- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Sciences sociales et Ilumaines
TYPOLOGIE DE LA DELECTATION AMOUREUSE DANS
LE RECUEIL ALCOOLS DU « MAL-AIME» GUILLAUME
APOLLINAIRE LE
Djall Célestin DADIE
Enseignant-Chercheur à Université de Bouaké
Abidjan - Côte d'Ivoire
RÉSUMÉ
Parmi tous les poètes du premier quart du xx" siècle, Guillaume Apollinaire, par ses essais de
renouvellement de l'art, reste celui qui a conduit l'esthétique il son plein épanouissement. Il est de ce fàit un
auteur incontournable de la littérature française de son époque et de tout le siècle qui l'a vu naître en tant
qu'artiste et disparaître comme une étoile filante.
Undes aspects de cette œuvre maintes fois commenté par la critique demeure à cejour l'inclination de
l'auteur pour les femmes. Apollinaire ne se sent pas moins « mal-aimé» et son écriture semble à chaque pas
traduire le malaise d'un rejet ou d'un désir inassouvi. Le mystère reste alors tout entier sur ses sentiments et
justifie une quête nouvelle.
Mols clés: eau, amour, alcools, la Seine. mal-aimé, le Rhin, délectation, nature.
I N T R O D U C T I O N
voyait l'auteur qui a incarné au plus haut degré
l'aventure intellectuelle et esthétique du XX" siècle.
De toutes les époques qui ont vu se construire
Auteur incontournable de la poésie moderne, toute
l'édifice littéraire français, le XIX" sièclc est. sans nul
étude se rapportant il l'œuvre d'Apollinaire est en soit
doute, celui au cours duquel la poésie française atteint
une gageure. De surcroît conduire une analyse autour
son apogée. Les grands écrivains de l'époque impriment
d'une typologie des sentiments anl0ureux ne constitue
une orientation nouvelle il 1'rut qui ah< lutit il "avèocment
pas moins un risque lorsque l'on sait son importance
du Romantisme, du Parnasse et du Symbolisme. Ces
dans la poétique d'Apollinaire. Il est donc évident que
trois mouvements artistiques étendent. d'une manière
dans la présente démarche nous ne saurions nourrir
ou d'une autre, leur influence sur la 1ittérature du XX"
l'ambition d'explorer tous les contours des rapports
siècle. Ainsi. même s'il refuse d'appartenir il toute
implicites et explicites de cette vaste thématique. Nous
chapelle il 1ï mage de Baudelaire, 011 peut estimer que
comptons de cc point de vue nous appuyer sur une
Ciuillaume Apollinaire tire un large prolit de du
plmalité de méthodologies, à savoir l'histoire. la critique
symbolisme
finissant '.
sociale. le structuralisme 1 et stylistique pour mieux
lin effet. en tentant de concilier le lllnd romantique il la
ccmer. par lUle <U1a1yse des signes linguistiques tels qu'ils
forme parnassienne rigoureuse, le symbolismc était
sont consignés dans le recueil. le sens des images dont
parvenu ùdes ail iances délectables de morphèmes ou
regorge
le
texte.
li' 0noncés dont le poème « Correspondances »~ de
Pour répondre il la problématique posée par la
Charles Baudelaire est l'aboutissement. Le génie
formulation du sujet. nous comptons conduire notre
créateur y établit. par le moyen de la lor01. une relation
analyse à trois niveaux. En guise d'état des lieux. nous
entre les réalités dïd-bas et celles de la voûte étoilée.
examinerons d'abord les rapports entre les objets et
Ce qui est en soit un aperçu de l'esthétique symboliste.
de la nature dans le recueil. En second lieu. nous
C'est sous le même angle qu ï 1convient d'analyser la
plancherons sur la symbolique de l'eau et son mode de
dimension de l'écriture de celui en qui André Breton
production de sens par rapport au thème de l'amour.
Rcvuc du CAM ES -Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 2-2006 (2'·" Semcstrc)
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ScieIl ce.'" 10cÙtfe,..' et fllllllltilles
-------------------------------
Notre troisième point s'mticulera autour de la galaxie
aquatiques. Il sc subdivise en éléments aJtiticic1s et à la
des femmes dans le recueil et leur incidence sur le
végétation naturelle proprement dite.
sentiment
du
« mal-aimé ».
Avant l'étude à proprement parler, il convient de
1. 1 Les éléments artificiels
préciser que la présente analyse s'attachera plus à
décrire les différents modes de manikstation des
Le paysage artificiel dans Alcools s'élabore à
thèmes.
partir de tout ce qui est construit par l'homme. Au
nombre de ce lexique figure tout ce qui a trait aux
1.
LA NATURE
ET
LES
OBJETS
activités maritimes et qui pcl111et certainement la tàbrique
ASSOCIES AU DELIRE SENTIMENTAL
de certains objets, de certains biens dont la présence
Le thème de la nature est un sujet récurrent dans
dans le texte participe de l'univers aquatique. Les
la poésie française. Il connaît son essor au XIX" siècle
bateaux, \\cs barques et autres nav il'es, sans être
à la faveur du Romantisme et se transforme alors en
constitués d'cau s'en trouvent donc liés. Ces bütiments
une source inépuisable d'inspiration ct d'dlluves
comportent. dans leur emploi, les traits sémiques de
sentimentales. « La !1alure esl helle ellOUcha!1le »1.
l' cau. Ils existent pour ct relati vement à l' cau. 1.es bords
Cette étude de la nature porte non pas sur la nature en
d~s cours d'eau, des mers et océans notamment. sont
général mais précisément sur la nature aquatique. Elle
bondés de ces navires. C'est d'ai lieurs ce spectacle
est 1iée à reau et ne saurait exister sans elle. Apoll inaire
pictural qu'Apollinaire décrit dans le groupe nominal:
fait siens ces vers de Charles Baudclaire. son illustre
« les l'aisseaux des armaleurs »~. L'accent y est mis,
devancier:
à travers ce segment de vers. sur J'outil et k: métier
« Homme lihre, loujours III chériras la 111er!
aquatiques.
La mer esl Ion miroir: 1/1 conlemples Ion
Le monde aquatique artificiel est 1ivré également
"
1
ame. »-
par certains mots significatifs comme havre. jJorl et
Tout comme Baudelaire qui consacra une part
ponl. Les deux premiers morphèmes désignent des
importante de son œuvre à la description des paysages'.
espaces aménagés pour l'accostage des navires. Ils sont
Apollinaire se livre à lll1e descliption de l'environnement
l'équivalent l'lm de l'autre selon un angle synonymique.
aquatique. S'il existe des poèmes que I"on peut qualifier
Quant à l'autre il désigne Wle construction particulière
de « poèmes de l'eau », tous les poèmes, du moins un
dont le rôle est de permettre le franchissement d'un
grand nombre d'entre eux, fournissent des infonnations
obstacle se ramenant ici au cours d'eau. Celui-ci pennet
se rapportant à l'espace hydroponique ou à toute idée
la jonction de delL'< rives. L'emploi du morphème « pont
s'y rappoltant. Ainsi, le paysage aquatique renvoie non
»est d'une richesse importante. Il renvoie en effet à
seulement aux cours d'eau ainsi qu'à l'étendue
une infrastructure sur un neuve en plein cœur de Paris
océanique mais indique également tous les indices se
mais également à une source lyrique des plus
ré1erant à la navigation, à la végétation et aux activités
productrices dans la création esthétiq ue de Gui llaume
Apollinaire. Le Pont Mirabcau5 dont il s'agit ici est en
etTet construit sur la Seine, fleuve majeur dans la
poétique de l'eau chez Apollinaire. C'est en cela que
l'on pourrait le qualifier de pont fluvial.
(Footnotes)
1 Ce qu'écrit Michel Décaudin à propos de l'arrivée de
Cendrars dans la poésie française, arrivée qu
(Footnotes)
'il mmonce comme «l'irruption iconoclaste d
1 Guillaume Apollinaire. Alcools, Paris. Gallimard, 2002, «
'un barbare parmi toutes les vieilles gloires de la queue du
La Chanson », p.20.
symbolisme» est également valable pour Apollinaire, (cf.
article de Michel Décaudin dont le titre l'st: «
Charles Baudelaire.
De la di tliculté d'être Bla ise Cendrars» in Rel'lle Europe
Les Fleurs dUlllal, « L'Homme et la mer », Paris. Ilachette,
na 566, Paris,juin, 1976, p. 13).
1973. p. 32.« Paysage» est le titre du premier poème de la
~ Cc poème est extrait du recueil de poèmes de Charles
section « Tableaux parisiens» de Les Fleurs du lIIal de
Baudelaire Les Fleurs du Mal, Paris, Hachette, 1973.
Baudelaire.
.\\ Dans son introduction à l'ouvrage
QII 'est-ce qlle le structuralislIIe ?
Guillaume Apollinaire. op. cil. «Cortège», p.49.
de Todorov, François Wahl définit le structuralisme comme
~ «Le Pont Mirabeau»,-titre d'un poème d'Apollinaire est
suit: « Sous le nOI11 de structuralisme. sc regroupent les
également une infrastructure réalisée sur la Seine en pleine
sciences du signe, les systèmes de signes ». Paris. le Seuil,
ville de Paris.
p.12.
108
I~cvue du CAM ES - Nouvelle Série 8, Vol. 007 N° 2-2006 (2'"'' Semestre)

Pour ce qui est des embarcations comme
« hateau, harlJue. navire» etc., mais également les
éléments comme « les ponts, les havres}} et « les
draRues
», force est de reconnaître kur valeur à la fois
sémantique et pittoresque. Par leur seule présence sur
les bords des mers et des océans, ils Jinissent par rendre
le paysage enchanteur en corrélation avec l'cau, élément
naturel. dont se dégage tout le charme recherché par
les romantiques.
Mais à côté de cet aspect arti liciel témoignant
de la domination de l'action humaine, l'on dénombre
aussi un riche lexique se rapportant à l'aspect naturel
dont il va être question dans le point suivant.
1. 2 La végétation aquatique
AI' opposé du paysage arti liciel produit de
l'intelligence humaine, se déploie lm panorama dont la
conception échappe à 1'homme dans la mesure où ce
demier se rattache plutôt à la nature. Le premier indice
sc rapporte aux cours d'eau qui irriguent toute l'œuvre.
L'eau est donc d'abord appréhendée dans une
riche multitude qui pourrait se réduire à une trivialité.
Au plan de l'entendement, elle est avant tout perçue
sous unc fom1e liquide. Mais dans celtaines conditions
de températures élevées ou basses. elle peut prendre
la fom1e gazeuse ou solide. Dans son état premier, elle
inonde alors de son omniprésence tout l'espace du
recueil. Tandis qu'elle apparaît sous les traits solides
dans le poème «La Blanche neige» il travers les flocons
de neige. La multitude de cours d\\?au s'inscrit ainsi
dans la poétique de l'eau et se pronh:nt à la lecture des
lacs, des étangs, des ruisseaux, des rivières, des fleuves,
des mers et des océans.
Certains éléments de cette énumération
bénéficient d"tm degré de précision accru relativement
aux autres qui ne jouissent d'aucun indice de
détermination dans le texte d'Apollinaire. En effet, les
neuves dont il est fait explicitement mention sont: « le
Rhin
», « la Seine », « le Rhône ». I( le Jourdain» et
« l'Euphrate ». Au demeurant, Apollinaire étend sa
vision exploratrice au-delà de l'Europe. Le Jourdain et
l'Euphrate qui sont des fleuves du continent asiatiq ue
développent une vision à la fois exotique et unanimiste,
mais sans doute aussi biblique chez le poète. Il est à
rimage d'lm navigateurqui explore mers et océans pour
en rapporter les merveilles.
Quant aux mers, à travers les expressions « la
Méditerranée» et de « la Mer rouge », elles
rapprochent le poète du continent africain. Le
simultanéisme ' d'Apollinaire le porte dans tous les
Revue du CAM ES - Nouvelle Série B. Vol, 007 N° 2-2006 (2·.... Semestre)
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Sciences sociales et humailles
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accentue en même temps [a valeur captivante du
Demeurc des divinités comme les monstres, [cs
panorama et accroît la dimension pittoresque du vers
nymphes, [es naïades, [es sirènes, selon [a mythologie
apollinarien.
gréco-romaine, l'eau est un élément dynamique. Elle
La nature, cadre propice à \\' elTusionlyrique, se
peut changer d'aspect et de condition. Elle est au
retrouve dans [e texte d'Apollinaire qui dép [oie [es
fondement de tout a[imentet de toute boisson. Ellejouit
images heureuses de [a floraison au bord du
ainsi d'une valeursocio anthropologique par les usages
Rhi n : «vergers
fleuris
», « cerisiers
de
traditionnels et religieux qui en sont fàits.
mai », « roseouxjaseurs », «osiers », «fleurs nues
Mnrcel Griaule a à ce titre montré avec
des vignes », « soules riverains ». Le mois de mai,
exactitude, dans son ouvrage Dieu cl 'eall, Entretiens
« lejoli mai », pendant lequel la nllturc enchantée livre
(n'ec Ogote111mêli', [ïmportance de l'cau dans [a
d'heureuses images, fait figurer le printemps. Cest [a
culture des Dogons du Mali. L'ClIU a donc cie tout temps
saison de la renaissance des h0l11lm:s, des animaux ct
hanté l'esprit des humains. Chez Apol [inairc. elle est
surtout des végétaux après les dures épreuves
liée à unc expérience vitale. C'est une vision née de
hivernales. Cest un êU'ejoyeux qui décrit lesjoies d'une
[Ïvresse alcoo[ique qui se dépol1e sur [e champ 1Ct1i[e
nature animée. Apollinaire, dans la description du
de la création poétique. Nous examinerons cet aspect
paysage aquatique met un accent particulier sur son
du discours sous [e double angle du peuplement et
état d'âme, lequel étllt rejaillit inéludab[cment sur [e
milieu.
d'espace fluvial.
Que retenir de ['analyse de [a nature ct des oqjets
sinon que celle-ci met en évidence 1Ïmpül1ance de cette
2, 1 Les êtres vivants mlturc!s
dimension de [a poétique d'Apollinairc comme une
m,~iew'e contlibution il ['elfusionlyriquc. L'intimité entre
Cette catégorie de la population de l'espllcc
l'cuu, la nature ct les objets, la communion parfàite et
lIquatiquc est non seulement constituée par les poissons
harmonieusc sont [a meilleure illustration.
mais également par di vers autres animaux de "uni vers
des eaux, animaux qui hantent l'esprit du pOt:te comme
i1l'explime lui-même:
IL POETIQUE nE L'EAU ET DE LA
« NOliS /(!,~(trclons(f\\'CL' e/koi les poulpes des
l>ELECTATION AMOllREUSE dans
profimde urs
Alcool..
Pour parler plus précisément de "cau, disons
d'abord qu'elle peut sc définir comme [a source de
h>llles les vies sur terre. I[ s'agit avant tout d'un liquide
(Footnotcs)
qui. dans des circonstances particulières de
1 I.c Simullanéisme fut un concept esthétique des années 1910
dont Robert ct Sonia Dl'Iaunay énoncèrent les principes
h:mpératures élevées ou de congélation, prend la /(lnlle
th~oriLJues l:ommc la capacik d
gazcusc ou solide. Elle par ailleurs la manifestation de
'':trc id ct aillcurs cn même temps. Cette théorie à laquelle
symholes contradictoires et polyvlllcnts. i\\ l'cau calme
Blaisc Ccndrars adhéra dans la conception de son poème «
s'oppose l'cau rapide; tout comme l'étang s'oppose
Prosc du Transsibérien et de la petite Jeanne de France»
à [a cascade. La mer incarne
faisait échos à la victoire de l'homme sur la résis
à la fois la violence ct le
tance du temps et de 'cspacc par l'invention du moteur à
calme. L'cau lustrale, claire des rapidl:s a pour antithèse
cxplosion. Ami du cou pIc Dclaunay, Apoll inaire ne resta pas
l'eau épaisse. A ['cau douce, bienfaisante que ['on \\x)iL
ÎndilTércnt au conccpt. ~ Guillaumc Apollinaire, op. cil. « Le
s'oppose l'eau mortelle des déluges ct des Iloyades. «
Voyag.eur ». p. 52
Les sig11ljicl/liol1s .\\~\\'lI1holùIUCS de l'eall pcul'ent se
; Idclll. « Le Larron ». p. 70.
'Ibidcm, « Zonc ». p. Il.·' I.'hisillin.. retient l'ouvcrture
réduire li trois thèmes dominants: source de vie,
surla Iller comme un atout P\\lur la promotion
moycn de purification, cen/re de n;génàesccn('e »7.
d'ullecivilisatÎon moderne ct d'une ouverture sur le monde
Ces thèmes sc rencontrent dans les croyances les plus
cOlllme cc lin le cas dans les civilisations grecquc ct
anciennes ù la fois polythéistes et nlOllothéistcs, ct sc
roma Ille.
perpétuent à travers certains rites dL' libations ou de
Guillaumc I\\pullinaire. op. cil.
hapt0mc aujourd' hui encore.
(' Mai ». p. 9~ .
. Je;1Il Cheval iCI' l'l :\\ Iain Gheerhranl.
Dictio/l/laire des sl"mholl's. Paris. Robert I.aflimt
/ Jupiler, 1981. p. :; 74.
Il li
Revue du CAM ES - Nouvelle Série B, VII/. 007 N° 2-20()() (2'"'' Semestre)

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El Iwrmi les a/~lteS nagenl les Iwissol1s
Violant les portes du mystère, l'œil du poète, telle
,
d
S'
,
II1W~eS
u, uuveur »-.
une caméra cachée, suit le mouvement des sirènes
L'intention d'Apollinaire est de 1i\\Ter la t.lxinomie
arrivant de leur habitat traditionnel. c'est-ù-dire les
du monde aquatique composé de « poissons », de
grottes sous-marines pour prendre part à la messe de
« méduse», de « IWuIIJeS», de « coraux», de
la Modernité célébrée dans « Zone» aux côtés dc
« dauphins» ct de « squ((les ». Il n'y a pas de doute
r(/i~/e, dupihis de ('hine et sUl10ut de l'avion, Prises
que les items ainsi soulignés relèvent tous du champ
sous le charme de la révolution des temps nouvcaux.
lexical de la mer. Le poète se situe, ici, dans une sorte
clics sont médusées et dcviennent du coup muettes. Le
d'alchimie, une métamorphose qui souligne, par une
poète les qualilie alors et à juste titre de « sirènes
métaphore, un rappo11 d'analogie entre le Sauveur - le
modernes )/',
Christ - ct les poissons. C'est dire que le monde sous-
La faune mythologique sous-marine connaît son
marin est aussi réconfortant que la quiétude que
cssor dans la vision alcool ique du poètc. En eflèt. à
recherchent les âmes en peine dans "image du Christ.
travers un velTe de vin, il ofrre une ample description
Apollinaire lui-même s'en remettait à Dieu dans les
d'une scène ümtasmagorique digne du Rhin. Ainsi écrit-
moments difficiles de son incarcération à la prison de
il:
La Santé:
« Alun verre esl pleil7 d'un 1';17 Irell/hleur
« Que del'ie/1(l/'(/is~je() DieulJui connais 17/0
cOl/IlI/e IIne .//oll/II/e
douleur
ECOlIlc:: la chansoll Icnle d '1117 halelier
Pren<!\\' en pil ié mes yeux sans lormes nw
Ol/i raconle (/l'el' 1'11 sous lu Il/l7e sepl
pâleur »~
fè 11111les
Si l'analyse nous introduit dans le vécu du poète en
7{mlre leurs ('hel'eux l'erls el longsjllslfll 'ù
présentant cc qui est humainement ct scientifiquement
Icurs pied\\' »7,
su et donné comme acquis de tous, l'expérience de la
Le vin devient le tèrl11ent de la rêverie d'une pal1
lecture situc la préfërence du poète dans Je mcrvei lieux,
et de la connaissance objective d'autre part. CL'S tilles
En cflet. Apollinaire, par le 1cxique utilisé, plonge son
ou ces «fées (,.,) lfui illcUlllclI1 l 'élé »'~. scion
lecteur dans un univers à la fois tëerique ct enchanteur.
"expression et 'Apoll inaire, sont les déesses du Ileuve.
Le sentiment sc détache de l'être physique pour
Produi t de r état dïnL'sse esthétique. elles s'opposent
propulser le créateur dans l'espace imaginaire, et c'est
aux li Iles ord inairL's qui pcuplent le quotidien du poète.
à cc niveau qu'est appréhendé l'unin:rs mythique dont
L'aspect ol:iect i t'tantôt relevé s'apprécie dans la force
il va s'agir dans le point suivant.
du pmpos ct le ddail dans la (kscription. Tous les
éléments dev,lllt permettre cIL' sOl1LlL'r CL'S li Iles sont
l(llimis. Cest d'ahord dans une nuit ou I\\:'clat de la
2.2. L~l mythologie ù la rescousse du
June balaie 1ittéralemenl [( lutes les 0111 hres qUL' ccs êtres
scntiment amoureux
apparaissent dans toute leur splendeur cl dans toute
L'évocation des êtres mythologiques est celle
leur sensual ité. Le risque d'erreur sur la description est
d'tll1ll1onde sous-marin digne dllomèrc.I'illustn: poète
alors lImoindri. C L'st cc que j usti lie la précision de leur
antiquc. auteur de l '( h~\\'ssée, Le speclae le qu ï 1 est
nombre par remploi du chitll'e « ,\\c!)1 », Ces sirènes
donné de voir est celui des sirènes, des lëcs, des niccltes.
sont donc au nombre de sept. Lïndélini est ainsi rejeté
de Scylla, de l'hydre, Cc sont. en Ull mot. « les déih;s
au pmjil d'une connaissance concrète ct objective,
des e((ux l'il'es »~ qui transposent le pOL'te ct son lecteur
I:nlin. rllction.la longueur et la couleur des che\\'eux
dans un monde onirique. Tout comme cha Homère.
viennent renl(lrcer le degré de méticulosité. ('e qui
ces êtres sont présentés tantôt sous un aspect
atteste en soit la position rapprochée de l'observateur
bienheureux, tantôt sous des traits terrifiants. Le groupe
par rapport il la cible décrite, \\1 peut alors peindre ct
nominal « les sirènes» est employé onze (Il) 1üis dans
dépeindre avec l(,)I'ce ct précision la couleur \\'el1e ct la
le texte. Il s'agit-Iù d'tille héquence qui tàit de ces êtres
longueur dcs cheveux qui s'étendent jusqu'ù leurs pieds.
des créatures des personnages impol1ants du texte. Elles
Il peut également conclure qu'il s'agit moins de kmmes
conservent leurs quai ités de chanteuses à la voix suave
ordinaires que d'êtres t~lbuleux. Le pas entre le réel ct
destinée à raire pé!;r les mw'ins qui s',l\\'entureraient dans
le t~mtll';tique est alors vite li'anchi au protit d'une rê\\'Crie
leurs eaux. C'est sans doute la cOllnaissance de ce
exubérante.
my1he qui conduit Apollinaire ù écrire ces vers:
Loin d'inspirer la quiétude, ces créatures
« 'Moi lJui sais des lais pour les reines
aquatiqucs semblent au contrairc produire un erret de
El des chunsons pour les sirènes »'.
Revuc lIu CAM ES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 2-2006 (2""" Scmcstre)
III

Sciellce.\\·'IOciales et " limailiCS
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
tem:ur pen:cpt ibk Jans l' énlcation dl' Ill(lIlstn:s marins
/)OL;IÙllle du/le/II'e »e ainsi que k penst.'nt J'ailleurs
rébarbatil's. ('e sont « Il' /'(;,';ulhull ». animal marin
Aurélie Barrc ct ()I i\\'it.'r l,eplatre, (,. L'st un état,ioyeux
terri liant ù plusil'urs têtes qui loge au Il)lld du Rhin ct la
qui soulignc lïvrcssc Jt.' l"inspiration. Cdte joie l'stliél'
hideuse « ,<""C11Iu» quïll:llIt absolull1ent l'uir : (, il 1/('
ù l'cmploi ml'taphorique : «\\'in trembleur / le Rhinest
IO/ll'lh'/{/ pills sIIrl à'lIeil dl' Sn'//u )i' écrit Apollinaire.
ivre», La métaphore suppose une analogie, unl'
('lll'/ Ilnmèn: la « ScrlllI» est présenté comme
wntiguït0 dc propriétés.
un monstre di\\in. immolh.. I, terrihk'l'l in\\'inl.:ihk. I( F//e
Le Rhin st.' transllmllè cn L:C \\'in que le po0tt.'
lJ()ssl~dl' dOlcl' lelllucliles. siT COliS !;IIOrllll's. sIIr
boit. [·:t C'l'st L:Clle ivrcsse rhénane qui sc twu\\'e au
c!/(/Cl/II IIlIe gl/clilc lI/li'l'IISC urcc I/'(}is rUI/,\\!,l;('S d('
fùndcment dl' la k\\itation onirique obsenable sur les
dl'I/Is >,:.
hordsdu Rhin.IJkcst si Illl·tequ·L'llnoit le moisdc
D'un I.:ÔtL' l'Omnll' de l'autrl', k' ((;"iUII/(/1I l'l
mai enmOU\\l'ml'nt sur IL' Rhin, 1~n cn~t. « Il' II/ui Il'joli
,\\(·,·//u ont des points communs dans la ml'surl' nl! ils
II/oi CI/ hU/'(IIIl' Sil,. Il' Rhill »; se Iaisst.' appréhl'Illkr
SI.: n:ioiglll'nt sur l'dktlk tell'l'llr inspiré aux homll1l's.
Ell.:ilL'lllt.'nt par k poL-te. Tcluntouriste qui déploil' ses
1k I.:l' I:,it. ils se situent ~IU conllul'nt des l.:I"oyanl.:l's
Sl'ns :1 la captation des phénomèncs. k Rhin obsene l't
!..!rél.:o-héhr:,ïljul's l't dl' l' imat-'i mi rl' kT! lI1dant du pllL-lL'.
dL'critla \\ il' qui Sl' dl'roule sur ses bords tout le long du
I.a \\'il' aqu:ttiqUl' SUppllSl' pl lUl1antlks inll:ractillns mtre
\\o~agl' dl' « \\h1i ».
ksêtres \\i\\antset k milil'ucl'LJui induit in0luct:lhbl'l'nt
I.t.' Rhin n\\'st plus un phénomL-nt.' géographique,
l' idét.' d'actions l'I dl' mllll\\l'lI1enls.
ni un é k;nl\\:nt él.:onl1miqul'. IIn'cst plus cc puissant Iku\\e
d'Iurope occidelltak. Il'se translllllllL' désorIlwis en
Ilf:llltl'lllin rl'wnnaÎlrl'ljUl' Cl' k'\\ique rattal.:hé :',
unl' ré:1I itL' I.:olllpk\\e
l'cau sert Je l1rl;tt.',\\te au P0L-te pour instaurl'r une
d
dynamique qui prl'nd des
attrihuts hUlllainsou animaliers. Cest ainsi quïll'st pris
dynamiljul' dans ses elllu\\'es amoureux, ()n compn:nd
lr 0mol ion ,', l' l'Coute dt.'
dL's lors le choix dt.'s deux plus granJs lkll\\ es de
1a con\\LTsat ion d' Ottmar
Scholeml't d'Ahraham Lot.'\\\\eren l : « 1(' ,'il'II\\' Rhill
1I-uropl' dt.' l' OUl'St. Iku\\t.'s aux courants IlHlgul'U\\.
,\\'ol/h~,'e SlI /lll'l' ,,"isselc"ll(' cl
dans cl'lll' symboliqul' de la du:J1ité sl'nsuelk.
SI' cll;lo Il,., Il' I)(JII,.
\\III/rir(' lI'. L'accent l'st donc mis. ù tra\\l'rS la
plTsollni liGltion du lleu\\'e. sur St.'S qualités humaines,
23 Le Rhin l't Il' dl'Jin' Sl'nSlIl'\\
()n rl'!L'\\t.', ,'t cc propos, trois classt.'s dl' mots: les
ad,il'cl iCo.; « ,'il'w:. rlli.\\.\\('/UIIII' ». le suhstant il' «/u(,(,
Il l'st assl'/ inll;rt.'ssant dl' \\'oir comnlL'nt dans k
),t.'! les \\l'rhes I( s(' c!t;lollrlll', .\\'(JIIIt~I'l', sOllrire ».
plh:'mt.' (1 :\\uit rhL'nalle ». le gl;nic du pOl'te panil'nt ù
1>"ahord. k Rhill l'st présenté sous ks apparencl's d'un
miniaturislT k Rhin, Pour l'n prendre k contrùk cl
l:trc dl' grand ùge, d'olt l'adjectif « ,'h'II.\\')l et qui Elit
l'llnlL'ni r la \\ioknt.'e du couranl. iII" elllprisonnl'en L'lkt
dcs efforts l'normcs pour se mou\\oi r. L' adjecl ir
dans un \\'l'ITl' dl' \\'in. Le \\'ers '1 111011 "l'rre nI IJIl'i1l
« rllisse/ol/{(' )l, au-dt.'lù dl' l'origine aquatique du
d '1111 \\'ill IrC/IIh!('lIr »1 ilKanlL' ~dors I( Il' l]J'elllit.,. (;!lI1
suhstanti l'qu'il qualiJit.'. le Rhin. exprime l'idéelle sucur
qui perkrait k \\'isage d'un homme qui s'épuise :',Ia
(FClClIIIClll~ )
t~khe. 1-1lsuite, le substantir « 1:I(e » l'St un attribut
l'ssl'ntiel kmcnt humain t.'n dehors dl' toulL' rOrIllL'
\\brcL'l (iriallk. />"'11 ,1 "1/11. FIIII<'/I,""
<l''''C (J'..'.u/c'/II/11,;li.
d'abstraction ou dt.' liguration, I~nlin. les \\'L'rhes sus-
Paris, l'ayan!. 197:'.
rl'k\\l's sontliL's ~"I"adion, ('e sont des \\erhcs d'aclion
(illillaUlIIl' ,\\pnllinain:, op. cit. ,. Innl' " p, Il.
L111ntl'emploi l'St corrél:ltil'ù la préscncl' d'ulI sujet
concret d animé. ellUllmol. d'un sujet actif.
(iuillaulllc !\\pollillain:.llp t·il " :\\ la S,lIlll; ". P 1~l).
1."animal isatitln du Rhin t.'st ressol1it.' par remploi
du \\'erhe «( ulukr ». Notons: « 1(' "('III dll Rhill 1111111'
Ilkm, « Clotilde H, p.47.
, Ibidcm.
lIn'c IOllS les hihollx »". I.c rapport t.'SI. du coup. ét~lhli
« La Challsoll. n, p ..r~,
qu ï 1s'agit dl' hihoux qui [lousSl.'lllunl:ri. kur ululenlL'lll.
Ibidcm. « 1,'I:llli);r<l1l1 H. p. li7
(\\'penuanl. k syntagmt.' nominal. « 1(' "l'III dll Rhill ».
. (illillaullll' Apllllill'lII'l'. op, cil p. l)~
implique un rapport tLlp[1artt.'nalll'e. dt.' productioll
, Idl'm. " Nuil rhl'Ilalll' H. p. 9~.
l'Iltre k' Rhin die \\ml. Ct.' qui signifie que Il: Rhin produit
Ihidcm.
Ull \\l'lltllU qU'UIl "l'Ilt émant.' du Rhi n. Et c'l'st Cl'
« VClldémiairc ». p. 1~().
\\C1l1.
1"
cri du Rhilll]ui t.'st semblable au ulu\\t.'mellt des hihou\\.
11oIIIl:rc, l, Dd,·s,\\'(;e.
;\\ Cl: titre. le "crs. « Il' n'III dl! Rhin lill/Il' (I\\'('C lollS
Paris, Caslcrlllail. 19li9. p. 1~6,
112
H.l'\\IIl' li Il Cr\\!\\l ES - NOIIH'lIe Séril' Il, Vol. 007 N° 2-21106 (2 inn. Sl'll1l'slrc)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Sciellces sociales et hllmailles
les hi/wux »", pourrait se réécrire comme suit: « le
wnt du Rhin ulule commc ululeraient tous !cs hiboux ».
III. POETIQUE D'UN HUMANISME ET
TYPOLOGlE DE LA SENSUALITE
Rcvcnons. pour finir sur le l~lit quc lcRhin est
unc réalité complexe. Dans sa dualité. il est ù la fois
Lc présent volet du travail s'inscrit dans une
bélléfique ct maléfique. Cest aussi un cimetière,
analyse des champs lexicaux se rapportant au sentiment
un « !Jeuu cilllelière »s, celui de la sorcière « La
de l'amour. La description de ces cmplois r(Jrt divers
LOl"e!cy »'1 qui y engloutit ses victiml's. Cette demière.
sc déploie dans le réel ct dans le mythiquc. Le réel
cn signe d'immolation. tombe dans Ic Ikuve aprèsqu'elle
réfère ù la quête d'un objet socialement connu. c'est-
s'v soit mirée en voulant échappcr au couvent qui
à-dire la femme. Le mythique, quant à lui, sc m~lllifestc
éLluivaut. en réalité, ù sa disparition. I:n cfkt. La LOf"(:/ey
dans la quêtc d'~tres mystérieux absents de notre
est une ündine. une fée rhénanc. Sa plongée dans le
quotidien. 1.' amour que ressent Gui llaumc Apoll inai,re
Rhin. loin de constituer mort ou tille fin définitive.
est ù la 1()is sensuel et humaniste. Il Ile se limite pas à un
constitue au contraire un lTnOU\\-:llcment de son
univers précis: c'est un amour total. Le morphème
cxistence '? .J uskment parce quc les fées ne sont pas
« alllOllr» dans ces divers emplois est récurrent dans
rattachées ù la btal ilé au même titre que les humains.
:lIcools. fi apparaît cent huit (1 (8) i()is clans le corpus.
Ces donc l'un des thèmes majeurs sur lesquels est bâtie
2.... La Seine ct le lyrisme parisien
la structure interne du textc. En outre, les allusions
amoureuses tout aussi nombreuses se déploient et
i\\ la dirtàence du Rhin. le lleuvc parisien est
s'appesantissent.
moins agité. Il est le re/let d'une ondc calme qui envoûte
Le désir d'Apoilinaire est abondant et varié.
le quotidi-:n du poète et au bord duqucl il rechen:hc la
C'est un élan du eœur qui touche l'homme en général
paix de r tUlle. L'évocation de la Seine conduill"analyste
et la tèlllmc en particulier chez qui il recherche le
premièremellt ù « Le Pont Îv1irabcau ». Cc poème
réconfort. la paix intérieure. Car « l'amilié el/'OIllOllr
comporte l'image d\\111 fleuve calme. unc « ollde
sonl m:cesso;res li sa vic »1. C'est clone cette
losse »10 qui charrie la peine amoureuse. Cependant la
disponibilité qui le pousse à rechercher le commerce
vélocik dulleu\\'e est également lisible Cellc-ci est
n:mai'quable par rusage de I"adjeclif« courante» :
« l'(IJ}/()ur s 'ell )'(/ cOli/me celle cou courollle »11.
« Vendémiaire », L!crnicr poème du recueil cst une
\\·cndan!.!c extraordinaire où les vi Iles de [·'rance et
Li Turo!;e rl;pondcnt Ù l'imitation dl' Paris. e:lpitale dc
la Franee cl capitale circonstancielle dl' 1Turope pour
S~I\\()urer son vin. Cettc osmosc Lks cités se réalise
éoaJcmcnt a\\'ec les flcu\\'l's. [:n efTet :Iutantles villes
v:'nnent il Paris. les fleuycs. le Rhin et le Rhône et les
(Footllotes)
rivièrcs : la Sa()ne et la MoselJc conyergentleurs lits
1 Guillaulllc Apollinaire. op. cil.
«Nuit rhénane», p.94.
\\ers hl Scine, lleuve Parisien et capitale des lleu\\es. Si
è Aurélic Barrc el Olivin Leplatre,
Paris est « le centre géogralJhique de /0 circulalioll
A/coo/s .·/{Jo/lil/oire. Paris. Nalhan, 200 l, p.58.
.\\/)(/I;ole »1:,la Scinc en représentant l'aspect aquatique
Guillaume Apollinaire. op. cil.. « Mai», p.95.
cn est il' moteur.
Si le dvnamismc dc la Scillc qui dC\\Tait sc
Idem: Personnages du poème « La Synagogue». p.96.
l11anili:stcr dal~s « I.c Pont» est moins perceptihle. c'cst
pour la simple raison que ce poèlll~ est lié ù un triste
1bidem. « La Synagogue. p. 96.
événement. Cest une Scinc aux f~lihlcs ondulations
Guillaume Apollinaire, op. cil.« Rhénane d'automne »,
quc « I.c Pont» donne ù voi r.
p.l05. 7 Idem.p.105.
x Ibidem, p. 105.
'. Ibi<km, Titre d'un poème ct personnage tiré dudit
pOl'lUC. p.99.
'" Ibidem, « Le Ponl. ». p. 15.
Il Guillaume Apollinaire, op. cil. p. 15.
Aurélie Barre ct Olivier Leplatre,
op. cil. p.96.
1~C\\ue du CA 1\\1 ES - Nouvelle Série Il, Vol. 007 N° 2-2tlOll (2'"'' Scmestre)
113

Sciences sociales et IllllllaÎlles
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
des autres ct c'est pourquoi, il soulTre de se sentir si
optons de ne nous en tenir qu'à sa relation avec le poète
« mal-aimé »è.
dans le présent travail.
3.2.1 L'amour hienheureux
3. 1 L'humanisme
Cest une tension, un élan de sympathie vers
Il est difticile d'appréhender l'amour sous un
l'autre. Lhumanisme désigne le désir qui pousse un être
angle bienheureux dans les écrits d'Apollinaire.
humain vers ses semblables. 11 crée l' harmonie entre
Cependant. le caractère dolent de ce sentiment se trouve
\\cs hommes ct vise, à la longue, le p;lItage des charges
nuancé, quand le poète expose ses désirs profonds,
négatives que positives. Ainsi sïmpose-t-il aux côtés
ses rêves. Son désir est la restitution de la fidél ité. Pour
de la fraternité. L'humanisme, chez Apollinaire, est
ce faire, il utilise l'image de Pénélope, la femme d'Ulysse
visible, à la lecture de l'ouvrage, ù l'abondance de
qui, patiemment et en sanglotant. attendit le retour de
d~dicaces, véritable célébration de l'amitié et de la
son mari après plusieurs années d'errance sur les mers:
reconnaissance. Elles sont adressées dans leur majorité
« Lorsqu 'ilfiJt de retour enfin
à des artistes écrivains ou peintres qui ont contribué ù
Dans sa patrie le sage U~l'sse
l'essor de l'esthétique de la surprise tant en poésie qu'en
Son vieux chien de lui se souvin!
peinture. Cest en cela que dix-sept ( 17) poèmes \\cur
Sa.fèml11e allendit qll 'il rel'in! »1.
sont dédiés. « I.a Chanson du t\\'lal-aimé » est adressé
Deux êtres témoignent de leur amour ct de \\cur
au poète Paul Léautaud, animateur de la rubrique
fidélité, l'un à son maître l'autre à son mari. I"e btmheur
« Bulletin Critique» de la revue Mercure de Frunce.
par l'amour se circonscrit à des mots et expressions
Le poème « Palais» est dédié au pOL'le fantaisiste Max
précis: « se souvint », « allenc/i! qu'il rel'in! » qui,
Jacob. Quant aux poèmes « Crépuscule»
selon une analyse sémiotique, sont la traduction de la
et « Rosemonde», ils sont respectivement dédiés aux
patience qui anime un sujet-opérateur dans la réal isation
peintres Marie Laurencin et André Derain, un avant-
de sa quête. En outre, les mots renvoyant à la stabilité
gardiste.
et à l'Wlion apparaissent de façon à éclairer nos propos.
En sus et relativement à ce qui précède, il ne
En l'occurrence, les mots, « couple », « marié »,
serait pas incongru de mentionner les poèmes éponymes
« mariage », «.fiançailles », « noces », en concourant
qui sont le refiet d'wle volonté de magnifier la persOlme
à l' intensi fication de « La Maison des morts» sont la
indiquée et de résister à l'oubli, au temps qui fuit. Ce
marque de la félicité amoureuse. Celle-ci a lieu dans un
sont entre autres « Annie» et « Marie », prénoms de
univers féerique, « plein de rose »1. L'onirisme est le
femmes aimées du poète dont il ne veut se séparer
canal qui conduit à la stabilité amoureuse où vivants ct
malgré la rupture et l'éloignement. Ces images sont
morts s'unissent pour ensemble savourer les délices de
tenaces et figées dans la mémoire d'Apollinaire à
l'amour tel qu'énoncé par un mOl1 s'adressant à une
l'image des légendes populaires.
vivante:
« Je l'OUS aime
Comme le pigeon aime la colomhe

3.2 Typologie de l'amour et l'image
Comme l'insecte nocturne
obsessionnelle d'Annie
A ime la lumière »'.
L'amour chez Apollinaire, quand bien même il
La comparaison assure la force du sentiment et
en existe un pan humaniste, se manifeste avec acuité
pose des truismes. Ce sont des vérités absolues et
dans la sensualité, c'est-à-dire dans la femme, être
acceptées comme telles par le sens commun. Les
mystérieux qui a toujours fàsciné les poètes. Femme et
termes de la comparaison sont posés comme des
poésie apparaissent, inséparablement. comme Wle entité
modèles en matière d'amour. Cet amour est renforcé
immuable. C'est dire que la femme est l'une des
par l'emploi anaphorique de la conjonction « comme
ressources les plus exploitées de la poésie. C'est ce
». D'autres images illustrent davantage l'idée avancée.
qui explique sa récurrence d'Hom0re à Apollinaire.
Elles sont liées à la métaphorisation des amours du
Chez ce dernier, trois (3)femmes, à savoir Maria
Dubois, Marie Laurencin et Annie Playden se partagent
la matière textuelle de ses Alcools. La dernière est
(Footnotes)
1 Michel Oécaudin. «Apoll inaire » in Encyclof!œdio Univcrs
cependant à l'origine du plus important lyrisme et nous
alis. vol.2, Paris, 1982, p. 157.
Guillaume Apollinaire, op. cil « La Chanson. ». p. 17.
114
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vot. 007 N° 2-2006 (2'''''' Sl'mestre)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Sciences sociales et humaines
brigand Schinderhannes qui « hennil d'amour près de
est une autre muse. Elle se trouve au cœur des poèmes
sa brigande »~.
de séparation, en l'occurrence « Marie» et surtout « Le
Ce qu'il y alieu de relever ici. c'est l'usage du
Pont Mirabeau» dont la thématique est liée selon Pascal
trope métaphorique qui établit un rapport de similitude
Pia, à l'angoisse de l'amour ou à la crainte du lendemain.
entre un humain, le brigand et un animal, le cheval. Le
Le postulat de la déception amoureuse et de la douleur
rapprochement est construit sur leurs qualités sexuelles;
qui s'en suit est posé d'entrée de jeu dans « Zone »,
le cheval étant réputé pour son excitabilité excessive et
poème introductifàAlcools. En effet Apollinaire écrit:
ses performances sexuelles. Schinderhannes, comme
« L'amour dont je souffre est une maladie
un cheval sous l'emprise de sajument, est gouverné
honteuse »8.
par son désir pour sa femme. Comme on le constate, il
Le présent des verbes fait de ce vers une vérité
n'est pas fait mention des femmes réelles qui ont partagé
indubitable, une réalité stable. Il continue pour dire,
l'existence du poète. Celles-ci, loin de lui apporter le
relativement à une esthétique de la discontinuité chère
bonhëur, ont accentué son malheur. Quand la bague,
à Georges Molinié où la deuxième personne «tu» prend
symbole de l'amour entre vivants et morts dans le
la valeur de la première personne (~e» :
poème « La Maison» se brise, le rêve se rompt et
« Tu as souffert de l'amour à vingt et trente
Apollinaire se retrouve de nouveau dans son monde
ans »9.
douloureux fait de femmes atroces.
Le lexique de ces deux vers illustratifs véhicule l'idée
de douleur, de peine, de noirceur. Aussi importe-t-il de
relever
les
mots
suivants:
« souffre »,
3.2.2 L'amour sombre
« souffert », « maladie », « honteuse ». C'est une
Il est aisé pour le critique ou pour le lecteur de
douleur pénible à supporter assimilable à la mélancolie
reconstituer, à la lecture d'Alcools, le parcours
du fleuve qui coule et ne tarit pas. Car « l'amour s'en
sentimental du poète. Selon Aurélie Barre et Olivier
va comme cette eau courante »10. L'àmour est un
Leplatre, « la vie personnelle d'Apollinaire infuse
sentiment faux et vil. Il ne faut donc pas s'y fier.
tous les poèmes qui illustrent le mensonge et la
Apollinaire est sous le poids de l'amour qui l'engloutit
souilrance de l'amour »5. Il en a été profondément
littéralement. C'est une étreinte dont il ne peut se défaire
marqué au point où les traces de cette tristesse se sont
tant son malheur est grand. Les femmes objets de la
perpétuées dans ses écrits. Et « ce sont ces tristesses
quête amoureuse sont à la fois laides et belles,
qui donnent à sa poésie un accent de mélancolie
ensanglantées, mutilées. Ce qui rend l'amour
douloureuse »6.
impossible. Et même, « la plus laide afait souffrir
Trois femmes se trouvent au fondement de cette
son amant »11. L'oxymore «laide / belle» souligne le
angoisse amoureuse. Comme déjà annoncées, elles ont
caractère ambivalent de ces femmes, qui comme la
pour noms Maria Dubois, Annie Playden et Marie
sorcière « La Loreley» laisse les amoureux, ses victimes
Laurencin. Maria Dubois est l'une des premières
l'approcher avant de les foudroyer du regard. En réalité,
amours d'Apollinaire. Ill' a connue pendant l'été 1899
elles sont des êtres « qui n'ont jamais aimé »12.
à Stavelot dans les Ardennes belges. Auprès de celle-
L'image de la femme fatale expiatoire se profile tout au
ci, il éprouve sa première déception amoureuse dans
long des écrits pour constater l'évanescence, la fausseté
laquelle, on peut voir sa première expérience amère
et la duplicité de l'amour. « L'amour rend triste »13.
de « mal-aimé »7. On ne saurait évoquer un cycle pour
C'est un autre postulat dont la logique voudrait que
Maria Dubois, tant sa présence dans le texte est allusive.
l'on développe une attitude défensive. Ainsi, face à cette
Le poème souvenir « Marie» y fait allusion par une
hydre,
Apollinaire, dans un élan autarcique et
référence à la « maclotte », une danse ardennaise. C'est
narcissique, écrira :
donc par l'entremise d'une danse qu'Apollinaire établit
« Pour ma part je n'aime que moi-même »14.
le lien entre son amour de jeunesse et lui.
Telle semble être la conséquence de la souffrance
Annie Playden est ia muse du poète; elle est
amoureuse. C'est une mesure préventive contre les
l'inspiratrice de « La Chanson », de « L'Emigrant »,
épines de «la rose amOUD>.
'
d' « Annie », etc. et surtout des « Rhénanes» mais
également des poèmes d'inspiration rhénane. Tous ces
3.2 L'amour rhenan
textes mettent un accent sur la douleur consécutive à
l'action destructrice des femmes atroces qui n'aiment
La vision globale de l'amour chez Apollinaire, si
point. Tout comme Annie Playden, Marie Laurencin
elle est hwnaniste et sensuelle, est aussi et absolwnent
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 2-2006 (2·.... Semestre)
115

Sciences sociales et ft umai/tel'
-----------------------
rhénane. Car nul n'ignore l'importance du Rhin dans la
régions avoisinantes. Ses premières « Rhénanes» datent
poésie apollinarienne'notamment dans Alcools dont la
de cette époque.
structure par le séjour du poète sur les bords dudit
Charmé par le fleuve le plus puissant d'Europe
fleuve. En effet, le texte d'Apollinaire présente un
occidentale, Apollinaire en perpétuera les traces dans
ensemble de neuf(9) poèmes sublimables sous l'unité
ses écrits. En 1904, il avait émis le vœu de p~blier un
du titre: « rhénanes » dont la composition est la
recueil de poèmes intitulé Venl du Rhin, titre primitif
suivante: « Nuit rhénane », « Mai », « La Synagogue
qui sera abandonné au profit d'Alcools en 1913.
»,
« Les
Cloches
», « La
Loreley »,
En effet les items « Rhénanes », « Rhin» et
« Schinderhannes », « Rhénane d'automne », « Les
Alcools forment un même champ sémantique car liés
Sapins» et « Les Femmes ». Cependant d'autres
par le même sème de base, le Rhin, connotatifde la
poèmes éparpillés» dans le texte comme « La Maison
présence de l'eau. Cet amour du Rhin se mani t'este par
des morts », « Automne malade », « Les Colchiques »,
la fortune dudit mot.ll bénéficie d'Lm emploi abondant
etc. et tous les poèmes du cycle d" Annie Playden sont
dans les « Rhénanes» où il est employé dix-sept (17)
également d'inspiration rhénane. L'écriture
f()is. L'eHèt d'une simple allusion dans l'emploi du mot
des « Rhénanes » répond à un double besoin de
« bourgmestre» dans « Rhénane d'Automne» suffit
témoignage. Un témoignage documentaire enl iaison
pour témoibJf1er de l'attachement d'Apollinaire au Rhin.
avec le charme exercé par la nature, sur le poète. Un
Ce terme désigne le premier magistrat des
autre témoignage que l'on pourrait qualifier de
communes belges, suisses, hollandaises et allemandes.
sentimental lié, d'une part, à l'amour d'Apollinaire pour
Il est l'équivalent du maire. Ces quatre pays sont
le Rhin et d'autre part, à l'amour ressenti pour Annie
traversés par le Rhin. Le Rhin est donc leur propriété
Playden.
commune. La fidélité au Rhin se déploiejusquc dans
les Calligrammes (1918) dans lesquels Apollinaire
3.2.1 : L'amourdu Rhin
écrit:
« .J 'élais au bord du Rhin quand lu parlis pour
le Mexique »1.
L'amour du Rhin a été le ferment de toute la
poésie d'Apollinaire depuis Alcools jusqu'aux
Apollinaire a passé une année - août 1901 -
Calligrammes. C'cst donc une esthétique du Rhi n qui
août 1902 - de préceptorat en Rhénanie dans les
a été forgée pendant dix-huit (18) ans.
propriétés de la Comtesse de Milhau. C'est une année
décisive pour l'élaboration de son univers mental. Il est
séduit par le pittoresque de la vallée du Rhin et des
111.2.2 L'amour pour Annie
Une femme aura influencé toutes les « Rhénanes
»et les autres poèmes d'inspiration rhénane. 11 s'agit
d'Annie Playden qu'Apollinaire aima vivement et
(Footnotes)
orageusement pendant son séjour rhénan sans qu' i1ai t
1 Guillaume Apollinaire, op. cil. «La Chanson », p. 18.
2
pu réaliser sa quête. C'est un échec qui le plongera
Guillaume Apollinaire, op. cil. « Annie ». p.38 .
dans une atonie sentimentale profonde dont jamais il
.1
ne se rétablira. La complainte du mal-aimé dans « La
Idem, « La Maison. », p.44.
Chanson» induit, à la manière d'Orphée qui descendit
4Ibidem, « Schinderhannes », p. 102.
j
aux enfers quérir Eurydice sa femme, une descente
Aurélie Barre et Olivier Leplatre, op. cil. p. 102.
abyssale dans les brumes londoniennes pour «exhumem
Annie Playden. Selon P. Pia, « l'ombre d Annie
Michel Décaudin, op. cil. p. 157.
Playden recouvre Ioule une parlie d'Alcools »2. Si
7
elle n'est pas directement évoquée dans les textes
Guillaume Apollinaire, op. cit. « La Chanson ». p. 17.
rhénans, des métonymies y laissent transparaître sa
8 Idem, « Zone », p. 10
présence par l'évocation de certaines parties de son
9 Ibidem, p. 12
10 Guillaume Apollinaire, op. cit. « Le Pont. », p. 15
corps. On peut ainsi relever au nombre des indices
Il Idem, « Zone », p. 13
ressassés : ses « ongles », « ses paupières »,
12
ses « mains coupées ». Tous ces mots ou groupes de
Ibidem, « Automne malade », p. 132
mots font écho à une tonalité péjorative connotative de
Il 1bidem, « Les Femmes », p. 1 10
14'lbidem, « Les Femmes », p. 110
la déchéance amoureuse, laquelle déchéance est
116
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 2-2006 (2<·" Semestre)

~---------------------------- Sciences sociales et "umaines
fortement marquée par l'emploi des temps du passé,
de sajeunesse aux vers de la Modernité influencés
rompant du coup tout espoir en rapport d'avec le
par le Futurisme.
présent.
Ces vers:
CONCLUSION
« Les pétales tombés des cerisiers de mai
On peut finalement l' affinner, l'eau et l'amour
Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée
tiennent une place prépondérante dans l'élaboration de
Les pétales flétris sont comme ses paupières »1.
l'univers textuel d'Alcools. Ces deux notions
apparaissent comme les piliers sur lesquels est bâtie la
sont illustrati fs de la vigueur de l'amour. L'emploi de
trame de la poésie de Guillaume Apollinaire.
l'adverbe d'intensité « tant » corrobore la thèse de
A travers Alcools, Guillaume Apollinaire apporte
départ en insistant sur l'éloignement progressifd' Annie.
un souffle novateur à la poésie en tentant des
C'est pourquoi retiendra-t-il de cclle femme aimée ct
expériences jamais entreprises sur la langue. Notre
perdue, les «mains coupées »~ assimilées
étude d'Alcools, en se focalisant sur la dominante de
métaphoriqucment à des 1èuillcs mOites.
l'eau et de l'amour dans l'élaboration de son sl~jet, ne
L'amour pour Annie rcssenti par Apollinaire est
saurait prétendre réduire la valeur de l' œuvre à une
un alllour de pcrte, de tristesse. S'il est doté du pouvoir
thématique exclusive de l'eau et de l'amour. Une telle
de communiquer avec les morts dans « Rhénanc
attitude aurait été contraire à l'idéal de la poésie
d'automne » à la manière d'Orphée, son héros mythiquc,
moderne qui ne s'occupe point de thématique mais au
il lui est aussi impossible de les ramener à la vie. C'est
contraire d'une exploration de l'univers sans exclusive.
d'ailleurs ce qui ex pl ique la désolation ct le ton
Selon
Roman
Jakobson,
« pour le poète
mélancoliquc de ses poèmes.
d 'au;ourd 'hui, il n'est pas dc nature morte 011 d'acte,
Alcools dont le titre primitifétait Eau de vie paraît aux
de paysa~e ou de pensée qui soit à présent hors du
Editions de Mercure de France. Un projet de titre ct
domaine de III poésie. La qucstion du thème poétique
un titre qui ramènent tous deux au même signifié, l'idée
est donc at!jollrd 'hui sans o~jet »1. La poésie moderne
d'alcool donc d'ivresse. L'alcool étant composé dans
explore tous les moyens langagiers dans son expression.
sa structure d'cau et de feu, donc de brûlure, le titre
Les thèmes de l'eau et de l'amour, comme toute
Alcools rencontre l'adhésion du projet primitifd'une
dominante, garantit la cohésion de la structure de
publication poétique en 1904 sous le titre 11:>l1t du Rhin.
l'œuvre. Elle livre la vision du monde et de l'art chez
Le Rhin étant lUl fleuve, lUle étendue d'eau, l'on constate
Apollinaire en se fondant sur son expérience vitale.
une identité de sèmes dans le titre A Icools et le projet
L'eau et l'amour ne sauraient se départir des
de titre Eau de vie qui nous amène à ouvrir un pan plus
représentations existentielles d'Apollinaire. S'il insiste
large en direction des poètes maudits. Ce vers de
sur la nature avec ses composantes de paysage et
Baudelaire :
d'êtres aquatiques, c'est pour mieux faire apprécier à
«Moi,
je
buvais crispé,
comme
un
travers la Seine et le Rhin, la douleur liée à la fausseté
extrava~anl »5
de l'amour.
traduit toute l'idée contenue dans le titre et en assure
Les personnages féminins du recueil sont
la dimension symbolique. C'est pourquoi, en
l'expression de la trahison partout lisible dans le texte.
consacrant une section de ses fleurs du mal au vin,
C'est pourquoi les « Rhénanes » au lieu de révéler
Baudelaire en fait l'éloge et consacre l'ivresse dans la
création poétique. Par conséquent, le titre du recueiL
comme tout paratexte, nous donne un aperçu abrégé
(Footnotes)
du contenu. Si nous posons l'équation suivante:
1 Guillaume Apollinaire,
Alcool = Eau + Feu, nous aboutissons à la
Calligrammes « Lettre-Océan», Paris, Imprimerie
conclusion selon laquelle l'alcool est cette eau, ce
nationale, 1991, p.200.
, Pascal Pia,
liquide qui charrie le feu de l'amour ou l'amour en
Apollinaire par/ui-même, Paris, Le Seuil, 1954, p.60.
fcu. Le titre Alcools, moins maniériste que Eau de
J Guillaume Apollinaire, op. cil., « Mai», p.95.
vie, par son pluriel inattendu, désigne toutes les
'Idem, op. cil., « Rhénane d'automne», p. 105.
10rmesdïvresse poétique ou physiologique
nécessaires à la création devant aboutir à la
Charles Baudelaire, op. cil., « A une passante», Paris,
Hachette, 1973, p. 136.
purification. De même, ce titre est la somme de
toutes les inspirations d'Apollinaire du Symbolisme
Revue du CAM ES - Nouvelle Série 8, Vol. 007 N° 2-2006 (2·'''' Semestre)
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Sciences sociales et hllmailles
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l'identité citoyenne de la femme source de la
3. APOLLINAIRE, G., 1995, Calligrammes, Paris,
déliquescence amoureuse livrent par des métonymies
Imprimerie Nationale.
certaines parties de son corps.
4. BARRE, A., & LEPLATRE, O., 2001, Alcools
Tout ceci est façonné par un~ esthétique de la
Apollinaire, Paris, Nathan.
forme qui désarticule la syntaxe grôce à l'absence de
ponctuation et aux longues phrases qui passent d'un
5. BAUDELAIRE, c., 1973, Les Fleurs du lIIal,
ensemble strophique à un autre et surtout réorganise le
Paris, Hachette.
sonnet à la manière des fantaisistes. Michel Deguy
parlera de sonnet détraqué, travesti dans une étude sur
6. BEGUE, M.- c.. & LARTIGUE. P., 2001, Alcools
« Les Colchiques »2 poèmes exprimant l'inquiétude et
Apollinaire. Paris, Hatier.
le déterminisme en amour.
La suppression de la ponctuation assure au texte une
7. CHARBONNIER, G., & JAINES, D., 1999,
structure phrastique nouvelle en le ramenant à l'image
Elude sur Apollinaire Alcools, Paris, Ellipses.
obsédante d'une liquidité qui s'écoule sans obstacle
8. CHEVALIER, J., & GHEERLANT, A., 1982,
majeur. 11 se crée alors une analogie entre cette
Dicl ionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont /
expansion de l'eau et l'écoulement continu du vers
Jupiter.
symbolisant l'expression d'un lyrisme exacerbé. Du
coup, le rapport significatifentre l'eau et l'amour profile
9. DÉCAUDlN, M., 1982. « Apollinaire» in
pour signifier que l'eau, les fleuves, le Rhin et la Seine
Encyclopœdia Un iversalis , vol. 2, Paris.
précisément sont le véhicule de l'amour impétueux et
hlgace dont le poète est victime. La peine amoureuse,
10. DÉCAUDIN, M.,juin 1976, « De la difficulté d'être
la perte des amours est symbol isée métaphoriquement
Blaise Cendrars» in revue Europe n° 566, Paris.
dans l'écoulement monotone des eaux du fleuve.
S'il fallait finalement découvrir une idéologie à
11. DEGUY, M., 1974, « Encore une lecture des
GuilIaume Apollinaire, celle de la liberté dans
«Co/chiques» », in Poétique, nO 20, Paris, Le Seuil.
l'inspiration et dans la composition lui conviendrait le
12. GENETTE, G., 1992, Esthétique el Poétique,
mieux. C'est dans ce creuset de liberté que se situent
Paris, Le Seuil.
son esthétique et son idéal, et c'est à ce même niveau
qu'il convient de rechercher le sens profond de l'œuvre,
13. GRIAULE, M., 1975, Dieu d'eau, Enlretien.\\'
c'est-à-dire cette instance que « Michael R~ffaterre a
avec Ogotemmêli, Paris, Fayard.
proposé d'appeler «sign~fiance» ce pouvoir
,~pécifique grâce auquel tout acquiert une
14. HOMÈRE, L'Odyssée, Paris, Casterman, 1989.
signification dans le poème »3 à l'instar de l'eau et
de l'amour.
REFERENCES
l.
15. JAKOBSON (Roman),
1973, Questions de
CORPUS·
Poétique, Paris, Le Seuil.
1. APOLLINAIRE, G., 2002,
Alcools,
Paris,
Gallimard.
IL
OUVRAGES
ET
ETUDES
DE
REFERENCE
(Footnotes)
1. 13 ',.- VAILLANT, A., 1992, La Poésie: Initiation
1 Roman Jakobson,
aux méthodes d'analyse des textes poétiques,
Questions de Poétique, Paris, Le Seuil, 1973, pp. 113-114.
Paris, Nathan.
2
Michel Deguy,
2. ALEXANDRE, D., 1994, Guillal/me Apollinaire
«Encore une lecture des Colchiques )) in Poétique, na 20,
Alcools, Paris, PUF.
Paris, Le Seuil, 1974, p.452.
t Alain Vaillant, op. cil., p. 118.
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