_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
LA PROGRAMMATION OU LA PLANIFICATION IMPLICITE DE L'ECHEC
SCOLAIRE AU NIVEAU DU PRIMAIRE ET DU SECONDAIRE EN COTE
D'IVOIREPENDANT ET APRES LA COLONISATION
Ani-Jules SEMITI
Ecole Normale Supérieure d'Abidjan,
Université de Cocody-Abidjan - COTE D'IVOIRE
L'échec scolaire a suscité tant de débats, d'écrits ou
1- La définition des notions: programmation, pla-
d'articles en Afrique Noire et particulièrement en
nification, école et échec scolaire
Côte d'Ivoire que depuis la colonisation en passant
II - Les vues optimistes sur l'école: la mystification
par les Indépendances en 1960 jusqu'à nos jours, il
III - Les dessous malsains de l'école
semble inutile d'y revenir en raison du sentiment de
IV - Les discussions et les réflexions générales
lassitude et d'usure qu'un tel sujet peut inspirer.
V - Les quelques éléments de suggestions:
Combien d'interprétations, combien de problémati-
ques ont cherché à rendre compte de la nature et du
1 - DEFINITION DES NOTIONS: PRO-
sens de l'échec scolaire? Mais comment peut-on
GRAMMATION, PROGRAMME, PLANIFICA-
négliger ce phénomène tant que l'école elle-même
TION, ECOLE ET ECHEC SCOLAIRE
fonctionne toujours avec toutes ses contradictions
et ses problèmes inextricables, partout ailleurs, dans
l.l-Programmation et Programme
le monde? Si l'on admet (mais en partie) comme C.
Baudelot et R. Establet que l'école ne fait que re-
Ces deux termes sont issus du grec « pro-
produire la société, cela suppose qu'il existera tou-
gramma » qui veut dire « chose écrite devant », ce
jours les clivages sociaux et que l'échec scolaire
qui signifie « affiche ». Le programme est un texte
n'aurajamais de fin et qu'il constituera toujours un
donnant le détail d'une fête, d'une manifestation
thème d'actualité dans la mesure où tout le monde
publique, artistique... , des matières enseignées dans
ne réussit pas à l'école et qu'il existera constam-
un cours, exigées pour un examen ou un concours....
ment en son sein une certaine injustice sociale (iné-
On parle par exemple des réformes des program-
galité des chances, existence de filières, expulsion,
mes scolaires. La programmation est l'action de
abandons ... ). Cependant le but de notre écrit ne sera
programmer, de prévoir. Mais y a plus. Aujourd'hui,
pas ici de nous attarder excessivement sur les criti-
à l'heure de l'informatique on parle beaucoup de
ques mille fois entendues à propos de l'école ou de
programme. Il s'agit ici d'un jeu d'instructions qui
l'échec scolaire. Il s'agira pour nous de montrer à
contraint l'ordinateur à exécuter une tâche utile et
travers ses objectifs, son fonctionnement, ses direc-
bien précise. Tout programme dépend de la déter-
tives ou textes officiels, que l'école entretient vo-
mination des objectifs que l'on souhaite ou que l'on
lontairement en son sein le phénomène échec et que
vise. Mais au niveau pédagogique, le terme pro-
cette situation n'est nullement un fait du hasard, mais
gramme désigne généralement le contenu d'une
qu'elle est voulue expressément pour son soi-disant
matière étudiée à un niveau donné du cursus: les
« bon fonctionnement» quand on se réfère par exem-
programmes à l'usage des enseignants sont rédigés,
ple à une analyse systémique. Nous y reviendrons
discipline par discipline, pour chaque classe du pre-
plus loin.
mier et du second degré. L'ensemble des continus
et des situations d'apprentissage mis en œuvre se-
Mais quelle sera la méthodologie d'approche de
lon un ordre de progression déterminé tout au long
notre travail ? Disons que pour l'intelligence des
du cursus défmit le curriculum. Nous y reviendrons.
propos qui vont suivre, notre démarche sera la sui-
Mais en ce qui concerne la programmation la pre-
vante:
mière étape consiste à déterminer précisément ce
que l'on veut que le programme accomplisse. Cela
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1 er Semestre)
187

Sciences sociales et humaines
- - - - - - - - - - - - - - - - - - -
implique qu'il faut planifier les choses, c'est-à-dire
c'est surtout dans le cadre de l'analyse systémique
dresser une liste de ce que l'on veut atteindre. Il
que transparaît clairement cette planification de l' ms-
s'ensuit que le programmeur réfléchit en connais-
titutionscolaire.
sance de cause et sait ce qu'il veut réaliser au terme
de ses opérations. Appliquée à l'école ou l'ensei-
1.3. Ecole
gnement, la programmation revêt un certain intérêt
sous l'angle idéologique. A ce niveau, on a tendance
Ce mot vient du grec « scholè » qui désignait le
à définir l'action de formation soit par programme
temps qui n'était pas occupé par les affaires et qui
soit par objectifs[François GALLIGANI, 1980] On
pouvaient être librement consacré à l'amitié et à la
parle aussi de la définition par programme dans la-
culture de l'esprit. Le terme désigna ensuite l'ins-
quelle on établit la liste des sujets qui seront ensei-
truction dispensée sous une forme collective insti-
gnés, on décrit le cours par exemple, on définit les
tutionnalisée, par extension le lieu ou l'édifice où
objectifs à atteindre La définition par programme
elle était donnée et aussi les disciples d'un maître,
est accompagnée des méthodes pédagogiques à uti-
continuateurs de son enseignement. Dans le con-
liser. Tout cela laisse entrevoir qu'à l'école, tout est
cept actuel, l'école est une institution sociale à qui
organisé, tout est planifié et du coup, nous nous trou-
l'on confie l'éducation physique, intellectuelle et
vons dans une analyse systémique de l'école, ce qui
morale des enfants et des adolescents, sous la forme
est finalement. Vrai. En effet, au regard de cette
correspondant aux exigences des lieux et des
approche, tout est donc programmé et l'échec en
temps[Mauro Laeng, 1974]
est un type de résultat prévu et entretenu voire sau-
vegardé.. Pour ce faire, l'école se doit de fonction-
Selon l'approche systémique, l'école reçoit des flux
ner comme un ensemble d'éléments liés entre eux
d'entrée, les soumet à des activités de transforma-
par une série de relations organiques, convergeant
tions en vue de certains objectifs qui doivent être
vers la réalisation d'un but commun [RENE
normalement atteints grâce aux flux de sortie. Ce
CLOUTIER-JEAN
MOUSSET-ROLAND
qui intéressent ici dans l'approche systémique, ce
OUELLET, 1983>] Et si tel est le cas, il existerait
sont les activités internes de transformation qui re-
le non-dit à travers les discours qui l'entourent et en
tiennent l'attention. Dès lors, on peut considérer
son sein, la programmation ou la planification de la
l'école comme une usine de transformation des hom-
réussite et de l'échec pour qu'elle fonctionne selon
mes. Ils y reçoivent l'éducation, l'instruction, le sa-
la mission qui lui est assignée.
voir, la culture pour faciliter leur insertion sociale.
L'école comporte des éléments principaux ou des
1-2. Planification
composantes.. Ces éléments s'appellent des données.
Il s'agit d'abord des objectifs assignés au système
La planification est l'organisation suivant un plan,
scolaire et caractérisant la politique d'éducation. Ces
le plan étant t01)t projet élaboré, comportant une
objectifs correspondent à des options faisant une
suite ordonnée d'opérations, destinée, à atteindre
place variante aux différentes finalités de l'éduca-
un but En général, la planification en éducation est
tion. La seconde catégorie de données concerne l'or-
une procédure rationnelle pour ajuster les structu-
ganisation même de l'école. On peut y voir des con-
res et les moyens de l'éducation aux besoins et aux
traintes susceptibles d'être levées. Elles concernent
objectifs éducatifs futurs de la société. C'est aussi
les principes et rythmes de circulation des élèves.
un programme fixant avec les objectifs à atteindre
Par exemple, on y définit les différents types d'en-
dans un avenir déterminé, les moyens qu'il faut
seignement, leurs articulations entre eux. On y défi-
mobiliser et les réformes qu'il faut introduire pour
nit aussi les principes d'admission et de notation,
les atteindre [Gaston Mialaret, 1979].
des règles de passage d'un système scolaire à un
autre ou à l'intérieur d'un même cycle, d'un niveau
Quant à nous, nous entendons ici par plani-
à un autre. Ces données énoncent les principes de
fication implicite tous les moyens insidieux mis en
direction et de gestion des différentes unités d'en-
œuvre par l'école pour limiter le succès des élèves
seignement. Les autres composantes de l'école peu-
et les sélectionner en fonction de leurs rendements
vent être envisagées comme des données directe-
et en fonction des raisons non avouées au grand
ment engagées dans des séquences:
public, aux parents d'élèves. Nous montrerons que
188
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (ter Semestre)

les étudiants ou élèves (ressources libres) en
cours de scolarité;
les méthodes pédagogiques(contenus de
l'enseignement, techniques, attitudes à trans-
. mettre, le personnel enseignant et adminis-
tratif) ;
les équipements matériels.
Il ressort de l'énoncé des composantes essentielles
de l'école que celles-ci sont liées entre elles de ma-
nière plus ou moins étroites. En conséquence, l'in-
troduction par exemple d'une innovation importante
dans le programme scolaire exige pf0bablement une
Par ailleurs dans Revue ivoirienne des Sciences de
réforme des méthodes d'enseignement et d' acquisi-
l'Education, mai 1997, un groupe de professeurs a
tion des connaissances qui à son tour entraînera des
essayé d'élucider la notion d'échec scolaire. Pour le
remaniements dans les emplois du temps, des trans-
professeur FADIGA Kanvaly, l'échec scolaire doit
formations des installations et de l'équipement, des
être considéré comme l'une des conséquences de la
changements dans effectif du personnel enseignant
massification de l'éducation. Selon lui, cela crée la
et sa répartition par discipline. Par conséquent, il
faiblesse de l'encadrement pédagogique et en rai-
convient de réfléchir sérieusement avant de prendre
son de la grande taille du groupe-classe, l'enseignant
des décisions, car elles auront indubitablement des
ne peut ni entretenir de rapports personnels avec
réactions en chaîne sur la vie de l'école. Pour ré-
ses élèves ou étudiants, ni assurer leur suivi péda-
soudre de tels problèmes, il est souhaitable d'intro-
gogique. Dès lors les élèves sont laissés pour compte
duire parmi les composantes de l'école un système
et leur niveau général baisse. D'où échec aux exa-
de contrôle en retour. Parmi les éléments essentiels
mens et aux contrôles des connaissances. Du coup,
de ce contrôle, on peut envisager une analyse des
c'est la voie des abandons qui s'annoncent pour les
déperditions scolaires et une analyse des coûts, les
élèves « atteints ». A travers ces propos, il va évo-
unes et les autres étant des indicateurs de bonne uti-
quer d'autres composantes de l'échec scolaire à sa-
lisation des ressources. Ce sera donc avant tout aux
voir les redoublements, les déperditions, la baisse
sous-systèmes de contrôle en retour que s'intéresse
des taux d'admission dans les concours d'entée en
une analyse économique de l'école qui met l'accent
sixième. Finalement, il retiendra quatre variables
sur le. fonctionnement du système lui-même, abs-
sociologiquement susceptibles d'influencer positi-
traction faite de cet environnement. C'est donc la
vement ou négativement la réussite scolaire, ce qui
fonction productive de l'école qui retient l'atten-
permet de comprendre en substance la réalité de
tion : on constate, on explique et apprécie le fonc-
l'échec scolaire. Quant àADDAD Nodjigoto, il ap-
tionnement du système en lui-même. On ne se pré-
porte sa contribution en réfléchissant sur « l'échec
occupe donc pas de l'emploi qui est fait de la sortie
de l'école ou l'échec à l'école» dans un jeu de mots
(out-put), mais essentiellement de l'efficacité du
qui donnent une nouvelle clarté à notre thème
fonctionnement de l'école. Une telle organisation
d'étude. Mais à vrai dire, il expose une analyse cri-
de l'école peut être à la fois facteur de réussite et
tique de l'école dans laquelle il pense que « l'étude
facteur d'échec des élèves. Dès lors on peut com-
de l'échec scolaire, c'est purement et simplement
prendre que l'échec à l'école n'est pas une fatalité,
l'étude de la manière dont les des individus et des
mais qu'il fait partie des calculs de l'école, ce véri-
groupes correspondent ou ne correspondent pas,
table sous-système ouvert sur la société globale,
intériorisent ou n'intériorisent pas les normes et les
même s'il jouit d'Ul)e relative autonomie de par son
valeurs institutionnalisées dans une société donnée.
organisation [André PAGES, 1971].
Il conclue que l'échec scolaire est le fait de l'exis-
tence de l'inégalité sociale qui pénètre à l'école
1.4. Echec scolaire .
En ce qui nous concerne, il s'agit de..donner une
interprétation de ce phénomène enempruntant quel-
L'échec, par définition, est un revers, un manque de
ques-unes des voies les moins usitées.
succès. Quand il a lieu à l'école, c'est un véritable
drame qui implique l'idée d'insuffisance, d'incapa-
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1er Semestre)
189

Sciences sociales et humaines
---------------------------
cadres qui faciliteront la diffusion et l'installation
II -
VUES OPTISMISTES SUR
de la culture française en vue de son rayonnement
L'ECOLE: LA MYSTIFICATION
[Georges Hardy, 1919]. Ainsi le colon pen~e que
l'école pennet une ouverture sur le monde elargi.
L'école en tant qu'institution importée par le colo-
L'enfant ivoirien y apprend à se familiariser avec
nisateur en Côte d'Ivoire est depuis Jules Ferry
une fonne de mentalité propre à l'occident. lei, on
considérée comme porteuse de liberté et des lumiè-
demande de raisonner sans cesse, de manifester l'es-
res. Elle a pour objectif et pour résultat d'affinner
prit critique. L'école cherche à initier le jeune ivoi-
une culture nationale commune en définissant les
rien aux pourquoi et aux comment des choses. On
acquis que l'enseignement obligatoire doit propo-
ne doit rien affinner sans démonstration préalable.
ser à tous. Elle est donc investie de tous les
En tout cas, le colonisateur français présentait l'école
espoirs[Antoine Prost, 1968]. L'éducation reçue à
aux Ivoiriens comme le sésame qui leur pennettra
l'école fonnalise le rapport dissymétrique et la dis-
de résoudre le problème de leurs mentalités qu'il
tance entre les générations. Elle l'actualise dans une
jugeait de rétrogrades. L'école était donc liée à l'idée
relation personnelle dont la dynamique est pour l'en-
de civilisation. Grâce à elle, l'Ivoirien peut arriver à
fant promesse de dépasser son infériorité. L'école a
se dégager des contraintes des ténèbres, à se défaire
comme fonction de développer l'autonomie éthique
du poids de l'obscurantisme pour parvenir à l'homme
et politique des individus [8. Baczko, 1982]. L'école
complet, harmonieux, équilibré et tendu vers le dé-
devient le lieu privilégié de la socialisation, celui de
passement. [Archives des Missions africaines de
l'apprentissage des contraintes collectives, du res-
Lyon, 1906]
pect des lois et des contrats[Antoine Prost, 1982]
L'école vise explicitement à l'homogénéisation et à
Pendant les premières années de l'Indépendance en
l'unification des enfants. Elle donne une éducation
1960, c'était le branle-bas partout au niveau des
générale qu'on considère comme la condition du
responsables de l'éducation. Pour eux, l'école est
fonctionnement social. L'école a surtout pour effet
devenue la chose essentielle à privilégier. Elle sera
de fonner un certain type d'individu, soumis, dé-
magnifiée encore à travers un certain nombre de
pendant, qui sera adapté à cette société dans laquelle
textes officiels par les politiciens du pays qui croient
tout le monde est plus ou moins assisté[Michel
fennement aux rôles qu'elle prétendjouer, à savoir:
Lobrot, 1982]. L'école depuis sa prise en charge
étatique, après la chute de l'Ancien Régime, a été
«être un facteur de développement,
explicitement conçue comme un appareil de sociali-
c'est à-dire de promotion, à la fois
sation, de production d'agents socio-économiques
individuelle et collective;
qui impose aux individus qu'elle fonne un projet
fournir aux citoyens la base d'une
éducatif détenniné par l'Etat et actualisé principa-
culture commune de type mo-
lement par ses agents [Robert Balion, 1982]. Pour
derne;
Marlaine Cacouault et Françoise Oeuvrard [1995],
adapter les jeunes à une participa-
«l'école est investie de plusieurs missions dont les
tion
effrénée
au
enjeux sont complexes et divers: élever le niveau
progrès »[Programme de dévelop-
de connaissances général de la population, favori-
pement de l'Education et de la For-
ser la mobilité sociale, fournir à des jeunes venus
mation, 1971].
d'horizons divers l'occasion de vivre une expérience
commune».
On assistera donc au développement spectaculaire
de l'enseignement. Ainsi de 1960 à1980, les effec-
En Côte d'Ivoire, on assiste toujours l'admiration
tifs d'élèves au niveau primaire vont plus que tri-
béate de l'école. Le coup d'envoi a été donné par le
pler, portant le taux de scolarisation à plus de la
colonisateur lui-même qui, malgré beaucoup de
moitié de la population scolarisable. On comptait
méfiance, a accepté de faire son apologie. Ainsi pour
beaucoup sur l'école, car on la croyait capable de
l'administrateur colonial de l'époque, le minimum
reIever le niveau culturel national, de supprimer à
de culture acquise à l'école est déjà nécessaire pour
longue échéance l'analphabétisme, d'assurer un
l'obtention des forces productives. Car elle pennet-
meilleur recrutement pour le secondaire et d~ dis-
tra de fonner des instituteurs, des interprètes, des
poser d'un potentiel humain susceptible de contri-
190
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (le. Semestre)

buer au développement économique et social [Pre-
mière Mission de planification en Côte d'ivoire,
1962].
A propos de l'enseignement secondaire, les textes
vont plus loin. Ici, l'école sera vue comme le lieu où
l'on peut « consolider et développer les véritables
acquisitions de base, former des hommes capables
de communication, d'universalité et susceptible
d'adaptation et de développement. Il s'agit surtout
de former des cadres et l'élite du pays». Et du coup,
les bonnes paroles fusent de toutes parts: « Le nou-
vel enseignement devra donner à chacun, selon ses
c~pacités, des possibilités de formation débouchant
sur des emplois tout en favorisant l'épanouissement
de la personnalité [Semiti, 1986]. Mais dans la réa-
lité des faits, tout ne parlera que de programmation
Rappelons avant d'aller plus loin qu'un autre texte
de l'échec scolaire. A écouter tous ces propos, on
en 1914 formulait en ces termes: « Le but essentiel
semble percevoir à tort ou à raison l'école dans toute
de l'école est de nous faire entrer en contact avec le
sa splendeur, prête à satisfaire toutes les aspirations
plus grand nombre"possible d'indigènes; il s'ensuit
d'une société donnée.
que la quantité d'élèves qu'elle reçoit importe plus
que la qualité [Circulaire à Messieurs les Adminis-
III - DESSOUS MALSAINS, DE
trateurs commandants de Cercle, 1914]. Cette dé-
L'ECOLE
claration ne peut que surprendre, car il semble faire
l'apologie du quantitatif au profit de la qualité. Il
Nous nous proposons maintenant de faire l'exposé
est admissible que l'école accorde ainsi une certaine
et l'analyse de quelques propos et textes officiels
audience à ce que l'on pourrait dénommer la «mé-
fondamentaux sur l'enseignement primaire et l'en;-
diocrité collective ou la collectivité médiocre ». A
seignement secondaire avant et après l' Indépen-
la vérité, tout ce qui se situe dans l'ordre du quanti-
dance en 1960, montrant la planification insidieuse
tatif exhale déjà l'odeur de ce qu'on pourrait appe-
de l'échec à l'école. Il s'agit pour nous maintenant
1er: «la majorité inférieure ou la majorité limitée».
de dévoiler les intentions cachées à travers les dis-
C'est l'occasion de mieux découvrir une fois en-
cours sur l'école.
core que l'école coloniale redoutera une instruction
généralisée de toute cette « masse populaire» pour
3.1. Au niveau du primaire
se complaire par la suite dans le choix des meilleurs
élèves et mettre au rebut un grand nombre d'élèves
Le décret du 14 février 1922 signé par Mitterand,
qui « piétine» ou qui « transpire» à faire pitié..
président de la République française, précisait déjà
comme suit: «L'enseignement doit être donné ex-
Mais ce n'est pas tout. Car Albert Sarraut qui fut
clusivement en langue française, l'emploi des idio-
ministre des colonies ne put s'empêcher d'écrire:
mes indigènes est interdit» [art.3]. Un arrêté du 1er
«Les effets de la diffusion de l'instruction doivent
mai 1924, va rappeler la consigne suivante: Le fran-
être, suivant les différents pays, diversement nuan-
çais est seul en usage dans les écoles. Il est interdit
cés et sagement mesurés, le bon sens l'indique» [La
aux maîtres de se servir avec les idiomes du
mise en valeur des Colonies, 1923]. De tels propos,
pays.[J.O.,A.O.F., 1924]. Ce passage inquiète à plus
à leur tour, renforcent le caractère discriminatoire
d'un titre. Désormais, le petit ivoirien doit rompre
de l'école et suppose que les coûts de formation
presque avec sa langue maternelle qu'il maîtrise à
sont difficilement supportables aux autorités colo-
peine pour se familiariser toute lajoumée avec une
niales. Nul doute que la gestion de l'école coûte
langue dont la structure ou la morphologie est dif-
cher aux colonisateurs. Îl faut tenir.compte des con-
férente de la sienne. On peut imaginer ici facile-
traintes budgétaires. On ne peut pas donc permettre
ment le nouveau paysage auquel tout écolier, dans
à tous les enfants la réussite à l'école. Ainsi en 1937
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1'" Semestre)
191

Sciences sociales et humaines
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
l'Inspecteur général Bernadou s'adressant au Gou-
sent les 'colons» [Bulletin de l'enseignement de
verneur général de l'A.O.F écrit: « Si l'instruction
l'AOF,1919]. Et Georges HARDY de reven~r à la
de tous les enfants peut apparaître un but idéal, un
charge: « L'instruction de masses pourrait pfé~en­
simple regard jeté sur la situation économique du pays
ter un péril sérieux, car un enseignement sco~aire
montre immédiatement l'impossibilité absolue dans
qui s'installe aux colonies ne saurait être trop mo-
laquelle nous nous trouvions de réaliser pratiquement
deste. Le danger n'est jamais d'enseigner trop peu,
ce projet»[Rapport n01l4 E 1936]. Faire échouer
c'est d'enseigner trop à des masses importantes ».
une majorité d'élèves devient ainsi salutaire pour la
A son tour, le Gouverneur général ROUME en 1924
gestion coloniale de l'école.
enfonce le clou en déclarant en ces termes: « L'ins-
truction reçue à l'école est une chose précieuse
Le but de l'école, ce n'est pas de faire en sorte que
qu'on ne distribue qu'à bon escient et limitons-en
tout le monde devienne «cadre». Il s'agit de préparer
les bienfaits à des bénéficiaires qualifiés» [Abdou
des subalternes, c'est-à-dire des maîtres indigènes,
Moumouni, 1964]. Il fallait maintenir une telle idéo-
des fonctionnaires et des employés pour les maisons
logie pèndant toute la période de la colonisation.
de commerce, les autres écoles ne seront vraiment
utiles qu'à condition de rester modestes et de rester
Mais que va-t-il se passer après cette période 7.
adaptés aux milieux de pêcheurs, de pasteurs, de cul-
Les nouvelles autorités du pays vont-elles poursui-
tivateurs et d'ouvriers [Gouverneur général William
vre la même idéologie 7 En effet, on ne répètera ja-
Ponty, 1913].
mais assez que 1'histoire de l'école coloniale en Côte
d'Ivoire présente des caractéristiques spécifiques qui
- A propos de l'orientation sélective et élitiste, on
font d'elle un fait original. L'évolution de l'éduca-
opérait depuis 1912 une sélection aussi rigoureuse.
tion en son sein s'est réalisée dans un but contradic-
Ecoutons ici Bernard Dadié, l'un des écrivains ivoi-
toire, l'administration coloniale tentant sans relâche
riens ayant subit le traumatisme colonial: l'ensei-
d'imposer ses caches par le recours à l'idée de faire
gnement réduit, la sélection fut sévère. Les Ecoles
« évoluer» les Ivoiriens, de les dégager des con-
régionales sélectionnaient, envoyaient les bons grains
traintes des « ténèbres », alors qu'il s'agissait de leur
dans les écoles dites « Cours de sélection» qui à leur
inculquer désormais l'esprit de l'émulation malsaine
tour sélectionnaient encore avant d'expédier dans les
à travers un enseignement qui divise, qui sélectionne
EPS et ces dernièr~s, elles aussi sélectionnaient avant
et qui entretient expressément le phénomène de
de faire passer le concours d'entrée à l'Ecole Nor-
l'échec scolaire pour montrer les limites et l'incapa-
male de Williams Ponty [Bernard Dadié, 1957].
cité des écoliers ou élèves ivoiriens.
Isabelle DEBLE entreprit de calculer les rendements
L'importance de l'école est traduite par des mises en
scolaires dans les écoles rurales de Côte d'Ivoire.
garde du colonisateur. Il faut éviter que tous les Ivoi-
Ces rendements étaient très faibles, les taux de
riens scolarisés, réussissent: « Il faut limiter la pro-
déperditions trop élevés.
motion des Ivoiriens... Pas d'élites, pas d'ennuis di-
Tableau-l : Taux de déperdition pendant la colonisation de 1954 à1955
Cours
Promotion 53
Promotion 54
Promotion 55
Moyenne
1
56,4
54,4
57,9
54,8
Il
69,3
70,4
68,2
69,3
Il
77,9
75,2
75,5
76,2
IV
82
81,7
78,2
80,7
V
85,4
85,9
VI
87,3
87,7
Rendement
12,7
12,3
Source: Tiers-Monde: Problèmes des pays sous-développés, 1964, p.88.
192
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1" Semestre)

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciellce....\\ociale~ et humaille.\\
Ce tableau nous pennet de mieux comprendre le
cace, des méthodes réalistes de sélection des élites
problème de la sélection qui explique réchec sco-
et de formation des cadres »[ Président Jlouphouët-
laire sous le régime colonial. Cette sélection dépen-
Boigny, 1967J.
dait de deux critères: Le critère d'ordre politique
(appartenance sociale à des familles de chefs, sou-
Pour les responsables ivoiriens, « le premier objec-
mission à la hiérarchie coloniale), critère d'ordre
tif du système devrait être de transmettre un ensem-
intellectuel et moral (intelligence, maîtrise de la lan-
ble de connaissances générales et de valeurs consti-
gue française, travail, caractère). Ainsi l'échec des
tuant un minimum cultuel assuré à tous et permet-
enfants était conçu pour maintenir et renforcer les
tant ensuite l'acquisition d'une formation profession-
intérêts du colonisateur. II était créé pour entretenir
nelle et une bonne insertion dans la vic active» [Plan
les inégalités entre les enfants du pays, traduire les
quinquennal de développement économique, social
inégalités socio-économiques de base et reproduire
et cultureL p.44].
les mêmes situations que ron retrouve en Métro-
pole. Il était créé pour veiller à la sauvegarde des
- lous les enfants ont théoriquement droit à l'ins-
idéologies dominantes: impossibilité de promotion
truction, les uns autant que les autres. L'Etat ne peut
sociale et culturelle chez les colonisés, maintien des
l'accorder qu'à une minorité. Les autres et c'est un
barrières sociales [SEMITI Ani-Jules, 1986 J.
véritable drame, sont plus ou moins sacrifiés» 1Edu-
cation et technique,1965].
- Mais en 1960, l'année des Indépendances, on va
assister encore selon [Jean-Yves MARTIN, 197'2] (et
. C'est donc à partir des années 1965-1966 que les
ce qui est vrai), «à la perpétuation paradoxale du
déperditions ont commencé à attirer l'attention des
système de domination dont on prétendait
rc...ponsables politiques et des parents d'élèves. L'en-
s'affranchir. .. Le système d'enseignement en vigueur
seignement primaire n'obtenait pas toujours les ré-
présente la caractéristique commune d'être non pas
sultats escomptés: il ne permettait pas aux enfants
le fruit d'une longue évolution nationale, mais le
de parvenir au terme de six années dans un délai de
résultat d'une transplantation pure et simple des
8 années. Les travaux menés par nnstitut d'Etudes
systèmes ex-métropoles ». Ainsi la première décla-
du Développement économique et spécial à Paris
ration des autorités ivoiriennes va dans le sens que
avaient donc permis de connaître clairement ou pré-
l'on devine déjà. « JI faut découvrir un système
cisément le déroulement de la scolarisation de 1000
d'éducation et d'enseignement foncièrement effi-
élèves inscrits en première année:
Tableau 2 : Redoublements et abandons
l'
1'+1
1'+2
1'+3
[+4
1'+5
Sortants CEPE
Effectifs
01000
668
577
490
474
510
510
208
dont------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Redoublements 347
213
150
122
128
206
0
Promus
653
455
427
368
346
304
Source: Première Mission de Planification en Côte d'Ivoire, p.43
Revue du CAM ES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° ] -2006 (1" Seme~tre)
]93

Science!) sociales et humaines
---------------------------
Selon cet Institut, pour 490 élèves au CE2, 356~
siste à exiger comme condition de la réussite au
années/élèves étaient fournis (2735 sans redouble-
concours d'entrée en sixième moins de points (donc
ments) : pour 510 élèves du CM2, on totalisait 3.719
moins d'effort) aux plus jeunes qui appartiennent
lnnées/élè\\ es sans les redoublements ct 4.885 avec
en général aux familles riches.
le" redoublements d'une seule année. Ainsi en 1965,
nnstitut a pu établir les composantes de rensei-
A la suite de leurs études, les spécialistes de la Pre-
gnement du premier degré de la manière sui\\ ante:
mière Mission de Planification en Côte d'Ivoi-
rienne( 1(62) ne purent s'empêcher de déclarer qu'il
Promotion: 59,5% des ef-
s'agit ici tout simplement «d'orienter et de sélec-
fectifs
tionner une minorité destinée à fournir au pays les
Redoublements: 32.5%
futurs cadres moyens et supérieurs dont il a besoin».
Abandon: 7,8%, soit un
taux de déperdition de 40,5%
Comme on le voit, l'échec n'est pas est un fait du
hasard; il est décidé et voulu par l'institution sco-
D'une façon générale. la première décennie (1960-
laire elle-même. Mais que nous réserve maintenant
1(70) a présenté une physionomie assez terne de
à son tour, le second degré?
récole primaire. Elle a surtout été marquée par le
problème des déscolarisés, c'est-à-dire tous ceux qui
3.2. Au nh/eau du secondaire
ont échoué et ont été obligés de quitter l'école. Plus
précisément. écoutons le rapport des milieux offi-
L'admission dans l'enseignement secondaire - qu'il
cieb : (; Les déscolarisés, ce sont bien des enfants
soit traditionnel ou technique - reste très sélective
dont la limite d'âge de 15 ans atteinte, sont exclus
même si le développement des effectifs est très
des ( '''12 (a\\ ec sans CEPE), sans avoir obtenu l'en-
rapide, posant un difficile problème d'accroissement
trée en sixième. Ils étaient 8.848 en 65/66 (22% de
des
coûts
(investissements
et
coûts
de
l'effectif des CM2); 15.846 en 69/70). Ils étaient
fonctionnement) et d'insuffisance de l'appareil de
en 1970 em iron 3.258, (30% de l'effectif). Plus de
formation des formateurs [Henri Bourgoin et
190.000 en 10 ans ».[B.D.E.C.I..l981 J
Philippe Guillaume, ] 978]. Avoir peur de
l'accroissement des coûts de l'éducation, c'est déjà
A partir de 1971, malgré les chiffres flatteurs de l'en-
empêcher la plupart des élèves de poursuivre
seignement télévisueL on va assister à une aggrava-
longtemps leurs études. C'est déjà préparer le lit de
tion de l"échec scolaire. Toute une politique de sé-
l'échec scolaire en masse pour ne pas trop dépenser.
lection fondée sur l'âge \\ a s'instaurer. Ainsi comme
Nous y reviendrons. Et qui plus est, les directives
l'a fort bien remarqué le professeur Kanvaly
officielles se montrent de plus en plus catégoriques:
FADKiA[ 198] J, <<une discrimination basée sur l'âge
-« L'enseignement doit être ouvert aux individus les
permet au système éducatif de classer au terme de
plus doués, sur la seule base de leurs aptitudes, et
chaque cycle de formation en trois catégories:
en fonction des objectifs du développement
national» [Programme de développement
de
les élèves à exclure de l'enseignement
l'éducation et de la formation (1971-1075)]. En
primaire pour arrêt d'étude ou pour
conséquence, le second cycle va rester très fortement
limite d'âge:
marqué dans ses structures par les restrictions, les
les élèves autorisés à redoubler à
barrières, les handicaps, les sélections qui sont
cause de leur âge;
fondées en dernière analyse sur des modèles de
les élèves autorisés à passer au cycle
stratification
hiérarchique
extrêmement
supérieur d'enseignement en raison
conservateurs. A tous les niveaux, de la sixième à la
de leur âge se situant en dé ça de la
terminale, en passant par la troisième, toute une série
limite d'âge. Désormais, on instituera
de règles arbitraires, de mesures administratives
trois séries au sein du concours d'cn-
restreignent considérablement les possibilités
trée en sixième: «série» spéciale»,
d'étude chez les élèves. Il suffit de lire le Plan
«série première», «série deuxième».
quinquennal (1976-1980) pour découvrir que l'école
ne badine pas. A cet effet. les autorités ivoiriennes
Ces trois séries sont définies en fonction des âges
restent implacables dans leurs déclarations: «Ce
s'étalant entre 9 et] 5 ans. Cette discrimination con-
194
Rel'ue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1'" Semestre)

- - - - - - - - - - - -
Science.f sociales et l,umaines
dont nous avons le plus besoin en l'état actuel de
un tas de problèmes qui obligent à voir l'écol~ sous
notre développement, ce sont des scientifiques et
un angle très négatif couvrant ridée d'injustice
des techniciens que l'école peut nous t(mrnir. ()n ne
sociale, de manque de démocratie, d'iné~afités
répétera jamais assez que dans le monde où nous
sociales, de discrimination, d'inégalité des chances,
vivons, l'avenir, donc le progrès, est la science»
etc. On comprend pourquoi la politique des« zones
[SEMITL 1986]. 1\\lais on oublie du coup qu'on ne
d'éducation prioritaires» (ZEP) a été lanGée en
fait qu'appréhender seulement les bonnes intentions
France vers 1982 pour organiser la lutte çontre
ou les aspects positifs de récole sans considérer ce
toutes ces « insanités» et particulièrement contre
qu'elle dissimule à travers ses programmes, ses
r échec scolaire dans les zones socialement
pratiques pédagogiques et ses normes d'excellence.
défavorisées en leur attribuant des moyens
C'est le lieu de rappeler ici la genèse sociale des
supplémentaires pour favoriser un traitement global
savoirs scolaires. Qu'est ce que nous apprennent les
de cet échec dans ses composantes sociales et
auteurs tels que [Forquin, 1990], [Berger et
culturelles. Il s'agit ici à travers ces dispositions
Luckman, 1966], [Bourdieu, 19671, IVincent 1980),
d'échapper à la « fatalité de l'échec» en milieu
[Cherve1, 19811, pour ne citer que ceux-là. ? Grâce
populaire. «L'ambition excessive des programmes
à ces chercheurs, nous savons désormais qu'à travers
suscite leur inefficacité et d'innombrables inadaptés
les programmes scolaires, on cache quelque chose
et retardés scolaires». L'on dénonce ainsi
aux apprenants. Par exemple, Forquin introduit
indirectement la sélection sociale ainsi préparée: Les
admirablement le terme de curriculum pour désigner
enfants qui assimilent les programmes « sont
l'ensemble des situations vécues par un élève au long
évidemment plus nombreux dans les milieux
d'un cursus donné, dans le cadre de l"école qui définit
bourgeois où les parents ont le temps et les
le programme de formation, c'est-à-dire ce qui doit
connaissances suffisantes pour les aborder [Le
être transmis officiellement à l"élève dans la réalité
monde, 16-17 février 1964].
ohjective. Mais de manière assez sournoise, ce
Avec l"arrivée d'un flux important dans les premiers
curriculum transmet des normes de comportement
cycles par suite du boom nataliste et de la prolonga-
et des valeurs morales qui conditionnent les élèves
tion de la scolarité obligatoire, tout ne fera qu'ac-
et qui influent sur le rendement ou l"échec. Il s'agit
centuer l"échec scolaire comme l"une des conséquen-
d'un ensemhle de contraintes qui peuvent limiter la
ces de la massification ou Je l"explosion scolaire.
liberté, la motivation, le désir d'apprendre chez un
L'école en Côte d'Ivoire continuera d'apparaître
grand nomhre d'élèves. On découvre ainsi dans
comme une machine à diviser et à répartir les jeunes
l'école, à travers « la structuration du temps, dans
ivoiriens. Mais quel est le véritable enjeu de cette
les rythmes quotidiens de la classe et dans
opération? Aborder une telle interrogation. c'est
l'organisation en année », une certaine politique de
montrer toute l"impartialité de l"école dans son fonc-
« programmation» et de« prévisihilité des activités
tionnement. Devant ce constat, il en résulte que l"état
[Verret 19751. Tout cela définira ce qu'on appelle:
d'esprit général des élèves est celui d'une révolte
le curriculum caché. Du coup, on découvre que
diffuse, rampante, passive, qui s'exprime par l'en-
l'école comporte finalement deux aspects dans son
nui, le malaise, l'inquiétude, l"incertitude. En réa-
fonctionnement général : l'aspect explicite et l'aspect
lité, il Ya eu bien pendant les premières années de
implicite. ("est à travers ce dernier qu'elle entretient
rIndépendance, un réel goût collectif pour la con-
inexorahlement ses vices et que l'on s'aperçoit à
naissance, pour la culture, bref, pour l"instruction.
l"analyse que les jeux sont déjà faussés au départ.
Mais il a été opprimé par les conditions sociales de
Ainsi par exemple, Isamhert JamatL 1990, Chobaux
transmission et d'accumulation du savoir renforcées
et Segré, 1981 et Demailly, 1991, ont suffisamment
par les directives officielles de l"institution scolaire.
montré que « les programmes officiels, loin d'être
le produit d'une lente accumulation des savoirs, sont
Sur le plan théorique, il suffit de se référer à Isambert-
en fait la résultante d'un processus de sélection et
Jamati pour savoir comment on a pu découvrir
de réorganisation permanente au sein de la culture».
l'échec scolaire: Cet auteur déclarait comme suit:
Cela indique que l'échec des élèves est déjà inscrit
« Si, les façons de faire, les références culturelles,
dans l'organisation même 4e l'éçole, puisque tout
les conduites attendues restent exactement ce qu'el-
ne parlera en fin (je compte que de sélection pour
les ont été, une part importante du nouveau public
faire échouer la majorité çfes élèves. Cela pose donc
éprouve de telles difficultés qu'elle est rapidement

-
- +
Revue du CAMES - Nouvellf ~érie B, Vol. 007 N° 1-2006 oe. Semestre)
195

Science.\\ wciale!t et humaine..
---------------------------
éliminée comme inaptc»(lsambert-Jamati. 19851.
Ainsi l'échec scolaire peut s.interpréter dans le 'iens
où l"élè\\e a pris du retard. n'apu a\\oir de ra\\ancc
pour panenir le plus loin possible ct hlontrer quïl
possède un certain «capital cultureb). Cet élément
n'a rien de comparahle avec les données culturelles
du terroir ivoirien. L'école importée en est indiffë-
rente.
Tableau 3 :1 aux moyen d'écoulement des etTeclit~ de renseignement primaire de 1991/92 à
1993/')4 en Côte d·hoire.
1
COURS
l"'-/ational ~ational :~ationaJTEnsemhle !Ensemhle
1
1
P~h
1
, : puhlic.
iprÏ"\\ é
1
! (Jarçons
1 filles
1
'pn\\c
,
. '
1
1
----------r:r:.----
----+'-1
·--·-----j--------------'---·-----t----·--i----------i
r-
lx promo
1
167.80
;66.52
:79.2568.51
67.2
i
1
, CPI
T'x red.
24.20
I")S 70
i 12.61
)23JN
i")-l7
1-- .'
1
1 -

1
T'x ahand
: 8.00
17.78
i 8.14
17.hO
: 8.1
lx promo
74 30
172.44
143.14
73.16
67.2
1
.
1
(,P21
lx red.
i23.71
Il") 4"
")")
.,")
Y' .,
,22.60
1
_ .
0
_......--
~.'.-
1
'Ix aband
3.1 0
13.85
15.60
4.62
9.7
lx promo
68.20
166.20
88.89
64.76
66.7
CEl
l'x red.
25.40
127.07
15.36
25.24
26.7
T'x ahand
5.90
6,75
4.21
4.45
6.6
1
Tx promo
72 70
70.15
99.23
75.00
70.2
.
1
,.,., s
1
CE2
lx red.
22.70
23 76
12.80
22.12
_.'.-
.
1
Tx aband
-l.60
,6.09
11.14
2.88
6.3
CMl
l'x promo
70.00
66
1
.20
106.12
73,42
65.1
Tx red.
28.80
29
1
.80
19.50
28.08
28.8
Tx aband
1.20
i4.03
25.61
1.50
5.0
CM2
Tx réussite entrée en i35.03
1

,37.97
Tx transition <.'M2-6è
42.42
l'x red.
19.61
42.67
40.14
42.63
42.1
Tx abandon
Tx
moyen
70.6
68.30
93.32
71.97
67.28
roffiO
27.77
28.78
18.81
27.37
28.31
Tx moyen red.
4.56
5.88
7,88
3.71
7.14
Œ
Tx
moyen
abandon
Source = Direction de la Planification, de 1 »F\\aluation et des statIstIques. Mmlstère de
l'Education et de la fomiation de hase,1994-1995. p. 26
196
Revue du CAMES - NouHlle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1er Semestre)

- - - - - - - - - - - - - - - - - -
Sciences sociales et humaines
Tableau 4 Evolution du taux de redoublement au CM" de 1992 à 1993/94
~
Années
National
National
National
Ensemble
1
Ensemble
1
Public+Privé
Public
Privé
Garçons
Filles
1
En%
en%
En%
En%
En%
1992/93
45,4
46,6
38,5
46,6
43,3
]993/94
42,4
42,6
40,]
42,6
42,0
Source = Direction de la PlamficatlOn, de 1»EvaluatIon et des statistiques, Ministère de
l'éducation et de la formation de base, 1994-] 995, p. 27.
Le tableau 4 indique l'évolution inquiétante du taux de redoublement au CM2 après trois
décennies, ce qui dénote une fois de plus que l'échec est planifié et bien entretenu.
Tableau 5 Transition du CM2 à la 6è (public+ Privé)
1988
1989
1990
1991
1992
]993
1994
Effectif CM2 eniuin
245740 24537]
240384
242782 251018 252599
256385
Nb succès exam 6e
43018
47248
46689
51575
51082
61277
898]2
Taux succès
17,5
19,3
]904
21,2
20,3
24,2
35,03
Inscrits en 6e
66620
70167
71720
79054
80]54
93209
97373
Taux de transition
27,1
28,6
29,8
32,6
37,3
36,9
37,97
Inscript.
Hors
23602
23919
2503]
27479
29072
3]932
7561
examen
35,4
32.7
34,9
34,7
36,3
34,2
7.8
% par rapport aux
inscrits
..
..
Source = Direction de la Planification, de 1»EvaluatlOn et des statistiques, MInistère de 1
éducation et de la formation de base, 1994-1995, p. 35
Tableau 6 Taux d'écoulement des effectifs du 1er cycle de l'enseignement secondaire fin
1994
Niveau d'étude
National
National National Ensemble Ensemble
public
privé
Garçons
filles
Txpro
79,0
75,2
89,4
83,61
71,1

Tx red.
11,1
Il,3
10,8
9,4
14,1
Tx aband
9,8
13,5
0,2
7,0
14,8
Txpro
81,9
76,8
95,9
84,1
77,9

Tx red.
] lA
] lA
1] ,4
10,0
13,9
Txaband
6,7
Il,8
7,3
5,8
8,2
Txpro
73,3
61,3
99,9
75,5
68,9

Tx red.
16,4
15,3
19,9
15,2
18,7
Tx aband
10,4
23,6
]9,2
9,3
12,4
Tx pro
7,8 BEPC
41,<) Orientation
-

Tx red.
24,3
Tx aband
8,9
58,2
24,1
24,7
-----------------------
-----------------------
----------- ----------
----------
-----------
-
-
-
-
Tx moyen par
78,0
81,0
secteur
15,8
71,1
95,0
14,6
72,6
Pro{sans la 3ème).
8,9
Il,6
]4,9
7,3
] 7.8
Red.
16,3
8,9
] 1,8
Ab(sans la 3ème)
Source: Idem, p.
43
Revue du CAMES - Nouvelle SérieR, Vol. 007 N° 1-2006 (1" Semestre)
197

Sciences sociales et humaines
~-------------------------
Tableau 7 Taux d'écoulement des effectifs du 1er cycle de renseignement secondaire fin
1994
Niveau et série
National
Nationa]
National
Ensemble
Ensemble
public
Privé
Garçons
filles
1----
Tx pro
78,7
70.3
97,2
85,5
70,6
2A
Tx red.
14,6
17,0
9,3
15,0
14,0
Tx
6,7
aband
88,7
71,8
134,3
93,8
81,8
Tx pro
17,0
19,0
] 1.7
] 8,1
15,5
lA
Tx red.
5,7
Tx
aband
18,41
50,6
39,7
79,8
52,2
48,6
Tx pro
30,99
TA
Tx red.
Tx
vers C 6,0
vers 6,9
vers 6 3,3
vers C 7,1
vers e 2,3
aband
vers D 61,6
vers D 58,8 vers D 97,1 vers D 63,9
vers D
] 8,0
19,5
15,2
]8
53,0
Tx pro
]4,4
18,0
2C
Tx red.
67,2
65,4
82,8
69,5
Tx
] 5,4
16,6
5,7
11,9
45,5
aband
17,4
47,4
,
Tx pro
28,32
le
Tx red.
32,4
30,7
49,2
31,3
1
Tx
39,28
45,6
aband
78,9
61, ]
]68,2
78,9
Tx pro
18,2
18,3
18,1
18,0
74,1
TC
Tx red.
3,80
19,2
Tx
aband
14,42
47,8
30,7
106,0
47,1
Tx pro
37,78
50,7
ID
Tx red.
Tx
aband
Tx pro
TD
Tx red.
Tx
aband.
1
Source (idem) = Direction de la Planification, de l'Evaluation et des statistiques, Ministère de
1éducation et de la formation de base. 1994-1995, p. 45
198
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1'" Semestre)

- - - - - - - - - - - - -
Sciences sociales et humaines
Les tableaux qui précèdent indiquent à quel point le
traditionnelle des familles qui croient à ses vertus et
spectre de l'échec des écoliers et des élèves plane
qui ne pensent pas qu'elle va se traduire plus tard
sur le fonctionnement général de récole en Côte
en échec. Cependant, aujourd'hui, on ne peut pas
d'Ivoire. Le désir de répondre aux grands défis de
supprimer l'école sans que cela ne bouleverse la
la modernité et de résoudre le problème du sous-
société ivoirienne. Et l'école est ce qu'elle est, elle
développement a obligé les responsables politiques
a de bonnes raisons idéologiques, politiques et éco-
du pays à opter pour la sélection des soi-disant
nomiques à exister, à se pérenniser de générations
meilleurs, abandonnant expressément à mi-chemin
en en générations. -L'échec scolaire est une faille
les brebis galeuses. Est-ce la solution indiquée si
du fonctionnement de l'école. Il est la négation des
l'on veut soutenir un regard optimiste sur l'école?
espoirs entretenus sur l'école et autour d'elle. Dans
une approche systémique, l'école est incapable de
IV. DISCUSSIONS ET REFLEXIONS
nier cette négation en élaborant une vraie démocra-
GENERALES
tie et une justice sociale en son sein. Il y a dans la
scolarisation une contradiction qui doit être portée
La taille nécessairement limitée d'un article comme
à maturité: la contradiction qu'il y a à faire croire
celui-ci ne nous a pas naturellement permis de rap-
aux jeunes qui entrent à l'école pour subir le pro-
porter tous les textes ou propos et tableaux que nous
cessus de transformation souhaitable afin d'être un
avons parcourus ou lus sur l'école coloniale et l'école
produit acceptable pour la société alors qu'il n'en
post-colopiale. Nous avons volontairement procédé
est rien, puisque les handicaps, les blocages de tou-
à une sélection arbitraire parfois douloureuse. Nous
tes sortes seront dressés sur leurs chemins pour ne
n'avons choisi que les courts passages qui nous pa-
pas réaliser leurs espérances. L'échec scolaire fait
l
raissaient un peu originaux pour montrer les inten-
partie du « fonctionnement normal « de l'école dans
tions cachées de l'école qui a tendance à se présen-
la mesure où l'école s'inscrit dans une certaine idéo-
ter explicitement comme une institution de salut
logie, c'est-à-dire dans un système d'idées caracté-
public, ce qui est souvent le contraire. Nous ne pré-
ristiques d'une classe ou d'une époque au sein d'une
tendons donc pas à l'exhaustivité et un nombre de
aire socioculturelle donnée. En ce sens, nul doute
textes très importants peut nous avoir échappé. Nous
que l'idéologie pénètre largement l'école. Or, toute
assumons donc seul la responsabilité du choix des
idéologie tend à transformer le fonctionnement d'un
textes, des éléments statistiques, de leur organisa-
système ou d'une institution donnée en vue de dé-
tion et de leur présentation.
fendre des intérêts particuliers. L'Etat cautionne la
sélection à l'école pour créer l'échec des élèves. Du
Cependant nous avons essayé de montrer comment
coup, il se fait en même temps le soutien, sinon le
certaines déclarations sont utilisées pour masquer
moteur de l'échec et, sur la même lancée, les ensei-
les raisons propres qu'a eues le pays de freiner la
gnants qui représentent ses véritables et authenti-
poursuite de l'opération de réussite scolaire éten-
ques mandarins sont incités à adopter une conscience
due. Il faut donc partir de l'idée que l'école avec ses
de serviteurs, subtilement mêlés à la conscience de
échecs prend place dans une société bien détermi-
travailler pour soutenir et entretenir l'échec de
née qui en conditionne les buts, les agents et le mode
l'élève. L'échec scolaire est utilisé comme argument
de fonctionnement. Pratique sociale parmi tant
pour maintenir les enfants défavorisés au plan socio-
d'autres, irrémédiable par la société, elle en porte
économique à un niveau d'instruction inférieur et
tous les traits et reflète les contradictions, tant dans
cette injustice est révélée par certaines données sta-
son organisation que dans ses applications. Une école
tistiques. Avec ses tendances élitistes, nous avons
pour le peuple ne peut être qu'une école par le peu-
déjà souligné comment l'école en Côte d'Ivoire avait
ple. Alors, dira-t-on, pourquoi continuer à scolari-
essayé de favoriser avec le critère «âge» tous les
ser la jeunesse ? Pourquoi ne pas demander aux
enfants ayant au moins de 10 ans à l'entrée en sixième
enseignants d'abandonner leur opération de sélec-
en leur exigeant moins de points pour leur admis-
tion ou de tri. Un tel geste ne change rien dans le
sion alors que les élèves issus des milieux pauvres
développement de l'école ou dans son fonctionne-
et ayant plus de 14 ans, beaucoup de points pour
ment. -La scolarisation est tout simplement une ac-
être enfin recalés et renvoyés de l'école. Aujourd'hui,
tivité sociale parmi toutes les autres. Sa spécificité
les déscolarisés écartés du système en raison de leurs
n'est pas de nature éthique. Elle stimule l'imagerie
mauvais rendements sur les bancs, selon des enquê-
199

Sciences sociales et humaines
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
tes, sont méconnaissables: C'est désormais le dé-
mation qui se solde par l'obtention des diplômes
senchantement et l'inappétence scolaire qui les ha-
obtenus difficilement après avoir assimilé des con-
bitent. La persistance de l'échec scolaire conduit fi-
cepts étrangers au vécu des jeunes ivoiriens. Cer-
nalement à enraciner l'idéologie de l'élite. Les exa-
tes, l'école a apporté aux Ivoiriens l'écriture et la
mens que subissent les élèves au cours de l'année
langue qui leur permettent de mieux s'exprimer en-
scolaire sont destinés expressément à sélectionner
core. Mais il n'en reste pas moins vrai qu'elle a formé
les futurs « gouverneurs» du pays et à les séparer
des individus soumis à l'oppression d'une véritable
des masses populaires. Ainsi ceux qui réussissent en
acculturation qui ne dit pas son nom. C'est pour-
classe fort bien actuellement à récole sont amenés
quoi, avant de fermer ce chapitre, il fàut apprécier à
à se considérer comme susceptibles d'appartenir
juste titre ces interrogations du regretté professeur
certainement aux futurs cadres de la nation. Ils pren-
GUEDE Lorougnon, ancien ministre ivoirien: «Que
nent une attitude d'assurance face à ceux qui piéti-
deviennent alors les jeunes certifiés de l'école pri-
nent sur les bancs et qui n'arrivent pas encore à se
maire qui se pressent à l'entrée du secondaire sans
rendre compte qu'ils se trouvent dans une structure
pouvoir y être admis? Jusqu'à présent. aucune struc-
antidémocratique créée de toute pièce pour les em-
ture d'accueil n'a été mise en place pour eux. Que
pêcher d'avoir un jour leur place au soleil. Dans ce
deviennent également les élèves qui, entrés dans le
sens, on se trouverait bel et bien dans le cadre de la
premier cycle de l'enseignement secondaire, ne peu-
division totale du travail et du vicieux « bon fonc-
vent ni obtenir le brevet, ni passer dans le second
tionnement» de la structure sociale de classe déjà
cycle? Quelques-uns, parmi eux, trouvent à conti-
face à l'échec scolaire. Finalement, tous ceux qui
nuer des études pus concrètes et mieux adaptées à
échouent ne sont ni encouragés ni aidés à devenir
leur formes d'esprit. Mais les autres? » [SEMITI
des bons élèves par l'application des formules pé-
Ani Jules, 1986].
dagogiques adaptées à leur cause. Tous les discours
laudatifs sur l'école, même s'ils ne sont jamais ouver-
V. ELEMENTS DE SUGESTIONS
tement exprimés, sont clairs. Ce sont des discours
ampoulés, totalement dépourvu de vérité et qui vi-
A la suite de toutes ces considérations, que faut-il
sent à impressionner les élèves et leurs parents par
faire pour que l'école en Côte d'Ivoire devienne un
le caractère grandiose de projets comme la réussite
lieu privilégié de réussite des jeunes?
dans la vie par rinstruction et l'obtention de diplôme
pour un avenir meilleur. Que faire donc si l'
Prévoir, organiser, planifier ou programmer l'échec
0, veut
rehausser quelque peu l'image de l'école en
des jeunes à l'école. c'est agir dans le sens de l'anti-
Côte d'Ivoire pour qu'elle soit moins sélective et
démocratie et de l'injustice sociale. L'école doit ces-
permettre ainsi aux élèves de connaître les joies du
ser d'être une instance sélective qui divise et oriente
succès ou de la réussite?
les individus selon ses normes et critères propres.
L'école ne remplirait son véritable rôle que si elle
Au final, force est d'affirmer àjuste titre que la sco-
comblait le fossé initial qui sépare les élèves issus
larisation de l'enfant ivoirien pendant la colonisa-
de milieux socioculturels différents et si elle accor-
tion a apporté à la société traditionnelle plus de for-
dait des chances égales à tout le monde au lieu de
ces de freinage que de forces de facilitation. Or.
favoriser l' éc hec des jeunes qui croient à ses vertus.
l'éducation traditionnelle africaine dans laquelle bai-
gnait le petit ivoirien avant la colonisation semble
Il vaut mieux programmer la réussite scolaire en
avoir atteint des objectifs nobles: A la fois rigou-
permettant à tous ceux qui sont scolarisés d être
reux et harmonieux, le système éducatif tradition-
plus tard capables de se débrouiller seuls dans la vie
nel s'est caractérisé par sa fonction socialisante et
sociale pour qu'ils soient préservés de l'inadapta-
intégrative, son adaptation au milieu social. Quant
tion et de la délinquance. Il faut donc mettre en place
à l'éducation coloniale, elle s'est acharnée à impo-
une pédagogie nouvelle contre un enseignement
ser la compétition entre les enfants en vue de les
fondé sur le principe de la compétition et de l'éli-
séparer pour permettre à une minorité d'entre eux
tisme. Un enseignement qui repose sur la réussite
d'émerger. Tandis que l'éducation ivoirienne tradi-
des élèves, doit viser une culture générale d'abord
tionnelle éduque tous les enfants, le système importé
avant de s'asseoir sur des connaissances spécifiques.
a créé des inégalités en privilégiant surtout une for-
D'où nécessité de faire avancer les élèves rapide-
ment en réduisant au maximum le taux des redou-
200
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (ter Semestre)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Sciences sociales et l,umaines
blements, des renvois et des abandons. Les enfants
entretient des confusions dans l'esprit des gens. En
peuvent éviter l'échec scolaire si l'on met place un
réalité, les % du budget alloués à l'Education per-
ensemble de techniques éducatives qui ont pour objet
mettent d'entretenir le personnel enseignant et le
de transfonner le climat de la classe. Il convient aussi
personnel administratifLes élèves et les équipements
de revoir le contenu de la sociologie du curriculum.
matériels se partagent le pauvre dernier quart. Et
Dans son contexte, il est dit que les savoirs scolai-
pourtant, l'objectif primordial visé par l'école, c'est
res ne sont pas seulement des contenus de connais-
d'abord les élèves et non les adultes. D'où l'urgence
sance, ils sont aussi un ensemble de schèmes so-
d'augmenter le budget de l'éducation quelles que
ciaux répondant à une visée éducative, liée à l' orga-
soient les contraintes financières du pays et cela,
nisation de la société et à ses enjeux, et souvent
afin de cesser de soutenir ou d'entretenir les échecs
implicite (curriculum caché). Plus précisément, le
des élèves parce que l'argent fait défaut. Certes,
curriculum est une construction sociale: il est fait.
l'école revient cher à l'Etat, mais celui-ci doit se
maintenu ou modifié en fonction des idéologies en
sacrifier pour la réussite de la jeunesse et saluer les
vigueur et des rapports de force entre les acteurs. Il
efforts des acteurs qui lui tendent la main en vue de
véhicule un ensemble de schèmes sociaux cachés,
l'aider dans sa tâche difficile d'éducation et d'en-
liés à l'organisation de la société. Ainsi. on distin-
seignement.. Les aides financières, l'octroi des bour-
gue le curriculum construit (programmation délibé-
ses aux enfants des familles pauvres, la participa-
rée à partir d'objectifs explicitement définis) du cur-
tion des établissements privés et confessionnels à la
riculum caché et latent (tout ce que l'élève apprend
formation de lajeunesse doivent être l'objet de pré-
à l'école, sans que ce soit explicitement enseigné) ;
occupation des autorités politiques du pays pour
le curriculum formel ou officiel (contenus prescrits
faciliter l'esprit de la vraie démocratie à l'école, pour
par l'institution) du curriculum réel (les produits,
l'école et par l'école.
différents les uns des autres, des interprétations et
sélections opérées par les enseignants) [G.et J.
Par ailleurs, récole en Côte d'Ivoire doit s'inspirer
Pastiaux, 1997]. C'est là que le bât blesse et r on
de certaines valeurs de la société africaine
découvre du coup le vrai visage de l'école. Toute
traditionnelle dans laquelle on ne connaissait pas le
visée éducative doit être profitable à tous les élèves
rebut, l'échec, le rejet ou le renvoi. Il faut que la
ou écoliers. Si elle va contre leurs intérêts, l'école
nouvelle école en Côte d'Ivoire soit désormais un
continuera toujours de transformer en inégalités
espace communautaire où tout ne parle que d'aide,
sociales les différences entre les cultures familiales
d'assistance, de secours, d'encadrement. Elle ne doit
et la culture scolaire, seule légitimée [ P. Bourdieu
plus se réduire à une course d'obstacles, expression
etJ.c. Passeron, 1970 :] et cela, en fonction de cette
de 1'héritage colonial. Lorsqu'une institution
même visée qui se veut éducative et qui cache pour-
éducative est reconnue comme nécessairement et
tant quelque chose de discriminatoire entre les élè-
heureusement
di fférente
de
r esprit de
ves.
différenciation, et que lesjeunes se sentent autorisés
de s'instruire, de se cultiver sans contrainte, ils
Par ailleurs l'échec scolaire sera amoindri au maxi-
trouvent là un puissant soutien qui explique leur
mum si l'on ne prend plus pour paroles d'évangile
succès. Seule une vraie démocratie en son sein
toutes les recommandations des économistes de
permettra d'éviter l'échec. Cette démocratie passe
l'éducation. A la vérité, leurs déclarations ont pesé
obligatoirement par la souplesse des dispositions
sur l'échec scolaire lorsqu'ils ont affirmé avec force
officielles dans le fonctionnement de l'école, par une
les coûts élevés de l'éducation. Donc pour un pays
révision totale de ses objectifs, par la croyance que
sous-développé comme la Côte d'Ivoire, il va sans
l'investissement éducatifest rentable dans la mesur~
dire que pour minimiser les coûts de l'éducation,
où il permettra de constituer un capital humain dopt
les responsables du pays vont s'orienter vers les idées
on retirera des bénéfices même si cela se fera à long
de sélection, de renvoi pour réaliser des économies
terme.
dans la formation des hommes et s'occuper des
autres exigences de la société. Or, l'éducation n'a
pas de prix lorsqu'elle concerne le développement
global de l'être humain. Dire que la Côte d'Ivoire
consacre 40% de son PNB pour l'éducation de la
jeunesse, cela n'est qu'un langage statistique qui
.P
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° 1-2006 (1 er Semestre)
~Ol

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales.et humaines
CONCLUSION
4. BALlON, Robert, 1982. "Les consommateurs
Nous venons de voir que l'école, fût-elle coloniale
d'école" in tsprit, p. 92.
ou post-coloniale, ne joue pas sincèrement le jeu
quand elle prétend éduquer, instruire et cultiver les
5. Bulletin de l'enseignement de l'AOF, 1919.
jeunes ou les former pour l'avenir. Or, il n'en est
rien. L'entreprise scolaire est un obstacle à la réus-
~ BOURGOIN, Henri, et Philippe, Guillaume,
site des enfants à cause de son caractère1trop systé-
] 982. Côte d 'lvoire. Economie et Société
mique dans une perspective économiste. Il faut que
p.257.
récole change en Côte d'Ivoire. Il s'agit d'y appor-
ter les deux formes du changement (innovation et
7. BOURDIEU, (P.), et (J.C.), Passeron, 1970.
réforme), car elles ont une fonction de régulation,
La Reproduction.
.~
faute de quoi. elle risque de se scléroser et de pré-
senter à la majorité des écoliers et élèves l'image de
8. "Circulaire à Messieurs les Administrateurs
la dégradation. Aujourd'hui, si l'on veut que les jeu-
commandants de Cercle", 1914. p. 454.
nes ivoiriens possèdent davantage de., savoirs et de
savoir-faire scientifiques ou techniqu~s, il faut rom-
9. CACOUAULT, Marlaine, et Françoise,
pre avec cette tendance qui consiste à dire que l'école
Oeuvrard, 1995. Sociologie de l'éducation,
ne doit pas faire réussir tout le monde et qui faut
repères, Ed. La découverte p. 5.
sélectionner les meilleurs d'entre eux qui seront plus
tard aux commandes des affaires de l'Etat. Une telle
10. CLOUTIER, René, JEAN MOUSSET-RO-
idée ne ferait que pérenniser l'échec scolaire et on
LAND OUELLET, 1983. L'Analyse sociale
se verra dans un cercle assez vicieux. L'école pour
de l'Education, Ed. BOREAL EX-
tous et non pour quelques-uns, voici le slogan qu'il
PRESS, p.226.
faut entretenir désormais pour permettre ladémo-
cratie ou lajustice sociale en son sein. Rien ne sert
11. DADIE, Bernard, 1957. inPrésenceAfricaine
d'imputer la responsabilité de l'échec aux écoliers
nO 10.
et aux élèves. C'est l'esprit même de l'école qui crée
et entretient cet échec. Les autres facteurs de l'échec
12. Education et techniques, novembre 1965.
scolaire (climat familial et social en crise, société de
"Bulletin pédagogique du Ministère de
consommation, mass-média, méthodes pédagogi-
l'Education nationale de Côte
ques inadaptée, santé de l'élève, niveau socio-éco-
d'Ivoire", nO 32, p. 14.
nomique des parents, etc.), nous paraissent assez
.
secondaires bien qu'importants aussi.
13. FADIGA, Kanvaly, 1981. "Aqui profitent nos
écoles ?" in : Annales de l'Université
d 'Abi4jan, série F., tome IX, pp 103-
BIBLIOGRAPHIE
108.
1. Archives des Missions A/ricaines de Lyon, 1906.
14. GALLIGANI, François, 1980. Préparation
et suivi d'une action de formation, Les
2. ABDOU, Moumouni, 1964. L'Education en
éditions d'organisation, Paris, pp35-
Afrique. Ed. Maspero, p.56.
36.
3. ADDAD, Nodjigoto, 1997. "Réflexions sur
15. Gouverneur général William Ponty, 1913. Cf.
l'échec de l'école ou l'échec à l'école", in
Désalmand, op. cit. p. 352.
Revue ivoirienne des Sciences de
l'Education, mai 1997, p.63i.
16. GUEDE, Lorougnon. Cf. thèse de M.SEMITI
Ani-Jules, p. 271.
3. BACZKO, (B.), 1982. Une éducation pour la
démocratie. Textes et projets de l'époque
17. HARDY, Georges, 1919. Nos grands problè-
révolutionaire, Garnier, coll. «Les
mes coloniaux, p.78.
classiques de la politique ».
202
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, VoL 007 N° 1-2006 (1'" Semestre)

- - - - - - - - - - -
Sciences sociales et humaines
18. ISAMBERT-Jamati, 1985. (Cité par Marlaine
l'Ain, Le monde, 16-17 février 1964.
Cacoua1t et Françoise Oeuvrard, in
Sociologie de l'éducation, repères,
34. PASTIAUX(J.) et (Go), 1997. Précis de péda-
Ed. La découverte, p. 14
gogie, (Repères pratiques), Nathan, p. 88.
19. J.O., A.O.F. 1924, p.319
35. PROST, Antoine, 1982. "L'école et l'évolu-
tion de la société", in Esprit: Changer la
20. LOBROT, Michel, "Une pédagogie pour les
politique et la culture, p.21.
masses", in Esprit, op.cit , pp 25.41.
36. PROST, Antoine, 1968. Histoire de l'ensei-
21. La mise en valeur des Colonies, 1923. Paris,
gnement en France, A. Colin, Coll. « U »
p.95.
37. "Rapport n01l4 E", 1936. Cf. Desalmand, p.
22. MIALARET, Gaston, 1979. Vocabulaire de
350.
l'Education, Education et Sciences de
l'éducation. PUF, p.347.
38. Revue ivoirienne des Sciences de l'Education,
mai 1997. N° 1.
23. MAURO, Laeng, 1974. Vocabulaire de la pé-
dagogie moderne, Ed. Paidoguides, le
39. SEMITI, Ani-Jules, 1986. Education, Accul-
Centurion, p.125.
turation et Transformations des structures
sociales en Côte d'Ivoire, Thèse de
24. MARTIN, Jean-Yves, 1972. in « Cahiers in-
Doctorat d'Etat, Paris-7-Jussieu, p.
ternationaux de Sociologie », vol LIU-l,
82, p. 265 et suiv.
p.346].
40. VERRET, 1975. Cité par- CACOUAULT
25. Programme de développement de l'Education
Marlaine et Françoise Oeuvrard, 1995, op.cit.
et de la Formation, 1971. p.20.
26. Première Mission de planification en Côte
d'ivoire,
1962. p.13l.
27. Plan quinquennal de développement écono-
mique, social et culturel,
Côte d'Ivoire, p.44.
28. Première Mission de planification en Côte
d'Ivoire,
op. cit. p.l35.
29. Programme de développement de l'éducation
et de laformation, 1971-1075. Ministère
de l'Education Nationale, p.60.
30. Plan quinquennal, 1976-1980. Côte d'Ivoire,
pp.356-357.
31. Président Houphouët-Boigny, 1967. Cf. thèse
de Doctorat d'Etat de M. SEMITI Ani-
Jules, p.147.
32. PAGES, André, 1971. L'Economie de l'Edu-
cation, PUF, coll. sup., pp 146-157.
33. Propos rapportés par Bertrand Girod de
Revue du CAMES - Nouvelle Série B, Vol. 007 N° ]-2006 (1 er Semestre)
203