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_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _.,...-
Sciences sociales et humaines
Solidarités émergentes et .mentalité
inventive en Afrique.
Yaovi AKAKPO
Département de Philosophie
Université de Lomé,
Lomé - Togo.
Résumé
Abstract
Les formes variées du travail dans l'espace et le
In various places and at different. eras, forms of
temps ne sont pas sans relation avec les formes
work are connected with the ways sociallife has
d'organisation de la vie collective. Cette position
been organize. That is the clue tounderstand why
permet de comprendre pourquoi, dans les socié-
production in general has difficulties forming one
tés contemporaines en modernisation, la produc-
body with the old and persisting forms of social
tion en général a du mal à faire corps avec des
solidarity or social networks. Through series of
formes anciennes et persistantes de solidarité so-
bad results generated by the management of
ciale ou réseaux de solidarité. En se révélant en .
coinpanies under states' control, those still
Afrique contemporaine, au travers du bilan né-
resisting solidarity networks reveal themselves as
gatif de la gestion des sociétés d'Etat, antinomi- .
antinomical to a successful and profitable
ques à la production performante et rentable, les .
production. They need thèrefore to be reviewed
réseaux de solidarité encore résistants montrent
and reformed. In the meantime, one should give
qu'ils ont besoin d'être revus et reformés. Il nous
a better attention to the new forms of social
semble qu'il faut prêter attention à des formes
solidarity. In spite of the residual position they
nouvelles de solidarité sociale qui, tout en occu-
have in public or private life or 'on the present
pant encore une position résiduelle dans la vie
fragrnented social and cultural field, the se
publique ou privée, promettent de devenir, dans
emerging forms of solidarity promise to become
les sociétés en modernisation, authentiques et
authentic and dominant. The present paper
dominantes. Nous mesurons ici le potentiel épis-
evaluates their episteinological potential in 'the
témologique de ces solidarités émergentes dans
present-day African Nations.
l'espace socio-culturel éclaté des nations africai-
nes contemporaines.
Mots clés: individu, propriété, solidarité, fata-
, Keywords : individual, property, 'solidarity,
lisme, assistantialisme, créativité, recherche.
fatalism, assistantialism, creativity, research.
projet de modernité ou, pour mieux dire, de moder- .
INTRODUCTION
nisation, reste redevable à ce postulat de base. Les
résistances qu'opposent des référents normatifs tra-
A voir les formes que prennent la gouvernance, l' en-
didonnelsà une modernité dominante, et dont le
treprise économique, les relations sociales dans bon
postmodernisme a montré qu'elles rendent compte
nombre de nations africaines postcoloniales, on a
plutôt d'une modernité plurielle, nécessitent une
l'impression que la vie collective garde le double
attention prospective pour l'élucidation de leur pro-
visage de Janus, l'un tourné vers le projet de mo-
jet fondamental. Les résistances des liens sociaux,
dernité et ses attributs, l'autre reste sensible aux
traditionnellement établis, aux formes nouvell~s de
référents ~ormatifs du passé. L'intelligence qu'on
rapports sociaux 'dont la vie publique et privée,
doit avoir des expériences 'africaines du choix du
l'économie, caressent, au moins, le projet, semblent
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N°' i.z, 2004
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souscrire résolument à une normalité sociale qui met
en valeur l'individu et la propriété. Une telle ap-
préciation traduit l'idée que les changements éco-
nomiques, politiques, culturels, aux prises de mille
épreuves en Afrique contemporaine, projettent tout
de même, une révision de la notion africaine de
solidarité.
Justificatrices des changements économiques, so-
ciaux, culturels fondés sur l'individu et la propriété,
les solidarités émergentes promettent l'expansion
d'une mentalité collective d'initiative et de créa-
tion. L'on mesure ici comment les formes que pren-
nent les réseaux de solidarité, en rupture avec la
Cette faiblesse réside d'abord dans le fait que la
confiance en « la natte des autres»! , comportent,
préséance de la parenté dans la vie organisation-
comme co-naturelles à elles, un processus social
nelle contemporaine a une légitimité conjoncturelle
d'ensemble de mutation psychologique à la faveur
parce que, par ailleurs, elle se comprend comme
de la création et de l'invention.
une pure instrumentalisation politique des ancien-
I. LE PROJET DES FORMES RÉSIDUELLES
nes formes
.
de vies solidaires: l'ethnie, le clan,
,
le
DE SOLIDARITÉS URBAINES ET RURALES
territoire ancestral. On ne peut sans doute sous-es-
timer ce que la politique fondée sur les réseaux de
parenté doit aux difficultés objectives liées au pro-
La faillite de l'Etat, les crises politiques, les contre-
jet d'Etat-nation que le vouloir-vivre-ensemble de
performances des entreprises publiques ont suffi-
communautés identitaires se donne. Les farces et
samment mis en évidence un problème de cohé-
les mystifications que l'idéologie d'unité nationale
, sion entre le choix africain de la modernité et les
a entretenues en Afrique contemporaine ont plutôt
formes anciennes d'organisation sociale qui repo-
justifié depuis la fin du siècle passéla mise en hon-
saient sur la parenté. La prédominance de la pa-
neur de la conscience tribale dans la gouvernance,
renté, sous des formes variées, dans les sphères de
la vie institutionnelle (armée, magistrature, les par-
la vie publique n'a pas encore montré dans les na-
tis politiques, les organisations non-gouvernemen-
tions post-coloniales qu'elle est porteuse de pro-
tales, ... ). Mais la réhabilitation de la conscience
grès. Les déchirures causées par les politiques tri-
tribale dans la vie institutionnelle africaine, à l'ère
bales, le sabotage des économies nationales dont
nouvelle du pluralisme politique, a également ré-
est, en partie, responsable le népotisme, donnent la
vélé qu'elle sert des intérêts non-tribaux. Les guer-
mesure du pouvoir réel de la parenté dans l' édifica-
res tribales africaines (groupes armés dont l'appar-
tion des solidarités nationales, Fondée sur l'appar-
tenance est le plus souvent ethnique, clanique ou
tenance du groupe à un ancêtre commun, connu ou
, régionale) ont montré que les intérêts que les trou-
mythique ou encore au territoire auquel l'on atta-
pes servent, prolongent beaucoup plus ceux de ré-
che un ancêtre, la parenté entretenait et se nourris-
seaux politico-économiques que ceux des groupes
sait de ce que. K wame Nkrumah a appelé le
ethniques marginalisés. Les guerres tribales africai-
« communalisme »2 . Le communalisme dont les so-
nes (Angola, République Démocratique du Congo,
ciétés ancestrales d'Afrique ne détiennent pas le
Sierra Leone, Liberia... ) ont plus entretenu les in-
monopole n'est que l'autre nom de ce que le voca-
térêts affairistes que les espoirs de liberté souvent
bulaire de Marx appelle communisme primitif, ca-
promis aux peuples sinistrés par les politiques tri-
ractéristique des tout premiers modes de produc-
bales.
tion. L'organisation dela vie collective, fondée sur
les formes diverses d'expression de la parenté (le
L'instrumentalisation de la parenté peut traduire
parfaitement le commerce d'intérêt que représente
1 1. Ki-Zerbo, (sous dir.de), La natte des autres: Pour un développement
l'assurance identitaire dans les mécanismes contem-
endogène en Afrique, Dakar, Codesria,
porains de conquête, de conservation des positions
1992.
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Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004

_______________________________ Sciences sociales et humaines
économiques, politiques des groupes dominants.
dans l'organisation sociale peut être révélée par une
Si le recours aux réseaux de parenté devient en po-
élucidation prospective de ce que Jean-Marc Ela a
litique, par exemple, de plus en plus conjoncturel
appelé, avec raison, les « ambiguïtés des néo-fra-
(période électorale, guerre civile, alternance et be-
ternités »3 .
soin de disposer d'institutions favorables.), c'est
significatif d'une instrumentalisation, par les clas-
ses dominantes, des déchirures ouvertes, bien sûr
Quand le pouvoir colonial et les partis-Etats ont opté
par le vouloir-vivre-ensemble de groupes
pour la domination de tout l'espace associatif, par
identitaires différents. On doit le reconnaître, le tri-
une juridiction favorable à la «fermeture sociale»,
balisme, le clanisme demeurent encore largement
les regroupements informels ont pris l'allure de re-
les choses les mieux partagées par des gouvernants,
trouvailles micro-identitaires. L'ouverture 'politique
des partis politiques, des bandes armées. Mais l'on
annoncée par la fin des années 80 donne l'impres-
doit souligner également que les faits et les événe-
sion de renforcer cette orientation des mouvements
ments ont montré que les références tribales sont, à
associatifs. Sur les campus universitaires, les dé-
l'ère du pluralisme, des voies peu viables, sans is-
nominations de beaucoup d'associations estudian-
sues. La crise burundaise quia de plus eri plus l'al-
tines sont un rappel des origines micro-identitaires
lure du destin de Sisyphe en est une illustration.
(village, préfecture dont la délimitation respecte
Mais là aussi réside ce que nous sommes en droit
souvent la tribu, la région ...). Des clubs d'amitié,
d'appeler une première faiblesse de la résistance
d'assistance (en prévision des cas de maladie, fu-
de la parenté dans la production et l' actioncontem-
nérailles, naissance) respectent prioritairement' les
poraine;
origines villageoises, ethniques. Les coopératives
à vocation économique comme les tontines, les for-
mules traditionnelles d'épargne-crédit, tout en res-
Les ravages dévastateurs de l' instrumentalisation
pectant les identités professionnelles (agents d'un
de la parenté en politique (les génocides, les mena-
même service ou niveau de vie, commerçants; arti-
ces d'éclatement des Etats d'Afrique.), en écono-
sans,) ne sont pas entièrement insensibles aux ori-
mie (la faillite des sociétés d'Etat) etc. indiquent à
gines villageoises ou ethniques des membres. Dans
la conscience critique africaine contemporaine que
les milieux ruraux, les organisations coopératives,
l'avenir invite à engager d'autres rapports sociaux,
les ONG locales restent souvent très sensibles aux
structurés autour d'intérêts nouveaux émergents. En
sollicitations familiales. L'ambiguïté des néo-fra-
parlant de conscience critique africaine, nous vou-
ternités réside dans le fait que des formes africai-
lons mettre en exergue le fait que, même ceux qui
nes contemporaines de vies associatives semblent
font du tribalisme, du régionalisme des armes poli-
à l'image des deux faces du dieu Janus, l'une tour-
tiques évitent souvent d'en faire publiquement des
née vers le passé ou les origines et l'autre 'vers l' ave-
référents objectifs d'action. Lespolitiques tribales
mr.
ont toujours prétendu publiquement (à travers leur
dénomination, leurs objectifs, leurs projets de so-
ciété) qu'elles savent défendre, avec patriotisme,
Une prospective de l'ambiguïté des néo-fraternités
les intérêts nationaux. En refusant dans le discours
doit éviter de se distraire par les résistances quisont
public d'assumer l'usage de l'arme tribale, les gou-
souvent observées dans tous les choix d' avenir (dans
vernants, les partis politiques, les bandes armées,
les traditions africaines comme dans d'autres tradi-
ne font pas simplement preuve de mauvaise foi, ils
tions). La deuxième faiblesse des préséances
reconnaissent que la référence micro-identitaire est
identitaires dans la vie collective africaine contem-
conjoncturelle et peu porteuse d'avenir. On peut
poraine ne réside sans doute pas là. Elle réside dans
convenir plus aisément que, malgré leur position
une prise de conscience africaine de plus en plus
actuelle résiduelle, les formes nouvelles et émer-
aiguë des déceptions,. des contre-performances,
gentes de solidarité urbaine et rurale donnent une
qu'occasionne la prédominance de la parenté dans
idée du devenir des rapports sociaux ainsi que des
la vie collective publique et privée. La prédomi-
sens des intérêts qui les légitiment.
nance des liens familiaux dans les entreprises pu-
bliques et privées, urbaines et villageoises a mon-
tré ses limites objectives, son incapacité à justifier
La deuxième faiblesse de la présence de la parenté
les nouveaux intérêts qui mettent en honneur, en
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2; 2004
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Afrique également, d'une manière inédite, l'indi-
vidu et lapropriété.
Les nouveaux chantiers africains de développement,
au centre desquels se trouvent les coopératives ur-
baines et villageoises, les ONG, montrent que les
modèles qui marchent mieux sont ceux qui respon-
sabilisent les individualités et mettent en avant les
intérêts privés. Les agriculteurs, les commerçantes
fontavec beaucoup plus d'ardeur les activités pri-
vées que les travaux communautaires et coopéra-
tifs.
.
.
L' individu et la propriété promettent leur préséance
sur les résistances identitaires. En observant que les
néofraternités émergentes et en devenir mettent en
honneur l'individu .et hl propriété, nous ne nous
souscrivons pas à un égotisme; en réalité ruineux
de solidarité authentique, qui car~ctérise la «faillite
de l 'humanisme »",
L'abandon des vieillards, vic-
times dernièrement en France de la canicule, par
leurs familles, est une autre expression éloquente
de cette faillite de l'humanisme qui apparaît plutôt
comme pseudo-valeur de civilisation et qui ne.sau-
rait être revendiqué comme source d'inspiration. La
conscience de l'individualité et de la propriété
oblige l'homme à trouver dans autrui son alter ego.
La solidarité est nécessairement dans ce sens une
valeur de modernité. Et en tant que telle la solida-
rité en Afrique ne saurait conserver son sens tradi-
tionnel dans un monde de nouveaux intérêts, où les
choses ne peuvent plus demeurer ce qu' elles étaie~t.
Il. FORMES ÉMERGENTES DE SOLIDA-
RITÉ, LOGIQUE D'INITIATIVE ET D'IN-
VENTION.
Le complément d'âme que l'Afrique peut offrir à
l'humanité malade est une solidarité qu'elle n'a pas
Il nous semble fondé de dire que le communalisme
elle-même fini d'inventer.
doit résulter de l'assurance que représente pour l' in-
dividu le groupe fondé sur l'idée de parenté et la
conscience de la clémence illimitée de la nature.
La théorie hégélienne' présente la propriété comme
Lorsque les hommes ont l'impression que la nature
l'affirmation de la personne dans la chose extérieure
et d'autres hommes mettent à leur disposition des
qu'elle saisit et en laquelle elle introduit sa volonté.
possibilités immenses et infinies, il paraît fou à cha-
Mais-pourHegel la conscience de la propriété n'est
cun de dire ceci est à moi. De même, il paraît dérai-
pas au fond, le simple attachement de la personne à
sonnable de créer, d'accumuler et de thésauriser la
la chose extérieure qui lui appartient. La conscience
richesse de façon obsessionnelle. Nourri donc par
la conscience de l'abondance inépuisable ou infi-
1 Kwame.Nkrumah, Consciencisme. Philosophie et idéologie pour la dé-
nie et psychologiquement assuré par les réseaux de
colonisation avec une référence particulière à la revolution Africaine. Pa-
ris, Payot, 1964.
parenté, l'individu ne produit que le minimum vi-
tal. La conscience de l'initiative individuelle créa- .
; Cf. Jean-MarcEla, La ville en Afrique noire, Paris,Karthala, 1983,p.IIS.
triee est à sa phase passive.: .
. Le ·sociologue camerounais fait allusion aux intérêts collectifs nouveaux
que les g~ns dêfendent au travers des regroupements urbains fondés sur la
. parenté, le village
.
Les traditions africaines n'ont, sans doute pas le
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Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N()J-2, 2004

monopole de cette situation. Le communisme pri-
mitif dont Marx a dit qu'il fut le propre des socié-
tés élémentaires, simples (c'est-à-dire non-comple-
xes) n'a, dans nulle tradition, autorisé l'accumula-
tion continue et illimitée des biens, logique que l'on
doit à l'industrie, à l'entreprise, au marché. Dans
les traditions anciennes, le communisme primitif
ou le communalisme ne méconnaissaient pas les
individualités et l'initiative. Mais l'affirmation des
individualités et de l'initiative dans une société
(dont le territoire est délimité par l'identification à
un même ancêtre ou quelques unités familiales)
paraît plus anecdotique, comparée à l'envergure que
prennent aujourd'hui les intérêts de l'entreprise ca-
Il faut donc convenir que, malgré leur position rési-
pitaliste et néolibérale. L'Afrique contemporaine
duelle actuelle, les formes nouvelles et émergentes
semble avoir refusé de se satisfaire d'un esprit d'ini-
de solidarité concourent au développement d'un
tiative et de créativité réduite à la quête du strict
climat psychologique de création continue.
minimum. Des agriculteurs, des ruraux, des hom-
mes d'affaires affichent en Afrique des ambitions.
Il nous semble que l'épistémologie du processus
de développement scientifique et technologique ne
La réalité montre donc que les formes rénovées que
peut demeurer insensible à la portée des transfor-
la solidarité prend malgré les mille difficultés ren-
mations psychologiques qui caractérisent les socié-
contrées sont, par ailleurs porteuses d'un esprit de
tés en modernisation. C'est une réalité générale.
créativité active que villages et villes africains par-
Cela est aussi vrai pour l'Occident que pour l'Afri-
tagent. Dans les capitales et villes africaines, le chô-
que ou l'Asie. En Afrique précisément, ces trans-
mage, la pauvreté et la misère solidarisent les jeu-
formations psychologiques des hommes et des so-
nes autour de la créativité et l'initiative. Les petites
ciétés (encore timides) se révèlent comme un appel
entreprises informelles, la professionnalisation des
. à la déconstruction de l'esprit fataliste et
métiers, le bricolage technologique symbolisent
assistantialiste.
dans les milieux urbains le développement de l'es-
prit d'initiative créatrice, le refus de la fatalité, de
Le fatalisme, au sens où il est utilisé ici pour carac-
la misère et du sous-développement. Il faut ajouter
tériser l'Afrique actuelle, n'est plus réductible au
que l'essor, dans les villes, des associations coopé-
sentiment de la soumission des hommes à une iné-
ratives féminines ou mixtes, appuyées par les ONG,
luctable volonté des dieux, il traduit surtout les si-
a mis en exergue, à côté des échecs et des illusions,
gnes et gestes d'impuissance des gouvernants et des
la capacité extraordinaire des femmes et hommes
peuples face à la vie nationale et à une Histoire pla-
dans la création des activités génératrices de reve-
nétaire qui échappent complètement à leur contrôle.
nus. Dans les milieux ruraux, la situation n'est pas
La décision et l'insouciance des gouvernants, la
différente. Les coopératives rurales, groupes-cibles
mondialisation politique, économique et culturelle
des actions des ONG et des partenaires en dévelop-
ont réservé aux nations africaines la position mar-
pement, incarnent, malgré les problèmes persistants,
ginale de spectateurs, ou au mieux, d'acteurs pas-
une dynamique économique créatrice plus qu'anec-
sifs. La marginalisation actuelle de l'Afrique tra-
dotique : extension des chiffres d'affaires des fem-
duit l'impuissance constatée des gouvernants à in-
mes, extension des capacités productives, transfert
fluencer la politique, l'économie, l'information. La
horizontal de technologies, effort de renouvellement
marginalisation néolibérale de l'Afrique entretient
technologique (utilisation de fumier, d'engrais, soins
donc une nouvelle version de fatalisme où les rôles
du bétail.).
des dieux sont désormais remplis par l'entreprise
néolibérale, les institutions étrangères, les puissan-
ces du Nord. Les programmes de développement,
d'ajustement économique sont décidés pour les
Africains. L'Afriquen'a pas d'intluence sur les dé-
cisions qui déterminent son destin.
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
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_...:....-
Sciences sociales et humaines
Afrique. On peut le dire pour deux raisons au moins
Le
fatalisme
contemporain
justifie
. l'assistantialisme" . L'assistantialisme traduit la ten-
dance politique africaine à déléguer la responsabi-
La première raison: les expressions occi-
lité de l'initiative de la vie publique et du progrès
dentales et asiatiques de modernisation ont
social aux groupes économiques, aux nations du
suffisamment illustré le rapport dialectique
Nord et aux institutions internationales. Cette délé-
de plus en plus accru, entre la logique so-
.gation de pouvoir couvre les politiques nationales,
ciale moderne de création continue de biens
les options diplomatiques, les politiques économi-
et la dynamique inventive des laboratoires
ques, la science, la technologie, le développement
et autres institutions de recherche. La timi-
des communautés urbaines et rurales, l'information,
dité de ce rapport, qui a encore valeur d' obs-
la culture etc.
tacle épistémologique dans les nations afri-
caines, est surmontable dans la durée en rai-
son de la logique sociale d'initiative, néces-
Pour sortir du fatalisme et de l'assistantialisme, il
sairement portée par la reconnaissance de
n'y a, pour ceux que la rareté matérielle solidarise,
l'individu et la propriété comme catégories
que le chemin de l'invention et de la création. L'in-
des formes émergentes de solidarité. Le tra-
vention et la création représentent dans la vie indi-
vail intellectuel africain contemporain ne
viduelle et collective la découverte, par l'homme
peut plus se passer d'un ethos économique,
lui-même, dans la rareté et la précarité, de sa pro-
social, culturel endogène qui inscrit l' initia-
pre responsabilité dans les défis à relever. Il s'agit
tive et la création continue performante des
pour l'homme de compter moins sur « la natte des
biens et services dans la normalité sociale.
autres-s' que sur ses propres aptitudes créatrices
Car l'esprit d'initiative qui caractérise l'éco-
d'avenir. La lutte pour la survie qui reste liée à
nomie dite informelle traduit un mouvement
l'autoresponsabilisation de l'homme, porte des at-
social d'ensemble, une mutation économi-
titudes psychologiques qui caractérisent l'esprit de
que dont la production africaine n'est plus
création et d'invention.
insensible.
Cet ethos économique, social, culturel dont on dit
Peut-être qu'au nom d'une philosophie prospective
ici qu'il n'est pas étranger au projet psychologique
de l'avenir, il faut prêter attention à l'esprit d'ini-
des nouveaux réseaux émergents de solidarité, pro-
tiative qui caractérise de plus en plus les pauvres
gramme la consistance des perspectives de révision
d'Afrique aux prises avec mille difficultés. Les so-
du travail intellectuel dans la durée.
ciologues" et les économistes ont raison de lire dans
les nouvelles formes de solidarité urbaine et rurale
(relations non-familiales autour de nouveaux mé-
tiers, petites entreprises comme le jardinage, les
. coopératives d'élevage, de ramassage d'ordures
ménagères, et autres activités génératrices de reve-
nus) une marque de l'émergence de l'esprit d'ini-
tiative et de création. La prolifération de ces nou-
veaux métiersetentreprises (qui établissent des
liens sociaux revus entre des diplômés, techniciens,
artisans sans emplois, de jeunes ruraux en quête de
6 Cf. Eboussi Boulaga, La crise du muntu. Paris, Présence Africaine, 1977.
bien-être matériel) montre une lente mais résolue
formation de l'esprit de création en Afrique. Nous
7 Cf. Joseph Ki-Zerbo (sous dir. de.), La natte des autres: pour lin dévelop-
pement endogène en Afrique, Dakar, Codesria, 1992.
avons l'impression que la conscience solidaire de
, La bibliographie sur la question est abondante:
la pauvreté et la misère invite toutes les couches
-
Jean-Marc Ela, Afrique, l'irruption des pauvres: société contre ingé-
sociales à l'initiative créatrice. Les diverses mani-
rence, Pouvoir et Argent, Paris, L'Harmattan, 1994.
Masilé Assima-Kpatcha, Chômage et auto-création d'emploi. Cas
festations de l'esprit d'initiative créatrice sont les
des Zémidjan à Lomé, Lomé, Mémoire soutenu à l'Université de Lomé,
preuves d'une transformation psychologique ou
juillet 2002:
'Banque Mondiale, Togo: sortir de la crise. sortir de la pauvreté. Rap-
mentale globale, dialectiquement favorable à une
port n° 155, Octobre 1996.
mutation intellectuelle qui se cherche encore en
290
Revue du CAMES· Série B, v91. 006 N° 1-2,2004

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _~
Sciences sociales et humaines
La deuxième raison: l'esprit d'initiative
BIBLIOGRAPHIE: OUVRAGES CONSUL-
créatrice dont nous faisons cas ici, quoi
TÉS ET/OU CITÉS
qu'actuellement
résiduel,
paraît
prospectivement comme une mutation psy-
chologique sociale d'ensemble et d'enver-
1. John, AGLo. La vie et le vivre ensemble, le prin-
gure. Il doit être perçu comme l'amorce
cipe organisateur de la vie dans le système adanu,
d'une évolution mentale majeure des socié-
Paris, l'Harmattan, 2002.
tés africaines dont les travailleurs intellec-
2. Amselle, JEAN-LOUP. Logiques métisses. An-
tuels seront l'incarnation la plus objective.
thropologie de l'identité en Afrique et ailleurs, Pa-
Nous voulons dire que l'esprit du travail de
ris, Payot, 1990.
création d'idée est en lui-même la manifes-
tation naturelle et première du génie créa-
3. Masilé, ASS/MA-KPATCHA. Chômage et auto-

teur humain. Le développement d'attitudes
création d'emploi: Cas des Zémidjan à Lomé,
psychologiques favorables à la création con-
Lomé, Université de Lomé, 2002.
tinue des biens est, dans sa primitivité et sa
4. Georges, BALAND/ER. Sociologie actuelle de
noblesse, un exercice prioritairement intel-
l'Afrique noire, Paris, P. U.F, 1971
lectuel. Dire que les Africains doivent moins
5. L., BOLTANSKI. & L. THEHEVENOT De la
compter sur la « natte des autres» que sur
justification, Paris, Gallimard, 1991.
leur propre capacité à relever les défis ma-
jeurs
du
temps,
c'est
les
inviter
6. Fabien. EBOUSSI BOULA GA. La crise du
prioritairement à se redécouvrir comme
Muntu, authenticité africaine et philosophie, Pa-
créateurs d'idées, de valeurs et d'avenir.
ris, Présence Africaine, 1977.
L'intelligence créatrice est ce qui permet aux
7. Jean-Marc, ELA. La ville en Afrique noire, Pa-
peuples de se responsabiliser dans leurs pré-
ris, Karthala, 1983.
sent et avenir.
8. G.WF., HEGEL. Principes de la philosophie du
droit, Paris, Gallimard, 1940.

CONCLUSION
9. Edmund, HUSSERL. La crise des sciences euro-
péennes et la phénoménologie transcendantale,
Une des formes les plus pernicieuses que le sous-
Paris, Gallimard. 1976.
développement africain a prises est le développe-
ment de l'esprit fataliste et assistantialiste. Il s'agit
10. Joseph, KI-ZERBo. (sous dir.de), La natte des
de la logique sociale dominante qui institue une
autres: pour un développement endogène en
dette sans limite, ou du moins prépondérante, de
Afrique, Dakar, Codesria, 1992.
l'individu envers le groupe et la nature. Le fatalisme
11. Philippe, /RIBARNE. La logique de l'honneur,
et l'assistantialisme installent l'intelligence créatrice
gestion des entreprises et traditions nationales,
dans sa phase passive. La mise en honneur.de l'in-
Paris, Seuil, 1989.
dividu et de la propriété, quoique timide et latente
dans les formes radicalement neuves, émergentes,
12. Kwame, NKRUMAH Consciencisme. Philoso-
résiduelles de solidarité, paraît inscrire dans la du-
phie et idéologie pour la décolonisation avec une
rée, et à 1'horizon de la contemporanéité africaine,
référence particulière à la révolution africaine,
la phase active de l'esprit d'initiative et la consoli-
Paris, Payot, 1964
dation de la dynamique créatrice continue dont le
lien dialectique avec le travail de création d'idée ne
souffre plus de réserve.
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