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Sciences sociales et humaines
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L'HUMANISME DE MACHIAVEL
KouadlO SympllOTlen KOUADIO
Université de Bouaké
Bouaké-Côte d'Ivoire
RÉSUMÉ
Nicolas Machiavel, ce penseur politique est en effet le seul dont le nom soit en usage en désignant un
geme politique, voire un caractère moral dans la réalité des comportements humains.
Mais, s'il n'est question que de ce geme de comportement, n'est ce pas un phénomène aussi ancien
que les pratiques qui ont cours dans les sociétés politiques elles-mêmes?
Ses préoccupations dans leur ensemble s'inscrivent ici dans un souci de réalisme qu'on pourrait inscrire
d'abord dans une philosophie de J'existence en général. C'est d'ailleurs dans ce sens que le « machiavélisme»
se présente comme un humanisme.
Mots clés: Humanisme, machiavélisme, réalisme, Médicis, principautés
ecclésiastiques, Etat souverain, oripeaux spirituels.
politiques elles-mêmes? C'est pourquoi il importe de
nous demander pourquoi donne-t-on le nom de
INTRODUCTION
Machiavel qui n'a fait que le reprendre et, surtout, qui
ne s'est fait connaître par ses écrits et par sa pensée
L'humanisme de Nicolas Machiavel, comme
que dans un passé relativement récent, depuis cinq cents
éthique en politique, nous interpelle par le simple fait
ans environ. Par ailleurs, si c'est parce que Machiavel
que de toute sa pensée, ce qui semble le mieux connu
fut lepremier à s'exprimer publiquement dans un livre
et qui transcende en cela la connaissance de eette
sur ce phénomène dans un esprit stratégique pour la
pensée elle-même, c'est le « machiavélisme ».
conquête du pouvoir politique et surtout pour sa
Machiavel est en effet le seul dont le nom est en usage
conservation que son nom a servi à le désigner, il
en désignant un genre politique, voire un caractère moral
conviendrait alors d'étudier sa pensée POl;1f savoir à
dans la réalité des comportements humains. Il s'agit
partir de quel principe se définissent les fondements
d'une politique fondée exclusivement sur des
réels du «machiavélisme».
considérations de commodité, qui amène 1'homme
Ses préoccupations dans leur ensef!lble
d'Etat à exploiter tous les moyens, légaux ou illégaux,
s'inscrivent ici dans un souci de réalisme qu'on pourrait
pour parvenir à ses fins. Et ces dernières se résument
inscrire d'abord dans une philosophie de l'existence
dans le succès de sa politique.
en général. C'est d'ailleurs dans ce sens que le
Mais, s'il n'est question que de ce geme de
« machiavélisme» se présente comme un humanisme.
comportement, n'est-ce pas un phénomène aussi ancien
Nous relevons en effet dans ses écrits des éléments qui
que les pratiques qui ont cours dans les sociétés
se traduisent comme des leçons de sagesse'dans la vie .
politigue, ainsi comme nous le verrons dans les
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« Essais» de Montaigne des leçons de sagesse touchant
dans une monarchie; et par extension, autorité qui
à différents aspects de sa vie: de l'enfance, où il s'agit
détient la réalité du pouvoir dans n'importe quel Etat.
de «former le jugement », à la vieillesse où « Il faut
L'auteur part de la situation politique de l'Italie
cultiver sonjardin». Ainsi, de même que l'humanisme
du XV/III' au XVIe"" siècle qui se morfond dans une
de Montaigne se construit à partir des expériences de
situation d'anarchie généralisée. Mais cette situation,
sa propre vie, nous verrons que l'humanisme de
c'est aussi celle de Machiavel lui-même, un homme
Machiavel est en rapport très étroit avec la sienne. La
politique qu'une crise vient de réduire à l'inaction et
seule différence est que le premier énonçant une sagesse
qui envisage d'entreprendre son retour en grâce. Ses
pour sa vie privée, sa vie de citoyen, le second, c'est-
nouvelles ambitions politiques, il les consigne dans le
à-dire Machiavel, le fait pour la vie publique, celle de
rêve d'une reprise du pouvoir dont la mission
l'homme d'Etat, dans laquelle il se trouve lui-même
incombe au « Prince », un nouveau type d'homme
profondément impliqué, pour avoir été, par rapport à
d'Etat auquel 1'auteur confère un pouvoir fort et
la vie politique de son époque, témoin et acteur.
durable. Mais par rapport à ce pouvoir politique dont
C'est pour cette raison que les étapes de notre
rêve Machiavel pour l'Italie, comment se présentait
réflexion seront: la situation socio-politique de l'Italie
l'ordre politique ancien qu'il envisage de corriger?
du XVelIl' au XVlèm, siècle, avec la perte du pouvoir
L'Italie s'enracinait dans une tradition
politique des Médicis, qui correspond à la chute en
chrétienne qui voyait dans la politique le
grâce de Machiavel; puis la formation du prince et le
prolongement de la morale. C'était encore la
plaidoyer de Machiavel pour son retour de grâce.
conception médiévale de la politique qui insistait
davantage sur les aspects moraux du pouvoir que sur
I. SITUATION SOCIO - POLITIQUE DE
la question de stratégie en vue de la conquête et de la
L'ITALIE
conservation du pouvoir politique.
Or l'Italie de cette période du XVèm, au XVlèm,
La politique de l'Italie du XVèm, au XVIèm'siècle
siècle se caractérisait par une avance culturelle et
se basait sur la morale et la neutralité. Autrement dit,
économique en Europe, contrastant fortement avec
comme l'indique Machiavel, « la tranquillité du pays
son retard politique et militaire.
reposait sur un système d'équilibre d'autant plus aîsé à
Du point de vue économique, le secteur ah'Ticole,
sauvegarder que l'Italie vivait en vase clos et qu'aucun
secteur essentiel de l'économie en Europe en généraL
de ses Etats n'était en mesure de se lancer dans une
connaissait en Italie d'importantes transformations
grande aventure guerrière »1. Mais une telle situation
reposant sur la demande des grandes villes en forte
rendait aussi le pouvoir politique impuissant et exposé
croissance démographique. Quant à l'industrie, clle
à l'annexion étrangère. Ainsi, Charles VIII, à la tête
d'une croisade militaire française à Florence, n'eut
connaît des innovations en mécanique, en optique et en
aucune difficulté à provoquer la chute du pouvoir des
horlogerie, dimensions auxquelles s'ajoute le textile qui
Médicis et le rétablissement de la république dont
bénéficie d'une organisation selon les structures
Machiavel fut le Secrétaire à partir de 1498. Mais en
c a p i t a l i s t e s
1512,
L'économie italienne repose dans son ensemble
les partisans des Médicis envahissant le palais
de la Seigneurie, ce fut la reprise du pouvoir des
sur le rayonnement d'un cornn1erce italien qui prospère
dans toute l'Europe occidentale. Les atouts de ce
Médicis. Machiavel fut alors chassé de son poste et
contraint à l'exile de l'administration pour 15 ans.
commerce, ce sont des teclmiques conm1erciales que
les Italiens maîtrisent parfaitement à cette époque déjà:
C'est pendant cette période qu'il réfléchira sur
comptabilité, assurances, lettre de change, chèque
les actions passées, les siennes et celles des autres,
bancaire. Le premier chèque connu en Europe est italien
de même que sur la république romaine pour
et
il
date
de
1374.
comprendre d'où venait la rigueur de cette
Participe aussi de cette influence de l'Italie en
république qui faisait défaut à Florence. Il
Europe occidentale sa renaissance culturelle faite de
s'interrogera également sur les leçons que le
retour à des sources anciennes, et d'émergence de
républicain de son temps pouvait tirer de la réussite
valeurs nouvelles. Le réalisme traverse tous les genres;
des anciens.
et cela, de la peinture à la sculpture. Au plan de la
Le projet politique de Machiavel consiste à
conception de l'hol1m1e, c'est la promotion de l'individu
former un nouveau type d' homme d'Etat pour l' Italie
sortant de sa nature pécheresse. Théoriquement, il n'y
à travers « Le prince », individu qui exerce le pouvoir
a plus de droit divin et la politique se démarque des
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sentiments. Tout est en place dans les esprits pour
Enfin, cette division politique que connaissait l'Italie
comprendre qu'il est question de légitimer le pouvoir
s'accompagnait d'une impuissance militaire dont
politique dans son autonomie et sur la base du calcul et
Machiavel établit clairement la cause dans le recours
de
la
force.
systématique des gouvernants aux « armes
Mais comment articuler toute cette avance
mercenaires »et dans l'oubli total des principesmilitaires
économique et culturelle autour de la réalité politique
des anciens. Ainsi, les princes d'Italie ont perdu leurs
et militaire? Voilà ce qui faisait cruellement défaut à
Etats et leurs principautés par faute « d'armes
l i t
a
1
i
e
propres », c'est-à-dire d'une armée levée sur leur
Aussi demeurait-elle impuissante à se constituer
propre territoire, en ignorant que l'autonomie militaire
en un Etat souverain et unifié; ce qu'avaient fait, quant
était le socle de tout pouvoir politique, « ." pour tout
à eux, dans la même période, plusieurs Etats européens
Etat, soit ancien, soit nouveau, soit mixte, les principales
qui étaient d'ores et déjà engagés dans la voie de leur
bases sont de bonnes lois et de bonnes armes» (4).
unité politique. Toute la péninsule était ainsi émiettée en
Machiavel insiste en cela sur la rigueur qui témoigne du
une multitude de principautés ecclésiastiques, sorte de
mérite d'un gouvernant dont le pouvoir n'a pas été
petits Etats rivaux acquis au hasard de la "fortune",
héri'té ou reçu dans les circonstances du hasard. Car,
sort excluant le mérite, le talent, le génie personnel ou
dans le cas contraire, le souverain s'oublie dans
l'effort
du
prince.
l'habitude d'une paix artificielle et la confiance illusoire
C~s principautés ecclésiastiques étaient
dans la stabilité d'un pouvoir fondé sur la tradition. en
soutenues par les anciennes institutions religieuses qui
ignorant que la tempête peut toujours arriver.
fondaient la politique sur la base de la religion et de la
De ce qui précède, nous pouvons alors retenir
neutralité.
que le retard politiqueet l'impuissance militaire de l'Italie,
Maisune situation aussi précaire n'était pas sans
autrementdit une Italie à la fois aussi ri.;he etaussi faible,
. menaces graves d'annexions et d'instabilités pour
qui n'était donc pas à même de protéger son
l'Italie. «Ces potentats avaient à prendre garde à deux
développementéconomique etsonrayonnemtnl culturel
choses principales; l'une, qu'un étranger n'entrât en
s'exposait en Europe en objet de convoitises et
'armes en italie ; l'autre, qu'aucun d'eux n'étendît son
d'ambitions expansionnistes. Aussi la pénétration
territoire »2. Et Machjavel de proclamer avec insistance
étrangère y fut-elle d'autant pl~ fllCile qQe les princes
qu'en dépit des oripeaux spirituèls dont elle était
italiens n'hésitaient pas à recourir les uns contre les
couverte, la politique pontificale n'obéissait à d'autres
autres à des armées étrangères.
lois qu'à celles du plus temporel des Etats. De fQit, le
Le premier perdant •
les guerres d'Italie, est
montrait-II, la fragilité du pouvoir politique en Italie
tout mumellement l'Italie elle-lllêp1e, Ainsi, Machiavel
incombait à l'Eglise qui, « n'ayantj~s été assez
résume les malheurs de l'Italie <fans ç~e phrase:
puissante pour s'emparer de toute l'Italie, .... (l'était
« L'Italie a été courue pat Charles, pillée par Louis,
cep~ndant ) assez pour empêcher un autre de
violée par Ferdinand et~sbopor:ée par ~es Suisses»1•
l'occuper »3. Autrement dit, l'Eglise aura été la cause
Aussi entreprit-il de ~Yl!-illèr contre la décadence
du fait que ce pays n'ait jamais pu se réunir sous un
politique de la péninsule en se mettant en service pour
chef: et qu'il ait été divisé entre plusieurs petits princes.
laconstitutionde l'Etat italien.
C'éstaillsi, pouvons-nous conclure sur cette idée, que
.
Mais Machiavel lLU service de l'Etat, c'est
des cinq grands qui dominaient la péninsule, Florence,
Machiavell'holtime politique en quête de son retour
Milan, Naples, Rome, Venise, la Rome des Papes
de grâce. C'est pourquoi il seraitjûsie 4'aff1IlTlerque
portait dans l'impuissance politique de l'Italie, une
l'une des grandes motivations de son œuvre, c'èst,
responsabilité que Machiavel n'aura jamais cessé de
plutôtqu'une simplepassion intellectuelle de fonnation
d
é
n o n
c
e
r
altruiste ou qu'une démonstration de sentiment
patriotique en cherchant à investir son pays de la
puissance et de l'honneUr qu'il lui fallait en tant que
nation, l'intérêt personnel de Machiavel, la passion
d'une ambition qu'il tient à satisfaire dans le réalisme
d'une entreprise au bout de laquelle il se voit lui-même
FoolDoln)
bénéficiaire: lareconquêted'W1esituation, laréalisation
Mochiavel, Le pri"ce, pp. 21·22.
d'un retour de grâce politique.
Ibid, p. 21.
Mochiavel, Discours, Livre l, Chapitre XII, pA16.
l
levue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. OOS N° 1-2007 (Ior Semestre)
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Sciences sociales et humaines
II. FORMATION .DU PRINCE ET
PLADOYER POUR UN RETOUR DE
GRÂCE
C'est en cette période aussi où, se sentant au plus
profond de l'a~ertume causée par la perte de sa
Revenons sur la situation personnelle de
position sociale et politique d'antan, l'ancien Secrétaire
Machiavel avant sa disgrâce politique et sociale. En
de la république florentine, rêvant de refaire sa situation,
1498, Machiavel est nommé Secrétaire de la seconde
va se consacrer à préparer des idées à mettre au service
chancellerie. Il est en outre Secrétaire des dix notables
des tenants du pouvoir actuels en espérant de ces
élus de Liberté et de Paix sous larépublique de Soderini.
derniers, Voici à ce propos, ce qu'il écrit à l'adresse
Ses responsabilités s'étendent aux questions d'ordre
des Médicis:
intérieur, de relations extérieures et de défense de la
république. Très vite, il sait se montrer efficace et se
« Ceux qui ambitionnent d'acquérir les
voit confier les missions les plus délicates.
bonnes grâces d'un prince ont
Comptes rendus, lettres, rapports jalonnent ce
ordinairement coutume de lui offrir (....)
travail passionnant qui ne se limite pas aux tâches
quelques-unes des choses qu'ils
diplomatiques. C'est que, depuis 1500, Machiavel est
estiment le plus entre celles qu'ils
devenu recruteur d'une milice nationale, projet auquel
possèdent ou auxquelles ils le voient se
il n'épargnera aucun effort. Pier Soderini a donc auprès
plaire davantage. Désirant donc me
de lui, pour conseiller et homme de confiance, un être à
présenter à votre Magnificence avec
l'âme ardente et aux conviétions fermes.
quelque
témoignage
de
mon
Mais à partir de 1512, l'aventure républicaine
dévouement, j'ai trouvé dans tout ce
de Florence se termine avec le départ des Français
qui m'appartient rien qui me soit plus
que la Sainte-Ligue, conduite par le Pape Jules II, chasse
cher ni plus précieux que la
d'Italie. Ce fut la reprise du pouvoir des Médicis qui
connaissance des actions des hommes
s'emparent du palais de la seigneurie et chassent Pier
élevés en pouvoir, que j'ai acquise soit
Soderini, le chefde la république florentine. Un décret
parunelongueexpériencedesaffarres
est pris contre Machiavel, qui le démet de son grade et
des temps modernes, soit par une étude
l'exclut de l'administration: on ne lui pardonne pas
assidue de celles des tèmps anciens,
d'avoir été l'homme de confiance et complice de
que j'ai longuement roulée dans ma
Soderini. En février 1513, accusé d'avoir participé à
pensée et très attentivement examinée;
un complot, il est jeté enprison ettorturé. Mais il est
et qu'enfin j'ai rédigée dans un petit
amnestié trois semaines plus tard, faute de preuve pour
volume que j'ose adresser aujourd 'hui
son inculpation. Machiavel suit tout de même Soderini
à votre Magnificence» 1•
dans la disgrâce. Et en dépit de ses efforts pour gagner
la confiance des Médicis, il n'est pas autorisé à
Le projet politique de Machiavel s'énonce dans
conserver son poste. Les nouveaux maîtres de Florence
les questions suivantes: comment arriver au pouvoir?
jugent même prudent de le placer en résidence
Comment l'exercer? Comment le conserver?
surveillée. Ce n'est donc pas de gaîté de coeur qu'il
Le préalable dans ce projet, c'est l'unification
quitte Florence pour se réfugier avec sa famille à Santo
de l'Italie par un homme fort, car, affirme-t-il, « il faut
Andréa suite à son implication, bien malgré lui, dans la
un homme seul pour fonder une république »2. On voit
donc tout indiqué l'option qui correspond aux
conspiration de 1513 contre les Médicis.
Tout le malheur de la situation de Machiavel en
aspirations de rauteur en fonction du rêve et de
cette période se résume dans cette confidence qu'il
l'ambition que caresse Machiavel : lamonarchie. C'est
adressa à son ami Vettori « Je sens que je m'use et
à travers un tel régime qu'il est plus aisé de bâtir un
pouvoir fort. « Aucun pays ne fut jamais uni ou heureLL'<
cela ne peut pas durer de la sorte sans qu'à la longue
s'il n'en vient jamais à obéir tout entier à une républiqm
la pauvreté nef~se de moi un objet de mépris »2.
ou à un prince, comme il est arrivé à la France ou i
l'Espagne »3. Et justement, l'idée que vise Machiavell
explicitement pour objet de faire accéder l'Italie au ranI
(l'-oornolts)
d'un Etat national, à l'égal de la France et de l'Espagne
, Machiavel, Le prince, chapitre XII, p. 135
2 Machiavel,
ExtraÎt d'une lettre à son ami Vettori, le 10 décembre
Et si, pour la réforme de l'Etat italien, l' auteur fonde 1.
1513,p.1437.
pouvoir de son héros sur la base du dieu de la politiqw
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qui est le rapport des forces et la violence, c'est
entre les mains la ruse et la cruauté contre les hommes
précisément parce qu'il est inspiré par la lecture des
si le bien de l'Etat l'exige.
anciens, Polybe et Tite-Live, qui ont tracé l'aventure
Mais ces
moyens
indispensables de
de la république romaine. De ces auteurs il retient surtout
gouvernement ne prouveront leur efficacité que selon
la nécessité des valeurs civiques à l'allure de la "Pax
le mode d'acquisition du pouvoir qui exclut
Romana". 11 rêve que son « prince» pourrait être
l'opportunisme ou Le hasard.
Julien de Médicis qui exerce l'autorité à Florence au
Fonder un Etat implique de savoir comment
nom du Pape dont il espère sa réintégration dans
pr~ndre le pouvoir et le garder. C'est à ce but que
l'administration florentine, ou sa nomination dans une
Machiavel subordonne toute action du prince. C' t;st
fonction à Rome.
cette passion qui l'inspire et qui fait que le prince, investi
Et c'est ici qu'on pourrait se poser à juste raison
de ses responsabilités exceptionnelles, se trouve placé
la question de savoir si ce qu'entreprend Machiavel
hors du commun et doit savoir entrer dans la voie du
ne vise pas à former un tyran.
mal si cela est nécessaire.
Il part en effet d'un principe: Il faut privilégier en
Pour lui, la violence du politique est donc
politique la raison d'Etat. Le prince doit écarter toute
indispensable, parce que les hommes sont à la fois
considération sentimentale ou morale; pour atteindre
stupides et méchants. Le prince qui s'abstient de la
ses objectifs, il ne doit pas hésiter à recourir à la force
violence ne peut éviter sa propre perte ni la ruine de
ou à la ruse, quand cela est nécessaire. Pour lui, cela
son Etat. « ... qui veut faire entièrement profession
constitue un principe de gouvernement qui trouve son
d'homme de bien ne peut éviter sa perte parmi tant
fondement dans la connaissance de l'être humain.
d'autres qui ne sont pas bons »6. Au sujet du rapport
Ayant en effet tiré de son expérience de la vie
de la politique à la morale, le prince de Machiavel doit
politique de Florence et de son étude de l'histoire
se donner le moyen de les distinguer en sachant se tenir
à distance de la séduction du peuple qui ramollit le
romaine des leçons sur la malveillance et la nature
cœur et affaiblit la volonté politique, car cela, bien
pessimiste de l'homme, Machiavel se propose de
souvent, finit par s'accompagner du sacrifice déraisonné
donner à son souverain des enseignements qui devront
de la raison d'Etat. Machiavel pense en effet que
lui permettre de se maintenir au pouvoir. Sa théorie
l'amour que le peuple a pour son prince peut être un
politique est construite sur un certain pessimisme à
moyen pour celui-ci de gouverner, mais il doit plutôt
l'égard de la nature humaine. Il est acquis à l'idée que
préférer la crainte à l'amour.
les hommes sont méchants, ingrats et de nature
Enfin, l' objectifimmédiatement rechen;hé par
dissimulée.
l'ancien haut fonctionnaire de l'administration
La conception anthropologique de Machiavel
florentine, c'était l'unification de l'Italie qui, depuis
repose sur l'idée que les hommes sont par essence
quinze ans, restait la proie facile des envahisseurs
« des êtres de désirs et de passions »4, que la raison ne
français et espagnols. Et pour ce faire, Machiavel ne
dirige qu'exceptionnellement.
voit que la nécessité d'une monarchie, c'est-à-dire
C'est pourquoi, pense-t-il, « quiconque veut
« une main royale qui, par sa puissance absolue et
fonder un Etat et lui donner des lois, doit supposer
excessive, mette un frein à l'excessive ambition et
d'avance les hommes méchants et toujours prêts à
corruption des puissants»7•
montrer leur méchanceté toutes les fois qu'ils en
trouveront l'occasion »5.
Constatons ainsi que les "cruautés" dont on
serait tenté de penser que Machiavel investit le prince
ses sujets constitue le répondant harmonieux de ce que
renferme la nature des hommes dont il est question de
faire des citoyens. De la sorte, la fin, pour Machiavel,
justifie les moyens, tel qu'il en témoigne ici: « que le
(Footnotes)

1
Machiavel, Le prince, Voir D~dÎcacc à Laurent de ML':dll':15. p. 288.
prince songe uniquement à conserver sa vie et son Etat:
l
Machiavel, Discours. Livre J, chapitre IX, p. 405
s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés
.'
Ibid. Livre 1, chapitre XII, p. 416.

Ibid, Discours, Livre 1. chapitre XXXVII.
honorables et loués par tout le monde» (II). Ainsi,
,
Ibid, Livre 1, chapitre III.
par exemple, le prince devra débarrasser l'Italie du
c,
Ibid. Livre I? chapitre LV
, Ibid, pp. 497-498.
pillage et de l'anarchie.Aussin'hésite-t-il pas àlui mettre
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 008 N° 1-2007 (1" Semestre)
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CONCLUSION
4. LEFORT, C.,
1986. Le travail de l'œuvre
Machiavel, "Bibliothèque de philosophie", Ed.
Au début de notre réflexion, nous annoncions
Gallimard, Paris.
l'humanisme de Nicolas Machiavel. Le voilà donc dans
le « machiavélisme ». il n'arien de gratuit et il n'arien
5. PLATON, 1950. Hippias mineur, œuvres
conceptuellement de monstrueux non plus pour qu'on
complètes, Tome l, "Bibliothèque de la Pléiade", Trad.
en ait retenujusque-là l'idée de cette nature de cruauté
Léon Robin, Ed. Gallimard, Paris.
humaine qui défigure l'âme en la vidant de son essence
divine. Il se caractérise plutôt par un sens très poussé
6. PLATON, 1966. La République, Trad. Robert
de réalisme. C'est un réalisme qui s'élève de
Baccou, Ed. Flammarion, Paris.
l'expérience profonde de l'auteur tirée de son passé
dont il sent l'action inachevée' pour charger
7. ROUSSEAU, 1. 1., 1966. Du contrat social, Ed.
d'aspirations à l'universel tout son être.
Flammarion, Paris.
Machiavel se sent un appel renouvelé pour servir
son prochain dans la volonté ardente de reprendre du
8. SPINOZA, 1980. Traité politique, Trad. Charles
service dans l'administration de son pays. Dans le
Appuhn, Ed. Flammarion, Paris.
passé, il n'avait pas achevé sa mission; et c'est celle-
là même dont il poursuit inlassablement le désir de
réalisation, en oeuvrant pour être au service d'un
souverain instruit de ses leçons et de ses conseils.
Notons ici que tout ce qui transparaît de ses idées
comme cruauté ou immoralité, comme méchanceté et
vulgaire pragmatisme est à juger à l'aune de la nature
profonde de l'homme auquel cela s'applique. Du reste,
c'est dans la durée que se mesure réellement la valeur
pratique des actions qu'on pose à l'intention de ses
semblables, qu'il s'agisse de particuliers ou de
communautés.
La lucidité de Machiavel par rapport à l'histoire
réelle des hommes, la rigueur de ses analyses concernant
la logique des rapports de force et des ruses du pouvoir.
ont certainement permis aux penseurs qui l'ont suivi de·
mieux appréhenderla politique, d'en saisir la complexité,
les détours ainsi que les risques.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. MACHIAVEL, N., 1952. Œuvres complètes,
"Bibliothèque de la Pléiade", Trad. Edmond Baincou,
Bd. Gallimard, Paris.
2. MACHIAVEL, N., 1980. Le prince, Trad. Yves.
Lévy, Ed. Flammarion, Paris.
3. FICHTE, J. n, 1981. Sur Machiavel écrivain, in
Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques
de 1806 à 1807, Collection "Critique de la politique",
Trad. Luc Ferry et Alain Renault, Ed. Payot, Paris.
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