Sciences sociales et humaines
Donald Davidson, autrui et charité
Akissi Gbocho
Université de Cocody .' Abidjan (Côte d'Ivoire)
'
L est~éo~essus~itéesparlebesoinépistémologique sont-ilssemblablesauxnôtres ?'»(Whorf1956:65),
ou 1 exigence mtellectuelle de comprendre autrui
Whorf fait observer qu'en se posant la question,
d'une culture étrangère à partir de la connaissance
l'ethnologue a abandonné l'idée comme étant une énigme
de ses croyances, désirs, et intentions ont toujours reposé,
psychologique pour se tourner résolument vers des choses
implicitement ou non, sur des principes de codifica-
observables (ibidem).
tion méthodologiques dont « le principe de charité»,
Les philosophes reconnaissent qu'en traduction radicale,
adopté et rendu célèbre par Quine et amplement exploité
les réponses aux questions posées passent par une infor-
par un de ses plus éminents étudiants, Donald Davidson
dont l'originalité en matière de connaissance d'autrui
mation relative aux états mentaux d'autrui à partir de
doit beaucoup aux travaux du maître, Mais avec lui,
ses comportements verbaux. A cet égard, Benjamin
l'usage du principe, jusque-là passé presque inaperçu et
Whorf disait justement que la plus grande lumière que
comme allant de soi en matière de traduction radicale,
nous ayons sur la pensée nous est fournie par l'étude
a déclenché des objections, sous l'allégation que le prin-
du langage (Whorf 1956: 252). Au sectarisme des inter-
cipe, chez lui, est le signe manifeste d'une condescen-
prétations ethnocentriques s'étaient substituées des inter-
dance repue ou d'un impérialisme intellectuel qui ne dit
prétations généreuses sur les motifs d'autrui, interpré-
pas son nom Davidson soutient-il des positions allant
tations dont l'on retrouve les formes les plus achevées
dans ce sens? Sa théorie de l'interprétation radicale
en la thèse de la relativité linguistique de Whorf.
'<..'.
a-t-elle même besoin de ce principe?
Mais c'est Quine, à notre avis, qui le premier nous a
Le présent article se propose, d'une part, de montrer
proposé des arguments pertinents, objectifs, c'est-à-dire
l'inadaptation, à la philosophie de Davidson, du princi-
non charitables, concernant autrui en son langage,
pe de charité, littéralement ou métaphoriquement
son mental et ses processus de rationalisation. Dans
compris; d'autre part, de réfuter les objections de condes-
son Word and Objet traduit en français par, Le Mot et
cendance et d'impérialisme intellectuel adressées à cette
la Chose, Quine, écrivant que « a récupération du lan-
philosophie à cause de son apparente dépendance
gage d'un homme à partir de ses réponses actuellement
du principe de charité, Le lecteur est informé que la réali-
observées, est la tâche du linguiste qui, sans pouvoir
sation de ce double objectif nous oblige à de nombreuses
être aidé par un interprète, entreprend de pénétrer et
citations de Davidson, seule évidence en la matière,
de
traduire un
langage jusqu'alors inconnu »
(Quine 1977 : 59) suggère que le linguiste parte de
Quine a appelé « traduction radicale» la tâche du lin-
données béhavioristes: « Les seules données objectives
guiste consistant à attribuer des pensées à autrui d'une
dont il (le linguiste) dispose sont les seules forces qu'il
culture étrangère sans aucune assomption ontologique
voit agir sur les surfaces sensibles de l'indigène et le
préalable, de la part du linguiste, concernant la pensée
comportement de l'indigène, vocal ou autre» (ibidem).
ou le langage d'autrui, Une telle tâche! a toujours
constitué un problème philosophique souvent discuté et
Pour autant que l'étude du langage nous introduit à la
non totalement résolu, Benjamin Whorf a clairement
connaissance de la mentalité d'autrui, en ses croyances,
posé la question: «L'ethnologue étudiant une cul-
désirs, intentions, etc" tous relatifs à des objets ou évé-
ture étrangère vivante doit s'être souvent posé la ques-
nements élu monde extérieur, le traducteur radical est
tion: 'Que pensent les gens de cette culture? Comment
tenu, selon Quine, à une sémantique béhavioriste pour
pensent-ils? Leurs processus rationnels et intellectuels
une double économie: une mise en relief du caractère
1
La littérature anglaise en la matière utilise "expression «other minds» que nous traduisons ici par «autrui» pour son élégance et son contenu.
z Les sources de cet article proviennent d'articles ou d'ouvrages écrits en anglais américain. Toutes les traductions françaises proposées ici sont de l'auteur.
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Rev, CAMES - Série 8, vol. 01, 1999

Sciences sociales et humaines
social du langage et une ostentation des corrélations entre
de notre interlocuteur est moins probable qu'une mau-
les stimuli externes et les dispositions des locuteurs
vaise traduction, ou, dans le cas domestique, qu'une
au comportement verbal. Pour Quine, suivant en cela
divergence linguistique" (Quine 1977 :100).
John Dewey, le langage est un mode d'interaction d'au
moins deux êtres, entre un locuteur et un auditeur et dont
Quine a appelé « principe de charité» cette maxime
les significations ne peuvent être séparées des circons-
de traduction. Il ne s'agit cependant pas d'attributions
tances environnementales qui poussent un locuteur à des
charitables, c'est-à-dire, bienveillantes ou généreuses,
comportements verbaux. La sémantique béhavioriste qui
des processus de rationalisation d'autrui; au contraire,
résulte de cette assomption et que Quine oppose à ce
la maxime repose sur le caractère social et interpersonnel
qu'il appelle la sémantique du musée ou la sémantique
du langage dont Quine dit qu'il « est un art social. Pour
naïve de l'existence des entités mentales, propose un
l'acquérir, nous dépendons entièrement d'indices acces-
compte rendu empirique de la réalité objective de la
sibles intersubjectivement relativement à ce qu'il y a lieu
signification conçue comme dispositions à produire des
de dire et au moment de le dire. Dès lors, il n 'y a aucune
énoncés en réponse à des stimuli externes. Définissant
justification pour conférer des significations linguis-
les stimuli entièrement en termes de stimulations des
tiques, si ce n'est en termes des dispositions des hommes
terminaisons nerveuses, les réponses en termes de sons
à répondre à des stimulations observables» (idem: 53).
que le locuteur est disposé à émettre et établissant des
Il reviendra à l'ancien étudiant de Quine, Donald
critères béhavioristes qui se rapportent aux dispositions
Davidson, de porter les intuitions du maître à un très
. comportementales du locuteur grâce auxquelles le tra-
haut degré de sophistication et de spéculation philo-
ducteur radical détermine les valeurs de vérité des propo-
sophique. Par des arguments que nous ne pouvons pré-
sitions atomiques sur la base de l'assentiment ou du dis-
senter sans alourdir le présent travail, Davidson refuse
sentiment du locuteur, le traducteur quinéen parvient
de considérer la notion quinéenne de signification-
à attribuer des pensées à son locuteur.
stimulus comme méthode pour l'interprétation des
Sur cette base, Quine a montré l'universalité de la logique,
phrases, généralise le principe de charité à la logique
des prédicats, écrivant:
du moins pour ce qui concerne le calcul des propositions
« ainsi misen application,
il (le principe) nous conseille de préférer les théories
puisque, dit-il, « de toutce que nous considérons comme
d'interprétation qui minimisent le désaccord. En tout
étant la logique, il semble que la partie comprenant
état de cause, c'est ainsi que j'ai rendu les choses dans
les fonctions de vérité soit la seule partie que nous
mes premiers écrits, en voulant insister sur l'inélucta-
puissions reconnaître et 'épingler' dans un langage
bilité du recours à la charité. Mais minimiser le désac-
étranger avec les ressources des critères béhavioristes»
cord ou maximiser l'accord est un idéal confus. Le but
(Quine 1977 : 103). De la même manière, il a pu réfuter
de l'interprétation n'est pas l'accord mais la compré-
la thèse de la prélogicité. Citons ce long passage:
hension ».
Supposons qu'on prétende que certains indigènes
Dans sa quête de compréhension correcte et objective
sont disposés à accepter comme vraies certaines phrases
de la mentalité d'autrui, c'est-à-dire une compréhension
traduisibles dans la forme cc p et non p ». Celle suppo-
dans laquelle un certain type correct d'accord puisse
sition est absurde au regard du principe de non contra-
avoir droit de cité, Davidson en a appelé au « principe
diction. Pour ne pas tomber dans le dogmatisme,
quels critères de rechange pourrions-nous préférer?
de charité» et apparemment, l'on peut le soupçonner
Une traduction malicieuse peut rendre les locutions
d'employer l'expression en deux sens différents: un sens
indigènes aussi étranges que l'on veu!. Une meilleure
général ou métaphorique et un sens littéral. Le pre-
traduction leur imposera notre logique et trancherait
mier sens de charité, en termes de bienveillance, semble
au prix d'une pétition de principe la question de la pré-
dicter ceci à Davidson: « Nous sommes contraints à
I()gicité, ~s'il- yavalt-a poser une pareille question.
la charité; que nous le voulions ou non, pour pouvoir
Ainsi, lorsqu'à nos questions concernant une phrase fran-
comprendre autrui, nous devons considérer qu'il a raison
çaise un locuteur français répond "oui et non», nous
dans la plupart de ses propos» (Davidson 1984 : 197).
présumons que la phrase est comprise différemment pour
Au sens littéral par contre, charité, qui veut dire :« don
l'affirmation et pour la négation; cela plutôt que de croire
que le locuteur est assez stupide pour affirmer et nier
de soi dans sa propre chair», trouve une apparente illus-
la même chose. La maxime de traduction qui est à la base
tration dans les propos suivants de Davidson:
de tout ceci, c'est qu'il est probable que les assertions
Si nous ne pouvons pas trouver un moyen d'interpréter
manifestement fausses à simple vue fassent jouer des
les propos et autre comportement d'une créature qui soit
. différences cachées de langage ... La vérité de bon sens
manifeste d'un ensemble de croyances en grande partie
qu'il y a derrière celle maxime, c'est que la stupidité
consistantes et vraies par nos propres normes,
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Sciences sociales et humaines
Sous ce rapport, la version métaphorique du principe
nous n'avons aucune raison de considérer cette
de charité rapprocherait Davidson des relativistes;
créature comme
rationnelle,
comme
ayant
des
croyances ou comme tenant des propos sensés
ce que ne ferait pas la seconde version, formulée en
(Davidson 1984: 137. C'est nous qui soulignons).
des termes quelque peu ethnocentriques. Le sens littéral,
comme je le désigne, est en effet celui auquel font allu-
L'on remarque les différences sémantiques de la même
sion deux critiques de Davidson. Il s'agit de Georg
expression. Concernant Je sens métaphorique, personne
Mc Donald Ross et de Ian Hacking.
de tous ceux qui sont familiers à la littérature sur
la traduction radicale ne niera de reconnaître dans
Voyant dans le principe de charité, au sens littéral, la ten-
cette première signification du principe une formulation
tative d'imposition par l'interprète de ses normes
explicite de ce qui est tenu pour une bonne pratique
de rationalité au locuteur indigène, Ross écrit
en
traduction non
homophonique. Ethnologues,
«Si l'interprète Davidsonien a vraiment quelque chose
linguistes, philosophes non ethnocentriques ont toujours
à dire, ce ne peut être que ceci: nous devons interpréter
supposé que les gens dont ils se proposaient de com-
les autres comme s'accordant cl nous aussi longtemps
prendre les propos, d'identifier les croyances et
que cela est en notre pouvoir et considérer alors tout
les valeurs, devaient avoir des croyances correctes ou
résidu linguistique comme carrément faux ou inin-
cohérentes. Une telle supposition méthodologique se
telligible» (Ross 1989 : 499). La version charitable
trouve au cœur d'un argument reductio caractéristique,
de Davidson, selon Ross, se fonde sur des relations
par exemple du relativisme culturel. Voici l'argument:
de
pouvoir inégales et
devrait par conséquent
les croyances, valeurs et normes d'autres peuples appa-
« véritablement s'appeler principe de condescendance »
raissent étranges ou irrationnelles au traducteur lorsqu'il
(idem: 500).
les évalue à partir de ses propres normes culturelles.
Pour Ian Hacking, l'usage par Davidson du principe
Mais, à moins d'être ethnocentrique, il serait absurde,
de charité paraît plutôt « [urieux» parce que rien n'oblige
du point de vue du traducteur soucieux d'atteindre
ce dernier, au regard de ses propres écrits, à employer
la compréhension des autres en leur assignant des états
une expression symptomatique d'impérialisme intel-
mentaux et en déchiffrant la signification de leurs émis-
lectuel. « Le nom même de charité peut susciter un
sions linguistiques, de leur attribuer des points de vue
sourire pincé.», signale Hacking. Il explicite en ces
irrationnels. Par conséquent, le traducteur doit consi-
termes:
dérer que de tels locuteurs étrangers ont raison dans leurs
propos relativement aux normes, croyances et valeurs
La charité a été pendant longtemps à l'avant-garde
de leurs propres cultures. Un exemple de cet argument
missionnaire
du
commerce
de
colonisation ...
nous est fourni par la thèse de la relativité linguistique
L'impérialisme culturel est peut-être mieux armé que
de Benjamin Whorf qui« soutient que tous les obser-
la force car peut-être l'on peut prouver par un argu-
vateurs ne sont pas conduits par la même évidence phy-
ment transcendantal que si le l'indigène ne partage pas
sique à la même image de la réalité, à moins que leurs
la plupart de nos croyances et désirs, il n'est tout sim-
plement pas engagé dans un discours humain et n'est
éducations socioculturelles soient similaires ou puissent
pas tout à fait humain. (Cela, l'indigène l'avait aussi
être d'une certaine façon calibrées» (Whorf 1956: 214).
entendu auparavant) (Ian Hacking 1975 : 149).
Tirant ses comparaisons inter-culturelles de l'Anglais
Comme l'on peut s'en rendre compte, ces objections
et d'une langue Indienne, le Hopi, Whorf démontre, à
ne sont pas des critiques au sens de points de vue
partir d'analyses soigneuses, que la grammaire Hopi est
systématiques tendant à indiquer des incohérences dans
à la culture Hopi ce que la grammaire anglaise est
la pensée de Davidson. Mais ce sont des remarques
à la culture anglaise. En vertu de ces relations de la gram-
pertinentes qui peuvent jeter le doute sur ses argu-
maire à la culture, Whorf soutient que les structures
ments relatifs à la connaissance objective d'autrui.
grammaticales sont autant d'expressions d'attitudes
De telles remarques ruineraient la philosophie du pro-
propositionnelles. Aussi, puisque les structures gramma-
fesseur de Berkeley si l'on pouvait montrer, avec des
ticales sont radicalement différentes, il s'ensuit que
évidences textuelles à l'appui, qu'il soutient les vues
les attitudes propositionnelles doivent être aussi radi-
qu'on le soupçonne d'avoir.
calement différentes. En tout état de cause, l'on doit pou-
voir tenir le locuteur Hopi pour correct dans là plu-
La première version du principe de charité, parce
part de ses propos si le traducteur doit être capable de
qu'elle se rapproche du chemin relativiste, tient
déterminer ce que signifie un mot Hopi, par exemple
l'interprète radical loin de la route ethnocentrique que
Tunatya.
suit Richard Rorty dans son article sur l'ethnocentrisme
18
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.'-

Sciences sociales et humaines
(Richard, R. : 1991). En effet, autorisant l'interprète
à attribuer au locuteur des points de vue différents
l'interprète à considérer que le locuteur répond aux mêmes
traits du monde auxquels lui, l'interprète répondrait en
des siens mais corrects relativement aux propres normes
de pareilles circonstances. Ces deux principes peuvent
culturelles de ce dernier, le sens métaphorique de cha-
être
(et ont
été)
appelés
principes
de charité
rité échappe àJ'ethnocentrisme mais seulement pour
(Davidson 1988 : 58). '
s'accommoder avec le relativisme. Or, comme nous
aurons à le montrer, la démarche de Davidson ne s'ins-
Parvenu à ce stade, nous pouvons faire le bilan sui-
vant : nous savons désormais ce que Davidson ne signifie
crit pas dans l'argument reductio qui avait engendré
pas par « charité ». De ce point de vue, la confusion
la doctrine relativiste. En fait Davidson n'emploie pas
du principe avec une lecture relativiste se trouve écartée.
le principe dans le sens général indiqué. Retournons à
Cependant les remarques de Ross et de Hacking demeu-
la citation donnée et nous nous rendrons compte qu'il
rent toujours, car l'usage des expressions telles que « nos
s'agit d'autre chose. Le passage dit ceci:
normes», « notre logique» renvoie à l'ethnocentrisme
Nous sommes contraints à la charité; que nous le vou-
que le sens spécifique semble indiquer. Or l'ethno-
lions ou non, pour pouvoir comprendre autrui, nous devons
centrisme, appliqué à des questions sérieuses de
considérer qu'il a raison dans la plupart de ses propos.
compréhension, a des implications qui, du point de
Si nous pouvons produire une théorie qui réconcilie
vue de l'interprétation radicale de Davidson, ne sont pas
la charité avec les contraintes formelles de la théorie,
nous avons fait tout ce qui peut être fait pour assurer
acceptables.
la communication. Rien d'autre n'est possible et rien
Davidson proteste contre une lecture charitable, altruiste
d'autre n'est exigé (Davidson 1984 : 197. C'est nous
. de son emploi du principe. Lepassage cité pour illus-
qui soulignons).
tration du sens littéral, un passage qui dit: « Si nous
Les lecteurs ou chercheurs familiers ou attentifs aux tra-
ne pouvons pas trouver un moyen d'interpréter les propos
vaux de Davidson noteront que par « charité », celui-
et autre comportement d'une créature qui soit mani-
ci réfère simplement à ce qu'il appelle les normes de
feste d'un ensemble de croyances en grande partie consis-
correspondance ou exigences empiriques de sa théorie
tantes et vraies par nos.propres nonnes, nous n'avons
d'interprétation radicale. Il n'emploie pas l'expression
aucune raison de considérer cette créature comme ration-
au sens identifié et n'a donc rien à voir avec l'argu-
nelle, comme ayant des croyances ou comme tenant des
ment reductio du relativisme dont sa propre philoso-
propos sensés », commence par ceci: « L'approche
phie constitue les critiques les plus originales et les plus
méthodologique qui consiste cl interpréter de manière cl
pertinentes, à notre humble avis, jamais élevées contre
optimiser l'accord (entre le locuteur et l'interprète)
cette doctrine. Qu'en est-il du sens spécifique?
ne doit pas être conçue comme reposant sur une sup-
position charitable sur l'intelligence humaine et qui
Là encore, le lecteur attentif ou familier ne manquera
pourrait être fausse» (idem: 137).
pas de voir que l'emploi de l'expression se rapporte à
un deuxième type de contraintes auxquelles Davidson
Nous devons noter particulièrement que l'usage
soumet sa théorie: les contraintes formelles. Ces deux
par Davidson du principe de charité en termes de normes
types d'exigences méthodologiques, empiriques et
de correspondance et de cohérence, repose sur une hypo-
formelles, sont contenues dans le passage suivant:
thèse que l'auteur vérifie et qui justifie ses positions
philosophiques sur la mentalité d'autrui. Cette hypo-
La charité en interprétant les mots et les pensées
d'autrui, se trouve inévitable dans une autre direction:
thèse que nous pouvons appeler « l'hypothèse de la
de même que nous devons maximiser l'accord ou
communauté d'esprits» exige que locuteur et interprète
alors risquer de ne savoir ce que l'on veut, de même
partagent un certain ensemble de croyances concer-
nous devons maximiser la consistance de soi que nous
nant les objets ou les événements. Toutefois, Davidson
attribuons au locuteur, sous peine de ne pas du tout le
prend soin d'éviter que cela soit confondu à de la cha-
comprendre (idem: 27).
rité.
Davidson confirme lui-même cette assimilation de cha-
L'on ne devrait pas être tenté de confondre la néces-
rité aux deux types de conditions que doit satisfaire
sité méthodologique d'interpréter autrui de façon qu'il par-
sa théorie empirique de la vérité. Dans « Three Varieties
tage nos croyances et nos valeurs dans d'importants
of Knowledge », on lit notamment:
domaines avec une démarche moralisante, consistant
à voir ses opinions et attitudes avec une sympathie
Le Principe de Cohérence pousse l'interprète à décou-
imaginative, ou à chercher des interprétationsgénéreuses
vrir un degré de consistance logique dans les pensées
de ses motifs ... La méthode que je préconise que
du locuteur; le Principe de Correspondance pousse
nous suivons ne vise pas à nous demander si nous
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Sciences sociales et humaines
Dans cet article et dans un autre, " The Conditions
préférerions prendre la place de quelqu'un, épousant
of Thought ", Davidson réagit contre ce qu'il appelle
à la fois ses idées et ses préférences... Je ne demande
« le point de vue solipsiste» ou « le point de vue d'une
à personne d'imaginer qu'il joue le rôle de quelqu'un
seule créature
d'autre (Davidson 1986 : 208-9).
». Notons que l'on ne doit pas confondre
le point de vue de la première personne avec l'auto-
Dans" Incoherence and Irrationality ", Davidson apporte
rité de la première personne, autorité qui repose sur la
des précisions sur l'usage malheureux de la première
présomption que nous avons la plupart du temps raison
personne du pluriel en son appropriation de normes.
quand nous disons avoir certains états mentaux. Le point
Il écrit ceci:
de vue de la première personne est l'exploitation de l'au-
Les principes employés en interprétation radicale sont
torité de la première personne à des fins de fondation.
des principes qu'ont en partage toutes les créatures
Davidson l'exprime en ces termes:« Pour beaucoup
qui ont des attitudes propositionnelles ou agissent inten-
de philosophes, l'autorité spéciale qui appartient cl la
tionnellement ; et puisque je suis (je l'espère) j'une de
connaissance de soi a semblé être faite pour fou mir
ces créatures, je peux m'exprimer en ces termes: toutes
les créatures pensantes souscrivent à mes modèles fon-
de fondation au reste de la connaissance, particuliè-
damentaux ou à mes normes de rationalité. Ceci paraît
rement cl notre connaissance du monde extérieur et cl
autoritaire, mais il se ramène à ceci: c'est à la condi-
celle d'autrui» (Davidson 1991 : 192).
tion d'avoir des pensées, jugements, et intentions que
Or la connaissance de soi, parce qu'elle a besoin
les normes fondamentales de la rationalité s'appliquent
de la connaissance des autres et du monde externe pour
(Davidson 1988 : 351)
se fixer son contenu empirique, ne peut servir de fonde-
Cela procède, de l'avis de Davidson, de la nature des
ment. En effet, du point de vue de Davidson, avant qu'une
états mentaux :
base intersubjective ait été établie par une communi-
L'on identifie les.croyances, intentions, et désirs d'abord
cation linguistique entre intélprète et locuteur, il n'y a
par leur relation causale avec les événements et objets
aucun moyen de déterminer le.contenu de la pensée
du monde, et ensuite par leurs relations les uns avec
de l'une ou de l'autre créature. Mais il y a une issue
les autres. Une croyance qu'il va pleuvoir n'atteindrait
car, lorsque nous regardons le monde naturel que nous
pas son objectif si elle n'avait pas une certaine tendance
partageons avec autrui, Davidson le fait observer, « nous
à pousser celui qui a cette croyance et qui voudrait rester
nous reconnaissons membres d'une commune société
au sec à agir d'une certaine manière, par exemple, à
d'esprits parce que le monde d'autrui comme le nôtre,
prendre un parapluie (ibidem).
contient des gens avec des esprits et des motifs ; autrui
La référence à ces relations logiques et structurelles
partage avec nous le désir de trouver de la chaleur,
entre les états mentaux va nous aider à passer à une phase
de l'amour, du succès, et le désir d'éviter la douleur
argumentative de manière à faire ressortir la nature
et la détresse» (ibidem: 166).
de la théorie davidsonienne de l'interprétation radi-
cale et à montrer le changement radical qu'il opère en
De tels propos ne peuvent pas manquer de soulever cette
matière de connaissance d'autrui. Commençons par
question fondamental: comment savons-nous que nous
un passage crucial de "Epistérnology Externalized"
partageons avec autrui de tels états mentaux? Davidson
s'est lui-même posé la question et lui a donné une
A partir de Descartes, l'épistémologie a été entière-
réponse: « Pourquoi l'on devrait croire que quelqu'un
ment baséesur la connaissance de la premièrepersonne.
d'autre a les mêmes états mentaux que soi? Ou pour
Nous devons commencer, selon la démarche habituelle,
l'exprimer autrement, pourquoi devrais-je penser que
par ce qui est le plus certain: la connaissance de nos
j'ai des états mentaux similaires cl ceux que je détecte
propres sensations et pensées. D'une manière ou d'une
chez autrui? La réponse complète est sûrement très
autre, nous progressons, si nous le pouvons, vers la
compliquée, mais une partie fondamentale de la réponse
connaissance d'un monde objectif. Puis, il y a l'étape
doit dépendre du fait que, dans les cas les plus simples,
finale, ténue, de la connaissance des autres. Dans cet
article, j'argumente en faveur d'une révision totale de
les événements et les objets qui causent une croyance
cette image... La troisième connaissance -la connais-
déterminent aussi les contenus de cette croyance»
sance d'autrui -
est conceptuellement fondamentale.
(Davidson J988 : 194-95).
Mais une telle connaissance est impossible sans la
Les réponses à la question, éparpillées en plusieurs
connaissance d'un monde d'objets partagés dans un
articles, trouvent une réponse technique dans "Radical
espace temps partagé. L'acquisition de la connaissance
Interpretation" dans lequel Davidson développe sa
n'est donc pas basée sur une progression dusubjectif
à l'objectif; elle émerge holistiquement et est interper-
théorie empirique de la vérité, conçue sur le modèle
sonnelle dès le départ (Davidson 1991 : 191).
de Tarski mais avec un renversement de perspective:
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Rev. CAMES - Série B, vol. Qi, 1999

Sciences sociales et humaines
en supposant la traduction acquise, non problématique,
litudes de comportement verbal tournant autour de cet
Tarski avait entrepris de définir la vérité. Il s'agit, en
objet ou événement.
théorie de l'interprétation radicale, de supposer le concept
En introduisant le concept de triangulation dans ses
de vérité non problématique et de rendre compte de la
derniers écrits, c'est-à-dire ses travaux postérieurs à
traduction ou interprétation (Davidson 1984 : 134).
"Inquiries into Truth and Interpretation", Davidson entend
L'interprète commence avec des V-phrases) pour la vérité
mettre l'accent sur cette idée qu'une bonne interpréta-
desquelles il peut avoir des évidences empiriques et à
tion, c'est-à-dire une interprétation non -
relativiste,
partir desquelles il peut développer, d'une façon récur-
non -
ethnocentrique, repose sur l'application
sive, une théorie de l'interprétation.
de méthodes interpersonnelles de correspondance aux
La théorie empirique de la vérité, telle que conçue par
faits et de cohérence, à la fois au locuteur et à l'inter-
Davidson, exige qu'à chaque expression douée de signi-
prète, à leurs phrases et à leurs pensées. Le concept
fication corresponde une V-phrase. Il y a donc une
de triangulation en son application vise plusieurs objec-
infinité de V-phrases à dériver des phrases puisqu'un
tifs: montrer la non pertinence du point de vue de la
langage comprend un nombre infini de phrases. Mais la
seule personne en son projet de fondation; insister sur
théorie doit sélectionner un nombre fini de constantes
les relations interpersonnelles qui seules peuvent fixer
logiques telles que les opérateurs binaires, l'opérateur
le contenu d'une pensée; fournir un argument contre
unaire de la négation et les quantificateurs, qui tous
le scepticisme de la connaissance d'autrui; et en défi-
ensemble, concourent à la construction des V-phrases.
nitive, réfuter les objections de condescendance et
II devient évident que certaines phrases seront vraies sur
d'impérialisme intellectuel. Nous nous étendons sur
la base des propriétés assignées aux constantes logiques
ce dernier aspect.
et aux quantificateurs. Ceci revient à donner la signi-
Dans "Three Varieties of Knowledge", Davidson
fication d'une phrase au sens de conditions de vérité
distingue la connaissance de soi, celle du monde exté-
ou de contraintes formelles. Ces contraintes consis-
rieur et celle d'autrui. Nous nous connaissons nous-
tent à donner les preuves des conditionnels des V-phrases,
mêmes, c'est-à-dire, nos propres états mentaux sans,
celles des conditionnels de phrases liées aux V-phrases,
le plus souvent, en appeler à une expérience extérieure.
car, dans la mesure où les constructions logiques repo-
Notre connaissance du monde, par contre, dépend
sent sur un vocabulaire fini, la structure d'une phrase
de nos organes et cette dépendance causale soumet
détermine sa relation aux autres phrases; de cette sorte,
cette seconde variété de connaissance à une incerti-
Davidson le fait noter, il n'est pas possible de donner les
tude que nous constatons rarement dans le cas de
conditions de vérité de toutes les phrases sans mon-
la connaissance de soi. Il en va de même de la connais-
trer que certaines sont des conséquences logiques
sance d'autrui, à laquelle nous accédons par l'obser-
d'autres.
vation ou par l'appel à l'évidence empirique.
La capacité de la théorie à rendre compte de ce pour quoi
Il s'agit, à l'évidence, de trois types de connaissance dif-
elle est élaborée n'est pas à juger seu lement en termes
férents les uns des autres. La première et la troisième
de vérifiabilité formelle. Elle doit être empiriquement
constituent une asymétrie rendant difficile l'attribu-
éprouvée aussi bien en tenant compte des conditions
tion de pensées correctes à autrui. En ce qui concerne le
qui, dans l'environnement physique, concourent à fixer
troisième type de connaissance, celui d'autrui, Davidson
les conditions de vérité. Les deux types de contraintes,
pose la difficulté en ces termes:
les contraintes formelles et celles empiriques contribuent
Si nous connaissons les états mentaux d'autrui seule-
à la compréhension des significations des mots d'un
ment à partir de ses comportements et d'autres mani-
locuteur dans un processus d'évaluation que Davidson
festations extérieures, pendant que de telles conditions
appelle «interprétation radicale» ou encore « trian-
ne s'appliquent pas à la connaissance que nous avons
gulation ».
de notre propre esprit, pourquoi alors penser que nos
pensées sont semblables à celles d'autrui ? .. Faisons-
La triangulation décrit une relation triadique entre un
nous ces distinctions parce que nous pensons que, pen-
locuteur, un interprète et un objet ou événement dans
dant que nous n'avons accès au monde extérieur qu'à
le monde. Elle rel ie à la fois l'interprète et le locuteur
travers l'expérience, nous pouvons cependant, de la cer-
à l'objet ou événement et les conduit à calibrer, accorder
titude de la connaissance de soi, extrapoler à celle d'au-
leurs pensées à travers des similitudes ou des dissimi-
trui ? Une telle supposition est une pétition de principe
'L'expression anglaise: T-sentence, signifie « phrase vraie». Nous la traduisons par « V-phrase» plutôt que dc conserver l'expression anglaise qui, en
français, sonne trop sentencieuse.
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Sciences sociales et humaines
laires en contenu à celles de son interlocuteur. Ces simi-
puisqu'elle suppose sans argument que ce que nous
larités constituent un triangle, un sommet représenté
appelons états mentaux d'autrui sont similaires à ce que
nous nous identifions en nous (Davidson 1991 : 155).
par l'événement, un autre par le locuteur et un autre
par l'interprète. Les similarités de réponses sont, au
Comment éviter une telle pétition de principe sans d'un
fur et à mesure que le dialogue se poursuit et gagne
autre côté imposer ses propres représentations à autrui?
en intensité, des assertions ou des hypothèses pertinentes.
La réponse ressortit à la communication linguistique.
Or toute créature linguistique qui comprend l'acte
Pour commencer, l'interprète assigne à une phrase du
de parole sait que quelqu'un qui fait une assertion croit
locuteur une phrase de sa propre langue. Supposons
à ce qui s'y rapporte. Les similarités de réponses se
qu'un interprète français entende un locuteur anglais
rapportent donc à des croyances ou autres états mentaux
proférer: "It is raining". En tenant compte des cir-
que les interlocuteurs se découvrent avoir en partage.
constances environnementales, l'interprète assigne à
cette phrase anglaise la phrase française: « Il pleut ».
Nous comprenons donc mieux Davidson lorsqu'il écrit:
Alors se pose la question: comment l'interprète juge-
« Quand nous regardons autour de nous le monde naturel
t-il de la justesse de cette assignation traduisante ?
que nous partageons avec autrui, nous nous recon-
naissons membres d'une communauté d'esprits
»,
En guise de réponse, Davidson attire l'attention sur
car ce qui nous assure que nous avons avec les autres
le fait que toutes les créatures font des classifications
des pensées, désirs et des motifs communs, nous vient
différentielles d'objets ou d'événements: elles trai-
de similarités de point de vue découvertes à travers
tent certaines choses plus ou moins semblables les unes
une relation dialogique. Le processus de triangulation
aux autres. Le critère objectif d'une telle classification,
spécifie donc que la nature de l'interprétation dépend
Davidson l'appelle « similarité de réponse ». C'est par
à la fois de l'interprète et du locuteur en ce sens que
réactions linguistiques à des états de chose dans le monde
ce qui cause les pensées de chacun est identifié à travers
que les créatures classent les choses, mettant ensemble
une activité conjointe. Comme notre exemple l'illustre,
celles qui sont semblables et écartant de telles classes
les pensées des deux créatures peuvent avoir été
celles qui sont dissemblables. Cependant le critère auto-
risant cette
suscitées par un autre événement. Cependant, si l'évé-
« similarité de réponse» ne peut pas pro-
venir des réponses de la créature classifiant mais plutôt
nement causal d'attitudes résulte de la pluie, c'est que
des réponses d'un autre observateur. Du point de vue
les deux personnes s'accordent que ce qui cause leurs
de Davidson, c'est par réaction verbale favorable ou
états mentaux sont des faits relatifs à la pluie.
défavorable aux réactions d'un autre qu'une créature
Pour autant que les similarités de réponses renvoient
rationnelle sait objectivement qu'elle fait des classifi-
à des croyances, nous comprenons aussi mieux la posi-
cations différentielles. C'est donc en corrélant les
tion de Davidson, qu'avant la communication trian-
réponses d'une autre créature avec les objets ou évé-
gulaire, il n'est pas possible de dire que les pensées
nements auxquels il réfère que l'on se sait répondre
ou les mots d'un locuteur ont des contenus. C'est en effet
à ces objets ou événements (Davidson 1991 : 159).
le triangle qui, en reliant le locuteur et l'interprète au
Cette évaluation de similarité de réponses procède de
monde, détermine le contenu de ces pensées et de ces
manière réciproque, le locuteur ou l'interprète devenant
mots. Parce que ce qui cause une pensée détermine aussi
« l'autre observateur» pour l'autre. De cette manière,
le contenu de cette pensée, une personne ne peut avoir
quand l'interprète sait que le locuteur réagit aux mêmes
d'état mentaux avec un contenu empirique déterminé
objets auxquels il réagirait lui-même en pareilles
à moins qu'elle ait un contact avec le monde extérieur.
circonstances, il sait par la même occasion que le locu-
Mais puisqu'un tel contact requiert des similarités de
teur a en esprit les mêmes objets auxquels lui, l'inter-
réponses entre interlocuteurs, il en résulte que sans inter-
prète, pense. Il en va de même pour le locuteur.
action avec une autre personne, 1'on ne peut savoir si
Mais la possibilité de telles connaissances réciproques
l'on réagit contre des objets ou si ce que l'on pense
exige que locuteur et interprète soient en relation de
est bien le cas. Il prend au moins deux personnes, dit
communication verbale. Pour qu'ils découvrent qu'ils
Davidson, pour trianguler et donc pour donner un contenu
répondent aux mêmes stimuli, chacun doit parler à l'autre
à la pensée. Notons cependant que Davidson recon-
et être compris par lui (Davidson 1991 : 159).
naît la possibilité d'erreurs dans l'attribution de croyances
En s'engageant dans une telle interaction linguistique,
à un locuteur à partir de l'interprétation de son com-
le locuteur trouve l'événement, à savoir le fait qu'il pleut,
portement verbal. Mais, soutient-il, l'erreur ne peut être
similaire à des événements précédents. Il en va ainsi pour
identifiée que relativement à une communauté de
l'interprète qui découvre alors que ses paroles sont simi-
croyances et autres attitudes.
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La triangulation linguistique, rappelons-le, met face
pour ceux qui sont instruits de ses thèses, un pince-
à face deux autorités de la première personne ;
ment au cœur et un inconfort intellectuel. Pour placer
chacune connaissant ses propres états mentaux, s' en-
Davidson dans une perspective meilleure, Malpas a
gage dans un dialogue avec, entre autres choses,
consacré un article à la défense du principe de charité.
l'intention de donner un contenu objectif à sa pensée.
Malheureusement, à notre entendement, l'article
Chacune commence donc avec ses normes dont la
échoue dans sa tentative d'offrir « une meilleure com-
triangulation montre la nature intrinsèquement univer-
préhension du principe qui désamorce les critiques»
selle et commune. Davidson écrit à ce propos :
(J.E. Malpas 1988: 18) puisqu'il ne nous donne aucune
« Les normes employées chaque fois que l'on décrit
information définitionnelle ou interprétative sur la nature
ou explique une action, un choix, une préférence, ou
de charité et du principe du même nom.
une intention, sont les normes appartenant aussi bien
à l'interprète qu'à ceux qu'il se propose de comprendre»
Quand nous comprenons « charité» et le principe qui
(Davidson] 985 : 90)
y est attaché, nous ne pouvons pas le conserver comme
principe méthodologique de la pensée de Davidson
Ce point de vue qui résulte de la nature de la commu-
puisqu'il n'a pas le sens qu'on lui donne pas plus qu'il
nication triangulaire et qui s'oppose à la notion de pro-
ne représente la contribution essentielle de Davidson
priété privée en matière de normes d'évaluation, cadre
à la connaissance d'autrui. C'est donc en abandonnant
avec le rejet par Davidson du « point de vue d'une seule
toute référence méthodologique à ce principe que nous
personne» dont le relativisme et l'ethnocentrisme consti-
comprendrons d'autant mieux la citation par Davidson
tuent les expressions traditionnelles. Ce qui fixe le conte-
de Shakespeare:
nu d'une pensée n'est pas conféré par le paradigme
... no man is the lord of anything,
d'acceptabilité de l'interprète seul ni du locuteur seul,
Though in and of him there is so much consisting,
mais procède d'une activité conjointe. Dans une telle
Till he communicate his parts to others ;
perspective, il n'existe pas de relations inégales, de rela-
Nor doth he of himself know them for aught
tions de manipulation ou d'endoctrinement entre
Till he behold them formed in th'applause
des personnes charitables et celles envers qui il faut mon-
Where they're extended. 0
trer de la charité. Dans l'activité conjointe de fixation
de contenu de pensée, la pensée de Davidson repose sur
une symétrie entre usagers de langage. Le locuteur et
Références bibliographiques
l'interprète commencent leurs efforts de compréhension
Ouvrages de Donald Davidson
mutuelle sur des bases égales, personne ne pensant détenir
les normes de similarités de réponses. Davidson oppose
DAVIDSON D., 1984. Inquiry Into Truth and Meaning. Oxford,
donc au schème ethnocentrique de domination une théorie
Clarenton Press.
non ethnocentrique de relation humaine. Les objections
DA VIDSON D., 1980. Essays on Actions and Events. Oxford,
de condescendance ou d'impérialisme intellectuel, si ma
Clarenton Press.
compréhension des textes de Davidson est correcte,
Quelques articles de Davidson
ne peuvent provenir que d'une absence d'examen de ses
arguments cruciaux.
DAVIDSON D., 1991. "Three Varieties of Knowledge" in A J.
AYER: Memorial Memorial Essays. A. Phillips Griffiths (ed.)
Puisque, comme nos analyses l'ont indiqué, Davidson
Royal
Institute of philosophy
Supplement
30. Cambridge
n'emploie pas le mot « chari té » dans le sens qu'on
University Press.
lui attribue, il peut en faire l'économie sans introduction
DAVIDSON
D.,
1991.
"Epistemology
Externalized."in
de difficultés. Appeler « charité» les deux conditions
DiaJectica 45.
que doit satisfaire sa théorie empirique de la vérité est
DA VIDSON D., 1990.
"Structure and Content of Truth" in
loin d'être une métaphore appropriée. La charité, don
Journal of Philosophy 6.
de soi condescendant, n'a rien à voir avec l'aura natu-
DAVIDSON D., 1988. "The Conditions of Thought" in Johannes
relle de consistance et de holisme que Davidson trouve
8
and
Gombocz (eds.):
The Mind
of Davidson.
Grazer
incrustée dans les concepts de croyance, de désir et
Philosophical Studien.
d'intention. Elle ne cadre pas du tout avec son épisté-
DA VIDSON D., 1988. "What is Present to the Mind?" in Johannes
mologie proprement vue dans le miroir de la triangu-
Band Gombocz (eds.): The Mind of Davidson. Grazer
PhilosophicaJ Studien.
lation linguistique.
DA VIDSON D., 1986. "Judging Interpersonal Interests" in Jon,
En vérité, l'usage par Davidson du terme « charité»
E. and
Hylland, A (cds): Foundations of Social Sciences.
crée des difficultés énormes pour le lecteur et suscite,
Cambridge University Press.
Rev. CAMES - Série B, vol. 01, 1999
23

Sciences sociales et humaines
DA VIDSON D., 1985.
"Incoherence and lrrationality", in
HENDERSON D.,
1987. "Winch and
the
Constraints of
Dialectica 39.
Interpretation: Version of the Principle of Charity" in Southern
DA VIDSON D., 1985. "A New Basis for Decision Theory" in
Journal of philosophy 25.
Theory and Decision 18.
HENDERSON D., 1987. "The Principle of Charity and the pro-
DA VIDSON D., 1984. "First Person Authority" in Dialectica 38.
blem of irrationality" In Synthese 73.
DA VIDSON D., 1982. "Rational animais" in Dialectica 36.
MALPAS
J. E., 1991. "Holism and
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DA VIDSON D., 1982. "Paradoxes or Irrationality", in Richard
Dialectica 45.
Wollheim and James Hopkins (eds.) Philosophical Pa pers on
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Autres ouvrages
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GAUKER C., 1986. "The Principle of Charity" in Synthèse 69.
RORTY R., 1991. Objectivity, Relativism and truth: Philoso-
HACKING 1., 1975. Why Does Language Matter to Philosophy?
phical papers Vol. 1. Cambridge Uni versity Press.
Cambridge, Cambridge University Press.
ROSS G. M. D., 1985. "Angels" in Philosophy 60.
HENDERSON. D., 1988. "The importance of Explanation in
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WHORF B. L., 1956. Language, Thought and Reality: Selected
Social Sciences 18.
Papers. CAROL J.B. (ed.).
'Q)
A partir de Quine, les recherches en traduction
Ü Startinq with Quine, writings on radical
E ou interprétation radicale reposent sur « le prin-
ca translation or interpretation rest upon "the Principe
~ cipe de charité» en tantque méthodologie de codifi-
.::
of Charity" as a proposed codification of the
'Q)
cation de la traduction ou de l'interprétation de
~ methodology for translating or interpreting other
CC
la pensée ou langage d'autrui. Donald Davidson
<t minds. Donald Davidson, following Quine,
formule cependant ce principe d'une manière qui
formulates the principle in a way which begets
suscite des objections et tend à saper les bases
criticisms and tends to undermine his strategy of
de sa stratégie méthodologique. Le présent travail
triangular interpretation. This paper aims at
vise à montrer que « le principe de charité »
showing that such a principle accords rather badly
s'accorde très mal avec les vues de Davidson sur
with Davidson's own views on knowledge of other
la connaissance d'autrui et réfute par là-même
mindsthereby undercutting criticisms leveled against
les objections adressées à sa théorie de l'inter-
his strategy.
prétation radicale.
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