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Sciences sociales et humaines
Heidegger et son explicitation de l'oubli
de l'être dans la métaphysique de Platon

Jean-Pierre FAYE
ENS-Dakar
Résumé
Abstract
La philosophie comme déviation et comme
hilosophy is the deviation from and the perversio
perversion de la pensée initiale grecque
f early greek thought (Phusis): this is the accusatio
phùsis) : telle est l'accusation portée par
evelled by Heidegger against Platon,
but ais
Heidegger contre Platon, mais aussi contre
gain st any metaphysical tradition, includin
toute la tradition métaphysique jusqu'à
ietzsche who epitomizes-according to Heidegger
Nietzsche en qui Heidegger voit l'achève-
he fulfillment of modem day platonism.
ment du platonisme en Temps modernes.
de Heidegger, c'est J'être lui-même - le Bien su-
INTRODUCTION
prême Il y a, désormais reprise ici bien qu'à poste-
riori par Platon, cette correspondance entre être et
Rappelons-nous, tout d'abord, l'allégorie de la ca-
pensée qu'évoque Parménide dans le De natura :
verne de Platon (République, VII) : Socrate, en bon
Lefait de penser et/a pensée que nous avons de la
pédagogue qu'il est, y explique à Glaucon la tâche
chose sont identiques, car tu ne trouveras pas le
dévolue à ce singulier prisonnier, celui qui a pu sor-
fait de penser en dehors de l'existant sur lequel on
tir, pour un temps du moins, de la caverne et qui,
se prononce: car il n y a et il n y aura jamais à
une fois qu'il a contemplé les idées, et, par-dessus
exister que l'existant (Fragm 8,34). Autrement dit,
tout, l'idée du Bien,' s'en est ouvert, à son retour, à
le fait de penser constitue une représentation exacte
ses compagnons. Il aura mission de leur enseigner
de la réalité de l'être; et, du point de vue des Grecs
à distinguer la vérité de l'illusion (cette sorte d'af-
d'avant Platon, la dualité de l'être et de la pensée,
firmation irréfléchie, par conséquent non justifiée
de l'existence et de i' essence n'existait pas (puis-
par aucun jugement et qui, ici, porte sur les ombres
que la pensée révèle J'existence des choses), en-
de la caverne). Mais il devra aussi leur apprendre la
core moins l'opposition entre le sujet et l'objet.
vérité du seul et unique point de vue de son essence.
Car, pour Platon, la vérité est ce qui, au départ oc-
culté, voilé, dissimulé ou en retrait (selon les tra-
ductions), s'offre finalement au travail de dévoile-
ment (a/èthéia) auquel s'attelle notre prisonnier lors
de son ascension hors de la caverne. Le dévoilé ( to
alèthestaton i se trouve dès lors reconnu, identifié,
c'est ï'éidos dans sa mise en opposition avec les
réalités de la caverne. On n'en fait plus mystère. Et
ce prisonnier platonicien, une fois arrivé au terme
1 Cause de toul ce qu 'il y a de droit el de beau Of Ioule chose.' r .. f qui est
de son ascension, se sentira délivré, bien qu'avec
souveraine el dispense /a vérité el
/ 'intelligence, el qu 'ilfaut la voir pour
peine au début, de ses illusions. La vérité de l'être,
se conduire avec sagesse dans /a vie privée el dans /a vie publique
(517c), trad. R. Baccou, Flammarion, 1966.
dans la métaphore du soleil et selon l'interprétation
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
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Sciences sociales et humaines
I. DE LA SIGNIFICATION DE LA VERITE,
de sa définition de la vérité comme adéquation
EN PARTICULIER LA VERITE DE L'ETRE
(omoïosis). Le non-voilement (Unverborgenheit
dans le langage heideggerien) qui est l'essence de
Dans son interprétation de l'allégorie de la caverne,
la vérité (de l'être) serait, par ce fait même, aban-
Heidegger remarque, chez Platon, un changement
donné par Platon, puisqu'il est achevé. Car, la dé-
de perspective inattendu, qui va de son projet ini-
termination de l'être, une fois que s'achève le dé-
tiaI de ï'alèthèia (au sens de non-voilement rapporté
voilement, se nomme désormais la réalité
à quelque chose de voilé), à sa conception finale
(Wirklichkeit, selon le mot de Heidegger). Or, cette
dogmatique de la vérité arrachée à son occultation.
réalité sera à son tour déterminée elle-même, et,
Car, une telle vérité, au départ inépuisable en tant
ce, esthétiquement comme objet de l'agir marqué
que dévoilement sans fin, - l'être ne pouvant être ni
du sceau de l'efficacité. Ainsi la vérité appartien-
déduit de concepts supérieurs, ni présentable à par-
dra-t-elle à l'opacité du réel, dès l'instant où elle
tir de concepts inférieurs - se trouve désormais, à la
est dévoilée et rendue à la transparence du jour.
fin de l'ascension du prisonnier, à la portée du re-
Donc, qu'elle finisse par se transformer plus tard
gard ; elle est certaine puisque visible (c'est l' éidos) ,
en s'éclatant en des figures concrètes -selon l'inter-
et elle s'offre comme l'ultime réalité ou l'essence
prétation de Heidegger-, c'est-à-dire historiques
de toutes choses. Ualèihéia se mue en une idée,
parce que tributaires de l' homo habilis ne doit pas
laquelle idée devient à son tour le fondement de sa
nous étonner: ce sont les idoles (éidolon), de sim-
possibilité. Dans son Nietzsche, tome l, au Chapi-
ples constructions arrachées au suprasensible, des
tre intitulé La métaphysique en tant qu'histoire
idées au sens des étants en tant que réalités effecti-
de I'Etre, Heidegger note à propos de Platon: [... ]
ves. L'être au sens de l' essentia en vient alors à se
cette mutation de la vérité passant de lajustesse de
reconnaître dans le réel, il devient vérité-réalité,
l'énoncé conceptuel à la certitude du représenté,
Dasein,
car,
selon
Heidegger,
est elfe aussi prédéterminée par l'essence de l'être
Réalité=Dasein=Existence4 • La dialectique de Pla-
en tant que réalité 1. Et, un an plus tard (1947),
ton conduit ainsi à l'objectivation de l' alèthèia,
dans La doctrine de Platon sur la vérité, l'on
puisque, par la pensée et le langage, l'homme finit
trouve, entre autres précisions supplémentaires,
par imposer sa souveraineté sur ce qui est (le sensi-
celle-ci: Ainsi le non-voile est-if compris par avance
ble), et, en même temps, sur le simplement possi-
et d'une manière unique comme ce que nous perce-
ble (idéa).
La conquête de l'Absolu, désormais
vons en percevant l 'éidos, comme ce qui est connu
théoriquement accessible, devient la marque de la
dans le connaître', Qu'est-ce à dire? Qu'aux yeux
civilisation occidentale dans le commentaire de
de Heidegger, après Ycdèthéia, c'est-à-dire le dé-
Heidegger.
voilement de la vérité conduisant ainsi à l'arrivee
de sa présence effective, il. s'en.est suivi, dans la
Ce faisant, et toujours selon le commentaire de
doctrine de Platon, une déformation de celle-ci dans'
Heidegger, la métaphysique se fait oublieuse de la
le monde des apparences. ta mutation de l'essence
question conductrice initiale, à savoir celle-ci:
de la vérité rattache celle-ci à une réalité aux con-
Qu'est-ce que l'être (ti tô on) ? Oubliant l'être, on
tours objectivement définis et déterminés". Elle
en vient à parler de l'étant, sans que l'on ait au préa-
donne le signal des transformations et des transpo-
lable procédé à la conversion des termes adéquats,
sitions de l'être de l'étant.Celui-ci.est appelé dere-
puisque c'est par eux seuls que se pourrait fonder
chefà accomplir son essenceàtitre de réalité, puis-
un savoir, quel qu'il puisse être:
qu'il est désormais visible. 'ê'est ài~si que sera ap-
pelée vraie toute chose s'accordant avec sa repré-
sentation. Ainsi Heidegger reproche-t-il à Platon
d'avoir confondu ï'éidos (ce quiest perçu dans la
représentation) avec l' alèthéia, la chose dévoilée
(c'est-à-dire arrachée de son retrait) avec l'activité
du non-voilement, autrement dit, l'étant (to on) avec
1 Heidegger, Nietzsche, Gallimard, trad, p, Klossowski,
1971, pp, 340-341.
l'être (ousia) auquel l'étant en viendra à se confon-
2 Heidegger, Questions 1 et Il, Gallimard, 1968,p. 452,
dre pour, en définitive, se reconnaître en lui. Platon
3 Le dévoilé (to alèthestaton) aura alors atteint ce qu'il y a de plus dévoilé,
par rapport par ex, aux choses artificiellement éclairées de la caverne.
fonde sa doctrine de l'être en tant qu'idéa à partir
4 Heidegger. Nietzsche, T 11, p. 322,
18
Revue du CAMES - Série D, vol. 006 N° 1-2,2004

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
l'être de l'étant réside dans la réalité': En visant
De l'étant, nous disons qu'il est ce qui est, mais
l'être, l'on rencontre l'étant, parce que l'être a fini
que nous ne pouvons appréhender autrement que
par s'identifier avec l'étant, parce qu'on en a fait
comme réalité, sur l'unique mode de l'apparaître.
une réalité adéquate, quelque chose se manifestant
Mais, qu'on se le donne pour dit, l'étant n'a point
dans J'ordredu sensible. L'étant, ï'existentia latine
un sens intrinsèque. Celui qu'il est susceptible de
pour ce qui est du Dasein. renvoie, dans le com-
recouvrer s'inscrit en profondeur dans un projet,
mentaire heideggerien, à la figure historique de
lequel projet désigne la totalité des étants, dans leur
l'être, de cet être désormais limité, circonscrit dans
essentia, c'est-à-dire dans ce en tant que quoi quel-
ses contours intramondains, quoique, malgré les
que chose [... ] peut être, ce qui le rend possible en
concepts par lesquels l'on fait l'effort d'en appré-
tant qu 'un tel: la possibilité". Heidegger distin-
hender l'essence, il continue de s'apparenter à lui-
gue,
selon
une
certaine
procédure
de
même, car il se tient en retrait de toute définition.
conceptualisation, par exemple l'arbre en tant
qu'essentia, l'arbre en tant qu'arbre, c'est-à-dire
Une telle interprétation nous fait penser à cette dé-
dans son arboréité qui ne saurait être comprise autre-
finition discriminatoire de la métaphysique, à sa-
ment que comme ousia, que comme génos (genre
voir [... ] l'interrogation qui dépasse l'existant sur
et origine) de l'arbre en tant qu'existentia, autre-
lequel elle questionne afin de le recouvrer comme
ment dit de l'être revêtu de ses attributs singuliers
tel et dans son ensemble pour en actuer le concept',
que la nature a bien voulu lui donner en tant que sa
Parce que cette actuation du concept, c'est-à-dire
distinction propre et unique, disons de l'arbre en
la transformation captive de l'être, a eu lieu dans le
tant que réalité sensible. Alors, qu'en est-il du pro-
mécanisme du langage, la métaphysique est deve-
jet, si tant est qu'il caractérise le Dasein ? Le projet
nue, depuis Platon et Aristote, oublieuse de l'être".
concernant l'étant dépasse la simple existence de
Par conséquent, nous ne devons pas nous laisser
l'étant. il s'origine dans l'être. A ce propos, le ques-
abuser par le changement de terminologie qu'un
tionnement heideggerien se développe et se donne
philosophe aura pu faire par rapport à ceux qui l'ont
à comprendre dans le territoire métaphysique déli-
précédé. Heidegger l'a bien montré, toujours à pro-
mité par deux pôles, celui de l'être et celui de l'étant
pos de Platon et d'Aristote: Aristote a fait descen-
ou de l'existant. C'est de l'être que l'existant reçoit
dre de leur lieu supraterrestre les idées flottant li-
toute signification, puisque toute signification se
brement pour les transplanter dans les choses réel-
détermine à partir de la vérité au sens d'une valeur
les. De la sorte, Aristote a repensé les idées pour
à laquelle, dès lors, toute chose devra se mesurer.
les convertir en des formes et ces formes, il les a
Car, à partir de Platon, il n'y a de vérité que dans la
conçues en tant qu'énergie etforces qui logent dans
seule et unique fidélité à ce principe. Comme es-
l'étant",
sence de l'être, la vérité devient, chez Platon une
affaire d'exactitude (orthotès) du regard, et dans le
Il nous reste à déterminer le rapport établi par Hei-
langage' 2. C'est ainsi que le Dasein se reconnaît en
degger entre l'être et l'étant. Il s'agira manifeste-
tant que figure historique dans laquelle se dévoile
ment de nous situer dans l'intervalle que le philo-
indéfiniment, mais en cela aussi, récursivement
sophe a pu tracer et fixer à cette occasion pour sa
(puisque selon Heidegger la métaphysique arrive à
propre interprétation du destin de la métaphysique.
son terme en temps modernes), la vérité de l'être,
Cependant, une telle interprétation reste elle-même
en sorte que, dans la perspective du commentaire
tributaire de l'angle sous lequel Heidegger se donne,
heideggerien, l'existant devienne l'unique révéla-
et ce, librement, la tâche de s'expliquer avec Nietzs-
tion possible de l'être : l'être [dit Heidegger] ne se
che. La particularité qu'il trouve au niezschéisme
présentejamais sans l'existant. Ainsi, le rapport de
en tant que position (thèsis) philosophique à l'inté-
l'être à l'existant est par cela même continu: l'être
rieur de la métaphysique dépend de ce que lui-même
fonde l'existant, mais c'est l'existant qui révèle
il entend par ce terme de métaphysique: dans Le
l'être. Dire l'existant suppose donc la transparence
mot de Nietzsche: Dieu est mort, il est écrit
de l'être -Heidegger dit: son non-voilement. C'est
ceci :Le terme de métaphysique sera partout pensé
aussi avoir comme souci son actuation au monde.
[... ] comme la vérité de l'étant comme tel et dans
1 Ibid., p. 321.
sa totalité/o. Qu'est- ce que l'étant, et par rapport à
2 Heidegger, Le mot de Nietzsehe : Dieu est mort, in Les chemins qui Ile
quoi ce qui est est-il nommé étant?
mènent nulle part, trad. W. Brookmeier. Gallimard, 1962.
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
19

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Sciences sociales et humaines
Ainsi le destin de l'homme se tisse t-il dans son
que remplies d'énergie et de forces créatrices en
questionnement métaphysiq ue, car l' homme est cet
puissance. Une telle transplantation signifie donc
existant questionnant, et, qui, en questionnant, cher-
ceci: la vérité émigre de son lieu suprasensible (le
che un sens à sa propre existence: pourquoi somme
monde intelligible) pour s'incorporer à l'existence,
toute y a-t-il de l'existant plutôt que rien! 3. Mais,
elle passe de l'idée à la forme, de l'être (essence)
malheureusement, l'activité métaphysique, celle qui
au devenir (energeia), de l'acte de pensée (l'idée) à
fait de l'homme un animal métaphysique!·, a été
la pensée en acte (actualitas). Voilà pourquoi Aris-
comprise selon une interprétation historiale de la
tote pense l 'ousia comme potentialité, comme quan-
vérité de l'existant à partir de l'être, Une telle
tité d'énergie formulable et réalisable ici et mainte-
historialité ne s'origine pas dans le travail de dé-
nant.
voilement, mais plutôt dans un cheminement à l'in-
verse, qui est celui des conduites normées par la
Arrêtons-nous, une fois de plus, à Platon: dans son
suprême valeur, autrement dit par le Bien tAgâthon
analyse de l'allégorie de la caverne, Heidegger in-
)15 chez Platon, et, qui, chez Aristote, en viendra à
siste tout particulièrement sur la signification pla-
désigner l'energeia, même si ce n'est qu'en bout
tonicienne du concept de vérité. En tant qu'elle ap-
de piste, Pour Heidegger, il ne faut pas comprendre
partient au suprasensible, mais parce qu'elle est re-
par, ici, deux manières de penser, celle de Platon et
présentée dans le monde sensible, la vérité relève,
celle d'Aristote, et qui seraient radicalement oppo-
pour cela aussi, de l'existant (ou de l'étant). Celui-
sées, mais plutôt deux versions d'une même con-
ci est tout de même marqué du sceau de la finitude,
ception de l'être initial des Grecs, puisque chaque
en ce sens qu'il ne se rapporte jamais à la représen-
penseur a sa position philosophique à l'intérieur de
tation totale de la vérité, à son dévoilement maxi-
la métaphysique: Qu'une philosophie soit comme
mal, puisque la vérité est déformée dans le monde
elle est, il nous faut le reconnaître sans plus. Mais
des ombres. En fait, la métaphysique de Platon dé-
il ne nous revient nullement d'en privilégier une
nie toute vérité au monde (celui du sensible) : le
sur une autre, comme au contraire il nous est loisi-
monde doit être le lieu de l'absence de la vérité.
ble de le faire quand il ne s'agit que de différentes
C'est pourquoi chez Heidegger, comme avant lui
Weltanschauungen"
Quant à cet être initial des
chez Nietzsche à propos du nihilisme, le concept
Grecs, Heidegger nous dit qu'il se comprend au sens
de l'Absence sera compris comme une autre ma-
de phùsis : pour les Grecs (pour Platon et Aristote)
nière de nommer le Néant, particulièrement dans
être signifie ousia. présence de ce qui est consis-
son étape onto-théologique elle-même d'essence
tant dans le non-occulté .. ousia est une interpréta-
chrétienne. Chez ces deux penseurs, le Néant dési-:
tion modifiée de ce qui initialement signifie phùsis".
gne Dieu: quand Nietzsche parle de la volonté de
c'est-à-dire l'être comme force et comme devenir
Néant (Généalogie de la morale, troisième disser-
sensible auquel Platon substitue l'être comme eidos.
tation, §28), il entend par-là la volonté qui affirme
Pour Heidegger, c'est dans l'alternance de ï'idéa et
Dieu-eelui du monothéisme-afin de combler le
de l'energeia que se construit la structure fonda-
non-sens de l'existence. Heidegger de son côté com-
mentale de toute la métaphysique, de toute vérité
prend le terme de néant au sens de Summum ens,
de l'étant en tant que tel 18. La différence entre
d, d D'
,
. t
!Y
0
autrement rt e
leu comme ens tncrea um , ans
Platon et Aristote n'est que de procédure, puisque
son analyse, Heidegger montre que l'interrogation
Platon tient l'idée pour l'étant véritable, et l'appa-
métaphysique est fondée sur une erreur, puisqu'en
rence (èidolon) pour l'étant particulier, lequel est,
ayant privilégié l'être en tant qu'eidos comme
en définitive, un non-étant (mé ôn), là où, au con-
source fondatrice de tout sens au détriment de
traire, Aristote arrache les idées platoniciennes de
l'étant, l'auteur de La république (Livre VII) aurait,
leur lieu suprasensible pour les transplanter dans
du coup, exclu le jeu des interférences possibles
les choses réelles, celles revêtues de formes parce
entre le suprasensible et le sensible: le dévoilement
de la vérité s'v étant fait d'une manière unilatérale.
, Dans Eire et temps. chap. 1, Heidegger écrit: La .question de l'ëtre est
De plus, et une fois que la vérité comme non-voile-
tombée dans l'oubli. noire époque. certes, mel à son compte comme un
ment, comme alèthéia s'estompe en venant s'épui-
progrès de tenir à nouveau en faveur de la métaphysique (trad. Fr. Vezin,
Gallimard. 1986, p. 25)
ser dans l'essence de l'eidos, alors, l'établissement
, Heidegger, Nietzsche. Tl!. p. 328.
d'une correspondance d'un tel eidos avec ses for-
H' op. cil. p. i 73.
" Heidegger, Nietzsche, l'II, p. 322 ..
mes historiques visibles, c'est-à-dire avec le monde
Il Heidegger, Questions / ct Il p. 459.
20
Revue du CAMES
Série B, vol. 006 N° 1-2,2004

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des étants ne fait que traduire, en ce lieu même (la
II. OUBLI DE VETRE OU, REFUS DE
terre), une interprétation faussée au départ. Car, si
L'ETRE?
le monde des idées est celui des réalités visibles,
alors, la science de la Dialectique, telle qu'elle est
Pour les besoins de son explicitation de l'accom-
établie dans les Dialogues de Platon, sera tout en-
plissement de la métaphysique platonicienne, Hei-
tière axée sur l'effort de déterminer la vérité comme
degger propulse Nietzsche au-devant de la scène
adaequatio rei et intelfectus. Commence alors, cela
philosophique; il s'empare de sa pensée et en fait
va de soi, la correspondance entre l'être et l'étant,
le prototype même d'un tel accomplissement. Pour-
du fait que l'être tend vers sa propre concrétion qui
tant, Nietzsche est un penseur qui, dans le mani-
est originairement une caractéristique de l'étant. Or,
feste de sa pensée, se considère comme un anti-pla-
ne sachant pas ce qu'est l'être -Heidegger dit qu'il
tonicien, donc comme un anti-idéaliste et un anti-
est indéfinissable'<. tout en cherchant vaille que
métaphysicien? 2. Malgré tout, de l'avis de Heideg-
vaille à en restituer l'éclat, l'on finit par le confon-
ger, il ne suffit pas de se déclarer «anti ... » pour être
dre avec la représentation que l'on a pu en avoir et
hors de tout anti. Au chapitre Nihilisme européen
en donner. Un tel égarement de la part de Platon est
(GA, 48, p.85) du tome II de son Nietzsche, Hei-
ce que Heidegger appelle l'oubli de l 'être' I-sur le-
degger parle ainsi de l'opposition déclarée de
quel nous reviendrons quelques lignes plus loin-.
Nietzsche contre la métaphysique: Le fait que
Avec l'intermède de la foi chrétienne (l'onto-théo-
Nietzsche se caractérise lui-même comme anti-mé-
logie, notamment au Moyen Age) du fait de son
taphysicien veut seulement dire qu'il a besoin de la
dogme sotériologique, l'être sera représenté par
métaphysique, et à la vérité sous une figure déter-
Dieu comme esprit infiniment parfait et impossible
minée: pour être contre elfe, c'est-à-dire pour être
à faire correspondre avec un quelconque étant par-
lui-même son apparent adversaire en tant que ce-
ticulier. Cela, Heidegger l'interprète dans le sens
lui qui la retourne. (A l'instant même où il n y a
du ralentissement de la perversion métaphysique
plus ni alcool ni même de possibilité d'alcool, l'anti-
de l'être. L'argument, selon lui, est que le Dieu
alcoolique, c'est-à-dire celui qui tire ses raisons
judéo-chrétien, qui est un Dieu créateur, y remplace
d'être de cet« anti », et qui vit pour être anti, celui-
l'idée aristotélicienne de l'être, rompant ainsi avec
là perd sa substance. Il lui faut, pour continuer de
une conception de l'unité de l'être et de la multipli-
vivre, se trouver de nouveaux ennemis2 3. En clair,
cité des étants qui deviennent, à leur tour, de sim-
selon Heidegger, la pensée de Nietzsche n'est qu'un
ples créatures sous la dépendance de Dieu (l'Etre
retournement (Umkehrung) pur et simple de la mé-
premier). Celui-ci existe à part soi; et il s'affirme
taphysique, un simple contre-courant? "du plato-
dans sa différence irréductible avec ses créatures.
nisme. Heidegger tire argument des propres décla-
rations de Nietzsche, puisque celui-ci considère ini-
tialement sa philosophie comme un platonisme in-
versé
Le retournement du platonisme, donc de la méta-
physique par Nietzsche a un sens précis qu'il im-
porte de cerner dès le départ. Car, ce n'est qu'à par-
tir d'une compréhension de l'oubli de l'être que
nous pourrons nous interroger sur cette interpréta-
13 Heidegger, Qu'est-ce que la mélaphysique?Gallimard.1951.trad. H.
tion heideggerienne de Nietzsche, et sur la place
Courbin, p. 44.
qui est faite à Nietzsche dans la métaphysique oc-
" Schopenhauer, Le monde comme volonté el comme représentation. PUF,
trad. A. Burdeau, 1966 p. 851.
cidentale. Ce traitement que Heidegger réserve à
15 Questions 1 et Il p. 453 à 456.
Nietzsche, et par lequel il l'arrache à sa singularité
16 Heidegger, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, in Kierke-
gaard vivant, Gallimard, 1951, trad. J. Beaufret et Fr. Fédier, p. 176.
propre pour faire de sa pensée une simple conti-
17 Nietzsche, TIL p. 173.
nuation et un achèvement de la métaphysique est-il
18 op.cit. p,329.
" Heidegger, Qu'est ce que la métaphysique ? Gallimard. trad. H. Corbin,
justifié pour autant? Au lieu donc de s'inscrire dans
1951, p. 40, Voir également dans son Nietzsche. Til p.334.
'u
l'oubli de l'être, la pensée de Nietzsche ne s'inscri-
Heidegger, Eire el Temps trad, Fr. Vrin, Gallimard. 1986. p. 27.
'1 Heidegger. Lettre sur l 'Humanisme, trad. R. Munier, Montaigne. 1964. p.
rait-elle pas plutôt dans un refus de l'être, c'est-à-
101.
dire, en dehors de la tradition métaphysique?
Revue du CAMES - Série B, vol. 006 N° 1-2,2004
21

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
Que signifie l'oubli de l'être? Tout d'abord et pour
Tout de même, dans la mesure où Heidegger a été
faire court, disons qu'une telle locution n'est qu'une
amené à suivre la progression de la pensée de
définition nominale de la métaphysique. La méta-
Nietzsche, il en arrive à reconnaître (Nietzsche, tome
physique en tant qu'ensemble des modalités suc-
II, p.142) que ce même platonisme inversé de sa
cessives reconnues à la tradition philosophique de-
jeunesse est, dans une large mesure, différent de la
puis Platon est donc caractérisée par un oubli de
position finalement conquise dans Le crépuscule
l'être. L'oubli, ce n'est pas, ici, le résultat d'une
des idoles. Heidegger fait référence à Comment le
occurrence psychologique, comme le fait d'oublier
monde-vérité devint enfin une fable, un petit cha-
un objet quelque part, ni quelque chose dont on avait
pitre de six aphorismes où Nietzsche, 1°) retrace,
pensé auparavant, etc. L'oubli (de l'être) n'est pas
dans les quatre premiers chapitres, l'histoire du pla-
le fait de l'homme lui-même, ce n'est pas l'homme
tonisme qui va de Platon à l'idéalisme post-kan-
qui oublie l'être, mais l'être qui s'oublie et qui se
tien; 2°) décrète la mort du platonisme (aph 5), puis
fait oublier. Par quoi donc? Par la métaphysique -
la dissolution de toute vérité et de tout monde, y
et aussi dans la métaphysique-. Lorsque nous di-
compris le monde sensible (aph 6). Ainsi, la partie
sons de l'être qu'il s'oublie, cela signifie, dans le
de sa pensée dite inversion du platonisme est expli-
contexte grec, qu'il est voilé ou qu'il est dissimulé,
citement exprimée dans la déclaration de l'apho-
et que par ce voilement il se met lui-même en re-
risme n°S.lnverser, c'est procéder de telle sorte que
trait du regard et se protège de toute appropriation
l'en haut devienne l'en bas et l'en bas le suprême-
définitive. La métaphysique est une perversion de
ment étant. De la sorte, le monde- vérité perd toute
l'être parce qu'elle est ce regard et cette appropria-
consistance et toute réalité: il devient une fable.
tion illusoire de l'être. Les Grecs déterminaient
Nietzsche dit: une idée qui ne sert plus de rien, qui
l'être en sa vérité, alèthéia, terme formé d'un pré-
n'oblige plus il rien - une idée devenue inutile et
fixe privatif « a » et d'une racine dont le sens est
superflue, par conséquent une idée réfutée. D'où la
oubli, voilement, dissimulation -Dionysos lui-même
sentence: Supprimons-la!
n'est-il pas le dieu grec de la dissimulation?
Alèthéia désigne l'effort de dé-couvrement de la
Par une telle inversion, le monde sensible, une fois
vérité, elle est non-oubli, non-voilement, non-dis-
débarrassé de toute antinomie, devient le seul monde
simulation. Il est évident que l'effort de dévoiler la
vrai. Il correspond à celui du positivisme de son
vérité suppose d'abord le sentiment, la conviction
époque qui ne reconnaît que le monde physique
de son existence, de sa réalité et de sa proximité.
comme seule et unique réalité. Une telle doctrine a
Les Grecs étaient des réalistes parce que pour eux
pu durablement marquer Nietzsche -jusqu'à Hu-
l'être n'est pas derrière le sensible, il s'y donne à
main, trop humain. C'est dans le petit chapitre pré-
voir lors du non-voilement.
cédant celui-ci et dont le titre est: La raison dans
la philosophie, que nous lisons cette profession de
Dans son interprétation, Heidegger pense la méta-
foi chtonienne de Nietzsche. Car, dans Comment
physique, c'est-à-dire l'oubli de l'être, comme
le monde-vérité devint enfin une fable, Nietzs-
l'oubli d'un non-oubli initial grec. Car la vérité y
che ne dit nullement que le monde sensible doive
revêt d'autres significations: elle est tour à tour
remplacer le monde suprasensible et se tenir ainsi
adéquation (de la pensée et du réel), certitude
pour le seul monde vrai. Ce que Nietzsche dit (aph.
(comme chez Descartes), accord (omoïosis) du su-
5) a trait plutôt, et, ce, de façon stricte, à la fin
jet avec lui-même. Nous voyons par conséquent que
proclamée de l'idée de monde vrai. Et ce n'est pas
ce qui, ici, est opérant et sera dominant, c'est le
par inconvenance que Nietzsche nous convie à sa
mode pensé du rapport subjectifau monde. De l'être
suppression, mais parce que la fin du platonisme
originaire comme phùsis ou comme par-ousia, la
de la pensée signifie, en notre temps, que le con-
philosophie, à partir de Platon, devient une pensée
cept métaphysique de monde-vérité est dessaisi dé-
de l'être en tant que sujet-subjectivité. Ce qui était
sormais des attributs de sa puissance et de son in-
auparavant
une
cosmologie
devient
une
fluence. Fin du platonisme signifie qu'à cause de
onto( théo )Iogie. C'est dans ce cheminement méta-
l'étape atteinte par l' homme dans sa conquête de
physique que Heidegger a cru devoir pister Nietzs-
l'Absolu et de son bonheur propre, le règne de la
raison et l'avènement de la technique relèguent tout
che pour en faire le héraut.
idéal extra-terrestre au registre des choses mortes.
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--'-
Sciences sociales et humaines
'.
A l'aphorisme n° 2 de La raison dans la philoso-
des apparences est le seul réel, pour dire ensuite de
phie, et, en s'appuyant sur la thèse héraclitéenne
l'autre côté: avec le monde-vérité nous avons aussi
-.
d'après laquelle l'être est fiction, Nietzsche énonce
aboli le monde des apparences. Mais, en réalité, il
ce mot: Le monde des apparences est le seul réel.
n'en est rien: quand Nietzsche affirme que seul est
Le monde-vérité est seulement ajouté par le men-
réel le monde des apparences, nous devons com-
songe. Le mensonge des philosophes a consisté,
prendre par-là que ce monde-ci est le seul qui soit à
selon Nietzsche, à prendre les choses dernières pour
.notre portée, mais que notre rapport à lui est de type
les choses premières, et, ce, par idiosyncrasie, c'est-
esthétique: c'est nous qui lui donnons valeur et
à-dire par manque de sens historique, par haine
sens, selon l'optique des exigences vitales. Il ne
contre l'idée du devenir (aph. n° 4), ce qui a conduit
saurait donc être quelque chose comme une objec-
les métaphysiciens à examiner toutes choses sub
tivité sur laquelle 1'homme devrait régler ses con-
specie aeterni.
duites. Ce qu'est le monde selon Nietzsche? Un
chaos originel, mouvement et désordre qui attend
C'est son effort de dénonciation de la vérité, en tant
la main du modeleur. Ce modeleur, c'est Zarathous-
que premier préjugé des philosophes qui conduit
tra. C'est là, sans nul doute, le sens de cette courte
Nietzsche à la rencontre et à l'affrontement avec
phrase latine clôturant l'aphorisme n° 6 : Incipit
Platon. Pour la première fois, depuis Platon, la vo-
Zarat houstra.
lonté de vérité est questionnée, mise en cause par
Ainsi, si nous considérons par exemple la procla-
un philosophe ---qui se trouve être Nietzsche-. Dans
mation nietzschéenne de la mort de Dieu' -\\ nous
la tradition métaphysiq ue, l'on s'est tout au plus
voyons se dissiper le ciel du suprasensible, c'est-
souvent disputé sur les critères à accorder à la vé-
à-dire de tout idéal extraterrestre. Que devient alors
rité. Qu'est-ce qui garantit la véracité du vrai et
l'être chez Nietzsche? L'être est ramené, selon Hei-
l'existence du monde-vérité? Selon Nietzsche, rien.
degger, à une simple forme visible, à une simple
Il manque le critère, de sorte que la vérité se trouve
perspective esthétique sur le monde, et, en tant
réduite à une croyance résultant de jugements eux-
que tel, il devient ce qui nous est familier puisque
mêmes faux quoique nécessaires, puisque l'homme
dérivant du substrat de l'ego, c'est-à-dire de nos
a besoin de croire à quelque chose pour supporter
pulsions archaïques. Avec Nietzsche, et à partir
la vie, et que la croyance à la vérité -une illusion
de lui, le questionnement de l'étant, en particulier
indispensable -obéit à l'optique de la vie et sa pers-
de l'étant que nous sommes, à savoir le Dasein,
pective.
ne se fonde plus dans l'être, puisque l'être n'est
plus, ni sur les traces de celui-ci. Le questionne-
Pour avoir décrété la suppression du monde-vérité
ment du Dasein s'en tient au Dasein lui-même et
des métaphysiciens marqué par l'infiltration
à ses seules propriétés, d'une manière générale, à
viciatrice du platonisme, Nietzsche, par ce coup de
l'étant. Par conséquent, il n'est plus question que
force, introduit sa philosophie propre dans le champ
de l'étantité de l'étant. Il est dès lors compréhen-
de la pensée. Et, c'est peut-être parce que Nietzs-
sible que l'ancienne question de la philosophie
che n'a pu bâtir sa philosophie qu'en abolissant
platonicienne, à savoir: Qu'est ce que ... (Ii esti) ?
d'autres, notamment celle de Platon et le platonisme,
se voit abandonnée par Nietzsche au profit de
que Heidegger voit dans sa philosophie, malgré son
celle-ci: Qui ... (to oti) ? -Peut-être, répondit le
apparente nouveauté, la continuation, puis l'achè-
dieu [... ] -Quoi donc? m 'écriai-je avec curiosité
vement de la tradition philosophique, puisqu'elle a
-Qui donc? devrais-tu demander! Ainsi parla
fini par devenir elle-même une doctrine de l'étant,
Zarathoustra. puis il se tut de lafaçon qui lui est
dès lors et parce que ï'ulèthéia et l'éidos (c'est-à-
particulière, c'est-à-dire en séducteur (VO, Ap-
dire l'aspect conquis sur ce même alèthéiaï ont été
finalement confondus et ramenés à un monisme de
la volonté de puissance.
" Nietzsche: Le livre du philosophe. Flammarion. trad. A. Krérncr-
MarieUi,I969, * 108; Le gai savoir Gallimard, trad. A. Vialatte 1950, *
L'aphorisme n° 6 de Comment le monde-vèrité
372; Ecce homo. Gonthier, trad. H. Albert, 1971. Pourquoi j'écris de si
bons livres? § 1, Humain trop humain, § 1.
devint enfin une fable semble être en contradic-
23 Cité par Fr. Fédier dans Ecrits politiques de M Heidegger, Note à pro-
pos de l'antisémitisme. Gallimard, 1995, p. 280.
tion avec le no2 de La raison dans la philosophie.
24 Heidegger, Le mot de Nietzsche: Dieu est mort, in Les chemins qui ne
Car, en celui-ci, Nietzsche affirme que le monde
mènent nulle part, trad. W. .Brokrneier, Gallimard 1962, p.179.
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Sciences sociales et humaines
pendice, Médiations, trad. H. Albert, 1902, pp. 199-
ment, parmi les philosophes, Nietzsche est le seul à
200). Qui? c'est la question que pose l'existant pour
avoir poussé la théorie platonicienne du dévoile-
ses convenances personnelles. L'être, pour Nietzs-
ment jusqu'à ses conséquences extrêmes, jusqu'à
che, c'est donc ce que l'homme est, en chair et en
l'absence totale de voile dans sa thèse du nihilisme;
os, i.e, selon sa nature. Dans Ce qu'est et com-
deuxièmement, parce que, par son perspectivisme,
ment se détermine la phùsis (Questions J el lI),
Nietzsche détruit les oppositions métaphysiques à
Heidegger dit qu'il s'agit là de laisser libre cours
la vérité, ce qui le conduit, pour ainsi dire, à rame-
aux pulsions et passions qui passent pour le natu-
ner le supra-sensible au sensible, le métaphysique
rel de l'homme: l'homo naturae selon Nietzsche,
au physique, l' essentia à 1'existentia, en définitive,
est l 'homme qui prend le corps (Leib)) pourfil con-
l'occulté dans la consistance du non-occulté. Dans
ducteur de son interprétation du monde (cf p.485).
Le gai savoir, Nietzsche ne proclame-t-il pas: Nous
Néanmoins, ceci ne veut en aucune manière dire
sommes tous aujourd 'hui sensualistes, nous de la
qu'il existe une correspondance, encore moins un
philosophie présente et à venir, non pas en théorie,
quelconque effort de la part de Nietzsche, pour faire
mais en pratique' 9.
correspondre le ceci avec le cela, ce qui est anté-
rieur (proteron) avec ce qui est postérieur (usteron),
En effet, selon Heidegger, il y a chez Nietzsche un
le réel avec l'idéel. li s'agit plutôt et désormais, pour
retournement de la métaphysique entendue au sens
Nietzsche, de proclamer le devenir dans sa confi-
d'une Histoire du destin de l'être. Et, pour les mê-
guration antimétaphysique de l'Eternel retour de
mes raisons, Heidegger adjoint la philosophie de
toutes choses et du monde en tant que phusis. L'être
K. Marx au retournement de la métaphysique, le
du sujet nietzschéen se reconnaît dans l'Eternel re-
ciel de l'intelligible y étant déclaré inconsistant et
tour, et s'identifie en quelque sorte à la volonté de
ramené à un simple reflet du réel' 0. Or, dans la
puissance. Ces deux' concepts considérés par Hei-
mesure où la métaphysique, parce qu'elle est fon-
degger comme fondamentaux/ 6 dans la pensée de
dée sur l'oubli de l'être (chez Platon), ou expéri-
Nietzsche désignent, le premier nommé, l'ensem-
mentée chez Nietzsche et aussi chez Marx comme
ble ou la totalité des étants, le second,
absence de patrie3 1, le combat mené contre l'oubli
l'autodépassement (Selbstûberwindungï par le ren-
de l'être ou contre l'absence de patrie n'a jamais
versement (Umwertung) des valeurs morales du
pu dépasser, pour l'auteur de Etre et temps, la mé-
christianisme interprétées par Heidegger au sens de
taphysique. Au contraire s'agit-il là d'un combat
retournement (Umkehrung). Nous comprenons dès
par lequel la métaphysique est en phase d'accom-
lors ce propos dans Le mot de Nietzsche « Dieu est
plir sa propre destination. Ainsi Heidegger consi-
mort» : cette explication provient d'une pensée qui
dère-t-illa dénonciation par Marx de l'absence de
commence à gagner un premier éclaircissement sur
patrie, c'est-à-dire de l'aliénation, comme étant un
la situationfondamentale de Nietzsche à l'intérieur
acte métaphysique au même titre que la proclama-
de l 'histoire de la métaphysique occidentale. Cette
tion par Nietzsche de la mort de Dieu. De même,
indication précise un stade de la métaphysique oc-
en tant qu'elle se constitue en une forme visible,
cidentale qui est probablement à son stade ultime
matérielle de la vérité, la technique trouve-t-elle son
parce que, dans la mesure où par Nietzsche, la
fondement dans l'histoire de la méaphysique' 2.
métaphysique se prive elle-même, en quelque sorte
de sa propre possibilité de déploiement, nous

CONCLUSION
n'apercevons plus d'autres possibilités pour la
métaphysique. Car, après le retournement opéré par

Pour nous résumer, retenons ceci, à savoir que pour
Nietzsche, il ne reste plus à la métaphysique que la
Heidegger, la métaphysique doit être comprise
chute dans l 'inessentiel. Le suprasensible n'est plus
comme une révélation de la vérité de l'étant chez
que le produit inconsistant du sensible 2 ï.
Platon en même temps que comme l'histoire d'une
telle révélation qui se clôt dans la subjectivité con-
Ainsi, dans son interprétation de la mort de Dieu,
crète, antispéculative de la volonté de puissance
Heidegger en arrive à situer Nietzsche: le dernier
chez Nietzsche. Nous comprenons alors pourquoi
métaphysicien. Cela, il le précise dans pratiquement
toutes les formes du retournement (Umkehrung)
tous ses écrits, par exemple dans sa Lettre sur l 'Hu-
philosophique sont comprises par Heidegger au sens
monisme?". Pourquoi donc? Parce que, première-
métaphysique, et pourquoi Heidegger perçoit la
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_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Sciences sociales et humaines
volonté de puissance comme étant une volonté de
domination matérielle et technique en Temps mo-
dernes. Enfin l'on comprend pourquoi il en est ar-
rivé à considérer le nihilisme de Nietzsche comme
irresponsable et destructeut'>.
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25 Nietzsche. Le gai savoir. Gallimard. trad. A.Vialatle. 1950. ~ 125.
", Heidegger. Nietzsche, T.II, pp.35-36.
" Op. cit., p.173
" Heidegger. Lettres sur l'Humanisme. Montaigne. trad. A. Munier. 1964,
p.97.
"§ 372.
Jo lbid., p. 91.
)[ Expression empruntée à Holderlin caractérisant le destin mondial de no-
tre temps.
32 Lettre sur l'humanisme, p. 105.
.\\) Ibid., p.I23.
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