Sciences sociales et humaines
l'image du père dans le roman sénégalais
J. D. ATCHADE
Université de Bouaké (Côte d'Ivoire).
Introduction
Camara l.aye" présenté comme un « démiurge en rela-
tion secrète avec les esprits du clan ,,3, et même le
Ilestrarequ'enAfriqueunfilsportepubliquementun pèred'Ahouna, lehérosd'Unpiègesansfind'Olympe
jugement critique sur son père. Pour ce faire, il fau-
Bhêly-Quenum. Ce fut le déclic. Cette image positive
drait encore qu'il puisse « lever la tête ", qu'il ose le
du père, largement partagée, semble-t-il, n'emporte
regarder en face et qu'il cherche à comprendre
le
pas entièrement notre adhésion. D'autres écrivains, en
bien-fondé des actes et comportements répréhen-
dehors d'Oyono, ont évoqué dans leurs œuvres, ces
sibles de son père. Mais les temps semblent bien révo-
figures de pères qui ne sont des modèles ni pour leur
lus où lefils, tout comme la fille et surtout la mère,
famille ni pour la société. Nous pensons notamment
étaient l'obéissance incarnée. Dans les sociétés dites
aux œuvres des écrivains camerounais' et, plus
modernes, nombreux sont les exemples qui offrent un
proches de nous, aux romans de Sembène Ousmane,
autre visage du fils ou plutôt une image d'un père vu et
notamment
Ô
pays,
mon
beau
peuple
!
et
jugé par son fils.
l/Hermetterr. Dans une perspective comparatiste et
pour rester conforme à l'objectivité et au réalisme
Le roman africain se fait le miroir de ces agissements et
prôné par Sembène Ousmane lui-même, nous avons
nous renvoie des images qui reflètent tout à fait la réali-
jugé bon d'étudier l'image du père dans un troisième
té quotidienne, même si l'imagination de l'écrivain vient
roman
sénégalais,
le
roman
classique
qu'est
quelquefois atténuer ou grossir ces représentations.
L'aventure embiquë'. En choisissant d'analyser les
Nous avons été sensibilisé très tôt à ces relations entre
œuvres de deux écrivains du même pays, nous avons
père et fils et au cours de nos investigations, nous
voulu apprécier l'image que ces deux compatriotes
sommes tombé sur ces quelques lignes de Jacques
présentent de leurs congénères dans leur rôle de
Chevrier qui nous ont laissé pantois: « A de très rares
père', Dans un milieu fortement islamisé mais où le
exceptions près -
chez
Oyono
notamment -
la
christianisme tente de se positionner, quel regard les
figure du père occupe dans la littérature nègre une
fils portent-ils sur leurs géniteurs, en l'occurrence sur
place privilégiée et apparaît le plus souvent comme
leurs pères? Quels portraits du père nous révèlent ces
celle d'un personnage admiré, respecté et craint ,,'.
différents romans ? Quels sont les rapports existant
Pour justifier ses dires, le célèbre critique littéraire fran-
entre le père et son fils ou sa fille? Quels réactions et
çais s'appuie sur des exemples précis et bien connus:
sentiments du fils suscitent les comportements du
« la noblesse du père de Samba Diallo ", le père de
père? Quel commentaire peut-on en faire?
t
Jacques CHEVRIER, Naissance d'une littérature, in Jeune Afrique numéro spécial, p. 80.
1 Camara LAYE, L' Enfant noir.
'Jacques CHEVRIEr, ibidem.
< cf. Mongo BÉTI, Ferdinand Oyono, Francis Bebey ...
, - Sembène OUSMANE: Ô pays, mon beau peuple!
- Sembène OUSMANE: L'Harmattan
• Cheikh Harnidou KANE : L'aventure ambiguë.
, D'autres écrivains sénégalais ont évoqué dans leurs romans de tels rapports, présenté une image plus ou moins valorisante des pères dans leurs relations
quotidiennes avec leur progéniture. Nous pensons notamment à Mariama Bâ (Une si longue lettre, 1983) et Aminata Sow Fall (L'appel des arènes, 1984).
Mais leurs œuvres accordent peu de place à ces préoccupations familiales. La problématique ici se situe entre le père et la mère ou plutôt entre les époux, les
rencontres entre père et fils se produisant de façon épisodique.
Ces trois œuvres se situent à une période charnière de l'Afrique: les années 50-60. L'Afrique noire connaît une effervescence politique qui doit conduire
la plupart des pays à l'indépendance et, après, à la sauvegarde de leur dignité et de leur liberté conquise. Beaucoup de jeunes africains, intellectuels pour
la plupart ou ayant vécu quelque temps dans un pays occidental, vont se jeter dans la bataille. Les pères, généralement analphabètes, seront pris dans le
tourbillon de cet « harmattan» et assisteront impuissants aux métamorphoses de leurs enfants. Mais convaincus de leurs bons droits et en toute bonne foi, ils
tenteront de s'opposer aux aspirations légitimes de leurs fils de se libérer de toute contrainte. Les heurts ne manqueront pas, et c'est cette attitude, souvent
figée des pères, que nous découvrons dans maints romans de cette période.
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Pour répondre à ce faisceau de questionnements, et
Mais avant d'en arriver au développement proprement
sans perdre de vue la perspective littéraire de notre
dit de notre sujet, quelques caractéristiques commu-
travail, nous envisageons d'examiner ici les représen-
nes aux œuvres retenues méritent d'être dégagées.
tations que les deux écrivains proposent des pères et
Les trois romans se situent entre 1950-1960. Ô pays,
leurs relations avec leurs fils. Cette analyse devrait
mon beau peuple de Sembène Ousmane est écrit en
'nous permettre de caractériser, dans un premier
1957. Il s'agit là du regard qu'un père porte sur son fils
temps, les pères. Ce sera l'occasion de cerner les dlt-
dont les actions surprennent et étonnent. L'aventure
férents visages de pères qui se dessinent dans les
ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, écrit en 1952 mais
publié en 1961, nous présente le regard fasciné et
romans et ensuite d'étudier les regards que les fils por-
admiratif d'un fils pour son père à qui il veut ressem-
tent sur eux.
bler en tous points. Dans L'Harmattan (1964) de
Dans un second temps, nous nous proposons d'ana-
Sembène Ousmane, l'histoire racontée se situe en
lyser les positions respectives; comment peut-on expli-
1958. Le narrateur s'y substitue à l'auteur pour jeter un
quer l'attitude des uns et des autres? Et enfin, quelle est
regard critique sur le comportement d'un père envers
l'idéologie qui sous-tend toutes ces représentations?
sa fille.
Caractérisation du père
sérieuses recherches sur les coutumes en Afrique noire.
Car, la « puissance paternelle », dans la société
De plus en plus, les fils portent un regard critique sur
traditionnelle africaine, n'est pas un vain mot; et tout
leurs pères, jugent leurs comportements. Ce qu'ils nous
jeune africain a dû en faire l'amère expérience. La liberté
révèlent de leurs géniteurs masculins TI' est pas tou-
de l'individu reste très limitée. Le fils demeure soumis
jours flatteur pour ces derniers. A quelques exceptions
à l'autorité paternelle, à sa bonne volonté. Même marié,
près, ils dressent de leurs pères un portrait moral et même
le jeune africain ne peut faire fi des « conseils » impé-
comportemental qui révèle le degré de rupture auquel
rieux du chef de famille.
ils ont abouti dans leurs relations. Cette mutation, engen-
Dans Ô pays, mon beau peuple! le père Moussa Faye
drée par le modernisme et les nouvelles valeurs impor-
incarne cette puissance paternelle que nous venons d' évo-
tées, se manifeste dans la vie de tous les jours. Qu'en
quer. Imam de mosquée, il était très vénéré à cause de
est-il exactement dans les différents romans?
ce titre et surtout pour son âge. Mais il passait pour
Les visages du père
un homme sévère, dur même. S'il ne décidait rien sans
avoir mûrement réfléchi, il ne revenait pas non plus
Seules les attitudes des pères permettent de déceler
sur sa décision. Cette intransigeance pour lui-même
quelques aspects de leur caractère. En les voyant agir,
et pour les autres, ce désir d'en imposer à tous ceux
l'on est frappé par un certain nombre de traits communs.
qui vivent sous son toît, se heurteront à la ferme volonté
Le trait fondamental, caractéristique de la personna-
de son fils Oumar Faye. Revenu d'Europe avec des idées
lité des pères, c'est l'autorité qu'ils entendent incarner.
toutes nouvelles, ce dernier est bien décidé à s'affran-
Si cette autorité pose souvent problème, c'est parce
chir de la tutelle d'un père autoritaire, à l'esprit rétro-
grade, et par la même occasion à libérer son peuple.
qu'elle semble bafouée par les rejetons, ce que supportent
Tel était d'ailleurs son objectif quand il débarqua en
difficilement les pères.
Casamance: lutter contre l'oppresseur qui s'était révélé,
«Chez tous les peuples primitifs, la liberté de l'individu
dans le temps, être le Blanc et éventuellement ses alliés
est toujours subordonnée à l'intérêt du clan, de la tribu,
locaux, mais aussi s'opposer à tous les préjugés des siens,
ou plus simplement de son père. Il en était ainsi dans
à « leur sectarisme, leurs préjugés de caste qui semblaient
l'ancienne Rome, comme dans les coutumes germa-
rendre illusoire toute possibilité de progrès social ».
niques; et ce pouvoir découle tout naturellement de
Cependant, les décisions d'Oumar Faye n'auront pas
la conception que l'on se faisait alors de la puissance
la bénédiction de ses parents, notamment celle de son
paternelle »8.
père. En effet, aux yeux de Moussa, Oumar a porté
Sœur Marie-André du Sacré-Cœur ne pensait pas si bien
une atteinte grave à la-tradition en bafouant son autorité
dire, en écrivant ces lignes après de longs voyages et de
paternelle. Dans ce pays, seul le père (éventuellement
8 Sœur Marie-André du Sacré-Cœur: Ù1 condition humaine en Afrique noire. Ed. Bernard L. Grasset, Paris -
1953 - p. 133.
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la mère) décide du mariage de son fils et choisit celle
entre les deux personnages: « Il y a trop longtemps
qui sera sa bru. En épousant en France, sans le consen-
qu'entre ma fille-et moi il ne subsiste que des formules
tement paternel, une Blanche qui, de surcroît, n'est
de politesse». La mère l'admet: « Le père et la fille sont
pas musulmane, Oumar Faye a commis une faute très
des ennemis de plus en plus ». Tioumbé elle-même le
grave que son père n'est pas disposé à lui pardonner.
reconnaît: « Il y a longtemps qu'avec mon père on ne
se dit plus rien »,
Le père ne comprend pas qu'on puisse choisir de vivre
d'une façon différente de celle de ses ancêtres. Son atti-
L'autorité paternelle n'est certes pas le seul trait carac-
tude est celle d'un homme orgueilleux, à la limite fier
téristique de la personnalité des pères rencontrés dans
de sa race et qui n'a que du mépris pour la race blanche
les romans.
et sa civilisation. Autant une telle manifestation de
D'autres repères permettent de caractériser ces
sentiment égoïste, qui fait fi des désirs d'un fils, pour-
personnages. Les désignateurs ou unités linguistiques
rait choquer, voire même révolter, autant le comporte-
désignant le personnage romanesque sont assez révé-
ment d'Oumar, à un moment donné, pourrait surprendre.
lateurs de la personnalité de ces êtres. Le cas de Joseph
Celui-ci se montre, en effet, très respectueux et très
Koéboghi mérite qu'on s' y attarde. Depuis son élec-
soumis devant son père. Accroupi, il garde la tête baissée
tion au groupe des catéchumènes, il exige que tout le
durant tout l'entretien. Cette attitude n'est qu'une marque
monde fasse précéder son patronyme Koéboghi du
de politesse, contrairement à ce qu'on pourrait en penser.
prénom chrétien Joseph. Le narrateur prend en effet soin
Le fils ne rejette pas à priori tous les droits du père.
de rappeler chaque fois l'identité complète du curé-laïc.
Il sait qu'il lui doit obéissance et respect.
Ses confrères l'appellent « frère Joseph» ou simplement
Il serait très opportun de faire des rapprochements entre
Joseph, ce dont ce dernier tire gloriole. Il poussera le
la famille Faye et la famille Koéboghi dans L'Harmattan.
ridicule jusqu'à exiger de sa femme analphabète la même
Le père Joseph Koéboghi ressemble singulièrement
considération:
au père Moussa Faye, et la lutte de Tioumbé entre dans
- « Koéboghi, que fais-tu 7...
le cadre du combat général mené par tous les personna-
ges révolutionnaires des romans de Sembène Ousmane.
- C'est Joseph qu'il faut dire, clama-t-il.
Comme Moussa Faye, Joseph Koéboghi est père d'une
- Soseph Koéboghi ... ». (p. 162).
famille nombreuse. Comme lui, il est chef religieux,
Joseph Koéboghi apparaît ici comme un individu aliéné
un curé-laïc soucieux de l'avenir spirituel de tous les
et acculturé, qui croit voir dans la simple appellation
membres de sa famille, principalement de celui de sa
d'un nom chrétien son intégration au monde occidental
fille Tioumbé, gagnée aux idées marxistes du « Front»
et à ses valeurs supposées supérieures et garantes d'un
qui lutte en faveur du « Non» contre les Blancs et tous
rang social élevé.
les religieux. Sorti avec ses confrères d'une retraite
de quelques jours où on avait prié pour les enfants afri-
D'autres textes nous font découvrir un être superstitieux,
cains, où Monseigneur avait réaffirmé leur moral et
suspicieux et méchant. Joseph Koéboghi cultive l'art de
les avait prévenus de l'action des éléments antireligieux,
blesser, d' humilier l'autre, d'écraser tous ceux de son
c'est d'un pas ferme que Joseph Koéboghi rentre chez
entourage. « Tu n'as pas de cœur! Tu te conduis bes-
lui, décidé à mettre en jeu son pouvoir de père pour faire
tialement avec elle (Tioumbé). Es-tu vraiment un
accepter à sa fille ses
lâche ... 7 »9 finit par lâcher sa femme, excédée par tant
« convictions» personnelles sur
la foi chrétienne. Pour son grand malheur -
car aux
d'ignominies de la part de son mari.
yeux des catéchumènes, « c'est un malheur que d'avoir
En effet, les faits et gestes de Joseph Koéboghi nous
une fille qui est contre son père », qui le contredit -
révèlent un personnage coléreux, ignoble et odieux qui,
Joseph Koéboghi butera contre la farouche obstination
assoiffé de haine et de vengeance, recourt souvent à
de sa fille Tioumbé, laquelle se reconnaît athée et
la violence physique. En allant fracturer la porte de la
est décidée à continuer à militer dans le « Front ».
chambre de sa fille pour confisquer tous ses livres, le
Les rapports entre le père et la fille sont ici très
père espérait ainsi la priver de tout ce qui l'instruit et
compromis, et plusieurs passages révèlent la distance
contribue à la soulever contre lui. Ce geste est loin d'être
9 Il op. cil. : p. 247.
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gratuit; il traduit la lutte engagée par un analphabète
fils, se contente de l'appeler « le vieux» ou « le père »,
contre l'ouverture culturelle, représentée par le livre.
signe de respect pour son géniteur.
Enfin, pour assouvir sa colère, Joseph Koéboghi roue
Sans être aussi violent que son congénère Joseph
de coups sa fille, la lie solidement et l'enferme dans
Koéboghi, Moussa Faye n'en est pas moins perfide et
sa chambre. En consacrant tout le chapitre 15 de son
dangereux. Le silence dans lequel il s'enferme, refusant
roman à la « correction paternelle », Sembène Ousmane
tout dialogue avec son fils, n'augure rien de bon. Une
a voulu montrer jusqu'où pouvait mener le dogmatisme
telle attitude traduit le mépris qu'il éprouve pour tout ce
d'un être entêté et borné. Les lignes suivantes du roman
que fait Oumar Faye.
attestent que le père et la fille ont atteint un point de non-
Il ressort de tous ces agissements deux portraits de
retour: « Tu as osé lever la main sur moi ... moi, ton
père presque identiques.
père! Tu seras maudite. Maudite fille! De toute ta géné-
ration, tu seras la plus détestable ... Je souhaite que tous
L'un, catholique et maître catéchiste, analphabète, appa-
tes enfants naissent infirmes, lépreux ... Fille maudite!
raît comme un personnage aliéné par la religion qu'il
Je vais te secouer mon pantalon »10.
sert de manière servile, oubliant ses devoirs familiaux.
Il apporte son soutien inconditionnel au « Oui» voulu
Joseph-Marie Awouma reconnaît que « physiquement
par les Pères blancs, et n'éprouve que haine et mépris
faible, il (le vieux ou encore le père) détient l'arme
pour sa fille et pour les jeunes qui veulent s'émanciper
redoutable qu'est la parole. Aussi doit-on craindre de
en prônant le «Non» au référendum. Personnage auto-
voir un vieux proférer des malédictions à l'égard d'un
ritaire et borné, il croit avoir toujours raison.
individu ou du groupe tout entier »". Il renchérit plus
L'autre, le père Moussa, musulman et imam, personnage
loin: « ... le pouvoir coercitif est fondé moins sur la
ancré dans la tradition, a toujours vécu selon les lois
contrainte physique que sur les effets imprévisibles de
de la tradition, et c'est le plus naturellement du monde
la parole. Le patriarche peut jeter le discrédit sur tel récal-
qu'il veut que son fils suive ses traces. Mais c'était
citrant ; il peut le maudire. Or la malédiction porte sur
compter sans la volonté des jeunes de s'affranchir de
celui qui en est victime une tare psychologique, morale,
toute sujétion.
indélébile qui le porte à l'isolement, au dépérissement
physique réel et, éventuellement, à la mort. D'ailleurs,
De ce lot de personnages-pères méprisables, émerge une
le vieillard n'arrive à ce cas extrême que rarement.
figure plutôt sympathique dont les rapports avec le fils
Il préfère persuader »12.
suscitent admiration et envie: le Chevalier de L'aventure
ambiguë
de Cheikh Hamidou Kane.
La persuasion ne semble pas être le fort de Joseph
Koéboghi qui en est arrivé à déraisonner, à force de pro-
En présentant le tableau du père qui privilégie les contacts
férer des injures et des menaces imbéciles. L'on peut
physiques entre un père et son fils, L'aventure ambiguë
d'ailleurs, dans ces conditions, douter des effets de la
confirme l'image traditionnelle de l'homme, à la fois
malédiction prononcée contre sa fille. Brutaux et idiots,
détenteur de la parole et représentant du monde
tels apparaissent tous ces catéchumènes, agents zélés de
extérieur.
la religion.
Les rapports corporels de l'enfant et de son père sem-
Quant à Moussa Faye, les différents désignateurs
blent importants pour l'équilibre psychique du fils. Entre
Samba Diallo et le Chevalier, les rapports évoluent au
et co-référents se rapportant à lui, le font passer pour
même rythme que l' évol ution physiologique de l'enfant.
un «sage », mais également et surtout pour un homme
craint. Le narrateur le nomme volontiers « Moussa
Plusieurs passages mettent en relief ces différents
Faye », « le vieux Moussa Faye », « le vieux », « le vieil
contacts: «Le maître était venu parmi les derniers. Quand
homme ». Ses congénères le désignent par« Moussa» ;
il pénétra dans la cabine, Samba Diallo était juché sur
pour les jeunes, c'est « papa Moussa». Oumar Faye, son
les genoux de son père, lui-même assis sur un fauteuil »13.
LO Ibidem. p. 285.
Il Joseph-Marie AWOUMA; « Le mythe de l'âge, symbole de la sagesse dans la société el la littérature africaines
», in Mélanges africains, éditions pédago-
giques Afrique-Contact, Yaoundé, 1973 p. 175.
Il Joseph-Marie A WOUMA, ibidem p. 178.
"op. cil. p. 18.
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Samba Diallo avait alors six ans, et le garçonnet s'était
« Outre sa réalité physique et intellectuelle, on devine
rendu avec son père au pays des Diallobé. Quelques
en lui (le père de Samba) des sentiments profondément
années plus tard, nous retrouvons Samba Diallo à L.
paternels: il lit scrupuleusement toutes les lettres que
en compagnie de son ami Jean Lacroix et perdu dans
son fils lui remet de la main à la main; il entreprend avec
une méditation mystique. « Il ne sut jamais comment
1ui de longues conversations, s'occupe de ses lectu-
s'acheva cette mort pathétique et belle du jour ... llleva
res, s'intéresse à la vie de sa pensée ... Musulman intègre,
la tête et vit le Chevalier à la dalmatique, qui s'avança
il estime nécessaire au bonheur de l'homme la présence
en souriant, lui tendit la main pour l'aider à se lever.
et la garantie de Dieu »16.
Samba Diallo était accroupi, la tête baissée, son corps
Enfin, selon Samba lui-même, son père « est de ceux qui
encore frissonnant. Le Chevalier s'agenouilla, le prit
ne cessent pas de prier, pour avoir refermé leur livre
par les épaules, le mit sur les jambes et lui sourit. A tra-
de prière. Dieu lui est présence constante ... et indis-
vers ses larmes, Samba Diallo sourit aussi, d'un clair
pensable [... ]. Mon père ne vit pas, il prie »17.
sourire. Avec le pan de son boubou, le chevalier lui essuya
le visage, très tendrement »14. Quelques lignes plus loin,
L'exemple du Chevalier vient prouver que l'image du
le narrateur précise: « Jean avait regardé s'éloigner les
père n'est pas toujours aussi négative qu'on serait tenté
deux silhouettes se tenant par la main, puis lentement,
de le croire. Le père dans la littérature nègre, admiré
était rentré
et respecté comme le souligne si bien Jacques Chevrier,
»1.\\.
se retrouve dans l'œuvre de Cheikh Hamidou Kane et
Nous avons tenu à reprendre ces différents textes pour
c'est, de notre point de vue, l'exception qui confirme
montrer les liens étroits existant entre les deux personna-
la règle.
ges, et les sentiments réciproques qu'ils éprouvent: affec-
tion, amour, complicité entre père et fils, admiration,
les regards du fils
communion parfaite entre deux êtres chers, joie, bon-
En général, les jeunes contestent l'autorité aveugle des
heur, sécurité de l'enfant, réconfort. Tels, en fait, appa-
pères et procèdent à un véritable réquisitoire contre.
raissent les traits caractéristiques des bons rapports entre
ce qu'ils considèrent comme un mythe encombrant et
le père et le fils. En maintes occasions, l'enfant expri-
désuet.
mera sa joie et son bonheur de se trouver en compa-
gnie de son père.
Ainsi, devant l'acharnement de son père à lui faire
comprendre qu'il avait commis une erreur en épou-
Outre ces rapports corporels, synonymes d'affection
sant une femme blanche, suggérant par là qu'il la ren-
et de désir de protection, les relations entre le père et
voie chez ses parents, Oumar Faye a pris une autre déci-
le fils sont fondées sur la communication verbale et la
sion qui ne manque pas de soulever de sérieuses objec-
raison. Le Chevalier ne laisse passer aucune occasion
tions dans sa famille: il décide de se construire une
d'expliquer à son fils le bien-fondé des décisions qu'il
maison dans la brousse, loin de la concession fami-
prend concernant sa vie. Le père raisonne avec son
liale. Pour son père, Oumar veut briser ce ciment qui fait
fils adolescent, élève au lycée et désireux de tout savoir.
la force et la cohésion de la famille africaine. Avant l'ar-
Tout au long du chapitre IX de la première partie
rivée du couple, on s'était plusieurs fois posé la ques-
du roman, le lecteur découvre deux philosophes
tion: « Où vont-ils habiter? ». Mais 'le doute n'était
discutant sur le travail et les rapports travail-loi.
pas permis : « -
chez son père. Le fils n'a que la maison
On est impressionné par la qualité de la discussion et
de son père» 18. Une fois encore, Oumar prouvera qu'on
la hauteur de vue des deux personnages. Samba Diallo
peut rompre, sans encourir aucun risque, ce cadre qui
sortira de ce long dialogue. rasséréné et confiant.
embrigade le jeune homme et l'empêche de concevoir
L'image définitive du père qu'il convient de retenir
un mode de vie différent de celui des siens. Sa déci-
ici se trouve résumée dans ces lignes de R. Mercier et
sion paraît irrévocable: « Je quitte la maison demain,
M. Battestini :
dit-il, j'irai au milieu des arbres »19.
" Ibidem, p. 72.
I!
id. p. 72.
"Roger MERCIER ct M. et S. BATIESTINJ. Cheikh Hamidou KANE. écrivain sénégalais, Littérature africaine, Fernand Nathan, Paris. 1967.
"id. p. 106.
"Sembène OUSMANE: Ô pays __ p. 18.
tc Idem. p. 45.
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Seules une grande émotion et une profonde déception
Le narrateur ne le dit pas, car les seuls liens qui réunis-
devant l'incompréhension du père peuvent expliquer les
saient le père et le fils sont rompus depuis très longtemps.
larmes qui coulent sur les joues d'Oumar. De la faiblesse
Aux yeux de Moussa, l'attitude du fils est une bravade
de la part de ce « colosse» ? Non. Seulement, Oumar
qu'il ne saurait admettre. Désormais, un mur invisible
est conscient de la gravité de sa décision qui, peut-
semble s'être dressé entre les deux hommes. Deux
être, n'a jamais été prise auparavant par un jeune de
personnages vont jouer le rôle d'intermédiaires entre
la région. Néanmoins, Oumar tiendra le coup, et la ques-
les antagonistes: l'oncle Amadou Faye, plutôt compré-
tion de son père -
« Tu ne veux donc pas vivre avec
hensif et la mère Rokhaya qui s'est finalement rési-
nous ?» -
ne pourra pas lui faire changer d'avis. Oumar
gnée à son sort. Le silence constituera l'arme du père,
n'a nullement l'intention de braver son père. Il est même
une arme redoutée par certains mais qu'Oumar ne craint
peiné de l'affronter. Mais l'orgueil est un sentiment que
nullement. Il est déterminé à accomplir ses actions, et
quiconque peut éprouver à un moment donné de sa
rien ne pourra l'en empêcher. Vis-à-vis de son père, il
vie.
adoptera une attitude méprisante et condescendante.
Oumar s'en ira, et durant les deux mois et demie qu'aura
Pour en revenir à Tioumbé, dont le rôle est primordial
duré la construction de sa maison, il ne verra pratique-
dans le roman, nous constatons qu'elle ne rejette pas
ment pas son père. Les deux hommes ne se rencon-
le principe d'une obéissance du fils au père. Ce qu'elle
trent qu'au marché où ils échangent de simples formules
réfute, c'est le mythe de l'autorité paternelle. La crainte
de politesse. Les choses en étaient arrivées au point
qu'elle lit sur le visage des gens de la maison (femmes,
où «pour le père, le fils n'est qu'un étranger ».
enfants) à l'approche du père, l'angoisse dans laquelle
vivent ces derniers à l'idée d'un châtiment prochain, sont
Pour l'Européen ou l'Américain qui ignore tout des
des sentiments qu'elle ne connaît pas et qu'elle réprouve
modes de vie traditionnels africains, le comportement
chez les autres. En quittant la maison paternelle pour
d'Oumar paraîtrait tout à fait normal. Quoi de plus légi-
vivre ailleurs (alors qu'elle n'est pas encore mariée), elle
time qu'un fils cherche à construire sa propre maison?
a voulu sauvegarder son « indépendance », condition
Mais il fut un temps en Afrique où l'attitude d'Oumar
sine qua non de la poursuite du combat. Le coup de
était jugée très sévèrement. Pour quelqu'un qui connaît
tête donné à son père peut être considéré comme un acte
la tradition et suit scrupuleusement ses lois, Oumar Faye
fatal. Elle se rend compte, avec beaucoup de peine, qu'elle
a commis un véritable délit. C'est un sacrilège que d'aller
a violé l'ancienne structure familiale. Mais tout la pré-
contre la volonté d'un père.
disposait à cet acte. Et la malédiction du père restera sans
La rupture entre Oumar et sa famille sera totale, lors-
effet. Tioumbé ira jusqu'au bout de son action.
qu'il décide d'exercer un métier autre que celui des siens.
L'important, pour elle, c'est de retirer sa carte et d'aller
Les Faye font partie de ces wolof qui ont immigré en
voter «Non », bien que ses amis et elle soient convaincus
Basse Casamance pour faire fortune et qui s 'y sont
que le « oui» passera. Ils auront tout de même lutté pour
installés définitivement. Des études ont montré que
qu'on reconnaisse leur dignité d'homme.
ces ethnies avaient conservé leur activité ancestrale
Cette révolte des jeunes contre l'autorité des anciens ou
qui était la pêche. La tradition exige, en effet, que tous
des pères est un prélude au conflit des générations.
les descendants d'un même ancêtre exercent la pro-
Ce conflit de cultures ou de générations, s'il est resté
fession de ce dernier. Les Faye sont très respectueux
longtemps à l'état latent, a fini par éclater, notamment
de la tradition et, du coup, toutes les initiatives d'Oumar
lors des grands événements où doit se décider la vie des
dépassent leur entendement. La stupéfaction se lit sur
jeunes. La position figée des antagonistes, notamment
tous les visages, lorsqu'il leur annonce qu'il veut être
celle des pères refusant tout dialogue, plonge les acteurs
cultivateur. Sa mère, la vieille Rokhaya, devait exprimer
dans une impasse d'où ils sortent plus aigris et plus intran-
la pensée de tous: « Il n'y a jamais eu de cultivateurs
sigeants. En effet, les uns et les autres semblent conscients
dans ma famille, ni dans celle de ton père, ni du père
de la détermination de chacun, et c'est peut-être ce qui
de ton père ... »20.
offusque le plus ceux qui estimaient détenir un pou-
Nous ne connaissons pas
la réaction du
père
voir absolu sur leur progéniture. Les lignes suivantes
Moussa Faye, lorsqu'il apprit cette autre nouvelle.
révèlent bien le désespoir du père:
ID Ibidem.
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Sciences sociales et humaines
« son regard, plein de haine, déchirait son père. Il sen-
le repli sur soi et la farouche volonté de sauvegarder des
tait que le cortège habituel des lois qui régissaient tra-
siècles de prérogatives. Les pères d'Oumar Faye et de
ditionnellement la famille avait été ébranlé. Hier, il n'avait
Tioumbé ne comprennent pas qu'on puisse choisir de
qu'un vague sentiment, mais ce matin la certitude.
En dépit'de son acharnement maladif à vouloir faire taire
vivre d'une façon différente de celle de ses ancêtres.
sa fille, il se voyait bafoué. Non seulement le pouvoir
Seule cette mentalité de vieux demeuré explique l'oppo-
.responsable, mais l'exécutif et le législatif qui lui étaient
sition du père Moussa Faye à toutes les initiatives de son
échus, parce qu'it était le père, lui échappaient. Sans
fils: épouser une Blanche, vivre en dehors de la conces-
se confier à personne, il éprouvait les rudes coups de
boutoir du temps présent, du temps à venir, sur la vieille
sion familiale et exercer un métier autre que celui de ses
forteresse familiale ,,2••
ascendants.
Joseph Koéboghi partage la même vision des choses que
Analyse des positions
le père Moussa. Les actions qu'il mène, les actes qu'il
respectives
pose sont tous dictés par le sens aigu et étriqué qu'il a
de l'autorité paternelle : « Lorsqu'on est fils poli, on doit
Avant de clore cette réflexion sur l'image du père véhi-
obéissance à ses parents». La réplique du jeune Aguemon
culée par les romans étudiés, il serait juste et bon de cher-
ne se fait pas attendre: « Obéir à ses parents est un devoir
cher à connaître les causes de tant d'animosité de la part
sacré. Mais ce devoir ne doit pas être une contrainte ».
des pères, de se demander pourquoi Sembène Ousmane
Là, se situe le hic. Nous sommes en face de deux visions
présente une image pessimiste du père, alors que Cheikh
du monde, de deux conceptions des rapports entre le père
Hamidou Kane nous en donne une représentation plutôt
et le fils qui trouvent leur fondement dans la tradition et
positive. La réponse à cette question est nécessaire si
le modernisme.
l'on veut comprendre le comportement des uns et des
autres afin de trouver des solutions idoines aux bons
La religion constitue l'autre point d'achoppement entre
rapports devant exister entre les membres d'une même
jeunes et vieux. Nous savons que Moussa Faye et Joseph
famille.
Koéboghi sont tous deux chefs religieux, respectivement
imam et catéchumène, auxiliaire du missionnaire blanc.
Les mises en cause
Et c'est tout naturellement qu'ils veulent voir leur
Selon Bernard Mouralis, « les romanciers décrivent
progéniture embrasser la même foi religieuse qu'eux.
l'insatisfaction de leurs personnages (jeunes) mais
Voilà la préoccupation des deux personnages. Au cours
l'expliquent-ils?
d'un entretien avec son oncle, Oumar Faye dira: «Avec
». Pas suffisamment, semble-t-il. Les
causes du malaise entre les pères et les fils (ou plus géné-
toi, je peux parler. Ecoute: Je suis un noir et je le reste-
ralement entre les jeunes et les vieux) sont pourtant assez
rai. J'ai du respect pour nos coutumes et de la consi-
perceptibles. Sont mis en cause la tradition, la reli-
dération envers Dieu. Seulement, je n'ai rien d'un fana-
gion, l'école, l'âge, le sexe, les idées nouvelles, etc.
tique. Depuis mon retour, j'entends dire: « Dieu est bon,
Dieu est bon » quand, évidemment, tout va bien. Et quand
Le malaise naît notamment de la difficulté des jeunes
tout va mal : « C'est la volonté de Dieu». Que moi j'aille
à respecter systématiquement les règles imposées par la
grossir les rangs des crédules? « Non »22. Plus loin,
société traditionnelle dont les vieux se font les garants.
il précise: « Croire, croire et être empoisonné font
Au centre de ces règles, se trouve posé le problème
deux ... ». Devant son père, il se montrera plus incisif:
de la gérontocratie, ou plus simplement la remise en
« Je n'irai jamais là-bas! ... Dieu se trouve partout,
question de l'autorité paternelle.
en nous, sur la terre qu'il a créée, dans le ciel ... »23
La littérature africaine en générale, et singulièrement les
Tioumbé tiendra à peu près le même langage:
romans de Sembène Ousmane présentent les cas de
ces personnages adultes qui traduisent l'incompréhen-
«
Père, je ne crois pas au Christ. Chacun est libre de
croire ou non ,,24.
sion et le désespoir de toute une génération, la vieille,
qui sent que les choses changent, qu'elles ne seront plus
En fait, Oumar Faye et Tioumbé voient en la religion,
comme avant, et qu' il leur faut avancer ou ... disparaître.
comme l'écrit Robert Pageard, « l'ennemie de l'effort
La première réaction devant cet avenir incertain, c'est
personnel ».
" L'Harmattan : p. 245-246.
"Sembène OUSMANE: Ô pays, ... : p. 52.
L'Idem. p. 164.
z L'Harmattan: p. 236.
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Sciences sociales et humaines
Ainsi, aux yeux des fils, les pères apparaissent comme
avec son entourage expliquent en partie la parfaite entente
des dogmatiques soucieux d'imposer des religions étran-
entre son père et lui.
gères à leur culture.
Outre la religion qui constitue une pomme de discorde
L'idéologie des écrivains
entre les pères et leurs enfants, l'école des Blancs s'avère
Une question nous vient tout de suite à l'esprit: cette
être la grande ennemie de la tradition, et donc des repré-
représentation du père traduit-elle l'idéologie des
sentants de celle-ci. Dans le cas d'espèce, nous avons
écrivains? Ou encore, le regard du fils est-il celui
affaire à des personnages-fils qui sont allés à l'école
des auteurs? En somme, quelles sont les intentions
(Tioumbé est institutrice. Oumar vient de passer quelques
des écrivains?
années en France) et qui sont gagnés par les idées nou-
velles, souvent progressistes, véhiculées dans les livres
Nous avons relevé, un peu plus haut, que l'école pou-
et dans le monde occidental. De l'autre côté, nous avons
vait être tenue comme responsable de l'attitude des
des pères illettrés, analphabètes en français comme dans
enfants et même des pères. Mais à elle seule, elle n'ex-
leur langue maternelle.
plique pas tout.
Le comportement des personnages âgés de Sembène
Dans les deux romans de Sembène Ousmane, Ô pays,
Ousmane ne peut s'expliquer que par ce manque
mon beau peuple! et L'Harmattan, les rapports entre
d'instruction et par ricochet, leur manque d'ouverture
jeunes et vieux sont caractérisés par un antagonisme sur
à l'évolution du monde. Cela ne saurait toutefois consti-
le type de société à créer. Les anciens représentent et
tuer une excuse pour afficher tant de mépris à l'égard de
défendent la société traditionnelle, celle de leurs ancêtres
ce qui représente le changement.
avec tout ce qu'elle comporte d'immuable, de respec-
table parce que sacré. Par contre, les jeunes voient
Derniers éléments à prendre en considération: l'âge
dans le changement de société la seule voie pour sortir
et le sexe des enfants. Peuvent-ils expliquer le comporte-
du sous-développement et de la misère. C'est précisé-
ment des pères et l'image que les fils se font d'eux?
ment ce que les vieux n'arrivent pas à comprendre. «Ils
Peut-être. Nous nous contenterons de nous poser un
(les jeunes) délaissent leurs coutumes, le chemin de
certain nombre de questions: Oumar Faye aurait-il eu
Dieu ... ». Mais il y a pire selon les vieux, «c'est que les
une attitude différente s'il avait été un petit garçon ou
jeunes veulent chasser les hommes blancs. Ils s' ap-
un adolescent encore sous la tutelle du père? Le père
pellent entre eux les « Rouges». " 25.
Joseph Koéboghi n'aurait-il pas eu plus d'égard envers
De fait, les deux romans, par le choix des person-
sa fille, si cette dernière avait été un jeune homme? Nous
nages et compte tenu des objectifs poursuivis par Oumar
pouvons poursuivre indéfiniment les conjectures et autres
Faye et le personnage principal « le Front », posent
supputations. Ce qui est plutôt remarquable, c'est le
en termes clairs le problème de la lutte des classes en
rapport paternel, empreint d'affection entre le Chevalier
Afrique et révèlent davantage une volonté de change-
et Samba Diallo. Cette harmonie familiale, méconnue
ment radical de société. Si, dans l'ensemble, les vieux
dans les romans de Sembène Ousmane, trouve son expli-
s'opposent, quoiq ue vainement, à l'action des jeunes,
cation dans la convergence des vues entre les deux
les pères, eux, ne manqueront pas de faire pression sur
personnages, convergence imputable à plusieurs para-
leurs fils en usant d'une arme redoutable, l'autorité
mètres.
traditionnelle du père sur son fils et le respect de celui-
Samba Diallo enfant, adolescent et même jeune homme,
ci envers son « créateur» après Dieu. Le problème
reste très attaché à la tradition islamique. L'école occi-
préoccupe tout particulièrement Sembène Ousmane car,
dentale qu'il fréquente pendant des années, son long
tant que la question de la liberté ne sera pas réglée au
séjour en France et la fréquentation du milieu com-
niveau de l'individu au sein de la famille, il sera diffi-
muniste, loin de le détourner des valeurs culturelles
cile, voire illusoire d'envisager une libération nationale.
de son peuple, le rapprochent au contraire de son père
Tel est le sens du combat que mène Oumar Faye.
qui incarne à ses yeux toutes les valeurs de la société tra-
Il combat l'aliénation sous quelque forme que ce soit.
ditionnelle. Son niveau d'instruction et celui de son père,
Il ne renie pas les coutumes des siens pour embrasser
sa vive intelligence, les nombreuses discussions menées
l'idéologie de l'exploitation du Noir par le Blanc.
" op. cil. p. [·8-19.
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Il montre que les deux valeurs sont opposées au progrès
quelles sont les relations qui doivent prévaloir entre
social et économique du pays, à l'épanouissement de
un fils et son père? C'est un problème universel, atem-
l'individu, aux intérêts du peuple.
porel, mais qui dans le passé a revêtu un caractère dra-
Quant au comportement de Tioumbé, il trouve sa justifi-
matique compte tenu des enjeux.
.
cation dans la ligne que les jeunes se sont tracée, et
Un troisième intérêts'impose: c'est le courant idéologique
qui va dans le sens d'une lutte contre tout ce qui aliène
qui sous-tend toutes ces représentations. En effet, en fusti-
l'homme, supprime sa liberté, l'empêche d'évoluer,
geant le père autoritaire et incompréhensif, et en auréolant
de prendre conscience de sa propre personnalité et de
le père porteur de valeurs nobles à l'instar du Chevalier,
retrouver sa dignité.
chacun des écrivains,à sa manière et dans son stylepropre,
Cheikh Hamidou Kane ne semble pas être préoccupé
a voulu créer un type nouveau de père et, au-delà, un
par ces considérations d'ordre plutôt politique. Son souci
type nouveau d'homme débarrassé des préjugés du passé
majeur, c'est de parvenir à une symbiosedes valeurs
et résolument tourné vers l'avenir. 0
culturelles africaines et occidentales. Si le projet n'a pas
abouti, il connaîtra tout de même une amorce de réussi-
Références bibliographiques
te et les bons rapports familiaux entre le Chevalier et son
fils Samba en sont un témoignage. L'entente parfaite
CORPUS
entre le père et le fils, l'harmonie du foyer ont concouru
KANE C. H., 1961. L'aventure ambiguë, Collection 10/18, Julliard.
à asseoir une vision positive des rapports entre les
membres d'une même famille, et ont permis au fils de
OUSMANES.
prendre conscience de ses capacités et de voler de ses
- 1975 : Ô pays, mon beau peuple! Presses Pocket, Paris.
propres ailes. Le père ne doit pas être un empêcheur
- 1980: L'Harmattan, Présence africaine, Paris.
de tourner en rond; il doit au contraire constituer la
planche qui permettra à son rejeton de prendre en main
OUVRAGES CONSULTÉS
son propre destin. Tel doit être le rôle du père; telle doit
ANOZIE S. O., 1970. Sociologie du roman africain, Aubier-
être l'image à retenir de lui.
Montaigne, Paris.
ATCHADE J. D., 1977. Marxisme et tradition dans l'œuvre litté-
Conclusion
raire de Sembène Ousmane, Thèse de Doctorat de 3' cycle, Lettres,
Paris.
Cette étude nous aura permis de découvrir deux types
AWOUMA J-M-, 1973. Le mythe de l'âge, symbole de la sagesse
ou deux visages de pères: l'un autoritaire, dogmatique
dans la société et la littérature africaine, in Mélanges africains,
et à la limite borné; l'autre plutôt sympathique que
Editions pédagogiques Afrique-Contact, Yaoundé, p. 173-188.
n'importe quel fils voudrait bien avoir comme père.
CHEVRIER J., Littératures africaines: Afrique noire, Maghreb
En effet, le Chevalier est le prototype du père qui fait
même combat? extrait du dossier Naissance d'une littérature,
confiance en son fils, recherche sa réussite tant sociale
publié par Jeune Afrique, p. 22-117.
que spirituelle, et met tout en œuvre pour atteindre cet
GETREY J., 1982. Comprendre L'aventure ambiguë, de Cheikh
objectif.
Hamidou Kane, Les classiques africains, éditions Saint-Paul.
En défmitive, il se dégage de cette représentation du père
GOURDEAU J-P., 1973. La littérature négro-africaine d'expression
française. Hatier, Paris.
un triple intérêt. Tout d'abord un intérêt social: qu'est-
ce que les fils attendent de leurs pères? La réponse
LELOUP (Mme), 1977. Le personnage du père à travers le roman
camerounais, in Bulletin de liaison des professeurs de français,
se résume en quelques mots: la compréhension; un
n° 8, septembre, Audecam.
dialogue franc et permanent, gage de toute entente;
la reconnaissance du droit à la liberté des fils et de
MERCIER R., BATTESTINI M. et S., 1967. Cheikh Hamidou
KANE, écrivain sénégalais. Littérature africaine, Fernand Nathan
leur désir d'émancipation; enfin la prise en main de leur
- Paris.
destin.
MOURALIS B., 1969. Individu et collectivité dans le roman
Nous avons ensuite un intérêt social. Dans cette étude,
négro-africain d'expression française, Annales de l'université
le contexte historique s'est avéré très important pour voir
d'Abidjan, série D - Lettres - Tome 2 ~ Littérature.
le chemin parcouru entre cette période charnière des
ORTOVA J., 1973. Les femmes dans l'œuvre de Sembène
années 50-60 et le monde d'aujourd'hui. Notons que
Ousmane, in Présence africaine, n° 86, avril.
notre travail ne s'est pas limité à une critique de tel
SŒUR MARIE-ANDRE du Sacré-Cœur, 1953. La condition
ou tel comportement. Il pose un problème relationnel:
humaine en Afrique noire, Grasset, Paris.
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Sciences sociales et humaines
'0)
Dans les romans africains de la première géné-
'0 ln the African novels of the first generation, the
E ration, le personnage du père jouit d'une image
ca father character enjoys a valuable and very
~ valorisante et très positive. Autour des années
'-
-
positive image. By the years 1950s and 1960s
'0)
50 et 60 par contre, c'est la descente aux enfers
~ however, this "pater familias" experienced a
a: pour ce « pater familias », désormais en butte
« whole variety of difficulties because he is
aux velléités innovatricesde ses enfants. Cet article
confronted with the innovating willingness of his
présente cette relation père-enfant parfois heurtée
children.
This
study
looks
at
father-child
à partir de l'analyse des œuvres de deux écrivains
relationships that at times are conflictual. It is
sénégalais majeurs, en l'occurrence Sembène
based upon the analysis of the works of two major
Ousmane et Cheick Hamidou Kane.
Senegalese writers, Le. Sembène Ousmane and
Le portrait moral de ces nouveaux prototypes de
C. H. Kane.
pères se caractérise chez Sembène Ousmane par
The moral portrayalsof these new prototypes of
le conservatisme ou parfois l'aliénation que double
fathers are characterised in S. Ousmane by a
un autoritarisme farouche. Telle est l'image de
conservatism and at times and alienation that the
l'Imam Moussa Faye et du catéchiste Joseph
author couples with harsh authoritarianism. One
Koéboghi, tous soucieux d'imposer leur diktat à leur
such image can be identified with the iman
progéniture. Dans ce lot de parâtresémerge l'image
Moussa
Faye
and
the
catchiest
Joseph
du père affectif et compréhensif chez le père de
Koeboghi, both of them very anxious to impose
Samba Diallo, héros de Kane.
their dicktat on their children. From this lot of
stepfathers
the
image. of
the
loving
and
understanding father emerges in the father of
Samba Diallo, the hero of Kane.
118
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