Sciences sociales et humaines
Les comedias Barbaras de Valle-inclan : la carnavalisation.
de l'histoire ou l'historicité réelle d'une œuvre
Madame TANHOSSOU Sonanyon S. épouse AKIBODE
Département d'Etudes Ibériques, Faculté des Lettres et Sciences Humaines,
Université du Bénin, Lomé - Togo
Continuités et discontinuités
Ambiguïté de la démarche
historiques
Le personnage, au fil des années, est donc constant en tant que
forme, mais divers .dans les contenus référentiels qui lui sont
Le personnage de Manuel Montenegro
assignés. Cette évolution de la structure du personnage, tout
à la fois immuable et variable, pose à sa façon la' question
"Sefiorôn excéntrico, déspota y cazador, beodo y hospitalario":
de la cohérence interne des Comedias barbaras dans l'op-
ce portrait précoce (1895) est celui d'un Don Juan Manuel
tique d'une approche strictement historique. Deux tendances
Montenegro qu'on retrouve presque identique dans la des-
critiques se sont affirmées sur ce point :' les uns insistent sur
cription d'Agui la de Blasôn (1907) ("es uno de esos hidalgos
la discontinuité des trois oeuvres comme José Alberich, dont
mujeriegos y despôticos, hospitalarios y violentos [...]", I, 2,
l'article porte un titre sans équivoque C), ou, d'un autre point
p. 53), reprise textuellement, une quinzaine d'années plus tard,
dans Cara de Plata (1, 2, p. 59) ('). Mais, entre le personnage
de vue, Summer Greenfield (4), tandis que d'autres mettent l'ac-
de 1895 d'une part, et celui de 1907 d'autre part, quelque chose
cent au contraire sur la continuité essentielle de la démarche
a changé: dans "Rosarito", le récit de Femeninas où il appa-
de l'auteur, sous des titres également exempts d'ambiguïté chez
raît pour la première fois 0, ce hobereau despote et hospita-
Alfredo Matilla C) ou plus interrogatifs avec Jean-Marie
lier est un libéral teinté de franc-maçon ("liberal aforrado en
Lavaud (6). Il est clair en tout cas que Valle-Inclan s'est efforcé
masôn", dit le texte) et cette adhésion a failli lui coûter la
d'insérer sa troisième comedia dans le canevas des deux pre-
vie: "Los viejos liberales partidarios de Riego contaban que
mières, Cara de Plata théâtralise d'ailleurs un thème esquissé
le habfa blanqueado el cabello desde que una sentencia de
dans Romance de Lobos. Juste avant son retour fatal au Pazo,
muerte tuviérale tres dfas en capilla", lit-on dans la nouvelle
Don Juan Manuel rencontre Fuso Negro, personnage mysté-
qui est son acte de baptême. Il naît donc associé au souvenir
rieux mais central dans Cara de Plata, qui fait son apparition
du Triennat libéral, avant de devenir le symbole indirect du
à la fin de Romance Lobos (III, 3 et 4, p. 131 sq.) où il tient
carlisme qui constitue la toile de fond des premières Comedias
des propos incohérents: mélange de conjurations magiques,
barbaras. Continuité formelle donc, et thématique, dans la façon
de blasphèmes et de prémonitions. Alors, tandis qu'il ronge son
de penser le personnage, toujours révolté, impétueux, et séduc-
quignon de pain, le Chevalier l'interroge":
teur; mais rupture, presque une inversion complète, dans sa
projection idéologique et son inscription historique: cette per-
El Caballero. - i,Tienes hambre, hermano Fuso Negro?
manence des traits caractéristiques du personnage, avec ce
La réponse confuse du fou prend les allures de l'énigme, mais
changement dans l'orientation idéologique à laquelle il renvoie,
semble vengeresse et en tout cas menaçante:
constituen,t un des premiers paradoxes de l'œuvre à qui vou-
drait la lire sur le mode d'un trop immédiat décryptage poli-
Fuso Negro. - Los vinculeros y los abades siéntanse a una mesa
tique. Le personnage connaît un autre revirement avec Cara de
con siete manteles, y llenan la andorga de pan trigo y chi-
Plata, de 1922, qui abandonne désormais toute référence idéo-
charrones. Luego a dormir y que amanezca. jJureles asados! .
logique, notamment au carlisme avec lequel Valle-Inclan a pris
jSartenes sin rabos!... jUna vieja con los ojos encarnados! .
ses distances.
jElloco liene siempre hambre! (p. 138).
(') Dorénavant Aguila, Romance et Cara respectivement, les références des Comedias Barbaras renvoient à l'édition Madrid, Austral, (R.Domenech ed.).
1993, 1994 et 1995.
(') R. dei Valle-Inelan, Femeninas, Madrid, Câtedra, 1992, p. 173.
C) José Alberich, "Cara de Plata fuera de serie", bulletin of hispanic studies, XIV. 1968
(4) Summer Greenfield, "Cara de Plata, the esperpentic version of the Comedias barbaras", Ramon deI Valle Inelan. An appraisal of his life and works,
(A.N. Zahareas ed.), New York, Las Américas, 1968, p. 584 sq.
(') Alfredo Matilla, "Las Comedias Bârbaras : una sola obra damatica". Ramon deI Valle Inelan : An appraisal, etc., op. cil.
(') Jean-Marie Lavaud, "Las Comedias barbaras : i.Una misma serie 7", Valle Inclan y su obra, Actas deI primer congreso intemacionaI sobre Valle Inelan,
(M. Aznar. J. Rodriguez ed.), Barcelone, 1995.
'.
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La recherche d'une cohérence
esa consecuencia representan el gran fallo dei escritor", écrit-
il alors, la jugeant socialement dangereuse: "el repudio deI pre-
Le Vinculero et l'Abad, les deux grandes figures antagoniques
sente y el salto en el vacfo, cuando ese salto no apunta a convertir
dont le choc d'un commun orgueil constitue la matière de la
las faciles negaciones en constructivos entusiasmos, aboca
dernière des Comedias, sont associées pour la première fois
al caos ... "('2).
dans cette imprécation qui paraît faire sienne l'ancestrale cla-
meur des gueux affamés contre les Seigneurs et les Abbés repus.
Une approche scindée
Les grondements de révolte populaire qu'on perçoit dans
Cara de Plata ont leurs racines dans ces divagations de Fuso
Seco Serrano ne considérait que la dimension idéologique d'une
Negro qui apparaissent en 1908 comme une sorte de prémo-
oeuvre à laquelle il rendait un hommage ambigu puisque, après
nition du Valle-Inclan de 1922 : Cara de Plata prolonge ainsi,
avoir salué sa grande tenue esthétique, il opposait l'admiration
formellement, Romance de Lobas, qu'elle précède pourtant thé-
que suscitait en lui le talent de l'artiste à la réprobation envers
matiquement. Ce souci de cohérence pousse Valle-Inclan à cor-
l'idéologue(''). Mais on peut se demander si cette approche
riger Romance de Lobas lors de sa réédition à la veille de la
scindée est la plus adéquate et si la portée historique de l'œuvre
publication de Cara de Plata dans le sens de la pièce nou-
n'est pas plutôt à chercher dans la structure même de son lan-
velle (7), et à multiplier échos et renvois: les malédictions
gage artistique que dans un contenu idéologique trop apparent.
de Romance de Lobos se répètent dans Cara de Plata (8) tandis
C'est en tout cas dans ce sens que s'orientent certains cri-
que le présage jeté à la tête des seigneurs par "Monsieur Cinero"
tiques qui insistent, eux aussi, chacun à partir de ses propres
dans Aguila de Blason (9) semble plus menaçant encore lors-
prémisses, sur l'unicité de l'oeuvre de Valle-Inclan, comme
qu'il est repris par le Pedro Abufn de Cara de Plata:
Michal P. Predmore(4) ou Iris M. Zavala eS). Ce point de
vue a l'avantage de rendre compte plus aisément de la construc-
Pedro Aburn, - A esta casta de renegados la hemos de ver
tion de la trilogie des Comedias barbaras, qui n'est plus enfermée
sin pan y sin tejas. iMas altos adarves se hundieron! (l, 1,
dans l'insoluble question des retours en arrière ou anticipations
p.52).
qu'une trop rigide périodisation impose. Il suggère, en outre,
Logique de la continuité de la trilogie
que plutôt que de penser les divers ensembles (trilogies, tétra-
logies, etc.) en termes de ruptures ou d'incompatibilités, il
Ces menaces de faim et d'errance annoncent, rétrospectivement
convient de les considérer comme des variantes ou des rééla-
est-on tenté de dire, le dénouement de Romance de Lobos. Ces
borations constantes sur des registres différents de thèmes récur-
quelques exemples montrent que Valle-Inclan impose à sa der-
rents, ce qui rend compte d'un aspect du fonctionnement struc-
nière pièce la logique de la continuité de la trilogie, ce qui
turel de l'oeuvre de Valle-Inclan : la reprise de fragments qui
ne va pas sans quelques distorsions parfois. Mais cette ques-
sautent d'un texte à un autre, ou la réapparition de personnages
tion de l'unité des Comedias bQrbaras renvoie elle-même à
dont la démesure échappe aux limites trop étroites d'un seul
un autre débat: l'oeuvre de Valle-Inchin se divise-t-elle en
"cycle". L'oeuvre, comme un ensemble cette fois, est alors
"périodes" distinctes par leur style comme par leur contenu, ou
définie par la totalité de ses variations, elle devient la décli-
bien, au contraire, est-elle essentiellement homogène, même
naison d'un même paradigme des possibles au fil du temps.
si on y distingue des "cycles", structurés en trilogies ou tétra-
logies par exemple? A un Valle-Inchin "moderniste" et esthé-
tisant, s'opposerait, après le tournant de la guerre mondiale,
Temporalité et à temporalité
le révolté qui, avec l'esperpento, prendrait enfin en charge
historique
les "problèmes de l'Espagne". Pedro Salinas a donné à cette
thèse sa forme canonique avec un titre symbole: "Valle-Inc1an,
Référence historique
hijo prodigo de198"(IO). Une autre tendance critique postule au
contraire l'unicité de l'œuvre, sous la diversité de ses mani-
Poser l'unicité de l'ensemble ne revient toutefois pas à nier que
festations, comme Carlos Seco Serrano dans l'article qu'il
chacune des oeuvres qui le composent renvoie à des aspects
consacre à l'approche historique de l'oeuvre de l'écrivain ('1).
spécifiques de l'Histoire référentielle. Dans les Comedias
Il en souligne la continuité ("una continuidad intencional e
barbaras, une référence historique explicite date les événements
ideoI6goca"), mais pour mieux la déplorer: "esa continuidad,
de l'intrigue, la guerre carliste, évoquée à diverses reprises dans
C) Jean Marie Lavaud, Ibid., p. 452.
(') Respectivement "iAy Montenegro, neRfO.r de coraz6n!" (III, 4, fi. /40) .. "iMolJtenegro!, Negros de coraz6n!" (l, l, fi. 52).
C) "[...] Se abajan los adarves y se alzan los muladares. iRaza de furiosos, raza de désflotas .. raza de locos, ya veréis el final que os eSflera, Montenegms!",
(/11,3, fi. 112).!"
en )Pedro Salinas, Literatum espaiiola dei siglo II, Madrid, Alianza ed.
(") C. Seco Serrano, "Valle-Inclan y la Espaiia official", Revista de Occidente, 1. XV, oc1.-nov.-déc. 1966.
(12) Ibid., p. 221,222.
(") C. Seco Serrano, "Valle-Inclan y la Espaiia official" p. 221,222.
(li) Michael P. Predmore, "La littemtum y la sociedad de Valle-IncJan : conceptiones libeml y popular deI arte" in John P. Gabriele (ed.), Suma ValleincJanesca,
llarcelona, Anthropos, 1992.
(lJ) Iris M. Zavala, "Poética de la carnavalizaci6n en Valle-Inchin", in J. Huerta Calvo (ed.) Formas carnavalescas en el arte y en la litemtura Barcelona, ed.
dei Serbal, 1989, plus amplement développé dans La musa funambulesca. Poética de la camavalizaci6n en Valle-Inclan, Madrid, Origenes, 1990.
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les deux premières Comedias. EIIe y apparaît tout à la fo:~
dans Cara de Plata, son fils Miguel sera lui aussi comparé à
comme un souvenir et comme présent de l'action: Miguelito
un bandit, le célèbre Diego Corrientes (II, 7, p. 113). Le combat,
Montenegro abandonne le pazo, ses terres et ses drames en
la force, la guerre, voire la révolte sont donc ici exaltés pour
allant rejoindre, à l'instigation de Bradomfn, les armées car-
eux mêmes plus que pour leur contenu idéologique, variable
listes. Le motif est assez récurrent (p. 145, 152, 173), mais
d'aiIIeurs selon les oeuvres comme on l'a vu dans le cas de
il prend toute sa dimension lorsqu'il fait ses adieux à sa mère:
Montenegro. De ce point de vue, l'infléchissement de la réfé-
rence historique entre les premières Comedias et la dernière
Madre, {.oof Me voy con los carlistas. {.oof Xavier Bradomin me
est sensible: on entend dans celle-ci les échos des révoltes
ha convencido de que los hombres como yo, s610 tenemos
ese camino en la vida. El dia en que no podamos alzar par-
populaires d'antan (II, 1, p. 79) et, assourèlie, une revendica-
didas por un rey, tendremos que alzarlas por nosotros y robar
tion désormais plus "prolétarienne" que traditionnaliste ('6) ,
en los montes (Aguila, IV, 2, p. /33).
tandis que quelques détails épars datent le présent, comme l'ap-
parition inattendue d'un indiano qui use un instant de son
L'engagement carliste prend ici une valeur presque morale
langage de Galicien passé par Buenos Aires pour s'écrier: "LQué
et en cela, Cara de Plata se montre une fois de plus le fils de
jueguecito, ché!" (Cara de Plata, II, 2, p. 85).
son père. Celui-ci, en effet, a été lui aussi combattant de la
Cause, jadis, dans un autre temps; mais un autre temps qui
La volonté d'an-historicité
n'est pas si éloigné pour qu'il soit tombé dans l'oubli. Lorsque
son épouse lui rend visite elle vient, accompagnée de son
La critique a identifié dans la trilogie les éléments propres à
Chapelain que le Chevalier interpelle:
la société galicienne que Valle-Inchin a pu connaître (17) et com-
parer certains éléments thématiques de l'œuvre avec les res-
El Caballero, - ;, Cuando nos echamos al monte, Don
sorts idéologiques du discours traditionnaliste ('8). Pour notre
Manuelito?
part, nous insisterons volontiers sur la volonté d'an-histori-
El Capell(m. - ;, Cuando halle cincuenta mozos de animo
cité de ces oeuvres, qui inscrivent, méthodiquement les évé-
resuelto, senor Don Juan Manuel!
nements du présent de l'intrigue sous le signe du passé, comme
El Caballero. - Ya no hay hombres coma nosotros, capaces de
l'a souligné J.A. MaravaII ('"), du lointain, voire même de
morir por una idea. Hoy los enemigos, en vez de odiarse, se
l"immémorialité. Mais dans le lexique des Comedias, le para-
dan la mana sonriendo
digme du "vieux", de "l'ancien", du "médiéval" débouche
El Capellan. - (,'Acabose nuestra raza! (Aguila, fJ/, 2, p. /05).
vite sur celui du "millénaire", voire du "légendaire" ou du
Sans que cela soit formellement dit, il YJ dans ce dialogue une
"mythique" (on voit même "una colina drufdica que tiene forma
nostalgie de ces guerres passées auxquelles les deux person-
de seno de mujer", Aguila, V, 3, p. 164) dans lequel le pré-
nages auraient pris part au nom d'une conviction farouche mais
scnt se brouille et dilue: J.-M. Lavaud fournit d'aiIIeurs un
noble, que rien n'égalerait plus dans le présent. Signe de cette
exemple de la volonté de l'autre de sortir son texte de l'im-
dégradation, la référence à la guerre carliste s'estompe par la
médiate référentialité historique, qui gomme la date, 1876, qu'il
suite. Cara de Plata parti, personne ne reprend le flambeau,
avait initialement donnée aux événements rapportés par Aguila
et l'évocation de la guerre d'antan perd sa grandeur pour ne plus
de Blason ('0). La crise du majorat qui affecte la propriété
servir que de triste alibi aux forfaits des autres fils: crai-
seigneuriale gal icienne après la dissolution des senorfos et
gnant d'être surpris avec les objets du culte qu'ils viennent
les politiques de désamortissem.ent, l'appauvrissement histo-
de voler, ils les cachent sous l'autel de l'église, lieu sûr comme
rique de ces nobles ruraux (les hidalgos) qui vivent de plus
l'atteste l'expérience: "Cuando el capelhin ocult6 el alijo de
cn plus mal de leurs rentes anciens foros comme Dona Marfa
armas para la faccion nadie dio con él", rappelle Don Pedrito
(Romancc, II, l, p. 84) ou moderne renta comme Don Juan
(Romance, II, 1, p. 85).
Manuel (II, 3, p. 72), constituent sans doute l'arrière-fond
des Comcdias : ils n'en son~ jamais l'objet direct et, de fait,
Les valeurs morales
la fin des majorats n'est jamais évoquée, alors qu'elle sera le
La signification de ces références explicites aux guerres car-
thème même de la trilogie La Gerra carlista. Dans leur rap-
listes nous semble cependant moins claire qu'il n'y paraît.
port la référence historique, les Comedias barbaras se situent
Le camp carliste est porteur des valeurs morales que Don Juan
ainsi à mi-chemin entre l'a-temporalité quasi-absolue d'un récit
Manuel et Miguelito font leurs, mais il semble que ce soit l'acte
"mythique" comme FIor de Santidad et l'historicité, militante
guerrier, plus que l'engagement proprement politique, qui
et déclarée, bien qu'ambiguë, de la Guerra carlista. Influence
soit ici essentiel. Au demeurant, lorsque Don Juan Manuel
"moderniste", mais conscience des tensions de la société:
se trouve parmi les mendiants, dans Romance de Lobos, il
les Comcdias donnent à un déclin historique la figure d'une
évoque son destin de seigneur et, voulant racheter les pauvres,
Chute métaphysique et désignent métaphoriquement la fin
se déclare plus volontiers bandit que mendiant (1, 6, p. 79) ;
du Majorat par les déchirements d'un lignage.
(" )1.-M. Lavaud, op. cil., p. 452
(") Maria deI Carmen Porrua, La Galil"a decilllonônica dc Valle Inclàn. La Coruna. Ed. do Castro, 1983 ; Margarita Santo Zas. Tradicionalismo y literatura
en Valle Inelân (1899-1910). Boulder. Univ. or Colorado. 1993.
('") J.-M. Lavaud. El Teatro en prosa de Vallc Indàn 1899- 1914), Barcelone, PPU, 1992, notamment p. 478-480.
(19) 1. A. Maravall, "La imagei1 dc la sociedad arc:'ica Cil Vallc Inehîn", Rcvista de Occidente, 44-45, IV, nov.-dic. 1966, p. 225-256.
("') J.A. Maravall, "La imagen de la soeiellad arcàca en Valle Indân", op. cil., p. 482.
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Les précédents ne manquent pas à ce spectacle, du Roi Lear
Le style, c'est l'histoire
shakes-pearien aux malédictions antiques: "fils d'Œdipe", lance
même le Chevalier à sa progéniture rebelle (Aguila de Blason,
La dynamique des transgressions
II,7, p. 88). Valle-Inclan s'emploie d'ailleurs à accentuer le
poids de la fatalité dans la dynamique de la trilogie, et c'est
Force du destin, violence de la fatalité, conflit avec le sacré
dans le Cara de Plata tardif qu'elle acquiert toute sa valeur fonc-
sont bien les éléments du discours tragique, à condition de
tionnelle. Confrontés aux chalands, les Montenegro évoquent
ne pas donner à ce terme le sens restritif d'un genre théâtral
leur droit et leur refusent le passage sur leurs terres; et là
codifié. Primiti visme et barbarie désignent une des moda-
où ils refusent le passage aux humbles, ils ne sauraient l'ac-
lités de ce discours tragique, celui des violences premières, des
corder aux puissants, tel l'Abbé, en route pourtant pour conforter
actes irrémédiables, des transgressions essentielles: rapts
l'âme d'un mourant. Un dialogue s'ensuit, où Dieu et Diable
des femmes (Isabelita), vilos (Liberata), sacrilèges (exhuma-
s'affrontent:
tions ou pillages), parricide, enfin ... , toutes ces turpitudes
extrêmes exigent des vengeances et des châtiments terribles.
El Abad.- iConsidera, barbaro, la afrenta que haces a mi
Et la dynamique tragique de la trilogie des Comedias a pour
tonsura!
point de départ une faute première et primordiale, généra-
Cara de Plata. - No es afrenta, sino justicia que debo a Quinto
tive si l'on peut dire, celle du Chevalier: dans une fulgu-
de Cures, iSi no pasan los que vienen a pie, no deben pasar
rence de galop, chevalier noir, il arrive comme Zorro (22)
los que vienen a caballo!
pour arracher la frèle jeune fille à Fuso Negro (II, 4, p. 98) ;
El Abad.- {. .. } iApartate en nombre de Dios!
mais, fidèle à sa couleur, ce sera pour mieux transgresser les
Cara de Plata.- iNo puedo!
frontières générationnelles et presque violer le tabou de l'in-
EIAbad.- iMuchacho! En ti esta revestido Satanas! (l, 3, p. 65)
ceste. Faisant sienne Isabelita, sa filleule, il pervertit en effet
celle qui était sous son autorité quasi-paternelle; et, dans le
La transformation du conflit social
même temps, il l'enlève à ses possesseurs générationnellement
Le sentiment du rang et une particulière conception de la
légitimes, ses fils - en la personne de Cara de Plata -, dépouillés
justice qui animent Cara de Plata transforment le conflit social
d'un bien essentiel la femme à laquelle ils pouvaient prétendre.
(seigneur et chalands autour d'une franchise), en heurt méta-
Cara de Plata, curieusement, ne tire pas vengeance de son père
physique où, à l'image de Dieu que représente l'Abbé, s'oppose
dont il est tout à la fois le fils et l'autre lui-même; mais ses
frères, toujours hostiles à Isabelita, le feront pour lui, la révolte
le satanisme de Montenegro. Du même coup, c'est bien du
des fils faisant suite ainsi à l'agression du père. Là est sans doute
destin ultime des êtres et des âmes qu'il est question:
une raison de l'élaboration tardive de Cara de Plata ; il fal-
El Abad.- i Y te condenas tan impavido?
lait donner à l'ensemble son fondement premier qui lui assure
Cara de Plata.- iSi no hay otro remedio! (l, 3, p. 66)
sa cohérence en même temps que sa conclusion: la transgression
Acceptant l'obligation que lui impose son honneur jusqu'aux
relève du démoniaque, et l'évocation du "diable", sur laquelle
s'achève la dernière réplique de Cara de Plata, est ainsi le fin
dernières extrémités, Miguelito ne sera pas désavoué par son
mot de toute l'histoire puisque, matériellement, c'est sur lui que
père, qui soutient sans ambiguïté l'attitude de son fils devant
Valle-Inclan achève la trilogie.
Dona Jeronima :
Dona Jer.-{' .. hQuiere decirse que sostiene la herejfa de su
La tragie-comédie
rapaz?
Mais le tragique se double de son contraire, comme le vcut
El Caballero.- Estoy obligado? (l, 5 p. 76)
le terme générique du titre, comedia. Ce primitivisme démo-
"No puedo", "no hay remedio", "estoy obligado": le destin
niaque trouve son complément dans une esthétique de la déri-
est scellé, ni Miguelito, ni son père, ne peu vent reprcndrc
sion et de la farce. Dans le geste suggéré des personnages,
leur parole; et le conflit qui les oppose à l'Abbé, c'est-à-dire
mais plus encore dans le discours spécifique des didascalies,
à une figure aussi dégradée qu'on voudra du sacré, les conduit
un nouveau paradigme s'ouvre, celui du grotesque, qui sert
à leur perte: en complétant tardivement la trilogie avec Cara
à désigner de l'épouvantail à moineaux ("el espantajo grotesco
de Plata, Valle-Inclan en renforce la cohérence tragique qui
de una vieja vestida de harapos", Aguila, II, 4, p. 78) aux inven-
fait des Montenegro les prisonniers de leur statut, avant de som-
tions légendaires ("cuentos campesinos y grotescos de las brujas
brer, damnés, dans la déchéance, et se perdre eux-mêmes pour
que se escurren por la gramallera abajo" (Aguila, III, 1, p. 95),
prix de leur orgueil. J'ai proposé de lire La Guerra carlista
où la silhouette d'une vieille ("asoma la figura grotesca
comme l'épopée - ambiguë - de ce moment historique sin-
de una vieja en camisa", Romance, I, 2, p. 58). Une figure, tou-
gulier qu'est la fin du majorat el) ; en ce sens, mais en ce
tefois, incarne plus que toute autre cet aspect de l'oeuvre,
sens seulement, je dirais volontiers que les Comedias barbaras
celle de ce Don Galan qu'une didascalie d'Aguila de blason
en sont alors la tragédie.
définit comme "viejo y feo,
embustero y miedoso"
(") Carlos Serrano, "Les paradoxes de l'histoire: La Guerra carlista d R. dei Valle Inc1ân", Recherches sur le roman historique en Europe.
(") XVIIl'-XX' siècles. J. (A. Dérozier éd.), Annales littéraires de l'Université de Besançon, Paris, Les Belles lettres, 1977, p. 275 sq. l "Imprecador y
violento, por el muro dei atrio salla impensadamente un negro jinete[...l. Después, convulsa y blanca, levantada en el arz6n, la ni fia desmaya la frente sobre
el hombro dei Caballero", écrit Valle Inc1ân, en 1922; il pourrait peut-être avoir vu le Zooro de Douglas Fairbank, de 1920..
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(Aguila, Il, 2, p. 69). Ses cris burlesques C'jJuju!") scandent
Hermana Rebola, sopla en ellar. Nos, tras de la puerta, homos
l'action, tandis que le Chevalier définit sa fonction: "jDon
de amasar, meter y sacar y dar de barriga. No riades, rapaces,
Galan es mi hombre de placer! iY también una voz de mi
que no hay picardfa (Il, 3, p. 10 1).
conciencia!" (Aguila, III, 2, p. 104). Véritable bouffon, Don
El la didascalie glose:
Galan trouve son pendant dans le Sacristain de Cara de Plata
qui tient auprès de l'Abbé la place dont il jouit auprès de
Celebran los mendigos aquellas elâsicas burlas (p. 102).
Montenegro : la "mueca tragic6mica de antruejo" de celui-là
(Cara de Plata, III, 3, p. 128) amplifie le rire de "careta de
La trivialité
carton" de celui-ci (Aguila, Il, 3, p. 72). Personnages de farce,
Cet esprit, carnavalesque donc, trouve même un espace scé-
par leur plasticité graphique et, dans le même temps, l'irrup-
nique propre, celui de la cuisine, revers populaire du salon des
tion du monde carnavalesque dans celui de la tragédie.
maîtres, où pauvres et servantes parlent, rient ou crient et
perpétuent légendes et traditions dans la promiscuité des corps
Le thème carnavalesque
et de la nourriture. Plus généralement, tout un monde de gestes
Le mot est à la mode mais Valle-Inclan l'use explicitement lui-
et d'expressions, de rites et de croyances, tout un langage en
même à deux reprises dans la première de ses Comedias : pour
somme, fait irruption dans les Comedias. Il s'agit pour Valle-
caractériser les gestes outrés de Don Galan, lorsqu'il accom-
Inclan de s'approprier cette culture populaire, que tant d'au-
pagne Pedro Rey, le cocu satisfait d'une "carnavalesca cortesfa"
teurs redécouvrent au même moment, et, en ce sens, sa démarche
(Il, 3, p. 76) ; pour caractériser d'un mot, dans la dernière scène
n'est pas éloignée de celle d'Unamuno qui réclamait, quelques
de la pièce, la mascarade à laquelle se livre Don Juan Manuel,
années plus tôt un retour à la démotique et à l'intrahistoire ;
surpris par l'arrivée de son épouse:
et elle est proche de celle d'Antonio Machado, qui voyait
dans FIor de Santidad une "leyenda en sabio romance cam-
La resignada senora permanece muda y altiva ante lafarsa
pesinol ni arcaico ni moderno [... ]1 leyenda campo y
camavalesca dei marido que esconde a la manceba debajo de
campo[ ... ]" ('4). Et c'est bien de cela qu'il ~'agit : à cette date
la mesa {. ..} (p. 174; c'est moi qui souligne).
Valle-Incl an cherche à faire sien un héritage populaire campo
Dans les deux cas le thème carnavalesque caractérise des situa-
y campo, essentiellement rural donc, pour le faire accéder à
tions dans lesquelles s'exprime une sexualité illégitime (cocu-
la littérature, non sous la forme figée du folklore, mais comme
fiage, tromperies ... ), mais traitées à rebours du mode tra-
modalité vivante de ce discours nouveau, régénéré, que serait
gique et ils paraissent fait tout exprès pour illustrer ce que, à
la voix du Peuple, mais évidemment filtrée par la volonté
la suite des travaux de Mikhaïl Bakhtine (23), il est désormais
stylistique de l'artiste: au demeurant, sa langue, pleine de sono-
convenu d'appeler précisément "culture carnavalesque".
rités et de tournures étranges, est toujours le castillan, jamais
Manifestation propre de la "culture populaire", cet esprit car-
le galicien, même si, ici où là, dans le cours des Comedias,
navalesque, festif et irrévérentieux, transgresse les normes
il glisse quelques vers de chansons galiciennes (Aguila, Il, 4,
et fait de la nourriture et du corps, des déjections et des injes-
p. 78 ; Romance, Il, 3, p. 97). L'effort littéraire de Valle-Inclan
tions, du sexe et de la chair les valeurs d'un monde inversé. Or,
est là : dans cette volonté méthodique d'élaborer un langage
un pan entier des Comedias répond à cette vision par le bas
littéraire radicalement autre, nourri du fonds immense de cette
du monde. L'exaltation joyeuse - mais qui peut devenir vio-
culture populaire qu'ignore la littérature reconnue ou le dis-
lente - de la chair en relève, comme le symbolisent Liberata
cours officiel. Et en ce point, style et idéologie convergent
"moza galana y encendida" (Aguila, Il, 2, p. 72, la sexualité
puisque ce gigantesque effort stylistique serait à la littéra-
innocente des garçons et des filles dans les veillées (Aguila, Il,
ture ce que le carlisme est pour le Valle-Inclan d'alors à la poli-
5, p. 82), ou Cara de Plata glissant "una mano entre los tibios
tique: une protestation et une révolte contre l'ordre établi, celui
des notaires et des greffiers (Aguila, III, 2, p. 100 sq.), sym-
y blancos pechos" de la Pichona (Aguila, IV, 6, p. 149), appé-
boles de l'ordre nouveau de la bourgeoisie.
tissants et durs dans Cara de Plata (II, 5, p. 103), avant de
lui faire l'amour à la lumière du feu sur lequel bout le chaudron
Le visage anti-réaliste
d'un squelette à désosser dans Aguila (IV, 6, p. 150). Mais cette
omniprésence du sexe peut s'inverser, avec un Fuso Negro sata-
Le réalisme avait été le mode littéraire par lequel cette bour-
nique, prônant le péché et la fornication, exigeant de voir les
geoisie avait cherché à s'approprier le monde et l'His tore. Valle-
jambes de Sabelita et s'exhibant, idôle sexuelle démoniaque,
Inclan sera donc d'un anti-réalisme militant qui prendra sou-
en "falico triunfo" (Cara de plata, Il, 4, p. 98). De fait, une
vent Galdos pour cible. Mais, c'est que Gald6s, prolifique et
des caractéristiques majeures des Comedias est bien l'incor-
prosaïque, est le romancier par excellence d'une clase media
poration constante de l'esprit de cette culture populaire à laquelle
dont il a voulu tracer la fresque triomphante, à l'opposé du
elles empruntent parfois explicitement leurs références, comme
monde rural d'hidalgos et de miséreux que conçoit Valle-Inclan.
les paiIlardises innocentes que profère, dans Romance de Lobos,
Celui-ci écrit donc à l'envers de Galdos : au point que
. le Ciego de Gondar à Andefi'ia :
Montene.gro paraît être la figure inversée de Don Lope Garrido,
(") Notamment Mikhaïl Bakthtine, l'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renais~ance, Paris, Gallimard, 1970.
(") Sonnet qui sert de préambule à R. dei Valle Inclan, FIor de Santitad.
Rev. CAMES - Série B, vol. 00, 1998
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Sciences sociales et humaines
alias Don Lope de Sosa, l'ancien séducteur vieillissant de
Valle-Inclan a commencé par baptiser "novela en cinco jor-
Tristana, roman galdosien dont Valle-Inehin fit le compte-rendu
nadas"('") le texte dialogué d'Agui la de Blason; il suivait
dès sa parution en 1892, écrivant:
sans doute en cela l'exemple de La Casa de Aizgorri, la "novela
en siete jornadas", publiée par Pfo Baroja en 1900 dont il rendit
Don Lope de Sosa, el seductor averiado y viejo, es un tipo
compte, enthousiaste, dans Electra en 1901 ; ou ... celui de
de admirable verd.ad {. .. }. Capaz de dejarse morir de hambre
Galdos lui-même, qui avait donné en 1897 El abuelo, "novela
antes de pedir dinero a un amigo, dispuesto a sacrificarse
en einco jornadas". Peut-être, comme Nietzsche, voyait-il dans
par el que no es suyo, no vacila en cambio en seducil' y
le dialogue l'origine même du roman; conformément il la
deshonrar a la huérfana que una madre moribunda le confia.
tradition critique espagnole, en tout cas, c'est dans cette caté-
Es una rara mezcla de bandolero y de Quijote (").
gorie qu'il rangeait La Célestine CO). Mais la querelle de genre
Bandit ou Don Quichotte: l'alternative conviendrait aussi bien
- roman? théâtre? -, est seconde, et d'ailleurs en partie levée
à Montenegro. La même atmosphère de vieillissement marque
par l'ambivalence du terme de comedia, sur laquelle attire
d'ailleurs les deux personnages et leur univers, tous deux
l'attention Marfa deI Carmen Porrua .(JI). Dans les Comedias
sont mis sous le même signe des gloires guerrières d'antan,
barbaras la primauté accordée au dialogue, à la parole directe,
Tercios de Flandres chez l'un, "villas [... ] feudales" qui réson-
au cri et à l'invective, me paraît l'essentiel et traduire la volonté
nent d'un "herrumbroso son de armaduras" chez l'autre ('0).
de rupture avec le style ampoulé lorsqu'il n'est pas relaché,
Mais, si les traits sont communs, le traitement sera opposé.
d'une clase media conquérante et installée, qui ressasse son his-
Galdos sourit, manie l'ironie, fait de l'évocation historique
toire. Contre eux, il s'agit de faire entendre et de faire voir
un élément de dérision aimable; Valle-Inelan tempête, toni-
la voix, discordante et barbare donc, du Peuple oublié, dépe-
true et abomine le présent. Don Lope est un peu ridicule dans
naillé, grotesque; ct avec lui, dans la clameur et la confu-
son image de grand capitaine terni par le temps; Don Juan
sion, le désordre du Carnaval. On sait que, dans cette démarche,
Manuel est évidemment excessif dans celle de grand sei-
Valle-Inclan a souvent invoqué les précédents qui s'impo-
gneur refusant le présent. Mais c'est que ces figures symétriques
sent, Quevedo ou ce Goya qui est, au demeurant, une décou-
répondent à une inversion de projet ct de sens. Le jeune Valle-
verte récente alors puisque les "peintures noires" de la Quinta
Inelan, dans son compte-rendu de 1892, sc défendait d'aller
deI Sordo, par exemple, sont exposées au public de Madrid
contre ce qu'il appelait "le roman descriptif", mais il en cri-
pour la première fois en 1900; mais il Lludrait ajouter sans
tiquait pourtant les procédés. Cette hostilité ne se démentira
doute un autre précédent, celui de Dario de Regoyos, qui après
plus et l'anti-réalisme de Valle-Inelan conduit à une anti-
avoir séjourné il Bruxelles où il a approché Ensor -le inaÎtre
narration ou, en tout cas, au rejet des procédés de la narra-
des masques et du Carnaval-, publie en 1899, avec Emile
tion réaliste, avec ses descriptions, minuties, attentes, lon-
Verhaeren, un Viaje a la Espafia negra, description hallu-
gueurs ... Plus essentiel encore, Valle- Inelan récuse le statut du
ninée et macabre de cc "pays carliste" dans lequel les figures
populaires de saints, taillées il la hache, arrachent au visileur
narrateur réaliste et les ruses que lui permet ce style indirect
belge un cri émerveillé: "c'est une sculpture barbare"(").
libre dont Clarin, à propos de Galdos justement, avait souligné
C'est de cette Espagne. rurale ct noire donc, que Valle-lnc!ân
dès 1881 la potentialité ( 7). Contre ces ambiguïtés voulues d'un
retient la leçon: il faut exagérer la pause, forcer le trait. vio-
modus scribendi de l'histoire, Valle-Inelan opte: son mode sera
lenter l'image. bref il s'agit d'inventer le discours de l'impré-
bref et son style direct - dans les Comedias du moins; son choix,
cation face il la rhétorique de la déclamation ou à l'arti fiel'
celui du dialogue, dans une polyphonie de personnages dotés
de la description; il s'agit surtout de rompre avec les stéréo-
de leur voix propre et qui, comme l'a bien noté Gonzalo
types d'une narrativité qui était une façon d'imposer un orJn:
Sobejano, crient d'ailleurs plus qu'ils ne parlent ex): le cri, pré-
au récit et un sens il l'histoire. Avec l'irruption de ses bar-
cisément, accède d'ailleurs lui-même ici il la catégorie de
bares qui gesticulent sans le filtre d'une voix narratrice qui
personnage, figurant comme tel dans l'énumération finale de
les renverrait à leur place convenue, Valle-Inehin érige -ou
l'étonnant Dramatis personne de Cara de Plata:
retrouve- le Carnaval comme principe d'écriture. Sexe, sang,
/. .. } Otras l'iejas, gritos y denllestos, pll'gOIlI'S, elalmor de
stupre composent, avec le rire, le lexique essentiel de ce nou-
l1lujerucas, sal11lodia de beatas, relliegos y 1:.1[70IltoS, fas luces
veau langage qui combat les énoncés de l'histoire par l'arme de
deI santo Vidtico. (p. 50).
l'énonciation; il s'agit désormais de défaire les discours
(") R. deI Valle Inc\\an, Aniculos completos y airas paginas olvidadas, (J. Scrrano Alonso cd). Madrid, Islmo, 1987, p. 135·136.
(") B. Pérez Galdos, Tristana, cap. I.Valle Inc\\an. Agllib. J. 2, p. 53.
(") L. Alas, La lileratura en 1881, cité par Ricardo Gu1l6n. G~ld6s, novelista moderno, Madrid, Gredos, 1966, p. 265.
('") Gonzalo sobejano. "Culminaci6n dram<itica de Valle Inclan : el dialogo a grilos", Estelas, laberintos, .... op. cit.. p. 1 t9; et. p. 136: "V.l. Ilevo cllcr~lro
espafiol a su mas genuina raiz : el grito·'.
(") M. Santos Saz, op. cil., p. 154, n. 7.
(JO) Javier Juerta, "Lo camavalesco en la teoria literaria de M. Bajtin". Formas camavalescas en el ane, op. cit., et Dru Dougherty. "Valle-Inclan ante la Dictadllra
militar: el viaje a Asturias" (Clara Luisa Barbeito ed.) Barcelone, PPU., 1988.
(JI) Maria dei Cannen Porrua, op. cil.
(") Emile Verhaeren-Dario de Regoyos. Viaje a la Espaiia negra (prol. Pio Baroja). Barcelone. 1983. p. 51-52, souligné dans Ic lexte Rcgoym rr0qllenlait 1;,
tertulia de Valle-Incl<in à Madrid en 1903. R. deI Valle-lncIan, Arfculos completos, .... op. cil., p. 13. Sur l'usage plus génér~1 du termc "b<irharas" dan., b
culture de 1900, voir Leda Schiavo, "La barbarie de las Comedias Barbaras", Estelas. laberintos. nuevas sendas : Unamuno. Garcia L(lrc~. Vallc-Ille' l'111. la g llciT.!
civil, (Angel G. Loureino. ed.), Barcelone, Anthopos, 1988, p. 191 sq.
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familiers, de rompre les habitudes sémantiquei, de briser les
impureté absolue se côtoient: ",Si ce ha ciscado toda! [... ]
rythmes acquis; bruit et fureur et gesticulations convulsives
jY qué cuerpo blanco! jCuantas mozas quisieran este pecho de
entreprennent la ruine du discours établi et sont les fondements
paloma!" (Romance, 1, 5, p. 73)... Quelques années plus tard,
d'une esthétique expressionniste où déformation et violence
dans La Lampara maravillosa, Valle-Inclan théorisera sa
deviennent les instruments d'une méconnaissance du réel par
le rejet exacerbé d'une mimesis trompeuse C'). Abandon du
démarche: il y a deux grandes écoles, dira-t-il, l'une venant du
récit et recours à la parole: c'est peut-être cela que visait la
clacissisme grec à la poursuite d'une beauté d'archétype, l'autre
remarque qu'en fin observateur, faisait Ramon Pérez de Ayala
de l'art byzantin, en quête du .difforme pour atteindre le carac-
dans Las Mascaras, lorsque, après s'être demandé justement
tère Cfi) : la Vénus de Milo, en somme, face à la Gargouille. Ce
"Valle-Inclan est-il un dramaturge?, il notait que, des Sonates
couple de contraires, Grèce, Byzance, est la façon qu'a Valle-
au dernier des esperpentos, l'œuvre entière de Valle- Inclan était
écrite sub specie theatri ('4). Mais peut-être qu'en cela, et
Inclan de faire sienne l'opposition que Nietzsche de son côté,
paradoxalement, Valle-Inclan présage plus la crise du roman
avait décelée à l'origine de la tragédie: "Valle-Incl an reune una
que la rénovation du théâtre. C'est en tout cas dans ce sens que
materia henchida de turbia vitalidad, misterio terreno y espu-
pointe son propos à ce même Pérez de Ayala en 1909. "Si
mante pas ion con una voluntad de forma extremadamente
mi nombre dura mas que mi vida, sera por este libro", lui écrit-
lucida", note Gonzalo Sobejano, qui affirma: "No parece aven-
il à propos de Romance de lobos, avant de commenter: "esta
tan fuera de la manera novelesca usual que apenas se ha ven-
turado observar que Valle-Inclan es tal vez el escritor espanol
dido". Et il ajoute alors ces propos qui me semblent particu-
en quien la dualidad 'Apolo-Dionisos' maniflesta una pugna-
lièrement révélateurs de sa démarche du moment qui le conduit
cidad mas intensa y sostenida [...]"(7).
à privilégier le dialogue face à la narration: "la ultima vez
qu nos vinos [...] escribfa Aguila de blason, la novela donde
Entre tension apollinienne et tentation dyonisiaque, les Comedias
dejé el parrafo orfebrerfa por el diiilogo ('5).
barbaras naissent comme le revers convulsif d'un discours his-
Dans cette quête acharnée d'une nouvelle écriture, Valle-Incl an
torique qu'elles entendent miner par le retour au Peuple:
découvre en tout cas les ressources d'une stylistique popu-
c'est cette carnavalisation de l'Histoire qui alors constitue l'his-
laire qui lui procure les canons de sa nouvelle esthétique: beau
toricité réelle d'une oeuvre où se perçoit le vent du popu-
et laid, grandiose et grotesque, sacré et profane au lieu de s'ex-
lisme, nouveau et ambigu, que lève dans l'Espagne fin-de-siècle
clure se répondent et se complètent et concourent à rompre
le cadre d'une parole prisonnière. Les Comedias, stylistique-
la crise historique du libéralisme. 0
ment, découlent toutes entières de cc principe qui veut que
le revers, bas et prosaïque quand il n'est pas vulgaire ou obs-
Références bibliographiques
cène, s'associe à chaque instant à l'envers, élevé, spirituel ou
sacré; la réplique, tardivement corrigée, sur laquelle s'achève
DIAZ-PLAJA G. Las estéticas de Valle-Inclan, Madrid, 1965.
Romance de Lobos et sert de point final à la trilogie en est
f'ERNÂNSEZ/ALMAGRO M. Vida y literatura de Valle-Inclan, Madrid,
l'exemple: "iMalditos estamos! iY metidos en un pleito para
1966.
veinte anos!" (p. 149). Destin de l'âme d'un côté, souci de plai-
deur de l'autre, le très haut et le tout à fait bas se répondent
GREENFIELD S.M. Valle-Inclan: anatomia de un teatro problematico,
ici dans une juxtaposition discordante; tout comme une aggres-
Madrid, 1990.
sivité discordante est, autre exemple, l'image donnée de Dona
RISCO A. La estética de Valle-Inclan en los esperpentos y en "el ruedo en
Marfa gisante par Benita la Costurera, où pureté extrême et
iberico" Madrid, 1966.
(") Iris Zavala, op. cil. ; voir aussi dans ce sens, Carlos Serrano, "Valle-Inclan et les "dramaturgies non aristoléliciennes" : les termes d'un débat", Hispanistica
XX, 5, 1987, p. 53-62.
(") Ramon Pérez de Ayala, Las Mascaras, Madrid, p. 135-142.
(28)Carta a Ramon Pérez de Ayala, in Juan Antonio Hormigon, Valle Inclan. Cronologrfa, escritos dispersos, epistolario, Madrid, Fundacrfon Banco dis-
persos, epistorario, Madrid, Fundacion Banco esterior, 1987, p. 487. C'est moi qui met l'italique.
(JO) Ramon deI Valle-Inclan, La Lampara maravillosa, Madrid, Espasa Calpe, col. Austral, 1995, p. 118-119.
(") Gonzalo Sobejano, Nietzsche en Espaiia, Madrid, Gredos, 1967, p. 227.
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Sciences sociales et humaines
Les Comedias barbaras de Valle-inclan : la carnavalisation
de l'histoire ou l'historicité réelle d'une œ~vre
Dans les Comedias barbaras, on retrouve des éléments persistants parfois contradictoires au fil des temps.
Un même personnage nous apparaît tantôt immuable, tantôt variable, quant à leurs traits caractéristiques;
d'où le problème de cohérence intense qui se pose dans les oeuvres. Certains critiques parlent de disconti~
nuité dans la demande de l'auteur, d'autres plus partisans de l'unicité, considèrent que l'oeuvre se définit par
la totalité de ses variations. Les personnages à partir des thèmes de guerre incarnent plutôt des valeurs morales.
Le thème de justice est traité dans un contexte métaphysique d'où se pose la question sur le destin ultime
des êtres et leurs âmes.
Du point de vue stylistique, les transgressions barbares sont légions; elles contribuent à la forme tragique de
l'oeuvre. Mais ce tragique se double de son contraire, à cause des influences grotesques du primitivisme qui
porte fi la décision et à l'irruption du monde carnavalesque; d'où le réel comique que sous tend l'œuvre. On
doit relever aussi, à la charge du genre comique cet univers trivial. Dans la forme, convergent idéologie et
style, on remarque une protestation contre l'ordre nouveau de la bourgeoisie. Le style d'anti-réalisme qui
relève des figures symétriques mais opposées à celles évoquées par Gald6s donne l'allure d'une anti-narra-
tion. Il devient un style populaire conduisant à une nouvelle esthétique qui finira par se théoriser comme l'alliance
de deux sources: celle du classique grec et celle du byzantin. Les Comedias Barbaras peuvent être considé-
rées comme la carnavalisation de l'histoire.
L'historicité des Comedias barba ras de Valle-Inclan, à laquelle estt consacré cet article, peut s'analyser sur
plusieurs plans. Une première approche doit sans doute considérer la très particuliêre genèse de l'oeuvre, étalée
dans le temps, et qui résiste dès lors à toute interprétation trop étroitement circonstantielle.
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