_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
1
1
,
IMAGE DE LA MERE ET DE L'ENFANT
DANS LE ROMAN LES APPELS DU VODOU
'"
D'OLYMPE BHELY-QUENUM
,
Kazaro TASSOlJT
Université de Lomé. Togo
" Toute civilis~llinn. tULIte culture se détache sur un horizon religieux. Mais, si la religion se constitue
autour d'un livre. s'y condense, s'y nourrit, s'y rassemble, s'y ressource, on ne peut comprendre l'Inde sans
le Veda, la Chine S:lIlS Conl"ucius, l'Islam sans le Coran, le monde chrétien sans l'ensemble de la Bible, le
monde juif sans Lt Thor:\\. Ces structures profondes s'effacent au XXème siècle, ou plutôt se cachent,
sous l'effet des pro~rès cil' l'incroyance, ou de l'indifférence. Mais, au-dessus de ces structures occultés le
mondtnittéraire crée cI':llItrcs livres-matrices, qui, à leur tour, rayonnent, produisent d'innombrables en-
fants, servent de r~' krl'n(L'. même si on ne les lit pas. [... ] Superposons ces œuvres chocs, ces miracles,
çes révolutions : il en .i:l i! 1ira des concepts, qui permettons de classer l'inclassé, ou l'inclassable, une
carte, fût-elle aérienne. J'histoire a'une longue durée dans un grand espace. Qu'ont en commun ces œuvres
où s'est incarnée lin mOIlll'l1t, où se cache peut-être encore, chère à Breton, la beauté" convulsive" ?
(Jean- Yves Tadié. Le roman au XXe siècle,
Parts. P BelfondiPocket, [1990J, 1997
ISBN 2-266-07416-4, 240p. Introduction, p.8)
rr======= -:----
RÉSUMÉ
Les Appels du Voclou est Lill roman sur les liens qui unissent la mère et son fils; c'est aussi un roman sur
une ville-persollll:lge ; c'est égalen'lent un roman familial à la manière de Proust. Par delà, c'est un
Mémorial de l'AÙ'iqLle des profondeurs et une hymne à une mère modèle. C'est pour toutes ces raisons
que l'auteur a coni LIgué ulle technique narrative et une esthétique romanesque portées à leur acmé. Entre
la mère et le fils ct la vi Ile-cité de Gléxwé les liens vont du normal au paranonnal sans tomber dans
l'anodin, car, au-delà du visible, la corde d'argent renforce et consolide cet attachement-séc~re.
i1:Il Mots-clés: mère. elll~1I11. \\ille-cité de Gléxwé, technique narrative, esthétique romanesque,
Il
attnchemerlt-sécure.
Il
Revue du CAM ES - Nouvelle Série Il, Vol. OU9 N° 2-2007 (2eme Semestre)
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Sciences sociales et humaines -
- - - - - - - - - - - - - - -
ABSTRACT
Les Appels du Vodou is a novel based on the relationship between the mother and her child; it is also a
nove! of a town-personage; a familial novel in the manner of Proust. Throughout, it is a memorial of the
deep Africa and a hymn for an ideal mother. It is for aIl those reasons that the author has combined to the
paroxysm the narrative technique and romantic aesthetic. Between the mother, the son and the town-city
ofGléxwé, the relationships go from normal to paranormal without getting down into soothing, because,
beyond the visible, the silver rope strengthened and stiffened this attachment-secure.
Keywords: mother, chi/d, town-city ofGléxwé, narrative technique, romantic aesthetic,
. attachment-secure.
INTRODUCTION
Nous allons essayer de retracer ce lien
osmotique, presque inhabituel dans la littérature
Les rapports mère-enfant constituent l'un des traits
africaine, qui rattache un enfant, fut-il lui-même
visibles dominants dans l'œuvre romanesque du
déjà grand-père, à sa mère dans la vie et par-delà
Béninois Olympe Bhêly-Quenum. On peut oser
la mort, puis nous ferons ressortir les centres
avancer même que cette œuvre est auto-bio-
d'intérêt de l'œuvre (la vie économique et poli-
graphique (au sens ou G. Gusdorfentend ce concept
tique du pays natal; le sentiment d'apparte-nance
philosophico-littéraire l ) romancée. On peut
très fort à une famille, à une classe sociale, à un
commencer la traçabilité de cette écriture de soi
ordre philosophico-mystique ; l'ouverture sur le
depuis Le chant du lac (1965)jusqu'aux Appels du
monde; la culture native et la culture acquise et
Vodou (1994) en passant par L'Initié (1979) qui
appropriée) ; enfin nous analyserons l'esthétique
annonçait déjà le précédent par ses prémisses et sa
de la technique romanesque faite essentiellement
haute teneur dans l' évocation (et dans l'invocation)
de la stratégie d'écriture de l'auto-bio-graphie.
du mysticisme vodou (de la mater Vicédessin) ou
maçonnique (du pater Paul Kokou). Bien entendu,
1- NATURE DE LA STRUCTURE DU
il prend prétexte aussi pour fustiger et stigmatiser,
LIEN MÈRE-ENFANT DANS LE ROMAN
au passage, la mal gouvernance des mandarins
dictateurs de son pays et les tares de la société
Olympe Bhêly-Quenum, dans ses romans, apparaît
béninoise dont il salue tout de même, quand elle le
d'abord comme l'enfant de Vicédessin, sa mère
mérite, le courage et la qualité. On y voit se profiler
avant d'être celui de Paul son père, au demeurant
aussi, en gros traits de pinceaux, le mouvement ou
polygame. Peut-être cette situation matrimoniale de
l'idéologie de la Négritude relue, corrigée et adaptée
cette « grande Dame africaine dont la personnalité
au milieu, comme grosso modo, la Négritude
occupe, sans l'envahir, l'espace de ce grand roman
senghorienne en Afrique et la Négritude césairienne
social et d'anthropologie structurelle imprégné d'un
aux Antilles françaises. Mais entre Olympe, le fils,
souffle poétique filtré par la voix du Vodou5 »
Vicédessin, la mère, le cordon ombilical devenu
explique-t-elle cet attachement-sécure empathique6
corde d'argent n'est pas coupé parce qu'il y a
de l'enfant à la mère? Peut-être est-ce aussi la
queique chose qui transcende le thanatos2 et qu'on
structure même du milieu famili~11 et la position
appelle l'amour et qui se situe entre le cogito ergo
sociale de cette mère dans la hiérarchie de sa
sum rationaliste et le coeo ergo sum (érotique3 en
confrérie religieuse, avec ses fréquentes absences
tant que pulsion de vie et non celui qui passe par le
au service des adeptes novices ou anciennes, qui
coït fusionnel qui devrait être « tapis de prière4 )~
conforte et densifie la qualité affective de ce lien? -
pour l'élévation spirituelle).
Peut-être aussi que la part de la grand-mère
maternelle, Yaga originaire d'Abeokuta au Nigeria
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2èm• Semestre)

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en pays Yoruba dont elle est restée éternellement
opulente ... n'aurait pas les complexes d'une
nostalgique, est-elle non négligeable dans cet
essouchée dans une famille d'aristocratie foncière
attachement? Peut-être encore que la « Mère»
et financière» ne peut s'installer sur une chaise
Vicédessin se confondant consubstantiellement à
d'essence « roturière».
Gléxuré ou Ouidah et à «l'Afrique des
profondeurs» explique-t-elle cette intrication entre
La propriété bâtie par son fils, «ce jeune grand-
la mère et l'enfant? D'autres raisons peuvent
père» dont elle est fière, est à l'image de son
également expliquer cette situation: Vicédessin est
habitante, «pareille à un colossal bloc de béton
professionnellement une «Nana benz» reconnue
armé ».
sur la côte ouest de l'Afrique; elle a été le modèle
de la mère africaine authentique au sens le plus
Mais comment donc, peut se demander le lecteur,
noble du terme. Voyons maintenant comment toutes
Vicédessin est-elle « entrée dans le groupe de
ces interrogations sont illustrées dans ce volumineux
roman Les Appels du Vodou, au fil des LXIII (63)
femmes de l'homme qui deviendrait [le] père »9
chapitres qui le structurent extérieurement.
d'Agblo-Olympe Codjo ? On pourrait dire par la
Pour l'approche critique nous convoquerons
translation coutumière qui correspond à un accord
souvent les résultats des neurosciences, mais aussi
tacite entre Tâgni Bonin, la tante de Vicédessin, et
les théories littéraires classiques et les sciences du
son époux auquel la communauté la destinait :
langage et de l'homme7 •
« Daagbo aussi partageait avec Tâgni
1- 1.
SITUATION MATRIMONIALE DE
Bonin les secrets d'initié vodou,. repousser la
VICÉDESSIN EN RAPPORT AJ'EC LA DEN-
proposition de son ami et beau-frère Bah, présentée
SITÉ STRUCTURELLE DE SON LIEN
comme un présent de la communauté Atakpaloko,
AFFECTIF AJ'EC SON FILS AGBLO
TCHIKÔTON CODJO.
eût été un impair difficilement réparable. Mais Paul,
son fils aîné, chrétien, polygame ayant déjà trois
Les premières phrases introductives du
femmes, lorgnait lajeunefille,. Daagbo s'en rendait
roman annoncent d'emblée le type de lien qui unit
compte et suggéra qu'elle devint sa quatrième
le fils et la mère. La silhouette de Vicédessin
épouse.
imprime tout de suite le roman:
« Grand-Maman s'était installée sur
Tàgni Bonin approuva vivement son époux :
une chaise d'iroko dans la véranda,. pareille à un
sa nièce ne vivrait pas avec le même homme
colossal bloc de béton armé, la propriété se dressait
sur un
« von» clos coincé entre deux carrés,. ...
qu'elle,. puisque Vicédessin ne seraitpas une autre
Agblo l'avait voulue modeste, sobre mais solide et
co-épouse, el~e aurait grandplaisir à lui prodiguer
spacieuse avec sa couverture en terrasse ...
des conseils utiles en guidant ses premiers pas dans
le clan tentaculaire d'une famille prolifique. »/0

Grand-Maman étaitfière que sonfils eût
fait construire ce pied-à-terre au pays avant
d'acquérir une maison chez les Blancs, « dans une
région parisienne », comme il le lui avait dit. Elle
1 Georges Gusdorf: Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob,
1991.
pensait à « ce jeune grand-père» revenu en
2 On peut insinuer même que pour garder cet amour visible il aurait pu
vacances l'an passé avec sa femme ...
solliciter de la tradition qu'elle permettre la thanatopraxie (technique de
8 ».
l'embaumement des cadavres) ou encore la cryolisation (technique de con
gélation des cadavres).
Par cette introduction apparemment biaisée, nous
J Abdelwahab Bouhdiba : La sexualité en Islam, Paris, Quadrige-PUF, 1986,
320 p.
voulons signifier et camper, sans détour, ce lien très
4 Li-Yu: Jéou-P 'ou-T'ouan ou La Chair comme tapis de prière, Paris, 1.-1.
fort mère-fils. Le narrateur met en relation
Pauvert, 1979.
, Olympe Bhêly-Quenum, Les Appels du Vodou, Paris, L'Harmattan, 1997,
synergétique l'humain, la nature et l'objet. Si l'on
336p, 4""" de couverture.
sait que l'iroko est une essence forestière
• Boris Cyrulnik, De chair et de peau, Paris, Odile Jacob, 2006, 257p, p.71.
7 Ne perdons pas de vue que Olympe Bhêly-Quenum a étudié la psycholo-
majestueuse par la taille (roi de tous les arbres,
gie sociale, qu'il a une licence et une maîtrise de sociologie, option: problè-
mes des idéologies culturelles dans leurs rapports avec les moyens d'infor-
l'iroko serait un arbre fétiche) et précieuse par sa
mation en Afrique (cf. Olympe Bhêly-Quenum présenté par lui-même, Pa-
'qualité en ébénisterie, Grand-Maman Vicédessin qui
ris, ENathan, coll. « Classiques du monde », 1979, 79p, p.ll).
• Olympe Bhêly-Quenum, Les Appels du Vodou, Paris, L'Harmattan, coll.
est « Grande, mince, jolie, dotée d'une poitrine
« Encres Noires », 1994, 336p, p.9. C'est nous qui soulignons.
y Ibidem, p.1 O.
10 Idem et c'est nous qui soulignons.
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Sciences sociales et humaines
_
Ainsi donc Vicédessin, à 19 ans, devint la quatrième
précédé sous l 'œil du soleil à son mitan2 . »
femme d'un polygame de surcroît chrétien. Cela va
à l'encontre du code d'un foyer chrétien qui exige
Et en substance, comme pour marquer la solidité
une monogamie absolue. Cela pose aussi le
inébranlable de ce lien entre la mère et le fils ,
problème de la conciliation des contraires:
l'évocation de ce duo, mais en réalité triangle
comment peut-on être chrétien catholique et
(Vicédessin-Agblo-Ies jumeaux mort-nés que celui-
polygame? Peut-être répondra-t-on que le problème
ci était sensé incarner) :
est à l'origine de la fondation même du
christianisme. Abraham, le père du monothéisme
Ainsi s'était exprimé l'oracle,' aussi, bien
n'était-il pas polygame avec Agar la mère d'Ismaël
qu'intellectuel et vivant en France, Agblo se sentait-
et Sara la mère d'Isaacll ?
il intimement attaché à ses «frère et sœur» de bois.
[. ..) " parfois, c'était Grand-A1aman qui le voyait
En plus de cette argumentation quelque peu
comme en conversation avec les statuettes " alors,
spécieuse, faute de mieux, nous en proposons une
discrète, elle s'efface devant une sorte de tête-à-
autre qui se trouve dans le texte même: en cette
tête qui la touchait] .
Afrique-là, la polygamie allait de soi, avec une
valeur ajoutée prestigieuse, et l'illustre famille
Bhêly-Quenum était un « clan tentaculaire» et
A ce stade du récit, le lecteur perçoit aisément que
« prolifique ». Il tombe donc sous le sens que ce
le narrateur est intradiégétique, en tant que
type de contrat social devrait être séparé de la
personnage de l'histoire, avant d'être narrateur
religion catholique, venue de France avec l'école
homodiégétique, en tant que personnage racontant
et la colonisation, et replacé dans son contexte
sa propre histoire. Pour cela il faut se référer à la
culturel de l'époque. Mais l'attachement de la mère
détern1Ïnation temporelle de l'instance narrative qui
à l'enfant, et vice versa, a une explication
est sa position relative par rapport à l'événement.
immédiatement perceptible et plausible; Agblo était
Le lecteur se rend bien à une évidence: la narration
né après des jumeaux mort-nés et le stress de ne
est ultérieure, et cela est vérifié par le propos de
plus avoir d'autre enfant que sa fille Gbéyimi était
Vicédessin cité plus haut. Vicédessin dit
traumatisant pour Vicédessin. C'est pourquoi se
explicitement qu' « elle lui expliquerait, plus tard,
savoir toujours fertile en recevant une nouvelle
la signification de ceux que symboliseraient les deux
semence devait créer, à coup sûr, chez Vicédessin
statuettes de la mythologie fon-yoruba ... » (p. Il ).
un amour quasi exclusif pour son fils:
Ce propos j ubilatoire de la mère est renforcé par le
récit « prédictif» ou oraculaire du bokonô appelé
en consultation par la famille Houénou (entendre
Dix-huit mois séparaient Gbéyimi des jumeaux
Quenum)
avant
le
baptême
coutumier:
mort-nés. On avait craint que Vicédessin n'eût
plus d'enfant,' mais Paul revint vers elle après
Un événement unique dans la famille
que Yaoguinnou, saprclllièrefemme, avait laissé
Houénou avait marqué la cérémonie d'agbassa, le
entendre qu'elle attena, lit son quatrième enfant.
baptême coutumier: on consultait l'oracle pour
Ce serait Poupou. Vicédessin aussi eut un
qu'il révélâlla divinité ou l'ancêtre qui avait présidé
garçon " elle lui expliquerait, plus tard, la
à la naissance du bébé. ~
signification de ceux que symbolisaient les deux
statuettes de la mythologie fon-yorouba. Les
C'est après cette consultation de l'oracle, comme
divinités consultées dès la naissance du bébé
dans la Rome ou dans la Grèce antiques, que l'enfant
avaient déclaré qu'il n y avait pas de crainte
peut être nommé, car le nom qui lui avait été donné
qu'il ne vécut pas longtemps: « Solide, venu
pourfaire face à des luttes d'hommes, cet enfant
est le retourl de ceux qui étaient partis, l'ayant

2 Op. Cil. p.ll. C'est nous qui soulignons.
J Idem
4 Idem. « agbassa» est en italique dans le texte. Toute proportion gardée,
Il Petit Dictionnaire de la Bible. Brepols/Verbum Bible, 1996, p.438 : « Is-
nous pouvoq.s citer ici la Bible pour corroborer ces propos païens: « Avant
mael, en hébreu 'Yi~ma"el, Y>Dieu enlendY> fils d'Abraham et d'Agar... »,
de t'avoir formé dans l'utérus, Je t'ai connu, et Je t'ai imposé la Science. Et
« Isaac, en hébreu Yi?haq ; fils d'Abraham et de Sara. »
avant que tu sois sorti du sein de ta mère, Je l'avais sanctifié... » (Jérémie
1 « retour» est en italique dans le texte.
1 : 5).
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)

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à la naissance était profane et servira pour la
la mère pour son fils: les adjectifs possessifs MA
« multitude vile» pour parler comme Baudelaire:
et SA bien marqués et renforcés par les déictiques
démonstratifs ÇA (Ah ça) et C'EST (Celui-là), la
Quand vint le tour de Codjo, le bébé de
teneur hautement affective de « vieille fiancée»
Vicédessin âgé de trois mois, l'oracle oscillait
confirme définitivement ce lien indissoluble qui
comme s'il se heurtait à des difficultés. {. ..j
avait été matérialisé par le cordon ombilical tou-
Après une libation suivie d'une invocation
jours vivace comme la corde d'argent servant de
aux divinités et aux mânes, le bokono,
relais à l'eau du milieu amniotique qui fut celui du
spécialement mandé de Zado avec trois
bébé dans le sein de sa mère.
acolytes originaires d'Abomey, recommença
les consultations,. il n y avait pas eu

Comme nous venons de le voir, la situation matri-
d'erreur: le fils de celle qui aurait pu être
moniale de Vicédessin a influé sur la structure de
une autre femme de Daagbo était sous le
son lien affectif avec son fils Codjo, alias Agblo
signe de l'illustrissime ancêtre
Tchikôton. Cette structure peut être résumée en
TCHIKOTON: AGBLO TCHIKOTON
quatre éléments essentiels. Premier élément:
lui- même.
Vicédessin est la quatrième femme de son mari;
elle ne peut donc pas prétendre vivre un amour
La salle tout entière se prosterna
marital monogamique. Deuxième élément: elle a
aussitôt, ... Daagbo se prosterna,. son front,
failli n'avoir qu'un enfant et de surcroît une fille,
puis ses lèvres touchèrent le sol.
ce qui n'est pas sécurisant dans une famille tradi-
tionnelle surtout de la taille de celle des Bhêly-
Quand il se releva, ce fut pour prendre le
Quenum. Dans une société patriarcale de ce type,
bébé dans ses bras,. alors, la foule familiale,
l'enfant de sexe masculin lui tient la place prépon-
mise au courant de la révélation, acclama les
dérante d'héritier dont la fonction est la perpétua-
louanges de celui dont l ' « âme », pour la
tion de la lignée du père. L'héritage y est donc pa-
première fois, avait présidé à la naissance de
trilinéaire. Ainsi la mère de ce garçon se sent-elle
l'enfant. s
honorée parce qu'elle a donné un fils à son mari et
Agblo était donc né sous une double réincarnation:
à sa belle-famille. Troisième élément: son fils, né
la réincarnation des jumeaux mort-nés innommés
après des jumeaux mort-nés, est à la fois réincarna-
pour les profanes, et la réincarnation du plus illustre
tion de ces jumeaux-là et surtout, suprême couron-
des ancêtres de la famille, pour les initiés l
nement d'une attente traumatique, de l'ancêtre le
.
Vicédessin se trouve se trouve comblée à plusieurs
plus illustre d'une famille « tentaculaire» et « pro-
titres: elle a une fille, Gbéyimé, et un garçon, le
lifique ». Cela confirme la qualité du « torrent sé-
plus illustre de tout le clan Bhêly-Quenum, AGBLO
minal » de son mari et celle de sa conception, et
TCHIKOTON, qui, de surcroît, l'appelle sa « vieille
met en exergue sa fidélité conjugale à tous crins. Et
fiancée» apprend le lecteur de la conversation
enfin quatrième élément: son fils tient plus d'elle
qu'elle a avec le Docteur Pierre Dovonou son
que de son père. Ne dit-on pas que la mère est su-
médecin:
prême ? Le troisième et le quatrième élément se
conjuguent dans une harmonie parfaite pour confé-
Savez-vous qu 'Agblo aussi tient
rer à Vicédessin une place toute spéciale qui fait de
plus de vous que de papa?
son fils l'héritier idéal né d'une alliance
hypergamique, c'est-à-dire de deux « bonnes fa-
Ah ça, c'est mon fils,. il m'ap-
milles» Bhêly-Quenum, et Bah-Agbo, possédant
pelle maintenant sa « vieille fiancée»
chacune une « belle situation» et une renommée
bien établie dans l'aristocratie du pays. Cela sup-
Si la grammaire induit un attachement évident de
pose, ou sous-entend, que d'autres situations con-
tribuent au rapprochement de la mère et de son fils,
5 Ibidem, p. 12. Nous soulignons.
telle que l'influence de la structure de la position
1 Cf L'Initié, Paris, Présence Africaine, 1979.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2èm. Semestre)
359

Sciences sociales et humaines
_
socioculturelle de Vicédessin dans la confrérie reli-
les arguments lénifiants de la famille.
gieuse sur le lien avec son fils Agblo.
- Ta maman est partie à
Sègboxwè, lui dit Yaga épuisée par son achar-
1- 2. INFLUENCE DUSTATUTSOCIOCULTUEL
nement à connaître la vérité.
DE VICÉDESSIN DANS LA CONFRÉRIE RELI-
GIEUSESURLELIEN AVEC SON FILSAGBLO
- Pourquoi elle ne m'a pas emme-
née avec elle?
Disons tout de go que le complexe d'Œdipe2 est
aussi à l' œuvre dans l'attachement de la mère et de
- Parce qu'elle ira ensuite à
son fils. Agblo n'est pas le premier enfant de cette
Aziouto ...
vodoussi ; il Ya sa sœur, aînée des jumeaux mort-
nés et de lui-même. Même s'il est né sous des
- Moi aussi je veux aller voir mon
auspices particulièrement illustres, il n'en demeure
Papa à Aziouto !
pas moins le deuxième enfant vivant, mais à cette
différence, elle aussi digne d'intérêt, qu'il est le mâle
-
[. ..}
qui assure la descendance de la famille en Afrique.
Vicédessin eût pu être léguée dans les oubliettes de
- Je va aller tout seul, seul, je dis
l'histoire familiale si, « par hasard », elle ne donnât
seul!
pas de garçon à son mari de surcroît polygame. Mais
hormis ce coup de pouce propitiatoire du sort qui,
- [. ..}
comme cette table posée au-dessus de l'arche
d'alliance, lui donna un fils prophétique, Vicédessin
- Tant pis! je veux voir MA MA-
était encore autrement lié à son fils. Nous avons
MAN ! Je la veux! hurlait-il.
déjà dit les conditions dans lesquelles ce fils lui est
né. Nous voulons ici souligner que le statut
-
[. ..}
socioculturel de Vicédessin participe également de
la structuration ou construction de ce lien affectif;
- Je va mourir si je ne vois pas
car les absences ou les éclipses répétées de cette
Dadace maintenant, déclarait-il, explosant en
femme pour répondre aux fréquents appels du
sanglots irrépressibles. j
Vodou l'avait rendue encore plus désirable pour son
fils. Le lecteur peut constater par lui-même les
Cette réaction n'était nullement des simagrées des-
réactions du jeune adolescent à la première éclipse
tinées à attirer l'attention; elle est biologique, voire
de sa mère. Au contraire de sa sœur aînée Gbéyimi,
psychobiologique puisqu'il en tombait gravement
Agblo réagit fort mal à ce départ sans
malade, et « claquant des dents, il délirait et des
avertissement :
troubles gastriques soudains, brutaux, provoqués
on ne sait par quoi, lui faisaient évacuer tout jus-
Lajeune prêtresse [Vicédessin)
qu'aux liquides ... 4 ». Les neurobiologistes expli-
disparaissait dès le premier jour de la période
quent cela maintenant. Selon eux, « les séparations
du culte; sa tante [Tàgni Bonin}, sa mère
maternelles inévitables et nécessaires peuvent de-
[Yaga} et quelques cousines n'appartenant
venir toxiques quand elles provoquent une inon-
pas à la confrérie s'occupaient de ses deux
dation de corticoïdes. La durée de la séparation peut
enfants; mais les portes du cloître se
altérer un enfant, mais en stimuler un autre selon le
refermaient sur Tàgni Bonin aussi, en moins
style relationnel qu'ils avaient avec leur figure
d'une semaine. Gbéyimi pleurait beaucoup le
premier jour du départ de sa mère; puis elle
2 Il convient de relativiser le Complexe d'Œdipe tel que Sigmund Freud et
se calmait sans qu'il y eut beaucoup d'effort
Mélanie Klein l'ont étudié. Nous pensons que la culture et le milieu social,
pour la consoler.
entre autres, participent aussi à sa structuration inconsciente.
) Olympe Bhêly-Quenum, op. cil., p. 51-52. Tous les mots et expressions
Agblo, au contraire, réagissait mal contre
soulignés ou mis en exergue le sont dans le texte lui-même.
4 Ibid. Nous soulignons.
360
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2éme Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
d'attachement. Quand le petit craint la séparation
Nous soulignons pour bien marquer la signifiancf"
parce qu'il en a déjà souffert, son organisme a ac-
de la complémentarité entre la science (la généti
quis une aptitude à réagir à cette petite épreuve
que) et l'anthropologie (la généalogie familiale)
comme à une alerte et non pas comme à une aven-
dans l'entendement de l'auteur Olympe Bhêly-
ture excitante.5 ». Ce raisonnement psycho-biolo-
Quenum. Structurellement, on le voit dans ce ro-
gique emprunté à la neuroscience peut trouver, toute
man, Les Appels du Vodou, la famille offre au ro-
mancier un ordre extérieurl déjà prêt, des cases qu'il
proportion gardée, son explication complémentaire
n'a plus qu'à remplir ou à laisser vides: trois géné-
dans ce précieux souvenir d'enfance du narrateur
rations au maximum, grands-parents, parents, en-
intra-homo-diégétique :
fants ; parfois, les branches collatérales, neveux,
cousins. L'étude de cet arbre généalogique appelle
Son père, unjour de ses vacances à Gléxwé,
aussi bien les méthodes de l'anthropologie, que
où, à son étonnement, il évoquait cet incident
celles de la génétique ou de la psychanalyse (ou de
de son enfance dont on lui avait rendu compte,
la neuropsychanalyse) : les structures élémentaires
précisa que Tàgni Bonin et Yaga avait dû le
de la parenté, le roman familial de l'écrivain.
porter chez Daagbo ...
Olympe Bhêly-Quenum est même monté, presque
ostensiblement jusqu'à un ancêtre illustre, Agblo
Et c'est cette mère attachante, .Vicédessin,
Tchikôton, dont il est l'incarnation à tout point de
qui lui fit cette recommandation sibylline fon-
vue selon les révélations de l'oracle qu'il partage
datrice de son nom premier6 :
maintenant avec sa mère:
Tu devrais raconter ce fragment de
Écoute, Dada, je te le dis à toi aussi qui
ton enfance à tafemme et à vos enfants: ilfau-
n'était pas présente à cette époque-là, puisque
drait qu'eux, qui, n'étantpas d'ici ne compren-
Les Appels du Vodou te retenaient à Huxwé :
nent guère nos problèmes, ni lesfondements de
Daagbo s'était levé,. il m'avait soulevé au-des-
notre vie, aient quelques idées des (( petites ir-
sus de sa tête, redescendu et trempé mes pieds
ruptions au cœur de l'âme, qui font partie du
dans la décoction,. il afait ces gestes troisfois
façonnement de la personnalité », lui recom-
avant de me sourire en m'appelant le (( petit
manderait sa mère, soulignant même: Agblo
prince de Zado 2 »..
Tchikôton Tchikônon glo Azé. Tu sais ce que
signifie ce prénom,. ton père te l'a expliqué,. tu
Hormis l'attachement écure naturel mère enfant qui
le portes comme une armure intérieure.
tisse la toile de l'affinité élective, il se trouve comme
une complicité mystique entre Agblo et Vicédessin.
Tu as raison: ilfaut qu'ils compren-
nent qui je suis, d'où je suis venu du plus pro-
Signalons tout de suite que, tout comme Codjo qui
fond de ma génétique comme de la généalogie
avait pour nom ésotérique Agblo Tchikôton,
familiale, pour nepas s'étonner outre mesure
Vicédessin, sa mère, en entrant au couvent de Oussa
quand, parfois, ;e me comporte d'une façon qui
singularise trop ma différence ...
changeait aussi de nom pour s'appeler Konoussi,
7
tout comme son langage se métamorphosait en lan-
gage ostracisant qui excluait les profanes de l'uni-
vers des « chevauchées par le Vodou 3 », ce « lan-
gage clos hermétique du clan des initiés4 ». Et c'est
, Pulnam F. w., « The developmental neurobiology ofdisrupted attachment »,
in L 1. Berlin, Y Zui, L Amaya·Jackson, M. T. Greenberg, Enhancing Early
1 Vladimir Nabokov fait précéder Ada de l'arb~ généalogique de la famille,
Allachments, New York-Londres, The Guilford Press, 2005, p. 80-81, cité
sur cinq générations, les ancêtres sont morts en 1797 et 1809 ; Ada est née
pat Boris Cyrulnik, De chair et d'âme, Paris, Odile Jacob, 2006, 257p, p.68.
en i872.
JI
Nous soulignons. La science peut expliquer la littérature tout comme la lit-
1 De l'avis même de l'écrivain la 1àmille Houénou (entendre Quenum) se-
térature peut expliquer la science, Cela S. Freud l'a bien expliqué dans Dé-
rait native d'Oyo, au Nigeria, d'où « nos ancêtres seraient venus pours'i~­
lire et rêves dans la« Gradiva » de Jensen, NRF (1949), 1971.
planter à Zado, lin village fon ... ». Voir Olympe Bhêly-Quenum par IUI-
même, Paris, F. Nathan, 1979, 79p, p.9.
6 Olympe Bhêly-Quenum, L'Initié, Paris, Présence Africaine, 1979, 251p,
p.137.
Les mots appels et Huxwé sont en italique dans le texte.
7 Op. Cit. P.52. Nous soulignons. Le prénom est en ital ique dans le texte.
3 Op. cit. , p.75.
4 Ibid, p.123.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ime Semestre)
361

Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Oublie vite que tu m'as fait des reproches
pourquoi son fils comme désarçonné et anéanti, ne
mérités et que j'ai été très triste.
comprenait pas « pourquoi elle ne dit pas comme
quand elle était à la maison avec nous? » et se de-
Ce n'estpas à ça que je pense ;je me disais
et continue de me dire: « Sacrée Dada, je se-
mandait avec désarroi si « rien n'est plus et ne sera
rais allé te chercher Dieu sait où, pour naître
plus comme avant? », tant le nouveau langage de
de toi, si tu n'étais pas déjà mère! »
sa mère l'angoissait. Mais Agblo se meut en su-
rhomme nietzschéen qui défie les dieux païens et
Elle avait éclaté de son rire gai plein de vie.
Dieu lui-même pour l'amour de sa mère:
Eh bien! Voilà une vraie déclaration
Sa colère et sa haine même se liquéfièrent
d'amour maternel, des propos dignes d'un
aussitôt; il ne comprenait pas le nouveau lan-
fiancé comme on n'en trouve plus, avait-elle
gage de sa mère ? Tant pis : il aimait cette prê-
répliqué, et ils avaient ri ensemble en se ser-
tresse d'un amour exclusif; il donnerait tout,
rant l'un dans les bras de l'autre, comme heu-
';'ême sa vie, pour avoir accès à l'univers clos
reux de s'être un peu chamaillés et de se récon-
où elle vivait avec ses divinités qui ne signi-
cilier?
fiaient rien pour lui, et pour lesquelles, chaque
année, à des époques dont il appréhendait
Ce flash back s'inscrit dans le cadre du travail de
d'autant plus l'arrivée qu'il ne pouvait pas les
deuils auquel est astreint Agblo après le décès de
situer dans le temps, elle disparaissait, laissant
sa « Vieille Fiancée », lui-même en synergie avec
lui et sa sœur en carafe ... 5
le devoir de mémoire qui la réhabilite, densifie sa
permanence inscrite elle-même, nécessairement,
Il va même jusqu'à profaner les dieux tutélaires du
dans la géographie physique, éthique, spirituelle,
clan au grand dam de son père :
sociale et anthropologique de Gléxwé (Ouidah).
Xwéli m'embête ;j'en ai assez de toutes ces
11- IMPACT DE LA CONSUBSTANTIATION
divinités! Je vais cracher sur elles ;je vais uri-
DE VICEDESSIN À GLÉXWÉ SUR SON AT-
ner sur les dieux qui éloignent de moi ma Dada!
TACHEMENT À SON FILS
6
Sans conteste, à la lecture des Appels du Vodou, il
Et il joint le geste à la parole. Peut-on dire pour
tombe sous le sens que Vicédessin, et par ricochet
autant que cet adolescent eut déjà l'étoffe d'un déi-
son fils, est consubstantielle à sa ville natale Gléxwé.
cide et qu'aux dieux de son terroir il préférait
Rappelons que le couvent du Vodou Alladahouin
l'amour concret, exclusif de sa mère, tant « il avait
dont Vicédessin était une Grande Prêtresse se trouve
la certitude de rentrer en possession d'une tendresse
à Gléxwé (chapitre XXI, p.119) et qu'elle était elle-
et d'un bien qui ne pouvaient appartenir qu'à lui»
même une Gléxwévîjiji, c'est-à-dire une native
(page 73). Agblo est très possessif et son combat
authentique de Gléxwé.
contre les dieux est bien cornélien, car il se pré-
sente comme le nouveau Polyeucte doublé d'Or-
phée. Polyeucte parce que fort de son amour pour
sa mère, il renverse les idoles; Orphée parce que
, «Terme forgé par S. Freud pour désigner le processus ~'élaboration psy·
chique qui s'eJTectue normalement dans l'appar~11 psychique ~près la'perte
jusqu'aux enfers il ira chercher son Eurydice -
d'objet. Cette tâche implique ulllllvesttsseme.nt Important tandiS que I.exls-
tence de l'objet perdu est psychiquement mallltenue. »Cf. DictIOnnaire de
Vicédessin que la mort lui a arrachée. En témoi-
psychologie, Paris, PUF, coll. Quadrige / Dic~s Poche, 2004, ?56p, p. 732.
gnent ces propos du dialogue qu'il eut avec elle en
NB. Le devoir de mémoire, lui, est, selon le philosophe Paul Ricœur, rése!""é
au« point de vue normatif, rranche~ent.é~ico-~ol!tiqu~» car «.Ia qu~stlOn
sortant du cimetière où ils étaient allés visiter leurs
posée par le devoir de mémOIre excede amslles hmltes~.une p~e~o~en,olo­
gie de la mémoire. Elle excède même les ressources d IIltelhglblhte d un.e
morts:
épistémologie de la connaissance historique ... » Cf. s?n ouvrage La Me·
moire, l'Histoire, l'Oubli,
Paris, Seuil, coll.« L'Ordre philosophique »,2000,
685p, p.83 et III.
.
.
A quoi penses-tu comme ça ? lui avait-elle
Mais si nous évoquons ici ce concept, c'est pour l'mscme dans un. champ
demandé.
plus vaste qui inclut l'histoire, l'anthropologie, la philosophie, la ~el~g~on ~t
le vécu social des peuples africains alors que leur clYlhsatlon aVait ete llIee
A toi ...
par la colonisatioll. Vicédessin est pour nous un prétexte pour poser la ques-
362
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ème Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
Comme l'affirme mordicus Akpoto, l'oncle mater-
Vicédessin même si aucune ligne de démarcation
nel de Agblo
ne peut matérialiser avec étanchéité cette coupure
Mon petit, Gléxwé ... comment t'expliquer
épistémologique ressentie par le lecteur avisé. Il
ça? C'est la ville des vodous. Les dieux sont la
nous semble cependant que, reflet ou écart, la cité
force et l'équilibre de notre ville de Gléxwé :
romanesque, proche en cela du personnage du ro-
c'est grâce à eux que nous sommes debout, le
man, est d'abord un monde verbal et qu'elle doit
être traitée comme un espace créé par des mots. « Le
restons et ne tombons pas. (page 113).
romancier peut vouloir décrire le monde, ou le dé-
Cet « Évangile» avunculaire pourtant laisse scep-
truire ; cette visée est dépassée par le fait qu'il in-
tique Agblo qui en a beaucoup contre le dieu tuté-
vente aussi un univers imaginaire [... ] S'il s'agit
laire Xwéli, auquel il a déjà fait subir son ire. Néan-
de peinture, la question du modèle ne se pose plus;
moins, et par le mystère de l'amour qui anéantit le
à supposer qu'on puisse y retourner, ce serait com-
temps et l'espace, c'est par l'hymne dédié à ses
mettre ce que Proust, critiquant Ruskin, appelait le
dieux que renaît Agblo aux souvenirs impérissables
péché d'idolâtrie, comme d'aller à Giverny parce
de sa mère:
que Monet l'a peint. »10. Le lecteur peut aussi se
poser à bon droit, les questions de savoir: Quelles
... Longuement vrillé par la voix de sa mère
sont donc les contraintes que le modèle de la ville
au début du chant, Agblo avait senti sourdre
Gléxwé ou (Ouidah pour le non natif) impose au
vers ses paupières des effets d'une émotion qu'il
réprima: les hymnes des initiés, quand sa mère
langage du roman? La ville ou la cité est-elle un
les entonnait, lui transmettaient des messages
décor, un arrière-plan ou, au contraire, le person-
dont il ignorait les significations .. mais ils le
nage principal? Au lecteur des réponses variées,
remuaient et, revenu en toute hâte au pays na-
voire dialectiques, peuvent s'offrir. La ville est l'ho-
tal pour les obsèques de celle qui était parve-
rizon de l'action, mais elle y participe et se fait ac-
nue à la dignité de Grande Prêtresse, un matin
trice. Lorsque nous lisons avec attention et intérêt
à Gléxwé, au pied du couvent de Oussa comme
Les Appels du Vodou, nous sommes d'abord frap-
dans la salle où la foule ne cessait de défiler, ce
pés par quelque chose d'apparemment insolite, voire
furent ces mélopées vodou qui exhumèrent en
bizarre: Gléxwé apparaît d'abord et infine comme
lui tout un passé, faisant remonter dans le temps
un lieu de naissance et un lieu de repos éternel (le
du plus profond de son être des messages en-
cimetière qui se dresse dans sa majesté et sa ma-
fouis hors du temps. 9
gnificence mystérieuse; c'est la véritable demeure
ultime des morts qui ne sont pas morts, donc la ville
Mais de fait, le lecteur découvre deux types d'ima-
ges de la ville de Gléxwé, tous les deux liés
où l'onne meurt pas). Gléxwé apparaît ainsi comme
« histologiquement » aux natifs par leur intrication
une ville-cité qui est un « dehors », qui a un « de-
familiale même. Souvent les cités littéraires peu-
dans» que l'on cherche à atteindre. Ainsi la des-
vent suivre moins l'évolution du personnage em-
cription recherche-t-elle une essence en profondeur,
blématique, au fil du temps, que celle de la struc-
ou une surface à décrire, ou un système de valeurs;
ture romanesque. Des villes en arrivent à organiser
Philippe Hamon a mis en valeur le rôle de l'archi-
-ou à aésorganiser- le roman qui leur est ouverte-
tecture dans le récit. Il écrit en substance: « Dessi-
ment ou tacitement consacré; la carte géographi-
natrice d'impératifs catégoriques, de prescriptions,
que organise alors la narration. Ici on retrouve l'or-
de manipulations ou de persuasions, régissant des
donnance de la ville réaliste, divisée en quartiers
rituels sociaux ou amoureux, des tactiques sociales
habités par des classes sociales différentes, ou un
ou des stratégies globales, donc de la séquentiabilité,
mélange qu'accompagnent, à tous les niveaux de
donc du récit, de l'architecture, réelle ou de « pa-
l'œuvre, des bouleversements formels. Nous appel-
pier », devient donc accessible (peut-être) à une
lerons ces deux types de Gléxwé, pour des ques-
poétique générale de la narrativité »11 . L'essence en
tions de méthode : la cité littéraire physique de
Gléxwé et la cité spirituelle de Gléxwé. Bien en-
9 Olympe Bhêly-Quenum, Les Appels du Vodou, p.81.
tendu, il n'est pas aisé de faire correspondre Gléxwé
'0 Jean-Yves Tadié, Le roman au XXè siècle, Paris, Pierre Belfond IPocket,
1990, ISBN 2-226-07416-4, 242p, p. 127.
du roman et celui du monde réel du temps de
Il Philippe Hamon, Expositions, Paris, José Corti, 1989, pp 29-52 ; voir
aussi le chapitre « Espace» de Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris,
Gallimard, coll. « Tel »,1997 (1'" édition PUF, 1978), 208p, pp 47-82.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2~me Semestre)
363

..
Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
profondeur (que nous osons assimiler à Gléxwé
avait la certitude que rien de mal ne pouvait lui
spirituelle) et la surface à décrire (qui est Gléxwé
arriver [. ..} Alors, grâce à ses souvenirs, à sa
physique) se conjuguent dans leur consubstantia-
connaissance de la géographie tant spirituelle
tion à Vicédessin. On comprend donc pourquoi déjà,
que sociale, et de l'anthropologie, de Gléxwé, il
depuis la France, à l'annonce de la mort de sa mère,
donnait à ses interlocuteurs l'impression de les
Agblo déclare in petto et péremptoire:
connaître et, surtout, de n'avoir rien oublié. 13
Ouidah surgit dans son imagination sous
Le principe d'immanence, selon lequel tout est
les aspects d'une galère antique assez bien
intérieur à tout, ou un au-delà de la pensée est
conservée.
impensable, se trouve en quelque sorte corroboré
.
par cet étayage affectif mis en exergue par
« C'est à Gléxwé que ma Mère sera inhu-
l'épanchement du cœur du narrateur intra-
mée »12
homodiégétique. Et c'est justement de cet étayage
affectif, cette inscription «histologique», que naît
Cette architecture de Gléxwé n'est pas sans insi-
l'empathie entre lui et sa ville, d'une part, entre sa
nuation historique douloureuse. Ouidah ou Gléxwé
mère et lui, d'autre part, ou d'une opération quasi
porte encore les stigmates de la tragique histoire de
osmotique entre tous les trois en même temps.
la traite négrière et de l' exclavage à laquelle succé-
Comme le soutient la neuropsychanalyse,
dera la non moins tragique et déshumanisante co-
« l'événement déclenche une émotion qui stimule
le système amygdalo-hippocampique. La mémoire
lonisation française.
ainsi éveillé retrouve dans le passé les images et
Pourquoi donc Vicédessin sera-t-elle inhu-
les mots qui donnent forme à ce qu'on ressent à
mée à Gléxwé et non à Koutonou (Cotonou) dont
l'instant. C'est pourquoi tout est vrai, même quand
elle porte le surnom de hogbonouto ? La réponse
on dit le contraire »14. Car, « la mémoire, ce n'est
tient à l'autre aspect de la cartographie de la ville-
pas le retour du passé, c'est la représentation de soi
qui va chercher dans les traces du passé quelques
cité, car Gléxwé est aussi une nécropole où repo-
images et quelques mots. Cette reconstruction donne
sent les Gléxwévijiji. Cette ville structure (ou res-
une forme cohérente au sentiment de bonheur ou
tructure ce qui a été momentanément déstructuré
de malheur que l'on éprouve, dans l'instant d'une
par la mort) les liens familiaux ou claniques.
relation. 15 » Par effet de synergie, le lecteur
empathique peut saisir, comprendre et apprécier
11- 1. GLÉXWÉ SPIRITUELLE CON-
aussi le narrateur que nous voudrions citer assez
SUBSTANTIELLE À VICEDESSIN ET SON
longuement pour bien faire ressortir cet impact de
IMPACT SUR SON ATTACHEMENT AVEC
la consubstantiation de Vicédessin à Gléxwé (et de
AGBLO
sa géographie tellurique) sur son fils Agblo. De la
mémoire refluent des souvenirs d'une douleur
Nous l'avons dit, Agblo, tout comme son clan, est
ténébrante :
très attaché à Gléxwé, au plan spirituel d'abord:
Possibilités et pouvoirs se trouvaient en sa
pœsessionface à laforce des choses, et il sentait
la ville le porter comme un vase sacerdotal sorti

du Bois sacré: douceur et discrète sensualité
qui participent de l 'harmonie de Gléxwé due à

12 Op. cit., p.29. Nous soulignons. Cet aspect de Ouidah (Gléxwé pour les
l'équilibre des forces, image même de son
natifs) en galère antique est récurrent dans le roman; voir également page
287 et passim.
paysage intérieur que reflète la vie quotidienne
IJ Ibid, p.299. Nous soulignons.
des aborigènes. [. ..} C'était la seule ville au
14 D.L.Schacter, AD. Wagner, « Médial temporal lobe activations, in « FM RI
and PET », SIl/dies of Episodic Encoding and Relrieva! hippocamplls, 9,
monde où, parce que Gléxwévidjidji [sicJ, il
1999, p.7-24 cité par B. Cyrulnik, Op. cil., p.67.
" Idem
364
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ème Semestre)

·
~-
Sciences sociales et humaines
Et revenait maintenant, la porte à peine
voix à ce silence et fait passer la cité du monde de
entrebâillée, la langueur des voix d'autrefois
la fonction à celui du sens. « C'est le roman qui
au travers desquelles perçait la souffrance
rend sensible, non seulement l'apparence (et c'est
hiératique des vodous voués à leurs divinités
la description) mais le sens de la ville. La poétique
dans leur solitude communautaire. Les voix
de la ville donne à imaginer, à sentir et à comprendre
s'étiraient, lentes, voluptueuses, stagnaient un
ce qui, sans elle, serait vécu, donc perdu, au fil des

2
peu parmi les feuilles de l'iroko, d'asroti,
Jours... »
xounti, azizonti du couvent, pour s'élever
ensuite dans l'espace silencieux de la pointe

Mais cette géographie littéraire spirituelle jouxte,
dujour sur Gléxwé soudain percé de ce
rythme et anime une autre, celle dont la topographie
décibel unique qui bouleversait le sommeil de
est physique.
son enfance de fils de prêtreSse.
II- 2. GLÉXWÉ PHYSIQUE CONSUBS-
En trois notes brèves, d'une charge
TANTIELLE À VICÉDESSIN ET SON
émotionnelle qu'il ressentit avec violence, il
IMPACT SUR SON ATTACHEMENTAVEC
crut, en une fraction de seconde, entendre la
AGBLO
voix de sa mère entonner un hymne sacré. Il
chancela un peu, s'appuya contre le
Comme nous le disions plus haut, Gléxwé spirituelle
chambranle de la porte entr 'ouverte, comme
et Gléxwé physique sont intriquées au point que
s'il hésitait à entrer, pour ne pas troubler une
vouloir réaliser une ligne de démarcation entre les
sieste de sa grand-mère vieille d'un demi-
deux peut se révéler une gageure, un véritable défi
siècle déjà. [. ..} Il s'agit sur l'antique bas
à relever. Néanmoins le lecteur peut découvrir des
tripode d'iroko sculpté que Tâgni Boni avait
traces, des indices, des informants qui décrivent
hérité de son propre grand-père,. les faits, les
Gléxwé physique dans presque tous les soixante-
voix et les gestes auxquels il avait été trop
trois (LXIII) chapitres; mais nous nous
sensible constituaient des stigmates qui
intéresserons aux chapitres IX (pp 55-58), LV (pp.
parfois se ravivaient: il se sentait comme sur
291-298), LVI (pp 285-298) et LXIII (pp.333-335).
les genoux d'un être vivant qui le serrait
contre lui.
[. ..} Des frémissements d'un quart
L'un des dédicataires majeurs du roman est
de siècle réintégraient le cadre clanique des
explicitement inscrit dans la formule déontique qui
sentiments, et les volontés conjuguées, en
souligne une obligation, une nécessité et un devoir;
action par-delà la mort, se resserraient
il s'agit de « la ville de Gléxwé surnommée
autour de lui.
Ouidah ». Sans nul doute Gléxwé, pour le narrateur
J
intra-homodiégétique, est une ville mystérieuse du
La puissance de l'évocation du « cadre clanique des
fait aussi de son antiquité.
sentiments» et de l'invocation de sa généalogie,
particulièrement de sa part féminine (sa grand-mère
... Aucune rue de Gléxwé n'est éclairée:
maternelle Yaga : « ... il avait la gorge sèche,
les dieux s'opposent à toute lumière
râpeuse et nouée; il se dirigea vers la chambre
artificielle.
opposée ... C'était celle de Yaga ; enfant, il y passait
la nuit auprès de sa grand-mère pendant les périodes
Ainsi, jusqu'à l'aube, l'immense linceul
de sa mère au couvent », la tante de sa mère, qui est
noirâtre de la nuit profonde pèse sur la ville
aussi la femme de son grand-père, Tâgni Bonin et
antique où, dès le premier chant du coq,
enfin sa mère Vicédessin) régente cette géographie
chaque bruit, chaque voix, chaque son se
spirituelle. Ce qui rend donc littéraire l'architecture
décharge de sa pesanteur de mystère et de
de Gléxwé, c'est que là où celle-ci ne parlait pas, là
peur aussi qu'aucun des protagonistes
où elle n'avait qu'une fonction -donner à habiter et
n'avoue avoir éprouvée. Et la ville fondée par
permettre la vie sociale, autour d'un forum où se
Kpassè, tel un vaisseaufantôme en train de se
joue la vie politique, économique et financière, et
muer en une réalité de fraîcheur et de poésie,
la vie religieuse àutour des temples, couvents ou
1 Op.cit., pp 301-302. Nous soulignons.
églises le romàn Les Appels du Vodou donne une
l Jean Yves Tadié, op. cit., pp 127-128.
..
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)
365

Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
_
réapparaît dans le soleil émergeant du côté
Pas une rue de l'ancien port des esclaves
de Zougbodji. J
où le promeneur noctambule, ou le somnambule
aspiré de son akozâ et poussé de sa chambre, ne
Ici, l'auteur s'intéresse aux formes plus qu'au fond.
croiserait un autre « erratique» débouchant du
L'architecture de la ville, telle une obsession
renforcement d'une porte, du pied d'une grotte ou
affective, est une apparition sous forme de
d'un arbre vodou, ou d'une de ces nombreuses
métaphore, « un vaisseau fantôme» qui se
venelles qui serpentent coincées entre des
métamorphose en une immatérialité palpable par
concessions ... 6
les sens de.1a vue, du toucher, de l'ouïe et aussi de
l'ineffable:
On le voit, nous parcourons successivement ou
simultanément le plan cadastral, la sociologie et
Pas un Gléxwévi qui n'aime cette ville
l'anthropologie de Gléxwé jusque dans ses tréfonds.
avec une passion discrète qu'il voudrait rendre
Mais si « les vieilles demeures de Gléxwé sont des
plausible. Comment explorer l'irréalité de ce qui
nécropoles », il n'en demeure pas moins un
confère à Gléxwé saforce qu'on aimerait
cimetière municipal extérieur ouvert à tout visiteur.
communiquer dans une polyphonie comme celle
C'est justement là que la plupart des membres de la
de ce moment faites des alternances entre les
famille du narrateur intra-homodiégétique ont élu
prosopopées de ceux qui en sont plus et les
leurs dernières demeures : hormis les anciens
palabres des vivants ?-1
Daagbo et Tâgni Bonin inhumés dans les maisons,
son père Paul Kokou et maintenant sa « Vieille
Gléxwé fait la somme d'une rue, d'une place, d'un
Fiancée» et Grande Prêtresse du Vodou, Vicédessin,
système de rue, de maisons et de personnes afin de
à laquelle il demeure éternellement attaché par cette
créer ou recréer une forme lyrique en symbiose
corde d'argent mystique qui rend les absents
étroite avec l'actualité:
toujours présents à la moindre évocation de leur nom
et de leur souvenir.
Son père le lui avait dit, après avoir scruté
la ville dans un crépuscule qui se désagrégeait en
Le cimetière, pour le narrateur, devient de ce fait
devenm 't roux cendré: « Gléxwé est comme ça ,.
le lieu du souvenir, de pèlerinage, de recueille-
on y peu < rilm : nombre de ses enfants reviennent,
ment et de méditation:
restauren, le,\\' cases dans lesquelles ils ont vu le
jour,. ils c(ll1sfruisent même leurs propres

Agblo entra dans le cimetière,. à chaque
demeures en respectant ce que personne, jamais
retour au pays, il y venait s'incliner sur les tombes
n'aura la tentation de profaner »5
de Yaya et de Paul,. il se revoyait l'année dernière
avec sa mère, sa femme, et le cadet de ses enfants

Chaque lieu de Gléxwé contribue à la structure
qui photographiait les tombes de ses aïeuls. Le
littéraire et symbolique de l'ensemble, grâce aux
territoire était parsemé ,de sépultures en marbre,
déplacements qui animent la vie, et il n'est pas
en béton recouvert de carrelage, ou modestement
jusqu'aux cimetières qui ne participent tout
arrangées en tumulus,. leur multiplicité l'avait
naturellement à cette reviviscence, une sorte de
frappé quand sa grand-mère était le seul mortpour
réintégration:
qui il venait prier enfon, en yorouba ou enfrançais,
selon la langue dans laquelle la prière,

A quelques mètres sous terre, toutes les
instinctivement, émergeait en lui, debout face au
vieilles demeures de Gléxwé sont des nécropoles:
portrait
de
sa
« Très
bonne
Yaga»7.
pas une qui ne recèle des cadavres d'ancêtres ou
de parents dans ses soubassements,. on vit avec les
Comme le lecteur peut lire explicitement, le
morts,. on dort sur leurs sépultures, protégés à coup
cimetière est un « territoire parsemé de sépultures
sûr par les esprits de ceux qui ne sont plus .. ,
en marbre, en béton recouvert de carrelage, ou
modestement arrangées en tumulus; ... » où le
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2éme Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _- - - - - - - - - - - - - - - - - Sciences sociales et humaines
visiteur retourne rechercher les éléments culturels
agglomération clanique dans sa configuration
nécessaires à la construction de son identité
actuelle:
'" On avait donné une autre structure à
narrative. Et puisque c'est le style relationnel qui
l'ancienne agglomération, après la
oriente le remplissage, on peut dire que les souvenirs
construction de la route qui l'avait frappée
qu'on va chercher dans son passé et les m?ts qu'on
d'alignement,. depuis cette « dislocation
choisit pour leur donner forme, construIsent des
topographique », qui avait fait changer la
autobiographies différentes selon le partenaire du
place de Xwéli et de la roche Olumo, la
récit.
plupart des pièces de la chambre de feu Bah-
Akpakpè s'ouvraient sur cette cour. 10

Ce « territoire» physique que les vivants ont
construit pour les morts est à l?image du t~rritoire
En évoluant de corridor en corridor, le narrateur
de Gléxwé habité par des êtres de chair et de sang.
... s 'arrêta devant l'enclos des Ase, sortes
Les deux types de territoires vivent en très étroite
de mini-parapluies métalliques, symboles des
relation toujours sur le mode des stratifications
personnes enterrées dans l'agglomération depuis
sociales comme le montre les différentes qualités
des générations.
extérieures des tombes: en marbre pour les
aristocrates et la haute bourgeoisie, et peut-être aussi
... aujourd'hui, la multitude des Ase
pour les parvenus ; du béton carrelé pour la classe
l'impressionnait parmi lesquels il reconnaît celui
moyenne; et enfin du tumulus arrangé pour les plus
de Tagni Bonin inhumée dans la maison, celui de
modestes. Mais dans tous les cas de figures, la
Yaga enterrée au cimetière, ceux des oncles Akpoto
qualité des relations entre les morts et les vivants
et Gbênakpon, des tantes Adanlayidé et Kindossi.
transcende les apparences tombales; elle est plutôt
Celui de sa mère viendrait intégrer le groupe. 1I
proportionnelle,
pensons-nous,
au
degré
d'empathieS entre les deux entités, suite logique du
Le symbolisme des petits parapluies rend encore
travail de deuil consiste à garder un lien avec l'être
plus manifeste l'attachement des vivants aux morts
peI,'" en. remaniant notre manière de l'aimer.
et particulièrement du narrateur à sa mère. Ce
symbolisme qui ne se limite pas aux mini-
Observez la posture du narrateur « debout face au
parapluies, est rendu avec maestria par l'étude
portrait de sa « Très Bonne Yaga» » et vous
comprendrez la nécessité de l'écriture de ce roman
esthétique
des
Appels
du
vodou.
auto-bio-graphique et son rôle dans le travail de
deuil. Nous recourrons encore une fois à Boris
, Olympe Bhêly-Quenum. op. cit. , p.56. Nous soulignons.
4 Idem
Cyrulnik pour expliciter l'intérêt du concept de ce
l Idem. Nous soulignons. Regardez la couleur toute particulière de cette
travail de deuil ici. Il écrit:
ville. Ce souvenir apparemment banal est une des bases de cette mémoire"
autobiographique que la neuropsychanalyse explicite de nos jours: « Une
perception banale déclenche une évocation personnelle. Une chanson
La perte est individuelle, mais le deuil est
ancienne, une paire de pantoufles usées, un tableau décoloré provoquent
collectif Il exige le soutien de l'affectifqui stimule
une réminiscence visuelle. Comme pour le goût de la madeleine de Proust,
une image évoque un scénario passé. [... ] Quarante ou cinquante ans plus
sensoriellement l'endeuillé autant que le travail de
tard, nous relions préférentiellement les objets et les événements que nous
deuil qui permet à la culture de donner sens à la
percevons avec cette période sensible de notre jeunesse où l'affectif et le
social s'apprêtaient à donner un sens à toute l'aventure de notre exis-
disparition provoquant ainsi le remaniement des
tence. Cf. J.M. « Vivid memories and the reminiscence phenomenon: the
représentations: « Depuis que j'ai fait un cadre
role of a self narrative », Human Development, 31, 1998, p. 261-273, in
avec ses photos, depuis que j'écris sa biographie,
B. Cyrulnik, op. cit. p.198.
6 Ibidem, p.55. Nous soulignons.
je ressens moins le vide de la perte puisque
7 Ibidem, p.291. Nous soulignons.
; 'apprends à mieux vivre avec lui, non plus avec sa
• G. Thinès, Phénoménologie et science du comportement, Bruxelles,
Mardaga, 1980
présence réelle, mais avec sa représentation. 9 »
« Le « Mitsein » des phénoménologues est aujourd'hui précisé par les étu-
des biologiques qui démontrent qu'un individu ne peut survivre qu'en échan-
geant des informations avec le milieu qui l'entoure, son « Umwelt». »
Grâce à ce portrait de la grand-mère Yaga, le
Traductions de l'allemand.
narrateur relie émotionnellement le territoire du
Mi/sein: être avec
U~nvell : monde alentour
cimetière et celui de Gléxwé des vivants. Donc si
Empathie: traduction de Einfûlhung, ressentir.
les défunts ne parlent plus, l'écrivain devient leur
Lire aussi Th. Lipps, 1898, cité in O. Houzel, Psychopathologie de l'enfant
porte-parole omniscient.
et de l'adolescent, Paris, PUF, 2000, p.226.
9 B. Cyrulnik, op. cil., p.81. Nous soulignons. Lamartine dirait: « Objets
inanimés avez-vous donc une âme / Qui s'attache à notre âme et la force
Ainsi le décès de sa mère, en ravivant la souffrance
d'aimer? »
10 Olympe Bhêly-Quenum, op. cil. p.300.
de la perte et du deuil, reconvoque une nouvelle
JI Le terme Ase est en italique dans le texte. Nous soulignons. Il serait beau-
exploration du plan de masse de l'ancienne
coup plus indiqué de consacrer un article entier à la mort et à l'enterrement
de Vicédessin, la mère du narrateur intra-homodiégétique.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2'''· Semestre)
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')

1

Sciences sociales et humaines -
_
111- ESTHÉTIQUE DE LA TECHNI-
tout parle de cet amour dans toutes ses déclinaisons
QUE NARRATIVE DANS LESAPPELS
qui culminent dans l' agapè, en passant par l'amour
DUVODOU
"-
de l'art et la technique d'écrire (esthétique =
aisthétikos), la pulsion de vie (eros) qui est plus
Ce roman, qui peut être considéré comme la coda
fort que la pulsion de mort (thanatos) et l'amour du
de la saga familiale, vient, en quelque sorte, clôturer
prochain au sens impersonnel (phileo). Les mots,
ce que l'auteur avait commencé trente-quatre ans
les paroles, les chants des initiés, les rituels, les
plus tôt dans ses romans précédents: Un piège sans
incantations et proférations, les souvenirs ineffables
fin (1960), le chant du lac (1965) L'Initié (1979),
qui tissent ce roman nous invitent à sa
ainsi que d'autres œuvres littéraires intermédiaires,
déconstruction pour le comprendre en le
ont mis en place, avec la patience, la minutie, le
reconstruisant pour qu'il fasse sens. Ce travail
raffinement et le génie pensant et créateur d'un
archéologique, nous ne l'entreprendrons que
peintre, tous les éléments constitutifs du puzzle
partiellement sans explorer toutes les stratifications
d'une auto-bio-graphie! faite de plusieurs autres
du savoir et de la connaissance en sédimentation. Il
biographies parfaitement serties pour culminer dans
faudra toute une équipe pluridisciplinaire de
ce quatrième roman Les Appels du Vodou (1994).
chercheurs pour l'entreprendre et le parachever dans
Les Appels du Vodou est enrichi de la connaissance
la durée. Hic et nunc nous nous contenterons,
parfaite qu'a Olympe Bhêly-Quenum du patrimoine
provisoirement, du décapage, c'est-à-dire de l'étude
et héritage culturels, gnoséologiques et historiques
de l'esthétique romanesque2 et de la technique
béninois et de l'anthropologie africaine. L'auteur y
narrative tel que nous, lecteur, l'apprécions de notre
démontre également une très grande érudition: la
point de vue actuel. Jean Bessière, dans son livre
réflexion philosophique (dans Un piège sans fin et
Principes de la théorie littéraire (2005), nous éclaire
Le chant du lac), le mysticisme qui allie tous les
mieux lorsqu'il écrit:
pouvoirs initiatiques tels que la foi chrétienne, la
foi vodou et la Franc-maçonnerie nourrie à la source
Dire ce en quoi consiste l 'œuvre et ce qui
gréco-latine (dans L'Initié), ou l'enracinement dans
va avec ce quoi - l'objet de l 'œuvre, son auteur,
les valeurs primordiales de la civilisation
son lecteur - équivaut à dire la manière dont l'œuvre
authentique pour initier à une meilleure ouverture
répond de ses propres dualités qu'impliquent son
au monde (dans Les Appels du Vodou). Le tout est
paradoxe rhétorique et la question de la pertinence.
servi par une esthétique aussi exceptionnelle et
Cela se dit à propos de l'œuvre: l 'œuvre se
exclusive que cette relation frappée du double sceau
différencie au sein des discours comme ce qui leur
oedipien et orphique entre lui et sa mère et placée
est à la fois le plus extérieur et le plus immanent;
sous les auspices du Vodou. La production
elle est, par rapport à ses conditions, à double face
romanesque d'Olympe Bhêly-Quenum est un
hymne à sa mère Vicédessin et à sa ville Gléxwé,
- cela fait son autonomie, son hétéronomie. Cela
toutes deux consubstantielles l'une à l'autre. Et c'est
se dit à propos de l'auteur: celui-ci ne peut
bien à dessein qu'il traduit les vers 23 à 40 du champ
contredire ce jeu de l 'œuvre, pas plus que ne peut
XI de L'Odyssée d'Homère dont je cite le troisième
le faire une étude du rapport de l'auteur à l'œuvre
paragraphe qui me paraît assez édifiant:
- ce rapport est à double face. Cela se dit du lecteur
C'est alors que surgit l'ombre de ma mère,
et de la réception de l'œuvre: celui-ci se donne
Antielée, la fille du fier Autolycos, que j'avais
comme ce qui est entièrement recevable et comme
laissée pleine de vie à mon départ pour la sainte
ce qui ne confirme pas sa recevabilité -
Ilion. À sa vue la pitié remplit mes yeux de larmes.
l'implication du lieu commun suppose, faut-il
répéter, des jeux d'inversions des figurations des

institutions linguistiques et sociales de la réalité.
Les Appels du Vodou illustre parfaitement de cet
Le rapport de l 'œuvre à l'auteur est à double face.
amour.. de fils pour sa mère portée à son acmé
narrative. De la première ligne à la dernière ligne
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)

_ _ _ _-
~_ _ Sciences sociales et humaines
L'autonomie de l 'œuvre est, de ce fait, une
technique, et plus généralement la notion
hétéronomie - 1'œuvre est selon un défaut de
d' « économie des moyens ». La forme est
confusion avec la situation où elle advient, selon
opératoire, elle est travail sur le réel. Là réside, pour
une apparence et selon la question que fait cette
l'essentiel, une mimesis dont on oublie souvent la
apparence, et qui est indissociable d'une
nature socio-esthétique : l'art et les techniques
perspective cognitive, faut-il répéter, selon le fait
engendrent des formes parce qu'ils participent de
brut qu'elle constitue, selon le mêmefait brut auquel
la substance formelle 8 ». Nous relevons ici la
elle identifie les symbolisations et représentations
difficulté,
sinon
la
vanité,
à
séparer
systématiquement la « technique narrative» de
sociales. 3
l' « esthétique romanesque» ; néanmoins on peut
bien distinguer la technique narrative comme
Ainsi nous étudierons l'esthétique de la technique
stratégie formelle d'écriture de l'esthétique
narrative. Nous prendrons en compte le problème
romanesque comme stratégie d'encodage du
de l'identité narrative qui, logiquement, est en
langage (du message) propre à chaque romancier
rapport étroit avec le statut épistémologique des
(son style où serait inscrit son ADN, son identité
noms propres; car comme le dit Hobbes: « Les
génétique). On peut, par ailleur<;, dire que l'art ou
noms propres n'évoquent qu'une seule chose; les
la technique du roman ..+fp,; rie l'art ou de lz
universaux rappellent un terme quelconque d'un
ensemble. 4» Les noms propres ônt exactement la
------_.-
même fonction dans la vie sociale: ils sont
1 Jean-Philippe Miraux, L'Autobiographie - Écriture de soi et sincérite,
Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1996, 128p, p.IO: « Dans son très
l'expression verbale de l'identité de chaque
volumineux et bel essai Auto-bio-graphie (second volume des Lignes de
personne individuelle. En littérature, cependant,
vie). Georges Gusclorf définit ce que l'on pourrait appeler les fondements
philosophiques de l'écriture autobiographique. En commentant les trois ter-
cette fonction des noms propres est mieux restituée
mes qui composent le nom, Gusdorf pose clairement les différentes dimen-
sions de cette forme particulière de l'écriture du moi. Auto, dit-il, « c'est
dans le roman, ici dans Les Appels du Vodou, tout
l'identité, le moi conscient de lui-même» (p.l 0), ce complexe sujet qui s'est
comme inaugurée précédemment avec majesté dans
lentement élaboré dans le parcours d'une existence singulière et autonome.
Bio, c'est précisément le parcours vital, la continuité, le cheminement de
L'Initié.
cette identité unique et singulière, la variation existentielle autour du thème
fondamental que constitue l'auto, le moi; entre auto et bio, se trace le rap-
port difficile de l'ontologie et de la phénoménologie, de l'être et de son
Selon Michel Zéraffa, l'une des plus solides bases
existence, de l'identité et de la vie. Mais ce rapport, chacun d'entre nous le
.:onnaît, rapport souvent difficile et non réciproque entre l'individualité et
d'un examen sociologique du roman consiste à
ie déroulement pratique d'une existence, entre le moi et son inscription dans
la réalité, les vicissitudes du quotidien, les échecs et les rêves non réalisés.
prendre en considération le problème du point de
Individu en altente de la réalisation de l'individu; êtres inaccomplis. L'auto-
vue narratif. Mais, si l'écrivain interprète la vie
bio est donc le lieu complexe de cet inaccomplissement. Alors nous dit
Gusdorf, peut surgir la graphie. La vie personnelle peut rencontrer dans
sociale, quels sont les modes concrets donc
l'activité scripturaire la possibilité d'une nouvelle vie: l'auto inscrit dans le
bio la décision d'écrire; l'autobiographie est renaissance, initiative qui pose
esthétiques, de cette interprétation? Comment, à
les conditions d'une éventuelle reconquête de soi, d'une reconstruction, d'une
partir d'un certain statut objectif des rapports
reconstitution. Mais celte reconstruction du moi qui ouvre encore la ques-
tion de l'expression: il semblerait aussi ardu de réussir à écrire le moi qu'à
socioculturels, économiques et politiques dont il a
le construire positivement dans l'existence même. [... ] Gusdorf décrit ad-
mirablement celte souffrance de l'autobiographie parce qu'ellejoint la dif-
plus ou moins conscience, le romancier saisit-il ce
ficulté du style à la difficulté de se regarder en face: à la face à la fois
qu'il croit être la vérité et-l'ensemble des relations
affirmer par son contenu. « La difficulté d'expression atteste une difficulté
d'être, non par humilité, mais par recul devant le grand espace, devant l'af-
interpersonnelles5 • S'appuyant sur un principe ainsi
firmation de soi au péril des autres. » (p.23) Par ailleurs, l'écriture du moi-
la graphie de l'auto et du bio - établit une redoutable distance entre le moi
formulé par Henry James : « La forme seu,le
écrivant et le moi vécu, entre la vie et sa représentation: terrible écart qui
maintient et préserve la substance »6, « principe tout
fonde nécessairement une relation de jugement, d'évaluation de ce qui a été
par ce qui est...

esthétique en apparence, et pourtant chargé de
2 Au sens où l'étudie H.R. Jauss dans son livre Pour une esthétique de la
. signification sociologique7 », il affirme que la
réception, Paris, Gall imard, coll. « ldées », 1978. Nous y reviendrons .
) Jean Bessière, Principes de la théorie littéraire, Paris, PUF, coll.
forme, c'est aussi la composition du roman, son
« L"interrogation philosophique », ISBN 2-130S-4762-1, 200S, 269p, pp
23S-236.
organisation dite interne, et d'abord, pour James,
4 Thomas Hobbes, Lé~ia/han,·16SI. Nous le citons juste pour la circons-
cette « vision indirecte» (Indirectness) qui consiste
tance; d'autres sources nous aiderÔllt à analyser la fonction narrative du
nom propre, particulièrement celui d'Agblo Tchikôton et de Vicédessin.
à faire « réverbérer» par un personnage (dans la
S Michel Zeraffa, Roman et société, Paris, PUF, Collection SUP, Section
conscience d'une personne) les aspects, les éléments
«Le sociologue », [1971],1976, 184p, pp 41-42. La dénomination de la
section induit que Michel Zéraffa se place dans la perspective de l'analyse
complexes et mouvants d'une réalité sociale. « La
sociologique du roman dont quelques maîtres à penser sont Georg Lukàcs et
Lucien Goldmann dont il se réclame (p.S5 du livre).
notion de forme (à écrire, écrite) inclut celle de
6 Ibidem, p.S6.
7 Idem. Nous soulignons.
• Idem. Nous soulignons.
,c du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 1_,?tW '
369

Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
technique de la poésie, ou encore de l'art ou la
Ajoutons pour entrer dans le fond du sujet, que le
technique théâtrale car leurs caractéristiques
chapitre 1 peut être lu comme une introduction au
formelles les désignent comme tels, tandis que
roman; car, c'est par lui que l'auteur met en place
l'esthétique est propre à chaque auteur. Pour
tous les éléments de la substance des soixante et un
simplifier, on pourra dire que la technique, c'est
chapitres à venir, tandis que le dernier chapitre, la
l'écriture, et l'esthétique le style; mais leur stricte
conclusion, signifie au lecteur que la partition est
départementalisation
n'est
pas
touj ours
jouée, alea jacta est, et que le rideau est tombé. Le
immédiatement perceptible. L'écriture peut
mot « Fin» qui indique bien la coda, indique aussi
exprimer une conscience collective, un mouvement
le terme d'une vie bien remplie, celle de la Grande
littéraire, une philosophique (le déconstruivisme,
Prêtresse Vicédessin, la mère du narrateur intra-
la phénoménologie, le surréalisme, la Négritude),
homodiégétique. Mais c'est justement cette fin qui
tandis que le style peut exprimer une conscience
marque le commencement de la nécessité de
individuelle, car nul auteur africain n'écrit comme
raconter sa mère et de se raconter en racontant
Olympe Bhêly-Quenum, ou comme Wole Soyinka,
Gléxwé et la famille-rhizome Bhêly-Quenum dont
ou Nadine Gordimer, ou encore Sony Labou Tansi9 •
les racines, en repoussant ici et là en Afrique et
Revenons maintenant au roman Les Appels du
ailleurs dans le monde, ont créé un véritabl~
Vodou pour en retracer l'esthétique de la technique
archipel
narrative, ne serait-ce que partiellement (et
10 •
partialement).
La technique narrative repose sur les stratégies
Commençons par rappeler la structure externe du
d'écriture du romancier. Pour autant, elles ne sont
roman. Sa table des matières indique une
pas forcément des réquisits d'une méthodologie
composition en soixante-trois (LXIII) chapitres
scientifique même si l'occurrence des sciences
d'inégales longueurs variant entre 7 (chapitre 1) et
humaines ou du langage ou connexes plus ou moins
2 (chapitre LXIII) pages; le tout fait 335 pages.
apparentes dans l' œuvre rend le recours à
C'est le roman le plus volumineux, le plus dense et
l' épistémologie nécessaire pour l'attestation de l~ur
le plus documenté de l'auteur. Les soixante-trois
pertinence. Nous pensons, sur ce point, à
chapitres comportent, en bas de dernière page, des
l'anthropologie et à la sociologie - voire à
notes explicatives des mots et expressions fon, mina
l'archéologie du site de Gléxwé par exemple - que
ou yorouba; sauf seize chapitres qui n'en ont pas
Olympe Bhêly-Quenum convoque régulièrement
(IV, XIII, XXIII, XXX, XXXI, XXXII, XXXIV,
dans ses conférences et autres écrits11 • Le surnaturel
XXXV, XXXVI, XXXXIV, XXXXV, L, LIlI, UV,
et l'ésotérique sont également opératoires dans le
LVII,
LVIII).
L'œuvre,
dédiée,
roman en tant que stratégie d'écriture et même de
« À la mémoire de la Grande Prêtresse
lecture, car pour le narrateur sa Mère n'est pas une
Que fut ma Mère,
mère ordinaire, elle est la Grande Prêtresse du Vodou
A la ville de Gléxwé surnommée Ouidah
« Alladahouin aux secrets durement protégés» :
Je dédie ce roman,
La tante [Tâgni Bonin] et sa nièce [Vicédessin]
Un mémorial de l'Afrique des
relevaient de la même confrérie initiatique du
profondeurs»
Vodou Alladahouin aux secrets durement protégés
[. ..}. Membres du même couvent, les non-dits
est auréolée de deux exergues: le premier
enracinés dans un rituel codé transmis de bouche
est tiré de L'Odyssée, Chant XI, vers 23-40 ; 84-87
à oreille depuis les temps immémoriaux les
traduit par Olympe Bhêly-Quenum ; le second est
unissaient davantage,. c'était par le truchement
un court extrait de À la recherche du temps perdu -
Du côté de chez Swann de Marcel Proust.
9 Danielle Sallenave, écrivain, soutient qu' « il y a une dimension de l'ex-
périmentation dans le trajet individuel de chacun, et P. Otchakovski-Lau-
rens a eu raison de le rappeler, il peut durer plus ou moins longtemps ... c'est
Ainsi se présente, grosso modo, l'architecture de
le moment fusionnel, où soi-même, son écriture et ses sujets, tout cela fait
partie d'un même élan.» in Lillérature, Revue trimestrielle, Février 1990.
: ce roman.
W77, 126p, p.95.
10 Olympe Bhêly-Quenum présenté par lui-même, Paris, F. Nathan, coll.
«Classiques du monde », 1979, 79p, ISBN 2-09-16010-3, pp 8-9.
"Idem
370
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2em• Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
de codes hiératiques qu'elles
condition préliminaire et une conséquence
communiquaient entre elles comme avec leurs
immédiate d'un projet constitutif des sciences
coreligionnaires pendant les périodes de
humaines [... ]. Le code est l'instrument catégoriel
culte ... 1
de ce devoir scientifique que sont les sciences
humaines. 2 » Il tombe donc sous le sens que la
Comme nous le lisons dans cet extrait, nous sommes
notion de code cryptographique - les codes
ici en situation de communication ésotérique; le
code est hennétique et forclos à tout non-initié et
hiératiques auxquelles fait allusion Olympe Bhêly-
en plus le rituel codé est transmis de bouche à oreille.
Quenum dans la communication des savoirs et de
Faut-il alors comprendre avec Umberto Eco que « la
la connaissance vodou - est celle qui nous a semblé
fortUlJe du code a toutes les caractéristiques d'un
- de façon provocatrice -la plus simple: « de façon
exorcisme, qu'elle constitue la tentative d'imposer
provocatrice» parce que si l'on réussit à trouver un
un ordre au mouvement et une organisation aux
principe d'inférentiabilité jusque dans la
pulsions telluriques, d'individuer un scénario là où
cryptographie, on comprend alors que l'idée de code
il n'y a que danse improvisée d'événements
nous
soit
apparue
si
fascinante:
fortuits» ? Ainsi, ~oute-t-il que c'est un« soupçon
qui assaille aussi les métaphysiciens du code, car le
« Membres du même couvent, les non-dits
code, même s'il est une règle, n'en est pas pour
enracinés dans un rituel codé transmis de
autant une règle qui « fenne », il peut être aussi une
bouche à oreille depuis les temps
règle-matrice qui « ouvre », qui permet de générer
immémoriaux les unissaient davantage;
des occurrences infinies, et donc l'origine d'un
c'était par le truchement de codes
«jeu », d'un «tourbillon» incontrôlable. Nous
hiératiques qu'elles communiquaient entre
partageons, dans une certaine mesure, ces
elles comme avec leur coreligionnaires
préoccupatiçms du sémioticien et philosophe italien
pendant les périodes des cultes ... » (p.lO)
qui nous semblent s'inscrire également dans un
ordre pédagogique, car ce qui est inconnu demande
Ou
à accéder à la lumière, à la connaissance; ce qui est
« ... toutes s'exprimaient dans leur
encodé peut être décodé pourvu que le chercheur
langage ostracisant qui excluait les
se donne la peine de s'inscrire à l'école de ce savoir.
profanes de leur univers. Yaga, affable,
L'informatique nous en donne une illustration
interprétait ... » (p. 75)
patente. Le fait d'avoir éprouvé le besoin de mener
cette bataille signifie que le problème des règles,
Le surnaturel ou le surréel, quant à lui, fait partie
de leur origine et de leur fonctionnement a été posé,
intégrante de l'imaginaire humain, car comme
et, avec lui, l'exigence d'expliquer en tennes unifiés
nous l'explique la neuropsychanalyse :
les phénomènes individuels et les phénomènes
sociaux. Donc, l'irruption du code, fut-il hiératique,
Nous nous soumettons aux représentations
« nous dit que la culture contemporaine veut
que nous inventons, pour notre plus grand plaisir
construire des objets de connaissance ou démontrer
ou notre malheur.
qu'à la racine de notre fonctionnement en tant
qu'êtres humains il y a des objets sociaux
Je vais essayer d'éclairer cette idée avec
connaissables. La notion de code est à la fois une
l'exemple du deuil. Quand i! était vivant et
qu'i! nous côtoyait, l'autre marquait son
empreinte dans notre mémoire biologique.

1 .Olympe B~êIY-Quenum, op. cil., p.IO. Nous soulignons. Le mot « non-
Nous étions accoutumés au son de sa voix, à
d,'t» est en Italique dans le texte. Par association d'idées, il nous vient à
1 espnt cette mterprétatlOn à prendre toute fois avec des réserves: le nom
ses habitudes comportementales, à sa
ALLADAHOUIN a pour radicale ALLADA nom d'une cité qui fut le ber-
ceau de~ ~onarques ~u royaume de Danhomè ou Dahomey (actuel Bénin).
présence réelle. Le jour où est mort, notre
Et au deces du roI regnant à Agbomey ou Abomey, précisément dans le
palaiS royal à Singbodji. On dit que le roi est parti à Allada. Nous subodo-
monde sensoriel a été bouleversé puisque
rons un rapprochement plus que sémantique entre Alladahouin et Allada.
l'autre n'était plus. Mais le cher disparu
Nous remercIOns le lecteur qui rectifiera notre mauvais rapprochement éven-
tuel.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ome Semestre)
371

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
existait encore dans nos souvenirs et dans
production romanesque:
nos photos, autant que dans nos mots, dans
les récits que safami/le et sa culture
... quant aux Appels du Vodou, il faut être
faisaient de son existence passée. Que le
honnête: c'est le seul livre oùje me suis vraiment
point de départ soit sensoriel ou verbal, le
investi. Je l'ai déjà dit : à l'origine j'avais pour
chagrin allume la même zone cérébrale, ce
projet d'écrire un livre très simple, environ 200
qui déclenche une émotion et modifie la
pages, sur la ville de Ouidah que j'adore. C'était
biologie de l 'endeuillé3 •
plutôt un travail de sociologue, doublé d'une
dimension d'anthropologie culturelle, pour
Nous pouvons mesurer la pertinence de l'apport de
montrer l'évolution de Ouidah.
la neuropsychanalyse d'abord par l'opération de la
télépathie et de la prémonition sur le narrateur qui,
... La mort de ma mère a fait basculer le
à l'instant i, « comme s'il avait soudainement un
projet initial devenu, en somme, une biographie au
«·coup de pompe », il s'appuya au dossier de sa
sein de laquelle se trouve une autobiographie ,.
chaise et ses yeux fermaient lentément ; un frisson
l'évolution de cette vie, puis bien d'autres, est
arpentait son corps; il percevait des pas près de son
devenue une sorte de saga familiale: mes deux
bureau et rouvrit les yeux; il n'y avait personne. La
familles,. d'un coté les Quenum, de l'autre les Agbo.
présence de sa mère frémissait dans son cerveau;
et au cœur de tout cela Ouidah,. il Y a comme une
il pensait souvent à elle, de même qu'à son père
rivalité entre ma mère et Ouidah, ville extrêmement
mort sept ans plus tôt. 4 » Cette pertinence s'inscrit
possessive,. or ma mère, c'était « ma vieille
ensuite dans la rapide prise de décision par le
fiancée ». Vous voyez la situation,. il y a de quoi
narrateur qui illustre tout à fait la nature de son
amuser les successeurs et autres épigones de Freud.
attachement à sa mère:
Des amis psychanalystes ne se sont pas privés de
me poser des questions 1... 5
»
.... C'est à Gléxwé que ma Mère sera inhumée
Ainsi s'expriment les variations de l'esthétique de
Cette sentence péremptoire contient en elle-même
la technique romanesque dans Les Appels du Vodou.
l'antidote à la douleur irrémédiable et un grand
De projet d'écriture d'un ouvrage très simple de 200
pouvoir de ·résilience. ~lle peut même être tenue
pages de type sociologique et d'anthropologie
pour la pensée matricielle du roman, car c'est par
culturelle - livre technique alors sur une ville -
elle que tout est mis en mouvement; c'est par elle
l'auteur réorganise et la forme et le fond et la
qu'est mise en place la stratégie d'écriture; elle est
technique scripturaire pour produire un roman de
l'alpha et l'oméga. Gléxwé c'est « la terre,
335 pages sur sa mère et sa ville, elles-mêmes une
inépuisable et suprême matrice» (Hugo), moule qui,
mise en abyme de ses deux familles (les Quenum
après avoir reçu une empreinte particulière en creux
et les Agbo). Le roman subit ainsi une
et en relief, permet de reproduire cette empreinte
métamorphose conséquente: biographies gigognes
sur un objet soumis à son action. De notre point de
dont le noyau est une autobiographie où la
vue, Gléxwé et Vicédessin constituent les deux
parties déconstruites de cette matrice; c'est
pourquoi le narrateur veut les réunir à nouveau pour
se reconstruire en reconstruisant le patrimoine.
Vicédessin est née au sein de Gléxwé et retournera
1 Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, collec-
dans le sein de Gléxwé, dirons-nous pour
tion« Fonnes sémiotiques », 1988, 285p, p.245, ISBN 2-1304-1456-7, ISSN
0767-1970.
paraphraser la Bible. Pour corroborer notre propos,
2 Ibidem, pp 245-246.
.
nous citerons cet extrait d'un entretien que l'auteur
3 Boris Cyrulnik, op. ci!., pp 79-80. Nous soulignons.
.
4 Olympe Bhêly-Quenum, Les Appels du Vodou, p.23. Nous soulignons.
a accordé à un collaborateur de la revue Notre
Comparez avec le soulignement de la note précédente.
.
0
S Notre Librairie. Revue du Livre: Afrique, Caraïbes, Océan IndIen; N
124,
Librairie, numéro consacré spécialement à la
octobre - décembre 1995 consacré à la Littérature béninoise; N° d mscnp-
Littérature béninoise; il passait en revue sa
tion à la c.P.PA.P. : 1 263 AD - ND ISSN : 0755-38-54_Code d'ouvrage:
59-404-32, 20Sp, p.119. Nous soulignons.
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_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _-
Sciences sociales et humaines
prosopographie et l' éthopée sont mixées6 •
CONCLUSION
Nous voyons donc que le thème central qui structure
Au terme de cette étude consacrée au thème
finalement l'esthétique de la technique narrative est
fédérateur des romans d'Olympe Bhêly-Quenum,
le décès de la mère de l'auteur-narrateur. Cela se
« Image de la mère et de l'enfant dans le roman Les
trouve particulièrement inscrit dans les chapitres II,
Appels du Vodou » nous pouvons retenir les centres
III, XITI, XXX, XXXXIV, L, UV, LX qui commence
d'intérêt suivants:
par un introït, un « hymne d'amour par-delà la mort
tragédie de la Mort chant de vie sereinement
1. La situation matrimoniale de la mère,
lumineux sur Koutonou Grand-Maman s'en
quatrième épouse d'un chrétien polygame, structure
allait. .. »(p.3l?) et annonce le chapitre LXIII, une
densément son lien affectifavec son fils pour quatre
coda en forme d'ultima verba post mortem reflux
raisons essentielles: premièrement, et nous venons
de la mémoire et du souvenir, car « il [Agblo/
de le dire, elle est la quatrième épouse de son fils.
narrateur] entendait maintenant chanter en lui avec
Deuxièmement, elle a failli avoir un enfant qui, de
le timbre même de Vicédessin. » Quand la bière
surcroît, est une fille, ce qui n'est pas sécurisant
toucha le fond cimenté et alors que le chant
dans une famille traditionnelle surtout de la taille
s'estompait, il admit «comme si ç'avait été une
des Bhêly-Quenum. Troisièmement son fils, né
révélation, que cette femme à qui il ressemblait tant,
après des jumeaux mort-nés, est à la fois
même dans ses défauts, avait marqué sa vie
réincarnation de ces jumeaux-là et surtout, suprême
d'homme et il en avait désormais l'inébranlable
couronnement d'une attente traumatique, de
certitude ... et à cet instant précis, il avait la
l'ancêtre le plus illustre de la famille « tentaculaire»
conviction de n'avoir pas inhumé sa mère, mais
et « prolifique ». Et enfin quatrièmement, son fils
restitué à la glèbe de Gléxwé un objet d'art antique
tient plus cl'elle que de son père.
inéchangeable il y avait longtemps extirPé de son
sein» (p.335).
2. L'influence du statut sociocultuel de la
mère dans la confrérie religieuse sur le lien avec
Comme nous venons de le découvrir dans Les
son fils : les absences fréquentes de Vicédessin
Appels du Vodou, la technique narrative, en alternant
appelée au couvent ont resserré ses attaches-sécures
l'art scripturaire et l'art oratoire - voire l'art
et vitales avec son fils.
divinatoire au code crypté - se conjugue avec
l'esthétique romanesque pour produire ce que nous
3. Impact de la consubstantiation de la mère,
avons appelé esthétique de la technique narrative.
Vicédessin, à Gléxwé sur son attachement à son fils :
L'auteur y use de l'écriture et du langage
Les Appels du Vodou est une auto-bio-graphie qui
philosophique pour traduire les mots-concepts et
consacre un triangle équilatéral dont la distribution
les personnages conceptuels (Gilles Deleuze et Félix
relationnelle peut être représentée de manière
Guattari, 199112005, 60-81) du Vodou. Il nous
révèle même qu'il existe des niveaux de langue
• Selon Jean-Philippe Miraux (L'autobiographie - Écriture de soi et sin-
cérité, p.44) la prosopographie et l'éthopée sont deux concepts du portrait
fondés sur les notions d'écart, de cohésion et de
classés par Fontanier dans les figures de pensée par développement; ce
densité entre la langue fon d'Abomey plus
sont donc deux figures qui concernent le domaine général de la descrip-
tion : « La prosopographie est une description qui a pour objet la figure, le
aristocratique et académique, et la langue fon de
corps, les traits, les qualités physiques ou seulement l'extérieur, le main-
tien, le mouvement d'un être animé réel ou fictif. » Par ailleurs, « l'éthopée
Gléxwé ou de Koutonou plus véhiculaire, d'une
est description qui a pour objet les mœurs, le caractère, les vices, les ver-
part, et d'autre part la langue du couvent hiératique.
tus, les talents, les défauts, enfin les bonnes ou mauvaises qualités morales
d'un personnage réel ou fictif. lIOn comprendra aisément que le récit in-
Par contre, il abhorre les catégories et apartheid
trospectif d'une vie propose davantage une longue éthopée (un portrait
moral étendu tout au long du récit autobiographique), plutôt qu'une
induits de la langue française, tel que « le français
prosopographie. Disons que si le portrait moral est quasi continu, le por-
d'Afrique» :« déjàje suis très embêté quandje dois
trait physique est ponctuel, il vient jalonner le flot d'un récit.
Remarquez aussi que l'éthopée se rapproche d'un autre mot, l'éthos dont
faire parler le petit nègre à un de mes personnages,
l~ corrélat est le pathos, par contamination sémantique voire graphique.
Ethos du grec êthikos : qui concerne les mœurs < grec êthos = manière
restituer la langue de sa condition? » a-t-il confié,
d'être habituelle.
lors d'un entretien.
Nous soulignons.
7 Notre librairie, op. cit., p.122. Cela peut être vérifié dans le roman, pp
310-311 : la scène se passe à la morgue.
\\ Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2~me Semestre)
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Sciences sociales et humaines
_
intriquée.
9. Érotisme chez Léopold Sédar Senghor, (in
Association Internationale des Critiques
4.
Enfin, l'esthétique de la technique
Littéraires, 1987), Paris
narrative vient renforcer cette certitude de l'image
iconique comparative qu'on peut oser établir, toute
10. Une grande amitié (nouvelle, in Mélanges
proportion gardée, entre le narrateur intra-
offerts à Jacqueline Leiner, 1992), Paris,
homodiégétique et sa mère, et l'Enfant-Jésus et la
Tübingen
sainte Vierge Marie.
Il. Traces .et présence du rituel vodou et de la
Mais notre étude n'est pas exhaustive et mérite
spiritualité négro-africaine dans l'Iliade et
l'Odyssée d'Homère
(in Mondes et Cultures,
d'être poursuivie. Par exemple, des études peuvent
Tome XLIX, 1990), Paris, Académie des
être menées sur des points précis tels que : le
Sciences d'Outremer
symbolisme des noms propres, la distance
esthétique, les codes littéraires et cultuels contenus
12. Les Appels du Vodou (roman, 1994), Paris,
dans les chants rituels vodous, l'archéologie de la
L'Harmattan, 336p
connaissance et des savoirs dans ce roman très dense
et très agréable à lire.
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langage, Paris, PUF, coll. « Formes
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7. Le veilleur de nuit (nouvelle, in : Mélanges
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les choses,
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2èm• Semestre)
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