Le rôle du philosophe dans l'Afrique du 3e millénaire : penser la dynamique technocosmique.

Sciences sociales ethumaines
Le rôle du philosophe dans l'Afrique du 3e millénaire·
penser la dynamique technocosmlque'
L. M. POAME
Université de Bouaké (Côte d'Ivoire).
Introduction
depuis quelques années en France et surtout en
Allemagne, sous le nom de philosophie de la technique
L'Afrique actuelle, pour réussir son développe- ou de « Technikphilosophie oder Philosophie der
ment, se trouve engagée dans un processus
Technik » en allemand", Accordant à la technique et au
d'industrialisation-technicisation
irréversible,
système sociotechnicien une place philosophiquement
tributaire de l'irréversibilité de la prolifération du
focale, la philosophie de la technique devient ici le
technocosrne", ce milieu sociotechnicien qui va consti-
cadre épistémologique structurant de notre pensée, de
tuer pour les Africains de demain, le nouveau milieu
la dynamique anthropotechnocosmique et de l'Afrique
dans lequel ils seront appelés à vivre et à mourir.
'du 3" millénaire. Dans cette perspective, le postulat
Lorsqu'une réalité comme le technocosme est deve-
fondamental de la philosophie, celui du sens, se trans-
nue à ce point incontournable, il est inconcevable de
forme en souci de dévoilement du sens des mutations
penser l'Afrique de demain en faisant l'économie de la
sociotechniciennes.
dynamique technocosmique. Penser l'Afrique de
demain revient donc, dans une certaine mesure, à
Cette étude, engagée dans le sillage d'une philoso-
penser la dynamique anthropotechnocosmique et
phie de la technique, est ordonnée selon une trajectoi-
nécessairement avec elle, le phénomène technique.
re qui conduit de la nécessité du penser prospectif de
" s'agit là d'une entreprise dont nous mesurons plei-
la dynamique anthropotechnocosmiqueet de la tech-
nement la difficulté. Le peu de considération accordée
nochronie' à l'exigence d'une éthique de la responsa-
à la technique, dans la tradition philosophique,
bilité en passant par une phénoménologie de la dyna-
explique en partie cette difficulté. Celle-ci, pour être
mique anthropotechnocosmique et un examen des
surmontée, requiert le recours de ce qui se développe,
craintes et espoirs liés à cette dynamique.
De la nécessité d'un philosopher
Pour notre part, nous voyons dans cette affirmation
prospectif
sentencieuse un rappel imagé de la fonction du philo-
sophe : appréhender les événements dans la distance
Dans son admirable préface aux Principes de la phi-
et s'abstenir de jouer au prophète, attendu que sa pensée
losophie du droit, Hegel rappelait sentencieusement que
du monde doit dépendre du matériau que lui fournit
la chouette de Minerve ne prend son envol qu'au cré-
l'histoire. Autrement dit, c'est dans la patience du concept
puscule. Cette pensée, diversement interprétée, a valu
à la philosophie d'être réputée venir après coup, toujours
que le philosophe doit répondre aux sollicitations de
trop tard pour chanter l'oraison funèbre d'un monde
ses contemporains.
vieillissant. Réduite à un archivage des décombres du
Attentif aux propos de l'auteur des Principes de la philo-
monde disloqué, la philosophie ne serait qu'un luxe.
sophie du droit, nous pouvons faire remarquer qu'avec
, Ce texte est la matrice, revue et augmentée, d'une communication présentée à un colloque international, tenu du 19 au 22 mars 1997 à Abidjan sur le
thème: Crise el Développement en Afrique : le rôle des intellectuels.
, « C'est ce milieu technicien qui tend à devenir planétaire, universel, et qui trouve sa densité maximale dans la ville» (Hottois, G. Le signe et la technique,
Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 88). Souvent décrit comme un milieu technicien qui prolifère de façon cancérigène, le technocosme en tant que tel paraît
neutraliser la dynamique propre aux acteurs sociaux. C'est pourquoi, le technocosrne, tel que nous l'entendons, doit être perçu comme cet univers sociotechnicien
dans lequel l'homme fait système avec la technique. Le tcchnocosrne, de ce point de vue, pourrait revêtir l'appellation d'anthropotechnocosme.
, Voir à ce sujet notre étude « Regard sur la philosophie de la technique en Allemagne » in : Philosophiques, revue de la société de philosophie du Québec,
vol. XXI, n° 1. Printemps, 1994, p.197 -211.
'C'est celle expérience nouvelle de la temporalité induite par la technique contemporaine et structurée par Je primat du futur. Cf. à ce sujet l'analyse de
Gilbert Hottois, « Technochronie et primat du futur» in : Le signe et la technique op. cil. p. 78-82.
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ce siècle finissant, crépusculaire, la chouette de Minerve
tels Karl-Otto Ape! et Jürgen Habermas, reconnais-
peut engager sa ronde nocturne. Mais dans sa voyance
sent à l'histoire un certain sens qu'ils trouvent dans la
nocturne, elle devra, par-delà sa tâche crépusculaire,
société de communication émancipée.
permettre de déchiffrer l'énigme du jour et par là, jeter
Le philosopher prospectif nous paraît ainsi, à plusieurs
les bases de ce que nous nommons philosopher
égards, justifié. Il s' accompl ira dans la présente étude
prospectif.
comme dette envers l'humanité et les générations futures.
Le primat du futur est dans la réflexion philosophique
Mais le sens de cette dette ne devient intelligible qu'à
sur la dynamique technocosmique.
travers une perception anticipatoire de la dynamique
Une des raisons de ce poids du futur dans la réflexion
technocosmique et de ses effets.
philosophique sur le technocosme ou lanthropo-
technocosme tient, d'une part, à la nature futurologique
Processus de formation
de la technoscience et d'autre part, à la prééminence
de la question du sens de l'histoire dans la philoso-
du technocosme : l'Afrique
phie contemporaine.
du 3e millénaire
Essentiellement tournée vers le futur, la dynamique
La technoscience et tout ce qui lui est consubstan-
technoscientifique a une portée telle que ses effets s' éva-
tiellement lié constituent le moteur, de ce processus dans
luent non plus en termes d'années, mais de décennies.
lequel se joue l'avenir des sociétés contemporaines en
Il en est ainsi, par exemple, des effets de la bombe ato-
général et des sociétés africaines en particulier.
mique et du séquençage du génome humain qui, en excé-
dant la durée de vie d'une génération, pèsent sur les géné-
Le dynamisme créateur de ce moteur, exclusivement
rations futures. Le lien entre la technique et le futur
endogène en Occident, s'est déployé de façon exogène
est devenu fort, au point de transformer la technique
en Afrique et a donné lieu à ce qu'on a appelé le trans-
en poussée en avant vers un futur lointain dans lequel
fert de technologie".
s'évanouit la temporalité traditionnelle (à dimension
Sous la double action de l'industrialisation et de l'urba-
humaine). Et plus ce lien s'accentue, plus le penser pros-
nisation, le transfert de technologie va modeler et trans-
pectif et la sensibilité futurologique doivent être mobi-
former les rapports sociaux, les modes de vie et de
lisés.
production ainsi que le milieu naturel-culturel. Ainsi,
D'un autre côté, les plus grandes figures de la philo-
à l'occasion du transfert de technologie, la technique
sophie contemporaine s'accordent à reconnaître que
va alimenter les principaux réseaux de production
l'histoire n'est pas dépourvue de sens. Hegel postulait
(matérielle, intellectuelle, culturelle et artistique). Avec
que l'histoire se dirigeait dans le sens de l'incarnation
l'intensification de ce transfert et plus tard, dans le
de l'Idée absolue avec la réalisation de l'État rationnel.
3e millénaire précisément, la production des techniques
de pointe en Afrique, on assistera à la mise en place
Pour Saint-Simon, l' histoire s'oriente vers l'avènement
d'un gigantesque système de médiation, de formes
du système industriel, une société sans antagonisme
artefactuelles, médiatisant de façon hégémonique les
de classes', voire sans classes, qui ne sera plus gouvernée,
rapports de l'homme à la nature, de l'homme à l'homme
mais administrée au meilleur marché possible. Dans cette
et de l'homme à la machine. On verra alors se super-
logique d'une société sans classes, Marx identifie la fin
poser au monde symbolique, un nouveau monde, un uni-
de l'histoire à la société communiste.
vers réticulé (selon le mot de Tinland)" caractérisé par
Sans donner dans l'eschatologie des grands systèmes,
l'omniprésence de l'opératoire et la circulation de l'in-
certains philosophes de la deuxième moitié du XX e siècle,
formation (digitale) dans tous les compartiments de la
'La société industrielle. telle que conçue par Saint-Simon, ne comporte en réalité qu'une seule classe, celle des producteurs ou des industrieux. « L'industrie,
écrit Saint-Simon, est une. Tous ses membres sont unis par les intérêts généraux de la production» (L'Industrie, Œuvres, Anthropos II, 1966, p. 47).
'Sur le transfert de technologie, voir notre texte publié en France « La lecture du processus de modernisation en Afrique à la lueur de l'œuvre de 1. ElIul,
in: Sur Jacques Ellul. Préface d'Ivan Illich, ouvrage collectif, éditions Esprit du temps, collection Philosophie, 1994.
'TINLAND F., La technoscience en question, Ouvrage collectif, Seyssel, Champ vallon, 1990, p. 109.
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société.
tution de la rationalité formelle à la rationalité
substantielle des valeurs que promeuvent les sciences
L'information étant désormais partout disponible,
historico-herméneutiques et critiques", On assistera de
l'Afrique du 3' millénaire se trouvera dans la situation
plus en plus à la subordination totale du savoir (qui
du village où presque tout se sait. Mais contrairement
est aussi « ça-voir ») et de la recherche fondamentale
au village traditionnel où presque tout ce qui se sait reste
et « fondementale » aux finalités technologiques,
le privilège des gérontes, dans l'anthropotechnocosme,
utilitaires, alimentaires. Les signes avant-coureurs de
tous, y compris les jeunes et les plus jeunes, seront
cette substitution sont la professionnalisation paradoxale
bien informés de ce qui se passe autour d'eux. Bien
et la vision manufacturière des universités, considé-
informés, les jeunes, filles et garçons, demanderont à
rées jusqu'alors comme les citadelles de la connaissance
être bien formés. Ils déserteront les « écoles-boutiques»
logothéorique-émancipatoire. Dans le même temps,
issues de la démission de l'État et contraindront les pou-
s'ouvrira la voie à une singulière mise-sous-tutelle poli-
voirs publics à créer ou faire créer de bonnes écoles.
Etant donné l'importance des nouvelles technologies de
tique ostentatoire des universités africaines. Cette situa-
l'information et de la communication, l'informatique
tion, en s'accentuant insidieusement par un assujettisse-
sera enseignée dans toutes les bonnes écoles du XXI'
ment prononcé des programmes de formation et de
siècle comme une sorte de seconde langue.
recherche aux besoins (matériels ou immédiats) de l'État,
fera oublier ce que l'université a en propre: le prin-
Les jeunes ainsi bien informés et bien formés, les hommes
cipe du libre-examen. Débarrassées de ce principe, les
politiques auront à résoudre un problème plus ou moins
universités africaines, en perdant leur fonction essen-
central, celui de la majorité civile. En effet, avoir 18
tielle, vont se transmuer en « uni-vassalité », c'est-à-dire
ou 21 ans dans l'Afrique du 3' millénaire n'aura certai-
en unités de production de consciences vassalisées.
nement pas le même sens et la même portée qu'avoir 18
Devenues l'autre de l'université, ces institutions ne
ou 21 ans dans l'Afrique du XX' siècle. Assurément,
devront leur appellation d'université que par l'adjonc-
la nouvelle génération de jeunes aura l'avantage d' acqué-
tion de l'épithète africaine, souvent utilisée comme
rir avant l'âge légal actuellement en vigueur, un sens du
moyen de légitimation des particularismes aberrants.
devoir et de la responsabilité suffisant pour exercer
des droits civils électoraux. Partant, l'âge de la majorité
A tout ce qui est susindiqué, il faut ajouter le déve-
civile sera revu à la baisse.
loppement d'une expertocratie et l'émergence de techno-
crates au sommet del'appareil étatique. Fort de l'appui
Dans le technocosme ou l'anthropotechnocosme, les us
des experts et autres technocrates, les pouvoirs publics
et coutumes souvent pris de court, voire à contre-pied,
pourront continuer à rendre peu attrayante la condi-
ne devront leur survivance qu'à une substitution de l'ex-
tion de l'intelligentsia en général et de l'élite univer-
plication mythique et mystique du monde à une expli-
sitaire pensante en particulier. Ils contribueront ainsi
cation rationnelle.
au moyen d'une rhétorique de dissuasion destinée à
Quant au grand signifié ou grand référent Nature, force
déprécier les porteurs et réalisateurs de l'intellectus.
terrifiante et incommensurable, il ne fera plus peur.
Mais très vite, les limites des technocrates s'étaleront au
Désormais désacralisée et rapetissée, la nature devient
grand jour. En effet, l'arrivée de ceux-ci au pouvoir
objet de notre responsabilité.
coïncidera avec la montée de valeurs essentiellement
Opaque en ses dimensions sous-jacentes, le technocosme,
matérialistes : le primat accordé au bien-être matériel
au-delà de ses aspects massifs et spectaculaires, présente
développera dans les sociétés africaines une soif sans
des faces non apparentes, pourtant essentielles pour
précédent d'enrichissement et des comportements extrê-
le philosophe voué au «dévoilement ». Une des dimen-
mement égoïstes. Même la croissance économique dont
sions les plus essentielles et les plus subtiles du devenir
les technocrates se font les champions deviendra très
technocosmique des sociétés africaines est la réduction
précaire. Devant cet échec des technocrates" dont les
de la «pratique» à la technique, c'est-à-dire la substi-
effets se feront sentir jusqu'à la fin de la première
8 Nous nous référons ici à la systématique habennassienne, abstraction faite de l'économie. Le premier type de savoir qualifié d'historico-hennéneutique est
orienté vers l'rntcrcompréhension (Verstândigungsorierniert) et le second vers l'émancipation. Une présentation détaillée de cette systématique se trouve
lumineusement consignée dans Erkenntnis und Interesse, in: Technik und wissenschaft ais Ideologie, Frankfurt, Suhrkamp, 1968.
, Les technocrates sont certes utiles pour étancher notre soif d'efficacité et apporter des solutions techniques aux problèmes d'ordre technique.
Mais il est évident qu'on ne peut résoudre techniquement un problème qui n'est pas technique, c'est-à-dire un problème d'ordre politique ou moral. L'erreur
des technocrates est de vouloir ignorer cette évidence.
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décennie du 3' millénaire, il sera successivement fait
Un espoir fondamental pour les âmes avides de savoir
appel aux technocrates à visage humain et aux offi-
reste celui de l'école pour tous. En même temps que
ciers de la pensée pensante.
cet espoir, se trouvera réalisée« l'idée philosophique de
l'homme [qui] implique que l'école est une école pour
Par ailleurs, sous l'effet des technosciences biomédi-
tous»
cales et du génie génétique, l'alimentation (plantes et
12. Pour tous, l'école sera également partout. Avec
l'évolution et l'utilisation généralisée des nouvelles
aliments transgéniques), les perceptions du corps humain
technologies de l'information et de la communication,
(objet / sujet), de la sexualité et les conceptions de la
des écoles virtuelles" apparaîtront partout en Afrique;
procréation subiront une importante métamorphose. Une
il s'agit de ces écoles qui n'auront plus lieu d'être implan-
conscience aiguë de cette métamorphose favorisera l' édu-
tées quelque part en un lieu public parce que pouvant
cation à la philosophie et à la bioéthique qui contribueront
être installées partout où circulent l'information et la
à renforcer le pouvoir d'une opinion publique devenue
désormais pensante voire bien pensante",
communication « câblées ».
Voilà décrite, dans ses grandes lignes, la figure techno-
Enfin, avec la participation massive des plus jeunes aux
cosmique de l'Afrique du 3' millénaire. Cette description
élections, le jeu démocratique se trouvera modifié pour
nous est suggérée par les matériaux autour desquels
le plus grand bien de la jeunesse qui devient désor-
s'ordonnent les sociétés actuelles. Si ces matériaux sont
mais le passage obligé pour gagner des élections.
de neige, on peut, sans être visionnaire ou prophète (nous
Tous ces éléments réunis fondent les espoirs placés en
n'en avons d'ailleurs pas le don), prévoir leur fonte sous
la dynamique technocosmique. Ces espoirs qui se tra-
l'effet de la chaleur des tropiques. Relativement à cette
duisent par ailleurs comme technophilie ou « techno-
fonte, les consciences des contemporains seront parta-
lâtrie» vont alimenter l'idéologie technocratique et déve-
gées entre espérances et inquiétudes, ce qui du reste nous
lopper dans la conscience commune une autolégitimation
paraît bien légitime".
de la puissance technicienne et du pouvoir technocra-
tique.
Espoirs et craintes liés à la
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Parallèlement aux espoirs
dynamique technocosmique
qu'elle suscite, la dynamique technocosmique présente
bien des dangers. En effet, le nouvel univers socio-tech-
Le technocosme ou l'anthropotechnocosme apportera-
nicien que va constituer l'Afrique du 3' millénaire sera
t-il plus de chances pour la lutte contre le sous-déve-
un univers à haut risque. Pour le comprendre, il faut
loppement que de risques de distorsions sociales?
se référer aux normes garantissant la fonctionnalité de
On serait tenté de dire, inspiré en cela par le titre de
l'objet technique sophistiqué. Celui-ci, pour son bon
l' œuvre de Jean Fourastié (Le grand espoir du XXe siècle),
fonctionnement, exige entre autres, précision, sérieux et
que la dynamique technocosmique est l'espoir du
réalisme. Or, notre expérience quotidienne ainsi que
XXI' siècle. Il nous paraît évident qu'avec la dynamique
le triomphe de l'informel et du ludique en Afrique per-
anthropotechnocosmique, les Africains du XXI' siècle
mettent de dire que si l'Africain du 3' millénaire peut
pourront accéder au confort des moyens de transport
être capable de sérieux et de réalisme, il est en revanche
et des conditions de travail. Ils vaincront les grandes
- douteux que la précision soit pour l'Africain du 3' mil-
endémies, maîtriseront les problèmes liés à la fécondité,
lénaire la chose la mieux partagée. Partant, si les Africains
vivifieront la tradition orale au moyen des nouvelles
veulent se comporter à l'égard des ensembles techniques
technologies de la communication et gèreront les affaires
comme les vierges offensées qui tentent à tout prix de
publiques dans la plus grande transparence",
se conserver, on verra se multiplier ce qu'on appelle
10 Le divorce, prononcé par Bachelard (J 938) entre la pensée, la bonne pensée et l'opinion qui « pense mal» ou qui « ne pense pas », ne sera plus qu'un
vieux souvenir.
Il L'image du technocosrne ci-dessus présentée n'est pas celle du philosophe, mais d'un citoyen qui, nourri à la philosophie, observe avec minutie sa société
et son continent en pleine mutation.
12 La gestion
dans la transparence n'est pas nécessairement une gestion transparente. L'important pour nous est de savoir qu'il sera donné dans l'Afrique du
3' millénaire une bonne visibilité de la gestion des affaires publiques, ce qui est de nature à err favoriser une gestion transparente.
.
13 LAFOR'EST G., c Principes pour l'école» in : Philosophie école même combat, Paris, PUF, 1984. p. 42.
" Cette année déjà, c'est-à-dire avant même d'entrer dans le 3' millénaire, des universités africaines (Bouaké, Dakar, Ouagadougou) se préparent à mettre en
route des programmes d'universités virtuelles. JIs'agit notamment du projet d'université virtuelle francophone initié par notre éminente collègue Josianne Ayoub-
Boulad auquel nous sommes étroitement associé.
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'.
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....
aujourd'hui les Risques technologiques majeurs (RTM)
Hans Jonas en tant qu'accentuation de la dimension futu-
et les distorsions sociales.
rologique de l'éthique de la technoscience nous ser-
j> •
vira de viatique.
On a dit et répété que l'Afrique était en panne. Contre
cette idée, Joseph Ki-Zerbo soutient que «l'Afrique n'est
Dans son œuvre intitulée Das Prinzip Verantwortung,
pas en panne puisque dénuée des moteurs dont on s'est
le philosophe part du principe que la technique moderne
gardé de la doter (réforme du monde rural, industria-
a introduit dans l'agir humain un ordre de grandeur
lisation, science et technique, éducation et culture appro-
tellement nouveau qu'elle exige un nouveau concept de
priées). Elle a été structurellement bloquée dans le par-
responsabilité.
king du monde dit moderne" ». Mais si elle n'est pas
Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que la res-
en panne, l'Afrique peut se trouver dans une situation
ponsabilité que la technique moderne nous contraint
quasiment aussi dramatique sinon plus que celle d'une
d'endosser est d'un autre type. Se démarquant d'une
société en panne. En effet, un des dangers pouvant résulter
simple imputation causale des actes commis, ce nou-
du défaut de précision et du mésusage, par exemple, des
veau concept de responsabilité concerne moins « le calcul
grands réseaux électroniques de distribution de l'énergie
ex post facto de ce qui a été fait que la détermination
et de l'information est la transformation de la société
de ce qui est à faire: un concept en vertu duquel je
toute entière en une société de la panne.
me sens donc responsable non en premier lieu de mon
Ce passage virtuel d'une société en panne à une société
comportement et de ses conséquences, mais de la chose
de la panne, la liquidation insidieuse et pernicieuse
qui revendique mon agir" ». Autrement dit, le devoir-
de la sphère «pratique» par l'activité instrumentale
être de l'objet appelle le devoir-faire du sujet, l'obli-
et l'utilitarisme primaire, tout cela ne fera que provo-
gation de sauver ou de sauvegarder. Ce quiprécisément
quer des réactions anti-techniques et technophobes.
doit être sauvé ou sauvegardé, ce sont la nature et les
générations humaines futures.
Face à la dynamique technocosmique qui se présente
pour ainsi dire avec une tête de Janus, la tentation est
Dans son projet de fonder une nouvelle éthique,
grande d'osciller entre les extrêmes de la technophilie
Jonas tente, non seulement, de faire subir au concept
et de la technophobie. Naviguer entre ces extrêmes
de responsabilité une mutation sémantique, mais aussi
. conduit naturellement à une impasse.
de montrer l'inadéquation des catégories de l'éthique
Le philosophe peut contribuer à dépasser ces extrêmes
traditionnelle. Il en vient ainsi à récuser les prescriptions
par la mise en route d'une réflexion éthique à la hauteur
morales du genre: « Aime ton prochain» ; «Agis de
de la puissance technicienne.
telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime
devienne une loi universelle ».
Nouvelles exigences éthiques
Ces prescriptions, en confinant l'action morale dans
la relation présente avec des êtres présents, font reposer
pour l'Afrique du 3e millénaire
l'éthique sur la détermination du présent comme temps
Si le futur apparaît comme structuré par la relation entre
actuel. En outre, Jonas voit dans la prescription morale
éthique et technique, le problème de l'invention éthico-
kantienne ou impératif catégorique kantien, l' affirma-
technique demeure
éminemment
philosophique.
tion d'un principe logico-formel qui en affaiblit la dimen-
Techniquement insoluble, ce problème sera posé et ana-
sion pratique.
lysé à travers ce qu'il convient d'appeler avec le philo-
Pour surmonter au sens fort de ûberwinden les éthiques
sophe allemand Hans Jonas Verantwortungsethik ou
traditionnelles et avec elles l'impératif catégorique kan-
éthique de la responsabilité.
tien, Jonas propose l'impératif ainsi formulé: «Agis de
A la nouveauté de notre situation dans le technocosme
façon que les effets de ton action soient compatibles avec
ou l' anthropotechnocosme, ne peut que correspondre un
la permanence d'une vie authentiquement humaine sur
nouveau type de responsabilité et la philosophie de cette
terre» ou négativement formulé: « Agis de façon que
responsabilité culmine dans l'éthique de la responsa-
les effets de ton action ne soient pas destructeurs
bilité. Dans l'élaboration de cette éthique, l'œuvre de
pour la possibilité future d'une telle vie» ou encore
"KI-ZERBO J., (sous la direction de), La natte des autres, Dakar, Éditions du CODESRIA, 1992, p. 2.
16 JONAS H., Das Prinzip Verantwortung, Frankfurt, Suhrkamp, 1984, p. 174.
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positivement formulé : «Ne compromets pas les condi-
connotent les différents impératifs. Ici, on retiendra pour
tions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre'? ».
l'essentiel que le nouvel impératif s'adresse beaucoup
plus à la politique publique qu'à la conduite privée.
De ces trois formules, les deux premières semblent
Mais le nouvel impératif (comme tout impératif) est, par
se présenter comme de simples reformulations de
définition, un principe objectif contraignant la volonté
l'impératif catégorique kantien, faisant ainsi perdre à
humaine. Conscient du fait que les êtres humains ont
l'impératif jonassien toute son originalité. Mais à y voir
besoin d'une motivation à la conduite éthique, Jonas
de près, on s'aperçoit que Jonas ne répète ni ne se contente
suggère, comme structure motivationnelle de l'éthique
de paraphraser Kant. En effet, c'est par un examen
de la responsabilité, ce qu'il appelle Heuristik der Furcht,
critique de l'impératif catégorique kantien que Jonas
entendez heuristique de la peur. Les hommes, semble-
tente de distinguer son impératif de celui de Kant.
t-il, ne sont déterminés à agir éthiquement que lorsqu'ils
L'un des traits distinctifs de son impératif s'appuie sur
sont affectés par le danger apocalyptique. De fait, la
une analyse critique de l'expression « que tu puisses»
(re)connaissance du malum est plus facile, plus immé-
contenue dans la formule de l'impératif catégorique
diate que celle du bonum.
kantien. Pour Jonas, cette expression est une invocation
Autrement dit, la crainte d'un malum, même imaginé,
de la raison et de son accord avec elle-même: à suppo-
nous affecte automatiquement, ce qui conduit à penser
ser l'existence d'une communauté d'acteurs humains
que pour avoir prise sur les hommes, la morale doit
(d'êtres raisonnables actifs), l'action doit être telle que
s'appuyer sur la crainte du malum. Et Jonas de souli-
sans se contredire, elle apparaisse comme fait uni-
gner : « La philosophie morale doit consulter nos craintes
versel pour cette communauté.
préalablement à nos désirs afin de déterminer ce qui nous
tient réellement à cœur" ». Dans cette ligne de pensée,
Dans ces conditions, souligne en substance Jonas, la
Jonas invoque Thomas Hobbes qui eut le mérite d'avoir
considération fondamentale n'est elle-même pas morale,
mis en relief le summum malum ou la crainte d'une mort
mais logique. Autrement dit, le pouvoir-vouloir (Wollen
violente et d'avoir également su exploiter la peur extrême
Kônnerà ou le ne pas pouvoir-vouloir (nicht Wollen
que cela entraîne. Mais cette peur « de type pathologique
Kônnens exprime la compatibilité ou l'incompatibilité
qui s'empare de nous de sa propre force, à partir de
logique et non l'approbation ou la désapprobation morale.
son objet'?» diffère de celle qui préoccupe Jonas, à savoir
L'on peut, par exemple, à en croire Jonas, vouloir sacri-
la peur de type spirituel qui est l'effet d'un « apprête-
fier aussi bien sa vie que celle de l'humanité sans entrer
ment personnel à la disponibilité de se laisser affecter?»
en contradiction avec soi-même. Logiquement, c'est-à-
par un malum imaginé.
dire sans se contredire, l'on peut dans son cas personnel
Dans l'esprit de Jonas, la crainte du malum imaginé doit
comme dans celui de l'humanité, préférer un bref feu
s'observer prioritairement au niveau d'une élite bien
d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même (ein
(in)fonnée qui aura la lourde tâche d'éclairer et d' appli-
kurzes Feuerwerk die iiuBerster Selbsterfidlung) à l'ennui
quer les décisions qui s'imposent. Car ne l'oublions pas,
d'une continuation dans la médiocrité (Langweile end-
l'éthique jonassienne est élitiste: « seule une élite, écrit-
loser Fortsetzung im MittelmaB).
il, peut éthiquement et intellectuellement assumer la
Or, le nouvel impératif affirme précisément que nous
responsabilité pour l'avenir 21 ».
avons bien le droit de risquer notre propre vie et non
De cette rencontre entre technique et responsabilité,
celle de l'humanité. En d'autres mots, nous n'avons pas
il ressortune fondationontologico-téléologique de l'éthique
le droit d'opter pour le non-être des générations futures
de la responsabilité que l'on pourrait valablement inscrire
à cause de l'être de la génération actuelle. Il y a
dans le sillage du philosopher prospectif.
donc dans cet impératif la « préférabilité » de l'être au
Toutefois, la responsabilité jonassienne nous paraît à
non-être, de l'avenir comme « à-venir» à la réalité de
certains égards assez problématique et cela pour trois
l'instant.
raisons essentielles.
L'autre trait distinctif porte sur la relation de l' indivi-
D'abord, parce que calquée sur le modèle parental, la
duel au collectif et à l'horizon temporel spécifique que
responsabilité, telle que conçue par Jonas, affiche un
" JONAS H., Op. cit. p. 36.
te JONAS H., Op. cit. p. 64.
19 JONAS H., Op. cit. p. 65.
10 Idem.
21 JONAS H .. Op. cil. p. 263.
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Sciences sociales et humaines
paternalisme inacceptable. Jonas semble oublier que
2 - Loin de nous l'intention de donner dans l'eschatologie
les générations futures ne sont pas d'éternels futurs
des visionnaires et autres prophètes des temps nouveaux,
nourrissons mais des adultes, les adultes de demain.
nous voulons simplement proposer quelques pistes de
Contrairement aux vues de Jonas, ces adultes de demain
réflexion.
auront besoin de disposer d'une certaine autonomie et
3 - Sous l'angle du philosopher prospectif, le rôle du
il serait inconvenant de déterminer d'avance les formes
philosophe dans l'Afrique du 3" millénaire se ramène
de liberté ou de bonheur des générations futures.
schématiquement à ceci: travailler à rendre transparente
Ensuite, nous paraîtégalement inacceptable, l'élitisme
à la conscience la dynamique anthropotechnocosmique
qui structure la responsabilité jonassienne. Le danger
et contribuer à développer dans la conscience des contem-
d'une telle responsabilité est qu'elle compromet le
porains, le sens des responsabilités nouvelles que
pluralisme et le débat démocratique.
l'anthropotechnocosme nous contraint d'endosser. 0
Enfin, la responsabilité jonassienne en tant que res-
ponsabilité non réciproque peut, au niveau des chefs
Références bibliographiques
.d'État africains, donner lieu à une infantilisation des
APEL K. o., 1973. Transformation der Philosophie, Frankfurt,
citoyens. L'expression «Père de la nation» utilisée dans
Suhrkamp.
les années 60 pour désigner certains chefs d'État afri-
BACHELARD G., 1938. La formation de l'esprit scientifique,
cains nous paraît assez symptomatique.
Paris, Vrin.
Dans l'Afrique du 3" millénaire, le paternalisme sera
DELSCHEN K. H., GIERATHS J., 1992. Philosophie der
condamné à une survivance fossilisée. Au paternalisme
Technik, Frankfurt, Moritz Diesterweg,
succéderont l' anti-paternalisme (réaction épidermique
ELLUL J., 1954. La technique ou l'enjeu du siècle, Paris, Armand
des jeunes contre l'égoïsme des adultes) et le non pater-
colin.
nalisme (refus raisonné de la dissymétrie des relations
ELLUL J., 1977. Le système technicien, Paris, Calmann - Lévy,
de responsabilité). Ce non paternalisme, en favorisant
FOURASTIÉ J., 1962. Le grand espoir du XX"siècle, Paris, Idées
le jeu démocratique, ouvrira la voie au développement
. Gallimard.
d'une « activité communicationelle?» qui permettra aux
GOFFI J. Y., 1988. La philosophie de la technique, Paris, PUF.
Africains de renouer avec leur tradition de consensus.
HABERMAS
J., 1968. Technik und
Wissenschaft
ais
Evidemment, ce sera une tradition revue et corrigée,
« Ideologie », Frankfurt, Suhrkamp.
puisque la réussite du consensus sera désormais garantie
HABERMAS J., 1981. Theorie des Kommunikativen Handelns,
par l'assomption du dissensus.
Frankfurt, Suhrkamp.
HABERMAS J., 1991. Erlauterungen zur Diskursethik, Frankfurt,
Suhrkamp.
Conclusion
HEGEL G. W. F., 1940. Principes de la philosophie du droit,
Dans cette conclusion, notre propos consiste avant tout
traduction A. Kann, Paris, Gallimard.
à attirer l'attention sur trois points.
HEGEL G. W. F., 1967. Leçons sur la philosophie de l'histoire,
traduction J. Gibelin, Paris, Vrin.
1- On ne peut penser les sociétés contemporaines
HOTTOIS G., 1984. Le signe et la technique, Paris, Aubier -
de la dernière décennie du XX" siècle en dehors du
Montaigne.
phénomène technique qui, sans en dicter l'évolution,
HOTTOIS G., 1989. Du sens commun à la société de communi-
pèse lourdement sur elles.
cation, Paris, Vrin.
11 Expression en passe de devenir classique depuis la parution en 1981 et 1985 à Francfort de l'œuvre de Jürgen Habermas intitulée Theorie des Kommunikativen
Handelns.
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Sciences sociales et humaines
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Suhrkamp.
HOTTOIS ET WEYEMBERGH (coordination scientifique),
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Suhrkamp.
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TINLAND F., 1997. L'homme aléatoire, Paris, PUP.
'Go)
L'Afrique de la dernière décennie du siècle
Ü The last decade Africa of the closinq century
E finissant bouge dans presque tous les sens.
ca changes in almost ail directions. The current
~ Les mutations aujourd'hui en cours sur le continent
'-
-
changes in the continent present a series of
'Go)
mettent en scène une série de facteurs, parmi
~ factors among which the technological ones that
c: lesquels la série technologique qui nous paraît
<t: seem altogether to us inescapable.
somme toute incontournable.
Being aware of the technical phenomenon and its
Attentif au phénomène technique et à sa nature
futurological nature, this article is to indicate,
futurologique, l'article s'attèle à indiquer, par-delà
beyond the immediate preoccupations, one of the
les préoccupations immédiates, l'une des fonctions
roles of the philosopher who is concerned with
du philosophe soucieux de penser l'Afrique des
thinking of modern times Africa. Here this role is
temps nouveaux. Cette fonction se réduit ici, pour
essentialy confined to clarify the complexity of
l'essentiel, à rendre transparente à la conscience
technology and give contemporaries a sense of
l'opacité du phénomène technique et à donner
new responsibilities connected to the advent of
aux contemporains le sens des responsabilités
« technocosme ».
nouvelles liées à l'avènement du technocosme.
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