Sciences sociales et humaines
Cosmologie de Nietzsche
J.-P. FAYE
École normale supérieure, Dakar (Sénégal).
Introduction
aux choses qui a conduit l'homme à accorder une
confiance excessive aux mots et àla grammaire, alors
Faudrait-ilmettre l'incursiondeNietzschedansle queselon lui,Nietzsche, ceux-ci, end'autres termes
domaine de la science sur le compte de ce que
les concepts et les catégories, ne sont qu'un langage
Heidegger appelle une pure curiosité? En effet,
selon lui, il nous faut être indulgents pour Nietzsche, et
déchiffré du monde empirique, et sont par conséquent
nous lui pardonnerons son égarement dans les
empreints des limites de notre sensibilité, comme de
sciences de la nature, car au tournant des années 70
notre besoin de schématiser le réel pour le com-
à 80 il avait eu comme d'autres, sa propre période
prendre.
positiviste [. ..]. Donc, nous ne nous attarderons pas à
cette saute d'humeur de Nietzsche, à son incursion
Nous voyons également Nietzsche combattre le fina-
dans la science, par pure curiosité historique'.
lisme religieux pour lequel la science serait l'instru-
ment qui permettrait le mieux de comprendre la bonté
Pour Heidegger donc, les preuves que Nietzsche
apporte à sa doctrine de l'éternel retour en tant que
et la sagesse de Dieu (GS, § 37) ; d'autre part,
pensée fondamentale doivent être purement et sim-
Nietzsche a manifesté son opposition constante au
plement esquivées, car, ce qui importe à ses yeux,
rationalisme destructeur des instincts, des passions
c'est de cerner le mouvement de sa pensée de l'éter-
dionysiaques, au total, des affects au profit de la rai-
nel retour sur un plan strictement métaphysique. Il est
son et la pensée réfléchie.
vrai que les arguments de Nietzsche ne sont fondés
sur aucune preuve expérimentale, qu'au contraire i1s
Enfin, Nietzsche rejette la conception scientifique
émanent d'une simple intuition critique de ce penseur.
dominante de son époque : celle d'un univers fini,
Par ses arguments, Nietzsche s'emploie à rectifier les
mécanique, ordonné selon ses lois (qu'il nous serait
vues scientifiques, précisément dans le domaine de la
possible de découvrir) ; il s'oppose à ceux qui, parmi
physique.
les savants, traitent de l'univers comme d'un organe,
Il récuse le rationalisme de l'époque et infléchit la
c'est-à-dire de la matière organisée.
science dans le sens de son projet personnel de la
redétermination du concept de devenir, et ce, non pas
Or, selon lui, l'univers n'est pas un organisme. Le
pour des raisons scientifiques, mais philosophiques.
concevoir ainsi serait pur anthropomorphisme :
Le problème de savoir si les théories scientifiques de
Gardons-nous de penser que l'univers soit une machi-
l'époque étaient vraies ne se posait pas, mais plutôt
ne; il n'est certainement pas construit en vue d'un but,
celui de leur adéquation avec sa doctrine de l'éternel
nous lui faisons trop d'honneur en employant à son
retour. Or, précisément, c'est le contraire qui fut
sujet le mot machine. Gardons-nous de supposer par-
constaté par l\\Iietzsche : il dénonce le scientisme dans
la prétention de celui-ci à une connaissance parfaite
tout a priori l'existence d'une chose aussi bien définie
de l'homme au même titre que l'univers matériel. Il
que le mouvement cyclique des constellations voisines
rejette la croyance en un principe de vérité inhérent
de la terre (GS, § 109).
1 Heidegger, Nietzsche, Tl, éd. Gallimard, trad. P. Klossowski, p. 287 .
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L'innocence du devenir
puisse être la voie empruntée, de voir selon sa propre
perspective. Car, quoiqu'il en soit, nous ne pouvons voir
Il ne s'agit pas de s'en tenir à l'opposition de Nietzsche
qu'avec nos yeux (GS, § 374). Il serait donc vain de
contre les théories scientifiques qui prévalaient en son
s'imaginer qu'un jour, la science pourra nous faire
temps, encore moins de dissoudre ses vues dans celles-
accéder à une connaissance intégrale et idéale du monde.
là. Pour comprendre à la fois le sens et l'enjeu des textes
Par contre, ce qu'elle est en mesure de nous proposer->-
où Nietzsche fait une incursion scientifique, le plus sou-
et qu'elle nous propose, à son corps défendant -
c'est,
vent pour polémiquer, rectifier et non pas simplement
selon Nietzsche, l'existence dans ce qu'elle a de plus
pour se faire une place, il faut partir de sa conception
superficiel, de plus apparent, c'est-à-dire tout simple-
philosophique dans ce qu'elle a de plus personnel, c'est-
ment son épiderme (le?
à-dire de son généalogisrne au sein duquel, théorique-
Que pour Nietzsche le devenir soit innocent, cela signifie
ment, viennent se confondre le philosophe et le savant-
que sa polémique avec les conceptions scientifiques
le cosmologiste naturaliste.
de son époque obéit à son schéma directeur tel que tracé
La polémique engagée par Nietzsche est scientifique
dans La généalogie de la morale. Dans cet ouvrage,
pour autant que, par ce détour, il déblaie le terrain sur
la science, au même titre que la philosophie, l'art, la poli-
lequel il achèvera son système de pensée en une cos-
tique, etc., est considérée comme étant un produit de
mologie. Par ses prétentions scientistes, Nietzsche
l'idéal ascétique de la morale chrétienne (laquelle déter-
s'évertue à montrer comment devrait se constituer le
mine la vie à partir des valeurs du Néant), ou comme
credo de toute science, à savoir l'innocence du devenir
le symptôme d'une impuissance humaine à changer
du monde, plus précisément l'innocence du monde en
l'ordre du monde.
tant qu'il n'est que devenir, c'est-à-dire qu'il devient,
Nietzsche examine la connaissance scientifique pour
passe, mais n'a jamais commencé de devenir ni cessé
la ramener à un problème psychologique, donc dépen-
de passer (VP, L II, chap. IV, § 329). Un tel postulat
dant d'une intentionnalité (d'une perspective) du sujet.
du devenir exclut toutes les doctrines de la finalité.
Il fait dériver la psychologie de la connaissance d'une
Alors, ce qui pour Nietzsche importe et dépasse toute
morphologie et d'une génétique de la volonté de puis-
considération scientifique, c'est le problème moral, lequel
sance, en d'autres termes, les concepts de la science
implique la science elle-même. C'est sous ce même rap-
(la logique, la raison, la loi, l'objectivité, la causalité, la
port qu'il en arrive à examiner le positivisme de son
vérité, etc.) traduisent tous des manières différentes
époque dont il rejettera les présupposés. En effet,
d'envisager les choses avec une volonté d'y introduire
Nietzsche s'inscrit en faux contre.
un sens.
Cette foi dont se satisfont aujourd'hui tant de savants
Or, pour identifier un tel sens, Nietzsche pose la ques-
matérialistes qui croient que le monde doit avoir sa mesure
dans nos petites échelles, et son équivalent dans notre
tion concernant le type de vie, c'est-à-dire d'instinct
petite pensée; ils croient à un monde vrai dont notre petite
auquel correspondent de telles appréciations, et en même
raison humaine, notre petite raison grossière pourrait fina-
temps celle concernant la physiologie des sens (VP, L
lement venir à bout [... J. Que seule vaille une interpré-
II, chap. 1 et II). La conjonction du typologique (avec
tation qui autorise à chercher et à poursuivre des travaux
influence des préjugés moraux) et du physiologique (sen-
dans le sens que vous dites scientifiques, c'est méca-
nique que vous pensez, n'est-ce pas? Que seule vaille
sualisme) est, dans la psychologie de la connaissance,
une interprétation du monde qui ne permet que de
ce que Nietzsche considère comme étant à l'origine
compter, de calculer, de peser, de voir et toucher, c'est
de toutes nos idées. En conséquence de quoi, il en arrive
balourdise et naïveté si ce n'est démence ou idiotie
à dénoncer la prétention des savants comme des philo-
(GS, § 373).
sophes à pouvoir réduire la multiplicité des sensations
Contre un tel réductionnisme, par lequel la science posi-
en des unités conceptuelles, et à croire que le monde doit
. tive ramène le monde à un ensemble de faits mesurables
être tel qu'ils le perçoivent et le sentent. Les catégo-
et connaissables, Nietzsche ramène le problème de la
ries de la science sont donc, pour Nietzsche, des abstrac-
connaissance à un simple perspectivisme qui ne sau-
tions abusives alors même qu'elles prétendent à la saisie
rait dévoiler toute la complexité du réel. Pour cette raison,
parfaite de l'essence du réel. Or, selon Nietzsche, nous
aucune analyse ne peut empêcher!' esprit, quelle que
ne pouvons rien penser de ce qui est.
l Nietzsche, La volonté de puissance T. 1 et Il : il y expose son sensualisme, ce qui le conduit au rejet de l'abstraction. puisque, pour lui, les catégories de la
raison sont d'origine sensualiste, de simples déchiffrements du monde empirique.
. .
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Ce n'est là par conséquent, pour Nietzsche, rien d'autre
pour trouver le vrai est vain. Schopenhauer avait fait,
que de la fiction. Car, le monde étant en devenir, notre
avant Nietzsche, une telle mise en garde: le monde
raison ne saurait en conséquence résumer les multiples
comme volonté et comme représentation de la volonté,
facettes et la polysémie du réel: un monde en devenir
ou comme la seule expérience à laquelle nous ayons
ne saurait être ni conçu, ni connu [. .. ], l'intellect ne
accès, nous interdit de le concevoir autrement, sous
trouve qu'un monde grossier (VP, L l, chap. 11). Il faut
les espèces d'une réalité que nous prétendrions connaître
donc renoncer aux catégories: la chose, l' absol u, la
aux moyens de nos évaluations, calculs, mesures et
loi, la chose en soi, etc. Tous ces schèmes sont, selon
expérimentations. Ainsi, Nietzsche s'en prend-il aux réa-
Nietzsche, contredits par le monde en devenir. Et il Y
listes qui se croient libérés de leur réalité et qui trans-
voit plutôt les conséquences de lointaines évaluations
forment leurs perspectives individuelles en connaissance
morales chrétiennes, argument qu'il a développé dans
scientifique: 0 êtres froids qui vous sentez cuirassés
la troisième dissertation de La généalogie de la morale.
contre la passion et la chimère et qui aimeraient tant
Le rationalisme scientifique par lequell 'on maîtrise, en
vous faire de votre doctrine une parure et un objet d'or-
la subsumant sous la loi, la multiplicité des sensations,
gueil, vous vous baptisez réalistes et donnez à entendre
par lequel on ordonne celles-ci et les simplifie ne
que le monde est vraiment fait tel qu'il vous apparaît;
saurait nous donner autre chose qu'une connaissance
que vous êtes seuls à voir la vérité sans voiles'. Ce propos
tiède et affadie (APZ, Des savants). Et, en retour,
critique, Nietzsche le précise davantage au § 373 du
l'homme va devoir renforcer cela, cet affadissement
même livre où, une fois de plus, il s'en prend au matéria-
de ses instincts actifs, par sa méfiance accrue à l'égard
lisme mécanique, en particulier celui qui est issu du natu-
de l'erreur, de l'illusion, de l'imagination, de toute la
ralisme feuerbachien dont les principaux représentants
puissance de ces affects sans lesquels, pourtant, selon
étaient: L. Büchner, auteur d'un important ouvrage à
Nietzsche, la vie perd de son sel. Finalement, la science
l'époque: Laforce et la matière (1885) dans lequel l'au-
en est arrivée à porter secours à la religion, plus pré-
teur professe un empirisme biologique radical, puisque,
cisément, elle s'en détache (par le souci d'objectivité
pour
lui
tout
dérive
des
exigences
vitales
;
qui l'anime) pour revenir à elle (par sa méthodologie
F. A. Langer (1828-1875), auteur de l'Histoire du maté-
moralisatrice). Trois raisons, trois erreurs: la croyance
rialisme ; et, dans une certaine mesure K. Vogt (1817-
à l'intime union de la morale, de la science et du bon-
1895). Dans ce § 373 du Gai savoir, Nietzsche écrit:
heur [. .. ] parce qu'on pensait, dans la science posséder
Une interprétation scientifique du monde telle que vous
et aimer une chose désintéressée, inoffensive, qui se suffi-
l'entendez, Messieurs, pourrait donc être une des plus
rait à elle-même et où les mauvais instincts de l'homme
salles, des plus stupides de toutes celles qui sont
n'avaient rien à voir (GS, § 37). Nous savons par
possibles: ceci soit dit
consé-
à votre oreille, à votre conscience,
mécaniciens de notre époque qui vous mêlez volon-
quent le type auquel l'esprit scientifique se rattache et
tiers aux philosophes et qui vous figurez que votre méca-
pour lequel son langage traduit un finalisme manifesté
nique est la science des lois premières et dernières et
dans la domination de l' homme sur la nature, de la raison
que toute existence doit reposer sur elles comme sur
sur les instincts de vie, de la pensée sur l'existence.
un fondement nécessaire. Un monde essentiellement
Ce type, c'est celui du ressentiment dont le vouloir,
mécanique! Mais ce serait un monde stupide.
au moyen de son travail d'abstraction, traduit un besoin
de domination. La philosophie elle-même n'est-elle pas,
Une conception cyclique
dans le sens de cet effort, selon Nietzsche, une mani-
du devenir
festation de la volonté de puissance? Dans une note
de l'hiver 1887-1888, Nietzsche dit: Lesfins, les buts,
La caractéristique fondamentale du devenir est, chez
les sens ne sont que les expressions et les métaphores
Nietzsche, l'éternel retour. Il ne s'agit pas d'une pensée
d'une même volonté inhérente à tous les phénomènes:
qui lui serait venue sur le tard pour ensuite s'aligner à
la volonté de puissance. Par ces termes, le perspecti-
la suite d'autres concepts déjà solidement établis dans
visme de la connaissance se trouve réaffirmé, ce qui,
son œuvre, tels le nihilisme, la volonté de puissance,
dans le domaine de la science, signifie que tout effort
le surhumain, la mort de Dieu'. Dans son commentaire,
'GS, § 57.
'Nietzsche dit avoir eu l'intuition de l'éternel retour en août 1881 (voir EH, p. 113).
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Heidegger en a fait le fondement de la philosophie de
C'est à partir de 1882 (période du Gai savoir) que cette
Nietzsche [. ..
la pensée de ses pensées'. Pour Nietzsche
pensée, née au départ d'une intuition empirique, com-
Ï ,
lui-même, l'éternel retour est la pensée d'abîme dont
mença à être prise au sérieux dans l' œuvre de Nietzsche
le personnage de Zarathoustra est l'annonciateur 6. Qu'il
Mais l'effort pour l'expliciter est resté discontinu, dis-
ait voulu l'établir à partir de présupposés scientifiques,
persé dans les textes, puisque le thème de l'éternel retour
et qu'il ait, nous dit-on, échoué dans sa tentative pour
n'a pas amené Nietzsche à dépasser ce qu'il est convenu
en faire la démonstration scientifique ne doit pas nous
d'appeler la partie proprement critique et destructrice
empêcher de voir dans l'éternel retour une option scien-
(des valeurs humanistes) de son œuvre. Ainsi, Le gai
tifique,' étant entendu qu'il s'agit-là, malgré tout, d'une
savoir qui inaugure l'explication de cette pensée, au livre
doctrine où se rétablit l'interprétation de type biologiste
IV, ne contient que deux aphorismes (n° 276 et 341)
de l'homme (en tant qu'il est un soi qui se subordonne
sur ce sujet. Quant à la dernière partie (LV), elle constitue
le moi métaphysique) et cosmologiste du monde. En
plutôt un retour au propos des LII et III. Ce sont-là
clair, c'est une doctrine qui, en tant que forme extrême
des aphorismes dans lesquels Nietzsche règle ses comptes
du nihilismes, prêche un retour au sensualisme, puisque
avec le positivisme de son époque. Si l'on y ajoute les
Nietzsche y fait de l'esprit un instrument du corps.
textes de l'éternel retour de la période entre 1883 et 1885,
pendant laquelle furent rédigés Ainsi parlait Zarathoustra
Ni scientifique, ni philosophe, ni poétique ou roman-
(L II, III et IV) et La volonté de puissance (qui ne fut
tique simplement, l'éternel retour est, en définitive, tout
pas achevé), nous pouvons retenir pour essentiels trois
cela à fois. Il les incorpore: poétique et romantique dans
niveaux de lecture: l'éternel retour en tant que pensée
sa formulation, philosophique dans son orientation,
déductible d'une conception physicaliste de l'univers;
physique dans son objet, il est, sans exclusive, une
l'éternel retour en tant que doctrine éthique; enfin
doctrine de l'étant dans sa totalité. Le nihilisme annon-
l'éternel retour en tant que doctrine sociale. Nous allons
çant la mort de Dieu, la volonté de puissance en tant
nous attacher à l'explication du premier niveau.
qu'elle est l'essence de l'être ou le moteur présidant
au devenir de toutes choses, le surhumain dont
Notre première remarque porte sur l'affirmation
Zarathoustra annonce le règne futur, etc., ce sont là
nietzschéenne d'après laquelle tout est en perpétuel
des idées que Nietzsche nous livre dans leurs textures,
devenir, donc un monde où il existerait quelque chose
l'une soçiologique, l'autre ontologique: l'homme, le
de permanent, de stable, un monde de l'absolu, relè-
dernier homme, celui-là même que Zarathoustra inter-
verait de la fiction et du mensonge. Il en va de même
pelle dans son Prologue, en est le témoin insouciant
pour les catégories morales et philosophiques (le bien,
et indifférent", L'éternel retour est, par contre, une pensée
le vrai, la chose en soi, etc.) et pour les concepts scien-
qui aurait surgi en Nietzsche, telle une fulguration, au
tifiques. Le devenir est pour ainsi dire le caractère de
départ, sous forme d'intuition empirique, prenant par la
tout étant. Nous le constatons tous par expérience. Nous
savons que la naissance, puis la croissance et la mort
suite l'aspect d'une pensée cosmique impliquant tout ce
rythment notre existence. Le thème héraclitéen de l'écou-
qui est, et qui, par conséquent, dans ce cadre, évoque
lement de toutes choses semble donc n'être pas une
simplement l'homme, parce que celui-ci n'est plus consi-
fiction, mais bien l'expression d'une réalité, à savoir
déré comme le nombril de la terre:
le devenir. Tout passe, rien ne demeure, excepté le devenir
A 6000 pieds au-delà de l'homme et du temps. J'errai ce
lui-même: la nature mortelle, en particulier la vie
jour-là par les bois au bord du lac de Silvaplana au pied
d'un gigantesque roc de forme pyramidale non loin de
humaine, ne saurait être aperçue deux fois dans le même
Surlei, je fis halte. C'est-là que cette pensée me vint."
état. Tout ce qui fut est révolu; ce qui sera s'approche,
j
Op. cil. p. 204, 223.
(. Nietzsche, APZ, De la vision et de l'énigme §2 ; Le convalescent § 1 ; éd. Montaigne, trad. G. Bianquis, 1968.
7 Telle est la thèse défendue par A. Juranville dans Physique de Nietzsche, Denoel, Paris 7, 1973, p. 85.
8 Nietzsche, NE, 10118, trad. A. K. Marietti, 1976, § 55.
s APZ, Prologue: §§ 3, 4 : une critique contre l'humanisme et l'homme de l'humanisme en tant que transition et perdition; par la suite, Zarathoustra annon-
cera son alternative du surhumain: la foule ne réagit pas; § 5 : changement de discours (avec un arrière-fond d'ironie) à la gloire de ce dont les hommes
sont le plus fiers, c'est-à-dire leur culture populaire, leur civilisation du travail et leur démocratie, toutes des catégories de la décadence des temps modernes,
les temps du Dernier homme. La foule en est ravie: Donne-nous ce dernier homme (diesen letuen Menschenï o Zarathoustra [... f, Et garde pour toi ton
surhumain.
IOEH, Ainsi parlait Zarathoustra, §1.
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puis s'éloigne dès qu'il devient présent. Tout coule, tout
demander: sur quels arguments Nietzsche se fonde-
change. La vie et la mort, la génération et la corrup-
t-il pour concevoir le devenir à la manière d'un cycle?
tion et, d'une façon générale, l'apparition et la dispa-
Est-ce par principe scientifique ou pour des convenances
rition sont liées entre elles, se conditionnent et
philosophiques? Dans son commentaire de l'Eternel
s'impliquent l'un l'autre. Plus précisément: la mort n'est
retour du Même, Heidegger n'exclut pas une influence
pas étrangère à la vie, elle ne s'y est pas introduite de
de l'héraclitéisme : C'est un fait que Nietzsche, tribu-
l'extérieur, elle est une part inaliénable de la vie. Aussi,
taire en cela de l'idée qu 'en faisaient ses contemporains,
entrons-nous et n'entrons-nous pas, existons-nous et
se sentait des affinités avec la doctrine d'Héraclite.
n'existons-nous pas dans le flot de la vie et de l'être;
En 1881, immédiatement avant qu'émerge en lui la
c'est pourquoi une même chose est le vivant et le mort
pensée de l'éternel retour, il lui arrive à diverses reprises
(Héraclite, Fragment B 88).
de parler du fleuve éternel de toute chose. 15
Cependant, dans ce même commentaire, Heidegger émet
Une tout autre remarque est celle qui concerne, selon
l'hypothèse selon laquelle la conception cyclique du
Nietzsche, la configuration géométrique du devenir. Pour
devenir relèverait, chez Nietzsche, plutôt d'une croyance,
lui, en effet, l'évolution du monde n'a pas de but, sinon
d'une profession de foi qui lui serait personnelle, sans
il devrait être atteint." Par conséquent, l'interprétation
signification aucune quant au contenu objectifde sa phi-
par la causalité n'est que pure illusion. Dès lors, avec
losophie, et par conséquent susceptible d'être parfai-
Nietzsche, c'est en lui-même que le devenir du monde
tement retranchée de celle-ci": Une telle conception
trouve sa propre impulsion. En conséquence de cela, l'on
cyclique, Nietzsche n'en tirerait-il pas plutôt les argu-
ne saurait accepter l'idée d'un Dieu horloger du monde,
ments à partir de présupposés scientifiques? Le § 55 du
exactement à la manière de Newton, ni d'un Dieu comme
Nihilisme européen (VP, L I) nous suggère une réponse
âme du monde selon le panthéisme des stoïciens, encore
dans le sens affirmatif: ainsi serions-nous fondé à
moins d'un Deus sive natura à la manière de Spinoza",
accepter les modalités du devenir, c'est-à-dire celles
Chez Nietzsche, le devenir du monde vit de sa propre
cycliques, sans commencement ni fin.
énergie: les excréments du monde sont sa propre nourri-
C'est l'ensemble de ces modalités qui prend chez
ture:" Ainsi trouve-t-illa solution finale au problème de
Nietzsche la forme de l'éternel retour: Pensons cette
la transcendance et la finalité du monde, en un mot,
pensée dans sa forme la plus redoutable ; l'existence
au problème de Dieu. Cette idée de l'éternel retour
telle qu'elle est, sans but ni sens, mais revenant iné-
est, semble-t-il, la solution à un dilemme auquel Nietzsche
luctablement, sans un final dans le néant, l'Eternel
aurait été confronté, car il lui fallait choisir entre une
retour ?17 Somme toute, que signifie un tel retour? De
nouvelle finalité (dont Zarathoustra aurait été le créa-
quoi est-ce le retour? Ce n'est pas à la philosophie,
teur), et donner au temps une valeur circulaire, puisque,
ni à une quelconque doctrine de foi de nous fournir la
quiconque refuse de croire à un processus circulaire
réponse à une telle interrogation, ces conceptions du
de l'univers est tenu de croire à un Dieu souverain,
monde étant impuissantes quant aux choses physiques;
absolu": Ainsi donc, de par sa doctrine de l'éternel retour,
c'est plutôt la science. L'acceptation par Nietzsche du
et dès lors qu'il supprime tout sens, toute perspective
principe scientifique du devenir en tant que mode du tout
métaphysique, Nietzsche engage-t-il sa pensée dans une
étant lui a fourni les arguments sur lesquels il asseoit
méditation entièrement athéiste.
la signification qu'il donne de la notion de retour. Au
Si le devenir n'obéit à aucune tendance qui recevrait son
livre II de La volonté de puissance (chap. IV, § 331),
impulsion d'un lieu hors d'elle-même, s'il n'atteint aucun
presque entièrement consacré à une incursion dans les
but au terme d'un processus linéaire, il doit être,
débats scientifiques, nous lisons ceci: le principe de
par conséquent, etde la même manière que le monde
la conservation de l'énergie exige l'éternel retour.
dont il exprime la vitalité, sans commencement ni fin,
Nietzsche s'intéressait tout particulièrement aux travaux
c'est-à-dire cyclique. L'on pourrait tout aussi bien se
de son époque sur l' énergétisme atomique. Il aurait
1\\ La volonté de puissance, L J, chap. II, § 221, De la valeur du devenir, éd, Gallimard, trad. G. Bianquis, 1948,
"Yolonté de puissance, L 11, chap IV, § 330. Voir Spinoza. Préface. in Œuvre de Spinoza. G. Flammarion.
" Ibdi. § 329,
,. Dans une Lettrede Nietzsche à la femme de son ami Overbeck', on retrouve ce mot à l'introduction de l'ouvrage de L. A. Salomé Friedrich Nietzsche, ill selnem
Werken. Trad. Méchin Benoît, Grasset, 1932.
"Op. cit. p. 316. Nietzsche semble confirmer lui-même une telle influence, par ex. dans ce propos-ci: quand je me représente le monde comme un jeu divin
placé par delà Bien el Mal, j'ai pour précurseurs la philosophie des Védantas et Héraclite (VP, UV. § 28).
16 Le.
17 § 55.
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lu, au moment de ses études à Bâle, les œuvres de Lucrèce
humain, là où s'effectue la volonté de puissance dans
et du Père Boscovitch. Et, de ses lectures, il aurait retenu
son acquiescement à j'innocence du devenir. Nous n'y
cette conclusion sur le principe de la conservation de
sommes pas comme dans un jardin d'Armide, mais plutôt
l'énergie". L'atomisme du Père Boscovitch conçoit le
comme dans un champ de bataille contre les évaluations
monde comme grandeur de forces définie et un nombre
et les forces du ressentissement à l'égard de la vie:
défini de centres de forces. Un tel atomisme étant dyna-
l'éternel retour comme doctrine du cycle absolu et indé-
mique, tout équilibre des forces ne peut être qu'instable.
finiment répété de toutes choses, comme annulus
En effet, les forces ne subissant ni augmentation, ni dimi-
aeternitatis, telle est la forme extrême du nihilisme."
nution, il est à supposer que leurs combinaisons ne soient
Il sonne la fin d'un monde, celui des valeurs décadentes.
infinies, et que par conséquent leur nombre devra se
Il est, en d'autres termes, une doctrine par laquelle
reproduire après d'énormes intervalles de temps. D'où
Nietzsche revendique l'innocence du devenir, par laquelle
l'apparition des mêmes événements, exactement de la
il professe l'absence radicale de toute valeur et de tout
même manière que dans la théorie nietzschéenne de
sens, une fois réalisée la démolition de toute fin trans-
l'éternel retour. Les propos de Nietzsche sur les pré-
cendante, des idéaux comme des principes de la connais-
supposés scientifiques de l'éternel retour sont parfai-
sance. Le premier souci de Nietzsche, qui d'une certaine
tement identiques à la thèse atomistique du Père
manière traduit son positivisme particulier, semble être
Boscovitch, par exemple quand il déclare ceci:
de libérer le monde des évaluations nihilistes de la
Le monde des forces ne subit aucune diminution, car
science. Qu'il conçoive le monde comme étant en devenir
autrement dans l'infinité du temps, il serait affaibli et aurait
signifie que celui-ci est en dehors de toute esthétique
péri, le monde des forces ne souffre aucun arrêt, car,
en ce cas ce point d'arrêt aurait été atteint et l'horloge du
humaine, de sorte que les catégories de la science devien-
temps se serait immobilisé. Le monde des forces ne par-
nent désuètes pour autant qu'elles énoncent des pro-
vient donc jamais à un point d'équilibre; il n'a pas un ins-
priétés ne valant que pour un monde simple, [mi, ordonné,
tant de repos; sa force et son mouvement sont d'égale
mesurable, équilibré et connaissable de par ses lois. Pour
grandeur en tout temps. Quel que soit l'état que le monde
puisse atteindre, il doit l'avoir atteint, et cela non pas une
Nietzsche, de telles catégories énoncent simplement des
mais des fois innombrables. Ainsi, ce moment présent
buts et des tendances (finalité, causalité, harmonie uni-
a déjà été atteint bien des fois: il reviendra de même avec
verselle, etc.).
une distribution de forces identiques à celles d'aujour-
d'hui, et il en est de même de l'instant qui a engendré
Le positivisme, à l'époque de Nietzsche, a hérité de
celui-ci et de l'instant qu'il engendrera lui-même."
la mécanique classique sa conception empirique de l'uni-
Dans une de ses lettres, Lou Andréas Salomé témoigne:
vers. D'où sa perception simpliste du mouvement, lequel
instant inoubliable que celui où il me confia cette pensée
se réduit au rapport de cause àeffet, à la loi newtonienne
(l'éternel retour), d'abord comme un secret qu'il redou-
de l'attraction universelle, à l'idée d'ordre et d'équilibre.
tait extrêmement de voir se confirmer et attester. Il n'en
Or, pour Nietzsche, le caractère du monde est au
parlait qu'à voix basse avec tous les signes d'une pro-
contraire celui d'un chaos éternel, non du fait de l'ab-
fonde épouvante. La doctrine de l'éternel retour n'était
sence d'une nécessité, mais dufait de l'absence d'ordre,
alors pour lui qu'une éventualité redoutable et non
d'enchaînement, de forme, de beauté, de sagesse," Chez
une consolation. Il voulait en différer l'annonce jusqu'au
Nietzsche par conséquent, le concept de matière (tout
jour où on pourrait la fonde r scientifiquement. L'éternel
comme la notion du réel) dont le matérialisme méca-
retour en tant que pensée matérialiste du devenir; l'éternel
nique se préoccupe, ne présente aucun intérêt. Lui, pour
retour en tant que doctrine de la religion nouvelle
sa part, se réclame plutôt d'une physique dynamique,
annoncée par Zarathoustra, il faut entendre par-là deux
qui examine les choses en tant que quantités dyna-
modes d'expression valant respectivement, l'un au plan
miques". Peut-être, convient-il de prendre cet énergé-
cosmique, là où règne la nécessité; l'autre au plan
tisme de Nietzsche pour le soubassement scientifique
ra Ce principe fut énoncé pour la première fois par S. Carnot, le fondateur de la science de la thermodynamique. Il aurait été ensuite traduit en formules
mathématiques par le physicien allemand Clausius, celui-là même qui fut à l'origine de la découverte de la loi de l'entropie en 1865. En 1884, Carnot avait
publié ses Réflexions sur la puissance du feu. A partir de ses conclusions, le médecin Robert Meyer proclamera, en 1842, l'équivalence de la chaleur et du
travail que Carnot n'avait pu découvrir. En plus du Père Boscovitch dont il se réclame expressément ( VP, L 1, §204 J, Nietzsche se serait également inspiré
d'un autre courant scientifique, à savoir l'atomisme énergétique au nom duquel il réfutera le matérialisme mécanique de son temps.
19 VP, L II, chap. IV, § 323.
20 NE, § 55.
21 GS, § 109.
"VP, L II chap. IV.
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Sciences sociales et humaines
de la volonté de puissance. Car, en effet, parlant de
sophie ou l'art, ce ne sont que des perspectives: J'espère
la volonté plastique dans le flux du devenir 23, il en arrive
[..,] que nous sommes aujourd'hui loin de la ridicule
à faire de celle-ci, non seulement l'essence du monde
prétention de décréter que notre petit coin est le seul
organique, mais aussi celle du monde inorganique. Et,
d'où l'on ait le droit d'avoir une perspective. Tout au
étant donné qu'à ce titre, comme au titre du devenir
contraire, le monde, pour nous, est devenu infini, en
(lequel n'est qu'une des formes de la volonté de puis-
ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possi-
sance), il n'y a rien qui soit immobile, ni qui puisse
bilité de se prêter à une infinité d'interprétations 28.
accéder à une permanence quelconque, Nietzsche en
Ainsi pour avoir pensé le devenir sous la forme d'un
arrive finalement à nier toute existence, réelle ou sim-
cycle, en ayant exclu par conséquent les doctrines de
plement supposée d'un monde inorganique." Ainsi la
la finalité, Nietzsche justifie-t-il, une fois pour toutes,
volonté de puissance est-elle un phénomène universel
l'innocence de celui-ci et, par là-même, l'on retrouve
inhérent à tout être et à toute chose. Elle est l'essence de
sa tâche de transvaluer les valeurs morales par le
leur devenir. C'est donc bien la physique qui fournit à
détour, dans ce cas précis, d'une critique de l'idéal
Nietzsche les modèles de son argumentation: l'ins-
scientifique. 0
tinct de rapprochement et l'instinct de répulsion sont
le lien du monde inorganique tout comme du monde
Références bibliographiques
organique,"
HEIDEGGER M., 1971. Nietzsche,
éd. Gallimard, trad. P.
L'homme n'a pas prise sur le devenir. Celui-ci résulte
Klossowski.
d'une nécessité manifestée dans chaque être, en toutes
JURANVILLE A., 1973. Physique de Nietzsche, Dencel, Paris 7.
choses. L'essence du devenir, l'essence de la matière,
NIETZSCHE F. :
du monde, etc., nous ne pouvons rien en savoir. De même,
- 1968 : Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Montaigne, collection
suite à sa dénonciation de l'illusion anthropomorphique,
Bilingue, trad. G. Bianquis.
Nietzsche dénie désormais à l'homme le droit de donner
- 1971 : Ecce Homo, Ed. Gonthier, trad. H. Albert.
sens, de dicter des valeurs au monde: nous l'avons beau-
- 1950: Le gai savoir, Ed. Gallimard, trad. A. Viallatte.
coup trop longtemps interprété àfaux, mensongèrement,
- 1976 : Le Nihilisme européen, Union générale d'éditions,
au gré de notre vénération, c'est-à-dire de notre besoin":
trad. A. Kremer-Marietti.
En conséquence de cela, le devenir du monde, ou, ce qui
- 1948 : La volonté de puissance, éd. Gallimard, trad. G.
revient au même, le monde en devenir, a la particula-
Bianquis.
rité d'être un monde innocent, c'est-à-dire d'être a priori
SALOME L. A., 1932. Friedrich Nietzsche, in seinem werlen,
sans valeur", par delà Bien et Mal, sans direction ni des-
trad. Méchin Benoît, Grasset.
tination, en un mot, absurde. De la sorte, ce que nous
SCHOPENHAUER A., 1996. Le monde comme volonté et comme
pouvons en savoir, au moyen de la science, la philo-
représentation, PUF, trad. A. Burdeau.
"Ibid, c'est le titre du chap. Il, lui-même.
24 Ibid, chap. Il, § 78 : La volonté de puissance règne même dans le inonde inorganique, 0// plutôt il n 'y a pas de monde inorganique. Ici, Nietzsche semble
avoir subi l'influence de l'organicisme, lequel commençait à supplanter l'explication mécaniste du monde
zj
L. c.
26 GS, § 346.
"Ibid § 301.
za Ibid. § 374
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'Q)
Au finalisme scientifique de son époque, Nietzsche
...
To the scientific finalism of his time, Nietzsche
E
o
oppose sa théorie de l'éternel retour. Ainsi, par
ca opposes his theory of eternal returning. Thus,
~ sa méthode généalogique, il entreprend de dévoiler
'-
...
with his genealogical rnethod, he undertakes to
tn
'Q)
le fond moral et moralisateur d'une telle doctrine,
oC
unveil the moral and moralising side of such a doc-
a: par conséquent d'en démontrer la fausseté. Et,
ct trine. In doing so, he demonstrates the falsity of
de cette manière, l'éternel retour se trouve confirmé
scientific finalism. In this way, the theory of eternal
en tant que l'unique doctrine qui vaille quant à la
returning confirms itself as being the only valuable
connaissance du monde matériel.
doctrine as far as knowledge of the mate rial world
is concerned.
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