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UNE THÉOCRATIE CONSERVATRICE:
LE PAYS DES BÈ-TOGO
DU XVIIÈ À LA FIN DU XIXÈ SIÈCLE
Komla ETOU
Département d'Histoire et d'Archéologie

Université de Lomé (Togo)
RÉSUMÉ
Dès le milieu du XVIIè siècle, les Bè-Togo, population composite d'Aja et d'Ewe immigrés de
Tado et de Notse, constituèrent à l'ouest du littoral aujourd'hui togolais, une société particulière où le
culte de la divinité Nyigblin marqua profondément leur mode de vie. Dissocier dans l'analyse religion,
organisation politique et sociale, ou activités économiques serait méconnaître les éléments qui firent
l'originalité de la théocratie des Bè-Togo jusqu'à la fin du XIXè siècle.
Mots-clés: Bè-Togo, culte de Nyigblin, divinité, pouvoir, société, activités économiques.
ABSTRACT
As early as the mid-seventeenth century, the Bè-Togo, a population made up of the Aja and Ewe
from Tado and Notse, constituted in the west ofthe present-day Togo littoral, a particular society wherein
the worship of the Nyigblin divinity heavily marked their way of life. In an analysis, to dissociate
religion, political and social organization, or economic activities would mean failing to recognize the
elements that made the originality of the Bè-Togo theocracy till the end of the nineteenth century.
Key words: Bè-Togo, Nyigblin worship, divinity, power, society, economic activities.
INTRODUCTION
le cordon littoral, isolant efficacement la plage d'un
monde intérieur centré sur le lac Togo et le cours
Sur la côte de la, République actuelle du
inférieur de ses affluents (le Zio et le Haho) ainsi
Togo, entre le lac Togo à l'est et la frontière togolo-
que sur la lagune de B'è.
ghanéenne à l'ouest, s'étend ~le territoire des Bè-
Togol , une communauté composite d'Aja et d'Ewe
Dans cette région côtière, les Bè-Togo ont
constituée sur les marges méridionales de l'aire
élaboré une civilisation originale fondée sur un culte
ajatad02 au cours du XVIIè siècle. En raison des
assez particulier, celui de Nyigblin, leur divinité
vicissitudes de leur vie antérieure à Tado et à Notse,
tutélaire. La profonde dévotion à celle-ci leur a
leurs cités historiques3 , ces immigrants vinrent se
pennis de jeter les bases d'une nouvelle société, dont
mettre à l'abri dans l'épaisse forêt qui couvrait alors
les localités de Togo (aujourd'hui Togoville) et de
Revue du CAMES - No'uvelle Séri.. P. Vol. 009 N° 2-2007 (2~m. Semestre)
lOS

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Bè constituent le cœur spirituel. Par rapport à cette
s'intéresse essentiellement à l'organisation du
réalité, en quoi le culte de Nyigblin a-t-il influencé
pouvoir et de la société chez les Bè-Togo ainsi qu'à
le mode de vie de ces populations? C'est à cette
leurs activités économiques.
.interrogation que tente de répondre cet article, qui
Le pays bè-togo sur la côte togolaise
.-<>-<
o AuahDun
,
...
GHANA
Golf, du lU nln
Légende
..........
Zones marp.cageuses
......:. Frontières actuelles

~\\1\\'{fA Pays bé-togo
1- DES INSTITUTIONS SOCIOPOLITIQUES
A- Un clergé représentant l'autorité à fois
REPRODUISANT LES STRUCTURES QUI
religieuse et politique
RÉGISSENT LE CULTE DE NYIGBLIN
Le pays bè-togo est dirigé par un clergé
Parmi les populations issues des migrations
hiérarchisé dont la vie est entièrement vouée au
ajatado, les Bè-Togo se singularisent par leur
service de la divinité Nyigblin. Du grand prêtre au
adhésion à Nyigblin, divinité ambivalentel dont le
sommet de la hiérarchie cléricale aux nombreux
culte a profondément façonné leur mode
adeptes de Nyigblin en passant par les prêtres et
d'organisation du pouvoir et de la société. En effet,
prêtresses, les Bè-Togo forment une communauté
les institutions sociopolitiques qu'ils ont mises en
particulière, où le pouvoir politique, de nature et
place sont une reproduction des structures qui
d'essence di vines, appartient aux dignitaires
régissent le culte de Nyigblin. Ainsi, riote-t-on une
religieux.
polarisation du pouvoir entre les mains du clergé
du culte de oette divinité.
1- L'aveto, personnage suprême de la
communauté bè-togo
1 Cet ethnonyme est fonné de Hè (qui signifie «cachette») et de Togo (qui
vient de «Toago», ce qui veut dire «sur le rebord de la colline»), les toponymes
Le personnage le plus prestigieux de la
des premiers établissements humains fondés à l'ouest du littoral aujourd'hui
communauté bè-togo est le grand prêtre de la
togolais par des lignages aja et ewe adorateurs de la divinité Nyigblin.
2 Ce territoire est géographiquement délimité par les cours inférieurs de
divinité Nyigblin, souvent un octogénaire, déjà
1'Arnuga (la Volta) à l'ouest et du Weme à l'est, qui la mettent respective-
ment en contact avec les aires d'occupation akan et yoruba. De l'océan At-
converti aux réalités de l'au-delà. Il porte le titre
lantique, elle s'enfonce, vers l'intérieur, sur une profondeur variable de 150
d'aveto (<<propriétaire ou père de la forêt») ou
à 200 km (Gayibor 1985,1: 9-10).
J Située à 100 km au nord-est de Lomé, la capitale du Togo, Tado fut le
d'avefio (<<chef de la forêt») du fait de sa réclusion
berceau des Aja entre le Xlè et le Xlllè siècle, et le lieu où ils se dispersèrent
à partir du XlVè siècle. Notse, quant à elle, est située à 90 km au nord de
dans les bois sacrés. On l'appelle également avenu
Lomé; elle fut fondée au XVè siècle par les futurs Ewe, qui la quittèrent
(<<gardien de la forêt») ; mais le terme couramment
massivement deux siècles plus tard.
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2éme Semestre)

.
Sciences sociales et humaines
Grand pontife du pays bè-togo, l'aveto est
utilisé pour le désigner est togbi, titre de révérence
l'intermédiaire entre le peuple et la divinité
généralement réservé aux hommes dignes de
Nyigblin, chargé donc de placer les hommes dans
vénération. Les aveto se succèdent à la tête du pays
les bonnes grâces de cette dernière (Amétozion
bè-togo en portant à tour de rôle trois noms sacrés:
1975 : 13). Il a pour impérieux devoir de conjurer
Agboli, Akplaka et Togbo, correspondant à trois
les maux qui pourraient s'abattre sur sa communauté
lieux distincts de la forêt sacrée où ils résident (Etou
et assurer sa prospérité en rendant féconds aussi bien
2006 : 243-246).
la nature que les hommes (Dossè 1994 : 35-36). Il
a également pour charge de soulager les affligés et
Dépositaire des valeurs inspirées des us et
de guérir les malades. Son activité routinière
coutumes aja et ewe, l' aveto est le garant de l'ordre
consiste à prier Nyigblin au nom de tous ceux qui
naturel et social. Dans l'univers ajatado en effet, le
viennent en faire la demande. Il est le responsable
caractère sacré de la personne royale était à la base
du bain rituel du pardon et de purification, ablution
de la royauté. Les traditions séculaires de Tado et
à l'eau lustrale que doivent obligatoirement faire
de Notse, beaucoup influencées par le système
les pécheurs, c'est-à-dire tous ceux qui ont enfreint
politique yoruba (Palau Marti 1964), ont conféré
les interdits liés au culte de Nyigblin, en tuant, par
aux anyigbafio, à la fois prêtres de la terre et
exemple, le python, animal sacré des Bè-Togo.
monarques séculiers, un statut exceptionnel faisant
d'eux des objets de culte, vénérés des populations,
L'un des rôles fondamentaux de l'aveto est
qui leur prêtent des pouvoirs de démiurges capables
d'intégrer à son peuple toutes sortes d'épris de
de dominer les forces occultes de la nature. De cette
liberté: des exilés, des déracinés, des renégats, des
maîtrise des éléments surnaturels provient, aux yeux
criminels en rupture de ban, des esclaves en fuite,
des foules, leur puissance redoutable, qui, on s'en
etc., qui viennent parfois de très loin. L'aveto leur
doute, s'accompagne d'interdits stricts, dont l'un
accorde sa protection en les gratifiant de l'aye, le
des plus astreignants demeure leur réclusion à vie
collier de la divinité fait de raphia, insigne qui les
dans l'enceinte de leur palais, à l'abri des regards
met alors à l'abri de toutes poursuites. Fort de ces
du peuple (Gayibor 2005, 1 : 235).
a,ttributions, l' aveto représente évidemment
l'autorité suprême de la communauté bè-togo, et le
Tel est aussi le cas en pays bè-togo, où
plus renommé des grands chefs de la région, son
l'aveto vit toujours reclus dans la forêt sacrée,
rayonnement débordant largement les limites du
d'abord à Agomeve, au sud-est du lac Togo, durant
territoire qu'il contrôle (de Surgy 1994: 107).
trente-trois lunaisons, ensuiteàBè (alternativement
Paradoxalement, il est le personnage le plus secret
à Agbolive et à Dangbuive) où il achève son règne
et le plus méconnu.
(de
Surgy 1994:
114).
Pour
remplir
convenablement sa tâche de grand prêtre de
En effet, homme généralement âgé, ayant
Nyigblin, symbolisé par le python (dangbui), il doit
déjà été jusqu'au bout de l'expérience normale de
se placer sous la bonne influence des esprits de l'au-
la vie, l'aveto n'est plus intéressé par les affaires
delà. De ce fait, il lui est interdit de mener une vie
courantes du monde, mais par celles qui ont trait
publique quelconque; en outre, il ne doit ni
aux ancêtres et aux divinités. Pour cela, il se
travailler ni avoir des rapports sexuels: l'aveto est
comporte en prêtre suprême, chargé de faire régner
donc tenu de vivre en marge du monde de la
la concorde, et non en chef d'Etat, entraîneur
production. Il ne sort que rarement de ses sanctuaires
d'hommes au combat et au travail (de Surgy 1994 :
végétaux, et à l'abri des regards indiscrets. Il n'est
109-110). La suprématie de l'aveto s'exerce donc
cependant pas le seul occupant de ces lieux. De
essentiellement à travers le domaine spirituel. En
nombreux adeptes de Nyigblin (hommes et femmes)
raison de la vie de reclus qu'il mène en forêt, et par
vivent dans son entourage et l'aident à assumer ses
rapport à ses prérogatives, il paraît totalement
diverses tâches quotidiennes, indispensables à la
étranger au gouvernement pratique de ses sujets,
survie de la population.'
puisque la population se passe facilement de ses
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services pendant de longues périodes d'interrègne,
purification (voir tableau ci-dessous).
évaluées en moyenne à une vingtaine d'années:
mort ou vivant, l' aveto est davantage une absence
En milieu bè-togo, la justice étant chose
qu'une présence (Dossè 1994: 36 ; Etou 2006 :
sacrée, elle est également du ressort exclusif des
246). De ce fait, la réalité du pouvoir politique lui
voduno, véritables détenteurs de tous les pouvoirs.
échappe presque totalement au profit d'un collège
En dépit de ce statut, ils manifestent une grande
Je prêtres et prêtresses résidant dans les principales
déférence à l'égard du grand prêtre. En effet,
cités du pays bè-togo.
lorsqu'ils lui rendent visite, ils se débarrassent, à
l'entrée de la forêt sacrée, de tout insigne du pouvoir
2- Les voduno, véritables détenteurs du
dont ils sont porteurs, et descendent jusqu'aux reins
pouvoir politique en pays bè-togo
le pagne qu'ils portent habituellement à la manière
d'une toge romaine. En face de l'aveto, ils
Au-dessous du grand prêtre aveto, exercent
s'agenouillent et battent les mains en produisant
divers prêtres et prêtresses de Nyigblin,
quatre séries de claquements en decrescendo, en
indifféremment appelés voduno ou nyigblinnu. Si
guise de salutation: on parle alors de husisi. Ils font
les prêtres sont habituellement désignés togbi ou
la même chose pour prendre congé de lui.
amega, les prêtresses quant à elles sont nommées
marna. Les voduno résident essentiellement à
Conformément
au
nombre
des
Togoville, Bè et Abobo où ils disposent chacun, à
manifestations du Nyigblin des Bè-Togo, les voduno
domicile, d'un sanctuaire auquel se rattache parfois
auraient été à l'époque précoloniale au nombre de
un lieu sacré situé en dehors de ces cités.
dix-sept, affirme A. Dossè (1994: 38), douze (dont
Contrairement à l'aveto, les voduno sortent de leur
quatre femmes), estime A. Nubukpo (1980: 11),
couvent et participent à la vie publique: ils se
onze (dont trois prêtresses), pense A. de Surgy
rendent visite, vont au champ, voyagent, prennent
(1994: 111). Tous ces auteurs s'étant seulement
part aux fêtes traditionnelles, etc. En raison de la
intéressés aux voduno qui exercent à Togoville, on
liberté de mouvement dont ils jouissent, ce qui,
comprend que le nombre de ces prêtres et prêtresses
naturellement, les met fréquemment en contact avec
devrait être plus important lorsqu'on y ajoute ceux
la population, les voduno assurent la réalité du
qui résident à Bè et à Abobo. Certains parmi ces
pouvoir quotidien. En fait, les pouvoirs politique et
voduno sont décédés il y a longtemps et n'ont pas
religieux sont complètement fusionnés, le second
été remplacés jusqu'à nos jours. Leurs couvents sont
'ayant même totalement supplanté le premier.
alors tombés en ruines, et leur mémoire évanouie
d'autant plus profondément que les traditions ont
Les voduno représentent le grand prêtre dans
cultivé assidûment le secret. Ceux dont les titres et
les villages bè-togo, où ils remplissent les charges
les charges ont pu nous parvenir sont au nombre de
spécifiques exigées par la diversité des
seize. Le tableau suivant présente leurs lieux
manifestations de Nyigblin (Dossè 1994 : 36). Dotés
permanents de résidence ainsi que leurs principales
de pouvoirs magiques que leur confère leur
attributions.
intronisation, ils ont pour mission d'intercéder
auprès de la divinité tutélaire, pour assurer la
Les voduno qui résident à Togoville et à
guérison et la paix à ceux qui souffrent. En outre,
Abobo disposent d'un pied-à-terre à Bè, où ils ont
ils sont tenus, par leurs prières individuelles ou
coutume de séjourner lorsqu'ils se rendent dans cette
collectives, d'éloigner les mauvais esprits du pays
cité à l'occasion des cérémonies d'installation de
et de faire fructifier la nature. Aussi décident-ils des
l'aveto, ou lorsqu'ils lui rendent visite pour une
rites à accomplir pour que la saison soit bonne: Par
affaire quelconque. À l'instar de l'aveto, tout voduno
ailleurs, ils organisent et président les cérémonies
est aidé dans sa tâche par des fidèles des deux sexes,
d'intronisation ainsi que les funérailles d'un
dont certains jouissent d'une véritable audience.
membre du clergé. Certains d'entre eux sont
responsables des bains rituels du pardon et de
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Revue du r~AMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)

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Sciences sociales et humaines
Lieux permanents de résidence des voduno et leurs principales attributions
Noms des prêtres ou prêtresses
Lieux permanents de résidence
Principales attributions
de Nyieblin
Maître des cérémonies; interdit
Amega Atoku ou Fiogbil
Togoville (Dokume)
pour six lunaisons les bruits; veille
à la fécondité du lac Togo
Assistant du prêtre Atoku ; lève les
Amega Ekpe ou Kpenu2
Togoville (Ayakape)
interdits sur les bruits et annonce la
reprise
des
réjouissances
populaires
Protège la population contre les
Amega Asè ou Asènu
Togoville (Ayakape)
mauvais
sorts;
administre
aux
pécheurs et aux malades les bains
rituels
Détenteur
du
tambour
parleur
Amega Atiwoto ou Aveglui3
Togoville (Galape)
(aklimahu)
,
administre
aux
pécheurs et aux malades les bains
rituels
Amega Ekpo ou Kponu
Abobo (Hointi)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
Marna Ekpo ou Kponu
Togoville (Xetsiavi)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
Amega Bayi ou Bayinu
Togoville (Dokume)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
Marna Bayi ou Bayinu
Togoville (Dokume)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
Marna Vishi
Bè (Dangbuipe)
Dessert un lieu cultuel dans la
grande forêt sacrée de Bè
Dessert le temple du python à Bè;
Amega Dangbuinul
Bè (Dangbuipe)
initie l'aveto au culte de ce serpent
sacré
Porte le fanion de l'aveto lors du
Amega Agomega2
Togoville (Dokume)
transfert de ce dernier d' Agomeve
àBè
MamaApunu3
Togoville (Xetsiavi)
Rend un cutte à la mer
Amega Anomega4
Togoville (Asiko)
AmegaEmo5
Abobo (Ablota)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
AmegaLoga
Abobo (Avedji)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
Amega Zanklasu
Abobo (Avedji)
Administre aux pécheurs et aux
malades les bains rituels
1 Un prêtre du nom d'Atoku succède à un autre du nom de Fiogbi, et inversement.
2 En milieu bè-togo, l'un des modes de désignation des voduno est de faire suivre leur dénomination par le sutlixe nu (bouche, entrée), ce qui marque
ordinairement la prêtrise d'une divinité au nom duquel on se trouve attaché. Ce mode de désignation semble indiquer la diversité des divinités associées au
culte de Nyigblin, ou du moins la diversité des manifestations de cette divinité. Ainsi Ekpenu est le prêtre d'Ekpe, Asènu celui d'Asè, Kponu de Kpo, Bayinu
de Bayi, Apunu d'Apu et Dangbuinu de Dangbui.
) Un prêtre du nom d'Atiwoto succède à un autre du nom d'Aveglui, et inversement.
4 Cette charge a été abandonnée depuis longtemps. De nos jours, il existe certes à Bè un responsable du temple du python, mais il n'en est plus le titulaire attitré,
parce que n'étant pas consacré prêtre.
S Cette charge n'existe plus de nos jours.
(, On n'en a plus intronisé depuis très longtemps si bien que son sanctuaire est totalement abandonné.
7 N'ayant plus été intronisé depuis longtemps, les traditionnistes en ignorent même la fonction.
• La fonction des trois derniers prêtres est relativement récente.
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3- Les nyigblinviwo, membres influents de la
apports extérieurs à cause de leurs convictions
communauté bè-togo
religieuses. Ils avaient certes des relations
matrimoniales avec leurs voisins, notamment les
À la base du clergé se trouve un certain
Flawu, les Ave et les Tsevie ; mais ils vivaient
nombre de personnes (hommes et femmes) dont 1::-
pratiquement repliés sur eux-mêmes, loin des
rôle n'est pas des moindres dans la théocratie des
tumultes et des ambitions des États esclavagistes
Bè-Togo. Appel'ée nyigblinviwo (<<enfants de
des côtes de l'Or et des Esclaves. Ainsi, par rapport
Nyigblin») ou nyigbIinkoviwo (<<ceux qui observent
au royaume ga d'Accra ou adangbe de Ladoku, au
les interdits de Nyigblin»), cette catégorie de
pays anlo ou aux royaumes xwla et xweda, le
personnes est constituée aussi bien d'adeptes du
territoire des Bè-Togo fut un espace de paix et de
culte de Nyigblin (fiosi ou avesi) que des
sécurité, car le culte de la divinité Nyigblin
représentants des familles de prêtres et prêtresses
proscrivait toute forme de violence et de servitude.
(amega) ainsi que des notables de quartiers
Pour cette raison, les gens épris de liberté
(amegavi). Ils sont chargés de veiller à la pérennité
accouraient tous azimuts pour bénéficier de la
de la communauté, en organisant les consultations
protection de l'aveto (Etou 2006: 334-335).
publiques de l'oracle Afa (dufakaka), en participant
à la désignation puis à la surveillance des aveto et
L'afflux de ces personnes en milieu bè-togo,
voduno, en assurant leur formation, en contrôlant
parfois volontaire mais le plus souvent forcé, n'a
l'entretien des lieux sacrés, en intervenant de façon
pas seulement pour corollaire de renforcer
active dans l'organisation matérielle et le
numériquement l'effectif de la population locale;
déroulement du culte de Nyigblin, etc.
il a surtout pour effet d'asseoir puis de consolider
la réputation de l' aveto et, par voie de conséquence,
A. de Surgy (1994 : 112) a bien vu la place
d'étendre la sphère de rayonnement du culte de
importante qu'occupent ces gens dans le système
Nyigblin, dont il est le premier desservant.
politico-religieux des Bè-Togo : «Ayant éduqué et
installé les prêtres dans leursfonctions afin de tirer
Par rapport à ses attributions, l' aveto, avons-
avantage de leurs pouvoirs spirituels, écrit-il avec
nous dit, était tenu de vivre dans une réclusion totale
justesse, ils les maintiennent fermement sous leur
et définitive dans une forêt sacrée, à l'abri des
contrôle». Les nyigbIinviwo n'occupent donc qu'en
regards du commun des mortels; il ne peut plus
théorie la base de la hiérarchie cléricale. C'est en
avoir un contact direct avec la population. Si les
effet parmi eux qu'on trouve les membres les plus
voduno, eux, pouvaient mener une vie publique, ils
influents du pays bè-togo, notamment les {ionovi et
n'étaient cependant pas habilités à rencontrer les
ayiga, personnages étroitement associés au service
étrangers, en l'occurrence les Blancs. En leur qualité
des aveto et voduno en qualité de porte-parole et de
de personnages sacrés, qualité conférée à eux par
messagers' , et les gadala, chargés de pratiquer,
leur intronisation, les membres du clergé bè-togo
lorsqu'il y a lieu, les scarifications tonugba aux
ne devaient pas donc composer avec ces hommes à
tempes des adeptes mineures (ajamesivi), pour
la peau claire (yovo), pour qui ils ne pouvaient être
marquer la fin de leur initiation.
d'aucune utilité.
C'est dire toute la particularité de la structure
Établis en divers endroits sur la côte des
organisationnelle mise en place par les Bè-Togo.
Esclaves où ils avaient installé des points de traite
Le
culte
de
la
divinité
Nyigblin
est
dès la fin du XVIIè siècle (Gayibor 1990 : 162-175),
fondamentalement inscrit dans leur mode de vie.
les commerçants européens ne s'aventurèrent pas
sur le territoire des Bè-Togo, qui ne présentait
B- Une société repliée sur ses convictions
vraisemblablement pour eux aucun attrait
religieuses
commercial. Il semble cependant évident que plus
que ce manque d'intérêt des négriers européens pour
Du milieu du XVIIè au dernier quart du
cette portion côtière, c'était surtout l'absence
XIXè siècle, les Bè-Togo furent réfractaires aux
d'interlocuteurs
locaux,
d'intermédiaires
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Revue du CAMES - Nouvelle Série D, Vol. 009 N° 2-2007 (2èm• Semestre)

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Sciences sociales et humaines
indispensables à l'établissement de toutes relations
outre-atlantique, quoi qu'ait pu écrire Isert.
qui fut déterminante.
Les Bè-Togo n'ayant aucun établissement
Les chefs bè-togo, véritables monarques de
sur la plage, ils n'avaient donc aucun contact direct
droit divin, étaient les gardiens des us et coutumes,
avec les Blancs. Ceci explique en partie le fait que
qu'ils se devaient de maintenir hors de toute
ces derniers les ignoraient. Profondément attachés
influence extérieure, laquelle représentait à leurs
à leurs convictions religieuses, les Bè-Togo vécurent
yeux un élément catalyseur, dont les effets ne
en marge du monde occidental. Le culte de Nyigblin
manqueraient pas de provoquer la désagrégation du
marqua aussi profondément leurs activités
tissu social. En ces temps où le trafic atlantique était
économiques.
à son paroxysme, et où la chasse à l'homme
occasionnait des troubles ici et là, le clergé bè-togo
11- UNE ÉCONOMIE NON OUVERTE
avait su conserver intact son prestige, et faire de
SUR L'EXTÉRIEUR
son territoire une zone paisible et presque
d'immobilisme.
Dès le début du XVlIIè siècle, les
commerçants européens furent très actifs sur la
Les Bè- Togo n'étaient pas un peuple
portion occidentale de la côte des Esclaves comprise
guerrier. Vivant dans le respect scrupuleux des
entre l'Amuga (la Volta) et le Weme, en raison de
instructions de la divinité Nyigblin, ils se tinrent
l'importance prise par la traite des Noirs dans cette
généralement hors des conflits. Pourtant en 1784,
zone. Les différents regroupements politiques de la
P.-E. Isert, médecin berlinois au service de la
région participèrent à des degrés divers à ce système
Compagnie commerciale dano.ïse, signala la
commercial très dynamique ouvert sur l'extérieur.
présence d'un contingent de «Bay» parmi les troupes
Tel était le cas notamment de l'État anlo, du pays
venues de l'est en renfort aux Adal qui étaient en
flawu, du Genyi, des royaumes xwla et xweda.
guerre avec les Anlo2 (Isert [1793] 1989 : 73). Ce
Quant aux Bè-Togo, ils restèrent à l'écart, en raison
fut la première fois que ce terme apparaissait dans
du fait que ce trafic côtier, générateur de beaucoup
les documents écrits. Même s'il peut être identifié
de maux, était incompatible avec leurs valeurs
à Bè, rien ne prouve qu'il s'agisse réellement des
religieuses. Ils tournèrent alors le dos à la plage et à
habitants de cette cité, que P.-E. Isert n'a pas visitée
son atmosphère délétère, orientant ainsi toutes leurs
lors de son voyage sur la côte des Esclaves. Il y a
activités économiques vers l'intérieur.
tout lieu de penser à un détachement de guerriers
xwla cantonné dans le voisinage des Bè-Togo,
A- Une production variée mais marquée
notamment près de Bè ou d'Aflao3 •
par le culte de Nyigblin
Hormis cette mention, le journal de bord des
Comme partout dans l'aire aj atado, la
navigateurs et commerçants européens de l'époque
production était variée. Elle allait de l'agriculture à
était muet au sujet des Bè-Togo. L'absence de tout
l'artisanat en passant par la chasse et la pêche. En
autre document écrit sur ces derniers s'explique par
milieu bè-togo cependant, la production était
le fait que les Européens d'avant la fin du XIXè
fortement influencée par le culte de Nyigblin, en ce
siècle ne décrivaient que les populations
sens que les différents domaines de l'activité
politiquement ou économiquement intéressantes
productive étaient réglementés.
pour eux. Or les Bè-Togo, profondément religieux,
se sont tenus aux prescriptions de leur divinité
1- Une agriculture d'autosubsistance
tutélaire, dont l'une des plus importantes est le
pacifisme. On comprend dès lors pourquoi ils ne
Population d'agriculteurs depuis leurs pays
participèrent pas aux conflits inter États qui mirent
d'origine, les Bè-Togo purent pleinement renouer
pendant longtemps toute la région en émoi, et
avec cette activité dès leur installation permanente
occasionnèrent d'une part les pertes en vies
sur la côte aujourd'hui togolaise, une fois la peur
humaines, et d'autre part les déportations d'esclaves
Revue du CAMES - Nouvelle Série B. Vol. 009 N° 2-2007 (2~m. Semestre)
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Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - -
des ennemis passée. Très tôt, ils abandonnèrent le
qu'il lui procurait: huile de palme, huile de palmiste,
cordon littoral non seulement à cause des sols
vin de palme, vin de palme distillé, balai,
sablonneux non propices à l'agriculture, mais
combustible, claie, etc. En outre, les ramures de
surtout compte tenu de l'existence des forêts
jeunes palmiers à huile servent de parures dans les
consacrées au culte de Nyigblin (nyigblinve) qu'on
couvents et au cours de nombreuses cérémonies
ne doit pas profaner: nul n'a donc le droit d'y faire
religieuses, dont le rite d'initiation de type alaga,
un champ ni même de chasser, encore moins d'aller
en signe de retour à la Nature.
y couper du bois ou d'en ramasser pour ses besoins
personnels. Celui qui, sans autorisation du clergé,
En milieu bè-togo, les travaux des champs
va ramasser, par exemple, du bois mort dans l'une
étaient exécutés suivant un calendrier commun à
de ces forêts sacrées, exposerait tous les villages
toute la communauté. Après quatre jours d'activités
riverains à des maux supposés générés par le
agricoles, les paysans devaient impérativement se
courroux de la divinité, en l'occurrence, la
reposer le cinquième et dernier jour: c'est
prolifération des moustiques.
l'afètsigbe (~ our où l'on reste à la maison»), encore
appelé klingbe (<<jour de repos») à Togoville,
Pour ces raisons, les paysans bè-togo
afanakpagbe ou afenakpagbe (~our où l'on reste à
partirent alors s'établirent au-delà du système
la maison pour voir sa femme») à Bè et à Abobo,
lagunaire du lac Togo et de la lagune de Bè, sur la
vagbe (~our où l'on est libre») dans la plupart des
terre de barre (anyigbadjin), terre argileuse et fertile.
villages au sud du lac Togo. Ce jour de repos des
Ils y ont installé des hameaux de culture (agblekafe)
paysans
était
consacré
aux
activités
sur le plateau de Tokoin ainsi que dans les basses
communautaires, telles les cérémonies à caractère
vallées du Zio et du Haho (Etou 2006 : 149-151).
religieux. Personne n'était autorisé à travailler au
Dans cette zone, ils cultivaient les céréales, les
champ ce jour-là, au risque, dit-on, d'encourir de
tubercules et diverses variétés de légumineuses,
graves malheurs (Etou 2006 : 337-338).
tandis que le palmier à huile poussait à l'état sauvage
dans la forêt environnante, progressivement envahie
L'intensité des travaux champêtres et
par les champs. Les Bè-Togo pratiquaient en effet
l'abondance de la production agricole dépendaient
la culture itinérante sur brûlis, avec des instruments
largement des saisons. Ainsi le paysan bè-togo
aratoires tels que la machette pour défricher et la
déployait-il beaucoup d'efforts au cours de la grande
houe pour labourer. S'ils connaissaient la jachère,
saison pluvieuse, fia (mars àjuillet), pour se mettre
ils ignoraient cependant la culture attelée, n'étant
à l'abri des disettes toute l'année, tandis qu'il devait
pas foncièrement éleveurs : on ne trouvait chez eux
travailler moins pendant la petite saison pluvieuse,
ni bovin, ni chevaux. La gamme des animaux
kele (septembre à octobre), l'objectif étant alors
d'élevage était limitée au petit bétail et à la volaille.
d'assurer la sécurité alimentaire de la famille. Dès
la fin du mois de février, le clergé du culte de
Parmi les produits agricoles habituellement
Nyigblin annonce le début des travaux champêtres
cultivés en grande quantité, figuraient le mil, la
par le mataza, un rituel au cours duquel les adeptes
patate douce, le haricot et l'arachide. Mais il
de Nyigblin aménagent les sentiers d'accès aux lieux
s'agissait d'une production avant tout destinée à
sacrés, et par ricochet aux terrains de cultures. Les
couvrir les besoins alimentaires de la famille. Le
prêtres et prêtresses font à cet effet des prières et
mil (li), par exemple, revêt une valeur inégalée en
des libations à l'intention des puissances tutélaires
raison du fait qu'il entrait à la fois dans la
(Nyigblin et les ancêtres), pour que la saison soit
préparation de la pâte et surtout du liha, boisson
spécialement utilisée au cours des cérémonies de
Nyigblin. Le paysan bè-togo, comme tout travailleur
1 Populations adangbe de la rive ouest de la Volta, soutenues par les Danois.
'Ils sont traditionnellement opposés auxAdangbe de la ville d'Ada et de ses
de la terre dans l'aire ajatado, tirait grand profit du
environs, au sujet des droits de pèche et de commerce sur la Volta.
] Bien que basés dans la basse vallée du Mono, avec comme principales
palmier à huile, car multiples sont les ressources
localités, Adamé, Agbanakin et Xwlaga (Grand Popo), les Xwla vivaient en
petites communautés parmi les autres populations de la zone côtière. Les
sites de Bè et d'Atlao auraient même été d'anciennes implantations xwla.
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bonne. Voici un exemple de prière adressée aux
faune importante. Les chasseurs professionnels
ancêtres en pareilles circonstances:
(adela), équipés d'armes blanches - sagaies, flèches,
massues - et de pièges, partaient en expédition pour
«ô ancêtres, vous avez autrefois labouré les
plusieurs semaines, à la recherche de sites giboyeux.
champs à perte de vue et vos greniers n'ont jamais
Les vallées du Zio et du Haho étaient réputées pour
été vides. Vous nous avez laissé en héritage ces
leur abondance en gibier. Les chasseurs bè-togo y
champs et votre exemple de ténacité et de
avaient installé des campements de chasse (adeho)
détermination au travail. Nous avons toujours suivi
où ils conservaient fumé ou séché leur butin de
vos pas. Cette année encore, nous voulons le faire.
chasse avant le retour au village. D'abris
Dans quelques jours nous reprendrons le chemin
provisoires, les adeho sont devenus, au fil du temps,
des champs. La fête de motaza nous donne
des installations définitives (adekofe ou adelakondji,
aujourd'hui l'occasion de nettoyer tous les sentiers
«village de chasseur»).
qui mènent vers les terrains de cultures. Mais nous
ne pouvons rien commencer sans vous prévenir. Ce

La région fourmillait d'oiseaux aux espèces
que nous vous demandons aujourd'hui c'est l'eau.
variées, telles que les perdrix, les pintades sauvages,
Faites pleuvoir sur nos champs pour que nos fils
les tourterelles. Mais ces dernières sont frappées
ne meurent jamais de faim ... Si les choses sont
d'interdits alimentaires, pour avoir, semble-t-il,
bonnes, vous mangerez les prémices, le gibier et le
sauvé les ancêtres des Bè- Togo de leurs
poisson. En attendant, venez, venez boire les
poursuivants au cours de leurs pérégrinations vers
premiers le dzasi J et les boissons que la
leur habitat actuel, en effaçant, de leurs pattes et
communauté me charge de vous offrir... » (Agbétiafa
ailes, les traces de pas qu'ils avaient laissées sur les
1985: 29)
chemins empruntés. Visitant le pays bè-togo à la
fin du XIXè siècle, H. Klose, géographe-ethnologue
Les prières et libations sont censées mettre en action
et agent de l'administration coloniale allemande au
les puissances tutélaires pour que la moisson soit
Togo entre mai 1894 et janvier 1898, a observé que
abondante, la pêche bonne et la chasse fructueuse.
les habitants ne chassaient pas ces oiseaux, «ils les
À la fin de cette cérémonie, un interdit sur les jeux
respectent, car ils sont pour eux intouchables»
de tambours entre en vigueur dans la région durant
(Klose [1899] 1992 : 108).
six lunaisons. Les funérailles et les réjouissances
populaires sont alors proscrites. Si ces mesures ont
Pour les mêmes raisons, les chasseurs bè-
pour but de permettre aux gens de se consacrer
togo épargnaient aussi le python (Python regius) et
sérieusement aux travaux champêtres, elles
un rongeur au pelage gris appelé gbehloin
interviennent en fait au cours d'une période où les
(Lemniscomys striatus), qui auraient joué un rôle
puissances tutélaires sont supposées avoir besoin
similaire dans la survie des Bè-Togo. En revanche,
d'un calme absolu pour se reposer.
les chasseurs traquaient le lièvre, l'agouti, le
sanglier, le cerf, la biche, le daim, etc. Ils
2- La chasse, une tradition ancestrale
fournissaient au clergé du culte de Nyigblin la peau
perpétuée
de léopard (kpongbaze), un des insignes du pouvoir
de l'aveto, le grand prêtre de la communauté bè-
Les ancêtres des Bè-Togo pratiquaient la
togo. D'autres animaux ont donné leur nom à des
chasse depuis leurs pays d'origine. Dans la région
localités: Agoè-nyivé (<<forêt d'éléphants»).
côtière, de nombreux établissements furent fondés
par des chasseurs au cours de leurs campagnes de
3- La pêche, une activité réglementée
chasse. La forêt littorale étant sacrée en raison de
.
l'installation des sanctuaires de Nyigblin, la chasse
La pêche était l'une des principales activités
étaient donc pratiquée au-delà de la zone lagunaire,
des Bè-Togo. Elle était essentiellement pratiquée
dans l'arrière-pays immédiat. Cette région était
en eau douce, notamment dans lac Togo (Gbaga) et
couverte d'une végétation abondante et abritait une
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ème Semestre)
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Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
ses affluents (le Zio et le Raho) ainsi que dans la
les poissons apprêtés pour la cuisson, ce sont des
lagune de Bè (Djegblesi). Ces plans et cours d'eau
morceaux de python qu'il trouvera dans sa marmite.
occupent une place importante dans la vie
Or tuer le python, symbole vivant de Nyigblin et
quotidienne de ces populations. Dans la région,
animal sacré de la communauté bè-togo, c'est
circule un mythe qui traduit le rôle nourricier et
commettre un affreux sacrilège qui peut conduire à
bienfaiteur de la lagune de Bè :
la mort si Nyigblin n'est pas apaisé.
«Quand les chasseurs allaient chasser et
La pêche dans le Gbaga était également
qu'ils revenaient bredouilles, cette lagune faisait
réglementée. Il existe en effet dans le lac Togo une
des miracles ( ... ). Une fois, un chasseur qui avait
zone de pêche interdite. C'est un endroit délimité
fait sa prière, et qui revenait bredouille d'une
par quatre piquets, espacés d'une cinquantaine de
chasse, passa par la lagune: il y a trouvé une
mètres, et où aucun pêcheur ne devait s'aventurer.
antilope prise dans la boue, et plein de poissons
Aucune pirogue non plus ne devait le traverser, car
tout autour. Il a dit que la lagune lui a donné en
certaines divinités de la prêtresse Marna Kponu s'y
même temps une antilope, qu'il était parti chercher
trouveraient. Selon la croyance populaire, tout
et qu'il n'avait pas trouvée, et des poissons, qu'il
pêcheur qui transgresse cet interdit s'y noie.
n'avait pas cherchés. C'est pourquoi il y a un cri
Périodiquement, les voduno se rendent en ce lieu
pour les Bè, un cri de ralliement: « Ba de pi, ba de
sacré pour accomplir des rites destinés à rendre la
akpa ! » : « La boue a pris l'antilope, la boue a pris
pêche fructueuse. À cette occasion, le prêtre Amega
du poisson ». Il a suffi de tendre la main dans la
Atoku à qui échoit la responsabilité de veiller à la
boue pour prendre l'antilope et les poissons.»
fécondité du lac y jette les arêtes de poissons qu'il
(Amédon, in Marguerat et Péléï 1993 : 22)
a conservées dans une gourde (Dossè 1994 : 39).
Réputés.très poissonneux, la lagune de Bè et le lac
Les sévères sanctions imputées à la divinité
Togo fournissaient la plus grande quantité de
tutélaire étaient évidemment dissuasives, ce qui
protéine à la population. Les fondateurs de Dekpo,
inclinait la population à respecter scrupuleusement
village situé à l'embouchure du Raho, au nord du
les règles édictées par le clergé du culte de Nyigblin.
Gbaga, se seraient établis dans cette région parce
Au-delà des interdits religieux qui frappent l'activité
qu'ils avaient été impressionnés non seulement par
halieutique entre décembre et mai, les autorités
l'abondance du site en gibier, mais aussi par la
religieuses entendaient ainsi d'une part assurer la
profusion de poissons qu'ils virent dans le lac.
reproduction de la ressource, et d'autre part
contrôler son exploitation. Il s'agit là bien sûr d'une
En milieu bè-togo, la pêche ne se pratiquait
sage gestion écologique, car pêcher avant la période
pas à longueur d'année. Elle avait lieu entre juin et
d'ouverture officielle de l'activité halieutique serait
novembre. Au-delà de cette période, elle était
tuer la poule aux œufs d'or et, par voie de
interdite. Ce sont les autorités religieuses qui en
cQnséquence, causer à terme l'épuisement du stock
annonçaient l'ouverture comme la fermeture à
pélagique.
l'issue d'une cérémonie rituelle appropriée: prières
et libations au bord du lac ou de la lagune. Nul ne
Que ce soit dans la lagune, dans le lac ou
peut outrepasser la décision du clergé sans subir la
dans ses affluents, la pêche se pratiquait à
colère de la divinité tutélaire, c'est-à-dire devenir
l 'hameçon, à la nasse ou au filet. Tous ces
fou ou contracter une maladie qui pouvait être
instruments étaient fabriqués localement. Les
mortelle comme l'éléphantiasis ou l'hydropisie.
produits de la pêche étaient constitués de diverses
variétés de poissons, ainsi que des crabes et des
D'après une légende populaire à Bè, celui
écrevisses. La technique utilisée pour la capture des
qui va faire la pêche dans la lagune alors que
crabes s'appelle aglè ; pour les écrevisses il s'agit
l'interdiction n'est pas encore levée fera certes une
de ha.
bonne prise, mais une fois de retour à la maison et
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Le piège à crabes (aglè) est généralement
population, en fournissant le complément
constitué d'un morceau de filet monté sur un cercle
protéinique nécessaire aux pâtes de céréales et de
de bois de trente à quarante centimètres de diamètre
tubercules, qui constituaient essentiellement la base
sur lequel s'appuie une anse faite de deux demi-
de l'alimentation. Les habitudes alimentaires et
cercles de bois entrecroisés. Au sommet de l'anse,
culinaires des Bè-Togo ont été reconstituées en
une corde flottante permet de repérer le piège qui
partie
grâce
aux résultats
d'une
fouille
est lesté. Un appât constitué de viande ou de poisson
archéologique effectuée en 1989 sur un ancien
pourri est utilisé pour attirer les crabes. Le piège
dépotoir à Bè (quartier Adzrometi) par D. Aguigah.
est relevé quelque temps après promptement de
Si l'identification au laboratoire des arêtes et
manière à ce que le crabe, occupé à mordre à l'appât,
vertèbres de poissons n'a pu distinguer les espèces
tombe dans le filet.
d'eau douce des espèces marines2 , l'examen des
ossements d'animaux a par contre révélé que les
Pour fabriquer le piège à écrevisses (ha), les
habitants de Bè consommaient du gibier varié
pêcheurs tressent un ensemble de lattes à la manière
(singe, buffle, phacochère, biche), dont la viande
d'une nasse, qu'ils plantent dans l'eau, en lignes
était souvent grillée ou cuite à l'eau (Aguigah 1991 :
brisées. À l'extrémité de chaque ligne, ils laissent
192-193).
un espace où ils introduisent une cage. Au-dessus
de celle-ci, les pêcheurs allument un lampion dont
4- Une production arti~anale limitée
la lumière attire les écrevisses.
En pays bè-togo, l'artisanat comprenait
Contrairement aux Anlo qui créèrent très tôt
divers domaines d'activités, entre autres, la forge,
de solides traditions de pêche, passant de l'état de
le tissage et la vannerie. Dans cette région, on
pêcheurs d'eau douce à celui de pêcheurs maritimes,
dénombrait quelques forgerons qui fabriquaient des
en usant de beaucoup d'ingéniosité dans
outils aratoires (houes, machettes, etc.) ainsi que
l'innovation des techniques de pêche (Greene 1988 :
des pièges à gibier. Le minerai de fer était, semble-
70-71), les Bè-Togo, eux, ne connaissaient pas la
t-il, extrait des cuirasses latéritiques (ahlihankpe)
pêche maritime) , sans doute à cause de la barre, de
qu'on chauffait jusqu'à un certain degré. Cependant,
la fragilité de leurs embarcations et du caractère
aucune fouille archéologique sur la métallurgie du
quelque peu rudimentaire de leurs instruments.
fer n'ayant été effectuée jusqu'à présent dans la
Cependant, ils ne se détournèrent pas complètement
région pour nous fournir d'amples informations sur
de la mer. Certains d'entre eux se rendaient parfois
les techniques de fonte, les seuls vestiges visibles
à la plage à la tombée de la nuit pour attraper de
de nos jours des anciens ateliers de forge sont des
tout petits crabes à l'aide de gourdes qu'ils
morceaux de fer fondu adorés sous le nom de Gu,
enfouissaient dans le sable, à une distance
dieu protecteur de tous ceux qui travaillent le fer
raisonnable du déferlement des vagues. Ils
ou utilisent les objets en métal. C'est le cas des
retournaient chercher leurs gourdes remplies de
forgerons, des chasseurs, des cultivateurs et des
crabes le lendemain matin à l'aube.
guemers.
Les Bè-Togo pratiquaient avant tout une
Le fer travaillé en milieu bè-togo
pêche d'autosubsistance, mais réglementée. Au-delà
proviendrait pour une part de Tado, grand foyer
des croyances religieuses, fortement ancrées dans
«industriel» de l'aire aj atado, en relation
la mémoire collective, on assiste là à un système de
commerciale suivie par le Mono, avec les
préservation de la faune ichtyologique.
agglomérations de la côte (Gayibor 1985, 1 : 211),
mais surtout du pays watchi, où la réputation des
Les produits de la pêche et le butin de la
forgerons Neglekpe d'Afanya était solidement
chasse entraient dans le repas quotidien de la
établie depuis longtemps (Pazzi 1979 : 161).
Nommés gbede (ou agbede), les forgerons bè-togo
exerçaient leur activité au lieu-dit Yoxonu (<<devant
1 Mélange d'eau et de farine de mars.
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Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
la forge»), d'où le tenne de Yoxonugbede pour les
également chargé de fournir à l' aveto et aux voduno
qualifier. À Togoville, ces ateliers traditionnels de
le chapeau sacerdotal fait de raphia (gbedjekuku ou
forge se trouvaient dans les quartiers Xetsiavi et
atikpèkuku).
Ayakape, notamment à Atchangome, Anaglume et
Logome (Dossè 1994 : 58). Il devait en exister un
À partir du jonc ou du raphia, la plupart des
peu partout en pays bè-togo, pour répondre à une
Bè-Togo - notamment les femmes - tressaient des
partie des besoins en outils en fer de la masse
sacs (kevi) et des nattes (aba et tsatsa) ordinaires.
paysanne.
Elles fabriquaient également des paniers avec des
nervures du palmier à huile, ainsi que des gourdes
Il est cependant difficile de dire si au cours
et des calebasses en courge (Amétozion 1975 : 4).
de cette période il y avait un corps organisé de
La population utilisait couramment les objets en
forgerons dans la région. Néanmoins, il existait à
terre cuite pour ses usages domestiques. Certains
Bè une catégorie de gens spécialisés dans le
servaient comme ustensiles de cuisine alors que
gadada3 , un rituel du culte de Nyigblin qui consiste
d'autres étaient destinés à la conservation de l'eau,
à faire des scarifications aux tempes (tonugba) des
de l'huile ou du vin de palme. Cependant, le pays
adeptes mineures (ajamesivi), cinq lunaisons après
bè-togo comptait très peu de potières, l'argile de
le décès du grand prêtre aveto. Ces scarificateurs
bonne qualité faisant souvent défaut dans cette
attitrés (gadala) appartenaient, pour la plupart, au
région.
lignage de l'ancêtre Efui Shiaglo dit Agbede,
forgeron et chasseur de métier.
Quoique fournissant une diversité d'articles,
la production artisanale était limitée. Allant
Certains Bè-Togo s'adonnaient également à
essentiellement de pair avec l'agriculture, l'artisanat
la filature et au tissage. Avec les fibres du coton -
était en fait une activité secondaire, honnis dans
qu'ils cultivaient eux-mêmes -, ils tissaient le
les sanctuaires de Nyigblin. On ne s'en occupait
djakpovi, étroite bande d'étoffe d'environ 50 cm
vraiment que le soir au retour des champs, à la fin
de côté, dont les hommes et les femmes se servaient
des travaux champêtres ou pendant la saison sèche.
comme cache-sexe. Les adeptes du culte de
De cet état de choses, on peut penser - à tort - que
Nyigblin, notamment les membres du clergé, portent
l'activité commerciale n'eut pas d'ampleur.
exclusivement des pagnes blancs ou noirs, signe du
profond ancrage du sacré dans leur mode
B-
Des
'Jctiyités
.commerciales
vestimentaire. Si le blanc représente la couleur de
essentiellement orientées vers' l'intérieur
la mort, associée aux ancêtres défunts et aux forces
invisibles contrôlées par Nyigblin, le noir en
On a souvent pensé que les Bè-Togo, compte
revanche symbolise la couleur des vivants, de la
tenu de leurs convictions religieuses et par rapport
vie et du monde des humains4 •
à leur production éconothique limitée";ava.~ntvécu
en autarcie tout au long des deux siècles et demi
Nombreux étaient les Bè-Togo qui
qui ont suivi leur implantation dans la région côtière.
excellaient dans la vannerie. Cette activité était en
Dans cet ordre d'idées, certains ont même affirmé
fait beaucoup plus développée dans les sanctuaires
qu'ils n'avaient pas de vocation commerciale,
de Nyigblin (nyigblinfe), où les fiosi étaient
l'économie de subsistance étant longtemps restée
spécialisées dans le tressage des kloba, nattes de
la plus répandue chez eux (Goeh-Akué 2001, II :
jonc habituellement utilisées par les adeptes de
564).
Nyigblin, et de l'aye, collier de raphia qui les
distingue des profanes. Elles fabriquaient également
Jusqu'au troisième quart du XIXè siècle, les
des agbadjagoli et des agbogoli, des sacs
Bè-Togo avaient certes vécu en marge du trafic
spécialement tressés avec des feuilles séchées du
atlantique, mais pas entièrement en vase clos, dans
palmier rônier et destinés surtout à l'usage du grand
un isolement total. Bien qu'ayant évolué dans une
prêtre. Un corps particulier d'artisans était
civilisation agraire, où la production était avant tout
316
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_ _ _ '
.
Sciences sociales et humaj~,~,
destiné~à l'autoconsommation, il n'en demeure pas
capacité, elle ne peut transporter plu" ,:, ci
~
moin~;
qu'ils
disposaient
d'un
surplus
personnes à la fois. C'est en général h [t'J;lf"
comm:rcialisable. Ce fut donc vers l'intérieur qu'il s
individuelle dont on se sert pour les déra,·"nc,
orien'èrent essentiellement leurs activités
quotidiens. Etant donné qu'il n'y a pas IJefutH'\\ ,n
coml1',"~rciales,grâce à un réseau relativement dense
hydrographique entre le système lagufl:J1Tt'
de vOIes de communication.
Togo et celui de la Volta, il n'était pas i:m~.!\\}: ' :::
petites pirogues fussent transportées à do; d" L,or "l,l'
1- Voies de communication et moyens de
d'une lagune à l'autre pour contill1)'~r )1'; 1;' :~ei
tranzport
(Gayibor 1997 : 221).
Compte tenu des caractéristiques de leur
Appelée aklo, la grande pirogli' e',;' fé d··
écosystème,
les
Bè-Togo
empruntaient
planches reliées ensemble. Ses dim:nsFl[,; "~Ill':;
principalement deux
sortes
de
voies
de
larges lui permettent de transporter PISOU'
:r:'l\\:;
communication: d'une part le système lagunaire
tonnes de marchandises ou près d'une cin'lna:
lme
côtier et les cours d'eau qui s'y déversent, et d'autre
de passagers. Moins maniable que la petite pi "JGue
part les pistes et sentiers qui traversent leur territoire.
parce que plus lourde, elle ne peut gu.lre oCC
à
certaines criques et passes où le nh/!~au
,.' .1UX
Le pays bè-togo est doté d'un réseau
est faible. La grande pirogue exig',' PlU
.: 'un
hydrographique
relativement
important.
pagayeur pour la faire avancer sur l'eau à: '"i:; de
Essentiellement composé du système lagunaire du
longues perches en banlbou (mode)
lac Togo, que complète une partie du système
lagunaire de la Volta, ce réseau servait de voies de
Sur terre, les pistes et senhu:;, ba;. i le par
communication par excellence pour drainer les
les passages répétés de milliers de
àO:;"I;rS la
marchandises d'un lieu à un autre, Le système
brousse, doublaient les voie3J)e~:u iH les
lagunaire du lac Togo est constitué d'un certain
prolongeaient au-delà du pays bè-togo.
~;laient
nombre de plans d'eau, dont le plus important est
plus commodes pour relier les vilLage:; r;r fennes
le lac Togo. Ce dernier est alimenté par le Zio et le
aux marchés locaux se trouvant sur ·"ne wLmc rÎve.
Haho, véritables traits d'union entre les villages
Un peu partout dans la région, la pluf:mrt ~ie~;,;hemins
parsemant les rives du lac Togo
et les
étaient si étroits et tortueux qu'il':
I)ffq:,}i'nt juste
agglomérations situées dans la moyemle vallée de
assez de place pour permettre à dc]/
,;pnes de
ces cours d'eau.
se croiser. Les voyageurs et ç.\\o:\\J".er ;:ants les
empruntaient à pieds, à la file!
"~ ',r'" leurs
Le système lagunaire du lac Togo jouait un
bagages sur la tête. Dans une zor.:>-; T' ')!,',mt pas à
rôle primordial dans les échanges [;.JFunen:iaux
J'époque les conditions c1imatiq;cçc; ii,r)·)::ables à
d'une part entre les localités de la zone côtière elles-
l'élevage des animaux de trait (c;
c:r J'âne),
mêmes, et d'autre part entre ces
h~5
il n'est pas étonnant que le portage fût 1r,~ nnncipal
nombreux centres relais de l'arrière-;
Pour se
mode de transport des marchand,ISCS SliX !::IT'~.
rendre en pays anlo via le pays f1aW1:~
,~ijOgO
empruntaient les lagunes de Bè et n: " ,om,{~ qui
Deux voies commercia es traversaient le
constituaient l'extrémité orientak
systeme
1ittoral bè-togo : l'une le long
';
lf;lf.; sud de la
lagunaire de la Volta. Ces lagunes f', '(lUIS d'eau
lagune de Lomé et du lac Togo, ,'t r'auüe le long de
facilitaient le transport des gens et cl,"
,:, chan.:hses
la p'age (Marguerat 1993 : 32
Ces voies de
grâce à l'usage de pirogues de taiHe~'1
r:lmCJlSllOnS
communication terrestres étai(,~li ccpenjant parfois
variables.
peu sûres, car fréquent étai'
{'h,éJrwmène de
coupeurs de route, qu'on apY'Ci
?\\hlf':' 'adoglovi
La petite pirogue monoxyl,'
j';d;;twu) est
(petits lézards), du fait deb PW\\1"\\Ç)'(lfUOe de ées
souvent taillée c'une seule pièce
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brigands à disparaître dam; :: lt,1[~lie ail!!rès avoir
arbre, généralement l' iroko ou l' Cl l.'
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Revue du CAMES - Nouvelle SérieB ,'I,,'tO!) N° ;1,-2007 (2ème Sem';t~tre)
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Sciences sociales et humaines - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
mains (Etou 2006 : 373). Sur la rive nord du lac
(<<poissons de Togo»). Les commerçants venaient
Togo, d'autres chemins reliaient les principales
des localités circonvoisines comme Ekpui,
localités bè-togo aux grands centres commerciaux
Badugbe, Wogba, Abobo, etc. (Dossè 1994 : 59 ;
de l'intérieur (Tsévié et Vogan), grâce à un certain
Etou 2006 : 344)
nombre de marchés relais.
Sur les grands marchés du pays bè-togo, les
Par rapport aux chemins, les lagunes et cours
transactions furent longtemps basées sur le troc, les
d'eau représentaient les principales voies de
commerçants ayant eu assez tardivement recours
communication et de redistribution des produits,
aux cauris l . La nécessité d'utiliser ces coquillages
tout le long de la côte et vers l'intérieur du pays bè-
comme monnaie de paiement vint de la
togo. Le système lagunaire du lac Togo et celui de
fréquentation de certains marchés régionaux,
la Volta étaient donc, par excellence, les voies
largement
ouverts
aux
échanges
commerciales qu'empruntaient aisément marchands
intercommunautaires et très tôt intégrés au
et acheteurs.
commerce extérieur.
2- Du commerce local aux échanges
Malgré
les
contraintes
de
leur
intercommunautaires
environnement géoculturel, les Bè- Togo ne
menaient pas une vie entièrement autarcique; ils
En milieu bè-togo, comme ailleurs dans
étaient bien sûr en relations d'échanges avec les
l'aire ajatado (Gayibor 1985, II: 572-573), le
communautés voisines tant de l'est et de l'ouest que
commerce se faisait à la fois au niveau local et
de l'arrière-pays. La pénurie de certaines denrées
interrégional. Au niveau de chaque village, et dans
très prisées comme le sel marin et le besoin
les quartiers des grandes agglomérations, se tenait
grandissant d'objets en céramique et en métal les
quotidiennement en fin d'après-midi un petit marché
ont donc poussés vers le commerce interrégional.
(asivi ou agbonusi) sur les places publiques. Sur ce
Pour des raisons de sécurité, c'est en caravane que
marché, intervenaient les femmes des paysans,
les commerçantes bè-togo se rendaient sur les
chasseurs et pêcheurs, bien qu'il n'y eût pas de
grands marchés régionaux, quelques adeptes
spécialisation assez poussée dans les différentes
majeures du culte de Nyigblin (fiosiga) prenant
activités économiques. Ces acteurs de la vie locale
toujours le devant.
s'échangeaient leurs produits afin d'équilibrer leur
alimentation.
Grâce au collier de la divinité tutélaire
qu'elles portaient au cou (aye) et aux incisions
Dans les grandes cités bè-togo telles que
rituelles qu'elles avaient aux tempes (tonugba), les
Togoville, Bè et Abobo, un marché plus important
fiosiga pouvaient s'aventurer, en toute quiétude,
(asiga) battait son plein sur la grande place publique.
hors du pays bè-togo avec leur suite (Nubukpo
Il avait une périodicité de cinq jours, suivant le
1980 : 12). En effet, bien que le Nyigblin des Bè-
rythme de succession des jours de la semaine
Togo fût pacifique et miséricordieux, on le redoutait.
traditionnelle. Ce marché drainait de nombreuses
Quiconque oserait attenter à la vie d'un nyigblinvi
gens des environs, surtout lorsqu'il tombait sur
s'exposerait à la colère de la divinité toute
l'afetsigbe, le jour de repos des cultivateurs. Le
puissance. D'ailleurs, les Bè-Togo, et a fortiori les
grand marché de Togoville se tenait à Dolegbedji,
adeptes de Nyigblin, n'ont jamais été inquiétés par
une place située au sud du quartier Asiko. Il était
leurs voisins belliqueux, en l'occurrence les Anlo
réputé pour ses poissons alors surnommés togokpa
et les Guin (Gayibor 1990 : 126).
Les commerçantes bè-togo se rendaient
1 Jusqu'à nos jours, ils n'en pratiquent pas.
souvent à Keta pour s'approvisionner en sel marin.
2 Ce sont les pêcheurs anlo, originaires de Keta, qui ravitaillaient les Bè-
Au passage ou sur le chemin du retour, elles faisaient
Togo en poisons de mer.
, Ga =fer; dada = action de f\\lire quelque chose.
4 De nos jours, le noir est signe de deuil chez les profanes.
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2èm• Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
un tour sur le grand marché d'Aflao, alors dénommé
sécurité. Mais les Portugais furent obligés
Adzodogusime, qui se tenait au quartier Agokpanu.
d'abandonner ces installations quelque temps après
Une partie de leur chargement de sel était
dans une période de récession économique, et la
commercialisée dans l'arrière-pays immédiat. À part
région reprit son aspect sauvage (Gayibor 1990:
ce précieux produit, les poissons, les crabes et les
200).
écrevisses, séchés, fumés ou frits, constituaient
l'essentiel de leurs marchandises. Ils les écoulaient
Non seulement les traditions locales ne font .
en pays watchi et dans la région de Tsevie. Sur le
nullement mention de ce point de traite éphémère
marché de Vogan et surtout sur celui de Bolou, les
sur le littoral bè-togo, mais surtout il est
commerçantes bè-togo se procuraient en retour une
invraisemblable que la barre y ait été moins
variété d'objets en terre cuite, allant des assiettes
dangereuse qu'ailleurs sur la côte des Esclaves, côte
(evegba) aux jarres (gumeze, kpeze) et cuvettes
réputée partout d'un accès difficile (Bosman [1705]
(adawa, kolo) en passant par les marmites (desize,
1967 : 330). Par ailleurs, Abrée, pas plus que Porto-
akpleze). Les pipes en terre cuite (ali/oze ou ekoze)
Seguro, ne figurait dans le rapport de Ph. Eytzen,
faisaient également partie de leurs acquisitions.
agent de la Compagnie hollandaise, qui effectua,
en décembre 1717, le trajet Glexwe (Whydah)-
D. Aguigah a exhumé en fouille à Bè une
Accra en hamac par la plage, et cita les
abondante moisson de vestiges - plus de 700 tessons
agglomérations traversées (Eytzen 1718, in Van
de poterie - qui atteste l'existence d'échanges
Dantzig 1974: 197-198). Le site d'Abrée ne fut
commerciaux entre les Bè-Togo et les populations
véritablement réoccupé qu'en 1835 par une fraction
de l'arrière-pays. Parmi ces vestiges, on note des
du clan Adjigo d'Aneho chassée de la ville par les
fragments de porcelaine, des peries en pâté de verre,
Lawson l'année précédente. Ce fut ce clan qui fit
des cauris et des pipes d'origine étrangère, qui
alors de ce site, rebaptisé Agbodrafo, un important
seraient, de l'avis de cette archéologue, la preuve
point de traite clandestine dans la région (Gayibor
d'une certaine ouverture commerciale de Bè sur la
1990: 167; Etou 2006: 367-375).
côte (Aguigah 1991 : 192-195). Par rapport à ces
données archéologiques, la question se pose de
Il y a donc tout lieu de penser qu'avant le
savoir si les négriers européens avaient installé un
XIXè siècle, les Bè-Togo avaient été non pas en
point de traite sur le littoral bè-togo.
contact direct avec les négriers européens, mais par
l'intermédiaire des villes marchandes de la côte,
En consultant les relations de voyage des
notamment Keta, Aflao et Aneho, impliquées à
navigateurs et commerçants européens qui visitèrent
divers degrés dans la traite atlantique, avec des
la côte des Esclaves avant le XIXè siècle, on relève
fortunes diverses selon les périodes (Gayibor 1990 :
.. à l'emplacement actuel d'Agbodrafo, localité située
162-168). Les Bè-Togo pratiquaient seulement un
en face de Togoville, du côté de la plage, le
commerce intérieur, les marchés d'Agoènyive,
toponyme Abrée. Ce site, ainsi dénommé par les
Aveta et Dekpo servant alors de relais vers les grands
Portugais, était temporairement occupé dans les
centres commerciaux de l'arrière-pays.
années 1680 par une partie des réfugiés ga vaincus
par les Akwamu, et fréquenté par les négriers
hollandais et surtout anglais (Gayibor 1990 : 166-
167). Cet établissement cessa d'exister lorsque les
fugitifs d'Accra l'abandonnèrent pour élire domicile
à Glidji, de l'autre côté de la lagune d'Aneho, sur
le rebord méridional du plateau watchi. Au siècle
suivant, le site d'Abrée fut, semble-t-il, utilisé par
les Portugais qui y installèrent une sorte de wharf
flottant permettant de faire aisément la traite.
1 De nos jours à Togovilie, où la semaine traditionnelle de cinq jours est
encore en vigueur, le troc est toujours pratiqué les jours de marché, notam-
L'endroit fut alors surnommé Porto-Seguro, port de
ment la matinée.
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2~m. Semestre)
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iCH:Ei.CS sociales et humaines - - - -
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édition anglaise avec introduction de
,,' cire, on ne peut dissocier la religion des as t " '::IS
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Thèse de doctorat unique en Histoire,
>~gulateurécologique et un mécanisme de l:ontrôk
Lomé, UL, 600 p.
,ocial, lié qu'il était à une morale du respect et de
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des origines à la fin du XV111è siècle.
d 'vinité, les Bè-Togo constituèrent alors une société
Thèse de doctorat d' Etat en Histoire,
stable et sereine, que rien n'ébranlajusqu'à la veille
Paris l, Sorbonne, 3 vol., 1305 p.
J..;: l'ère coloniale. Entre les zones de turbulence
ou'était le pays anlo à l'ouest et le royaume de Glidji
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,: l'est, le clergé bè-togo avait su maintenir pendant
oublié de la Côte de Guinée au temps
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2eme Semestre)
321