Sciences sociales et humaines
Identité culturelle et environnement colonial:
le cas des communautés ewe (Togo) face aux sociétés
des Missions chrétiennes 1847..1914
A. Y. AHADJI
Université du Bénin, Lomé (Togo).
lntroductlon
Mais avant d'aborder le problème de l'identité cultu-
relle, voici quelques remarques préliminaires: les tra-
Lethème del'identité n'estpasnouveaudansles vauxderecherchesurl'histoire ou lacivilisation ewe,
débats littéraires, sociologiques, philosophiques
des origines à nos jours, sont bien connus et ne méri-
. ou autres. Parmi les différentes définitions du mot
tent plus d'être exposés dans notre analyse'. Notons
« identité ", on peut retenir celle qui part de la racine
simplement que le Togo, ayant une forme allongée,
« Idem" c'est-à-dire « même ». C'est le fait, pour une
s'étire de la côte jusqu'à la limite du Burkina Faso. Les
personne, d'être tel individu et de pouvoir également
communautés ewe dans notre analyse, englobent tous
être reconnue pour tel sans nulle confusion grâce aux
les groupes « ewéisés " se rattachant plus ou moins
éléments qui l'individualisent (état civil, signalement).
directement aux Ewe par la langue et la culture et
L'identité permet de reconnaître les caractères parti-
s'étendant du sud du Ghana, en passant par le sud du
culiers d'une personne ou d'un groupe de personnes.
Togo jusqu'à la frontière ouest du Bénin.
Si nous prenons comme exemple l'Afrique colonisée
En d'autres termes, les deux notions -
celle du Togo
.par les Européens, la quête de son identité culturelle
et des communautés ewe -
ne se superposent pas.
apparaît comme la lutte de tout un continent pour se
Mais le concept d'identité culturelle que nous voulons
faire reconnaître les valeurs dont il a été privé pendant
analyser dépasse le cadre limité des Ewe et s'étend
longtemps.
parfois à tout le Togo allemand. Par ailleurs, plusieurs
sociétés de Mission ont eu des contacts plus ou
L'objectif de la présente étude, c'est d'analyser
moins étroits avec les communautés ewe. Il s'agit de la
d'abord la contribution des sociétés des Missions chré-
communauté des Frères Moraves, de la société des
tiennes à la promotion et à la sauvegarde de l'identité
Missions de Bâle, de la mission Méthodiste de
culturelle des communautés ewe à évangéliser, d'étu-
Wesley, de la société des Missions de l'Allemagne du
dier ensuite les réactions de l'administration coloniale
Nord ou Mission de Brême et de la société du Verbe
et des populations concernées face à cette politique
divin de Steyl. Dans le cadre de notre exposé, nous ne
de promotion des valeurs africaines, de montrer enfin
retiendrons que les trois dernières congrégations
que tous les acteurs de la colonisation au Togo ont fini
religieuses, c'est-à-dire celles de Wesley (anglaise),
par sacrifier ces valeurs sur l'autel de la germanité, ce
de Brême (allemande) et du Verbe divin de Steyl
qui suscite la relance de la politique d'authenticité cul-
(hollandaise) qui ont eu un impact direct sur ces
turelle décrétée au Togo dans les années 1975.
communautés.
Contribution des sociétés
les Ewe ne formaient pas une seule entité ayant le sen-
des Missions chrétiennes à la
timent d'appartenir à une communauté culturelle. Coincés
entre ses deux puissants voisins - le Dahomey et
promotion et à la sauvegarde
l'Ashanti - les Ewe avaient plutôt adopté les institutions
de l'identité culturelle des Ewe
culturelles de ces derniers sans jamais chercher à s'im-
Chercher à parler de l'identité des Ewe suppose qu'on
poser à eux. Le pasteur allemand Jacob Spi eth parle
les considère comme un seul peuple. Or, à l'arrivée
plutôt de Ewestiimme, c'est-à-dire les Tribus ewe" et il
des missionnaires sur la Côte des esclaves au 19' siècle,
en dénombre 120 entre la Volta et le Mono.
, Voir Nicoué L. GAYIBOR: L'aire culturelle ajatado des origines à la fin du IS- siècle. Thèse pour le Doctoral d'État ès lettres et sciences humaines.
Paris 1985, 1200 p.
z Le terme de tribu garde toujours une connotation péjorative: c'est pourquoi nous préférons le terme de cOllllllltllaulé.
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Sciences sociales et humaines
Le premier contact de la Mission avec les communautés
comme l'exprime clairement le pasteur Jakob Spieth,
ewe était négatif, puisqu'il était marqué par la destruc-
« afin que je puisse me passer d'interprètes et accéder
tion et la dislocation de leurs structures sociales et reli-
au cœur des Noirs »4. Les premiers travaux du pasteur
gieuses. Le groupe communautaire était désormais divisé
Bernard Schlegel (1827-1859), leur poursuite par les
en chrétiens et en païens, ce qui entraîna ainsi un désé-
missionnaires Bott et Plessing pour fixer le dialecte aiilô
quilibre de fonctionnement. La nouvelle religion engagea
comme langue écrite et de littérature étaient le fruit
une véritable guerre contre les croyances traditionnelles
de recherches marquées par des hésitations, mais
et toutes les valeurs qui faisaient l'identité du groupe
surtout par le sens d'observation de ces pionniers.
et de l'individu dans le groupe. Pour les Missions chré-
« Les clefs de la langue ewe, fondée sur les princi-
tiennes, en pays ewe comme partout ailleurs, il ne s' agis-
pales structures grammaticales du dialecte aiilô, accom-
sait pas seulement d'apporter la « Bonne nouvelle »,
pagnée d'un recueil de mots, de proverbes et de quelques
mais aussi les bénédictions de la civilisation occidentale
fables indigènes »', la première grammaire ewe de
dont faisait partie le christianisme.
Schlegel publiée en 1858, montre par la longueur du titre
qu'il s'agissait d'un véritable tâtonnement et un mélange
Cependant, la mission n'était pas seule responsable
de linguistique et de littérature orale, bref un résumé
de la désintégration des valeurs culturelles ewe ; elle
de tout ce qui constituait l'expression culturelle des
n'était que l'une des forces composantes et dont l'ac-
communautés ewe.
tion ne concemait qu'une infime partie de la population,
le pouvoir colonial et le commerce ayant beaucoup plus
Mais le véritable travail de recherche sur les dialectes
d'emprise qu'elle. Mais parmi les trois acteurs étrangers
ewe fut accompli par le missionnaire linguiste Dietrich
dans les colonies (commerce, pouvoir colonial et congré-
Westermann (1875-1956)6 qui comptait certainement
gations chrétiennes), la Mission était la première à
parmi les plus grands linguistes et africanistes de son
dénoncer la destruction des valeurs communautaires
.temps, C'est lui qui a su décrire avec précision les parti-
et à proposer la sauvegarde de celles qui ne s'opposaient
cularités de la langue ewe qu'il a analysée sous tous'
pas fondamentalement à la doctrine chrétienne'. Malgré
ses aspects phonologiques, morphologiques et syn-
cette contradiction, la Mission, qui cherchait à influencer
taxiques. Le dictionnaire bilingue allemand-ewe et ewe-
la conscience de ses fidèles, avait besoin de quelques
allemand de 20000 mots publié en 1905-1906, puis
structures traditionnelles solides sur lesquelles elle
la grammaire ewe de Westermann démontrent d'une cer-
pourrait s'appuyer pour transmettre le message biblique.
taine rigueur et profondeur dans la démarche du cher-
Nous retiendrons ici trois de ces structures: la langue,
cheur, faisant ainsi de l' ewe l'une des langues africaines
l'organisation sociale et religieuse et enfin l'art.
les mieux étudiées par les Allemands dans leurs colo-
nies'. Westermann se prononce clairement sur la richesse
les travaux de recherche linguistique
et la valeur culturelle de la langue ewe. Il montre qu'elle
Nombreux et importants sont les travaux linguistiques
n'est pas pauvre et qu'eIle est en mesure de trouver
réalisés par les missionnaires, surtout ceux de la Mission
des termes pour désigner des objets que les popula-
de Brême. Il faut souligner tout d'abord que les premiers
tions autochtones n'avaient pas vus auparavant. Voici
missionnaires n'étaient pas des linguistes, mais ils se
quelques exemples : les Ewe au départ n'avaient pas
sentirent obligés d'assumer cette fonction pour pou-
besoin de chaussures, de lunettes, de clous ou de scie.
voir surmonter les barrières linguistiques et commu-
Mais à la découverte de ces objets, ils ont formé des
niquer directement avec les populations à évangéliser;
noms tout à fait corrects en inventant le concept ou en
• Il s'agit surtout des Missions protestantes allemandes et anglaises.
, Emil OHL Y : LebensstiI von Jakob Spieth. In : Bremer Missionsschriften, n° 8, p. 15.
l
Gustav MÜLLER: Die Geschiclue der Ewe Mission. Bremen, Verlag der NMG 1904, p. 60.
"Né à Achim près de Brême, il fut formé comme missionnaire à Bâle et envoyé en 1900 au Togo pour le compte de la Mission de Brême. Là il se consacra
surtout aux recherches sur la langue ewe de 1900 à 1903 et dut rentrer en Allemagne à la suite d'une maladie. Il n'avait passé que trois ans au Togo (1900-
1903), mais sa production et ses activités en faveur de la linguistique et des études africaines furent très abondantes en quelques années. Après un second
voyage au Togo en 1907, il quitta les services de la Mission et poursuivit sa carrière scientifique dans le domaine de la linguistique. Il devint professeur titu-
laire de chaire à l'université Humboldt et directeur de l'Institut phonétique de ladite ville. Membre de l'Académie des sciences de Prusse ct directeur scienti-
fique de l'Institut international pour l'Afrique à Londres, Westerrnann publia en 1938 une étude biographique, « Afrikaner erzâhlen ihr Leben » (Des
Africains racontent leur vie). Sa collaboration avec Jakob Spieth à Tübingen dans leurs recherches linguistiques a été l'une des plus fructueuses.
7 WESTERMANN s'est également consacré à l'analyse de nombreuses autres langues soudanaises, notamment les langues tshi, haoussa, IWIIW, etc. Ses
œuvres Die westlichen Sudanspraclien und ihre Beziehungen ViIIl BWl/U, publiées en 1927, de même que le Pratiral ortliograpliy of african languages mon-
trent l'étendue du champ de recherche linguistique de Westerrnann et le développement par lui des sciences du langage dans plusieurs communautés afri-
caines. Voir Eva Schôck-Quinteros und Dieter Lenz: 150 Jahre Norddeutsclie Mission 1936-1986. Brernen, Roder-Druck 1986, p.184.
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Sciences sociales et humaines
imitant le son de ces objets. La chaussure évoque pour
de la communauté, celle des chrétiens qui ont l'occasion
eux « un objet de protection du pied », les lunettes
d'écouter ou d'utiliser leur langue à l'école, dans les
. « un œil en fer », la montre « un morceau de fer qui
cantiques et les prêches, dans les cultes et les fêtes
bat tout seul» ; le fût leur rappelle le « potiron en bois »,
communautaires. Certaines personnes attentives
le clou « un morceau de fer à la tête plate », tandis que
commençaient à découvrir l'histoire de leur commu-
la scie est identifiée par le bruit qu'elle produit au sciage.
nauté dans les manuels scolaires. La traduction de la
Selon Westerrnann, la langue s'est enrichie par
Bible en ewe littéraire renforça la tendance unifica-
.l'apport de nombreux objets extérieurs à son monde,
trice des divers groupes qui prenaient progressivement
mais le sens populaire a su les transformer selon sa vision
conscience de leur appartenance à une communauté
des choses. Il en est de même par exemple des verbes
de langue". Les travaux ethnographiques réalisés par
écrire et lire qui, auparavant, étaient inconnus aux popu-
différents pasteurs n'avaient fait que renforcer la thèse
lations, mais elles ont su les adapter aux activités quoti-
missionnaire de veiller à la sauvegarde de l'identité
diennes de leur milieu. Les Ewe voient dans le geste
. des peuples à évangéliser.
de celui qui écrit ou griffonne du papier le même
Les travaux de recherche
geste qu'ils exécutent en labourant leur champ ou en
sculptant leur calebasse, ce qu'ils expriment par« iilô
ethnographique et religieuse
nu ou filjj agbalê ». L'écriture évoque leur façon de conter,
La première clef de tout contact des missionnaires avec
voire de raconter et ils disent tout simplement « Xlê nya,
les populations était la langue. La deuxième, c'était
xlê nu, xlê agbalê ». Westermann tire de toute cette ana-
l'étude du pays et des habitants, de leurs coutumes et
lyse linguistique une conclusion générale:
modes de vie et surtout de leurs conceptions religieuses.
« Une langue telle que l'ewe est riche en elle-même; elle
Comme pour l'étude des dialectes, les missionnaires
convient parfaitément, dans une large mesure, à déve-
de Brême étaient les pionniers des recherches ethno-
lopper la civilisation (la culture) et le commerce et le plus
graphiques en milieu ewe 10 • Les premières études ne
gra.nd préjudice que les Européens puissent porter à ces
revêtaient pas nécessairement un caractère scientifique;
peuples, c'est de remplacer ce précieux héritage maternel
par des langues européennes ou d'en réduire la portée.
elles étaient plutôt surchargées d' impressions person-
Si nous voulons que l'homme ewe conserve aux yeux
nelles et dominées par la lutte contre le paganisme.
des Européens sa véritable valeur intellectuelle, il faudra
Cependant, les travaux linguistiques déjà réalisés sur
que nous veillions honnêtement à sauvegarder sa langue
la langue ewe ouvrirent la voie à une véritable ethno-
pour que la jeunesse grandissante de ce pays puisse
logie, car en Afrique, linguistique et ethnologie ont
jeter un regard sur la beauté et la valeur de sa langue
maternelle, Elle perd progressivement l'estime et l'usage
d' étroits rapports et s'appuient mutuellement. La créa-
. fondamental de sa langue dès qu'on met fortement
tion d'un dictionnaire ewe scientifique comme celui
l'accent sur les langues européennes; mais la langue
de Westermann pouvant être considérée comme l'in- .
européenne convient si peu aux ewe moins doués exac-
ventaire de toute la vie de la communauté et les termi-
tement comme les habits européens qu'ils portent ,,",
nologies concernant les institutions, les conceptions
La prise de position de Westermann était claire. Il par- .
sociales et religieuses étant très vastes, il était nécessaire
lait en homme de science avec des exemples édifiants
de les compléter par des renseignements ethnographiques.
et malgré son bref séjour au Togo de 1900 à 1903, il était
Si tous les missionnaires n'étaient pas des linguistes, ils
convaincu que la langue ewe, telle qu'elle était étu-
étaient tous attirés par la description de leur champ
diée, constituait l'un des premiers éléments de l' iden-
d'évangélisation. Le plus connu de ces missionnaires
tité culturelle du peuple. Incontestablement, le sentiment
ethnologues fut sans doute le pasteur Jakob Spieth qui
d'unité linguistique s'est renforcé chez une mince couche
réunit en lui les qualités de linguiste et d'anthropologue.
'Jakob SPIETH ; Die Ewestâmme. Material zur Kunde des Ewe-Volkes in Deutsch-Togo. Berlin: Dietrich Reimer, p. 58-61. Voir aussi Amétépé Yawovi Ahadji:
Les communautés ewe de Jakob Spieth. Traduction partielle, vol. l, p. 40-42.
'La traduction de la Bible en ewe littéraire rappelle celle de Martin Luther (1483-1546) qui 'fut à l'origine de la Réforme protestante, mais qui est encore
aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands maîtres de la langue allemande pour avoir traduit la Bible en allemand moderne à partir des divers dia-
lectes.
10 Nombreux étaient les pasteurs qui s'étaient occupés de recherche anthropologique et ethnographique. On peut mentionner, entre autres, les pasteurs Ernst BÜIgi
(1859-1925), Gustav Hanter (1863-1938), Karl Fies (1864- 1937) et surtout Carl SpieB (1867-1936) quia publié plus de 50 contributions ethnographiques
sur les Ewe. Il faut noter que quelques fonctionnaires coloniaux ont également effectué des recherchesethnographiques. On retiendra les travaux du juriste Rudolf
Asmis (au Togo de 1906 à 1910) sur les droits fonciers des populations de Misahëhe, Anecho, Lame-Land et Atakparne. Le fonctionnaire Adolf Schlettwein
(au Togo de 1904 à 1909) a également publié Das Eingeborenrecht. Sille Il und Gewohnheitsrechte der ehemaligen deutschen Kolonien ill Afrika und ill der
Südsee, Stuttgart 1930, dont.le Volume 2 (p. 1-120) est consacré au Togo.
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. Sciences sociales et humaines
Convaincu que la Mission ne pouvait pas réaliser son
Les réactions face aux travaux
œuvre sans une étude complète du milieu,Spieth publia
de recherche des missionnaires
en 1906 Die Ewestiimme (Les communautés ewe), la plus
vaste monographie jamais encore présentée sur un peuple
L'intérêt suscité par les travaux linguistiques et ethno-
dans les colonies allemandes, C'était une véritable mine
graphiques de Spieth et de Westermann qui ont mis
d'informations sur l'histoire, le système juridique, la vie
en relief les principaux éléments de la culture ewe, a été
sociale et économique, et surtout la vie spirituelle des
reconnu par des autorités scientifiques, mais diversement
populations, celle que « l'Afrique met du temps à confier
apprécié dans les cercles coloniaux et par les indigènes
à un étranger »11.
eux-mêmes. En effet, alors que la Mission protestante
La démarche méthodologique de Spieth consistait à
de tendance luthérienne insistait sur le fait qu'il n' exis-
recueillir des milliers d'informations qu'il mettait lui-
tait pas de lien entre colonisation et mission, des idéo-
. même par écrit avec le concours d'assistants ewe ou bien
logues coloniaux, tel que Hübbe-Schleiden selon lequel
il envoyait ces derniers à la collecte d'informations auprès
il existait des peuples sans cultures, incapables de com-
des élus du peuple dont les chefs de communauté, les
prendre l'existence de Dieu, souhaitaient une étatisation
prêtres religieux et responsables des cultes de tous genres.
des sociétés des Missions, afin qu'elles puissent mieux
Dans tous les cas, les informations étaient recueillies
accomplir leur « Mission civilisatrice ». Face à ces
et transcrites en ewe. Spieth faisait ressortir la spécifi-
exigences, le directeur de la mission de Brême, Michael
cité de chaque groupe, sans oublier de souligner que
Zahn, adopta une attitude anticoloniale claire et rappela
la culture ewe dans son ensemble était marquée par
aux idéologues que «l'universalisme du christianisme
des influences extérieures (influences religieuses venues
. répond à la pluralité des cultures ; il n'a jamais existé
des Yoruba du sud du Nigeria et influences politiques et
de peuples sans culture et il n'en existera jamais ,. le
militaires venues de la Gold Coast).
peuple ewe, à voir ses outils de travail, ses produits
récoltés et son organisation sociale, était aussi bien
L'art
effleuré par la civilisation »13.
Dans le domaine artistique, les missionnaires ont su
Cette prise de position des hauts responsables de la
apprécier le sens de la musique, de la peinture et de
Mission de Brême était conforme à la notion de « christia-
la sculpture des communautés concernées. Ils ont mis
nisme populaire », basée sur une conscience cultu-
du temps pour comprendre que la musique africaine, sur-
relle, ce que Zahn formula en ces termes: « Nous sou-
tout le tam-tam, n'était rien d'autre qu'un discours
haitons que notre peuple ewe conserve son trait
exprimé à l'aide de différents instruments. Mais « les
national »14. Les missionnaires étaient convaincus que
calebasses sculptées, les assiettes en bois et les pots
l'identité culturelle des communautés ewe trouverait son
décorés avec un goût singulier prouvent que les peintres
expression la plus pure et la plus simple dans la langue
ont un certain sens de la forme qui plaît même aux
maternelle. Une formation élémentaire solide dans
Européens »12, conclut Jacob Spieth qui était d'avis
la langue maternelle suffisait pour faire prendre
que les Ewe ont connu dans le domaine de la civilisa-
conscience aux Ewe de leur identité et susciter chez eux
tion quelques débuts artistiques qui ne demandaient qu'à
une indifférence vis-à-vis des langues européennes
être perfectionnés.
comme l'anglais ou l'allemand. Mais les missionnaires,
Quel accueil était réservé aux travaux de recherche
contre toute attente, se retrouvèrent face à deux résis-
des missionnaires dans les différents cercles et milieux
tances, d'abord à celle des anglophiles, puis à celle
concernés par les études précitées?
des germanophiles.
" Amétépé Yawovi AHADJ! : Les communautés ewe de Jacob Spieth. Traduction partielle de Die Ewestdnune. Material zur Kunde des Ewe-Volkes in
Deutsch-Togo. Lomé 1983, p. 6.
Il Ibid. p. 43.
"Werner USTORF: Die Missionsmethode Franz Michael Zn/ms IIl1d der Aufbau kirclilicher Strukturen in westafrika. Eine Missionsgeschichtliclie Untersuchung,
Verlag der ev. Luth. Mission Erlangen 1989, p. 264.
14« denn wir wiinschen, daj3 un ser Evlievolk seille nationale Arr bewahre.» Voir Martin Pabst: Mission und Kolonisation, Verlag Gemeinschaft ANARCHE,
München 1988, p. 563.
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Sciences sociales et humaines
La première bataille, celle contre la langue anglaise
son point de vue. Le 9 janvier 1905, le gouverneur, le
comme moyen de communication, semblait être perdue
Comte von Zech, décida par ordonnance que « dans
d'avance, car les acteurs en présence -
missionnaires,
toutes les écoles du territoire sous protectorat alle-
commerçants, fonctionnaires coloniaux et populations
mand aucune langue vivante autre que l'allemand n'est
autochtones -
ne pouvaient se passer de l'anglais.
autorisée comme langue d'enseignement, à l' excep-
Le commerce britannique en Afrique occidentale avait
tion de la langue du pays »19. Les déclarations du chef
favorisé l'expansion et l'usage courant de l'anglais de
du territoire, Jesko von Puttkamer", selon lequel on avait
Kéta à Lagos, ce que les frontières artificielles des zones
besoin au Togo d'une civilisation allemande, mais pas
d'influence européennes ne pouvaient empêcher.
d'une civilisation ewe dont la langue se réduisait à un
Le pidgin-english était le moyen de communication
dialecte primitif et sauvage et que les notions culturelles
pri vilégié entre les indigènes, les commerçants et les
ne pouvaient être communiquées que par une langue
fonctionnaires (ces derniers ne se donnaient pas la peine
de même nature, exprimaient bien l'orientation de la
d'apprendre les langues africaines). Dans les écoles
politique culturelle dont le contenu devrait sublimer
d'instituteurs de Ho et d' Amédzoj'é", on n'enseignait
la culture allemande. Un député du Reichstag, en voyage
pas l'allemand, mais l'anglais, même si les cours étaient
d'information au Togo en 1905, n'avait pas caché sa
dispensés exceptionnellement en ewe l6• Le Conseil colo-
satisfaction face à la diffusion de la culture allemande
nial allemand (deutscher KoloniaIrat) constata en 1903
dans les écoles:
que le Togo n'était une colonie allemande que de nom.
La Mission de l'Allemagne du Nord propage dans l'ensei-
Selon le rapport de différents experts, la colonie du Togo,
gnement l'histoire de notre patrie. Le thème central en
bien qu'elle soit un territoire allemand depuis près de
est l'empereur et l'impératrice ... Ainsi, les Noirs pour-
20 ans, a un caractère plus anglais qu'allemand; l'an-
ront connaître la grandeur de l'œuvre allemande et sa
glais est surtout utilisé dans les relations avec les indi-
valeur... Ils chantaient « Deutschland über alles», le cœur
gènes, pas seulement dans les firmes privées, mais aussi
ému; le livre scolaire de l'école officielle consacre une
par les autorités officielles ...
grande partie de son programme à l'empereur sur lequel
17
les élèves sont interrogés à l'examen final 21.
Il fallait extirper de la colonie du Togo l'influence anglaise
de la vie scolaire et quotidienne sous peine de ne jamais
Ce langage patriotique est un avant-goût du panger-
voir la civilisation allemande s'implanter au Togo.
manisme dont les colonies constituaient un champ
Comme le rappellait si bien le linguiste Carl Meinhof
d'expérimentation privilégié. L'administration coloniale
en 1905,
n'entendait soutenir que les écoles confessionnelles
décidées à diffuser la culture allemande à partir du
Le problème de la langue n'est pas seulement scolaire
et philologique. Quiconque s'est occupé de l'histoire
1" janvier 1906 22• Mais elle n'avait pas caché ses objec-
de l'humanité sait aussi que les deux formes de domi-
tifs lointains: il ne s'agissait pas, pour elle, de former
nation du monde (...) -
le pouvoir politique et le pou-
des citoyens qui parleraient seulement allemand, mais
voir religieux -
sont étroitement liées à la langue 1••
une main-d' œuvre économiquement rentable et orientée
Il est évident qu'aucune puissance coloniale ne voudrait
vers le travail pratique. Aussi les idéologues invitè-
sacrifier sa propre culture au profit d'une autre. Toute
rent-ils les Missions à familiariser les enfants avec la
colonisation est une forme de domination et d'imposi-
houe, le coupe-coupe, la pelle, car disaient-ils, la vraie
tion d'une politique donnée par la force. C'est pourquoi
identité des Ewe se trouve dans l'agriculture, l'éle-
l'administration coloniale au Togo, devant les réticences
vage et l'artisanat, ce qui permettrait « de limiter la sur-
des sociétés des Missions à diffuser la langue et la
production d'intellectuels prétentieux »23. Les Missions
civilisation allemande, réagit avec fermeté pour imposer
ne restèrent pas insensibles à ce langage colonial.
" Ho et Amédzofé sont deux villes qui se trouvent aujourd'hui au Ghana, mais faisaient partie du Togo allemand.
16 Hans Werner DEBRUNNER : A churcli between colonial powers. op. cil. p. 113.
11 Peter SEBALD: T.ogo 1884-1914. Eine Geschichte der Musterkolonie Togo auf der Grundlage amtIicher Quellen. Berlin, Akademie-Verlag 1988, p. 496.
'" Carl MEINHOF cité in : Martin Pabst: Mission und Kolonisation, op. cit., p. 287.
"Deutsches Kolonialblatt 105, p. 153.
20 Jesko von Puttkamer séjourna au Togo de 1887 à 1894 en qualité de commissaire par intérim, puis commissaire principal. En 1895, il fut muté au Cameroun
où il exerça la fonction de Gouverneur jusqu'en 1906, date de sa révocation pour scandales coloniaux.
21 Hans DEBRUNNER : A churcli between colonial powers. op. cil. p. 119.
21 L'Administration contrôlait l'emploi du temps: 150 heures d'allemand par an, droit d'inspection, examen des élèves assuré par le gouverneur ou ses
agents, enseignement intensif des matières telles lecture et orthographe de l'allemand, grammaire allemande, histoire de l'Allemagne, géographie du Reich
et de ses colonies. Voir Valentin A. Ahadji : Rapports entre les sociétés des Missions elle gouvernement colonial allemand au Togo 1884-1918. Thèse de 3'
cycle en études germaniques, Paris, Sorbonne nouvelle, 1976, p. 198.
z Staatsarchiv Bremen 7,1025-35/5.
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Sciences sociales et humaines
Durant la direction du pasteur Michael Zahn de 1862
Cette citation, longue mais sans équivoque, a le mérite
à 1900, on peut dire que la ligne de conduite de la
d'exprimer clairement le fond de la politique raciste:
mission de Brême n'affichait pas trop de contradictions;
l'instruction de haut niveau finira par ouvrir les yeux des
l'attitude anticolonialiste de Zahn était à peine dissi-
indigènes qui vont se rebeller contre la domination
mulée, parce qu'il ne voulait pas que le pouvoir colo-
blanche. L'opposition farouche des Allemands à la civi-
riial s'immisce dans les affaires religieuses et lui impose
lisation anglaise s'expliquait par les idées que véhi-
ses dictats. Mais cette opposition de Zahn et d'autres
cule cette langue. C'est pourquoi le gouvernement de
dirigeants missionnaires à l'administration coloniale
Sa Majesté impériale avait l'impression que « la préfé-
n'excluait pas une convergence des points de vue entre
rence des indigènes pour l'anglais était sans doute encou-
les deux principaux acteurs de la politique culturelle.
ragée par le fait que le Noir, avec ses connaissances
En effet, Zahn avait de tout temps défendu la thèse de
superficielles, était admis avec un empressement re-
la formation élémentaire dans la langue maternelle des
grettable à un rang social de gentleman »26. En d'autres
populations et s'était donc systématiquement opposé
termes, l'idée de la limitation du savoir défendue par
à une formation de haut niveau pour les Africains. Il qua-
les missionnaires -
catholiques ou protestants -
repo-
lifia, en termes sévères, les lettrés africains de «cari-
sait sur leur souci de garder sous leur tutelle des chré-
catures aliénées, anglicisées, de fumiers de la civili-
tiens pieux, très fervents, mais peu évolués et non contes-
sation qui sont déformés et bourrés de fausses connais-
tataires. La formation élémentaire était réservée à la
sances superficielles>". Selon Zahn, les connaissances
«race inférieure », la formation de haut niveau à la «race
acquises par les intellectuels africains étaient mal assi-
supérieure ». Si l'on analyse de près les idées de
milées et mal exploitées par ceux-ci, car ils manquaient
Westermann, on reconnaît son engagement pour une
d'originalité et de créativité.
éducation de masse dans la langue maternelle et son rejet
d'une formation élitiste qui devait aboutir à l'européa-
On voit Clairement que Mission et Administration adop-
nisation des populations; mais Westermann croyait aussi
tent la même attitude et le même langage raciste face
fermement que la colonisation apporte aux peuples afri-
à la formation supérieure au Togo. Le gouverneur Zech
cains un progrès culturel 27. C'est pourquoi l'affirmation
ne fait que répéter en termes aussi durs la même idée:
de Claus Westermann, fils du célèbre linguiste,
Je considère que les Noirs ne sont pas mûrs pour une
affirmation selon laquelle « mon père en sa qualité de
formation de haut niveau. Dans leur soif de culture, ils
dépassent de loin le but qu'ils se sont d'abord fixés ...
directeur de l'Institut international pour les langues
Nous ne pouvons pas dans la situation actuelle répondre
et cultures africaines... était l'un des premiers à contri-
à leurs désirs non contrôlés. Autrement, nous nous retrou-
buer à la lutte contre le colonialisme et à la pleine recon-
verons dans la même situation que dans certaines colo-
naissance des peuples africains dans leurs propres
nies, au Dahomey, au Sud du Nigeria en Gold Coast.
cultures »28 est tout à fait subjective et d'ordre affectif.
Mais quelle est la situation dans ces pays? On y trouve
une classe d'avocats, de médecins, de joumalistes noirs;
Que dire alors de l'initiative de la Mission de Brême
il Y règne une égalité de droit entre Blancs et Noirs et
de faire former des Togolais en Allemagne entre 1884
les gouvernements de ces pays ont envie d'y rétablir
et 1900 ? Elle fait partie des contradictions internes
la situation qui prévaut au Togo ... Est-ce que nous vou-
Ions créer la même situation que dans les pays pré-
des missionnaires de Brême, et principalement de Zahn
cités? Former également une classe de Noirs demi-
qui n'avait pas fondamentalement changé. L'envoi de
lettrés et arrogants? Devons-nous répondre à leur désir
ces Noirs en Allemagne était dicté par des considérations
d'être sur le-même pied d'égalité que les Blancs?
d'ordre matériel: la Mission de Brême avait des diffi-
L'introduction d'une nouvelle langue étrangère nous amè-
cultés à trouver en nombre suffisant des missionnaires
nera à admettre aujourd'hui que les indigènes sont mûrs
blancs -
emportés trop souvent par la mort -
pour faire
pour une formation de niveau supérieur. Je suis convaincu
que tel n'est pas le cas et c'est pourquoi j'exprime les
face à la croissance rapide des stations africaines.
plus grandes réserves 25.
Zahn dut se battre à la fois contre ses propres confrères
" Werner USTORF : Die Missionsmethode, op. cil. p. 252-254.
" Peter SEBALD: Togo 1884-1914, op. cit.ip 498-499.
" Hans DEBRUNNER : A church between colonial powers, op., Cil, p.114.
)1
Eva SCHOCK-QUINTEROSlDieler LENZ: 150 Jahre Norddeutsche Mission, op. cit., p. 189.
rs Ibid. p. 209.
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Sciences sociales et humaines
et contre les idéologues non préparés à un tel schéma de
Au moment où Mission et Colonisation accordaient leur
formation, d'ailleurs conçu sur mesure pour éviter des
violon pour répondre aux exigences nationales alle-
dérapages et des effets pervers (emploi du temps rigide,
mandes, le colonisé, un peu perdu, ne savait pas quelle
empêchement de contact entre élèves et milieu social
attitude adopter face aux diverses influences culturelles.
allemand autre que missionnaire, soumission incondi-
tionnelle aux responsables de la formation, rembour-
Attitude des Togolais face à
sement des frais de formation en cas de désobéissance
leur identité culturelle pendant et
et de renvoi au pays). À la mort de Zahn en 1900,
« I'Ewe-Schule » de Westheim fut fermée par ses suc-
après la colonisation allemande
cesseurs Martin Schlunk et Wilhelm August Schreiber.
Eweisés, anglicisés ou germanisés, les Togolais étaient
Mais le bilan de cette école -
une vingtaine de Togolais
tiraillés entre les différentes cultures. Les ewephones
formés en Allemagne -
montre qu'en dehors de
étaient les premiers à se définir par rapport à leur langue.
quelques rares élèves qui coupèrent carrément le pont
Bon nombre de ceux qui étaient partis à l'école des Blancs
comme Hermann Yoyo, la majorité garda les relations
affirmèrent que leur langue n'était pas une langue
avec leurs anciens maîtres sans toutefois rester com-
commerciale, qu'il ne valait pas la peine de l'apprendre.
plètement dépendants d'eux. L'exemple le plus signi-
Pour montrer leur opposition, les Togolais, marqués par
ficatif était celui de Andreas Aku qui comptait parmi
la culture anglaise, modifièrent l'orthographe de leur
les trois premiers élèves de Westheim (1884-1887).
nom. Ainsi Nosi devient Norcey, Novinyeku devient
Ordonné pasteur en 1910, il dirigea pendant plusieurs
Norviégnécoo 31. D'aucuns qualifièrent même la langue
années l'église évangélique du Togo en l'adaptant aux
ewe de « Kesegbe », c'est-à-dire « langage de singe».
réalités africaines et en essayant d'organiser une
Au cœur de la concurrence interconfessionnelle, certains
communauté chrétienne autonome dans un esprit cultu-
enfants ewe, soutenus par leurs parents, abandonnaient
rel intercontinental où se mélaient identités africaine
les écoles où l'on n'enseignait pas les langues étrangères.
et européenne.
Les Togolais (ouvriers saisonniers et artisans) qui étaient
Dans tous les cas, la mort de Zahn constitua un tournant
revenus de la Gold Coast, -
pays du « self-goverment»
dans la conjugaison des efforts de la Mission et de l'admi-
et du « high life», -
avaient rapporté la culture anglaise
nistration coloniale en vue de modeler l'identité
(habillement, coiffure, pidgin-english). Ils se sentaient
culturelle du peuple colonisé. Il faut souligner qu'il
plus décontractés et économiquement plus à l'aise que
ne s'agissait plus seulement des communautés ewe, mais
leurs frères de la colonie allemande habitués au « one
de toutes les populations de la colonie du Togo, désor-
for Kaiser », au travail dur, à la discipline et à la sou-
mais serrées dans l'étau de la germanité. Mission et colo-
mission absolue. L'évangélisation d'une mince tranche
nisation parlèrent alors le même langage. Le pasteur
de la population finit par diviser la communauté en païens
Schlunk déclara sans équivoque que « c'est le mérite du
et chrétiens, ces derniers cherchant à habiter dans des
gouvernement allemand d'avoir introduit avec fermeté
agglomérations séparées et à imiter désormais un modèle
l'allemand comme langue d'enseignement et de l'avoir
culturel autre que le leur, car le colonisateur, en carac-
imposé par des lois énergiquess", Son confrère Wilhelm
térisant les croyances africaines d'animisme et de féti-
Schreiber renchérit en affirmant que « même si les exi-
chisme, ce qui était pour lui synonyme de pratiques diabo-
gences posées par l'emploi du temps relatif à l'ensei-
liques, a conduit l'Africain à douter de ses propres
gnement de l'allemand étaient encore énormes, elles
valeurs. Complexé par la négation de son identité reli-
n'étaient pas trop excessives pour que l'objectifde l'école
gieuse africaine, le chrétien, catholique ou protestant,
confessionnelle, de donner une formation élémentaire
s'éloignait des siens sans jamais les abandonner de cœur.
solide dans l'esprit de l'Évangile, puisse être ainsi
Par exemple, beaucoup de chrétiens ne considéraient
compromis »30.
jamais (et ne considèrent pas jusqu'aujourd'hui) le culte
29 Martin SCHLUNK : Die norddeutsche Mission ill Togo Il. op. cit., p. 104.
JO Paul CARL: Die Leistungen der Mission für die Kolonie und ihre Gegenforderungen an die Kolonialpolitik. In : Verhandlungen des Deutschen Kolonial-
KongreBes 1902. p. 264.
" Le pasteur Wiegrâbe, décédé en 1995, avait porté en 1931, lorsqu'il était encore à Ho, un jugement sévère sur ceux qui continuaient de dénigrer leur
langue maternelle. « Einen Eweer, der ein paar Brocken Englisch verstelu, nenne ich, ungebildet ». Il rappela l'anecdote d'un chef de village qui se fâche
contre son secrétaire qu'il compare à une chauve-souris. A la mort de cette dernière, les oiseaux refusent de l'enterrer, parce qu'elle a des dents et donc ne
fait pas partie de leur espèce. Les animaux de la brousse refusent également de l'enterrer parce qu'elle a des ailes. Voir StB.-7, 1025-39/4. Wie ein afrika-
nisches Volk sichfür seille Sprache einsetrt Ausziige von Prof. Westermann, zusammengestellt vom Pastor Paul Wiegrâbe, 1931.
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des ancêtres comme une cérémonie païenne. Les mis-
et sa liberté. Autrefois, les missionnaires ne voulaient
sionnaires protestants affirmèrent même -
par pure
pas de mélodies ewe dans la liturgie, parce qu'elles étaient
concurrence interconfessionnelle -
que le rituel catho-
considérées
comme
païennes,
donc
malsaines.
lique avec l'usage de reliques, de statuettes, de clochettes
Aujourd'hui, la musique populaire « Akpese» et autres
attiraient les Africains qui identifiaient leurs cérémonies
instruments de musique traditionnelle ont fait leur entrée
traditionnelles accompagnées de tarn-tarn et de clochettes
dans tous les temples et dans toutes les églises en Afrique
à celles des catholiques".
pour répondre au besoin culturel des fidèles.
Cent ans après les différentes périodes coloniales -
alle-
mande, anglaise et française -
qui ont collé chacune
Conclusion
aux populations les étiquettes culturelles des différentes
Les sociétés des Missions allemandes et anglaises en
puissances coloniales respectives, le Togo a «décrété»
activité au Togo ne voulaient s'adresser au départ qu'aux
une politique de l'authenticité culturelle. C'est un retour
Ewe. En 1914, leur message concernait tous les chré-
aux valeurs et cultures traditionnelles de chaque commu-
tiens du Togo conformément au caractère universel de
nauté qui, sous forme de chants et danses, se met en
la doctrine du christianisme. Les églises nationales
exergue, une occasion pour les uns et les autres d'ou-
d'aujourd'hui n'ont fait que continuer la tradition chré-
blier pour quelques temps les problèmes de 1'heure. Cette
tienne des anciennes puissances coloniales. Toutes ces
authenticité culturelle a été également marquée (elle
Missions ont marqué plus ou moins fortement l'identité
ne l'est plus) au Togo par le rejet des prénoms importés
culturelle d'une partie de la population africaine et donc
et l'adoption des prénoms authentiquement africains",
du Togo. Devenu indépendant, cet État laïc doit pouvoir
Des Togolais qui ne se retrouvent pas dans les nouveaux
définir une véritable politique culturelle globale pour le
prénoms adoptés à l'âge adulte, témoignent une certaine
pays en prenant en compte les vraies valeurs des com-
indifférence lorsqu'on les interpelle. Ils ignorent tout
munautés traditionnelles qui garantissent à l'individu
simplement qu'on s'adresse à eux, parce qu'il n'y a
son épanouissement spirituel. Il s'agit surtout de déve-
pas identité entre la personne et le prénom adopté ou
lopper des valeurs à travers lesquelles se retrouvent
attribué. Cette forme d'authenticité est restée superfi-
les divers éléments de la nation et qui échappent au
cielle, car le nom est la signification de soi pour soi
tribalisme par exemple. Ainsi, les jeunes éviteraient
et pour les autres et doit représenter l'être réel". L'identité
de cacher leur identité nationale pour en emprunter
d'une personne ou d'une communauté ne doit pas être
d'autres, notamment celles venant de l'Occident et de
conjoncturelle, mais permanente; elle doit se traduire
l'Orient. En retournant aux vraies valeurs culturelles
dans le comportement, dans la manière d'être et de penser
d'origine, l'Afrique en général et le Togo en particu-
qui distinguent une communauté d'une autre
lier pourront bâtir sur elles une nouvelle identité qui leur
Dans la recherche d'une nouvelle identité culturelle,
fera faire des progrès. Il ne s'agit pas seulement d'en-
l'Eglise au Togo n'est pas à la traîne. Les mission-
traîner des individus à accepter des identités-modèles,
naires africains, appelés à poursuivre l' œuvre de leurs
mais de leur offrir une base qui leur permette de se sentir
confrères allemands et français, sont conscients de l'hé-
eux-mêmes sur le plan culturel. Comme l'exprime àjuste
ritage culturel du passé qu'ils doivent adapter à leur
titre E. W. Blyden :
monde en mutation. Les théologiens africains doivent
Nous [les Africains] devons rechercher l'aide des
Européens, non pas pour nous européaniser... mais pour
désormais savoir concilier le message de l'Evangile
nous aider à comprendre nos besoins, à exprimer nos
et les réalités spirituelles africaines qui anoblissent et
propres pensées et nos propres sentiments et à les mettre
épanouissent l'homme et lui restituent toute sa dignité
nous-mêmes en pratique".
"Martin PABST: Mission und Kolonisation, op. cit., p. 570.
J' Tous les Togolais savent aujourd'hui quel désordre juridique et administratif le changement des prénoms a entraîné. L'individu ne se retrouve plus avec la
nouvelle identité qui lui parait étrange. Jakob Spieth avait en son temps reproché cette pratique aux missionnaires qui attribuaient aux enfants à baptiser des
prénoms européens (sur ce plan. Spieth rejoint les défenseurs de la politique de l'authenticité togolaise): il ne comprenait pas pourquoi les EH'e devaient remonter
aux Grecs, aux Romains et aux Allemands pour trouver un prénom, alors qu'il existait une multitude de noms dams le pays et qui étaient plus beaux que les
prénoms européens. Cela donnait l'impression que le baptême était réduit à la possession d'un prénom européen. Voir J. Spieth in: P/lOebe, 9. Jhrg, n° 1,
1914. p. 4.
"Kossi Tsogbé: Le nom chez le peuple elFe et au Togo. Mémoire pour le diplôme de l'École supérieure d'administration el des carrières juridiques, UB.
1970.
J!
E. W. Blyden: The West African. Freetown 1872, cité par G. Groves: Stuten afrikanischer Emanzipation. cité par W. Ustorf: Die Missionsmethode, op.
cit., p. 255.
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Sciences sociales et humaines
Il Y a des Togolais qui ont dû tronquer leur « prénom
CARL P., 1902. Die Leistungen der Mission für die Kolonie und
importé» contre des
ihre Gegenforderungen an die Kolonialpolitik. ln : Verhandlungen
« authentiques» et qui, après des
des Deutschen Kolonial-KongreJ3es 1902.
décisions inconséquentes des autorités politiques, sont
DEBRUNNER H. W., 1965. A church between colonial powers. A
revenus à ces mêmes prénoms importés qu'ils avaient
study of the church in Togo. London, Lutherworth Press.
entre temps supprimés de leur acte de naissance.
GA YIBOR N. L., 1985. L'aire culturelle ajdtado des origines à la
Indépendamment de leur propre conviction, il faut qu'ils
fin du 18' siècle. Thèse pour le Doctorat d'État ès Lettres et
reprennent leur acte de naissance dont l'endroit porte
sciences humaines, Paris.
leur prénom originel et l'envers un tampon avec la men-
MÜLLER G., 1904. Die Geschichte der Ewe Mission. Bremen,
tion : au lieu de par exemple Avugla Jean, lire Avugla
Verlag der NMG.
Adjeoda, puis Avugla Adjeoda Jean. Trois identités, une'
OHLY
E.
Lebensstil
von
Jakob
Spieth.' In
:
Bremer
personne. Indépendamment de toutes les complications
Missionsschriften, n° 8.
juridiques et administratives que cela entraîne, il serait
PABST M., 1988. Mission und Kolonisation. Die norddeutsche
souhaitable que les Togolais qui sont concernés par cette
Missionsgesellschaft an der Goldkiiste und in Togo bis zum
Ausbruch des 1. Weltkriegs. Verlag Gemeinschaft ANARCHE,
situation tragique prennent un miroir, qu'ils se placent
München,
devant et seposent encore une fois la question. «Au fait,
SCHÔCK-QUINTEROS E. und LENZ Do, 1986. 150 Jahre
qui suis-je» ? « Quelle est ma vraie identité» ? Certes,
Norddeutsche Mission. 1936-1986. Bremen, Roder Druck.
l'identité culturelle des Ewe, objet du présent exposé,
SCHLETTWEIN A., 19300 Das Eingeborenrecht, Sitten und
ne saurait être ramenée à cette seule démarche, mais
Gewohnheitsrechte der ehemaligen deutschen Kolonien in Afrika
elle peut être le début de réponse au désir du Togolais
und in der Südsee. Stuttgart 1930, Bd 2 : Togo.
tout court d'avoir aussi une identité culturelle
SCHLUNK M., 1912. Die norddeutsche Mission in Togo II.
nationale. 0
Probleme und Aufgaben. Brernen, Verlag der NDMG.
SEBALD Po; 1988. Togo 1884-1914. Eine Geschichteder
Références bibliographiques
Musterkolonie Togo auf der Grundlage amtlicher Quellen. Berlin,
Akadernie-Verlag.
AHADJI A. v., 1983. Les communautés ewe. Traduction partiel-
TSOGBE K., 1970. Le nom chez le peuple ewe et au Togo.
le de Die Ewestamme Material zur Kunde des Ewe-Volkes in
Mémoire pour le diplôme de l'École supérieure d'administration et
Deutsch-Togo. Von Jakob Spieth. Lomé.
des carrières juridiques, université du Bénin.
AHADJI Ao V., 1976. Rapports entre les sociétés des Missions et
USTORF Wo, 1989. Die Missionsmethode Franz Michael Zahns .
le gouvernement colonial allemand au Togo 1884-1918. Thèse de
und der Aufbau kirchlicher Strukturen in Westafrika. Eine
Doctorat de 3' cycle en études germaniques, Paris III, Sorbonne
Missionsgeschichtliche Untersuchung. Verlag der ev. Luth.
nouvelle.
Mission, Erlangen..
'Cl)
Notre recherche analyse d'abord la contribution de
Ü Our paper, first of ail, analyses the contribution of
E Société des Missions, notamment de la Société
ca the Society of Missions, notably that of Northern
...
~ des Missions de l'Allemagne du Nord (appelée aussi
_
Germany (also referred to as the Breme Mission)
~
'Cl)
Mission de Brême) et de celle du Verbe Divin de
and that ofthe Divine Word of Steyl, towardthe
a: Steyl, à la promotion et à la sauvegarde de l'iden-
cs:: promotion and the preservation of the cultural
tité culturelle des populations Ewe à évangéliser
identity of the Ewe populations to be evangelised
(recherches linguistiques, ethnographiques et reli-
(linguistic,
ethnographic
and
religious
gieuses). Elle étudie ensuite les réactions de l'ad-
researches). Next, it looks into the reaction of the
ministration coloniale et des populations Ewe face
colonial administration and the Ewe populations
faced with this new policy of African identity
à cette politique de sauvegarde de l'identité .des
preservation.
Last of
ail,
it
highlights
the
Africains; elle montre enfin la collaboration entre
collaboration between the colonial administration
"administration coloniale et les sociétés des
and the Society of Missions that are joining efforts
Missions qui conjuguent leurs efforts pour imposer
toimpose German language and civilisation in
la civilisation et la langue allemande au Togo.
,
Togo.
Le Togo, marqué par trois périodes coloniales (alle-
Togo which wen through three colonial periods
mande, anglaise et française) développe depuis
(German,
English
and
French)
became
son indépendance en 1960 une politique d'authen-
independent in 1960 and has been developing,
ticité culturelle (retour aux valeurs traditionnelles,
since then, a cultural authenticity (return to
changement des prénoms européens) qui n'a pas
traditional values of foreign given names) which
encore trouvé son véritable cachet national.
has yet to acquire a true national specificity.
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