Sciences sociales et humaines
Le cas de lithophagie infantile
comme comportement regressif
G.DJASSOA
Maître de conférences, psychologie clinique et médicale,
auteur principal, à l'exception de "observations pédiatriques»
B.BAKONDE
Maître-assistant de pédiatrie
S.K.V. DASSA
Psychiatre en fin de formation
H. A. BOCCOVI·SOKPO
Psychiatre en formation
H A.A. BOUABEY
Interne doctorant, aspirant Psychiatre
Introduction
culturel particulier favorise plus son éclosion (lui est plus favo-
rable). A notre connaissance, il n'existe pas de travaux scien-
Nous désignons ici par lithophagie, un trouble de conduite ali-
tifiques consacrés particulièrement à la lithophagie à l'ex-
mentaire consistant à avaler des cailloux. Dans la littérature,
ception de celui de Agossou et Coll. - limité aussi à un cas -
ce phénomène fait partie des "troubles d'absorption des sub-
qui se sont posé les mêmes questions que nous mais sans
stances non alimentaires" (papier, terre, charbon, craie, objets
proposer de réponses.
quelconques ... ) connus sous le nom de Pica ou picacisme
en référence au goût de la pie qui mangetout (Bernard et
En ce qui nous concerne, nous pensons que seules des obser-
Trouvé, 1977). Agossou et coll. (1989) semblent être les pre-
vations statistiquement nombreuses - non encore disponibles-
miers à utiliser le terme de Iithophagie pour spécifier l'in-
pourraient fournir des éléments de réponse à la dernière de nos
gestion des cailloux; mais d'après ces auteurs ce trouble est un
questions, à savoir, la relation entre la Iithophagie et l'envi-
aspect particulier de géophagie.
ronnement socio-culturel. Pour le moment, nous nous sommes
penchés sur la première question qui recherche les éléments
La lithophagie ne semble pas rare au Togo. L'un de nous rap-
d'explication de ce phénomène dans le cadre de notre cas d'étude.
porte en avoir entendu parler et en avoir personnellement
rencontré des cas dans la circulation (la société). Il lui a été
Afin d'orienter nos investigations et étant donné que l'inges-
même donné d'en observer un cas, il y a deux ans environ, dans
tion des cailloux ne répond à aucun besoin biologique et plus
le Service de Pédiatrie du CHU-Tokoin de Lomé, mais dont
particulièrement alimentaire> nous avons émis l'hypothèse selon
il avait perdu les traces.
laquelle ce trouble de comportement de type oral signe un pro-
cessus régressif face à une situation angoissante intolérable.
Le cas de trouble qui fait l'objet de notre présente étude
est celtn dun enfant de six ans que nous avons suivi au
L'entretien clinique avec la mère du patient et -les procédures
CHU-Cam~JUs de Lomé, d'abord au Service de Pédiatrie, puis
psychothérapeutiques d'expression libre par le dessin, et de
au Service de psychiatrie et de psychologie médicale, du 18
maternage ont constitué nos techniques de collecte des don-
mars au 2~_, lilai 1996.
nées dont l'analyse a utilisé la grille de lecture psychanalytique.
Parmi les ;m.ltiples questions que soulève ce comportement,
Nous présenterons d'abord le matériel d'observation du cas dont
les plus foridamentales nous paraissent être celles de savoir
les commentaires nous permettront ensuite de dégager nos
ce qui peut en rendre compte, et si un contexte socio-
conclusions.
Présentation du cas
et une légère anémie (clinique). La fosse iliaque révèle à la
palpation de multiples masses indolores de taille variable qui
Observations pratiques
font entendre un bruit de fond semblable au frottement de
cailloux entre eux. La radiographie de l'abdomen sans pré-
Jean est admis au Service de Pédiatrie pour "Pica" et gardé
paration permet de visualiser de nombreuses opacités nodu-
en observation du 18 au 22 mars 1996. Les examens cli-
laires de différentes tailles dans tout l'abdomen. Au cours de
ni(jues et para-cliniques durant les cinq jours d'hospitalisa-
son séjour hospitalier, Jean élimine 537 cailloux d'un poids
tion donnent les résultats suivants:
total de 229 g sur 724 g de sélles. Une radiographie diges-
- Jean, âgé de six ans, présente un retard staturo-pondéral
tive de contrôle se révèle normale, témoignant ainsi de l'éli-
(sa taille et son poids sont respectivement de 1,6 m et de 16 kg)
mination totale des cailloux observés dans l'abdomen.
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sans traumatisme à en croire "
La fibroscopie digestive ne révèle pas de lésion gastrique.
la mère qui signale toutefois
Jean est ensuite pris en charge par l'équipe du service de psy-
une énurésie épisodique primaire persistante. Sur le plan sco-
chiatrie et de psychologie médicale qui le suit à titre d'externe.
laire, Jean évolue normalement au Cours préparatoire première
année (CPI) qu'il vient de commencer à la rentrée de 1995-
Première consultation médico-
1996. A l'évaluation du premier trimestre, il se classe 17' sur
psychologique
34 élèves avec une bonne moyenne (non communiquée).
Au total, Jean ne présente pratiquement pas de problèmes déve-
La première consultation médico-psychologique a lieu le
loppemental et sanitaire en général à l'exception du retard
26 mars 1996 où Jean est amené par sa mère.
staturo-pondéral et de la légère anémie signalés.
Matériel fourni par la mère
De retour du village, la mère fait un avortement provoqué
Les deux géniteurs de Jean sont d'ethnie nawda et baptisés
en 1992 d'une grossesse de trois mois en révolte contre le
catholiques. Le père, 37 ans, ne pratique plus aucune reli-
mariage "frauduleux" et le départ du mari pour un long séjour
gion. Titulaire d'une maîtrise en Sciences économiques, et d'un
à l'étranger la laissant seule face aux appréhensions des com-
diplôme supérieur de banque, il est cadre supérieur au Service
plications éventuelles de son état gravide (gravidique). En mars
des Impôts. 11 a refusé d'accompagner sa femme et leur enfant
1995, elle fait un accouchement prématuré d'une grossesse cette
en consultation. La mère, 32 ans, sans emploi, a le niveau d'ins-
fois désirée, accouchement survenu brusquement (à l'impro-
truction de la classe de 3' secondaire. Elle n'a pas pu obtenir
viste) à domicile en l'absence de Jean parti à l'école. Elle est
le brevet. Elle était séduite et "enceintée" sur les bancs de l'école
hospitalisée d'urgence avec le nouveau-né qui meurt au bout
par l'homme qui est devenu son mari. Cette grossesse, dont
de Il jours.
naîtra le premier enfant du couple, l'a obligée à interrompre les
C'est au cours de ces 11 jours d'hospitalisation de sa mère
études. Elle a abandonné le culte catholique pour devenir adepte
que Jean développe la Iithophagie. Le père avait cherché un
d'une secte dénommée "ministère de la Vie chrétienne et pro-
substitut maternel en la personne d'une des co-épouses de la
fonde".
mère de Jean, qu'il avait installée dans la maison pour s'occuper
A l'observation, elle présente des signes dépressifs évidents:
des enfants (Jean, son frère aîné et leurs quatre frères consan-
toilette négligée, traits du visage tirés, crises de larmes dès
guins).
qu'on aborde son problème conjugal, etc.
A son retour de l'hôpital, la mère de Jean constate que ce
Le pére et la mère de Jean sont légalement mariés devant l'État
dernier a le ventre ballonné, fait des selles rares, dures et
sans l'être sur le plan religieux. Mais ce mariage a été célébré
sanguinolentes, composées de conglomérats de petits cailloux.
à l'insu de la mère de Jean. Un jour de 1992, le mari lui remet
En palpant l'abdomen, elle entend les cliquetis des cailloux.
l'acte de mariage l'informant de leur union devant les autorités
Interrogé, Jean se refuse à révéler l'origine de ces cailloux. Ses
municipales. Elle mêne des enquêtes et découvre qu'une autre
frères et ses collègues de jeu du quartier rapportent le voir
femme (qu'elle connaît) a été présentée à sa place et en son nom
ramasser des cailloux et les avaler. La mère elle-même, le sur-
devant le Maire. Elle dit avoir très mal pris l'affaire, mais
prend de temps en temps en train d'ingérer des cailloux; elle
n'a rien fait (entrepris) pour changer la situation. Elle pense
lui inflige des punitions corporelles afin de le forcer à aban-
que, par ce jeu, le mari s'est aménagé la possibilité de divorcer
donner ce comportement: elle s'étonne que ces punitions ne
aussi facilement le cas échéant.
produisent pas l'effet escompté. Le frère aîné de Jean confie
Officiellement les deux parents de Jean forment un couple
à leur mère que la femme qui s'est occupée d'eux durant son
monogame habitant sous le même toît. Mais en fait, le père est
absence ne les a pas bien traités: elle était dure avec eux, ne
un véritable polygame marié à deux ou trois autres femmes qui
leur donnait pas suffisamment à manger ou leur donnait de
lui ont donné en tout sept enfants dont quatre habitent avec lui,
la mauvaise nourriture. La mère de Jean pense que si sa eo-
à la charge de la mère de Jean, les trois autres étant avec
épouse a envoûté son fils, c'est l'œuvre du diable. Pour cela,
leurs mères respectives. La mère de Jean, quant à elle, a cu
elle a confié le problème à son église qui a organisé pendant
quatre gestes dont trois accouchements et deux survivants: les
un an, des prières de délivrance mais sans la présence physique
deux premiers, Jean, 6 ans et son frère aîné, 8 ans.
de son fils. Elle n'a pas consulté la médecine traditionnelle
parce que c'est aussi l'oeuvre du diable. Elle a dépassé ce stade.
Jean naît le 6 octobre 1990. La grossesse, désirée par les
deux parents, s'est déroulée sans problème, jusqu'à son terme,
Jean est baptisé à l'église catholique comme ses deux parents.
et l'accouchement s'est passé normalement par voie basse.
La mère ne l'a pas entraîné avec elle dans sa nouvelle église:
Le nouveau-né aurait bien réagi à cette épreuve de sépara-
elle lui laisse la liberté d'opter pour le culte de son choix.
tion physique d'avec la mère, en criant spontanément dans
Matériel fourni par Jean
le délai normal. Quand il a sept mois, sa mère l'emmène avec
elle au village d'origine où elle passe plus d'une année, loin
A l'observation Jean est en bonne forme physique. Il paraît
du père, afin de prendre part aux obsèques, puis aux funérailles
calme, ne présente pas de signes d'agitation, ni d'apathie; il
du grand-père. C'est là que Jean a poursuivi son développe-
a l'air bien éveillé: il répond à nos questions mais reste quelque
ment psychomoteur: il acquiert la marche à 13 mois, le lan-
peu économe (toutefois sans signes dépressifs) et donc se prête
gage entre 18 et 24 mois. C'est là aussi qu'il est sevré à 20 mois,
difficilement au contact verbal. Pour contourner ce handicap,
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nous avons choisi, parmi les procédures d'exp~ession libre,
lui, surtout quand Jean recherche le contact physique (se met-
le dessin, afin de lui donner la possibilité de nous livrer sa pro-
tant sur ses genoux par exemple). Il a refusé de les accom-
blématique conflictuelle. Nous lui fournissons, à cet effet,
pagner en consultation.
un jeu de crayons de couleur et du papier, avec la consigne
de faire un dessin. Spontanément et comme si c'était la réponse
Production de Jean
à son voeu le plus cher, Jean dessine avec beaucoup d'achar-
Comme à la première visite, nous demandons à Jean de nous
nement et de concentration des objets divers sur la même page.
faire un dessin en lui présentant du papier et le même jeu de
A l'investigation, il commente sa réalisation: il nous montre
crayons de couleur.
la voiture de papa et dit y être seul avec papa, en nous indi-
Nous lui fournissons d'abord une feuille de papier dont il rem-
quant la cabine. Il nous montre ensuite le vélo, le sien pour aller
plit une page de dessins divers avec le même acharnement
à l'école. Il garde le silence sur les autres éléments du dessin.
et la même absorption. Sur notre invitation, il commente le pre-
A l'enquête, le papa de Jean n'a pas de voiture; lui non plus,
mier dessin: "c'est une maison" (elle a deux fenêtres et une
n'a pas de vélo; il n'a pas de jouets, mais aime jouer. En
porte); "c'est ici ma chambre" (en montrant l'unique porte).
nous quittant, Jean refuse de nous laisser le dessin et l'emporte.
Mais il ne dit rien des chambres de Papa et de Maman. Il
Il dit souhaiter que son père vienne avec lui à la prochaine
nous présente ensuite d'autres dessins sans commentaire: un
consultation.
vélo, une feuille d'arbre. Il n'identifie pas le dernier dessin.
Spécification de notre hypothèse diagnostique
Nous lui tendons une deuxième feuille de papier, lui deman-
et mesure thérapeutique
dant cette fois un dessin pour nous, convaincus qu'il empor-
terait son dessin comme la première fois. Nous pensions donc
Face à ce matériel, nous émettons l'hypothèse d'une angoisse
qu'il allait nous faire une copie de sa production. Il dessine plu-
de séparation provoquant une régression au stade oral.
sieurs objets sur une seule page: d'abord une maison, sem-
Comme mesure thérapeutique, nous préconisons la procé-
blable à la première avec une porte et deux fenêtres et nous
dure de maternage que nous invitons la mère à exécuter dans
informe que c'est "celle de maman". Sur interrogatoire un
sa relation quotidienne avec l'enfant: nous lui expliquons
peu plus poussé, il nous dit que son père et lui-même seront
que son enfant a besoin qu'elle soit un peu plus présente à
aussi dans cette maison avec maman. Puis, à côté de la maison,
ses côtés, qu'elle l'écoute, réponde à ses questions, prévienne
une voiture; "c'est celle de papa", qui est seul dans sa voi-
ses besoins, ses désirs, s'intéresse à toutes ses activités ludiques
ture. En partant, Jean nous laisse cette fois les deux séries
et scolaires, etc; bref, qu'elle lui prête plus d'attention et le
de dessins.
sécurise affectivement. Nous lui faisons comprendre que le
problème de son enfant ne nécessite aucun traitement médical,
La troisième consultation
et l'invitons à ne pas en faire le centre de ses préoccupations
Jean revient nous voir le 14 mai 1996, toujours accompagné
(sa préoccupation centrale), et surtout à s'abstenir de punir Jean
de sa mère. Le père ne répond toujours pas à nos invitations.
pour cela. Ce dernier a besoin que sa maman et son papa
l'entourent de beaucoup d'affection. Il souhaite être de temps
Les données fournies par la mère varient très peu par rap-
en temps seul avec son père dont il désire la présence et l'at-
port à celles de la 2e consultation: Jean s'enlise dans l'infan-
tention. Nous demandons à la mère de l'expliquer à son mari
tilisme : il parle toujonrs comme un bébé; il veut se faire porter
et de l'inviter à se présenter à la prochaine visite.
sur les genoux par la mère; il se désintéresse des activités sco-
laires ; elle pense qu'il fait le paresseux car quand il rentre
La deuxième consultation
de l'école, il ne fait plus ses devoirs comme avant; il ne dit
même pas qu'il a des devoirs de maison. Il refuse quelque-
Matériel fourni par la mère
fois d'aller à l'école. Autrefois, il ne faisait aucune difficulté
Nous revoyons Jean et sa mère trois semaines plus tard, c'est-
pour aller à l'école et rentrant le soir il montrait spontané-
à-dire le 16 avril 1996. La mère est souriante et radieuse, la toi-
ment ses devoirs de maison et invitait les parents à les faire
lette bien soignée. Apparemment, sans chimiothérapie, son
avec lui. Depuis peu, il se colle trop à la mère. Un jour, ne
fond dépressif semble avoir cédé la place à la joie de vivre. Elle
la trouvant pas à la maison en rentrant de l'école à midi,
nous annonce d'entrée de jeu que son fils va mieux; il a cessé
Jean s'est beaucoup inquiété et n'a pas voulu retourner à l'école
d'avaler des cailloux: il n'est plus constipé, ses selles ne sont
sans l'avoir vue. Chaque fois qu'elle sort, Jean veut savoir
plus dures, ni sanguinolentes et ne contiennent plus de cailloux.
où elle va et quand elle rentre. La nuit, il ne veut plus dormir
Elle s'est conformée au schéma de comportement que nous
seul, mais avec la maman. Sur le plan physique, Jean a pris
lui avons proposé lors de la première consultation et a constaté
du poids, selon la mère, alors qu'il ne mange pas plus qu'avant.
que Jean n'avale plus de cailloux. Par contre, il a repris les com-
La production de Jean, comme à l'accoutumé, se fait sous forme
portements de bébé qu'il avait abandonnés depuis longtemps:
de dessins avec des crayons de couleur. Il fait deux séries
il parle de nouveau comme un bébé, il cherche des caresses,
de dessins sur les deux pages de l'unique feuille de papier à
embrasse souvent sa mère, bref "il demande des choses comme
sa disposition.
un bébé". Quand elle est triste, Jean se met à pleurer. Il cherche
aussi, avec avidité, la compagnie de son père: mais ce der-
Sur la première page, il dessine deux cycles à deux roues;
nier le repousse chaque fois qu'il essaie de s'approcher de
le premier est décrit comme étant une motocyclette
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appartenant à papa, mais Jean ne précise pas où papa va avec
dernière fois, il utilise les deux pages de l'unique feuille de
cette motocyclette. Le 2' cycle est "un vélo pour maman,
papier. Sur la première page, du haut vers le bas, nous avons
pour aller à l'école". Au milieu de la page, Jean dessine, sur
successivement, un objet qu'il se refuse à identifier; une chaise:
la même ligne, "un cahier" pour Jean et un "marteau" pour papa,
une marmite (pour la cuisine) ; un ballon (il dit aimer jouer
mais sans préciser ce que papa fait avec le marteau malgré nos
au football avec ses camarades) ; un sac d'école pour lui. Sur
questions insistantes. Au bas de la page, c'est une maison
la 2' page, se suivent dans le même ordre: un sac d'école
qui occupe toute la largeur de la feuille avec les trois ouver-
toujours pour Jean; un vélo à lui, pour aller à l'école; une mar-
tures habituelles: deux fenêtres et une porte. "C'est la maison
mite pour maman; "une voiture" (c'est plutôt un camion très
de papa, il y est avec maman".
chargé) pour papa qui y est avec maman (Jean ne dit pas qu'il
est dedans ou non) ; une maison (toujours à deux fenêtres et
Sur la 2' page, en haut, deux cycles à deux roues, l'un au dessus
à une porte) pour papa, mais où Jean et sa mère trouvent
de l'autre: le premier est "la moto pour papa" et le 2' c'est
aussi leur place.
"le vélo pour Jean". Au milieu de la page, à gauche, une "voi-
ture pour papa: il y est avec maman". A droite, un "livre
C'était la dernière consultation, Jean et sa mère n'ayant pas
pour Jean". Au bas dda page, c'est "la maison pour papa;
répondu au rendez-vous suivant et ayant interrompu défini-
il Yest avec maman et Jean".
tivement (?) la thérapie.
Conseil thérapeutique
Commentaires et conclusion
Afin d'éviter la fixation à ce stade infantile, il faut que le mater-
nage aide Jean à redevenir "adulte". Notre consigne à la mère
Commentaires
est de valoriser les conduites adultes de son fils par des ren-
forcements positifs, des gratifications, sans toutefois dévalo-
Du matériel fourni par la mère, nous pouvons dégager les obser-
riser systématiquement celles infantiles, mais en les renforçant
vations suivantes:
de moins en moins au fur et à mesure que les conduites adultes
Jean a été sevré à 20 mois. A notre avis il s'agit en fait d'une
prennent valeur de monnaie d'échange.
simple ablactation. Le sevrage affectif ne semble pas avoir vrai-
La quatrième consultation
ment eu lieu. Jean reste jusqu'ici le cadet, aucun puîné n'étant
venu lui ravir la place. L'enfant qui serait né, s'il n'y avait
Le 28 mai 1996, Jean et sa mère se présentent une fois de
pas eu l'avortement provoqué, aurait pu lui donner l'occa-
plus en consultation.
sion de faire le deuil de la mère. Le "cordon ombilical affectif'
n'a donc pas été coupé. Si Jean a vraiment bien supporté l'ablac-
Nous écoutons d'abord la mère nous brosser le tableau de l'évo-
tation (le sevrage), c'est surtout grâce à cela. Il reste le pré-
lution de la situation. Elle a appliqué nos prescriptions et depuis
féré affectif et souhaite s'y installer. Il n'a d'ailleur~ jamais com-
un certain temps, elle se rend compte que Jean "ne se comporte
plètement cessé de mouiller le lit, signe qu'il en tire certaines
plus comme un bébé" ; il ne cherche plus à dormir avec la
gratifications et ne gagne pas à devenir adulte.
maman, ne demande plus qu'on le porte sur les genoux; il
ne s'inquiète plus quand la maman s'absente. Il recherche la
Cependant, Jean n'est pas à l'aise à cette place de cadet. Le
compagnie de ses pairs pour jouer, ou joue seul. La maman
climat familial est gravement perturbé par la tension à l'inté-
l'observe sans rien dire, mais elle lui interdit certains jeux salis-
rieur du couple dont Jean fait les frais. La mère, déprimée
sants tels que: ramasser la terre et la mélanger à l'eau dans des
par ce conflit conjugal et murée dans ses ruminations intérieures
boîtes de conserve prétendant faire la cuisine. Il demande à
(mentales), est inapte à percevoir les demandes affectives de
participer aux activités ménagères de la mère, par exemple
Jean. Le père, peu affectueux, repousse les mêmes demandes
"faire la lessive avec elle". Il observe son père et imite ses acti-
en fuyant même les contacts physiques avec son fils. Il faut,
vités, surtout sa manière de s'habiller. Mais ce dernier reste tou-
peut-être, ajouter la menace, la peur d'être détrôné par un
jours indifférent, distant et repousse Jean quand il s'approche
rival à naître.
de lui. Le père se dit scandalisé de nos consignes thérapeu-
Ainsi fragilisé par une angoisse d'abandon larvée chronique,
tiques, surtout en ce qui concerne les punitions corporelles,
Jean décompense brusquement à l'occasion d'une séparation
et lui-même n'hésite pas à "bastonner" Jean à la moindre incar-
physique qui vient confirmer ce qu'il avait toujours fantasmé.
tade. Jean pose beaucoup de questions de curiosité à sa mère:
La séparation maternelle a été d'autant plus intolérable que celle
il a voulu, par exemple, savoir pourquoi elle prie avant de
qui remplace la mère est vécue comme "castratrice", "dévo-
manger: elle lui a répondu que c'est pour demander à Jésus
ratrice". Ainsi, le vide affectif créé par l'absence de la mère,
d'enlever ce que le diable a mis dans la nourriture. Depuis, Jean
ainsi que le mauvais substitut maternel qui l'aggrave au lieu de
prie toujours avant de maQger en répétant les formules de prière
le combler, est un facteur plutôt déclenchant que vraiment
de sa mère.
causal.
A l'observation, Jean se montre plus vivant qu'à l'accoutumée:
La mère, "récupérée" après le décès du rival, rappelle trop
il est hyperactif, frisant l'agitation; il joue avec les crayons
la belle-mèré "castratrice" par la répression brutale et dure
de couleur, se lève, monte sur sa chaise, se baisse sous la table,
du comportement-symptôme de Jean, véritable message affectif
ouvre la porte, etc.
dont la signification lui échappe; elle s'étonne de l'inefficacité
Sa production comporte des éléments nouveaux: comme la
de ses renforcements négatifs et intolérables.
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C'est alors qu'elle interprète: l'enfant est envoûté, "travaillé"
rejoindre sa mère dans la maison de celle-ci, c'est-à-dire
par la rivale-coépouse, véritable sorcière décidée à supprimer
retourner dans son giron. Mais le papa rejoindra, par la suite,
sa progéniture et donc à la "castrer", elle, lui enlevant sa mater-
la dyade mère - enfant dans la maison, même s'il continue à
nité, valeur culturellement centrale de la femme. Mais en "bonne
se déplacer seul à moto où en voiture. Maman a aussi sa
chrétienne", elle inhibe, réprime, même refoule l'impulsion cul-
moto, certes, mais pour se rendre au même endroit que Jean:
turelle spontanée qui la pousse naturellement vers la médecine
à son école. Nous observons là un changement du registre rela-
traditionnelle.
tionnel, l'enfant passant d'un accrochage fusionnel (soit au père
pour fuir la mère terrifiante, soit à la bonne mère retrouvée)
La co-épouse sorcière est assimilée au diable en personne.
à une relation triadique, peut-être pas encore à une triangu-
Le traitement rituel traditionnel, jugé lui aussi démoniaque, est
lation franche. Ces fantasmes se concrétisent dans la situa-
remplacé par le rituel curatif "chrétien" des sectes religieuses:
tion relationnelle réelle. La mère se plaint d'infantilisation
les prières thérapeutiques, véritables incantations magiques où
de son fils qui reprend la place du bébé dans le giron maternel,
la divinité est utilisée comme une force impersonnelle contre
ne veut plus dormir seul etc., puis observe une autonomisation
les forces maléfiques occultes; ce traitement dure un an sans
avec des jeux symboliques d'identification à chaque membre
succès. Désemparée et ne sachant plus à "quel autre saint"
du couple parental.
se vouer, elle se résigne à solliciter le traitement médical
biologique qui ne lui donne pas davantage satisfaction. Elle
Eléments de signi'fication
s'imagine alors une co-épouse plus forte qu'elle, bravant même
la toute-puissance divine, décidée à la "détrôner", peut-être
psychodyn~miques
avec la complicité du mari qui a déjà pris ses dispositions
Les commentaires nous amènent à proposer une analyse expli-
par un mariage frauduleux pour l'éjecter à son gré. C'est cette
cative de la problématique de Jean et des mesures thérapeu-
interprétation persécutive qui provoque la décompensation
tiques tentant de la résoudre.
de son aménagement dépressif larvé, rendant ainsi compte
du tableau pathologique qu'elle présente à la première consul-
Problématique de Jean
tation médico-psychologique et qui disparaît dès les premiers
Le premier dessin exprime la problématique conflictuelle de
signes du succès de la psychothérapie.
Jean, déchiré, écartelé entre son désir de sécurité affective dans
Le matériel fourni par Jean est essentiellement une production
une union fusionnelle aux parents et la nécessité d'accepter
graphique, en l'occurrence le dessin, qui évolue en deux phases:
la frustration intolérable imposée (de l'extérieur) par la réalité:
-la première phase est circonscrite à la première consultation:
-la voiture, thème central, est le symbole fantasmé du mou-
le thème prédominant du dessin se résume en moyen de loco-
vement de fuite de la situation. Jean souhaite vivement se réfu-
motion où la voiture tient la place centrale. Nous notons aussi
gier auprès du père (il s'imagine seul à côté du père à bord
qu'il est seul concerné avec son papa. Il ne fait aucune mention
de la voiture vers une destination inconnue) pour fuir les images
ni de sa mère, ni de ses frères. En nous quittant il souhaite
maternelles terrifiantes: celles d'une mère et d'un substitut
que son père l'accompagne à la prochaine consultation.
maternel frustrants et agressifs. En effet, la mère est vécue
comme rejetante et agressive, car après l'avoir physiquement
- la deuxième phase couvre les autres consultations et le thème
"abandonné" et livré à la merci d'une "marâtre" dévoratrice,
central est la maison. Le thème de locomotion est maintenu,
elle adopte, à son égard, un comportement castrateur au lieu
même enrichi et varié: à la voiture et au vélo s'ajoutent la moto
de constituer pour lui une source de consolation sécurisante.
et le camion chargé on le dirait en plein déménagement. D'autres
Mais le père, seul refuge disponible, se montre aussi reje-
thèmes font leur apparition, surtout dans les dernières pro-
tant, fuyant tout contact avec Jean et refusant toutes ses sol-
ductions : il s'agit notamment des thèmes de sport (ballon),
licitations affectives.
d'école (sac d'école, livre), de cuisine (marmite), de sédenta-
-le vélo est aussi un moyen fantasmé de fuite qui aurait permis
rité (chaise), d'agression (marteau). Tous ces thèmes passent
l'évasion de la maison vers l'école compensatrice. En effet, les
au second plan et semblent découler du thème central: en effet,
activités scolaires fortement valorisées par les parents cap-
tous ceux qui utilisent leurs contenus habitent la maison.
tent et polarisent leur attention sur Jean, réduisant ainsi son
Dans cette phase, tout le couple parental est concerné par la
angoisse d'insécurité affective. C'est pourquoi, en rentrant
production de Jean; et au sein de ce couple, seul Jean trouve
de l'école, Jean sollicite l'aide des parents dans l'accomplis-
sa place, le reste de la fratrie étant exclu: Jean exprime ainsi
sement de ses devoirs de maison recherchant ainsi par ce
sa jalousie fraternelle, son désir d'exclure les autres frères
seul biais leur présence sécurisante. Mais ce détour n'est pas
de l'affection parentale et de polariser toute l'attention sur
toujours gratifiant dans la mesure où les parents se comportant
lui seul.
alors en maître d'école punissent sévèrement toute erreur tout
comme à l'école.
Notons que le papa qui, dans la première phase, occupait toute
la place parentale dans la production de Jean, se trouve un
Le désir de fuir physiquement la situation intolérable étant ainsi
peu marginalisé dans celle deuxième phase au profit de la
contrarié, Jean ne trouve d'autres alternatives que le retour
maman qui prend désormais la place de choix, surtout dans
régressif (véritable fuite psychologique) vers les profondeurs
la première partie de cette phase où la relation fusionnelle
des stades primitifs (du développement) plus sécurisants. La
se reconstitue: Jean laisse son père seul dans sa voiture pour
Iithophagie constitue ainsi une conduite régressive au stade
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oral. Dans sa forme, elle a valeur de boulimie affective: rem-
Jean est purement et simplement envoûté, "travaillé", c'est-
plir, avec du solide bourratif, le vide affectif angoissant que ne
à-dire conditionné, par la méchante et jalouse coépouse, à
peut assouvir la mauvaise et insuffisante nourriture de la
adopter ces conduites alimentaires bizarres et déshonorantes.
"marâtre". Mais son contenu recèle (est constitué) du maté-
Dans la culture nawda, les voyants méchants se servent sou-
riel agressif: les cailloux, dans la culture Nawda, sont des pro-
vent de cailloux comme projectiles morbogènes qu'ils enfon-
jectiles partout présents, armes préférées des enfants de l'âge
cent de façon immatérielle (occulte) dans le corps de leurs vic-
de Jean qui s'en servent pour chasser des petits animaux comes-
times (Djassoa, 1988).
tibles, mais aussi pour assouvir leurs désirs sadiques et vin-
dicatifs. Jean s'en sert ici pour agresser, détruire les imagos
De toute façon, que l'agresseur de Jean soit le diable de la
maternelles terrifiantes, les mauvais objets menaçants et cas-
religion chrétienne ou qu'il fasse partie du réseau de relation
trateurs introjectés.
tripolaire de la Personne-Personnalité Africaine de Sow, il
est extérieur à la victime, ce qui confirme le schéma culturel
- Ce processus régressif paraît quelque peu dysharmonique
africain d'interprétation persécuti ve (Sow, 1977 et 1978).
dans sa structure:
Les prières exorcisantes ont donc valeur du rituel curatif tra-
* Le secteur libidinal fonctionne sur le mode oral, intéres-
ditionnel exorcisant lui aussi et visent à déconditionner Jean
sant davantage l'intériorité que la zone buccale: les imagos
en chassant de lui le mauvais esprit qui l'utilise comme ins-
jugées menaçantes sont introjectées (M. Kleine, 1969) pour
trument de sa propre destruction, et aussi à extraire de lui
être détruites par lapidation, et non par morsure.
les objets morbogènes que sont les cailloux enfoncés par la
*
marâtre sorcière.
La relation d'objet redevient duelle mais se fixe au stade phal-
lique avec clivage des imagos maternelles en bonnes (idéali-
Ce rituel curatif traditionnel déguisé dure un an et c'est son
sées et inaccessibles) et en mauvaises (Bergeret, 1971) (intro-
échec qui contraint à la consultation médicale, sans aucun doute
jectées et détruites par lapidation).
à la recherche d'un autre rituel.
* Quant au Moi, il se trouve écartelé entre l'angoisse de cas-
- Qu'est-ce qui peut rendre compte de cet échec?
tration (œdipienne) et celle de perte d'objet (phallique) appa-
- Comme nous l'avons montré ailleurs (Djassoa, 1994) en
raissant au premier plan sans toutefois provoquer la dépression
concordance avec d'autres chercheurs (Hebaga et coll., 1973)
anaclitique des Ètats-Iimites (Bergeret, 1971 ; Spitz, 1971).
et selon le principe du processus de l'effet placebo, (Sivadon,
C'est cette dernière forme d'angoisse qui rend compte de la
1973) l'efficacité thérapeutique est fonction du degré de croyance
régression libidinale touchant la sphère orale.
en cette efficacité. Mais Jean n'est pas acculturé, imprégné
-,L'énurésie épisodique - qui est primaire - ne semble pas avoir
de cette forme de croyance compte tenu de son jeune âge.
Et puis, il n'est pas demandeur, la mère jouant le rôle vica-
de signification symbolique. Elle s'explique très probablement
riant: ceci pourrait expliquer cela. Cependant, la mère qui croit,
par une faiblesse de la discipline sphinctérienne habituelle dans
l'éducation traditionnelle du contexte culturel concerné.
ne peut-elle pas servir de variable intermédiaire, en trans-
Toutefois, le fait qu'un frère rival n'a pas forcé Jean à faire
mettant à son fils la modification, la transformation opérée
le deuil des objets affectifs laisse penser à une fixation infan-
en elle par le traitement parce qu'elle y croit? Si nous nous
tile, un refus de grandir afin d'attirer l'attention des parents.
référons aux mécanismes de communication dans la relation
mère-enfant observés et décrits par Spitz (1971) et Bowlby
Les mesures thérapeutiques
(1954) où les modifications de la personnalité de la mère
sont perçues directement par l'enfant par voie cénesthésique,
Traitement rituel
nous pensons que la mère aurait pu servir de variable inter-
Avant de recourir au système thérapeutique conventionnel,
médiaire.
la mère de Jean soumet son fils au traitement rituel religieux
Cela pouvait être possible mais aux seules conditions que:
d'allure exorciste: les prières thérapeutiques ont pour objectif
de chasser le diable responsable de la maladie, c'est-à-dire
- elle même croie réellement à ce traitement et le vive aussi;
la marâtre, coépouse et donc rivale conjugale de la mère,
- elle ait une bonne relation maternelle avec son enfant en
véritable sorcière, représentante du diable qui a pris possession
lui offrant une image sécurisante.
de Jean et remplit son ventre de cailloux. En effet, si c'était Jean
lui-même qui avalait les cailloux, les mesures répressives de
Mais ce qui précède montre bien que ce n'est pas le cas: elle
la mère l'auraient forcé à cesser. Mais il ne cesse pas malgré
est en conflit larvé avec sa propre culture, c'est-à-dire son iden-
les renforcements négatifs douloureux et intolérables. C'est
tité culturelle; et puis l'image qu'elle offre à son enfant est
donc un signe que ses actes sont des automatismes, des impul-
plutôt terrifiante. Dès qu'elle lui a présenté une image sécu-
sions incontrôlables commandités par le diable-marâtre qui est
risante dans le maternage, les résultats ne se sont pas fait attendre.
en lui. Les cailloux symbolisent le diable qui a pris posses-
Nous venons de relever que Jean n'est pas encore imprégné
sion de Jean et le ronge de l'intérieur.
de la culture traditionnelle. Mais certains éléments nous mon-
Mais au plan subconscient, ce traitement a la structure du
trent que cette imprégnation est bien en cours même si la mère
rite curatif traditionnel à peine voilé par le vernis culturel de
s'en défend. A son fils, elle présente sa coépouse (et rivale)
la religion "importée" (étrangère) mal ou pas du tout assimilée:
comme le diable en personne, responsable de ses souffrances,
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la lithophagie. Ce processus éducatif n'est rien d'autre que celui
comprendre que le moyen de guérison ne consistait pas à
traditionnel qui extériorise la problématique conflictuelle indi-
réprimer le comportement-symptôme mais à créer une situa-
viduelle, privilégiant sa socialisation aux dépens de son inté-
tion relationnelle sécurisante et c'est elle seule qui pouvait
riorisation. En effet, contrairement à la démarche éducative de
le faire. Pour que Jean cesse de la lapider, ou mieux de lapider
la religion judéo-chrétienne dont elle se réclame, la mère de
son imago épouvantable, intériorisée, introjectée, il faut qu'elle
Jean ne vise pas à centrer son fils sur lui-même, pour l'amener
détruise elle-même cette image effrayante qu'elle lui présente,
à accepter la responsabilité de ses conduites et donc à construire
et lui substitue celle de la bonne mère sécurisante.
la notion de faute et de culpabilité. Mais elle attribue, et lui
La reconstruction de la dyade mère-enfant a été effective au
apprend à le faire, la responsabilité de ses actes, la faute et
bout de deux semaines seulement. Jean a cessé de lapider sa
la culpabilité à des agresseurs extérieurs (la coépouse, le diable),
mère redevenue précieuse, véritable solvant de l'angoisse de
constituant Jean en victime sans défense devant recourir à
séparation, d'abandon, et surtout refuge contre les menaces
un autre être extérieur tout puissant (Ancêtre-Dieu ou Ancêtre-
de dévoration et de castration brandies par la mauvaise mère
Christ) comme justicier.
et son substitut (la marâtre).
Ainsi, Jean apprendra progressivement que nous ne sommes
Jean va s'accrocher à cette bonne mère ainsi retrouvée, se "coller"
pas responsables, auteurs, causes de nos problèmes. Ils nous
à elle, pour ne plus la perdre; c'est ce qui explique la réap-
sont tous infligés par d'autres et il faut d'autres pour les résoudre.
parition et l'accentuation des conduites régressives obser-
Il est ainsi empêché de fantasmer, de construire un "insight"
vées par la mère alors que la lithophagie, maître-symptôme
lui permettant de se remettre en cause.
a disparu. C'est ce qui explique aussi le désinvestissement
Cette éducation l'équipe et le dispose ainsi à l'interprétation
des activités scolaires qui ne constituaient qu'un exutoire, un
persécutive.
palliatif.
Pour le moment, cette imprégnation culturelle ne s'est pas encore
- Cet accrochage à l'objet sécurisant et le désir de le conserver
réalisée et cela explique en partie l'échec de la cure; l'on ne
constitue le thème central de la première partie de la 2e phase
peut prévoir comment elle va évoluer compte tenu du trouble
des productions de Jean: l'objet sécurisant est d'abord sym-
de l'identité culturelle de la mère et de l'empoisonnement du
bolisé par la maison qui est le giron maternel, réservé jalou-
climat familial.
sementé Jean seul (il est seul dans la première maison). Puis
Thérapeutique médicale
l'objet se concrétise par l'identification de la maison à la mère
abritant ainsi Jean et son père qui en même temps se retrouve
Après observation en pédiatrie, l'équipe médicale ne pouvait
seul dans sa voiture séparé de la dyade fusionnelle mère-enfant
proposer un traitement et l'équipe psychiatrique a pris le relais.
en sécurité dans la mère-maison. Jean exprime ainsi son ambi-
Psychothérapie : le maternage
valence vis-à-vis du père à la fois objet sécurisant et objet œdi-
pien brandissant le marteau de la castration.
Face à la profondeur de la régression et à la difficulté de
communication verbale avec Jean, nous avons opté pour la pro-
- Il renvoie le père de la maison en lui donnant des moyens
cédure psychothérapique de maternage, conduite par la mère
de fuite afin de conserv<?r la mère, elle aussi à la fois objet œdi-
elle-même sous contrôle (thérapeutique) technique.
pien et de sécurité. Le père peut maintenant partir seul: il
est désinvesti en tant que refuge sécurisant au profit de la mère
Mais soulignons d'entrée de jeu que notre technique est moins
redevenue bonne. Jean n'a plus besoin de la fuir en compagnie
symbolique que celle utilisée par Sechehaye (1947), initiatrice
d'un père toujours distant et rejetant. Il ne veut plus s'éloi-
de la méthode, qui avait affaire à une personne adulte et psy-
gner de la mère même pour aller à l'école. Elle doit l'accom-
chotique schizophrène, donc à un processus régressif plus incisif,
pagner : il lui donne un vélo à cet effet.
plus profond et dissociatif et avait pour objectif de reconstruire
un moi en dissolution.
Cependant, l'éloignement du père inquiète Jean. Le fait même
d'y penser en fantasmant les moyens de fuite (voiture, moto)
Notre patient est un enfant à peine sorti du maternage et, comme
soulève une angoisse (à la fois de castraction et de perte d'objet)
. nous l'avons souligné, son processus régressif n'est pas du type
si intolérable que Jean se refuse à imaginer ce que le père pour-
dissociatif.
rait faire avec les moyens de locomotion mis à sa disposi-
Et puis dans notre cas nous n'avons pas conduit nous-même
tion.
le maternage. La mère a été le principal acteur, l'agent thé-
Jean ne s'accroche donc pas seulement à la mère malgré le para-
rapeutique appliquant nos directives et selon un programme
sitage de certains éléments œdipiens; il veut aussi "capturer"
établi par nous.
et conserver le père qui fuit; son désir est de l'apprivoiser dans
La première phase du traitement a consisté en une reproduc-
la maison, seul ou avec la mère afin que les deux deviennent
tion presque littérale (moins symbolique) de la relation mère-
une forteresse sécurisante autour de lui. A la limite, ils pour-
enfant "fusionnelle" où la communication véhiculant le dia-
raient constituer une forteresse ambulante, la mère rejoignant
logue affectif est beaucoup plus cénesthésique que diacri-
le père dans sa voiture: Jean montre par là son désir que ce
tique (Spitz 1971), donc la mère a dû nécessairement régresser.
couple parental soit uni à tout prix afin de lui offrir une image
Après lui avoir expliqué le processus régressif de son fils
identificatoire pour son Idéal du Moi et plus généralement pour
(enfant), et les raisons qui l'y ont poussé nous lui avons fait
son Surmoi.
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Ces résultats nous ont paru concluants et nous avons estimé
socialiser, en se posant comme une totalité indivise, victime
que l'objectif de la première phase du maternage était atteint.
d'agression d'une "marâtre" jalouse et envieuse, véritable diable
en personne.
Nous avons donc démarré la 2' phase qui a consisté à inciter
Jean à évoluer vers les stades plus adultes de son dévelop-
Le traitement rituel a échoué parce que Jean n'est pas encore
pement, afin d'éviter une fixation sclérosante fâcheuse. Nous
suffisamment acculturé et que les parents eux-mêmes, déra-
avons donc invité la mère à valoriser son fils en tant qu'''adulte''
cinés, véhiculent des lambeaux de cultures avec lesquels il sont
en suscitant, encourageant et renforçant positivement toute
en conflit.
manifestation plus évoluée et en gratifiant tout désir dans ce
sens, sans toutefois réprimer les éléments infantiles. Le fait
Le succès de nos mesures thérapeutiques est imputable à la per-
même de ne pas prêter attention à ceux-ci, ou de les considérer
méabilité, à nos explications, d'une mère désemparée devant
avec une certaine neutralité devait conduire l'enfant à les aban-
une situation qui la dépasse. Cette perméabilité lui a permis de
donner, à les désinvestir au profit de ceux retenant l'atten-
reconstruire la bonne image maternelle qu'elle venait de détruire
tion. des parents et fortement et positivement renforcés. Cela
dans sa relation avec son enfant.
a activé chez Jean les mécanismes d'identification aux imagos
Il reste maintenant à nous demander si le diagnostic étiologique
sécurisantes et leur intériorisation pour ne plus chercher à
de la lithophagie dans notre cas d'étude est généralisable. En
s'y coller physiquement. La disparition de l'angoisse de sépa-
d'autres termes, toutes les conduites Iithophagiques sont-elles
ration et l'apparition des jeux symboliques (activité culinaire,
une défense régressive contre l'angoisse d'abandon? Comme
s'habiller comme le père pour avoir la mère) en témoignent.
nous l'avons dit en introduction, nous pensons que seule une
Nous pensons que Jean est revenu au stade d'avant la régres-
étude extensive pourrait fournir des éléments de réponse à
sion à la charnière de l'œdipe et de la latence.
des questionnements de ce genre. 0
Conclusion
Références bibliographiques
Au terme de notre étude, il apparaît que la lithophagie est, dans
AGOSSOU A.K. et Coll., 1989. Un cas de lithophagie infantile, in
notre cas, une forme de mécanisme de défense régressif contre
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tentative de satisfaction de la soif d'affection et des désirs de
Cie, Paris 1971.
vengeance. Le "retour" de la bonne mère, à travers la procé-
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dure de maternage, a suffi à la dissolution de l'angoisse entraî-
Paris, 1977.
nant du coup l'abandon de la réaction défensive. Cela ressemble
BOWLBY 1., 1954.Soins maternels et santé merftale, OMS, Genève, 1954.
beaucoup à l'angoisse de séparation décrite par Spitz (1971)
DJASSOA G., 1988. Esquisse théorique des Pratiques thérapeutiques
mais à la différence que dans notre cas, au lieu d'une dépres-
chez les Nawdeba du Nord-Togo, Thèse de Doctorat d'État, Rennes
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(France) 1988.
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est plus adulte (6 ans) que les enfants observés par Spitz (entre
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oet 12 mois). Ceci explique peut-être cela.
HEGBA M. et Coll., 1973. Croyance et guérison, Editions Clé, 1973.
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1969.
blématique de l'enfant et la procédure curative utilisent res-
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Psychologie et de Psychologie Appliquée, Supplément, n° 12, Berne, 1947.
rapeutique exorciste traditionnel négra-africains, le tout, à peine
déguisé avec l'habit d'une religion étrangère non assimilée
SIVADON P. et coll., 1973. Traité de psychologie médicale, tome 2,
La rencontre thérapeutique, PUF, Paris, 1973.
et servant de refuge à un Moi en conflit angoissant avec la
tradition. Cette recherche de l'agresseur extérieur à Ego est
SOW 1., 1977. Psychiatrie dynamique africaine, Payot, Paris 1977.
l'une des méthodes de la pédagogie traditionnelle visant à l'éla-
SOW 1., 1978. Les structures anthropologiques de la folie en Afrique
boration de la "Personne-Personnalité Africaine". Ici, Jean
Noire, Payot, Paris, 1978.
est invité à extérioriser sa problématique conflictuelle, à la
SPITZ R., 1971. De la naissance à la Parole, PUF, Paris, 1971.
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