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1
1
L'IRREEL SENSIBLE CHEZ
SAINT-JOHN PERSE
OU LA DICTATURE DE L'IMAGINAIRE
,
Celestlll Dpll

1 DADIE*
Université de BOl/u/ié, Côte d'Ivoire
RÉSUMÉ
De tous les genres 1ittéri] ir-:s. la poésie se veut à la fois le témoignage le plus poignant et le plus réaliste
sur les événements qui lmt marqué le XXC siècle, en particulier les deux guerres mondiales. Il n'est
d'ailleurs pas inutile de C<lnstater que ces conflits ont contribué à affranchir le discours poétique de la
rigidité des règles de la \\crsification classique.
La poésie s'étant ainsi li di ni ti vemcnt soustraite des contraintes formelles pour devenir un objet littéraire
sans forme préétahlie. cl k repose désormais sur la force de l'imaginaire du créateur. On ne peut dès cet
instant en attendre qu'une multiplicité d'œuvres artistiques dont la richesse réside dans la diversité.
Mots clés: Vers régulier. diversité, contraintes formelles, poésie métaphysique, la versification.
L':======-=-------==-====================::::.J
il ABSTRACT
Of ail the literary genre·s. pnetry is bath the most striking and realistic testimony about the events that
l'
I1 have marked the 20111 l'L'lHUrV, in pmticular the two worId wars. ft is not useless to note that these conflicts
l' have contributcd III (rel' 'the poetic speech of the rigidity of the mIes of c1assic versification.
Poetry being in that \\vay delinitely withdrawn from the formaI constraints to become a literary object
without a pre-cstablished form, it relies hence forth on the power of the imaginary of the author. We
cannot from that mOl11l'lH cxpec f only a multiplicity of artistic works, which richness resides in the
diversity.
1
Ilii Key words: Rcgulal' l'CJ'lL'. dil'el'.lilv. fiJI'mal constraints. metaphysicpoetry. versification.
Il
INTRODUCTION
affichent une physionomie nouvelle occasionnée par
les conséquences désastreuses des deux guerres
De toutes les époques qui (1111 vu construi re l'édifice
mondiales. Plusieurs mouvements artistiques voient
littéraire français. le XX" Sil.'l'lc est sans nul doute,
le jour: le futurisme, l'impressionnisme et
celui au cours duquel la poésie a connu des
l'expressionnisme, le simultanéisme, le dadaïsme,
aventures sans précédcnt. unc JibeJ"té totale. La
le surréalisme.,. tous manifestent leur révolte face
littérature en général et lél poésie en particulier,
aux terribles atrocités des guerres et leur désir de
changement, de nouveauté .
. Université de Bouake_ ('<île cl l,pire
Revue du CAMES - Nouvelle Serie Il, Vol. 009 N° 2-2007 (2em• Semestre)
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Sciences sociales et humaines -
_
La littérature enregistre une nouvelle et profonde
Ce qui est accessible au sens ne l'est pas pour
crise, liée à cette barbarie réveillée au cœur même
l'image virtuelle car inappréhensible à l' œil humain.
de la civilisation. C'est à ce sujet que Paul Valéry,
C'est ce qu'exprime Saint-John Perse dans ces vers:
en lançant son cri d'alarme, exprimait à ce propos
« Toi, Dieu mon hôte, qui fut là, garde vivante en
l'angoisse et son emprise sur les esprits: «Nous
moi l'hélice de ton viole (... ) La Mort
autres civilisations, nous savons désonnais que nous
éblouissante et vaine s'en va, du pas des mimes,
sommes mortelles. 1 »
honorer d'autres lits.4 »
Chez le poète, de telles images peuvent parfois
La poésie contemporaine, issue de ces hécatombes, '
donner une force plus grande aux éléments que
connaît une nouvelle orientation. Le poème qui s'est
recèle le réel. Elles obéissent à être une dynamique
progressivement libéré du carcan du vers régulier
de la destruction qui transforme le réel lui-même
et de la forme fixe, au siècle dernier s'affranchit
en déplaçant ces limites. Comment et de quelle
définitivement des contraintes formelles pour
manière la poésie persienne déstructure-t-ille réel?
devenir un objet littéraire sans forme préétablie,
auquel la force de l'imaginaire, vient désormais
11- la poÉtique de Saint-John Perse ou à la
conférer en quelque sorte une vie propre. C'est l'ère
recherche
de
l'image
MEDIATRICE
des poésies « aragonnière », « bretonière »,
« éluardienne » et « persienne », sur fond surréaliste.
L'image, dans la poésie persienne, ne constitue pas
L'objet de notre réflexion est la poétique de Saint-
un but en soi, elle n'est pas un ornement, mais plutôt
John Perse et surtout sur la capacité de ce poète à
un instrument qui, comme pour les surréalistes,
déconstruire le réel pour aboutir à l'irréel sensible.
permet la découverte de rapports cachés d'une part
On peut alors s'interroger sur les procédés
et pennet de mieux connaître le monde d'autre part.
alchimistes dont il use pour parvenir à cette
L'image a fondamentalement une fonction
« réalité », et enfin, ce que recouvre l'expression
cognitive, elle estmédtatrice comme l'atteste Saint-
« irréel sensible ».
John Perse:
1- DÉFINITION
« Par la pensée analogique et symbolique,
par l'illumination lointaine de l'image médiatrice,
Il faut rechercher l'origine de l'irréel sensible au
et par le jeu de ses correspondances, sur mille
XIX" siècle, chez les poètes symbolistes, notamment
chaînes de réactions et d'associations étrangères,
chez Baudelaire, qui, le premier établit l'universelle
par la grâce enfin d'un langage où se transmet le
analogie2 • ici, l'accent est mis sur la puissance de
mouvement même de l'Etre, le poète s'investit
l'image (l'imaginaire). Quelle que soit la corruption
d'une surréaJité qui ne peut être celle de la
du réel, il existe « ailleurs» un espace sanctifié vers
science. 5 »
lequel il faut faire mouvement d'« élévation », tant
par la méditation de l'âme que par les tensions
Le style de Saint-John Perse prend forme et
conjointes du verbe et de l'imaginaire. Dès lors,
existence entre la préférence des images et une
c'est de la poésie métaphysique ou surréaliste qu'il
tendance toute nette à l'abstraction, le tout
est question. C'est la force (puissance) de l'image
reposant et fonctionnant au moyen de la parallèle
qui est en cours, c'est de l'irréel sensible qu'il s'agit.
et la métaphore.
L'irréel sensible est alors perçu comme la
déformation de la réalité. Friedrich Hugo est de cet
Ce parallélisœe existant met en relation des mots
aVIS
lorsqu'il
affirme
que:
ou des syntagmes sans outil syntaxique pour les
relier, simplement en juxtaposant tel qu'on peut le
« Irréel sensible est le matériel de la réalité
constater dans Vents, IV, 6 : « ... de très grands vents
déformée, se traduisant souvent en séquences où
à l'œuvre parmi nous, Qui nous chantaient l'honneur
chaque partie constitutive possède une certaine
de vivre [... ] »
qualité
concrète
et
sensible. 3 »
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ème Semestre)

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Cette figure, dans ce passage précité, est soutenu
Chez lui, l'espace se décompose, perd sa cohérence,
par une autre figure, la paronomase, l'une comme
sa matérialité et les orientations de ses structures.
l'autre établissant une équivalence entre « honneur»
Comme telle, l'écriture de Saint-John Perse a sa
et « horreur ».
spécificité; elle est marquée à la fois par le sceau
de l'originalité et le style d'une époque. Sa poétique
Les métaphores repérées dans les poèmes sont de
est caractérisée par la disposition spatiale, l'unité
diverses natures. On y décèle la métaphore en
grammaticale et le parti-pris rhétorique. Préoccupé
« de » :
par les effets de sens et des connotations, le poète
recourt à l'italique, justifiant sa volonté de
« Une seule et lente nuée claire, d'une
démarquer la langue poétique qui serait sacrée,
torsion plus vive par le travers du ciel austral courbe
magique, de la langue prosaïque destinée
son ventre blanc de squale aux ailerons de gaz. Et
simplement à véhiculer l'information. Le choix de
l'étalon rouge du soir hennit dans les calvaires.6 »
la typographie, la ponctuation, l'usage des blancs,
la distribution des alinéas ont une fonction
-la métaphore adjectivale comme dans « Les
symbolique: celle de difracter la réalité extérieure
dieux lisibles désertaient la cendre de vos jours? »,
non décrite à travers une conscience (destinataire).
L'écriture de Saint-John Perse n'est pas simple.
- la métaphore verbale « Et l'amour
Cependant, elle n'en est pas pour autant empreinte
sanglotait sur nos
couches nocturnes. 8 »
d'une opacité sibylline. Contrairement à Mallarmé,
Saint-John Perse ne cultive pas l'hermétisme. Il n'y
La caractéristique commune de tous ces
a pas non plus chez lui de références gnostiques ou
rapprochements est qu'ils sont le plus souvent
occultes, semblables à celles qu'on rencontre chez
énigmatiques. Cependant, la métaphore filée du
Nerval.
chant 1 de Chronique est beaucoup explicite. Elle
associe le coucher du soleil à un animal sur la base
Il suffit en quelque sorte de se laisser porter par le
de propriétés visuelles, couleurs et forme.
souffle qui anime ses textes et l'on pénètre alors
Souvent associée de surcroît à des allusions
dans un univers authentiquement poétique. Il ne
savantes, l'image demande à être défrichée, et alors
s'agit que du monde réel, mais transfiguré et comme
seulement comme l'affirment Colette Camelin et
sacralisé
par
le
pouvoir
du
verbe.
Tamine Gardes Joëlle, elle « illumine la réalité, en
Dès lors, la préciosité du poète est indéniable
montrant la face cachée, que ce soient les desseins
lorsqu'il utilise des images hardies, dignes des
des dieux, les bois du devenir ou ce fonds ténébreux
surréalistes comme « les lunes
,
roses et vertes»,
de l'âme humaine que cherche à atteindre le poète
« des roses vertes de midi» (Eloges, chap. XV), ou
modeme9 ».
lorsqu'il se complait dans les tournures
Le poète moderne a toujours cette volonté de
déformer le réel en situant ce qui semble laid ou
1 Paul Valéry, La Crise de l'esprit, Paris, Gallimard, 1919, p. 48.
beau dans un autre espace qui n'entretient plus
, il faut entendre par là que le langage poétique met ses vertus analytiques
aucun lien avec l'espace familier, l'espace réel.
et combinatoires au service des intuitions de l'intelligence et des sens,
c'est-à·dire que l'intelligence perçoit et analyse le réel, ses vices et ses
Dès lors, on est de plain-pied dans l'irréel sensible
insuffisances, l'imagination seules les transgresse ou les métamorphose.
C'est ce que l'on a appelé la correspondance.
ou la dictature de l'imaginaire. Cette dictature est à
la base de toutes les destructions du réel et de ses
J Friedrich Hugo, Structure de la poésie moderne, Paris, Denoel, collec-
tion « Méditations », 1976. p. 103.
métamorphoses. La poésie persienne est donc
hostile au monde réel, car l'imagination commence
4 Saint.John Perse, Amers, strophe IX.
par décomposer et déformer le réel pour le
, Saint-John Perse, « Sécheresse », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
recomposer ensuite en vertu de lois qui lui sont
« Bibliothèque de la eléiade », 1982, p. 107.
propres.
(, Saint-John Perse, Chroniques, l,
7 Saint-John Perse, Vl'nts, J, 7,
• Saint·John Perse, Vents, J, 8,
9 Camelin et l'amine Gardes Joëlle. La Rhétorique profonde de Saint-
John Perse, Paris, Champion, 2002, p. 75.
Revue du CAMES - Nouvelle Série H, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)
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Sciences sociales et humaines
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périphrastiques comme« plus longues sur d'ombre
Son recueil poétique Amers est une apologie de la
se levaient les paupières» à la limite de la devinette.
condition humaine. Le poète invoque la mer qui lui
La métaphore filée des « robes-fleurs» se double
dicte sa mission: il sera son envoyé, son porte-
d'un kakemphaton ironique « leurs cours sont
parole dont la tâche sera de réveiller l'humanité, de
beaux ».
recréer l'homme et de l'orienter vers sa réalisation,
son accomplissement, puisqué la terre est devenue
A cela, il faut ajouter la répétition des
informe
due
aux
guerres
mondiales.
sonorités: assonances internes (flancs / enfants),
La lvIer, relevé au rang de divinité « Et vous, Mer,
rimes (était-ce / mèches), et paronomase (vantent-
qui lisiez dans le plus vaste songe », donne une
airain-veines).
mission précise au poète de bâtir un monde nouveau
face
aux
grandes
aberrations
du
siècle.
La répétition est sans nul doute la figure de style la
Contrairement aux poètes de la Résistance (Louis
plus caractéristique de la poésie de Saint-John Perse.
Aragon et Paul Eluard), Saint-John Perse précise
Non pas répétition d'un mot, ou d'une conjonction
que sa poésie est irréductible à l'ordre temporel et
« et », ou d'un adverbe « alors », mais d'un même
qu'elle s'affranchie en outre de toute supercherie.
rythme à l'intérieur d'un texte, ou d'un murmure
Sa poésie est une simple évocation générale de ce
prolongé du même groupe tel que « enfance mon
qui implique la violence cosmique et le
amour» dans plusieurs poèmes du recueil Eloges,
renouvellement organique, le déchaînement vital du
de même qu'Amers où l'on constate un ensemble
vent
dans
la
notion
shivaïque 1o •
de variations lyriques autour de l'image acoustique
C'est pourquoi, dans la poésie persienne on
de départ: « mer, amer, amour, amant, au cœur de
découvre l'histoire ù la base de laquelle se trouve
l'homme ... soli·tude. »
toute une organisation politique et sociale d'un
royaume après des guerres de conquête. De manière
L'univers poétique de Perse redonne toute leur
générale, ses poèmes s'inscrivent dans la
importance aux signes du langage dans leur
perspective hégélienne du temps historique. Pour
matérialité même. Ses structures sémantiques,
ce philosophe, l'esprit se construit dans le fracas
grammaticales, phoniques apparaissant alors, au
des guerres et les combats quotidiens des hommes.
lecteur dans leur densité, leur beauté originelle,
L'histoire universelle est le progrès de la conscience
créant ainsi des effets de surprise avec des chutes
et de la liberté. Contrairement à Hegel qui prône
brutales ou, au contraire, de grandes envolées
une fin de l'histoire' 1, Perse parle plutôt de
oratoires.
mouvement incessant parce qu'il considère que
l'histoire n'est pas orientée selon un ordre abstrait
Le lecteur pénètre ainsi dans un espace nouveau,
mais qu'eUe est un mouvement auquel chacun doit
fait de ferveur et de tendresse, qui va de la sensibilité
être renoué afm de participer à l'équilibre collectif.
à la violence en passant par l'abstraction, voire
C'est ce qui conduit Henri Meschonnic, à propos
l'ésotérisme, sans que jamais la communication ou
de l'humanisme persien, à dire que « La poésie de
peut-être la communion poétique ne soit
Saint-J ohn Perse est
une
épopée
contre
interrompue.
l'histoire' 2» ; justement parce que ceUe-ci exclut
les références à l'histoire présente au profit des
Le poète célèbre dans cette errance la dimension
mythes désactualisés et des forces cosmiques
cosmique, mythique et épique de l'homme dans ce
échappant par définition à l'histoire humaine.
tourbillon de cet âge nouveau.
Et pourtant le regard de Saint-John Perse sur
l'histoire n'est pas orienté vers la déploration du
111- LE LANGAGE POETIQUE CHEZ
passé; au contraire, le poète cherche à rendre
SAINT-JOHN PERSE: UNE PUISSANCE DE
possible le présent et à préserver les chances d'un
CREATION ET DE RENOUVELLEMENT
avenir. C'est pourquoi Léon-Paul Fargue écrit que:
« Tout vrai poète est force vitale; et il n'est point
La poésie de Saint-John Perse est un miroir qui
de souffle vit(ll qui ne projette l'œuvre vers
reflète l'homme, son état d'âme, sa psychologie.
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l'avenir, l'histoire, en poésie, n'épuisant pas le
« Nous avions rendez-vous avec la fin d'un âge. Et
sens d'une parole proférée. 13 »
nous voici, les lèvres closes, parmi vous.
Face au nationalisme, aux théories racistes, au
Et le vent avec nous-ivre d'un principe amer et
nazisme, au totalitarisme, le recueil Vents répond
fort comme le vin de lierre. »
par
un
simple
message
humaniste
L'histoire ne peut donc expliquer la poésie qui est
«Mais c'est de l'homme qu'il s'agit! Et de
création« poïésis ». Les souffles de Vents animent
l'homme lui-même quand donc sera-t-il
et vitalisent les aventures successives des hommes.
question. 14 »
Ce qui est important, ce n'est pas l'événement
Saint-John Perse ne croit pas qu'un système
accompli mais plutôt la puissance créatrice liée au
philosophique ou politique puisse aider l'humanité
mouvement.
à se relever des ruines. Vents tente de ranimer les
La poésie persienne est mouvement et surtout
forces vitales. En effet, vivre intensément sa vie
mouvement d'un langage pur orienté vers
d'homme, avec la conscience d'être une particule
l'exaltation de l'homme. De ce fait, un hermétisme
cosmique de passage dans la lumière sur la terre,
accentué plane sur ses poèmes puisque relevant de
serait plus favorable à la convergence des passions
l'absolutisme.
nationalistes et du totalitarisme qui ont conduit le
Appréciant cette poésie, Robert Sabatier affirme:
monde au désastre. Et Octavio Paz est de cet avis:
« Au lieu d'explications, toujours sujettes à révision,
« La poésie persienne a un but secret (... ) Ce grand
des philosophies de l'histoire, le poète nous donne
secret, les mofs ne peuvent pas toujours percer; du
le sentiment et le sens de la vie historique (... ) Le
moins saura-t-on qu'il existe et qu'il se cache dans
sens de l'histoire n'est pas là-bas dans le passé ou
l'expression
du
plus
haut
langage. 18 »
l'avenir, il est dans l'à-présent et dans l'ici, (... )
Sans recourir aux philosophies, il nous affronte au
Tout comme les symbolistes et un peu plus les
sens immédiat de l'histoire: créer ou bien périr. 1 5 »
surréalistes, Saint-John Perse s'oriente vers le
Ainsi, comme l'a rectifié Roger Caillois, Saint-John
monde intelligible, c'est-à-dire l'accès à un monde
Perse « ne décline pas l'invitation du sièclel 6 »pour
se détournant de la décevante réalité d'ici-bas et
se réfugier dans un ailleurs spatial ou temporel; bien
composant un ailleurs heureux. Ce qui exige du
au contraire, il donne au poète pour mission de
poète le devoir de dévoiler la signification secrète
réconcilier l'homme avec son temps, comme il le
des choses, de déchiffrer leurs analogies, de pénétrer
dit si bien dans son Discours de Stockholm:
l'intimité de tout. Dans cette voie, Saint-John Perse
« Et c'est ainsi que le poète se trouve aussi lié,
justifie les propos de Jacques Charpier:
malgré lui, à l'événement historique. Et rien du
drame de son temps ne lui est étranger. 1 7 »
'" Le dieu Shiva cst unc des trois divinités principales du panthéon hin-
dou. Il est vu à la lois comme Ic dieu constructeur et destructeur. qui, de sa
danse cosmique, rég.énère le mondc. Il est souvent représenté dansant au
milieu d'un cerclc de flammes. Ioulant aux picds le lourd démon, inertie.
Shiva brandit le lambour, dont les battements rythment la création et la
L'intention profonde du recueil Vents est de dépasser
destruction, et de. sa main droitc accompl itle gestc de sauvegarde.
le passé immédiat, considéré comme décadent, en
" La théodicée, la justification de Dieu dans l'histoire.
12 Henri Meschonnic, Critique du fJJtllllle : Anthropologie historique dit
concentrant l'énergie vitale sur le présent; c'est ce
langage, Paris, Verdier, 1982, p. 368.
que nous dit son chant 6 de la première séquence:
Il Léon-Paul Fargue, « Témoignages littéraircs », in Œuvres complètes, Pa-
« Basse époque, sans l'éclair, que celle qui
ris, Gallimard, 1986, p. 512.
s'éteint là !
14 Saint-John Perse, Ven/s, 111, 4.
IS Octavio Paz, « Un hymnc moderne », in Honneur à Saint-John Perse,
Se hâter, se hâter! Paroles de vivants! Et vos aînés
Paris, Gallimard, 1965, p. 256.
peut-être sur des civières seront-ils avec nous. »
16 Roger Caillois, Poétique de Sainl-John Perse, Paris, Gallimard, 1954, p.
200.
L'esprit du chant 4 de la quatrième séquence est
17 Saint-John Perse, « Discours de Stockholm », in Œuvres complètes, Pa.
pareil à celui du chant 6 :
ris, Gallimard, 1982, p. 446.
,. Robert S~batier, La Poésie conlemporaine, Paris, Albin Michel, 1975, p. 9.
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« La curieuse originalité de ce langage est qu'il soit
a pu être porté à l'encontre de cette revivification
une synthèse de la tradition, et dépassement de cette
du mètre. On serait bien en peine de trouver chez
tradition. Les éléments qui composent cette synthèse
Perse, à travers son œuvre, mnis aussi dans ses deux
sont, de ce fait, peu reconnaissables, le poète les
discours (Poésie, le Discours de Stockholm de 1960,
ayant modifiés selon sa personnalité. 19 >'
et Pour Dante, le Discours de Florence de 1965), la
moindre complaisance pour l'horizon d'une rupture
avec la trad:tion, rupt.ure si chère aux modernistes.
CONCLUSION
En tout état de cause, ce qui domine chez ce poète
iconoclaste c'est pl utât ln proclamation de la
Si le poète sort de ses chambres millénaires pour
permanence de 1'« étincelle poétique» transcendant
rejoindre les hommes de son temps, il leur apporte
les époques, et soumise à la même et fondamentale
néanmoins une parole marquée par les plus anciens
exigence de clarté.
usages : l'odeur de ces grands livres, où les hommes,
au fil des temps, ont inscrit les plus beaux dits de
l'homme.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Il en est de même pour Saint-John Perse. Le choix
1. CAILLOIS (Roger), Poétique de Saint-John
d'un vocabulaire ample et parfois rare, des tournures
Perse, Paris, Gallimard, 1954.
peu familières, toute une langue, un langage
spécifique, tout cela, loin d'être un caprice ou un
2. CAMELIN et TAMINE GARDES (Joëlle), La
snobisme d'auteur, procède de la poétique même
Rhétorique profonde de Saint-John Perse,
de l'éloge lyrique:
Paris, Champion, 2002.
« C'est le tissu même du langage qui se trouve
3. CHARPIER (Jacques), Snint-John Perse,
modifié, comme si ce poète non content de s'être
Paris, Gallimard, 1962.
servi de la langue elle-même réservée à la poésie.2 0 »
4. FARGUE (Léon-Pnul), Œuvres complètes,
Nous sommes ici en plein cœur de la poésie
Paris, Gallimard, 1986.
surréaliste qui se veut une thérapeutique des
traumatismes des guerres qui marquèrent
5. HUGO (Friedrich), Structure de la poésie
durablement la psychologie des Français en
moderne, Paris, Denoël, collection" Méditations
particulier et de la société occidentale en général.
",1976.
Cette cure de l'âme ne pouvait se faire et se traduire
que par la révolte et le rejet de la triste réalité.
6. MESCHONNIC (Henri), Critique du rythme:
Anthropologie historique du langage, Paris,
Il importe également de reconnaître à Saint-John
Verdier, 1982.
Perse, et au-delà son irréductible indépendance
d'esprit, l'image du conciliateur; une image qui
7. PAZ (Octavio), Honneur à Saint-John Perse,
permet de synthétiser avec justesse la position de
Paris, Gallimard, 1965.
Perse dans l'évolution de la poésie moderne. Sous
8. PERSE (Saint-John), Œuvres complètes,
l'impulsion de Claudel, Saint-John Perse ne s'est
Paris, Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ",
1982.
pas identifié à la vacuité formelle consécutive à cette
« crise de vers » naguère décrite par Mallarmé.
9. SABATIER (Robert), Ln Poésie contempo-
Par ailleurs, le choix d'un verset qu'on a dit «
raine, Paris, Albin Michel, 1975.
métrique» traduit certainement la recherche d'un
équilibre, d'un cadre nouveau, qui ne saurait se
10. VALERY (Paul), Ln Crise de l'esprit, Paris,
réduire à une définition figée du rythme, mais au
Gallimard, 1919.
contraire, à une célébration textuelle du mouvement.
Pour autant, le grief de passéisme et de restauration
19 Jacques Charpier, Sainl-Jchn Perse, Paris. Gallimard, 1962, p. 125.
20 Roger Caillois, op. cit. p. 14.
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