_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _....:...._ Sciences sociales et humaines
L'éthique politique machiavélienne du
« moindre mal » : quelle portée et quelle
postérité?
Tchakie Kodjo Sékpona-Médjago
Faculté de théologie, d'éthique et de philosophie
Université de Sherbrooke (Québec) - Canada
INTRODUCTION
présente et qui n'est autre chose que le « moindre
mal ». Le mal devient essentiel parce que s'y déro-
Philosophe et historien de son temps, Machiavel
ber, c'est être en butte à un mal pire, au mal su-
était celui qui a vécu la politique avant d'y avoir
prême. Comment alors réaliser le « moindre mal»
réfléchi. Ce qui le préoccupait c'était l'homme, l'ac-
et éviter, autant faire se peut, la déflagration, le grand
tion politique et non pas seulement la politique.
dommage? Comment échapper au déluge? Par
C'est ainsi qu'il dépassera ses précurseurs de la phi-
quels moyens et voies peut-on le conjurer tout en
losophie politique pour construire une oeuvre an-
en faisant l'économie?
thropologique et politique.
Cette problématique constituera le fil d'Ariane de
On a beaucoup écrit sur Machiavel, notamment sur
notre analyse. Nous porterons, en premier lieu, no-
son rationalisme politique, sa philosophie, le con-
tre réflexion sur le fondement de l'éthique
ditionnement social de la connaissance de sa pen-
machiavélienne ; ensuite, nous mettrons en pers-
sée. On a beaucoup glosé sur son œuvre, principa-
pective les chemins de la philosophie du « moin-
lement sur Le Prince et les Discours. Le Prince est
dre mal» et enfin, nous parlerons de la portée et de
une leçon adressée à tout dirigeant désireux d'ins-
la postérité de l' œuvre de Machiavel.
taurer le pouvoir et de le conserver. Le souci du
1. LE FONDEMENT D'UNE ÉTHIQUE POLI-
prince n'est pas de fonder un régime idéal, mais
TIQUE: LE RÉALISME POLITIQUE OU LA
de s'arranger de telle sorte que le peuple ne se ré-
« VERlTÀ EFFETTUALE»
volte pas et ne s'oppose pas à son pouvoir. Le Prince
est une œuvre didactique pour éclairer aussi bien le
La toile de fond de la doctrine machiavélienne est
peuple que les princes sur l'art de la politique.
la « vertià effettuale della casa », la vérité effec-
tive des choses. Machiavel s'interroge ainsi sur les
En réalité, l'Italie, la patrie, est en danger de mort.
rapports que le prince doit avoir avec ses sujets et
Affaiblie par les divisions politiques, les guerres et
rompt le pont avec la tradition. Il ne dit pas ce qui
les querelles intestines, convoitée par les voisins,
doit être, mais peint la réalité en refusant de se con-
elle fait l'objet d'incessantes invasions extérieures.
férer à la religion ou à la morale:
Ces soubresauts politiques éloignent très loin du
peuple le bonheur qui n'existe que de nom. Le bien
Et comme je sais que beaucoup ont écrit là-
est tout simplement idéal alors le mal devient le
dessus,je crains, en écrivant moi aussi, d'être
vécu quotidien de la population. Devant cette
tenu pour présomptueux parce que je
coexistence dichotomique du bien et du mal, il urge
m'écarte, surtout dans la discussion de cette
d'entrer au mal afin d'éviter le mal suprême. C'est
manière, du chemin suivi par les autres. Mais
ici que le principe socratique, selon lequel de deux
mon intention étant d'écrire chose utile à qui
maux, il faut choisir le moindre, a prévalu. Entre
l'entend, il m'a paru plus pertinent de me
le « Souverain Bien» qui n'existe nulle part, sinon
conformer à la vérité effective des choses
seulement dans l'esprit, et le « Mal Radical» qui a
qu'aux imaginations qu'on s'en fait. Et beau-
une existence réelle et qui est toujours déhiscent,
coup se sont imaginé des républiques et mo-
Machiavel a su à sa manière opter pour la juste
narchies qui n'ont jamais été vues ni con-
mesure, c'est-à-dire ce qui convient à la situation
Revue, du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
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La vérité effective des choses a amené le diplomate
florentin à vouer un culte à la chose sociale, donc à
la politique, c'est-à-dire le choix du « moindre
La «verità efJettuale »joue deux rôles : elle con-
mal ».
trarie les humanistes qui se méprenaient sur les faits
et les idéaux, et insiste sur l'utilité de l'action, c'est-
H. LES VOIES DE LA PHILOSOPHIE DU «
à-dire sur la pratique. L'action doit aller dans le sens
MOINDRE MAL»
de l'intérêt collectif. Cette action est blâmée si elle
tourne au bénéfice personnel. Le prince ne vise pas
Le bien est une valeur qui désigne toute chose ou
le bien, il pense à l'utilité de l'action. Machiavel
tout acte qu'on approuve ou qu'on désire voir se
substitue les valeurs de la pratique politique à cel-
réaliser. Quand cette propriété d'être désirable est
les de la morale ordinaire convenue. Ainsi la
conçue comme une forme séparée et universelle,
« verità efJettuale » sort-elle du cadre de la vérité
on parle du Bien. Quand le concept est déduit du
historique pour devenir la vérité d'un savoir por-
désir individuel, on parle du bien, soulignant par là
tant sur les moyens de l'action politique. Elle est
la variété possible du désir individuel. En plus de
donc un moyen privilégié de la participation à la
cette distinction fondamentale, on peut dégager de
vie sociale ou à la conscience collective. Elle « si-
la tradition philosophique trois approches différen-
tue l'œuvre du Secrétaire florentin au contact im-
tes du mot bien. Selon la première dite téléologi-
médiat des événements, animée de part en part par
que, le bien est toujours la fin de l'activité humaine.
le frémissement et par le pullulement de l'actua-
Selon la seconde, qualifiée d'utilitariste, le bien est
lité, toujours anadyomène, en relation avec un con-
ce qui est utile au plus grand nombre. Enfin, pour
texte littéraire assurément, mais plus encore avec
la troisième approche, dite déontologique, le bien
le contexte des faits historiques, immergée dans l' ac-
est dérivé du devoir moral.
tion »2.
Au bien est opposé le mal. Le mal est ce qu'il faut
La «verità efJettuale » invite donc à l'action. Ma-
fuir, ce qui ne convient pas à la nature: c'est un
chiavel se soucie comme d'une guigne de confron-
défaut. Le mal n'est donc pas une pure négation
ter les faits avec les principes. Pour lui, l'impératif
d'être, une simple limitation d'existence et de per-
absolu ne tient pas le coup dans les moments diffi-
fection, mais c'est une négation du bien, l'absence
ciles d'affolement, de passion, de déchaînement. Et
d'une perfection due à une privation. Il est un être
la méthode qu'il préconise ne laisse rien dans l'om-
réel et objectif qui limite indûment le bien. À ce
bre pour mettre de l'ordre dans les faits. Les événe-
titre, on peut dire que le mal est fondé sur le bien,
ments en constituent le point de départ. Il s'agit
non pas celui auquel il est opposé.
d'une politique de l'action, d'un réalisme politique.
Machiavel insiste sur la réalité de l'action, sur sa
La pensée de Machiavel semble s'inscrire dans ce
cadre. En effet, l'Italie est en proie à des convul-
vigueur, sur son adaptation aux conditions empiri-
sions politiques et sociales très dangereuses. Il faut
ques et aux variations des causes et des effets que
agir pour limiter de manière significative les dé-
nous enseigne l'expérience. Ainsi Machiavel fait-il
gâts, pour amoindrir les effets de la tempête qui s'an-
une théorie de l'action politique en elle-même qui
nonce imperturbable. C'est la raison du recul pris
s'isole des désirs et de l'allégeance aux valeurs:
par Machiavel vis-à-vis du bien considéré par la
métaphysique et la Bible comme le « Souverain
Abstraite et tronquée en un sens, en un autre sens
Bien ». Machiavel tourne ainsi le dos à une telle
l'action selon le Secrétaire florentin est extrême-
métaphysique et ne voit que le mal réel, éprouvé à
ment concrète: c'est l'action événementielle, sin-
gulière, datée, localisée. Le héros machiavélien con-
serve bien son «souci de gloire », mais sa gloire
1 Machiavel, Le Prince, trad. d'Yves Lévy, Paris, GF- Flammarion, XV,
consiste à se conduire jusqu'au bout comme il se
1992, p. 131.
, Bernard Guillemain, Machiavel. L'anthropologie politique, Genève, Droz,
conduit, quelle que soit la conduite. Machiavel ex-
1977, p. 243.
pose une sorte de behaviorisme historique mais il
J Bernard Guillemain, op. cit., p. 244.
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Revue du CAMES - Série 6, vol. 006 N° 1-2,2004

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
une époque où les guerres, les assassinats, les vols,
la guerre; car elle est le seul art qui convienne à qui
les viols, les incendies criminels étaient le lot quo-
commande. Et il a une telle vertu que non seule-
tidien des Italiens. Pour Machiavel, «le Souverain
ment il maintient ceux qui sont nés princes, mais
Bien» est une utopie, c'est-à-dire qui n'existe nulle
souvent fait monter à ce rang les hommes de con-
part, sinon seulement dans l'esprit. « Le Souverain
dition privée ».3
Bien» n'a pas de finalité et ne peut donner sens à
Les qualités d'un prince sont celles que lui connaît
nos actions alors que «le Mal Radical» est réel et
le peuple et qui peuvent lui valoir blâme ou louange.
béant. Comment faire pour se tenir loin du grand
Un prince doit paraître tel que le veut l'opinion, il
mal? Telle est la préoccupation du Secrétaire flo-
n'est pas nécessaire pour lui d'être, puisque la vertu
rentin. Il s'agit non pas de chercher absolument le
n'est pas un bien en soi, et son excès peut faire
bien, mais d'opter pour le «moindre mal », «Le
perdre le pouvoir. Certes, le prince doit fuir l' infa-
Mal Radical » est un désordre généralisé et toute
mie, le vice, mais il ne doit pas s'embarrasser d'user
action qui pourrait en limiter la portée et en mettre
de ces défauts lorsque l'occasion l'exige pour la
le peuple à l'abri s'appellerait «le moindre mal »,
conservation de l'État 1 • C'est dire qu'il y a des vi-
A cet égard, note Jean-François Malherbe: «Tous
ces intolérables et des vices tolérables, ou comme
les moyens sont donc bons pour instaurer cette dis-
le dit J.-F. Malherbe, il y a des violences utiles?. Si
tance. Cependant, il convient d'être créatif et d'in-
la vertu engendre la ruine et le chaos alors que le
venter les chemins d'un mal véritablement moin-
vice peut apporter sécurité, paix et sérénité, il vaut
dre, sinon on fait trop de concessions au Mal Radi-
mieux que le prince se penche sur ce dernier. L'idéal
cal. C'est le principe machiavélien de l'économie
serait que le prince n'a pas de défaut, mais la con-
du mal. »1 L'expérience du mal est quotidienne. Il
dition humaine étant ce qu'elle est, il a des défauts
faut en fair~, l'économie pour permettre au peuple
comme tout homme. ndoit savoir maintenir l'État.
de vaquer tranquillement à ses occupations sans
Cette fonction l'oblige à fermer les yeux sur certai-
craindre quoi que soit". Le mal devient en un cer-
nes vertus qui contredisent ses fins. Le prince' est
tain sens un bien parce qu'il tient le peuple à dis-
un homme politique et en tant que tel, il doit savoir
tance de l'avalanche de malheurs. Les voies pour
choisir ce qui va dans le sens de l'intérêt collectif.
parvenir à ce « moindre mal» sont la dialectique
Ainsi, à défaut d'être vertueux, il doit le paraître,
de l'apparence, l'art d'user du bien et du mal, la
« car un homme qui en toute occasion voudrait faire
ruse et la force ... Ainsi Machiavel transforme-t-il
profession d'homme de bien, il ne peut éviter d'être
les vices en vertus.
détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi
est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir,
2.1 La dialectique de l'apparence
d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en user
et n'user pas selon la nécessité. »3
Les premières qualités que doit avoir un prince sont
celles qui sont militaires; elles sont fondamentales
En gros, Machiavel veut dire que lorsque l'intérêt
pour la conquête et la conservation du pouvoir pour
du peuple est en jeu, le chef doit faire fi de la mo-
autant que le pouvoir soit toujours le résultat de
rale commune; il doit savoir que s'y plier, serait
l'usage efficace de la violence. Il est nécessaire, pour
courir au-devant des déconvenues alors que s'y dé-
qui commande, d'avoir cette vertu qu'est l'art mi-
rober, serait assurer la sécurité et le maintien de
litaire: «Un prince, donc, ne doit avoir autre objet
l'État. Le prince doit savoir faire le jeu, jouer dou-
ni autre pensée, ni prendre aucune chose pour son
ble jeu, piper les dés, brouiller les cartes, sauver les
art, hormis la guerre et les institutions et science de
apparences. Il lui faut être industrieux pour donner
le change à ses sujets, les « blouser» et exploiter
leurs sentiments sans pour autant .mériter leurs re-
1 Jean-François Malherbe, Il Économiser le mal ii, séminaire de doctorat, 2003, p. 30.
.
.
'« Pourquoi Machiavel se préoccupe-t-i1 du « moindre mal» plutôt que du « meilleur bien » ? Tout Simplement p~ce que chacun éprouve concrètement et
quotidiennement l'expérience du mal qui n'a donc pas besoin d'être défini philosophiquement pour être « compnsi du peuple tandis que I~ «.bien » fait
l'objet de multiples polémiques entre philosophes et théologiens qui s'arrogent le droit de le définir et prennent ainsj sur le' peuple un pouvoir Indu. Pour
Machiavel toute définition du Souverain bien, précisément parce qu'elle restaure des rapports de domination, raccourcit la distance à laquelle nous tentons de
nous tenir du mal. Pour le peuple, le bien, c'est tout simplement ce qu'il éprouve lorsqu'il peut vaquer en paix à ses activités quotidiennes, cul.tiver sa vign~.et
son oliveraie sans craindre les ravages des batailles, commercer en sécurité à l'abri des pirates et voleurs de grand chemin, (... ). Le mal et le bien, parce qu Ils
sont des expériences immédiates à la portée de tout un chacun, se passent des définitions cléricales. » (J.- F. Malherbe, ibid. p. 30).
J Machiavel, op. cil.,XIV,
p. 127.
Revue du CAMES - Série B, vol..006 N° 1-2,2004 .
143

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _~--- Sciences sociales et humaines
proches.
mieux se montrer ladre que libéral; secondement,
il vaut mieux se faire craindre que se faire aimer;
La religion telle qu'enseignée par les prêtres, prê-
troisièmement, le prince doit faire semblant de res-
che et recommande la tolérance, le pardon, la souf-
pecter la foi jurée sans qu'elle ne tienne vraiment.
france, le mépris des choses d'ici-bas. Or, l' expé-
Il faut être honnête, mais pas au point de perdre le
rience a montré que cette façon de mêler la religion
pouvoir. La fonction du prince est de maintenir la
à la politique aboutit à coup sûr au chaos. Pour avoir
couronne et la majesté de l'État. Sous ce rapport, il
le pouvoir et le garder longtemps, il faut absolu-
n'a pas besoin de réunir toutes les qualités:
ment user de la force. S'instaure le divorce entre la
religion la politique. Mais cela ne signifie pas que
A un prince, donc, il n'est pas nécessaire
Machiavel soit un athée. Tant s'en faut! Il dit même
d'avoir en fait toutes les susdites qualités,
que la religion est indispensable dans un État parce
mais il est bien nécessaire de paraître les
qu'elle en favorise le bon fonctionnement. Mais il
avoir. Et même, j'oserai dire ceci : que si on
faudrait que le prince soit athée pour bien utiliser
les a et qu'on les observe toujours, elles sont
les moyens que la religion mettra à sa disposition.
dommageables; et que si l'on paraît les avoir,
Quoi qu'il en soit l'État doit être laïc.
elles sont utiles; comme de paraître pitoya-
ble, fidèle, humain, droit, religieux, et de
Parmi les principes exposés par Machiavel, on peut
l'être; mais d'avoir l'esprit édifié de telle fa-
en noter de moraux lorsqu'il dit, par exemple, que
çon que, s'il faut ne point l'être, tu puisses et
le prince ne doit pas se faire haïr ni mépriser. Il doit
saches devenir le contraire.'
se garder de rapiner les biens de l'État, de ravir les
femmes de ses sujets. Il ne doit pas être ondoyant,
Par conséquent, le prince doit passer maître dans
léger, pusillanime et irrésolu, mais au contraire, il
l'art de la simulation, dans l'art d'user du bien et
doit se considérer comme grand, courageux, grave
du mal, si besoin en est.
et fort: « Le prince qui donne de lui-même une telle
2.2 L'art de bien user du bien et du mal
opinion a grande réputation, et contre qui a grande
réputation il est difficile de conspirer, difficile de
Machiavel, dans Le Prince, est à la recherche de la
partir en guerre, pour peu qu'on sache qu'il est ex-
vérité effective des choses. Il n'y est pas allé par
cellent et révéré. par les siens; car un prince doit
quatre chemins. Le mal c'est le mal: l'avarice, la
avoir deux craintes: l'une au-dedans par rapport à ..
cruauté, la perfidie ... , sont des vices, même s'ils
ses sujets, l'autre au-dehors par rapport aux puis-
sont des vices qui font régner. Le but de la politi-
sances étrangères. »4 Par-dessus le marché, le prince
que est d'enseigner à bien user du mal dans le souci
doit viser les résultats, s'entourer de conseillers et
d'amoindrir le grand mal qui vient. Le prince doit
de ministres, car il doit prendre conseil; ceci relève
délimiter toutes les cruautés qu'il trouve utiles de
d'une règle qui ne trompe jamais, et il sera appré-
faire et il faut qu'il les exécute en bloc pour ne pas
cié par sa capacité d'écouter les gens qui l'entou-
être obligé d'y revenir tous les jours, car les cruau-
rent. Mais il prend conseil lorsqu'il veut et non pas
tés sont d'autant plus courtes qu'elles sont moins
lorsque les autres le veulent. Un ministre est
ressenties. À ces cruautés doivent succéder les bien-
d'autant plus efficace qu'il pense à son prince et à
faits qui effaceront les offenses. En somme, le bon
l'intérêt supérieur de l'État. Il doit être épris du bien
Secrétaire florentin estime qu'il y a des cruautés
public et entièrement acquis à son maître. En con-
bien pratiquées 'et des cruautés mal pratiquées. Il y
trepartie, le prince doit combler ce travail du mi-
a, dit-il, du bon usage ou mauvais usage des cruau-
nistre d'honneurs, de dignités, de richesses et de
tés. On peut parler de bon usage (si du mal il est
considération afin que ce dernier ne souhaite pas le
licite de dire bien) pour celles qui se font d'un seul
changement.
coup, pour la nécessité de sa sûreté, et puis on ne
Cependant, pour Machiavel, il n'est pas question
1 La notion d'État utilisée dans le sens moderne vient de Machiavel: « Tous
pour le prince de respecter les conduites morales,
les États, toutes les puissances qui ont eu et ont autorité sur les hommes, ont
été et sont ou républiques ou monarchies ». (Machiavel, op. cil., J, p. 67).
mais les conduites utiles pour la sauvegarde du pou-
'Jean-François Malherbe, Violence el démocratie, Sherbrooke, CGC, 2003.
voir. À ce compte-là, Machiavel pose trois princi-
'Machiavel, op. cil., XV, p. 131.
pes qui n'ont aucun égard pour la morale: premiè-
• Machiavel, op.cil.,XJX, pp.145-l4.
'Machiavel, op.cil.,XVllI, p.142.
rement, il dit, parlant toujours duprince, qu'il vaut
144
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004

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s'y enfonce point, mais on les fait tourner au profit
souvent d'user des moyens extrêmes. Dans un tel
des sujets le plus qu'on peut. Il y a mauvais usage
monde, Machiavel estime que pour, lemaintien de
pour celles qui, encore qu'elles soient d'abord peu
J'État, le prince n'a pas besoin d'a~ir des quali-
nombreuses, vont avec le temps plutôt croissant que
tés.
Il doit savoir entrer dans le mal en agissant
s'apaisant. Ceux qui suivent le premier.modèle peu-
dans le seul intérêt supérieur de l'État contre la
1
! : . ' i
.
' t
• • • •
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vent avec Dieu et avec les hommes avoir à leur état
morale, contre la religion et même contre l'huma-
quelque remède, comme eut Agathocle; les autres,
nité, le cas échéant:
il est impossible qu'ils se maintiennent' .
Et il faut comprendre ceci:
c'est qu'un
Au fond, Machiavel ne prêche pas la cruauté, il
prince, et surtout un prince nouveau, ne peut
. •
. "


. f
.
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montre au prince quand, comment et pourquoi faire
observer toutes ces choses pour lesquelles
usage -et surtout bon usage- de la cruauté, .d'une
.. les hommes sonttenus pour bons, 'étant sou-
cruauté politique qui s'oppose à. cette cruauté fé-
~eni contraint.ipour maintenir l'État, d'agir
.
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1 • 1 ~;
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1 l I ' ,
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roce, sauvage et aveugle qui conduit les tyrans au
contre la foi, contre la charité, contre l'hu-
. , .
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, .. : : ~
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.
. J. .,' "
i
déclin. Ces tyrans oublient que les cruautés mal
rnanité, contrela religion. Aussi faut-il qu'il
pratiquées traînent, se renouvellent, se multiplient,
ait un 'esprit disposé à tourner selon que les
lassent le peuple qui vit dans la psychose, constam-
vents de la fori~ne et les variations des cb.~­
ment fouetté. Non seulement le prince ne peut
ses le lui commandent, .et comme j'ai dit plus
,
.
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~
I l .
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.
. . . , f 1 f" ..' l,' ,.J'
' J
compter sur ce peuple, mais il se trouve obligé de
haut, ne pas .(écarter du bien, s'il lepeut,
garder l'épée en main, ce qui, à n'en pas douter, se
mais savoir entrer dans le mal, s'tfie faut.'
"
' , ' . ,
. ' "
: 1 -
:
1. •
,
. ' . '
," ~. '.,
'"
": .
termine toujours mal. Pour ce qui est de la techni-
que de la réussite politique, Machiavel pense qu'une
Ainsi Machiavel enseigne-t-ille bon usage du mal.
faute est infiniment plus grave qu'un crime. Ou on
Le prince doit avoir plus d'un tour dans son sac,
est clément ou on est cruel. Si le prince« est obligé
avoir une double personnalité: il doit savoir jouer
"... ' . ; '. .'._:..' :
," l'
~..
1
;

d'offenser des gens puissants, capables de repré-
au caméléon.iau renard etau lion.
sailles, que l'offense au moins soit radicale. Ce que
2.3 La ruse et la force
Machiavel exprimera en termes brutaux dans l 'His-
toire de Florence (« quant aux hommes puissants,'
L'homme est.voué au mal. Il est double: il est demi-
ou il ne faut pas les toucher, ou quand on lestouche
raison etdemi-passion et on doit, le, prendre pour
il faut les tuer »).2 Pas de demi-mesure parce qu'
tel. Et.le prince doit aussi présenter .cette double
elle sera regrettable. En tout état de causse, l'em-
nature comme ses sujets. Pour sauvegarder l'État,
ploi de « remèdes héroïques» est indispensable dans
il doit être absolument centaure" unir les deux ma-
ces cas. Ainsi le jugement politique ne va-t-il pas à
nières de combattre, c'est-à-dire laruseet la force:
l'encontre dujugement moral. Il apprend au prince
à faire bon ou mauvais usage des vertus et des vi:'
« Vous devez.donc savoir qu'il ,ya
ces. Machiavel fait, sans contredit, l' éloge' des ver-
deux manières de combattre: l'une
tus et l'apologie des vices. Il s'agit seulement de
avec les lois, l'autre avec la force;
vaincre, de sauvegarder l'État et de l' accroître par
la première est propre à l'homme,
des conquêtes comme l'ont fait Agathocle et Ferdi-
la seconde est celle des bêtes; mais
nand d'Aragon". Machiavel propose qu'on suive
comme la première, très souvent, ne
les exemples de ces hommes. Et le prince qui ob-
suffit pas, il convient de recourir à
serve prudemment les règles proposées connaîtra
la seconde. Aussi est-il nécessaire
la gloire.
à un prince de savoir bien user de
Le monde est fait de méchants, d'ingrats, de gens
versatiles, simulateurs, 'dissimulateurs qui s'éloi-
1 Machiavel, op, cit., VIII, p. 102 (Agathocle, fils de potier entré dans l'ar-
mée de Syracuse. en devient le chef, connut les grands succès militaires.
gnent des périls, mais qui sont avides de gain. Dans
S'appuyant sur le parti populaire, il extermina le parti aristocratique prit le
un tel monde sans foi ni loi, où la compétition est
titre de roi en 306. Cf VIII, p. 99).
2 Jean-Jacques Chevallier, Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à
rude et impitoyable, la guerre toujours imminente,
nos jours. 8' éd.. Paris, Armand Colin, 1964, p. 2.
les alliances se font et se défont au gré des intérêts,
-'Ferdinand d'Aragon, le Catholique, était le roi d'Espagne qui a su user
d' « une pieuse cruauté» pour débarrasser « son royaume des marranes».
où la ruse sert aussi bien que la force, on comprend
Voir XXI, p.161.
que prédomine le parti le plus sûr, qui est le plus
, Machiavel. op. cil.. XVIIl, pp. 142-143.
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
145

la bête et de l'homme. (... ): et
l'une sans l'autre n'est pas dura-
ble »' .
À ce compte-là, le prince doit faire semblantd'ob-
server les lois. Cependant, la loi existe autant que
la force, et les deux doivent être unies dans les rela-
tions d'homme à homme. La force ne joue bien son
rôle que quand elle est jointe à la ruse. Autrement
dit, le prince doit unir la ruse et la force pour le
maintien du pouvoir. La ruse symbolise le renard et
la force est le signe du lion. Le prince doit avoir à
la fois les deux manières de lutter afin de circonve-
nir ses sujets et déjouer les traquenards de ses ad-
versaires. Le dédoublement est à cet égard absolu-
ment important puisqu'il lui permettra de recueillir
les avis des autres, de connaître leurs intentions et
ainsi devancer les possibles conjurations. Les hom-
mes sont flatteurs, changeants et le prince doit être
au courant de cette nature humaine, sinon il court
inévitablement à sa propre ruine:
Des hommes, en effet, on peut dire générale-
ment ceci: qu'ils sont ingrats, changeants,
simulateurs et dissimulateurs, ennemis des
2.4 La juste mesure machiavélienne
dangers, avides de gain; et tant que tu leur
fais du bien, ils sont tout à toi, t'offrent leur
La juste mesure est ce qui exclut l'excès et le dé-
sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants,
faut. Ni le plus ni le moins. Lajuste mesure c'est la
commej'ai dit plus haut, quand le besoin est
moyenne entre les deux, entendue non pas comme
lointain; mais quand il s'approche de toi, ils
le quotient d'une division mathématiquement par-
se dérobent. Et le prince qui s'est entièrement
lant, mais comme ce qui convient à la situation
reposé sur leurs paroles, se trouvant dénué
dans laquelle on se trouve: « La vertu est donc une
d'autres préparatifs, succombe.'
disposition acquise volontaire, consistant par rap-
port à nous, dans la mesure, définie par la raison
Tout compte fait, pour diriger, il faut lier la loi et la
conformément à la conduite d'un homme réfléchi.
force, car le pouvoir est mystification et le prince
Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités
trouvera toujours des raisons pour légitimer ses ac-
fâcheuses, l'une par excès, l'autre par défaut »1 .
tions contre nature. En d'autres termes, le prince ne
manquera pas de trouver des excuses légitimes pour
Sans doute Machiavel a-t-il été influencé par Aris-
colorer ses parjures. La fin justifiera les moyens.
tote lorsqu'il dit que le prince doit éviter d'être haï
La politique est ainsi fondée sur la duperie, la four-
et méprisé. Ces expressions se retrouvent dans le
berie et la violence. La mauvaise foi est une bonne
Politique d'Aristote. Il reste toujours redevable à
arme, une aptitude nécessaire au prince. Elle est
Aristote lorsque, parlant de la conspiration, il ar-
indispensable pour celui qui veut s'élever du bas
rive à la conclusion 'que le meilleur remède pour
degré au plus haut degré. Plus elle se dérobe au re-
obvier à ces éventualités, c'est la satisfaction des
gard moins elle tombe sous le coup du blâme. Non
besoins du peuple. Il faut alors de la modération
seulement Machiavel admet que le prince use de la
cruauté ou faire des promesses démagogiques, non
tenues, mais aussi il trace la voie pour arriver au
1 Machiavel, op. cil., XVIII, p.141.
, Machiavel, op. cit.. XVII, p.138.
pouvoir. Certes, cela n'exclut pas que le prince ait
3 Claude Lefort, Le travail de l'œuvre Machiavel, Paris, Gallimard. 1972
p.414.
.
.
.
,
des qualités; il en a sans doute, mais il ne doit pas
, Pierre Aubenque, Anthropologie de la prudence, Paris, PUF, 1963, p. 114.
146
Revue du CAMES - Série D,vol. 006 N° 1-2,2004

comme vertu cardinale. La modération conduit au
juste milieu qui est la toile de fond de tous les bons
régimes. Le'prince qui présente cette image est craint
et respecté de ses sujets. Son action doit être appro-
priée par rapport à la force qui la conduit. L'action
politique recommande la modération.
La violence qui a cours dans les cités et qui résulte
de l'esprit naturel de conquête des hommes, rend
inévitable t'emploi de la force à l'intérieur des prin-
cipautés, même lorsque celles-ci ont désigné leur
prince de façon pacifique. La violence devient une
nécessité. Mais le but de Machiavel n'est pas d'en
L'homme n'est pas dans le secret de la providence.
légitimer l'emploi généralisé. Tant s'en faut! Le mal
Il doit s'armer contre. La Jortuna est considérée
dont le prince a le monopole, a une fonction d' exor-
comme ce qui surplombe l'homme et comme une
cisme des maux collectifs. Il s'agit de concentrer la
hydre qui l'emporte impuissant. Personne, quelle
violence dans l'espace et dans le temps pour en li-
que soit sa virtù, n'est abri de cette force aveugle
miter la diffusion. En ce sens, on peut dire que
qu'est ux fortuna : « Représentant tantôt la provi-
Machiavel a « dépéjorativé »2 le mal. Il transforme
dence divine, tantôt le hasard, la notion de Fortune
le mal en un certain bien. Entre le « Souverain
est comme un monstre conceptuel incarnant l'idée
Bien» qui fait l'objet des discussions byzantines
d'un hasard intentionnel, de sa personnalisation et
ou théologico-philosophiques et dont les effets sont
sa substantification en un nom propre. Fortuna est
imaginaires et le « Mal Radical », aux affres des-
un être qui soumet 1'homme à ses caprices, décide
quels sont quotidiennement exposées les popula-
de son ascension ou de sa chute, et l'homme est
tions, Machiavel a choisi le « moindre mal ». Son
entraîné dans sa roue. »1
souci en prenant cette voie est d'économiser le mal:
1.'
LaJortuna est ce qui limite l'homme à tout point de
L'éthique de Machiavel est une éthi-
vue, lui arrache sa liberté d'action, le rive à l'inac-
que du moindre mal ou plus exacte-
tion, le lie à sa finitude, bouleverse le sens de sa
ment
une
éthique
de
la
vie. Elle apparaît comme le contraire de la virtù et
« dépéjoration » des situations vé-
est ce qui échappe à la volonté de l'homme ou à
cues. Cette éthique consiste à respec-
son libre arbitre. Le fortuna serait alors ce qui ne
ter les préceptes de la morale du Sou-
dépend pas de nous. Il y a bel et bien rémanence
verain Bien tant qu'il n'y a pas de
des thèses stoïciennes. La fortuna dresse des em-
raison de craindre que les actes qui
bûches parce qu'elle est à géométrie variable alors
en découlent, au lieu de nous tenir à
que l'homme a tendance à se reprendre dans toutes
distance du Mal Radical, nous y pré-
les circonstances. Elle se caractérise par l'indéter-
cipitent. Dans ces cas, il est néces-
mination et l' incertitude. Pourtant, elle n'est au fond
saire de transgresser les prescriptions
rien malgré son apparent pouvoir. L'homme doit et
de la morale du Souverain Bien car
peut la vaincre et lui résister. Elle peut être domp-
, elles sont trompeuses et, à propre-
tée par la connaissance, l'exceptionnelle énergie de
ment parler, diaboliques plutôt que
l'action qu'est la virtù : « Malgré sa puissance ap-
symboliques. L'éthique de Machiavel
parente sefortuna n'est donc rien en soi :'elle qua-
ne peut se comprendre que sur l'ar-
lifie l'incertaine relation, l'instabilité des rapports
rière-fond d'un principe d'économie
entre l'idiosyncrasie d'un homme et les circonstan-
du mal.'
ces. ( .. .) Elle peut donc être attaquée par la con-
Toute chose étant par ailleurs égale- le bien
. suprême irréalisable et le mal absolu toujours
\\ Aristote, éthique de nicomaque, trad. de Jean Voilquin, Paris, OF- Flam-
déhiscent-, il apparaît nécessaire de prendre
marion, 1965, livre Il, Chap, VI, pp. 61-62.
'Nous avons tiré ce verbe du néologisme « dépéjoration », inventé par J.-F.
le « moindre mal» pour le juste milieu. Ma-
Malherbe dans le cadre de son séminaire de doctorat déjà cité.
chiavel pense ainsi amoindrir le grand mal.
J J.-f. Malherbe. op. cil.. p. 25.
Revue du CAMES
Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
147

naissance-car ce qui est connu et déterminé défie
le hasard, ou.encore par une action vigoureuse, car
une grande.vrrrè-la fascine. »2
.~ '.
!; ; r , ~ .~!
Commelle" dit .métaphoriquement Machiavel lui-
même,lafortuna est comme un fleuve libre qui,
.
i
.
lorsqu'irrité.déverse sa courroux dans la plaine avec
Elle ne saurait être une science, parce
une force.impétueuse, une fougue inouïe. Pour évi-
que ce qui est de l'ordre de l'action '
ter qu'il ne .répande sa crue dans la plaine, il faut
est susceptible de changement, non
lui imposer stoïquement des digues pour maîtriser
plus qu'un art, parce qu'action et créa- '
et canaliser son action dévastatrice. Lafortuna est
tion sont différentes de nature. Il reste'
comme une femme qui cède à ceux qui usent de la
donc que la prudence est une disposi-
violence et qui la culbutent rudement. Devant la
tion, accompagnée de raison juste,
,
,.rI'
i
"
'
, .
,
fortuna, l'Homme doit se montrer impétueux, auda-
tournée vers l' actiori el' concernant ce '
cieux, autoriÙir~;jeune, fougueux plutôt que d'être
qui est bien et mal pour 1'homme:' Car
,,'
sage, mûr, circonspect et respectueux :
le but de la création se distingue de
l'objet créé, mais il ne saurait èn être' . '
Etje la compare à un de ces fleuves
ainsi du but de l'action. Le fait debien ,,', .
, impétueux qui, lorsqu'ils se courrou-
agir, en effet, est le but même de l' ac-": .
cent: 'l'riondenf 'lès plaines, renver-
tion' ,
sentles arbres etles édifices, arrachent
de la terre ici, la déposent ailleurs;
Périclès serait ainsi le type même de la prudence
,chacun 'fuit devant eux, tout le monde
parce que dans le domaine politique, il a'su' allier la
cède il leur fureur, sans pouvoir nulle
raison et la singularité, le bon naturel et.l'expérierice
part y faire obstacle. Et bien qu'ils
acquise, l'habileté et la droiture, là lucidité 'et l'hé-
soient ainsi faits, il n'en reste pas
roïsme, l'inspiration et le travail. L'homme prudent
moins que les hommes, quand les
est celui qui unit la délibération utile, la perspica-
temps sont calmes, y peuvent pourvoir
cité dans le choix des moyens au choix moral, l'ac-
et par digues et par levées, de sorte
tion utile et bonne. En effet, le choix (Iaproairèsis)
que, venant ensuite à croître, ou bien
désigne une disposition intérieure, une sorte d'en-
ils s'en iraient par un canal, ou leur
gagement éthique qui est susceptible de jugement
fureur n'aurait pas si grande licence,
ou d'imputation morale. Aristote insiste sur le fait
ni ne serait si dommageable. Il en est
qu'on ne choisit pas la fin mais les moyens. La
de même de la fortune, qui manifeste
proairèsis est alors le choix du meilleur possible,
.
'sa Jptii~sance où il n'y a pas de force
au sens d'humainement possible ou du moindre mal.
organisée pour 1ui résister, et qui
tourne là ses assauts, où elle sait qu'on
Machiavel s'est inspiré de cette idée aristotélicienne
n'a pas fait de levées et de digues pour
de la prudence pour ensuite l'infléchir d'une ma-
la contenir' .
nière considérable. La connaissance est à ses yeux
la première arme avec laquelle on peut tenir vigou-
Devant le pouvoir de ravage et de destruction de
reusement tête à ux fortuna. Le prince qui connaît
la fortuna, devant son courroux et sa « puissance
est dit sage ou prudent. Pour Machiavel, la pru-
de démesure »4, il faut, pour celui qui veut l'af-
dence n'est pas incluse dans les vertus dianoétiques;
fronter, une attitude défensive, de la prudence et de
elle est une vertu pratique et signifie habileté tech-
la sagesse.
nique dont le prince doit user afin de parer au coup
de boutoir de lafortuna. C'est la prudence qui per-
2.6 La prudence et la sagesse
met l'usage de la vertu. Ainsi se présente-t-elle
comme le tact, le doigté, le talent qui peut se nour-
Aristote était le premier à parler des vertus (vertus
rir de lectures et de science, mais qui se rattache
morales distinctes des vertus intellectuelles) dont
.d'abord à la capacité d'adaptation aux fluctuations
la prudence occupait le premier rang. Il définissait'
dangereuses du monde et de la fortuna. 11 faut y
la prudence comme l'habileté de l'homme vertueux.
insérer l'astllzia du prince civil qui n'est pas four-
148
Revue du CAMES - Série 8, vol. 0"6 N° 1-2.200'"

- - - - -
Sciences sociales et humaines
berie, mais art d'arriver adroitement à son but sans
ment au lion n'y entendent rien. Un
enfreindre la loi, en devinant les désirs de ses su-
souverain prudent, par conséquent, ne
jets et aussi les perizie que doit posséder le prince
peut ni ne doit observer sa foi quand
en matière militaire, ce jugement rapide de la va-
une telle observance tournerait contre
leur tactique d'un site, qui s'acquiert par la prati-
lui et que sont éteintes les raisons qui
que."
le firent promettre. Et si les hommes
'étaient tous bons, ce précepte ne se-
Que retenir donc des deux positions? Comme nous
rait pas bon; mais comme ils sont mé-
venons de le voir, aussi bien pour Aristote que pour
chants et ne te l'observeraient pas à
Machiavel, la prudence est une sorte de reprise éthi-
toi, toi non plus tu n'as pas à l'obser-
que de l'habileté. Elle est la droite raison qui pro-
ver avec eux ... De cela l'on pourrait
cède du fiat. Elle est en rapport avec l'action et
donner une infinité d'exemples moder-
« peut être, en quelque sorte, la science organisa-
I1l'S. ct montrer combien de paix, com-
trice. »'
Mais si pour le premier, la prudence est
hien de promesses ont été rendues ca-
une vertu qui concerne tout homme aussi bien privé
duques et vaines par l'infidélité des
que public, pour le second, en revanche, elle con-
princes: et celui qui a su mieux user
vient plus aux hommes politiques. Et illa concen-
du renard est arrivé à meilleure fin. »4
tre dans le domaine politique. On peut même, se-
lon lui, user de la prudence au mépris de toutes con-
Notons que la prudence chez Machiavel n'a aucun
ventions morales. Advienne que pourra. Ce qui
sens si elle n'est pas accompagnée de virtù, cette
compte, c'est la raison d'État". Ainsi Le Prince est
puissance inouïe d'action.
en partie une recette de vertus et de vices proposés
à tous ceux 'qui caressent l'ambition de devenir
2.7 La virtù
prince ou qui le sont déjà. Rappelons, par exemple,
qu'au chapitre VII, Machiavel parle du virtuoso
Aucun homme, quelque prudent qu'il soit, ne peut
César Borgia qui a su, par la prudence et la sagesse,
maîtriser les fluctuations de sefonuna.
bâtir la Romagne. Il a usé d'une cruauté bénie qui
C'est dire qu'il faut ajouter à la prudence l'audace,
lui a permis d'étouffer dans l'œuf tous les coups ct
la virtù. La virtù et la prudence vont de
désordres, gros de dangers, de meurtres et de rapi-
pair. L'une sans l'autre ne donne rien. La virtù est
nes, que trop de pitié ou de clémence eût laissé écla-
donc une extrême puissance d'action qui
ter. Machiavel ne jure que par César en qui il trouve
doit être suivie de qualités exceptionnelles:
le modèle de virtuosité politique et qui « n'a com-
mis aucune faute; il n'a « rien négligé de tout ce
Qualité par excellence du prince nou-
qu'un homme prudent et habile », d'un grand cou-
veau, la virtù est présentée par Ma-
rage et d'une grande ambition, suprêmement doué
chiavel comme une aptitude à utili-
de virtu, « devait faire pour s'enraciner profondé-
ser le cours imprévisible de l'histoire
ment dans les États que les armes d'autrui et la
en résistant aux aléas de la fortuna.
fortune lui avaient donnés »3. Au chapitre XV, il
Mise en relation avec le désordre qui
dit qu'un prince prudent sait user du mal comme
préside aux choses humaines, l'habi-
du bien. Au chapitre XVIIl, il recommande au prince
leté supérieure de l'homme politique
d'imiter le renard et le lion:
ne renvoie plus ... à un ordre éthique
ontologiquement fondé. La vertu éthi-
Il faut donc être renard pour connaî-
que ne désigne plus dès lors la capa-
tre les rets et lion pour effrayer les
cité de respecter des règles stables,
loups. Ceux qui s'en tiennent simple-
mais l'aptitude à réporidre à la multi-
plicité et à l'imprévisibilité des cir-
constances; .
1 Gérald Sfez, Machiavel. la politique du moindre mal, Paris, PUF. 1999, p.
24.
Pour Machiavel, les héros doivent tout à eux-mê-
l Bernard Guillemain. op. cit., p. 353.
mes. La fortuna ne leur offre que l'occasion. La
J Machiavel, op. cil. , XXV, pp.173-174.
, L'expression est de Gérald Sfez, op. cil. . p. 28.
virtù transforme les obstacles en moyens d'action,
5 Aristote, op. cil. , livre VI, Chap. V, p. 175.
• Bernard Guillemain, op. cit., pp. 355-356.
ressuscite ce qui était mort, « métabolise » les ins-
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
149

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
tincts animaux en civilité, établit la civilisation à
La virtù est un grand talent, une grande habileté.
partir du néant. La virtù est une sagesse de l'action
Elle est pensée dans le but de la paix et de la con-
politique effective, qui est toujours en oeuvre. Chez
corde sociale. Un bon dirigeant, selon Machiavel,
Machiavel, rien ne vaut s'il n'est pas efficace; et
doit être un virtuose, c'est-à-dire celui qui est à
une intention équivaut à un pur néant tant qu'elle
même de donner un style à ses actions:
n'est pas effective et que l'action qu'elle entreprend
n'a pas abouti. Le virtuoso n'essaie pas, il accom-
C'est que la virtù, c'est d'abord un
plit, réussit là où à les autres échouent. La fortuna
style d'action, ce que la Renaissance
est la matière brute à laquelle la virtù donne forme.
appelle modo dei procedere, c'est-à-
Le bien commun, réalisé dans l'État, est donc la
dire une manière d'agir. Elle ne s'ap-
seule valeur et la seule réalité, mais il n'est pas subs-
prend pas, ne s'enseigne pas, ne
tantiel, il n'est même pas matériel, il est potentiel,
s'imite pas. Ce n'est pas le résultat
produit par la virtù, principe herméneutique qui
transitif d'une méthode récapitulative
constitue toute réalité.
et transférable. Et bien qu'elle exige
connaissances, santé, exercices, calcul
Ainsi toute la réalité machiavélienne semble-t-elle
et une discipline de fer, la virtù com-
donc relever du phénoménal, donc de l'herméneu-
porte une composante magique qui fait
tique. La virtù donne forme et existence à la ma-
la vérité de l'action, c'est-à-dire son
tière historique. La vérité des situations historiques
succès".
n'est dès lors pas à chercher dans une transcendance
morale ou objective, mais bien dans l'analyse et l'in-
En guise d'exemple, on peut dire que Cy-
terprétation concrète des facteurs que ces situations
rus, Moïse, Romulus et Thésée? ne sont ef-
dissimulent
fectivenjent virtuoso qu'au moment où l'oc-
casion s'est présentée pour leur virtù de se
C'est cette relation entre laforfuna et la virtù, faite
manifester. Leur force d'âme se serait éteinte
d'interprétation, que la phénoménologie permet de
si l'occasion ne s'était jamais présentée, et
penser plus authentiquement que la métaphysique.
en même temps, elle se serait passée inaper-
L'interprétation est le mode humain de la saisie de
çue si cette force d'âme n'avait pas été vigi-
la réalité. Elle ne signifie pas simplement l'arbi-
lante. Il fallait donc que ïefortuna ait mené
traire, puisqu'elle est normée par la nécessité prag-
les choses là où elles sont pour que J'action
matique du bien commun; de même la vérité peut
des virtuoso devienne possible. Mais s'ils
être comme « effettuale », c'est-à-dire principe de
n'avaient pas été virtuoso, rien de cette si-
la réalité visible et non plus résultat de l'adéqua-
tuation n'aurait pu naître. Machiavel disait,
tion des discours aux réalités préexistantes.
dans le Discours sur la première décade de
Tite-Live, que laforluna « choisit» des hom-
Le
moment
de
cette
pensée
politique
mes virtuoso pour mener à bien des desseins:
machiavélienne est ascendant des faits jusqu'aux
ceux-ci ne peuvent se manifester comme
principes, et non descendant d'une cause transcen-
virtuoso que lorsque la fortuna leur donne
. dante à ses effets naturels. Machiavel ne construit
l'occasion.
pas un système de principes, duquel il tirerait des
1 Aristote. op. cil.. livre VI, chap.
VII,. p. 178.
conclusions pour la conduite de la politique. Au
2 L'expression la raison d'Etat est apparue au XVIe siècle sous la plume de
Machiavel. mais
en réalité
la chose n'est pas nouvelle;
Platon
est
le
contraire, il examine les « temps », poursuit les ef-
premier avoir utilisé un terme similaire: « Le mensonge est utile aux hom-
fets. les faits, et cherche à remonter à leurs causes,
mes, comme une espèce de phannakon dont l'emploi doit être réservé aux
médecins ct interdit aux profanes. C'est donc aux gouvernants de l'Etat
qu'il identifie toujours comme interprétation des
qu'il appartient de tromper les ennemis et les citoyens dans l'intérêt de l'Etat
temps par un homme virtuoso, La philosophie po-
et personne d'autre n'y doit toucher »{Platon, La République, III '789 b.).
) Jean-Jacques Chevallier, op. cit., p. 20.
litique machiavélienne se bâtit à même la réalité et
; Machiavel, op. cit., XVlll, p. 141-142.
n'existe jamais sous forme de spéculation a priori.
5 Luc Foisneau, Archives de Philosophie 60, 1997.
p.372.
(0 Danièle Létotcha, « Fortune et infortune de la virtù », in M.- F. Wagner et
P.- L. Vaillancourt, De la grâce el des vertus, Paris, L'harmattan, 1998, p.
Tout bien considéré, la virtù, pour Machiavel, est
67.
; Ce sont des personnages qui ont, d'une manière ou d'une autre. marqué
une énergie, un pouvoir extrême, universel, infati-
l'histoire par leurs actions virtuose : Cyrus fut fondateur de l'empire perse:
gable qui fait fond sur la prudence qui devine tou-
Moïse. chef des Hébreux qui les fit sortir d'Égypte; Romulus, fondateur de
Rome; Thésée. fondateur d'Athènes.
tes les occasions, toutes les nécessités occurrentes.
150
Revue du CAMES - Série B. vol. 006 N° 1-2,2004

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _--'-
Sciences sociales et humaines
2.8 L'occasion.
liberté.
L'idée d'occasion est particulièrement complexe
L'occasion est la preuve non-métaphysique de
chez Machiavel qui la présente comme une gamine
l'existence de la liberté humaine. La liberté se joue
naïve qui s'amuse avec les rouages de ïe fortuna.
dans l'interprétation du devenir et dans l'exercice
Si l'on veut sortir du langage métaphorique qu'y
de la virtù à la fois comme prudence et comme dé-
emploie Machiavel, on pourrait dire que l'occasion
termination de la volonté à l'effectivité. Nous som- .
n'est en réalité rien .. Elle est absolument incons-
mes donc en face de cette belle idée, que pour être
ciente d'elle-même et des desseins des hommes.
libre, il faut d'abord le savoir, il faut avoir le senti-
Elle est juste un instant, où le plan de lafàrtuna
ment de sa liberté. Nous arrivons à la tautologie
coupe celui des désirs humains: suvkairos qu'il faut
apparente que pour être libre, il faut être libre, pour
savoir appréhender.
être virtuoso, il faut être virtuoso.
.Dès lors, on pourrait se demander si la virtù des
Cela étant, la sagesse enseignée par Machiavel est-
grands bâtisseurs de la cité n'est entièrement pas
elle aujourd'hui périmée? Autrement dit, l'éthique
tributaire de lafortuna. La virtù, comme libre arbi-
politique machiavélienne suscite-t-elle toujours
tre, ne serait-elle pas qu'une partie de lafortuna ?
l'engouement? La ruse et la force, la dialectique
Que serait alors notre liberté? Machiavel répond à
de l'apparence demeurent-elles encore des métho-
cette question en disant que nous nous faisons d'il-
des de gouvernement? La fin continue-t-elle àjus-
lusion en ce qui concerne lafortuna et le libre arbi-
tifier les moyens?
tre. Cette réponse est à la fois vraie et fausse. C'est
III. LA PORTÉE ET LA POSTÉRITÉ DE
pourquoi il écrit au chapitre XXV du Prince que la
L'ŒUVRE DE MACHIAVEL
fortuna est maîtresse d'à peu près la moitié de nos
actions. Cela ne veut pas dire qu'elle gère une ac-
«Machiavel était incapable d'imaginer un seul ins-
tion sur deux, mathématiquement parlant, mais qu'il
tant la rumeur que devait soulever à travers les siè-
est vrai que certaines choses ne relèvent pas de no-
cles son petit volume ... ; on a beaucoup lu Le
tre volonté, mais du hasard; qu'il est faux, en tout
Prince, peut-être trop.»' Disons plutôt d'abord que
cas, que ce soit la fortune qui en soit la cause. La
l' œuvre de Machiavel a été et reste un tournant dans
seule cause est notre habileté ou notre maladresse à
la pensée politique pour autant qu'elle constitue une
nous conduire dans le monde. Notre finitude nous
analyse rationnelle du pouvoir. Des philosophes
empêche de maîtriser la totalité des événements.
comme Spinoza, Rousseau, Hegel, .. voyaient dans
Néanmoins, elle nous fournit le pouvoir infiniment
cette œuvre un moyen d'éduquer le peuple face aux
grand, à l'occasion, de faire de ces événements ce
pratiques douteuses de leurs gouvernants. D'autres,
que nous voulons qu'ils soient. Donc, d'une part,
et parmi lesquels les plus illustres, prennent Ma-
première moitié, à cause de notre finitude, nous ne
chiavel comme le fondateur de la science politique
pouvons pas maîtriser le devenir; mais d'autre part,
moderne dans la mesure où cette science s'est éloi-
une fois ce devenir advenu, nous pouvons en faire
gnée de la morale et de la religion. Ils en ont fait
ce que nous voulons. L'avenir nous appartient donc
leur bréviaire.
bien pour moitié: non pas que nous saurions lepré-
dire, ni faire arriver ce que nous souhaitons qu'il
Ensuite, il s'agit, chez Machiavel, de respecter une
arrive; mais bien en tant que nous y sommes prépa-
éthique d'État. En effet, ce qui compte c'est la rai-
rés, nous pourrons nous en saisir pour le changer à
son d'État, sa pérennité, sa prospérité: « Finies les
notre guise ..
spéculations métaphysiques aventureuses. Il s'agit
maintenant d'observer et de comparer des événe-
Ce que Machiavel montre en utilisant l'occasion
ments sociaux, d'ausculter les États, 'd'en déceler
de cette façon originale, c'est que dès le moment
les maladies ou la santé, et de dégager avec pru-
où l'homme a compris qu'il était lui-même au prin-
dence les lois de leur transformation. »2
Il n'est
cipe de l'interprétation du monde -même si sa fini-
plus questio~ de l'apologie de l'enrichissement per-
tude lui en interdit une maîtrise objective- il a tou-
sonnel. Machiavel a ainsi apporté son contingent
jours l'occasion d'exercer sa virtù. À condition de
au développement de l'éthique politique.
s'y
être
préparé,
c'est-à-dire
d'avoir,
irréductiblement, la conscience de l'infinité de sa
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004 .
151

_ _ _ _ _ _ _ _ _,--
Sciences sociales et humaines
on pourrait dire qu'il y a deux éthiques en matière,
En fait, c'est la modification de la nature de l'éthi-
politique: une éthique de la conviction faite de pro-
que qui est au centre de la controverse de Machia-
messes électoralistes, avec des discours aux envo-
vel. En effet, la vision machiavélienne du pouvoir
lées démagogiques, et une autre éthique de la res-
fondée sur l'intérêt de l'État semble surannée.
ponsabilité appliquée en période de gouvernance.
Aujourd'hui, l'éthique rime avec la démocratie,
Cela signifie que dans le cours normal des grandes
avec la transparence, avec la responsabilité.
démocraties, il arrive certainement aux politiciens
Aujourd'hui, l'acte de gouvernance s'effectue au
de verser dans la ruse, dans le mensonge. De Gaule
nom du bien commun, du bonheur des citoyens et
remis en pouvoir par les partisans de l'Algérie fran-
non exclusivement au nom de la grandeur de l'État.
çaise, recourut à la tromperie pour diriger, décevant
Sur le plan philosophique, c'est la vérité qui prend
ainsi ceux qui avaient fait foi à ce qu'il disait.
le dessus sur la puissance de l'État. Sur le planjuri-
dique, c'est le triomphe de la légalité au détriment
On pourrait continuer en disant que dans c'est la
de la légitimité.
méthode de la conservation du pouvoir que l'éthi-
que machiavélienne brille de tout son éclat. Nous
Néanmoins, aujourd'hui l'exigence démocratique
pouvons, en guise d'exemple, rappeler qu'en France
rend la pratique bien douteuse. Face à ce change-
Mitterrand fut ministre dès 1946, qu'il fut battu à
ment d'éthique, les politiques devraient également
l'élection présidentielle en 1965, 1974 et qu'il se
adapter leurs actes à l'exigence d'une éthique dé-
maintint en 1988. Il s'agit de rappeler que Giscard
mocratique. Cependant, il semble que les moyens
d'Estaing fut ministre en 1963 qu'il fut président
d'accéder puis de se maintenir au pouvoir, puisent
en 1974. De même Jacques Chirac fut ministre dès
dans les mêmes fondements qu'au XVIe siècle. Et
1967, battu à l'élection présidentielle de 1981 et
Machiavel n'est pas si loin. Entre Machiavel et les
1988 avant d'être enfin élu en 1995.
hommes politiques d'aujourd'hui, il n'y a pas loin.
Des exemples de ruse, de mensonge, des promes-
Nous allons tenter de démontrer que plus de cinq
ses non tenues, des accords signés mais non res-
cents ans plus tard, Machiavel sert toujours d'éclai-
pectés sont légion. On fait feu de tout bois pour
reur de pointe face au comportement du pouvoir
acquérir le pouvoir afin de s'y maintenir, s'y enfer-
politique. Certes, de nos jours, la méthode d'acqui-
mer.
sition du pouvoir ne s'effectue plus par invasions,
par échanges de territoires ou par successions mo-
CONCLUSION
narchiques. C'est par J'élection au suffrage univer-
sel direct que les responsables politiques accèdent
Qu'on le veuille ou non, qu'on le condamne ou
aux fonctions. Mais ce qui fait qu'on se ressent des
qu'on s'en félicite, quelque chose a changé avec la
leçons de Machiavel, c'est le problème du déca-
parution de l' œuvre de Machiavel dans la façon
lage qui existe entre, d'une part, les promesses lan-
d'appréhender la politique. Machiavel a donc du-
cées au cours des réunions publiques enflammées
rablement marqué l'histoire. Son pouvoir sur les
et, d'autre part, la dure réalité de l'exercice du pou-
générations postérieures est assez fabuleux: « Mais,
voir. C'est ici que gouverner, c'est tromper sur la
qu'on approuve, écrit Émile Namer, Machiavel ou
marchandise, c'est faire croire prend tout son sens.
qu'on le condamne, qu'on voie en lui le produit
Tenez, il y a quelques mois, nous avons assisté à
d'une époque révolue ou le créateur d'une doc-
un spectacle des étudiants de l'Université de Sher-
trine encore utilisable dans ce qu'elle a d'essentiel,
brooke au Canada en manifestation de rue, scan-
il est incontestable qu'il exerce sur ceux qui le li-
dant des slogans du genre: «Monsieur Jean Charest,
sent avec attention une fascination
intellectuelle
nous ne voulons pas être dégelés ». Et la marche a
irrésistible; sa présence est hallucinante. »3
pris la direction des bureaux du Premier ministre.
De fait, il semblerait que ce dernier, lors de sa cam-
Génie du « moindre mal» et visionnaire, Machia-
pagne électorale, avait promis de ne pas toucher aux
vel est le fondateur de la science politique, conçue
frais d'inscription des étudiants. Mais une ·fois
comme une observation. réaliste des rapports de
l'élection gagnée, la promesse faite semble avoir
pouvoir et des phénomènes d'opinion publique.
été jetée au rebut et il revient sur ce qu'il avait dit
Machiavel a ainsi opéré une véritable révolution
naguère. Machiavel n'est pas loin. Et à cet égard,
copernicienne en science politique. L'intérêt dans
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Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004

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l'action politique n'est plus d'accomplir un idéal
Le Prince a tourmenté l'humanité pendant quatre
utopiste ou religieux, mais de comprendre les jeux
siècles. Et il continuera à la tourmenter, sinon
politiques des hommes: conflits d'intérêts, ambi-
comme on l'a dit « éternellement ».5
tion personnelle, relation avec les grands et le peu-
Bibliographie
ple. La morale et l'accomplissement de l'excel-
1. Aristote, éthique de nicomaque, Traduction de Jean
lence humaine prônés chez les Anciens n'ont plus
Voilquin, Paris. GF- Flammarion, 1965.
2. Jean-
lieu dans le domaine politique et vont souvent à
Jacques, Chevallier. Les grandes œuvres politiques. De
l'encontre de la raison d'État. Tous les moyens sont
Machiavel à nos jours, 8e édition, Paris, Armand Colin,
désormais bons pour sauvegarder l'État et instau-
1964.
rer la paix dans les cités. Et le prince ne doit pas y
3. Gérard, Colonna d 'Ystria & Roland, Frapet. L'art
lésiner. C'est le « moindre mal» par rapport au
. politique chez Machiavel, Paris, Vrin, 1974.
« Mal Radical» puisque le « Souverain Bien» étant
4. Jean-François. Duvernoy. Pour connaître la pensée
une pure vue de l'esprit. Le « moindre mal» n'est
de Machiavvel, Paris, Bordas, 1974.
pas la violence sauvage, féroce, mais il apparaît
5. Bernard, Guillemain.
Machiavel. L'anthropologie
politique, Gevène, Droz, 1977.
comme le juste milieu, c'est-à-dire ce qui convient
6. Claude, Lefort. Le travail de l 'œuvre de Machiavel,
à la situation actuelle de l'Italie. Ce juste milieu
Paris, Gallimard, 1972.
doit être allié à la prudence, c'est-à-dire à l'habi-
7. Nicolas, Machiavel. L'art de la guerre, Traduction
leté technique. Ainsi pour Machiavel, le prince doit
dé Toussaint Guiraudet, Paris, GF-Flammarion, 1991.
être un virtuoso, un homme rusé, courageux, sa-
8. Nicolas, Machiavel. Le Prince et autres textes, Pa-
vant et sage. Et pour atteindre le « moindre mal »,
ris, Gallimard, 1980.
il doit paraître, user de la fourberie, être à la fois
9. Nicolas, Machiavel. Le Prince, Traduction d'Yves
renard et lion, avoir cette exceptionnelle énergie, la
Lévy, GF- Flammarion, 1998.
virtù pour brider ou tenir en laisse la déroutante et
10. Jean-François, Malherbe. « Économiser le mal »,
imprédictible fortuna. De cette façon, l 'éthique
Cours inédit du séminaire de doctorat, 2003.
machiavélienne est une éthique de la violence et de
11. Pierre, Mesnard. L'essor de la philosophie politi-
que au XVIe siècle, 3e édition, Paris, Vrin, 1969.
la ruse. L'immoralité est dissimulée sous le mas-
12. George, Mounin. Machiavel, Paris, Seuil, 1958.
que de vertu parce la moralité n'est qu'une illusion
13. Émile. Namer. Machiavel, Paris, PUF, 1961.
destinée à tromper les naïfs. Ce qui importe c'est
14. Gérard, Namer. Machiavel ou les origines de la
la réalité effective des choses.
sociologie de la connaissance, Paris, PUF, 1979.
15. JG.A., Pocock. Le moment machiavélien. La pen-
Cette analyse de l'éthique politique du « moindre
sée politique florentine et la tradition républicaine at-
mal» peut paraître aujourd'hui moins pratique dans
lantique: Traduction de Luc Dorot, Paris, PUF, 1997.
la mesure où elle se limite à un cadre courant à son
16. Michel. Senellard. Machiavélisme et raison d'État
époque. Pourtant, la thèse de Machiavel sur l'ac-
XIIe-XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1989.
quisition du pouvoir, le maintien de l'État et le rôle
17. Senellard, Les arts de gouverner. Du regimen au
du prince reste perceptible de nos jours. Ainsi une
concept de gouvernement, Parsi. Seuil, 1994.
18. Skinner (Quentin), Machiavel, Traduction de Mi-
observation objective et réaliste du monde
chel Plon, Paris, Seuil, 1989.
d'aujourd'hui et de la vie politique de nos sociétés
amène-t-elle à conclure que les principes énoncés
par Machiavel sont encore d'actualité. L'éthique
politique machiavélienne est passée au-dessus du
temps et du pays qui l'ont vu naître. Elle reste une
solution au problème de rapport d'homme à homme,
du gouvernement des hommes." Jean-Jacques Che-
vallier le dit plus admirablement lorsqu'il écrit que:
« la force corrosive de la pensée et de style de
Machiavel a dépassé d'infiniment loin l'objet du
1Jean-Jacques Chevallier, op. cit., pp. 33-34.
moment. Pour avoir mis en relief si crûment le pro-
, Émile Namer. Machiavel, Paris, PUF, 1961, p.18.
blème des rapports de la politique et de la morale;
3 Émile Namer, op. cil.,-p: 227.
4 Pierre, Mesnard, L'essor
de la philosophie politique au XVIe siècle, 3'
pour avoir conclu à « une scission profonde, une
éd., Paris, Vrin, 1977.
irrémédiable séparation» (J.Maritain) entre elles,
5 Jean-Jacques Chevallier; op. cil. p.37.
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