La Pertinence didascalique dans Rhinocéros d'Eugène IONESCO

_ _ _ _ _---.:....
--'-
Sciences. sociales et humaines
La Pertinence didascaltque dans Rhîno-
cêros d'EugèneIONE~CO
, Adiaba Vincent KABLAN
Université de Bouaké-Côte d'Ivoire
. .
.~
The relevance of stage direction in Eugène
Résumé
IONESCO'S Rhinocéros
Le foisonnement didascalique constitue l'une des
Abstract
voies d'accès au sens de Rhinocéros. En effet,
des didascalies initiales au didascalies intégrées,
The foisonnement didascalique constitutes one of
non seulement Ionesco permet au lecteur-spec-
the approach paths to the sense of Rhinoceros.
tateur de s'imprégner des circonstances de la mé-
Indeed, from .initial didascalies to the integrated
tamorphose, mais aussi de faire corps avec des
didascalies, not .only Ionesco allows the reader-
personnages quasiment amorphes. De fait, l'om-
spectator to impregnate itself of the circumstances
niprésence didascalique dans cette pièce contri-
ofthe metamorphosis, but also to make body nearly
bue à la mise en évidence d'un théâtre absurde
with characters amorphous. In fact, the ubiquity
fondé sur la dérision du·monde. Au-delà.de la
didascalique in this piece contributes to the setting
transformation des personnages, les didascalies
inevidence of an absurd theater .founded on the
reflètent la dénonciation par l'auteur de toutes
r
derision of the world. Beyond the transformation
ces idéologies et autres hystéries qui finissent de
of the characters, the didascalies reflects the
. manière sournoise par entraîner l'homme dans
denunciation by the author of all these ideologies
une forme de réification qui le dénature.
and other hysterias that end up sly manner dragging
the man in a shape of-réification that alters him.
Mots clefs: Didascalie -Didascalies initiales -
Key Words sIridascalie-initial Didascalieses
Didascalies intégrées etcirconstancielles -Tra-
integrated and circumstantial - Didascalieses
velling ~vant -Isotopie sémantique - Métamor-
before
Travelling
-semantic
Isotopie
phose Miniaturisation -Dérision -Théâtre ab-
Metamorphosis Miniaturization-Derision-absurc
surde - Déshumanisation <Réification.
Theater
Dehumanization-Reification.
Le dévoilement du sens du texte dramatique .sup-
de créer latranscendance scénique porteuse d'émo-
pose la mise en branle de principes actifs qui parti-
tion dramatique chez les acteurs.
cipent de son conditionnement général. Au nombre
de ces indices favorables à la désopacification. de
Cependant, au fil dessièc1es, la culture
l'œuvre, figurent les didascalies. Mot d'origine grec-
didascalique a investi le texte théâtral, notamment
que" didaskein," qui signifie, enseigner,
le texte contemporain, donnant lieu à des pratiques
« on employait ce verbe dans le sens de donner ses
diversifiées d'un auteur dramatique il un autre. En
instructions aux acteurs pour jouer une pièce ou
effet, la didascalie' renvoie aujourd'hui à une sorte
faire représenter une pièce» 1. .
de fil d'Ariane qui traverse le texte du début à la fin
avec pour mission de guider le lecteur-spectateur
Dans l'intention des premiers dramaturges, ce con-
dans ses efforts de saisie objective de la totalité du
cept n'était qu'une didactique dont l'objectif était
texte.
Revue du CAMES - Série B;vol. 006 N° 1-2,2004
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Sciences sociales et humaines
règ.ne animal dans lequelIonesco situe l'intrigue.
EVIdemment, pour le lecteur-spectateur, ce titre est
C'est d'ailleurs ce que reconnaît Franck Evrard:
assez évocateur, parce qu'il fait apparaître forcé-
« les didascalies, autrement dit toutes les indica-
ment une pléthore d'interrogations quant aux moti-
tions données par l'auteur en dehors du texte à dire
.
'
vations qui justifient le choix de l'auteur: Pourquoi
comprennent non seulementla liste et la qualifica-
une fixation sur ce pachyderme et non un autre?
tion des personnages et le découpage de la pièce,
S'agit-il du référent zoologique connu ou d'un autre
mais aussi des indications de décor, de lumière, de
référent ? Dans quelle mésure l'auteur metaphorise-
jeu, d'une extrême précis~on .»!
t-ille terme? Si tel est ~ cas, à quel nouveausigni-
fié l'auteur rattache-t-ille signifiantvrhinocéros" ?
Cette permanence de la didas~alie constitue l'une
A l'entame de la lecture de l'œuvre l'imagination
des particularités du théâtre de l'absurde. Animé
du lecteur-spectateur est saturée par toutes ces in-
essentiellement parSamuel Becket, Arthur Adamov,
terrogations. A peine amorce-t-il ces supputations
Jean Genet et Eugène Ionesco, l'originalité de ce
qu'il fait connaissance avec un brefdescriptifstruc-
théâtre consiste dans l'écriture qui tourne résolu-
· turant l' œuvre: Pièce en trois actes et quatre ta-
ment le dos à la tradition à travers la forme d'un
bleaux.
· dialogue qui manifeste l'insignifiance de la vie dé- .
risoire de 1'homme, mais aussi et surtout à travers .
Ici, Ionesco prend le soin de prévenir son lecteur
une abondance didascalique dont la prise en compte
sur le genre pratiqué. Cette forme de mise en con-
rend opératoire une connivence entre l'auteur dra-
·ditionnement est la première manifestation de l' an-
matique et le lecteur-spectateur. Cette option cons-
nonce d'une communication tacite entre l'auteur et
titue d'ailleurs l'un des traits caractéristiques de
·le lecteur-spectateur invité à se laisser guider par
Rhinocéros' . L'auteur y sème à foison les didasca-
ce que l'on pourrait qualifier de présence-abscence
· lies, tant et si bien qu'elles deviennent pertinentes
de l'auteur.
dans la lecture de cette œuvre. Ionesco dépasse l'ac-
coutumance qui considère les didascalies comme
·En ce qui concerne les personnages, Ionesco les fait
de simples indications scéniques. Il en fait une cons-
figurer sur une liste à partir de l'ordre d'entrée en
· tante nécessairement pertinente parce que révéla-
. scène. On en dénombre dix huit avec en face de
trice de sens ..
leur nom le tableau d'investigation.
Dans cette réflexion>p<?us nous proposons
A l'analyse de cette didascalie, il résulte que cer-
d'identifier les supports dida~aliques, d'analyser
·tains personnages s'identifient par leur nom (Jean,
les mécanismes qui régissent leur fonctionnement
Bérenger, Daisy, Monsieur Papillon ... ), quand
pour aboutir à leur pertinencodans la perspective
d'autres sont désignés par la fonction exercée (La
de la saisie du sens profond de<ta~ièce .
.
.
\\
, " ,
Ménagère, L'épicière, La serveuse, L'épicier, Le lo-
gicien ... ). De la' comparaison faite entre les per-
I.
IDENTIFICATION DES "SÙPPORTS
sonnages, deux se fontremarquer par une omnipré-
'-
DIDASCALIQUES
sence : Bérenger (l er,2è, 3è, 4è tableau) et Daisy (l er,
2è4è) .
'
1.1 Les Didascalies initiales
Dès l'abord de Rhinocéros, l'attention du
A partir de la présence de ces personnages, le lec-
lecteur-spectateur se laisse capturer par cette caté-
teur-spectateur peut dans une certaine mesure, jau-
gorie de didascalies qui se composent du titre, de la
ger leur fonction dans l'ensemble de la pièce tout
liste des personnages, du lieu et du temps de l'ac-
en entrevoyant les intentions de Ionesco s'agissant
tion. Chacune de ces indications constitue uri élé-
de leurrôle. C'est ce que confirme Pierre Larthomas
ment de référence et de spécification de la pièce.
Le titre, Rhinocéros, met en filigrane, le
«quelle que soit leur importance, les didas-
calies fournissent des indications précises sur les
intentions de l'auteur et l'esprit de l'œuvre.n'
1 David Martine, Le théâtre, Paris, Belin, 1995, p 125.
2 Franck Evrard, Le théâtre Français du xx" s, Paris, Ellipse 1 édition Mar-
Bérenger et Daisy dominent les autres personna-
keting, 1995, P 79.
ges, ce qui, par anticipation, leur donne d'apparte-
, Eugène Ionesco, Rhinocéros, Paris, Gallimard, 1959.
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Revue du CAMES - Série B, vol. 0'06 N° 1~2, 2004

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Sciences sociales et humaines
nir à la catégorie des personnages principaux.
gié parce qu'informé des menus détails.
Le dernier sous-ensemble des didascalies initiales
Ces nombreuses didascalies, qu'il incorpore au
intègre l'espace et le temps. A ce niveau, l'auteur
texte, préviennent de l'imminence d'un discours,
se montre très prolixe à travers une description d'une
commentent l'action, la racontent.et la décrivent
précision presque chirurgicale du décor:
pour en renforcer la vraisemblance. Elles donnent
Une place dans une
l'impression de l'existence d'une instance invisi-
petite ville de province .
ble dotée de pouvoirs extraordinaires, une instance .
Au fond, une maison composée d'un rez-de-chaus-
qui organise le déroulement de la pièce. Marie
sée et d'un étage ... Ciel bleu, lumière crue, murs
Claude Hubert ne dit pas le contraire lorsqu'elle
très blancs. C'est un dimanche, pas loin de midi, en
affirme:
été. (Rhinocéros p 13)
« le discours didascalique est la présence d'une
instance supérieure dans le texte celle de l'auteur, .
Ce supportdidascalique fait apparaître un espace,
qui règle paroles et mouvements. » (6)
.
une petite ville de province, auquel se rattache une
diversité de lieux (une maison, une épicerie, une
Du premier au troisième acte de Rhinocéros, Io-
petite rue, la devanture d'un café), mais aussi un
nesco situe la contenance des didascalies intégrées
temps caniculaire: l'été.
à trois niveaux. Le premier niveau est celui des di-
Tel que décrit, le décor donne l'impression d'un
dascalies introductives. Elles préviennent le lecteur-
immobilisme dans une atmosphère étouffante. Le
spectateur de la prise de parole par les personnages
lecteur-spectateur éprouve la sensation d'un certain
tout en l'informant du destinataire. Deux constan-
encombrement pour les personnages. D'ailleurs,
tes syntaxiques sont observables. La première fait
cette longue didascalie (Rhinocéros p 13) suscite
. succéder au nom du locuteur une virgule à valeur
une pluralité d'hypothèses dont la vérification ne
interpellatoire et un participe présent verbal qui
peut être rendue possible qu'au travers d'un décryp-
alerte le lecteur-spectateur de la prise de la parole.
tage des didascalies intégrées.
Les cas les plus récurrents sont les suivants:
BERENGER, venant de la
1.2 Les didascalies intégrées
gauche (p 14)
JEAN, l'interrompant (p 16)
Contrairement aux didascalies initiales, les didas-
DUDARD, l'interrompant (
calies intégrées font corps avec le texte dramati-
p 185)
que. Elles ont pour fonction de distribuer la parole
aux personnages en les nommant, mais aussi de
Cette mise en apposition des personnages permet
décrire les circonstances des interventions. Dans
au lecteur-spectateur d'apprécier leur mouvement
Rhinocéros, Ionesco ne rompt pas avec cette prati-
et leur promptitude au dialogue. Ces syntagmes
que qui permet au lecteur-spectateur de mieux s'im-
donnent l'impression de faire du discours le seul
prégner de ce que Anne Ubersfeld nomme "con-
moyen efficace d'échapper au fléau.
texte de la communication", car ces didascalies ont
pour vocation de déterminer
Quant à la seconde constante, elle est caractérisée
« unepragmatique, c'est-à-dire, les conditions con-
par la désignation des noms du locuteur et de l'in-
crètes de l'usage de la parole ... »2
terlocuteur par l'intermédiaire de la préposition "à"
comme ces exemples l'attestent:
Dans son œuvre, Ionesco accorde plus d'importance
à cette forme didascalique. En effet celle-ci fonc-
BERENGER, à Jean (p 52)
tionne comme une instance narrative qui fait vivre
JEAN, à Bérenger (p 52)
les péripéties d'une intrigue dontle sujet gravite
BOTARD, à Daisy (p 105)
autour de la métamorphose des habitants d'Une ville.
BOTARD, à Dudard (pl 06)
BERENGER, à Daisy (jJ 204)
A l'intérieur des trois actes et des tableaux qui ré-
gissent la dynamique de la pièce, l'auteur se 'sert
Ces premières formes de didascalies intégrées sont
d'indications qui font du lecteur un témoin privilé-
en-réalité, des éléments d'annonce dialogique. De
par leur contenu, elles s'opposent à celles qui dé-
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Sciences sociales et humaines
crivent les circonstances, les mouvements. et les
Les didascalies intégrées et circonstancielles inon-
gestes.
dent tous les trois actes de Rhinocéros en concur-
rence avec les didascalies intégrées à la trame.
Le deuxième niveau dit circonstanciel, détourne l' at-
tention du lecteur-spectateur sur le contexte dialo-
En plus des circonstances particulières de la fable
gique ainsi que sur l'état d'âme qui anime les per-
.qu'il décrit, ce troisième niveau focalise l'attention
sonnages au moment où ils prennent la parole. Dans
du lecteur-spectateur sur les différentes étapes qui
Rhinocéros, cette forme circonstancielle fonctionne
préfigurent de la transformation des habitants en
comme une instance narrative qui révèle tous les
rhinocéros. De l'apparition du premier rhinocéros
non-dits. Elle s'identifie par un contenu varié, al-
(AI, p 22) au déterminisme humaniste de Bérenger
lantdu portrait des personnages aux conditions de
(A III, P 246), les didascalies, intégrées à l'intrigue,
leur discours.
permettent au lecteur-spectateur de suivre toutes les
péripéties d'un fléau qui s'amplifient au fil du
Certaines se spécifient par leur longueur, tandis que
temps. Avec précision, l'auteur donne tous les dé-
d'autres le sont par leur laconisme comme l'illus-
tails liés à la métamorphose progressive des habi-
trent ces exemples.
tants de la petite ville de province.
Ainsi, du premier acte au dernier, ce troisième niveau
Par la droite, apparaît Jean ; en même temps, par
didascalique rattaché à l'intrigue, s'offre-t-il comme la suite
la gauche, apparaît Bérenger. Jean est très soigneu-
détaillée des rebondissements dans lesquels les per-
sement vêtu: costume, marron, cravate,rouge, faux
sonnages sont fatalement impliqués. Sur la pléthore'
col amidonné, chapeau marron. Il est un peu rou-
d'exemples qui meuble la pièce, nous avons retenu
geaud de figure. Il.a des souliers jaunes, bien ci-
ceux qui décrivent la métamorphose de Jean (A II,
rés ; Bérenger n'est pas rasé, il est tête nue, les
TIl) :
cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés, tout
JEAN, allant et venant dans la pièce, en-
exprime chez lui la négligence, il a l'air fatigué,
trant dans salle
somnolent ; de temps à autre il bâille ..(Rhinocéros
de bains et sortant. (p 1 58)
p 14)
JEAN, soufflant bruyam-
BERENGER,
ment. (p 160)
(il va se cacher, pour ne pas être vu par
JEAN, Br ... ....
Daisy)(p 41)
Il barrit presque. (p
160)
Jean sort vers la droite, très vite, furieux.
JEAN, de la salle de bains,
Il se retourne toutefois avant de sortir
d'une voix très rauque
pour de bon (P74)
difficilement compréhensible (p 161)
JEAN, ...
MADAME BOEUF, sur sa chaise, la main sur'
Il fonce vers Béren-
le cœur. (p 113)
ger tête baissée. Celui-ci
BERENGER, allant déposer le verre et la bouteille
s'écarte (p 163)
sur la table. (p 181)
JEAN, dans la salle de bains
.
Les didascalies intégrées et circonstancielles décri-
Je te piétinerai, je te
vent l'atmosphère dans laquelle les personnages se
piétinerai.
meuvent dans l' œuvre. Ionesco en use de manière
Grand bruit dans la salle de bains, barris-
pléthorique comme pour renforcer l'impression de
sements
réalité chez un lecteur-spectateur devenu presque
bruit d'objets, et d'une glace qui tombe et
témoin oculaire des faits. L'auteur dramatique crée
se brise ...
donc une saturation didascalique qui dépeint toutes
les circonstances dans lesquelles l'action entraîne
1 Pierre Larthomas, Technique du théâtre, Paris, PUF, 1997,pI8.
l'attention du lecteur-spectateur charmé parce
qu'ayant la sensation de prendre une part active dans
2 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre J, Paris, Belin, 1996, p17.
le déroulement des faits.
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Sciences sociales et humaines
BERENGER, poussant la
camera vers l'arrière) etle travelling optique (va-
porte.
riation de la distance focale de prise de l'image)
Il est rhinocéros, il
est rhinocéros.
Le mode de fonctionnement didascalique dans Rhi-
(A II TIl, P 164)
nocéros privilégie le travelling avant. En effet, de
l'entame de la pièce à la fin, 'le lecteur-spectateur
Par l'activation de ce principe plein de suspense,
est soumis à une norme didascalique fondée sur la
Ionesco donne à son lecteur-spectateur de vivre toute
succession des événements. De la présentation des
l'intensité dramatique qui caractérise les manifes-
circonstances de la rencontre entre Jean et Béren-
tations de la transformation de' Jean. Ces indica-
'ger,à la métamorphose de Daisy, l'on a l'impres-
tions, certesjouissent d'une certaine autonomie dans
sion de voir défiler toutes les phases de la propaga-
le rapport typographique avec le texte dit, mais el-
tion de cette épidémie. Comme illustration au tra-
les ne peuvent être élucidées que dans lècadre d'une
velling avant, la relation de la mutation de Jean et
affinité. C'est de la logique combinatoire entre le
, de ses voisins d'immeuble (A II, T II, P164- 166).
discours de Jean et Bérenger et les indications que
Ici les didascalies nous informent de toutes les
le lecteur-spectateur réalise la métamorphose du
manifestations d'un phénomène qui s'amplifie. Le
personnage.
schéma suivant' illustre la mise en œuvre' du pro-
cédé de travelling avant dans la pièce:
On le voit, qu'elles' soient introductives de discours,
qu'elles annoncent les circonstances particulières
JEAN, il entre rapidement, enlève sa veste
d'un acte de parole ou d'un geste, les didascalies
qu'iljette sur le lit, tandis que Bérenger se retourne
confèrent une dynamique littéraire autexte drama-
discrètement. Jean, qui il la poitrine et le dos verts,
tique dans la mesure où elles' créent une certaine
rentre de nouveau dans la salle de bains, Rentrant
mise en scène dans l'imaginaire du lecteur-specta-
et sortant (p 156)
teur. C'est d'ailleurs ce que confirme Sahda,
.
Golgentia :
-;"< JEAN entre dans la chambre ...sa voix est
l·
« les didascalies littéraires se définissent
méconnaissable. (p 157)
pour leur imbrication serrée dans le texte dramati-
que, dont elles âssurent, pour les lecteurs la mise
'BERENGER s'interrompt; car Jean fait une
en scène imaginaire, plutôt. que par la modalité de
apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout
leur écriture ...Elles donnent des informations res-
à fait vert. La bosse de son front est presque une
treintes sur l'espace, le temps, les personnages et
corne de rhinocéros ( p 162j.
leurs actes intradiégétiques »1 '
Grand bruit dans la salle de bains, barris-
,.
Le foisonnement .didascalique auquel se livre Io-
sements ...
nesco ne relève donc pas d'une fantaisie de sa part.
(p 164)
Il constitué l'Unedes voies d'accès à uneœuvre dont
la: signification èst liée à mi. mode de fonctiomie-
BERENGER a réussi àfermer la porte. Son
ment didascaliqùe qui fait apparaître un effet de tra-
veston est
velling et une isotopie sémantiquè..
troué par une corne. Au moment où Béren-
ger a réussi à
II. MODE DE FONCTIONNEMENT DES 1>1-
fermer la porte, la corne du rhinocéros ci
DASCALIES
traversé celle-ci
.
(p 164)
2.1- L'effet de travelling
'~L
Par le procédé du travelling avant,1,imagination du
Emprunté aux techniques de cinéma, le travelling
lecteur-spectateur vit au' rythme de la rigueur de la
est un terme utilisé polir décrire le mouvement de
trame. L'effet de travelling n'est d'ailleurs pas le
la caméra à partir d'un support qui est générale-
seul mode de fonctionnement qui régit les didasca-
ment un chariot. Selon les besoins, l'on distingue
lies dans Rhinocéros, Ionesco recourt aussi à une
le travelling avant (mouvement de la caméra vers
forme d'isotopie qui confère toute sa cohérence à
l'avant ), le travelling arrière (mouvement de la
la pièce.
Revue du 'CAMES - Série 8, vol. 006 N° t-2, 2004,
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":"

---------'--.....:....-=----------------
Sciences sociales et humaines
2.2 L'effet d'isotopie sémantique
Dans cet exemple, la récurrence du mot "bruit"
manifeste la cohésion didascalique parce qu'inté-
Quel que soit le genre pratiqué, l'isotopie est ce fil
grée dans une amplification. L'on part d'un "bruit
conducteur qui guide le lecteur ou le spectateur dans
très éloigné" à des "bruits énormes."
la quête de la cohérence 'd'un texte ou d'un specta-
cle. La mise en œuvre du sens de Rhinocéros est
. III. PERTIENCE SEMANTIQU~DES DIDAS-
conditionnée par une récurrence didascalique. De
CALIES
la présentation du décor (~ 1, p 13) à la tirade de
Bérenger (A III, p243), l'auteur fait des indications
3.1 L'expression de la miniaturisation de l'espace
scéniques des éléments qui conduisent la dynarni-
que de la pièce. S~ccessivement elles préviennent
L'un des facteurs de la pertinence des didascalies
le lecteur-spectateur de l'apparition d'un premier
dans Rhinocéros réside dans la description d'un
rhinocéros (AI, p 22), suivie d'un second. (A 1, P
espace qui se rétrécit au rythme de l'ampleur de la
60).
'
métamorphose. Sous l'influence didascalique, le
lecteur-spectateur est d'abord introduit dans le dé-
Dans le déroulement de la pièce, ces deux entrées
cor de la ville avec tout ce que ce cadre offre comme
de rhinocéros sont suivies de la métamorphose de
infrastructures (AI, p13 ). De cet ensemble compo-
Monsieur Bœuf (A II TI, P 119) et de Mme Bœuf (
site, l'auteur choisit la terrasse d'un café pour l'en-
A II, TI, P 123), de Jean (A II,TII, P 164), de Dudard
trée de Jean et Bérenger (AI, pI4), deux personna-
(A m,TIl, p 217) etde Daisy (A II, TIl, p243). Çette
g,es dont le tempérament s'oppose à tous les ni-
cohérence didascalique qui présente au fil du texte
veaux, En partant de la description de la ville à la
les victimes de la métamorphose en facilite 'la lisi-
terrasse, l'auteur réduit l'espace dramatiquedans
bilité par le dévoilement du sens profond, C'est à
lequel évoluent les personnages. Tour à tour; les
ce niveau que s'inscrit l'isotopie sémantique, 'ma-
didascalies.feront mention du café, de la terrasse,
nifestation de la pertinence du choix de l'auteur
de l'épicerie signes visibles de l'éclatement d'un
dramatique.
espace qui se réduit an rythme de l'invasion des
rhinocéros .
Sur l'ensemble des trois actes de l'œuvre, l'auteur
exploite de manière régulière des indices d'isotopies
L'acte II confirme l'idée d'une miniaturisation de
identifiables par leur forme narrative. Qu'ils soient
l'espace. Ici, les didascalies mènent le lecteur-spec-
brefs ou longs, ces éléments de narration instaurent
tateur du bureau d'une administration à l'apparte-
une adhérence avec le texte dit par les personna-
ment de Jean. Le premier espace cité est. occupé
ges. Tantôt ils focalisent l'attention du lecteur-spec-
par plusieurs personnages (M. Papillon, Dudard,
tateur sur les conditions discursives, tantôt ils dé-
Botard, Daisy, Mme Bœuf, Bérenger). Quant au
crivent avec précision la métamorphose. L'isotopie
second, il a pour seuls occupants Jean et Bérenger
sémantique découle donc de la redondance
témoin de I~ métamorphose. Le lecteur-spectateur
didascalique impliquée dans un schéma narratif à
éprouve une sensation d'étouffement dans un es-
caractère directionnel. C'est dans ce registre qu~
pace qui malgré sa psychose et son angoisse fas-
l'auteur situe l'apparition du premier rhinocéros.
cine les victimes.
'
-:- A ce moment, on entend le bruit très éloigné, mais
se rapprochant très vite, d'un souffle de fauve et de
L'ensemble des personnages de la pièce évolue d'un
sa course précipitée ainsi qu'un long barrissement.
espace élargi à un 'lieu parce qu'impliqué dans 'un
(P2i)
processus de miniaturisation. Ce phénomène est lié
à la vitesse de la métamorphose. Plus l'espace des
Les bruits, sont devenus très forts . .
rhinocéros croît, plus celui des hommes décroît.
(Les bruits sont devenus énormes.) .
(Les bruits du galop d'un animal puissant et
Tel que traité 'par l'auteur, l'espacedans Rhinocé-
lourd sont tout proches, très accélérés ; on en-
tend son halètement.)
.
~
1 Monique-Martinez Thomas; Jouer les didascalies, Toulouse, Presses Uni-
(P22).
versitaires du Mirail, 1999, p 20
196
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2, 2004

--"""'7""-----'------------,--,-------------- Sciences sociales et humaines
ros est bien l'expression palpable de la dénoncia-
l'exception de Bérenger.
tion de toute les hystéries qui ne sont que des for-
En réalité, Ionesco se sert des didascalies pour in-
mes sournoises d'un abrutissent de l'espèce hu-
terpeller son lecteur-spectateur sur lesmanipulations
maine. Plus ces phénomènes prennent de l'élan, plus
idéologiques qui ont tendance à dénaturer l'Homme
les peuples, victimes, perdent toute leur liberté par
comme le reconnaît d'ailleurs Michel Liouré à tra-
une aliénation. D'ailleurs, le jugement que Ionesco
vers ces propos:
porte sur son œuvre le confirme amplement. Il dé-
« l'épidémie de métamorphose et l'envahissement
crit Rhinocéros comme .
des rhinocéros, sont la plus terrifiante' expression
« une pièce contre les hystéries collectives
. de la déshumanisation des individus en proie à la
et les épidémies qui se cachent sous le couvert de
contagion idéologique» 2
la raison et des idées .. »'
A ce titre, Rhinocéros apparaît comme le symbole
L'omniprésence didascalique dans Rhinocéros a le
. du malaise de Ionesco face à toutes ces pratiques
mérite de révéler ce trait caractéristique de la con-
qui concourent à la déshumanisation.
dition humaine dont l'horrible expression fut l'hys-
térie qui s'emparait des foules sous le nazisme, à
3.2 L'expression de la désbumanisation
chaque apparition de l'homme sinistre qu'était Hit-
ler. Les didascalies décrivent un fléau qui fascine
Le fonctionnement didascalique dans Rhinocéros
les personnages, finit par s'emparer d'eux et crée
ne répond pas à une simple exigence dramatique. Il
une rupture avec la normalité.
participe de la volonté de l'auteur à fustiger certai-
nes dérives humaines. Il est l'expression de la dé-
Elles sont la révélation de la réification, forme ache-
nonciation par l'auteur de toutes ces idéologies de
vée d'une certaine déshumanisation. Cette dernière
masses qui finissent par faire de l'homme une om-
est la manifestation palpable d'un théâtre absurde à
bre abrutie, réduite à l'esclavage, incapable de la
travers lequel les animateurs
moindre initiative. La métamorphose progressive
« réduisent le personnage à son squelette
des personnages leur enlève toute raison, c'est-à-
social, moral et psychologique ... l'arrachent à
dire, tout esprit de discernement, de bon sens, leur
l 'histoire de la collectivité à laquelle il appartient,
part d'humanisme. Contre leur volonté, ils sont
lui suppriment toutes possibilité de commerce avec
embarqués dans une aventure de réification, c'est-
autrui qui ne soit radotage, échange de clichés ou
à-dire, une chosification de leur être. En un mot, ils
interrogation impuissante. »3
sont devenus des choses.
De l'apparition d'un premier rhinocéros à la trans-
CONCLUSION
.
formation de presque tous les personnages de la
pièce, Ionesco exploite les didascalies comme des
Il ressort de cette étude que les didascalies consti-
instances narratives qui permettent au lecteur-spec-
tuent l'une des voies d'accès à la pièce d'Eugène
tateur de cerner l'étendue d'un phénomène qui re-
Ionesco. En effet, l'auteur dramatique fait de la ré-
met en cause les principes qui régissent la société
currence didascalique un faisceau pertinent qui per-
des hommes. Dans ce contexte, l'amitié, la morale, .'
met au lecteur-spectateur d'envisager le sens pro-
la solidarité et toutes les autres vertus sont foulées
fond du texte en toute sérénité. Tantôt, il en fait un
aux pieds. C'est cette déshumanisation que Jean
support qui décrit les circonstances dialogiques,
reconnaît disant :
tantôt il s'en sert pour relater la terrifiante méta-
morphose.
JEAN
L 'humanisme est périmé! (A
Qu'elle s'inscrive au premier ou au second niveau,
IL T 11, P 161)
la présence massive des didascalies dans Rhinocé-
ros ne relève donc pas d'une fantaisie de l'auteur.
Toutes les didascalies qui succèdent à cette affir-
Par la méthode progressive à laquelle elles sont in-
mation décrivent avec précision la mutation du per-
tégrées au texte, elles en facilitent la lisibilité ..
sonnage, ainsi que celle des autres personnages à
De la simple apparition d'un rhinocéros sur la ter-
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - , - - - - - - - - - - - - Sciences sociales et humaines
rasse d'un café à la réification de toute une popula-
9. Monique Thomas, MARTINEZ. Jouer les didasca-
tion, Ionesco aura su se servir des didascalies pour
lies, Toulouse, Presses
.
révéler au lecteur-spectateur que les situations les
Universitaires
plus anodines en apparence finissent par prendre
du Mirail, 1999, 134 p.
.des proportions tragiques chaque fois que 1'homme .
10. Anne, UBERSFELD. Lire le théâtre I, Paris, Belin,
y a succombé.Pour avoir contribué à établir cette
1996,340 p.
vérité, les didascalies sont devenues indispensables
à l'avènement du sens de Rhinocéros.
BIBLIOGRAPHIE
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Œuvre étudiée
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