Sciences sociales et humaines
Le rôle de l'Assemblée de l'Union française
dans l'évolution sociale et politique
de l'Afrique noire francophone.
Koffi Amouzou Sossou
Département d'Histoire
Université du Bénin, Lomé (Togo)
Introduction
et très injuste à l'égard d'une institution qui ne dis-
parut qu'avec la République qui lui donna vie, cette
« Je souhaite que
soit un jour entreprise une
conclusion soulève néanmoins la cruciale question du
analyse approfondie des travaux de l'Assemblée
rapport entre les objectifs de la nouvelle politique colo-
de l'Union française. Elle fut une Assemblée méconnue
niale française après la Seconde Guerre mondiale et
» (Riond 1979 : 16). Ce vœu, formulé par Georges
la création d'une assemblée sans réel pouvoir de déci-
Riond , ancien conseiller M.R.P 1, traduit le sentiment
sion. Quel fut le rôle de cette assemblée? A tout consi-
de tous les conseillers de l'Union française. Il tra-
dérer, bien que pertinente, cette question est inoppor-
duit également une réalité inhérente à la IVe République
tune dans le contexte de la IVe
République où la
française. En effet, les conditions exceptionnelles dans
Constitution ne donna à cette Assemblée aucun rôle
lesquelles naquit cette République amena les acteurs
précis, si ce n'est celui de proposer, jamais de décider.
politiques de l'époque à répondre à des attentes par-
Il faut cependant éviter de conclure que cette assemblée
fois contradictoires, et à mettre en place des institutions
ne fut qu'une de plus, une de trop.
au rôle mal défini. L'Assemblée de l'Union française en
fut une des illustrations.
Conscients des faibles pouvoirs de l'Assemblée, les
conseillers de l'Union française finirent, au fil des années,
Confinée à Versailles jusqu'en 1956, privée de la cou-
par l'imposer grâce à la richesse de leurs délibérations
verture médiatique parisienne, loin du grand public de
et au réalisme de leurs conclusions. Reléguée au second
la capitale française, l'Assemblée de l'Union française
plan dans la métropole, l'Assemblée fut une référence
fut réellement méconnue en France. De même, ses avis
en Afrique noire où elle jouissait d'un grand crédit
ne s'imposaient ni au parlement ni au gouvernement.
auprès des populations. Cette situation s'explique fort
Ce dernier, du reste, n'a rien à craindre de l'Assemblée
bien car de par la Constitution, tous les décrets et les lois
versail1aise qui ne peut le renverser.
relatifs aux territoires d'outre-mer n'étaient pris ou votés
à Paris qu'après l'avis de l'Assemblée de l'Union fran-
La privation de cette Assemblée de réels pouvoirs ne
çaise, où les élus d'outre-mer n'étaient pas minoritaires.
manque pas d'explication (Sossou 1994 :77-93) . Mais
Aussi, très tôt, I' Assemblée s'est-eUe imposée comme
cette situation amena beaucoup d'auteurs à s'interroger
la plus indiquée, parmi toutes les assemblées de la métro-
sur l'opportunité d'une tel1e institution. Quant à son uti-
pole, à défendre les libertés fraîchement acquises dans
lité, Martin J. (1988 : 24), qui n'a probablement jamais
ces territoires. Pourquoi? Quel fut l'impact des avis
fréquenté les dépôts d'archives de cette assemblée, ne
de Versailles sur l'évolution politique et sociale en
trouva dans celle-ci «A peu près aucune utilité ». Hâtive
Afrique noire?
"Mouvement républicain populaire, créé en 1944 et devenu après la guerre, l'un des grands partis politiques en France.
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Contrairement à l'idée reçue, ni le parlement, hi le
il convient de mesurer l'influence queles avis versaillais
gouvernement français ne furent pas toujours indiffé-
ont eue sur l'évolution en Afrique. A. cet égard, les
rents aux avis et propositions des conseillers. Il importe
réformes entreprises au Togo en 1955 constituent un cas
donc de faire ressortir les raisons qui poussèrent cette
. particulier. Lamarque de Vérsailles y fut nette. li convient
Assemblée à défendre les libertés outre-mer. Par ailleurs,
de traiter ce cas à part.
L'Assemblée pour la défense
que la guerre fit souffler sur les peuples.
des libertés outre-mer.
Déjà, le 7 août 1944 , le gouvernement de Gaulle intro-
L eréflexeclassiquedefaireremonterlajouissance duisitlaliberté syndicaledanslesterritoires.Demême,
des libertés démocratiques dans les possessions
de mai à septembre 1946, les gouvernements Gouin
françaises au lendemain dela Seconde Guerre
et Bidault introduisirent par décrets dans ces terri-
mondiale n'est pas sans fondement. Non que l'Afrique
toires, respectivement la liberté de presse et la liberté
eût attendu cette guerre pour réclamer sa liberté. Le colo-
d'association. Ces mesures ne laissèrent guère les
nisé a très tôt réclamé d'être traité sur un pied d'éga-
Africains indifférents. Les territoires, à l'instar du Togo,
lité avec son « maître ». Mais ses porte-paroles, for-
connurent une floraison de journaux (Gayibor 1997 :
cément des «évolués », n'apparurent réellement sur
196-197). De même, plusieurs syndicats virent le jour.
la scène politique en Afrique noire francophone qu'après
Généralement affiliés aux syndicats métropolitains, ces
cette guerre. L'un d'eux, Sourou Migan Apithy, député
syndicats s'efforcèrent de mener le dur combat de la
du Dahomey, rappela au palais Bourbon, le désir pro-
défense des intérêts des travailleurs face à un patronat
fond des Africains et l'attente de ces derniers: « Les
méfiant et franchement hostile. Enfin, il y eut éclo-
peuples d'outre-mer ont acquis la conscience de leur per-
sion de plusieurs partis politiques aux discours variés.
sonnalité et depuis que nous avons été intimement mêlés
à l'immense secours des années 1939 à 1945, qui devait,
Ces libertés naquirent dans une société et face à un
en même temps que la souffrance et le deuil porter
patronat et une administration très peu préparés, la pre-
partout le message de la liberté et de la démocratie, cette
mière à les gérer, les deux derniers à les admettre sans
conscience s'est raffermie »2
opposition. Aussi, ne doit-on guère s'étonner des obs-
tacles qu'elles rencontrèrent.
En fait, le message de la liberté et de la démocratie
était déjà entendu par les autorités françaises. Des mesures
Affilié au Parti Communiste français jusqu'en 1952,
furent prises. L'Assemblée de l'union française chercha
le RDA vécut pendant toute cette période un véri-
à les sauvegarder.
table calvaire dans toute l'Afrique francophone et par-
ticulièrement en Côte d'Ivoire (Ki-Zerbo 1978 :506).
Les Libertés politiques et syndicales
Mais le cas qui exemplifia le mieux les menaces qui
en Afrique: une réalité mouvante
pesaient sur les libertés démocratiques fraîchement
acquises vint de Madagascar. En effet, de mars 1947
L'acquisition des libertés démocratiques dans les ter-
jusqu'à la fin de l'année 1948, des troubles se pro-
ritoires d'Afrique francophone est antérieure à la mise
duisirent dans ce pays et notamment sur la côte Est.
place de l'Assemblée de l'Union française. En effet, les
« D'origine mal connue» (Martin 1988 :343), ces
gouvernements successifs de la France prirent très tôt
troubles offrirent néanmoins l'occasion aux autorités
conscience de la nécessité de s'adapter au vent de liberté
françaises d'accuser le M.D.R.M3 , parti politique qui
a Annales de l'Assemblée nationale, séance du 4 Août 1947, P. 3892.
'M.D.R.M. : Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache. Ce mouvement est né en France en février 1946 par transformation du Parti de la
Restauration de l'Indépendance malgache. Les élus de ce parti firent plusieurs démarches à Paris pour obtenir l'autonomie de l'Ile. mais en vain.
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n'était pas en odeur de sainteté dans les milieux colo-
à l'indépendance ou à la sécession des territoires et,
niaux et gouvernementaux; en raison de ses positions
autant de liberté et de démocratie que possible dans
indépendantistes. La répression dura jusqu'à fin 1949.
ces derniers.
Le bilan fut sévère 4 . Du 22 juillet au 4 octobre 1948,
eut lieu le procès des dirigeants du M.D.R.M. La sen-
Les conseillers affichèrent leur hostilité à l'indépendance
tence fut éloquente:
des territoires d'outre-mer, lors de la discussion relative
- six condamnations à mort, dont deux députés, Raseta
au Gabon dont les élus demandèrent, en 1948, le déta-
et Ravoahangy ;
chement de l'A.E.F. et l'autonomie. A la commission
- huit condamnations aux travaux forcés, dont le député
. de politique générale de l'Assemblée, aucun conseiller
Rabemananjara ;
n'admit le principe d'autonomie pour le Gabon7. Même
- deux condamnations à la réclusion à vie, dont le séna-
le bouillant Barbe, conseiller communiste généralement
teur Ranaiv05.
prompt à défendre les desiderata des Africains, se pro-
nonça, non pour l'autonomie du Gabon, mais pour une
Le M.D.R.M. fut par ailleurs dissous!
large décentralisation de l'A.E.F.
Exceptionnel, le cas malgache n'illustre pas moins ce
A l'autonomie réclamée, tous les conseillers sans excep-
qui, dans une moindre mesure, se passait alors dans toute
tion préférèrent dans leur rapport, utiliser la formule
l'Afrique francophone. Dans tous les cas, le message
de « décentralisation et de déconcentration adminis-
était clair: les fraîches conquêtes démocratiques en
trative outre-mer ».
Afrique avaient besoin d'être constamment défendues
pour être préservées. Mais par quelle institution le
Le très conservateur Albert Sarraut crut même bon
seraient-elles? L'Assemblée de l'Union française s'of-
de fixer les limites de cette décentralisation pour éviter
frit ce rôle. Et pour cause .1I convient, du reste, de rap-
le « risque d'aboutir à un séparatisme local parti-
peler que les élus eux-mêmes se virent interdire des
culièrement dangereux »8. En fait, la crainte de Sarraut
réunions publiques dans les territoires6.
était largement partagée par tous les conseillers. En quoi
la sécession des territoires était-elle dangereuse?
L'Assemblée, garante des libertés
- Pour l'ensemble des conseillers, cela signifierait la fin
outre-mer
de l'Union française, et donc la disparition de
l'Assemblée;
Plusieurs facteurs concoururent à désigner les consei1lers
-Quant aux communistes, qui n'ont jamais fait mys-
comme les artisans de la défense des libertés en Afrique:
tère de leur hostilité à l'impérialisme et au colonia-
d'une part la philosophie qu'ils se firent de la poli-
lisme, leur opposition à l'indépendance immédiate des
tique coloniale française d'après guerre et, d'autre
territoires peut paraître surprenante. Mais, à l'analyse,
part les réalités intrinsèques de leur Assemblée.
ils craignaient que, précoce et acquise dans l'immatu-
rité politique, cette indépendance fît tomber ces terri-
Versailles et la politique coloniale française.
toires dans un néocolonialisme dont le maître serait
A la différence de l'Assemblée nationale et du Conseil
les Etats-Unis, le pire ennemi de l'URSS dans la guerre
de la République, l'Assemblée de Versailles ne devait
froide.
son existence qu'à celle de l'Union française. Ce qui
- Enfin, sans doute pour des raisons de sous-dévelop-
nécessitait le maintien des territoires dans cette union.
pement économique de leurs territoires, peu de consei1lers
Ceci amena les conseillers de l'Union française à avoir
africains étaient enclins à réclamer l'indépendance dans
une constante attitude vis-à-vis des territoires: non
l'immédiat.
, Il 000 victimes selon H. Des champs, plus de 80 000 selon le général Carbay.
,. Tous les condamnés furent amnistiés par Mendès-France en 1954.
'Archives de l'Assemblée de l'Union française, Commission de politique générale, procès-verbal du 15 février 1949, dossier 46.
7. Archives de l'Assemblée,
Commission de politique générale, dossier 77, procès-verbal du 21 juin J950 .
• Archives de l'Assemblée, commission de politique générale, procès-verbal du 7 novembre 1950, dossier 84.
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Ainsi, pour des raisons diverses, les conseillers furent-
la connaissance qu'ils avaient de l'Afrique. Marcel
ils presqu'unanimes à ne guère encourager le sépara-
. Griaule fut sans doute le représentant le plus illus-
tisme dans l'Union française. Pour maintenir ces ter-
tratif de cette race de conseillers] 0 . Ethnologue, ayant
ritoires dans l'Union, Versailles opta de mener le combat
fait de nombreuses recherches sur l'Afrique (Sossou
pour plus de libéralisme politique outre-mer dont s'ac-
] 994 : 2] 5), Marcel Griaule démystifiait et dépoliti-
commoderaient, selon les métropolitains, les éventuels
sait le débat à Versailles, les affranchissait des intrigues
candidats à la sécession. Mais d'autres raisons pous-
et des calculs politiciens et cherchait avant tout à
sèrent Versailles dans ce combat.
« africaniser» les réformes en faveur des Africains.
Mieux, il réussissait souvent à gagner ses collègues
Les réalités intrinsèques de l'Assemblée
à ses positions ultralibérales, A Versailles, le cœur
L'Assemblée fut marquée par des particularités qui la
et le réalisme l'emportèrent sur les considérations poli-
distinguèrent des assemblées parlementaires et la pous-
tiques et idéologiques. Georges Riond (1979 : 236 -
sèrent davantage à aller loin dans les réformes d'outre-
237) exprima cette idée à sa manière: « Bien que notre
mer que ces dernières.
Assemblée se fût, à l'image des autres, divisée en
groupes politiques, les confrontations aboutissaient à

, En effet, alors qu'à l'Assemblée nationale et au Conseil
des synthèses plus fréquentes que dans les tensions du
de la République les élus d'outre-mer étaient noyés dans
Palais Bourbon ».
un flot de parlementaires métropolitains, l'Assemblée
avait une composition paritaire entre l'outre-mer et la
Enfin, la dernière particularité de l'Assemblée fut de
métropole. Cette égalité numérique donna à l'Assemblée
n'avoir aucun pouvoir de décision. Paradoxalement,
l'image d'une institution démocratique par rapport aux
ce caractère purement consultatif de leur assemblée
assemblées parlementaires. On en était conscient en
amena les conseillers à être très audacieux dans leurs
Afrique. A Versailles, forts de cette image de leur assem-
propositions et à demander beaucoup pour les Africains,
blée, les conseillers s'efforcèrent de ne pas décevoir l'es-
dans leurs avis, pour être sûrs que l'essentiel sera pris
poir placé en eux par les Africains, quant à la défense
en considération à Paris. Et, COmme nous le verrons plus
des libertés dans les territoires.
loin, cette audace a parfois payé.
Par ailleurs, à l'opposé des parlementaires préoccupés sur-
le social et la consolidation de
tout par les problèmes métropolitains, les conseillers ne
s'occupaient que des questions des territoires d'outre-mer.
la démocratie en Afrlque noire.
Ce fut donc avec raison que le conseiller G. d'Arboussier
Eloignés à tous égards de la population française,
affirma à ses collègues en commission: « En matière de
les conseillers de l'Union française comprirent très
territoires d'outre-mer, l'Assemblée de l'Union fran-
vite que le jugement sur leurs travaux viendrait de
çaise sera plus à même de juger que ne pourrait l'être
l'Afrique. Aussi, s'étaient-ils astreints, dans les avis
l'Assemblée nationale »9 .
à transmettre au gouvernement et au parlement, à
réclamer l'amélioration des conditions de vie des
Nul, même hors de l'Assemblée, ne contestait cette vérité.
Africains et la jouissance des libertés démocratiques
Les conseillers y puisèrent la force pour s'affirmer et
dans les territoires.
imposer dans le cœur des Africains, une assemblée dont
les métropolitains ignoraient l'importance.
Les conseillers de l'Union française et le
social outre-mer
De même, l'Assemblée accueiJ1ait en son sein des
conseillers apolitiques qui, bien qu'appartenant à
Dans les débats relatifs au FIDES, une constatation s'im-
des groupes politiques, devaient pourtant leur présence
pose: le gouvernement opta pour des réalisations spec-
à Versai1Jes moins à leur coloration idéologique qu'à
taculaires dans les grandes villes, à l'instar des hôpi-
9
Archives de l'Assemblée de l'Union, Commission de Politique générale, Procès-verbal du 12 mai 1948, dossier 14, P. 13.
10. On peut
citer par ailleurs Charles-André Julien, spécialiste du Maghreb et Jacques Chastenet, lin académicien.
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taux régionaux à Dakar et à Brazzaville; cette politique
qui ne visait que les travailleurs professionnels n'au-
était sans doute destinée à démentir les critiques amé-
rait nécessairement qu'un impact limité en Afrique.
ricaines pendant la guerre contre l' œuvre française dans
De même, s'étant agi des prestations familiales, la
les colonies. Par contre, les conseillers optèrent pour
conseillère Le Ber en souhaita l'extension à toutes les
plus de rural et de social (Sossou 1994 :188-198).
familles africaines.
Ils parvinrent à fléchir les positions du gouvernement,
Le caractère idéaliste de ces propositions ne fait pas
surtout dans le second plan quadriennal où les crédits
de doute, pas davantage néanmoins que la sincérité de
affectés à l'aide à la production locale passèrent à 27 %,
leurs auteurs. Ces propositions témoignent de l'intérêt
voire à 35 %, contre 17 % seulement pour le .. pre-
que Versailles portait à la masse africaine, c'est-à-
mier plan.
dire aux 911 Oe des Africains négligés par le code du tra-
vail. Cependant, de pareilles initiatives n'eurent d'autre
Mais le code du travail, la réforme sociale la plus mar-
mérite que de soulever en Afrique un éphémère
quante de la IVe République dans les territoires fut, pour
enthousiasme, surtout parmi les instruits, très inté-
les conseillers, l'occasion d'affirmer leur attachement
ressés par les débats dans les assemblées.
au bien-être social des Africains.
Par contre, les dispositions relatives aux accidents de
Le décret Moutet du J7 Octobre 1947, censé doter les
travail connurent un sortplus heureux. Non prévues dans
territoires africains d'un code du travail, leur permit
les textes gouvernementaux et parlementaires, elles furent
de se signaler au débutde leurs travaux. Ce décret,
introduites par les conseillers dans leur avis. Elles étaient
bien que promulgué dans les territoires, ne fut jamais
destinées à améliorer les conditions de travail en Afrique
appliqué, car il fut suspendu par le successeur de Moutet
où les accidents de travail étaient réglés à « l'amiable »,
au ministère de la France d'outre-mer, Coste-Floret.
c'est-à-dire selon la volonté de J'employeur tout - puis-
Cette suspension poussa les conseillers à montrer leur
sant outre-mer. Les conseillers furent malgré tout désa- .
sollicitude à l'égard des Africains. Leurs nombreuses
voués par le parlement, car le code resta muet sur les
initiatives aboutirent au vote d'une résolution invitant
accidents de travail. Mais, passant des débats versaillais
le ministre Coste-Floret à appliquer le décret Moutet.
aux réalités africaines, les conseillers firent plusieurs
Cette initiative influença le ministre qui avoua lui-même:
missions en Afrique. Les contacts qu' iIseurent avec les
« Après le vote unanime de l'Assemblée de l'Union fran-
représentants de l'administration, les employeurs et
çaise, j'ai pris un décret qui, dans son article 1er, remet-
les salariés ainsi que les visites effectuées dans les exploi- .
tait en vigueur le décret du 17 Octobre 1947) J.
tations agricoles et industrielles, les amenèrent à cette
conclusion: « Il ne nous semble plus possible de nous
P. Coste-Floret fut désavoué par ses collègues en Conseil
en tenir à des réglementations locales, à des indem-
des ministres et par le Conseil d'Etat, qui déclara son
nités à l'amiable en cas d'accident de travail ... C'est
décret illégal. Mais cet aveu du ministre en commission
notre souci et notre devoir de garantir leur sécurité et de
à Versailles rassura les conseillers et leur prouva qu'ils
les dédommager des risques qu'ils courent» 12
pouvaient influencer la nouvelle politique coloniale
de la France. Ils s'affirmèrent donc lors des discus-
Cette édifiante conclusion amena les conseillers à conti-
sions relatives à un nouveau code qui, lui, sera voté
nuer le combat, malgré leur échec momentané en 1952.
en 1952 et appliqué dans les territoires.
A leurs nombreuses initiatives et propositions, le gou-
vernement G. Mollet répondit par un décret du 24 février
Plusieurs conseillers firent des propositions quelque peu
1957, portant sur la répartition et la prévention des acci-
originales. C'est ainsi que Marcel Griau le souhaita que
dents du travail et des maladies professionnelles.
le code fût appliqué à tous les travailleurs, c'est-à-dire
y compris les forgerons, les pêcheurs, les artisans, les
Par ailleurs, la création, à l'école nationale de la France
paysans. Pour cet ethnologue, l'effet d'une réforme
d'outre-mer, d'une section chargée de former les ins-
Il. Archives de l'Assemblée de l'Union française, commission des Affaires sociales. dossier n" 9. Procès-verbal du 9 mars 1948, P.2.
". Annales de l'Assemblée, débats, séance du 15 février 1952, P. 192.
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pecteurs du travail et des lois sociales à partir de. 1950,
253). Ce fut l'Afrique francophone tout entière qui,
est à mettre à l'actif des initiati ves versaillaises, notam-
à travers ce geste, reconnut It? rôle de l'Assemblée dans
ment d'une proposition remise le 7 mars 1950 au gou-
l'évolution sociale des territoires français d'Afrique
vernement et à laquelle ce dernier adhéra.
sous la IVe République.
Les conseillers confirmèrent par ailleurs l'importance
Les conseillers et la défense des libertés
de leur rôle dans le social outre-mer, en s'impliquant
démocratiques en. Afrique.
activement dans la résolution du plus grave conflit
social en Afrique francophone; il s'agit de la grève des
Parallèlement au combat pour le progrès social en Afrique
cheminots déclenchée en Afrique Occidentale le 10
francophone, les conseillers menèrent la lutte pour la
octobre 1947 et qui ne prit fin que le 18 mars 1948. Des
sauvegarde et la consolidation des libertés démocratiques
propositions concrètes transmises le 12 février 1948
et la défense des droits de l'Africain, notamment vis-
par l'Assemblée au gouvernement, jouèrent un impor-
à-vis de l'.administration coloniale. Membres d'une ins-
tant rôle dans la résolution de ce conflit. Le repré-
titution privée de réels pouvoirs de décision, les
sentant du gouvernement à Versailles, le ministre
conseillers ont toujours considéré leur Assemblée comme
Augarde, reconnut le rôle de l'Assemblée dans la solu-
victime d'une injustice. A cet égard, ils cherchèrent à
tion à cette grève par « le gouvernement qui avait
se distinguer dans le combat contre toute injustice et
pris le vœu de l'Assemblée en considération» 13.. En
toute violation des promesses de la Constitution de
Afrique, ce rôle des conseillers ne fut ni méconnu,
l'Union française. Aussi, à la suite des troubles poli-
ni oublié. Le président Emile Derlin Zinsou deI'ex-
tiques à Madagascar dont il est fait cas plus haut, les
Dahomey, ancien conseiller, en eut la preuve. En mars
conseillers s'empressèrent-ils d'envoyer une mission
1993, le président de l'Association des cheminots
d'information dans [a Grande Ile du 19 octobre au 19
retraités da son pays, Albéric A. Hoyo, lui envoya
novembre 1948. Ils alertèrent, à la suite de cette mis-
une lettre à l'occasion du « 45 e anniversaire de la grève
sion, les autorités françaises sur l'urgence d'une solu-
historique des cheminots de l'ex- A. O. F » pour lui
tion pacifique. Composée d'ED Zinsou, son président,
« dire un grand merci pour votre importante contri-
de la conseillère Autissier et des conseillers Estèbe,
bution à l'Assemblée de l'union française voici 45 ans
Lapart et Perier, cette mission, à l'instar de toutes les
en vue de l'heureux dénouement de cette grève
autres fréquemment envoyées en Afrique, avait plu-
qui a duré 5 mois JO jours» (Sossou 1994 : 332 - 333).
sieurs mobiles pour les conseillers:
L'effort de l'ensemble des conseillers fut ainsi reconnu
- toucher du doigt les réalités dans les territoires pour
par les syndicats africains, par le truchement
du
disposer d'éléments sûrs dans leurs débats;
conseiller E D Zinsou. Du reste, en soutenant les gré-
- montrer aux Africains que Versailles était plus proche
vistes alors que le ministre de la France d'outre-mer
des territoires que n'importe quelle autre assemblée
s'efforçait d'étouffer la grève l 4 , les conseillers cher-
de la métropole, et les assurer de la disponibilité de
chaient à défendre la liberté syndicale en Afrique. A
l'Assemblée à sauvegarder leurs droits;
cet égard, de retour d'une mission en Afrique, le
- rappeler à l'administration coloniale que sous la IVe
conseiller Bégarra rassura ses collègues: « La liberté
République, les territoires n'étaient plus un domaine
syndicale semble effective partout» 15, pour mon-
réservé où les droits du colonisé pouvaient être impu-
trer que les initiatives versaillaises ont porté leur fruit.
nément bafoués;
Cette autosatisfaction n'est pas sans fondement.
- rappeler au gouvernement français et à l'Assemblée
Darboux, le tout nouveau ministre des Affaires sociales
nationale que dans leurs décrets et lois relatifs à ces ter-
du Dahomey, confirma la chose; à Paris en 1958, il
ritoires, ils ne devraient pas se contenter de recueillir l'avis
choisit la commission des affaires sociales de
de l'Assemblée comme la Constitution les y obligeait,
l'Assemblée de l'Union française pour faire le bilan
mais en tenir compte d'autant plus que ces avis émanaient
de l'application du code dans son pays (Sossou 1994 :
de conseillers bien informés des réalités africaines.
IJ Op. cit., 1948, P. 287.
"Coste-Floret révéla en commission des affaires sociales, en février 1948 qu'il avait envoyé 120 cheminots métropolitains en Afrique pour faire reprendre
le travail.
" Archives de "Assemblée, commission des affaires sociales, dossier 21 l, séance du 17 février 1954.
,.120
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Somme toute, cette réaction des conseillers face à la
assemblées plus ou moins compétentes pour les affaires
répression contre un parti politique, était destinée à faire
locales, devrait forcément répondre une assemblée fédé-
de l'Assemblée l'institution de défense des libertés démo-
rale compétente pour les affaires fédérales, et donc
cratiques dans les territoires d'Afrique. Ce même souci
aux pouvoirs réels. Ce dernier rôle reviendrait natu-
amenait constamment les conseillers à alerter le ministre
rellement à l'Assemblée de l'Union, au détriment de
de la France d'outre-mer, dès la constatation de la vio-
l'Assemblée nationale. On comprend dès lors plus aisé-
lation des droits des Africains, à l'instar des interdic-
ment pourquoi les conseillers tinrent tant à l'accrois-
tions des réunions publiques, « en lui demandant des
sement des compétences des assemblées locales et à leur
explications» 16.
_.
.'.:
.
.
.
" .
autonomie progressive vis- à -vis des gouverneurs, voire
du parlement et du gouvernement français. Une telle
De même, en 'cas de conflitentreIes institutio~s ter-
conception ne pouvait avoir l'aval du gouvernement.
ritoriales, notamment entre les assemblées et les gou-
verneurs, Versailles se désignait comme l'arbitre naturel.
Saisi de la position Versaillaise, le ministre de la France
Du reste, les Africains ne lui contestaient guère ce
d'outre-mer réagit devant les conseillers: «Je tiens
rôle, comme en témoigne, en 1951 , la lettre du prési-
ici à dire très nettement quelle sera ma politique. La
dent de l'assemblée représentative du Togo, Sylvanus
politique du gouvernement en la matière sera nette, tout
Olympio, à la commission de politique générale de
en demandant au parlement de bien vouloir introduire
l'Assemblée, qui décide d'attirer l'attention du ministre
dans les lois certaines modifications qu'a proposées
de la France-d'outre-mer sur le problème togolais. Ce
votre Assemblée, il lui demandera aussi, en s'appuyant
dernier, en effet, portait sur la date des élections à l'as-
sur la Constitution ... de rejeter tout ce qui permet-
semblée territoriale. La démarche des conseillers auprès
trait aux assemblées locales d'empiéter sur les attri-
du ministre eut un effet à retardement 17.
butions du pouvoir exécutif central, ou de son repré-
sentant local ou de faire indirectement échec aux lois

En fait, à l'égard des assemblées territoriales, les
votées par le parlement souverain» 19'.
conseil1ers définirent très tôt une ligne de réflexion
qui fut une véritable révolution par rapport aux concep-
A la lumière de cette réplique du ministre, les assem-
tions gouvernementale et parlementaire. Quelques mois
blées locales ne verront guère s'élargir leurs compé-
après le démarrage des travaux de l'Assemblée, en 1948,
tences. Seule, la loi-cadre leur donna un petit souffle.
ils arrêtèrent leur position au sujet des compétences des
Par contre, le ministre consentit à l'élargissement du
assemblées territoriales: «Ne pas permettre qu'à aucun
corps électoral, demandé par les conseil1ers.
échelon puisse jouer, au travers des décisions gouver-
nementales, prises d'une façon qui ne soit pas conforme
En effet, l'une des préoccupations majeures de ces der-
aux avis des assemblées locales, l'arbitraire de l'exé-
niers fut d'amener la masse africaine à participer à
cutif, c'est-à-dire que les décisions ne puissent être prises
la vie politique dans les territoires. Aussi, dès 1948,
que sur délibération conforme des assemblées consul-
envisagèrent-ils l'introduction du suffrage universel
tées »18. Il s'agissait, pour les conseillers, de permettre
dans toutes les élections outre-mer. Dans l'impossi-
aux assemblées territoriales d'émettre des avis en vue
bilité matérielle d'atteindre cet objectif dans l' immé-
d'adapter aux nécessités locales, les lois et les décrets
diat, ils mirent en place, en mai 1950, une « commis-
parisiens dans les domaines financier, économique,judi-
sion spéciale chargée d'étudier l'organisation
ciaire et social.
du suffrage universel dans les pays d'outre-mer ».
Par ailleurs, dans l'attente de l'établissement des pièces
En défendant ainsi les prérogatives des assemblées
d'identité nécessaires au suffrage universel, les
territoriales, les conseillers espéraient parvenir à la
conseillers prirent l'habitude, dans les différents avis
concrétisation de la structure fédérale qu'ils souhai-
relatifs aux élections dans les territoires, d' allonger
tent voir prendre l'Union française. A ce titre, à des
la liste des électeurs (Sossou 1994: 127, note 2). Ils
" Archives de 1" Assemblée. commission de politique général dossier 46, procès-verbal du 15 février 1949, p. 2.
n. Aux dates des 9 et 30 décembre 1951 fixées par le Commissaire de la république et contestées par certains membres de l'assemblée IOCà;;:, les élections
eurent effectivement lieu. Mais de nouvelles furent organisées le 30 mars 1952 pour l'Assemblée territoriale qui remplaçait l'Assemblée représentative; ce
qui donnait satisfaction aux élus contestataires des élections précédentes.
" Archives de l'Assemblée, commission' de politique générale, dossier, 14, p-v du 12 mai 1948, p.13 .
" Archive de l'Assemblée, commission de politique générale, dossier 42, Annexe du p-v du 1er février 1949, p 3.
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121

Sciences sociales et humaines
furent généralementsuivis par le gouvernement et le
A Versailles où l'on propose, l'intérêt des Africains
parlement. Ce qui eut pour conséquence de gonfler
avait la priorité dans les débats: A Paris où l'on décide,
le corps électoral.cornme le montre le tableau suivant,
le réalisme l'emportait souvent sur les autres consi-
retraçant le cas du Togo.
dérations. Mais il arrivait que Versailles fût suivi pres-
qu'intégralement dans ses initiatives. Les réformes
Tableau 1 : Evolution du corps électoral du Togo
entreprises au Togo en 1955 en offrirent un exceptionnel
exemple.
Années
Nombre d'électeurs
1946
3.875
Versailles à l'origine de
1948
7.963
l'évolution politique du Togo
1953
113.280
1955
190.000
Territoire sous tutelle de la France et associé à l'Union
française, le Togo connut un véritable changement
1956 (31 mars)
283.807
politique en 1955, grâce à la loi du 16 avril de cette
1956 (28 octobre)
438.436
année, relati ve à ses institutions territoriales et régio-
1958 (27 avril)
490.796 .
nales. Appréciant le rôle joué par Versailles dans cette
reforme, le grand spécialiste français du droit colo-
Source: La Documentation française. Notes et études documentaires, 2- 706,
nial, Pierre Lampué, écrivit ( 1956 :367 ), : « On notera
5 octobre, 1960, ·p.7.
que l'Assemblée de l'Union a joué un grand rôle
dans l'élaboration de ce texte, et que ses travaux

Reflétant la situation de tous les territoires d'Afrique,
ont influencé efficacement sur les décisions du légis-
l'évolution du corps électoral du Togo montre que les
lateur ».
initiatives de Versailles, qui reçurent l'approbation du
ministre portèrent leur fruit.
Cette reforme fut précédée des promesses2Ü faites
au Conseil de tutelle de l'O.N.U. en janvier 1951
Il convient de préciser que le souci majeur des conseillers
par Pignon; représentant de la France, et à l' assem-
était de combattre la politique élitiste qui caractérisa
blée territoriale du Togo en août 1952, par Pflimlin,
la Ille
République et à laquelle la IVe n'échappait que
ministre de la France d'outre-mer. Malgré ces pro-
très difficilement.
messes, le projet gouvernemental innova à peine.
Seules les initiatives versaillaises, reprises au Palais
Par ailleurs, les libertés démocratiques s'accommo-
Bourbon, donnèrent à cette réforme une évolution
daient mal de l'omnipotence de l'administration colo-
par rapport au passé. Ces initiatives portèrent notam-
niale. L'immixion de celle-ci dans la désignation des
ment sur le Con sei 1 de gou vernement et l'extension
chefs traditionnels fut d'ailleurs dénoncée dès 1949 par
des compétences de l'assemblée territoriale.
les conseillers. Le ministre Coste- Florest trouva effec-
tivement le fait « regrettable ». Il promit aux conseillers
Versailles pour un Conseil de
d'y remédier. Un projet de loi fut déposé la même
gouvernement dynamique
année. La solution vint grâce à la loi-cadre.
Le projet de loi du gouvernement était destiné à rem-
Le rôle des conseillers dans l'évolution sociale de
placer l'ancien conseil de gouvernement. Etat-major de
l'Afrique, à travers les multiples propositions et avis, \\
hauts fonctionnaires triés sur le volet par le commissaire
et d'audacieuses initiati ves, n'est pas à nier. Certes, les
de la République, le Conseil de gouvernement était alors
réformes finalement entreprises prennent du retard
un organisme dont les réunions, convoquées au gré du
et souvent s'éloignent des positions des conseillers.
chef du territoire, n'avaient d'autre objet que d'approuver
co. La déclaration de Pignon concernait alors l'Afrique occidentale et le Togo. Il y était alors promis des conseils de gouvernement composés majoritairement
de membres désignés par les assemblées représentatives. Dans le projet du Gouvernement celle promesse ne fut pas respectée.
'"
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Sciences sociales et humaines
les actes de ce dernier. Le nouveau Con sei 1 de gou-
Ils exigèrent d'abord une réunion mensuelle obligatoire
vernement imaginé, dans le projet de loi, fut pourtant
pour le Conseil de gouvernement. En outre, ce dernier
très peu éloigné de l'ancien tant dans sa composition que
se réunirait autant de fois que la moitié au moins de
dans son rôle. Les conseillers réagirent à cet état de
ses membres en ferait une demande écrite et signée. Cette
choses.
disposition dépouillait le gouverneur de son pouvoir
vis-à-vis de j'ancien conseil. Par ailleurs, la quasi-
En effet, dans le projet de loi, le Conseil de gouvernement
permanence de ses réunions fait du Conseil de gou-
serait composé, outre le chef du territoire qui en était le
vernement la véritable deuxième institution - clef du ter-
président, de trois membres élus par l'Assemblée terri-
ritoire, et lui confère un rôle plus efficace dans la ges-
toriale et de trois membres nommés par le chef du ter-
tion des affaires locales. Notons que la loi a encore suivi
ritoire en dehors de l'assemblée. Ce qui, contrairement
Versailles.
aux déclarations de Pignon devant le conseil de Tutelle,
ne donnait plus la majorité aux membres élus par l'as-
D'autre part, les conseillers prirent une autre initia-
semblée territoriale. A Versailles, il fut proposé un conseil
tive que la loi reprit point par point: il s'agit du rôle des
de gouvernement de neuf membres, le Commissaire
membres du Conseil de gouvernement. Les conseillers
de la République non compris, dont cinq élus par
accordèrent à ces derniers des attributions permanentes.
l'Assemblée locale. La loi retint la même composition.
En effet, la loi votée à Paris, reprenant comme dans
Pour les conseillers de l'Union française, il s'agis-
les cas précédents les propositions de Versailles, obligea
sait de permettre aux membres élus et représentant donc
le Commissaire de la République à attribuer à chacun
réellement la population, d'avoir un véritable poids
des membres du Conseil de gouvernement, un secteur
sur la conduite des affaires du territoire. Ils ne seraient pas
d'activité relatif à l'organisation administrative du
mis en minorité par les membres désignés et qui repré-
territoire. Cette charge accordait au titulaire de chaque
sentent, en quelque sorte, une survivance de l'ancien
secteur un droit général d'information sur ledit sec-
conseil de gouvernement.
teur auprès des services publics. Cette disposition fit
des secteurs placés sous les conseillers du gouverne-
De même, au niveau de la rémunération des membres
ment, de véritables « petits ministères» ; et des titulaires
du Conseil de gouvernement, les conseillers allèrent
eux-mêmes, de véritables petits ministres. Jules Ninine,
au-delà du projet de loi, notamment le simple rem-
rapporteur du projet de loi à l'assemblée nationale, parla
boursement des frais de transport. Outre ce rembour-
à ce titre de « conseil des ministres en puissance»
sement, les conseillers proposèrent une indemnité
pour désigner ce Consei 1de gouvernement. L'article 14
annuelle, payée mensuellement, dont le montant serait
versaillais, devenu l'article 23 de la loi, porta ainsi
fixé par délibération de l'assemblée territoriale.
une entorse à la tradition coloniale française, qui se
Versailles fut suivi par Paris. Les conseillers cher-
caractérisait par la concentration du pouvoir entre les
chèrent, à travers une telle proposition, à exiger du
mains du seul représentant du pouvoir central. Il permit
sérieux dans le travail des membres du Conseil de gou-
aux autochtones de faire l'apprentissage de la gestion
vernement. C'est ce qu i les amena à s'écarter du projet
des affaires du territoire et d'y assumer de réelles res-
de loi, en ce qui concerne le rôle attribué à ce Consei 1
ponsabilités.
de gouvernement.
Organe collégial, le Conseil de gouvernement, entiè-
En effet, le gouvernement ne lui en donna aucun de précis,
rement inventé à Versai Iles, n'eut aucun rapport avec
et ses membres n'avaient aucune responsabilité déter-
celui du projet de loi. Il lui fut accordé de très impor-
minée. De même, le Conseil de gouvernement ne devait
tantes attributions 2 1.
De sa composition jusqu'à ses
se réunir que selon le bon plaisir de son président, le
compétences, les conseillers de l'Union française optè-
commissaire de la République. A la vérité, le nou-
rent pour une ouverture et un libéralisme qui, dans le
veau conseil de gouvernement, tel que conçu, s'écar-
contexte de la politique coloniale française, parurent
tait peu de l'ancien; ce qui amena les conseillers à réagir.
comme une véritable révolution. A Versailles pour-
"Voir la documentation française du 3 janvier 1956. Nû2121 XCIII. p. 3.
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123

Sciences sociales et humaines
tant, cette position ultralibérale n'avait rien d'extraor-
nies par la loi, pourra les approuver ou en demander
dinaire. Ce qui parut l'être pour ce qui concerne les
l'annulation. Cette précaution suffit à elle seule à mon-
réformes au Togo, c'est que Versailles ait été suivi par
trer l'enjeu de cette initiative des conseillers.
Paris et que la loi, en dehors des modifications de
pure forme, ait repris presque point par point, toutes
A l'égard des décrets et des lois parisiens à appliquer
les propositions des conseillers de l'Union française. Du
dans le territoire, les conseillers innovèrent également.
reste, les propositions de ces derniers concernant
Pendant hl colonisation française, les représentants du
l'Assemblée territoriale ne connurent pas un sort dif-
pouvoir central, les chefs de territoire furent réduits à
férent.
appliquer les décisions parisiennes, parfois sans pou-
voir y apporter la moindre modification. Le phénomène
Versailles pour une révolution dans les
fut accentué sous la IVe République, grâce au progrès
pouvoirs de l'Assemblée locale du Togo
des moyens de communication. Mais à la faveur de cette
réforme au Togo, les conseillers, à travers l'article 17
Au niveau de l'Assemblée territoriale du Togo, les
ter, proposèrent de donner à l'Assemblée locale, la pos-
conseillers, à l'image de ce qu'ils firent en faveur du
sibilité d'émettre des avis sur l'opportunité de l'ex-
Conseil de gouvernement, amendèrent le projet gou-
tension pure et simple ou de la forme d'adaptation
vernemental et y apportèrent d'importantes modifica-
aux réalités du territoire, des lois et décrets venant de
tions. Celles-ci, à bien des égards, pouvaient être qua-
Paris. En clair, la population, par ses élus, peut rejeter
lifiées de révolutionnaires au regard des dispositions
une loi ou un décret parisien et s'opposer à son appli-
constitutionnelles.
cation dans le territoire. De même, elle peut recher-
cher, avant toute application, des modifications et des
En effet, à Versailles, les conseillers, dans un article
amendements susceptibles de répondre aux intérêts du
17 bis, proposèrent de donner à l'Assemblée locale,
territoire.
la possibilité de délibérer sur tous projets et proposi-
tions relatifs aux problèmes à caractère local et qui
Il s'agit là d'une sorte de frein aux oukazes parisiens,
ne faisaient pas objet d'une disposition légale ou régle-
et donc d'une faille dans le principe sacre-saint de
mentaire. Au Palais Bourbon,
les députés virent
la République une et indivisible, soumise à la même
dans cette proposition « la grosse innovation de ce
loi. Notons que cette proposition fut acceptée sans
projet ». Non sans raison. Les vives discussions à
aucune restriction par les députés et reprise par la loi
Versailles, même au sujet de cet article 17 bis, mon-
(article 29).
trèrent qu'il s'agissait d'un coup porté aux dispositions
constitutionnelles, et notamment au très rigide article
Enfin, le Gouvernement, dans son projet, Il 'accorda
13 de la Constitution de la IVe République22. Aussi,
le pouvoir de délibération à l'Assemblée locale que sur
les députés considérèrent-ils cette disposition versaillaise
huit matières. Les conseillers de l'Union française allon-
comme « exorbitante au droit français », car elle confé-
gèrent la liste jusqu'à dix-huit matières. La loi ne les
rait à l'Assemblée territoriale du Togo « son véritable
contredit sur aucun point (articles 32 et 33).
caractère de petit parlement local », selon les propres
termes de Ninine. Mais le Gouvernement et le Palais
Au total, la loi n" 55 - 426 du 16 avril 1955, relative aux
Bourbon adhérèrent pourtant à cette initiative. L'article
institutions territoriales et régionales du Togo sous tutelle
i7 bis versaillais devint l'article 28 de la loi rela-
française, puisa toute sa substance novatrice à Versailles.
tive aux institutions du Togo. Toutefois, les risques
Pour l'une des rares fois, Paris emboîta le pas aux
de dérive ne furent guère minimisés à Paris. Aussi,
conseillers et reprit, à quelques légères modifications
les députés s'empressèrent-ils de prévoir un garde-
près, toutes les Innovations versaillaises. Les raisons
fou. Les dél ibérations, ainsi laissées à l' initiati ve de
sont sans doute à rechercher dans le fait que le Togo
, l'Assemblée du Togo, devront être soumises au ministre
offrait des « centres d'intérêts/originaux parmi les
de la France d'outre-mer qui, dans des conditions défi-
territoires africains ad/ninistrés par la France» (Charles
"L'article 13 laissa à la seule Assemblée nationale l'initiative de voter la loi sous la lVè République. Les débats constitutionnels montrèrent I'irnportance
qu'accorda à celle question la Gauche hostile au 'Sénat qui, sous la II1è République s'arrogeait progressivement des compétences au détriment de
l'Assemblée nationale.
124
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Sciences sociales et humaines
- Robert Ageron 1986 : 95). Cette réforme fut en effet
rait pour elle, ni de la population des Etats associés
singulière dans l'Union française. Marchés coloniaux
qui n'avait d'autre ambition que celle de l'indépendance
vit dans le TOffo doté de ces institutions un « terri-
de leurs Etats.
toire- pilote »2 . La Documentationfrançaise~arla d'un
« territoire test en avance sur ses voisins» 4
L'on ne doit donc guère s'étonner que l'Afrique noire
ait été l'objet de tant de sollicitude de la part des
Au Togo même, on ne tarda pas à mettre les institu-
conseillers. En visant le social et le politique, ils eurent
tions en place et à se mettre à l' œuvre. Certes, cette
l'ambition de toucher toutes les couches sociales des
réforme ne dura que seize mois, car elle « sera rapi-
populations africaines. En prenant des initiatives très
dement dépassée» (Gayibor 1997 : 212). Mais la
libérales dans les réformes en faveur des Africains, ils
République autonome, qui lui succéda à partir d'août
s'écartèrent des préoccupations des milieux gouver-
1956, prit racine dans la loi d'avril 1955 et puisa sa sève
nementaux et parlementaires à Paris, toujours
dans ses institutions. Cinq des huit ministres du gou-
en retard d'une reforme. Celle dont le Togo, bénéficia
vernement Grunitzky furent issus du Conseil de gou-
en 1955 fut le produit de Versailles. A peine modi-
vernement pour lequel les conseillers de l'Union fran-
fiée à Paris, les propositions versaillaises, reprises par
çaise se battirent tant.
la loi relative aux institutions du Togo constituèrent le
socle de l'évolution politique ultérieure de ce terri-
Conclusion
toire. Ces propositions ne furent pourtant que le reflet
de ce qui caractérisa toutes les propositions des
Faire une analyse approfondie de l'ensemble de dix
conseillers vis-à-vis des territoires africains.
années de travaux de l'Assemblée de l'Union française
est une entreprise impossible à réaliser25. Par contre,
A l'exception du cas du Togo, Versailles ne fut mal-
chercher à déterminer le rôle de l'Assemblée dans l'évo-
heureusement que peu suivi par Paris. Cette réticence
lution de cette Union n'est pas forcer la main à l'Histoire.
à l'égard de l'audace versaillaise aboutit à l'accélération
L'entreprise, ici, peut paraître utopique d'autant plus
de l'histoire des territoires africains à partir de 1956.
que la Constitution n'accorda à cette Assemblée d'autre
L'indépendance politique de ces territoires, tant redoutée
rôle que celui de faire des propositions et de donner des
à Paris et peu souhaitée à Versailles, fut, dans une cer-
avis que le Gouvernement et le Parlement furent tou-
taine mesure, le résultat de cette différence de vue
tefois tenus de lui demander avant toute réforme dans
entre les deux institutions.Cl
les territoires. Mais si Paris n'était pas obligé de tenir
compte de ces avis, il ne lui était pas non plus interdit
Références bibliographiques
de les prendre en considération. Les conseillers exploi-
tèrent cette dernière brèche dont l'ombre plana constam-
Documents d'archives
ment sur leurs travaux. Ils prirent très tôt conscience
Archives de l'Assemblée de l'Union française
que seul le sérieux de ces travaux amènerait les ins-
-
Procès - verbaux de la Commission de Politique générale :
tances décisionnelles à ne pas les négliger. Mieux,
dossiers 14,42,46,77; 84 .
leur ambition future pour cette Assemblée dans une
-
Procès verbaux de la Commission des Affaires sociales: dos-
éventuelle Union française fédérale s'accorda avec leur
siers 9 et 2J 1 .
désir de susciter l'intérêt pour leurs travaux d'une partie
de la population de cette Union. Cet intérêt ne pou-
Imprimé officiel
vait provenir ni de la population française qui n'avait
1. O., débats de l'Assemblée de J'Union française, séance du 15
d'yeux que pour le Palais Bourbon qui, seul, légifé-
février 1952 .
". Marchés coloniaux, 1er septembre 1956, p. 2329.
-. La Documentation française, 5 octobre 1960. N° 2706, p. 7.
"En dix années de travaux, l'Assemblée de l'Union a tenu 718 séances publiques - mises il part celles des commissions - enregistré 2.029 dépôts dont
1482 textes ont été délibérés et 1349 adoptés. Il est donc impossible d'en faire une étude exhaustive.
Rev. CAMES - Série B, vol. 01, 1999
125

Sciences sociales et humaines
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Simply endowed with consultating powers by the
E
~
ctl
French Constitution of the 4th Republic, the French
française dans l'évolution sociale
J..
-
Union Assembly has succueded nevertheless within
tJ)
'0)
et politique de l'Afrique noire
~ its ten years of existence in imposing itself as a
<C
Il: francophone.
strongs institution in the Union. lts members have
undertaken a number of initiatives regarding the
Dotée de simples pouvoirs consultatifs par la
African francophone territories. Through key sug-
Constitution de la IVe République, l'Assemblée
gestions they have obliged the French government
de l'Union française réussit néanmoins durant
to initiate important reforms in these territories,
ses dix années d'existence, à s'imposer comme
namely in social and political domains.
une institution active dans l'Union. Ses membres,
Contrary to some preconceived ideas, these sug-
les conseillers de l'Union française, multiplièrent
gestions made by the French Union Assembly men
les initiatives vis-à-vis des territoires, francophones
have never been neglected by Paris. Many solu-
d'Afrique. A travers d'audacieuses propositions, ils
tions to some of the issues were brought forth in
incitèrent le Gouvernement français à entreprendre
Versailles. In po!itical field, for instance, the April
d'importantes réformes dans ces territoires, notam-
1955 Law related to togolese institutions has much
ment dans les domaines social et politique.
improved the aforesaid institution thanks to the sug-
Contrairement à une idée communément répandue,
gestions of the Assembly men.
ces propositions ne furent pas toujours négligées
à Paris. Beaucoup de solutions apportées aux pro-
blèmes sociaux dans ces territoires, naquirent à
Versailles. Dans le domaine politique, la loi d'avril
1955 relative aux institutions régionales et terri-
toriales du Togo n'a dû son aspect novateur qu'aux
propositions des conseillers de l'Union,
propo-
sitions reprises presqu'intégralement
par les
députés. Versailles laissa incontestablement son
empreinte sur les décrets et lois parisiens rela-
tifs à l'évolution sociale et politique de l'Afrique fran-
cophone.
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Rev. CAMES - Série B, vol. 01, 1999