Sciences sociales et humaines
Littérature, l'homme noir et les droits
de l'homme au Siècle des lumières
Y. E. A. AMELA
Université du Bénin, Lomé (Togo).
Introduction
contributions historiques des différents courants de
pensée, on doit en convenir, l'apport du Siècle des
" A u XVIIIe siècle, « les philosophes» prennent en
lumières à l'abolition de l'esclavage de l'homme noir a
compte l'analyse du passé pour en modifier pro-
été considérable.
fondément le sens idéologique ; ils posent en
même temps la première pierre de l'édification d'une
L'imagologie, ce secteur de la littérature comparée qui
société moderne fondée sur les droits de l'homme.
analyse les processus de mythification et la formation
Au siècle suivant cependant, la question toute simple:
des stéréotypes, a tenté de démonter ce mécanisme
«Le Noir est-il un homme? » attendait toujours une
réducteur de l'homme africain dans la civilisation
réponse définitive et absolue. Mais à bien évaluer les
occidentale'.
Archéologie du mythe
cc Si leurs corps étaient réduits en esclavage, cette dis-
grâce était peu de chose en comparaison du bonheur
En réalité, c'est le 18 février 1416 qu'Henri le Navigateur
de leurs âmes qui accéderaient ainsi éternellement à
aborde aux côtes africaines, terra incognita, oubliée
la véritable libération »5.
depuis le Moyen Âge'. Mais cette redécouverte va per-
Les commentaires chrétiens ont créé, à partir de ces textes,
mettre le développement, avec une curieuse vigueur,
des mythes négateurs sur l'Afrique et les Noirs. Mais
d'une véritable théologie de la colonisation dont les théo-
c'est véritablement à partir de la Renaissance qu'on a
riciens les plus remarquables sont Sépulvéda, Barthélémy
entrepris la manipulation légitimatrice des textes
de Las Casas, De Victoria'.
bibliques. Il y eut la confusion, soigneusement entre-
L'Afrique devenait alors la réserve « d'un grand nombre
tenue, entre Cham et son fils Canaan le maudit, et l'an-
de marchandises» et l'objet d'une double mission, le
cien vocable Kémi (noir, en égyptien) pour désigner
commerce et l'évangélisation. En 1452, le pape Nicolas V
la Nubie, l'Ethiopie, l'Egypte, la Libye, la Haute Arabie,
donnera aux Occidentaux:
tous ces territoires effectivement dominés par l'Egypte;
cet amalgame a fondé le mythe de la malédiction de
cc la faculté d'attaquer, de conquérir et de soumettre les
Sarrasins, païens et autres infidèles, ennemis du Christ;
Cham. Bien que ce soit Canaan, le fils, qui ait été maudit
de s'emparer de leursterritoires et de leurs biens, de sou-
selon la Genèse", le glissement de Canaan à Cham devint
mettre leurs personnes en perpétuelle servitude »4.
définitif. De bonne foi, on pouvait réduire les nègres
Les bulles et décrets pontificaux seront à l'origine de tout
en esclavage; le recours à l'anathème sécurisait les
un fonds littéraire traitant du thème de l'intégration du
consciences: la condition faite aux Noirs par les nations
monde noir à l'Occident. Au sujet de l'asservissement
chrétiennes serait dans l'ordre de la nature et selon le
des Négro-africains, ZURARA écrit :
dessein de Dieu.
1 Y. E. A. Amela. « Négrophilie dans la poésie française, négrophobie dans la prose française », L'Afrique littéraire n? 58, 1983, p. 90 sq.
- L'Afrique comme thème poétique dans la littérature française du XIX' s. V. Hugo, Nerval, Baudelaire, Rimbaud. Thèse de Doctorat d'État, université de
Paris XII, 1987.
-« Images du Noir dans la littérature occidentale. Quelques grands auteurs», Notre librairie, n? 90, oct.-déc. 1987 p. 40-47.
2 Zurara. Chronique de Guinée, traduction française de Léon Bourdon et Roger Ricard, mémoire de l'IFAN, 60, 1960, p.60-168.
, Y. V. Ducatillon. «Théologie de la colonisation", Revue de l'Action populaire, 9 juillet 1955, p. 760 .
• Charles de Witte. « Les bulles pontificales et l'expansion portugaise au xv' siècle », Revue d'histoire ecclésiastique, p. 425.
, Zurara, op. cil. p. 87.
6 Gn. 918-28, Tr de la B. J., 1974.
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.\\
Les partisans de la traite ont abondamment utilisé cet
.principes immanents, liberté, égalité et fraternité que
argument. Même le mouvement négrophile, louable à
la traite négrière et l'esclavage seront condamnés et
certains égards, est soutenu par des sentiments impli-
abolis. La Révolution fera de ces concepts un dogme.
cites de l'infériorité des Noirs. En fait, l'opinion que
les Noirs descendaient de Cham le maudit semblait si
La polémique
avérée que ces mouvements «humanitaristes» luttaient,
non pas contre les préjugés, mais avec commisération,
Malheureusement, il faut le 'reconnaître, l'anti-
.contre ses conséquences, c'est-à-dire, l'esclavage.
esclavagisme du XVIIIesiècle ne modifiera pas l'image
péjorative que l'opinion se fait du Noir. Mais les idées
En 1873, par exemple, et encore à cette date, par l'inter-
sont désormais à l'œuvre et la philosophie des Lumières
médiaire de la Sacrée congrégation des indulgences,
a enclenché une évolution irréversible. Reléguant à
Pie IX écrivait une prière indulgenciée pour la conver-
l'arrière-plan le souci d'art et d'esthétique pure, la
sion et le salut des Noirs d'Afrique, assis, disait-il,
littérature devient polémique et donc politique; elle
dans les ténèbres et à l'ombre de la mort, « ut Deus
marque son renouvellement par sa volonté d'étendre
omnipotens auferat maledictionem Chami a cordibus
définitivement le champ des libertés, par sa propre
eorum detque benedictionem...», (afin que Dieu Tout-
transformation, en un instrument privilégié aux mains
Puissant ôte la malédiction de Cham de leur cœur et leur
d'«intellectuels » qui ont fait de l'agitation une
accorde sa bénédiction...).
profession.
Ce sont là autant de préjugés et d'opinions irration-
nels que les philosophes du Siècle des lumières avaient
Les enseignements de cette philosophie des Lumières,
décidé de combattre au nom de la raison. La littéra-
répandus notamment par les magistères de Locke et
ture «philosophique» examine donc systématiquement
de Montesquieu, exercèrent une influence déterminante
tous les problèmes politiques, sociaux et religieux qui
sur les sages qui allaient rédiger à Philadelphie, en 1787,
seront passés au ~rible de l'esprit scientifique compre-
la Constitution américaine.
nant trois instruments de méthode et de recherche; le
Partant, non des principes métaphysiques comme ses
premier est la raison, telle que Descartes l'a définie, l'outil
prédécesseurs Pl~ton et Bossuet, mais de l'expérience,
le plus sûr ouvrant la voie vers la vérité. Le rationalisme
«je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais
cartésien est le seul instrument capable de détruire la
de la nature des choses », Montesquieu présente une ana-
métaphysique, le mensonge, l'immobilisme, la tradition
lyse systématique de toutes les formes de gouvernements,
et la routine. Les deux autres instruments, la méthode
des conditions dans lesquelles ils se créent, des principes
expérimentale et l'esprit encyclopédique dérivent en fait
sur lesquels ils reposent. Il établit qu'il doit y avoir dans
du premier.
un État bien réglé trois pouvoirs distincts et indépen-
Dans l'ensemble, le Siècle des lumières considère que
dants les uns des autres; c'est la garantie indispen-
l'absolutisme et l'obscurantisme constituent des obstacles
sablé-de la liberté.
à la transformation de l'esprit humain. Ce qu'on appe-
Cette répartition des pouvoirs trouve son application
lait alors l'éminente dignité d.e la personne humaine était
dans la Déclaration des droits de l'homme qui stipule:
en réalité un principe vague et insuffisant que la raison
- Art. 14. Les représentants du peuple ...
devait traduire en exigence de « droits humains »,
- Art. 15. Toute société dans laquelle la garantie des lois
expression adéquate pour traduire l'égalité naturelle entre
n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs, n'a
les hommes.
pas de Constitution.
La tradition et les préjugés devront donc être combattus
On sait que la démocratie se réfère avant tout à cet héri-
pour l'institution d'un principe nouveau, la tolérance.
tage. Aux XVIe et XVIIe siècles, la littérature française
Raison et tolérance deviennent alors les mots d'ordre
est pratiquement muette sur le problème des Noirs.
d'une nouveIIe croisade. La philosophie du Siècle des
Mais il n'en sera plus de même au siècle suivant: des
lumières postule que l'homme doit être libéré des
travaux remarquables, aussi bien en France qu'en
contraintes qui pèsent sur lui. C'est au nom de ces
Angleterre, l'ont montré à suffisance).
7 _
Russel Parson Jameson. Montesquieu et l'esclavage. Étude surles origines de l'opinion an ti-esclavagiste en France au XVIII' siècle, Hachette, 1911.
- Edward D. Seeber. Anti-Slavery opinion il/ France during the second hait of Eighteeth Century, Les Belles lettres, 1937.
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Dès le début de la période philosophique, penseurs et
Après la publication du Code noir, Montesquieu s'in-
écrivains prennent ouvertement position sur la question
quiète des abus qu'il recèle. L'homme de loi défend la
de l'esclavage jusqu'à la signature, en 1848, du Décret
dignité du Noir en dénonçant les mauvais traitements
d'émancipation des Noirs", Montesquieu, Voltaire,
qu'on prévoit encore d'infliger aux esclaves. Tout le
'Rousseau, Diderot, Condorcet, Buffon, Bernadin de
monde perd en humanité si ces pratiques barbares sont
Saint-Pierre, dans leur ensemble, ont contribué à l'émer-
maintenues; l'esclave, bien sûr, mais aussi son maître
gence d'une littérature qu'on peut qualifier d' « huma-
et l'État:
nitariste ». Le combat philosophique ne pouvait ignorer
cc La servitude est récompensée par la paresse dont
les aspects religieux, scientifiques, éthiques ou écono-
on fait jouir de pareils esclaves; ce qui est encore pour
l'État un nouveau malheur» ".
miques de l'esclavage. Parmi les ouvrages théoriques
d'importance capitale, on doit mentionner L'esprit des
C'est en se référant constamment aux lois que
lois de Montesquieu, l'Encyclopédie, dirigée par Didérot,
Montesquieu a gardé une cohérence interne à ses opi-
L'histoire philosophique et politique des deux Indes
nions sur le Noir.
de Raynal, Le voyage à ['Ile de France de Bernadin
Malheureusement, on ne peut en dire autant de Voltaire.
de Saint-Pierre et Les réflexions sur l'esclavage de
Regis Antoine a évoqué, à juste titre, ses hésitations.
Condorcet.
Chez lui comme chez Buffon, les inhibitions, les pré-
Fidèle à l'esprit scientifique qui caractérise ces philo-
jugés et les classifications anciennes bloquent dès le
sophes, Montesquieu se documente sur l'Afrique.
départ toute réflexion constructive. A tout prendre, pour
Il est le premier écrivain dont les ouvrages témoignent
Voltaire, le Noir serait une espèce d'homme différent.
d'une connaissance étendue des problèmes relatifs au
Ses réflexions suggèrent qu'il mettrait facilement en
continent noir. Roger Mercier montre bien que la part
doute l'unicité du genre humain. Dans son Essai sur les
réservée à l'Afrique dans L'esprit des lois est plus impor-
mœurs, malgré Montaigne et en dépit de Descartes,
tante que celle accordée à l'Amérique. Montesquieu,
Voltaire exprime ainsi sa conviction personnelle: « si
comme Diderot, met en évidence la relativité du juge-
leur intelligence (les Noirs) n'est pas d'une autre espèce
ment et de la perception esthétique. Les Noirs, écrit-
que notre entendement, elle est fort inférieure »12. Dans
il, peignent le diable d'une blancheur éblouissante « et
Candide, le philosophe s'indigne bien de la situation
leurs dieux noirs comme du charbon »9. L'exotisme pro-
de l'esclave; l'esclavage est considéré comme un scan-
pagé par Les lettres persanes a contribué pour beaucoup
dale anachronique. Mais c'est l'esclave qui intéresse
à l'apparition du personnage africain au théâtre et dans
Voltaire et non l'homme noir. Or, c'est en tant que Noir
le roman, à partir de 1730.
que le nègre de Surinam est esclave et s'exclame:
cc Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule
L'esprit des lois est l'œuvre d'un juriste. Montesquieu
nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous
saisit l'occasion pour défendre, au nom de la loi, les droits
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe [...J. Les
inaliénables de la personne humaine, de quelque pigmen-
fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous
tation qu'il soit. La libération des Noirs, estime-t-il, serait
les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam,
Blancs et Noirs» '3.
la meilleure chose pour tous les gouvernements.
Manquant de probité intellectuelle élémentaire, pour une
C'est par l'ironie que l'écrivain-juriste cherche à secouer
fois, le philosophe évalue malles responsabilités dans
la « mauvaise conscience» européenne devant le pro-
l'organisation du commerce triangulaire. Il absout ainsi
blème de l'esclavage:
l'Europe « civilisée» et chrétienne et rejette désor-
(c
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de
l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux d'Afrique
mais toutes les condamnations sur les Noirs:
pour s'en servir à défricher tant de terres [...] Il est impos-
cc Nous n'achetons d'esclaves que chez les Nègres. On
sible que nous supposions que ces gens-là soient des
nous reproche ce commerce: un peuple qui trafique
hommes: parce que, si nous les supposionsdes hommes,
de ses enfants est plus condamnable que l'acheteur:
on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous
ce négoce démontre notre supériorité; celui qui se donne
mêmes chrétiens »'0.
un maître était né pour en avoir» ",
e L. F. Hoffmann. Le nègre romantique, personnage littéraire et obsession collective, Payot 1973.
, Montesquieu. Les lettres persanes. LlX, éd. Masson t.l.S, p. 119, cf. B. Bercier, op.cit., p.74,
'·,Montesquieu. L'esprit des lois, 1748, IV, 5.
Il Montesquieu. L'esprit des lois, 1748, IV. 5.
Il Voltaire. Candide, 1755 ; p. 75.
n Voltaire. Candide, 1755 ; p. 75 .
.. Voltaire. Essai sur les mœurs, tome 11, Garnier, p. 805.
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Voltaire accepte la thèse de la supériorité de la race
Cette affirmation catégorique classe le Noir sur l'échelle
blanche et réfute l'idée de l'égalité des hommes, lui,
inférieure de la hiérarchie humaine. Plus loin, Rousseau
le défenseur acharné des droits de l'homme. Cette appa-
exalte son chauvinisme: « Si je veux donc que mon élève
rente contradiction est le fait de son esprit essentielle-
puisse être habitant de la terre, je le prendrai dans une
ment pratique et bourgeois. On sait qu'il admet l'exis-
zone tempérée, en France, par exemple, plutôt
tence d'un Dieu; mais c'est pour faire peur à ses fermiers
qu'ailleurs »20.
qui tenteraient de le voler.
Selon les thèses de Rousseau, le Noir n'aurait pas besoin
Le Noir serait inférieur au Blanc et il le prouverait
d'éducation parce que les nécessités vitales qui l'assaillent
bien par ses inaptitudes et son comportement. Il raisonne
le retiennent pour la recherche des premiers éléments de
mal ; son intelligence est en-dessous de celle qu'on admire
subsistance. L'instruction et l'éducation ruineraient la
chez les animaux et qui guide leurs instincts. L'espèce
condition naturelle des Noirs qui semblent bien consti-
noire n'est pas- faite pour les études: « ils combinent peu
tuer une sous-branche de l'espèce humaine. Quant au
et ne paraissent pas faits ni pour les avantages ni pour
fameux droit d'esclavage contenu dans l'Emile, au Livre
les abus de notre philosophie »15.
cinq, il est vite corrigé par le Livre premier Du contrat
Voltaire exprime là une opinion à tous égards dépré-
social: « Les mots esclave et droit sont contradictoires ».
ciative quant aux capacités intellectuelles de l'homme
Mais les hésitations et les ambiguïtés de Voltaire et de
noir. En revanche, il loue son instinct guerrier et sa bra-
Rousseau laissent le chercheur un peu amer. On com-
prend dès lors l'inconfort d'un Bemadin de Saint-Pierre:
voure. Les Noirs sont, déclare-t-il, des « guerriers hardis
et cruels dans l'empire de Maroc, souvent même supérieurs
« Je suis fâché que des philosophes, qui combattent
aux troupes basanées qu'on appelle blanches »16.
des abus avec tant de courage, n'aient que peu parlé
de l'esclavage, ou du moins que pour en plaisanter »21.
La force physique extraordinaire dont ils sont dotés
ne peut être mise à profit que sous la férule d'un maître.
Allusion sans équivoque à Montesquieu, à Voltaire et
Incapables de prendre des initiatives, ils reviennent vite
à Rousseau.
à leur maître comme des chiens.
En 1755, Rousseau publie son Discours sur l'inéga-
Parfois, pris de doute et de remords, semble-t-il, Voltaire
lité parmi les hommes, écrit un an plus tôt. Rousseau
revient sur ses opinions. C'est encore dans ses Essais
reprend dans ce développement l'idée fondamentale
sur les mœurs qu'il déclare: « Ils sont hommes comme
de son premier Discours, à savoir que la civilisation a
nous, ils sont rachetés du sang d'un Dieu mort pour eux,
corrompu le genre humain en détruisant ce qu'il y a
et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de
de naturellement bon dans l'homme. Il oppose ce qu'était
somme »17.
l'homme primitif, libre, sain, bon et heureux, à ce qu'il
est devenu avec la civilisation: malheureux et esclave ...
En tout cas, Voltaire condamne.l'esclavage comme étant
Le philosophe déclare dans une antithèse et un raccourci
une pratique illicite et sans profit. « Ce commerce n'en-
saisissants: « Le fer et le blé ont civilisé les hommes
richit point un pays; bien au contraire, il fait périr des
et perdu le genre humain ». Mais, et c'est ici la nouveauté
hommes, il cause des naufrages »18.
du second discours, le vice essentiel de la société, ce
La position de Rousseau vis-à-vis du problème des Noirs
n'est pas seulement la corruption, c'est encore et sur-
est tout aussi ambiguë. On sait que le pédagogue a
tout l'inégalité qui a créé des riches et des malheureux,
défendu dans l'Emile ou de l'éducation de l'enfant la
des maîtres et des esclaves.
thèse de l'influence du climat sur la réflexion et les mœurs.
Rousseau recherche l'origine de cette inégalité: l'homme
Mais, il s'attaque particulièrement aux Noirs: « il paraît
primitif était libre, donc jouissant de l'égalité parce qu'il
encore que l'organisation du cerveau est moins par-
ne dépendait que de la force de la nature. Mais avec
faite aux deux extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont
le progrès, qui a amené la richesse, puis la jouissance de
pas le sens des Européens»19.
la propriété, les forces de la nature ont été remplacées
" Voltaire. Essai sur les mœurs, tome II. Garnier, p. 305.
"Voltaire. Essai sur les mœurs, tome Il, Garnier, p.305.
17 Idem, p. 379.
" Ibidem, p. 379.
19 Rousseau. Emile, Livre l, p. 1762.
"Idem.
" Bernadin de Saint-Pierre. Voyage à l'Ile de France, C. C. Paris Dupont, 1826, tome l, p. 162.
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par ces forces issues du progrès; et sous leur contrainte,
sophie ». Dans ses Considérations sur les principaux
l'homme a perdu sa liberté; il est devenu esclave, d'où
événements de la Révolution française, Condorcet a
inégal ité, despotisme. Et la société actuelle, par ses lois,
exprimé le regret que les engagements de la Révolution
a consacré cet état.
n'aient pas pris en compte la situation des esclaves noirs.
Et l'on sait que Napoléon regrettera plus tard l'erreur
Rousseau a établi une distinction entre l'homme noir
historique qu'il a commise en ordonnant l'exécution
et l'esclave. S'il combat l'esclavage, il apparaît qu'il noumt
d'autres considérations envers le Noir pour qui la
de Toussaint-Louverture.
meilleure condition serait l'état de nature. Or, l'homme
Condorcet a été président de la Société des amis des
ne peut échapper à la société pour revenir à l'état de
Noirs, à qui il dédia une épître dans ses Réflexions sur
nature; c'est la société elle-même qu'il faut transformer
l'esclavage des Nègres:
et c'est la Raison qui va régler le nouvel ordre social.
« Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous,
Dans le Contrat social, Rousseau expose théoriquement
je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature
vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison,
comment des dispositions nouvelles peuvent permettre
les mêmes vertus que les Blancs »22.
de remplacer la liberté naturelle perdue par une liberté
civile: " Les hommes devenant tous égaux par conven-
L'humaniste souscrit à la thèse de l'unicité du genre
tion et de droit ».
humain. Tous les hommes sont libres et doivent jouir de
l'égalité qui est notre patrimoine commun. En effet, à
L'égalité provient alors du fait que l'individu aliène sa
l'état de nature, selon Rousseau, ont succédé les méca-
liberté en faveur de la communauté et qu'il en reçoit des
nismes des rouages de l'État. Ce qui est historique-
biens qui ne dépassent pas ses besoins. Pour corriger
ment vrai, puisque, on le sait aujourd'hui, l'Afrique qu'on
cela, le cas échéant, il faut supprimer les volontés par-
croyait le continent le plus « sauvage », était, elle aussi,
ticulières ; d'où nécessité d'une nouvelle organisation
administrée, depuis des siècles, par des chefs puissants
politique: une démocratie véritable où le peuple, maître
et respectés. Partout, l'homme, pour se prémunir contre
absolu des biens, de la nation et de la religion, est le seul
les agressions extérieures, s'est reconnu solidaire de ses
souverain. Il fait donc seul les lois. Dès lors, ces lois
semblables. La liberté des Blancs et des Noirs est liée.
civiles prennent le caractère des lois naturelles et l'éga-
lité devient réelle (et non plus formelle). Ainsi, l'homme
Avec une sincérité émouvante, Condorcet laisse entendre:
du XVIIIe siècle peut reconstruire une société selon la
«
[ ... ] je sais combien de fois votre fidélité, votre pro-
bité, votre courage ont fait rougir vos maîtres [...J. Mais
nature.
celle injustice n'a été pour moi qu'une raison de plus pour
Le Contrat social, parce qu'il n'était qu'une simple théorie,
prendre, dans un pays libre, la défensè de la liberté
n'a pas été condamné. Mais les conséquences seront mul-
des hommes »23.
tiples après la mort de Rousseau : il a inspiré la
Quant à Diderot, on peut considérer que son interven-
Déclaration des droits de l'homme de 1789 (cf. pré-
tion intempestive dans le débat sur l'émancipation des
ambule et articles 1,3,6, 12, 14).
Noirs s'inscrit dans le mouvement général du renou-
Préambule: « Le pouvoir législatif et le pouvoir exé-
vellement des valeurs entrepris au Siècle des lumières.
cutif sont engagés à se conformer à l'idéal démocra-
Il s'agit d'admettre l'autre, d'accepter que l'altérité soit
tique ».
une alternative susceptible d'être valorisée. Les idées
Art. 1. Hommes libres et égaux en droit.
essentielles définissant une éthique et une esthétique
Art. 3. Toute souveraineté réside essentiellement dans
nouvelles sont consignées dans son Essai sur la poésie
la nation.
dramatique.
Art. 6. La Loi, expression de la volonté générale.
Art. 12. Force publique instituée pour l'avantage de tous.
Avant V. Hugo et Rousseau, Diderot défend la thèse
Art. 14. Des représentants du peuple sont admis ...
de la relativité de la perception esthétique et raye d'un
Debeuf, Engels, Marx, Lénine ont tiré plus tard toutes
trait deux siècles de classicisme. « La poésie veut quelque
les conséquences de ces théories.
chose d'énorme, de barbare et de sauvage »24.
Pour cela justement, le combat révolutionnaire d'un
Plus un peuple est « civilisé », poli, moins ses mœurs
Diderot ou d'un Condorcet est d'une si grande conso-
sont poétiques; tout s'affadit en s'adoucissant. Dans
lation pour celui qui ne veut pas désespérer de la « philo-
ses Œuvres philosophiques, Diderot s'adresse ainsi au
12 Condorcet, Jean-Antoine-Nicolas. Réflexions sur l'esclavage des Nègres, in : « Œuvres », Didot,
1817, vol. VII. p. 60-140. [1" éd. Neuchâtel, 1781].
12 Condorcet, Jean-Antoine-Nicolas. Réflexions sur l'esclavage des Nègres, in : « Œuvres », Didot,
1817, vol. VII. p. 60-140. [1" éd. Neuchâtel, 1781].
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Noir: « Tu es le plus fort! [...]. Tu n'es pas esclave:
obscurantistes, ces consciences avaient la certitude
tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous
que l'Africain appartenait à une espèce inférieure. Plus
asservir »25.
condescendante, une autre majorité estimait que les Noirs
Image nouvelle du nègre, en vérité! La race, qu'on croyait
devaient leur bonheur à leur ignorance qui les mettait
de toute éternité vouée à la servitude, se présente désor-
à l'abri des désirs contre-nature, générateurs des mal-
mais en conquérante. L'homme, comme l'écrira plus tard
heurs de l'homme. Aucune reconnaissance de l'éga-
Camus, se juge à sa capacité de refus. Diderot est
lité autre que formelle; la croisade menée en ce sens
convaincu des dispositions de l'homme noir à renverser
était en réalité une manière ratiocinante de mépris, expres-
un ordre injuste. Dans l'Histoire des deux Indes, ouvrage
sion véhémente d'une certaine condescendance. Il y
de Raynal auquel Diderot a collaboré, le philosophe pro-
en ad' autres qui pensent que le Noir est laid, sans esprit,
phétise de façon pathétique:
tout en s'attendrissant sur sa sagesse naturelle, inhérente
« Il ne manque aux Nègres qu'un chef assez coura-
à son état de primitif.
geux pour les conduire à la vengeance et au carnage.
Où est-il ce grand homme, que la nature doit peut-être
C'est à la longue que les esprits «éclairés », en luttant pour
à l'honneur de l'espèce humaine? Où est-il ce Spartacus
la suprématie des dogmes universels, en sont arrivés à
nouveau? ,,26.
défendre la cause des « nègres philosophes ».
La première édition de l'Histoire des deux Indes date de
Ornement ou symbole vivant, le nègre devint, au
1786 ; en 1791 éclate la révolution des Noirs à Saint-
XVIII' siècle, le sujet de dissertations idéologiques. Les
Domingue, sous la conduite d'un descendant des rois du
encyclopédistes condamnèrent, au nom de la nature et
Dahomey, Toussaint-Louverture, le génie de la race, sur-
de la raison, la traite, l'esclavage et le régime colo-
nommé le Napoléon noir. Fièrement, il se présentait ainsi
nial. A la fin du siècle, à l'aube de la réaction du sen-
à l'empereur des Français: « Le Premier des Noirs au
timent contre la raison, la littérature commença à célé-
Premier des Blancs ». La capacité au commandement
brer le «nègre romantique ». Thème littéraire désormais,
de ce Noir a étonné les contemporains. Et pour la pre-
le Noir ouvre larges les portes du romantisme et sur-
mière fois dans l'histoire du monde, une armée noire
tout s'impose comme un argument majeur du combat
commandée par des généraux noirs a tenu tête à la plus
doctrinal que mèneront les écrivains; le Noir devint
grande puissance de l'époque. V. Hugo fera de cet affron-
également la preuve irréfutable de la justesse de la
tement le sujet de sa toute première œuvre Bug Jargal.
cause défendue par les philosophes, lui, la victime de
On pourrait résumer la tendance générale du XVIII' siècle
l'obscurantisme que condamnent les Lumières et la
à propos de la question des nègres en assurant qu'au
loi naturelle.
Siècle des lumières, les « littérateurs» faisaient à toute
occasion la leçon à ceux qui niaient les droits des Noirs;
Le Noir mérite désormais, qu'au nom des principes consa-
mais sur le fond du problème, ils partageaient les convic-
crés par la Raison, on engage une juste guerre qui lui rende
tions de ceux qu'on appellera bientôt les réacteurs et plus
la liberté. Selon l'Encyclopédie, la traite, « cet achat des
tard les réactionnaires. Ils ne disaient jamais que le nègre
nègres» pour les réduire en esclavage, est un négoce
est un homme intelligent et ne lui reconnaissaient que
qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous
des vertus idéologiques; qu'elles fussent éclairées ou
les droits [de la nature] de l'homme". 0
" Diderot. Essai sur la poésie dramatique, in Œuvres esthétiques, par Paul Vernier, éd. garnier, Paris 1969, p. 280-281.
z.' Diderot. Œuvres philosophiques, éd. dernier 1981, p. 481.
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Rev. CAMES - Série B, vol. 02, 2000

Sciences sociales et humaines
Références bibliographiques
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'(1)
L'homme noir participe-t-il du genre humain? Au
- Is the black man a human being ? ln France,
E
CJ
XVllI"siècle, le siècle des droits de l'homme, la
ca during the XVIII'h century, the sa called human
~ réponse n'était toujours pas claire et définitive.
'-
- rightscentury, the answer was notalways clear
(J)
'(1)
La littérature philosophique en France, en déga-
.c and definite. The literature of philosophy, while
a:: geant les principes fondateurs des droits de
« determining the fundamental principles of human
l'Homme, semble partais ignorer l'Homme noir
rights, seems sometimes ta ignore the Black,
en faisant de lui une espèce particulière du genre
them a particular species of human kind which
humain qui « n'avait pas droit à tous les Droits ".
« did not have access ta ail the Rights ". It is not
Ce n'est donc pas chez les grands auteurs qu'on
hence with the great writers of « Le Siècle des
trouvera la réponse la plus claire à cette grande
lumières» that we will find the best answer ta this
question ontologique et morale.
heavy ontological and moral question.
Rev. CAMES - Série B, vol. 02, 2000
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