_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
CHEIKH HAMIDOU KANE : LE TOUR-
BILLON, UNE MÉTAPHORE D'UN DÉCHI-
REMENT EXISTENTIEL
Birama Touré
Maître de conférences - Ecole Normale Supérieure
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Sénégal.
Résumé
Abstract
Le tourbillon, à travers le dialogue philosophique
In the philosophical dialogue undertaken by
entrepris par Cheikh Hamidou Kane, est la méta
Cheikh Hamidou Kane, the horse "Tourbillon" is
phore d'un déchirement existentiel. Cet artick
a metaphorical evocation of cultural discription :
comble une lacune, éclaire une pensée: la philo
the disruption stemming from the clash between
sophie occidentale et la pensée noire confronté.
Western philosophy and African thought leads to
donnent naissance, une fois le vertige dominé, i
universal morale, once the vertigo from turmoi is
la morale 'universelle:
overcome.
Mots clés: Angoisse -Ascèse éthique - Déchire
ment - Déraison - Dieu - Enfer - Existentiel
Key words : Anxiety - Ethics - Existentialism -
Faute - Folie - Morale - Mystique - Ontologie
God - HeU - Morale - Mystique - Ontology -
Paradis - Positivisme - Potlatch - Progrès - Psy
Paradise - Positivism - Potlatch - Progresse -
chanalyse - Punition - Sainteté - Tourbillon
Psychanalyse - Redistribution - Universalism -
Universel- Vertige.
Vertigo.
Cheikh Hamidou Kane explore, daris ses deux ro-
Cheikh Hamidou Kane est aussi philosophe de for-
mans, un conflit, tine tension indéfiniment mainte-
mation ; les influences de la pensée occidentale sont
nue entre l'humanisme diallobé saturé de référen-
absentes, par exemples de l'ouvrage de Jacques
ces à l'Islam et la philosophie occidentale. L'Aven-
Chevrier, Littérature nègre, de Makouta M. Boukou,
ture ambiguë et Les Gardiens du temple, titres-ern-
Introduction à l'étude du roman négro-africain de
blèmes, examinent la quête identitaire, au cœur d'un
langue française (problèmes culturels et littéraires),
conflit de civilisations.
de l'excellente thèse de Mohamed Fadel Kane «So-
ciété, culture et mutations contemporaines : le thème
Cette étude privilégie 'le. dialogue philosophique,
de l'identité culturelle chez les romanciers de la
comme lecture de l'œuvre de Cheikh Hamidou
moyenne vallée.» Oumar Sankaré parle, dans «Pla-
Kane, absente du moins à notre connaissance, de la
'.J
toni srne, Christianisme et Islamisme», d' «une in-
critique des exégètes. «Tourbillon», ce pur sang
fluence de l'Académie sur Cheikh Hamidou Kane»! ,
arabe au nom symbolique, est l'allégorie de la tour-
influence-convergence pour une sagesse universelle.
mente cultuelle dans la production littéraire de
Amadou Ly étudie «Le soufisme' dans le chapitre
l'écrivain-philosophe.
IOde L'Aventure ambiguë. Dans toutes ces analy-
ses, point ou peu de traces de la philosophie. Et
Le tourbillon envisagé comme une métaphore du
. 'pourtant' : Cheikh Hamidou Kane passionné par la
déchirement existentiel est le concept philosophi-
pensée de' l'Occident et de ses grands philosophes
que que nous prendrons comme objet pour une lec-
est licencié ès philosophie en ]959. La singularité
ture du romancier.
de l'aventure intellectuelle et spirituelle est, au re-
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gard de cette réalité où se forge une sagesse univer-
vif du sujet, s'imposent. On nous demandera d'em-
selle, au cœur de la réflexion de l'étudiant noir
blée ceci: sait-on ce que Cheikh Hamidou Kane a
menacé «par uri fantastique fleuve de mécaniques
pu lire, a lu de Nietzsche, de Platon, de Pascal, de
enragées.»?
Freud et de Foucault? L'écrivain convoque, dans
son roman, des philosophes, en prenant soin de pré-
L'autre enjeu du débat, c'est l'humanisme. Dieu est
ciser les ouvrages visés. Il se cherche par Pascal
mort, intestat, reste l'homme et son embarras: le
interpose.
problème philosophique est, sans conteste, la pos-
sibilité d'un humanisme athée. Mais la solution est
Samba Diallo, sous le regard interrogatifdu cheva-
complexe.
lier pendant une pause de prière, lit Les Pensées de
Pascal qui, après son exil, en appelle au «Dieu
Que faire de l'imposant cadavre de Dieu? Que faire
d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob», contre celui des
. surtout de cet autre grand corps encombrant,
philosophes et des savants. Pascal eut, dans la nuit
l'homme? Telles sont les questions que Cheikh
du 23 novembre 1654; une méditation suivie d'une
Hamidou Kane reçoit de la philosophie occiden-
extase mystique dont il conservait le souvenir dans
tale à travers Nietzsche:
un parchemin, ou Mémorial, trouvé sur lui au mo-
ment de sa mort. L'itinéraire de Samba Diallo est
«Après la mort de Dieu, voici que s'annonce
presque identique 'à celui de Pascal, marqué parla
la mort de l'homme. »4
croyance, le doute et enfin l'élection. Le jeune étu-
diant diallobé confronté à l'Occident se trouve agité
L'écrivain diallobé pense son doute, et à
.par les mêmes interrogations etvit les mêmes dé-
travers cette «influence par protestation» pour re- .
chirements. L'ascèse mystique de Pascal, fruit d'un
prendre la formule de Gide, bâtit un humanisme
long processus, est une plénitude d'être, celle de
universel.
Samba Diallo, une symphonie heurtée et finalement
apaisée.
Tous les personnages sont déchirés par une tension
et une angoisse existentielles. Le chefdes Diallobé,
L'Occident se trouve aveuglé par le rendement au
«une pauvre chose qui tremble et qui ne soit pass'
point d'oublier sa finalité: l'homme est, dans ces
est, comme tout son peuple pris dans les serres des
.sociétés industrialisées, écrasé par le capital.
mutations engendrées par le contact avec la pensée
L'homme-outil devient une machine de production,
occidentale. Et son interrogation résume toute la
danger que «la myopie méthodologique des savants
problématique du romancier:
n'avait pas VU»9 selon Pascal conscient de la me-
nace que l'homme constitue pour son prochain. Pour
«Ce lent vestige qui nous fait tourner, mon
cette raison, l'écrivain-philosophe choisit la philo-
pays et moi, prendra-t-ilfin Z». 6
sophie
Cet article comble une lacune, éclaire une pensée
1 Oumar Sankharé; Platonisme, «Christianisme et lslarnisme dans l'œuvre
ou plutôt une œuvre littéraire. Il permet de voire
de Cheikh Hamidou Kane», in Ethiopiques 200[, pp. 167-174. II introduit, ,
comment se manifeste, sous diverses formes, la
en partie, la philosophie.
même profonde ambivalence de l'écrivain-philoso-
2 Amadou Ly, «Le soufisme dans le chapitre IOde L 'Aven/ure ambiguë de
phe à l'égard de la civilisation occidentale qui, à
Cheikh Hamidou Kane» in Ethiopiques 2001, pp. 189-202.
Les articles d'Oumar Sankharé et d'Adarnou Ly sont des analyses intéres-
travers ses philosophes, lui ouvre la voie vers ce
santes de l'œuvre de Cheikh Hamidou Kane.
'
«creuset où fusionne le mondes' :
J Cheikh Hamidou Kane, L'Aven/ure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 112.
«Nous n'avons pas eu le même passé, vous
4 Ibidem, p. 123.
et nous, mais nous aurons le même avenir,
rigoureusement. L'ère des destinées singu-

5 Ibidem, p. 47.
lières est révolue. [. ..}. De nos longs mû-
6 Ibidem, p. 51.
rissements multiples, il va naître un fils au
monde. Le premier de la terre. L'unique

7 Ibidem, p. 99.
aussi. »8
8 Ibidem, p. 99 .
.Quelques mots de précaution, avant d'en venir au
9 Ibidem, p. 124.
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_ _ _ _ _ _ _ _ _~_ _ _ : _ - - - - - - - - - - - - - - - - - . Sciences sociales et humaines
Le débat entre le Chevalier et Jean de
.
Lacroix est,
I. LE CHOIX DE LA PHILOSOPI-ÜE
par J'opposition de leurs visions du monde, fort en-
Cheikh Hamidou Kane reprend, dans son projet
richissant :
intellectuel, l'explosifhéritage nietzschéen qui lui
«Votre science ... fait de vous les maîtres de l'exté-
permet, en toute connaissance de cause de définir
rieur [. ..). L'extérieur est agressif. Si l 'homme ne
.
'
Je champ de sa propre problématique.
le vainc pas, il détruit! 'homme et fait de lui une
victime de la tragédie [. ..]. L'Occident érige la
Nietzsche, par la formule «Nous les savants» pro-
science contre ce chaos envahissant, il l'érige
clamée dans la sixième partie de Par-delà le bien
comme une barricade)' ».
et le mal, refuse «l'interversion de rangs» que la
Cette vision de la science renvoie encore à un grand
science tente abusivement d'opérer à son profit et
génie: Descartes, philosophe-géomètre. Saliou Bâ,
au détriment de la philosophie. Kant, théoricien de
est, comme tous les ingénieurs, le lointain héritier
la philosophie réduite à une théorie de la connais-
de Descartes, dont le Discours de la méthode, en sa
sance, a prôné à tort «la répudiation du moi et la
sixième partie, assignait cette belle tâche à l'huma-
dépersonnalisation de l'esprit». Pour Cheikh
nité :.«nous rendre comme maîtres et possesseurs
Hamidou Kane de L'Aventure ambiguë, l'homme
de la nature». Mission accomplie, à en croire Les
de science est avant tout l'ingénieur Marc. Pour
Gardiens du temple à travers Saliou Bâ, philoso-
Samba Diallo, l'humanisme doit se constituer à
phe-ingénieur ancré dans l'histoire.
partir du sentiment que l'homme est liberté créa-
trice. DansLes Gardiens du temple, Saliou Bâ, phi-
Le romancier contemporain se trouve, dans l'éla-
losophe et ingénieur", réconcilie le Platon de la
boration de ses personnages, confronté à la psycha-
République avec la science. Heureuse synthèse, la
nalyse qui envahit le champ littéraire. Trois attitu-
cité doit être gouvernée par un sage (un philoso-
des résument, dans la réalité, la relation instituée
phe) et un homme de science (l'ingénieur, arché-
entre l'écrivain etFreud. Il arrive que le romancier
type de l' homme de science selon l'écrivain
accepte la psychanalyse; ses romans deviennent,
diallobé)
.
dans cette perspective, l'étude scientifique de cas
Cheikh Hamidou Kane 'pense le monde par une syn-
fictifs pour illustrer les thèses freudiennes. Il peut
thèse de la philosophie et de l'action.
.aussi récuserla psychanalyse; il est alors tenu pour
un artiste «naïf». Enfin, il reste sceptique.
.' .....
Il. LA SYNTHÈSE ENTRE LA PHILOSOPIDE
ET LA SCIENCE
Cheikh Hamidou Kane, par sa culture, engage, par
L'Aventure ambiguë, une polémique ouverte avec
Toute l'exégèse cartésienne s'ordonne autour des
Freud. L'autobiographie - le premier roman de
grandesarticulations qui correspondent au chemi-
Cheikh Hamidou Kane a une forte saveur autobio-
nement intellectuel et spirituel du philosophe. Des-
graphique - peut faire partie d'une autoanalyse ;
cartes, selon Jean-Marie Beyssade, «se définit dans
mais sa publication se lit comme l'«ersatz» d'une
cet itinéraire même, comme celui qui a douté, puis
cure interrompue et rep~ise avec un riouvel analyste,
découvert son existence, puis trouvé l'auteur de sa
le lecteur. Ainsi l'autorité du profane, le lecteur, se
nature intellectuelle.»! Les Méditations métaphy-
substitue à celle du spécialiste attesté, le psychana-
siques en sont l'illustration. La quête intellectuelle
lyste :
.
et spirituelle de Samba Diallo correspond, dans
L'Aventure ambiguë, aux mêmes étapes. Les ques-
«Ce fut le matin que j Ji débarquai. Dès mes pre-
tions qui ont agité Descartes sont ainsi au cœur de
miers pas dans la rue, j'éprouvai une angoisse in-
la problématique de Cheikh Hamidou Ka~e. Le
dicible. Il me sembla que mon cœur et mon corps
maître français intéresse l'écrivain pour une autre
se crispaient. [. ..]. Déjà autour de moi un petit
raison aussi.
groupe s'était formé. Un homme se fraya un pas-
sage jusqu'à moi et me prit le poignet. Puis, il fit
signe qu'on me mît sur un divan proche.
>/ .
1 Cheikh Hamidou Kane, Les Gardiens du temple, Abidjan, NEI, 1996.
.Le concept «divan» renvoie, dans ce contexte, à
Seul cet aspect nous intéresse dans le présent article,
. Freud. Le dialogue psychanalytique que le roman-
1
Revue du CAMES
Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
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cier engage avec Freud révèle de profondes diver-
genees. La réaction du fou autorise àle penser: .
«Quand des mains empressées se tendirent vers moi
pour me soulever,je les écartai et, d'un mouvement
très dégagé, je me mis debout [. ..]. J'avais recou-
vré ma, sérénité et maintenant que j'étais debout,
rien ne dut leur apparaître, de toute ma personne,
qui ne fût solide et parfaitement sain. Autour de
moi, je sentis que les gens se consultaient, un peu
surpris de ma résurrection subite. »3

Le fou, dès le début, récuse tout analyste. Aucun
regard psychanalytique ne peut le réd~ire'à une cons-
cience étrangère à elle-même. Ce «cas clinique»
en question n'a pas besoin de divan du.psychana-
lyste pour prendre conscience de lui-même..C'est
une conscience elle-même qui, avec lucidité, nous
livre ses obsessions, les assume et leur confrère leur
vérité:
«Ce quej'éprouvais était plus profond qu'une sim:"
pie sédition de mon corps. Ce tremblement qui,
maintenant que j'étais assis, se mourait, me parut
l'échofratern~{de m,on corps à un désarroi plus
intime.s' .

Le patient, le fou n'a jamais cessé d'être conscient
de ses tendances qui, en réalité, ne se distinguent
pas de sa conscience elle-même. En ce cas, l'inter-
prétation psychanalytique, à l'image de la maïeuti-
que socratique, ne lui fait pas prendre conscience
de ce qu'il est: elle lui en fait prendre connaissance.
La société industrielle fait de l'homme moderne un
Le fou a conscience de toutes ~yS .impulsions,
fou. C'est dans ce contexte que Cheikh Hamidou
Kane transplante le fou dans une société désarticu-
Par ce diagnostic établi, Cheikh Hamidou Kane, par
lée. Le drame du personnage est poignant:
le fou interposé, reproche à la psychanalyse de trans-
former le patient en objet soumis à la science d'un
«L'asphalte ... Mon regard parcourait toute l'éten-
analyste. Le fou, Pm: l'explicationqu'il avance pour
due et ne vit pas de limite à la pierre. Là-bas, la
justifier son malaise, est un sujet bl~ssé par un ob-
glace dufeldspath, ici, le gris clair de la pierre, ce
jet: la technique, l'Histoire.
noir mat de l'asphalte. Nùlle part la tendre mol-
less~ d'une terre/nue. Sur l'asphalte dur, mon oreille
III. L'HISTOIRE: SOURCE DE DÉRAISON
ET DE FOLIE
..
"
exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement,
le tendre surgissement d'un pied. Sur lacarapace
L'Histoire apparaît au romancier, après Foucault,
comme une déraison capitale. Il jette une~ertaine
, Jean-Marie Beyssade, Michelle Beyssade, Méditations métaphysiques
Paris Garnier-Flammarion, 1979, p. 20.
'
suspicion sur ,la' psychanalyse. Résumons briève-
2. Cheikh Hamidou Kane, L 'Aventure, o. cit., p. 99.
ment l 'Histoire de la folie à I'âge classique. Fou-
cault établit une distinction entre folie et dérai~on.
2 Ibidem, p. 109 et 110.
) Ibidem, p 110.
La première fait, dans l'élaboration de Foucault,
l'objet dune connaissance socialisee, éthique,
4 Ibidem, p Ill.
.
. '
5 Michel Foucault, Histoire de lafolie à l'âge classique, Paris, Gallimard.
scientifique et médicale. La seconde naît, en revan-
coll. Tel. 1981, pp. 105-106,507-510: 517.
.
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_ _'----_ _'--
""""---
---'
Sciences sociales et humaines
dure, rien que le claquement d'un millier de co-
. {. ..]. Toi s·eul retiens la métamorphoses".
ques dures. »2
Dieu reconnaît les siens. La prophétie est lumi-
Le fou est victime; non pas de la famitle en crise,
neuse. La métamorphose est irrésistible et irréver-
mais du progrès dans ses aspects les plus inhumains.
sible. Dès lors', il se sent investi d'une mission nou-
Son déchirement existentiel résulte d'une rupture
velle: contraindre Samba Diallo à la prière. Excité,
de civilisations. Ses univers mental et civilisationnel
il s'adresse à Samba Diallo qui, par le' mystère de
se sont effondrés. Il est perdu dans «cette vallée de
son dialogue, s'adresse, en extase, à Dieu. Méprise
pierre, parcourue, dans son axe, par un fantasti-
née de la coexistence simultanée de deux univers
quefleuve de mécaniques enragéesn' et sa conclu-
.mentaux sans interférence possible, il n'y a pas de
sion est le drame des hommes qui, «Maître, n'ont
. dialogue: le premier interpelle le corps, vestige de
plus de corps, ils n'ont plus de chair. Ils ont été
la présence matérielle alors que le second est esprit
mangés par les objets. »-1
déjà détaché de cette guenille. Et en toute logique,
le «Non ... je n'accepterai pass" du personnage, se
Le progrès engendre, par ses aspects hideux, des
1it comme un renoncement à Dieu. Le fou est un
monstres. Le but du scientisme est, de toute évi-
lecteur de Foucault: avant le XIXe siècle, le mo-
dence, de réduire l'homme à la minéralité. Le pro-
dèle initial de la folie, c'est de refuser Dieu." Le
grès devenu la loi de la nature se fait, selon Darwin, .
meurtre de Samba Diallo est, vu sous cet angle, un
par des massacres. L'homme réel a quitté la scène:
potlatch humain pour son retour ft Dieu et en Dieu.
le Scientisme l'a mangé. Le Progrès - cette" idée-
L'écrivain, à travers le potlatch, poursuit sa médi-
mythe, au sens que Platon donnait à chacun de ces
tation à l'ombre de Socrate et de Platon .:
termes - n'est pas un impératif. Tous les personna-
ges ont, à l'image de Thierno, «le vertiges' et l'His-
IV. LE POTLATCH
toire accentue la détresse du fou jeté dans la tour-
mente de la deuxième guerre mondiale. L'Aventure
Le potlatch, par essence, ne s'accomplit qu'en vue
ambiguë est, à travers les réquisitoires du fou, de
d'un rendu supérieur au premier don. Selon
Pierre-Louis, un procès accablant de la guerre et de
Lucienne, Cheikh Hamidou prépare, pour son
la colonisation. Le trajet du fou dans l'Histoire de-
groupe d'études, un exposé sur le Phédon. Ce tra-
vient l'analogon d'une vie déracinée, déportée, prise
,vail, un dialogue avec Platon, introduit le thème de
de vitesse par le monde moderne. Ce qui rendfou,
la mort, prégnant dans L 'Aventureambiguë. Le dé-
c'est l'Histoire.
bat s'amorce ainsi:
Le fou, ou Freud renversé, indique la voie de salut:
«Socrate a-t-il bu'la ciguë - Non, le vaisseau sacré
Dieu:
n'est pas encore revenu de Délos. »"
«Maître, je voudrais prier avec toi, pour repousser
le surgissement. De nouveau le chaos obscène est
Les deux étudiants sont, de toute évidence, lecteurs
dans le monde et nous défie.»"
de Platon. Prenons le Phédon: r •
Dieu reste, dans ce chaos universel, l'unique rem-
Socrate «a été condamné à mort {...}: -La veille du
part. Seul recours et secours, Il est la raison d'être
jugement, on avait couronné la poupe du vaisseau
de l'homme. Un approfondissement de la relation
que les Athéniens envoient tous les ans à Délos,
à Dieu s'impose. La folie de la sainteté est une fi-
pour commémorer la victoire de Thésée sur le Mi-
gure bien connue du positivisme:
notaure. Or, jusqu'au retour du vaisseau, la loi dé-
«Pour le XlX" siècle le modèle initial de la folie
fend d'exécuter un condamnés" ,
sera de se croire Dieu.»?
Lucienne et Samba Diallo, par ces références au
Mais le fou aime, par les oreilles attentives du maî-
Phédon, s'inscrivent, avec le concours de Paul
tre, de Samba Diallo, à cumuler les délires. Il se
Martial, un pasteur, au cœur de la problématique
prend pour Dieu ou pour son prophète:
qui hante l'étudiant diallobé. Des litanies matina-
les au dialogue philosophique, la conscience de la
«Maintenant ils viennent à toi. Ils sont humbles et
mort devient une mystique existentielle.
doux comme des brebis. Mais il ne faut pas qu'ils
te trompent. Dans lefond, ils ne sont pas des brebis
La morale de Platon, telle qu'elle est exposée dans
Revue du CAMES - SérieB, vol. 006 N° 1-2; 2004
237

oublient. »1,
Le maître cherche, par son éducation, à libérer son
disciple des pesanteurs du corps. «Les distractions
que procure le corps» dans la philosophie sont iden-
tiques à «cette propension àla rêverie futile» dans
l'élaboration de Cheikh Hamidou Kane. Mais la
morale ascétique du maître est plus complexe. Ille
comprend et s'assigne trois objectifs:
1)
La noblesse diallobé tournée vers les biens
de ce monde est un obstacle à toute ascèse mysti-
que. Le maître combat, par son initiation, les vertus
princières décelées chez Samba Diallo :
Le philosophe cherche, selon le Phédon, à se libé-
rer des jouissances que procure le corps pour les
«Viens ici. Approche, fils de prince, je jure que je
extases de l'esprit. Ce mouvement ascétique, à l' ori-
"
réduirai en toi la morgue des Dial/obé [:..}. L'ado-
,gine d'une morale aristocratique, estIumirieusement
exposé dans Le banquet aussi. Nous en saisissons, .
ration de Dieu n 'étai! compatible avec aucune exal-
par ce résumé,iaq~intessence.·
talion de l 'homme. Or, aufond de toute noblesse, il
Le philosophe doit mourir à son corps pour s'éle-
est unfond de paganisme; La noblesse est l 'exalta-
ver à la contemplation du Vrai et du Bien. Enten-
dons qu'il faut renoncer à.notre particularité pour
lion de l'homme. lafoi est avant tout humilité, si-
.
" . '
parvenir à l'intuition de l'UJ;1iverseL'
"
non humiliation»!":
La conscience chrétienne, à travers la gnose et le
,
.
néoplatonisme, appelle ~ette 'tradition du dépouille- .
Dans ce combat contre les valeurs de la noblesse
ment poussée à la limite la Sainteté. Le don de soi,
diallobé, le défi auquel le maître se trouve confronté
le renoncement au monde sont, en termes théologi-
est double.
ques, marques de sainteté. Le chrétien tue en lui le
particulier pour tendre à l'universel. Cette mysti-
D'abord, tuer en Samba Diallo les exigences de la
que chrétienne fondée sur la haine de soi est un en-
noblesse princière. Il doit, par la volonté de Thierno,
seignement de Sainte Thérèse d'Avila. Le moment
'tuer en lui le prince de ce monde pour renaître l'élu
de «perte» du «qui perd gagne» pour Socrate, pour
de Dieu. Le maître a pour mission de remplacer les
Platon, Thérèse d'Avila n'est, en fait, qu'un simu-
vertus de l'aristocratie diallobé par les valeurs, dé
lacre. Méprisés, vilipendés par les hommes, ils ne
l'aristocratie religieuse.
perdent absolument' rien. Ce dépouillement de soi
et des possessions terrestres scelle leur communion
Ensuite, le paganisme est un autre obstacle à l' ado-
avec Dieu. Au bas de toutes les valeurs sociales, ils
ration de Dieu. Le héros doit renoncer à cet aspect
sont en Dieu et à Dieu. Cette mystique est ascen-
de sa culture. Apparaît alors une autre dimension
sionnelle. Hegel en a montré, de façon saisissante,
de la lutte de Thierno. '
'
les ressorts dans sa description de la conscience
2)
La résistance du maître dépasse celle des
malheureuse. Cette ascèse est aussi, dans L'Aven-
ture ambiguë,

Diallobé : lutter contre l'envahisseur, ancrer la foi
l'éthique et l'ontologie existentiel-
en Dieu et allaiter le peuple au lait nourricier de la
les du maître des Diallobé :
tradition diallobé :
«Au foyer. ce que nous apprenons aux enfants, c'est
Le maître «sentait que le pays des Dial/obé se mou-
Dieu. Ce qu "ils oublieni, (,' 'est eux-mêmes,' c'est
rait sous l'assaut des étrangers venus d'au-delà des
leurs corps et cette propension à la rêverie futile,
mers [. ..}. Le maître médita longtemps, éveillé au
qui durcit avec 1'(Îg(' et touffe l'esprit. Ainsi ce qu'ils
souvenir des temps évanouis où le pays vivait de
apprennent vaut infiniment mieux que ce qu'ils
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_ _ _ _ _----:
Sciences sociales et humaines
Dieu et de laforte liqueur de ses traditions. »15
petit tas d'ossements {. ..}. Sous ces tertres, il n'y
avait plus de chair, plus d'yeux ouverts à l'ombre,
La mission est certes exaltante mais redoutable. Le
d'oreilles attentives aux pas des passants ... mais
pays doit vivre de Dieu et en Dieu et préserver les
seulement des chaînes d'ossements blanchis {. ..}.
valeurs fondamentales de la civilisation diallobé. Il
Peut être dans les demeures suffisamment ancien-
s'agit d'être un Diallobé authentique définitivement
nes les ossements eux-mêmes s'évanouissement-
attaché à l'Islam.
ils ? {...}. Il en demeura convaincu. Cet engloutis-
sement physique de la Vieille Relia par le néant,
3) ,
Cheikh Hamidou Kane reçoit de Nietzs-
lorsque le garçonnet en prit conscience, eut pour
che des questions qui structurent sa réflexion: L'Oc-
effet de le rapprocher davantage de sa 'silencieuse
cident '«décréta la mort de Dieu: De ce jour date
amie. Ce qu'ilperdait d'elle, de présence matérielle,
l'ère du travail frénétique. Nietzsche est contem-
il lui semble qu 'il le regagnait d'une autre façon,
porain de la révolution industrielle. Après la mort
plus pleines" .
...
de Dieu, voici que s'annoncè la mort de l'homme
{. ..}. Le travail se passe de hi vie humaine, en même
La conclusion est édifiante. Les «divers éléments
temps il cesse d'en fairesa visée finale»:",
des choses composées» identifiées par Socrate sont,
selon le romancier, «la chair, les yeux, les oreilles,
Nietzsche se défie aussi de l'homme: le mot de la
les os» qui se dissolvent avec le temps. Ces élé-
Généalogie de la morale (1, §12) résume, de façon
ments 'composent «là présence matérielle» qui
fort lumineuse, sa pensée: «nous sommes fatigués
s'évanouit sous l'effet des années; reste alors l'autre
de l'homrne.»
forme de présence «plus pleine» constituée par
l"âme car «tout n'est pasfini»!", L'âme qui appar-
Dans la relation à Nietzsche, ce qui se joue pour
tient au domaine' des essences est donc, selon les
Cheikh Hamidou Kane, c'est la difficile conquête
philosophes grec et sénégalais, immortelle.
tant d'un humanisme arraché à l'Occident que de
sa propre humanité. Son humanisme se résume dans
Socrate analyse aussi les rapports de l'âme et du
cette réflexion:
corps. Il ressort de cette réflexion une relation de
«Le travail, en effet, se justifie de Dieu dans la
, subordination:
mesure stricte où la vie qu'il conserve se justifie de
Dieu».'?
«De plus, c 'est 1'âme qui commande et le corps qui
obéit. Par-là, l'âme ressemble au divin qui est fait
pour commander, et le corps ressemble
Il faut au bonheur de l'homme, selon l'Islam, la
à ce qui est
,
,
mortel et/ait pour obéir. >/1
présence et la garantie de Dieu. Descartes aboutit"
dans les Méditations métaphysiques, à la même
Le corps se trouve ainsi subordonné à l'âme. La
conclusion. Les maîtres, Descartes, Thierno et le
même réflexion occupe Samba Diallo. Et c'est à
Chevalier sont convaincus de l'absence d' antago-
l'instant de la mort qu'une voix venue de l'infinie
nisme entre l'ordre de la foi et l'ordre du travail.
profondeur de la grâce fait écho à Socrate:
. .
.
.
"
L'autre enjeu du débat, c'est l'immortalité de l'âme. '
«Sens comme ta pensée plus ne te revient comme
L'Aventure ambiguë est, à cet égard, un dialogue
"
,
un oiseau blessé, mais infiniment se déploie {. ..}.
avec Socrate. Selon le philosophe grec, «la mort
Tu n'es pas ce rien qu 'enferment 'tes sens. Tu es
.n'est autre chose IJ/t/e.la dissolution des divers élé-
l'infini qu'à peine arrête ce' qu'enferment tes
ments des choses composées ,. mais les choses sim-
sens. »22
ples, 'comme les essences, sont indissolubles, et
l'âme appartient à l'espèce des essences» 18.
Les deux philosophes se rejoignent: leurs conclu-
sions sont identiques. L'âme est immortelle, le
L'âme est donc, selon les enseignements de Socrate,
corps, périssable; par conséquent, il obéit au com-
immortelle. Cheikh Hamidou Kane aborde, dans son
mandement de l'esprit. Le philosophe se détache
œuvre, la même problématique. Prenons L'Aven-
de son corps; il vit de son esprit et «une âme ainsi
ture ambiguë. Dans le cimetière, à la tombe de la
nourrie dans le détachement du corps n'a pas à,
«Vieille Relia», Samba Diallo «savait qu'à l'inté-
craindre, en le quittant, d'être dispersée par les
rieur de ces monticules de terre, il ne resterait qu'un
vents, comme le croit le vulgaire»'>. Le maître des
Revue du CAMES -.Série B, vol. 006 N° 1-;2,2004
239

_ _ _ _----'
Sciences sociales et humaines
Diallobé s'est abreuvé à la même source ascétique.
leur vie, des élus. La béatitude, «état idéal du sage»
Il préserve, par son éducation, les «valeurs ultimes
selon Aristote (Ethique à Nicomaque, 1101 a. b.),
qui se tiendront encore, au chevetdu dernier hu-
courorine leur existence; leur récompense est le
main. -Vous voyez que je blesse la vie dans votre
Paradis.
jeune cousin {. ..j. Après cette blessure profonde
Samba 'Diallo, ce «don de Dieu»?", acculé par le
[, ..[iplus jamais cet enfant ne se blesseran" .
fou qui le presse de prier, sent son heure sonner.
Ce martyr du corps que choisissent le philosophe et
L 'Aventure ambiguë s'achève, dans le sublime dia-
le maître de l'école coranique les hisse aux cimes
logue des anges, «là où n'est pas L'ambiguës" :
de la plénitude réservée aux seules âmes élues ..
«Sagesse, je te pressens! Lumière. singulière des
Les âmes sont jugées après la mort. Le jugement
profondeurs, tu ne contournes pas, tu pénètres {. ..j.
dernier consacre la félicité ou la damnation.censé-
Annonciateur de fin d'exil, je te salues" .
quences de la vie menée sur terre. La vie prépare la
Fin dujeu d'ombre etde lumière: le héros, à et en
mort; l' enfer est évoqué par, le philosophe grec en
la LUMIERE, un des nomsde Dieu, trouve la Vé-
ces termes:
rité. Le potlatch, une fois accompli, se termine dans
«Les grands criminels, regardés comme incurables,
la félicité. Le tourbillon surmonté s'achève au
sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne sorti-
royaume de l'Unique.
ront jamaiss" .
.
La voix de ce «frère deme~ré au pays de 1'ombre et
Que pense Cheikh Hamidou Kane de cet enfer éter-
de la paixn" , libératrice, dicte la Loi :
nel, de cette damnation perpétuelle? Ecoutons les
«Je te ramène ta royauté. Voici l'instant, sur lequel
litanies matir:tales de Samba Dialloqui aborde le
tu régnass",
thème du jugeinent dernier:
«Hommes et femmes qui dormez, s01Wez à peupler
Ce royaùmè, demeure des âmes d'élite, couronne
par vos bienfaits la solitude qui habitera vos tom-
la théodicée de Samba Diallo :.
beaux. »26
«Dans la forteresse de l'instant, l 'homme, en vé-
rité, est roi, car sapensée est toute puissante, quand

Cet avertissement est' destiné à éloigner l'homme
elle est {. ..j. Au cœur de l'instant, voici que l'homme
des mauvaises' actions qui conduisent à la damna-
est immortel, car l'instant est infini, quand il est
tion. Toutes les actions sont pesées, récompensées
{. ..j. La Mer! Voici la mer! Salut à toi, sagesse
ou flétries.
retrouvée, 'ma victoire! {. ..j. Mer
je te veux
pour l 'éternités" .
L'élu, pour Socrate, goûte aux délices d'une vie
meilleure : '
,
.
.
,
Samba Diallo, par la sagesse pressentie et ensuite
retrouvée, couronnement de sa quête spirituelle, est,
«Ceux' qui ont mené une vie sainte vont au con-
pour l'éternité, au Paradis.
traire habiter la terre pure, et les âmes des philoso-
phes des résidences plus b~lles encor~.~/7
La quête de Socrate, philosophe grec et celle du
Et Socrate conclut, superbe:
Cheikh Hamidou Kane, philosophe diallobé nourri
«Et j'irai goûter les félicités des bienheureux. »2R,
d'humanisme occidental, s'achèvent, lumineuses et
bénies, sur la même conclusion: l'ascèse de
C'est, en termes théologiques, le Paradis. Samba
l'homme de pensée, la mystique de l'homme de foi,
Diallo, à deux reprises, le dit:
consistent; dans la quête de la vérité, à se départir
du corps. Les deux philosophes convaincus de l'im-
Les élus «n'ont pas disparu dans un néant
mortalité de l'âme admettent l'enfer réservé aux
obscur {. ..}. Ils sont simplement au Paradis»29
damnés et le Paradis, dernière demeure des Elus.
Comme la Vieille RelIa ou le maître pénétré de .la
La philosophie et la foi élèvent l'homme aux cimes
«grâce' de Dieu avant la mort s'",
de la grandeur,
e philosophe grec et Thierno sont, par la sagesse de
240
. Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,20114

_--.:..._"--_ _-'--_----:-'--
Sciences sociales et humaines
V. LE PHILOSOPHE ET L'HOMME DE FOI
l'homme est sans commune mesure avec la bestia-
FACE À'LA MORT
lité des princes de ce monde. La force animale, ir-
réfléchie, 'faiblesse du tyran, signifiée par les pleurs,
5.1 L'espoir d'une vie meilleure',
s'effondredevant la grandeur morale, force réflé-
chie des faibles, récompensée par Dieu.
Pour le philosophe et 1'homme de foi, la mort con-
duit à une vie meilleure. Socrate; au moment de la
Le chef des Diallobé, assisté de Mbar, son esclave
mort, donne à ses disciples un modèle de sérénité,
se fait initier au rite de la toilette funéraire par le
de paix intérieure: pour le philosophe, la mort
.
.
maître:
s'ouvre sur un monde meilleur; elle est délivrance :
«Ceci est mon linceul et je voudrais que vous indi-
«Quand le moment de mourir est venu, le philoso-
quiez la.façon rituelle de la tailler. ».1
phe n'en est point fâché, parce qu'il espère trouver
,
,
'
dans l'autre monde d'autres dieux également bons
Le chef des Diallobé, sentant son heure approcher,
et des hommes meilleurs que ceux d 'ici.»3?
prépare, sous l'autorité de Thierno, sa toilette funé-
raire.
La mort réconcilie le philosophe avec lui-même,
enfin libéré des pesanteurs sociologiques. Elle cons-
5~3 Les créances à honorer
titue une plénituded'être, Le chef des Diallobé,
comme Socrate, «dominait la mort de toute 'sa sta-
Une fois la ciguë bue, Socrate'flt une dernière re-
cornmandation à Criton : '
' .. '
'
ture {.l'II me montfa, à moi quitraduis le Livre,
l '
1 .
comme ilfaut mourir»38. Le Chef des Diallobé, pour-
«Nous devons un coq à Asclèpos; ne l'oubliez
tant attaché à la vie, fait preuve d'uneégale dignité
pas»û
devant là mort. L'antagonisme que décèle le maître
des Diallobé entre la noblesse princière et la foi is-
'L'éthique et l'ontologie existentielles du philoso-
lamique chez Samba Diallo n'est plus un ~bstacle
phegrec, lumineuses, sont une valeur universelle.
àl 'adoration de Dieu; telle est la leçon que le chef
L'honnêteté exige d'horiorenmême face à la mort,
des Diallobé (détenteur du pouvoir temporel) ad-
min~stre
tous 'ses engagements. Cette, morale laïque, ensei-
au maître (détenteur du pouvoir spirituel).
gnée aussi par toutes les religions révélées, est uni-
verselle. Le chef des Diàllobé veut, dans ses der-
5.2 Le r'ituelfunèraire
niers instants, se 'conformer aux prescriptions de
Socrate, au rètour du vaisseau sacré de Délos; se
l'Islam. Socrate aurait approuvé sa démarche:
prépare, serein et réconcilié avec lui-même, à ab-
«Je les supplie de medire, avantque je meure, ce
sorber la ciguë. Criton recueille, peiné, ses derniè-
que je pourrais leur devoir et quej 'aurais oublié
res volontés relatives au rite funéraire. Le philoso-
de tendres",
phegrec s'occupe, serein de sa propre toilettefuné-
raire et dit, tranquille, adieu à sa famille et à ses
Les prescriptions du Livre sont une exigence mo-
amis: .
,
..'
rale, inscrite sur la table des valeurs universelles.
.
. .
. .
Elles sont un patrimoine culturel commun à toute
«Socrate sortit alors pour prendre un bain, afin
d'épargner aux femmes Id peine de le laver après
l'humanité, au-delà des doctrinesetdes religions.
sa mort. On lui amena ses enfants etses parents. Il
Dans un autre registre, Socrate, pourdes. raisons
s'entretient avec eux, puis revient à ses amis. »39 _
d'éthique, .sollicite, .humble, le pardon des autres.
Il domine la mort et ,administré une leçon 'de c6u- '
Pour le philosophe -grec.rle.salut de l'homme dé-
rage physique et morale à ses bourreaux. Le, servi-
pend, dans une certaine mesure, de ses rapports avec
teur des Onze, chargé de présenter la ciguë à So-
la société; Dans' là philosophie de Socrate; on n'est
lavé des péchéscommis à l'égard des autres qu'au
crate l'avertit: son heure .est arrivée: «il loua la
. . . . "
.-
.
.
",
douceur.et la patience de son prisonnier, puis se
prix de leur-pardon... Ceux qui ont commis des cri-
détourna pour pleurers'", Les rôles se trouvent ainsi
mes ordinaires après le Tartare viennent au bord de
I'Achérousiade et «là, -ils appellent à grands
inversés: le bourreau est, dans ces ultimes instants,
'CrÎS
ceux qu'ils ont offensés-et, s'ils obtiennent leur
vaincu par sa propre victime. La grandeur de
Revue du CAMES~"- Série B; vol. ,006 N° 1-2,2004
'241

_ _ _ _ _ _ _ _ _~--'-
.:...._
Sciences sociales et humaines
pardon" ils entrent dans le lac Achérousiade et
L'écriture reste, face au drame humain, les seules
voient la fin de leurs maux ; sinon" leur. punition
voie et voix. Elle joue un rôle cathartique.Uesiiss»
continue jusqu'à ce qu'ils aient fléchi leursvicti-
, témoigne, par son art, ce succédané de la religion
mes»44. Les sanctions consistent pour les justes dans
d'une vérité: la foi.à travers la prière, et le travail
un perfectionnement de l'âme, etpour les méchants
sont un acte de piété:
dans une dégradation morale et intellectuelle. Et
«Si.un homme croit en Dieu" le
comme, l'âme est éternelle, ces, sanctions se pour-
t~~ps qu 'i/,p~endcl
sa prière pour travailler est encore prière, C'est
suivent d'une vie à l'autre. Ainsi le sort d'un indi-
même une belle prière. )yn ,
vidu est, selon Socrate, conditionné par ses exis-
tences antérieures. Et les torts faits aux autres ne
Cheikh Hamidou
s'effacent qu'àla seule condition du pardon. Le chef
K~~'~~~scrit à ce ~ieuxmythe:
on écrit pour soi ou pour Dieu, ou pour les deux
des Diallobé partage la mêmephilosophie. Le même
ensemble, c'est mieux. L'écriture est, sous ce rap-
esprit le guide dans l'acte qu'il pose:

, !

,
port, une occupation métaphysique, une prière, un
examen de conscience.
«S'il enèst qui conservent lesouvenir d'une injus-
tice de moi, qu'on me prévienne et je m 'excuse~ai
CONCLUSION
publiquement. A tous, je demande que me soient
t •
pardonnés les maux particuliers' que j'ai pu com-
Cheikh Hamidou Kane a choisi plusieurs modèles:
mettre et le grand malqui a tenu à mafonction de
Pascal, Nietzsche, Descartes, Freud, Foucault, Pla-
,chefdes Diallobé~ Tôus avaient pàrdonné)r~5, ren-
ton, le Maître' des Diallobé pour apprendre c~ qu'Il
chérit, soulagé, Thierno s'adressant aumaître des
est par ce qu'ils sont. Son anthropologie, parla phi-
Diallobé, enfin rasséréné.
losophie, la .psychanalyse et le.positivisme convo-
qués, dévoile, par la dialectique des civilisations,
.
,
"
Le Livre enseigne aux fidèles de demander, en toute'
une totalisation de soi et d'autrui. Le cauchemar.du
humilité, l~ pardon aux personnes offensées .sans
fou, né de. son déchirement existentiel, est, à tra-
intermédiaires. Ces péchés entrent dans lacatégo-
vers la tragique expérience de l'homme moderne,
rie des fautes que seul I'offensé peut, par son par-
celui.de.tout le monde.Le cogito·cartésien"sur.1e
don, effacer. C'est la condition pour échapper à, la
fleuve de la déraison universelle, emporté 'vers la
sanction. La soumission de l'homme à. cette règle
dispersion des civilisations, conserve ses droits
est indispensable pour l'hygiène de-l'âme. Cheikh
même chez les psychopathes. Selon la philosophie
Hamidou Kane pense le,monde par l' écriture,
de l 'Histoire de la folie de Foucault, «là où il y a
. .
. .
œuvre, il n'y a pas folie». L'éthique et .J'ontologie
VI. LE CHOIX D'ÉCRIRE
existentielles de I'homme moderne posent la pro-
La philosophie, est, pour Cheikh Harnidou Kane,
blématique de l'essence même de la littérature, qui
un moyen d'apprendre Je monde dont écrivain, il
.
.
, ' .
. '.
peut se formulerainsi : A quoi pense la littérature' '?
parlera:
A libérer, à douter. Cheikh Hamidou Kane en est
convaincu, qui, comme Bernanos dans La Joie, ne
«Je crois, qu 'ilme fallait écrire L'Aventure ambi-
s'interdit pas de terminer L'Aventure ambiguë par
guë pour sortir de, la période, d 'indécisiond 'indé-
un crime. L'écriture a pour fin l'essence même de
termination dans laquelle m'avait plongé mon aven-
. >
la littérature, essence qu'il faut inscrire dansl'his-
ture, intellectuelle, et spirituelle " 'né d'une famille
toire.
musulmane traditionnelle assez stricte, j'avais dû
L~Aventure ambiguë et Les Gardiens du temple,
, sortir de ce milieu pour aller· à la rencontre de ce
conscience philosophique et ascèse mystique, ré-
que j'ai' appelé l'école nouvelle. Il me fallait en
vèlent la Morale qui est, par-delà les philosophies,
quelque sorte exorciser cette situation ... )y~6
par-delà les 'religions, par-delà les civilisations,
Universelle. '
'
,C'est tout un que de se faire philosophe et de se
Jaire écrivain. L'écriture devient, pour ce jeune
Le tourbillon, cette métaphore du déchirement exis-
homme jeté dans «ce monde de parfaitajustement
tentiel, donne naissance après cette dialectique heur-
mécanique», une cure, une thérapie. Il exorcise son
téepuis réussie, à la Civilisation de l'Universel.
mal par la littérature où la philosophie et.la science
au seul service de l 'Homme se complètent
242
Revue duCAMES - Série B, vol. 006N° 1-2,2004

-:::::::::~;::-::=-=--:-:::7:'==------------_"""""::""'-_-----Sciences sociales et humaines
BIBLIOGRAPHIE
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\\ =
.
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Fammarion, 1965.
1 Ibidem, p 386.
7 Cheikh Hamidou Kane, L 'Aventure, op. cit., p. III et 112.
75 Socrate, P~éd~~. op. cit., p. 90.
'."
~. 1
, Ibidem. p. 112.
2(, Cheikh Hamidou Kane, L'Aven/ure, op. cit., p. 27.
"Ibidem, p. 196,
27 Socrate, Phédon. op. cit., p. 90.
" Ibidem, p 90.
, Ibidem, p. 142.
"Ibidem, p. 114.
79 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure, op. cit., p. 58.
7 Foucault, His/Dire de lafolie. op. cit., p. 519
'" Ibidem, p. 194.
s Cheikh Hamidou Kane. L'Aven/ure, op. cit., p 108.
JI Ibidem. p. 18.
9 Ibidem, p 201.
.12 Ibidem. p. 204.
'" Foucault. Histoire de lafolie à l'âge classique, op. cit., pp 84-85 ct 519.
JJ Ibidem, p. 204.
Il Cheikh Hamidou Kane. L'Aven/lire. op. cit., p 129.
" Ibidem, p. 204.
17 Platon, Apologie de Socrate. Cri/on - Phédon. Traduction, notices par
J5 Ibidem, p. 204.
Emile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 83.
JI, Ibidem, p. 205.
IJ Socrate, Phédon. op. cit., p. 84.
J7 Socrate, Phédon, op. cit., p. 84.
L Cheikh Hamidou Kane, L 'Aventure, op. CiL, pp 56-57.
" Cheikh Hamidou Kane, L'Aven/ure, op. cit., p. 42.
" Ibidem, pp. 36-37.
'9 Socrate, Phédon, op. CiL, p. 90.
" Ibidem, pp. 37-38.
'" Ibidem, p. 90.
16 Cheikh Hamidou Kane, L 'Aven/ure, op. Ci/ .. pp. 122-123.
" Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure, op. cit., p. 40
J7 Ibidem, p. 121.
42 Socrate, Phédon, op. cit, p. 91.
" Platon, Phédon, op. cit., p. 85.
" Cheikh Hamidou Kane, L 'Aven/ure, op. cit., p. 41.
\\" Cheikh Hamidou Kane, L'Aven/lire, op. cit., pp 56-57.
" Socrate, Phédon, op. cit, p. 90.
" Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure, op. CiL, p. 41.
'zuIbidem. p. 58.
'" «L 'itinéraire de Cheikh Hamidou Kane»,entretienconduit par A. Damiani.
Top Africa, 6 Juin 1980.
.
" Socrate, Phédon. op. CiL, p. 86.
47 Cheikh Hamidou Kane, L 'Aven/ur~, op. CiL, p.121.
" Cheikh lIamidou Kane, L'Aventure. op. cit., p. 204.
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.
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Revue du CAMES . Sér:ie B, vol. 006 N° 1-2,2004
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1 . '
.. \\
"
1.'·
"
"
\\
.1.,
244
Revue' du CAMES --' Série B, vot 006 N° 1-2,2004