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"
LA MALADIE DU HÉROS 1 DANS LA TRAGÉDIE'
',GRECQUE
Marne Sow DIOUF.
, Université Cheikh Anta Diop
Dakar -SENEGAL
Notre plaisir découle', devant une
humaine, elleest, elle- même, une
par la jalousie d'Héra parce que
pièce tragique, de la vue
tragédie.
.
Zeus l'a aimée, et représentée sous
d'innocents' que le 'malheur
l'aspect d'une jeune fille qui
enserre! Telle est la loi du genre,
Mais elle n'avait
tournoie sur la scène, épuisée 'par
du moins dans la tragédie dite
pas que la fonction esthético-ca-
le dard continu d'un taon 'et en
« pathétique », qu'Aristote
thartique 'évoquée ci-dessus :en
proie à des crises répétées 1 ; c'est
considère comme la plus belle
particulier, sa structure aussi a été
le
cas
aussi," dans.
les
(kallilsth tragwdi/a 2 ) - car il en
exploitée pour servir les besoins de
Trachiniennes de Sophocle, des
existe d'autres- et qu'il décrit dans
l'action dramatique, tandis que sur
féroces morsures quiarrachent des
un célèbre passage de sa Poétique
le plan des idées, l'exposition sur
hurlements au fabuleux Héraclès
(Hercule) lorsqu'il revêt l'habit
3
comme étant l'«imitation
scèn~ de la déchéance physique. et
d'une action de caractère élevé,
mentale fut un moyen, pour les Tra-
trempé dans le philtre d'amour-
.. faite par des personnages en
en fait, du venin de serpènt-: qu'en'
giques, d'exprimer leur sentiment
action ...
toute innocence (iroriie tragique' :
s et qui, suscitant pitié
sur le bonheurhumain :'celui-ci est
et crainte, opère la purgation
fragile, t~ut 'comme, est fragile',
en voulant faire du bien, elle
(êÜèâfi6éo) propre à pareilles
voire frappée d'anormalité, la santé
précipite le mal), son' épouse
é m o t "i
Déjanire lui a fait porter
'0
n s
)),
de l;horru:ne de génie. C'est' à
2. De
L'« événement pathétique »,
l'analyse, de ces divers angles de
rriême,l'accès de folie furieuse
« to\\ ôÜëï6 »4 - , défini par
dont fut victime l'Héraclès
vue qu'est consacrée l'étude qui
Aristote comme « une action qui
d'Euripide
va suivre.
3 , dans une autre des
faitpérir ou souffrir »,
légendes du héros, et lors duquel
consisteradoncen1'exhibition« de
Les auteurs de tragédies
ce dernier, prenant ses propres
,
'
faits propres à exciter la crainte
montrèrent donc sur scène la
enfants pour ceux de son pire
et la pitié »5 , à savoir « des
ennemi, Eurysthée, les iinmo le
douleur humaine 'clans toute sa
agonies sur
la scène, des
splendeur tragique èn multipliant,
malgré leurs supplications et leurs
douleurs 'cuisantes et 'des
entre autres, les scènes de maladie,
tentatives pour échapper à la
blessures,et tous les autres faits
particulièrement lés maladies
massue età l'arc paternels, fut une
de ce genre »,6
, .
scèrie particulièrement poignante .
arrivées à leur paroxysme, qui
,
.
saturaient la scène. Lès maux qu'ils
4 • Dans cette pièce, le spectacle
Or la maladie
représentèrent furent des maux
devait être' tout aussi-horrifiant
correspondait parfaitement à 'cette
épouvantables 'qui suscitaient la
pour-le public, quand, entrant dans
exigence de la tragédie, 'parce
Id
crainte etli pitié. Il en est ainsides
scène, Lyssa, la personnification
qu'étant, sans doute, la forme la
spasmes ~t dès 'convulsions qui
de la rage et de la fureur, apparut
plus achevée de la souffrance
clé~hirent,
sous les traits de la Gorgone,
la jeune 10, poursuivie
' .
J
. '
. .
1 Par « héros », nous entendons t~ut personnaqe d'une pièce de tragédie en général, mais aussi et surtout, dans le
cadre de la tragédie dite « pathétique »-, l'individu légendaire qui, après avoir connu dans le passé la prospéntéet "
ac~?mplides actions d'envergure, tombe dans le plus grand malheur, devenant ainsi le sujet de la tragédie dite' « pa-
thetique } ) , '
'
, . : '
,<
-,
Rev. CAMES - Série B, Vol. 005 N° 1-;2.2003
293

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monstre au regardpétrifiant auquel
progrès considérablesdans toutes
Au delà de l'émotion et de
des serpents entrelacés servaient
, lesdisciplines 2 et précisément'en .
':l'horreur quê suscitaitle spectacle
de cheveux, pouravouer sa seule
médecine, comme en témoignent
de la maladie --etlesconséquences
tâche: créerchezlehérosl'illusion,
les nombreux ouvrages de
dramatiques de celle-ci: quand,
l'aveugle folie, afm de l'amener à
médecine <le l'époque, dont les
par exemple, le public apprend
commettre le meurtre sur ses
plus fameux -rnais ni les premiers
qu'Héraclès, prisde folie, a tué ses
enfants. Tout aussiinquiétantefut
ni lès seuls- sont regroupés dans
enfants, ou que les Ménades et
sans doute aussi l'apparition
ce qu'il est convenu d'appeler La
Agavé, dans, les Bacchantes
d'Héraclès sur la scène, secouant
Collection Hippocratique, 'du
d'Euripide, ont coupé la tête de
la tête commeun coureur de stade
nom du père de la médecine
,
Penthée qui épiait leurs danses
'
qui entre dans l'arène, et roulant
Hippocrate de Cos, Cette
secrètes, et qu'elles parcouraient
en silence desyeux convulsifs et
collection comporte en son sein,
laville en l'exhibant 2 !-la maladie
-
p
• • •
fulgurants.' Pareillement, quand
entre autres titres fameux, La
présentait unautreintérêt': elle avait
l'héroïne, de
l' Hippolyte
Maladie Sacrée, qui traite des
une fonction dramatique : l'action,
d'Euripide, Phèdre, arrive sur la
symptômes et des causes de
dans les tragédies grecques, était
scène presque mourante de fièvre
l'épilepsie, ainsique Le Pronostic,
en effettributaire de l'état physique
et délirant - en fait elleest tombée
où l'on enseigne au médecin, entre
ou mental des héros. A titre
physiquement malade, consumée
autres, les signes du visage à
d'exemple, c'est parce qu'il était
par son amour impossible pour
l'approche de la mort dans les
devenu fou furieux qu'Héraclès
Hippolyte - , elle dut éveiller une
maladies aiguës ; on trouve
commit lemeurtre sur ses propres
forte émotion,6 au même titre que
également, danscette collection, de
enfants, ce meurtre constituant
dut être émouvante la folie d'Ajax
nombreux traités de médecine
l'acte tragique qui porte à son
dans la pièce, du même nom par
traumatique, discipline qui s'était
comble le malheur du héros au
Sophocle, ou lesmanifestations de
alors relativement développée du
destin déjà lourdement tragique,
l'épilepsie et de la folie de
fait des nombreuses guerres. Les
qui entraîne aussi la mort de son
persécution chez Oreste, dans
auteurs tragiques, pouvaient
épouse lorsqu'elle apprend ce qui
l'Oreste 7 et l'Iphigénie 'en
trouver là une terminologie
s'est passé,
et qui conduit
Tauride 8 d'Euripide.
adéquate et des descriptions
Héraclès à quitter le pays de ses
cliniquesdétaillées à même de les
pères pour s'exiler à Athènes: cc
aider dans leurentreprisepoétique
meurtre est le point de départ de
3
Il convient ausside mentionner le
l'accumulation des faitstragiques
Philoctète de Sophocle, écrit de
qui impulsent l'action jusqu'au
la vieillesse, âge où la douleur
Certes, l'évocation de
dénouement. C'est de même au
devient expérience, ce, qui fait la
héros malades ou de blessés ne
cours de sa crise de folie qu'Ajax,
véritéet lasublimité de la peinture
commence, pas avec eux : ce sont
qui a massacré les troupeaux des
, qui en est, faite: là, le héros
notamment lespoèmeshomériques
Argiens en croyant qu'il venait
Philoctète traîne depuisdixans une
(Iliade et Odyssée) et ceux du
d'anéantir les chefs des Grecs
, gangrène contractée à la suite
cycle épique (comportant les
Agamemnon et Ménélas accusés
d'une morsure de serpent, qui lui
poèmesépiquesanciensautres que
d'arbitraire à son endroit, se
ronge les chairs, et la description
Iliade
ï
et l'Odyssée), les' Odes de
rendant compte de sa méprise,
des souffrances insoutenables du
Pindare aussi. entre autres Odes
décide de commettre l'acte
héros est extraordinairement
de la lyriqu~ 'ch9r~le, qui, 'eri
tragique consistant à mettre fui. à
réaliste
conservant' l'a mémoire des
sesjours. L'intrigue se poursuivant
' : la douleur est saisie à
l'état pur.
événements héroïques, ont fourni
sur cette lancée, la sépultureluifut
lefonddes récitsque lesTragiques
.refusée par les deux ro is, et,
L'époque se prêtait
ont adaptés sur la scène avec un
comme son frère Teucros tenait à
particulièrement à cettesurenchère,
traitement nouveau de lasouffrance ' '
lui donner une sépulture digne,'il
~
. \\
.'
'1.
Athènes 'alors bouillonnante de
,s'ensuivait unedisputerrémorable,
culture
ayant enregistré des
'les chefs co nstruisantJeur
. -" .
29~
Rev. CAMES·- Série B, Vol. 005 N° 1-'2.2003

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _:--
Sciences sociales et humaines
argumentation sur laforce des lois
Concernant le Philoctète, la
passage de « la non-connaissance
d'un pays et sur le respect qui leur
maladie y est importante pour le
à la connaissance». La plus belle
est dû, et Teucros fustigeant
déroulement de l'action, car c'est
étant celle qui s'accompagne de la
l'attitude
de
mépris
des
lorsque le héros, sortant d'une
« péripétie» ou « revirement de
.gouvernants qui foulent aux pieds
crise aiguë, s'endort, qu'Ulysse
l'action dans le sens contraire », qui
la loi divine en refusant qu'on
peut enfin s'emparer de ses flèches
fait passer le destin du héros du
enterre les morts. C'est lors de ces
sans lesquelles la prise de Troie-
bonheur au malheur (ce qui arrive
disputes notamment qu'on entend
objectif final de la pièce - est
dans la tragédie pathétique) 0 u du
unAgamemnon fairecet aveu : « Il
impossible 4 •
malheur au bonheur 1 • Or ce
n'est pas facile à un roi d'être
passage, la folie le permettait au
pieux»;
ces altercations
Dans ces conditions où
plus au point: ainsi Héraclès
captivantes
entre
des
c'est l'intérêt théâtral de lamaladie
furieux, une fois revenu à la raison,
tempéraments forts, tous ancrés
qui était mis en avant, on ne
reconnaît
ses
enfants
et,
dans leurs convictions qu'ils
trouvera une objectivité absolue ni
découvrant son erreur, tombe dans
défendent avec verve et selon une
dans ladescription des symptômes
le plus grand des malheurs. Cela
logique sans faille, constitue, à mon
ni dans l'explication des causes
explique en partie que ce mal ait
avis, le moment le plus fascinant de
des maladies : sur ce dernier point
été le plus représenté sur les scènes
la pièce, celui qui fait sa beauté
d'ailleurs, conformément au mythe
tragiques, particulièrement par
inoubliable. 3
dont ils'inspirait, I' auteur tragiq ue
Euripide 2 • Au retour à la raison,
n'écartait jamais la divinité, qui,
en effet, les héros ayant commis
2 Aristote, Poétique, 1453a ligne 23.
dans les tragédies grecques, tient
des actes graves sous l'effet de la
3 lbid., 1449 b 6, lignes 25-31.
en mains le destin des humains. Il
maladie basculent dans le malheur
, lbid., 1452 b, ligne 10.
; Ibid., 1452 a, lignes 2-3 ; également lignes
n'évitait pas par conséquent de
en prenant la douloureuse
32-33
proposer des thérapeutiques
conscience du désastre commis.
6 Ibid .. 1252 b, lignes 12-13
merveilleuses en rapport avec les
La multip lication de héros dans ce
1 Eschyle,Prométhée Enchaîné, v. 589 sqq ;
878 sqq,
croyances populaires.
cas témoigne du doute très lourd
2 Sophocle, Trachiniennes, v. 853 sqq. ;
qui, chez les tragiques grecs, pèse
1070 sqq,
Pour clore la question du
sur la réalité du bonheur humain,
3 Euripide, Héraclès.
v. 833 sqq.
, lbid.. v. 895-1038.
rôle joué dans le drame par la
qui est fragile, fugitif.
; lbid., v. 867 sq.: :.' ôéiÜ6sâé kra-ta
maladie, signalons celui particulier
balbi/dwn a!po 1 kai\\ iiéâ6ôiH/ôïuj
}e{ëé/
de permettre, - au moment où il y
Grand paradoxe pourtant!
ooâé
àïîiàiiàiô\\à êï/nao( éd. Budé).
é é - â à
o Euripide. Hippolyte; v.198Sqq.
a rémission-, 1'« a}nagnw/risij »
Car les auteurs tragiques, si
7 ld., Oreste, v. 29 sqq.
qu'Aristote défmit comme le
impliqués, à l'instar d'autres
R Id. lphigénie'en Tauride, v. 281 sqq,
catégories de penseurs, dans ce ye
1
Sophocle, Philoctète, notamment les vers
745sqq.
.
S. grec dont ils louent avec ferveur
tre, entre autres, les emprunts des Tragi-
1 En témoignent les nombreux écrits de
les réalisations effectuées alors
ques à la médecine hippocratique; et plus
l'époque sur les différentes disciplines:
précisément l'utilisation du traité hippo-
dans tous les domaines de la
peinture, diététique, cuisine, agriculture,
cratique de la Maladie Sacrée dans l'Ajax
tactique. divination, architecture et autres.
connaissance, émettent néanmoins
de Sophocle, et, chez Euripide, dans l'Hé-
Voir, sur cette riche production, A. J.
des réserves: l'homme. a des
raclès" l'Iphigénie en Tauride et Je Belléro-
Festugière, Hippocrate, / 'Ancienne Méde-
phan . On lira aussi avec intérêt J. Psichari,
. limites malgré son génie créatifet
cine: introd., traduction et commentaire,
« Sophocle et Hippocrate. A propos de
par A. J. Festugière, Paris; Klincksieck, note
sa fabuleuse inventivité. D'abord,
Philoctète à l.ernnos », Revue de Phi/alo-
10, p.32.
quelles que soient du reste ses
gie, vol. XXXII, 1908, pp.95-129; N.E .
.' Sur l'influence de la médecine hippocra-
Collinge, « Medical terms and c1inical atti-
forces, celles-ci sont.fragiles : un
tique sur la tragédie, la dernière étude en
tudes in the tragedians », Bulletin of the
date: la plus complète est sans doute celle
dieu a vite faitde transformer un
lnstitute ofClassical Studies, n°9, London
de J. Jouanna, « Médecine hippocratique
homme heureux
University, 1962, pp. 43-55.
3. Le bonheur
ct tragédie grecque», in Anthropologie et
n'est jamais un « acquis pour
Théâtre Antique, Colloque lruernationul de
Montpellier. 6-8 mars 1986. Avant lui, voir
1 VoirAIl'1exe..
toujours» : c'est ce que nous
notamment W. Nestle, « Hippocratica
1 Euripide, Les Bacchantes, v. 1079 sqq.
»,
sigriifient les Tragiques, lorsqu'ils
J Sophocle;'Ajax : v.1040 'sqq.
sqqet v.
Hermès 73, 1931L pp. 1-38: l'auteury mon-
1210 sqq.
représentent
la
maladie
Rev. CAMES - Série B, Vol. 005 N° 1-2.2003" -,

.. ",
« diminuant» des héros au sommet
de sa rage furieuse:'
.. '. \\
favori
.,.
de leur force. Ûnretrouve là le
.De même; chez le poète lyri-
fumeuxminulqeid'Hésiode qui dit,
.. co/l+ barunqei\\j
que grec Archiloque, (V~ s. av. J.-:-
à propos de Zeus, le maître tout
tw-n } Acilleilwn o$plwn.
Ci)', on rencontre l'expression
puissant de l'ûlympe,.qu'il élève
7üë+ e}cidnai/+,« la bile de ser-
les petits et « diminue» les
L'association des mots col
pent» 1.
orgueilleux 4., formule promise à
loj et barulnein , traduite, dans
une belle postérité,
que le
leurs éditions respectives, par
.Un autre passage de l'Ajax
christianisme a reprise à son
Mazon, « le lourd dépit », et par
nous fournit une indication pré-
compte à travers l'expression « les
Masqueray, « furieux », pourrait
cieuse sur le tempérament du hé-
premiers seront lesderniers et les
receler un sens médical en rapport
ros. Ils'agit des vers 319-320 :
derniers les premiers ».
avec le tempérament bilieux du
héros. Au terme de ia théorie hu-
Pro\\j ga\\r kakou- te
morale de l'époque, selon laquelle
baruvulcou go/ouj
.S'y ajoute que l'homme
la santé repose sur l'équilibre des
Toiou-sd }a}eil pot
est lui-même l'artisan de son
humeurs constitutives du corps,
}a}ndro\\j e [xhgei-t' e!cein 2.
.
propre malheur, par son manque
tandis que la maladie est consécu-
de sagesse, comme ce roi
tive à l'excès ou au défaut de l'une
Une traduction du genre
d'Argos, Adraste, qui tombe dans
. ou l'autre de celles-ci, le vers vou-
« âme sans ressort» pour baruvul
la disgrâce en s'engageant dans
drait dire qu'Ajax a commis son
cou, comme on letrouve dans l'édi-
l'expédition contre Thèbes ·en
forfait, « alourdi [ qu'il était] par
tion Budé avec Mazon, est à re-
dépit de l'avis opposé des dieux.
la bile, à la suite de l'affaire des
voir, l'association de go/ouj et de
1
armes d'Achille ».
baruvulcou renvoyant, à notre avis,
L'emploi de 7üëïo au sens
à un sens plus technique. Un vers
Et voici enfin, qu'en plus,
de bile n'est certes pas courant et
de l'Odyssée d'Homère, cité dans
les dieux ont marqué au savoir hu-
peut surprendre, colh! étant le
un texte d'Aristote (IVe s. av.J>
main, si avancé soit-il, des bornes
terme généralement utilisé, tandis
C). le fameux Problème XXX 3,
infranchissables: l'homme n'a, en-
que 7üëïo désigne en général la
peut nous aider à élucider celui de
tre autres, aucun moyen d'échap-
colère. Pourtant
Sophocle, avec lequel il présente
c ü ë ï ô au sens de
per à la mort 2 ! C'est ainsi que
« bile.» se rencontre dans ce vers
de grandes analogies: notamment,
l'on peut parler du profond pessi-
de l' made d'Homère, où les Myr-
l'idée d'alourdissement est pré-
misme du poète tragique Sopho-
midons tancent leur chefAchille,
sente dans l'un et l'autre vers, ainsi
. cle 3.
qui; en colère contre les patrons
que les pleurs. Voici ce vers
de l'armée grecque coupables de
d 'Homère tel que cité dans ~e Pro-
Il n'est pas étonnant de
l'avoir privé de sa part du butin, a
blème XXX, c'est à dire de mé-
trouver, dans un tel contexte, le
refusé de prendre part aux corn-
moire, avec des écarts par rapport
.
,
héros tragique marqué par la
bats:
au modèle 6 :
fragilité physique, la. génialité
,
ramenée à l'anormalité de l'être..
. Jce/qlie Phle/oj ui{el,
f*- de\\ dakruplw/ein
co/l+ a!ras' e!trefe rnhIthr
bebarho/ta me fre/naj oi!n+
L'Ajax de Sophocle
.Cruel fils de Pelée, c'est
Il dit que je pleure
contient un vers significatifà cet
donc de bile que ta mère t'a
parce que je suis alourdi par le vin.
égard, auquel la critique n'a pas
nourri! 4
porté toute l'attention qu'il méri-
Aristote avait.cité le vers
tait. Uiysse, à la recherche de
Ilest probable q~e Sophocle, que
d'HOmère pour illustrer ses pro-
l'auteur du massacre des troupeaux
la tradition a nommé 0 {rnhrikwl
possur les rapports qui existent
et des bouviers des Argiens, est
tatoj " « le plus homérique »; des
entre la bile et le vin, deux subs-
informé par Athéna, qui lui dé si-
Tragiques du Ves. av. J.~~:,.ait eu
tances qui ont des effets similaires
gne.Ajax et lui apprend la cause,
des réminiscences de son modèle
sur le corps et sur l'esprit, et qui,
Rev. CAMES - Série B, Vol. 005 N° 1-2.2003 .

......;.-...:.;..---....:-.:.....--'-:.-....;.."--------------
Sciences sociales et humaines .,
,
"
entrent autres, ont la propriété de
. : , .- .• 1
, ' . "
Ficin'(1433-1499) cité par
C'est donc le Problème XkX qui
provoquer des pleurs quandelles
Pigeaud 2, .affirmé q·J'ïi~.e'sâuralt
a fuit date dans l'histoire, p'aI'ce que
sont en excès dans le corps: ,Ii y'a
yavoir de génies 'que, parmi les
c'estla première étude spéciale-
des chances que: le passage de

~
. . ' •
l
hommes atteints de quelque fureur ;,:
ment consacrée au tempérament
Sophocle
associe les 'pleurs
Fic in évoque 'ég,aléni~nt le
des hommes excellents: la bile
d'Ajax à un excès qui, eri l'occur-
Théétète,où effectivement Platon
noire piépondér~techezce type
rence, n'est autre qu'un excès de
décrit les'surdoués en science, tel
d'individus, en même temps qu'il
bile, et non de vin, puisqu'Ajax
le rnathématicien'Théétète, comme
les expose à des affections menta-
n'est pas ivre. On pourrait donc
dotés d'un naturel particulier,
les ou corporelles, agit positive-
traduire le vers de Sophocle:
caractérisé, entre autres, par la'
ment sur leur créativité. Et pour il-
« sangloter est lefait
vivacité d' esprit, la mémoire et, là
lustrer son propos, l'auteur cite les
d'une âme alourdie [par la
plqpirrt du temps, ... la propension
personnages légendaires peints
bile)>>.
à la colère 3 : tous traits de
dans les tragédies, ainsi. q ue des
caractère
du
nerveux,
du
hommes historiquesd'exception,
Ajax a donc probablement un
rnélanco lique.;.
mais
ces
Voici des extraits de ce fameux
excèsde bile qui le rend malade.
philosophes, contrairement à
texte, dans la traduction de 1.
N'a-t-il pas toujours été de
Sophocle et Homère, n'invoquent
Pigeaud:
'
mauvaise humeur, irritable et
à aucun moment la bile comme
iridépendant ? Au plus fort de sa
responsable
de
ces
états
Pour quelles raisons
crise, n'a-il pas manifesté les
psychosomatiques.
Lous ceux qui Ont été des
.
..
symptômes que présentent les fous
hommes d'exception, en
par l'effet de la bile 1 ? Mais tout
4 Idem, Philoctète, v.68-69, et 1329 sqq
ce
qui
regarde
la
cela est dit par Sophocle sans
1 Aristote, Poétique 1452 a, lignes 22 sqq,
philosophie, la science de
2 Sur l' « ci} iaâiù/néoéo » et sur la représen-
volonté de systématiser: la
l'EtaL, la poésie ou les
tation prépondérante de la folie du fait de
prépondérance de la bilechez Ajax
cette fonction dramatique qui lui était re-
arts,
sont-ifs
est très brièvement évoquée, au'.
connue, cf. J. Pigeaud, La maladie de l'âme.
man i f e'f'- t e men t
Etude sur la relation de l'âme et du corps
détour d'un vers où c'est un terme
dans la tradition médico-phllosophique
mélancoliques, et certains
poétique qui est employé pour
antique, Paris, Les Belles Lettres, notam-
au point même d'être saisis
désigner l'humeur mise en cause.
ment à partir des pages 398 ct suivantes,
par des maux dont la bile
J
ôà~ô\\ ôi\\!
}ôô+ç- iàôà/ââëài âàé/iùi :
à ô
Mais c'est
suffisant
po ur
noire est l'origine, comme
Euripide, Héraclès, v. 885.
reconnaître en lui un précurseur
4 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 6,
ce que racontent, parmi
d'Aristote. Tout comme le vers'
1 Euripide, Suppliantes, 229 sqq.
les récits concernant les
2 Cf. Sophocle, Antigone, v. 332-364.
d'Homère (IX· s. av. l-C.) cité
héros,
ceux qui sont
J Sur le pessirriisme de Sophocle, voir le.
plus haut désigne ce dernier parmi
Opstelten,
Sophocles
and
Greek
consacrésà Héraclès? En
les
auteurs
grecs
que
le
Pessimism, trad. en angl, par J.A. Ross,
effet ce dernier paraît bien
Amsterdam, 1952.
comportement de l'homme de
avoir
relevé
de
ce
4 Homère, !/iade XVI, 203
génie n'a pas laissés indifférents,
1 Anthologie Palatine, 7,71.
~a.tu~el ;...L 'accès defolie
puisqu'il fait apparaître Achille,
~,Sopho~le, Ajax. ,319-320
s-,
"" '~:~ :..iJirfgé. contre ses enfants
3Pourœ:textc, voit J. 'Pigeaud, Aristote..
. . -,' . .~.
~'.
'
. ' '.
...., ~ ..
l'homme le plus valeureux de'
: .
'1',
- Ô ; :
L"h~mme de génieet/à"'neIGllc'bIi~,'traduc­
l'armée grecque en, expédition
tion..présentationetçnotés ; Paris, Editions
contre Troie, comme un bilieux de'
Rivages, ":1,988,' 953a 10ssq.,.,èt'P. Louis,
.l'effet de la bile sont criards, malfaisants,
Aristote,' Problèmes, éditions Les Belles
toujours en mouvement, toujours occupés
naissance. Cette observation sur
Lettres, Paris, 1991" Sur la paternité de
à faire quelque mal», et il impute la cause à
l'homme de génie était sans doute
l'œuvre. cf. Louis (p, XXlII -XXXI) qui
l'humidité du eerveau et' à 'son échauffe-
traditionnelle dès la plus haute
place Aristote en' bonne position poùr être
ment 'à la suite d'un abondant afflux de bile
l'auteur du texte;
Pigeaud en fait autant
venue des veines; .le. calme, un. calme an-
antiquité et elle a poursuivi son
pçurThéophraste : cf. p. 54 s~q,
xieux, ne revient qu'au retour de la biledans
chemin, puisqu'au V' s. av. l-C. ,
6 Dans l'Odyssée XIX, 122, on lit plutôt:'
les ve'ines.,(Maladie Sacrée, paragr. 14-15,
Démocrite (463-357 av. l-C.),
kai\\ me/ fhsi dakruplw/ein bebarhme/non
Littré VI, p.386-390) ;-comparer avèc le
ciln- . « il dit que je pleure parce que je
comportement d'Ajax, vers 288 sqq.
« le philosophe qui rit »de la bêtise
suis alourdi par le -vin ».
.
.,' ,
2 L 'homme de génie et la mélancolie. .., p.6}..
des hommes, aurait, selon Marsile
r
H ippocrate affirme, que' « les fb~lp~r
J Platon, Thédtète i 44 a-b,
'
.
~'.'
..
Rev. CAMES - Série B, Vol. 005 N° 1-~.'2003
2'17

...:..-
---:....---..:.
---:....
----:-Sciences sociales et humaines
comme,
avant
sa
système neryeux ;déjà, chez Di-
presque rien),si l'on enjuge par la
disparition sur l 'Oeta.,
derot, dans son exposé sur le gé-
blessure, ,par Achille, du héros
l'éruption des ulcères,
nie dans les arts et la littérature, il
Télèphe
dans
les
Chants
, rendent cela manifeste.
n'y a plus de trace de la bile noire
Cypriens (antérieursà L'Iliade, et
Car ce sont des accidents
pourexpliquer l'originalité despro-
rapportant des épisodes de l'ex-
qui touchent beaucoup de
ductions de l'homme de génie.''
pédition des Grecs vers Troie),
gens, du fait de la bile
Quand aux Tragiques,'enrelayant
d'après la rapide évocation qu'en
noire: Il est arrivé aussi à
l'idée bien avant Aristote, ils
fait
Proc1us ( philosophe
Lysandre, le Spartiate,
confirment la tragédie grecque
néoplatonicien du V':s. ap. J.-c.
qu'avant sa mort ce type
dans' sa' réputation de pô le où
dans 'sa Chrestomathie ( sorte de
d'ulcères se manifesta.
furent posées les plus grandes
guide de littérature). Donc dans
Ajoutons ce qui concerne
questions de l'existence humaine.
l'épopée, on note une discrétion
•Ajax et Bellérophon ; l'un
sur la peinturede la douleur.
devint absolument fou, et
A n n e x e
Est-ce à dire qu'il n'y a
l'autre recherchait les lieux
pas d'émotion dans l'épopée?
secrets... et biên d'autres
Le traitement de la douleur dans
Non. Le milieu de l'épopée de-
héros ont souffert des
l'épopée et chez Pindare 1 • (518-
meure encore humain, malgré la
mêmes affections que
446).
prépondérance de laguerre, La ti-
ceux-là.
Parmi
les
rade d' Andromaq ue, femme
personnages plus récents,
Au chant IV de l'Iliade, v. '127
d'Hector (Iliade VI, v.407-439),
Empédocle, Platon et
sqq, Ménélas blessé ne laisse en:':
la réponse de ce dernier (Ibid.
Socrate,
et beaucoup
trevoir aucune douleur: ce que le
441-465), ainsi que sa dernière
d'autres parmi les gens
lecteur voit, c'est une plaie et des
adresse à son filsAstyanax (Ibid.
, illustres. Il faut Cfjouter la
soins donnés par Machaon.
476-481), sont d'une très haute
plupart de ceux qui se sont
Quand la déesse Aphrodite est
sensibilité et sont dignes de la tra-
consacrés à la poésie, ..
blessée par lemortelDiomède, elle
gédiepathétique.Très émouvante
souffre certes, et sa belle peau
est aussilaprocessionqui ramène,
Pour l'auteur, la bile
noircit (v.354),mais elleconserve
du champ de bataille où ila trouvé
noire, humeurqui prédomine dans
tous ses moyens, et ellecourt vers
la mort (Ibid. v. 231-238),
le
le tempérament mélancolique, en
son frère Arès à qui elle emprunte
corps de Patrocle, ami d'enfance
certaine quantité et température,
ses coursiers pour regagner
d'Achille, de même que la toilette
rend lesgens fort doués, à l'instar
l'Olympe (v: 355 sqq.) ; sa souf-
,
du mort et les pleurs d'Achille
~
france ne dure pas, puisqu'il suffit
du vin, mais en même temps fort
(Ibid. v. 314-355).
que sa divine mère Dioné lui es-
instables .ou toutsimplement fous,
suie l'ichôr surle bras, pourque la
quand elle se trouve chaude et en
plaie se cicatrise et que les dou-.
trop grande abondance.
C'est qu'il y aune différence
leurs disparaissent. Quant à
entre l'épopée et la tragédie: la
Eurypile, le coup de flèche qu'il
Cette visiondes causes
douleur du héros blessé n'est pas
reçoit à la cuisse
de lagénialité est sansdouteunpeu
mi iloccasionne
un objet sur lequel le poète se fo-
une vivedouleur n'entame en rien
trop.schématique, mais ellea tant
calise, parce que celasupprime-
la fermeté de son cœur (Iliade
fasciné et ellefuscine encore 1 ! Car
rait au 'héros sa substance épique,
XI'S09 sqq), et l'intervention
lagénialité continue, encorede nos
faited'endurance et de fermeté. Et
« chirurgicale »sansanesthésie de
jours, d'être miseen rapport avec
c'est ainsi que l'épopéene pré-
Patrocle ne lui arrache aucun cri.
lamélancolie, mêmesi entretemps
sente pas des héros malades" la
Et ila dû en être de mêmedans les
celle-ci, qu'on identifie générale-
maladie sedéfinissant comme«as-
poèmes cycliques (dont il rie reste,
mentà la psychose maniaco-dé-
,
.
thénie », c'est à dire faiblesse,
pressive, a vu son étiologie évo-
antinomique avec l'héroïsme.
luer : on l'impute désormaisàdes
""Sur la postérité' de cette thèse, cf. <1.
causes autres que les humeurs, et
~igeaud, :4ristot~, t'homme 'de, génie
. .: Jusqu'au Vv.siècle av. J.-C.,
etla melancolie, p. 61-64.'
,
notamment à une 'pathologie du
, 298

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _~------Sciencessociales et humaines
la douleur ne constituera pas un
ques vers auparavant, l'évocation
enjeu dans la littérature : parmi les
des morts violentes de Cassandre,
Hymnes attribués à Homère, mais
et d'Iphigénie égorgée avant le
en réalité bien plus tardifs ( Ylc_ye
départ de l'expédition grecque
s. av. 1.-C.), l'Hymne à Apollon
contre Troie (v. 34 sqq. et 47 sqq.)
fait état des douleurs de l'enfante-
est rapide, l'auteur passant sur la
ment éprouvées par la mère du.
douleur sans la montrer.
dieu, Léto, mais l'auteur ne s'y at-
tarde pas: « Léto, lit-on, pendant
Donc il semble, d'après ces
neufsjours et neuf nuits, fut traver-
exemples, que le phénomène
sée par les douleurs indicibles de
observé dans la tragédie
l'enfuntement ». Là s'arrête l'évo-
« pathétique» soit nouveau.
cation des douleurs; on ne voit
pas Léto souffrant, mais plutôt une
forte femme menant à bien son
« travail» décrit dans le détaiIjus-
qu'à la délivrance accueillie par
les cris de joie des déesses ( v. 91
sqq.). Dans ces mêmes Hymnes,
on nous présente certes Typhon
mourant sous le trait d'Apollon
dans de terribles souffrances dé-
crites sur quatre vers (v. 358 -
362): mais ilne nous émeut guère,
car ce sont les souffrances d'un
monstre maléfique ayant subi le
juste retour de ses méfaits, tout
comme les gémissements du Cy-
clope de l'Odyssée d'Homère re-
cevant d'Ulysse et de ses compa-
gnons un coup de pieu brûlant dans
.1'œil nous laissent indifférents,
parce c'est un être sans foi ni loi,
qui dévorait ses hôtes
(Odyssée IX, v. 382 sqq.)
Pareillement, lorsque Pin-
dare (518- - 446 av. 1.-C.), auteur
d' « épinicies » ou chants en l'hon-
neur des vainqueurs aux grands
jeux que les Grecs organisaient
périodiquement, parle de la mort,
par exemple de Clytemnestre et
d'Egisthe dans la Il e Py:hique (v.
55-57), il le fait sans s'y attarder,
1 Poète
lyrique choisi à côté des
et, comme s'il venait de commet-
poètes épiques, parce qu'il est
l'auteur d'Odes triomphales exaltant
tre une digression en pleine célé-
des victoires aux jeux panhelléni-
bration de la victoire du héros
ques, ce qui le rapproche de l'épo-
Thrasydée, il s'en excuse. QueJ-
pée.
: Rev. CAMES - Série B, Vol. 005 W 1-2.2003
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