunion par la nomination décrit l'organisation de l'espace et son
occupation. En un plan plus rapproché la description concerne l'habitat et les hommes, c'est-
à-dire devient description en gros plan et portrait. Ainsi, l'observation des Mossis de plus
près que d'habitude, par Kotia Nima, se traduit en cette présentation de leur habitat: "La case
mossie, dit Hama, diffère de la cabane ou de la paillote peul2. Son mur rond est surmonté
d'un toit pointu. Au faîte de ce toit, chez les chefs, est posé un œuf d'autruche3".
La description en trois temps correspondant à trois plans distincts caractérise la
manière de Boubou Hama. Alors que Mamadou Gologo fait de sa description un tableau
panoramique l'auteur de Kotia-Nima fait du panorama un moment de la description qui se
développe, après le panorama qui est un plan général, en un plan moyen et un gros plan.
Les portraits distinguent moins les trois œuvres modèles de fresques
autobiographiques - Gologo et Hama surtout ont élaboré des portraits qui soutiennent
l'analyse. Chez Boubou Hama, le caractère d'esquisse et de généralisation concernant une
ethnie est un fait de distinction du modèle. Cet exemple-ci est un portrait de la femme mossie :
"Les bijoux des femmes, leur coiffure, les mortiers eux-mêmes ont un style différent. Les
femmes mossies, dans la campagne, écrasent le grain entre les meules de pierre plus qu'elles
ne le pilent dans les mortiers4". Il s'agit de la fin d'une comparaison des Mossis et des Peuls.
La présentations des femmes n'est pas individualisée. Boubou Hama, dont le texte est le plus
souvent un texte de présentation ethnologique, fait connaître des groupes ou catégories.
Les portraits, quand ils dépassent le niveau del'esquisse rapide en une phrase ou
deux, sont d'un réalisme classique chez les romanciers condidérés ici. Dans l'entre-deux-
guerres, l'école coloniale nourrit les élèves d'Afrique noire de prose du XIXème siècle et de
textes de romanciers coloniaux imüateJ.\\rs des prosateurs romanciers du XIXème siècle. Le
réalisme est la caractéristique constante de l'écriture des romanciers africains formés dans
l'entre-deux-guerres et même de manière générale de l'entre-deux-guerres à 1960, année des
1
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 89.
2
Il Ya de l'incohérence dans l'orthographe des noms d'ethnie par B. HAMA, parfois il met l'accord, parfois
non
3
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 102.
4
Idem, Ibidem, p. 120.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
429
indépendances et fonnes pour une nouvelle école. Mamadou Gologo et Boubou Hama pour
cette raison présentent un modèle de portrait tout à fait classique dans son caractère réaliste. Il
comporte régulièrement le même modèle avec une variation simple : des traits physiques
suivis des traits de caractères ou bien ces mêmes éléments dans un ordre inverse. Ce
deuxième exemple caractérise le portrait du père de Gologo ; homme de rigueur, partisan de la
férule dans l'éducation et s'exprimant avec une netteté impressionante de la parole, il est un
colosse dont le physique garantit l'autorité: "Physiquement, dit Gologo,il était bien constitué.
A soixante ans passés, il mesurait sous la toise six pieds sept pouces. Il n'était donc pas
recommandé d'affronter ses sautes d'humeur1". Le premier exemple de portrait peut être
illustré par celui du guérisseur du médecin alcoolique. Le sage sinon le saint de Konina est
présenté en commençant par la mention insistante de son regard limpide: "des yeux
excessivement clairs, entourés de cils et de sourcils ni trop fournis, ni insuffisants 2..." Puis
est mentionné le magnétisme séduisant et sécurisant qui se dégage de toute la personne du
marabout guérisseur.
Une deuxième variation de la disposition des "traits" physiques et des traits de
caractère donne un troisième modèle de portrait illustré sous la fonne des portraits de Fatou3
la tentatrice qui fit boire le premier verre de bière à Douglas: l'alternance de traits physiques
et de traits de caractère rythmant l'élaboration du portrait. Fatou est d'abord déclarée
charmante, puis le qualificatif est ainsi expliqué: "La jeune personne avait le teint cuivré des
mandingues, et possédait des cheveux noirs 'aile de corbeau' tels que se plaisent à les appeler
messieurs les connaisseurs français4". Puis suivent des traits de caractère (Fatou a quelque
chose de maternel et d'envoûtant) et de nouveau des traits physiques.
Le portrait à charge apparait sous fonne d'esquisse et ne mentionne que des traits
physiques. Il s'agit chez Gologo comme Hama de personnages d'enseignant: l'instituteur de
Koulikoro est ainsi présenté: "Le maître ventru et barbu m'évinça de nombreuses fois de la
classe, sous prétexte que je portais des habits rapiécés5". L'instituteur de Téra lui ressemble
comme un frère. Kotia Nima voit son maître sans ressentissement apparent mais le portrait en
esquisse est le même: " La porte du bâtiment s'ouvrit devant nous, dit Kotia. Un gros Noir
vêtu de blanc en sortit. Il vint à notre rencontre. "Brigadier" le salua en lui tendant la main.
Mon père se contenta de lever la sienne. Le maître d'école regagnait déjà sa chaise6". Ces
maîtres ne sont pas aimables!
1
B. HAMA, KOlia-Nima, p. 102.
2
Idem. Ibidem, p. 332.
3
M. GOLOGO. Le Rescapé de l'Elhylos, p. 93.
4
Idem, Ibidem.
5
Idem. Ibidem, p. 39.
6
B. HAMA, KOlia-Nima, p. 45.

430
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
L'élaboration du portrait est en général influencée aussi bien par l'importance du
projet d'infonnation ethnologique (Boubou Hama s'intéresse à la différence entre Peuls et
Mossis, entre autres exemples) que le réalisme du roman du XIXème siècle. Sa facture peut
être qualifiée de classique pour cette raison. Les variations de modèle concernent l'ordre de
présentation des traits physiques et des traits de caractère.
Le dialogue. La différence entre Le Rescapé de l'Ethylos ,Dramouss et Kotia-Nima
sur les plans du statut et de l'esthétique du texte apparait nettement si l'on considère l'utilisation
du dialogue. Boubou Hama dont la fresque se fait une étude sur les mutations de la société
coloniale, nigérienne surtout, vécues par Kotia Nima, raconte et n'utilise le dialogue qu'en une
seule page sur trois volumes de texte, la page 45 du tome 1 où sont mentionnées deux
questions, que le maître d'école qui inscrit Kotia à Téra pose à son père, et les deux réponses à
ces questions. Partout ailleurs lorsque la narration présente une scène de dialogue, comme celle
du père et de l'oncle de Kotia à Téra, au moment où le père et le fils arrivent dans cette ville
après un long voyage, le narrateur déclare que les deux hommes se parlent mais le texte ne
prend pas la fonne du dialogue. Boubou Hama raconte et analyse; il ne produit pas de la
fiction, encore moins une fiction prenant la fonne du théâtre dans le roman.
L'auteur du Rescapé de l'Ethylos diffère peu, dans sa manière de celle de Boubou
Hama. Dans son roman aussi la narration sans dialogue prédomine. Les scènes rarissimes de
dialogue servent la vraisemblance de la fiction non une recherche de variation dans l'écriture.
Cette absence relative de dialogue, du reste, est en hannonie avec la représentation des
relations, plutôt rares si elles ne sont pas de service, entre un médecin alcoolique conscient de
sa déchéance et la société dans laquelle il vit, ce qui constitue la majeure partie du roman.
Le dialogue comme variation d'écriture significative apparaît au contraire très nettement
dans Dramouss. Fatoman est un homme de relations qui a bénéficié, pendant son séjour à
Paris, de beaucoup de bienveillance, d'amitié et de bontés diverses de la part des personnes
qu'il y a connues. Il ya d'abord celles qui l'aident depuis son arrivée dans la capitale française
et sur le chemin d'Argenteuil (Stanislas et Pierre sont gentils et diserts, le premier surtout)
jusqu'à l'époque de ses épreuves de vie quotidienne. "Tante Aline" est une bouée de secours
pour Fatoman. Leurs rencontres au café "Capoulade" sont des circonstances essentiellement de
dialogue. La vieille Normande, très naturelle et comprenant très bien la situation de Fatoman,
est toujours là quand l'étudiant sans bourse la cherche et, la première, s'enquiert avec soin de
ses problèmes de survie et lui vient en aide. Elle lui parle et l'amène à sunnonter sa fierté et
avouer ses épreuves de vie dans la faim.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
431
Avec Françoise, la petite fille d'Aline, Fatoman est également en situation de
communication. Françoise l'aime mais Fatoman aime déjà Mimie qu'il a laissée au pays en se
rendant en France. Françoise se fait entreprenante pour que son ami d'Afrique l'épouse, celui-
ci déploie son habileté oratoire pour se dérober sans heurter la jeune fille plus directe sur ses
sentiments que ne l'est Mimie, élevée dans une civilisation de la retenue et de la pudeur.
Fatoman en Afrique vit deux relations de dialogue: avec les épouses de son oncle, il est
l'objet de plaisanteries destinées à les amener, Mimie et lui, à dominer l'extrême pudeur
caractéristique de leurs débuts de relations conjugales. "Tante Awa" qui déclare qu'elle voudrait
voir comment Mimie a arrangé la chambre de son mari provoquant ainsi les rires de toute la
famille, le soir, à Conakry, poursuit "sur le mode ironique" :
"- Fatoman, dis-moi si elle te masse bien le dos, la nuit, avant de s'endormir?
- Elle ne le fait pas, dit Fatoman en riant.
- Mais alors, reprit-elle, véhémente, que faites- vous donc tous les deux lorsque vous êtes
seuls?
- Eh bien, moi je lis des journaux et des romans. Pendant ce temps, elle me tourne le dos et se
recroqueville comme une chatte, dit Fatoman.
Les rires recommencèrent de plus belle," poursuit le narrateurl . La pédagogie de "Tante
Awa", c'est-à-dire un aspect de la vérité des comportements, est créatrice de dialogue. Fatoman
avec ses amis Bilali le vantard et Konaté est toujours en discussion, tout à fait normalement
pour ces jeunes gens qui se sont retrouvés après une longue séparation. La vie quotidienne
représentée est celle d'une civilidation de la parole partagée dans les différentes circonstances
de relations humaines, visites, palabres, veillées. Dans les veillées l'attitude à l'égard du griot
narrateur d'histoires distrayantes est celle de gais compagnons demandant des histoires et les
appréciant au fur et à mesure que le griot les dit. L'histoire de l'Imam Moussa tient en haleine
l'auditoire pendant une veillée entière. Mimie est alors celle qui s'entretient, avec le plus
d'attention aux diverses significations de cette histoire, avec le griot jouant de la "cora" et disant
les mésaventures de l'Imam Moussa. Kessery et Mimie sont en discussion selon le rythme des
faits sujets à commentaire: le statut du personnage principal (il s'agit d'un homme religieux et
riche, et d'une femme belle comme une fée, répéta Mimie, comme pour récapituler2 "après le
préambule", le nombre de personnages ("il y avait donc cinq personnes, le père, la mère et les
trois enfants? dit Mimie3"), la volonté d'être polygame ("Ah, les hommes! fit Mimie, surprise.
Il voulait une seconde épouse! N'en aV.ait-t-il pas assez de la première, qui était aussi belle
qu'une fée et qui lui donnait des enfants4"), etc. Il apparait, par la manière d'écouter l'histoire
1
C. LAYE, Dramouss. p. 42-43.
2
Idem, Ibidem, p. 128.
3
Idem, Ibidem, p. 129.
4
Idem, Ibidem. p. 129-130.

432
Lesformes du roman négro-africain di! languefrançaise: 1920-1976.
de l'Imam Moussa, que le dit de griot à la veillée est un art de la parole partagée, un art de la
participation sous la forme du dialogue: propos du griot et commentaire de l'auditoire.
La part accordée à la forme dialoguée différencie les textes du Rescapé de l'Ethylos, de
Dramouss et de Kotia-Nima. Camara Laye apparaît plus créatif, plus romancier, animant une
fiction plus éloignée de l'autobiographie et plus persuasive par le relief de l'art dans l'univers
créé et la forme de l'écriture.
C.l.d.. Le traitement du temps.
Deux aspects essentiels de la narration signifient chacun une manière de traitement du
temps dans Le Rescapé de l'Ethylos , Dramouss et Kotia-Nima : la chronologie sans rupture et
les faits de compression ou de dilatation du temps.
La narration linéaire caractérise Le Rescapé de l'Ethylos dont le texte est parsemé de
jalons temporels constituant des dates plus ou moins précises des événements ou bien indiquent
leurs durées. Dans Kotia-Nima, ces jalons temporels sont rares à partir du tome 2, Boubou
Hama se contentant d'indiquer au début des tomes 2 et 3 que Kotia Nima est dans l'âge mûr.
Les dates sont précises cependant et l'on peut voir aisément que le tome 1 raconte la vie de
Kotia Nima de 1909 à 1947, le tome 2 de 1947 à 1954 et le tome 3 de 1954 à 1966.
Dramouss ne fait qu'apparemment exception à la forme de la narration linéaire. Le
chapitre "Une nuit blanche" constitue certes une rupture de chronologie mais ses dimensions,
environ le cinquième du texte du roman (p. 59 à 109) font qu'il constitue un récit linéaire inséré
dans un autre récit linéaire. Cette manière du retour-en-arrière est plutôt lourde et ne donne pas
le sentiment, à la lecture, de l'aisance de l'auteur à réaliser des ruptures de chronologie. Il n'y
en a qu'une et elle fait penser à une chronique plutôt qu'à un retour-en-arrière fondé sur la
psychologie et éclairant l'intériorité d'un personnage par un coup d'œil rapide sur son passé.
La narration de Camara Laye ne diffère guère profondément de celles de Mamadou Gologo et
de Boubou Hama.
Les faits de compression et de dilatation du temps constituent la deuxième
caractéristique du traitement du temps qans les trois œuvres considérées. Dans Le Rescapé de
l'Ethylos les faits de compression du temps se notent au début et à la fin de l'œuvre, plus
précisement avant le mal d'alcoolisme et à la guérison. Le premier temps va de la naissance du
héros à la fin de ses études (1924-1947), soit une période de vingt-trois ans racontée en quatre-
vingt pages (p. 9-88) et le deuxième temps de durée indéterminée mais situé entre juin 1952,
date de la révocation de Gologo et fin novembre 1952, date à laquelle l'auteur termine la

Partie Ill. Chapitre Ill. Le roman autobiographique.
433
rédaction de son roman. Si l'on suppose un délai d'un mois à la guérison après le séjour à
Konina, la durée maximale de la période de la guérison et du retour à la vie active normale est
de quatre mois. Elle est racontée en seize pages. Le temps de la vie d'ivrogne allant du service
militaire à la révocation (1948-1952, soit une durée de quatre ans et du début des soins à la
guérison (dix jours à Konina, trois jours à Koutiala et un temps indéterminé) est raconté en 208
pages (p. 89-296) et 66 pages (p. 297-362). Le temps de la maladie est considérablement
dilaté, Gologo ayant consacré 274 pages sur 378 à la peinture de l'expérience d'alcoolique du
médecin africain qu'il est.
Il faut souligner toutefois une incohérence dans la mémoire que Gologo a gardée du
temps de cette expérience, singulièrement de la guérison. Il a été en effet révoqué en juin 1952.
Sa mère l'a amené à Konina en janvier suivant, il y reste dix jours, rentre et attend quatre mois
avant d'être repris dans les services de santé. Selon cette chronologie il est soigné à Konina en
janvier 1953. Or la fin du roman porte mention "fin novembre 1952". Il y a peut être dans cette
inadvertance une séquelle du mal dont le médecin alcoolique a été guéri ..
L'auteur de Kotia-Nima a compressé le temps des études et dilaté la durée des périodes
suivantes. Le premier tome raconte trente huit ans de la vie de Kotia Nima (1909-1947) en 137
pages (p. 10-166 dont 20 pages blanches,) le deuxième tome sept ans (1947-1954) en 146
pages (p. 9-189 dont 34 pages blanches), et le troisième tome douze ans (1954-1966) en 217
pages (p. 2-277 dont 51 pages blanches). Boubou Hama, qui analyse beaucoup et présente des
textes de son activité politique aussi bien que des textes de réflexion philosophique, s'est
beaucoup plus étendu sur les deuxième et troisième périodes de sa vie. Il y a en effet dilatation
du temps le plus récent si l'on passe du tomel aux tomes 2 et 3.
Camara Laye a des options de dilatation du temps plus importantes dans Dramouss. Le
roman sous cet aspect aurait très bien pu s'intituler quinze jours en Guinée après une dizaine
d'années d'absence: le séjour de Fatoman, parti de Paris au mois d'avril, à Conakry et
Kourouma. Seulement trois éléments du texte concernent le séjour de plus de six ans à Paris
(p. 59-109), le départ pour Paris après le séjour (p.235-240) et le retour en Guinée après un
séjour de dix ans environ de Mimie et Fatoman à Paris (p. 241-246). Le reste du roman, c'est-
à-dire l'essentiel de l'œuvre, raconte quinze jours de Fatoman en Guinée: le séjour à Conakry
(p. 11-59), puis celui de Kourouma (p. 111-238). La veillée, la deuxième à Kourouma est avec
la nuit du rêve fantastique (p.197-231) les temps les plus dilatés. Camara Laye a eu très
nettement pour projet de peindre ce retour pour quinze jours en Guinée et a particulièrement
dilaté le temps de l'intimité familiale et de la joie des veillées, le temps nocturne. Le traitement
du temps a permis au texte de Dramouss d'apparaître une fresque de la vie africaine autant que
de celle de Fatoman malgré la durée relativement réduite des événements et séjour en Guinée.

434
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
C.2. Les techniques d'expression.
Les trois auteurs dont les fresques autobiographiques sont analysées ici appartiennent à
la tendance académique de l'écriture littéraire. Formés à l'école coloniale de l'entre-deux-
guerres, ils n'ont pas pris de distance avec le modèle d'écriture de leur formation et ne
cherchent guère à africaniser le français, bien que par ailleurs leur projet d'écriture comporte
une part importante de volonté d'informer sur l'Afrique noire. Le ton permet de distinguer leurs
œuvres. Humoristique dans Le Rescapé de l'Ethylos , il fait penser au ton des Soleils des
Indépendances et du Devoir de violence, romans publiés cinq ans après celui de Gologo.
Comme Kourouma et Ouologem après lui, il a usé de l'impropriété délibérée comme forme
d'humour. Critiquant les comptes rendus et rapports destinés à servir, dans l'administration,
Gologo écrit: "Ainsi il suffit à un Monsieur auquel votre museau ne revient pas de se donner la
peine de prendre un bout de papier et d'y coucher ce qui lui passe par la tête, et votre sort est
définitivement réglél " ! Ses métaphores humoristiques ("j'empruntai, quelques jours après, un
camion asthmatique de la célèbre compagnie transafricaine2" dit Gologo quelque part)
concourent à entretenir un ton de distance ironique pris par le narrateur de sa propre odyssée
d'ivrogne qui finit par guérir.
Le ton est plutôt uniformément sérieux dans Kotia-Nima. Boubou Hama, nous l'avons
dit plusieurs fois, est un homme d'étude qui analyse et disserte sur des questions d'ethnologie,
de civilisation, de politique, de philosophie et d'histoire. Son ton est celui de l'objectivité
scientifique. L'on peut néanmoins citer cette présentation de la hiérarchie qui a un effet
humoristique: Kotia Nima et son père arrivent à Dori et se présentent aux autorités pour
parvenir à l'école. Voici le circuit à effet comique: "Le garde nous amena au cercle, dit Kotia
Nima. Il nous présenta au grand commandant de Dori. Celui-ci nous renvoya au petit
commandant, celui qu'on appelait le "Monsieur". "Monsieur", le petit commandant de Dori
nous remit au chef du quartier Sonraï, Hombori-Koï. Le représentant du Hombori-koï, dans un
sonraï déjà altéré ou plutôt mouillé de peul échangea avec nous le salut d'usage (...), ensuite
nous conduisit au directeur de l'école de Dori, un homme blanc3". Le ton neutre produit
l'humour, non par lui-même, mais par suite de l'agencement des faits.
Le registre soutenu caractérise .l'écriture chez Hama et Gologo. Il en est de même de
Camara Laye dans Dranwuss. Gologo sans doute emploie quelques familiarités mais il prend le
soin de mettre les mots entre guillemets soulignant ainsi qu'il ne s'agit guère d'inadvertance ni
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de /'Ethylos, p. 192.
2
/dem,/bidem, p. 199.
3
B. HAMA, Kotia-Nima, p. 89-90.

Partie III. Chapitre III. Le roman autobiographique.
435
de confusion entre le style soutenu et ce qui ne l'est point: "se mouillerl ", "se gourrer", dans
cette phrase sans équivoque sur la conscience qu'il a des registres de langue: "Ces messieurs
du Katibougou se sont donc "gourrés" comme ont dit vulgairement2". Le mot "cuite3" du
jargon des buveurs est également introduit de la même manière.
L'art de Gologo et celui de Camara Laye révèlent une influence de l'art du conteuru
dans la manière d'entretenir l'intérêt pour le récit. Gologo use d'interpellations du lecteur qui
créent une manière de complicité entre le narrateur et le lecteur, entretient un ton amusé et une
attitude d'attention bienveillante à la narration. Les six exemples suivants montrent que l'art du
conteur a été utilisé de manière constante:
"Je reviens à nos moutons" (p. Il) ;
"Pensez donc! J'étais malheureusement médecin d'un DIC.
Savez-vous ce que cela veut dire pour un médecin des troupes coloniale?" (p. 131) ;
"Suivez-moi toujours bien mes lecteurs" (p. 180) ;
"Il me reste à vous prier d'être assez aimable pour suivre, telles que je les ai enregistrées à
partir de Katibougou, les diverses phases de ma vie d'ivrogne" (p. 197) ;
"Je devais vivre là-bas (à Sikasso) les plus belles aventures. Vous allez pouvoir en juger tout à
l'heure..." (p. 239) ;
"Après vous avoir présenté Rharous, est-ce encore utile de vous retracer la vie que j'y ai
menée? " (p. 290).
La présence du narrateur est un fil conducteur en même temps qu'une technique
d'entretien de l'intérêt pour le récit. La manière de la narration est une expression directe pour
la complicité, de ton neutre ou amusé. L'art du conteur est créateur d'un style de la familiarité.
L'expression de la compression du temps, de même, est, au-delà d'une modalité de la
narration, créatrice de style: les sauts dans le temps réalisés sont exprimés en des formules du
style épique comme celles-ci :"Et des jours passèrent, puis des semaines, puis mois4". Les
jours, les mois continuaient leur course et Siki-té-Masson goûtait de plus en plus sa nouvelle
existence5".
Camara Laye fait preuve de plus de créativité romanesque encore que Gologo.
L'écriture de Dramouss est très poétique; moins sans doute que L'Enfant noir mais à coup sûr
autrement. Camara Laye y exploite la manière traditionnelle des dits artistiques dont le conte.
Le rêve fantastique de Fatoman, transposition des maux et malheurs de la Guinée à l'époque de
1
M. GOLOGO, Le Rescapé de l'Ethylos, p. 117.
2
Idem, Ibidem, p. 117.
3
Idem, Ibidem, p. 212.
4
Idem. Ibidem, p. 17.
5
Idem, Ibidem, p. 22.

436
Lesformes du roman négro-africain di! langue française : 1920-1976.
la loi-cadre, la veillée chez Fatoman et l'histoire de l'Iman Moussa sont des exemples de
variation d'écriture qui révèlent une maîtrise réelle de l'écriture du roman. Le dit de Kessery le
griot maître de la "cora" est une forme d'intégration heureuse du conte dans le discours
romanesque. Camara Laye y réalise une expression pudique, à mots couverts, la gaieté du texte
résultant des faits et gestes dans les scènes créées entre Habibatou et le berger son amant et
aussi l'Iman Moussa qui les observe, perché sur un arbre, pendant qu'ils sont dans leurs ébats.
L'écriture des trois fresques, Le Rescapé de l'Ethylos , Dramouss et Kotia-Nima révèle
trois formes distinctes des techniques d'expression dans le roman, celles qui sont destinées à
entretenir l'intérêt pour la continuité du récit (présence du narrateur sollicitant la complicité du
lecteur, expression des jalons temporels réalisant des sauts dans le temps), celles qui créent la
gaieté (humour, métaphores humoristiques) et celles qui constituent des variations d'écriture
introduisant d'autres genres, rêves, dits de griot.
*
*
*
Le courant du roman autobiographique entre 1960 et 1976 a produit des fresques. Trois
modèles peuvent en être distingués. Le premier modèle est la présentation à la faveur d'une
partie de vie, d'une épreuve individuelle. La société y est certes décrite en tant que cadre
humain à une époque clairement caractérisée, mais l'essentiel de la peinture est consacré à la
révélation de cette épreuve individuelle. Le deuxième modèle diversifie le cadre humain sur les
plans spatial et temporel, synchronique et diachroniqùe. Dramouss en constitue un exemple
éclairant comme Le Rescapé de l'Ethylos
illustre le premier modèle. Le troisième est
caractérisé par la prédominance de l'analyse et de la réflexion prenant comme prétexte la société
dans ses mutations. Kotia-Nima en est un exemple.
Mamadou Gologo, Camara Laye et Boubou Hama, les auteurs de ces trois œuvres
prises comme des exemples illustrant les trois modalités de la fresque entre 1960 et 1976, sont
romanciers différemment. Le premier plus proche de l'autobiographie donne, par l'art d'écrire
et l'intérêt pour la nature et sa représentation, un aspect de fiction persuasif à son roman
autobiographique. Le deuxième plus romancier est créatif par enracinement et sait tirer parti des
dits traditionnels dont celui du griot qu'il recrée avec bonheur. Le troisième est un intellectuel,
un penseur plus à l'aise dans ['analyse et la dissertation que dans la création d'une fiction.

CHAPITRE IV
LE PRO CES DES MŒURS POLITIQUES A L'EPOQUE DE
L'INDEPENDANCE
La critique de la vie politique à l'époque de l'indépendance a créé un courant important
dans le roman qui révèle un changement de cible consécutif au fait de l'accession des Africains,
naguère colonisés, aux responsabilités de dirigeants d'Etats indépendants. Très tôt
l'indépendance est représentée dans le roman comme une époque de déception. Et le
phénomène de cette représentation insistante prend l'importance d'un courant de création
romanesque. Entre 1968 et 1975, il se publie sept romans essentiellement consacrés chacun à la
représentation critique de la gestion de l'Afrique par les nouveaux dirigeants qui en ont la
responsabilité depuis environ le début de la décennie 1960-1970. Ahmadou Kourouma est
certainement, avec le pamphlétaire Daniel Ewandé qui publie Vive le Président en 1968, le
romancier qui témoigne avec le plus vigueur sur les réalités de l'indépendance. Son premier
roman, Les Soleils des Indépendances (1968) déplace vraiment la cible des romanciers qui s'en
prenaient jusque-là au système colonial. A sa suite Alioum Fantouré avec Le Cercle des
tropiques (1972) et Le Récit du cirque (1975), V. y Mudimbe, avec Entre les eaux, Emmanuel
Dongala qui publie Un Fusil dans la main, un poème dans la poche (1973), Mongo Beti, auteur
de Perpétue et l'habitude du malheur (1974) et Jean Pierre Makouta-Mboukou avec Le
Contestant (1973) mais surtout Les Exilés de la forêt vierge (1974) s'attachent résolument à
une représentation sans complaisance de l'Afrique de l'indépendance.
Kourouma, Fantouré et Beti se rapprochent par la forme de la fiction et la vigueur de la
dénonciation, par l'objet de la dénonciation surtout ; tandis que Doungala, Mudimbe et
Makouta-Mboukou sont de même comparables par l'importance de l'itinéraire intellectuel et
surtout spirituel présenté dans leurs fictions respectives. Dans le contexte commun aux œuvres
de ces six romanciers, la vie politique abominable d'une Afrique passée de la situation coloniale
à la tyrannie exercée par des chefs autochtones, l'attention des romanciers indignés est diverse.
Le relief de la différence des itinéraires décrits et des préoccupations des héros créés établit très
nettement ces deux groupes de trois aute,urs et de leurs œuvres.

438
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS
A.1. La trame des récits.
La nature même du courant des mœurs politiques est un élément d'explication de la
fonne des fictions: la fresque. Que l'on considère la trame des récits ou bien les éléments de
l'affabulation, en effet, les traits communs aux fictions présentées par les romans du courant
des mœurs politiques dans cette période établissent la fonne de la fresque. Il s'agit pour chacun
de ces romanciers de révéler un monde dont il dénonce les graves tares, les déceptions causées
par l'indépendance attendue comme devant être une période de bonheur, les rigueurs du
pouvoir exercé avec une dureté particulièrement inhumaine et irrespectueuse des droits de
l'homme. C'est, par conséquent, un monde en mutation qui est chaque fois représenté.
En prenant l'exemple des trois romanciers, Beti, Fantouré et Kourouma, on montre
mieux cette intention de représenter un monde. Ahmadou Kourouma a recréé tout un monde
dans cette satire de l'époque de l'indépendance en Afrique qui constitue son roman, Les Soleils
des Indépendances. Cette œuvre dense constitue en effet la présentation d'une humanité en
pleine mutation. Roman malinké, roman d'une Afrique de la forêt dont il reflète la luxuriance
par la surabondance des créations, roman d'une Afrique de la décolonisation surtout, Les
Soleils des Indépendances est une œuvre dans laquelle l'auteur décrit l'itinéraire symbolique
d'un inadapté, un prince déchu et vivant dans la misère à l'époque de l'indépendance. Création
fidèle à la réalité africaine en même temps que commodité technique pour la composition du
roman. Farrna Doumbouya, le personnage principal, a un itinéraire qui établit la fresque. Les
bouleversements apportés par l'indépendance dans la société africaine coloniale qui, elle-même,
avait plus ou moins désorganisé la société traditionnelle africaine sont merveilleusement
évoqués par les tribulations de Fama et la manière dont Fama vit et juge l'ère nouvelle, "la
batardise des indépendances" comme il l'appelle.
l
Plutôt qu'un roman qui organise une crise Les Soleils des Indépendances déploie sous
les yeux du lecteur, à la faveur de l'itinéraire de Fama environ une décennie de vie africaine
dans un espace appelé le Horodougou. L'itinéraire figure la fin progressive des princes
Doumbouya du Horodougou. Le déploiement d'une vie comme fonne de l'histoire racontée
caractérise également les romans de Fantouré cités ici. Le Cercle des Tropiques par exemple est
une critique à peine voilée du régime guinéen du premier président de la Guinée indépendante,
Sékou Touré. Celui-ci, représenté sous les traits du Messie-Koï Baré Koulé, fournit la matière
du roman par deux aspects de son itinéraire politique: la manière dont il conquit le pouvoir et
les conséquences, pour la population des Marigots du Sud, de l'exercice de ce pouvoir. Il s'agit
par conséquent de l'évocation d'une période assez précise de l'histoire de la Guinée: le passage

Partie Ill. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
439
de l'état de colonie à celui de république indépendante. C'est surtout la manière des luttes
intestines pour le pouvoir qui a été décrite. L'établissement du régime de Baré Koulé, le
"messie-koïsme", est l'autre aspect du diptyque qui souligne les souffrances multiformes des
Marigots du Sud qui, en changeant de maître, n'ont pas connu de meilleur sort.
Le roman décrit même la réaction organisée contre cet ordre tyrannique et présente un
coup d'Etat militaire qui renverse un certain temps Baré Kouté. Fantouré a ainsi voulu montrer
une longue époque d'épreuves pour les Marigots du Sud. La fresque, comme celle de
Kourouma, est un modèle pour la fiction que présente Perpétue et l'habitude du malheur de
Mongo Beti. Ce roman, comme les deux cités ci-dessus, décrit un itinéraire qui permet de voir
deux périodes successives de la vie africaine symbolisée par le Cameroun de la transition à
l'indépendance et des six premières années d'indépendance, selon le regard de Beti Wendelin
Essola, le personnage principal, un révolutionnaire repenti, est avec sa sœur Perpétue, le
personnage prétexte à cette représentation partisane d'un monde.
La fiction, par conséquent, quand il s'agit des romans de Beti, Kourouma et Fantouré,
tend à révéler un monde aux mutations politiques en cours, aux mœurs politiques présentées
avec une nette distance critique. Quant aux romans de Dongala, Mudimbe et Makouta-
Mboukou, ils révèlent surtout l'évolution spirituelle et la désillusion individuelle au cours et au
terme d'un itinéraire d'action. Mayela Dia Mayela, qui passe de l'action dans le maquis aux
responsabilités des fonctions d'Etat, découvre avec le temps et l'expérience la différence entre la
théorie et la pratique, entre le pouvoir et avant le pouvoir. L'Abbé Pierre Landu, personnage
principal d'Entre les eaux, lui aussi, a l'expérience du maquis; mais il en sort pour être plus
proche des pauvres que les révolutionnaires et leur violence. Les changements de fortune qui
amènent le poète Kinalonga, dans Les Exilés de la forêt vierge de Jean Pierre Makouta-
Mboukou, à faire preuve de haute humanité à l'égard de l'ancien président du Drumen qui avait
demandé la mort de Kinalounga même constituent les bouleversements qui s'effectuent dans le
temps d'une fresque. La longue durée des événements faisant voir les mutations caractérise
également la fiction dans Le Contestant (1973), roman de mœurs qui a pour cadre temporel
l'époque de l'indépendance, des responsabilités africaines dans la gestion des affaires
publiques. Le Contestant qui est autant la représentation d'un itinéraire spirituel que la peinture
de mœurs politiques et sociales est une fresque, ayant déroulé une vingtaines d'années environ
de la vie de Jean Kayilou, le héros qui a.cinquante ans à la fin de son itinéraire, et qui, au début
du roman, a au moins la trentaine étant professeur à l'Université. Dans cette œuvre comme dans
celles qui sont citées ci-dessus la fiction fait voir des mutations des individus autant que de la
société. La fréquence des coups d'Etat rythme la vie politique dans l'univers du Contestant.

440
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
La peinture des mœurs politiques a ainsi créé des fresques. Les fictions déploient des
vies qui constituent des itinéraires à la faveur desquels les mœurs politiques sont révélées. Ces
fresques se décrivent plus en détail si l'on considère la fonne donnée par les romanciers à
l'affabulation et à ses éléments: l'espace, le temps et les personnages.
A.2. L'affabulation et ses éléments.
Le cadre spatial et temporel a, en général, des dimensions épiques, dans les romans
faisant le procès des mœurs politiques. Le romancier s'attache à donner une image d'un pays
entier qui, en général, se confond avec le territoire d'une ancienne colonie devenue
indépendante. Malgré la valeur symbolique qui fait de ce cadre l'Afrique, l'espace est très
précis. Dans Les Soleils des Indépendances le cadre est le Horodougou partagé en deux
républiques. La République socialiste du Nikinaï et la République de la Côte des Ebènes. Le
lecteur d'Afrique, ou plus simplement informé de l'aire du Mandingue et des choix
idéologiques des régimes dans les républiques post coloniales, identifie aisément la Guinée
socialiste et la Côte d'Ivoire forestière et maritime. La culture historique et la géographie
permettent également de voir le Cameroun dans l'espace de Perpétue avec l'opposition entre le
Nord et le Sud, les toponymes (Oyolo, Fort-Nègre, Mimbo etc), les allusions au maquis à
l'époque de la transition à l'indépendance et à la mort de Ruben Dm Nyobé. Quant au cadre
spatial dans Le Cercle des Tropiques, son identification comme étant la Guinée est suggérée par
le nom du pays, Les Marigots du Sud, formule qui désignait, sous la colonisation, des
possessions françaises devenues par la suite la colonie de Guinée. L'identification est également
facilitée par l'histoire: l'existence d'ouvriers agricoles, de planteurs blancs comme le patron de
Bohi Di avant son arrivée à Porte Océane (Conakry) est la réalité spécifique de l'économie de la
colonie de Guinée.
La création d'un cadre spatial identifiable à un territoire précis ne se limite pas à la
représentation de cet espace global. Les romanciers donnent une image de deux mondes à
l'intérieur d'un tel cadre: la vie rurale et les épreuves des ruraux d'une part, ainsi les ennuis des
cultivateurs qui, comme Bohi Di dans Le Cercle des Tropiques, se trouvent complètement
démunis dès qu'ils vendent leur récolte, d'autre part le monde des villes que connaît Bohi Di au
terme de son odyssée en direction de Porte Océane. Ahmadou Kourouma a suivi un ordre
inverse de celui de la présentation des cadres par Fantouré : la vie de Fama dans la capitale de la
Côte des Ebènes est d'abord présentée, puis suit celle de l'espace rural à la faveur du voyage de
PaOla se rendant à Togobala à la suite du décès de son cousin Lacina. Quant à l'auteur de
Perpétue et l'habitude du malheur, il donne une idée des dimensions du cadre par le long
voyage d'Essola qui traverse le pays du Nord au Sud, puis entreprend une enquête qui crée les
circonstances d'évocation de localités diverses.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
441
Le cadre spatial par conséquent révèle l'intention de créer l'image d'un pays entier et de
sa vie quotidienne. Les dimensions du cadre, tout comme le déploiement d'une vie et l'absence
de crise qui en est le corollaire, concourent à la forme de fresque que prend la fiction. Le cadre
temporel également concourt à cet effet.
Le temps établit la fresque par le fait que ses dimensions en font un temps de cette forme
de fiction. Si nous reprenons l'exemple des romans de Beti, Fantouré et Kourouma nous nous
apercevons très vite que la durée des événements est caractérisée par le même fait d'être longue,
de constituer un temps suffisant pour les mutations. Perpétue est un roman dans lequel la
datation et la durée des événements sont assez précises. L'année du début se détermine
aisément. Essola qui vient de sortir des prisons du Nord y a été retenu six ans après 1959. Au
moment où il commence son voyage par conséquent l'on est en 19651 : avant d'entreprendre ce
voyage et d'enquêter sur la mort de sa sœur Perpétue, Essola a travaillé six mois après sa sortie
de prison. L'enquête se termine vers la fin de juillet2. Le 15 Août Essola tue son frère Martin3.
Les confidences du brigadier Norbert à Essola parlent de la date d'août 1966. La durée
approximative des événements narrés dans Perpétue concernant l'itinéraire Wendelin. Essola est
de six ans (le séjour dans les camps du Nord) et un an (dont les six mois de travail
immédiatement après la prison et le temps du voyage et de l'enquête. La durée approximative
est de sept ans. C'est un délai suffisant pour pouvoir constater des mutations. Essola constate
une régression quand il compare ce qu'il avait gardé comme image du pays en 1959 et ce qu'il
constate six ans après.
Le temps des événements dans Les Soleils des Indépendances est également une durée
de fresque. La vie quotidienne de Fama dans la capitale est présentée dans les quatre chapitres
de la première partie. La durée totale en est deux jours. Fama prépare en dix sept jours son
voyage à Togobala, à la mort de Lacina. La deuxième partie du roman, consacrée à la
présentation de l'espace rural, à la faveur du séjour de Fama à Togobala, a une durée qui se
compose du temps du voyage (soit quatre jours), des dix huitjours4 qui, après la première nuit
de Fama à Togobala, restaient pour le quarantième jour de la mort de Lacina et du jour (une
journée et une nuit) constituant la durée du chapitre 5 (p. 143-153).
La troisième partie, la période des grandes épreuves pour Fama, a une durée
indéterminée. La seule précision est que Fama, au terme d'un procès auquel il ne comprend
1
M.BEll, Perpétue etl'habilude du malheur, Paris, Buchel-Chastel, 1983, p. Il.
2
Idem, Ibidem, p. 91
3
Idem. Ibidem, p. 275-292
4
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 124

r-
!
442
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
rien, est condamné à vingt ans de réclusion ou criminelle l et qu'avant le terme de cette peine il
est amnistié. La troisième partie raconte des événements qui durent moins de vingt ans.
La durée totale des événements dans Les Soleils des Indépendances se présente ainsi:
deux jours et dix-sept jours (la préparation du voyage) de la vie de Fama dans la capitale, vingt
trois jours d'absence de la capitale (séjour à Togobala) et moins de vingt ans en prison, suivie
de la journée de sortie de prison et de la mort de Fama sur le chemin de Togobala. L'on peut
ainsi dire que les événements durent une vingtaine d'années et soixante et un jours.
Le temps de l'aventure est ainsi d'une durée qui permet de percevoir les mutations dans
la société, dans les mœurs politiques dont il est question dans le chapitre. La présentation de la
vie quotidienne dans la capitale et à Togobala a pris une durée d'événements de deux mois et le
séjour en prison l'essentiel de la vingtaine d'années de la durée totale. Le geste du président
décidant de l'amnistie et de la fête de réconciliation intervient comme le début d'une ère nouvelle
de moindre rigueur du pouvoir. Une mutation qui, en toute logique, a besoin pour se produire
d'un délai comme le temps de prison de Fama, tant la rigueur de l'autorité était grande et
absurde.
Alioum Fantouré, quant à lui, fait voir les mutations politiques dans les Marigots du Sud
en une durée comparable à celle des événements dans Les Soleils des Indépendances en ce
qu'elle permet de voir les mutations. L'on peut même dire que les phénomènes de mutations
politiques sont beaucoup plus nombreux et spectaculaires dans Le Cercle des Tropiques, bien
que la durée choisie par Fantouré soit plus nettement inférieure à vingt ans. La première partie
du roman de Fantouré, intitulée "Porte Océane", du nom de la capitale des Marigots du Sud, est
constituée de flux narratifs organisés selon les durées suivantes: un an (p. 11-33 : la vie de
Bohi Di dans l'espace rural), un an (p. 33-36 : la vie de Bohi Di dans le même cadre comme
planteur indépendant jusqu'à la vente forcée du hameau) ; cinq ans (p. 37-52 : la vie de Bohi Di
à Porte Océane "pendant des années" : la précision de cinq ans apparaît à la page 57 : c'est l'âge
de Tombié Di, sa fille qu'il a laissée à Amiatou en se rendant à Porte Océane), un an (p. 53-67 :
le voyage à Hindouya - deux jours - et le safari "industriel" au service du chasseur blanc). Les
longues durées sont celles-là. Elles constituent une période de huit ans depuis que Bohi Di a
quitté sa première famille jusqu'au moment où il va entrer, sans l'avoir voulu, en contact avec
les hommes du "Maître aux lunettes noires" qui se révèlera être Baré Koulé, organisateur des
chômeurs et travailleurs ruraux qu'il utilise pour créer le désordre de la "folie des marchés" et
accédder au pouvoir en réussissant à accuser un adversaire et les faire condamner ou tuer
comme ce fut le cas de Monchon.
A.KûURûUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 175.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
443
Le reste de la vie à Porte Océane dans la première partie du roman raconte des
événements en deux temps: quatre mois mouvementés au service involontaire du "Maître", de
longs mois en état d'arrestation1•
Quatre sortes d'événements ont ensuite des durées variables : la proclamation de
l'indépendance (deux jours: p. 153-160), le premier anniversaire de l'indépendance (p. 160-
222) au bout d'un an par conséquent, une durée indéterminée présentée par la formule "le temps
passait2" (p. 222-254) et constituant l'époque des complots espacés, le coup d'Etat contre le
Messie-Koï Baré Koulé (p. 255-3111) ayant comme durée un après-midi, une nuit et le
lendemain matin.
La durée totale des événements dans Le Cercle des Tropiques est ainsi de neuf ans,
quatre mois et d'autres mois indéterminés (la durée dite "le temps passait") et trois jours et un
matin. C'est le temps qu'il a fallu au romancier pour faire voir des mutations allant de la
situation coloniale au pouvoir du Messie-Koï Baré Koulé des Marigots du Sud. Le personnage
de Bohi Di, témoin de ces événements est un rural nouveau citadin, l'homme du peuple qui a
servi de ficelle de liaison entre la représentation de l'espace rural et celle de l'espace urbain: le
temps de ses épreuves se confond avec celui de la durée des événements. Par là le temps révèle
la valeur critique, de la part de Fantouré, des mutations présentées. Il s'agit d'une gestion du
pays qui crée la misère de l'homme du peuple Bohi Di aussi bien dans l'espace rural que dans la
ville. Les neuf ans de sa vie représentée concourent à créer une fresque politique.
Le cadre spatial et temporel dans le courant de la critique des mœurs politiques pour le
roman entre 1960 et 1976 a des dimensions en harmonie avec une critique qui tend à comparer
l'époque de l'indépendance à la période coloniale. En affIrmant une continuité coloniale comme
dans Perpétue, en une plus grande rigueur du pouvoir à l'époque de l'indépendance que sous la
colonisation comme le fait Fantouré dans Le Cercle des Tropiques et le montre Kourouma dans
Les Soleils des Indépendances, le romancier du courant des mœurs politiques crée une forme
de fiction qui a besoin d'un cadre permettant de faire voir la société dans sa vie quotidienne et
dans ses mutations. C'est dire que la fresque créée est ainsi la forme de fiction naturellement
adaptée au souci critique et à son contenu. L'exemple précis des romans choisis en illustration
fait voir en effet un espace qui est chaque fois celui d'un Etat et une durée qui est celle de
mutations.
L'affabulation, dans ces romans critiques qui montrent en l'appréciant la gestion de
républiques post coloniales d'Afrique, ne se limite naturellement pas à créer l'univers d'un pays
1
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 52-98.
2
Idem. Ibidem, p. 222.

444
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
.vivant dans une durée suffisante pour que des événements significatifs de son histoire
apparaissent. Le romancier raconte en créant des personnages aussi. Ceux-ci sont conçus et
présentés en harmonie avec le projet critique du romancier.
A.3. Les personnages.
La création des personnages est fondée sur le projet critique dans le courant des mœurs
politiques. Les romanciers créent des figures de chefs, le plus souvent dans l'ombre, lointains
et terribles, des insalisfaits et victimes de l'indépendance, qu'ils soient des intellectuels, des
chefs déchus, des ouvriers ou paysans travailleurs, des femmes. Dans cette typologie des
personnages créées l'on peut distinguer ceux dont l'itinéraire est spirituel ou intellectuel. On les
trouve dans les romans de Mudimbé, Dongala et Makouta-Mboukou. Il s'agit de personnages à
la riche vie intérieure et qui, à l'épreuve de l'expérience, murissent, s'affirment en prenant leurs
distances soit avec le romantisme révolutionnariste, soit avec la routine ennemie de l'esprit des
commandements religieux. Kinalonga a la liberté et le courage du pardon qui écarte le cycle de
la violence dans la gestion de la cité. Il est une conscience et une volonté supérieures à celles
d'un Mayala Dia Mayela qui a besoin de revenir de l'épreuve intellectuelle de sa découverte: le
pouvoir et sa pratique exigent d'oublier souvent les théories révolutionnaires.
Mais l'itinéraire spirituel le plus spectaculaire est certainement celui de Pierre Landu,
héros d'Entre les eaLU ; le sous-titre du roman "Dieu, un prêtre et la révolution" décrit déjà
l'aventure de Landu naviguant entre les eaux: l'entrée dans le maquis amène Landu à se heurter
à la conviction des partisans: "on ne peut à la fois être un bon Africain et un bon chrétien!".
Pierre Landu résout le problème en trahissant ses camarades de maquis mais lucide sur lui-
même il se juge sans complaisance: "Seigneur, dit-il, pardonnez-moi cette lettre à mon évêque.
j'ai trahi des amis, ces pauvres. Je regrette. Je voulais me blanchir. Etre approuvé, même
admiré2". Pierre Landu, conscience partagée entre l'écho de la vie de naguère et les réalités de
l'expérience actueJle, n'aura pas réussi à être autre chose que le produit de son éducation
religieuse, de sa formation théologique. Le Chef l'a vu de manière pénétrante: "Malgré tout, lui
dit-il, ce sont les Jésuites qui sont vos vrais maîtres. Et votre drame est d'être en plus un prêtre
noir doublé d'un intellectuel colonisé3".
L'abbé Pierre Landu, déçu par l'action révolutionnaire, la servitude des mots, différent
des religieux qui, comme le père Howard, l'évêque Sanguinetti, utilisent le Christi, ne réussit
qu'à se détacher à la fois du maquis et des religieux dont il se veut différent. En entrant au
1
V. Y. MUDIMBE, En/re les eaux, p. 94.
2
Idem. Ibidem, p. 128.
3
1dem, Ibidem. p. 56-57.
4
Idem. Ibidem, p. 131.

Partie JJJ. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
445
monastère cistercien sous le nom de Frère Mathieu-Marie de l'Incarnation, il pennet au lecteur
de voir à la fois l'échec d'une tentative de concilier foi et action politique et le monde qui sépare,
malgré la noblesse des projets déclarés humanistes, l'action révolutionnaire dans le maquis de la
vie spirituelle chrétienne.
Le drame spirituel vécu par Landu est celui de l'engagement du chrétien dans un
contexte de violence politique. Son choix définitif paraît plus inefficace que celui de Jean
Kayilou, héros du Contestant de Jean Pierre Makouta-Mboukou. L'itinéraire à trois de Jean
Kayilou et de deux femmes, son épouse Evelyne. et Myriam qui lui donne un fils, Georges a
pour contexte historique le pays imaginaire et combien réel du Kalawala dont les dirigeants
marxistes mettent en œuvre le socialisme scientifique dans la gestion politique du pays. Kayilou
surmonte les résistances de la routine dans l'Eglise et devient pasteur des indigents qui
souffrent dans les prisons du pays. L'importance et la valeur positive du choix de Kayilou pour
l'homme se perçoivent mieux si l'on considère ce qu'est la prison de Makala, un espace de
torture. ce que la cruauté, l'inhumanité exerçant le pouvoir a réalisé de plus barbare pour
entretenir la souffrance imposée à l'homme, pour le détruire aussi bien à petit feu que
brutalement et rapidement.
De manière générale l'intellectuel qui, comme Jean Kayilou, insatisfait des réalités dans
la gestion des affaires publiques à l'époque de l'indépendance, s'engage, que son itinéraire soit
spirituel ou non, réussit à être plus efficace dans son action que l'abbé Pierre Landu choisissant
à l'épreuve de l'action, d'abord la trahison, ensuite la vie dans un monastère.
Mais les intellectuels dans le courant des mœurs politiques sont surtout des personnages
victimes de la rigueur du pouvoir. Alioum Fantouré et Mongo Beti ont particulièrement mis
l'accent. dans la création des personnages, sur cet aspect de la représentation de la sociétéde
l'indépendance. L'action du tyran, le Messie-koï Baré Koulé. la manie des complots déclarés
suivis de tueries, fait des ravages parmi les intellectuels: Maleke, Benn Na, Melle Houré, les
officiers (le colonel Fof, le lieutenant Beau Temps) meurent assassinés. Baré Koulé fait fusiller
en public un adolescent de seize ans pour un poème anticonfonniste. Dans l'univers décrit par
Perpétue la terreur règne. L'on craint de parler politique. Les intellectuels sont ou bien morts
comme Ruben, ou bien vaincus comme Essola. Il a passé six ans dans les prisons du Nord. A
sa sortie de prison il a renoncé à son combat. Essola que le romancier appelle "le renégat du
P.P.P." est alors devenu un autre homme.
Très symboliquement Beti le montre usant son énergie à augmenter le mal dans sa
famille en tuant Martin sous prétexte de venger Perpétue. Il y a là l'image du pays qui souffre et
qu'Essola ne défend plus mais au contraire contribue à faire souffrir davantage. Dans la réalité

446
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
c'est ce qu'il fait en acceptant de pactiser avec le régime de Bata Toura en allant vivre
tranquillement à Mimbo, après son adieu aux armes.
Une deuxième catégorie de personnages est constituée, après celle des intellectuels, par
les chefs d'Etat. Les romanciers n'en font pas des personnages de premier plan. En général ils
n'apparaissent même pas. Lointains et inaccessibles, ils sont connus du lecteur et de l'homme
du peuple dans l'univers des romans par ce qu'on dit d'eux. Baba Toura est présenté par le
camionneur grec qui conduit Essola à son village. TI reproche à ce chef d'Etat d'avoir facilité,
encouragé par machiavélisme, la consommation du "karkara". Le Grec parle à Essola avec une
liberté de pensée que l'on n'a point dans le pays quand on est autochtone. Il s'emporte en
manquant d'écraser un ivrogne sur la chaussée: "Encore un adepte du karkara ! dit-il. Combien
de temps cela va-t-il encore durer? Que peut bien foutre votre gouvernement? C'est à croire
que ça l'avantage que les populations s'imbibent de ce poison. Comme ce doit être commode de
régner sur des ivrognes, Excellence Bien Aimé Cheick Baba Toural ". Cette tirade, pourrait-on
dire, du camionneur grec esquisse l'image des effets du pouvoir de Baba Toura. Le romancier
le présente aussi sur le plan individuel comme un être vicieux, sans personnalité, laissant la
réalité du pouvoir aux assistants techniques représentant le pouvoir colonial de naguère. Cette
image de Baba Toura est constante dans tous les romans et pamphlets de Mongo Béti.
Le personnage du chef de l'Etat dans Les Soleils des Indépendances est plus effacé
encore et moins directement critiqué par le romancier créateur. Il fait figure d'un sage capable de
réaliser des mutations dans le sens de la paix des cœurs. Il est présenté une seule fois. Un jour
il tient un discours dans la prison où se trouve Fama Doumbouya, décide de libérer tout le
monde: "Tous et tous. Immédiatement. Tous allaient rentrer dans leurs biens2". L'image de
sage de l'Afrique acquise par le Président Felix Houphouet-Boigny a pu peut-être inspirer la
création de cette figure de président. Mais ses propos ont un vague parfum de négritude: "Il
parla, parla de la fraternité qui lie tous les Noirs, de l'humanisme de l'Afrique, de la bonté de
l'Africain. Il expliqua ce qui rendait doux et accueillant notre pays: c'était l'oubli de l'offense,
l'amour du prochain, l'amour de notre pays3". Kourouma, qui s'amuse beaucoup en créant ce
personnage, en a fait l'écho de leitmotiv et de thèmes sur la sagesse africaine qui prouve
l'enracinement de sa création.
Alioum Fantouré a créé une figure de président beaucoup moins effacée encore que
Baba Toura. Celui qui est devenu le Messie-koï des Marigots du Sud apparaît avant le pouvoir
de chef d'Etat comme un chef de bande, un habile politique sachant utiliser le chômage et les
chômeurs tout en évitant d'apparaître, sachant également, dans une période de transition à
1
M.BETI, Perpétue, p. 20.
2
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 181.
3
Idem, Ibidem, p. 180.

Partie Ill. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
447
l'indépendance, mettre dans son jeu le pouvoir colonial et éliminer ses conccurents politiques:
Monchon meurt assassiné mystérieusement. L'organisation très méthodique du désordre sous
la forme de la "folie des marchés" et l'accusation de ses adversaires par Baré Koulé sont une
illustration de cette habileté à se servir à la fois des chômeurs et du pouvoir colonial. Dans
l'exercice du pouvoir, une fois à la tête de l'Etat, Baré Koulé apparaît plus insensible, plus
cruel, plus irrespectueux de la vie humaine. Il fait arrêter, emprisonner et fusiller avec le naturel
et la sérénité d'un maniaque. Il n'est plus capable de s'apitoyer. L'accueil fait aux suppliques de
Mariam dont le mari, Mellé Houré arrêté sous le prétexte déclaré de complot, le montre bien. La
seule préoccupation du Messie-koï est que l'explosion de Mariam désespérée et ses
imprécations contre le tyran ne filtrent pas du bureau du chef: "Ecoutez, Madame, dit-il, je
vous ai laissé parler, vous vous êtes exprimée librement, j'ai écouté ; un avertissement
cependant: si un seul mot, un seul propos filtre de ce bureau, je vous ferai arrêter pour félonie
et offense publique au chef de l'Etat!.
L'image du chef d'Etat est uniformément négative dans le courant des mœurs politiques.
Les personnages créés sont caractérisés par l'inhumanité de leurs faits et gestes, à l'exception
du personnage du président dans Les Soleils des Indépendances. Le président du Drumen
voulait la perte du poète Kinalounga. Le Messi-Koï Baré Koulé des Marigots du Sud est un
sanguinaire froid et ayant la manie des complots fictifs, prétextes au massacre d'innocents.
"Son Excellence Bien Aimée Cheik Baba Toura fait régner la terreur, pourchasser, tuer et
exposer les rubénistes. Tous ces personnages de chefs sont lointains et inacessibles. Ils sont
nés de la haine du romancier pour les réalités négatives de l'indépendance imputables à la
manière de gérer l'Etat.
La création des personnages dans le courant des mœurs politiques a mis au premier plan
les insatisfaits de l'indépendance et les personnages qui servent à la peinture de la société, sans
incohérence. Si nous reprenons l'exemple des romans de Mongo Beti, Alioum Fantouré et
Ahmadou Kourouma, il est aisé de montrer cette double caractéristique des personnages
principaux. Sans doute Wendelin Essola est-il, depuis sa sortie de prison, définitivement
silencieux sur les problèmes politiques. Mais sa conscience enregistre les réalités et son voyage
est une occasion de constater des différences énormes, même s'il ne peut plus ou n'ose plus
exprimer la comparaison, entre l'aspect du pays (vie des artisans, du petit commerce etc) d'il y
a six ans et ce qu'il a sous les yeux en traversant le pays du Nord au Sud. Et le personnage le
plus victime de l'indépendance, de la mort de Ruben, dit le narrateur, c'est Perpétue. Le
romancier a montré dans le détail, le calvaire vécu par l'épouse d'Edouard, qui constitue une
grave accusation du régime de Baba Toura: les maternités successives de Perpétue ont été
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques.

448
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
l'occasion de faire voir la déficience des services de santé, entre autres faits d'accusation de la
gestion du pays.
,
Dans Le Cercle des Tropiques le personnage principal, témoin de l'histoire des Marigots
du Sud, l'homme de la terre devenu citadin, le seul rescapé du Club des Travailleurs, est à la
fois un élément de typologie des insatisfaits et victimes de l'indépendance et un lien entre
l'espace rural et l'espace urbain dans la peinture du romancier. Personnage picaresque il est
successivement planteur, ouvrier agricole, pisteur et prolétaire à Porte Océane. Son odyssée
comme son séjour en prison, éclaboussé qu'il a été par la bande des agissements
machiavéliques de Baré Koulé aspirant aux fonctions suprêmes de l'Etat, fait de lui un Candide
dans les mutations en cours.
Quant au héros des Soleils des Indépendances, Fama Doumbouya, il est d'abord le
prince déchu "sous les soleils de la colonisation". Il est surtout, pour ce qui concerne les
événements du roman, victime des bouleversements amenés par les indépendances dans la
société africaine. Prince Doumbouya "père Doumbouya, mère Doumbouya", il est réduit à la
condition de "vautour" vivant de l'aumône qui se donne aux cérémonies familiales comme les
funérailles de Koné Ibrahima. D'humeur bourrue parce que mécontent de l'indépendance, Fama
déclare que les nouveaux "soleils" sont de la "bâtardise". Le relief du personnage lui vient du
phénomène qu'il représente, de sa langue et de sa mentalité. Sa révolte, bien qu'expression de
la douleur, crée l'agrément par le leitmotiv de la bâtardise. Fama ne reconnaît pas la légitimité au
pouvoir des "bâtards fils d'esclaves", c'est-à-dire les nouveaux maîtres dans le Horodougou,
espace mythique de la gloire perdue des Doumbouya et actuellement divisé en République
socialiste du Nikinaï et en République de la Côte des Ebènes. Le personnage de Fama est à la
fois une création fidèle à la réalité africaine et une ingénieuse commodité technique pour la
composition du roman. Il juge tout, où qu'il se trouve, et sert ainsi la peinture de la vie
quotidienne par Kourouma.
De manière générale les personnages principaux, très fortement individualisés mais
simples et symboliques, servent le projet critique sur les réalités politiques de l'indépendance.
L'homme du peuple Bohi Di, l'ancien noble Fama, le révolutionnaire repenti Essola sont
typiques, c'est-à-dire représentatifs de catégories dans la société, non des individualités en tant
que telles. Mais pour peindre encore plus exhaustivement les réalités de l'indépendance des
romanciers ont multiplié les créations de personnages symboliques. Ainsi les groupes
anonymes qui tendent à montrer l'importance du chômage.
Ahmadou Kourouma et Alioum Fantouré ont donné une importance remarquable à la
représentation des déshérités des centres urbains. Les groupes anonymes constituent une

Partie III. Chapitre IV. Le procès de /'indépendance.
449
catégorie de pe~sonnages. Ceux du marché dans Les Soleils des Indépendances sont très divers
et ont pour trait commun d'être des déshérités. Salimata leur offre de la nourriture. Voici la
scène: "que les autres s'approchent! dit-elle, tenez! mangez!
.
,Salimata dis~bua des assiettées aux chômeurs, aux affamés, jusqu'à vider la cuvette,
Jusqu à la racler. D autres affamés, d'autres guenilleux accoururent et se bousculèrent et
maintenant tendaient les mains, présentaient leurs infinnités, leurs plaies l ". Pour montrer le
degré de misère et de perte de sens des valeurs morales le romancier présente après cette scène
une agression de Salimata par le groupe des miséreux qui la violentent et la dépouillent de son
argent, puis disparaissent dans le marché. Le phénomène est significatif de la nature de 1
société liée à la misère. Elle est violente.
a
Fantouré a créé des scènes semblables dans Le Cercle des Tropiques en décrivant le
hA
s
c omeurs et leurs longues files devant les entreprises, le matin, pour le travail de journaliers.
Dans la bousculade il est arrivé un jour qu'un enfant soit écrasé et meure. La réflexion de Mellé
~ouré é~la~~ le sens de la scène: "La misère, cela fait des chie~s,_Maleké, dit Mellé Houré
~
~
Partie III. Chapitre 1. Le roman de l'aventure européenne.
317
Les romans fresques
Les œuvres qui rendent compte le plus nettement, à l'analyse, des caractéristiques du
courant de l'aventure européenne, mis à part la catégorie du roman drame, sont trois fresques
dont les modalités de composition, dans la même variété, se distinguent. Les trois romans ont
chacun une composition présentant un aspect distinct de la structure de voyage initiatique.
L'Aventure ambiguë présente un voyage complet, c'est-à-dire constitue une fiction à trois
périodes vécues chacune dans un cadre distinct. L'espace premier est le Diallobé des embarras
après la conquête coloniale, le problème étant de savoir s'il faut pénétrer le secret des
vainqueurs en fréquentant leur école et en ravissant une part significative de leur savoir pour
une survie tenant compte des nécessités de la synthèse des valeurs apportées et de celles qui ont
toujours régi le Diallobé. Le deuxième cadre est l'Europe, l'espace d'intiation moderne, de la
quête d'un graal identifié comme étant les connaissances modernes qui fonneront le chef
moderne. Le troisième cadre est le Diallobé des mutations, différent du premier pour le héros,
Samba Diallo, qui en définitive ne réussit pas la synthèse et meurt.
La Souche calcinée est également un roman à structure complète de voyage intiatique.
De même que dans L'Aventure ambiguë le héros vit trois expériences ayant pour cadres
successifs l'Afrique, la France et de nouveau l'Afrique, Denis Oussou-Essui opère une
variation dans la présentation de cet itinéraire en ouvrant le roman sur le retour du héros après
l'aventure européenne. C'est là un traitement particulier du temps sur lequel nous reviendrons
dans les techniques de narration. La vie africaine de Kango Lagou, le héros de La Souche
calcinée, est comparable à celle de Kocoumbo. Il quitte assez tôt l'Afrique pour l'Europe. De
même qu'Aké Loba en effet, Denis Oussou-Essui présente l'itinéraire de jeunes gens de Côte
d'Ivoire qui, tout comme les personnages de Kocoumbo, l'étudiant noir, quittent très tôt leur

450
Lesfarmes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
femme. Ces personnages féminins manifestent une volonté normale de vie et d'adaptation
courageuse aux situations.
Mongo Beti se sert des personnages de femmes dans Perpétue à la fois pour décrire la
coutume et élaborer la dramatisation de l'histoire racontée. Maria et Perpétue sont des
personnages qui incarnent, la première la coutume comme une conscience traditionnelle qui
guide les décisions concernant la famille et le mariage", la seconde les maux et malheurs causés
par la coutume. La responsabilité, soulignée avec insistance par Essola, de Maria dans les
épreuves et la mort de Perpétue constitue une manière pour Mongo Béti de montrer des
personnages de femme particulièrement martyrisés par l'Histoire et les responsables de
l'éducation et du gouvernement des populations, par conséquent Baba Toura et son régime.
C'est ainsi que les choses sont présentées dans le roman. Et les rubénistes pensent que la mort
de Perpétue a un lien avec la mort de Ruben. C'est le peuple martyr qui souffre de la perte de
Ruben. Mongo Beti a créé un symbole dans lequel les personnages de femme, Maria et
Perpétue surtout, concourent à une représentation dramatisée de la vie au Cameroun sans Baba
Toura. La famille de Wendelin Essola est le symbole du peuple camerounais et l'échec de sa
lutte pour l'indépendance et la prospérité est symbolisé par un triple échec: Wendelin échoue et
n'est plus qu'Essola à sa sortie de prison, Martin n'arrive pas à être un homme capable de
réussir quelque chose pour lui-même encore moins au profit de sa famille. Il n'est qu'un
ivrogne qui a profité de la dot donnée à Maria au mariage de Perpétue. Celle-ci échoue aussi
dans son ambition de remplacer un jour le docteur Délestrane parce qu'elle a été arrachée trop
tôt de l'école pour un mariage forcé.
Fantouré use de la même diversité que Kourouma dans la création des figures de
femme. Il ne les idéalise pas ni ne s'attache seulement à la dramatisation par les malheurs de
femmes. Amiatou qui n'a plus revu Bohi Di pendant cinq ans donne un nouveau père à Tombie
Di leur fille. Forte et honnête, elle explique ses raisons à Bohi Di et choisit de vivre dans les
conditions de son nouveau mariage. Bohi Di est le prétexte commode pour le romancier de
présenter une variété de femmes dont deux, du fait de leur liaison intime avec lui, apparaissent
incarnant des formes de résistance de la femme à l'étouffement par la coutume: la sixième
épouse1 du mari paresseux et jaloux offre avec spontanéité et une grâce engageante une nuit
d'amour à Bohi Di, sans aucun problème de conscience. C'est elle qui informe qu'elle est
sixième épouse et que son mari paresseux n'arrive pas à nourrir ses quinze enfants. Une autre
figure de femme, Mayala, est créée pour accuser la polygamie. Elle aime Bohi Di mais ses
parents la marient à un homme qui réside à Porte Océane. Elle est onzième épouse. Bohi Di
passe plus de nuits d'amour avec Mayala que le mari de Mayala avec elle dans le même mois. Et
Bohi Di qui raconte sa propre aventure, confie au lecteur: "au bout d'un trimestre - que Dieu
A. FANTüURE, Le Cercle des Tropiques, p. 56.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
451
me pardonne - quelque chose avait changé dans sa ligne: un ventre un peu bedonnant". L'issue
de l'histoire est heureuse: "le mari ignorant tout de mon existence, organisa une fête. Lorsque
le lendemain Mayala m'apprit la joie de son époux pour la prochaine naissance de son vingt-
sixième enfant, j'eus un serrement de cœur1", La <;ritique de la polygamie est réalisée ici par une
liberté de la femme qui ne paraît pas immorale en raison du sentiment de juste résistance
approuvée qu'elle crée. Fantouré a ;par d'autres personnages de femme, montré qu'il n'a guère
l'intention de créer des images défavorables de femme. Mariam l'épouse de Mellé Houré est
l'incarnation des vertus de la femme et surtout du courage. Elle a eu le courage rare de dire les
vérités les plus brutales dont un homme des Marigots du Sud n'aurait jamais pensé qu'on
puisse les dire au Messie-koï Baré Koulé dans son bureau2.
La création des personnages féminins tend plutôt à grandir la femme dans ce courant de
création. Mundimbe crée dans Entre les eaux des combattantes et dans le maquis c'est une
femme, séduisante par ailleurs, qui interroge Pierre Landu sur les raisons de sa présence dans le
maquis. La grâce d'Antoinette est telle que pendant qu'elle interroge Pierre Landu celui-ci
contemple le regard limpide de la femme et s'interroge intérieurement sur les effets prochains du
temps sur ce regard3.
Mais parmi les romanciers ayant présenté des itinéraires spirituels dans le courant des
mœurs politiques c'est certainement Jean Pierre Makouta-Mboukou qui sur le problème de
l'amour et de la vie spirituelle a créé les figures de femme les plus impressionnantes. Dans Le
Contestant l'itinéraire à trois déjà mentionné ci-dessus de Jean Kayilou, d'Evelyne son épouse
et de Myriam sa maîtresse aboutit pour cette dernière au statut de Sœur Evelyne de Saint-
Sauveur dans un couvent austère à la règle sévère. Avant ce terme qui révèle l'intense vie
spirituelle de Myriam devenue religieuse, Evelyne, qui demeure l'épouse de Kayilou et dont eUe
ne prend plus que le prénom s'est révélé d'une grandeur d'âme exceptionnelle. Elle fait montre
d'une capacité d'initiative, de comportement novateur comparables à ceux de Jean Kayilou
devenant, contre vents et marées, pasteur des indigents dans les prisons: Evelyne innove avec
révolution et humanité en soignant chez elle, dans son propre lit conjugal, sa rivale Myriam
devenue démente par amour pour Jean Kayilou. Myriam guérie et devenue Sœur Evelyne de
Saint-Sauveur innove avec détermination, entêtement même, amour et humanité, en réussissant
à introduire et à soigner dans un couvent, jusqu'à sa mort, Jean Kayilou "paralysé jusqu'au
nombril", Les personnages de haute vie ,spirituelle ainsi créés élèvent particulièrement la femme.
Dans l'univers créé par les romanciers qui s'en prennent aux mœurs politiques à
l'époque de l'indépendance, par conséquent les personnages féminins créés, le sont dans le
1
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 81.
2
Idem. Ibidem, p. 206-207.
3
V~Y. MUDIMBE, Entre les eaux, p. 32.

452
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
souci de grandir la femme, de la montrer résolvant des problèmes modernes de vie, se
comportant avec une dignité exemplaire et affirmant par là une modernité de son identité
accordée à la diversité de la vie et de ses problèmes.
La création des personnages en général, dans ce courant des mœurs politiques entre
1960 et 1976, est fondée à la fois sur des exigences d'art et de signification symbolique. Les
personnages de premier plan, le héros précisément, servent, en même temps que le projet
critique du roman, l'élaboration d'une fresque tendant à faire voir un pays entier dans sa vie
quotidienne: l'espace rural et l'espace urbain, la vie dans ces deux cadres sont révélés à la
faveur du héros qui se déplace, y vit successivement. Cette vie sous les soleils de
l'indépendance africaine est uniformément présentée comme austère, violente même,
caractérisée par la misère des humbles. Les personnages créés le sont dans le souci de présenter
le contexte historique, politique et social. Leur variété permet ainsi une nette diversité de la
représentation donnée par la misère, la rigueur de l'autorité et la volonté de vie et de dignité, en
dépit des épreuves, de tous ceux qui souffrent.
Il est par conséquent opportun à présent d'examiner les thèmes de critique d'un tel
monde, les reproches que, dans le détail et en général, les romanciers font à l'ordre nouveau
sous les soleils de l'indépendance.
B. THEMATIQUE
Le courant des mœurs politiques est comparable, sur le plan de sa thématique, à celui
des procès de la colonisation: un certain monolithisme thématique les caractérise. Dans l'un, les
romans présentent la colonisation comme responsable de tous les maux et malheurs des
colonisés, dans l'autre, l'accusation demeure en changeant de cible. L'indépendance, les
"soleils" de l'indépendance africaine, les nouveaux chefs de l'Afrique des responsabilités
africaines, les nouveaux régimes politiques, en bref, sont coupables des malheurs en Afrique.
C'est l'écho général des voix d'insatisfaction qui se font la voix des déçus de l'indépendance.
Les fictions créées tendent à exprimer, symboliquement ou explicitement, cette appréciation de
la nouvelle situation politique de l'Afrique.
Les romans de ce courant, l'analyse du cadre spatial ci-dessus présentée l'a montré, ne
privilégient pas l'espace urbain aux dépens de la représentation de l'espace rural. L'accusation
est globale et élabore une image d'un pays entier chaque fois. Elle dit comment le pays est géré.
Et ce point de vue est dénonciateur. Quels sont alors les éléments de cette accusation globale?
On peut les regrouper sous trois rubriques: les rigueurs du nouveau pouvoir d'abord, ensuite
ce que Fama appelle la bâtardise, enfin la misère fort diverse sous les nouveaux soleils.

Partie III. Chapitre N. Le procès de l'indépendance.
453
Le pouvoir à l'époque de l'indépendance est caractérisé d'abord par la structure: il a
pour source et fonne à la fois·le parti unique. La critique en est générale chez les romanciers.
L'Afrique découvrit le parti unique avec l'indépendance dit Kourouma. "Le parti unique, le
savez-vous? poursuit-il, ressemble à une société de sorcières, les grandes initiées dévorent les
enfants des autres l ". Fantouré signale un inconvénient encore plus grand: à la faveur du parti
unique s'installe dans les Marigots du Sud le "messie-koïsme" de Baré Koulé qui pennet au
nouveau chef de régner en tyran sanguinaire. L'on en vient à constater: "Le Parti a remplacé
Dieu et pris le visage de la souffrance et de la mort2". La rigueur, la cruauté même du pouvoir
est rendue possible par le caractère incontrôlable de l'autorité du chef qui est à la fête du parti
unique et de l'Etat. Il autorise alors tous les abus, n'étant pas contrôlé. C'est ce qui caractérise
la gestion de Baba Toura. Les intellectuels qui discutent sur le pillage des ressources du pays
sous Baba Toura s'interrogent : "Que devient l'or que l'on extrayait à Bétaté sous la
colonisation? On n'en entend plus parler depuis l'indépendance, comme par hasard3". Organisé
de manière à donner au chef un pouvoir illimité, le parti est assez souvent d'un apport nul pour
les laissés-pour-compte, les oubliés de l'indépendance comme Fama. Le nouveau pouvoir fait
de Fama un "vautour". Il fait pire plus tard en le condamnant à vingt ans de réclusion criminelle
à la suite d'un procès auquel il ne comprend rien. Fama, cependant, est plus heureux que les
citoyens des Marigots du Sud. Le Messie-Koï Baré Koulé a la manie des complots qui est fatale
à ses concitoyens. La tyrannie est la fonne suprême du risque que comporte le caractère illimité
du pouvoir, favorisé par la réalité du parti unique.
Les rigueurs du pouvoir à l'époque de l'indépendance sont diversement critiquées par le
roman. La fiction qu'elles inspirent est successivement contestataire et subsersive. Celle qui est
contestataire présente une représentation de la société de l'indépendance avec une description
détaillée de ce qui ne va pas. Il en est ainsi dans Les Soleils des Indépendances. Ahmadou
Kourouma s'y amuse aux dépens du parti unique, de l'arbitraire des pouvoirs (Fama est
condamné à vingt ans pour avoir été gratuitement mélé à un complot plus fictif que réel), de la
corruption (Fama est un oublié lors du partage effectué par les profiteurs de l'indépendance), de
la "bâtardise. Mais la fiction romanesque se fait subversive dans d'autres œuvres : elle se
présente comme une action violente, organisée en réaction à la manière dont la société de
l'indépendance est gouvernée. Le coup d'Etat dans Le Cercle des Tropiques, le maquis d'Entre
les eaux, et dans Perpétue constituent des exemples de l'évolution de la fiction sur les mœurs
politiques qui passe, après Les Soleils des Indépendances, progressivement de la description à
l'action contre les maux décrits, de l'image du constat désolé à celle de la réaction résolue,
organisée et violente. Cette évolution s'affinnera de plus en plus après 1976 avec Une Aube si
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 23.
2
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 136.
3
M.BETI, Perpétue, p. 76.

454
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
fragile d'Ibrahima Signaté, Kotawali (1977) de Guy Menga et Le Dernier de l'empire (1982)
d'Ousmane Sembène.
Le deuxième thème de la critique des mœurs politiques à l'époque de l'indépendance,
après les rigueurs du pouvoir, c'est la "bâtardise". Ahmadou Kourouma a tiré un parti
admirable de ce mot pour le ton général des Soleils des Indépendances. Le terme a un sens
social; qui est né hors mariage, qui est illégitime. Le prince Fama juge le nouvel ordre des
choses en république des Ebènes par référence à ses propres origines, à sa légitimité. L'humour
de Kourouma a créé un Fama vivant dans la conscience de ses origines et de leur gloire malgré
l'accélération de l'histoire. La bâbardise est d'abord tout ce qui s'oppose à cette authenticité des
origines. Le griot qui s'est disputé avec Fama est un "bâtard de griotl ", pas un vrai griot. La
bâtardise est ensuite l'aspect des choses vues par Fama. Dans ce sens elle désigne tout ce qui
est mauvaise gestion de la société à l'époque de l'indépendance. C'est pourquoi, bien que les
autres romanciers du courant des mœurs politiques n'aient pas eu l'heureux usage humoristique
du mot "bâtard", il peut être utilisé, au sens de Kourouma, pour désigner les sujets de critiques
dans les mœurs politiques, développés par ces romanciers: le néocolonialisme qui apparaît
dans le pillage du pays au profit d'étrangers naguère coloniaux. Les intellectuels mis en scène
par Mongo Beti pensent plus précisément aux exploitants toubabs qui corrompent les
conservateurs2 des forêts et, tout tranquillement ensuite, pillent et saccagent ces richesses
naturelles. A cet exemple s'ajoute celui des richesses qu'on exploite et dont on ne parle plus
depuis l'indépendance, comme l'or déjà cité ci-dessus. La bâtardise en mauvaise gestion de
l'Etat post colonial a un aspect encore plus tragique dans Le Cercle des Tropiques. La déception
née des réalités de l'indépendance est en contraste frappant avec les promesses sur une situation
mythifiée avec beaucoup de capacité de séduction sur les lendemains immédiats qui devaient
être enchanteurs. Les désillusions ont été bien grandes. Le chômage est aussi important que
lorsque Baré Koulé cherchait le pouvoir. Le fait du chômage est également présenté par les
auteurs de Perpétue et des Soleils des Indépendances. L'ordre de la "bâtardise", quel que soit le
roman considéré, apparaît négatif, sans réalisations sociales, ayant développé le chômage des
artisans (comme dans Perpétue) et des ouvriers, qu'ils soient agricoles ou des villes, comme le
montrent les événements dans Le Cercle des tropiques.
La conséquence de la "bâtardise" en mauvaise gestion de la société postcoloniale est la
misère très diversement présentée. Les i.ndépendances apparaissent la négation de réalisations
sociales. Que l'on considère l'école ou les services de santé, l'accusation du romancier est
toujours énergique, soit par le silence total signifiant que tel domaine n'intéresse pas le régime
qui gère un Etat (c'est le cas avec le messie-koïsme dans les Marigots du Sud), soit par la
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 12.
2
M.BETI, Perpétue, p. 75.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
455
création de scènes sur l'incurie, la corruption et la confiscation des moyens de santé par les
agents des forces de l'ordre au profit de leurs familles. Mongo Beti a longuement montré dans
Perpétue de telles scènes en rapport avec les grossesses successives de l'héroïne.
La misère est matérielle, morale et physique dans la représentation de l'indépendance.
Qu'il s'agisse de l'arrière-pays ou de la ville la déception est grande sur les illusions à la veille
de l'indépendance. La vie quotidienne décrite par les romanciers accusateurs du nouvel ordre
est celle d'êtres matériellement démunis parce qu'il n'y a pas ou plus de travail. Cette situation
entraîne une misère morale, celle du sentiment d'impuissance diversement vécu. Fama,
l'oublié, n'a rien obtenu des indépendances qui puisse le nourrir, car "la carte d'identité
nationale et celle du parti unique" ne se machent pas. Et comme il est trop vieux travailler la
terre dure du Horodougou, "il ne lui reste qu'à attendre la poignée de riz de la providence
d'Allah en priant le Bienfaiteur miséricordieux1.•. " L'insécurité matérielle qui crée la misère
morale fait que des personnages comme Martin, symbole du petit peuple, s'évade dans l'alcool
et s'abîme par le karkara. Quant à la misère physique, elle prend la fonne des souffrances dans
les geôles comme celles des Marigots du Sud où le Messie-koï Baré Koulé envoie si souvent
des innocents coupables de ne pas penser comme lui. La prison est une réalité constante dans
l'accusation de l'ordre postcolonial par le roman Lieu de souffrances elle n'est pas toujours
décrite. Mais sa caractéristique constante est un espace de l'ombre, de la violence subie par des
innocents, de la mort. Les prisons du Nord dans Perpétue, la prison dans laquelle Fama devait
purger vingt ans de réclusion criminelle, la prison de Porte Océane où Benn Na meurt faute de
soin et sans l'assistance d'un prêtre2 sont des cadres de tortures physiques et morales.
La thématique des romans de mœurs politiques entre 1960 et 1976 est une thématique de
l'accusation. Les romanciers, par les thèmes qu'ils traitent, élaborent une image qui est
partisane, bien que l'art lui donne un aspect d'objectivité persuasive, et qui tend à nier toute
valeur positive à la gestion de la situation postcoloniale. Le pouvoir s'appuie sur une
organisation politique, le parti unique, qui favorise le pouvoir personnel, le régime développe la
misère sur les plans économique, social et des libertés du citoyen. L'autorité est exercée avec
cruauté (le pouvoir tue, emprisonne, réduit au silence) ; il n'y a pas assez de travail, les laissés-
pour-compte de l'indépendance vivotent et la misère n'est pas atténuée par une perspective
raisonnable de fin possible. L'univers créé est infernal et figure un "cercle de zinc" d'où il n'est
pas possible de s'évader.
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 23.
2
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 209-2]0.

456
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
c. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Les romans de mœurs politiques révèlent une puissance de création qui apparaît mieux
sans doute si l'on analyse les techniques mises en œuvre dans le développement des récits
présentés. Qu'il s'agisse des techniques de narration ou des techniques d'expression
romanesque, l'analyse gagne à être centrée sur les œuvres qui présentent le plus de créativité
dans les techniques du récit. C'est pourquoi les romans qui, jusqu'ici, ont principalement servi
d'exemples pour illustrer les traits caractéristiques de la veine des mœurs politiques entre 1960
et 1976, ceux de Beti, de Fantouré et de Kourouma, seront privilégiés dans l'analyse.
C.l. Techniques de narration.
La veine des mœurs politiques est peu propice à la mise en œuvre de la distanciation par
laquelle le romancier créateur s'efface tout en racontant, ayant confié la narration à une instance
de présentation distincte de lui. Sans doute Ahmadou Kourouma est-il un romancier détendu
qui sait raconter sans s'irriter des réalités décrites, ni des personnages qu'il crée mais le fait
n'est guère d'une conséquence décisive sur le problème de l'identité du narrateur et de l'auteur,
dans les romans de la veine des mœurs politiques en général, et celui de Kourouma en
particulier. Kourouma, Beti et Fantouré sont diversement identifiables chacun dans le narrateur
de son roman. Fantouré est certainement celui qui paraît le plus absent de son œuvre.
Néanmoins son appréciation du Messie-koï Baré Koulé crée des entorses à cette objectivité
réussie dans la majeure partie du roman. Le Cercle des Tropiques est l'œuvre de quelqu'un qui
hait Baré Koulé qui n'est pas seulement un être de fiction; c'est la représentation du premier
président de la Guinée indépendante, Sékou Touré. Avec le maître de Conakry la production
littéraire guinéenne est en majeure partie une littérature d'exilés. Fantouré à tiré le personnage de
Baré Koulé de la donnée historique sur le passage de la Guinée du statut de colonie à celui
d'Etat indépendant (les mouvements sociaux et les hommes qui les ont animés sont recréés), de
ses haines personnelles aussi, concernant le régime guinéen qu'il recrée sous la forme du
messi-koïsme, le personnage du chef comme responsable principal des maux et malheurs
décrits. Fantouré n'a pas réussi l'objectivité sereine jusqu'au terme du roman. Son jugement
personnel, sa haine et son mépris apparaissant dans l'élaboration de la scène du coup d'Etat qui
lui a permis d'exercer une certaine cruauté sur le personnage de Baré Koulé, en le montre dans
la souffrance de se sentir déchu. La scène se termine par ces gestes et ce jugement: "Baré
Koulé s'écroula soudain sur la table couverte d'une nappe rouge. Sous sa tête un gros bloc de
papier - ses discours - le seul don qu'il eût jamais fait à la population des Marigots du Sud: du
vent !l"
A. FANTüURE, Le Cercle des Tropiques, p. 310.

Partie lll. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
457
L'identification du narrateur et de l'auteur est plus aisée quand il s'agit de Mongo Beti
dans Perpétue. Beti est un auteur nerveux, crispé, qui s'irrite de la situation qu'il crée pour
représenter l'indépendance. Le Cameroun souffrant qu'il recrée pour une image de l'Afrique
post coloniale ne le laisse guère indifférent. Au contraire, les faits présentés le navrent. Les
personnages qui en sont responsables et qu'il a créés (malgré le succès de la technique de
présentation objective le lecteur sent que le contenu des personnages comme Baba Toura et
. Edouard est personnel à Beti, est créé par lui), les personnages comme Baba Toura, et ses
divers agents, comme Edouard l'époux de Perpétue, comme Essola, non seulement n'ont pas la
sympathie de l'auteur mais sont très vigoureusement haïs de lui. Mongo Beti traite
régulièrement Essola de "renégat du P.P.P.", accable Edouard de tous les faits de médiocrité,
fait de Baba Toura un piètre petit fonctionnaire surpris par des honneurs de chef d'Etat et
n'arrivant pas à assumer son statut de Président par la personnalité qui sied à ce rôle. La
conséquence de cette crispation de l'auteur est l'identité unique commune à l'auteur et au
narrateur ainsi que le ton uniformément sérieux.
De même que s'agissant de Perpétue et l'habitude du malheur et du Cercle des
Tropiques, de même concernant Les Soleils des Indépendances, l'auteur et le narrateur sont
identiques. Ahmadou Kourouma est une personnalité qui est à l'opposé de Beti comme
créateur. Il s'identifie au style qu'il a créé et sur lequel nous reviendrons. Il ne se distingue pas
d'une manière spécifique de conduire le récit et de lui donner un ton de gaieté. Son style est son
tempérament. Il est le narrateur, présentateur ironique de Fama Doumbouya.
Une première caractéristique de la narration, par conséquent, dans le courant des mœurs
politiques entre 1960 et 1976 dans les œuvres de trois romanciers, est que l'auteur et le
narrateur sont identiques. Le fait se perçoit malgré l'objectivité affectée et qui, chez les autres
romanciers que Beti, Fantouré et Kourouma, cache suffisamment l'identité de l'auteur.
La deuxième caractéristique de la narration concerne l'art de la représentation. Celle-ci
est satirique. Les romanciers élaborent l'image d'une société représentant l'Afrique noire post-
coloniale. Mais il s'agit pour eux de présenter cette société post-coloniale en ne disant que les
insuffisances, maux et malheurs qui les navrent. Très délibérément, ils élaborent une image à
valeur de satire. Les procédés de cette représentation partisane concernent l'invention de
l'histoire racontée et la manière de la narration (le ton, et la langue, le symbolisme). La fable
inventée peut avoir par elle même une valeur satirique: les malheurs de Perpétue, ceux de
Fama, les moyens de l'ascension du messie-koï Baré Koulé et la manière dont il exercice le
pouvoir constituent, pour les romanciers, une accusation dénigrante des pouvoirs politiques et
de leurs détenteurs surtout. Il est un procédé très en relief dans le courant des mœurs :
l'accusation systématique. Le procédé consiste, au fur et à mesure que l'histoire est racontée,

458
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
que le roman prend forme, à présenter tous les malheurs décrits comme dus au nouveau
pouvoir désigné diversement, selon le tempérament du romancier, la dénomination étant directe
ou bien poétique et humoristique comme par exemple les "Indépendances". L'accusation
systématique est un procédé narratif en ce qu'elle ne se réduit pas à l'analyse. Le roman
s'élabore traditionnellement en mêlant analyse et représentation, celle-ci étant d'autant plus
développée que le véritable romancier parle par images, s'exprime et crée la signification en
produisant des scènes en faisant voir plutôt qu'en développant un discours d'analyse..
L'accusation systématique est une manière de renouveler l'analyse par le contenu qui est le plus
souvent des jugements affirmant une responsabilité, celle qui est à l'origine des réalités
présentées. Mongo Beti, Alioum Fantouré et Ahmadou Kourouma usent de l'accusation
systématique avec un relief qui n'existe dans les romans d'aucun autre romancier du courant
des mœurs politiques.
Mongo Beti tend à montrer, par l'accusation systématique, la misère de tout un peuple
écrasé par un pouvoir tyrannique. La répression des rubénistes et l'appauvrissement du petit
peuple dans le Sud Cameroun sont présentés dans Perpétue et l'habitude du malheur comme la
première manifestation du nouveau pouvoir à Essola qui redécouvre le pays après six ans de
prison dans le Nord. Le Sud apparaît une région en état de guerre. La densité des forces de
l'ordre est impressionnante et frappe Essola qui traverse le pays du Nord au Sud. Tout ce
déploiement d'une force qui détruit (les rubénistes sont pourchassés, tués et exposés) est
associé à l'indépendance et au pouvoir de Baba Toura: "Dès le lendemain de la déclaration
d'indépendance, assurait-on, les rares militants encore actifs avaient été démasqués, condamnés
par les tribunaux de la jeune République sous le chef de banditisme terroriste et fusillés sur la
place publique, après avoir été promenés de village en village1." Cette information donnée à
Essola qui, rappelons-le, redécouvre le pays, n'est pas la seule image de misère du peuple.
Ntermelen et les villages suivants, sur le chemin d'Essola, montrent "le visage d'une
mystérieuse désolation2". La plupart des personnes que l'on voit sont des hommes entre deux
âges. On dirait que les villages sont abandonnés. Les rares hommes que l'on voit sont des
loques qui comme Martin s'abîment en absorbant du karkara. Tout ce malheur général est
déclaré dû à l'indépendance et à Baba Toura. Le karkara
ne se buvait que de manière
clandestine à l'époque coloniale: "Avec Baba Toura ou ne se gêne même plus, çà se fait
presque sur la place publique3". La misère est présentée comme organisée par le pouvoir pour
une maîtrise plus aisée exercée sur les populations. Le camionneur grec, qui a assez la liberté
pour dire ce qu'il pense sans risque pour sa vie, ironise: "Comme ce doit être commode de
régner sur des ivrognes4!"
1
M.BETI, Perpétue, p. 12.
2
Idem, Ibidem. p. 13.
3
Idem. Ibidem. p. 15.
4
Idem, Ibidem. p. 20.

Partie /Il. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
459
La variation de l'accusation, de son contenu s'entend, pennet à Beti de diversifier la
présentation, l'image du pays. L'auteur de Perpétue rappelle qu'Essola est un "renégat du
P.P.P." Ce qui explique la sérénité avec laquelle il découvre le visage accablé d'un monde qu'il
y a six ans il avait vu sans de telles épreuves. Mais la variation de l'accusation concentre le
regard sur le pays et ses réalités plutôt que sur le personnage itinérant qui les découvre.
L'absence de réalisation dans les domaines médical et scolaire est soulignée avec insistance." Le
nouveau pouvoir gère, et mal, un héritage de l'époque coloniale, qu'il s'agisse des services de
santé ou de l'école. L'incurie du régime de Baba Toura autorise le pillage des richesses
naturelles du pays. Mongo Beti crée une scène de discussion d'intellectuels en chambre sur la
question, soulignant leur impuissance ~utant que leur révolte devant la corruption, la rigueur de
l'autorité et l'absence totale de souci du bien public. La misère des populations qui prend
souvent la fonne de la mort faute de soins les amène à affinner une liaison entre la mort de
Perpétue et l'assassinat de Ruben, à considérer, ce qui apparaît dans la présentation, le pouvoir
de Baba Toura comme synonyme de misère des populations.
Ahmadou Kourouma charge un personnage, Fama Doumbouya le héros du roman, de
l'accusation systématique. L'accusé est moins individualisé dans Les Soleils des Indépendances
que dans Perpétue et l'habitude du malheur. Kourouma qui, comme Mongo Beti, s'attache à
élaborer une image défavorable sur l'indépendance, parle plutôt de la nouveauté, scandaleuse
pour son héros, de toute une époque, la "bâtardise". Celle-ci est due à une causalité diffuse que
l'humour du romancier appelle "les soleils de l'indépendance". Fama vit concrètement le
scandale des nouveaux "soleils" : les "indépendances" maléfiques ont réduit Fama à la condition
de "vautour". Il en a tout naturellement une conscience désolée: "lui, Fama, né dans l'or, le
manger, l'honneur et les femmes! Eduqué pour l'or à l'or, pour choisir le manger panni
d'autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses! Qu'était-il devenu? Un charognard... 1"
Mais le sort de Fama n'est qu'un exemple parmi d'autres dans une situation générale
défavorable aux nègres. Leur situation n'a pas changé avec l'indépendance. Ils demeurent des
miséreux comparés aux colonisateurs encore présents en République de la Côte des Ebènes.
Dans la rue Fama constate les contrastes de situation que présente l'image des quartiers, le
symbolisme de ces contrastes ne lui échappe pas: le "quartier des Blancs présente ses blancs
immeubles dominant le quartier des Nègres. Les indépendances n'y peuvent rien; le Nègre est
damné", conclut Fama2. Les maux et malheurs de Fama en particulier, du Nègre en général sont
dus, selon l'humour de Kourouma qui crée une fiction contestaire en s'amusant, à la causalité
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances. p. la
2
Idem, Ibidem, p. 18

460
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
désignée, sans crispation, par la formule "Les Soleils des Indépendances ", c'est-à-dire
l'époque nouvelle.
L'accusation systématique n'est pas monotonie de l'accusation. Kourouma varie
circonstanciellement l'accusateur dans une situation de Fama où il choisit d'être silencieux.
Dans le camion du chauffeur Ouedraogo, mécontent d'avoir été invité à descendre pour prendre
le camion de tête de file et d'avoir ainsi été amené à menacer le délégué du syndicat national des
transporteur et à injurier "tout le monde, le délégué et le syndicat de tous les bâtards, le père et
la mère des indépendances", Fama a gardé le silence pendant le voyage. Kourouma confie
alors l'accusation des nouveaux "soleils" à Diakité. Rescapé de la partie du Horodougou qui se
trouve en République populaire de Nikinaï, Diakité qui est causeur, parle de cette république
caractérisée par le socialisme et le parti unique. Il a quitté son pays en raison des épreuves
imposées à sa famille par le socialisme. "Son père était un riche notable (soixante bœufs, trois
camions, dix femmes et un seul fils, lui, Diakité) quand arrivèrent l'indépendance, le
socialisme, et le parti unique1". Le père de Diakité a été appauvri par les cotisations versées au
parti unique et par les contributions à l'investissement humain. Mais le plus grave dans
l'aventure de Diakité dont le père perdit ses richesses a été le mauvais traitement qu/il subit de la
part de la jeunesse du parti unique dans son village. N'ayant pu quitter ni les bœufs ni le lougan
de son père, il n'a pas participé à la construction d'un pont. Pour avoir foulé ce pont il est
ligoté, déculotté et battu, attaché comme un chien à un pieu du pont. L'humour de Kourouma
explique la philosophie de cette rigueur: "Le père de Diakité courut, dit-il, supplier le secrétaire
général du parti qui répondit que le socialisme étant la fin de l'exploitation de l'homme par
l'homme, l'on ne devait plus marcher sur un pont à la construction duquel on n'avait pas
participé2" .
Le socialisme comme la cause de maux et malheurs est affinné par l'itinéraire de Diakité
et aussi celui de Konaté qui s'est échappé de la République du Nikinaï avant l'échange de billets
à la suite duquel "tous les commerçant furent irrémédiablement ruinés3". L'indépendance dans
le Horodougou, qu'il s'agisse de la partie République de la Côte d'Ebènes ou bien de celle
qu'occupe la République populaire de Nikinaï où sévit de socialisme, est une époque
d'épreuves et de misère pour les populations: les riches s'appauvrissent, les commerçant sont
ruinés, les princes comme Fama vivotent.
L'accusation des indépendances est dans le roman d'Ahmadou Kourouma un leitmotiv
amusant qui innerve la représentation. Il y a davantage de représentation que d'analyse dans Les
1
A.KüURüUMA, Les Soleils des Indépendances. p. 86.
2
Idem, Ibidem, p. 87.
3
Idem, Ibidem, p. 88.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
461
Soleils des Indépendances. Toutes les tribulations de Fama, les mésaventures de Diakité et de
Konaté accusent les indépendances.
La représentation est encore plus nette et développée dans Le Cercle des tropiques. Elle
concerne les méfaits de Baré Koulé. Alioum Fantouré qui, comme Mongo Beti, individualise
l'accusé dans le procès de l'indépendance, a particulièrement développé les malheurs causés par
le maître des Marigots du Sud. On peut en distinguer deux périodes, celle de l'action de Baré
Koulé pour accéder à la direction du pays d'abord et, ensuite, celle de l'exercice du pouvoir de
messie-koï des Marigots du Sud. Baré Koulé luttant contre ses concurrents politiques, organise
le désordre dans la société en créant le phénomène de la folie des marchés, dont il accuse ses
adversaires, réussissant ainsi à passer pour un homme d'ordre et à mettre l'administration
coloniale de son côté dans la compétition politique. Dans cette période il est prodigue de
promesses sur l'indépendance. Quant à la période de l'exercice du pouvoir, elle est caractérisée
par le pouvoir personnel. Le Parti, c'est-à-dire le Messie-koï Baré Koulé, multiplie les crimes l .
La vie aux Marigots du Sud est une soumission à un démon du mal. L'indépendance a apporté
le contraire de la prospérité, l'appauvrissement organisé. L'on est loin de ce que Baré Koulé
promettait. L'indépendance devait apporter les richesses aux Marigots du Sud, la fin des
impôts, une maison à chaque famille2• Baré Koulé et l'indépendance apportent, au contraire, la
manie des complots3 fatale aux citoyens.
Alioum Fantouré a élaboré l'image d'un pays accablé par un pouvoir personnel et
sanguinaire. Un climat de terreur comme dans Perpétue et une absence totale de bienfaits
apportés par l'indépendance, au contraire les désillusions les plus cruelles résument les
accusations développées dans Le Cercle des tropiques.
Le procédé de l'accusation systématique par conséquent, dans la présentation de réalités
composant une image de l'indépendance, permet au romancier, dans le courant des mœurs
politiques, de critiquer selon son tempérament propre les responsables de la gestion de
l'indépendance en Afrique post-coloniale. L'art narratif de trois auteurs Mongo Beti, Alioum
Fantouré et Ahmadou Kourouma, donne un relief particulier à ce procédé de l'accusation
systématique qui, sans se réduire à l'analyse, constitue une manière de renouvellement de
l'analyse par le contenu. La représentation dans les romans ci-dessus analysés a montré une
humanité accablée, entièrement malheureuse même, ne connaissant aucun répit à ses infortunes
de vie quotidienne. La responsabilité de ce mal est uniformément la même autorité. Mongo Beti
l'appelle d'abord l'indépendance, puis, brutalement, Cheick Baba Toura; Kourouma, plus
détendu et avec un ton plus humoristique, y voit "les Soleils des Indépendances", tandis que
1
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 168.
2
Idem. Ibidem, p. 137.
3
Idem, Ibidem, p. 162.

462
Lesformes du roman négro-africain de ianguefrançaise : 1920-1976.
pour Alioum Fantouré tout le mal vient' de l'ascension et du règne du Messie-koï Baré Koulé.
La causalité unique, l'absence de nuance dans le reproche formulé et de mesure caractérisent,
malgré la différence des tons, le procédé de l'accusation systématique.
La troisième caractéristique de la narration, dans la veine de critique des mœurs
politiques entre 1960 et 1976, est l'utilisation faite par le romancier du mouvement des
personnages pour la représentation de milieux divers de la société. Le procédé du personnage
itinérant, en effet, permet une liaison plausible, vraisemblable et concourt au sentiment de
l'objectivité de la peinture des milieux présentés. Le retour au foyer d'un homme absent depuis
longtemps est, dans Perpétue et l'habitude du malheur, un moyen pour Mongo Beti de montrer
un univers de terreur, un monde accablé, une misère générale que la présentation d'un seul
milieu n'aurait pas permis. Le voyage d'Essola qui, nous l'avons déjà dit, traverse le pays du
Nord au Sud, a cet avantage pour le héros et le lecteur que l'image du pays, six ans après
l'indépendance, est spontanément comparée par Essola à celle qu'il en avait gardée pendant les
six ans de sa vie de prisonnier dans un camp du Nord. Le voyage est habilement entretenu tout
au long du déroulement de l'histoire qui constitue la matière du roman. Mongo Beti réussit à
fonder les déplacements du héros permettant la redécouverte de son monde et sa révélation au
lecteur, en inventant le prétexte de l'enquête d'Essola sur la mort de sa sœur Pertétue.
Alioum Fantouré use d'une technique picaresque, celle du héros aventurier qui quitte
l'arrière-pays pour la ville en quête du travail rémunérateur et du mieux-être. Bohi Di,
successivement cultivateur dans la tradition familiale, apprenti à tout faire au service du vieux
Wali Wali, paysan et curieux chirurgien, planteur installé à son propre compte et travaillant avec
son épouse Amiatou, prolétaire sans qualification à Porte Océane, occasionnellement rabatteur à
la chasse, employé par un patron en chasse "industrielle" pour les peaux de bête, est un
personnage itinérant qui permet un regard sur l'espace rural et sur l'espace urbain. Fantouré
présente ainsi les Marigots du Sud en faisant voir les difficultés des paysans à vivre du produit
de leur récolte en raison principalement des impôts et services divers à payer, en raison du prix
imposé aussi pour les produits agricoles. Bohi Di dans l'espace rural sert de lien entre les divers
milieux. Les paysans adonnés à l'exploitation familiale, les planteurs, très souvent des Blancs,
employant des ouvriers agricoles, les marginaux, parmi ces ouvriers agricoles, que Baré Koulé
a organisés et à qui il s'impose par la menace, des promesses et l'endoctrinement pour une
adhésion à l'attente de son pouvoir à venir. Les réunions nocturnes au pied du mont Koulouma
pour écouter le "maître" aux lunettes noires se tiennent sous la menace et créent
progressivement des adeptes fanatisés pour la cause du Messie-koï Baré Koulé.
Bohi Di est également le lien entre cette présentation du monde rural des Marigots du
Sud et les milieux des chômeurs à Porte Océane. La capitale des Marigots du Sud est en effet

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
463
décrite, d'abord par le bas de l'échelle sociale de manière à faire voir un chômage figuré par de
longue files de journaliers devant les portails des entreprises, autant que par l'errance de Bohi
Di et des ruraux de sa catégorie à Porte Océane, en quête de travail et de moyens de survie.
De même que les voyages d'Essola et de Bohi Di, de même celui de Fama se rendant à
Togobala à la suite du décès de son cousin Lacina constitue une ficelle que se donne le
romancier pour passer de la présentation d'un aspect de la société de l'indépendance à l'autre.
La vie de Fama dans la capitale de la Côte des Ebènes, caractérisée par la pauvreté du ménage
constitué par Fama et Salimata, l'attachement du noble déchu au souvenir des gloires anciennes
et le mépris de la "bâtardise" révèle la face urbaine de l'image élaborée sur la société nouvelle.
Le séjour à Togobala tout comme, du reste, le voyage lui-même ont pennis de montrer la face
rurale de cette même image.
Quête et enquête du personnage principal.
Au-delà du voyage en tant que ficelle narrative qui sert le souci de cohérence dans la
révélation d'un monde, de vraisemblance dans l'élaboration d'un destin individuel, celui du
personnage principal, les romanciers créateurs d'images de la société de l'indépendance ont, de
manière plus persuasive, fondé la représentation de la société: les raisons des mouvements du
personnage principal. En quête du mieux-être par le travail rémunérateur ou bien menant une
enquête aux fins de lumières aussi importantes pour lui que le travail, ou encore se conformant
au rituel des faits et gestes établi par la tradition pour régler la manière des respecter l'éthique et
les valeurs sociales de solidarité et de sens de la famille, le personnage principal, qu'il s'agisse
d'Essola, de Bohi Di ou de Fama, a un souci majeur qui sert la représentation du monde auquel
il est confronté. Fama Doumbouya, l'homme de tradition, se rend à Togobala parce que Lacina
est mort et que, selon la tradition, "il lui incombait de diriger la tribu des Doumbouya1". Mais le
romancier tire profit de cette cohérence dans l'histoire individuelle de Fama en montrant
Togobala et ses caractéristiques: la misère, les croyances, la réalité politique du parti et d'un
pouvoir qui n'est plus celui des Doumbouya malgré les avantages, pour Fama, de la mémoire
des gloires anciennes dans le comportement des vieilles personnes à l'égard de Fama.
De même, concernant Bohi Di, sa vie aventurière faite de changements de cadres
d'activité qui composent un itinéraire d'Iondi à Porte Océane, favorise la création d'une
atmosphère sociale et la présentation de l'organisation de Baré Koulé. Mais semblablement au
voyage de Fama de la capitale à Togobala, le voyage de Bohi Di à la recherche du docteur
Maléké, par sa motivation d'enquête, a permis de montrer comment l'arrière-pays apprécie la
perspective de l'indépendance, quel est l'écart entre la ville et le village dans la situation
politique nouvelle. Bohi Di fait figure de "l'exemple type de la réussite d'un campagnard en
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 92.

l
464
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
1
t
L
ville1". TI est admiré au village parce de cultivateur, chômeur et vagabond, il a réussi en ville:
f
,
"il a appris à lire et à écrire, à faire de la mécanique, à conduire l'automobile2
f
". L'attente de
t:'
;
l'indépendance se confond avec l'espoir chez ces gens simples de l'arrière-pays qui voient en
Bohi Di un modèle admirable. Au-delà de la fièvre de l'indépendance le séjour de Bohi Di dans
l'espace rural a pennis de montrer la différence de niveau de conscience entre le prolétariat rural
et celui des villes et explique l'ascension de Baré Koulé qui a su organiser en milice tous les
humbles révant de l'indépendance comme d'une divinité qui devait apporter la prospérité. La
représentation panoramique de l'espace rural comme un monde avec ses problèmes de vie et ses
préoccupations, et de l'espace urbain conçu de la même façon, a été rendue possible et a produit
des images contrastées malgré les similitudes par le chômage, par la technique du personnage
itiérant. Bohi Di, témoin et acteur dans le changement historique en cours dans les Marigots du
Sud, est comparable à un preneur d'images dont le rôle est d'enregistrer ces images selon sa
perspective spatiale.
L'enquête d'Essola a un rôle aussi important que les déplacements de Bohi Di, dans
l'élaboration romanesque. Par cette enquête, Mongo Beti réalise une double présentation de la
même histoire: la vie de Perpétue. Les événements exposés par le narrateur et montrant
Perpétue arrachée de l'école puis mariée à Edouard constituent une première représentation de la
vie dans ses aspects sociaux (école et santé) et politiques (itinéraire d'Edouard) sous le pouvoir
de Baba Toura. Mais la vie quotidienne dans cette même période apparaît plus en détail dans
l'enquête d'Essola qui est montrée plutôt que racontée. La reconstitution de la vie de Perpétue
au fil des infonnations reçues est un moyen habile, dans la représentation d'une période de la
société de l'indépendance, pour montrer la réalité sociale qui va de mal en pis: les grossesses
successives de Perpétue et les maux et malheurs liés à ces états de femme, la perte progressive
de la vertu par l'épouse d'Edouard qui devient la femme de trois hommes Mbarg'Onana,
Zéyang-Ie- Vampire et Edouard-le-Légitime. Plus que l'itinéraire de vie de Perpétue, c'est
surtout la vie quotidienne de la femme dans cette société dont Zombotown n'est qu'une image
symbolique que l'enquête d'Essola révèle. Le narrateur précise cette image en qualifiant
Zombotown de "cimetière de morts vivants du sexe féminin grouillant de fantômes de
Perpétue3". La misère des femmes est une violente accusation de la société du règne de Baba
Toura. La femme y perd ses grâces et sa vertu: "Malaxée, dit Beti le narrateur, broyée par la
vie, avilie, aveulie, à trente ans gonflée d'eau et de mauvaise graisse, ayant cessé d'inspirer le
désir, troquant d'une noble peine contre la tiède caresse d'un éphèbe hautain, sucée par
l'égoïsme avide de ses enfants grandis, cette admirable femme n'eût survécu qu'au prix
d'incarner l'avatar trivial de la femme profanée4."
1
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 138.
2
Idem, Ibidem.
3
M.BETI, Perpétue, p. 265.
4
Idem, Ibidem.

Parlie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
465
L'enquête est ainsi la fonne de la narration qui révèle le plus en détail, sans l'aspect d'un
discours sociologique décrivant la société, mais au contraire en entretenant la vraisamblance de
la fiction, les réalités qui décrivent l'épreuve de la société entière et dont par ailleurs le
romancier accuse "Son Excellence Bien Aimée Cheik Baba Toura". Par l'enquête Mongo Beti
établit un élément majeur d'une esthétique de l'accusation dans le roman. Une telle esthétique
s'élabore, certes, par la création des personnages (l'image du chef, l'itinéraire du personnage
principal) mais aussi par les autres modalités de l'accusation constituant les techniques
d'élaboration d'une image de la société. La peinture de la vie quotidienne, dont l'enquête
d'Essola est un moyen, est une des modalités de l'accusation et l'enquête concourt à établir une
esthétique de l'accusation. Elle est d'autant plus intéressante à identifier dans l'art de Beti que
cette manière de raconter en critiquant violemment la société de l'indépendance diffère de celle
du pamphlet dont l'esthétique est faite, entre autres moyens, d'attaques directes, de violence de
l'expression même si, comme Daniel Ewandé dans Vive le Président, le pamphlétaire use
d'humour et fait de son texte comme un immense éclat de rire. Par l'enquête le romancier fait
des témoins qui infonnent, et parfois aussi du narrateur, les présentateurs des faits qui, par eux-
mêmes, accusent.
L'art de la narration, par conséquent, sert bien le projet de représentation de la société de
l'indépendance. Qu'il s'agisse du mouvement des personnages, de la quête qui est le motif de
ces déplacements ou de l'enquête que mène un personnage de premier plan, la manière dont la
narration est menée concourt à donner une image générale de la société par le cadre spatial et
temporel, par l'atmosphère sociale, par les caractéristiques morales de cette société. L'image
ainsi produite a valeur d'accusation. Le romancier a élaboré une représentation de la société de
l'indépendance non pour la faire admirer mais ayant choisi de n'en dire que les maux et
malheurs. La narration qui sert ce projet concourt à élaborer une esthétique de l'accusation dont
l'enquête est un élément des plus remarquables.
Le traitement du temps.
Le traitement du temps dans le roman peut concourir à l'analyse de l'intériorité des
personnages, en particulier par les ruptures de chronologie qui pennettent soit une plongée dans
le passé (le retour en arrière) soit une projetction dans le futur révélant les intentions, désirs ou
rêves de personnages. Mais les romanciers qui font le procès de l'indépendance ne créent pas
des personnages bien complexes. Le temps dans leurs romans sert la narration plutôt que la
psychologie. Le temps comme modalité parmi d'autres de la présentation est à considérer sous
les fonnes de la chronologie parfaite et des ruptures de chronologie, autrement dit sous les
fonnes du récit linéaire et de la narration entrecoupée de retours en arrière ou de projections
dans le futur.

466
Lesformes du roman négro-africain de langue française: 1920-1976.
Le récit linéaire ou chonologique caractérise le traitement du temps dans Le Cercle des
tropiques de Fantouré et Le Contestant de Jean Pierre Makouta-Mboukou. La fresque que
constitue l'itinéraire spirituel de Jean Kayilou déroule une vingtaine d'années de vie africaine
dans la république marxiste du Kalawala. La chronologie est caractérisée par les faits de
contraction et de dilatation du temps. L'auteur du Contestant effectue des sauts imponants dans
le temps exprimés par les jalons temporels variant de six mois1 à "quelques années2". La
chronologie est plus nettement apparente dans Le Cercle des tropiques qui présente l'itinéraire
d'un Bohi Di témoin des mutations politiques aux Marigots du Sud, de la situation coloniale
aux premières années de la première décennie de l'indépendance. Ce roman contitue un exemple
du traitement du temps dans le récit chronologique par les faits de contraction et de dilatation du
temps au gré des intentions de la représentation d'une époque. La durée des événements et
l'importance que leur accorde le romancier narrateur, par la part du texte du roman qui leur est
consacrée, établissent l'identité esthétique de cette narration linéaire. L'image globale des
contractions et dilatations du temps se présente ainsi:
Référence
Ev~nements
Durée
Nombre de pages
(édition de 1987)
du texte
p. 11-33
La vie de Bohi Di enlIe
Séquences
deux hivernages à
un an
23
1
Fronguiabé. londi et Daha
p.33-36
La vie de planteur à londi
jusqu'a la vente forcée
un an
04
II
du hameau
D.37-52
La vie à Porte Océane
cinq ans
16
m
p.53-67
"Une année de survie au
jour le jour"
un an
15
IV
à Porte Océane
p.67-106
Un trimestre de séjour
obligé dans l'arrière-'pays
quatre mois
40
V
suivi d'un mois en état
d'arrestation à Porte Océane
1
J.P. MAKOUTA-MBOUKOU, Le Contestant, p. 36
2
Idem, Ibidem, p. 13

Partie III. Chapitre IV. Le procès de /'indépendance.
467
p. 106-149
· Le procès de Monchon ;
Mort de Mouchon.
· Séjour de Bohi Di à l'Hôpital
durée totale
· Une journée de débrayage
imprécise :
44
VI
au port et la nuil suivante
des mois
(I18-122)
· Des semaines de déplace-
ments à travers tOul le
territoire des Marigots du
Sud (p. 134-141)
· De samedi à mercredi à
Porte Océane (0.141-149).
p. 153-160
La proclamation de l'indé-
deux jours
08
VII
pendance.
p. 160-222
· "La déportation de vos
camarades du camp des
travai lieurs" (p. 161-188)
· Arrestation de Benn Na el
MeUé Houré (p. 189-211)
un an
63
VIII
· "Le premier anniversaire
de notre indépendance
approchait". (p. 190).
· La tète de l'indépendance
troublée. Répression et purge
dans la milice (o. 211-222).
p.222-254
· Le temps des complots
espacés (p. 222-227)
· L'exercice de la liberté sous
Durée
le messie-koïsme
imprecise :
33
IX
(p. 227-243)
"le temps
· Arrestation et assassinat
passait".
d'Atan et son enterrement
en grande pompe. Grève
des travailleurs de l'hôpital
(p. 243-254).

468
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
p.255-311
Préparation et exécution de
Un apres-
la déposition. par l'armée.
midi. une
du Messie-koï Baré Koulé
nuit et le
57
X
lendemain
matin
Les séquences narratives constituées par la relation de séries d'événements dans une
durée identifiable grâce à des jalons temporels de précision variable, peuvent se grouper en trois
ensembles: les séquences qui présentent la marche de Bohi Di vers Porte Océane et peignent
l'arrière-pays de manière à faire comprendre le phénomène de l'exode rural vers la capitale des
Marigots du Sud (I-IV) ; celles qui sont relatives à l'agitation politique aboutissant à la
proclamation de l'indépendance (V-VII) et les séquences qui décrivent la vie aux Marigots du
Sud sous le "messie-koïsme" de Baré Koulé (VII-X). Alioum Fantouré consacre cinquante-cinq
pages à la présentation de la vie aux Marigots du Sud, pendant sept ans, avant les "soleils de la
politique" comme aurait écrit Ahmadou Kourouma, quatre-vingt douze pages à la description de
ces soleils de la politique qui durent moins d'un an et cent cinquante trois pages à celle de la vie
sous le messie-koïsme. La durée de cette période n'est pas précise mais pour un jour et demi, à
la fin du roman, les jalons temporels permettent de voir la dilatation particulière du temps.
Fantouré consacre en effet cinquante trois pages à raconter le coup d'Etat qui renverse Baré
Koulé en moins de quarante huit heures.
Le traitement du temps dans Le Cercle des tropiques est par conséquent caractérisé par le
récit linéaire, une contraction du temps qui présente rapidement la vie aux Marigots du Sud
avant l'agitation politique qui a précédé l'indépendance et une dilatation du temps dans la
peinture de la vie quotidienne sous les rigueurs du messie-koïsme et de la réaction à cette
rigueur par le coup d'Etat qui dépose Baré Koulé.
Mais le traitement du temps dans les romans qui présentent le plus de créativité est très
nettement distinct de la pratique de la narration linéaire. Chez Mongo Beti, Alioum Fantouré et
V.Y. Mudimbé, mais surtout chez les deux premiers, les ruptures de chronologie, qui sont
régulièrement des retours en arrière, servent les éclairages sur l'intériorité des personnages.
L'auteur des Soleils des Indépendances emploie ce procédé au moment opportun pour révéler et
expliquer l'état d'âme d'un personnage. Ainsi la résignation de Salimata à son sort fait qu'elle
vit le plus souvent d'évocations du passé. Les moments heureux du couple, lorsque Fama
"commerçant et travailleur" voyageait et "revenait, revenait toujours et avec toujours quelque
chose en plus ajouté au sourire, à la blancheur des dents, à la chaleur du cœur1", constituent la
source de consolation et de bonheur pour Salimata dans l'infortune.
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances. p. 56.

Partie Ill. Chapitre IV. Le procès de l'independance.
469
Mais la plongée dans le passé peut n'être pas fondée sur l'infortune du moment, vécue
par un personnage. Dans le camion de Ouédraogo qui emporte Fama vers le Horodougou et
Togobala, l'abandon du temps de la narration pour celui du passé des personnages est une
habileté de Kourouma qui évite de faire du trajet de Fama un temps de silence. Il introduit, en
conformité à l'habitude de la palabre, une causerie entre les voyageurs. Il entame, par les
histoires racontées, une présentation du Horodougou et des expériences de vie sous Les Soleils
des Indépendances en république socialiste du Nikinai. Diakité raconte à Fama les épreuves
qu'il a vécues dans ce pays du parti unique, de l'investissement humain et du socialisme dont il
est un rescapé. Comme Diakité, Konaté, un autre compagnon de voyage de Fama, est un
rescapé du socialisme de la république du Nikinai et s'est fait trafiquant de devises aux
frontières et con trebandier des marchandises. Ainsi, les discours des compagnons de Fama qui
content chacun son propre itinéraire, servent la narration. Il y a, par la rupture de chronologie,
une présentation du Horodougou qui s'ajoute à ce que l'étape de Bindia et le séjour à Togobala
permettent de révéler sur l'arrière-pays.
Le retour en amère dans Les Soleils des Indépendances sert la narration diversifiée et
vivante, prenant la forme de la palabre, et la psychologie qui éclaire l'état de personnages. La
chaînes des malheurs de Salimata, l'excision, le viol, la séquestration, le lévirat à l'africaine
sont souvent évoqués sous forme de bilan de la vie de ce personnage. Par ce rappel d'un passé
individuel, il y a l'explication d'un traumatisme! qui se traduit par l'effet de la vue du sang sur
la sensibilité de Salimata. Ahmadou Kourouma est très à l'aise dans le traitement du temps. Il
opère des va-et-vient entre la diachronie et la synchronie avec un naturel qui signale une maîtrise
assurée de la narration non linéaire.
Il n'en est pas tout à fait de même de Mongo Beti qui, certes, effectue des ruptures de
chronologie mais de manière à recréer la narration linéaire tant les blocs narratifs qu'il réalise
sont de grande dimension. La trame du récit figure un itinéraire d'Essola allant des camps du
Nord à Mimbo avec une longue étape dans son village, suivie d'une enquête dans les localités
où sa sœur Perpétue avait vécu. Trois parties composent le récit, chacune étant une narration
parfaitement linéaire. Elles se présentent ainsi:
Le voyage d'Essola (p. 9-48) d'abord qui permet une présentation globale du pays que
le héros a cessé de visiter depuis six ans. (le temps de sa prison dans le Nord), l'enquête menée
par Essola ensuite, sur les circonstances de la mort de Perpétue (p. 48-91). La narration jusque-
là est linéaire. Puis Beti reconstitue, sur la base des résultats de l'enquête, la vie de Perpétue (p.
93-269). La dernière partie est un retour au temps de la chronologie initiale: le crime commis
par Essola et le sort définitif qui lui est réservé (p. 271-303). La première et la troisième partie
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, pp. 60-75.

470
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
racontent chacune les événements d'une journée, la reconstitution de la vie de Perpétue
concerne une période de six ans déjà écoulés quand l'enquête commence. La relation de cette
vie quotidienne de Perpétue développée en cent soixante treize pages constitue la majeure partie
du roman, soit près de trois fois les deux autres parties réunies. En raison de ces dimensions, le
texte de Perpétue donne l'impression d'être, dans sa totalité, parfaitement linéaire. Mais la
conscience d'Es sola, grâce à la technique du retour au pays d'un homme absent depuis
longtemps et menant une enquête, distingue ces chronologies successives. Mongo Beti,
néanmoins, paraît plus à l'aise dans la narration linéaire. Sa fragmentation du temps réalise de
très grands segments.
Le traitement du temps dans le courant des mœurs politiques révèle une nette différence
entre la manière d'Ahmadou Kourouma qui paraît maîtriser parfaitement la narration dans son
rapport au temps et les autres romanciers qui présentent une narration soit linéaire, soit
reconstituant la linéarité du fait des dimensions des segments dans la fragmentation du temps.
Kourouma soumet le traitement du temps aux exigences de la signification concernant
l'intériorité des personnages et pas seulement aux nécessités de la structuration du récit. Il paraît
plus créatif, pour cette raison, dans l'art du récit.
Les formes du discours
L'identité esthétique du récit dans les romans de mœurs politiques s'établit en
considérant, dans les formes du discours, la part réservée au dialogue et à sa forme dérivée le
monologue intérieur, à la description et au portrait.
Si nous considérons l'exemple de trois romans qui révèlent beaucoup de créativité dans
l'élaboration du récit, ceux de Mongo Beti, d'Alioum Fantouré et d'Ahmadou Kourouma, nous
nous apercevons assez vite que, de même que dans les romans qui présentent un itinéraire
spirituel (Entre les eaux et Le Contestant), la description, éclatée et plutôt rare, n'intervient que
pour donner un minimum de réalité au théâtre des événements. Ceux-ci et leur enchaînement
concourant à créer une atmosphère d'époque (par exemple les réunions au pied du mont
Koulouma, le spectable de la folie des marchés l dans Le Cercle des tropiques) ou une scène
particulière comme la prison de Fama, visitée par le président de la Côte des Ebènes qui a
décidé d'être clément, ou l'accueil de Fama à Bindia, son arrivée à Togobala, à la concession
ancestrale, dans le vent de l'harmattan. L'itinéraire dans ces romans est très intensément vécu
comme une épreuve et le cadre n'intervient que comme élément de cette épreuve. La nature n'est
guère contemplée. Elle est austère comme les "soleils des indépendances" en Afrique. Fama
dans les rues de la capitale de la Côte des Ebènes, Bohi Di dans l'espace rural des Marigots du
Sud apparaissent dans ce cadre austère d'une nature caractérisée par les épreuves physiques que
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 49, 50, 52.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
471
l'homme y subit. Dans Perpétue également le cadre est évoqué en tant qu'il participe au drame
présenté. Lorsque par exemple Essola décide de tuer son frère Martin, au terme de l'enquête
qu'il a menée sur la mort de sa sœur Perpétue, la description de la nature tend à montrer un
cadre complice, propice au geste criminel qui n'avait pas besoin de spectateur. La nature décrite
est faite d'éléments qui favorisent le crime: "Essola le [Martin] transporta au pied de l'arbre-à-
mammy-ndola et lorsqu'il le déposa au milieu des broussailles et des feuilles mortes, le paysan
s'affala sur le côté, un bras sous la tête, les jambes repliées, comme un enfant qui s'endort en
faisant des rêves joyeux1". La description est si éclatée qu'elle est toujours comme un coup
d'œil sur la nature pour y puiser des éléments actifs ou symboliques concourant à établir
l'événement.
Cette présentation du cadre est toujours identique s'agissant de l'espace du dehors et des
intérieurs. L'exemple de la visite rendue par Mariam, épouse de Mellé Houré, au Messi-koï
Baré Koulé est éclairant sur l'association du cadre à l'événement. Mariam a été héroïque rien
que pour avoir osé demander à voir le Messie-koï, pour demander qu'on lui rende son mari.
Dans le drame de l'impuissance devant la machine à tuer qu'est le messie-koïsme, elle va
solliciter Baré Koulé. Le cadre concourt à la décontenancer: "Mariam fut introduite dans une
immense salle, luxueusement meublée. Elle avançait, sans rien voir du décor, vers le chef de
l'Etat des Marigots du Sud. Baré Koulé, immobile comme une statue, la regardait s'acheminer
vers lui. Le parcours paraissait sans fin, l'espace environnant lui enlevait ses moyens2".
Kourouma qui s'amuse de la préférence que son héros, Fama, donne à l'espace du
Horodougou authentique c'est-à-dire traditionnel, sur l'espace urbain, cadre de la "bâtardise",
le présente à la veillée à Bindia, une étape de son chemin vers Togobala. La prose de l'intérieur
décrit est en harmonie avec les conditions humbles dans lesquelles le prince Doumbouya est
accueilli: "Et Fama dégorgea ses souvenirs, dit Kourouma, et s'enquit des récents décédés,
mariés, accouchées et cocus. Et le palabre put se déchaîner autour de la lampe à pétrole sur
laquelle se fracassaient et se suicidaient les papillons surgis de la nuit ; les moustiques
sifflotaient, ronronnaient et disparaissaient dans l'ombre3". Fama n'a point échappé, même à
Bindia, en attendant Togobala, à l'épreuve de vie dans la misère, même s'il est heureux de
pourfendre à la veillée, la bâtardise des nouveaux soleils; le contraste entre l'esprit de prince et
la vie humble est entretenu ici par les détails de cet intérieur de malaises. Un autre exemple de
liaison du cadre et de l'événement est très humoristiquement souligné par l'auteur des Soleils
des Indépendances dans la scène de solitude à deux de Salimata et d'Hadj Abdoulaye, dans la
case du marabout. La description de l'intérieur se réduit à dire la solitude et les éléments
favorables à l'intimité: "la porte était bien close. Dehors hurlait le vent, battait la pluie. Sous un
1
M.BETI, Perpétue, p. 291.
2
A. FANTOURE, Le Cercle des Tropiques, p. 205.
3
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 97.

472
Lesfonnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
orage pareil, personne, personne d'autre ne pouvait arriver et les surpendre1". L'intérieur de la
case se réduit aux éléments de ce drame de Salimata convoitée, désirée par Hadj Abdoulaye : le
coq sacrifié après le ménage "fait avec soin (comme une docile épouse)". Le parallélisme établi
entre les violences de la nature dehors et la force du désir d'Abdoulaye dans la case achève de
donner un relief singulier à la liaison du cadre et de l'événement.
La représentation du cadre est ainsi réalisée de manière circonstancielle, selon les
besoins de présentation de l'événement. La description n'est jamais réalisée pour elle-même en
une création qui privilégie la nature pour elle-même. Cette subordination de l'image du cadre à
la relation et à la signification de l'événement est en liaison de cause à effet avec la description
non en un bloc mais éclatée.
Le portrait également, que ces romanciers n'élaborent point systématiquement à chaque
apparition d'un personnage nouveau, est fondé sur le souci d'éclairer la situation du moment ou
de produire un effet pittoresque concourant à la gaieté de la présentation des personnages. Baré
Koulé par exemple est, à des moments différents, présenté comme d'abord l'homme "aux
lunettes noires", le "maître" qui parlait avec tant d'assurance, de menaces, et de souci
d'endoctrinement à ses bandes, au pied du mort Koulouma, comme ensuite le chef du Parti
Social de l'Espoir, rejetant sur d'autres la responsabilité de la "folie des marchés", comme enfin
le chef de l'Etat des Marigots du Sud, une figure d'acier imperméable à la pitié, incapable de
s'émouvoir devant Mariam bouleversée et en larmes dans le bureau du Messie-koï. Le portrait
élaboré est chaque fois l'image d'un Baré Koulé distinct en liaison, en harmonie avec les
circonstances et les responsabilités de l'homme.
Kourouma procède de même. Le portrait dans Les Soleils des Indépendances concourt
toujours à entretenir l'atmosphère caractéristique de la narration. Trois portraits à ce sujet sont
particulièrement éclairants: ceux de Sery, de "Papillon" et de Babou. Séry est apprenti du
chauffeur Ouédraogo. Il proteste de la trop grande prudence de son patron. Kourouma décrit
ainsi sa jeunesse: "il était tout luisant de jeunesse et de santé. Il avait des hanches et des bras
rondelets et un cou de taurillon qui débouchaient et débordaient d'une culotte et d'une chemise
déchirées et épaisses de gras, le visage fascinant d'un jeune fauve, les gros yeux et les dents
blanches d'un chiot2". La distance ironique et admirative à la fois, de l'admiration que l'on
porte aux bêtes curieuses, est l'attitude, favorable à la production, que Kourouma prend à
l'égard de ses personnages, amusants à dessein. Le pittoresque est en général le relief principal.
Par cet aspect du portrait, Papillon, le chauffeur de taxi ami de Mariam pendant que Fama
purgeait sa peine de prison, ressemble comme un frère à Séry. L'auteur des Soleils des
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances. p. 77.
2
Idem. Ibidem. p. 88.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
473
Indépendances s'amuse beaucoup et amuse le lecteur en élaborant le portrait de chacun de ces
phénomènes plaisants. La dénomination et les détails vestimentaires concourent au même effet
d'agrément dans la création du personnage. L'ami de Mariam a un nom descriptif qui fait
allusion à la patience pour le gain dans son métier: "Ce chauffeur, dit l'auteur, se nommait
"Petit à Petit", mais Bakary préférait l'appeler "Papillon", parce que son taxi, une Dauphine,
s'appelait "Papillon Indépendance Jazz" écrit en quatre couleurs sur le pare-brise arrière, et
parce que lui-même se paraît en papillon: foulard vert, chapeau de paille tricolore (les trois
couleurs nationales), lunettes de soleil à monture blanche, chemise rouge négligemment
débraillée, pantalon jaune, sandalette traînantel ". Au-delà des détails vestimentaires le portrait
de Papillon établit le caractère phénoménal du jeune homme, c'est-à-dire l'originalité d'un être
pittoresque et fascinant, par les traits physiques et de caractère. Comme Séry, Papillon est jeune
: "c'était un frêle adolescent, élancé, noir comme un sourd-muet, mais impoli comme le
fondement d'une chienne pleine2".
Le portrait de Babou est un troisième exemple de l'élaboration du pittoresque
humoristique par Kourouma dans la création des personnages. Babou est le président du comité
du parti unique à Togobala. Il est président au cours d'un palabre chez les Doumbouya : "Tous
les yeux suivaient Babou. Visage clair, mais sec et tiré, un nez long de bec de calao, des yeux
perdus sous des cils de chimpanzé, des oreilles décollées comme des feuilles de sisal, ses
adversaires l'appelaient "grandes oreilles" - la chéchia rouge, défraîchie, avec une bordure
graisseuse et noire de sueur, le boubou de cotonnade grossière, rapiécé en cent parties, entre
deux proverbes (tout le dire en était truffé) Babou plongeait ses doigtss intrépides dans ses
haillons pour maîtriser des poux trop irrévérencieux3".
C'est dans Les Soleils des Indépendances que le portrait est le plus patient, le plus
consistant pourrait-on dire, le plus nettement fondé sur le projet d'une élaboration efficiente
d'une figure pittoresque, d'un personnage ayant le relief fascinant d'une curiosité amusante. Le
portrait sent l'intention de création de personnages vivants dans les autres romans certes, mais
dans le roman de Kourouma l'originalité d'ensemble d'un texte qui constitue une espèce
d'immense éclat de rire et la part importante du portrait dans ce succès esthétique de la création
font que la manière du portrait chez Kourouma a plus de relief, que son portrait est plus
nettement une preuve de créativité dans l'élaboration des personnages. Papillon, le chauffeur de
taxi, Séry, l'apprenti chauffeur, Babou~ le président d'un comité villageois de parti unique sont
des types fascinants que Kourouma a su créer avec une grâce humoristique. Grâce au portrait,
la gaieté produite dans le roman de Kourouma résulte aussi bien de l'aspect intérieur des
personnages, de leurs traits de caractère et de leur maintien que des caractéristiques du style.
1
A.KûURûUMA, Les Soleils des Indépendances, p. ]84-]85.
2
Idem. Ibidem, p. ]85.
3
Idem, Ibidem, p. 139-140.

474
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Le dialogue et le monologue intérieur.
La narration dans les romans de mœurs politiques donne au dialogue une part qui
permet d'affirmer que la vie et l'animation du récit sont largement dues à cette forme du
discours. Il convient néanmoins de distinguer Perpétue du Cercle des tropiques et les deux
romans des Soleils des Indépendances. Il y a là, en effet, trois manières distinctes d'user du
dialogue qui permettent de caractériser le rôle de cette forme du discours dans l'élaboration
romanesque à l'intérieur du courant des mœurs politiques pour la période considérée ici (1960-
1976). Mongo Beti a créé des situations de dialogue par le statut particulier d'Essola dans le
camion du tranporteur grec (celui-ci est tout heureux de pouvoir causer en conduisant et a pris
Essola avec lui dans sa cabine), par l'enquête d'Essola, par la reconstitution de la vie de
Perpétue, par les scènes de groupes: les intellectuels, le groupe du Vénérable Zambo, le groupe
de Jean Dupont. Pour les besoins de la représentation détaillée de la vie quotidienne Mongo Béti
a créé un véritable théâtre dans le roman. D'abord sur le chemin de retour au foyer d'Essola
rentrant des camps du Nord. La redécouverte du pays par l'ancien révolutionnaire s'effectue en
des discussions qu'il ne recherche pas: conversation avec le chauffeur grec (p. 12-22), (p. 39-
46) ; discussion d'Amougou et d'Essola (p. 46-48), dialogue avec Crescentia à Ngwa-Ekelen
(p. 49-59), discussion entre Amougou, Essola et Nsimalen dans la forêt. Puis suivent
l'enquête, qui est montrée plutôt que racontée, et les scènes de groupes déjà mentionnées ci-
dessus. La représentation est bien servie par la création des situations de dialogue qui
permettent l'alternance de la narration et de la représentation.
Alioum Fantouré procède de même avec plus de narration dans la partie qui décrit la vie
rurale avant "les soleils de la politique". Le théâtre dans le roman néanmoins devient effectif
avec le procès de Monchon, puis une fois l'indépendance proclamée et le messie-koïsme au
pouvoir, les activités de Mellé Houré, Benn Na et Maleké. Très symboliquement les situations
de dialogue ne concernent plus Baré Koulé. Fantouré éclaire par ce fait les rigueurs d'un
pouvoir très autoritaire. Le texte du Cercle des tropiques est très cinématographique par les
scènes à valeur spectaculaire (proclamation et anniversaire de l'indépendance au stade,
pendaison en public) mais la narration prédomine sur le dialogue. La comparaison avec
Perpétue donne du relief à cette plus grande importance de la narration sur le dialogue par suite
du retrécissement des situations de dialogue, aux Marigots du Sud, avec l'avènement du
messie-koïsme, Bohi Di, contrairement à Essola, n'étant pas en marge de l'action politique pour
une enquête mais luttant aux côtés de Mellé Houré, Benn Na, Maliké et les travailleurs.
La scène de l'accueil fait à Mariam par Baré Koulé dans le bureau du Messie-koï montre
que, dans la logique du sujet de Fantouré et de la représentation de la vie aux Marigots du Sud
sous Baré Koulé, la création de situation de dialogue est limitée. Les besoins de la

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
475
représentation règlent l'importance moindre du dialogue dans Le Cercle des tropiques que dans
Perpétue bien que les pouvoirs représentés soient aussi sanguinaires l'un que l'autre. Mais l'art
d'organiser la fiction commande cette proportion différente de la forme dialoguée du texte
romanesque dans l'une et l'autre œuvre.
Ahmadou Kourouma, pour une raison différente, use moins du dialogue tout en
présentant plus de représentation que de narration dans le développement du récit. Créateur de
style, d'un style d'un agrément certain qui fait la grande valeur des Soleils des Indépendances,
Kourouma fait des récits des moments de représentation par la variation des points de vue et la
création des situations de dialogue. Dans le camion de Ouédraogo qui emporte Fama vers
Togobala, les récits de Diakité, de Konaté et de Séry composent une véritable scène de théâtre
jouée devant Fama impassible mais créant l'agrément du lecteur. De même, à Togobala, lorsque
les membres du comité discutent chez les Doumbouya, la scène a beau être racontée, elle est très
animée et fait figure de théâtre dans le roman. C'est que le style de Kourouma est tel que lors
même qu'il raconte, la narration est en fait un dialogue, le romancier usant de l'art du conteur
traditionnel et créant une situation de dialogue entre lui-même et le lecteur. Dès le début du
roman le lecteur est invité à ce jeu. Sur le trajet de l'ombre d'Ibrahima Koné décédé le
romancier narrateur, qui sait que ses affirmations traduisant des croyances traditionnelles
africaines peuvent étonner des lecteurs, écrit: "Vous paraissez sceptique! Et bien moi, je vous
le jure, et j'ajoute: si le défunt était de caste forgeron, si l'on n'était pas dans l'ère des
indépendances (Les Soleils des Indépendances disent les Malinkés), je vous le jure, on n'aurait
jamais osé l'inhumer dans une terre lointaine et étrangèrel ".
Si Ahmadou Kourouma use moins, apparemment, du dialogue en raison de la diversité
de son art qui recrée les techniques du conteur traditionnel, par contre le type de personnage
qu'il a créé, Fama, homme bourru, mécontent de tout et de tous sous Les Soleils des
Indépendances, se révèle surtout à la faveur du monologue intérieur. S'il est, en effet, affable et
communicatif à Bindia où il est traité avec les égards dus à un prince à l'autorité sans partage, il
a des raisons d'être mécontent dans la capitale de la Côte des Ebènes où il n'est qu'un "vautour"
et aussi à Togobala où les "fils d'esclaves" du comité villageois du parti unique partagent les
honneurs avec lui.
En raison de ses insatisfactions dans la société de l'indépendance, de ses conditions
matérielles de vie précaires, Fama est une personne très renfermée en lui-même; il a une vie
intérieure faite de la conscience, toujours en éveil, de sa condition de prince déchu. Dans la rue,
après la querelle avec Bamba aux funérailles d'Ibrahima Koné, Fama tente d'oublier l'outrage
par le souvenir des gloires anciennes: "les souvenirs de l'enfance, du soleil, des jours, des
A.KüURüUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 7-8.

476
Les/onnes du roman négro-africain de languefrançaïse : 1920-1976.
hannattans, des matins et des odeurs du Horodougou balayèrent l'outrage et noyèrent la
colèrel ". Puis Fama se livre à un monologue intérieur, se donne des injonctions de sagesse,
afin d'adopter une attitude conforme à celle d'un musulman par la mesure et la patience. Cette
vie intérieure caractèrise également Salimata. Son itinéraire individuel est une chaîne de
malheurs dus à la coutume. Au moindre incident de vie quotidienne ces malheurs affleurent à sa
mémoire dans l'ordre de l'expérience qu'elle a vécue de chacune de ces sources d'un
traumatisme. Ainsi au marché le gueux qui "dévorait de gros yeux l'entre-jambe de Salimata2"
déclenche le frisson incontrôlé de l'épouse de Fama : "Le cœur de Salimata désempara.
Tiécoura ! L'excision, le viol, la séquestration! Le cœur de Salimata battit au rythme du
marché3". L'intimité avec un autre, comme la vue du sang, est un épouvantail, pour elle.
Mais sa vie intérieure est plus intense en tant que marquée par l'obsession du bébé que
la nature lui a refusé jusque-là. Elle vit de son traumatisme et du rêve d'avoir un enfant, de
l'obsession de la grossesse qui aboutit à une grossesse nerveuse4. Ces personnages de
Kourouma, Fama et Salimata, ont une intense vie intérieure, révélée par les monologues
intérieurs, qu'en général les personnages créés dans les romans du courant des mœurs
politiques n'ont pas lorsque l'itinéraire qui est le leur n'est pas spirituel. Mais lorsqu'il s'agit
des personnages de Mudimbé ou de Makouta-Mboukou, Le Père Pierre Landu et Jean Kayilou,
la vie intérieure révélée par le monologue intérieur devient un fait constant. Il s'agit de
personnages dont la vie spirituelle intense se manifeste par l'habitude de l'examen de
conscience. Le monologue intérieur chez Jean Kayilou dans Le Contestant est une modalité de
la vie spirituelle, de la vie intellectuelle, de la vie d'un homme de bonne éducation qui pense très
souvent et a des scrupules dans les relations humaines, du fait de son attachement aux valeurs
sociales, morales et spirituelles. Le monologue intérieur est pour cette catégorie de personnages
un comportement culturel, pas seulement une modalité du récit. Kayilou qui combat l'inertie
dans l'Eglise protestante, l'inhumanité de mœurs politiques comportant la pratique de la torture
dans les camps de concentration et qui, en même temps, vit une aventure amoureuse sous la
forme d'une polygamie de fait, étant un protestant pratiquant et s'imposant même comme
pasteur, s'est créé des situations de vie propices au monologue intérieur. Le père Pierre Landu
qui tente de concilier5 la fidélité à Jésus-Christ et l'action violente dans le cadre d'un maquis de
marxistes raisonne beaucoup lui aussi, se parlant à lui-même c'est-à-dire réfléchissant.
Les héros de romans présentant des itinéraires spirituels sont créés par les romanciers en
faisant des êtres cultivés, habitués à réfléchir et vivant leur spiritualité par cette réflexion révélée
par le monologue intérieur.
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances" p. 20.
2
Idem. Ibidem, p. 60.
3
Idem. Ibidem.
4
Idem. Ibidem, p. 52.
5
V. Y. MUDIMBE, Entre les eaux, p. 97.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
477
C.2. Les techniques d'expression
C.2.a. Les tendances de l'écriture dans les romans du courant des mœurs politiques
entre 1960 et 1976 sont au nombre de deux et se partagent très inégalement les œuvres. L'on
peut dire en effet qu'avec Les Soleils des Indépendances s'affinne avec résolution une option
d'écriture en langue française tendant à marquer la langue de création d'un sceau d'africanité
remarquable. Le roman d'Ahmadou Kourouma s'oppose en cela à tous les autres romans de
cette veine des mœurs politiques dans la période considérée.
Les romans qui présentent des itinéraires spirituels sont en effet, chacun, l'œuvre d'un
écrivain de solide culture chrétienne et à qui le héros doit beaucoup. Les romans ne sont guère
des autobiographies, certes. Jean Pierre Makouta-Mboukou a conçu, créé Jean Kayilou mais
Jean Kayilou n'est pas un personnage à identifier à l'auteur. Vumbi Yoka Mudimbé a créé le .
père Pierre Landu mais Landu n'est pas Mudimbe. L'écriture de ces romans néanmoins, Le
Contestant et Entre les eaux, établit une famille spirituelle caractérisée par le souci d'un ordre
fondé sur une tradition bien comprise, c'est-à-dire capable d'ouverture et d'innovaton, et qui
prend, sur le plan de la langue, la fonne académique. L'écriture de ces romanciers de la vie
spirituelle ne tend pas à l'africanisation de la langue.
Mongo Héti et Alioum Fantouré tout comme Makouta-Mboukou et Mudimbé ont une
écriture qui ne tend pas à africaniser le français, leur langue de création. Ici le rapprochement
avec la culture du personnage principal créé ne concourt guère à expliquer l'académisme de
l'écriture. Il s'agit plutôt d'une explication commune aux œuvres de ces romanciers différents
de Kourouma par l'écriture: la fonnation universitaire régulière, par les lettres. C'est en général
la source d'une option d'écriture qui respecte la langue de création.
C.2.b. Le ton est, après la tendance générale de l'écriture, la deuxième caractéristique
essentielle de l'écriture. Le ton dans une œuvre littéraire est une notion à la fois simple et
complexe. Il n'est pas de définition aisée. Il résulte d'une manière de parler des êtres et des
choses. Il caractérise le tempérament de celui qui raconte, ses propos, et l'atmosphère qu'il
crée. Le ton peut ainsi être neutre, humoristique ou passionné. Ces trois formes se
reconnaissent dans les romans qui, avec Les Soleils des Indépendances, composent le corpus
du courant des mœurs politiques entre 1960 et 1976. Ahmadou Kourouma est l'auteur qui a le
plus nettement et le plus délibérément choisi un ton dans un souci d'art, en entreprenant
l'élaboration romanesque. Très détendu dans la satire qu'il développe sur les "nouveaux
soleils", Kourouma a créé un humour de la brousse, d'Afrique en tout cas, en créant le
personnage de Fama Doumbouya. Mécontent de tout et de tous, Fama, prince déchu a l'humeur
- ....-.

478
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
bourrue. Kourouma le présente ainsi en prenant une distance ironique à son égard. L'excès et la
violence verbale dans les propos de Fama produisent le comique qui sanctionne l'irrégulier dans
la société, le non confonniste. Fama rejette la "bâtardise". Ses éclats, ses colères, ses injures,
son leitmotiv de la bâtardise composent un style de Fama autant qu'une manière du narrateur.
Celui-ci entre très souvent dans la peau de Fama mais sans approuver Fama. Son ton lui évite
d'être identifié au personnage.
A cette distance ironique s'ajoutent, pour élaborer l'humour de la brousse, le franc
parler associé à un esprit de critique chez Fama et l'impudeur délibérée, surtout dans les jurons
et injures, dans les comparaisons et précisions impertinentes ou polissonnes sur lesquels nous
reviendrons en analysant la rhétorique de Kourouma dans son roman.
L'auteur des Soleils des Indépendances a créé une fonne distincte d'humour puisée, du
reste, dans le fonds culturel d'Afrique noire. La manière de s'exprimer de son héros a un
comique culturel, tiré de procédés traditionnels. L'impudeur du langage caractérise un
personnage redoutable de la société en Afrique noire. Une espèce de fou du roi pour qui aucun
mot n'est assez gros. C'est le "diawando" des peuls, c'est le "tole" des Sérères. Ce sont des
hommes de caste dont le statut comporte cette liberté de langage reconnue et acceptée de tous
dans la société. L'usage du registre trivial que la bonne éducation, la distinction et le respect des
situations de parole bannissent le plus souvent de la communication quotidienne, est au
contraire affectionné par ce genre d'irrégulier reconnu comme tel. Ahmadou Kourouma qui n'a
pas fait de Fama un roturier ne s'est guère contenté de reproduire un statut d'homme et le
langage qui le caractérise; il a créé un personnage qui prouve son enracinement d'écrivain de
culture africaine et moderne.
Mongo Béti n'a pas la manière d'Ahmadou Kourouma dans l'utilisation qu'il fait du
français comme langue de création. Tous les autres romanciers de ce courant non plus. Comme
Kourouma ils élaborent des fictions pour faire la satire des "nouveaux soleils". Mais leurs tons
diffèrent de celui de Kourouma. Celui de Mongo Beti est véhément. L'auteur de Perpétue et
l'habitude du malheur disserte plus fréquemment sur l'indépendance que ne le fait Ahmadou
Kourouma, plus romancier sur ce point. La représentation est plus importante dans le texte des
Soleils des Indépendances que l'analyse. Dans Perpétue le narrateur disserte souvent sur les
réalités qu'il présente et les intellectuels.aussi font l'autopsie de la décolonisation à la manière de
Baba Toura. Beti crée une scène en abyme dans laquelle ces frondeurs contraints de ne
s'exprimer qu'entre amis et en chambre s'en prennent au pillage du paysl par les étrangers qui
exploitent les richesses de la forêt sans souci du lendemain pour les autochtones. Leur ton est
plus sérieux que détendu ou amusé. Mongo Beti fait figure, par le ton de la narration et celui
1
M.BETI, Perpétue, p. 74.

1
Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
479
des personnages de la scène en abyme, d'écrivain très crispé, si on le compare à Ahmadou
Kourouma. Il y a un accent de tragédie, dans Perpétue, qu'on chercheraient vainement dans Les
Soleils des Indépendances. La manière dont les deux romanciers utilisent le thème de la mort est
assez éclairante à ce sujet. Bien qu'ils s'en servent pour souligner les insuffisances et les
misères dans la société de l'indépendance, l'on sourit et rit à la lecture des Soleils des
Indépendances alors que celle de Perpétue attriste tout comme le font les scènes de torture dans
Le Contestant où un bourreau s'essaye au pastiche cynique en obligeant un prêtre électrocuté à
plonger la tête de son collègue dans l'eau de torture en prononçant cette formule: "Je te baptise
au nom de Marx et de Lénine et de Mao-Tsé-Toung! Amen !1"
Mongo Beti n'a pas créé une distance ironique face à ses personnages. Il les déteste ou
bien il éprouve pour eux une sympathie très nette. L'une et l'autre attitude rejaillissent sur le ton
général du texte du roman. Beti déteste Edouard dont il a fait un raté qui n'a dû son succès
social qu'à l'adhésion au parti de Baba Toura et à l'immoralité de sa propre conduite à l'égard
de son épouse Perpétue. Il déteste de même Mbarg Onana et Essola qu'il appelle "renégat du
P.P.P." avec une fréquence qui donne l'impression de constituer un rite scrupuleusement
observé. Il adhère au point de vue des intellectuels sur le régime de Baba Toura. Le ton est ainsi
uniformément sérieux car les intellectuels et le narrateur pensent beaucoup de mal du nouvel
ordre, celui de Baba Toura. Perpétue est un réquisitoire sur un ton grave. Sur ce point le roman
de Mongo Beti et celui d'Ahmadou Kourouma son symétriquement opposés.
Alioum Fantouré, plus proche de Beti, diffère de l'un et de l'autre cependant. Le ton de
son roman, Le Cercle des tropiques est plus neutre. C'est le ton de l'objectivité descriptive. Il
lui est commun avec les romanciers de l'itinéraire spirituel, Mudimbe et Makouta-Mboukou. Le
relief principal de l'écriture de Fantouré dans ce roman est, en effet, le ton neutre et l'absence
d'une recherche d'effets particuliers. La manière frise le degré zéro de l'écriture. Le relief
fascinant de l'œuvre n'est ni dans le style ni dans le ton. Il est dans les choses décrites: les
réalités du messie-koïsme ou système politique de Baré Koulé, le maître des Marigots du Sud.
La représentation de ces réalités de l'indépendance a valeur de réquisitoire mais le ton en est
neutre. L'objectivité suffit. Alioum Fantouré montre par là la puissance d'expression du ton
serein dans la présentation de faits scandaleux.
L'examen du ton par conséquent, dans les romans du courant des mœurs politiques,
permet de constater une manière distincte d'Ahmadou Kourouma opposée à celle de Mongo
Beti d'une part et, de l'autre, à celle de Fantouré, de Mudimbe et de Makouta-Mboukou. Ce
groupe de romanciers est caractérisé dans sa manière par le ton neutre prédominant, de
l'objectivité descriptive. Tous s'en prennent aux réalités de la société de l'indépendance, chacun
J.P. MAKüUTA-MBüUKüU, Le Contestant, p. 215.

480
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
selon son tempérament et sa culture. Ahmadou Kourouma, très détendu, très enraciné dans la
tradition culturelle africaine, crée un humour original fait de franc-parler, d'impudeur délibérée,
de distance ironique entre le narrateur et le personnage principal, bourru et médisant. Mongo
Beti plus crispé sympathise avec ses personnages ou les déteste, créant et entretenant par là un
ton sérieux dominant. Fantouré choisit le ton neutre de la description objective pour accuser le
nouvel ordre dans les Marigots du Sud.
C.2.c. La langue et ses caractéristiques.
Le deux grandes tendances d'écriture qui opposent Ahmadou Kourouma aux autres
romanicers du courant des mœurs politiques se précisent davantage, après l'examen de la
différence des tons adoptés en faisant le procès des mêmes réalités de l'Afrique indépendante, si
l'on analyse les caractéristiques de la langue des romans. Par le lexique, la syntaxe et les figures
de rhétorique, l'écrivain qui opère des choix affirme sa manière d'écriture, son originalité
spécifique. Au-delà de l'académisme qui caractérise l'écriture de ceux qui s'opposent à
Ahmadou Kourouma par leur option commune, des faits d'écriture révèlent les tempéraments
distincts, les accents particuliers de la culture individuelle. Les romanciers de culture chrétienne
très profonde et très riche Vumbi Yoka Mudimbé et Jean Pierre Makouta-Mboukou sont à l'aise
dans une syntaxe régulière comme dans un ton d'objectivité (sans être totalement absents de
l'œuvre), dans un lexique de sérénité tout comme dans l'évocation de notions liées à la culture
chrétienne (le narrateur d'Entre les eaux est "docteur en théologie, et licencié en Droit Canon1" ;
tandis que Kayilou et Myriam disent les signes2 que constituent leurs rêves par référence à leur
culture religieuse) : la grâce, la malédiction, le salut, etc...
Alioum Fantouré qui crée tout un lexique pour désigner les divers éléments du régime de
Baré Koulé ne présente que ce relief d'originalité lexicale. Le messie-koïsme est le système
politique de Baré Koulé, idéologie et administration (les koystères sont les ministères), le
Messie-koï, le chef suprême, maître de Marigots du Sud. Ces créations lexicales tendent à
décrire un ordre politique monolithique dont le chef est un autocrate régnant sans partage.
Mongo Beti est moins sérieux dans son vocabulaire. Direct, violent, il use des mots
d'une dureté impressionnante, s'agissant aussi bien des personnages qu'ils déteste que des
réalités de l'indépendance qu'il désigne à la réprobation du lecteur: renégat du P.P.P., camp de
concentration, razzia de villages par Saringalas de Baba, déportation, propagande de Baba
Toura. Il y aurait des difficultés à distinguer ce vocabulaire de celui de tracts politiques. Le
1
V. Y. MUDIMBE, Entre les eaux, p. 17.
2
J.P. MAKOUTA-MBOUKOU, Le Contestant, p. 64.

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
481
lexique dans Perpétue est celui d'un homme nerveux, violent, crispé. Le sérieux du ton est
entretenu par ces choix lexicaux.
En face de ces textes au ton presque identique quel que soit le roman, Les Soleils des
Indépendances présente un relief particulier de la langue. Ahmadou Kourouma invite le lecteur à
lire ce que nous appellerons des malinkismes dans ce que l'on serait tenté d'appeler des
maladresses d'expression. Dès la première phrase du roman Kourouma écrit: "Il y avait une
semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké :
il n'avait pas soutenu un petit rhume l ...". Qu'il s'agisse du vocabulaire, du régime des verbes,
des divers procédés d'expression comme de la rhétorique classique que le romancier renouvelle
par le contenu et les combinaisons, la création romanesque de Kourouma tend à établir une
originalité fondée sur la langue.
Le vocabulaire dans le roman de Kourouma crée un sceau d'africanité soit par un sens
nouveau donné à un mot français, soit par la néologie. Le mot "soleil" mis au pluriel désigne
une époque. C'est dans le sens qu'il faut comprendre des formules : les soleils de la
colonisation, les soleils de la politique (l'époque le transition à l'indépendance), les soleils des
indépendances. Le néologisme traduit une recherche d'expressivité. Fama a cherché à "être
secrétaire général d'une sous-section du parti ou directeur d'une coopérative" parce que ce sont
" les deux plus viandés et gros morceaux des Indépendances2". L'expressivité comique du mot
"viandés" pour dire nourriture consistante est une des audaces de Kourouma dans les créations
lexicales. En général ses néologismes présentent l'avantage de constituer des commodités
d'expression ayant le relief de l'insolite et de l'expressivité: marabouter, nuiter, contrebander
etc. Le régime des verbes subit, sous la plume de Kourouma, un traitement particulier qui fait
de certains verbes de véritables néologismes par le régime nouveau qu'ils acquièrent. Des
verbes intransitifs ou transitifs indirects sont construits transitivement: les expressions "hurler
le fauve", "gronder le tonnerre" constituent, par la construction nouvelle, une manière de créer
une fonnule originale de rechange pour la comparaison usée. D'autres fois l'originalité est
polissonne: Fama devenu vautour a connu une période de prospérité et de gloire: "Eduqué
pour préférer l'or à l'or, pour choisir le manger parmi d'autres, et coucher sa favorite parmi
cent épouses 13"
Le verbe transitif acquiert parfois une originalité insigne dans une construction qui
respecte le régime du verbe mais le complément crée l'insolite de la construction. Le marabout
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 7.
2
Idem, Ibidem, p. 23.
3
Idem. Ibidem. p. 10.
..A.--' .

482
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
de Salimata rétorque à sa cliente au cours d'une discussion : "Mes conseil se limiteront à te
recommander de tuer un sacrifice1".
Ahmadou Kourouma a particulièrement varié la recherche d'expressivité et d'originalité.
Les procédés d'expression, après le régime des verbes, constituent un des moyens de
l'expressivité originale. On peut les ranger dans trois catégories: les proverbes, les termes
triviaux et les malinkismes syntaxiques et lexicaux. L'utilisation de dictons et proverbes, un des
aspects de l'art du conteur traditionnel, est fondée sur un profond enracinement culturel.
Ahmadou Kourouma le prouve en donnant deux valeurs à cette introduction de proverbes dans
son texte romanesque: "la vérité de l'hyène diffère de celle du cabrin2", "l'hyène a beau être
édentée, sa bouche ne sera jamais un chemin de passage pour le cabrin"; l'idée de la différence
de nature et de puissance entre deux catégories d'homme, exprimée par Fama à la suite de sa
querelle avec Bamba, acquiert plus de relief expressif par ces deux proverbes. Le travail
créateur du romancier consiste, sur cette question, à accorder et la situation et le sens général du
proverbe à l'idée concernant cette situation. La fonction persuasive donnée au proverbe inséré
dans le texte du roman est un autre exemple de la similitude de l'art du contenu traditionnel et de
celui de Kourouma. Fama son héros, homme de tradition connaissant son monde, a conscience
de la force persuasive d'un proverbe bien placé dans le discours. C'est pourquoi, réfléchissant
et préparant sa défense le jour de son jugement, il décida de son propos ainsi: "le jour du
jugement, il allait commencer par dire: "Ecoutez ce proverbe bien connu: l'esclave appartient à
son maître; mais le maître des rêves de l'esclave est l'esclave seul". Les rêves de Fama
n'appartenaient qu'à lui, Fama3". Par ce proverbe Fama espère raisonnablement en imposer au
juge qui lui a demandé pourquoi, à son réveil, il n'a pas couru raconter son rêve au sujet de
Nakou à une personnalité du régime. La tradition est l'univers dans lequel se meut et pense
Fama. Kourouma qui est narrateur adhère à cette valeur persuasive du proverbe. L'explication
qu'il donne de la clémence du président, qui libère les prisonniers politiques parce que la
pression de l'extérieur s'exerce sur lui et affaiblit son audience internationale, dit ceci: "Les
anciens proverbes de nos aïeux restaient toujours vrais4". Et la logique.du discours du président
est fondée sur cette vérité qui justement déclare comme étant "la plus belle harmonie" "l'accord
des hommes 1".
Si les proverbes sont expressifs et persuasifs, souvent les deux à la fois, les termes
triviaux dont Fama use volontiers constituent un moyen particulier de piquant dans
l'expression. Les mots "bâtard" et "bâtardise", employés dans des propos directs et
délibéréments violents, concourent à établir la manière originale d'expression quotidienne de la
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 71.
2
Idem. Ibidem, p. 16.
3
Idem. Ibidem.
4
Idem. Ibidem, p. 181.
t.. -"------~-_ ..

Partie III. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
483
mauvaise humeur de Fama, toujours mécontent. Le mot trivial en devient ordinaire, accepté
parce qu'il s'agit de propos de Fama dont la langue est épicée de tels mots.
Mais le sel véritable des propos de Fama est sans doute le malinkisme, le mot, le tour
syntaxique, la formule expressive insolite mais originale et piquante que Kourouma crée en
s'inspirant de sa langue, le malinké.
Il avertit avec soin qu'il dit les choses en malinké bien que sa langue de création soit le
français. Mais plus que la langue maternelle, c'est la culture d'enracinement qui domine les
créations stylistiques d'Ahmadou Kourouma. Les procédés stylistiques de la satire développée
sur les "soleils" de l'indépendance se répartissent en deux: d'une part les procédés qui
constituent des formes de renouvellement, par le contenu, de la rhétorique classique, de l'autre
ceux qui sont propres à Kourouma. Si l'on considère les figures de raisonnement, le récit de
l'infortune de Diakité présente un exemple de réduction à l'absurde renouvelée par le contenu:
Diakité a été agressé par la jeunesse du parti dans son village pour n'avoir pas participé à la
construction d'un pont. Il ne lui était guère possible, lui le fils unique de son père, de "quitter
les bœufs ni le lougan" alors que "battait la moisson1". Mais ce cas particulier ne fut point
considéré par "la jeunesse L.D.N.". Elle battit Diakité, le traita de manière indigne et l'attacha à
un pieu du pont. Devant ce mauvait traitement infligé à son fils, le père de Diakité, dans une
vive émotion, supplia naturellement le secrétaire général du parti. Ahmadou Kourouma qui
s'amuse en présentant les rigueurs du socialisme fait baisser la tension qui résulte de la gravité
des événements en introduisant un propos à effet comique. La forme en est la réduction à
l'absurde dans la définition du socialisme et de ses exigences. Il fut répondu au père de Diakité
que "le socialisme étant la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, l'on ne devait plus
marcher sur un pont à la construction duquel on n'avait pas participé" et rien n'y fit, "le
socialisme était le socialisme !''2.
La satire de la justice également est humoristiquement réalisée par le grossissement
hyperbolique du caractère expéditif et injuste de la procédure de jugement. Un garde malinké,
interprète du juge, traite les inculpés de bâtards et conclut: "Maintenant, ouvrez vos oreilles de
léporides et fermez vos gueules d'anus d'hyène. Le juge va lire les peines que vous avez bien
méritées. Voilà3". Kourouma fait rire aux dépens de la justice en créant l'insolite scandaleux
d'une justice dont les agents sont nettement partisans. C'est une autre forme de réduction
(humoristique toujours) à l'absurde. C'est le contenu de ce procédé pour ridiculiser qui lui
donne une puissance comique particulière et renouvelle la réduction à l'absurde.
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances, p. 87.
2
Idem. Ibidem, p. 87.
3
Idem, Ibidem, p. 175.

484
Lesformes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
Mais l'art d'Ahmadou Kourouma mis en œuvre dans le style des Soleils des
Indépendances dépasse le renouvellement par le contenu des procédés de création du comique
(figures de raisonnement ou de rhétorique) et présente des formes de procédés stylistiques
propres à ce romancier très créatif. Trois principaux ont un relief remarquable dans l'œuvre.
L'impudeur systématique, l'impropriété délibérée et les combinaisons de figures de rhétorique.
L'impudeur est générale et caractérise les propos de Fama comme ceux du narrateur. Celui-ci,
avec un sens remarquable du concret, fait concurrence à Fama dans l'art du dire sans souci de
heurter la pudeur et le sens de la décence. S'agit-il de décrire le sort de Fama à l'époque de
l'indépendance? Cette impudeur délibérée apparaît comme une forme d'humour: " ... ses
efforts, dit le narrateur, étaient devenus la cause de sa perte car comme la feuille avec laquelle
on a fini de se torcher, les indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux
mouchesl ".
L'impropriété délibérée, de même que l'impudeur, est d'un usage très fréquent dans le
roman de Kourouma. Elle contribue au comique et entretient par là l'atmosphère de gaieté que
crée la lecture des Soleils des Indépendances. Fama, qui évoque ce que ferait Salimata si elle
s'aperçoit que son mari revient de Togobala avec une épouse, déclara: " ... elle bramera des
chants avec des paroles philosophant sur la misère humaine2... " L'ironie de Fama sur l'attitude
éventuelle de Salimata est exprimée par un verbe délibérément impropre. Il constitue une
métaphore en ce qu'il compare implicitement Salimata à une biche. L'impropriété délibérée a
une meilleure puissance d'expression ironique que la comparaison qui eût été terne sans doute.
Comme l'impudeur, délibérée également dans le texte de Kourouma, l'impropriété délibérée est
très souvent combinée à des figures de rhéLOriqu.e et concourt par là au relief de l'humour créé.
Les combinaisons de figures de rhétorique constituent, dans l'élaboration stylistique
d'Ahmadou Kourouma, certainement l'exemple le plus persuasif de la créativité de l'auteur à
effet de comique et de gaieté du texte produit. Pour apprécier le travail créateur de Kourouma, il
convient de garder à l'esprit les figures les plus simples, celles de la rhétorique classique; l'on
voit mieux leurs combinaisons. Rappelons à cette fin que la différence entre la comparaison et
l'image ou métaphore est la présence ou l'absence de la conjonction comme. Kourouma
combine la comparaison et la métaphore et crée une figure nouvelle que nous appelons une
comparaison métaphorique. Nous en trouvons un exemple dans le jugement que Fama porte sur
un commandant sous les "soleils" de la colonisation. Fama perdit la chance de devenir le chef
de tout le Horodougou "parce que d'abord un garçonnet, un petit garnement européen
d'administrateur, toujours en courte culotte sale, remuant et impoli comme la barbiche d'un
bouc, commandait tout le Horodougou3". La nouvelle figure créée peut également être
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des 1ndépendances, p. 22.
2
1dem, 1bidem, p. 95.
3
1dem, 1bidem, p. 21.
1
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Partie /Il. Chapitre IV. Le procès de l'indépendance.
485
compliquée de l'impudeur délibérée. Et l'on obtient cette combinaison, : "Toute la journée, il
[Fama] devenait intraitable comme un âne nouvellement circoncisl ". Il Ya métaphore parce que
l'âne est identifié à une personne humaine qui subit la circoncision, comparaison par la
conjonction comme et impudeur délibéré par le rappel de l'effet de la douleur physique, dans
cette épreuve d'homme, sur l'humeur de celui qui l'a subie. Le comique produit par cette
formule complexe est le résultat d'un travail créateur de style. L'impudeur est parfois remplacée
par l'impertinence délibérée. Ainsi dans cette appréciation de l'importance de Fama à Togobala
par son concurrent pour les honneurs, le président du comité: un "fils d'esclave" : "Fama ! dit-
il avec dédain, il ne pesait pas plus lourd qu'un duvet d'anus de poule...2"
Ahmadou Kourouma ne s'est pas contenté de renouveler les figures de style dans
l'élaboration d'un texte tout à fait gai pour faire rire aux dépens des "soleils" de l'indépendance.
Il a été créateur de style par sa capacité de recréer des figures nouvelles par combinaison pour
des effets de comique; l'impudeur, l'impertinence et les figures de rhétorique sont les éléments
des combinaisons qui créent la comparaison métaphorique, qu'elle soit impudique ou
impertinente. Cette figure nouvelle s'ajoute à une autre créée par Kourouma, l'improprité
délibérée à valeur ironique, et les deux s'ajoutent aux figures que la rhétorique classique met à
la disposition de tout écrivain. Et l'on a alors une idée de la richesse des moyens styklistiques
que l'auteur des Soleils des Indépendances s'est donné pour produire un texte gai.
*
-
*
Le courant des mœurs politiques dans le roman entre 1960 et 1976 a produit de grandes
œuvres, parmi certainement les plus grandes de la production africaine francophone depuis
1920. L'analyse des œuvres a permis de montrer la prédominance de la fresque dans la trame
des récits; la cible unique, qu'est la société de l'indépendance et l'autorité politique qui la gère,
domine la thématique de ces mêmes œuvres et une créativité faite de maîtrise des techniques du
récit et de la langue littéraire qui permet au romancier de réaliser un projet critique fondé sur le
souci de l'homme, de l'homme d'Afrique avant tout, dans une situation historique et politique
où l'exercice des responsabilités d'Etat ne va guère avec le respect des droits de l'homme et du
citoyen.
Les romanciers ont été, dans la critique des "soleils" de l'indépendance, régulièrement
des créateurs s'exprimant par des images malgré la réelle tentation d'une manière de
1
A.KOUROUMA, Les Soleils des Indépendances. p. 132.
2
Idem, Ibidem, p. 138.

f,,
486
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
pamphlétaire, tant les problèmes évoqués sont actuels, brûlants et urgents. Certes, les
tempéraments se sont livrés très nettement dans les créations, mais ces romans sur les mœurs
politiques sont non des pamphlets mais de vrais romans, de grands romans. Mongo Beti,
Alioum Fantouré et Ahmadou Kourouma se sont particulièrement distingués par la richesse de
la création, la vigueur de la critique et l'originalité chaque fois personnelle du langage.
Ahmadou Kourouma et son roman émergent du lot avec un relief fascinant dû à la créativité
stylistique à l'intérieur d'une option d'écriture nette et résolue.

CHAPITRE V
LE ROMAN DES MŒURS MODERNES
OU DE LA VIE AFRICAINE
La peinture des mœurs sociales est de tous les courants de création du roman négro-
africain de langue française celui dont le développement en estuaire est le plus spectaculaire,
surtout si l'on considère la période allant de 1960 à 1976. Certes les romans de mœurs sociales
dans les périodes précédentes ont été assez nombreux pour établir, de manière très aisément
persuasive, l'existence d'un véritable courant de création; mais le nombre de cette catégorie de
romans a figuré une explosion créatrice entre 1960 et 1976. Pas moins de quatre-vingt-treize
œuvres sont publiées. C'est l'époque de création du romancier le plus fécond d'Afrique noire
de langue française à ce jour, Félix Couchoro (1900-1968), auteur de vingt et un romans dont
dix-huit publiés entre 1963 et 1970, deux de manière posthume, Fil/e de Nationaliste (1969) et
D'Aklakou à El Mina (1970).
A. LA STRUCTURE DES FICTIONS
A.1. Les modèles de composition.
Le nombre impressionnant de romans de mœurs sociales dans la troisième période n'a
pas introduit une nouvelle forme de composition de la fiction. Les deux modèles de roman
décrits jusqu'ici, le roman drame et le roman fresque constituent les seules fonnes données à la
composition de ces œuvres. La diversité est plus thématique et de technique de narration, de
technique d'expression romanesque aussi, que de forme donnée à la fiction en tant que trame du
récit. Par ailleurs la disproportion est grande entre les drames et les fresques. Celles-ci
constituent l'essentiel des œuvres produites en cette période, les mœurs sociales étant
considérées essentiellement dans leurs mutations. La présentation qui décrit le délai de ces
mutations et fait voir ce qui change et dans quel sens est servie par la fresque. Cheik Aliou
Ndao, avec Buur Til/een-Roi de la Médina (1972), Aké Loba, avec Les Fils de Kouretcha
(1970) et Félix Couchoro qui publie L'Héritage, cette peste en 1963 ont donné des exemples de
drames en ces romans de mœurs sociales. La modalité du drame y est variée. Les trois manières
de composition du drame sur lesquelles nous reviendrons à propos du temps dans ces œuvres
permettent de rendre compte du roman drame entre 1960 et 1976.
Quant aux exemples des fresque ils peuvent être pris, de manière éclairante aussi bien
chez Félix Couchoro qui a cultivé la technique du feuilleton, qu'à Seydou Badian, dont le
premier roman Sous l'Orage (1961) avec de petites dimensions présente une fresque, et chez

488
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
tous ceux dont l'œuvre, de souffle plus soutenu, ont élaboré la fresque avec une nette patience
créatrice.
A.2. L'espace.
La peinture des mœurs sociales diversifie le cadre. Le village et la ville sont des espaces
symétriques, chacun étant symbolique d'un ordre, d'une manière de vivre, de valeurs sociales,
morales et spirituelles. Le village est le monde de la tradition, des valeurs morales remontant à
la nuit des temps, des croyances anciennes s'opposant parfois au progrès, à la production par
exemple, comme dans Les Fils de Kouretcha (1970) d'Aké Loba ou Le Chant du Lac d'Olympe
Bhély-Quénum. La ville est l'espace du mouvement, de la nouveauté, des mutations. Des
œuvres présentent une forme extrême de cette dualité du cadre en faisant vivre le héros ou
l'héroïne successivement en Europe (dans une ville de province) et en Afrique, dans un village
ou une ville éloignée des grands centres. Ainsi Une Main Amie du capitaine Yoro Diakité, dont
l'œuvre, à la manière des romans coloniaux, présente l'aventure africaine d'un personnage
ayant vécu d'abord en France, puis découvrant l'Afrique dans sa vie quotidienne, et ses us ct
coutumes, son contexte colonial. Le cadre d'Une Main Amie est en effet d'abord Fréjus et une
école militaire pour la vie du narrateur, un café-restaurant, "Le Cheval Blanc", à Fréjus, et
Marseille pour l'héroïne, Marie-Thérèse, avant d'être l'Afrique : Dakar et Makana à quinze
kilomètres au nord de Saint-Louis.
L'espace européen est caractérisé d'abord par l'austérité de la discipline et de l'isolement
à l'école militaire, ensuite l'importance des cadres de détente en même temps que conditions de
travail pour les serveuses: le café-restaurant, enfin les intérieurs exigus quand il s'agit de la vie
de Marie-Thérèse racontée par elle-même (p. 23-303). L'espace africain du roman de Diakité est
également provincial, comme l'espace européen. La vie africaine d'Alain et de Marie-Thérèse
c'est surtout le monde africain en tant que civilisation distincte avec son organisation propre et
ses valeurs diverses, sociales, morales et spirituelles. C'est ce que Marie-Thérèse découvre,
1
non la nature africaine, initiée par sa servante Oumy. La quête initiatique de Marie-Thérèse
l,~
privilégie l'homme. La vie domestique, les intérieurs plus spacieux qu'en Europe caractérisent
!
cette vie.
f
Le cadre spatial comme l'air d'une région caractérise d'autres romans, plus précisément
l
ceux de Félix Couchoro. Celui-ci est un écrivain caractérisé par l'unité et le caractère circonscrit
~1
de son espace d'imaginaire romanesque, le sud du Togo, nous l'avons déjà dit, et les milieux
de la palmeraie avec les localités du littoral (Aflao, Lomé, Anécho, Baguidah, Kéta) et de
1
l'intérieur du Togo (Kpalimé, Atakepame, etc). C'est le terroir de son univers romanesque. Il
arrive, comme dans Béa et Marilou (1963), que le cadre s'éloigne. Ainsi l'histoire dans ce
1
i
J
1
j

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
489
roman a pour cadre à la fois Dakar qui n'est pas décrit, Lomé et les autres localités de la côte:
Anécho, Bé, Kéta ... , Dakar n'est que nommé par besoin de montrer un séjour, loin du Togo,
de Dodji et de ses deux épouses successives, les cousines Béatrice Tetey et Marie Louise
Akakpo. Le caractère régional de l'espace des romans de Félix Couchoro est certainement
solidaire de cette volonté de faire connaître le monde de la palmeraie, au sud du Dahomey et du
Togo, une démarche qui, du reste, allait dans le sens de l'action d'étude et de défense des
particularismes locaux que le père Aupiais appelait le régionalisme en l'impulsant. Alain Ricard
à ce sujet a opportunément fait remarquer que Couchoro est l'un des premiers séminaristes
formés au Dahomeyl, jusqu'au Certificat d'Etudes Primaires.
Après l'opposition de la ville et du village, l'espace pluricontinental, cadre d'une histoire
vécue en Europe puis en Afrique ou inversement, l'espace pluriterritorial comme celui de Béa et
Mari/ou où Dakar et Lomé sont des éléments du cadre, une dernière caractéristique, dans la
typologie des espaces du dehors dans le roman de mœurs entre 1960 et 1976, est l'inversion du
cadre de progrès dans l'opposition de la ville et du village. Dans Afrika Ba'a (1969) de Rémy
Gibert Médou Mvomo, le village est d'abord un espace de misère déterminant le phénomène de
l'exode vers Nécroville. Kambara qui avait suivi ce mouvement a fini par choisir le retour au
village où il réussit, grâce à son dynamisme et à son audace personnelle, à le transformer en lui
procurant un habitat nouveau, une alimentation diversifiée et suffisante, des activités de
production et, en définitive, une prospérité effective apparaissant sur le visage de tous. Le
village est double, constitué de son état du début du roman et celui de l'espace réaménagé,
l'espace du progrès réalisé ne permettant plus le déséquilibre qui provoque l'exode rural. La
caractéristique de ce nouvel espace villageois est l'habitat moderne et la production diversifiée.
L'espace du dehors est un contenant symbolique de l'état de la vie des habitants. Il n'est
pas un objet de contemplation et n'est pas décrit par souci d'art, par sentiment de la nature dans
les romans de mœurs entre 1960 et 1976.
L'espace du dedans de même est très intimement lié à la vie des personnages et en révèle
des aspects intéressants. Les milieux humbles de la ville, par exemple, sont présentés à la suite
de la description du mouvement d'exode rural et de la vie des ruraux en ville. Qu'ils aient
trouvé du travail ou non, ils sont toujours présentés dans des réduits où ils sont trop nombreux.
Lorsque Koli, dans Afrika Ba'a, donne une "petite fête" chez lui, pour avoir été promu gérant,
les amis de Koli et de son épouse Esther sont trop nombreux pour les lieux, ;même en temps
ordinaire leur salon est occupé par Dali et Ma'aria qui y dorment dans un lit pliant. Le mobilier
réduit au minimum fonctionnel comme ce lit pliant est l'indice de conditions de vie d'intérieur
modestes.
Alain RICARD, Naissance du roman Africain: Félix Couchoro (1900-1968), Paris, PA, 1987, p. 21.

490
Lesformes du roman négra-africain de langue française: 1920-1976.
Dans les villages le rythme de vie paysan, le niveau des progrès techniques concernant
l'habitat, le niveau de développement sont tels que les intérieurs ne sont guère décrits.
L'équivalent des intérieurs c'est en somme le village la nuit, l'obscurité étant le cadre. Mais les
rencontres et entretiens dans les cases sont mentionnés. Ainsi les discussions dans Sous
l'Orage de Seydou Badian, au sujet de la volonté de Kany de choisir son futur époux, ont lieu
dans les cases mais l'auteur ne décrit pas les intérieurs. La parole prédomine dans de tels
entretiens; le cadre n'a guère de présence. Dans l'itinéraire de Bakar, héros du Revenant (1976)
d'Aminata Sow Fall pas plus que dans l'histoire de Kany les intérieurs n'ont de présence
importante soulignée par la description. Certes dans Le Revenant la baraque d'Hélène Ndiaye
est décrite (à l'intérieur quelques photographies découpées dans les journaux) mais l'esquisse
est si rapide que cette case n'a de présence que comme cachette de Bakar. De même le luxe,
chez Yama Diop devenue l'épouse d'une personnalité, vivant à la Sicap et participant à des
tours de réceptions entre femmes, est soupçonné plus que décrit. Yama surprise par la visite de
son frère, le jour de son propre tour, lui demande d'aller dans la chambre des enfants. C'est un
indice sur le fait que la grande dame ne vit pas à l'étroit, en promiscuité avec ses enfants. Mais
les intérieurs encore une fois n'ont pas de relief.
De manière générale, la représentation du monde africain dans le roman de mœurs entre
1960 et 1976 ne donne pas beaucoup de relief aux intérieurs. Les scènes qui s'y déroulent, la
parole et les relations entre les personnes prédominent. De même que dans les palabres et
réjouissances au clair de lune, au village, l'important est ce que les gens se disent dans le clair-
obscur (d'où la prédominance de la parole), de même dans l'ensemble de la représentation de la
vie africaine le souci principal paraît davantage la relation de l'homme à l'homme que celle qui
lie l'homme au cadre spatial, espace du dedans ou bien espace du dehors.
Il en est autrement s'agissant de la présentation du cadre européen de vie. Le roman de
Yoro Diakité, Une Main amie (1969), présente des vies de femmes de France, en plus de celle
de Marie-Thérèse comportant une partie africaine, dans lesquelles la relation de ces personnages
au cadre de l'aventure individuelle de chacune d'elles est autre que la relation des personnages
au cadre dans leur vie africaine. L'histoire d'Anne-Marie, serveuse au "Cheval Blanc", et de
son amant le comte Jean de Luys, est très intimement liée à l'espace intérieur, au café restaurant
en raison, de la perception qu'Anne-Marie a de ce cadre de ses premières amours. Les objets
sont perçus par elle comme la mémoire de son bonheur perdu et chaque fois que, très gaie, elle
les regarde, elle perd sa gaieté, de regret. Comme elle le raconte au narrateur, d'Une Main amie,
trois ans n'ont pas effacé le malheur du bonheur perdu, ni l'image que les lieux ont fait garder
de cette expérience à celle qui l'a vécue intensément: "Mais avant, dit Anne-Marie, il faut que tu
saches ce qui m'est arrivé ici, en ce même lieu, il y a trois ans. C'était à cet angle, à cette même

Partie lIJ. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
491
table, que tout avait commencél ". Tiens, poursuit-elle, l'ampoule verte qui était au-dessus de
nos têtes est toujours à la même place! Lui et moi disions que nous étions "tombés" sur une
table porte-bonheur, car notre avis était le même sur le bon présage de la couleur verte2".
Quant au lien entre Simone Durant et son cadre intérieur de vie quotidienne, il est décrit
par Anne-Marie. Sa protectrice Simone Durant vit seule, sans enfants, son intérieur domestique
est décrit au moment où elle termine le récit pathétique de la vie de sa propre mère, une
provinciale attirée par la ville et qui mourut sous les ponts parmi les clochards :"A travers les
vitres de la fenêtre que j'avais en face de moi, je pouvais apercevoir ces rais de lumière couleur
d'ocre jaune émis dans le salon par les derniers rayons du soleil couchant. Ces lueurs, par
réflexion sur les murs, donnaient l'impression que le salon était tout entier éclairé3". Le luxe de
cet intérieur est la seule compagnie de "Madame Simone" si seule, si généreuse avec Anne-
Marie.
Le personnage de la société française représentée par Yoro Diakité a une vie intimement
liée au cadre intérieur, est plus sensible à l'âme des lieux, à leur charme, à leur symbolisme. Il a
une sensibilité plus nettement impressionnée par les intérieurs.
L'espace par conséquent révèle cette différence, dans le monde représenté par les
romans de mœurs entre 1960 et 1976, entre les personnages de culture européenne, française
plus précisément, et ceux qui sont d'Afrique. L'attention à la nature, à l'espace du dehors,
l'attention aux intérieurs sont plus nettes dans les attitudes, la vie quotidienne, les réflexions de
ceux-là que de ceux-ci. Il y a certainement là un phénomène de nature culturelle et non raciale
établissant la vérité des personnages créés et la fidélité à l'identité spécifique de chaque aire de
civilisation, l'européenne et l'africaine.
A.3. Le temps
Trois aspects du temps s'identifient, dans le roman de mœurs entre 1960 et 1976,
comme des éléments concourant à donner forme à la fiction créée: le temps du roman drame,
celui de la fresque régulière ou diachronique et celui de la fresque résultant aussi bien de la
diversité des milieux présentés que de l'orientation perceptible des mutations en cours. La durée
dans ce deuxième modèle de fresque .n'est pas assez importante pour constituer le délai des
mutations constatées; il est le moment d'une évolution qui a commencé depuis une période sans
date initiale précisée et qui se poursuit. Ainsi Sous l'Orage (1963) de Seydou Badian décrit, à
propos du mariage, un conflit de conceptions qui est l'aboutissement, entre autres, des effets de
l
Y. DIAKITE, Une Main amie. Bamako, Edilions populaires, 1969, p. 91.
2
Idem. Ibidem, p. 91.
3
Idem. Ibidem, p. 59.

492
Lesformes du roman négro-africain de /anguefrançaise: 1920-1976.
l'école comme centre d'introduction et de différence des idées nouvelles dans la société du "père
Benfa", de son frère Djigui et des jeunes générations incarnant, pour la plupart d'entre elles, les
idées nouvelles. L'issue heureuse du conflit est obtenue, au bonheur des jeunes, au terme du
séjour, punitif dans l'esprit de Benfa, de Birama et de sa sœur Kany au village de leur oncle
Djigui. Tous les événements, du début du conflit à son issue heureuse, ont pour cadre temporel
la période des vacances scolaires dans l'aire de l'actuel Mali, c'est-à-dire de la fin du mois de
juin au début du mois d'octobre. Le changement d'attitude de Benfa, la compréhension de son
frère Djigui devant les préférences de Kany sur le mariage correspondent à des mutations en
cours dans la société; mais ces mutations n'ont pas pour délai cette péricxle de vacances qui ne
constituent qu'un moment dans le développement des idées modernes. Sous l'Orage, qui fait
apparaître le conflit des conceptions surIe mariage, sur la vie en général, entre les anciens
attachés à l'ordre ancien et les jeunes ouverts aux idées et modes de vie modernes, est une
fresque qui s'identifie comme telle par la diversité des éclairages sur la société plutôt que par la
présentation de délais de succession de générations. Certes la différence des générations est
nette mais la vie des anciens n'apparaît pas dans le roman avant le statut d'anciens des anciens.
La société est comme représentée en un instant d'opposition entre les vieux et les jeunes. Si l'on
compare Sous l'Orage, concernant le temps, à L'Esclave (1929) de Félix Couchoro qui déroule
sous les yeux du lecteurs trois générations dont la vie quotidienne de chacune est montrée, on
perçoit plus clairement la différence entre le temps de la fresque synchronique et celui de la
fresque plus fréquente, régulière pour ainsi dire, qui éclaire le temps des mutations. Seydou
Badian qui fait connaître les us et coutumes, l'autorité dans la famille, le contexte colonial et
l'évolution des idées et conceptions vers plus de mcxlernité, vers l'émergence de l'individu du
groupe et partout vers sa responsabilité assumée personnellement, n'a fait du conflit entre Kany
et son père qu'un prétexte. La représentation de la société est l'essentiel. Si l'on perd de vue la
nature de fresque synchronique il est tentant de reprocher à l'auteur de Sous l'Orage des
digressions sur la vie au village, sur l'administration, sur les réjouissances nocturnes au village
etc. En réalité la fresque, pour être détaillée ou même exhaustive, a besoin de tels éclairages sur
la société.
Mais la fresque sous sa forme diachronique, c'est-à-dire donnant à la durée des
événements le délai d'élaboration et de développement des mutations, est le modèle le plus
pratiqué entre 1960 et 1976 dans le roman de mœurs. L'on peut en présenter trois exemples
caractéristiques: d'abord la fresque qui déroule des générations et associe des aires de
civilisations européennes et africaines. C'est l'exemple qu'offre Une Main amie, roman d'un
officier malien ayant pour cadre successivement la France et le Sénégal, et développant le récit
d'une Française sur des vies provinciales de femmes et sur sa propre vie en France et au
Sénégal, à Makana plus précisément à quinze kilomètres au nord de Saint-Louis. Le récit de
Marie-Thérèse d'abord serveuse au café restaurant "Le Cheval Blanc", ensuite épouse d'Alain à

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
493
Makana, fait voir les vies d'Anne-Marie (p. 90-103), de la mère de Simone Durant (p. 56-64) et
de Marie-Thérèse elle-même, en France d'abord (p. 23-167), au Sénégal ensuite (p. 171-325).
Ces biographies imbriquées déroulent trois générations, celle de la mère de Simone Durant, la
génération de Simone elle-même et de Paulette la patronne du "Cheval Blanc" et la génération de
Marie-Thérèse et d'Anne-Marie. Ensuite le deuxième exemple de fresque diachronique est celle
qui, sans multiplier les aires de civilisation, choisit une durée, dans la vie de la société, de
nature à faire voir des mutations provoquées et en cours de développement. L'on peut illustrer
W1 tel exemple de fresque par Afrika Ba'a (1969), roman qui présente une expérience d'action
individuelle déterminant le changement, dans le sens du développement de la vie de tout un
village, celui d'Afrika Ba'a. Kambara le héros d'une telle action a d'abord vécu une période de
misère dans son village, a suivi ensuite le mouvement d'exode rural et a tenté sa chance à
Nécroville. Il allait devenir fonctionnaire après son admission au concours de recrutement
d'instituteurs lorsqu'il changea d'option en décidant de rentrer au village, au grand étonnement
de ses amis. Kambara réussit au village grâce à son dynamisme et à son audience personnelle.
On l'écoute, on l'approche et suit ses conseils. Le village se transforme. Kambara, par son
imagination et son action, lui procure un habitat nouveau, une alimentation diversifiée et
suffisante, des activités de production tout aussi diversifiées et, en définitive, une prospérité
effective apparaissant sur tous les visages.
Le temps comme durée des événements dans Afrika Ba'a se divise en trois segments: le
premier mesure la durée de la vie de Kambara au village, avant son départ pour Nécroville. Il
n'est pas fait de jalons assez précis pour permettre son évaluation. Après cette durée non
précisée le deuxième segment de temps représente le séjour à Nécroville. Il est d'environ cinq
moisI. Le troisième segment de temps correspond à la durée de l'expérience de modernisation
de la vie de son village par Kambara. Elle est de trois ans. Le début du roman correspondant à
un temps d'hivernage (des dégâts dans les champs sont dus à des pluies diluviennes) ; l'on peut
dire que le temps indéterminé de la vie de Kambara au village est d'au moins une saison, en
plus des vingt ans2 qui constituent l'âge du jeune homme au début du roman. En toute logique,
du reste, le temps indéterminé a cette deuxième durée puisque c'est l'expérience de la vie de
Kambara qui est privilégiée dans la représentation de la vie villageoise. Celle-ci est traditionnelle
et immobile pour ainsi dire jusqu'au phénomène de l'exode et au début de l'expérience de
Kambara. Alors les mutations, négatives sous la forme de l'exode rural et des mœurs de la ville
(alcoolisme, délinquance juvénile, prostitution), continuent d'être des phénomènes de
Nécroville, mais qu'Afrika Ba'a ne va plus contribuer à développer. Les progrès réalisés au
village par l'action de Kambara marquent le début des mutations positives, celles qui réalisent le
1
R.G.MEDüU MWüMü, Afrika Ba'a. Yaoundé, Clé, 1969, p. 105.
2
Idem. Ibidem, p. 10.
"'-.

494
Les/ormes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
bonheur des villageois. Des hommes nouveaux par les conceptions, l'action de production, la
qualité de la vie sont désormais ceux d'Afrika Ba'a.
La fresque diachronique qui fait voir les mutations provoquées et en cours de
développement est bien celle qui est réalisée dans Afrika Ba'a. Une expérience de trois ans et
huit mois y est conduite par Kambara après ses vingt ans. Il y a ainsi la possibilité créée de voir
la différence de qualité de la vie entre l'époque des premiers vingt ans de la vie de Kambara et
de son village et le temps du progrès au village représenté par la période de l'expérience du
héros et de ses résultats.
Le troisième exemple de la fresque diachronique peut s'illustrer par des romans de Félix
Couchoro. Pauvre Alexandrine (1964), roman de formation, est une fresque qui donne le relief
principal à une vie individuelle, celle de l'héroïne dont vingt quatre ans de la vie (dont neuf
avec le statut d'épouse) sont racontés. L'itinéraire d'Alexandrine est une série d'épreuves par
lesquelles Couchoro montre les écueils qui jalonnent le chemin de la jeune fille vers son
établissement dans la situation d'épouse. Les mutations que Couchoro fait voir sont celles qui
interviennent dans la vie de l'individu autant que dans la société l'éclairage principal concernant
l'individu, ici l'héroïne, Alexandrine. La fresque résulte du délai pour les mutations, de la
diversité des aspects présentés de la société et des hommes acteurs dans les événements. Le
temps est celui de la vie dans sa durée. Alexandrine au début du roman est une jeune fille qui a
échoué au certificat d'études primaires élémentaires et pour cette raison avait commencé des
activités de commerce (elle vendait de la bouillie) quand elle fut remarquée par Alex Koudouvo,
jeune instituteur célibataire, directeur de l'école de Glidji. Alex proposa à Alexandrine un plan
de "sauvetage" consistant à la préparer à l'examen de C.E.P.E. en candidate libre.
Félix Couchoro qui n'idéalise pas la société, introduit le mystérieux personnage de Folli
Gbovi, espèce de force de la nature sans sens moral. Il saoule Alexandrine qui jusque là faisait
traîner sa réponse à Alex Koudouvo, abuse d'elle et, bientôt elle est enceinte. La logique de la
coutume pose comme conséquence le mariage, sans dot puisque "Tante Zizi" la refuse. Puis
c'est la naissance d'Elise. Le temps se remplit d'événements peignant la société et les hommes.
FoIIi continue sa vie mystérieuse de bandit opérant la nuit. Il est arrêté un jour, jugé et
condamné à trois ans de prison. Evadé grâce à l'assistance de sa bande qui avait sollicité et
obtenu l'aide de Zizi, Folli va à l'étranger et au bout de dix ans environ est de retour. L'effet du
temps sur les destins individuels apparait alors. FoIIi veut renouer avec sa femme Zizi mais elle
a épousé Alex Koudouvo dont elle a trois enfants. Le temps de Pauvre Alexandrine est un teps
de formation individuelle à l'école de la vie pour l'héroïne, Alexandrine, que le destin a fait
passer de l'épreuve avec FoIIi Gbovi, à la vie conjugale comme épouse d'Alex Koudouvo.
Cette succession de situations est soulignée par Couchoro soucieux de ne pas faire perdre de

Partie lII. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
495
vue le but éducatif du roman: "Plus de douze ans après, dit-il de la scène de viol de Zizi par
Folli, une faute de jeunesse faisait surface, pour serrer une femme, une épouse, une mère, dans
un cruel étau d'angoissel".
La fresque qui déroule une partie de vie sous les yeux du lecteur, tout en l'insérant dans
sa société par ses relations avec les autres personnages et en éclairant par là des aspects de la
société (ici le banditisme, à côté de la vie rangée comme celle de l'instituteur Alex Koudouvo, et
la coutume du mariage lié à la grossesse non désirée) est bien l'exemple que présente Pauvre
Alexandrine.
Le temps, dans les exemples de fresque sur les mœurs sociales que voilà, concourt à
l'établissement du modèle de fresque par la longue durée, celle qui permet les mutations au
niveau de l'individu comme à celui de la société.
Les romans drames.
Le temps a une autre fonction dans les romans drames. Il est un élément de la
concentration des événements pour un effet de tension, de crise, d'intensité dramatique dans la
succession des événements et le rythme de cette succession. Aké Loba dans Les Fils de
Kouretcha, en créant l'opposition des paysans, qui croient au fleuve-dieu, à la construction du
barrage, fait du temps de cette construction un facteur d'intensité dramatique. Au fur et à
mesure que la volonté des fils de Kouretcha est surmontée et la construction du barrage réalisée
la tension monte, jusqu'à la défaite définitive des adverssaires du progrès du fait de leurs
croyances. Félix Couchoro par L'Héritage, cette peste! donne au temps le rôle qui lui échoit
dans le roman drame. Cette œuvre est construite en une série de surprises, le romancier variant
avec une certaine malice les situations d'héritage des mêmes personnages. Le projet
d'information sur l'héritage chez les Ewe du Togo autant que l'intérêt pour la narration
développée est bien suivi par cette construction de la chaîne des événements. Le nombre et
l'intensité des surprises composent un roman drame dans lequel le temps n'est pas celui
d'évolution mais plutôt de brusques situations qui surprennent le lecteur, parfois le lecteur et un
des personnages principaux, Léon. Celui-ci paraît le héros de l'histoire contée, au début du
roman; mais à partir de la mort de John Atsou dont on découvre qu'il est le père adoptif de
Léon, c'est Eléonore, la fille de John Atsou élevée par la mère de Léon, Dansi, qui tient les
ficelles de l'intrigue. Les différentes surprises ménagées dans cette intrigue, en raison de leur
nombre, composent une suite de moments intenses du récit qui ne font gère penser au temps
des événements: ce sont, successivement, la mort de John Atsou intestat,le mystère des bijoux
introuvables, les révélations sur la naissance de Léon, l'échec de la manœuvre de neutralisation
Félix CûUCHûRû, Pauvre Alexandrine, p. 109, Editogo du 12 novembre 1964, p. 7.

496
Lesfarmes du roman négra-africain de languefrançaise : 1920-1976.
dirigée contre Eléonore par ses demi-frères jumeaux, Côme et Damien, la découverte des
bijoux, l'existence d'un testament et, enfin, le mariage de Léon et d'Eléonore.
Quant à Cheik Aliou Ndao, dans Buur Tilleen-Roi de la Médina (1972), il donne au
temps un aspect moins discret que ne le fait Couchoro dans L'Héritage. L'histoire de
Bougouma et de Raki est contée comme une tragédie dans laquelle le temps tout comme
l'espace et la fatalité concourt à une intensité de l'action qui donne tout son relief esthétique à
l'œuvre. Raki, chassée de la maison de son père et Bougouma, victime de la même
incompréhension de la part de son père, vivent à deux chez "Tante Astou", formant un couple
libre. lis attendent la naissance de leur enfant dans la joie et la chaleur des projets de vie à deux.
Le lecteur, informé du poids des préjugés de caste dans la société évoquée, ou simplement
attentif à la vigueur de la réaction des deux pères, celui de Raki et celui de Bougouma, ne peut
partager sans appréhension la joie des deux jeunes gens. Cheik Aliou Ndao déplace le sérieux
de cette histoire du niveau des premiers intéressés à celui de la conscience du lecteur et de celle
des parents de Raki et de Bougouma. Le destin rétablit le tragique lorsque Raki meurt en
couches, l'enfant aussi. Les neuf mois qui constituent la durée de cette tragédie sont un temps
humain par excellence, celui de la grossesse et de ses incertitudes, avant la délivrance, sur la
santé et la vie sauve de la future mère et de l'enfant. Le temps de la grossesse a été un temps
d'épreuve en raison de l'attitude des parents des amants. La tragédie qui apparaît avec brutalité
à la fin du neuvième mois est d'autant plus poignante que la mort de Raki et de son enfant
réalise un contraste entre les rêves de bonheur de la vie à deux et la séparation définitive,
comme un refus brutal des vœux de succès de leur propre aventure par les jeunes gens qui
voulaient ignorer les tabous traditionnels.
Le temps dans les romans drames ne fait pas voir des mutations, il est une dimension
des tensions, un élément de l'élaboration du tragique de l'action, une durée qui est celle de la
douleur, de l'espoir inquiet, de l'espoir déçu, de l'épreuve brutale et tragique. Alors que le
temps du roman fresque concourt à une composition desserrée, dans les romans drames entre
1960 et 1976 le temps concourt à la concentration dans l'élaboration de l'action.
A.4. Les personnages.
La création des personnages dans le roman de mœurs entre 1960 et 1976 présente un
relief de la typologie plus saillant que celui de la personnalité des personnages. Les romanciers
soucieux de révéler les mœurs sociales montrent surtout des types de conceptions et des types
de comportements des catégories de problèmes exprimés au moyen de personnages. Ceux-ci
sont par conséquent des éléments de la peinture des mœurs plutôt qu'ils ne servent de matière à
une peinture de caractères.

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
497
La représentation des générations, de leur succession et des différences de conceptions,
de comportements et des problèmes vécus s'effectue le plus souvent en opposant deux
catégories de personnages, les vieux et les jeunes. Les premiers incarnent la tradition. Leurs
conceptions sont solidaires de l'ordre ancien, en gros l'ordre précolonial. Avec le contact de
l'Afrique et de l'Europe sous les formes de l'autorité coloniale et de l'école, plus récemment
sous la forme d'une modernité diverse consécutive à l'interpénétration des peuples au XXème
siècle, les idées nouvelles qui bousculent la tradition font naître des conflits qui sont plus de
conception que de génération. Parmi les anciens en effet, il peut exister une ouverture d'esprit
qui fait éclater l'opposition entre les jeunes et les vieux pour établir l'opposition de conceptions
entre les partisans des idées nouvelles et leurs adversaires. Djigui le frère "du père Benfa" est
un exemple d'ancien assez ouvert pour contribuer à résoudre le problème de Kany. Il en est tout
autrement des vieux dans Buur Tilleen - Roi de la Médina, roman dans lequel l'opposition entre
vieux et jeunes est manichéenne. Gorgui Mobdj, le père de Raki est un noble des temps
anciens, assistant, désolé, à la détérioration des mœurs. Il vit en solitaire contempteur des
réalités sociales de son temps, farouche partisan de l'enseignement de ses ancêtres. "Sur le
chemin de l'honneur, dit-il, je me suis conduit en homme bien nél ". La rigueur intraitable de sa
morale lui a valu le sobriquet de "Buur Tilleen" c'est-à-dire Roi de Tilène (une partie du quartier
de la Médina à Dakar). Son genre de vie permet de mesurer la distance qui le sépare des jeunes
aux idées modernes. Comme s'il était capable d'arrêter la marche du temps, il vit par le passé et
tient à ses attributs de prince puissant. Il n'en reste cependant plus que Sindax, un coursier de
parade pour ses promenades dominicales. "Quand il caracole sur sa vieille haridelle, il se prend
pour le Maitre du quartier2", disent les mauvaises langues. Le relief donné à ce personnage est
celui de la tradition des hautes valeurs de sang et d'honneur. Mbodj se glorifie de neuf siècles
de règne opposés au pouvoir de "l'aristocratie née d'hier profitant de la vague fanatisante pour
dépouiller les premiers3". Le silence altier de Gorgui Mbodj vient du constat de cette injustice de
l'histoire à laquelle s'ajoute la détérioration des valeurs morales. Constatant que le mensonge et
le reptilisme poussent les gens au sommet, le prince du Walo choisit "l'honneur au-dessus de
tout". Le père de Bougouma, Meïssa, n'est pas moins attaché aux valeurs traditionnelles que
Gorgui Mbodj. Il réagit lui aussi, à l'aventure de son fils et de Raki, en le chassant de chez lui,
exactement comme l'a fail Gorgui Mbodj, irrité par la conduite de sa fille.
Les jeunes qui incarnent les idées modernes apparaissent sous divers aspects. D'abord
l'aspiration à une vie de responsabilité individuelle est fortement incarnée par des personnages
féminins comme Kany, héroïne de Sous l'Orage (1963), Raki, la fille de Gorgui Mbodj qui
choisit de vivre avec le roturier Bougouma. Une telle conduite de la jeune fille aboutit à la forme
1
Ch. A. NDAO, Buur Tilleen-Roi de la Médina, Paris, Présence Africaine, 1972, p.25.
2
Idem, Ibidem.
3
Idem, Ibidem, p. 29.

498
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
extrême que sont d'une part la vie de "Tante Astou" qui, "à sept ans, manifeste une personnalité
qui rejette l'uniformité, l'acceptation sans conviction1" et, devenue femme, "aime dompter la
vie, se venger d'elle2" et, d'autre part celle d'Agatha Moudio dont la liberté de mœurs en fait
voir de toutes les couleurs à son mari, en particulier un enfant "tout blanc" qui surprend son
village entier.
Les jeunes apparaissent ensuite sous les traits d'intellectuels qui se réunissent assez
souvent pour discuter, analyser leur société, être heureux de se retrouver ensemble. Ainsi le
groupe que Bougouma fréquente, les amis de Kambara à Nécroville.
A l'opposé de cette catégorie de personnages, Cheik Aliou Ndao a créé dans Buur
Tilleen le personnage de l'artiste, ce "gentilhomme du siècle", un fidèle de chez "Tante
Astou" où il préfère la cour à l'ambiance des chambres. C'est un créateur qui a le courage de
la solitude: "il se dit qu'une société où le créateur ne s'isole pas produit rarement des chefs-
d'œuvre3".
Les jeunes, en troisième lieu, apparaissent comme incarnant l'inquiétude devant la
vie, principalement en raison du problème du travail à obtenir. Rémy Gilbert Médou Mvono
a peint cette inquiétude et l'attitude dynamique prise par les jeunes pour la dépasser. Afrika
Ba'a (1969) et Le Journal de Faliou (1972) sont les romans qui représentent les deux
catégories de jeunes caractéristiques de la représentation des problèmes sociaux, les victimes
et les bâtisseurs. Les premiers ne réussissent pas l'aventure de la ville, ils y sont vaincus et
dévoyés, deviennent des délinquants ou demeurent des marginaux vivant dans la misère.
Fedh, l'ami de Kambara dans Afrika Ba'a vit la faim quotidienne, profite de la prostitution,
s'identifie dans son rêve quotidien à des personnages de cinéma comme Zorro. La misère
l'emporte sur beaucoup de personnages. Ainsi Gilbert Iyoni, héros de Sur la Terre en
passant (1966), privé de l'assistance de son ami Nkilviagah, sans logement, sans moyens
de subsistance, Iyoni vivote, malade et au moment où, nommé chef de cabinet il est au seuil
d'une vie décente, il meurt dans son studio. François Marie Borgia Evembé, qui analyse les
travers de la société de l'indépendance montrant les tracas que subit le malade à l'hôpital, la
misère du pauvre et l'égoïsme des nantis, crée des personnages pour dire sans complaisance
les travers des gens et de la société: arrivisme, égoïsme, prostitution, mauvaise qualité des
prestations professionnelles. Son héros. est un personnage vaincu par ce monde dur.
1
Ch. A. NDAü, Buur Til/een-Roi de la Médina, p. 100.
2
Idem. Ibidem, p. 52
3
Idem, Ibidem, p. 54.

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
499
Le personnage de la prostituée, ancienne villageoise et nouvelle citadine, telle
qu'Afrika Ba'a en présente, par exemple Gisèle, est un autre exemple de jeunes n'ayant pas
réussi en ville ou l'aventure de la ville.
Il y a néammoins une catégorie de personnages jeunes et moins jeunes qui sont
caractérisés par le dynamisme et le succès de leur action. Le héros d'Afrika Ba'a, Kambara
est un exemple éclairant. L'auteur de ce roman optimiste sur les problèmes sociaux a
développé la création des personnages pour donner vie à la diversité de la ville, Nécroville,
et au phénomène des classes d'âges au village. Un relief particulier est donné à Kambara,
par le fait de son autorité morale fondée sur le dévouement, la conduite exemplaire, la
fermeté de la volonté et la hauteur de vue autant que le refus de se laisser abattre par la
médisance, les haines et les jalousies suscitées par le succès de son action. Kambara est le
modèle du bâtisseur parmi les personnages qui ont le relief d'êtres entreprenants pour le
progrès social. Williams Sassine crée, dans Saint Monsieur Baly (1973), un personnage
également bâtisseur. Au tenne d'une carrière de plus de quarante ans, Monsieur Baly, avec
beaucoup de difficultés, construit une école privée qu'il fait vivre malgré les embûches et
l'incompréhension.
La représentation des mœurs sociales a également créé des figures de la vie
provinciale ou régionale. Ainsi les personnalités rivales que conçoit l'auteur de Princesse
Mandapu (1972). Bamboté qui situe l'histoire qu'il raconte dans une localité austère
s'attache à montrer des mœurs rudes, Uandja, localité à l'est de Bangui, est caractérisée par
une atmosphère de fête lorsque les camions y apportent le ravitaillement: "on se groupe
pour boire de la bière, on s'endette pour boire, les chemises sont blanches, la radio hausse
la voix parce que les piles sont arrivées 1". Le maître de ce "trou" ou les colonisateurs
envoyaient les "brutes" et les "têtes dures" est un rude personnage: Alphonse Batila
surnommé Monsieur Boy. "Un français lui avait donné ce nom significatif qui figure sur les
documents administratifs les plus sérieux, dit le narrateur2• monsieur Boy est un
fonctionnaire "féodal", servi par un gendarme "ancien de la coloniale" surnommé Briseur
d'os, qui obéit avec des gestes de dessin animé aux ordres du "commandant", son chef
terrible et grotesque.
La vie de Monsieur Boy fait de lui une personnalité locale qui a le relief de ses
fonctions et de ses signes de prospéri~é. Il a trois épouses: Mandapu, Ya et Za ; il est servi
par trois boys. Il ne vit pas dans l'opulence cependant. Quand il a tiré le buffle dans la forêt,
il vend le produit de sa chasse; mais il règne sur Uandja. "Et chacun sait que Monsieur Boy
est un prince authentique, un descendant en ligne droite du roi Bangasu".3
1
BAMBOTE, Princesse Mandapu, Paris, Pres. Africaine, 1972, p. 32.
2
Idem. Ibidem, p. 27
3
Idem. Ibidem, p. 32.

500
Lesforrnes du, roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
L'autre personnage du couple de rivaux est une puissance économique d'une
certaine envergure, le grand commerçant Mokta. Au physique aussi Mokta est l'opposé de
Monsieur Boy. Il a "une tête ronde, noire, des yeux vifs et des incisions sur les joues. Sa
peau sue la santé. Il a le sourire blanc et de bons brasl ". La distinction de sa mise habituelle
s'ajoutant à ces traits du rusé personnage consacre le relief insigne qui a fait de lui une
espèce de rival naturel du "commandant" à Uandja. Bamboté a donné comme raison de la
"guerre" des deux hommes la volonté de puissance de l'un et de l'autre. Alphonse Batila,
commandant Monsieur Boy voudrait être et deumeurer le plus en vue à Uandja tandis que
Mokta, le grand commerçant, ne voudrait pas à Uandja d'un commandant qui ajoute à
l'autorité officielle qu'il détient la richesse.
Malgré cette motivation des deux hommes l'on peut dire que Bamboté, plutôt qu'une
analyse de caractère, a présenté des mœurs provinciales par le sommet. Ce sont en effet, la
corruption dont Mokta fait une arme et l'extrême rigueur sinon la cruauté dans l'exercice du
pouvoir qui caractérisent les personnages rivaux. Ils ont du relief par les mœurs
provinciales et par leur personnalité spécifique à chacun. Bamboté a créé un Monsieur Boy
grotesque et rugueux et lui a prêté ce langage d'aristocrate sous-développé: " ...espèce de
con" ; "après avoir mangé tu baises mes femmes". Le grand seigneur s'adresse ainsi à son
cousin: Grosses couilles ! Bamboté qui crée une harmonie insigne entre le personnage,
rustre, mal dégrossi et son langage, ne recule devant aucun mot!
Une deuxième catégorie de personnages créée dans le roman de mœurs dans la
période 1960-1976, est constituée par les personnages d'Européens et d'Africains sous les
Tropiques ou en France. L'itinéraire de Marie-Thérèse dans Une Main amie en fournit des
exemples. Avant le séjour africain de l'héroïne sa vie en France est l'occasion pour le
romancier de présenter des figures de femmes ou bien leurs itinéraires significatifs des
mœurs sociales. L'histoire d'Anne-Marie et de son amant aristocrate, le comte Jean de
Luys, est une incursion dans les mœurs sociales en France soulignant l'importance de la
classe sociale, de la caste aurait-on dit s'agissant de l'Afrique, pour le mariage. Quant à celle
de la mère de Simone Durant, elle illustre bien une issue fréquente de l'aventure de la ville
pour les provinciales, pour les jeunes filles qui suivent le mouvement d'exode rural vers les
villes. L'attention de Yoro Diakité, obs.ervateur des sociétés française et africaine et peintre
des mœurs sociales dans les deux aires de civilisation a créé des personnages qui pennettent
d'établir des rapprochements entre les phénomènes sociaux: préjugé de classe ou de caste,
exode rural et prostitution ont retenu l'attention de Diakité, observateur de la société
française. Le personnage de Marie-Thérèse qui a vécu dans une telle société provinciale,
BAMBûTE, Princesse Mandapu, p. 35

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
501
séjourne ensuite à Makana. Diakité lui donne beaucoup de curiosité pour la civilisation, les
us et coutumes, les croyances et comportements de vie quotidienne. De là les personnages
prétextes à l'infonnation de Marie-thèrèse : Samba, Gorgui, Oumou et Mbengue.
La création des personnage par conséquent est caractérisée dans le courant
romanesque des mœurs sociales entre 1960 et 1976 par le souci de représenter les
problèmes de la société africaine et de l'ouverture des Africains aux constantes sociales
perceptibles ailleurs, que la culture de l'écrivain et son expérience de contacts humains lui
pennettent de révéler. La diversité africaine de la société apparaît aussi bien dans les classes
d'âge que dans la manière fort diverse dont les jeunes et les moins jeunes réagissent face
aux problèmes sociaux du travail à obtenir et du progrès à réaliser.
B. THEMATIQUE.
La peinture des mœurs sociales a développé une thématique qui fait voir les diverses
facettes de la société africaine dans la troisième période du roman (1960-1976). La famille,
la vie loin des grands centres urbains, la misère des humbles et l'action qu'elle détennine
pour le progrès, les conflits de conceptions du monde à l'occasion de l'action pour le
progrès ou de l'attitude à l'égard des marginaux constituent des thèmes principaux dans le
cadre des mœurs sociales décrites.
B. 1. La famille.
B.l.a. La jeune fille avant le mariage.
Sur le thème de la famille se développent des histoires présentant des itinéraires de
jeunes filles sur la voie de la vie conjugale. Félix Couchoro, qui s'est particulièrement
intéressé aux mœurs sociales et dont l'œuvre est fortement marquée de l'empreinte de la
morale chrétienne, a développé des idées morales en des romans de fonnation pour la jeune
fille, comme Béa et Mari/ou (1963) et Pauvre Alexandrine (1964). Le premier est un
plaidoyer pour les valeurs morales, pour l'éducation et l'évolution des mentalités. Béa et
Marilou gont le sous-titre est Le Fils de Mawoulawoé fait suite à L'Esclave (1929).
L'histoire, bien qu'ayant pour cadre Dakar et Lomé et ses environs (Anécho, Bé, Kéta, ...),
se passen pour l'essentieln dans l'espace habituel des romans de Couchoro, le sud du Togo.
A Dakar, Dieudonné Dodji, caissier de banque voit arriver de Lomé Béatrice Tétey
alors qu'il attendait Marie-Louise Akakpo (Marilou ou Lou), sa fiancée. Les deux jeunes
filles sont des cousines. La lettre de Mary Ablan, la future belle-mère, ne donne aucune

502
Lesformes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
explication de cette substitution. La raison concerne les mœurs et la morale. Couchoro fait
de Béatrice la jeune fille aux mauvaises mœurs, une nécessité de sa technique des contrastes
dans la création des personnages.
Béatrice dite Béa, en effet, a compromis sa réputation à Lomé. Kleptomane elle a
volé une chevalière chez son amant, le riche transporteur et planteur Ben Tamakloé et n'a pu
bénéficier de la discrétion ni de ce dernier ni du bijoutier Paul.
Dodji est vite infonné de tout par son ami Jo Atikpo, revenu d'un congé passé à
Lomé mais, ensemble avec sa tante Ayaba, ils décident de n'en rien faire paraître dans leur
comportement à l'égard de Béa. De son côté, celle-ci s'efforce de s'attacher Dodji, son
mari. Elle vit avec lui douze mois, heureuse, à Dakar. Mais Couchoro, qui écrit ce qu'on
pourrait appeler un plaidoyer pour la bonne conduite de la jeune fille avant le mariage,
interrompt le bonheur de Béa. Dieudonné Dodji, en congé, se rend à Lomé avec elle.
Secrètement, il rencontre Marilou. Elle est bientôt enceinte, contrairement à Béa après plus
d'un an de vie avec Dodji. Félix Couchoro accentue l'opposition entre le vice et la vertu
correspondant à l'opposition entre Béa et Marilou. Celle-ci, hospitalisée à la suite du début
de grossesse, reçoit sa tante Mary Ablan venue en compagnie d'un vague cousin, Tovihô,
lui faire boire une potion pour, disent-ils, la protéger contre les sorcières. Le romancier,
organisateur du hasard, fait échouer la tentative d'empoisonnement. Le médecin prend les
coupables sur le fait, les fait arrêter et traduire en cour d'assises.
Félix Couchoro lustre le beau rôle donné à celle qui incarne la vertu. Le procès, en
effet, a lieu; Marilou qui, avant l'événement, était sortie de l'hôpital, s'était rendue à Dakar
avec son mari Dodji, est revenue de Dakar et constitue le seul témoin, à charge en principe.
Mais elle défend Mary Ablan et Maître Francis Koudahin fait acquitter les inculpés. Le
roman par conséquent se tennine par la fin des épreuves pour tous. Dodji et Marilou
rentrent à Dakar et Béa et Mary connaissent la paix des fins d'épreuves.
L'auteur de Béa et Mari/ou a multiplié les événements et tissé l'intrigue de manière à
lustrer un itinéraire de jeune fille caractérisé par la vertu et à montrer la capture illusoire du
bonheur par celle qui ne sait point être vertueuse. Pauvre Alexandrine est un autre roman de
fonnation destiné aux jeunes filles. Cette fois Couchoro, qui ne s'en tient pas à créer une
histoire qui glorifie la vertu, mais critique aussi certaines coutumes, critique la fonne de
mariage imposée à la suite d'une grossesse non désirée. Alexandrine, enceinte parce que
Folli Gbovi a abusé d'elle une seule fois après l'avoir saoulée, devient la femme du bandit
dont elle a une fille, Elise. Mais elle finit par épouser l'instituteur Alex Koudouvi avec qui
elle a trois enfants. Elle choisit définitivement la vie avec Koudouvo lorsque Folli Gobvi

Partie lll. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
503
revient d'exil et renoue avec elle. Le roman, en montrant les ennuis et épreuves morale
d'Alexandrine à la suite de sa très brève liaison avec Folli Gobvi, met en garde la jeune fille
contre la légèreté des liaisons et l'irréflexion quand il s'agit des hommes.
Félix Couchoro en présentant les itinéraires de jeunes filles sur le chemin de leur
établissement comme épouses s'est montré surtout soucieux d'exalter la vertu en vue d'un
mariage qui apporte le bonheur. L'on peut même dire que ce romancier réalise un équilibre
remarquable entre l'idéologie et l'observation dans la représentation des mœurs sociales.
Mais, entre 1960 et 1976 ce sont surtout les conflits de conceptions qui caractérisent
la représentation de l'amour et du mariage. Trois formes de ces conflits peuvent s'identifier.
D'abord le conflit dans lequel la jeune fille ou le jeune homme refuse le mariage forcé et veut
un mariage d'amour. Ainsi Kany préfère Samou à Famagan, le marchand. De même Sola
aime plutôt Tsango que son mari imposé, Nkonda. Comme Kany elle aura le bonheur
définitif de vivre avec celui qu'elle préfère mais, en ce qui la concerne, en quittant son mari.
Le couple mal assorti et refusé par la jeune fille illustré par Sous l'Orage (1963) et Sola, ma
chérie (1966), l'est aussi par Naïssa (1972) de Yadji Sangaré et La Nasse (1971) de Patrice
Ndédi Penda, critiquant la dot. L'histoire de Naïssa aimée de trois garçons, Mady, Karim et
Bandiougou, et qui finit par épouser Bandiougou, un mariage d'amour pour le jeune
homme, a servi à montrer que l'exigence de la virginité pour la vie vertueuse de la jeune fille
précédant son mariage et l'attachement des anciens à l'autorité paternelle concernant le choix
de l'épouse créent des conflits qui sont des conflits de conceptions de la vie.
Ensuite le conflit dans lequel les conceptions qui favorisent l'endogamie font de
l'exogamie un véritable scandale. Jules Mokto dans Ramitou, mon étrangère (1971) montre
la vigueur de la réaction du groupe quand un Bamileke aime et veut épouser une Bamoun.
L'Afrique des cloisonnements ethniques et des attitudes rigides face à la nouveauté sur le
plan de la famille est de plus en plus bousculée par les préférences individuelles s'affirmant
avec l'émergence de l'individu du cadre contraignant du groupe.
Enfin, la troisième forme du conflit naissant de l'amour et du mariage est le conflit
dû à la trangression par les amoureux de la manière traditionnelle de distinguer les
personnes dans la société: la naissance, l'éducation et la fortune. Dans Buur Til/een-Roi de
la Médina (1972) tout comme dans la Poupée Ashanti (1973), deux itinéraires de jeunes
filles affirment la supériorité de l'amour sur les préjugés de caste et d'éducation. Edna la
commerçante illétrée d'Accra épouse Spio, un fonctionnaire qui s'attache à elle par amour et
l'amour permet à la "Poupée Ashanti" de se hisser au diapason de toute épouse consciente
de ses responsabilités et compétente pour les assumer. Raki, héroïne de Buur Til/een, sans

504
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
doute ne parvient pas au bonheur de la vie d'épouse mais, enceinte de Bougouma qu'elle
aime malgré sa roture, elle a eu le courage de braver les préjugés et incompréhensions et de
vivre, avec lui, l'attente fiévreuse de la naisssance de leur enfant.
Les romanciers qui décrivent le chemin plein d'écueils de la vie conjugale par
l'amour au-delà de toute autre considération montrent que le contexte de société dans lequel
ils situent les histoires n'est pas encore favorable au déroulement sans problème de telles
aventures. Et ce qui fait problème c'est l'écart entre les conceptions. L'émergence de
l'individu décidant par lui-même, qu'il soit jeune homme ou jeune fille, d'une pensée
moderne considérant l'homme ou la femme par son mérite personnel, n'a pas encore
suffisamment de force pour imposer un changement définitif des mentalités. Les mœurs
sociales dans la société africaine présentées sont encore dominées par les conceptions
traditionnelles. L'individu a encore des difficultés à s'affirmer victorieusement.
B.I.b. L'amour et la fidélité.
Les mœurs sont néanmoins en pleine mutation. La vie que la ville réserve aux ruraux
venus y vivre leurs rêves est très souvent décevante pour eux. Jeunes gens et jeunes filles
qui ont suivi le mouvement d'exode rural connaissent le chômage et la prostitution pour la
survie. A Nécroville il en est ainsi de la vie de Fedh, de Gisèle, de Ma'aria, etc. La
prostitution est également révélée comme un phénomène des hautes couches de la société
aussi, comme le montre Le Bel Immonde (1976), histoire d'amour entre un ministre et une
prostituée, la fille d'un chef de la réebellion contre le pouvoir en place. La société africaine,
surtout à l'époque de l'indépendance, n'est pas idéalisée par les romanciers. L'amour y est
présenté sans préoccupation pudibonde, qu'il s'agisse de situations de liberté ou de la vie
conjugale.
B.I.c. La vie conjugale.
Dans le thème général de la famille la représentation de la vie conjugale est un sujet
fécond traité dans Les Fils d'Agatha Moudio (1967), Un Piège sansfin (1960), La Poupée
Ashanti (1973) et La Nouvelle Romance (1976). Si les ennuis d'Aminiata soupçonnant
d'infidélité son mari peuvent paraître poétiques, ceux de Wali au contraire, l'épouse de
l'arriviste sans scrupule Bienvenue NKama qui a cessé d'être la vedette de football
"Delarumba" par favoritisme, sont très sérieusement liés à la volonté d'affirmation de soi, à
un féminisme qui refuse l'étouffement, tout comme Edna avait réussi à s'imposer comme
une épouse à la hauteur de ses responsabilités. L'aspiration à une vie d'épouse respectée, à
une personnalité reconnue et considérée par le conjoint caractérise les personnages
!
1
1

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
505
d'épouses créés. La vie conjugale représentée tend à la modernité par l'importance que
l'épouse conquiert.
B.l.d.
L'héritage.
Le tour complet des thèmes secondaires composant celui de la famille, plus général,
amène à considérer le thème de l'héritage. Félix Couchoro en a fait le sujet d'un roman au
titre humoristique: L'Héritage, cette peste! (1963). Il est construit sur une série de
surprises savamment agencées pour servir le projet d'information sur l'héritage chez les
Ewé du Togo. Le contexte évoqué est très moderne. L'héritage est organisé avec des
documents. John Atsou est d'abord considéré comme mort intestat mais l'une des surprises
est qu'il existe un testament. La femme en général, la jeune fille en particulier, n'a pas de
problème de reconnaissance de ses droits. Eléonore fille de John Atsou tient les ficelles de
l'intrigue. L'héritage se modernise dans ce monde de la palmeraie avec l'entrée dans les
mœurs de l'écrit et du souci du document.
S'agissant de la famille par conséquent, la peinture des mœurs entre 1960 et 1976
tend à souligner un mouvement d'évolution qui est caractérisé par l'affirmation de l'individu
de manière de plus en plus résolue, au point que même les formes libertaires du couple
apparaissent. La jeune fille et l'épouse tout comme le jeune homme en âge de se marier
aspirent à la liberté du choix et veulent fonder le mariage sur l'amour et la vie conjugale sur
le respect mutuel. Le féminisme apparaît et secoue le joug de la tradition.
B.2. La vie provinciale.
La vie loin des grands centres urbains a un cachet régional que deux romanciers ont
particulièrement représenté, Yoro Diakité dans Une Main amie (1969) et Bamboté dans
Princesse Mandapu (1972). Le roman du capitaine Diakité a l'originalité insigne d'être le
récit de la vie d'une femme française, Marie-Thérèse, d'abord en France, ensuite en Afrique
et, enfin, de nouveau en France. Diakité présente avec une importance presque égale la vie
européenne et la vie africaine de l'héroïne. C'est la partie de cette vie, avant le séjour de
Marie-Thérèse en Afrique, qui est décrite, le début du roman montrant le contact, en
Europe, entre Marie-Thérèse et l'auteur~ assez rapidement (en sept pages) et seulement pour
amener le récit qui constitue l'essentiel du roman et qui est une peinture des mœurs
provinciales en France et des coutumes africaines au Sénégal.
Les mœurs provinciales sont du sud de la France. Plus précisément le cadre en est
Fréjus et Marseille. Le regard sur la société est très limité. Ce sont surtout les conditions de

506
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
vie laborieuses et les mœurs sociales qui sont évoquées: le travail au café-restaurant du
"Cheval Blanc", le problème de la mésalliance dans le mariage (la vie d'Anne-Marie,
singulièrement sa liaison avec le Comte Jean de Luys en est un exemple), celui de l'exode
rural et du sort aléatoire de la femme dans ce mouvement de convergences vers les grands
centres urbains. Le destin de la mère de Simone Durant, prostituée morte parmi des
clochards sous un pont illustre les aléas d'une telle vie des rurales à la ville.
Quant à la vie africaine de Marie-Thérèse et de son mari Alain, elle constitue un
moyen pour Diakité de faire connaîitre à ses lecteurs, tout comme la vie provinciale française
vue par lui, le monde africain en tant que civilisation distincte. Marie-thérèse en découvre
l'organisation et les valeurs diverses, sociales, morales et spirituelles. Oumou sa servante
l'initie avec patience et amitié. Les thèmes de cette initiation de l'étrangère qui tend Une
Main amie sont très variés. A la faveur de l'amitié Oumou explique avec sincérité (son avis
sur la polygamie le montre) et générosité tous les aspects de la nouveauté pour sa patronne
curieuse et respectueuse de ce qu'elle découvre : la polygamie, la vie congugale, la
circoncision et l'initiation, l'esprit communautaire, etc.
Diakité, dans la tradition du projet d'information sur l'Afrique, a développé dans son
roman une analyse profonde de mœurs africaines dans leur pratique et leur esprit. Pierre
Makombo Bamboté a, tout comme Diakité, mais sans élément de mœurs provinciales
françaises, présenté la vie africaine loin des centres urbains, plus précisément dans le village
de Uandja où règne pourrait-on dire Alphonse Batila, prince "commandant" Monsieur Boy.
La rivalité qui l'oppose au commerçant Mokta, la rudesse des mœurs, la dureté avec laquelle
l'autorité administrative est exercée donnent un cachet particulier à cette vie régionale
rythmée par les arrivées attendues de camions de ravitaillement. La vie provinciale ou
régionale a une image de misère et de souffrances dans ces romans qui, sans être
régionalistes, ont un univers de région peu prospère.
B.3. La misère des humbles et l'action pour le progrès.
La peinture des mœurs est insistante sur la présentation de la misère des humbles et
la perte des valeurs. François Borgia Marie Evembé dans Sur la terre en passant (1966) s'en
prend à l'égoïsme des gens en place à l'époque de l'indépendance et donne par l'itinéraire de
Gilbert Iyoni, une image poignante de la misère du pauvre. Sa pureté et sa pauvreté font de
lui l'image d'un homme qui traverse sa société sans en partager les comportements et les
valeurs : il était sur la terre comme en passant. Il est mort de misère dans un studio au
moment où il est nommé chef de cabinet. Le travail est en effet le grand problème de la
jeunesse dans la société africaine représentée par Ewembé, Rémy Médou Mwomo. L'auteur

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
507
d'Afrika Ba'a (1969) et du Journal de Faliou (1972) ne se contente pas de décrire la misère.
Il crée une fiction de l'action pour le progrès. L'entreprise de Kambara dans son village,
après un séjour à Nécroville qui eût pu lui réussir à lui tout seul, est un exemple de volonté
altruiste de progrès social. R. M. Mvomo insiste beaucoup sur le réalisme, le pragmatisme
de son héros. Kambara ne se soucie pas de théorie économique. Il agit avec conviction et
détermination pour combattre la misère. A cette fin il bouscule les vieilles habitudes et crée
un courant de faveur pour son action parmi toutes les classes d'âge des habitants d'Afrika
Ba'a.
Le roman décrit dans le détail une misère aux formes diverses ayant pour cadre aussi
bien la ville (où affluent les ruraux) que le village: pauvreté, chômage, prostitution,
délinquance juvénile pour la survie. Bien que surface de rêve pour villageois, Nécroville
leur réserve la déception et la misère. Sur ce point elle ressemble comme une sœur à Tanga.
L'action qui combat cette misère dans la société africaine de l'indépendance prend la
double forme du projet de développement que représente l'action de Kambara et du
développement de l'éducation par l'école dont l'école de Monsieur Baly est un exemple.
B.4. L'action et les conflits de conceptions du monde.
La vie moderne n'est pas un choix aisé dans l'Afrique ancienne qui vit toujours à
l'époque de l'indépendance avec le poids des coutumes et le sacré imposant à l'homme des
conduites et des peurs qui constituent la négation d'une conscience individuelle libre. Les
tribulations et infortunes de Uouata, le héros de La Palabre stérile (1969) qui enfreignit la
coutume en pleurant à la mort de son père, le destin de Bakari, dans Le Sang des masques
(1976) qui se conforma à la tradition, succéda à son père comme chef de village mais finit
par se suicider après avoir commis un crime par sens de l'honneur, constituent des
exemples du poids considérable des coutumes dans la société de l'indépendance et de la
difficulté, par conséquent, pour l'individu de réussir une vie sans le carcan de la tradition.
Mais le plus grave, révélé par les romans de mœurs dans la difficulté qu'il y a à
transformer la société dans le sens d'une vie moderne faite non seulement de l'émergence de
l'individu mais aussi d'une production sans l'entrave de conceptions traditionnelles, c'est la
force du sacré comme obstacle à la liberté de conscience et comme entrave à la production.
Olympe Bhély-Quénum dans Le Chant du lac (1965) montre comment le sacré sous
la forme de dieux d'un lac au sud du Dahomey (actuel Bénin) terrorise les hommes avant
que l'esprit libre, la conscience moderne symbolisée par des jeunes et une femme, Madame

508
Lesformes du. roman négro-africain de ianguefrançaise: 1920-1976.
Ounékou, ne viennent à bout de l'emprise des dieux du lac. Les monstres tués, le mystère
de dieux s'effrite et le lac peut profiter davantage aux hommes, l'activité de pêche ne devant
plus être soumise aux aléas d'une volonté mystérieuse, celle des dieux. Aké Loba donne
une rigueur insigne à cette forme de démythification des dieux constituant une réalité
obscurantiste. Son deuxième roman, Les Fils de Kouretcha (1970), présente les difficultés
qu'éprouvent des Africains symbolisés par les fils de Kouretcha, une tribu dans une Afrique
de la forêt, à accéder à la modernité. L'accusation du romancier concerne les mentalités et
croyances traditionnelles. Le sacré, représenté par le fleuve dieu Kouretcha et son prêtre
qu'on appelle le Vieux, constitue, par son importance pour les fils de Kouretcha, un
obstacle à l'action en vue d'une utilité publique moderne : les fils de Kouretcha en
s'opposant à la construction d'un barrage mettent, en effet, le fleuve dieu et le sentiment du
sacré qu'ils ont pour le fleuve au-dessus de la prospérité que peut apporter le barrage.
Leur défaite est une symbole: la modernité triomphe sous la forme du travail qui
apporte la prospérité et contribue à détruire les mythes qui entravent le progrès. Aké Loba a
écrit un roman optimiste sur le problème du sacré comme une force obscurantiste. L'attitude
qu'il exalte dans Les Fils de Kouretcha est la seule valable pour une Afrique soucieuse de
développement, d'efficacité de l'action et de bonheur de l'homme.
La thématique du roman de mœurs sociales entre 1960 et 1976 embrasse les divers
aspects de la vie de l'homme dans la société. Celle-ci est présentée en pleine mutation avec
de graves problèmes d'équilibre entre le village et la ville, de conservation des valeurs, de
lutte contre la misère. La famille apparaît secouée par l'évolution des idées, les nouvelles
conceptions de la vie, l'émergence de l'individu qui, de plus en plus, résiste au poids de
l'autorité du groupe.
Qu'il s'agisse du jeune homme, de la jeune fille ou de l'épouse, les conceptions
tendent à les affirmer comme des personnes responsables, décidant par elles-mêmes et
exigeant le respect de leur volonté. De là l'importance des conflits qui, au-delà des
générations, sont des conflits de conceptions.
La représentation de la société est insistante sur la misère et présente une réaction aux
formes diverses de cette misère: détérioration des valeurs d'une part et, d'autre part, action
pour l'emporter sur l'inertie et la misère. Dans cette action les bâtisseurs et les destructeurs
de mythes, Kambara et Monsieur Baly, Madame Ounékou et ses compagnons, entre autres
personnages caractérisés par l'action et la volonté de réaliser le progrès, sont des figures de
l'homme nouveau qui se dégage de la paralysie due au sacré, au vieilles conceptions, au
poids des coutumes.
..'
.~~/

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
509
C. LES TECHNIQUES DU RECIT.
Le roman de mœurs sociales est un genre dans lequel l'écrivain soucieux de faire
connaître l'Afrique est nettement présent dans le récit. Le relief de son art se caractérise
moins par l'impersonnalité ou l'objectivité que par la technique de création de cette
apparence d'objectivité, d'absence de l'écrivain du récit. Sur ce fait, il y a une nette
continuité dans l'art du roman de mœurs entre la troisième période du roman (1960-1976) et
celles qui la précédent.
C.l. Les techniques de narration.
Le premier aspect de la continuité de l'art du récit est l'identité du narrateur. Il ne se
distingue pas du romancier lui-même. Yoro Diakité sur cette question fait preuve
d'originalité. Dans Une Main amie (1969) l'auteur est nettement distingué de la narratrice.
Diakité est élève à l'école militaire de Fréjus et lors d'une promenade de dimanche il entre
avec des amis au café-restaurant "Le Cheval Blanc". Il est servi par celle qui devient son
amie et lui raconte sa vie. Telle est la convention posée pour organiser la narration. L'auteur
met en place la narration en sept pages (p. 13-19) et le reste du roman (p. 23-325) est
constitué par le récit de Marie-Thérèse qui raconte sa vie d'abord en France, ensuite en
Afrique et enfin, de nouveau en France au moment où le récit commence. L'auteur
n'intervient une deuxième fois qu'à la page 324, à la fin du récit de Marie-Thérèse, comme
pour rappeler que dans la fiction du récit de la vie de l'héroïne par elle il y a un auditeur, le
romancier personnage apparaissant furtivement dans le roman.
Le traitement du temps également établit la continuité d'une technique romanesque
caractérisée par la prédominance du récit linéaire dans le roman de mœurs. Mais la linéarité
n'apparaît plus comme une impuissance à fragmenter le temps, comme un défaut de
débutant dans la création romanesque, car son relief ne signifie jamais forme exclusivement
linéaire, ni dans une œuvre, ni dans l'ensemble des œuvres de la dernière période. Dans un
roman de récit linéaire pour l'essentiel il y a toujours des exemples de retour en arrière de
dimensions variables, comme si l'écrivain tenait à montrer qu'il sait fragmenter le temps.
L'auteur d'Une Main amie offre là encore un exemple de pratique originale. Le
traitement du temps prend dans ce roman la forme de récits en tiroirs. Diakité qui sait à
merveille se mettre dans la peau d'un personnage féminin, une Française, pauvre paysanne
ayant quitté la campagne pour la ville à moins de dix-neuf ans, qui est devenue une femme
d'expérience ayant vécu et fait fortune en Afrique. Marie-Thérèse raconte la vie de Simone

5.10
Lesforrnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Durant, celle de la mère de Simone plus en détail après la vie d'Anne-Marie, modeste jeune
fille du peuple qui eut pour amant le comte Jean de Luys qui l'a abandonnée pour des
raisons de mésalliance impossible. Les récits ont tant de consistance psychologique et des
dimensions telles que c'est l'aspect linéaire de la narration qui a du relief plutôt que le fait
des ruptures de chronologie.
Aké Loba ajoute à ces formes de traitement du temps l'aspect de journal de la
construction d'un barrage dans Les Fils de Kouretcha, œuvre dans laquelle les progrès de la
construction tout comme des discussions pour la décision de construire correspondent à un
temps de tension de plus en plus nette, tandis que dans l'œuvre de Félix Couchoro les dates
des événements et, de manière générale, les jalons temporels précis constituent la
caractéristique du temps comme fil conducteur du récit. Ainsi la durée des événements se
calcule aisément dans Pauvre Alexandrine par exemple. Des précisions de date comme celle-
ci le montrent: "Ce drame se déroulait le 10 juillet 1952, dit le narrateur qui poursuit :
Qu'on retienne bien cette date fatidique: c'est très important pour bien suivre le déroulement
de cette tragédie]". Il s'agit de l'épreuve d'Alexandrine saoulée au Vermouth et déflorée par
Folli Gbovi. Plus loin dans le roman, au moment où Alexandrine épouse et mère de trois
enfants aura vécu neuf ans de vie conjugale avec Alex Koudouvo, l'événement est évoqué
avec la même précision sur le temps: "Plus de douze ans après, dit le narrateur, une faute de
jeunesse faisait surface, pour serrer une femme, une épouse, une mère dans un cruel étau
d'angoisse2". Couchoro qui construit une fresque sociale donne toujours au temps un aspect
de précision qui concourt à la crédibilité de l'histoire racontée, à sa vérité.
Mais la narration de Félix Couchoro est caractérisée surtout par ce que nous
appellerons l'art du feuilleton, bien que le fait apparaisse aussi dans des œuvres qui ont été
publiées avant leur diffusion dans des journaux. La majorité des vingt et un romans de
Couchoro néanmoins, soit précisé au passage, figurent dans Togo-Presse et ne sont pas
encore éditées. Elles ont été créées pour la diffusion par le quotidien. L'art du feuilleton que
ces romans présentent est caractérisé par trois procédés essentiellement. D'abord
l'anticipation qui excite et entretient la curiosité du lecteur. Elle consiste à résumer la suite du
récit de manière succincte et par conséquent sans les détails qui détruiraient la tension
d'intérêt pour les événements concernés. Ainsi les amours de Zizi et d'Alex Koudouvo
avant le mariage sont évoquées par anticipation, pour mettre la curiosité en éveil, de la
manière suivante:
l'
~,
"Zizi avait promis qu'elle reviendrait avant fin octobre pour sa réponse. Et on était en l'an de
t
!
!
grâce 1950.
1~
1
,
1
1
Félix COUCHORO, Pauvre Alexandrine, in Togo Presse du lundi 26/10/1964 p. 7.
1
2
Idem. Ibidem, p. 109 in Togo-Presse du 12/11/1964, p. 7) .
1
1
~!1~'

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
511
Elle revient dans cette salle de séjour, témoin d'un beau projet touchant son avenir. Mais,
plus de deux ans après, vers janvier 1953.
Et deux ans durant, ce fut une avalanche, une véritable avalanche de drames sur la tête de
cette aimable fIlle !
Pauvre Alexandrine !
Mais, n'anticipons pas1".
L'anticipation dans la narration crée le besoin cuisant de connaître la suite des
événements. C'est un élément important de l'art du feuilleton, le public devant être amené à
attendre la suite. Au-delà d'une curiosité en éveil son attitude devient un envoûtement par
l'histoire et tout l'art narratif consiste à réussir à faire des fins de séquence des moments
d'impatience du lecteur pour connaître la suite. Le feuilletoniste à cette fin multiplie les
procédés. Le deuxième qu'utilise Couchoro est l'avertissement sur l'importance de toutes
les pages qui vont suivre et par conséquent la nécessité de les lire toutes plutôt que d'en
sauter par impatience. Ainsi pour éviter que le lecteur se trompe sur le chapitre de "Pauvre
Alexandrine" intitulé "Entr'acte. La sandalette de caoutchouc", le romancier narrateur
explique: "A ce mot d'entr'acte, certains lecteurs auraient envie de bondir par dessus les
pages de cet "intermède" pour reprendre plus loin le récit du drame de leur adorable
Alexandrine: il ferait erreur, car, c'est dans le présent intermède que se trouve caché le
nœud de tout le drame". Couchoro se fait insistant en terminant: " Nous prions les lecteurs
de s'y attarder: ils n'auront pas perdu leur temps"2. Le troisième procédé pour tenir la
curiosité du lecteur en éveil et même l'impatience pour la suite des événements est l'annonce
de surprises non précisées. Couchoro en use beaucoup et dans L'Héritage, celle pesle toute
la trame du récit est composée de surprises pour le lecteur et aussi pour des personnages.
Grâce à cette technique d'entretien de l'intérêt pour les événements racontés Couchoro a pu
développer une riche information sur les problèmes posés par l'héritage d'une part et,
d'autre part, la tradition du mariage chez les Ewé du Togo. La chaîne des surprises à la fois
pour le lecteur et les personnages est constituée des révélations sur la naissance de Léon, de
l'échec de la manœuvre de neutralisation dirigée contre Eléonore, de la découverte des
bijoux et de l'existence d'un testament de John Atsou.
Le quatrième élément de l'art du feuilleton est le bilan précédant un nouveau
développement de l'histoire. Il ne suffit pas au feuilletoniste de réussir à mettre en éveilla
curiosité du lecteur pour l'histoire contée, à créer une attente fiévreuse pour la suite. Il faut
également qu'il attire l'attention de ce même lecteur sur la trame globale du récit. De là le
bilan qui est un rappel pour la saisie de toute la partie déjà déroulée de cette trame. Ainsi la
1
Félix COUCHORO, Pauvre Alexandrine, p. 33 in Togo-Presse du 13/10/1964, p. 7).
2
Idem. Ibidem, p. 155 (in Togo-Presse du 22/10/64, p. 7).

512
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise : 1920-1976.
deuxième période des relations de Folli Gbovi et d'Alexandrine, lorsque le bandit revient
d'exil et prend contact avec son épouse devenue la femme d'Alex Koudouvo, le narrateur
effectue un bilan de la vie d'Alexandrine en analysant le problème de conscience et de choix
individuel qui lui est alors posé par le retour du père d'Elise et les propositions de nouvelle
vie qu'il lui fait. L'analyse du narrateur est défavorable à Folli Gbovi et justifie le refus
d'Alexandrine qui va être sa réponse: "On lui demandait, dit Couchoro, le sacrifice de sa
situation d'épouse et de mère heureuse, le sacrifice de la petite aisance qu'elle avait su, à
force de labeur, créer autour de soi, le sacrifice enfin de l'opération sauvetage qui l'avait,
dix ans auparavant, délivrée de la souillure de la faute d'un autre.
On lui demandait de renoncer à tout cela, pour redevenir la femme d'un bandit en
rupture de prison1".
Le cinquième élément enfin de l'art du feuilleton attire l'attention aussi sur la trame
du récit. Il consiste à exprimer une qualification, par le narrateur, qui ne se vérifie qu'après
lecture de toute l'histoire. Ainsi l'aventure de Dieudonné Dodji mari de deux cousines
successivement est qualifiée, au début du roman, comme la mise en œuvre d'un "plan
infernal, s'il en fût, comme on va le voir dans la suite de ce récit2" dit le narrateur.
La mise en abyme.
La narration présentant les mœurs sociales et les problèmes de l'évolution varie ses
techniques mais conserve, entre 1960 et 1976, les procédés introduits dans les périodes
précédentes. Nous avons analysé la mise en abyme dans Karim (1935) et 0 Pays, mon beau
peuple! (1975) respectivement roman de mœurs et roman de l'aventure européenne. Le
procédé est identifiable dans Afrika Ba'a (1969) et Buur Tilleen - Roi de la Médina (1972).
Le roman de Rémy Médou Mwomo traite du problème de développement et l'action du
personnage principal, Kambara, constitue une forme de solution fondée sur le dynamisme et
la conscience réaliste de toutes les dimensions du développement. Ce thème général est
reflété par la scène en abyme (p. 74-78) entre Kambara, son compagnon Doli et leur ami
commun Koli, installé à Nécroville où il a trouvé du travail et où il vit avec Esther en
attendant de réunir la somme nécessaire pour la dot et l'épouser. Cette forme de réussite n'a
guère aveuglé Koli sur le problème du travail à Nécroville. Dans la discussion il est d'avis
que le développement passe par "de petites entreprises de brousse, fermes, artisanat ou autre
à la tête desquelles [seraient placés] des,jeunes sélectionnés non plus par affinité tribale ou
familiale, mais vu leurs qualités de dynamisme, de courage, d'intelligence, de travail et de
capacité à se réformer et à réformer3". Le reflet du thème général de l'œuvre sur la scène en
abyme est plus développé dans Buur Tilleen de Cheik Aliou Ndao. C'est le sujet de
1
Félix COUCHORO, Pauvre Alexandrine, p. 109 (in Togo-Presse du 12/11/64, p. 7).
2
Idem, Béa et Mari/ou in Togo-Presse du 19 janvier 1963, p. 7.
3
R.G.MEDûU MWOMO, Afrika Ba'a, p. 77-78.

Partie lll. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
513
discusssion des intellectuels amis de Bougouma, au chapitre VIII. Le problème de
l'évolution nécessaire des idées, dans le contexte moderne de la société qui ne fonde plus la
valeur des hommes sur la naissance mais plutôt sur le mérite personnel, est largement
exposé et analysé avec précision. Les opinions exprimées dans cette scène, en effet,
précisent d'abord la nature réelle du conflit vécu par Raki et Bougouma, victimes tous les
deux de l'incompréhension de la famille. Les discussions font voir les difficultés réelles
auxquelles se heurte la volonté d'évolution. Les castes constituent une stratification de la
société ancienne correspondant à des valeurs d'un autre temps mais sur cette question
l'analyse ne détermine pas l'action. Cheik Aliou Ndao pour cette raison s'en prend aux
intellectuels, ceux qui ont assez de science et une plus claire conscience des exigences de
l'évolution : "Le mal dont souffrent les intellectuels, dit-il, est le bavardage ... Ils sont
doués pour analyser, ausculter, critiquer, mais l'action les effraie1". C'est aussi la raison de
la solitude de Bougouma. Chassé par son père, n'espérant pas l'appui de sa mère, ni celui
de ses tantes et cousines, aucune d'elles n'osant braver la colère de Meissa son père,
Bougouma aurait pu trouver auprès de ses amis un appui dynamique et résolu. Ils ne lui
apportent que la sécheresse des analyses. Ndao a tiré profit de cette scène de discussion
entre amis de même classe d'âge pour la présentation de la société et de la lente évolution
des conceptions.
La composition du groupe obéit au souci de varier les éclairages sur la question
analysée, sur le problème des mutations sociales, sujet du roman reflété en abyme. Sont en
présence en effet, devant Bougouma, l'historien, le philosophe et Diémé le Casamançais :
trois points de vue s'expriment ainsi sur le problème posé par l'aventure vécue par
Bougouma, le point de vue historique, celui du philosophe et le point de vue d'un homme
né dans une ethnie sans castes et qui apporte ainsi le témoignage établissant la relativité d'un
préjugé si fort.
La mise en abyme est ainsi une technique astucieusement utilisée pour éviter la
monotonie de longs développements historiques et sociologiques par le narrateur unique du
roman. La mise en abyme transforme les perspectives en personnages et le texte du roman
échappe à la froide documentation et au didactisme.
Analyse et représentation. .
Le projet d'information sur la vie africaine, si important dans le roman de mœurs
n'empêche pas une relative discrétion de l'auteur narrateur. L'analyse située dans ses
interventions plutôt qu'au niveau des personnages se fait moins importante que la
représentation, fait qui affirme le vrai romancier. Les interventions de l'auteur analysent les
Ch. A. NDAO, Buur Tilleen-Roi de la Médina, op. cil., p. 75.

.514
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
1i
mentalités et les croyances les opposant dans deux cadres, le village et la ville. Félix Couchoro
par exemple oppose les localités rurales aux villes du sud du Togo, l'univers habituel de ses
romans. Plus généralement les romanciers peintres des mœurs africaines, dans la troisième
partie du roman (1960-1976) situent les mentalités réfractaires à l'évolution au village et font
de la ville le centre des idées nouvelles. Il y a davantage représentation qu'analyse du narrateur
dans la peinture des mœurs sociales de cette période.
C.2. Les formes du discours.
La prédominance de la narration dans l'écriture du roman de mœurs sociales va de
pair, dans la troisième période de ce courant, avec une maturité de l'écriture se traduisant par
un maniement du dialogue qui révèle un souci de variation esthétique. Celle-ci sert également
le besoin de faire vivre un monde avec une vraisemblance plus persuasive que la narration,
forme unique du récit, ne peut la produire. Il demeure néanmoins que le théâtre dans le roman
n'a pas la majeure part du roman même s'il révèle plus de créativité romanesque.
Une deuxième variation de la forme du récit est l'écriture de journal introduite pour
rendre compte d'une période en retour en arrière. Ainsi le "cahier rouge" de Monsieur Baly
dont le vieil homme entreprend la lecture, dans ses moments d'abattement les plus pénibles,
pour "tenter de fuir la vanité de sa vie et retrouver, entre les lignes de sa grosse écriture
penchée, le film de sa grande entreprisel ", est une fiction qui justifie la variation d'écriture. Le
style de journal et la forme morcelée du texte sont un exercice qui révèlent la maîtrise de la
technique romanesque.
Mais on peut dire que ce sont là des formes modernes de variation de l'écriture. Les
romanciers dans la peinture des mœurs sociales recréent, et c'est une variation d'écriture par le
pastiche, les palabres pour le mariage. Il s'agit là d'une forme de discours qui a son rituel, son
ton et son agrément spécifique. La palabre pour le mariage de Kambara en est un exemple
éclairant. Le père de Kambara Ngo'o a quitté Afrika Ba'a pour Djongolo, à la tête d'une
délégation, pour demander la main de la jeune Ada pour son fils. Il s'adresse au père d'Ada :
"- 0, Meyon !
L'interpellé repondit comme si l'appel venait de loin". L'attitude amusé des uns et des
autres, l'ironie réciproque enlèvent tout caractère austère au rituel de la prise de parole et de la
discussion. L'atmosphère est plutôt à la gaieté. La suite du dialogue le montre:
" Je viens de loin et j'ai peine à marcher.
- Oui, tu viens d'Afrika Ba'a, railla Meyon.
W. SASSIME, Saint Monsieur Ba/y, op. cit., p. 90.

Partie 1II. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
515
_ J'en viens en effet. Il y a de là-bas jusqu'ici près de deux heures de marche. Avec ma jambe
malade il m'a fallu deux fois plus de temps". Et le père Ngo'o respectueux du rituel mentionne
l'accueil correct qu'il a reçu, la bonne qualité du repas qui lui a été servi avant de déclarer que
c'était le moment de dire pourquoi il était ce jour l'hôte de Meyon. Et le rituel de la parole
partagée continue dans le bonheur et la malice des propos. Rémy Médou Mvomo consacre dix
pages à cette variation d'écriture. La qualité de ton et l'agrément du récit en tirent parti. La
fidélité au monde représenté, la vérité des comportements sont en harmonie avec cette
variation d'écriture. La matière concourt à faire le romancier pour le niveau de l'écriture.
La forme du discours se diversifie dans le roman de mœurs et traduit un souci d'art
dans le récit; de l'écriture de journal d'une entreprise comme la création d'une école privée, à
la palabre traditionnelle récréée, en passant par le dialogue plus ordinaire imposé par la
nécessité de faire vivre des personnages qui communiquent dans la vie quotidienne, le récit
varie les formes d'agrément littéraire liées à l'art mis en œuvre.
Descriptions et portraits.
Il ne se crée pas de modéle nouveaux de la description ni du portrait dans la troisième
période du roman de mœurs. Il convient, du reste, de préciser d'abord que la représentation
des hommes paraît toujours un plus net souci du romancier que celle de la nature. Certes le
cadre est posé et rapidement décrit mais cette esquisse se réalise à la manière de modèle déjà
pratiqué dans le courant ou le genre. Les descriptions ont une manière réaliste de passage
d'une vue panoramique à une vision plus rapprochée et plus détaillée. Ce sont des blocs unis,
rarement de grande dimension.
L'auteur d'Afrika Ba'a par exemple décrit "Hawa", un quartier de Nécroville selon le schéma
de plans successifs à précision des détails de plus en plus grande. Le quartier de "Hawa" est
vu en panorama d'abord: " 'Hawa' était un amoncellement de taudis croulants l ". Puis
apparaissent les rues au fur et à mesure que Kambara et Dali qui traversent le quartier se
déplacent, et ce qui remplit les rues. "En vérité, précise le narrateur, c'étaient des dépotoirs où
les cadavres de chiens éventrés voisinaient avec des morceaux de bouteilles, au milieu des
détritus ménagers2.
Félix Couchoro qui décrit le cadre, assez souvent le même, de ses romans sur ce
schéma réalise un panorama à la fois spatial et historique en présentant le cadre de Pauvre
Alexandrine. Il écrit dans le prologue de cette œuvre: "Le cadre de ce roman se situe dans la
ville historique de Glidji. Pas très loin d'Anécho !
1
R.G.MEDOU MWOMO, Afrika Ba'a, p. 67.
2
Idem. Ibidem. p. 67.

516
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
Tout comme les ressacs de la mer construisent les hautes falaises de sable ou de grès,
les ressacs des migrations humaines qui ont édifié, à travers les âges, l'habitat des peuples du
Togo, ont semé le long du littoral de ce pays des localités au nom plein de souvenirs:
"Bê 1... Baguidah ! ... Anécho 1... Glidji ! "La description se fait ensuite plus précise,
le plan plus rapproché et les éléments du tableau nettement visibles. Couchoro poursuit :
"Mais Glidji ne perd rien pour avoir été cité le dernier de la liste. Entre cette ville et Anécho,
coulent deux rivières aux eaux calmes et poissonneuses. Qu'est-ce qui fait le channe de
GI'd" 1" ?
1 JI
.
Le modèle de description est celui que nous appellerons le panorama à la manière de
Sembène, un romancier cinéaste qui affectionne particulièrement cette manière de décrire le
cadre spatial.
Portraits.
Le même modèle du portrait est également pratiqué. Il est en bloc et est introduit avec
la première apparition du personnage lorsqu'il fait l'objet d'un portrait. La création des
personnages, en effet, le plus souvent se réduit à leur nomination, tant le nombre en est grand.
Plus le monde représenté a une vie traditionnelle, plus nombreux sont les personnages et plus
réduits les portraits qui sont élaborés. Donnés en un bloc ce sont des esquisses faites de traits
physiques symboliques ou caricaturaux et de traits de caractère. Kambara par exemple, forte
personnalité, malgré son jeune âge, qui réussira à créer le progrès en entraînant les habitants
d'Afrika Ba'a à adopter ses idées, est présenté comme une force de la nature: "C'était un
garçon, dit le narrateur, plus robuste que la moyenne de ceux de son âge; taillé comme à
coups de hache par les durs travaux des champs, son corps était comme mal équarri2". Le
portrait se termine par les idées de Kambara qui soulignent la force de caractère: "Une idée le
harcelait; il sentait que la solution aux maux qui s'acharnaient sur les hommes de la brousse
ne se trouvait pas du côté de la fuite, mais de la lutte, de l'effort3". Il arrive que l'apparence
physique (trait physique et détails vestimentaires) constitue l'essentiel du portrait, les détails
précisés étant suffisamment symboliques pour que les traits de caractère soient perceptibles.
La présentation du personnage de Mokta, personnalité de Uandja en raison de sa prospérité de
grand commerçant, est un exemple d'un tel portrait. Mokta arrive chez le commandant. Sa
présence se signale d'abord par les odeurs qu'elle impose, de "forts parfums, amers, à base
de naphtaline, des parfums vraiment forts". L'homme a la distinction de sa mise recherchée et
de la santé d'un mâle bien nourri: "Il a une belle robe toute blanche brodée, tout ce qu'il y a
1
Félix COUCHORO, Pauvre Alexandrine, p. 1 (in Togo Presse du 01/10/64 p. 7).
2
R.G.MEDOU MWOMO, Afri/ca Ba'a, p. 10-11.
3
Idem. Ibidem, p. 10-11.

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
517
de fin et d'admirable, des dessins vraiment très fins. Mokta a une tête ronde, noire, des yeux
vifs et des incisions sur les joues. Sa peau sue la santé. Il a le sourire blanc et de bons bras"l.
C.3. Les techniques d'expression.
La peinture des mœurs sociales, contrairement à celle des mœurs politiques, n'a pas
produit de grands œuvres ayant émergé du corpus de courant par le relief d'un style
comparable à celui d'Ahmadou Kourouma dans Les Soleils des Indépendances (1968) ou bien
de Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence (1968), encore moins au style d'un Daniel
Ewandé dans son pamphlet Vive
le Président! (1968). La tendance d'écriture dans
l'ensemble des œuvres de cette période du roman des mœurs sociales est celle que nous avons
appelée académique. Bamboté s'est signalé avec une originalité remarquable du lexique dans
Princesse Mandapu. L'usage qu'il y fait des termes triviaux, en harmonie avec la personnalité
du grotesque et rugueux Monsieur Boy, tend, certes, à décrire ce personnage mais il est
malaisé de maintenir le statut de texte littéraire avec les propos prêtés à Monsieur Boy: " ...
espèce de con" "Après avoir mangé, tu baises mes femmes". Le grands seigneur s'adresse en
ces termes-là à son cousin Grosses couilles! Bamboté ne recule devant aucun mot. Le
vocabulaire donne à son roman un relief spécifique.
Mais en dehors d'une telle originalité du style de Bamboté dans Princesse Mandapu, le
roman de mœurs sociales ne révèle pas de volonté de créer un style, ni d'afrinaniser la langue
de création.
Le ton est plutôt sérieux. Sans doute les problèmes évoqués de la société africaine en
mutation sont-ils graves, étant de survie de civilisation ou d'individus mais les romans faisant
le procès des mœurs politiques montrent bien que le sérieux du sujet n'impose pas
nécessairement celui du ton du roman. Le courant des mœurs sociales présente trois aspects
du ton dans les œuvres: neutre, sérieux et humoristique. Les tons neutres et sérieux sont les
plus usités, les romanciers s'attachant à l'objectivité dans la présentation des réalités sociales.
Félix Couchoro, dont l'œuvre est un vigoureux plaidoyers pour les valeurs morales, adopte le
ton sérieux, évitant toutefois les accents graves du didactisme. Il lui arrive même comme dans
L'Héritage, cette peste, malgré le titre humoristique, de développer la narration sur un ton
uniformément neutre. Mais la représentation, dans ce roman révèle la franche gaiété des
réunions de famille. Dans l'ensemble cependant le roman ne révèle pas de recherche sur le ton;
sur la langue non plus. Félix Couchoro est imprégné d'une formation à l'école française et
utilise souvent des clichés. Sa profonde connaissance du monde qu'il révèle à son lecteur, le
monde de la palmeraie dans le sud du Togo, n'entraîne pas dans son écriture une volonté de
BAMBü1E, Princesse Mandapu, p. 35.

518
Les/ormes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
cachet typiquement africain. C'est l'écrivain de culture française qui domine dans l'écriture de
Couchoro. Parmi les romanciers de la tendance académique traitant des mœurs sociales Cheik.
Aliou Ndao se distingue par l'originalité du dramaturge qui aborde l'écriture romanesque avec
Buur Tilleen-Roi de la Médina. Dans ce roman de ton tragique Ndao présente l'originalité
d'écriture de donner une puissance d'expression aux mots les plus simples par habitude
d'exigence avec soi prise dans l'écriture pour le théâtre et la poésie. L'auteur de Mogariennes
et de Kaïrée apparaît dans Buur Tilleen non seulement par la manière dont le temps (la durée
d'une grossesse) contribue à la tragédie mais aussi par les dimensions coquettes du roman
dues à un certain classicisme de l'expression se voulant art de J'économie et du propos
succinct.
Quant au ton humoristique, il apparaît surtout lorsque le romancier introduit dans son
œuvre un genre traditionnel lié aux cérémonies qu'il décrit. Les palabres par lesquelles
s'effectue la demande de mariage conforme au rituel traditionnel par exemple constituent un
genre oral caractérisé par le ton ironique, la malice des interlocuteurs (délégations du futur et
de la future) et la gaiété générale des propos. Rémy Médou Mvomo a su créer une scène de
palabre pour le mariage et donner à son roman une variation de ton qui établit une maîtrise de
l'écriture romanesque.
Les registres de langue.
Les œuvres qui révèlent une écriture en deçà de la maîtrise du style soutenu se
distinguent en considérant l'utilisation des registres de langue. Nous avons déjà abordé
l'utilisation du registre trivial par l'auteur de Princesse Mandapu. Le registre familier est
ensuite le plus fréquemment employé par les œuvres qui ne présentent pas de maturité
d'écriture. L'auteur de Naïssa et celui d'Une Main amie usent de familiarités, sans valeur
artistique et pour cette raison nuisibles à la qualité du texte.
Les solécismes.
Le roman de Yoro Diakité ajoute aux familiarités sans art de réelles fautes de français
sans justification possible. Ces fautes, du reste, écartent un soupçon possible devant la
réussite remarquable du romancier à entrer dans le personnage d'une Française et à raconter
des vies de femmes de France, avec un naturel et une vraisemblance qui en imposent. L'on
pourrait fort bien soupçonner l'auteur d'être le prête-nom d'une Européenne qui aurait écrit le
roman. Les solécismes écartent, répétons-le, cette hypothèse qui peut venir à l'esprit à la
lecture d'Une Main amie. Diakfté emploie "malgré que" pour "bien que" et même met
l'indicatif après cette locution qui n'est pas de bonne langue. C'est à Marie-Thérèse qu'il fait
dire, parlant de Martin, le cuisinier du "Cheval Blanc" : "Il considérait ce geste comme une
__ ~
~
. _
_ _~
L
_~
~
_~._.

Parlie lII. Chapilre V. Le roman des mœurs modernes.
519
marque de sympathie envers lui, malgré que cela m'ait été prescrit par la direction!" L'on peut
dresser un véritable
"sottisier" de l'écriture de ce roman en ajoutant les phrases ou
propositions suivantes:
"
je me proposais de lui faire meilleur accueil quand il reviendra (sic)" p. 108.
"
il ignorait et s'en moquait des disques" p. 108...
S'y ajoutent des barbarisme ("se repentissent" p. 129 pour se repentent), des tautologies ("la
prétention de vouloir fouler au pied" p. 212), des emplois fautifs de dont" ("les extravagances
dont vous m'avez fait allusion tout à l'heure" p. 308) l'emploi de "malgré que" avec l'indicatif
(p. 198,227,308 et 312) et de "bien que" avec l'indicatif (p. 323). La langue de Yoro Diakité
est encore infralittéraire. Le fait est plus net si on le rapproche des familiarités non fondées sur
un effet d'art à obtenir: "mijoter" (78), "boulot" (110-201), "baratiner" (41), "bornes" pour
"années" (47), "gosse" (53, 101), "faire la java" (45), "se débrouiller" (55), "chic fille" (65),
"on se marrait aussi" (197) etc.
Ce style est plus vraisemblablement celui du capitaine Diakité plutôt d'une Européenne
de culture moyenne qui aurait écrit les biographies imbriquées de Françaises pour ensuite
signer sous le nom de Yoro Diakité.
L'écriture dans le roman de mœurs sociales entre 1960 et 1976 est caractérisée par le
classicisme et le style soutenu, le ton neutre ou sérieux, rarement humoristique, et les défauts
et disgrâces du style infralittéraire ou correspondant à l'immaturité des acquis d'expression
dans la langue de création. Il n'y a pas de réel souci d'africaniser la langue même si
l'introduction des realia crée la couleur locale. Mais même sur ce point l'on peut parler de plus
de discrétion chez les écrivains dans cette période. Il n'y a plus de luxe de mots du terroir dans
le texte du roman, bien que la création de couleur locale recourt naturellement à des tennes du
terroir.
*
*
*
Le roman de mœurs sociales entre 1960 et 1976 se révèle le courant le plus fécond,
celui dont le développement en estuaire figure l'image d'estuaire la plus large. Il s'agit d'une
véritable explosion de création qui produit pas moins de quatre vingt-treize romans. Le seul
Félix Couchoro (1900-1968) est l'auteur de vingt-et-un romans dont dix-huit, du courant des
mœurs, sorit publiés entre 1963 et 1970 (deux œuvres étant de publication posthume).
.'
Le modèle de composition privilégie dans cette troisième période du courant des
mœurs également la fresque, comme dans la période précédente. La diversité des fresques est
Y. DIAKlTE, Une Main amie, p. 105.
; .
~.'.

520
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
telle qu'on peut en distinguer deux fonnes, celles qui, sans choisir une durée des événements
très longue qui aurait fait voir la succession de plusieurs générations privilégient plutôt un
moment, d'une durée variable, mais pas assez grande pour permettre de voir le détail des
mutations qui s'opèrent et la lente évolution des mentalités. De telles fresques, tout en révélant
que la société ayant perdu la stabilité des valeurs est en pleine évolution des idées, mentalités
et comportements, constituent des espèces d'instantanés sur ce mouvement. L'on peut les
appeler fresques synchroniques.
L'histoire de Kany et de Samou a pour cadre temporel la période des vacances
scolaires mais le lecteur s'aperçoit du phénomène du cadre urbain comme centre de diffusion
de l'instruction et des idées et, par là, de bouleversement de la société par l'évolution des
conceptions de la vie.
La fresque habituelle ou la plus fréquente, la fresque régulière pourrait-on dire, est
diachronique. Le ten:tPs des événements y est assez long pour permettre au lecteur de constater
la succession de plusieurs générations ou le déroulement d'une tranche de vie qui constitue un
temps de fonnation, d'apprentisssage de la vie. Les jeunes filles que Félix Couchoro présente
dans de telles expériences, c'est-à-dire en des itinéraires les conduisant à leur établissement
comme épouses, suivent des espèces de chemins de croix au bout desquels la fin des épreuves
correspond au bonheur d'épouses définitif.
Les rares drames composés dans le courant de mœurs insistent, comme Buur Tilleen-
Roi de la Médina sur le sérieux, le tragique même des mutations en cours aussi bien pour les
personnages qui incarnent la tradition intransigeante que pour ceux qui ont adopté des idées
nouvelles. Bougouma et Raki souffrent des résistances aux conceptions nouvelles tout comme
Gorgui Mbodj et Maïssa d'une part, les fils de Kouretcha d'autre part sont ulcérés par le
rythme d'évolution de la vie et de ses valeurs.
Le cadre n'est pas vécu de la même manière par les personnages du monde représenté
dans le roman de mœurs. Un phénomène, de nature culturelle à coup sûr, est que l'attention à
la nature, à l'espace du dehors aussi bien qu'aux intérieurs est plus nette plus effective chez
une catégorie de personnages, des Européens ou bien des Africains formés à l'école française,
que chez tous les autres personnages africains.
Le temps a une fonction différente selon qu'il s'agit du roman drame ou du roman
fresque. Dans le premier il est une dimension du tragique de l'histoire alors que dans le
second il concourt à une composition desserrée qui fait voir les mutations.
._--
-_._---~'----_.,-----_.~.
-,,- .._--- -_....__

Partie III. Chapitre V. Le roman des mœurs modernes.
521
La création des personnages est caractérisée par le souci de représenter les problèmes
fort divers de la société africaine, les contraintes sociales qui lui sont communs avec d'autres
sociétés, par exemple l'esprit de caste et ses effets sur les relations d'amour. La diversité de la
société africaine, celle des hommes et de leurs soucis majeurs est perceptible dans les clans et
dans la manière de réagir face aux problèmes sociaux du travail à obtenir et du progrès à
réaliser.
La thématique dans cette période du roman de mœurs embrasse les divers aspects de la
vie de l'homme en société. Celle-ci a de graves problèmes d'équilibre du fait des réalités
économiques. Toutes les valeurs sont secouées, de stables qu'elles étaient. L'individu émerge
du groupe et aspire à une vie de responsabilité dégagée du poids de la tradition. Mais la
représentation de la société est surtout insistante sur la misère et sur l'action contre cette misère
et pour le progrès. Dans cette action se signalent, par la vigueur de leur volonté et la force de
leur personnalité, des destructeurs de mythes et des bâtisseurs. Ce sont des figures d'hommes
nouveaux qui se dégagent de la paralysie due à la fascination qu'exerce le sacré, aux vieilles
conceptions, au poids des coutumes.
L'art romanesque n'innove guère en cette période, qu'il s'agisse des techniques du
récit ou des techniques d'expression. L'exploitation des formes orales du récit, des genres
oraux très liés aux rituels comme la demande en mariage n'est pas une nouveauté. Elle est
pratiquée avec bonheur par l'auteur d'Afrika Ba'a. Il y a, malgré tout, une innovation dans
l'art de la narration. Félix Couchoro présente, même dans les romans édités avant d'être
publiés dans le quotidien Togo Presse, par exemple Pauvre Alexandrine et Béa el Mari/ou,
une technique du feuilleton qui est ensuite mise en œuvre dans le reste de ses dix-huit romans
publiés dans le quotidien du Togo.
Les techniques d'expression ne créent pas d'œuvres entrant dans la tendance
africanisante de l'écriture, celle qui, comme chez Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem,
est créatrice de style. L'écriture est plutôt caractérisée par son classicisme et le style
régulièrement soutenu, le ton neutre ou sérieux, rarement humoristique et parfois aussi les
défauts et disgrâces de style encore en deça de la création d'art, singulièrement dans le roman
de Yoro Diakité, Une Main amie.
Le roman de mœurs est un très grand courant entre 1960 et 1976 mais les grandes
œuvres de ce courant n'appartiennent pas à cette période. Le courant révèle moins de créativité
que celui du procès de l'indépendance qui, dans la même période, s'en prend aux mœurs
politiques.


CONCLUSION


Conclusion.
525
L'étude du roman négro-africain de langue française pour le demi-siècle 1920-1976
posait des problèmes de démarche en raison d'abord du caractère vivant, en plein essor de cette
production littéraire, ensuite de sa liaison étroite avec l'histoire d'Afrique, les mutations
politiques dans une Afrique accentuant le phénomène de sa balkanisation et la tendance
naissante à considérer de plus en plus, dans la littérature africaine de langue française, la réalité
des Etats post coloniaux. Fallait-il étudier les œuvres en prenant comme catégories
classificatoires ces Etats, alors que bon nombre de romans ont été écrits par des auteurs nés
dans la situation coloniale des fédérations d'AOF et d'AEF, fonnés à la même école française
d'Afrique, habitués aux conceptions fédéralistes et ne se concevant que comme Africains? Une
telle démarche aurait été irrespectueuse du contenu des œuvres. Elle aurait consisté à plaquer
des idées récentes sur des œuvres produites dans un contexte de bouillonnement d'idées
contraires à celles qui sont de balkanisation.
L'analyse des romans sans catégorisation territoriale a été choisie parce qu'elle est plus
respectueuse de l'esprit de ces œuvres.
La périodisation de la production considérée a été un choix méthodologique
permettant à la fois d'introduire la dimension historique dans l'appréciation des romans
analysés et de montrer, à chaque période considérée, l'état de développement de la création
romanesque autant que les orientations qui naissent et s'affinnent entre 1920 et 1954, c'est-à-
dire dans un contexte caractérisé par la solide assise de l'ordre colonial, l'adhésion du
romancier à cet ordre et le développement d'une littérature de consentement à cet ordre. Le
roman de la vie africaine ou des mœurs modernes est le premier courant. Le deuxième est le
courant de l'aventure européenne. Les effets conjugués de la situation coloniale, de l'école
coloniale, de la culture de cette période de contacts imposés de civilisations, orientent les rêves
des colonisés vers l'Europe colonisatrice, plus précisément la France. Ces rêves fixés par les
romanciers donnent naissance à un courant de création présentant des héros africains d'un
séjour initiatique en Europe, d'une aventure européenne qui, bien que très ambiguë, est
résolument désirée par de jeunes africail)s attirés par leur surface de rêve.
Le roman historique est le troisième courant né dans la première période. Doguicimi
(1935) de Paul Hazoumé est la première œuvre de ce courant. Le quatrième et dernier courant
de la période 1920-1954 est le roman autobiographique. Certes l'autobiographie est diffuse
dans les œuvres produites avant L'Enfant noir (1953) et Climbié (1953) mais c'est avec ces

526
Lesfonnes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
,tt
1
deux œuvres que naît et s'affirme un courant distinct de romans centrés sur la vie de leurs
auteurs, en exploitant les éléments pour organiser une fiction.
L'orientation des créations dans la première période du roman, l'esprit des œuvres, est
en hannonie avec la situation coloniale, n'attaque donc ni n'inquiète les gestionnaires de l'ordre
colonial.
!
1
!t
C'est à partir de 1954, avec la publication de Ville cruelle d'Eza Boto, que l'on peut
1
vraiment parler de début d'un ton nouveau dans le courant de création, celui du roman
anticolonialiste. Certes il convient de rappeler qu'en 1927 La Violation d'un pays, fiction
1
allégorique de Lamine Senghor avait pris le contrepied de l'apologie de l'ordre colonial
1
exprimée par Les Trois Volontés de Malic (1920) d'Ahmadou Mapaté Diagne. Il fallut attendre
{
1954, cependant plus d'un quart de siècle plus tard, pour que cette œuvre qui ne connut guère
l
t
une grande diffusion fût suivie du roman, aussi rigoureusement anticolonialiste, d'Eza Boto.
1
Puisque l'œuvre nait par son contact effectif avec le public l'on peut dire que le courant
1
anticolonialiste eut une présence significative à partir de Ville cruelle (1954), assez vite suivi du
!
Pauvre Christ de Bomba

(1956), du Vieux Nègre et la médaille (1956), d'Une Vie de boy
(1956), du Roi Miraculé (1958). La période 1954-1960 voit s'ajouter un cinquième courant de
création romanesque aux quatre courants apparus dans la première période du roman. La
1
troisième période aussi enrichit la production romanesque d'un nouveau courant, celui du
1
t
1
roman faisant le procès de l'indépendance. En réalité il y a substitution d'un courant à un autre:
f
l'époque de l'indépendance (1960-1976) correspondant naturellement chez le romancier à un
J
changement de cible. L'ordre colonial ayant laissé la place à la gestion de l'indépendance, le
!
r
romancier insatisfait du nouvel ordre s'en prend aux dirigeants de l'Afrique indépendante. Il
!t
naît un courant très fécond qui compte les plus grandes œuvres de la production romanesque
1
négro-africaine de langue française. Les Soleils des Indépendances (1968) est la première
œuvre de ce courant.
1
f!ï
Les deuxième et troisième périodes du roman différent par conséquent très nettement de
1
l
la première par l'esprit des œuvres, l'attitude critique, plutôt que de consentement, adoptée par
i
le romancier face à l'ordre politique et social. Très curieusement, à chacune de ces périodes, il y
1
a ainsi un écho, dans la création romanesque, de l'évolution des conceptions et des idées, des
1
1
attitudes face à l'autorité qui donnent un ton spécifique à la production de la période.
f,
Les courants de création romanesque ainsi définis ont eu une vie et un développement
1
aussi remarquables que la réalité des périodes du roman. Ils peuvent être présentés dans leur
l
développement en considérant la forme de cette croissance et l'art mis en œuvre.
1
1
1
f
~
- ------

Conclusion.
527
Les romans de mœurs ou de la vie africaine constituent le premier courant, nous l'avons
déjà dit. Comme tous les autres courants le premier s'est développé en estuaire. La plus
spectaculaire des images d'estuaire figurant la croissance des courants romanesques est celle
que crée le développement du roman de mœurs: six œuvres entre 1920 et 1976. L'estuaire est
moins large pour le roman de l'aventure européenne (deux, six et onze) le roman historique
(une œuvre, puis deux et dix-huit), et les deux courants qui se succèdent l'un à l'autre, le
roman anticolonialiste et le roman du procès de la colonisation (cinq œuvres pour celui-là, huit
pour celui-ci). L'image de l'estuaire est l'indice de la vitalité de la création. Les courants sont
non seulement une réalité significative de la production romanesque mais des domaines très
vivants de cette production.
L'art mis en œuvre dans cette création se décrit en considérant, non seulement son
évolution dans chaque courant, mais également en examinant, dans chaque courant, la structure
de la fiction, la thématique et les techniques du récit.
L'analyse montre alors que deux modèles de composition sont mis en œuvre dans
l'élaboration des romans, quel que soit le courant considéré: le roman drame ou à crise et le
roman fresque. Le premier, très rare, concentre les éléments de temps et d'espace de manière à
donner aux événements un aspect de crise et à créer une tension comparable à la fièvre avec
laquelle l'on suit une tragédie ou un drame, au théâtre. Le second, le roman fresque, déploie
une vie, une partie de vie individuelles ou bien la vie de deux, voire de trois générations. Les
exemples les plus éloignés l'un de l'autre, c'est-à-dire qui montrent le plus nettement la
différence des deux modèles de composition sont Ville cruelle (1954), dans le courant
anticolonialiste, roman présentant un temps des événements d'une durée de trois jours et Le
Devoir de violence (1968) dans le courant historique, dont le temps des événements est de sept
siècles. La fresque est le modèle de composition de plus des neuf dixièmes des romans publiés
entre 1920 et 1976. Qu'il s'agisse de présenter les mœurs sociales ou les mœurs politiques, de
critiquer l'ordre colonial ou d'en faire l'apologie, de présenter une aventure européenne ou bien
un itinéraire de fiction autobiographique, la fresque est régulièrement la forme la plus usitée de
la fiction. Le temps dans les romans paraît refléter le sens longanime du temps par les Africains
les plus proches de la tradition par la culture. Ceux au contraire qui apparaissent très imprégnés
de culture moderne ou d'une spiritualité chrétienne, donnent du relief au sens du tragique et
réussissent le roman drame. Cheik Aliou Ndao, dans Buur Tilleen, roi de la Médina (1972),
Ousmane Socé, dans Mirages de Paris (1937), Jean Pierre Makouta-Mboukou dans Les Initiés
(1970) donnent le temps d'une grossesse à la durée des événements, dans ce dernier roman la
grossesse étant interrompue, du reste. La durée en est plus intensément vécue.

528
Lesformes du romàn négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
La fresque est un modèle de composition élaboré souvent avec des variations qui en
soulignent deux modalités principales: la fresque comparable à un instantané et que l'on peut
qualifier de synchronique (Sous l'Orage de Seydou Badian en constitue un exemple) et la
fresque ordinaire ou diachronique. La première montre les mutations mais non dans la durée.
Elle les présente en privilégiant un temps déterminé: l'histoire de Kany et de Samou, prétexte à
la révélation d'un monde dans lequel les conceptions évoluent tout comme l'idéal de vie, est
située dans le cadre temporel de vacances scolaires. Elle fait connaître les mutations en cours
mais ne présente pas la durée qui les a amenées. Au contraire, la fresque ordinaire ou
diachronique choisit la durée qui fait voir les mutations. L'Esclave (1929) de Félix Couchoro,
une œuvre du courant des mœurs aussi, déploie la vie de deux générations d'une même famille
sur les bords du Mono, montrant la supériorité d'une existence selon la spiritualité chrétienne, à
celle qui est guidée par d'autres croyances.
Le cadre spatial, élément de l'affabulation qui donne fonne à la fiction, est un
domaine de créativité du romancier élaborant la structure de son œuvre. C'est surtout dans le
courant des mœurs politiques que l'espace prend une forme impressionnante, celle de cadre
épique par ses dimensions. Les romanciers s'attachant à composer l'image d'un pays, ancien
territoire colonial, pour en montrer les insuffisances en tant que société de l'indépendance,
donnent au cadre spatial les dimensions d'un Etat, naguère colonisé. Le souci d'élaborer
l'image d'un pays entier, tout comme celui de montrer la ville coloniale (dans le courant
anticolonialiste) font de l'espace d'abord un cadre dont les dimensions amènent le romancier à
user de la technique du personnage itinérant pour en montrer divers aspects coucourant à
composer une image générale à valeur critique.
L'espace a ensuite deux aspects significatifs présentés de manière variable: l'espace du
dehors et les intérieurs. Plus la vie quotidienne décrite est traditionnelle en Afrique, plus
succincte est la présentation des intérieurs. Dans la vie africaine traditionnelle l'espace du
dedans est un cadre pour le sommeil et un abri de la parole confidentielle. La vie active,
professionnelle ou récréative a pour cadre l'espace du dehors. Cette différence apparaît dans le
roman de mœurs. Le sentiment de la nature est très rarement exprimé. Félix Couchoro,
romancier très attaché à son terroir, le Sud du Togo et de manière générale le littoral du Bénin,
du Togo, Aflao et ses environs, dit son amour pour les paysages des bords du Mono; mais le
fait est rare. De même que pour les intérieurs ce sont surtout les auteurs à la culture moderne
très profonde qui révèlent une telle attention à la nature. L'auteur de Climbié (1953) a une
attention à la nature comparable à celle de Couchoro et qui paraît également s'expliquer par sa
culture moderne. Il regrette de n'être pas peintre en contemplant les baobabs des environs de
Dakar. Quant à Abdoulaye Sadji, il révèle la personnalité des Mulâtresses, en particulier leur
J

Les personnages créés dans le roman, quel que soit le courant considéré, sont
symboliques et composent une typologie concourant à la signification de l'œuvre et par
\\.'
conséquent servant le projet d'écriture. C'est ainsi que cette typologie comporte dans les
première et deuxième périodes du roman, quel que soit le courant considéré, des personnages
symbolisant l'ordre colonial, les Blancs dont l'image, en général favorable dans la première
période du roman, devient accusatrice dans la deuxième surtout dans le courant anticolonialiste,
pour se faire rare et en même temps plus diversifiée dans la troisième. La société africaine est
également représentée par des personnages qui, comme le féticheur, montrent l'impact des
croyances anciennes. Le romancier exerce sa créativité en élaborant le personnage du féticheur
ou du marabout faisant commerce de sa science. La vie quotidienne que présente le roman de
mœurs révèle par l'autorité reconnue au féticheur, l'importance du sacré et de la foi dans le
pouvoir de l'homme qui sert d'intermédiaire avec le surnaturel. Le romancier fait également, par
ses personnages, le caractère syncrétique de la vie spirituelle, l'islam et le christianisme étant
vécu en même temps que les croyances anciennes. Abdoulaye Sadji et Félix Couchoro donnent
un relief remarquable au personnage du féticheur ayant de l'autorité. Il est remarquable
néanmoins que les écrivains chrétiens établissent une ligne plus nette entre les croyances et que
leurs personnages chrétiens ont une culture religieuse et une vie spirituelle plus profondes.
V.Y. Mudimbé et Jean Pierre Makouta-Mboukou sur ce point émergent particulièrement parmi
les créateurs par l'intensité de la vie spirituelle qu'ils donnent à leurs personnages. Le père
Landu et Rarimanari sont des chrétiens, l'un catholique, l'autre luthérien, dont la culture
religieuse leur confère une forte personnalité. Il en est de même du héros du Contestant, Jean
Kayilou, dont l'itinéraire impressionnant le fait passer des tâches d'enseignement à
l'Université, au service des pauvres, en qualité de prêtre, dans les prisons.
La création des personnages est le projet soit de révéler l'Afrique dans sa diversité
sociale et spirituelle, soit d'accuser ses réalités politiques. De là des figures de chef destinées à
représenter la rigueur, la cruauté même de l'exercice du pouvoir. Cheik Baba Toura et le
"messie-koï" Baré Koulé sont très caractérisés à ce sujet, l'élaboration de ces personnages usant
d'une surcharge qui consiste à réunir tous les défauts et vices imaginables en un même chef. De
conditions plus modestes sont les personnages les plus nombreux et qui servent l'accusation
des "nouveaux soleils" : les laissés-pour-compte de l'indépendance. Fama Doumbouya le
prince déchu et qui vivote, les groupes anonymes qui, au marché autour de Salimata, cherchent
à survivre, ceux qui, devant les portes des entreprises à Porte Océane montrent que "la misère
fait des chiens", ceux qui, comme Martin Frère d'Essola, s'abîment par l'absorption du
karkara, les intellectuels réduits au silence qui, dans Perpétue, critiquent en chambre le pillage
,

530
Lesformes du roman négro-africain de languefrançaise: 1920-1976.
des forêts de leur pays par des étrangers, avec la complicité de cadres corrompus constituent
une humanité accablée qui dit la laideur de l'indépendance, de la gestion des nouveaux maîtres
de l'Afrique. C'est une humanité d'hommes vaincus par la vie et lucides.
La création des personnages fait voir aussi les rapports entre l'Europe naguère
colonisatrice et l'Afrique indépendante tout aussi bien que les rapports de nature coloniale entre
l'Europe et l'Afrique. En plus des agents et gérants de l'ordre colonial représentés par les
personnages de Blancs dans les courants de mœurs et du procès de la colonisation, les
romanciers créent les héros de l'aventure européenne avec une sous-typologie comprenant ceux
qui réussissent comme Kocoumbo, Samba Diallo, Kango Lagou, et les vaincus par l'aventure
comme Fara, le groupe des compagnons de Kocoumbo, Kanaan Niane parmi d'autres. Le
contact de civilisations est présenté comme une aventure dangereuse qui, le plus souvent,
demande trop à des personnalités en formation et qui cèdent à la tentation des voies de
perdition.
Le regard des romanciers sur le passé lointain ou récent de l'Afrique, dans le courant
historique, a été l'occasion de créer des figures saisissantes par la force de caractère ou la
personnalité originale. Sembène et Hampaté Bâ ont été très créatifs à ce sujet, Nazi Boni aussi;
Térhé, Wangrin, Romo Sibédi, Ibrahima Bakayoko sont des héros qui émergent très en relief
dans cet univers imaginaire de recréation du passé. Même le marxiste Sembène n'a pas pu
s'empêcher de créer un héros. La créativité a vaincu l'idéologie dans Les Bouts-de-bois de
Dieu. Ibrahima Bakayoko, le "délégué des roulants", est l'âme de la grève, le cerveau du
syndicat des cheminots, le chef réel. C'est certainement un exemple du personnage qui échappe
au contrôle idéologique du romancier créateur.
La thématique est génératrice de formes de composition du roman. La vie africaine ou
les mœurs modernes, l'aventure européenne, l'histoire, l'autobiographie, le procès de la
colonisation qui laisse la place ensuite au procès de l'indépendance sont des thèmes généraux
qui désignent les courants de création dont chacun présente des constantes thématiques dans les
histoires racontées.
La représentation de la vie africaine dans les contextes de la colonisation et de
l'indépendance est caractérisée par le souci de faire connaître les us et coutumes d'une part et,
d'autre part, leurs mutations en cours. De là la diversité des scènes de vie quotidienne, de
cérémonies familiales (mariage, baptême, funérailles, etc) et des rituels qui les accompagnent.
La demande en mariage est une circonstance de palabres dont le ton en général contribue à la
gaieté du texte du roman. Il en est ainsi par exemple dans Cette Afrique là ! et dans Afrika Ba'a.
De même les scènes de tam-tam à l'occasion de fêtes religieuses comme la tabaski à Saint-Louis

Conclusion.
531
dans Karim ou d'un mariage comme celui de Komlangan et d'Askoêba dans L'Esclave
concourent à composer dans ces romans, chaque fois, une thématique diversifiée qui a pu
donner le sentiment de l'insertion gratuite de scènes non nécessaires dans le texte du roman qui
raconte une histoire précise. Il faudrait sans doute apprécier plus judicieusement ces scènes en
rapport avec le projet de peinture et le modèle de composition. En réalité Ousmane Socé est en
cohérence avec lui-même lorsque, voulant décrire la vie quotidienne et les formes de distraction
le soir dans la chaleur familiale, il présente dans la maison d'Amadou, oncle de Karim, "tante
Aminata" disant entièrement un conte. Il y a là, plus qu'une simple insertion d'un conte dans le
texte du roman, une intégration du conte qui en fait un exemple de variation d'écriture, par
réalisme de la peinture des us et coutumes. Socé ne se contente pas de déclarer qu'Aminata dit
un conte, il le lui fait dire effectivement dans la fiction romanesque. De même que Fara qui initie
Jacqueline à la vie africaine et qui veut en même temps la distraire, lui dit un conte. Le réalisme
sert la peinture des mœurs et organise une thématique en parfaite cohérence avec le projet de
peinture des mœurs.
La nature même de la thématique de révélation des mœurs est d'être une structure
ouverte autorisant la plus grande diversité possible de thèmes secondaires introduits au gré de
l'inspiration du romancier. Les scènes et sujets qui paraissent ralentir la marche des événements
ne sauraient être considérés comme des faits de maladresse dans la création. Les romans
produits ont pour modèle de composition la fresque qui ne signifie pas vitesse de la narration
mais plutôt libre rythme du récit, délai nécessaire pour faire connaître la société, ses us et
coutumes.
Dans le courant de l'aventure européenne la thématique est de contacts de civilisations.
De là la fresque de la liaison d'amour, comme pendant les séjours parisiens de Samba Diallo
(amitié du Diallobé pour Lucienne et pour Adèle), de Diaw Falla, de Paul Souko (liaison avec
Adrée Lazare) de Durandeau, de Kocoumbo, de Kanaan Niane. L'amour n'est pas le seul
thème de découverte de l'Europe, le travail, le racisme, l'information insuffisante de la société
d'accueil des immigrés, pour les Noirs, la violence exercée par racisme sur ces derniers sont
des thèmes constants. Les héros de l'aventure européenne découvrent un monde différent de
l'Afrique par tous les aspects de sa civilisation. De là aussi le thème de la solitude du héros et de
sa nostalgie.
La nature de l'aventure européenne fait que ce courant est aussi propice à une thématique
de révélation d'un monde et de composition de fresque qu'à une thématique de la concentration
et du drame. C'est ainsi que Mirages de Paris (1937) de Socé et Les Initiés de J.P. Makouta-
Mboukou sont des romans à composition de drame, par la thématique et la durée des
événements.

532
Lesforrnes du roman négra-africain de langue française : 1920-1976.
La thématique du roman historique est naturellement celle de la fresque. Même dans Les
Bouts-de-Bois de Dieu, œuvre qui recrée des événements connus, la thématique fort diverse de
Sembène est de liberté créatrice: les souffrances des grévistes, leur constance dans la lutte,
l'action pour le succès de la grève, la solidarité pour survivre sont des prétextes d'exercice de la
créativité du romancier. Nazi Boni, Yambo Ouologuem et Amadou Hampaté Bâ sont moins
limités par le cadre d'événements connus comme l'est Sembène. Leurs œuvres respectives ont
une thématique de composition aussi libre que s'il s'agissait de romans de mœurs. La
différence est en effet bien insignifiantes entre le roman de mœurs et le roman historique du
point de vue de la composition de la thématique. C'est la culture du romancier qui est en jeu.
Elle est libre. Les vingt-quatre roueries de Wangrin, l'interprète, dans le roman d'Amadou
Hampaté Bâ, la succession des administrateurs dans les divers cercles du Haut-Sénégal-Niger
plutôt que de constituer des contraintes de données historiques relèvent de la liberté créatrice du
romancier. Il en est de même des inventions truculentes et iconoclastes de Yambo Ouologuem
s'attachant à composer une image paradoxale du passé de l'Afrique de l'époque précoloniale
aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, plus précisément à juillet 1947, soit une durée
de sept siècles, rappelons le.
La liberté de composition de la thématique et la culture historique qui fonde cette
thématique dans le courant historique ne sont pas spécifiques à ce courant. Qu'il s'agisse du
courant du roman autobiographique, de celui du roman anticolonialiste ou du courant du procès
de l'indépendance la thématique est de révélation d'un monde. Le roman autobiographique
montre l'individu dans la collectivité beaucoup plus qu'il ne l'isole pour révéler son intériorité et
sa personnalité. Le héros de L'Enfant noir (1953), celui de Climbié (1953) racontent certes leur
enfance et une partie de leur vie d'adulte mais c'est surtout la société où ils ont vécu qui est
montrée: le milieu malinké de Basse Guinée, la Côte d'Ivoire forestière et le Sénégal de
l'époque coloniale. Selon le courant la thématique révèle les mœurs sociales ou le contexte
politique colonial ou de l'indépendance. Les relations entre Blancs et Noirs, le système colonial
dont les pouvoirs politique et économique représentés par les "commandants" et les
commerçants, la mauvaise gestion des affaires à l'époque de l'indépendance. Dans le dernier
courant les mutations sociales et politiques, les victimes qu'elles font (princes déchus comme
Fama Doumbouya, laissés-pour-compte divers, chômeurs) constituent les éléments principaux
de la thématique de révélation d'un monde violent de la souffrances née des cruautés et
impérities du pouvoir.
Les techniques du récit dessinent, entre 1920 et 1976, une courbe d'évolution qui établit
la maîtrise progressive de l'art romanesque. Sans doute les premiers romans sont-ils nombreux,
dans tous les courants, qui présentent des insuffisances de technique romanesque. Animer un

Conclusion.
533
"
monde en créant des personnages qui aient vie et crédibilité, se mouvant dans un univers tout
aussi concret et vivant en tant que cadre spatial et temporel d'événements et de vie quotidienne,
est une entreprise de création que bien des œuvres de débutants dans l'art romanesque ne
réussisent pas en Afrique noire entre 1920 et 1976.
Mais, dans la majeure partie des romans produits dans ce demi-siècle, apparaît nettement
une ligne ascendante de la qualité de la création grâce à l'histoire inventée sans doute mais
surtout à une maîtrise des techniques du récit, qu'il s'agisse des modalités de la présentation, du
traitement du temps dans les techniques de narration, ou des fonnes du discours, ou bien, dans
les techniques d'expression des tendances d'écriture, du ton et de la créativité stylistique.
Le narrateur se distingue rarement de l'auteur, leur identité apparaissant soit dans
l'indistinction totale soit dans l'identité d'attitude à l'égard des réalités décrites. Le narrateur du
Devoir de violence (1968) et celui des Soleils des Indépendances (1968) illustrent cette
indistinction de l'auteur et du narrateur par l'attitude d'esprit du créateur, le deuxième roman
donnant plus de personnalité au personnage qui fait figure de double du narrateur, Fama
Doumbouya.
Le point de vue évolue de l'aspect d'être unique à celui qui résulte d'une variation à la
faveur de la vie des personnages (Samba Diallo, dans L'Aventure ambiguë (1961) observe son
père et le juge, entre autres exemples), et du dialogue qui fait rompre avec le récit sous fonne de
narration pour l'essentiel du texte, comme dans les premiers romans à insuffisance d'art.
L'évolution de l'art dans le roman fait que progressivement une seule instance narrative et par
conséquent un point de vue unique le caractérisent de moins en moins.
Les fonnes du discours, au-delà de l'introduction du dialogue révèlent de la créativité
surtout par l'introduction de fonnes traditionnelles de la parole dans le texte du roman: le conte,
la parole partagée selon un rituel consacré par la tradition comme la palabre de demande en
mariage, les dits de griot animant des réunions publiques tels qu'Amadou Hampaté Bâ en
présente dans L'Etrange Destin de Wangrin. L'intégration de ces formes de la parole
traditionnelle dans le texte du roman est une recréation fondée sur l'enracinement ou immersion
culturelle traditionnelle de l'auteur. Elle concourt à la qualité esthétique du récit, à son agrément
par le ton de gaieté qui caractérise ces fonnes de la parole.
Les techniques d'expression dans le roman ont fait naître deux tendances principales de
l'écriture; celle d'abord qui vise une correction révélant une parfaite maîtrise de la langue de
création, le français, use d'une stylistique classique et ne se soucie pas de donner un cachet
d'africanité au français. C'est la tendance académique, la première apparue parce qu'elle est en

534
Lesforrnes du roman négro-africain de langue française : 1920-1976.
harmonie avec le projet assimilationniste de l'école coloniale, pépinière de cadres dont les
écrivains; la tendance qui naît avec Les Soleils des Indépendances ensuite. ~lle vise à
africaniser le français. Elle ne se réduit pas à la nomination des realia, introduits massivement
dans le texte du roman, des mots du terroir. Le roman colonial français le faisait déjà. Elle
consiste à créer en s'inspirant des techniques de création dans les langues africaines, en
combinant des figures de style renouvelées par le contenu, en usant d'africanismes. L'on peut
dire que ce fait de véritable création d'un style par des options délibérées d'écriture africanisante
dans le roman francophone d'Afrique noire ne s'est pas affirmé avant le premier roman
d'Ahmadou Kourouma. Kourouma a fait école et la tendance qui comporte Le Devoir de
violence de Yambo Oualoguem a produit parmi les plus grandes œuvres du roman francophone
d'Afrique noire.
Le ton des œuvres quel que soit le courant, quelle que soit l'époque, est le plus souvent
sérieux. Il convient néanmoins de préciser que malgré les problèmes graves que le roman a
traités depuis 1920 jusqu'à 1976 les écrivains des zones forestières d'Afrique en majorité ont
toujours su user d'humour et introduire des moments remarquables de gaieté dans leurs
œuvres. Le fait est particulièrement remarquable. Peut-être faut-il voir dans cette différence de
création un effet de l'islamisation des zones africaines de savane. La christianisation ne
comportant pas d'interdit d'alcool n'a pas combattu, sur le plan de l'alimentation, une des
sources de la gaieté dans la vie quotidienne. L'Afrique forestière en est demeurée plus
authentique. La culture chrétienne de l'écrivain cependant est une source de sérieux. De là le fait
que le ton sérieux et le roman drame caractérisent les œuvres des romanciers de culture
religieuse très approfondie et par conséquent ceux qui sont chrétiens. Ainsi le même ton sérieux
caractérise les œuvres de Mudimbé, Makouta-Mboukou et Cheikh Hamidou Kane. La créativité
dans les techniques d'expression est essentiellement lexicale et stylistique. Elle se révèle un fait
d'écriture délibérée surtout dans les romans de la tendance africanisante. Ahmadou Kourouma
et Yambo Ouologuem sont les deux romanciers qui ont le plus vigoureusement illustré cette
créativité fondée sur l'enracinement de l'écrivain et son option d'écriture.
L'étude, par conséquent, du roman négro-africain de langue française, concernant le
premier demi-siècle de l'existence de la production dans ce genre permet d'abord, malgré le
caractère vivant et en cours de développement de cette production, d'y distinguer des périodes
significatives pour l'orientation des créations, le projet des créateurs et leur propre attitude vis-
à-vis de l'ordre établi en mutation deux fois. La première mutation établit l'ordre colonial et la
seconde, un fait de décolonisation, amène la société de l'indépendance. La liaison des œuvres et
des contextes historiques est génératrice des périodes de la création littéraire. L'étude du roman
1
fait distinguer ensuite des courants de création romanesque qui décrivent la diversité de l'intérêt
t
que le romancier, en ce demi-siècle de production se développant en estuaire, porte à la société
\\
1
f
1

Conclusion.
535
et à ses problèmes. En troisième l'étude du roman à l'intérieur de chaque période et de chaque
courant distingue deux formes principales de la fiction romanesque. La première est le roman à
crise où roman drame qui met en œuvre une technique de la concentration des éléments de la
fiction pour les effets d'intensité dramatique dans le développement des événements. Cette
forme de roman est caractérisée par le ton sérieux et la vision tragique de la vie. La seconde
forme du roman est la fresque qui se caractérise par un temps qui fait voir le processus des
mutations qui se réalisent sous les yeux du lecteur, très souvent ayant pour acteurs des
personnages de plusieurs générations. La fresque est certainement un modèle de composition
pour lequel, inconsciemment sans doute, les romanciers sont le plus influencés par le conte
traditionnel africain dans lequel le temps n'a jamais l'aspect étriqué qu'il prend dans les
littératures modernes et contemporaines en Europe ou plus général en Occident, c'est-à-dire les
pays dont les littératures ont pu influencer les écrivains africains. Le roman fresque est en
harmonie avec le sens longanime du temps chez les Africains du culture traditionnelle profonde.
La thématique, en quatrième lieu, établit de manière persuasive la très étroite liaison
entre l'Histoire d'Afrique depuis la colonisation les mutations de la société africaine, le
mouvement des idées parmi les élites africaines et les œuvres produites par les romanciers. Ils
ignorent l'art pour l'art, traitent les sujets graves intéressant la société africaine et ses problèmes
de survie.
Les techniques du récits enfin, quelle que soit la période, quel que soit le courant de
création, évoluent selon la forme de l'estuaire, c'est-à-dire en se diversifiant et en établissant un
souci d'art de plus en plus persuasif. Le roman maîtrise de plus en plus la matière, réalise avec
art les ruptures de chronologie, crée des personnages vivants et choisit délibérément une
manière d'écrire, que sa tendance soit académique ou africanisante.


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Les Gens sont méchants, 2l/1O/67 - 04/12/67, 114 p.
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INDEX
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L.

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Index
INDEX NOMINUM
ANANOU David: 197,201,214
BA Amadou Hampaté : 114,350,351,355,356,357,358,361,363,367,369,371,
377, 378, 379, 380, 381, 382, 386, 391, 394, 530, 532, 533
BADIAN Seydou : 487,490,491,528
BALZAC Honoré: 73, 81
BAMBOTE Makombo: 499, 500, 505, 506, 517
BETI Mongo : 11, 13, 47, 114, 149, 156, 162, 171, 189, 199,203, 206, 211, 215,220,
346,349,357,437,438,441,450,457,468,477,480,526
BHELY QUENUM Olympe: 488, 507
BONI Nazi: 14, 114,346, 347, 348, 353, 357, 371, 373, 374, 375, 380, 393, 394, 395,
530, 532
BOKOUM Saïdou: 12, 318, 323, 327, 331, 333, 334, 338, 341
BOTO Eza : Voir BETI
CAMARA Laye: 32,45, 83, 128, 133, 135, 142,265,404,418,432,433,435,436
CISSE Emile: 202
COUCHORO Félix: 7, Il,21, 32, 38,41,50,60, 71, 80,487,492,494,495,497,501,
502,503,510,511,514,517,519,521,528
DADIE Bernard Binlin : 13,128,136,139, 142,145,265,277,294,300,305
DEMBELE Sidiki : 13,200,214,265
DIA Mamadou : 402
DIAGNE Ahmadou Mapaté : 6, 9, 21, 23, 27, 30, 71,526
DIAKHATE Lamine: 306
DIAKITE Yoro : 488,490,491,500,501,505,506,509,518,521
,
DIALLO Bakary : 83, 88,90,98, 108, 127,265
DIALLO Nafissatou : 14
DIOP Massyla : 6
DONGALA Emmanuel: 437, 439, 444
EVEMBE François Borgia Marie: 498, 506
EWANDE Daniel: Il,437,517
FANTOURE Alioum : Il,437,438,441,442,443,450,468,474,477,480

Index
557
GOLOGO Mamadou : 128,403,405,406,407,408,412, 114, 118,425,427,434,435,
436
GUEYE Lamine: 401, 402
HAMA Boubou: 402,403,405,408,410,418,420,424,425,427,430,432, 434, 436
HAZOUME Paul: 12, 114, 117, 120, 125,525
IKELLE - MATIBA Jean: 14,346,349,351,352,357,362,370,371,380,383,386,
389, 391, 392
KANE Cheikh Hamidou : 127,306,318,325,328,333,338,341,534
KANZA Thomas: 402
KEITA Aoua: 401
KONE Amadou: 305
KOUROUMA Ahmadou: Il, 123, 393, 398, 437, 438, 441, 456, 459, 472, 480, 482,
485,517,521,534
LEBEL Roland: 6, 7
LOBA Aké : 13,265,277,279,294,296,300,318,487,488,508,510
LOMANI TCHIBAMBA Paul: 23, 24
LOKOSE Patrice: 401, 402
LOPES Henri: 305
MAKOUTA - MBOUKOU Jean Pierre: 127,305,311,342,437,439,444,451,466,
476,477,480,527,529,531,534
MALONGA Jean: 12, 38,42, 55
MARAN René: 101
MATIP Benjamin: 198, 225
MBENGUE Mamadou Seyni : 14, 114,202, 346, 351,357, 371, 383
MEDOU - MVOMO Remy Gilbert: 305,489,498,506,512,515,518
MONEWOSSO James N'Deng: 305
MUDIMBE Valentin Yves ou Vumbi Yoka : 305,437,444,468,477,480,529,534
NAIGISIKI Xavier: 128
NDAO Cheik Aliou : 104,487,496,498,512,518,527
NDIAYE Amadou: 14, 114,343,352
NDIAYE Amadou Dugay Clédor: 6,114
__
. .
_.-
-
~_._~-
-~-_.
.-.__.~--

558
Index
OUANE Ibrahima Mamadou : 10,13, 114, 199,205,222,229,235,245,248,259,262,
355
OUOLOGUEM Yambo : 14, 114,344,345,346,359,361,362,375,376,381,384,
385,386,388,397,398,399,400,517,521,532,534
OUSSOU - ESSUI Denis: 317,318,325,331,333,334,341
OWONO Joseph: 197,208,214,219,222
OYONO Ferdinand: 13, 151, 154, 159, 162, 171, 180, 189,265,277,294, 300
i
1
PHILOMBE René: 14
!
f
i
RICARD Alain: 6,7
!
SADJI Abdoulaye : Il,21,32,36,44,51,63,75,81,157,202,265,394,395,528
!
,
SASSINE Williame: 14,499
r
SEMBENE Ousmane: Il, 13, 114, 150, 229, 234, 245, 248, 259, 262, 265, 281, 294,
346, 348, 353, 357, 380, 530
1i
SENGHOR Lamine: 6, 10,23,27,29,31,51, 71, 526
1
SOCE Ousmane: 11,21,34,41,51,61,74,83,92,105,113,158,265,279,531
1
!
SOW FALL Aminata : 490
1
THOMAS Mafalo: 6,126
1
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1
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TABLE DES MATIERES
Introduction
5
Première
partie
1920-1954
20
Chapitre 1. Le roman de mœurs modernes
21
Al. Les canons de composition 26 ; A. 2.a. L'espace 32 : l'espace du dedans
42 ; L'espace dans les romans drames 46 ; A.2.b. Le temps 49 ; A.2.c. les
personnages 53 ; roman-fresque et personnages 53; romans-drames et personnages
56 ; B. Thématique 58 ; C. Les techniques du récit 70 ; c.1. Les techniques de
narration 71 ; C.2. Les techniques d'expression 79.
Chapitre II. L'aventure européenne......
83
A. La structure des fictions 84 ; Al. L'espace 85 ; A.1.a. l'espace du dehors
85 ; A.1.b. Les intérieurs 90 ; A.2. Le temps 93 ; A3. Les personnages 97 ; les
travailleurs 103 ; les intellectuels 107 ; B. La thématique 108 ; C. Les techniques du
récit 110 ; C.1.Les techniques narratives 110; C.2. Les techniques d'expression
112.
Chapitre III. Le roman historique
115
A La structure des fictions 117 ; les personnages 110 ; B. La thématique 121 ;
C. Les techniques du récit; c.l. Les techniques de narration 121 ; C.2. Les
technique d'expression 123.
Chapitre IV. Le roman autobiographique.......
127
A. La trame des récits 128 ; 2. L'affabulation et ses éléments 131 ; 2.a.
L'espace 131 ; 2.b. Le temps 133 ; 2.c. Les personnages 135 ; B. La thématique
139 ; C. Les techniques du récit 140 ;

560
Deuxième partie : 1954-1960
.
148
Chapitre I. Le roman anticolonialiste
.
149
A. 1. La trame des récits 150 ; A.2.a. L'espace 151 ; A.2.b. Le temps 153 ;
A.2.c. Les personnages 157 ; les Blancs 157 ; les Noirs 162 ; B. La thématique du
procès de la colonisation 165 ; B.l. La ville 166 ; B.2. Les relations entre les
communantés 167 ; B.3. L'action missionnaire 169 ; C. Les techniques du récit
171; le point de vue 174; le dialogue 176; la description 179; le portrait 184; le
traitement du temps 189 ; les techniques d'expression 188 ; l'africanité de
l'expression, les proverbes et les africanismes 192.
Chapitre II. Les romans de mœurs modernes ou de la vie africaine
197
Les drames 202 ; A. 1. L'affabulation et ses éléments 203 ; A.1.a. Le temps
203; A.1.b. L'espace·205; A.1.c. Les personnages 211 ; les Blancs 213; les héros
de l'innovation ou du progrès 214 ; B. La thématique des mœurs 215 ; C. Les
techniques du récit 216; C.1.b. Le dialogue 219; C.2. Les techniques d'expression
221 ; Les mots du terroir 221 ; les faits de péjoration du français 223 ; le ton 225.
Chapitre III. Le roman historique
229
A.l. Les canons de composition 229 ; A.l.a L'espace 230 ; A.l. b. Le temps
234 ; A.2.c. Les personnages 235 ; les autorités administratives et politiques 243 ;
B. Thématique 245 ; B.l. Les difficultés de l'action de grève 246 ; B.2.
L'élargissement de l'action et la victoire des cheminots 247 ; C.l. Techniques de
narration, C.I.a. Le point de vue 248 ; C.l.b. Le traitement du temps 251 ;
dilatation et compressions du temps 253 ; c'1.c. Les formes du discours 254 ; les
dialogues 258 : C.2. Les techniques d'expression 259.
Chapitre IV. Les romans de l'aventure européenne entre
1954 et 1960
265
Les canons de composition 265 ; l'affabulation et ses éléments 270 ; A.l.
L'espace 270 ; A.2. Le temps 277 ; A.3. Les personnages 279 ; B. Thématique 283;
C. Les techniques du récit 292 ; c.l. Techniques de narration 292 ; C.1.a. Le
traitement du temps 292 ; C.1.b. Les variations du point de vue 294 ; c'1.c. La
._.~
--J

561
description ou la représentation de l'espace et les portraits 295 ; C.2. Les techniques
d'expression 299.
Troisième partie : 1960-1976.............
304
Chapitre 1. Les romans de l'aventure européenne
307
A. La structure des fictions 311 ; les drames 311 ; les romans fresques 317 ;
B. L'affabulation et ses éléments 320 ; l'espace 320 ; le temps 325 ; les personnages
327 ; C. La thématique 324 D. Les techniques du récit 337 ; D. Les techniques du
récit 337 ; Dl. Les techniques de narration 337. D2. Les techniques d'expression
340.
Chapitre II. Le roman historique
343
A. La structure des fictions. A.l. La prédominance de la fresque 343 ; A.2.b.
Le temps 356 ; A.2.c. Les personnages 361 ; l'interprète 326 ; marabouts et
féticheurs 268 ; le résistant 369 ; le chef autochtone 370 ; le champion, incarnation
de l'idéal d'homme 371 ; le colonisé assimilé et conquis par l'idéal de vie du
colonisateur 371. B. Thématique 372 ; fétiches, gestes rituels et objets protecteurs
377 ; signes, prémonitions et destin individuel 378. C. Les techniques du récit 379 ;
C.l. Les modalités de la présentation 380 ; C.I.a. L'identité du narrateur 380 ;
C.l.b. La fiction de la veillée 382 ; C.l.e. La variation des points de vue 383 ;
C.l.d. L'art du couteur dans la narration 384 ; C.l.e. Le traitement du temps 386;
compressions et dilatations du temps 388 ; C.l.f. Les formes du discours 390 ;
l'éloge 390 ; la joute oratoire 391 ; les contes et anecdotes 391 ; la palabre 391 ; C.2.
Les technique d'expression 392 ; le ton 393 ; l'anagramme 395 ; les néologismes
396; l'art d'une gaieté spécifique 397.
Chapitre III. Le roman autobiographique....... ..... ... ...... ... ... ....... ......
401
A. La structure des fictions 401 ; A.1. Les trois modalités de la fresque 401 ;
A.2. l'affabulation autobiographique et ses éléments 406 ; A.2.a. L'espace 407 ;
l'espace du dedans 410 ; A.2.b. Le temps 413 ; A.2.c. Les personnages 416 ; B.
Thématique 419 ; C. Les techniques du récit 423 ; C.l. Les techniques de narration
423 ; C.l.a. Le narrateur 424; C.l.b. Le point de vue 425 ; C.l.c. Les formes du
discours 425 ; descriptions et portraits 426 ; le dialogue 430 ; C.l.d. Le traitement
du temps 432 ; C.2. Les techniques d'expression 434.
--'

1
562
"~,1~[
1
1
Chapitre IV. Le procès des mœurs politiques à l'époque de l'indépendance.
437
è
A.l. La trame des récits 438 ; A.2. L'affabulation et ses éléments 440 ; A.3.
Les personnages 444 ; B. Thématique 452 ; C. Les techniques du récit 456 ; c.l.
Techniques de narration 456 ; quête et enquête du personnage principal 463 ; le
traitement du temps 465 ; les fonnes du discours 470 ; le dialogue et le monologue
intérieur 474 ; C.2. Les techniques d'expression 477; C.2.a. Les tendances de
l'écriture 477 ; C.2.b. Le ton 477 ; C.2.c. La langue et ses caractéristiques 480.
Chapitre V. Le roman des mœurs modernes ou de la vie africaine
.
487
A.1. Les modèles de composition 487 ; A.2. L'espace 488 ; A.3. Les temps
491 ; les romans drames 495 ; AA. Les personnages 496 ; B. Thématique 501 ;
B.l. La famille 501 ; B.l.a. La jeune fille avant le mariage 501 ; B.l.b. L'amour et
la fidélité 504 ; B.1.D. L'béritag~ 505 ; B.2. La vie provinciale 505 ; B.3. La misère
1
des humbles et l'~ction pou!:. le progrès 506 ; BA. L'action et les conflits de
1
~<
conceptions du mpn.de~Q:ZJ.·:e:-LêsJt~~niqUeS du récit 509; C.l. Les techniques de
f
narration 509 ; la'{lliseen abY~)~ ; analyse et représentation 513 ; C.2. Les
!1
formes du discours 514-sT,4{~,:~ions et portraits 515 ; C.3. Les techniques
d'expression 517 ; les regiSÛ'êS a~ langue 518 ; les solécismes 518.
Conclusion
.
525
Bibliographie
539
Index
555
Table
des
matières
559

Presses Universitaires