Science'S sociales et
'S
humaine
r
1
« L'EXEMPLARITÉ DE L'HISTOIRE DANS MÉMOIRES
POUR MON PÈRE
, DE MAME BASSINE NIANG» : PROPÉDEUTIQUE
A LA FICTIONNALISATION DU THÉÂTRE DES FAITS
.
GuedJ FALL
Université Cheikh Anta Diop - Dakar - Sénégal
INTRODUCTION
devoir de mémoire, par effet de retour d'un devoir
Publié aux Nouvelles Editions du Sénégal, Mémoire
d'exemple vécu et observé. Cet homme tout d'un
pour mon père (1997) est une contribution au travail
bon naturel mérite une fresque.
que les historiens élaborent en répf'rtoriant les
grandes figures africaines dans une collection qui
Le livre ouvert, on se reporte à la dernière page,
aux derniers mots du dernier paragraphe du récit
tire son nom de leur thème de recherche. Le travail
de Marne Bassine Niang (M.B.N.) s'inscrit par les
proprement dit. On lit : « Mémoires pour un père
qui a aimé les enfants de tout le monde. »' . Ce qui
riches et variés aspects qui le constituent, dans la
précède la phrase finale du récit semble tenir la
mise àjour d'une revue de littérature indispensable
promesse du titre de l'ouvrage. D'un profond
à la communauté scientifique en quête d'une vérité
sentiment d'appartenance à une cellule familiale
sur le passé. L'auteur n'entend point faire œuvre
marqué par le possessif (mon père), l'auteur passe
d'historien; les bouts d'histoire qu'elle livre au bout
en dernière instance d'une singularité à une
de son récit sont des coups de projecteur; ils
dépossession de soi, à une pluralité (un père pour
éclairent l' Histoire. L'ouvrage est, en ce sens, un
tout le monde). Cet homme est le père de l'auteur.
document culte qui participerait à la fabrique d'un
dictionnaire des Grands Hommes d'Afrique.
Alors que le co-préfacier, le Professeur Iba Der
Thiam révèle les nom et prénom, le lecteur
Selon qu'on sait lire, l'ouvrage offre la possibilité
quinquagénaire ou le visiteur habitué à s'attarder
de parcourir la page de couverture, tout un avant
devant les portraits d'une galerie imaginaire au
texte pour ainsi dire au service d'une lecture
Sénégal pourraient, sans risque de confusion,
périphérique. Aceux qui se perdent dans l'univers
distinguer Bouna Sémou Niang (B.S.N.) parmi ses
de l'alphabet latin en raison de l'impossibilité de
camarades de l'Ecole des Fils de chef. Nombreux
déchiffrer les lettres, les Nouvelles Editions
furent les administrateurs noirs au service du
Africaines ne ravissent pas la joie de lire, à leur
colonisateur. Celui qu'on appelait Bour Niani, Roi
manière, le livre entre les mains. Le titre, le nom de
du Niani, une des localités d'exercice du pouvoir,
l'auteur sont les premiers appels ou signes; mais
n'était pas la seule figure de l'histoire de son pays.
dans la sombre toile de fond de la couverture, ils
n'ont pas de signification pour les analphabètes. En
L'effectif de ces hommes au manteau royal était
revanche, surgit au premier plan le buste d'un
moindre que celui de leurs frères par la casquette
homme. Vêtu d'un manteau, cet homme médaillé
au doux sourire, semble poser pour l'éternité. La
de l'ère des indépendances.
tenue d'apparat, les préfaces, disent le signe d'un
haut idéal que l'auteur, se propose de décrypter par
Ils n'ont pas tous eu la chance d'avoir des mémoires
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qui a la lourde charge d'écrire l'Histoire, de se
écrits même si leur souvenir reste vivace. Marne
pencher sans crainte sur ce que Valéry appelle « la
Bassine Niang a donné le ton, elle s'est lancée dans
le travail de quêteur de mémoire non pas pour
science des choses qui ne se répètent pas ». Les
montrer, à la manière de Rousseau, un « homme
faits du passé sont en son pouvoir, dirait l'auteur
dans toute la vérité de sa nature »2 . Dans l'entreprise
de L'Exil d'Albouri4 , comme « l'argile aux mains
qu'elle a formée et exécutée, M.RN. s'est impliquée
des potiers de Nguîth »5 ; autrement dit l'attitude
avec courage; elle a retrouvé dans la voie de
de l'historien devant l'objet élaboré par lui-même
l'aventure toute une fratrie. Un imitateur dirait-il
ou par un autre, fût-il chroniqueur, est d'avoir la
à
conscience d'éducateur. Prudent, l'esprit critique,
l'endroit du père de si tendres mots?
l' historien apprécie les faits avec précision et
impartialité. Aussi, arpente-t-il le « maquis du
passé »6 sans craindre de se salir les pieds à « la
Ce qui lie M.B.N. à RS.N. est plus qu'une
poussière des petits faits ». L'homme historien est
parenté sociale, qu'un pacte de sang; il est dans
inséparable de la préface de ~Mémoires pour mon
ces initiales. Les noms et prénoms disent une lignée
père. C'est là qu'il y a lieu de revenir au point de
d'honorabilité qui rapproche le père de la fille; il
départ, au titre de l'article. Devrions-nous maintenir
est dans les symboles B et N où N tient lieu de
la majuscule du mot Histoire? Les petits faits isolés
patronyme, de ciment.
s'inscrivent-ils ipso facto dans la vision d'ensemble
de l'Histoire majuscule, de l'Histoire des cycles?
Marne Bassine Niang se dit fille de la chefferie;
elle l'est certes avant d'être fille de la République.
Le ressentiment du lecteur, évoqué un peu plus haut,
Senghor aurait aimé l'appeler « aigrette» de Bouna
est donc illégitime dans la mesure où l'auteur, à la
et de Mbayang Madjiguène Débo, comme les
fin de l'ouvrage est revenu au libellé assez
anciens se sont plu à dire « Fille de Minos et de
provocateur du titre, en y introduisant une pluralité
Phasiphaé »3 pour souligner une descendance ou
au détriment d'une singularité. Une manière du
un destin que les dieux ont tracé.
patriarche d'assumer son devoir, de dire par le
truchement de l'auteur-narratrice, ce qu'il entend
Ce qui déconcerte a priori le lecteur en dépit du
par l'art d'être père. Le lecteur attentif récuse toute
sens historique dont l'ouvrage est susceptible, c'est
forme de subjectivisme à la fin du récit. Ce qu'il
bien entendu le microcosme dans lequel l'auteur
balaie du revers de la main, loin d'être tardif,
l'introduit, l'invite à le comprendre alors que son
s'inscrit dan le processus de rédaction de l'Histoire
équipement mental, sa culture l'a prédisposé à la
(majuscule) des hommes, faite de l'histoire des
saisie d'ensembles sociaux, de grands événements.
collectivités, de 1'histoire sociale des particularités.
Peu satisfait peut-être de ce qui précède la
En revanche l'enchâssement des faits de la réalité
présentation des faits du passé, ce lecteur se
a abouti à l 'histoire dite quantitative comme
contenterait d'un avant-texte pour ainsi dire, proche
déduction de la biographie. Par une opération
de l'analyse existentielle de l'auteur, tout comme
inverse dont on tient compte des éléments
du récit au lieu de la préface du sociologue Jean
pertinents, en l'occurrence l'autobiographie dressée
Ziegler.
par procuration pour ainsi dire, Bouna Sémou
Niang apparaît dans toute la splendeur de l'être
C'est ignorer que la psychologie des profondeurs
humain, « tout un homme, (pour reprendre l'auteur
prise en compte dans l'étude d'une synthèse de
de Les Mots), fait de tous les hommes qui les vaut
l'homme résorbe la singularité de celui-ci dans le
général; elle en donne une nette image, un modèle,
un repère digne d'identification, en raison de
: Niang (Marne Bassine), Mémoires pour mon père, NEAS, 1997, p. 171.
Rousseau (Jean Jacques), Confessions.
l'intervention du sociologue qui comprend et
'Racine (Jean), Phèdre, vers 36.
4 N~ao (Cheikh Aliou). L'Exil d'Alboury, suivi de La Décision, Le Fils de
explique parce qu'il prend en compte l'apport du
l'Almamy, La Case de l'homme, NEAS, 1985.
psychologue. En raison surtout de l'idée de celui
, Id., ibid., p. 67.
(, Marrou (Henri-Irénée), De la connaissance historique Ed. Seuil 1954 p
255.
'
"
.
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tous et que vaut n'importe qui »7.
quelque part: Stèle pour Bouna Sémou Niang.
Mame Bassine Niang a donné le coup d'envoi dans
Le travail de mémoire que lui consacre sa fille et
une langue merveilleuse.
qui
chevauche
la
sociologie,
l'histoire,
l'hagiographie et la littérature, requiert un examen
Nous aurions voulu faire suivre ce travail de
minutieux. Les spécialistes des deux premiers
mémoire de celui du dramaturge Cheik Aliou Ndao.
domaines sont intervenus de façon magistrale;
En réécrivant un pan du passé du Sénégal, il a
l'auteur ajoué le rôle d'hagiographe.
rencontré sur le chemin de l'Histoire un peuple qui
laisse derrière lui la longue nuit coloniale. Le choix
Bouna Sémou Niang est un personnage de
du poète, délégué par les hommes ses frères est
l'Histoire; il a existé; le livre le fait toujours exister.
judicieux en ce sens que lorsque l'auteur de L'Exil
Le profil qu'il donne à voir dans la cellule familiale,
d'Albouritransfigure l'Histoire,« YamaNdiaye [la]
dans l'entour social 1'investit d'un certain charisme.
fille du Djoloff »9 et« le lion de Guîlé » aussitôt
La légende d'un B.S.N. éducateur a séduit plus d'un
d'apparaître l'une dans l'arènè de la danse, l'autre
fils du Sénégal. L'homme a su transformer son
sur son destrier.
milieu de vie, même s'il n'est pas natif du lieu
d'exercice de son pouvoir administratif.
La transfiguration fait allusion à une réalité; des
Les générations actuelles s'instruisent d'exemple
informations se distribuent; le dialogue des
en lisant les mémoires du père, en les écoutant non
personnages est mené et l'on sait que le message
d'une oreille qui rend compte d'une certaine
n'a pas subi le traitement de l'écriture qui dit ce
complicité entre un père et sa fille, entre une mère
qui ne se dit pas et c'est cela qui fait accéder le
et son fils mais de celle qui recueille les leçons
message retravaillé à la littérature.
profitables du maître. Cet « homme fait de tous les
hommes », donc proche des fils de la nation
Le même processus de transposition textuelle
sénégalaise, est digne d'admiration. Qu'importe si
s'observe dans La Bataille de Guîlé\\O, une
« le sang, ne les a pas fait descendre de l'Eléphant
chronique de l'Histoire portée à l'écran sous la
du Niani ».
forme d'un feuilleton.
Quel homme des temps nouveaux fera luire le beau
Sortirait-on du même canton imaginaire où se
nom de Bouna Sémou Niang ? L'historien, le
brassent le vécu (Mémoires pour mon père; La
sociologue, chacun a appelé du monde à quelque
Bataille de Guîlé) et le recréé (L'Exil d'Albouri ;
chose de remarquable dans une lumineuse préface.
La Bataille de Guîlé de Ibrahima Masseck Diop) ?
L'irrésistible devoir de mémoire est un vœu
Créer c'est choisir; l'on ne saurait donc évacuer la
d'écriture en même temps dédié à la jeune postérité.
part de liberté du poète-dramaturge chargé de fixer
Le regrrd de celle-ci porte les traits de B.S.N., un
le souvenir de la postérité, malgré la parenté
artisan de sa postérité en dépit des vicissitudes de
thématique de l'œuvre de fiction à venir et le récit
l'époque coloniale. L'on pourrait, parlant de lui,
de Marne Bassine Niang.
transposer le mot de Hugo lors des funérailles de
Balzac: «les grands hommes font leur propre
C'est peu de dire que Cheik Aliou Ndao-père a
piédestal, l'avenir se charge de la statue »8.
occupé les mêmes fonctions de Bouna Sémou
Niang en lieu et place. Le détail de deux itinéraires
Elevons un monument à sa gloire. Désignons
qui se croisent pourrait établir sinon des liens
l'artiste. Riche de l'histoire de l'homme du Niani,
affectifs du moins la volonté de retrouver la « trace
le poète « marche courbé dans [nos] ruines,
de Albouri » sur le chemin de (... ) sang [de] Ndao
\\ramassant la tradition ». Demandons à l'homme de
Kounda »11 .
Itous les temps d'user des mots jusqu'à la crypte pour
trouver les vertus cardinales du patriarche. Lisons
Sur le fil de l'histoire du Djoloff, du Cayor, du
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Niani, le vrai et le faux jouent en alternance. Le
texte est beau. Fait d'impuretés comme l'œuvre
rêve et le réel, ces deux catégories de la création
d'art, il ne se réduit pas aux éléments qui le
artistique ne sont plus perçues de manière
constituent et que signale la note de l'auteur. Il faut
contradictoire; l'une glisse sur l'autre; leur frange
cependant dire que l'un de ceux-ci, la littérature,
s'amenuise, un espace s'engendre à travers la grille
possède un pouvoir que les trois autres éléments
des faits du canton imaginaire; on capte les images
n'ont pas. Elle transfigure, investit les personnages,
du déjà dit. Mémoires pour mon père (1997)
les charge d'une mission conforme à l'éthique
empiète-t-il sur le territoire du dramaturge ou vice
négro-africaine qu'incarnerait le héros dans le
versa?
système dramatique et que ne cessent d'observer
les générations à venir. L'espace d'évolution des
Les faits se résorbent en définitive dans
personnages sera un univers dont les contours
l'univers complice du « mentir vrai» qui faciliterait
éclateront sous la pression du rêve et du vécu. Le
le fictionnement c'est-à-dire le passage à un autre
texte s'ouvrira alors pour donner libre cours à des
mode de transformation.
échappées imaginaires génératrices de sens. Dans
l'espace ouvert du texte le lecteur repère une
Fictionnement et dramatisation de Mémoires
surimpression d'images.
pour mon père
L'élan de générosité de Marne Bassine Niang, fût-
Est-il possible de représenter sur scène ce récit en
il « emphatique »14, retient cependant celle-ci en-
prose? L'on s'interroge au fond sur la nécessité de
deça du sens du discours. Les silences de la narration
glisser vers le genre théâtral alors que l'auteur ne
la confinent dans cette posture; « la parole [n'est
s'est fixé que l'objectif que Sartre assigne à
pas] risquée »15 ; la pudeur la bride, les pièges de
l'écriture: « làisser à la postérité le souvenir d'une
l'indicible la confisquent pour ne la restituer dans
vie exemplaire »12.
sa pureté qu'au prix d'une autre parole; celle qui
« soulève [Samba] et [le] projette au-delà [du]
Le choix du genre entraîne du coup la théâtralité
monde »16 parce que ce personnage d~ L'Exil vit de
c'est-à-dire le spectacle et le jeu; il suggère que si
« divagations»17 (p. 18) de liberté et meurt de
l'on est peu satisfait de cette vision de l'écriture
mutisme. Or « être sans paroles, dit la sagesse
que Mame Bassine Niang fait sienne, il importe de
dogon, c'est être nu » ; c'est ne pouvoir « parler avec
comprendre la perte des éléments textuels qui
[les] doigts, avec [les] yeux, avec [les] oreilles,
surviendrait dans le processus de réécriture, de
avec la plante des pieds, avec [la] peau »18 (cf.
transposition ou de transmodalisation. Césaire en a
L'Exil, p. 20).
bien compris la valeur éducative; de la poésie, il
est passé au théâtre ; il a élargi et conservé son
Ce que l'auteur de Mémoires pour mon père
public; de même La Bataille de Guîlé de Amadou
voudrait faire entendre dans l'espace ouvert du
Duguay Clédor a donné un téléfilm tout comme C.
monde, c'est la voix des êtres et des choses ; des
A. Ndao a exposé dans sa dramaturgie les enjeux
du voyage de Albouri, son « désancrage » vers
Ségou. Au récit épique des gens de parole, s'ajoutent
7 Sartre (Jean Paul), Les Mots, Ed. GalIimard, 1964, p. 214.
• Cité par Aliette Armel, in Magazine littéraire consacré à Balzac, n° 373,
les documents écrits, le tout considéré comme une
fév. 1999.
pièce dramatique avant la lettre, sans souffle
• Ndao (CheikAliou), Ka/rée, Grenoble, Eymond, 1964.
10 Amadou Dugnay Clédor, La Balaille de Guî/é, NEA, 1985.
créateur. Par le jeu de modes narratifet dramatique,
Il Ndao (Cheik Aliou), Mogariennes, Paris, Présence Africaine, 1970, p. 18.
11 Sartre (Jean Paul), Les Mots, op. cit., p. 152.
l'Histoire est recréée, « plus historique »13. L'on
13 Ndao (Cheik Aliou), L'Exil d'Albouri, op. cil., p. 9.
'4
sourit d'aise en songeant que le dramaturge aura le
Césaire (Aimé), Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Afri-
caine, 1971, p. 61.
talent de transformer en destin exemplaire la vie de
u Drevet (Patrick), Le Vœu d'écriture, petites études, Ed. Gallimard, 1998.
16 Ndao (Cheik Aliou), L'Exil d'Albouri, op. cit., p. 22.
Bouna Sémou Niang. Non parce que Mame Bassine
Niang n'a pas réussi son coup d'es~ai ; le tome
17 Ndao (Cheik Aliou), L'Exil d'Albouri, op. cil., p. 20.
premier présage le coup de maître du second. Le
J. Ndao (Cheik Aliou), L'Exil d'Albouri, op. cit., p. 20.
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vivants et des morts. L'on aura saisi le sens des
Marne Bassine Niang a sans doute des raisons de
phrases inaugurale et finale de l'ouvrage: l'une
s'inquiéter de l'enjeu d'un tel héritage. A-t-elle
renvoie à la littérature, l'autre au royaume des
réussi, à travers son objet de contemplation, à
ombres, deux espaces imaginaires de communion.
développer une conscience esthétique nourrie dans
Auteur et lecteur, sans se contredire, se
les valeurs du passé? L'écriture est solide, la bonne
comprennent dans un instant d'éternité. Fragile,
facture littéraire du texte en dit long. L'auteur a tenté
l'espace de l'instant se rompt; se rétablit lorsque
de présenter à la jeunesse d'Afrique un personnage
dans' l'espace du texte à venir, se télescopent la
qui se distingue des autres hommes par son image
réalité et la fiction, qu'au pays des Bassaris le soleil
sociale; sa singularité le hausse au rang de modèle.
se lève et réchauffe le royaume des morts. Les Fils
Elle a chuchoté dans le creux de l'oreille des jeunes
de la tradition retrouvent alors l'image du
lecteurs et mis au cœur l'orgueil de leurs pères. Il
patriarche et les Fils de la République en ont eu le
leur faudrait tout l'art des maîtres de la parole pour
regard ébloui.
entretenir le sentiment de l'honneur, du beau, du
vrai; il leur faudrait eritendre des bàkk, ces chants
La lumière de « l'ombre tutélaire [du] père »19
négro-africains tissés d'éloge et de gloire; ils
sauve ainsi les âmes patriciennes du vice; elle évite
soutiennent l'âme, la réchauffent, la gonflent de
à la race future de tomber dans de jeunes erreurs.
courage.
Les Fils de l'ère des indépendances africaines ont
Les véritables inspirateurs des nobles causes furent
connu la tourmente des mutations sociales; ils ont
les hommes du passé; ceux que la race fournit au
aujourd'hui atteint l'âge de raison; les leçons de
théâtre épique, ceux qui disaient : « Dunu daw mukk,
blason rappellent les principes de la tenue sociale
jamais nous ne fuyons ». Héritiers de la fibre
correcte héritée des ancêtres, les principes sur
ancestrale, ces Fils de la République ne se dérobent
lesquels on bâtit les Républiques de la Négritie.
point devant l'adversité, leur credo s'inscrit dans la
Voilà un nouvel orient à la vie: il annonce avec la
lutte contre ce qui aliène l'homme de Kipling,
publication de Mémoires pour mon père (1997)
autrement dit, ils seront hommes lorsque « le roi,
l'avènement du 3e millénaire: « La respiration d'un
les dieux, la chance et la victoire seront [leursl
autre siècle, dirait Chateaubriand, s'est fait
esclaves soumis».
entendre. ». Il est temps d'oublier les meurtrissures
du passé, de prendre un nouveau départ, l'an 2000
Ce qui doit préoccuper les Fils-des- Temps-
est le repère, un chiffre tout rond aqquel s'ajoute
Nouveaux consiste, - le Bourba de L'Exil a eu le
un (01) : le compte recommence, le temps fonce
pressentiment - à observer les images d'héritage,
sur l'homme. 1960 devrait cesser d'être la date
en subvertissant la folie guerrière du demi,.frère
fétiche des Républiques nôtres. Les matins
d'Albouri en un mythe autre que celui de la mort,
d'Afrique redeviennent des matins de reprise de
c'est-à-dire un mythe de vie raisonnable qui fuit
nos valeurs culturelles, de relecture de la profession
toute extrémité.
de foi de Lat Dior fondée sur les mots : baax,
faayda,jom ; ils interfèrent; la prise en compte de
Ecoutons Mame Bassine Niang.
Son livre est
l'un sans les autres affaiblit leur signification. Un
l'expression
d'un
acte
de
courage,
de
attelage sémantique s'impose par conséquent pour
reconnaissance. L'on ne serait pas surpris d'entendre
dire respectivement leur vérité fondée sur la bonté,
au tournant d'une page le cri de cœur de Pasteur
l'utile, l 'honneur, sur cette beauté des choses
parlant à ses parents: « C'est à vous que je dois
physiques, intellectuelles, morale et qui sont
tout. »
susceptibles du sens de jekk (harmonie), rafet
(beau), baax (bonté). Les Fils de la République
devraient, par-devers eux, sauvegarder le riche legs
des hommes de gloire.
'9 Niang (Marne Bassine), Mémoires pour mon père, op. cil., p. 171.
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_
Sans cet acte, sans le soupir de soulagement que
Les détails descriptifs non sans importance,
Mame Bassine Niang a exprimé à sa manière, le
le t~xte fragmenté en seize petits chapitres
tribunal de la conscience aurait, pour sûr, condamné
facilement recomposables en quatre actes de quatre
la première avocate du Sénégal.
scènes chacun, disent une certaine fièvre
d'expression et concourent à la future entreprise
Par devoir filial, elle s'est engagée de tout son être
artistique. Ce sont là des projets de réécriture, des
dans le travail d'écriture. Aurait-elle cru tenir « les
clins d' œil au lecteur-metteur en scène qui, sans le
mots pour la quintessence des choses »1 ? L'on ne
travail du dramaturge présumé serait amené à opérer
saurait l'affirmer; le non-dit empêche le texte
une translation : du texte écrit au texte représenté,
d'étaler sa surface. Une autre écriture procède du
dit devant un auditoire plus large que le lectorat, la
fictionnement, de la dramatisation. Elle est
transposition ne laisserait pas de poser quelques
susceptible de soulever la dalle des mots, de
ambiguïtés de montage liées au texte de base de
déverrouiller un espace de parole au bord duquel
Mame Bassine Niang, non conçu pour le dialogue
se tient l'auteur. Elle se prive d'y accéder. A défaut
des personnages, mais écrit pour comprendre de
d'atteindre un tel gisement, est-il indiqué de voir le
l'intérieur d'une famille la sagesse qui sous-tend
livre jeté au fond d'un placard et le lecteur privé de
son histoire. Le metteur en scène ou le dramaturge
sa nourriture? Il intègre un autre espace; une parole
auront, selon leur vouloir artistique, la latitude de
y est enfantée; elle se déploie sans fin à l'instar
manipuler les personnages, de leur prêter la parole,
des contes que Soriano appelle des « réalités
sans les détourner de leur vision du monde ni les
intemporelles »2 .
déposséder de leur destin.
Mame Bassine Niang a interrogé l'Histoire,
Dans « l'univers intérieur du monde », la nouvelle
elle a découvert dans la saga familiale qu'on est
parole qu'engendre l'autre écriture, circule, elle
toujours redevable à ses parents. Elle a plongé en
entraîne dans le même espace la parole de l'auteur
profondeur dans le caveau des siens et retrouvé le
qui se redéploie, se fait entendre à son tour; leur
fil de la structure de la parenté qu'elle n'a jamais
résonance se confond.
perdu. Mémoires pour mon père est la trace de la
quête des origines qui conduit tantôt au royaume
Tout compte fait le lecteur, Fils de la République
des morts, tantôt au royaume des vivants. Le
n'aurait pas besoin de rouvrir le placard; l'auteur
déplacement s'effectue dans la solitude, et « l'ombre
a déjà fait naître une certaine émotion esthétique
tutélaire du père» proche des ancêtres la suit,
en l'invitant à lire l'histoire du personnage central.
comme pour suggérer la mise en garde contre tout
Le cœur en a frémi. Les fils du pays ont donc ouvert
vacillement du système de référence qui maintient
leur propre placard en vue d'un enrichissement
l'équilibre de la société communautaire. Publié au
intérieur durable; cette parole qui s'entend dans
seuil du 3e millénaire, l'ouvrage prépare sans doute
l'espace sans limites du dramaturge-poète ne cesse
les esprits à se laver de la poùssière du siècle dernier. "
de charmer les âmes.
L'ère des procès est quasi révolue; la seule
Les artistes prendront qui la plume, qui l'instrument
digne de mémoire devrait être ramenée à la
de musique, d'autres entonneront un chant;
construction progressive d'une Afrique unie, au
ensemble, dans un autre langage, ils tenteront de
respect des valeurs de ses « fiers guerriers ». Le
rendre l'indicible. Leur art procède ainsi à la
regard dans la même direction, les Fils de la
désactualisation des faits de l'histoire locale pour
chefferie, les Fils de la République, en somme tous
que s' abolise l'opposition passé-présent; ère
les fils de la terre d'Afrique auront compris alors
coloniale, ère des indépendances. Il s'engendre un
espace utopique c'est-à-dire nulle part, le champ
1 Sartre (Jean Paul), Les Mots, op. cit., p. 121.
même de l'espace du texte de fiction.
2 Soriano (Marc), Les Contes de Perrault, culture savante et tradition po-
pulaire, Paris, Gallimard, 1977, Préf., p. X.
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qu'une « volonté a ( ... ) marqué la terre; qu'un
6. MARROU, (H.-I.), 1954. De la connaissance
cachet s'est enfoncé dans la cire »3. L'art promet
historique, éditions du Seuil, 1954,
une œuvre à venir; Mame Bassine Niang a donné
318 pages.
le ton en exposant quelques éléments de la destinée
d'un homme. Le dramaturge pourrait en féconder
7. NDAO, (C. A.), 1970. Mogariennes (Poèmes),
une œuvre et transfigurer une vie en « itinéraires
Paris, Présence Africaine, 54 pages.
spirituels ».
8.
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Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 009 N° 2-2007 (2ime Semestre)
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